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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 

DE   PARIS. 


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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/v11revuedeparis1836brux 


REVUE 

DE  PARIS. 

ÉDITION    AtGHEflTÉE 

DES     PRINCIPAUX      ARTICLE*     DE      LA 

REVUE 

DES  DEUX    MONDES. 

TOME    XI. 


NOVEMBRE  1856. 


*3ru*elle6 , 


H.    DUMONT,    LIBRAIRE-ÉDITEUR. 
1836. 


CHIRURGIEN  DE  MARINE. 


s  y 


C'était  une  nuit  grise  et  froide  comme  toutes  les  nuits  de 
novembre  sous  le  ciel  de  la  Bretagne.  Brest  dormait  depuis 
long-temps  ,  et  l'on  n'entendait  dans  son  port  d'une  lieue  que 
le  craquement  des  câbles  immenses  qui  retiennent  les  vais- 
seaux ,  les  rugissemens  de  la  rafale  de  mer  dans  les  magasins 
déserts,  et  tes  pas  cadencés  des  sentinelles. 

Au  loin,  sur  la  rive  gauche,  le  seul  édifice  du  bagne  ap- 
paraissait éclairé  au  milieu  des  masses  noires  qui  l'envi- 
ronnaient. Une  de  ses  salles  cependant  brillait  de  clar- 
tés moins  vives,  et  s'effaçait  dans  la  nuit:  c'était  l'infir- 
merie des  forçats.  A  l'une  des  fenêtres  de  cette  infirmerie,  un 
jeune  homme  portant  l'uniforme  des  chirurgiens  de  marine  se 
tenait  le  front  appuyé  contre  les  barreaux  de  fer,  et  plongé 
dans  une  triste  méditation.  Après  être  demeuré  long-temps 
dans  la  même  position ,  il  reporta  les  yeux  sur  un  papier 
couvert  de  ratures ,  qu'il  tenait  à  la  main ,  comme  s'il  eût 
cherché  à  y  ressaisir  l'ensemble  de  sa  rêverie ,  et  il  se  mit  L 
lire  tout  bas  : 

tome  x.  t 


tf  REVUE  Dli    PAK1S. 

« A  quoi  bon  la  vie  sans  le  bonheur,  et  comment 

le  bonheur  sans  la  richesse?  La  richesse!  c'est  donc  là  le  but; 
et,  quant  aux  moyens  de  l'acquérir,  il  n'y  a  de  mauvais  que 
ceux  qui  échouent.  Devenir  riche,  d'abord!  tout  suit  delà! 
Failes  une  bassesse  et  devenez  riche ,  c'est  une  lâcheté  d'un 
jour  que  le  reste  de  votre  vie  fera  oublier.  Commettez  un 
crime  et  devenez  riche  ;  le  crime  peut  se  nier  lorsqu'on  ne  le  jus- 
tifie pas  :  quant  aux  remords,  s'ils  existent,  tourmentent-ils 
plus  que  le  besoin?  Lequel  des  deux  rend  les  insomnies  plus 
cuisantes,  du  désir  non  satisfait  ou  du  repentir?  En  tout  cas, 
je  ne  suis  pas  sûr  des  douleurs  qui  viennent  de  la  conscience 
révoltée,  et  je  suis  sûr  de  celles  que  produit  l'indigence. 
La  logique  m'ordonne  donc  de  tout  faire  pour  cesser  d'être 
indigent 

«  Le  pauvre  ne  vit  pas  :  vivre ,  c'est  avoir  la  possession  de 
son  être,  et  le  pauvre  ne  l'a  pas.  En  effet ,  de  quoi  est-il  libre , 
si  ce  n'est  de  mourir?  J'ai  vingt-sept  ans,  j'aime  la  joie,  la 
campagne,  les  causeries  de  femmes,  et  je  passerai  ma  vie  à 
manier  des  mourans  ;  je  vivrai  dans  un  entrepont  de  cinq  pieds 
ou  dans  une  salle  d'hôpital ,  n'entendant  que  des  plaintes  et 
des  blasphèmes!  Pourquoi  une  telle  existence?  Qu'ai-je  fait 
pour  la  mériter?  Et  pourtant  il  faut  que  je  la  supporte? 
Lors  même  que  je  voudrais  la  changer  par  ce  que  les  nommes 
appellent  un  crime,  où  en  trouver  l'occasion?  Les  crimes 
avantageux  sont  rares  ;  il  faut  une  faveur  spéciale  du  ciel 
pour  les  rencontrer.  La  probité  des  trois  quarts  des  hommes 
ne  tient  qu'à. la  difficulté  de  devenir  des  fripons.  « 

Arrivé  à  cette  phrase  ,  le  jeune  homme  s'arrêta  comme  s'il 
eût  voulu  en  sonder  toute  la  profondeur.  Il  frappa  sur  le 
papier  avec  un  geste  d'affirmation,  puis,  penchant  la  lète  sur- 
une  de  ses  mains,  il  tomba  de  nouveau  dans  une  méditation 
sérieuse. 

Pour  celui  qui  eût  pu  lire  alors  dans  sa  pensée,  c'eût  été  un 
singulier  spectacle  que  le  dépit  de  cet  esprit  chagrin  ,  s'indi- 
gnant  de  l'impuissance  du  pauvre  à  faire  fructueusement  le 
mal ,  et  demandant  compte  à  Dieu  des  difficultés  dont  il  avait 
entouré  le  crime,  Cependant,  en  regardant  bien,  il  eût  été 
facile  de  voir  dans  cette  étrange  direction  d'idées  plus  d'éga- 
rement qHe  de  cozruption.  L'immoralité  ne  venait  point  là  de 


REVUS-    DE  PARIS.  7 

vice,  mais  de  soif  de  bien  être  et  d'ambition,  maladies  ordi- 
naires des  jeunes  gens  aux  époques  fiévreuses  et  mouvantes. 

Edouard  Laimay  était  en  effet  un  de  ces  hommes  qui  ne 
veulent  point  accepter  une  place  dans  le  monde ,  mais  la  choi- 
sir, et  qui  passent  à  envier  la  fortune  le  temps  qu'il  faudrait 
employer  à  l'atteindre.  Né  dans  une  condition  médiocre ,  il 
pouvait  ou  se  résigner  à  être  pauvre ,  ou  travailler  à  ne  plus 
l'être  ;  il  ne  voulut  prendre  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  partis ,  et 
il  aima  mieux  s'indigner  contre  les  inégalités  sociales,  qu'il 
eût  désirées  à  son  profit .  Ainsi  placé  vis-à-vis  des  autres  au 
point  de  vue  de  la  jalousie,  tout  lui  apparut  sous  un  faux 
jour  et  son  esprit  se  déprava  au  milieu  de  sophismes  mépri- 
sans  et  rongeurs.  Absorbé  d'ailleurs  par  la  soif  des  jouissances, 
il  y  rapporta  toutes  ses  actions.  Le  sentiment  du  devoir  lui- 
même  se  perdit  dans  celte  unique  idée;  il  en  était  arrivé  à  la 
justification  de  tous  les  moyens  conduisant  au  succès.  Mais 
quoiqu'il  eût  fait,  le  mal  était  resté  dans  sa  vie  à  l'état  du 
système;  il  avait  manié  le  vice  dans  ses  raisonnemens,  mais 
n'y  avait  point  encore  été  initié  par  la  pratique;  quoique  sa 
volonté  fût  chancelante,  ses  répugnances  lullaient  toujours  ;  il 
n'eût  même  fallu  peut  être  qu'un  but  offert  à  cette  intelli- 
gence inquiète ,  un  doux  sentiment  jeté  dans  ce  cœur  vide, 
pour  ranimer  sa  mourante  vertu.  L'ame  de  Laun  iy  était  comme 
le  navire  qui  attend  le  vent  pour  orienter  ses  voiles,  égale- 
ment prête  à  la  course  en  droite  ligne,  ou  bien  aux  louvoie- 
mens  tortueux.  Périlleuse  situation ,  à  laquelle  arrivent  la 
plupart  des  hommes  chez  qui  la  domination  de  l'esprit  sur  la 
matière  n'est  pas  bien  établie,  et  qui,  toujours  haletans  sous 
les  aiguillons  sensuels,  ont  toujours  besoin  de  se  ménager 
une  révolte  contre  le  devoir. 

Il  y  avait  déjà  long-temps  que  Launay  était  livré  aux  ré- 
flexions dont  nous  avons  indiqué  plus  haut  le  sujet,  lorsqu'un 
infirmier  vint  l'en  retirer,  en  lui  annonçant  que  le  numéro 
sept  était  mort.  Le  jeune  chirurgien  quitta  la  fenêtre  noncha- 
lamment et  à  regret.  II  se  dirigea,  à  travers  les  deux  rangs  de 
lits,  vers  le  chiffre  qui  lui  avait  été  désigné,  car  dans  un 
hôpital  un  malade  n'a  point  de  nom  ;  la  seule  chose  que  l'on 
connaisse  et  que  l'on  soigne  ,  c'est  le  lit  ;  l'homme  qui  s'y 
trouve   n'est  qu'un  accessoire  passager  qui  change  avec  la 


8  REVUE  DE  PARIS. 

paire  de  draps.  En  arrivant  au  numéro  sept ,  Launay  écarta 
la  couverture  qui,  selon  l'usage,  avait  été  rejetée  sur  la  tête 
du  mort,  et  le  regarda  avec  curiosité.  Toutes  ses  préoccupa- 
tions avaient  évidemment  fait  place  à  une  sorte  d'intérêt  scien- 
tifique :  l'instinct  du  médecin  s'était  réveillé  en  lui  à  la  vue  du 
cadavre. 

Il  passa  légèrement  la  main  sur  les  protubérances  du  crâne, 
étudia  un  instant  les  muscles  de  la  face ,  puis ,  comme  s'il  eût 
résolu  subitement  de  vérifier  certaines  observations  ou  d'éclair- 
cir  des  doutes ,  il  ordonna  de  transporter  le  corps  à  l'amphi- 
théâtre. 

Le  mort  devait  offrir,  en  effet,  un  digne  sujet  d'études  pour 
un  disciple  de  Gall  ou  de  Lavater.  Convaincu  de  vols  à  main 
armée  et  condamnée  à  une  détention  perpétuelle ,  Pierre  Cra- 
nou  avait  vécu  vingt  ans  au  bagne,  uniquement  occupé  de 
l'idée  de  fuir.  Ses  tentatives  d'évasion ,  parfois  heureuses,  mais 
qui  n'avaient  jamais  pu  le  soustraire  long-temps  aux  recherches, 
montaient  à  soixante,  et  l'avaient  ramené  soixante  fois  sous 
le  bâton  de  l'argousin.  Ces  corrections  cruelles  l'avaient  même 
rendu  infirme  et  valétudinaire,  sans  le  faire  renoncer  toutefois 
à  ses  projets  ;  on  eût  dit  même  que  ses  désirs  de  liberté  gran- 
dissaient avec  l'impossibilité  de  les  satisfaire  :  l'idée  d'évasion 
devint  chez  Cranou  une  sorte  de  monomanie  incorrigible.  11 
fallut  avoir  recours  aux  moyens  extrêmes  :  le  forçat  fut  rivé  à 
son  banc,  chargé  de  trente  livres  de  fer,  et  ne  sortit  plus. 
Cette  dernière  mesure  lui  ôta  enfin  tout  espoir.  Il  parut  renon 
cer  à  fuir,  mais  il  tomba  gravement  malade.  Il  y  avait  environ 
huit  jours  qu'il  se  trouvait  à  linfirmerie  au  moment  où  com- 
mence notre  récit. 

Le  garde  rentra  avec  la  civière  ,  et  le  mort  fut  transporté  à 
la  salle  de  dissection. 

L'amphithéâtre  du  bagne,  qui  servait  rarement,  était  encore 
plus  hideux  que  ces  lieux  ne  le  sont  d'habitude.  Çà  et  là  étaient 
dispersés  quelques  membres  demi-rongés  par  les  rats;  des 
lambeaux  de  chair  putréfiée  pendaient  le  long  de  la  table  de 
marbre,  et  le  pied  glissait  sur  les  dalles  inondées  d'un  sang 
verdàtre.  Au  fond,  un  squelette  incomplet,  suspendu  près 
d'une  fenêtre  ouverte,  se  balançait  au  vent  du  soir,  et  faisait 
entendre  son  cliquetis  bizarre.  Quelque  habitué  que  fût  Lau- 


REVUE  DE  PARIS.  9 

nay  à  la  vue  de  pareils  objets,  l'heure  inaccoutumée  à  la- 
quelle il  se  trouvait  là ,  la  froide  humidité  de  l'amphithéâtre, 
et  cette  incertitude  fantastique  que  la  nuit  jette  sur  tout,  lui 
causèrent  une  sorte  de  malaise.  Il  se  hâta  de  préparer  ses  in- 
struments, s'approcha  de  la  table,  et  découvrit  le  cadavre  du 
forçat.  Il  était  entièrement  nu  :  le  corps,  amaigri  et  replié  sur 
lui-même,  aurait  paru  appartenir  à  un  vieillard,  si,  de  loin 
en  loin,  quelques  muscles  tendus ,  quelques  chairs  mieux  con- 
servées n'eussent  indiqué  les  restes  d'une  virilité  vivace  ;  mais 
ces  traces  de  jeunesse  n'apparaissaient  qu'éparses  et  rares. 
Les  membres,  couverts  des  cicatrices  qu'y  avait  laissées  le 
bâton  du  garde-chiourme  ,  étaient,  en  général,  tellement  déchi- 
quetés, noueux  et  faussés,  qu'on  les  eût  crus  composés  de 
mille  débris  grossièrement  soudés  l'un  à  l'autre.  La  manille  de 
fer  emprisonnait  encore  la  jambe  gauche,  et  y  avait  imprimé 
une  trace  profonde.  Après  avoir  regardé  un  instant  les  restes 
d'un  homme  qui  avait  tant  souffert  pendant  sa  vie  pour  briser 
une  chaîne  dont  le  bout  pendait  encore  à  son  cadavre,  Launay 
approcha  la  lampe,  et  s'arma  du  couteau  de  dissection.  Mais 
au  moment  où  il  saisissait  le  bras  du  mort ,  il  crut  sentir  de  la 
résistance.  Surpris  et  presque  effrayé ,  il  se  pencha  sur  le 
corps  et  souleva  la  tête  jusqu'à  la  lampe;  les  paupières  frémi- 
rent légèrement;  il  approcha  davantage...  Les  yeux  s'ouvri- 
rent lout-à-fail!  Launay  se  rejeta  en  arrière,  saisi  d'épou- 
vante. Alors  le  cadavre  se  redressa  lentement,  s'assit  sur  son 
séant,  et  regarda  autour  de  lui  avec  inquiétude.  Le  jeune  chi- 
rurgien était  muet  et  immobile  ,  ne  sachant  que  penser,  lors- 
qu'il vit  Pierre  Cranou  se  glisser  lestement  à  terre  et  se  diriger 
vers  la  croisée.  Ce  mouvement  fut  un  trait  de  lumière.  Plus 
d'une  fois  déjà  des  forçats  avaient  ainsi  cherché ,  dans  une 
mort  feinte,  des  chances  d'évasion;  il  comprit  qu'il  avait  été 
pris  pour  dupe,  et,  revenu  de  son  premier  effroi,  il  s'élança 
après  Cranou  qu'il  saisit  par  le  milieu  du  corps  au  moment  où 
il  allait  franchir  la  fenêtre.  Le  forçat  essaya  de  se  dégager, 
mais  Launay  ne  lâcha  point  prise ,  et  une  lutte  acharnée  s'é- 
tablit entre  eux.  Elle  se  termina  par  la  chute  de  Pierre,  qui , 
nu  et  affaibli,  ne  pouvait  résister  longtemps. 

—  Tu  vois  que  tu  n'es  pas  le  plus  fort ,  dit  le  chirurgien  , 


10  REVUE  DE  PARIS. 

en  affermissant  le  genou ,  avec  lequel  il  le  tenait  sous  lui  ;  tu 
ne  te  sauveras  point  malgré  moi. 

Cranou  fil  encore  quelques  efforts,  mais,  reconnaissant 
qu'ils  étaient  inutiles ,  il  renonça  à  la  résistance. 

—  Laissez-moi  m'échapper,  au  nom  de  Dieu  !  monsieur  Lau- 
nay,  dit-il  d'une  voix  suppliante  ;  que  vous  importe  ma  fuite  J 
Vous  n'êtes  point  chargé  de  me  garder. 

—  Je  le  suis  pendant  la  maladie.  Que  dirait  on  d'un  médecin 
qui  laisse  évader  ses  morts  ? 

—On  ne  le  saura  point  ;  et,  d'ailleurs ,  on  ne  peut  rien  vous 
faire,  à  vous.  Oh!  je  vous  en  conjure  ,  monsieur  Launay,  mon 
cher  monsieur  Launay,  laissez-moi  me  sauver,  laissez-moi 
sortir.  Quand  je  ne  devrais  que  dépasser  la  porte!....  J'aurais 
été  libre  une  minute;  j'aurais  fait  un  pas  hors  du  bagne  ;  j'au- 
rais respiré  l'air  de  dehors.  Car,  depuis  ma  dernière  évasion  , 
on  ne  me  laisse  plus  sortir,  vous  savez  bien  ,  mon  bon  mon- 
sieur Launay!...  Je  vous  en  prie. 

—  C'est  impossible. 

Le  forçat  fit  un  nouvel  effort  pour  se  dégager,  mais  le  chi- 
rurgien le  tenait  vigoureusement. 

—  Tu  ne  bougeras  pas  sans  ma  permission  ,  reprit-il  ;  je  ne 
veux  pas  que  l'on  dise  que  tu  t'es  moqué  de  moi. 

—Je  veux  être  libre;  il  faut  que  je  sois  libre  ,  cria  Cranou. 
0  mon  Dieu  !  avoir  souffert  si  long-temps  inutilement!  moi  qui 
ai  caché  deux  mois  jusqu'à  mon  désir  de  me  sauver.  J'ai  man- 
qué une  occasion ,  peut-être  !  Moi  qui  suis  reslé  trois  jours 
sans  manger  pour  devenir  malade  et  aller  à  l'infirmerie! 
J'avais  si  bien  réussi  à  paraître  mort  !  Vous  y  avez  été  trompés 
tous  !  Et  tout  cela  pour  rien ,  pour  rien  !  Toucher  au  but  et 
le  manquer!  Oh!  c'est  trop  !  c'est  trop  !  c'est  trop! 

Cranou  frappait  sa  tête  avec  rage  contre  les  dalles  de  l'am- 
phithéâtre; Launay  fut  ému  de  son  désespoir. 

—  Et  pourquoi  désires-tu  si  vivement  la  liberté  ? 

—  Pourquoi?  Ah!  vous  n'avez  jamais  été  prisonnier,  vous! 
Pourquoi  je  veux  être  libre?  parce  que  je  ne  peux  pas  vivre 
ici.  Je  veux  retourner  dans  mon  pays  avant  de  mourir  ;  me 
chauffer  au  soleil  de  Marseille.  Pensez  donc!  il  y  a  vingt  ans 
que  je  n'ai  vu  un  olivier. 

—  Mais  tu  n'es  même  plus  assez  fort  ni  assez  dispos  pour 


REVUE  DE  PARIS.  11 

reprendre  ton  ancien  métier;  tu   mourrais  de  faim  si  tu  était, 
libre. 
Cranou  grimaça  un  sourire  plein  d'un1  vanité  dédaigneuse. 

—  Je  suis  plus  riche  que  vous  tous. 

—  Toi,  riche  ? 

—  Moi. 

—  Tu  es  bien  heureux. 

Quoique  ce  mot  eût  été  prononcé  avec  ironie,  l'accent  du 
chirurgien  avait  sans  doute  quelque  chose  que  le  forçai  com- 
prit. 

—  Écoutez,  dit-il  plus  bas,  voulez-vous  être  riche  aussi, 
vous?  J'en  ai  assez  pour  deux. 

—  Tu  me  prends  pour  un  imbécile,  Cranou. 

—  Je  vous  dis  que  j'ai  de  quoi  faire  voire  fortune. 

—  Quelque  vol  à  commettre  avec  loi,  n'est-ce  pas? 

—  Non,  mais  de  l'argent  à  recevoir.  Aidez-moi  à  fuir,  ef  je 
partage. 

—  Garde  tes  contes  pour  quelque  autre,  dit  Launay,  hon- 
teux de  prêter,  malgré  lui,  l'oreille  aux  mensonges  d'un  forçai  ; 
revk-ns  à  la  salle  ,  et  que  cela  finisse. 

En  parlant  ainsi,  le  jeune  chirurgifn  s  était  levé,  sans  là- 
cher  toutefois  les  deux  mains  de  Cranou. 

—  Vous  ne  voulez  pas  me  croire?  répéta  celui-ci  avec  dé- 
sespoir ;  sur  ma  lèle,  monsieur  Launay,  je  vous  dis  vrai  :  que 
faut-il  donc  pour  vous  persuader? 

—Montre-moi  ton  trésor. 

—  Je  ne  l'ai  pas  ici;  vous  savez  bien  que  je  ne  puis  pas 
l'avoir;  mais  laissez-moi  m' évader,  et  je  jure  devant  Dieu  que 
vous  en  aurez  votre  part. 

—  Je  la  regarde  comme  reçue.  Allons,  drôle,  viens  te  faire 
ressouder  à  la  chaîne. 

Cranou  poussa  un  gémissement.  Du  instant  il  parut  en  proie 
à  une  incertitude  poignante;  enfin,  se  dressant  tout  à  coup  : 

—  Ecoutez  moi.  s'écria-l-il  d'uu  accent  si  vrai ,  que  le  chi- 
rurgien en  fut  saisi  ;  promettez-vous  de  me  laisser  fuir  si  je 
vous  prouve  que  je  ne  mens  pas? 

—Voyons  cela. 

—  Me  le  promettez-vous  ? 

—  Je  ne  risque  pas  beaucoup ,  je  suppose. 


12  REVUE  DE  PARIS. 

—  Jurez,  alors. 

—  Soit,  je  te  le  jure. 

—  Eh  bien....  sur  la  grève  de  Saint-Michel ,  clans  la  partie 
du  nord  du  rocher  lTrglas,  au  fond  d'un  trou ,  à  six  pieds  de 
terre,  j'ai  caché,  il  y  a  dix  ans,  une  cassette  qui  contient 
400,000  fr.  de  billets  de  banque. 

—  Et  d'où  te  venait  celte  cassette? 

—  D'un  voyageur  que  nous  avons  assassiné  sur  la  grève 
même. 

—  Misérable  ! 

—  Quatre  cent  mille  francs!  répéta  le  forçat  d'un  air  triom- 
phant ,  c'est  de  quoi  être  riche  à  deux,  j'espère.  Si  vous  le  vou- 
iez ,  la  moitié  de  ia  somme  est  à  vous? 

Launay  secoua  la  tête. 

—  Il  n'y  a  qu'une  difficulté  à  ton  histoire  ,  c'est  qu'il  y  a  dix 
ans  lu  étais  déjà  au  bagne. 

II  y  a  dix  ans,  j'étais  en  fuite  avec  Martin.  Nous  fîmes  le 
coup  ensemble  sur  la  grève,  et  nous  cachâmes  la  cassette,  de 
peur  d'être  poursuivis.  Le  lendemain ,  la  gendarmerie  nous 
arrêta  à  Plestin.  Depuis,  Martin  est  mort  au  bagne,  et  je  suis 
resté  seul  connaissant  le  dépôt. 

Malgré  les  efforts  de  Launay  pour  affecter  de  l'indifférence, 
il  était  évident  qu'il  écoutait  le  forçat  avec  une  attention  avide. 
Quand  celui-ci  eut  cessé  de  parler,  il  demeura  quelque  temps 
pensif  ,  comme  s'il  eût  discuté  en  lui-même  la  vraisemblance 
de  ce  qui  venait  de  lui  être  raconté;  mais,  sortant  tout  à  coup 
de  cette  préoccupation  ,  il  rougit  en  rencontrant  le  regard  de 
Cranou  fixé  sur  lui ,  et  dit  d'un  ton  qu'il  essaya  de  rendre 
léger  : 

—  Ton  roman  est  bien  inventé,  mais  il  est  vieux  ;  on  ne  croit 
plus  guère  aux  trésors  cachés,  même  dans  les  opéras-comiques. 
Cherche-moi  une  autre  histoire. 

Le  forçai  tressaillit. 

—  Vous  ne  me  croyez  pas  ? 

—  Je  crois  que  tu  es  un  habile  coquin  ,  qui  aime  à  exercer 
son  imagination  aux  dépens  des  simples. 

—  Monsieur  Launay,  monsieur  Launay ,  par  grâce ,  croyez- 
moi  !  La  cassette  est  dans  un  trou  de  l'Irglas  ;  je  suis  sûr  de  la 
retrouver  en  la  cherchant. 


REVUE  DE  PARIS.  18 

—  Je  t'en  exempte. 

—  Monsieur  Launay,  vous  aurez  les  deux  tiers  ;  je  vous 
donnerai  les  deux  tiers... 

—  C'est  assez... 

—  Et  tous  les  bijoux,  car  il  y  a  aussi  des  bijoux. 

—  Assez ,  te  dis-je  ;  pas  un  mot  de  plus  ;  lève-toi  I 

Cranou  poussa  un  cri  de  rage,  et  se  laissa  retomber  à  terre. 

—  Je  ne  me  lèverai  pas;  que  l'on  m'emporte  d'ici;  je  ne 
ferai  point  un  pas.  Oh!  il  ne  veut  pas  croire!...  Monsieur 
Launay ,  c'est  vrai ,  pourtant...  mais  il  ne  veut  pas  croire.  Et 
n'avoir  pas  la  cassette  là  ;  impossible  de  pouvoir  prouver  que 
je  ne  mens  pas  !  Rien  que  dix  lieues  entre  elle  et  moi ,  entre 
le  bagne  et  la  richesse!  Monsieur  Launay,  monsieur  Launay, 
vous  vous  en  repentirez  !...  Oh  !  il  ne  veut  pas  croire!... 

Le  forçai  se  roulait  ù  terre  ,  fou  de  désespoir.  Quant  à  Lau- 
nay, il  montrait  une  grande  perplexité.  Le  récit  de  Cranou 
avait  remué  tout  ce  monde  de  mauvaises  pensées  qui  sommeillait 
en  lui.  D'un  côté ,  il  se  sentait  près  de  croire  aux  paroles  du 
forçat,  et  disposé  à  accepter  ses  propositions;  tandis  que 
d'un  autre,  la  crainte  d'être  pris  pour  dupe  et  la  honte  d'une 
pareille  connivence  le  retenaient.  Cette  dernière  raison  l'em- 
porta ;  mais,  pour  en  finir  sur-le-champ  avec  la  tentation ,  il 
s'approcha  de  Cranou  ,  et,  le  prenant  sous  les  bras,  essaya  de 
le  soulever  pour  le  transporter  lui-même  à  la  salle.  Voyant  ses 
efforts  inutiles,  il  se  décida  a  aller  chercher  du  secours. 

Il  sortit  donc  après  avoir  fermé  la  porte  à  double  tour ,  et 
courut  à  la  salle  de  garde ,  où  il  ordonna  à  deux  infirmiers  de 
le  suivre. 

Comme  ils  approchaient  de  l'amphithéâtre ,  un  coup  de  feu 
partit  à  côté  d'eux ,  et ,  presque  au  même  instant ,  un  homme 
nu  et  couvert  de  sang  parut  chancelant  à  l'autre  extrémité  de 
la  cour.  C'était  Cranou  qui,  resté  seul,  était  parvenu  à  s'échap- 
per par  la  fenêtre,  et  sur  qui  la  sentinelle  venait  de  tirer. 

Launay  arriva  à  temps  pour  le  recevoir  dans  ses  bras;  mais 
la  balle  avait  traversé  la  poitrine  ,  il  était  mort. 


14  REVÎ'E  DE  PARIS. 

§    H- 

Badenwiller  est  une  petite  ville  placée  dans  une  fente  de 
montagne,  au  pied  de  la  Forêt-Noire,  et  dont  le  site  semble 
avoir  été  disposé  à  dessein  pour  le  poète  qui  voudrait  faire  une 
description  du  paradis  terrestre.  Encadrée  de  monts  et  de  fo- 
rêts, la  vallée  s'étend  au-dessous  de  la  ville,  toute  brodée  de 
fleurs  que  les  eaux  tbermales  y  font  éclore,  et  pareille  à  une 
pièce  de  velours  peint  que  l'on  aurait  déroulée  au  soleil.  Son 
peu  d'étendue  ajoute  encore  à  sa  beauté.  L'œil  en  embrasse 
tous  les  cbarmes ,  et  l'oreille  en  entend  à  la  fois  tous  les  mur- 
mures. Du  reste ,  rien  ne  manque  à  ce  coin  de  terre  caché  au 
fond  des  gorges  sauvages ,  ni  la  grâce,  ni  la  puissance,  ni  la 
fraîcheur.  On  dirait  que  Dieu  a  pris  plaisir  à  concentrer  dans 
cet  étroit  espace  ce  qu'il  dissémine  ailleurs.  Toule  la  nature  est 
là  comme  le  parfum  de  toutes  les  roses  dans  le  frêle  sachet  que 
respire  la  sultane. 

Badenwiller,  ainsi  que  son  nom  l'indique,  est  une  ville 
de  bains.  Les  Romains  y  eurent  même  autrefois  des  thermes, 
dont  on  montre  encore  au  voyageur  les  curieux  débris.  De 
nos  jours,  c'est  là  que  se  donnent  rendez- vous  les  oisifs  de 
second  ordre,  qui,  par  économie  ou  par  timidité  bourgeoise, 
redoutent  les  mondaines  réunions  de  Baden.  On  y  trouve 
quelques  Suisses  fumant  à  côté  de  leurs  femmes  qui  tricotent 
de  silencieuses  Badoises,  et  un  grand  nombre  d'Alsaciennes, 
reconnaissables  au  soin  avec  lequel  elles  parlent  français  de- 
vant les  Allemands,  et  allemand  devant  les  Français. 

Au  moment  où  nous  reprenons  notre  histoire  ,  les  bai- 
gneurs logés  à  la  Ville  deCarlsrhue,  l'un  des  meilleurs  hôtels 
de  Badenwiller ,  étaient  réunis  sous  une  petite  allée  d'acacias 
plantée  près  de  l'auberge  ,  et  Mme  Perscof  venait  de  les  re- 
joindre avec  sa  fille.  Mm0  Perscof,  bourgeoise  de  Mulhausen, 
où  elle  avait  eu  des  parens  bourgmestres ,  comme  elle  se 
plaisait  à  le  répéter,  était  une  de  ces  honnêtes  mères  de  fa- 
mille dont  toutes  les  paroles ,  toutes  les  actions  et  toutes  les 
pensées  ne  semblent  avoir  qu'un  but,  et  sur  le  front  desquelles 
on  pourrait  lire  :  fille  à  marier!  Encore  jeune  à  la  mort  de 
son  mari,  elle  avait  eu  l'habileté  de  se  faire  de  son  veuvage  une 


REVUE  DE  PARIS.  15 

sorte  de  position  sociale  ;  et  ses  malheurs,  ainsi  que  ses  vertus 
étaient  passés  dans  le  domaine  public.  Lorsque  ses  filles  de- 
vinrent grandes ,  elle  se  servit  habilement  de  la  protection 
générale  qui  lui  était  accordée  pour  établir  avantageusement 
les  trois  premières.  Mais  quand  arriva  le  four  de  la  quatrième, 
elle  éprouva  des  difficultés  auxquelles  elle  ne  s'attendait  pas. 
Sa  maison  était  devenue  ,  pour  les  jeunes  gens  à  marier  , 
comme  l'antre  du  lion  ;  ils  y  avaient  vu  entrer  trois  des  leurs 
qui  n'étaient  point  ressortis  ;  aussi  s'écartèrent-ils  avec  ter- 
reur. Mme  Perscof  eut  beau  parcourir  les  bals  et  les  thés  en 
parlant  de  son  aïeul  le  bourgmestre,  nul  ne  se  présenta.  En- 
fin, voyant  l'impossibilité  de  placer  convenablement  Clémence 
à  Mulhausen,  elle  se  décida  à  chercher  ailleurs,  et  la  conduisit 
aux  eaux  de  Badenwiller  :  elle  s'y  trouvait  déjà  depuis  six 
semaines. 

Après  avoir  salué,  par  leurs  noms,  tous  les  baigneurs,  et 
avoir  demandé  à  chacun  des  nouvelles  de  ses  rhumatismes  ou 
de  ses  parens,  Mme  Perscof  fit  asseoir  sa  fille  à  côté  d'elle,  et 
la  conversation  ,  un  instant  suspendue  par  son  arrivée,  reprit 
son  cours. 

—  Je  trouve,  en  effet,  dit  une  grosse  dame  qui  tenait  à  peine 
sur  (rois  chaises ,  qu'il  y  a  quelque  chose  de  bien  étrange  dans 
la  conduite  de  cette  miss  Morpeth.  Venir  ici  seule  avec  une  es- 
pèce de  gouvernante!  de  quoi  cela  a-t-il  l'air? 

—  Cela  n'est  point  aussi  extraordinaire  que  vous  le  pensez , 
reprit  une  autre  dame,  qui  passait  pour  connaître  l'Angleterre, 
parce  que  son  mari  était  abonné  à  la  Revue  Britannique, 
il  faut  songer  que  miss  Morpeth  est  Anglaise  ;  et  res  Anglaises 
voyagent  toujours  seules  ,  ou  avec  leurs  amans  ;  c'est  dans  les 
mœurs. 

—  Quelle  immoralité  !  dit  Wmc  Perscof. 

—  Au  fait,  qu'est-ce  que  c'est  que  ce  M.  Burns,  qui  suit  par- 
tout la  belle  Anglaise?  Elle  prétend  que  c'est  un  ami  de  sa 
famille;  mais  un  ami  n'a  pas  toutes  ces  petites  attenlions  :  il  a 
plutôt  l'air  d'un  amoureux. 

—  Cependant  il  est  bien  vieux. 

—  Ce  sont  surtout  les  vieux  que  recherchent  les  femmes  de 
ce  caractère;  ce  M.  Burns  est  riche ,  sans  doute  ? 

—  Quelle  infamie!  s'écria  Mme  Perscof  ;  je  ne  suis  qu'une 


16  REVUE  DE  PARIS. 

pauvre  veuve;  mais  si  j'avais  une  fille  comme  cette  miss 
Morpelh.... 

—  Après  tout,  interrompit  la  dame  qui  lisait  la  Revue  Bri- 
tannique ,  vous  la  jugez  peut-être  trop  sévèrement.  L'Angle- 
terre est  un  pays  libre, ils  ont  l'habeas  corpus  et  les  hustings; 
tout  cela  influe  sur  les  mœurs  ;  il  faut  faire  la  part  de  l'usage. 

—  Il  n'y  a  pas  d'usage  qui  tienne;  cette  Anglaise  est  une 
coquette.  N'a-t-elle  pas  réussi  à  tourner  la  tète  à  M.  Launay  ? 
un  homme  charmant,  qui  aurait  pu  faire  le  bonheur  de  quelque 
jeune  personne  bien  élevée. 

—  Silence  !  dit  la  grosse  dame,  le  voici  lui-même. 
Edouard  Launay  venait ,  en  effet,  de  paraître  au  bout  de  la 

terrasse  d'acacias.  Il  s'approcha  lentement,  salua  les  baigneurs 
et  s'assit,  sans  rien  dire,  sur  un  banc  isolé.  Mme  Perscof, 
après  avoir  toussé,  s'être  détournée  vers  le  jeune  homme,  et 
avoir  dérangé  sa  chaise  pour  lui  montrer  une  place  entre  elle 
et  sa  fille,  se  décida  à  une  invitation  directe;  mais  Launay 
refusa  poliment  de  s'approcher.  La  vieille  dame  en  fut  piquée  : 

—  Au  fait,  dit-elle,  votre  présence  seule  parmi  nous  est,  en 
ce  moment,  une  véritp'  '*  faveur;  c'est,  si  je  ne  me  trompe, 
l'heure  de  votre  prome.  ordinaire  avec  miss  Morpeth.  Oui 
a  pu  déranger  aujourd'hui  vos  habitudes? 

—  Miss  Morpeth  m'avait  averti  hier  qu'elle  ne  sortirait  pas 
ce  matin. 

—  Elle  a  donc  changé  d'avis,  dit  la  grosse  dame,  car  la 
voilà  qui  revient  du  Blaou  avec  son  inséparable  compagnon 
M.  Burns. 

Launay  se  leva  vivement.  La  jeune  Anglaise  arrivait  en  effet 
à  la  porte  de  l'hôtel,  montée  sur  un  de  ces  ânes  à  selle  de  bois 
qui  servent  aux  excursions  dans  la  Forêt-Noire.  En  apercevant 
Edouard,  elle  rougit  excessivement,  sauta  à  terre  avec  une 
vivacité  effrayée ,  et  entra  dans  l'auberge  sans  attendre  son 
compagnon.  M.  Burns,  étonné,  regarda  autour  de  lui  comme 
pour  trouver  l'explication  de  ce  trouble;  mais  à  la  vue  du  jeune 
Français,  qui  se  tenait  à  quelques  pas  immobile  et  pâle,  il 
parut  tout  comprendre,  et,  hochant  la  tête  d'un  air  mécon- 
tent, il  allait  monter  à  son  tour  le  perron  de  l'hôtel,  lorsque 
Launay  lui  saisit  le  bras. 

—  Monsieur  ,  dit-il  avec  agitation  ,  je  désire  avoir  une  ex- 
plication avec  vous. 


REVUE  DE  PARIS.  17 

La  figure  de  l'Anglais  s'éclaircit  comme  s'il  eût  attendu  et 
désiré  cette  démarche. 

—  Je  suis  à  vos  ordres,  monsieur. 

Tous  deux  prirent  le  chemin  du  parc.  Après  une  centaine 
de  pas  ,  Launay  se  détourna  ,  et  voyant  qu'ils  étaient  seuls  : 

—  Monsieur,  dit-il  en  s'arrêlant  court,  vous  savez  sans  doute 
quel  motif  m'amène  vers  vous  ? 

—  Je  crois  le  connaître. 

—  Vous  ne  pouvez  ignorer  ni  mon  amour  pour  miss  Mor- 
peth  ,  ni  l'espoir  que  j'ai  dû  concevoir  un  instant  de  voir  ma 
recherche  agréée  par  elle.  Sans  connaître  les  droits  que  vous 
avez  à  sa  confiance ,  je  sais  qu'elle  vous  regarde  comme  son 
conseiller.  C'est  donc  à  vous  que  je  demanderai  compte  de  sa 
conduite.  Je  l'ai  interrogée  elle-même,  et  elle  s'est  troublée; 
elle  a  mêlé  votre  nom  à  je  ne  sais  quelle  réponse  que  je  n'ai  pu 
comprendre  ;  ses  larmes  ont  arrêté  mes  questions.  Veuillez  me 
faire  connaître  pourquoi  un  si  grand  changement  s'est  mani- 
festé en  elle  depuis  votre  arrivée  ici ,  pourquoi  miss  Fanny 
m'évite  ,  et  enfin  ,  pour  citer  un  fait ,  pourquoi,  après  m'avoir 
averti  qu'elle  ne  pourrait  sortir  ce  r* '"'«n,  elle  a  changé  d'avis 
en  votre  faveur  ? 

—■Vous  me  demandez  beaucoup  de  choses  à  la  fois  ,  mon- 
sieur, répondit  froidement  M.  Burns.  Quant  ù  cette  promenade 
que  je  viens  de  faire  avec  miss  Morpeth  ,  j'avais  besoin  de  lui 
parler  seul ,  et  elle  m'avait  promis  hier  de  m'accompagner  au 
Blaou. 

—  Ainsi  elle  me  trompait? 

—  Dites  plutôt ,  monsieur  ,  qu'elle  a  voulu  adoucir  un  refus 
par  ce  mensonge  innocent.  Vous  vous  plaignez  de  sa  réserve 
depuis  mon  arrivée;  mais  en  y  réfléchissant,  vous  eussiez  senti 
qu'avant  de  se  déterminer  à  un  choix  duquel  dépendra  sa  vie, 
elle  doit  au  moins  connaître  ce  qu'elle  a  à  craindre  ou  à 
espérer. 

—  Je  ne  sais  si  je  vous  comprends ,  monsieur ,  répondit 
Launay  en  rougissant ,  mais  s'il  s'agit  de  détails  sur  moi  et  sur 
ma  position ,  je  suis  prêt  à  les  donner. 

—  J'écoute. 

—  Je  suis  Breton  et  d'une  famille  honorable  ;  mon  père  est 
mort  capitaine  de  frégate  à  Brest.  Resté  orphelin  à  quinze  ans , 


18  REVUE  DE  PAKIS. 

j'ai  servi  comme  chirurgien  dans  la  marine  royale  que  j'ai 
quittée  il  y  a  seulement  dix-huit  mois.  Quant  à  ma  fortune.... 
Ici  la  voix  de  Launay  trembla...  elle  est  facile  à  vérifier  ; 
je  possède  400,000  fr.  en  rentes  sur  l'état,  et  je  suis  prêt  à  en 
fournir  la  preuve. 

—  Tous  ces  renseignements  ont  un  grand  intérêt  pour  miss 
Morpelhj  mais  permettez-moi  de  vous  le  dire ,  venant  de  vous, 
ils  ne  peuvent  suffire. 

—  Monsieur ,  s'écria  Launay,  ceci  est  une  insulte. 

—  C'est  de  la  prudence. 

—  Et  à  quel  titre,  après  tout,  me  demandez-vous  ces  détails  ? 
Quels  sont  vos  droits  sur  miss  Morpeth  ?  Vous  même  qui  étes- 
vous  ,  monsieur? 

—  Un  ami  qui  veille  à  son  bonheur,  pas  autre  chose. 

—  Ne  puis-je  vous  dire  à  mon  tour,  venant  de  vous ,  cette 
réponse  ne  peut  suffire? 

—  Monsieur,  dit  l'Anglais  avec  hauteur  ,  c'est  vous  qui  êtes 
venu  à  moi  ;  je  ne  vous  ai  demandé  ni  de  m'adresser  vos  con- 
fidences ,  ni  de  me  croire;  j'ai  pu  consentir  à  vous  interroger  , 
mais  sans  m'obliger  à  vous  répondre.  Dès  que  cette  position 
respective  ne  vous  convient  plus ,  notre  entretien  est  sans  but. 

A  ces  mots,  M.  Burns  salua  Launay  avec  une  froide  politesse, 
et  reprit  le  chemin  de  l'auberge. 

Au  moment  au  il  entrait ,  miss  Fanny  ,  qui  avait  suivi  de  loin 
sa  conversation  avec  le  jeune  Français ,  avança  la  tète  pour 
en  deviner  le  résultat  sur  ses  traits;  mais  cet  examin  ne  lui 
apprit  sans  doute  rien  de  favorable,  car  elle  joignit  les  mains 
et  baissa  la  tête  en  gémissant.  M.  Burns  lui  jeta  un  regard  plein 
d'une  douce  compassion ,  et  lui  dit  à  demi-voix  : 

—  Attendez  encore,  enfant,  tout  pourra  s'arranger  peut- 
être. 


S  "i- 


Launay ,  resté  seul ,  voulut  d'abord  courir  sur  les  pas  de 
l'Anglais  pour  lui  demander  raison  des  dernières  paroles  qu'il 
lui  avait  adressées  ;  mais  il  fut  arrêté  par  la  crainte  de  rompre 
ainsi  à  jamais  avec  Fanny.  Ce  que  lui  avait  dit  cet  homme  ne 


REVUE  DE  PARIS.  19 

pouvait  d'ailleurs  motiver  raisonnablement  une  provocation  , 
car  son  langage  avait  été  orgueilleux  plutôt  qu'insultant;  il  dut 
donc  se  résigner. 

Depuis  qu'une  opulence  subite  attribuée  dans  le  monde  à  un 
héritage  inattendu  et  lointain ,  mais  dont  le  lecteur  a,  sans 
doute ,  deviné  la  véritable  source ,  avait  permis  à  Edouard  Lau- 
uay  de  quitter  la  marine  ,  il  avait  cbercbé  à  se  distraire  par  des 
voyages  et  avait  parcouru  successivement  l'Italie,  la  Suisse, 
l'Allemagne.  Ce  fut  en  revenant  de  cette  dernière  excursion  que 
le  hasard  le  conduisit  à  Badenwiller  au  moment  même  où  miss 
Morpeth  venait  d'y  arriver.  Frappé  de  la  beauté  pure  et  calme 
de  la  jeune  fille ,  il  profita  de  l'espèce  de  liberté  que  la  commen  - 
salité  établit  entre  les  baigneurs  pour  se  rapprocher  d'elle. 
L'anglais  lui  était  assez  familier  pour  qu'il  pût  entretenir  miss 
Fannydanssa  propre  langue,  et  cette  circonstance,  qui  de- 
vint une  cause  de  rapprochement  ,  eut  aussi  pour  résultat  de 
les  isoler  du  reste  de  la  foule.  Entourée  d'Allemands  qu'elle  ne 
comprenait  pas,  miss  Morpeth  trouva  une  véritable  joie  à 
parler  la  langue  de  son  pays.  Elle  se  plaisait  à  corriger  l'ac- 
cent d'Edouard  ;  elle  s'amusait  de  ses  gallicismes  et  lui  don- 
nait de  longues  explicalions,  que  le  jeune  homme  avait  soin 
d'oublier  ,  afin  que  son  ignorance  nécessitât  de  nouvelles 
leçons. 

Toute  entière  à  son  enseignement  ,  Fanny  lui  laissa  voir 
ainsi  son  esprit  sans  voile.  Sa  supériorité  accidenlelle  l'exemp- 
tait de  toute  modestie  ;  voulant  faire  le  professeur  en  con- 
science,  elle  oublia  ses  réserves  déjeune  fille,  et  se  montra 
à  Launay  dans  toute  la  force  et  dans  toute  la  grâce  de  son 
intelligence. 

Ces  leçons  étaient  données  le  plus  souvent  en  français,  et 
cette  circonstance  leur  prêtait  un  charme  irrésistible.  Il  y  a 
en  effet  dans  l'accent  inaccoutumé  qu'une  femme  étrangère  et 
belle  donne  à  la  langue  qui  n'est  point  la  sienne,  dans  ce  ton 
de  doute  et  d'interrogation  d'une  voix  qui  hésite,  dans  cette 
espèce  de  prière  perpétuelle  d'une  bouche  qui  se  sent  inhabile, 
je  ne  sais  quelle  grâce  enfantine.  Les  attitudes  imprévues 
qu'elle  donne  à  sa  pensée ,  tous  ces  charmans  barbarismes  qui 
tombent  de  ses  lèvres  harmonieuses  ,  ont  quelque  chose  de 
neuf  et  de  timide  à  la  fois,  qui  touche  en  faisant  sourire.  Sub- 


20  REVUE  DE  PARIS. 

jugué  par  cet  atlrait  bizarre  ,  Launay  ne  quitta  bientôt  plus 
miss  Morpeth.  Afin  de  justifier  son  assiduité  ,  il  proposa  de  lui 
lire  nos  plus  grands  poêles  et  de  discuter  avec  elle  les  diffi- 
cullés  de  langage  qu'elle  pourrait  remarquer.  Mais  ces  expli- 
cations ne  restèrent  pas  long-temps  dans  le  domaine  de  la 
grammaire.  Passant  de  la  forme  à  la  pensée  ,  et  de  celle-ci 
à  ses  déductions  ,  les  deux  jeunes  gens  entrèrent  bientôt  dans 
la  discussion  de  toutes  ces  thèses  rêveuses  el  tendres  qu'il 
est  si  dangereux  d'agiter  à  deux  dans  la  solitude.  Sans  s'en 
apercevoir  ,  Edouard  et  Fanny  descendirent  des  généralités 
aux  applications  ,  et  sortirent  du  roman  pour  entrer  de  plein 
pied  dans  l'histoire.  Un  mois  suffit  pour  tout  cela,  et  quand 
M.  Burns  arriva,  ils  s'étaient  déjà  fait  clairement  l'aveu  de 
leur  amour. 

L'apparition  de  celui-ci  troubla  ce  tranquille  bonheur.  Miss 
Morpeth  l'avait  annoncé  à  Launay  comme  un  ami  de  sa  fa- 
mille qu'elle  aimait  et  respectait  à  l'égal  d'un  père,  mais  sans 
s'expliquer  davantage  sur  les  rapports  qui  la  liaient  à  lui.  Ce 
ne  fut  donc  pas  sans  un  certain  mécontentement,  mêlé  de  ja- 
lousie, qu'Edouard  s'aperçut  de  l'empire  exercé  par  le  nouveau 
venu  sur  miss  Fanny  et  de  la  tendresse  qu'ils  se  témoignaient 
réciproquement.  Aussi  ne  répondit-il  que  faiblement  aux  avan- 
ces de  M.  Burns  ,  qui,  du  reste,  se  renfermèrent  dans  les 
limites  d'une  dignité  froide  et  inquisitoriale  qui  le  choquèrent. 
Depuis  son  changement  de  situation ,  il  éprouvait  une  extrême 
répugnance  à  parler  de  son  passé,  elles  moindres  investigations 
relatives  à  sa  personne  ou  à  sa  vie  l'irritaient.  Souvent  au  mi- 
lieu de  la  conversation  la  plus  animée,  un  fait  raconté,  un  mot 
jeté  en  passant,  arrêlaienl  court  sa  gaieté  ;  et  il  était  évident 
pour  tout  observateur  attentif,  qu'il  y  avait  dans  celle  ame 
des  cordes  fatales  que  l'on  ne  pouvait  effleurer  ,  même  par 
hasard,  sans  exciter  un  frémissement  intérieur  et  douloureux. 

On  conçoit  qu'il  dut  répondre  à  quelques  interrogations  in- 
directes que  lui  adressa  M.  Burns  assez  brusquement  pour  lui 
ôter  l'envie  de  les  renouveler.  L'Anglais  s'abstint ,  en  effet,  dès 
ce  moment ,  de  toute  question  ;  mais  par  suite  sans  doute  de 
l'influence  qu'il  exerça  secrètement  sur  miss  Morpeth ,  celle-ci 
commença  aussi  dès-lors  à  se  montrer  moins  libre  el  moins 
tendre.  Edouard  ,   inquiet ,  voulut  s'expliquer  avec  la  jeune 


REVUE  DE  PARIS.  21 

fille  et  ne  put  en  obtenir  que  des  mots  entrecoupés  et  des  lar- 
mes. Les  choses  en  étaient  à  ce  point  lorsque  le  jeune  homme 
eut  avec  M.  Burns  la  conversation  que  nous  avons  rapportée 
plus  haut. 

S  iv. 

Lorsque,  le  soir,  Launay  retrouva  miss  Fanny  dans  la  salle 
où  se  réunissaient  les  baigneurs,  il  se  contenta  de  la  saluer,  et 
alla  se  placer  à  l'autre  extrémité  de  la  table  de  travail ,  près 
de  Mme  Perscof. 

Il  ne  pouvait  pardonner  à  miss  Morpeth  sa  soumission  aux 
volontés  de  ce  Burns  qu'il  détestait.  Quelle  était  en  définitive 
la  cause  de  cette  dépendance  à  laquelle  Fanny  se  résignait  ? 
C'était  une  dépendance  trop  craintive  pour  être  fondée  seule- 
ment sur  l'amitié  ,  trop  tendre  pour  l'être  sur  la  peur.  Il  y 
avait  évidemment  dans  tout  cela  un  mystère.  Quant  aux  hon- 
teuses suppositions  qui  avaient  été  faites  par  quelques  femmes, 
Edouard  n'y  avait  même  pas  songé  ;  miss  Morpeth  s'était  trop 
librement  dévoilée  à  lui  pour  qu'il  pût  la  méconnaître  à  ce 
point.  Il  s'était  penché  sur  celle  ame  et  avait  vu  jusqu'au  fond 
comme  dans  une  limpide  fontaine.  Il  est  des  puretés  si  évi- 
dentes ,  des  candeurs  si  saintes ,  que  le  doute  même  ne  peut 
naître  en  leur  présence  ;  on  les  aperçoit  comme  le  soleil ,  sans 
que  l'idée  vienne  de  les  discuter  ;  on  sent  qu'elles  existent  par 
cela  seul  qu'on  se  sent  exister  soi-même.  11  n'y  a  guère  que 
les  caractères  dont  la  valeur  est  contestable  sur  lesquels  on 
éprouve  de  l'incertitude  ;  c'est  alors  comme  un  instinct  de  ré- 
pulsion qui  s'éveille  dansl'ame.  Aussi  la  possibilité  du  soupçon 
est-elle  peut-êlre  la  première  punition  infligée  aux  douteuses 
vertus. 

Cependant  Mme  Perscof ,  aussi  surprise  que  charmée  d'avoir 
Launay  entre  elle  et  sa  fille  ,  ne  négligeait  rien  pour  être 
agréable  au  jeune  homme.  Elle  lui  parla  successivement  de 
son  aïeul  le  bourgmestre  ,  des  beautés  de  la  Suisse  et  de  toiles 
peintes,  sans  pouvoir  animer  la  conversation.  Pour  échapper 
à  de  nouvelles  tentatives ,  Edouard  prit  son  album  et  com- 
mença à  crayonner  au  hasard.   Mais  toujours  ses  yeux  et  son 

2. 


22  REVUE  DE  PARIS. 

esprit  se  tournaient  involontairement  vers  ie  coin  obscur  où 
se  trouvait  miss  Morpeth.  Enfin,  impatienté  de  ne  la  voir  faire 
aucune  tentative  pour  se  rapprocher,  il  jeta  là  son  portefeuille 
et  se  mit  à  se  promener  à  grands  pas. 

Mme  Perscof,  espérant  le  ramener,  prit  son  album  et  s'exta- 
sia sur  un  paysage  italien  qu'elle  regardait  à  rebours  ;  mais 
voyant  que  ses  exclamations  étaient  inutiles  ,  et  que  Launay 
continuait  à  se  promener,  elle  passa  à  sa  voisine  le  cahier,  qui 
fit  bientôt  le  tour  du  cercle  et  arriva  à  miss  Morpeth.  Quoique 
celle-ci  le  connût,  elle  recommença  à  le  feuilleter  ,  moins  pour 
les  dessins  que  pour  avoir  sous  les  yeux  quelque  chose  d'E- 
douard. En  le  parcourant ,  elle  s'arrêta  machinalement  sur 
une  étude  de  rochers.  M.  Burns ,  qui  était  près  d'elle  et  suivait 
des  yeux  les  feuillets,  parut  surpris  à  cette  vue  : 

—  Ah  !  l'Irglas  !  s'écria-t-il. 

Launay,  qui  se  trouvait  à  quelques  pas,  se  détourna  avec  un 
tressaillement  convulsif  : 

—  Oui  vous  a  dit  cela,  monsieur  ?  demanda-t-il  aigrement. 

—  Le  nom  est  écrit  au  bas,  répondit  doucement  Fanny. 

—  C'est  une  erreur  ;  ce  n'est  point  l'Irglas  ,  je  ne  connais 
point  l'Irglas. 

Il  reprit  son  album,  et  regardant  le  dessin  indiqué  : 

—  Une  ridicule  esquisse  que  j'ai  faite  en  Suisse  ,  ajouta-t-il  ; 
et  il  déchira  la  feuille  avec  humeur. 

M.  Burns  avait  suivi  tous  ses  mouvemens  d'un  air  étonné. 
On  eût  dit  que  ce  qui  venait  d'arriver  réveillait  en  lui  quelque 
souvenir  particulier.  Il  sembla  prêt  à  interroger  Launay,  puis, 
comme  s'il  y  eût  renoncé,  il  s'éloigna  rêveur. 

Deux  jours  s'écoulèrent  sans  rien  changer  à  la  position  des 
deux  amans.  Edouard ,  blessé  dans  son  orgueil ,  attendait  une 
avance  de  miss  Fanny  pour  reprendre  ses  anciennes  habitudes, 
La  jeune  fille,  de  son  côté,  semblait  vouloir  renouer  leur  in- 
timité d'autrefois  ,  et  subir  malgré  elle  une  dure  nécessité  qui 
l'arrêtait.  11  était  clair  qu'un  mystère  était  venu  se  placer 
entre  les  deux  jeunes  gens  et  les  tenait  séparés  ;  car  si  un 
secret  possédé  en  commun  est  une  sorte  d'anneau  qui  soude  à 
jamais  deux  cœurs  l'un  à  l'autre  ;  possédé  séparément,  c'est 
un  mur  que  l'amour  lui-même  ne  saurait  franchir.  La  situa- 
tion respective  de  miss  Morpeth  et  de  Launay  aurait  donc  pu. 


REU1E  [)E  PARIS.  25 

se  prolonger  fort  long-temps  si  une  circonstance  inattendue 
n'était  venue  à  leur  secours. 

Un  soir  qu'Edouard  revenait  de  la  montagne  ,  fatigué  et 
abattu  ,  il  entra  dans  la  grande  salle  et  vint  s'accouder  à  une 
fenêtre.  La  nuit  commençait  à  descendre  sur  la  coulée ,  et  les 
regards  du  jeune  homme  erraient  sans  but  sur  les  sommets  de 
la  Forêt-  Noire  que  baignaient  les  dernières  lueurs  du  soleil 
couchant ,  lorsqu'une  voix  bien  connue  l'arracha  à  sa  rêverie. 
Il  se  détourna  vivement ,  et  aperçut  à  l'autre  extrémité  de  la 
salle  miss  Fanny  et  M.  Burns.  La  jeune  fille  était  assise  tenant 
à  la  main  une  lettre  qu'elle  semblait  lire  avec  une  profonde 
émotion.  Des  larmes  coulaient  le  long  de  ses  joues  enflam- 
mées ,  et  des  exclamations  entrecoupées  lui  échappaient  à 
chaque  instant.  Celte  vue  produisit  sur  Edouard  un  effet  in- 
dicible. Oubliant  tout  ce  qui  s'était  passé,  il  s'avança  vivement 
vers  miss  Fanny  en  prononçant  son  nom.  Le  regard  de 
M.  Burns  l'arrêta  ;  mais  la  jeune  fille  avait  vu  son  mouvement 
et  l'avait  compris  :  elle  lui  tendit  la  main.  Launay,  trans- 
porté ,  saisit  cetle  main,  qu'il  baisa  ;  puis,  se  rappelant  la  pré- 
sence de  M.  Burns,  il  rougit,  s'inclina  avec  un  gracieux  em- 
barras et  dit  : 

—  Pardon,  miss  Morpelh  ;  mais  en  voyant  votre  émotion  ,  je 
n'ai  point  été  maître  de  mon  élan  ;  j'ai  craint  qu'il  ne  vous  fût 
arrivé  quelque  chose  de  fâcheux. 

—  Oh!  non  ,  monsieur,  répondit-elle  d'une  voix  vibrante, 
celte  lettre  n'a  rien  de  triste:  c'est  de  bonheur  que  je  pleure. 

Et  regardant  M.  Burns,  comme  pour  lire  dans  ses  yeux  l'ap- 
probation de  ce  qu'elle  disait  : 

—  C'est  une  bonne  lettre ,  n'est-ce  pas ,  mon  ami  ? 

L'Anglais  s'inclina  en  souriant.  11  y  eut  un  moment  de  si- 
lence, pendant  lequel  les  deux  amans  restèrent  l'un  vis-à-vis 
de  l'autre  ,  confus  et  les  yeux  baissés.  Leur  compagnon  parut 
senlir  que  dans  une  telle  circonstance  sa  présence  était  une 
cruauté.  Il  jeta  sur  eux  un  regard  plein  de  bonhomie  compatis- 
sante ,  et  reprenant  la  lettre  des  mains  de  miss  Morpelh ,  il 
sortit  après  avoir  salué  amicalement  Launay. 

Dès  qu'ils  se  trouvèrent  seuls  par  un  élan  commun,  les  amans 
se  tendirent  les  deux  mains,  et  Edouard  s'assit  près  de  la  jeune 
fille. 


2*  REVUE  DE  PARIS. 

—  Enfin  !  dit  celle-ci.  Oh  !  depuis  combien  de  temps  ne  vous 
ai-je  point  vu  ainsi  près  de  moi? 

—  Que  ne  m'y  appeliez-vous ,  Fanny  !  je  n'attendais  qu'un 
geste. 

—  Et  le  pouvais-je ,  mon  Dieu  ! 

—  Qui  vous  en  empêchait? 

—  Ah  !  ne  m'interrogez  pas  ,  ne  me  demandez  rien,  laissez- 
moi  aujourd'hui  tout  entière  à  ma  joie;  ne  vous  suffit-il  pas  de 
me  voir  heureuse? 

—  Vous  avez  encore  des  larmes  suspendues  à  votre  sourire. 

—  Je  ne  veux  pas  les  essuyer,  Edouard;  ce  sont  de  trop 
douces  larmes  ;  j'aime  à  les  sentir  sur  mon  visage  ;  je  voudrais 
les  y  garder  tonjours.  J'ai  peur  que  ma  joie  ne  sèche  avec  elle. 

—  Oh  !  tâchez  que  cela  ne  soit  pas;  ne  nous  brouillons  plus; 
je  sens  que  je  ne  puis  vivre  ainsi. 

—  Et  le  puis-je  plus  que  vous? 

—  Pourquoi  alors  ne  pas  échapper  à  toutes  ces  contrariétés  , 
à  toutes  ces  bouderies  dans  lesquelles  le  cœur  s'aigrit?  Fanny, 
vous  savez  combien  je  vous  aime,  voulez-vous  laisser  à  toujours 
vos  mains  dans  les  miennes  comme  elles  sont  là  ? 

La  jeune  fille  était  rouge  et  tremblante  ;  elle  leva  sur  Edouard 
des  yeux  chargés  de  langueur;  puis,  cachant  son  visage  sur 
l'épaule  du  jeune  homme  : 

—  Vous  savez  bien  que  je  le  voudrais ,  dit- elle  à  voix  basse. 

—  Alors  pourquoi  retarder  notre  bonheur  ? 

—  Savez-vous  si  je  suis  libre  ;  si  les  personnes  qui  décident 
de  mon  sort  n'avaient  point  conçu  des  projets  plus  ambitieux 
auxquels  il  faut  d'abord  les  faire  renoncer  ? 

—  Voilà  donc  l'obstacle  qui  nous  sépare?  Votre  famille,  no- 
ble et  riche  sans  doute,  méprise  une  alliance  trop  vulgaire. 

—  Je  n'ai  point  dit  cela,  Edouard  ;  j'aurais  dû  ne  rien  dire. 
Au  nom  du  ciel,  ne  me  faites  point  parler;  vous  voyez  ,  je  ne 
suis  plus  à  moi  ! Oh  !  je  vous  en  conjure  ,  ne  me  deman- 
dez rien. 

—  Eh  bien  !  soit,  dit  le  jeune  homme  avec  abandon  ;  aimons- 
nous  sans  réflexion  ,  et  que  la  destinée  fasse  de  nous  ce  qu'elle 
voudra.  Mais  ne  me  délaissez  jamais  comme  vous  venez  de  le 
faire ,  Fanny  ;  car,  seul ,  j'ai  peur  de  moi-même.  J'attendrai 
avec  confiance  tant  que  vous  serez  là;  mais  vous  êtes  ma  pa- 


REVUE  DE  PARIS.  25 

(ience  comme  vous  êtes  mon  bonheur.  Songez  que  je  suis  triste; 
restez  toujours  entre  moi  et  ma  pensée;  faites-vous  la  garde- 
malade  de  mon  ame  :  c'est  un  rôle  qui  vous  va  bien ,  à  vous  , 
pâles  et  douces  Anglaises,  à  qui  il  ne  manque  que  des  ailes 
pour  être  des  anges.  Voulez-vous  qu'il  en  soit  ainsi ,  dites? 

—  Je  le  veux, Edouard,  je  le  veux;  mais,  vous  aussi,  voulez- 
vous  être  serein  et  calme? 

—  Hélas  !  je  le  voudrais  !   J'essaierai ,  Fanny  ;  je  vous  pro- 
mets d'essayer. 

—  Et  vous  vous  rapprocherez  de  M.  Burns,  demanda  la  jeune 
fille  timidement  :  il  le  faut ,  Edouard. 

—  J'essaierai. 

—  Et  moi ,  s'écria  l'enfant  dans  une  exaltation  de  joie  et  d'a- 
mour, je  prierai  Dieu  pour  que  notre  projet  réussisse. 

Launay  la  serra  dans  ses  bras  ;  et  déposant  sur  son  front  un 
baiser  mêlé  de  larmes  : 

—  Priez-le  aussi  pour  moi  ,  Fanny ,  dit-il. 

§  v. 


Le  lendemain  matin,  Edouard  descendit  au  point  du  jour 
dans  la  vallée.  L'explication  qu'il  avait  eue  la  veille  avec  miss 
Morpelh  avait  produit  en  lui  une  sorte  de  révolution.  En  voyant 
les  larmes  candides  de  celle-ci,  en  entendant  sa  voix  si  pleine  de 
naïveté  et  de  religion ,  il  avait  retrouvé  toutes  les  sensations  de 
son  adolescence.  Il  s'était  trouvé  lui-même  si  petit  en  face  de 
celte  ame  d'enfant ,  qu'il  avait  eu  honte  de  son  indignité.  Il  est 
rare  que  la  vue  d'un  être  pur  ne  nous  rappelle  pas  à  d'honora- 
bles aspirations.  Une  vertu  sereine  produit  sur  nos  dispositions 
morales  le  même  effet  que  l'Apollon  sur  notre  attitude  exté- 
rieure; par  imitation  ,  notre  ame  se  relève  et  prend  une  pose 
plus  digne.  Jamais  Edouard  n'avait  senti  aussi  vivement  le  re- 
gret de  son  passé.  Cet  amour  de  miss  Fanny  lui  causait  une 
sorte  de  remords.  Savait-elle  à  qui  elle  se  donnait?  Ah  !  pour- 
quoi, pourquoi  n'élait-il  point  resté  sans  reproche  ?  Il  est  donc 
vrai  que  dans  toute  existence  il  vient  un  jour,  une  heure,  où  les 
fautes  commises  se  dressent  autourde  nous;unjour,  une  heure, 
où  l'on  apprend  cruellement  que  bonheur  et  devoir  sont  deux 


/ 


26  REVUE  DE  PARIS. 

noms  donnés  à  une  même  chose.  Comme  alors  tout  se  défleurit  ! 
comme  les  sources  les  plus  fraîches  s'empoisonnent  !  Rien  ne 
soulage  plus;  les  gémissemens  étouffent,  les  pleurs  brûlent. 
Vous  avez  beau  entasser  les  joies  dans  votre  cœur ,  tout  fuit 
comme  du  tonneau  des  Danaïdes.  Launay  l'éprouvait  doulou- 
reusement, car  son  bonheur  même  était  devenu  pour  lui  une 
source  de  souffrances. 

Il  parcourut  long-temps  la  vallée,  cherchant  à  calmer  son 
agitation.  Enfin  ,  lorsque  cette  crise  se  fut  apaisée  ,  il  revint 
vers  l'auberge  ,  où  Fanny  devait  déjà  l'attendre. 

Le  long  du  chemin  ,  les  gracieuses  images  dont  il  était  en- 
touré ,  et  l'espoir  de  voir  bientôt  celle  qu'il  aimait ,  dissipèrent 
les  nuages  de  son  front.  Avec  cette  souplesse  de  toutes  les  na- 
tures sensibles,  il  passa  en  peu  de  temps  du  désespoir  à  l'allé- 
gresse. Il  se  mit  à  faire  un  bouquet  de  fleurs  des  champs  pour 
Fanny  ,  et  à  chaque  fleur  cueillie ,  une  triste  pensée  s'envolait 
de  son  cœur.  Il  arriva  ainsi  à  l'hôtel  en  regardant  les  papillons 
voler  et  en  fredonnant  un  air  de  son  enfance. 

Comme  il  approchait,  il  aperçut  devant  la  porte  Mme  Perscof 
avec  la  grosse  dame,  et  quelques  autres  baigneuses  qui  sem- 
blaient en  grande  conférence.  Ne  pouvant  les  éviter  ,  il  hâta  le 
pas  pour  passer  rapidement  ;  mais  au  moment  où  il  mettait  le 
pied  sur  la  première  marche,  Mme  Perscof  l'arrêta  par  le 
bras. 

—  Nous  causions  de  vous ,  monsieur  Launay ,  dit-elle. 

—  C'est  trop  de  bonté  ,  madame. 

—  Je  racontais  votre  histoire. 

—  Je  ne  comprends  pas... 

—  Oh  !  c'est  que  je  suis  au  fait  de  votre  vie  passée......  Vous 

ne  vous  en  doutez  guère ,  n'est-ce  pas  ? 

—  Madame  ,  dit  Edouard  troublé,  c'est  une  plaisanterie.... 

—  Ce  n'est  point  une  plaisanterie.  Je  sais  que  vous  êtes  né  à 
Rrest,  que  vous  avez  été  reçu  chirurgien  de  marine  en  181G;  je 
sais  que  vos  camarades  vous  appelaient  le  dernier  des  S  tuarts  . 
par  allusion  à  votre  nom  d'Edouard  et  à  vos  rêves  ambitieux... 
Ne  suis-je  pas  bien  informée  ? 

—  Si  bien  ,  madame  ,  que  je  veux  savoir  qui  vous  a  donné 
ces  détails. 

—  Attendez,  ce  n'est  pas  tout;  je  sais  encore  que  vous  êtes 


REVOE  DE  PARIS.  27 

devenu  riche  suintement  en  héritant  d'un  oncle  que  personne 
ne  connaissait. 

—  Madame  !  madame  !  s'écria  Launay  ,  je  veux  savoir  qui 
vous  a  dit  cela.  Suis-je  donc  soumis  ici  à  une  inquisition  oc- 
culte? Qui  vous  a  dit  cela  ,  madame  ?  Je  veux  le  savoir. 

Mme  Perscof  fut  presque  effrayée. 

—  Mon  Dieu  !  dit-elle  ,  je  ne  voulais  pas  vous  mettre  en  co- 
lère, je  n'ai  pas  cherché  à  connaître  tous  ces  détails  ;  mais  il  y 
a  ici  sans  doute  des  gens  plus  intéressés  que  moi  à  les  avoir. 
Un  fragment  de  lettre,  que  j'ai  trouvé  par  hasard,  m'a  appris 
ce  que  je  viens  de  répéter. 

—  Où  est-il? 

—  Le  voici. 

Edouard  reconnut  la  lettre  qu'il  avait  vue  la  veille  entre  les 
mains  de  miss  Fanny.  En  la  parcourant,  il  vit  que  c'était 
une  réponse  à  des  questions  fort  détaillées  faites  A  son  sujet. 
•  La  découverte  de  celte  lettre  lui  causa  une  véritable  colère. 
L'idée  que  sa  vie  ,  qu'il  eut  voulu  cacher  à  tous  les  yeux ,  était 
ainsi  scrutée,  et  que  tous  pouvaient  y  porter  un  regard  curieux, 
le  transportad'indignalion.  Ne  pouvant  maîtriser  son  agitation, 
il  balbutia  quelques  excuses  à  Mme  Perscof,  garda  la  lettre  et 
entra  à  l'auberge. 

Miss  Morpeth ,  qui  l'attendait ,  sourit  en  l'apercevant  ;  mais 
Launay  s'avança  jusqu'au  balcon  où  elle  se  trouvait  sans  répon- 
dre à  ce  sourire. 

—  Mon  Dieu  !  qu'avez-vous ,  Edouard  ?  demanda-t-elle  avec 
crainte. 

Pour  toute  réponse,  il  lui  lendit  la  lettre.  Elle  y  jeta  un  re- 
gard ,  rougit  et  baissa  les  yeux.  Launay  froissa  le  papier  avec 
importement. 

—  11  y  a,  dit-il,  des  gens  prudens  jusqu'à  n'ouvrir  leur  cœur 
que  comme  on  ouvre  un  crédit ,  après  renseignemens,  et  dont 
l'amour  ne  se  déclare  que  sur  un  certificat  de  bonnes  mœurs. 

—  Edouard  !  cria  Fanny  en  se  levant. 
Mais  il  ne  l'écouta  pas. 

—  Ceux-là  ne  savent  pas  que  se  défier  c'est  mépriser  ;  ils  ai- 
ment mieux  croire  l'étranger  qu'ils  interrogent  que  l'homme 

onU'ame  entière  leur  appartient.  C'est  le  soupçon  qui  leur 
forge  l'anne  au  d'alliance,  el  ils  ne  donnent  leur  affection  que 


28  REVUE  DE  PARIS. 

sur  bonne  hypothèque.  Que  vous  semble ,  miss  Morpelh,  de  pa- 
reilles gens  ? 

Miss  Fanny  avait  écoulé  sans  faire  un  mouvement  ;  seule- 
ment elle  était  devenue  plus  pâle  à  mesure  qu'Edouard  parlait. 
Quand  il  s'arrêta ,  elle  posa  doucement  la  main  sur  le  bras  du 
jeune  homme,  et,  d'un  accent  indicible  ,  tant  il  contenait  de 
douleur  retenue  : 

—  Je  ne  suis  pas  de  ces  gens-là,  Edouard,  vous  le  savez,  car 
je  vous  ai  aimé  quand  je  connaissais  à  peine  votre  nom.  Cette 
lettre  qui  vous  blesse  ne  m'était  point  adressée;  ce  n'est  point 
moi  qui  l'ai  demandée.  En  la  lisant  ,  j'ai  pleuré  de  joie,  parce 
que  j'y  lisais  votre  éloge ,  et  qu'elle  pouvait  lever  bien  des  ob- 
stacles. Mais  pourquoi  aurais-je  songé  à  avoir  des  renseigne- 
mens  sur  votre  vie  ?  Avais-je  pensé  à  vous  en  donner  sur  la 
mienne  ?  Je  vous  connaissais  mieux  que  nul  autre,  car  je  vous 
aimais  plus.  Je  n'ai  pu  empêcher  celte  démarche  qui  vous  a  ir- 
rité; j'ai  eu  tort,  puisque  j'en  ai  été  la  cause;  j'ai  eu  tort, 
puisque  vous  avez  souffert  ;  mais  vous  me  pardonneriez  une 
faute;  ne  pouvez  vous  me  pardonner  un  malheur? 

Ces  mots  avaient  été  prononcés  avec  une  si  angélique  dou- 
ceur ;  il  y  avait  dans  le  geste,  dans  la  voix  ,  dans  le  regard  de 
miss  Fanny,  une  vérité  si  saisissante  par  sa  simplicité,  une 
douleur  si  sincère  et  pour  ainsi  dire  si  modeste,  qu'Edouard  en 
demeura  frappé.  Son  ressentiment  s'amortit  contre  cette  sou- 
mission. Il  arrivait  furieux,  la  main  levée ,  et  il  trouvait  un  en- 
fant à  genoux  qui  lui  prouvait  d'un  mot  son  innocence  et  lui 
demandait  néanmoins  pardon.  Quelle  colère  ne  se  serait  brisée 
devant  celte  humble  tendresse  ?  Il  prit  les  mains  demiss  Fanny, 
et  les  serrant  conlre  sa  poitrine  : 

—  C'est  vrai ,  dit-il,  je  suis  un  fou  et  vous  un  ange  ;  ne  m'en 
veuillez  pas.  Mais  l'idée  d'une  défiance  de  votre  part  m'a  mis 
hors  de  moi  :  j'ai  été  trop  prompt.  C'est  encore  cet  homme  que 
j'aurais  dû  accuser.  Toutes  les  fois  qu'un  ennui  m'arrive,  je  de- 
vrais penser  à  lui.  Je  le  trouve  partout  sur  mon  chemin. 

—  Ne  le  jugez  pas,  au  nom  du  ciel  !  Edouard  ,  ne  le  jugez  pas 
encore  ;  attendez  à  le  mieux  connaître. 

—  Quel  qu'il  soit ,  devrais-je  le  remercier  du  mal  qu'il  m'a 
fait? 

—  Peut-être  ,  mon  ami. 


REVUE  DE  PARIS.  29 

—  Je  ne  vous  comprends  pas ,  Fanny  ? 

—  Aussi  ne  vous  ai-je  point  demandé  de  me  comprendre , 
mais  de  me  croire,  dit-elle  avec  un  irrésistible  sourire. 

Edouard  fut  entraîné. 

—  Vous  avez  raison  ,  toujours  raison,  Fanny,  c'est  moi  qui 
suis  un  insensé  de  vous  tourmenter  ainsi.  Vous  voyez,  je  suis 
si  peu  accoutumé  au  bonheur,  que  je  ne  sais  point  m'en  servir. 
Je  le  gâte  et  le  gaspille  sans  raison.  Pardonnez-moi.  Je  sens 
combien  je  vous  méritais  peu... 

—  Allez,  interrompit  gaiement  la  jeune  fille,  en  posant  sur 
ses  lèvres  deux  mains  qu'il  baisa  avec  amour  ;  je  vous  par- 
donne, mais  ne  péchez  plus. 

Les  deux  amans  s'assirent  ensuite  l'un  à  côté  de  l'autre ,  et 
commencèrent  une  de  ces  conversations  impossibles  à  décrire, 
mélange  de  mots  sans  suite,  de  gestes  joueurs,  de  folies  sé- 
rieuses et  de  lutineries  caressantes.  Leur  amour  paraissait  dou- 
blé ,  car  c'est  là  l'effet  ordinaire  de  ces  querelles.  Il  semble  alors 
que  la  passion,  comme  un  enfant  qui  a  boudé  long-temps  et 
auquel  on  vient  de  pardonner,  cherche,  à  faire  oublier  ses  fau- 
tes "par  mille  gentillesses.  Fanny  et  Edouard  se  livrèrent  à  tou- 
tes les  puérilités  ravissantes  habituelles  à  de  tels  entretiens. 
Rêves  ,  souvenirs  ,  confidences,  idolâtries,  rien  ne  fut  oublié. 
Puis  il  fallut  savoir  qui  d'elle  ou  de  lui  aimait  le  mieux  ;  éternel 
débat  des  amans,  toujours  soulevé  et  jamais  résolu. 

—  J'aime  plus  que  vous ,  car  je  vous  dois  plus,  répétait 
Launay,  en  jouant  avec  l'écharpe  de  Fanny. 

—  On  ne  peut  jamais  devoir  plus  que  le  bonheur. 

—  Moi  j'aime  en  vous  votre  douceur,  votre  intelligence  , 
votre  beauté;  mais  vous,  que  pouvez-vous  aimer  en  moi? 

—  J'aime  votre  amour. 

—  Ah  !  oui ,  aimez  cela  ,  Fanny  ,  s'écriait  le  jeune  homme  , 
aimez  cela,  car  c'est  la  seule  chose  que  je  sois  sûr  de  ne  perdre 
jamais;  vous  avez  raison,  c'est  là  mon  charme,  aimez  mon 
amour,  car  il  est  immense,  car  c'est  le  premier,  le  seul  que  j'aie 
ressenti. 

—  Le  premier,  le  seul,  répétait  Fanny  en  secouant  la  tête  , 
et  cependant  cette  main  porte  une  bague  d'alliance. 

—  Cet  anneau?  ah!  n'en  soyez  point  jalouse;  ce  n'est  qu'à 
défaut  de  vous  qu'il  me  procurera  une  fiancée,  et  alors  mon 

3 


30  REVUE    DE  PARIS. 

infidélité  ne  pourra  vous  blesser  :  mon  ombre  voyagera  sur 
l'aile  des  vents,  couverte  d'un  nuage  sombre. 

—  Que  voulez-vous  dire. 

—  Rien,  rien,  enfant;  ne  nous  occupons  que  du  présent , 
parlez-moi  de  votre  tendresse  ;  si  vous  m'aimez  toutefois,  car 
vous  ne  me  l'avez  point  encore  dit. 

—  Méchant,  murmurait-elle,  souriante  et  confuse. 

—  Méchant  veut  dire  je  vous  aime  un  peu  ,  n'est-ce  pas?  et 
pourtant, miss,  vous  êtes  trop  bien  élevée  pour  m'aimer  devant 
le  monde  ;  quand  nous  ne  sommes  point  seuls  et  que  je  cherche 
à  vous  parler  du  regard  ,  vous  baissez  vos  grandes  paupières 
comme  une  pensionnaire  en  visite ,  et  vous  faites  de  vos  longs 
cils  une  sorte  d'éventail  à  votre  cœur.  Parmi  vous,  cela  s'ap- 
pelle, je  crois,  décence,  mais  dans  le  dictionnaire,  ma  belle 
miss,  cela  se  nomme  hypocrisie. 

Et  Fanny  de  se  récrier. 

—  Hypocrisie,  miss,  répétait  Edouard  en  souriant,  et  de  la 
moins  logique,  car  pourquoi  cacher  l'amour  quand  vous  ne 
cachez  pas  l'amitié?  Vous  souriez  à  M.  Burns  et  non  à  moi  ; 
vous  lui  accordez  des  faveurs  que  vous  me  refusez. 

—  Lesquelles  donc  ? 

—  Mille  :  par  exemple  cette  écharpe  que  je  tiens ,  c'est  lui 
qui  vous  l'a  donnée;  porteriez-vous  ainsi  un  présent  de  moi? 

—  Quelle  différence  ! 

—  Je  n'en  vois  pas.  Pourquoi  ne  m'accordez-vous  point 
aussi  cette  joie?  Laissez-moi  vous  donner  une  agrafe  pour 
cette  écharpe,  Fanny,  chaque  fois  que  je  vous  la  verrai,  je  me 
dirai  que  vous  pensez  à  moi.  Puis  ce  sera  comme  un  symbole 
de  l'union  que  vous  voulez  établir  entre  M.  Burns  et  moi. 

—  Plus  lard ,  plus  tard,  répondit  la  jeune  fille  prête  à  céder. 

—  Je  vous  l'enverrai  ce  soir,  dit  Edouard. 
Quelqu'un  entra. 

Une  heure  après ,  Launay  fouillait  dans  un  écrin  richement 
garni  et  en  retirait  un  magnifique  camée  que  Fanny  reçut  le 
jour  même  avec  un  billet  qui  ne  contenait  que  ces  mots. 

«  C'est  un  bijou  de  famille,  il  appartenait  à  ma  mère,  c'est 
elle  qui  l'offre  à  sa  fille.  » 

Ainsi  que  le  jeune  homme  l'avait  prévu,  ces  deux  lignes 
levèrent  les  derniers  scrupules  de  la  jeune  fille,  et  lorsqu'il 


REVUE  DE  PARIS.  31 

descendit  le  soir  dans  la  salle  commune  où  les  baigneurs 
étaient  réunis ,  il  aperçut  miss  Morpeth  trop  entourée  pour 
qu'il  pût  lui  parler,  mais  qui  le  cherchait  des  yeux  ;  le  camée 
retenait  son  écharpe.  Edouard  la  remercia  d'un  regard  plein  de 
reconnaissance  et  d'amour. 

Dans  ce  moment  M.  Burns  entra.  Après  avoir  salué  tout  le 
monde  ,  il  s'approcha  de  miss  Morpeth  :  en  se  penchant  vers 
elle  pour  lui  parler  ,  ses  yeux  rencontrèrent  le  camée  ;  il  s'ar- 
rêta court. 

—  Qu'avez-vous  ?  demanda  Fanny  étonnée. 

—  Je  ne  vous  connaissais  pas  ce  bijou,  dit-il  en  désignant 
l'agrafe  du  regard. 

Miss  Morpeth  devint  confuse. 

—  Depuis  quand  est-il  en  votre  possession? 

—  D'aujourd'hui  seulement. 

II  s'approcha  davantage  et  l'examina  plus  attentivement. 

—  A  qui  l'avez-vous  acheté? 

—  Je  ne  l'ai  point  acheté,  murmura  la  jeune  fille,  n'osant 
lever  les  yeux. 

M.  Burns  fit  un  brusque  mouvement  de  surprise. 

—  On  vous  l'a  donné? 
Elle  ne  répondit  pas. 

Il  laissa  échapper  un  geste  de  mécontentement  et  parut  prêt 
à  adresser  un  reproche  à  la  jeune  fille;  mais  comme  s'il  eût 
senti  que  le  lieu  n'était  point  favorable  pour  une  explication  : 

—  Nous  en  reparlerons ,  dit-il  ;  veuillez  seulemeut  me  con- 
fier un  instant  ce  camée. 

Miss  Morpeth  tremblante  le  détacha  et  le  lui  remit.  M.  Burns 
le  considéra  long-temps  avec  une  attention  singulière;  il  le 
retourna  en  tous  sens,  en  examina  les  moindres  détails  d'un 
air  d'incertitude  ,  mais  tout  à  coup  un  souvenir  sembla  l'illu- 
miner; il  posa  le  doigt  sur  une  aspérité  imperceptible  et  le 
camée  s'ouvrit.  11  ne  put  retenir  une  exclamation;  Fanny  sui- 
vait tous  ses  mouvemens  avec  une  sorte  d'épouvante.  Il  se 
tourna  brusquement  vers  elle. 

—  D'où  M.  Launay  a-t-il  eu  ce  camée? 

—  C'est  un  bijou  de  famille  que  lui  a  laissé  sa  mère. 

—  Il  vous  a  dit  cela  ? 

—  Il  me  l'a  dit. 


32  REVUE  DE  PARIS. 

Le  front  de  l'Anglais  s'assombrit.  Il  s'éloigna  tenant  toujours 
l'agrafe  et  se  mil  à  se  promener  dans  le  fond  de  la  salle.  Ses 
yeux  se  portaient  alternativement  du  camée  sur  Launay,  qui, 
placé  à  quelque  distance,  n'avait  rien  remarqué;  enfin  il  parut 
prendre  une  résolution  subite,  et  se  rapprocha  du  cercle  des 
baigneurs. 

Dans  ce  moment  un  Français  parlait  de  l'expédition  de 
l'Euphrate  et  des  dangers  que  courraient  les  explorateurs  au 
milieu  de  ces  peuplades  sauvages. 

—  Les  dangers  auxquels  on  est  exposé  en  Europe  ne  sont 
guère  moins  grands,  dit  vivement  M.  Burns  ,  et  il  est  peu  de 
voyageurs  qui  n'aient  couru  risque  de  la  vie  au  moins  une 
fois. 

—  Sur  les  routes  d'Angleterre  peut-être  ?  répondit  le  Fran- 
çais ,  mécontent  d'avoir  été  interrompu. 

—  En  France, monsieur  ,  il  n'y  a  pas  encore  douze  ans,  que 
moi  qui  vous  parle ,  j'y  ai  été  assassiné. 

Les  femmes  poussèrent  une  exclamation  d'effroi  et  de  cu- 
riosité. 

—  Vous,  vous,  comment  cela? 

Tous  les  sièges  se  rapprochèrent  ,  et  le  cercle  se  resserra 
autour  de  M.  Burns. 

—  C'est  un  événement  fort  simple,  reprit  il  ,  quoiqu'il  ait 
eu  pour  moi  des  suites  cruelles.  Après  être  débarqué  à  Brest , 
je  parcourais  la  Bretagne  en  chaise  de  poste;  j'étais  seul  et 
porteur  de  400,000  fr.  en  bank  notes.  Nous  devions  traverser 
une  grève  immense  appelée  grève  de  Saint-Michel. 

Launay  ,  qui  était  resté  à  l'écart  et  étranger  au  mouvement 
qui  s'était  fait  autour  de  M.  Burns,  tressaillit  au  nom  que  celui- 
ci  venait  de  prononcer;  il  leva  la  tête  et  prêta  l'oreille.  L'An- 
glais, qui  avait  tout  vu,  continua. 

—  Quand  nous  arrivâmes  à  ce  passage,  la  nuit  se  trouvait 
déjà  avancée  ,  et  l'obscurité  était  profonde.  La  chaise  de  poste 
commença  à  rouler  sur  le  sable  humide  sans  que  l'on  entendît 
le  bruit  des  roues,  ni  celui  des  chevaux.  Il  y  avait  quelque  chose 
d'étrange  dans  cette  situation.  Je  me  sentais  emporté  comme 
par  enchantement  à  travers  les  ténèbres;  à  ma  droite  et  sur 
une  ligne  immense,  je  voyais  des  formes  blanches  et  mouvantes 
qui  paraissaient  et  disparaissaient  alternativement.  Une  rumeur 


REVUE  DE  PARIS.  33 

confuse,  semblable  à  celle  d'une  multitude,  venait  de  ce  côté; 
c'était  le  bruissement  de  la  marée  qui  descendait.  Je  roulais 
ainsi,  depuis  dix  minutes,  tout  occupé  du  spectacle  bizarre 
que  j'avais  sous  les  yeux  ,  lorsque  la  voiture  passa  devant  un 
rocher  accroupi  au  milieu  de  celle  plaine  de  sable  comme  un 
sphinx  égyptien  dans  le  désert.  —  Vlrglas ,  me  cria  le  pos- 
tillon en  me  montrant  avec  son  fouet  l'écueil  énorme.  Ce  nom 
devait  rester  gravé  dans  ma  mémoire.  A  peine  avions-nous 
dépassé  le  rocher,  que  la  chaise  s'arrêta  subitement.  J'entendis 
un  cri  et  le  bruit  que  fait  la  chute  d'un  homme;  je  m'élançai 
à  la  portière  ,  mais  je  n'eus  le  temps  de  rien  voir;  je  retombai 
àl'inslant  dans  la  voilure,latêtebrisée  et  baigné  dansmon  sang. 

Un  long  murmure  d'horreur  interrompit  M.  Burns.  Il  tourna 
les  yeux  vers  Launay  :  celui-ci  n'avait  point  quitté  la  même 
place ,  mais  sa  pâleur  était  effrayante. 

Il  reprit  : 

—  Lorsque  je  revins  à  moi ,  plusieurs  jours  après,  je  sus 
que  des  pêcheurs  m'avaient  recueilli  sur  la  grève,  où  l'on  avait 
trouvé  ma  voiture  pillée  et  le  postillon  mort.  Je  fus  trois  mois 
à  me"  rétablir  de  ma  blessure. 

—  Et  l'on  ne  put  découvrir  vos  assassins?  demandèrent  plu- 
sieurs personnes  en  même  temps. 

—  Les  recherches  qui  furent  faites  alors  n'amenèrent  aucun 
résultat.  J'avais  pourtant  quelque  espoir,  car,  parmi  les  objets 
volés ,  se  trouvait  une  cassetle  qui  contenait  plusieurs  bijoux 
faciles  à  reconnaître,  entre  autres,  un  camée  semblable  à 
celui-ci. 

M.  Burns  montra  l'agrafe  qu'il  avait  gardée  à  la  main.  On 
se  penchait  déjà  pour  l'examiner ,  lorsque  miss  Fanny  poussa 
un  cri  :  touslesyeux  se  tournèrent  vers  l'endroit  qu'indiquaient 
ses  regards.  Edouard  Launay  s'appuyait  au  mur,  prêt  à  perdre 
connaissance. 

—  Ou'a-t-il?  s'écria-t-on  de  tous  côtés. 
M.  Burns  se  leva. 

—  Je  puis  vous  l'apprendre 

—  Mon  père.... ,  cria  Fanny  en  s'élançant  vers  lui,  éperdue 
et  les  mains  suppliantes. 

L'Anglais  s'arrêta  et  la  reçut  dans  ses  bras,  presque  évanouie. 
Mais  àce  cri  tous  les  spectateurs  s'étaient  détournés  stupéfaits. 

3. 


34  REVUE  DE  PARIS. 

Launay  lui-même  l'entendit  ;  il  se  redressa  comme  un  spectre , 
écarta  ceux  qui  l'entouraient ,  et ,  apercevant  M.  Burns  qui 
soutenait  la  jeune  fille  : 

—  Son  père!  son  père!  répéta- t-il  avec  égarement  :  mon 
Dieu  !son  père! 

Il  chercha  un  instant  autour  de  lui  d'un  œil  éperdu;  et,  s'é- 
lançant  vers  la  porte  ,  il  disparut. 


$  VI. 


Les  soins  que  M.  Burns  fut  obligé  de  faire  donner  dans  les 
premiers  instans  à  miss  Morpeth  ,  qui  venait  d'être  saisie  de 
spasmes  et  d'une  fièvre  violente,  le  détournèrent  de  toute  autre 
pensée.  Sa  fille,  car  nous  pouvons  désormais  lui  donner  ce 
nom,  venait  enfin  de  s'assoupir;  il  l'avait  quittée  un  instant, 
et  se  promenait  pensif  dans  la  chambre  qui  précédait  celle  de 
Fanny,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  doucement,  et  Edouard  Launay 
parut  sur  le  seuil.  M.  Burns  recula  de  surprise,  et  presque 
d'effroi.  Le  jeune  homme  s'arrêta  ;  il  y  avait  tant  d'humilité 
dans  son  attitude,  que   l'Anglais  en  fut  rassuré. 

—  Vous  ne  m'attendiez  pas,  sans  doute,  monsieur,  dit 
Edouard  à  voix  basse. 

—  Il  est  vrai;  les  assassins  ont  d'habitude  plus  de  prudence. 

—  Aussi  en|aurais-je  davantage, si  j'étais  un  assassin;  mais  je 
liens  à  vous  détromper,  monsieur. 

M.  Burns  secoua  la  tête. 

Ah!  ne  vous  pressez  point  de  juger  ;  ce  que  je  vais  vous  dire 
me  laisse  assez  coupable  pour  qu'on  me  croie.  Du  reste ,  mon- 
sieur, la  preuve  que  je  n'ai  point  trempé  dans  ce  crime  est 
facile  ;  à  l'époque  où  il  fut  commis,  je  me  trouvais  depuis,  un 
an  dans  les  mers  du  Sud  :  ces  états  de  service  en  font  foi. 

L'Anglais  jeta  les  yeux  sur  le  papier  que  Launay  lui  présenta. 

—  D'où  vous  vient  alors  ce  camée?  deraanda-t-il;  pourquoi 
votre  trouble  en  écoutant  tout-à-1'heure  mon  récit?  Il  est  évi- 
dent que  vous  avez  eu  connaissance  du  crime,  si  vous  n'y 
avez  pris  part. 

—  J'en  ai  eu  connaissance. 


REVUE  DE  PARIS.  35 

—  Vous  avez  remis  cette  agrafe  à  miss  Fanny  comme  un 
héritage  de  famille;  est-ce  votre  famille  que  je  dois  accuser? 

Launay  frémit;  une  justification  à  laquelle  il  n'avait  point 
songé  lui  était  indiquée...  !  mais  il  eut  honte  de  cette  pensée* 

—  Non ,  non ,  dit-il ,  ma  famille  fut  toujours  respectée  et 
digne  de  l'être. 

—  Quelle  part  avez-vous  donc  eue  au  crime,  malheureux  ? 

—  J'en  ai  accepté  l'héritage  :  voilà  ma  faute.  Ecoulez-moi  , 
monsieur,  mes  inslans  sont  précieux,  et  je  n'ai  point  de  temps 
à  perdre. 

M.  Burns  lui  fit  signe  qu'il  l'écoulait.  Alors  Launay  lui  ra- 
conta tout  ce  qui  s'était  passé  :  la  révélation  de  Pierre  Cranou, 
sa  mort, les  recherches  qu'il  avait  faites,  d'après  ses  indications, 
dins  Tlrglas;  enfin,  leur  succès.  Quand  il  eut  achevé  cette 
longue  confession  dans  laquelle  il  ne  négligea  aucun  détail ,  il 
présenta  à  M.  Burns  un  portefeuille  et  un  écrin. 

—  Vos  400.000  fr.  ont  été  placés  sur  l'état,  continua-t-il  , 
vous  en  trouverez  là  les  reçus,  avec  un  acte  de  ma  main  qui 
vous  en  confère  la  propriété.  L'écrin  renferme  le  reste  de  ce 
qui  vous  avait  été  enlevé. 

M.  Burns  examina  les  papiers  et  l'écrin.  Lorsqu'il  se  fut  as- 
suré que  rien  ne  manquait  : 

—  Monsieur,  dit-il  à  Launay  avec  un  certain  embarras  ,  ce 
que  vous  venez  de  me  raconter  est  si  étrange,  cette  restitution 
est  pour  moi  si  imprévue,  que  je  ne  sais  quels  sentimens  vous 
témoigner  ,  et  si  je  dois  vous  adresser  des  remerciemens  ou 
des  reproches.  Vous  avez  commis  une  faute  grave... 

—  Un  crime  ,  monsieur  ,  interrompit  Edouard  ,  un  crime. 
Oh  !  je  ne  cherche  point  à  farder  la  vérité.  Après  la  confidence 
de  Cranou,  j'ai  lutté  quelque  temps,  mais  sans  succès;  je  ne 
pensais  qu'au  trésor  caché.  Chaque  nuit  je  voyais  l'Irglas  dans 
mes  rêves,  j'y  apercevais  la  cassette  et  le  portefeuille.  Quand 
un  chef  brodé  d'or  me  rendait  à  peine  mon  salut,  quand  un 
équipage  m'éclaboussait  dans  la  rue ,  quand  une  femme  élégante 
passait  près  de  mon  humble  uniforme  sans  se  détourner,  j'en- 
tendais une  voix  qui  criait  en  moi  :  L'Irglas  ,  l'Irglas  !  Là  était 
tout  :  les  saluts polis,  les  équipages,  les  sourires  de  femmes  ! 
Pour  devenir  riche,  il  me  suffisait,  comme  dans  les  contes  de 


36  REVUE  DE  PARIS. 

fées  ,  de  dire  :  Je  veux  !  Je  n'avais ,  nouveau  Moïse,  qu'à  frap- 
per le  rocher,  et  j'en  faisais  couler  un  ruisseau  d'or;  el  pour 
cela  il  ne  fallait  ni  tuer  ,  ni  parjurer  son  nom  ,  mais  seulement 
essuyer  le  sang  dont  un  autre  avait  taché  le  trésor,  el  l'empor- 
ter sans  rien  dire.  Je  succombai  :  mais  avec  ma  pauvreté,  je 
perdis  mon  repos;  une  ombre  me  suivait  partout.  A  chaque 
instant  il  me  semblait  qu'une  voix  allait  me  dire  :  Rends-moi 
ce  que  tu  as  volé.  Je  ne  marchais  plus  qu'avec  du  poison  ,  ré- 
solu de  ne  pas  survivre  à  ma  honte  si  j'étais  découvert.  Je  me 
répétais  en  vain  que  mes  craintes  étaient  insensées  ,  que  le  pro- 
priétaire de  ces  richesses  ne  vivait  plus  ;  car  ,  si  je  n'en  avais 
pointété  sûr,  je  crois  que  je  l'eusse  cherché  pour  le  tuer  !  Mal- 
gré tout,  j'avais  peur  comme  les  enfans  ont  peur  la  nuit,  par 
instinct  et  sans  savoir  pourquoi. 

Launay  s'arrêta  ;  depuis  quelques  instans  il  semblait  éprou- 
ver de  vives  souffrances ,  et  sa  main  se  portait  fréquemment  à 
sa  poitrine.  Après  un  court  silence  ,  il  reprit  : 

—  Mais  que  vous  importent  tous  ces  détails,  monsieur?  le 
récit  de  mes  tentations  et  de  mes  tourmens  ne  peut  intéresser 
que  moi  :  pardon ,  je  me  retire. 

Il  fit  deux  pas  vers  la  porte,  puis  s'arrêta  ,  comme  s'il  eût 
désiré  quelque  chose  qu'il  n'osait  demander. 

—  Nous  ne  nous  reverrons  plus ,  dit-il  d'une  voix  entrecou- 
pée et  sans  lever  les  yeux....  L'adieu  que  je  vous  fais  peut  être 

considéré  comme  celui  d'un  mourant....  monsieur j'aurais 

voulu...  j'avais  espéré  qu'il  ne  serait  point  entendu  de  vous 
seul... monsieur...  oh!  qu'elle  me  jette  un  dernier  coup  d'œil , 
que  je  l'entende  encore  parler  une  seule  fois  ! 

Il  s'arrêta,  et  regarda  M.  Burns  ;  mais  celui-ci  avait  baissé 
les  yeux  à  son  tour. 

—  Je  comprends ,  dit  Edouard  accablé  ,  vous  me  jugez  in- 
digne de  cette  dernière  faveur;  je  n'ai  point  droit  de  me 
plaindre  ,  il  n'y  a  que  ceux  qui  sont  purs  qui  peuvent  exiger  la 
pitié. 

Il  s'inclina  profondément  et  se  disposait  à  sortir  lorsque 
Fanny  parut  tout  à  coup.  Elle  était  vêtue  de  blanc,  ses  cheveux 
étaient  épars  et  ses  yeux  étincelaient  du  feu  de  la  fièvre.  En  la 
voyant,  Launay  ne  put  retenir  un  cri;  les  deux  amans  restè- 
rent vis  à  vis  l'un  de  l'autre ,  immobiles  et  palpitans.  M.  Burns 
courut  à  sa  fille. 


REVUE  DE  PARIS.  57 

—  Que  cherchez-vous  ici,  miss  Fanny?  s'écria-t-il;  rentrez, 
je  le  veux.... 

—  Ah  !  monsieur,  ne  m'enviez  pas  cette  triste  et  dernière 
joie,  dit  Launay  d'un  accent  si  doux ,  que  la  jeune  fille  fondit 
en  larmes. 

Il  se  tourna  vers  elle. 

—  Miss  Fanny,  soyez  hénie  pour  ces  larmes,  soyez  hénie  pour 
être  venue;  je  n'espérais  plus  vous  voir. 

—  J'ai  tout  entendu ,  balbulia-t-elle  au  milieu  de  ses  san- 
glots. 

—  Vous  me  méprisez  bien  ,  alors. 

Pour  toute  réponse  ,  miss  Morpelh  se  jeta  dans  ses  bras  Lau- 
nay s'attendait  si  peu  à  cet  élan ,  qu'il  resta  un  instant  comme 
étourdi  de  bonheur  ;  mais  bientôt,  revenant  au  sentiment  de  sa 
joie,  il  serra  la  jeune  fille  sur  son  cœur  en  couvrant  de  baisers 
sa  tète  et  son  visage.  Pendant  quelques  minutes  ce  ne  furent 
qne  sanglots  ,  caresses ,  noms  répétés  ;  enfin  les  deux  amans 
semblèrent  succomber  à  leur  émotion  ;  ils  s'affaissèrent  sur 
eux-mêmes  et  glissèrent  à  genoux  sur  le  parquet  en  se  tenant 
entrelacés.  M.  Burns  ,  qui  jusqu'alors  était  resté  muet  de  stu- 
peur, saisit  enfin  le  bras  de  sa  fille  avec  violence  et  chercha  à 
l'arracher  aux  étreintes  d'Edouard  ;  mais  Fanny  résista. 

—  Laissez-moi,  mon  père  ,  dit-elle  avec  une  exaltation  déli- 
rante ;  j'ai  promis  d'être  à  lui. 

—  Fanny ,  vous  êtes  insensée. 

—  J'ai  promis  d'être  à  lui,  je  ne  le  quitterai  plus. 

—  Monsieur ,  dit  l'Anglais  qui  tremblait  de  colère ,  sur  votre 
tête,  laissez  cette  jeune  fille. 

—  Ecoutez-moi,  mon  père,  dit  tout  à  coup  Fanny  en  se  dres- 
sant sur  ses  genoux;  abandonnez-moi  et  laissez-moi  le  suivre. 
Je  ne  ferai  point  de  honte  à  votre  nom  illustre,  car  la  tache 
qui  couvre  ma  naissance  ne  m'a  jamais  permis  de  le  porter  ;  je 
ne  ferai  point  de  vide  dans  votre  vie,  car  je  n'ai  jamais  été 
pour  vous  qu'un  remords  ou  un  embarras.  Je  veux  vous  en  dé- 
livrer, mon  père.  Dites-vous  qu'aujourd'hui  je  suis  morte:  cette 
robe  blanche  est  mon  linceul.  Adieu,  mon  père,  je  ne  suis  plus 
la  fille  d'un  prince,  mais  la  femme  d'Edouard  ;  adieu  jusqu'au 
ciel. 

En  parlant  ainsi ,  miss  Fanny ,  folle  d'amour ,  entoura  de  ses 


58  REVUE  DE  PARIS. 

brasLaunay  et  cacha  contre  son  sein  sa  tête  éehevelée.M.Durns 
ne  put  supporter  plus  long-temps  ce  spectacle.  Au  comble  de 
l'emportement ,  il  saisit  Fanny  d'une  main  et  leva  l'autre  avec 
menace  sur  Edouard. 

—  Pont  de  violence,  monsieur  ,  dit  celui-ci  avec  effort;  ne 
craignez  rien ,  je  n'accepterai  point  le  sacrifice  de  cet  ange ,  je 
ne  puis  l'accepter.  Moi  qui  n'ai  pas  voulu  vivre  pauvre,  avez- 
vous  pensé  que  je  me  résignerais  à  vivre  pauvre  et  déshonoré. 
Éloignez  votre  fille ,  monsieur  ;  ne  voyez-vous  donc  pas  que  je 
meurs  ? 

Fanny  jeta  un  cri  ;  elle  se  pencha  vers  le  jeune  homme  qui 
chancelait  et  le  reçut  dans  ses  bras.  Alors  Edouard  sourit,  cher- 
cha le  cœur  de  la  jeune  fille ,  et  y  déposa  doucement  sa  tête 
glacée. 

Emile  Souvestre. 


YOUSUF-BEY. 


Dans  le  courant  du  mois  d'août  1830  ,  un  jeune  musulman  , 
attaché  en  qualité  d'interprète  à  la  police  d'Alger  ,  fut  accusé 
d'avoir  entretenu  une  correspondance  coupable  avec  les  enne- 
mis de  la  France,  nouvelle  souveraine  du  pays.  Déjà  il  av.iit  été 
jeté  à  bord  d'un  bâtiment  de  guerre  pour  être  envoyé  en  exil  à 
Toulon ,  lorsqu'une  voix  amie  prit  sa  défense  auprès  du  géné- 
ral qui  commandait  alors  à  Alger.  Soit  que  l'accusation  s'élayàl 
de  preuves  peu  concluantes,  soit  que  son  protecleur  parvint  à 
intéresser  celui  qui  l'écoutait,  toujours  est-il  que  le  général 
désira  l'entendre.  A  la  première  vue,  le  prisonnier  ne  pouvait 
manquer  d'exciter  une  vive  sympathie.  Les  traits  de  Yousuf 
avaient  tout  à  la  fois  une  expression  molle  et  tière;  son  regard 
était  également  doux  et  pénétrant;  ses  manières  avaient  quel- 
que chose  de  caressant  ;  on  aurait  pu  leur  trouver  un  charme 
en  quelque  sorte  féminin.  Sa  parole  pittoresque,  par  son  incor- 
rection même,  reflétait  souvent  une  pensée  fine  et  spirituelle 
rendue  plus  originale  encore  par  sa  lutte  avec  l'idiome  qui  ser- 
vait à  l'exprimer.  Ajoutez  à  toutes  ces  qualités ,  et  souvent 
comme  en  contradiction  avec  elles,  une  allure  décidée  et  guer- 
rière. Cette  apparition  inattendue  captiva  le  général,  qui  ap- 
précia vite  la  puissance  du  caractère  de  Yousuf ,  oublia  sa 
prétendue  trahison  et  lui  ouvrit  les  rangs  de  l'armée  fran- 
çaise. 

Yousuf  avait  alors  de  22  à  25  ans.  Depuis  deux  mois  seule- 


40  REVUE  DE  PARIS. 

ment,  il  avait  quitté  Tunis  et  le  sérail.  Il  ignore  encore  aujour- 
d'hui son  pays  natal,  ou  feint  de  l'ignorer,  aimant  à  irriter  la 
curiosité  de  ceux  qui  l'écoutent  et  jouant  volontiers  avec  ses 
souvenirs.  Tantôt  sa  mémoire  lui  rappelle  Napoléon  et  la  Mé- 
diterranée ,  tantôt  la  Géorgie,  et  les  splendides  horizons  de 
l'Orient.  Cependant,  à  en  croire  ses  propres  paroles  dans  des 
momens  d'abandon ,  on  lui  donnerait  plutôt  pour  patrie  quel- 
que ville  du  littoral  de  l'Italie.  Les  souvenirs  du  catholicisme 
si  vivans  dans  sa  mémoire,  son  accent  italien  qui  ne  l'abandonne 
pas,  même  lorsqu'il  s'exprime  en  français,  son  organisation 
toute  musicale,  la  mobilité  de  ses  traits,  la  structure  de  son 
corps  et  la  nature  de  son  intelligence ,  bien  que  fortement 
imprégnée  d'idées  orientales,  accusent  une  origine  euro- 
péenne. 

Quoi  qu'il  en  soit,  transporté  à  Tunis  dès  son  enfance, 
Yousuf  y  avait  grandi,  esclave  du  bey  ,  comme  il  le  dit  lui- 
même  ,  ou  bien  esclave  d'un  raamelouck  du  bey  ,  comme  on  l'a 
rapporté  depuis.  Il  avait  donc  rompu  violemment  avec  la  vie 
orientale  pour  venir  se  faire  adopter  ou  reconnaître  par  l'Eu- 
rope. Quelles  causes  lui  ont  conseillé  ou  imposé  ce  divorce? 
C'est  tout  au  plus  si  le  romancier  aurait  à  glaner  dans  le  récit 
de  ces  quelques  aventures  de  harem  auxquelles  on  s'est  plu  à 
attribuer  sa  fuite  de  Tunis.  Qu'on  ne  s'étonne  donc  pas  si , 
dans  une  étude  de  caractère ,  nous  dépouillons  à  dessein  les 
premières  années  de  Yousuf  des  ornements  romanesques  dont 
on  s'est  efforcé  de  l'embellir ,  et  si  nous  essayons  de  deviner  à 
notre  manière  les  motifs  qui  lui  ont  fait  déserter  le  sérail  où  il 
avait  grandi,  interrompre  la  vie  qu'il  avait  commencée. 

Nous  l'avons  déjà  dit ,  nous  penchons  à  croire  que  Yousuf 
est  né  sur  le  littoral  italien.  Aussi  des  souvenirs  d'un  autre 
culte,  d'un  autre  peuple,  d'un  autre  ciel ,  se  confondaient  en 
lui  avec  les  souvenirs  de  son  berceau.  De  lointaines  et  harmo- 
nieuses réminiscences  d'une  autre  langue  venaient  se  mêler  à 
l'idiome  nouveau  qu'on  lui  avait  appris  ;  puis ,  quand  l'âge  de 
la  puberté  vint  fermer  sur  lui  les  portes  du  harem,  il  revit  des 
Européens ,  entendit  le  langage  qui  le  premier  avait  frappé  ses 
oreilles.  Dès-lors,  il  ne  lui  fut  plus  permis  d'être  musulman 
sans  arrière-pensée.  A  quelque  rang  qu'il  fût,  il  ne  pouvait 
plus  rester  insouciant  de  l'esclavage.  11  réapprit  sa  langue  ma- 


REVUE  DE  PARIS.  41 

ternelle,  approcha  souvent  ces  étrangers  qui  lui  rappelaient  le 
souvenir  de  ceux  qui  s'étaient,  aux  jours  de  son  enfance  ,  pen- 
chés sur  son  berceau.  Déjà  l'Europe  l'avait  réclamé. 

Enfin  Yousuf  quitta  Tunis,  un  brick  français  le  déposa  à 
Alger  dans  le  courant  du  mois  de  juillet  1830.  La  France  avait 
alors  plus  besoin  d'interprètes  que  de  soldats  ;  on  fit  de  Yousu? 
un  interprèle  ,  et  on  le  plaça  à  la  police.  Epoque  critique  pour 
la  destinée  du  jeune  homme  !  Combien  n'avait-il  pas  de  chances 
de  se  perdre  sans  retour  à  ce  premier  contact  avec  les  choses 
d'Europe  par  leur  côlé  le  plus  impur  !  Nous  devons  ,  dès  à  pré- 
sent .  reconnaître  en  lui  quelques  symptômes  d'une  nature  fine 
et  supérieure  qui  sut  résister  à  des  épreuves  délétères.  Peut-être 
aussi  Yousuf  dut-il  son  salut  à  ce  qu'il  avait  conservé  de  l'édu- 
cation musulmane ,  source  d'une  sorte  de  stoïcisme  orgueilleux 
et  hautain  qui  ôte  toute  solidarité  entre  l'homme  et  le  métier 
qu'il  exerce.  L'un  n'anticipe  jamais  sur  l'autre. 

Quand  on  fit  de  Yousuf  un  soldat  français ,  il  conserva  une 
existence  exceptionnelle  ;  il  vint  combattre  sous  nos  drapeaux , 
mais'ne  se  laissa  pas  absorber  dans  nos  rangs.  Nous  remar- 
querons souvent ,  dans  sa  vie  militaire  et  politique ,  cet  instinct 
qui  le  porle  à  se  poser  isolément ,  et  qui  a  pu  lui  être  inspiré 
par  le  pressentiment  d€  sa  mission ,  peut-être  aussi  par  un 
penchant  qui  l'entraîne  à  rechercher  l'effet  théâtral.  Yousuf, 
rendu  bientôt  à  sa  destination  ,  s'entoura  de  quelques  Turcs  , 
et,  aidé  de  vingt-cinq  hommes  et  de  son  sabre  ,  il  se  mit  à 
faire  la  police  des  routes. 

On  ne  s'attend  pas  que  nous  ayons  la  volonté  de  reproduire 
cette  vie  aventureuse  dans  tous  ses  détails.  Nous  tenons  à  hon- 
neur qu'aucun  trait  d'une  physionomie  multiple  et  mobile  ne 
nous  échappe  ,  peu  soucieux  ensuite  de  l'omission  de  quelques 
faits.  Aussi  ne  suivrons  nous  pas  Yousuf  sur  les  roules  de  Blida, 
de  Méliana  et  d'Oran  ;  il  nous  suffira  de  dire  que  partout  il  s'est 
montré  fécond  en  expédiens,  habile  à  commander,  audacieux 
avec  intelligence. 

Nous  nous  transporterons  donc  à  une  nouvelle  époque  criti- 
que pour  Yousuf.  Le  général  Clausel,  son  protecteur,  lui  avai 
fait  obtenir  les  épauletles  de  capitaine;  mais  il  part  bientôt 
après  :  on  organise  le  régiment  des  chasseurs  algériens;  You- 
suf y  est  incorporé  ;  le  jeune  et  brillant  aventurier  est  con<l  miné 

T05IE    XI.  4 


42  REVUE  DE  PARIS. 

à  la  vie  prosaïque  et  terne  d'un  capitaine  de  garnison.  Il  cher- 
che toutefois  à  s'y  assouplir  :  il  étudie  l'école  du  cavalier ,  et  se 
plie  à  la  discipline,  non  pas  sans  le  secours  de  quelques  arrêts. 
Mais  c'était  son  corps  qu'il  livrait  ainsi  aux  nécessités  du  mo- 
ment. Son  esprit  ardent  et  inquiet  n'oubliait  pas  que  son  che- 
min était  tracé  à  part  et  ouvert  pour  lui  seul.  Yousuf ,  en  qui 
l'instinct  de  sa  destinée  veillait  toujours  ,  comprit  que  son  rôle 
à  Alger  était  fini,  et  que  pour  s'en  faire  un  nouveau,  il  de- 
vait d'abord  se  créer  un  théâtre.  Il  jeta  les  yeux  sur  Bône. 

Bône,  depuis  la  conquête,  avait  passé  par  de  nombreuses  vi- 
cissitudes. Abandonnée  par  la  France  qui  d'abord  l'avait  fait 
occuper ,  oubliée  par  Ahmed ,  bey  de  Conslantine ,  que  d'autres 
soins  absorbaient,  elie  s'était  long-temps  gouvernée  elle-même; 
puis,  après  avoir  vu  égorger  dans  ses  murs  une  petite  garni- 
son de  Zouaves  envoyés  d'Alger .  elle  était  tombée  au  pouvoir 
de  l'instigateur  de  cette  sanglante  perfidie,  Ibrahim,  ancien  bey 
de  Constantine.  Mais  Ahmed-Bey  avait  bientôt  voulu  faire  ren- 
trer Bône  sous  sa  domination.  Ben-Issa,  son  lieutenant,  était 
venu  l'investir  à  la  tête  d'une  petite  armée.  Les  habitans  de  Bône 
et  la  garnison  de  la  Casbah  furent  réduits  à  de  cruelles  extré- 
mités. Le  massacre  des  Zouaves  ayant  rompu  toutes  les  rela- 
tions maritimes ,  aucun  navire  n'arrivait  plus  dans  le  port.  Re- 
connaître Ahmed-Bey ,  c'était  accepter  un  règne  de  réactions  et 
de  pillage  ;  lui  résister ,  c'était  se  soumettre  à  la  famine.  De 
quelque  côté  que  cette  malheureuse  population  tournât  ses  re- 
gards, elle  ne  voyait  que  ruine  et  détresse.  Elle  devait  se  jeter 
dans  les  bras  de  quiconque  lui  présenterait  un  espoir  de  salut. 
C'est  ce  que  Yousuf  comprit  et  c'est  ce  qu'il  fit  comprendre  au 
duc  de  Rovigo.  Le  9  février  1832,  la  Béarnaise  entrait  en  rade 
de  Bône.  Yousuf  était  à  bord. 

La  prudence  la  plus  circonspecte  avait  dicté  les  instructions 
données  au  capitaine  de  la  Béarnaise  ;  car,  lorsqu'il  se  trouva 
en  face  de  la  Casbah ,  il  ne  voulut  pas  mouiller  et  refusa  aux 
instances  de  Yousuf  une  embarcation  pour  le  mener  à  terre.  La 
goélette  louvoya  donc  inutilement  dans  la  rade  ,  et  à  tout  ha- 
sard elle  tira  un  coup  de  canon.  La  garnison  de  la  Casbah  s'e- 
meul  à  ce  signal ,  une  chaloupe  se  détache  de  terre  et  accoste 
la  goélette.  On  n'avait  pas  eu  le  temps  d'échanger  quelques  pa- 
roles avec  les  soldats  turcs  qui  remplissaient  l'embarcation,  que 


REVUE  DE  PARIS.  43 

Yousuf  s'était  jeté  au  milieu  d'eux  et  leur  avait  ordonné  de  le 
conduire  devant  leur  maître. 

Ibrahim  était  entouré  d'une  trentaine  de  soldats  et  des  prin- 
cipaux habitons  de  la  ville,  lorsque  Yousuf  parut  devant  lui. 
D'un  geste  dédaigneux  ,  il  lui  désigna  ,  pour  s'asseoir  ,  une 
natte  étendue  à  ses  pieds  ,  affectant  de  lui  refuser  une  place 
sur  son  divan.  «J'avais  cru  ,  dit  Yousuf  en  se  retirant  vers 
la  porte,  que  je  trouverais  ici  un  homme  qui  se  souviendrait 
qu'il  a  été  bey  ;  je  me  suis  trompé  ,  je  n'ai  trouvé  qu'un  cha- 
melier. «  Mais  soldats  et  habitans ,  tous  l'empochèrent  de  sor- 
tir ,  et  Ibrahim  changeant  de  manières ,  l'invita  amicalement 
à  s'asseoir  auprès  de  lui.  Une  longue  conversation  s'engagea, 
et  il  fut  arrêté  qu'un  consul  français  serait  installé  à  Bône, 
que  l'autorité  d'Alger  encouragerait  des  bâlimens  de  com- 
merce à  venir  approvisionner  la  ville  ,  et  que  de  leur  côté  les 
habitans  de  Bône  résisteraient  jusqu'à  la  dernière  extrémité  à 
l'armée  du  bey  de  Constanline.  Yousuf  promit  en  outre  d'ap- 
porter des  vivres  à  la  garnison  de  la  Casbah. 

De  retour  à  Alger,  Yousuf  fait  accueillir  ses  projets  parle 
duc  de  Rovigo.  Le  capitaine  d'artillerie  Darmandy  ,  homme 
que  son  courage  froid  et  réfléchi  et  une  longue  expérience  des 
choses  du  Levant  rendaient  singulièrement  propre  au  rôle 
qu'on  lui  destinait  ,  fut  désigné  pour  l'accompagner.  Quatre 
jours  après  son  arrivée ,  la  Béarnaise  les  portail  tous  deux  à 
Bône ,  voguant  de  conserve  avec  une  chaloupe  canonnière 
chargée  de  vivres.  M.  Darmandy  fut  reconnu  pour  consul  de 
France.  Les  habitans  de  Bône  virent  en  lui  un  sauveur  ;  car, 
suivant  leur  pittoresque  expression  ,  il  devait  leur  ouvrir  la 
mer.  Yousuf  partit  ensuite  pour  Tunis  où  l'appelait  une  autre 
mission.  Là  il  ne  larda  pas  à  apprendre  la  prise  de  Bône  par 
l'armée  du  bey  de  Constanline.  Il  quitta  aussitôt  Tunis  pour 
venir  rejoindre  M.  Darmandy ,  qui ,  à  bord  de  la  chaloupe  , 
était  parvenu  à  s'échapper  pendant  le  pillage  de  la  ville.  De- 
puis il  était  entré  en  relation  avec  Ben-Issa.  Le  jour,  il  per- 
suadait à  celui  ci  de  ne  pas  presser  l'attaque  de  la  citadelle, 
assurant  qu'il  n'attendait  qu'un  bâtiment  d'Alger  pour  faire 
partir  Ibrahim-Bey  et  les  siens  ;  la  nuit ,  il  s'introduisait  se- 
crètement dans  la  Casbah  pour  exhorter  Ibrahim  à  la  résis- 


44  REVUE  DE  PARIS. 

tance,  eu  lui  promettant  de  prompts  secours  ;  double  et  cou- 
rageuse manœuvre  qui  empêcha  Beu-Issa  de  prendre  la  Casbah, 
ou  bien  Ibrahim  de  la  lui  livrer  ;  périlleuse  diplomatie ,  dont 
une  faute  eût  été  punie  de  mort.  A  peine  arrivé  ,  Yousuf  ac- 
compagné de  M.  Darmandy,  se  rendit  à  la  citadelle,  dont  la 
garnison  n'avait  plus  pour  subsister  que  les  provisions  distri- 
buées par  les  Français,  et  déclara  péremptoirement  à  Ibrahim 
que  le  moment  était  venu  de  prendre  une  résolution  ;  que  pour 
éviter  que  la  Casbah  ne  tomb4t  au  pouvoir  d'Ahmed -Bey,  il 
fallait  y  arborer  le  drapeau  français  ;  qu'il  ne  lui  restait  donc 
qu'à  partir  soit  pour  Tunis,  soit  pour  Alger,  s'il  n'aimait  mieux 
laisser  les  matelots  de  la  Béarnaise  venir  garder  la  Casbah 
avec  ses  Turcs.  A  cette  brusque  déclaration,  Ibrahim,  furieux 
ordonna  la  mort  de  Yousuf  et  de  M.  Darmandy.  Mais  déj;> 
Yousuf  avait  excité  de  nombreuses  sympathies  parmi  les  sol- 
dats d'Ibrahim.  D'ailleurs  ceux-ci  répugnaient  à  rendre  plus 
critique  une  position  déjà  presque  désespérée  ,  et  leur  chef 
renfermé  dans  un  fort  sans  munitions  et  sans  vivres ,  n'exer 
çaii  plus  sur  eux  qu'une  autorité  nominale.  A  l'hésitation  des 
siens,  Ibrahim  vit  qu'il  fallait  rétracter  un  ordre  qui  ne  serait 
pas  exécuté,  et  congédia  ses  anciens  alliés  d'un  air  froid  et 
soucieux  à  travers  lequel  Yousuf  entrevit  une  résolution  ar- 
rêtée. Aussi  recommanda-t-il  aux  Turcs  qu'il  s'était  déjà  atta. 
chés  de  lui  donner  avis  du  moindre  événement  par  un  signal. 
A  peine  le  jour  éclairait-il  la  Casbah  que  le  signal  apparut,  et 
presque  en  même  temps  une  embarcation  chargée  de  soldais 
turcs  approchait  de  la  Béarnaise.  Ibrahim  avait  fui  pendant 
la  nuit.  Yousuf  se  jette  dans  l'embarcation,  escalade  la  Casbah, 
détermine  la  garnison  à  recevoir  les  Français  dans  la  citadelle. 
M.  Darmandy,  informé  de  l'état  des  choses,  est  invité  à  venir 
aussitôt  avec  tout  ce  qu'il  pourrait  obtenir  d'hommes  de  l'équi- 
page de  la  Béarnaise.  Deux  heures  se  passèrent  dans  la  plus 
cruelle  anxiété.  Déjà  les  Turcs,  revenus  de  leur  première  stu- 
peur ,  se  demandaient  s'ils  consentiraient  à  livrer  la  Casbah 
à  des  infidèles  ,  lorsque  M.  Darmandy  parut ,  accompagné  de 
deux  officiers  de  marine  et  d'une  trentaine  de  matelots  ;  avant 
que  la  garnison  ait  eu  le  temps  d'exprimer  une  volonté  , 
des  cordes  sont  jetées  au  pied  des  remparts ,  les  Français 
^ntrent  dans  la  citadelle  ,  et  Yousuf  fait  arborer  le  pavillon 
national. 


REVUE  DE  PARIS.  43 

11  faut  supposer  que  rétonnement  fut  extrême  dans  le  camp 
d'Ahmed-Bey  ,  lorsqu'on  aperçut  le  pavillon  français  sur  la 
Casbah,  car  aussitôt  Ben  Issa  leva  le  camp  ,  fit  piller  et  brû- 
ler la  ville,  et  l'abandonna  en  entraînant  avec  lui,  ainsi 
qu'un  troupeau,  toute  la  population,  hommes,  femmes  et 
enfans. 

La  nuit  suivante ,  plus  de  dix  mille  Bédouins ,  attirés  par 
l'espoir  du  butin  ,  fondirent  sur  la  ville  et  achevèrent  de  la 
dévaster. 

Cependant  le  fanatisme  se  ranimait  chez  les  soldats  turcs  , 
qui,  au  nombre  de  cent  vingt-cinq,  pouvaient  aisément  écra- 
ser la  faible  garnison  française.  Déjà  trois  d'entre  eux,  plus 
ardens  que  les  autres ,  avaient  péri  de  la  main  de  Yousuf. 
Mais  bientôt  après  ce  sanglant  exemple,  les  murmures  re- 
naissaient, une  explosion  menaçait  de  plus  en  plus.  Yousuf 
prit  alors  une  de  ces  déterminations  extrêmes  qui  accusent 
dans  l'homme  une  égale  puissance  pour  s'oublier  soi-même . 
et  pour  dominer  les  autres.  11  rappela  aux  Turcs  que  les 
Bédouins  dévastaient  la  ville,  et  les  excita  vivement  à  se  dé- 
fendre. C'est  ainsi  qu'il  réussit  à  les  entraîner  hors  de  la 
citadelle,  et  qu'il  délivra  la  garnison  française  de  ses  redou- 
tables auxiliaires. 

Avant  d'entrer  dans  la  ville,  il  prit  des  mains  du  Bayraktar 
un  drapeau  tricolore  ,  le  planta  au-dessus  de  la  porte,  et  or- 
donna à  ses  compagnons  de  le  saluer  en  signe  de  leur  dé- 
vouement à  la  France.  Yousuf  remarqua  qu'un  Turc  était 
resté  immobile  avec  quelque  affectation  ,  tandis  que  tous  ses 
camarades  avaient  déchargé  leurs  armes.  Yousuf  lui  demande 
pourquoi  il  n'a  pas  obéi  ;  celui-ci  répond  qu'il  a  fait  comme 
les  autres.  Voyons,  dit  Yousuf;  et  lui  prenant  le  fusil  des 
mains,  il  dirige  le  canon  sur  la  poitrine  du  rebelle  ,  et  l'étend 
mort  à  ses  pieds. 

Depuis  cette  époque  jusqu'à  l'arrivée  des  six  cents  hommes 
de  troupes  françaises ,  c'est-à-dire  pendant  quinze  jours  envi- 
ron ,  Yousuf  contint  les  tribus  voisines  par  des  sorties  auda- 
cieuses ,  et  garda  la  ville  avec  cent  vingt-cinq  hommes  qu'il 
lui  avait  fallu  d'abord  subjuguer.  Pendant  tout  ce  temps,  il 
n'eut  ni  repos  ni  sommeil.  Il  allait  lui-même  distribuer  des 
vivres  aux  sentinelles  sur  les  remparts,  isolant  ses  soldats  les 

4. 


46  REVUE  DE  PARIS. 

uns  des  aulres  ,  et  ne  ieur  laissant  pas  le  temps  de  penser ,  à 
force  de  les  faire  agir.» 

Dans  le  récit  qui  précède  nous  sommes  restés  simples  nar- 
rateurs, les  faits  parlaient  assez  d'eux-mêmes ,  et  la  réflexion 
eût  été  superflue.  Mais  voici  que  l'homme  extérieur  s'effaçant 
un  peu,  nous  aurons  à  deviner  l'homme  intime  ;  six  semaines 
après  la  prise  de  la  Casbah  ,  le  général  d'Uzer  était  venu  com- 
mander à  Bône  ,  et  Yousuf  n'était  plus  que  le  chef  des  Turcs 
auxiliaires  soldés  par  la  France. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'ait  encore  eu  sous  le  général  d'Uzer  une 
vie  intéressante  et  souvent  animée.  Dans  la  première  année 
de  son  commandement ,  le  général ,  comprenant  alors  l'impor- 
portance  d'utiliser  un  pareil  homme,  en  avait  fait  l'ame  et 
l'instrument  de  ses  projets.  Pourquoi  a-t-il  cessé  de  le  com- 
prendre plus  tard  ?  la  faute  en  est-elle  à  lui  ou  à  Yousuf  • 
Yousuf  était  encore  bien  jeune  alors  ,  bien  ignorant  des  choses 
de  la  vie  et  surtout  de  la  vie  européenne.  Il  commit  de  graves  ira- 
prudences.  Un  homme  s'insinuait  peu  à  peu  auprès  du  général  qui 
devait  les  exploiter  cruellement  ;  vrai  type  de  l'astuce  orientale, 
humble,  avide  ,  lâche,  mais  habile,  Moustapha  Ben  Kerim  , 
ennemi  et  rival  occulte  de  Yousuf,  parvint  à  le  supplanter. 

Ici  notre  lâche  de  biographe  impartial  nous  commande  de 
mettre  à  nu  un  des  penchans  de  l'esprit  de  Yousuf.  Yousuf , 
malgré  son  éducation ,  malgré  sa  vie  aventureuse  ,  ne  sait 
guère  dominer  ses  impressions.  S'il  tente  cette  épreuve,  sa 
feinte,  maladroitement  combinée,  trahira  les  secrets  de  son 
cœur,  ou  plutôt  ses  sentiments  feront  brusquement  explosion, 
et  à  la  moindre  marque  de  sympathie ,  sa  parole  naïve  et  pas- 
sionnée sera  le  reflet  de  son  ame.  Yousuf  est  donc  un  homme 
vrai.  La  nature  lui  a  défendu  le  mensonge.  Cependant,  soit 
que  cette  imagination  orientale  répugne  à  une  froide  et  sévère 
analyse  des  faits  ,  soit  que ,  jeune  et  enthousiaste ,  Yousuf  se 
prenne  à  voir  les  choses  ainsi  que  les  lui  reproduit  le  mirage 
de  ses  passions,  toujours  est-il  que  dans  sa  bouche  la  réalité 
des  faits  est  souvent  altérée  ,  mensonge  de  bonne  foi  et  dont  il 
est  la  première  dupe. 

D'ailleurs,  la  bonne  harmonie  ne  pouvait  guère  se  maintenir 
entre  le  général  d'Uzer  et  Yousuf.  Il  n'y  a  guère  qu'un  homme 
bien  petit  ou  bien  grand  qui  puisse  consentir  au  succès  d'une 


REVUE  DE  PARIS.  47 

cause  à  laquelle  il  doit  présider  sous  la  condition  de  n'y  con- 
courir que  passivement  et  d'en  voir  récolter  la  gloire  par 
d'autres  que  lui.  Le  général  d'tlzer  voulait  bien  laisser  agir 
Yousuf  ,  mais  il  prétendait  se  conserver  le  mérite  delà  direc- 
tion. Yousuf,  d'une  nature  impressionable  ,  démonstrative  et 
vaniteuse,  commandant  mal  à  ses  pensées  comme  à  ses  paro- 
les ,  aimant  autant  les  apparences  que  la  réalité  du  pouvoir  , 
exprimait  souvent  des  prétentions  hostiles  et  qui  s'accordaient 
mal  avec  les  arrangemens  intimes  de  l'amour-propre  du  géné- 
ral ;  celui-ci  en  fut  secrètement  blessé  ;  la  malveillance  en- 
venima la  plaie.  Moustapha  ,  devenu  l'homme  nécessaire,  fit 
partager  ses  haines  ;  Yousuf  fut  oublié.  C'est  dans  celte  vie 
inactive  que  nous  aimons  à  le  suivre  ,  paraissant  oublier  le 
beylik  de  Constantine  qu'il  avait  rêvé  ,  redevenu  simple  et  naïf 
comme  un  enfant ,  étourdi  comme  si  sa  tète  n'avait  été  tra- 
versée d'aucune  pensée  sérieuse  ,  cherchant  le  plaisir  avec  les 
sensations  fraîches  de  l'adolescence  ,  et  si  expansif  dans  ses 
affec.tions,  qu'une  parole  irritée  d'un  ami  l'eût  fait  pleurer,  il 
a  dû  beaucoup  à  ces  trois  années  de  vie  inoccupée.  En  dépit 
de  sa  jeunesse ,  de  ses  illusions,  de  ses  folies ,  c'a  été  pour  lui 
une  vie  de  recueillement.  Il  s'est  replié  sur  lui-même  autant 
qu'il  lui  est  donné  de  le  faire  et  plus  qu'il  ne  l'avait  jamais 
fait.  Jusqu'alors  la  pensée  chez  lui  avait  été  l'esclave  de  l'ac- 
tion ;  l'esclave  s'affranchit  et  commença  à  vivre  pour  elle- 
même. 

Yousouf  se  trouvait  tout  à  coup  au  milieu  d'une  garnison  où 
de  loin  en  loin  se  rencontraient  quelques  esprits  au-dessus  du 
vulgaire  qui  sympathisaient  avec  le  sien.  Ceux-ci  s'attachèrent 
au  poétique  aventurier  et  mirent  de  l'émulation  à  agrandir  le 
cercle  de  ses  pensées,  à  cultiver  sa  féconde  intelligence.  Yousuf 
eut  enfin  sous  les  yeux  une  imitation  lointaine  de  nos  lois,  de 
nos  mœurs  et  de  notre  civilisation.  Il  ne  passait  guère  de  jour 
que  sur  la  place  publique,  ou  dans  nos  réunions,  il  ne  fît  une 
découverte  ,  et  qu'à  ses  idées  acquises  ne  vint  se  joindre  une 
idée  nouvelle. 

Dans  celle  exploration  d'un  monde  si  nouveau  pour  lui ,  ex- 
ploration pleine  de  fantaisie  et  de  caprice,  Yousuf  arrivait  sou- 
vent à  des  rapprochemens  ingénieux.  La  sagacité  de  ses  juge- 
mens  allait  quelquefois  jusqu'à  la  divination;  son  ignorance 


48  REVUE  DE  PARIS. 

naïve  et  ingénue  repoussait  bien  loin  tout  moyen  de  prémédi- 
tation, de  parti  pris  et  d'artifice.  Nos  mœurs,  nos  institutions 
n'avaient  pas  toujours  en  Yousuf  un  juge  bienveillant  et  fa- 
vorable ,  et  l'orgueil  européen  n'était  pas  à  l'abri  des  dédains 
du  jeune  mamelouk. 

Yousuf  eut  alors  de  nombreux  amis,  et ,  bien  qu'il  soit  resté 
fidèle  à  l'un  d'entre  eux,  il  nous  a  toujours  paru  capable  d'affec- 
tion plutôt  vives  que  durables.  Il  n'a  pas  la  pudeur  de  l'amitié, 
il  en  vient  trop  vite  à  ses  dernières  faveurs.  Mais  il  a  tout  le  dé- 
vouement passager,  tous  les  élans  généreux  des  caractères  en- 
thousiastes et  mobiles. 

Les  trois  années  qu'il  passa  dans  cette  vie  d'une  inaction 
imposée  ne  furent  guère  remplies  que  par  un  voyage  qu'il  fil  à 
Alger  au  commencement  de  1855  :  excursion  qui  n'eut  point 
d'influence  sérieuse  sur  les  destinées  de  Yousuf.  En  revanche 
sa  vanité  d'homme  y  trouva  de  vives  satisfactions.  Il  obtint  de 
nombreux  succès  auprès  des  femmes,  et  bien  que  toutes  n'oc- 
cupassent pas  le  même  rang  dans  la  hiérarchie  sociale,  son 
amour  quelque  peu  oriental  ne  fit  guère  cas  des  distinctions 
établies  par  nos  mœurs  européennes. 

Au  retour  du  maréchal  Clauzel ,  l'ambition  se  réveilla  chez 
Yousuf.  Appelé  à  Oran  pour  accompagner  le  prince  royal  à  l'ex- 
pédition de  Mascara,  il  s'y  rendit  en  toute  hâte ,  mais  trop  tard 
encore,  l'expédition  était  partie  depuis  deux  jours.  N'importe, 
un  matin  au  lever  du  soleil,  l'armée  française,  campée  à  huit 
lieues  de  Mascara ,  aperçut,  non  sans  quelque  élonnement, 
un  groupe  d'Arabes  venir  avec  sécurité.  C'était  Yousuf,  ac- 
compagné de  quelques  hommes,  qui  avait  traversé  vingt 
lieues  du  pays  ennemi  pour  ne  pas  manquer  un  rendez-vous 
donné. 

De  retour  de  Mascara  et  de  TIemsen,  Yousuf  revint  à  Bône, 
avec  le  litre  de  bey  de  Constantine.  Hier  encore,  nous  l'avions 
vu  au  milieu  de  nous  insouciant  et  léger.  Comment  allait-il 
remplir  ses  nouvelles  fonctions  ?  Il  comprit  bientôt  son  rôle.  A 
sa  voix  toutes  les  tribus ,  dans  un  rayon  de  quinze  lieues  au- 
tour de  la  ville,  vinrent  faire  leur  soumission.  Le  scheik  des 
Guagetes  répond  insolemment  à  son  message.  Le  lendemain  s 
le  scheik  est  prisonnier,  la  tribu  est  livrée  à  merci.  L'absence 
d'une  autorité  une  et  forte  avait  répandu  parmi  la  population 


REVUE  DE  PARIS.  49 

bédouine  une  sorte  d'anarchie.  Yousuf  institue  des  scheiks,  des 
caïds,  et  la  justice  n'est  plus  un  vain  simulacre;  puis  il  va  s'in- 
staller au  camp  Dréan,  à  six  lieues  de  Bône,  sur  la  route  de 
Conslantine.  Le  bruit  de  son  nom  se  répand  au  loin.  Des  tribus 
éloignées  et  puissantes  font  un  long  et  dangereux  pèlerinage 
pour  venir  reconnnaîlre  le  nouveau  bey.  Traqué  par  les  Bé- 
douins eux-mêmes  ,  un  brigand  enorgueilli  de  la  mort  de  plus 
de  vingt  Français ,  tombe  sous  le  coup  d'un  Kabaïl.  Le  scheik 
d'une  tribu  redoutable  du  désert  ose  passer  devant  Conslantine 
et  vient  offrir  son  alliance  à  Yousuf.  Puis,  fidèle  à  ses  promes- 
ses, il  disperse  une  petite  armée  d'Ahmed-Bey  qui  marchait  au 
pillage  d'une  de  nos  tribus  amies.  Enfin  le  pays  se  pacifie,  la  do- 
mination s'étend  depuis  les  frontières  de  Tunis  jusqu'à  Hora  , 
depuis  le  littoral  jusqu'à  Guelma;  la  route  de  Conslantine  est 
ouverte ,  la  population  y  appelle  les  Français. 

Mais  ce  fut  alors  que  Yousuf  se  montra  vraiment  propre  à 
de  grandes  choses.  11  avail  étéjelé  à  Bône  avec  son  titre  de  bey 
et  la  promesse  de  prompts  secours.  Ces  promesses  ne  se  réali- 
sèrent pas  ;  pendant  plus  de  trois  mois,  aucun  élan  ne  fut  donné 
par  la  métropole.  Ce  calme  prolongé  menaçait  de  loul  compro- 
mettre; le  zèle  de  nos  alliés  se  refroidit.  Yousuf  ne  se  laissa 
pas  décourager,  il  resta  dévoué  à  sa  mission  ,  sans  regarder  en 
arrière;  mission  ruineuse,  et  qui  avait  déjà  dévoré  sa  fortune 
personnelle  et  au-delà.  11  réussit  à  calmer  l'impatience  des  tri- 
bus ,  déguisa  avec  habileté  les  motifs  de  nos  relards  ,  et.  pour 
recevoir  dignement  les  chefs  de  l'oligarchie  bédouine  qui  \in- 
rent  à  lui,  se  dépouilla  de  .'es  armes,  de  ses  chevaux  et  de  ses 
bijoux.  Tandis  que  des  prédictions  sinistres  se  faisaient  enten- 
dre à  ses  oreilles,  que  des  attaques  passionnées  s'élevaient  con- 
tre lui  jusque  dans  l'enceinte  de  la  chambre  des  députés,  ouvrier 
opiniâtre,  Yousuf  s'acharnait  à  sa  tâche  pénible  et  consacrait  à 
son  accomplissement  ce  qui  lui  restait  de  ressources  matérielles 
et  d'énergie. 

Si  nous  avons  réussi,  dans  les  pages  qui  précèdent,  à  repré- 
senter Yousuf  tel  que  nos  yeux  l'ont  vu ,  on  ne  se  sera  pas  ar- 
rêté sans  doute  à  ne  saisir  que  le  côté  brillant  et  romanesque 
de  son  caractère.  Nous  n'avons  pas  cédé  à  une  pure  fantaisie 
d'artiste  en  essayant  de  mettre  en  saillie  tous  les  traits  de  sa 
physionomie  variée.  L'étude  de  cet  homme  intéresse  le  philo- 


50  REVUE  DE  PARIS. 

sophe;  et  si  la  civilisation  européenne  doit  s'introduire  de  no3 
jours  en  Afrique,  Yousuf  est  destiné  à  être  un  des  ses  plus 
actifs  représentans.  Le  triple  concours  de  ses  défauts,  de  ses 
qualités  et  des  vicissitudes  de  sa  vie  en  fait  un  horume  néces. 
saire. 

On  a  prétendu  que  n'étant  ni  Arabe  ni  Français  ,  il  ne  repré- 
sente rien  en  Afrique.  On  oublie  que  les  natures  mixtes  convien- 
nent parfaitement  à  des  rôles  de  transaction.  Yousuf  à  Con- 
stantine  devait  préparer  les  voies  à  une  domination  étrangère  ; 
Français,  il  eût  été  suspect;  Arabe,  il  eût  perdu  son  in- 
fluence. 

Yousuf  est  dévoré  de  l'amour  du  pouvoir  ;  mais  si  l'on  ne  peu  t 
affirmer  qu'il  l'aime  comme  les  ambitions  les  plus  nobles,  pour 
réaliser  une  idée  utile  à  l'humanité,  on  ne  saurait  dire  non  plus 
qu'il  le  recherche  comme  les  ambitions  vulgaires,  pour  les  jouis- 
sances qu'il  donne  et  les  richesses  qu'il  procure.  Aucune  préoc- 
cupation mesquine  de  bonheur  et  de  fortune  ne  viendra  l'arrêter 
dans  la  carrière  qu'il  poursuit.  Il  n'y  a  pas  trace  dans  son  cœur 
de  passions  sordides.  Le  désintéressement  et  la  générosité  vont 
chez  lui  jusqu'à  l'imprévoyance.  Ici  on  nous  opposera  peut-être 
les  souvenirs  de  TIemsen  :  nous  ne  savons  pas  ce  qui  s'est  passé 
à  TIemsen  ;  mais  quelques  énormités  qui  y  aient  été  commises, 
nous  le  déclarons  de  toute  la  force  de  nos  convictions,  Yousuf 
aura  pu  se  ressouvenir  trop  fidèlement  de  sa  vie  de  sérail  dont 
il  n'était  séparé  que  par  trois  années.  Il  se  sera  peut-être  mon- 
tré ce  qu'il  a  été  dix  ans  de  sa  vie  ,  c'est-à-dire  homme  de  fai- 
blesse et  d'obéissance  passive;  mais  Yousuf  n'a  pas  cherché 
dans  la  contribution  de  TIemsen  une  source  de  lucre  infâme. 
Fût-il  avide,  l'ambition  l'aurait  sauvé  de  la  cupidité. 

Parmi  ceux  dont  la  civilisation  fait  ses  apôtres,  il  en  est  qui 
ont  l'intelligence  de  leur  mission.  Yousuf  n'en  a  peut-être  que 
l'instinct.  Mais  une  sorte  d'iutuition  lui  a  mis  dans  le  cœur  une 
idée  de  civilisation  ,  idée  qui  n'est  encore  qu'à  l'état  de  rudi- 
ment, qu'il  ne  saurait  définir  lui-même  ,  mais  qui  dominera 
sa  vie. 

Avec  ce  mélange  d'imperfections  et  de  grandes  qualités,  de 
pensées  françaises  et  de  réminiscences  orientales,  avec  toutes 
ses  passions,  les  unes  généreuses,  les  autres  personnelles,  mais 
toutes  énergiques  et  puissantes,  tel  qu'il  est ,  à  son  insu  même, 


REVUE  DE  PARIS.  51 

et  par  une  sorte  de  fatalité,  il  répandra  des  idées  européennes 
en  Afrique,  et  lui  seul  peut-être  parmi  les  hommes  qui  nous 
entourent,  saura  leur  donner  une  forme  qui  les  fasse  accepter. 

E    D. 
Bône,  le  12  septembre  1836. 


VOYAGE 

31  lo  Côte  #mî>.  Ofrique. 


Ceux  qui  n'ont  jamais  voyagé  sur  mer  peuvent  difficilement 
se  faire  une  idée  de  la  vie  que  Ton  mène  à  bord  d'un  navire.  On 
se  prépccupe  ordinairement  beaucoup  trop  de  dangers  qui  en 
menacent  les  nabi  tans;  l'on  ne  tient  aucun  compte  d'un  mal 
qui  pour  eux  est  de  toutes  les  heures,  de  toutes  les  minutes ,  et 
se  renouvelle  sans  cesse.  Ce  mal,  c'est  l'isolement.  Sur  celte 
mer  sans  limites,  4ont  l'horizon  apparaît  chaque  matin  tou- 
jours le  même ,  décrivant  autour  de  votre  prison  un  immense 
cercle  dont  il  semble  qu'un  pouvoir  surnaturel  vous  ait  con- 
damné à  demeurer  constamment  le  centre;  pendant  les  longues 
heures  de  cette  vie  monotone ,  combien  de  fois  la  pensée  ne  se 
reporte-t-elle  pas  vers  ceux  que  l'on  a  quittés?  Combien  d'in- 
quiétudes, d'autant  plus  vives  qu'elles  sont  moins  définies,  ne 
viennent-elles  pas  serrer  le  cœur?  Aussi  le  moindre  sujet  de 
distraction  ,  l'incident  le  plus  frivole  et  le  plus  insignifiant , 
sont-ils  accueillis  avec  empressement  et  regardés  comme  d'heu- 
reuses trêves  à  la  tristesse  du  voyage. 

à  bord  d'un  navire,  excepté  le  capitaine  et  les  officiers,  per- 
sonne ne  sait,  dans  le  cours  de  la  traversée,  à  quelle  dislance 
on  se  trouve  du  point  de  départ.  Ceux-ci  ne  répondent  que  bien 


REVUE  DE  PARIS.  55 

rarement  aux  questions  qui  leur  sont  adressées  à  ce  sujet;  car, 
tant  de  circonstances  peuvent  les  induire  eux-mêmes  en  erreur, 
qu'ils  craindraient ,  en  annonçant  à  jour  fixe  le  moment  où  l'on 
doitvoir  la  terre,  d'être  accusés  d'ignorance  par  la  portion  démo- 
cratique de  leur  petit  empire.  On  est  donc  réduit  à  de  vagues 
conjectures.  On  se  réjouit  quand  on  voit  l'eau  passer  rapidement 
le  long  des  flancs  du  navire  ,  on  s'afflige  quand  il  tangue  sur 
place,  et  que  les  voiles  battant  les  mâts  et  les  manœuvres,  on 
se  trouve  pris,  comme  disent  les  matelots,  par  une  tempête 
de  calme. 

Certains  signes  indiquent  cependant  qu'on  a  quitté  la  haute 
mer  et  qu'on  se  rapproche  des  côtes.  Dans  ces  heureux  jours  , 
tout  le  monde  est  sur  le  pont  du  matin  au  soir.  Ce  sont  d'abord 
des  oiseaux  dont  le  nombre  augmente  d'heure  en  heure,  et 
dont  la  vue  réjouit  l'ame.  Bientôt  on  est  certain  que  l'eau  a 
changé  de  couleur.  Depuis  long-temps  elle  était  d'un  bleu 
foncé,  limpide  et  transparente;  maintenant  elle  est  un  peu 
trouble.    A  sa  surface   flottent  de  grandes  masses  d'herbes 
marines  arrachées  par  les  vagues  aux  rivages  tant  désirés. 
Dans  l'espoir  de  se  procurer  du  poisson,  on  met  en  panne,  et 
on  jette  à  la  mer  de  longues  lignes  armées  d'hameçons  et  de 
plombs  pesans.  II  faut  entendre  les  cris  de  joie  qui  saluent  le 
pêcheur  assez  heureux  pour  amener  la  première  proie  ;  on  est 
sur  le  fond  sans  aucun  doule.  Pendant  ce  temps,  les  yeux  se 
fatiguent  à  chercher  la  côte  à  l'horizon  ;  enfin  les  meilleures  vues 
signalent  une  ligne  presque  imperceptible,  sur  laquelle  il  faut 
long-temps  fixer  les  yeux  pour  la  distinguer  des  vapeurs  et 
des  nuages,  c'est  la  terre ,  mot  magique ,  dont  il  faut  déses- 
pérer de  faire  sentir  la  portée  à  ceux  qui  n'ont  jamais  ressenti 
les  émotions  d'une  traversée. 

Ce  fut  le  18  juin  1384 ,  que  nous  eûmes  connaissance  du  cap 
Voltas.  Nous  venions  faire  la  pêche  de  la  baleine  dans  les  baies 
de  la  côte  d'Afrique  situées  dans  le  nord  de  ce  point ,  qu'on 
était  venu  attaquer  de  préférence  à  cause  des  vents  de  Sud 
habituellement  régnans  dans  ces  parages,  et  aussi  parce  que 
les  baleines ,  qui  commencent  à  s'y  montrer  à  cette  époque, 
ne  remontent  vers  la  ligne  qu'à  la  fin  d'août  ou  au  commen- 
cement de  septembre. 
Vers  huit  heures  du  matin ,  nous  étions  à  environ  deux 

5 


54  REVUE  DE  PARIS. 

lieues  de  la  côte.  A  mesure  qu'on  approchait ,  elle  se  dessinait 
plus  nettement  et  paraissait  surgir  de  la  mer.  A  peine  dégagées 
des  vapeurs  de  la  nuit,  ses  lignes  arrêtées  tranchaient  vive- 
ment sur  le  ciel  qui  commençait  à  s'éclairer  des  rayons  du  so- 
leil. J'attendais  avec  impatience  qu'il  fit  grand  jour;  j'espérais 
voir  enfin  un  peu  de  verdure,  mais  mon  attente  fut  trompée. 
Le  terrain  d'un  jaune  pâle  ne  présentait  aucune  trace  de  végé- 
tation, C'étaient  d'immenses  dunes  de  sables  amoncelées  capri- 
cieusement par  les  vents  et  offrant  les  configurations  les  plus 
bizarres.  Pendant  dix  jours ,  nous  longeâmes  la  côte  sur  une 
étendue  de  quatre  cents  lieues  environ.  Partout  le'raème  aspect 
de  désolation  ;  la  longue  vue ,  pas  plus  que  l'œil  nu ,  ne  parve- 
nait à  y  découvrir  un  seul  brin  d'herbe.  Quelquefois  on  aper- 
cevait de  loin  des  taches  plus  foncées  qui  ressortaient  vigou- 
reusement sur  le  jaune  mat  du  terrain;  j'espérais  voir  enfin 
quelques  plantes  marines,  de  celles  qui  croissent  si  facilement 
sur  les  sables,  mais  de  près,  ce  n'étaient  que  de  grosses  masses 
pierreuses,  d'un  gris  noirâtre,  qui  élevaient  au-dessus  du  sol 
leurs  têtes  arrondies  et  stériles.  Le  soir  du  dixième  jour,  on 
jeta  l'ancre  dans  une  petite  baie  située  à  vingt-six  degrés  de 
latitude  sud ,  et  nommée  par  les  Portugais ,  qui  les  premiers 
visitèrent  ces  côtes,  Angra  de  Conceicao.  Cette  baie  avait 
environ  une  demi-lieu  d'étendue ,  et  s'arrondissait  en  demi- 
cercle  depuis  une  espèce  de  promontoire  au  nord  jusqu'à  une 
autre  masse  de  rochers  qui  la  terminait  au  sud.  A  l'entrée  et 
dans  le  milieu  de  cette  anse ,  du  côté  de  la  mer,  était  un  petit 
îlot  couvert  d'une  multitude  d'oiseaux  et  surtout  de  manchots. 
Nous  étions  mouillés  à  un  mille  de  terre,  à  l'abri  des  vents  du 
large,  derrière  la  petite  île  dont  je  viens  de  parler.  C'était  un 
rocher  séparé  en  deux  par  une  grande  crevasse.  Les  lames , 
qui ,  dans  les  temps  les  plus  calmes  ,  battent  avec  violence  les 
rescifs  du  rivage,  produisaient,  en  s'engouffrant  dans  cette 
fissure ,  un  bruit  sourd  et  continu  ,  semblable  aux  rumeurs 
d'une  ville  populeuse  entendues  le  soir  dans  la  campagne. 

Quelques  matelots  du  bord,  que  des  voyages  antérieurs 
avaient  menés  plusieurs  fois  dans  cette  baie,  m'assuraient 
avoir  vu  beaucoup  de  loups  marins  autour  de  l'îlot ,  et  dès  le 
lendemain  de  notre  arrivée,  il  fut  résolu  qu'on  irait  leur  faire 
la  chasse.  Nous  partîmes  au  milieu  de  la  nuit  et  abordâmes 


REVUE  DE  PARIS.  55 

avec  de  grandes  difficultés  dans  une  petite  crique  où  la  piro- 
gue se  trouvait  en  sûreté.  Un  homme  fut  laissé  pour  la  garder. 
Nous  commençâmes  à  gravir  le  rocher  presqu'à  pic  dans  le 
plus  grand  silence.  Nous  étions  quatre,  armés  seulement  de 
gros  bâtons;  nous  nous  mimes  en  embuscade  au  bord  delà 
mer  du  côté  du  large.  La  nuit  était  magnifique  ,  les  étoiles,  qui 
brillent  d'un  singulier  éclat  dans  ses  parages,  éclairaient  la  sur- 
face des  eaux  et  permettaient  de  distinguer  assez  facilement 
les  objets  environnans.  A  notre  droite ,  était  une  grande  exca- 
vation au  fond  de  laquelle  le  ressac  des  lames  retentissait 
comme  des  coups  de  canon.  Je  vis  plusieurs  phoques  sortir  de 
l'eau  et  venir,  en  se  traînant ,  se  coucher  sur  les  algues  du 
rivage,  mais  aucun  ne  s'avança  assez  loin  pour  qu'on  pût  se 
mettre  entre  lui  et  la  mer. 

Après  une  heure  d'attente,  nous  résolûmes  de  passer  de 
de  l'autre  côté  de  la  caverne  dans  l'espoir  de  les  y  trouver  eu 
plus  grand  nombre.  Nous  nous  remimes  à  gravir  avec  la  plus 
grande  précaution,  tant  pour  ne  pas  faire  du  bruit,  que  pour 
éviter  de  nous  rompre  les  jambes  dans  les  anfractuosités  de 
ce  chemin  presque  impraticable,  et  rendu  encore  plus  dange- 
reux par  l'obscurité.  Les  pierres ,  blanchies  par  les  excrémens 
desséchés  des  innombrables  troupes  d'oiseaux  qui  viennent  s'y 
reposer ,  paraissaient  couvertes  de  neige.  Arrivés  au  sommet , 
il  nous  fallait  passer  au-dessus  du  précipice  formé  par  l'exca- 
vation. La  corniche  qui  le  surplombait  à  deux  cents  pieds  de 
hauteur,  n'en  avait  elle-même  que  deux  ou  trois  de  large  en 
certains  endroits.  Pour  descendre,  nous  étions  contraints  de 
nous  asseoir  et  de  nous  laisser  glisser  en  nous  accrochant  aux 
aspérités  des  rochers.  Arrivés  en  bas  et  parvenus  au  fond  de 
l'antre  qui  s'enfonçait  d'une  trentaine  de  pas  sous  l'île  ,  nous  y 
surprîmes  une  troupe  de  phoques  endormis  que  le  bruit  de 
notre  approche  fit  lever  et  s'enfuir  en  tumulte.  Dans  cette 
mêlée ,  nous  frappions  à  droite  et  à  gauche  ceux  qui  se  trou- 
vaient à  notre  portée ,  plusieurs  passant  entre  nos  jambes 
faillirent  nous  renverser,  et  un  matelot  fut  mordu  assez  grave- 
ment. Quoiqu'on  eût  blessé  un  grand  nombre  de  ces  animaux  , 
trois  seulement  restèrent  sur  place.  Nous  fûmes  obligés ,  pour 
le  moment,  de  les  abandonner,  car  il  était  impossible  de  son- 
ger, avec  aussi  peu  de  monde ,  à  les  emporter  parles  dangereux 


56  REVUE  I)E  PARIS. 

chemins  qui  nous  avaient  conduits  dans  leur  retraite. 
Trois  jours  après  cette  chasse ,  je  fus  fort  étonné  de  voir 
apparaître,  après  le  soleil  couché,  une  petite  lumière  au  fond 
de  la  haie.  J'appris  que  c'était  le  feu  des  Holtenlots  qui  étaient 
sans  doute  arrivés.  Habitués  depuis  plusieurs  années  à  la  visite 
des  navires  européens,  ces  malheureux  parviennent  quelque- 
fois à  traîner,  de  l'intérieur  jusque  sur  la  côte,  de  misérables 
petits  bœufs  qu'on  échange  contre  des  objets  de  peu  de  valeur. 
Le  lendemain ,  je  fus  averti  qu'on  les  voyait  se  diriger  vers  le 
navire;  et  montant  sur  le  pont,  je  distinguai  en  effet  une 
troupe  de  huit  personnes  qui  couraient  sur  le  sable.  Le  soleil , 
déjà  très  haut,  éclairait  vivement  tous  les  objets.  Les  naturels 
paraissaient  nus,  à  l'exception  d'un  seul  couvert  d'un  long 
manteau  et  tenant  un  bâton  à  la  main.  Us  faisaient  mille  con- 
torsions pour  être  remarqués  ,  et  leurs  silhouettes  noires  ,  qui 
ressortaient  vivement  sur  la  teinte  blanche  et  uniforme  du  sol, 
rappelaient  assez  bien  des  figures  d'ombres  chinoises. 

Dans  l'espoir  de  nous  procurer  un  bœuf  ou  deux,  nous  mî- 
mes une  embarcation  à  la  mer  et  j'obtins  de  faire  partie  de 
l'expédition.  En  approchant  du  rivage,  il  fallait  manœuvrer 
avec  la  plus  grande  précaution  pour  passer  entre  les  brisans  ; 
malgré  le  calme  presque  plat  qui  régnait  au  milieu  de  la  baie, 
la  mer  était,  dans  cet  endroit,  si  houleuse,  qu'après  avoir 
tenté  plusieurs  fois  inutilement  d'atteindre  une  petite  anse  sa- 
blonneuse, et  comme  encadrée  dans  les  rochers,  nous  déses- 
pérâmes de  pouvoir  débarquer.  Notre  canot  allait  revenir  à 
bord  ,  quand  une  grosse  lame,  arrivant  par  son  travers  ,  le 
chavira  ;  et,  nous  enveloppant  avec  lui ,  nous  déposa  dégout- 
tans  d'eau  sur  le  sable. 

On  tira  promptement  l'embarcation  hors  des  atteintes  de  la 
mer  ;et  après  l'avoir  mise  en  sûreté,  nous  marchâmes  le  long 
de  la  grève  au-devant  des  Holtentots,qui,  nous  ayant  vu  débar- 
quer, accouraient  de  notre  côté.  Ils  étaient  au  nombre  de 
cinq,  trois  hommes  et  deux  enfans.  On  s'aborda  sans  aucune 
appréhension  de  part  et  d'autre ,  quoique  nous  eussions  des 
armes  à  feu  et  qu'ils  fussent  sans  aucun  instrument  de  défense. 
Leur  curiosité  paraissait  très  médiocrement  excitée  à  notre 
aspect; et  soit  qu'ils  eussent  déjà  vu  des  Européens,  soit  apa- 
thie naturelle,  après  un  examen  réciproque  qui  dura  quelques 


Ri-.YUE  M  PARIS.  57 

instaus,  ils  s'éloignèrent  un  peu  de  nous ,  et,  sans  proférer 
une  seule  parole,  allèrent  s'accroupir  les  uns  à  côté  des  au- 
tres. Obligés  de  commencer  les  négociations ,  nous  nous  rap- 
prochâmes d'eux  et  chacun  tâcha  de  leur  faire  comprendre  ce 
que  nous  voulions,  par  des  signes  et  par  des  figures  tracées  sur 
le  sable.  Se  levant  aussitôt ,  ils  commencèrent  à  nous  étourdir 
de  leurs  discours  au  milieu  desquels  le  mot  bacca  dont  ils  se 
servent  pour  demander  du  tabac,  revenait  fréquemment.  Ils  le 
prononçaient  avec  un  singulier  bruit  de  la  langue  frappant  con- 
tre le  palais,  et  comparable  à  celui  dont  nous  nous  servons  pour 
exciter  un  cheval.  En  même  temps  ils  nous  invitaient  à  les  sui- 
vre vers  un  point  du  rivage  qu'ils  désignaient  et  où  nous  nous 
décidâmes  à  les  accompagner. 

Après  avoir  doublé  une  petite  pointe  qui  s'avançait  dans  la 
mer,  nous  nous  trouvâmes  en  présence  du  reste  de  la  troupe.  Ils 
étaient  occupés  à  dépecer  une  carcasse  de  baleine  échouée  et  à 
moitié  enfouie;  sans  manifester  la  moindre  répugnance,  ils  en 
arrachaient  avec  les  mains  de  grands  lambeaux  qu'ils  allaient 
précieusement  enterrer  dans  le  sable,  et  je  m'assurai  que,  mal- 
gré les  émanations  infectes  qui  s'exhalaient  de  ces  chairs  pu- 
tréfiées, ils  les  conservaient  ainsi  pour  en  faire  leur  nourri- 
ture. 

Notre  attente  fut  trompée ,  et  ils  répondirent  par  des  signes 
négatifs  à  toutes  nos  questions  sur  les  bestiaux  dont  nous  les 
avions  crus  possesseurs.  Nous  les  quittâmes  après  avoir  échangé 
contre  quelques  bouts  de  tabac  divers  ornemens  en  cuir  et  en 
os,  des  colliers  et  des  bracelets  d'intestins  de  poissons  desséchés 
et  quelques  flèches,  le  tout  sentant  l'huile  rance  dont  ils  étaient 
enduits. 

Pendant  deux  mois,  j'eus  de  fréquentes  occasions  de  voir  des 
naturels  tout  le  long  de  cette  côte.  J'en  rencontrai  surtout  un 
grand  nombre  à  Walwieh-Bay.  Presque  tous  les  jours  il  y  avait 
au  fond  de  cette  baie  une  espèce  de  foire  tenue  par  les  Hotten- 
tols  au  nombre  de  quatre  cents  environ,  et  par  les  équipages 
des  dix  autres  navires  qui  s'y  trouvaient  avec  nous.  11  se  faisait 
là  des  échanges  de  toute  espèce  et  de  toute  nature.  Le  tabac 
était  toujours  la  matière  la  plus  précieuse  pour  eux  ;  les  femmes 
cependant  préféraient  en  général  les  mouchoirs  et  les  boutons 
de  cuivre  doré,  à  l'aide  desquels  on  en  obtenait  tout  ce  que  l'on 

5. 


58  REVUE  DE  PARIS. 

pouvait  désirer.  Nos  matelots  en  trouvaient  peu  qui  résistassent 
à  ces  séductions. 

J'accompagnai  une  fois  les  officiers  de  la  corvette  la  Cîrcé 
qui  était  venue  mouiller  dans  celte  même  baie.  Protégés  par 
une  compagnie  de  soldats  de  marine  ,  nous  poussâmes  une  re- 
connaissance à  environ  deux  lieues  dans  l'intérieur  ,  et ,  sui- 
vant la  trace  des  pas  sur  le  sable ,  notre  petite  troupe  arriva 
dans  un  village  composé  d'une  soixantaine  de  huttes.  L'empla- 
cement sur  lequel  elles  étaient  élevées,  aussi  sablonneux  et 
aride  que  le  reste  de  la  côte,  était  jonché  d'une  grande  quan- 
tité d'arbres  morts  qui  semblaient  avoir  été  déracinés  et 
transportés  là  depuis  peu  par  des  courans  d'eau.  Toutes  ces 
huttes  étaient  hémisphériques  et  percées  latéralement  d'une 
ouverture  très  basse.  Les  petites  branches  des  arbres  dont  je 
viens  de  parler ,  encore  garnies  de  feuilles ,  avaient  servi  à 
leur  construction.  Des  peaux  d'animaux  sauvages  recouvraient 
le  sol ,  c'est  le  seul  ornement  que  j'y  aie  trouvé.  Beaucoup  ne 
contenaient  absolument  rien ,  et  n'étaient  habitées  que  par 
des  femmes  et  des  enfans ,  accroupis  ou  couchés  sur  le  sable  et 
dans  une  inaction  complète. 

La  partie  sud  du  continent  africain  ,  ainsi  que  l'Australasie 
et  plusieurs  îles  de  la  Polynésie ,  ont  été ,  suivant  les  géologues, 
exomlées  beaucoup  plus  récemment  que  le  reste  delà  terre  ha- 
bitable; et  les  races  d'hommes  qui  s'y  trouvent ,  apparues 
aussi  beaucoup  plus  tard  que  les  autres ,  présentent  un  carac- 
tère de  faiblesse  et  d'infériorité  quia  frappé  tous  les  voyageurs. 
Il  faut  cependant  dire  ,  quant  aux  Hottentots  du  moins,  qu'il 
y  a  un  peu  d'exagération  dans  les  rapports  qu'on  a  faits  sur 
leur  laideur  et  leur  misère.  Excepté  quelques-unes  de  leurs 
vieilles  femmes,  aucun  n'inspire ,  par  exemple,  ce  sentiment 
de  pitié  mêlé  d'horreur  qu'on  éprouve  à  la  vue  des  ouvriers  de 
nos  grandes  villes  industrielles. 

La  taille  d'un  Holtentot  dépasse  rarement  cinq  pieds.  Le 
sommet  de  la  tête  est  comme  aplati,  et  la  ligne  d'implantation 
des  cheveux  décrit  autour  d'elle  une  courbe  dont  aucun  angle 
rentrant  ou  saillant  n'altère  la  régularité.  Ces  cheveux  ,  noirs 
ou  brunâtres,  sont  excessivement  courts  ,  laineux,  et  rassem- 
blés en  petits  paquets  assez  semblables  à  ceux  dont  les  four- 
rures d'Astracan  tirent  leur  singularité.  Les  sourcils ,  à  peine 


REVUE  DE  PARIS.  59 

indiqués ,  sont  fort  crépus.  Tout  le  visage  est  comme  comprimé 
d'avant  en  arrière.  Les  oreilles ,  qui  se  détachent  du  crâne  ,  et 
peuvent  être  aperçues  presque  entièrement  de  face  ;  les  yeux  , 
un  peu  inclinés ,  et  ouverts  seulement  en  longueur  ,  rappellent 
assez  exactement  le  caractère  de  tête  des  Chinois.  Quand  on 
regarde  cette  tête  de  profil,  elle  paraît  hideuse  d'animalité. 
Des  lèvres  livides  s'y  avancent  en  un  véritable  grouin,  contre 
lequel  s'aplatissent  et  se  confondent,  pour  ainsi  dire,  de  vrais 
naseaux ,  qui  s'ouvrent  presque  longiludinalement  et  de  la 
façon  la  plus  étrange.  La  peau  est ,  en  général ,  d'une  couleur 
marron  ou  bistre.  Quoique  maigres  et  chétifs,  ils  ont  tous  le 
ventre  gros  et  les  épaules  assez  développées ,  puis  des  cuisses 
et  des  jambes  grêles  et  si  peu  musclées ,  qu'il  y  a  lieu  de  s'é- 
tonner qu'elles  puissent  supporter  le  corps. 

Les  femmes  sont  plus  petites  que  les  hommes,  proportion 
gardée.  Celles  qui  ne  sont  plus  jeunes  ont  les  mamelles  telle- 
ment alongées  et  pendantes  ,  qu'elles  peuvent  allaiter  leurs 
enfans  par  dessus  leur  épaule.  Ceux-ci  se  tiennent  alors  debout 
sur  leurs  hanches  ,  dont  le  prodigieux  développement,  attesté 
par  tous  les  voyageurs  ,  n'a  pas  été  exagéré.  J'en  ai  vu  quel- 
ques-unes dont  la  croupe  faisait,  à  angle  droit .  une  saillie  de 
deux  pieds.  Si  l'on  ajoute  qu'elles  ont  les  genoux  cagneux  , 
supportés  par  de  petites  jambes  torses,  des  pieds  dont  la 
plante  et  les  talons  élargis  forment  des  bourrelets  calleux  qui 
les  font  ressembler  à  ceux  d'un  éléphant;  une  chevelure  qu'elles 
se  plaisent  à  enduire  d'une  pommade  huileuse  et  infecte,  on 
aura  l'idée  de  ce  que  la  nature  peut  produire  de  plus  laid  et  de 
plus  dégoûtant.  Les  jeunes  filles  ,  en  général  ,  ne  s'enduisent 
point  la  tète  de  cette  graisse  mêlée  d'argile  ,  qui  parait  être 
l'ornement  favori  des  femmes  ;  leurs  pieds  sont  d'une  petitesse 
qui  ,  n'était  leur  couleur  ,  serait  enviée  par  beaucoup  de  nos 
Européennes. 

La  plupart  des  Hottentots  n'ont  pour  tout  vêtement  qu'un 
carré  long  en  peau  suspendu  au  haut  des  cuisses  par  une  la- 
nière qui  entoure  les  hanches.  Quelques-uns  possèdent  une 
mauvaise  fourrure  dont  ils  se  couvrent  les  épaules.  Autour  du 
cou  et  des  poignets  ils  portent  des  ornemens  formés  avec  des 
intestins  d'animaux.  Ce  sont  des  colliers  et  des  bracelets  aux- 
quels sont  suspendus  des  coquilles  et  des  ongles  de  bêles  fé- 


GO  REVUE  DE  PARIS. 

roces.  Leurs  seules  armes  consistent  en  de  petits  arcs  plus 
mauvais  assurément  que  ceux  dont  nos  enfans  se  servent  ,  et 
qui  sont  faits  avec  des  cercles  de  futaille  ;  puis  de  petites  flè- 
ches en  roseau,  dont  la  pointe  est  enduite  du  suc  épaissi  et 
desséché  des  nombreuses  liliacées  vénéneuses  qui  croissent 
dans  l'intérieur  du  pays  ;  des  bâtons  d'un  bois  dur,  ressemblant 
à  notre  buis  ,  et  terminés  par  un  renflement  noueux ,  voilà 
toutes  leurs  armes  offensives  et  défensives. 

Il  ne  faut  pas  omettre  de  parler  de  la  singulière  pipe  dont 
sont  munis  plusieurs  d'entre  eux;  c'est  ordinairement  une 
corne  d'antilope  droite  et  pointue  dont  l'extrémité  est  percée 
latéralement.  Après  avoir  rempli  celte  corne  jusqu'à  moitié 
d'une  sorte  d'étoupe  fait  du  poil  laineux  de  quelque  animal  , 
ils  y  étendent  un  lit  de  tabac  qu'ils  allument  et  recouvrent 
d'une  seconde  couche  d'étoupe  ;  puis  ,  appliquant  la  bouche 
contre  la  grande  ouverture  de  la  corne  ,  ils  aspirent  la  fumée 
avec  force.  Quand  le  fumeur  a  fait  ce  manège  quatre  ou  cinq 
fois  ,  il  passe  la  pipe  à  un  autre  et  se  laisse  tomber  à  la  renverse 
sur  le  sable  comme  enivré.  Bientôt  cet  état  cesse ,  il  se  relève 
et  va  s'accroupir  à  côté  d'un  compagnon  en  attendant  que  la 
pipe  lui  revienne.  Les  femmes  ne  sont  pas  moins  empressées 
que  les  hommes  à  se  procurer  ce  plaisir. 

Leur  nourriture  se  compose  habituellement  de  poisson  pourri 
que  la  mer  jette  avec  profusion  sur  la  grève,  de  mollusques  , 
et  surtout  de  moules,  dont  les  roches  sont  couvertes  et  qui  ont 
souvent  cinq  pouces  de  longueur.  Ils  sont  très  friands  de  bis- 
cuit ;  mais  je  les  ai  toujours  vus  refuser  le  vin  et  l'eau-de-vie 
avec  des  signes  de  dégoût.  Je  n'ai  jamais  découvert  d'eau  douce 
dans  ces  parages  ,  et  les  marins  m'ont  assuré  qu'ils  buvaient  de 
l'eau  de  mer. 

Leur  langage  n'a  presque  rien  d'humain.  Il  se  compose  de 
sons  gutturaux  et  d'une  sorte  de  clappement  de  langue  dont  j'ai 
déjà  essayé  de  donner  une  idée.  J'ai  remarqué ,  au  reste,  qu'ils 
se  parlent  rarement  entre  eux  et  paraissent  avoir  peu  d'idées  à 
se  communiquer;  en  revanche,  ils  étaient  avec  nous  d'util 
imporlunité  excessive,  et  nous  étourdissaient  de  leur  langage 
barbare. 

Ces  contrées  désolées  n'offrent  aux  navigateurs  d'autre  in- 
térêt de  commerce  que  celui  de  la  pêche,  qui  s'y  fait  chaque 


REVUE  DE  PARIS.  61 

année.  On  pourrait  cependant  tirer  parti ,  pour  la  fabrication 
du  noir  animal ,  de  l'immense  quantité  d'ossemens  de  la  baleine 
dont  le  rivage  est  jonché  tout  le  long  de  ces  côtes.  11  y  a  lieu 
de  s'étonner  que  des  entreprises  n'aient  point  encore  été  orga- 
nisées pour  les  aller  recueillir,  et  même  les  exploiter  sur  les 
lieux  où  il  ne  serait  peut-  être  pas  impossible  de  transporter  les 
appareils  nécessaires  à  celte  industrie,quirapporteraitcertaine- 
nement  de  grands  bénéfices. 

La  saison  s'avançait,  et  tout  le  monde  sentait  le  besoin  d'une 
relâche.  On  savait  que  la  nôtre  devait  se  faire  dans  la  baie  de  la 
Table,  et  on  attendait  avec  impatience  l'ordre  du  départ  pour 
cette  destination.  Nous  en  étions  à  environ  cinq  cents  lieues 
dans  le  nord ,  et  à  cause  des  vents  de  Sud  qui  régnent  à  celte 
époque  le  long  de  la  côte,  on  comptait  sur  quinze  jours  de  tra- 
versée depuis  Walwich-Bay,  où  nous  étions,  jusqu'à  Table-Bay. 
On  leva  l'ancre  le  24  août ,  dans  l'après-midi ,  et  toute  la  nuit 
fut  employée  à  s'élever  un  peu  au  large.  Mais,  vers  le  malin, 
une  belle  brise  de  Nord-Ouest,  qui  continua  pendant  cinq  jours, 
nous  poussa  rapidement  vers  le  Sud  ;  et  le  1er  septembre,  ar- 
rivés en  latitude  du  cap  de  Bonne-Espérance,  nous  devions 
apercevoir,  dans  la  matinée  du  jour  suivant,  l'imposante  mon- 
tagne de  la  Table,  quand  tout  à  coup  le  vent  changea,  devint 
tout-à-fait  contraire,  et  souffla  violemment  du  Sud -Est.  II  eût 
fallu  lutter  long-temps  pour  atteindre  la  rade  du  cap  où  l'on 
devait  primitivement  se  rendre,  au  lieu  qu'en  laissant  arriver, 
le  navire  entra  le  soir  même  dans  la  magnifique  baie  de  Sal- 
danha,  à  trente  lieues  nord  de  Table-Bay. 

Il  était  presque  nuit  close  quand  on  laissa  tomber  l'ancre. 
J'avais  bâte  d'être  au  lendemain,  et  l'impatience  m'empêcha  de 
dormir.  Je  n'oublierai  jamais  l'impression  que  je  ressentis  en 
montant  sur  le  pont  aussitôt  qu'il  fit  jour.  Le  vent  avait  cessé, 
la  journée  s'annonçait  magnifique,  et ,  tout  aulour  de  moi,  la 
mer,  calme  comme  un  lac  ,  formait  un  beau  bassin  entouré  de 
collines  pittoresques  et  couvertes  de  verdure.  On  était  au  com- 
mencement du  printemps  :  une  petite  brise  de  terre  m'appor- 
tait, au  milieu  des  émanations  goudronnées  du  bord,  celles  des 
plantes  du  rivage ,  dont  je  me  sentais  comme  inondé.  Je  distin- 
guais sur  la  pente  des  collines  quelques  habitations  blanches 
entourées  de  petits  jardins ,  et  à  l'aide  de  la  longue-vue,  quel- 


62  REVUE  DE  PARIS. 

quefois  une  créature  humaine.  Il  faut  avoir  été  quatre  mois  en 
mer  et  deux  mois  ébloui  par  la  réflexion  du  soleil  des  tropiques 
sur  les  sables  brûlans,  pour  sentir  tout  le  prix  d'un  peu  de  ver- 
dure, ne  fût-elle  aperçue  qu'à  travers  une  lunette,  et  sentie  à 
un  quart  de  lieue  de  distance. 

On  sait  que  ie  cap  de  Bonne-Espérance  fut  découvert  en  1493, 
par  le  Portugais  Bartholomé  Diaz.  Ce  n'est  que  vers  le  milieu  du 
xvne  siècle  que  les  Hollandais ,  voulant  s'y  établir,  achetèrent, 
dit-on,  d'un  chef  du  pays  unelieue  carrée  de  terrain, et  bâtirent, 
à  la  pointe  sud  de  ce  continent,  un  petit  fort  en  bois,  dans  le- 
quel ils  mirent  quelques  soldats  et  une  douzaine  de  pièces  de 
canon;  quelques  années  après,  le  fort  fut  reconstruit  en  bri- 
ques, on  y  mit  soixante  pièces  d'artillerie,  on  l'entoura  de 
maisons  :  ce  fut  bientôt  un  petit  bourg,  qui  servit  d'entrepôt  à 
leur  commerce.  Le  bourg  s'agrandit ,  la  colonie  s'augmenta  , 
et,  depuis  qu'elle  appartient  aux  Anglais,  elle  est  devenue  une 
des  plus  importantes  de  celles  qu'ils  possèdent  dans  toutes  les 
parties  du  monde. 

La  colonie  actuelle  est  divisée  en  quatre  districts  qui  ont 
chacun  un  gouverneur.  La  baie  de  Saldanha  dépend  de  celui  du 
Cap.  Un  délégué  du  gouvernement  y  résidait.  Le  lendemain  on 
dut  aller  lui  faire  une  visite  et  remplir  les  formalités  d'usage. 
Une  pirogue,  partie  du  bord  à  sept  heures  du  matin,  n'arriva 
devant  le  château  ,  ou  plutôt  la  ferme  du  capitaine  Hope,  qu'à 
neuf  heures.  Je  ne  puis  dire  que  nous  mîmes  pied  à  terre,  car 
les  canotiers,  obligés  de  descendre  dans  l'eau  trop  peu  profonde 
pour  permettre  à  l'embarcation  d'approcher  ,  nous  transpor- 
tèrent à  dos  jusqu'au  rivage.  On  nous  introduisit  dans  une. mai- 
son de  pauvre  apparence ,  mais  dont  l'intérieur  m'étonna  par 
une  certaine  recherche  et  un  luxe  de  propreté  anglaise  qui 
contrastaient  fort  avec  les  murailles  d'argile ,  blanchies  seule- 
ment à  la  chaux  ,  et  percées  de  petites  fenêtres  que  j'avais  d'a- 
bord remarquées. 

Le  capitaine  Hope  nous  reçut  fort  civilement ,  fit  apporter 
des  rafraîchissemens,  et  nous  donna  des  nouvelles  d'Europe 
dans  notre  langue  qu'il  parlait  assez  intelligiblement ,  puis  il 
nous  invita  à  sortir  pour  visiter  ses  plantations.  C'étaient  des 
arbustes  du  pays  réunis  de  manière  à  former  des  haies  épaisses 
et  impénétrables.  Elles  entouraient  de  grands  carrés  cultivés 


REVUE  DE  PARIS.  63 

où,  malgré  la  mauvaise  qualité  du  terrain ,  on  était  parvenu  à 
faire  croître  tant  bien  que  mal,  et  à  force  de  soins  et  de  travail, 
presque  tous  les  légumes  et  quelques-uns  de  nos  fruits  d'Eu- 
rope. Le  capitaine  Hope  paraissait  grand  amateur  d'horticul- 
ture ;  il  nous  entretint  longuement  et  savamment  de  tous  les 
obstacles  qu'il  avait  eu  a  surmonter  pour  arriver  au  chëlif 
résultat  obtenu.  11  nous  conta  comment  la  sécheresse ,  les 
insectes,  les  animaux  sauvages ,  avaient  été  tour  à  tour  pour 
ses  chers  jardins  des  causes  de  dévastation.  Nous  parûmes  si 
touchés  de  ses  peines,  si  compatissans  à  toutes  ses  infortunes, 
qu'il  crut  devoir  nous  offrir ,  avec  un  orgueil  bien  excusable 
assurément,  quelques  pieds  de  laitue  qui  furent  acceptés  avec 
une  véritable  reconnaissance. 

Nous  prîmes  congé  du  capitaine  en  acceptant  avec  empres- 
sement la  proposition,  pour  un  des  jours  suivans,  d'une  partie 
de  chasse  aux  antilopes,  où  il  nous  promit  beaucoup  de 
plaisir. 

Les  jours  suivans ,  je  parcourus  tous  les  environs  en  chas- 
sant et  en  herborisant.  La  baie  de  Saldanha  a  environ  cinq 
lieues  de  profondeur ,  et  dans  plus  de  la  moitié  de  son  étendue 
il  y  a  assez  d'eau  pour  que  des  navires  de  toutes  grandeurs 
viennent  y  mouiller.  Les  montagnes  qui  l'entourent  sont  cou- 
vertes de  buissons  dont  aucun  n'a  plus  de  cinq  ou  six  pieds  de 
haut.  On  y  trouve  beaucoup  de  gibier ,  et  surtout  une  espèce 
d'antilope  nomméegreis-bock  par  leshabitans.il  est  un  peu  plus 
petit  que  notre  chevreuil ,  auquel  sa  chair  peut  être  comparée. 
Les  lièvres  ,  les  perdrix,  les  cailles  et  une  foule  de  jolis  oiseaux 
s'y  rencontrent  en  grand  nombre.  Je  partais  ordinairement 
de  grand  matin  ,  et  courais  la  campagne  dans  (ouïes  les  direc- 
tions. Les  colons  me  donnaient  avec  empressement  une  hos- 
pitalité toute  patriarcale,  et  l'offre  d'une  rétribution  quel- 
conque était  toujours  regardée  comme  une  injure.  J'étais 
quelquefois  retenu  à  coucher  ,  et  quoique  le  lit  se  composât 
tout  simplement  d'un  énorme  matelas  de  plumes  et  d'une 
couverture  de  peaux  de  mouton  cousues  ensemble ,  il  m'était 
offert  avec  trop  de  cordialité  pour  ne  pas  fermer  les  yeux  sur 
ce  qu'il  avait  de  défectueux  et  d'incommode. 

Les  colons  ont  avec  le  Cap  des  communications  fréquentes, 
et    vont  y  porter  des  grains ,  du  beurre ,  des  légumes ,  des 


f,4  REVUE  DE  PARIS. 

fruits ,  du  miel ,  de  la  cire  et  des  peaux  de  bœuf.  La  pêche  est 
la  principale  industrie  de  ceux  qui  habitent  les  bords  de  la 
mer,  où  se  trouve  en  grande  abondance  une  espèce  de  mulet 
qu'ils  font  sécher  au  soleil  après  l'avoir  salé,  et  qu'ils  envoient 
par  voilures  pour  servir  à  la  nourriture  des  pauvres  et  du  bas 
peuple.  Ceux  qui  ont  de  grandes  fermes  se  livrent  aussi  à 
l'éducation  des  bestiaux  ,  et,  depuis  quelques  années ,  le  gou- 
vernement anglais  a  donné  de  grands  encouragemens  pour 
l'amélioration  des  races  de  chevaux ,  autrefois  très  rares  dans 
la  colonie.  En  général ,  les  habitans  sont  pauvres  et  se  plai- 
gnent du  petit  nombre  de  bras  qu'ils  ont  à  leur  disposition,  et 
de  la  paresse  de  leurs  esclaves  ,  presque  tous  Hotlentols  ou 
Cafres.  Aussi  sont-ils  misérables,  mal  logés  et  mal  nourris.  Ils 
ne  boivent  habituellement  que  de  l'eau  et  du  lait.  Les  princi- 
pales pièces  'de  leur  vêtement  sont  faites  en  peau  de  mouton 
tannée;  toute  autre  matière  serait  au  reste  bientôt  mise  en 
lambeaux  au  milieu  des  haziers  épineux  qui  couvrent  la  cam- 
pagne. 

C'était  avec  une  obligeance  et  un  empressementqui  m'éton- 
naient  toujours  que  les  colons  me  prêtaient  des  chevaux  et 
des  guides  quand  je  désirais  faire  une  excursion  un  peu  loin- 
taine. Ceux-ci  étaient  ordinairement  des  Hottentols  à  moitié 
sauvages  encore  ,  mais  qui  me  furent  très  utiles  à  cause  de  la 
merveilleuse  sagacité  avec  laquelle  ils  savent  reconnaître  les 
traces  et  découvrir  les  retraites  des  animaux.  Je  ne  serais 
jamais  parvenu  sans  eux  à  me  procurer  des  flamans.  Ces 
oiseaux  se  tiennent  en  troupes  nombreuses  sur  les  sables  que 
la  mer  laisse  à  découvert  quand  elle  est  basse.  J'en  ai  vu  sou- 
vent des  bandes  de  plus  de  deux  mille  rangés  comme  en  ba- 
taille sur  une  demi-lieue  d'étendue.  Leur  plumage ,  d'un  rose 
vif,  les  faisait  distinguer  de  fort  loin.  Quand  on  approchait, 
ils  commençaientà  s'ébranler  Élevés  sur  leurs  longues  jambes, 
ils  semblaient  marcher  gravement ,  au  pas ,  tous  ensemble  et 
en  colonne  serrée,  puis  bientôt  prenaient  leur  volée  pour  aller 
s'abattre  sur  un  autre  point  du  rivage.  Jamais  ils  ne  se  lais- 
saient approcher.  Les  Hottenlots  m'apprirent  à  leur  tendre  des 
pièges  et  à  les  prendre  au  lacet.  C'esi^encore  à  leur  ingénieuse 
adresse  que  je  dois  une  espèce  de  rongeur  nommée  par  les 
naturalistes  petit  oryetère  à  taches  blanches  et  la  crhyso- 


REVUE  DE  PARIS.  65 

clore,  qui  tous  deux  se  creusant  des  galeries  souterraines ,  à 
peu  près  comme  nos  taupes,  ne  peuvent  être  surpris  qu'à  l'aide 
de  pièges. 

J'attendais  avec  impatience  que  le  résident  nous  fit  prévenir 
pour  la  partie  de  chasse  à  laquelle  il  nous  avait  invités.  Il  eut  la 
complaisance  d'envoyer  à  bord  un  esclave  avec  une  invitation 
pour  venir  coucher  le  soir  chez  lui,  afin  d'être  plus  tôt  prêt  le 
lendemain  matin.  Nous  nous  y  rendîmes,  le  capitaine  et  moi, 
vers  six  heures  de  l'après-midi.  A  la  pointe  du  jour,  on  vint  nous 
éveiller.  Le  café  au  lait  fut  servi,  et  nous  sortîmes.  Un  léger 
charriot  était  devant  la  porte,  attelé  de  six  vigoureux  chevaux  ; 
mais  ni  chiens  accouplés,  ni  piqueurs,  ni  chevaux  de  selle.  Je 
m'étais  attendu  à  une  grande  chasse  à  courre,  on  me  fit  mon- 
ter dans  le  charriot,  qui  commença  à  rouler  tranquillement  au 
milieu -du  bois  comme  s'il  parlait  pour  le  marché.  La  nuit  n'é- 
tait pas  encore  dissipée,  et  ce  ne  fut  qu'au  bout  d'un  certain 
temps  que  je  pus  m'apercevoir  quon  ne  suivait  aucun  senlier, 
aucun  chemin  tracé,  mais  que  la  voiture  se  dirigeait  toujours 
en  ligne  droite  sans  tenir  aucun  compte  des  accidens  du  terrain 
ni  des  buissons  par-dessus  lesquels  elle  passait,  non  sans  de  vio- 
lens  cahots.  Ne  sachant  que  penser,  j'interrogeai  timidement 
le  capitaine  Hope  sur  notre  destination  ;  je  m'informai  si  l'en- 
droit fréquenté  par  les  antilopes  était  encore  éloigné,  et  si  c'é- 
tait à  l'affût  que  nous  devions  les  surprendre  ;  car  je  ne  voyais 
plus  d'autre  méthode  possible.  A  toutes  mes  questions  il  répon- 
dait d'une  manière  évasive  et  il  était  clair  qu'il  s'amusait  un 
peu  de  ma  surprise.  Tout  à  coup  un  des  conducteurs  s'écria  : 
gries  Bock!  puis  changeant  brusquement  de  roule  mit  les  che- 
vaux au  galop.  Je  saisis  mon  fusil  que  j'avais  armé  ;  mais  M. 
Hope  posant  la  main  sur  mon  épaule,  me  dit  :  Modérez-vous  et 
tournez  la  tête  de  ce  côté  ;  voici  le  bouc  qui  nous  regarde  ;  c'est 
bon  signe.  Il  m'indiquait  à  quatre  cents  pas  de  nous  et  à  gau- 
che de  la  voilure  un  petit  espace  découvert  où  un  antilope  était 
arrêté  le  cou  tendu  de  notre  côté.  Pourquoi,  dis-je,  ne  pas  des- 
cendre et  nous  approcher  de  lui  en  nous  cachant  derrière  les 
buissons?  —  Il  serait  bientôt  loin  et  nous  aurait  bien  vile  éven- 
tés; nous  l'atteindrons  plus  sûrement  ainsi .-  le  charriot,  comme 
vous  le  voyez,  commence  par  décrire  un  grand  cercle  autour 
de  l'antilope,  le  second  sera  plus  petit,  et  au  troisième  nous  se- 

6 


66  REVUE  DE  PARIS. 

rons,  je  pense,  assez  rapprochés  pour  le  tirer,  car  la  curiosité 
le  retiendra  à  la  même  place  tant  qu'il  nous  verra  et  qu'il  en- 
tendra le  bruit  que  nous  faisons.  Les  chevaux,  excités  par  leurs 
conducteurs  qui  poussaient  de  grands  cris,  franchissaient  tous 
les  obstacles.  Des  secousses  violentes  me  faisaient  souvent  per- 
dre l'équilibre,  mais  toute  mon  attention  était  concentrée  sur  le 
gibier,  dont  je  suivais  tous  les  mouvemens.  Il  se  tenait  toujours 
à  la  même  place,  se  tournant  vers  nous,  et  nous  présentant  le 
devant  du  corps.  Pendant  ce  temps  les  cercles  que  nous  décri- 
vions devenaient  de  plus  en  plus  rétrécis  ;  arrivés  à  quarante 
pas  de  lui  on  redoubla  de  vitesse  et  de  cris  perçans;  le  capitaine 
Hope  lui  tira  son  coup,  et  l'animal ,  après  avoir  fait  plusieurs 
bonds  presque  sur  place,  tomba  mort;  un  des  guides  descendit 
de  cheval,  courut  le  ramasser  et  le  jeta  dans  la  voiture.  C'était 
un  joli  animal  aux  formes  sveltes  et  gracieuses.  Son  pelage, 
d'une  couleur  rougeàtre  mêlé  de  blanc,  était  long  et  raide. 

La  voiture  reprit  bientôt  son  allure  primitive  et  marcha  en- 
core au  pas  pendant  un  quart  d'heure.  Elle  fut  bientôt  lancée  de 
nouveau  autour  d'un  bock  qui  eut  le  même  sort  que  le  premier. 
Vers  midi,  nous  étions  de  retour  à  l'habitation  et  nous  avions 
tué  neuf  antilopes,  c'est-à-dire  autant  que  nous  en  avions  vu. 

A  l'époque  de  notre  arrivée  dans  la  baie,  deux  navires  fran- 
çais y  étaient  déjà  depuis  quelques  jours.  Pendant  la  semaine  qui 
suivit,  cinq  autres  y  entrèrent  encore.  Les  capitaines  de  ces  dif- 
férens  navires  ayant  tous  besoin  d'aller  à  la  ville  du  Cap,  dis- 
tante d'environ  vingt-cinq  lieues,  je  m'arrangeai  pour  faire 
partie  de  la  petite  caravane  qui  devait  s'y  rendre  par  terre-  On 
loua  une  grande  voiture  à  six  places ,  couverte  d'une  toile  à 
voile  soutenue  par  des  cerceaux;  elle  était  attelée"de  huit  chevaux 
et  conduite  par  deux  Hottentots.  Ceux  d'entre  nous  qui  ne  pou- 
vaient y  trouver  place  se  pourvurent  de  chevaux  de  selle,  et  la 
petite  troupe,  composée  de  onze  personnes  sans  compter  les 
guides,  partit  un  matin,  à  sept  heures,  de  la  ferme  hollandaise 
qui  avait  fourni  les  moyens  de  transport. 

En  quittant  les  bords  de  la  baie,  la  roule,  à  peine  tracée  sur 
un  terrain  sablonneux  et  mouvant,  dans  lequel  les  chevaux  en- 
fonçaient souvent  jusqu'aux  genoux,  montait  à  travers  le  bois 
pour  arriver  à  un  vaste  plateau  d'où  l'on  pouvait  apercevoir  la 
surface  bleue  et  unie  de  la  mer.  Tout  autour  de  nous,  et  aussi 


REVUE   DE  PARIS.  67 

loin  que  la  vue  pouvait  s'étendre,  de  grêles  buissons  de  myrtes 
et  de  bruyères,  disséminés  sur  un  sol  dont  l'aridité  croissait  à 
mesure  que  nous  avancions  donnaient  à  la  campagne  un  aspect 
sauvage.  Aucune  trace  d'habitation  ne  venait  rompre  la  mono- 
tonie fatigante  de  cette  plaine  qu'un  soleil  ardent  transformait 
en  une  véritable  fournaise.  De  temps  en  temps,  ceux  qui  étaient 
à  cheval  et  qui  avaient  emporté  leurs  fusils,  tiraient,  tout  en 
marchant,  sur  des  troupes  de  perdrix  que  le  bruit  faisait  lever  • 
Une  de  ces  décharges  effraya  deux  grandes  autruches  qui  se 
dressèrent  tout  à  coup  du  milieu  d'un  massif  de  bruyères  et  se 
mirent  à  fuir  avec  une  agilité  merveilleuse,  La  voiture  s'arrêta, 
nos  cavaliers  s'élancèrent  après  elles,  mais  ils  revinrent  bien- 
tôt, car  leurs  montures  n'étaient  pas  de  taille  à  lutter  avec  de 
pareilles  coureuses.  Nous  suivîmes  long-temps  des  yeux  leur  ga- 
lop précipité  dont  je  ne  saurais  donner  une  idée  juste  qu'en 
comparantle mouvement  alternatif  et  régulier  de  leurs  membres 
inférieurs  à  celui  des  vannes  d'un  bateau  à  vapeur.  Dans  le.com- 
mencement  de  la  course  on  voit  se  déployer  leurs  petites  ailes 
courtes  ,  puis  les  plumes  légères  et  soyeuses  qui  sont  implan- 
tées sur  leur  face  interne  et  sur  la  partie  des  flancs  qu'elles  re- 
couvrent, se  hérissent  et,  présentant  toute  leur  surface  au  vent, 
semblent  doubler  tout  à  coup  le  volume  de  l'animal  que  l'on  voit 
fuir  devant  soi. 

Vers  midi  on  s'arrêta  auprès  d'un  étang  pour  y  faire  un  léger 
repas  avec  les  provisions  dont  on  s'était  précaulionné.  La  ferme 
où  nous  devions  coucher,  était  encore  à  trois  lieues  et  se  nom- 
mait Long-Founlain.  Nous  y  arrivâmes  à  cinq  heures.  C'était 
une  réunion  de  bâtiments  à  un  seul  étage  bâtis  en  briques  et 
couverts  de  roseaux.  Au  milieu  des  champs  cultivés  s'élevait  la 
maison  du  maître.  Un  joli  jardin  rempli  de  toutes  les  fleurs  du 
pays ,  un  perron  à  rampe  de  fer,  ornaient  la  façade.  On  entrait 
dans  une  grande  salle  dont  le  plancher  était  en  terre  battue , 
mais  parfaitement  nivelé.  Les  murailles,  comme  celles  de  l'ex- 
térieur,  étaient  seulement  blanchies  à  la  chaux  ;  il  n'y  avait  pas 
de  plafonds ,  mais  les  solives  et  les  madriers  qui  soutenaient  la 
toiture  étaient  peints  à  l'huile  et  soigneusement  vernis.  Quel- 
ques meubles  d'Europe,  une  grande  glace  sur  la  cheminée  ornée 
de  vases  de  fleurs ,  un  canapé  de  crin ,  de  grands  rideaux  rou- 
ges aux  fenêtres ,  composaient  tout  le  luxe  de  cette  habitation 


68  REVUE  DE  PARIS. 

hollandaise.  Mais  tout  cela  était  d'une  propreté  si  exquise,  ei 
différait  tellement  de  ce  qu'on  trouve  dans  les  fermes  de  nos 
départemens  les  plus  riches;  mon  élonnement  était  si  grand 
de  rencontrer  au  fond  de  l'Afrique  une  telle  recherche  ,  que  je 
ne  remarquais  point  l'arrivée  du  maître  de  la  maison.  C'était 
un  colon  hollandais,  nommé  Crootschart,  gros  homme  à  la 
figure  ouverte  et  réjouie.  Il  vint  nous  saluer  tous  les  uns  après 
les  autres  en  nous  serrant  cordialement  la  main.  Une  longue 
table  fut  dressée  au  milieu  de  l'appartement,  les  esclaves  s'oc- 
cupèrent des  apprêts  du  souper.  Notre  hôte  nous  pria  de  l'ex- 
cuser s'il  se  faisait  attendre  un  peu  de  temps ,  mais  il  n'avait 
pas  été  prévenu  de  notre  arrivée. 

Nous  étions  depuis  une  heure  réunis  autour  d'une  petite  table 
chargée  de  pipes  et  de  tabac  dont  M.  Crootschart  nous  enga- 
geait par  son  exemple  à  user  fort  libéralement,  lorsqu'une  porte 
s'ouvrit  et  la  maîtresse  du  logis  entra  suivie  de  trois  grandes  et 
longues  demoiselles ,  vêtues  et  coiffées  avec  recherche ,  sinon 
avec  goût..  Les  voyageurs  se  levèrent  et  chacun  ,  déposant  res- 
pectueusement sa  pipe,  vint  toucher  la  main  des  dames  et  les 
embrasser  l'une  après  l'autre  sur  la  bouche  qu'elles  présentèrent 
sans  la  moindre  hésitation  à  tous  ces  visiteurs  barbus.  On  agran- 
dit le  cercle;  mais  la  conversation  ,  en  raison  de  la  diversité 
des  langues,  ne  pouvant  devenir  générale, on  parla  de  chanter. 
Le  maître  fit  venir  un  enfant  d'environ  huit  ans,  fils  d'un  de 
ses  esclaves.  L'enfant  se  plaça  près  de  lui  et  on  lui  ordonna  de 
chanter  un  air  anglais.  Ce  petit  malheureux,  tout  interdit  de- 
vant tant  de  beau  monde  ,  baissait  la  tête  et  ne  pouvait  se  dé- 
cider à  obéir.  Pour  l'y  contraindre ,  son  maître  décrocha  der- 
rière lui  une  cravache  dont  il  le  menaça  et  finit  par  le  frapper. 
Alors  ce  pauvre  enfant,  au  milieu  des  sanglots  et  des  larmes  , 
commença  d'une  voix  glapissante  une  espèce  de  complainte  où 
je  distinguai  qu'il  était  question  d'un  Capitaine  de  la  rivière 
de  Rouen.  C'est  de  lui  qu'on  pouvait  dire  sans  métaphore  qu'il 
avait  des  larmes  dans  la  voix;  et  si,  trop  abondantes,  elles 
empêchaient  les  sons  de  sortir  assez  promptement,  de  nouveaux 
coups  de  cravache  venaient  précipiter  leur  émission  ,  au  grand 
contentement  de  l'honorable  société,  qui  riait  de  tout  son 
cœur. 

On  nous  invita  à  prendre  place  autour  de  la  table  couverte 


REVUE  DE  PAKIS.  69 

d'un  iiuge  éclatant.  Nous  étions  dix-huit  convives ,  et  tout  se 
passa  à  peu  près  comme  dans  les  repas  de  noire  pays.  Chacun 
avait  sur  son  assiette  une  petileserviette  en  coton  grande  comme 
les  deux  mains.  D'énormes  portions  de  bœuf,  de  mouton  et  de 
bouc  sauvage ,  rôties  ou  bouillies,  composaient  ce  souper  ,  at- 
tendu impatiemment  par  le  plus  grand  nombre  d'entre  nous. 
Des  plats  de  légumes  cuits  à  l'eau  étaient  servis  en  même  temps, 
et  pour  suivre  l'exemple  des  hôtes ,  on  y  ajoutait  les  épices 
nombreuses  et  surtout  le  carry  dont  on  fait  usage  dans  ce  pays. 
Des  confitures,  des  pâtisseries  vinrent  ensuite  ,  mais  aucune 
boisson  fermentée  ne  parut  sur  la  table  :  l'eau  et  le  lait  en  tin- 
rent lieu  et  il  fallut  se  contenter  de  ce  breuvage  peu  restau- 
rant. 

Au  reste,  c'est  presque  le  seul  dont  fassent  usage  les  habi- 
tans  "dans  les  parties  de  la  colonie  où  Ion  ne  récolte  pas  de 
vin.  Les  moyens  de  transport  sont  si  difficiles  et  si  coûteux  , 
qu'ils  peuvent  rarement  s'en  procurer  à  la  ville  ,  où  cependant 
il  n'est  pas  cher.  Quand  on  servit  le  thé ,  auquel  les  dames  pré- 
sidèrent, deux  bouteilles  d'eau-de-vie  de  France,  qui  nous  res- 
taient encore,  furent  très  bien  accueillies  et  on  termina  digne- 
ment la  soirée  en  leur  faisant  honneur:  il  était  plus  de  minuit. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  on  vint  nous  éveiller.  Il 
avait  été  convenu  qu'on  proposerait  à  M.  Crootschart  le  rem- 
boursement des  frais  que  treize  personnes  et  autant  de  chevaux 
avaient  dû  nécessairement  lui  occasionner;  mais  tout  ce  qu'on 
put  obtenir  de  lui,  ce  fut  la  promesse  qu'il  recevrait  avec  re- 
connaissance un  petit  baril  d'eau-de-vie  de  France,  qu'un  des 
capitaines  offrit  de  lui  envoyer  aussitôt  son  retour  au  mouillage 
de  Saldanha. 

E.  Le  Mire. 


SOUVENIRS 

DE  VOYAGES, 


UNE  MAISON  DE  TRAVAIL  A  LIVERPOOL. 


Voici  une  des  plus  belles  applications  de  cette  loi  de  pau- 
vres anglaise, dont  il  a  été  dit  tant  de  choses  en  France,  sans 
beaucoup  de  connaissance  de  la  matière,  ni  surtout  des  véri- 
tables opinions  du  peuple  anglais  à  cet  égard.  Il  n'est  peut- 
être  personne,  parmi  ceux  qui  lisent  avec  quelque  attention  ce 
qui  s'écrit  sur  cette  partie  de  l'économie  sociale,  qui  n'ait  un 
vague  esprit  d'opposition  contre  la  loi  des  pauvres  et  contre 
tout  ce  qui  pourrait  y  ressembler  de  loin  ou  de  près.  A  qui- 
conque veut  faire  l'éloge  de  l'Angleterre  ,  et  en  opposer  l'ad- 
mirable civilisation  aux  lenteurs  et  aux  inégalités  de  la  nôtre, 
qu'objecte-t-on  tout  d'abord,  si  ce  n'est  cette  formidable  loi  des 
pauvres?  J'ai  dans  la  mémoire  cette  formule ,  qu'assurément 
je  n'y  ai  pas  mise  tout  seul  :  Oui,  mais  l'Angleterre  a  sa  dette  ; 
oyi,  mais  l'Angleteree  a  sa  loi  des  pauvres.  Il  n'y  a  pas  d'ad- 
mirateur si  intrépide  de  l'Angleterre  que  la  première  de  ces 
objections  ne  trouble  profondément  et  à  qui  la  seconde  ne 
ferme  la  bouche,  encore  qu'il  semble  qu'une  dette  énorme  est 


REVUE  DE  PARIS.  71 

la  preuve  d'un  crédit  énorme  ,  et  qu'il  soit  juste  que  ceux  qui 
ont  au-delà  du  nécessaire  soutiennent  directement  ceux  qui 
n'ont  rien.  Quoi  qu'il  en  soit ,  je  n'ai  pas  été  peu  étonné  de 
trouver  en  Angleterre,  parmi  les  partisans  les  plus  prononcés 
de  la  loi  des  pauvres,  des  hommesà  quicetteloidemandechaque 
année  une  somme  considérable  ,  dont  le  chiffre  est  vraiment 
effrayant,  et  d'en  entendre  vanter  les  bons  résultats  par  ceux 
même  qui  en  font  les  frais.  J'ai  peine  à  croire  que  ce  soit  par 
de  simples  motifs  de  charité  chrétienne ,  et  qu'il  n'y  ait  pas 
là  quelque  bonne  raison  positive  et  déterminante ,  de  l'es- 
pèce de  celles  qui  font  généralement  agir  et  parler  les  An- 
glais. 

C'est  d'ailleurs  un  fait  notoire  que  des  écrivains  distingués, 
quiappartiennentà  l'opinion  radicale, demandent  pour  l'Irlande, 
comme  complément  nécessaire  des  institutions  que  lui  doit  la 
Grande-Bretagne  ,  une  loi  des  pauvres  ,  à  l'image  de  celle  qui 
régit  l'Angleterre.  Quelques-uns  même  la  réclament  au  préa- 
lable, avant  toute  autre  institution  ,  et  ceux-là  me  paraissent 
les  plus  sages,  car  à  une  population  qui  meurt  de  faim  on  doit 
premièrement  du  pain  ,  et  secondement  des  libertés.  Que 
peut-il  y  avoir  de  plus  pressant  et  de  plus  obligatoire  pour  la 
Grande-Bretagne  que  de  nourir  ces  milliers  de  misérables  Ir- 
landais qui,  dans  les  quatre  plus  beaux  mois  de  l'année,  en 
juin  ,  juillet ,  août ,  septembre  ,  dans  les  temps  où  la  vie  est  le 
plus  facile  à  tous  les  êtres,  où  le  pauvre  même  est  riche  ,  car 
le  soleil  lui  donne  le  vêtement,  le  gîte  et  le  feu  ,  sont  réduits 
par  la  faim ,  et  malgré  la  résignation  qui  est  propre  au  peuple 
d'Irlande,  à  vivre  de  déprédations  de  toute  sorte,  les  uns  à 
piller  les  hangars  où  sont  conservées  les  pommes  de  terre ,  à 
arrêter  les  bateaux  chargés  de  vivres,  et  à  les  vider  sur  la  berge 
par  l'odieux  droit  d'aubaine  de  la  misère  ;  les  autres  à  coupel- 
les sacs  de  blés  qui  sont  transportés  au  marché  et  à  les  répan- 
dre par  les  chemins  ;  quelques-uns  à  déraciner  les  légumes 
pendant  qu'ils  végètent  encore ,  à  forcer  les  marchands  de 
vivres  qui  ne  veulent  que  traverser  un  district  d'y  demeurer  et 
d'y  vendre,  à  une  espèce  de  maximum,  leurs  provisions  ;  ceux- 
ci  à  piller  les  boutiques  des  boulangers  ;  ceux-là  à  traire  les 
vaches  pendant  la  nuit  ?  Déjà  des  travaux  ont  été  commencés 


72  REVUE  DE  PARIS. 

sur  cette  question  ,  et  des  commissions  nommées  ,  selon  la 
pratique  des  gouvernemens,  qui,  avant  de  payer,  font  recher- 
cher longuement  s'ils  doivent  ,  et  qui  donnent  à  l'homme  qui 
meurt  de  faim...  des  commissaires  chargés  d'examiner  dequelle 
nature  est  sa  faim  ,  comment  elle  lui  est  venue  ,  par  quelle 
cause  ,  et ,  en  dernier  lieu  ,  comment  on  pourrait  y  pourvoir, 
sinon  pour  lui,  qui  mourra  pendant  l'enquête,  du  moins  pour 
ses  enfans  ,  qui  hériteront  de  son  dénuement  et  de  sa  faim. 
Le  moyen  le  plus  naturel,  ce  semble,  le  plus  droit,  le  plus  hon- 
nête, serait  une  loi  des  pauvres,  qui  d'abord  procurerait  de 
l'argent ,  en  attendant  les  institutions  destinées  à  en  régler 
l'emploi,  et,  en  outre,  qui  assimilerait  la  condition  de  l'Irlande 
à  celle  de  l'Angleterre.  Mais  comme  il  faut  prendre  sur  ce  point 
l'avis  de  la  partie  du  peuple  irlandais  sur  qui  porterait  la 
charge  d'une  loi  des  pauvres,  je  ne  m'étonnerais  pas  qu'avant 
toute  loi  qui  devra  les  grever  d'une  aumône  régulière  au  profit 
des  indigens  ,  ils  demandasent  pour  eux-mêmes  des  libertés  et 
des  privilèges ,  et  qu'ils  fussent  plus  impatiens  de  recevoir  des 
institutions  que  de  donner  de  l'argent. 

Les  sociétés  sont  à  l'égard  des  pauvres  comme  les  débiteurs 
de  mauvaise  foi,  qui  plaident  pour  ne  pas  payer,  ou  tout  au 
moins  pour  ajourner  le  paiement.  En  face  du  pauvre,  ce  créan- 
cier impitoyable,  même  dans  sa  résignation,  qui  peut  les 
forcer  à  le  nourrir  dans  leurs  prisons ,  si  elles  lui  ferment 
leurs  hôpitaux  et  leurs  maisons  de  travail,  elles  discutent  par 
voie  de  commissaires  le  droit  et  le  fait,  et  celui-ci  avant  celui- 
là  ,  l'inconvénient  avant  l'avantage,  et  l'emploi  qu'il  conviendra 
de  donner  à  l'argent  avant  la  nécessité  et  le  devoir  de  donner 
l'argent  lui-même.  C'est  ainsi  qu'en  ce  moment,  à  propos  de 
de  l'Irlande  dévorée  par  la  plaie  de  ses  pauvres,  on  a  fait  la 
statistique  des  causes  de  tant  de  misères,  des  inr.onvéniens  qui 
résulteraient  des  différens  modes  proposés  pour  y  subvenir,  et 
des  institutions  à  créer  pour  faire  produire  les  meilleurs  fruitsà 
'impôt  qui  pourrait  être  ultérieurement  établi.  Si  du  moins  on 
était  d'accord  sur  une  ou  plusieurs  de  ces  institutions ,  la  ques- 
tion aurait  fait  un  pas;  car  l'emploi  trouvé,  ce  serait  une  forte 
raison  de  moins  d';<journer  le  devoir  de  donner  l'argent.  Mais 
on  se  garde  bien  d'être  d'accord  sur  quoi  que  ce  soit,  et  de  re- 
connaître un  premier  fait  qui  serviraildemajeûre  à  un  argument 


Ut  VUE   1>E  PARIS.  73 

irrésistible;  et  voilà  comment,  au  moyen  d'un  appareil  tout-à- 
fait  ingénieux  de  commissaires,  de  comptes-rendus  et  de  statis- 
tiques, on  couvre  le  peu  d'empressement  réel  à  donner  (qu1 
est  au  fond)  de  l'air  de  gens  bienfaisans  qui  ne  font  de  diffi- 
cultés que  sur  le  meilleur  emploi  possible  à  donner  au  bien- 
fait. 

Parmi  les  moyens  discutés ,  l'établissement  des  maisons  de 
travail  {toork-house) ,  à  l'instar  de  celles  de  l'Angleterre,  a 
dû  être  proposé  et  débattu  le  premier  ,  à  titre  de  moyen  déjà 
éprouvé  ,  et  dont  l'Angleterre  a  déjà  recueilli  des  fruits.  On  y 
a  fait  des  objections  de  toutes  les  grandeurs ,  depuis  celles  qui 
sont  fondées  sur  l'énormité  de  la  dépense,  évaluée,  par  les 
adversaires  du  projet,  à  la  valeur  du  revenu  de  Pli-lande,  jus- 
qu'à celles  qu'on  lire  du  caractère  des  babitans  ,  trop  fiers,  a-t- 
on dit,  et  trop  jaloux  de  leur  liberté  pour  ne  pas  préférer  la 
famine,  la  mendicité  et  la  mort,  à  un  emprisonnement  même 
volontaire  et  à  un  travail  qui  ne  serait  pas  de  leur  choix.  Je 
suspecte  beaucoup  ces  accumulations  d'objections,  si  diverses 
de  valeur  et  de  poids,  contre  une  institution  devenue  inévita- 
ble, car  les  petites  ne  figurent  évidemment  là  que  parce  que 
les  grandes  ne  sont  pas  assez  solides ,  ou  ne  sont  pas  sincères 
Si  la  dépense  n'excède  pas  les  moyens  de  l'Irlande,  que  devient 
la  seconde  objection  tirée  du  caractère  des  Irlandais,  comme 
si  tous  les  pauvres  n'étaient  pas  des  vaincus  pour  qui  toute 
condition  est  bonne,  qui  n'est  pas  insupportable  ?  Et  si,  en 
effet,  la  dépense  est  impossible,  à  quoi  bon  joindre  à  l'objecion 
péremptoire  qu'on  en  peut  tirer  celte  toute  pelite  raison  d'ob- 
servaleur  moraliste  ?  On  en  avait  dit  autant  des  maisons  de 
travail  d'Angleterre:  elles  allaient  surcharger  les  villes;  ou  y 
aurait  des  révoltes  tous  les  jours;  le  peuple  anglais  était  trop 
fier  pour  passer  sous  ces  fourches  caudines ,  etc. ,  etc.  L'événe- 
ment a  prouvé  que  toutes  ces  objections  n'étaientque  mauvaues 
raisons  de  débiteurs  qui  éloignent  par  des  chicanes,  décorées 
du  nom  d'enquêtes,  le  moment  de  payer.  L'Angleterre  s'est 
exécutée;  ses  icort-houses  sont  l'honneur  de  sa  civilisa- 
tion. 

Je  n'ai  vu  que  celle  de  Liverpool,  qu'on  dit  être  l'une  des 
mieux  conçues,  et  qui  très  certainement  doit  être  l'une  des 
mieux  administrées  de  toute  l'Angleterre.  C'est  à  la   fois  une 


74  REVUE  DE  PARIS. 

maison  de  travail,  un  hospice  et  une  école  publique.  L'établis- 
sement est  situé  hors  de  la  ville  ,  sur  une  des  hauteurs  qui  la 
dominent,  dans  un  air  sain,  au  moins  relativement,  car  la 
charité  peut  tout  améliorer  en  Angleterre  ,  excepté  le  ciel.  Les 
bàtiniens  sont  vastes,  aérés,  et  paraissent  bien  tenus:  la  pro- 
preté anglaise  a  pénétré  jusque  dans  la  maison  des  pauvres.Les 
ateliers  sont  larges  et  bien  clos,  les  cours  dallées,  grandes  et 
ouvertes.  Ce  n'est  pas  une  prison,  car  la  force  publique  n'y  est 
représentée  par  aucun  soldat,  et  à  la  faiblesse  matérielle  de  l'au- 
torité on  peut  mesurer  la  facilité  de  l'obéissance  :  mais  c'est 
encore  moins  une  maison  de  luxe,  car ,  outre  l'air  de  tristesse 
et  de  dénuement  que  le  pauvre  répand  autour  de  lui ,  un  bien- 
faiteur collectif,  comme  est  une  société  qui  se  charge  de  nour- 
rir ses  pauvres,  ne  met  guère  de  grâce  dans  sa  manière  de  don- 
ner ,  et  on  ne  voit  que  par  trop  d'endroits  que  le  bienfait  est 
accordé  sous  la  forme  d'un  impôt.  Les  intermédiaires  entre  la 
société  et  ses  pauvres  sont  sérieux  et  froids  comme  des  agens  ; 
justes  d'ailleurs  et  bons  ,  mais  sans  ce  superflu  qui  est  la  sym- 
pathie, et  qu'on  ne  leur  demande  point.  La  maison  est  hospita- 
lière ;  mais  l'hôte  n'est  pas  un  ami  attendu  ,  à  qui  l'on  garde  la 
meilleure  place ,  la  coupe  de  fête  à  la  table  ,  et  le  lit  d'honneur  ' 
c'est  un  pauvre  qu'on  reçoit  sur  un  bon  delà  paroisse  ,  et  à  qui 
on  fait  payer  ,  par  un  certain  travail ,  une  place  quelconque 
sous  un  toit  commun  ,  peut  être  la  place  restée  vide  par  la 
mort  d'un  compagnon  de  misère ,  récemment  délivré  de  la 
charité  publique  et  de  la  vie.  On  ne  peut  donc  parler  de  ces 
établissemens  que  le  cœur  serré,  et  en  louer  les  choses  louables 
qu'avec  chagrin,  car  l'irréparable  est  écrit  sur  toutes  les  pierres 
et  sur  tous  les  visages. 

Le  directeur  actuel,  ancien  homme  de  loi,  a  été,  quoique 
hommme  de  loi,  et  pour  sa  réputation  de  probité  et  de  fermeté, 
élu  à  cette  grande  fonction  par  les  suffrages  des  notables  de 
Liverpool.  Il  succédait  à  un  de  ces  hommes  qui  sont  la  plaie  de 
tous  les  institutions  de  bienfaisance,  gens  qui  exploitent  leur 
place  comme  une  industrie,  et  qui  prélèvent  chaque  jour  une 
dime  sur  la  part  des  pauvres.  II  s'était  fait ,  sous  un  nom  ana- 
logue a  notre  mot  français  tour  de  bâton,  un  revenu  énorme. 
Ces  abus  n'étaient  pas  ignorés  :  mais  telle  est,  en  Angleterre, 
•a  force  des  choses  établies ,  qu'on  le  maintint  dans  sa    place 


REVUE  DE  PARIS.  75 

jusqu'à  sa  mort,  qui  fut  le  seul  service  qu'il  rendit  à  la  maison 
de  travail  de  Liverpool.  Le  premier  acte  de  son  successeur 
fut  de  rendre  aux  pauvres  tous  les  indignes  profits  que  cet 
homme  avait  faits  sur  eux,  et  de  se  réduire  strictement  au  sa- 
laire, du  reste  très  honorable ,  qui  est  affecté  à  sa  place.  Tout , 
dans  la  maison ,  avait  été  corrompu  par  l'exemple  du  chef.  Les 
fournisseurs  du  dehors,  pour  se  dédommager  des  pots-de-vin, 
altéraient  les  provisions  ;  le  lait  était  falsifié ,  les  légumes  mal 
choisis,  le  pain  enflé  au  moyen  de  procédés  chimiques.  A  l'ar- 
rivée du  directeur  actuel,  tout  a  changé  de  face;  les  fournis- 
seurs, tenus  quittes  des  pots-de-vin,  ont  livré  des  provisions  de 
bonne  qualité.  La  seule  différence  d'un  homme  désintéressé  à 
un  homme  avide  a  produit  des  sommes  considérables  et  a  donné 
une  exislence  nouvelle  à  la  Maison  de  travail,  sans  augmenter 
pour  la  ville  les  frais  de  dotation  annuelle.  Le  plus  difficile  a 
trouver  après  l'argent,  c'est  l'homme  chargé  de  l'employer  ;  il 
dépend  du  choix  qu'on  a  fait  qu'un  établissement  de  ce  genre 
soit  une  véritable  maison  de  bienfaisance ,  ou  une  sorte  de 
ferme  des  gabelles  abandonnée  à  l'avidilé  d'un  traitant. 

Le  directeur  de  la  Maison  de  travail  de  Liverpool  parait 
être  un  homme  d'environ  cinquante  ans.  C'est  un  esprit  net , 
adroit,  décidé,  faisant  chaque  chose  avec  la  facilité  et  la  con- 
fiance que  donnent  un  bon  début  et  la  popularité  qui  s'y  atta- 
che. Sans  avoir,  comme  on  dit ,  la  fibre  très  tendre ,  il  a  poul- 
ies pauvres  cette  austère  sympathie  de  la  probité ,  bien  préfé- 
rable à  la  condescendance  d'un  homme  qui  se  montre  facile  et 
relâché  envers  les  gens  qu'il  vole.  Il  peut  être  sévère  sans  pa- 
raître dur,  car  il  n'a  pas  à  faire  payer  à  la  discipline  les  infidé- 
lités ou  les  gains  honteux  de  son  administration.  Les  pauvres 
le  craignent  sans  le  haïr,  parce  qu'ils  savent  qu'il  les  défend 
quand  il  n'est  pas  devant  eux,  et  parce  qu'il  a  l'attitude  qu'il 
convient  que  les  sociétés  prennent  envers  ceux  de  leurs  mem- 
bres qui  n'ont  pas  su  ou  qui  n'ont  pas  pu  s'y  faire  une  place  , 
attitude  grave  et  ferme,  ni  trop  bienveillante  pour  ne  pas  ame- 
nerle  relâchement,  ni  trop  sévère  pour  que  devant  lui  le  mal- 
heur n'ait  jamais  l'air  d'être  un  crime.  C'est  ce  qui  explique  la 
facilité  de  cet  étrange  gouvernement  où  un  homme  d'un  peu 
plus  de  cinq  pieds,  ni  médiocre  ni  supérieur ,  conduit  dix-huit 
cents  à  deux  mille  personnes  ,  dont  plus  de  mille  sont  valides , 


76  REVUE  DE  PARIS. 

et  dont  aucune,  parmi  ces  mille,  n'est  sans  avoir  quelque  le- 
vain de  révolte  au  fond  du  cœur  :  car  quel  est  le  pauvre  qui 
croit  ne  l'être  que  par  sa  faute?  Il  y  a  là  des  hommes  qui  n'on  t 
jamais  résisté  à  une  passion ,  qui  ont  incommodé  tous  leurs 
semblables  de  leur  liberté  brutale  ,  et  dont  l'obéissance  même, 
triste  et  morose,  est  toujours  frémissante.  Eh  bien!  tous  ces 
hommes  se  lèvent  et  se  découvrent  avec  respect ,  quand  passe 
auprès  d'eux,  avec  sa  parole  brève,  son  œil  vif  et  pénétrant, 
ses  ordres  précis  et  sans  réplique,  son  geste  brusque,  son  pas 
rapide,  le  petit  homme,  semblable  à  un  clerc  de  paroisse,  qui 
les  gouverne,  qui  mange  de  ce  qu'ils  mangent ,  boit  de  ce  qu'ils 
boivent,  et  n'a  pas  dans  sa  poche  un  penny  qui  ait  dû  aller 
dans  la  leur.  Sa  fermeté  et  sa  probité  lui  tiennent  lieu  de  ce  pi- 
quet de  soldats  qui  ne  sert  pas  toujours  à  rendre  forts  certains 
fonctionnaires:  ce  sont  deux  forces  immenses  vis-à-vis  des 
masses ,  parce  qu'on  ne  peut  pas  plus  les  feindre  quand  on  ne 
les  a  pas  ,  que  les  cacher  quand  on  les  a. 

D'ailleurs  ,  à  quoi  serviraient  des  forces  matérielles!1  La 
Maison  de  travail  n'est  pas  une  geôle.  Quiconque  est  las  d'y 
vivre,  peut  s'en  faire  ouvrir  la  porte,  et  retourner  à  la  vie  pré- 
caire et  à  la  liberté  nécessiteuse  du  dehors.  La  maison  ne  le 
rejette  pas  ;  elle  lui  donne  même  le  viatique  de  quelques  jours , 
en  attendant  qu'il  trouve  du  travail  ;  s'il  n'en  trouve  pas ,  ou 
si  après  avoir  été  employé  quelque  temps ,  il  retombe  dans  le 
besoin,  l'administration  le  reçoit  de  nouveau,  sans  rechercher 
si  c'est  le  travail  qui  l'a  quitté,  ou  lui  qui  a  quitté  le  travail,  et 
sans  aggraver  sa  position  dans  l'intérieur  de  la  maison.  Sa 
place  lui  est  rendue,  sa  portion  lui  est  pesée  de  nouveau,  caries 
portions  sont  pesées  ;  mais  ce  n'est  pas  le  retour  de  l'enfant 
prodigue,  et  au  lieu  d'un  père  quil'accueillcet  fait  tuer  le  veau 
gras  pour  fêter  son  retour,  c'est  un  chef  dans  le  cœur  duquel 
il  a  la  place  d'un  deux  millième,  et  qui  peut-être  en  le  rece- 
vant, ne  lui  épargne  pas  quelques  éloges  ironiques  delà  maison 
qu'il  a  eu  tort  de  quitter.  Du  reste  ,  bien  peu  sont  tentés  d'es- 
sayer delà  triste  joie  d'un  jour  de  liberté  dont  le  lendemain  est 
la  misère.  La  douceur  du  régime  ,  l'assurance  d'avoir  le  pain 
de  chaque  jour,  la  modération  du  travail ,  les  amitiés  qui  se 
forment  dans  le  travail  commun  des  ateliers  et  sur  les  ban- 
quettes des  chauffoirs ,  l'habitude  enfin  qui ,  peu  à  peu,  confis- 


REVUE  DE  PARIS.  77 

que  à  l'homme  sa  volonté ,  les  retiennent  dans  la  Maison  de 
travail,  et  leur  font  oublier  une  liberté  dont  les  seules  jouis- 
sances sont  des  soirées  passées  à  la  taverne ,  et  suivies  de  pri- 
vations intolérables. 

La  constitution  du  travail,  dans  l'intérieur  de  la  maison  ,  est 
équitable  et  parfaitement  réglée.  Tous  les  pauvres  valides  (able 
bodies)  sont  appliqués  à  des  travavaux  proportionnés  à  leurs 
forces,  et  dont  une  partie  du  prix  leur  est  abandonnée  soit 
pour  les  petites  douceurs  du  préau ,  soit  pour  en  aider  leurs 
familles  qui  habitent  au  dehors.  Les  étoffes  de  coton  et  de  laine, 
nécessaires  à  l'habillement  de  la  communauté,  sont  fabriquées 
dans  la  maison.  On  vend  le  surplus  aux  fabricans  d'étoffes 
peintes.de  Manchester.  Les  vieillards,  qui  n'ont  plus  assez  de 
forces  pour  un  travail  fatigant,  préparent  des  cordes  de  chan- 
vre pour  calfater  les  vaisseaux.  Dans  une  des  salles  où  se  font 
ces  cordages,  il  y  avait  un  vieux  marin,  jadis  compagnon  de 
guerre  de  Nelson ,  d'une  grosseur  énorme ,  à  qui  son  ventre 
servait  de  table  à  ouvrage.  —  Voulez-vous  voir  un  de  nos 
élèves?  nous  dit  le  directeur  en  nous  montrant  le  bonhomme 
enseveli  sous  son  chapeau  de  cuir ,  peut-être  aussi  contempo- 
rain de  Nelson.  Il  l'appela  d'un  ton  de  voix  ferme,  quoique 
amical.  Le  bonhomme  souleva  d'abord  sa  tète,  puis  son  ventre, 
puis  ses  jambes,  et  vint  à  nous  d'un  pas  grave,  avec  toute  la 
docilité  militaire,  mais  non  sans  dépit,  à  ce  que  nous  crûmes 
voir,  d'être  montré  comme  un  spécimen  du  bon  régime  de  la 
maison.  Sa  figure,  forte  et  intelligente,  était  celle  d'un  homme 
contrarié.  Il  salua ,  mais  ne  dit  pas  un  mot.  Après  quelques  pa- 
roles du  directeur,  il  regagna  sa  place ,  et  nous  sortîmes ,  moi 
beaucoup  plus  malheureux  qu'il  n'avait  pu  être  blessé ,  et  pen- 
sant qu'il  faut  être  ou  un  ange ,  ou  une  femme,  pour  toucher 
aux  plaies  du  pauvre  sans  les  envenimer.  Qui  sait  si  un  rayon 
de  la  gloire  de  Nelson,  en  tombant  sur  cet  obscur  matelot,  n'a 
pas  mis  dans  son  cœur  un  germe  de  dignité  personnelle  que 
n'ont  pu  flétrir  les  malheurs  d'une  vieillesse  recueillie  par  la 
charité  publique? 

Par  une  distribution  judicieuse  du  travail,  qui  lire  parti  de 

tout  le  monde  et  n'épuise  personne,  les  dépenses  de  la  maison 

sont  presque  atteintes ,  sinon  couvertes,  par  le  prix  des  objets 

vendus  au  dehors  et  de  ceux  qui  se  consomment  au  dedans.  Les 

tome  xi.  7 


. 


78  REVUE   DE  PARIS. 

frais  et  les  produits  se  balancent  à  peu  près ,  ce  qui  permet  à  la 
ville  d'étendre  à  plus  de  tètes  le  bienfait  de  sa  taxe  des  pauvres, 
et  d'admettre  même  au  partage  de  l'aumône  municipale  des  mal- 
heureux qui  ne  sont  pas  inscrits  sur  le  registre  de  la  paroisse. 
C'est  ainsi  que  la  Maison  de  travail  paie  le  passage  et  la  nour- 
riture de  tous  les  pauvres  irlandais  qui,  après  avoir  fait  la 
moisson  en  Angleterre ,  reviennent  s'embarquer  à  Liverpool , 
plus  pauvres  qu'auparavant,  car  ils  n'ont  rien  économisé  de  ce 
qu'ils  ont  gagné  ;  partis  avec  des  vêtemens,  ils  s'en  retournent 
avec  des  haillons.  Il  n'y  a  pas  de  spectacle  plus  douloureux  que 
celui  de  ces  files  d'Irlandais ,  la  plupart  pieds  nus ,  sans  che- 
mise, les  habits  en  lambeaux  ,  la  faucile  portée  en  bandoulière 
et  entourée  de  foin,  un  bâton  à  la  main,  marchant  un  à  un  sur  les 
grandes  routes,  et  regagnant  cette  verte  Irlande  où  l'hiver  et 
ses  dernières  nécessités  les  attendent  ;  vrais  ilotes  de  la  Grande- 
Bretagne,  qui  semblent  habillés  de  ses  guenilles  et  nourris  de 
ses  épluchures.  Quelques-uns  de  ces  malheureux  errent  sur  les 
quais  de  Liverpool,  attendant  que  les  hommes  de  police  les  re- 
cueillent et  les  conduisent  devant  les  officiers  compétens  ;  car 
c'est  par  l'intermédiaire  de  la  police  et  des  juges  que  les  pau- 
vres reçoivent  l'hospitalité  de  la  ville.  On  les  interroge,  on  re- 
garde s'ils  ont  les  poches  vides  (quelques-uns  n'ont  pas  même 
de  poches) ,  après  quoi  on  les  envoie  à  la  Maison  de  travail, 
qui  leur  donne  un  gîte  pour  la  nuit,  la  nourriture ,  qui  lesren 
voie  le  lendemain  par  un  paquebot  où  ils  sont  entassés  et  par- 
qués sur  l'arrière,  comme  les  moutons  et  les  cochons  expédiés 
d'Irlande  pour  l'Angleterre  ,  laquelle  reçoit  le  bétail  et  renvoie 
les  pauvres.  Cette  charité  ,  qui  déporte  les  pauvres,  n'est  pas 
celle  de  Vincent  de  Paul  ;  mais  quand  on  regarde  les  choses 
froidement ,  et  combien  le  fardeau  des  pauvres  indigènes  est 
déjà  lourd  pour  chaque  ville,  on  donne  des  éloges  même  à  cette 
hospitalité  si  dure  et  si  avare,  qui  reçoit  le  pauvre  étranger  sans 
plaisir  et  le  renvoie  sans  pitié.  N'est-ce  pas  beaucoup  déjà  que 
la  civilisation  soit  juste,  et  que  le  débiteur  reconnaisse  sa 
dette? 

La  nourriture  de  la  Maison  de  travail  consiste  principale- 
ment en  lait,  en  pommes  de  terre,  et  en  viande  de  porc.  On 
nous  a  fait  goûter  de  ce  lait  :  il  est  excellent.  On  ne  nous  le 
présenta  pas  dans  un  petit  pot .  écrémé  dans  le  grand  ,  et  mis 


REVUE  DE  PARIS.  79 

à  part  lout  exprès ,  pour  rassurer  la  philantropie  des  visiteurs, 
et  faire  dire  à  quelques  heureux  :  Nous  n'en  buvons  pas  de 
meilleur.  On  nous  mena  dans  un  vaste  garde -mander,  où  nous 
puisâmes  le  lait  à  même  dans  le  tonneau  qui  contenait  la  pro- 
vision du  jour.  J'ai  dit  qu'on  pesait  les  portions  de  pain  :  ce  sont 
deux  femmes  qui  ont  ce  soin  ;  l'une  coupe,  et  l'autre  pèse  les 
morceaux  dans  une  balance.  11  y  a  deux  qualités  de  pain  :  le 
plus  mauvais  régalerait  nos  soldats.  On  le  donne  aux  valides  , 
aux  enfants,  aux  able  bodies  ,  nom  horriblement  matérialiste 
que  la  religieuse  Angleterre  donne  à  tous  ceux  qui  peuvent  tra- 
vailler. Le  pain  de  première  qualité  est  réservé  pour  les  vieil - 
ards,  pour  les  invalides,  pour  les  malades.  Le  directeur  de 
'établissement  n'en  mange  pas  d'autre.  Il  fait  aussi  son  ordi- 
naire de  Yale  qu'on  donnent  aux  travailleurs,  pour  les  soute- 
nir ,  et  aux  vieillards  pour  les  réconforter.  Quelques  vieilles 
femmes  reçoivent  une  portion  de  thé  et  de  sucre;  elles  pren- 
nent le  thé  trois  fois  par  jour.  C'est,  de  toutes  les  rares  dou- 
ceurs de  la  maison ,  la  plus  propre  à  consoler  ces  pauvres 
créatures  de  n'avoir  plus  de  chez  soi.  Enfin ,  il  y  a  du  tabac  , 
comme  en  voudraient  avoir  nos  meilleurs  priseurs ,  pour  ceux 
à  qui  l'usage  du  tabac,  dans  des  jours  moins  mauvais  ,  —  les 
seuls  jours  bons  du  pauvre ,  —  en  rendrait  la  privation  trop 
douloureuse,  surloutajoulée  a  celle  de  tant  d'autres  biens.  C'est 
le  directeur  de  l'établissement  qui  est ,  de  droit,  le  juge  de  ces 
besoins  et  le  distributeur  de  ces  petites  faveurs.  Il  peut  mettre 
une  sorte  de  grâce  à  les  accorder.  Il  est  douteux  que  ce  ne  soit 
pas  encore  là  et  toujours  une  dette  ;  mais ,  du  moins  ,  la  ma- 
nière de  la  payer  peut  lui  donner  l'air  d'un  bienfait:  cette  fois , 
seulement,  la  main  de  la  charité  publique  ressemble  à  la  main 
d'un  ami. 

Les  enfans  des  deux  sexes,  qui  sont  très-nombreux  ,  reçoi- 
vent l'instruction  première  par  la  méthode  lancastrienne.  On 
les  tient  très  sévèrement ,  peut-être  trop  sévèrement.  Il  estvrai 
qu'il  n'y  a  pas  de  peuple  plus  discipl  inable  que  le  peuple  anglais. 
A  voir  ces  centaines  de  petits  garçons  manœuvrer  dans  la  cour 
avec  la  précision  des  soldats  de  leur  pays ,  à  la  voix  d'une  es- 
pèce de  pédagogue,  chélif  etràpé,  qui  frappe  sur  un  livre  pour 
appuyer  sa  voix  grêle  et  criarde ,  on  sent  que  la  subordination  est 
le  fonds  de  l'esprit  anglais,  et  que  la  loi  est  le  plus  obéi  des  despotes. 


80  REVUE  DE  PARIS. 

Ces  pauvres  enfans  vont  nu -tête  et  nu-pieds  pendant  tout  ce 
qu'on  appelle  la  belle  saison  en  Angleterre,  c'est-à-dire,  pen- 
dant les  huit  mois  de  pluie  interrompue  de  brouillards,  qu'on 
décore  de  ce  nom.  Je  ne  pus  pas  me  défendre  d'en  témoigner 
de  l'étonnement  au  directeur.  Il  faisait  si  froid  ce  jour-là:  la 
bise,  qui  soufflait  depuis  le  matin,  et  dont  nous  sentions  les 
piqûres  jusque  sous  nos  vêtemens,  avait  bleui  leurs  jolis  vi- 
sages et  leurs  pieds  que  raidissait  le  froid  des  dalles  encore 
humides  d'une  averse  récente.  Ils  marchaient  courbés  ,  la  tête 
renfoncée  dans  les  épaules,  les  mains  collées  contre  le  corps, 
tous  rétrécis  et  ramassés  ,  comme  pour  offrir  moins  de  prise 
au  froid,  avec  cette  tristesse  sans  imagination,  qui  est  celle  de 
tous  les  enfans  marqués ,  en  naissant ,  du  slygmate  de  la  pau- 
vreté. On  nous  dit  que  ce  n'était  point  par  économie  qu'on  les 
laissait  aller  ainsi  tête  nue  et  sans  chaussure  ,  mais  de  l'avis 
du  chirurgien  et  du  médecin  qui  le  jugeaient  meilleur  pour  leur 
santé.  Est-ce  là  le  vrai  motif?  Un  régime  hygiénique  qui  épar- 
gne à  rétablissement  les  frais  de  plusieurs  centaines  de  paires 
de  souliers  par  mois,  n'est-il  pas  ou  une  parcimonie  ou  un 
reste  de  barbarie  déguisés?  Les  docteurs,  à  qui  nous  soumî- 
mes ce  doute,  prirent  très-sérieusement  la  responsabilité  de  la 
mesure,  et  nous  ôtèrent  tout  soupçon  à  cet  égard.  Peut-être, 
hygiéniquement ,  ont-ils  raison  ;  peut-être  vaut-il  mieux  pour 
ces  pauvres  enfans  entrer  dans  la  vie  par  de  rudes  épreuves, 
et  n'avoir  pas  d'enfance  à  regretter.  Mais  si  les  plus  valides  s'y 
fortifient,  les  faibles  n'y  succombent-ils  pas?  Je  n'eus  pas  le 
courage  de  me  faire  instruire  sur  ce  point. 

Le  directeur  nous  fit  entrer  dans  la  salle  des  petites  filles  au 
moment  de  la  leçon.  Il  y  en  avait  une  cinquantaine  environ  , 
rangées  en  cercle  autour  d'une  petite  vieille  qui  leur  apprenait 
à  compter  jusqu'à  cent ,  et  qui ,  une  baguette  à  la  main ,  com- 
mandait la  manœuvre  lancastrienne.  Je  me  sers  à  dessein  du 
mot  manœuvre,  car  les  intelligences  et  les  mémoires  sont  dres- 
sées comme  des  soldats  par  cette  méthode.  Elles  avaient  un 
geste  particulier  etuneintonalion  distincte  pour  chaque  dizaine. 
Tantôt  elles  croisaient  les  bras  ou  les  laissaient  pendre  le  long 
du  corps;  tantôt  elles  en  levaient  un  sur  leur  tête  ou  retendaient 
eu  avant;  tantôt  elles  battaient  des  mains,  et  toutes  avec  une 
régularité  et  une  précision  imperturbable.  Arrivées  au  premier 


REVUE  DE  PARIS.  81 

chiffre  de  chaque  dizaine ,  et  au  moment  de  changer  de  geste, 
elles  enflaient  leurs  petites  voix  aiguës  et  attaquaient  la  noie 
avec  un  ensemble  tout  à  la  fois  musical  et  mimique  ,  auquel  le 
directeur  prenait  part.  La  vieille ,  debout  au  centre  du  cercle , 
la  baguette  levée,  tournant  sur  elle-même  pour  surveiller  toutes 
ses  écolières ,  l'oreille  attentive  à  leurs  cinquante  voix,  criait 
de  temps  en  temps  :  Allons,  allons,  make  haste,  viake  haste. 
De  toute  la  petite  troupe  ,  pas  une  ne  broncha.  Comme  j'étais 
alors  tout  plein  de  machines  je  cherchai  in  volontairement  s'il  n'y 
en  avait  pas  une,  dans  quelque  coin  de  la  salle,  qui  arrêtât  et 
fit  partir  ces  cinquante  mémoires  à  la  fois,  comme  les  cin- 
quante roues  d'un  même  appareil.  Toutes  les  voix  moururent, 
dans  une  sorte  de  cadence  au  nombre  cent.  C'était  un  vérita- 
ble exercice  de  vocalisation.  Combien  peu  de  ces  pauvres  fil- 
les, me  disais-je,  auront  besoin  de  savoir  compter  au  de-là  du 
nombre  cent  ! 

Le  plus  louchant  de  celle  scène,  c'étaient  cinq  ou  six  peti- 
tes filles  de  moins  de  quatre  ans,  restées  assises  sur  des  bancs 
et  qui  répétaient  tout  bas  la  leçon  avec  cette  petite  voix  d'oi- 
seau si  fraîche,  si  gaie,  par  laquelle  les  enfans  de  toutes  les 
conditions  se  ressemblent  au  commencement  de  la  vie.  L'une 
d'elles,  à  peine  âgée  de  trois  ans,  jolie  comme  un  ange  de  Mu- 
rillo,  imitait  les  gestes  de  la  vieille  avec  ma  canne  qu'elle  m'a- 
vait prise.  C'était  un  enfant  abandonné.  Mon  ami  et  moi,  nous 
nous  regardâmes  en  sortant  :  nous  avions  tous  deux  les  yeux 
humides.— «  C'est  surtout  parce  que  je  suis  père,  me  dit-il,  que 
je  ne  trouve  pas  lourde  la  taxe  des  pauvres,  et  que,  de  tous 
les  impôts  que  je  paie,  celui-là  me  coûte  le  moins  dont  il  re- 
vient quelquechoseà  ces  pauvres  enfans.— Et  c'est  par  le  même 
motif,  lui  repondis-je  que  j'admire  votre  Maison  de  travail, 
et  que  j'en  souhaiterais  au  même  prix  de  pareilles  â  mon  pays.  > 

Deux  ou  trois  hommes  sont  employés  à  faire  des  bières 
pour  ceux  qui  meurent  dans  la  maison  et  pour  les  pauvres  du 
dehors  auxquels  la  paroisse  fait  la  charité  d'un  cercueil.  Il  yen 
a  un  magasin  tout  plein,  que  la  mort  épuise  au  fur  et  à  me- 
sure qu'on  le  remplit.  Ces  bières  sont  peintes  en  rouge.  Cétait 
un  veillard  qui  les  barbouillait,  et  qui  peut-êlre  barbouillera  la 
sienne.  Un  homme  plus  jeune  était  chargé  de  raboter  les  plan- 
ches et  de  les  clouer,  «n  autre  d'y  mettre  les  attaches  de  fer. 

7. 


82  REVUE  DE  PARIS. 

Ils  faisaient  cela  avec  la  même  indifférence  que  ceux  qui  pré- 
parent le  dîner.  L'établissement  fournit  des  bières  à  tous  les 
pauvres  qui  justifient  de  l'impossibilité  de  faire  enterrer  les 
leurs.  J'ai  vu  deux  femmes,  probablement  deux  mères,  qui 
sortaient  de  la  maison  par  une  des  portes  de  côté,  emportant 
sous  le  bras  deux  petits  cercueils  d'enfant.  Elles  pleuraient  près- 
autant  de  hon  te  que  de  regret;  car,  s'il  y  a  quelque  chose  que 
les  pauvres  redoutent  plus  que  l'hôpital,,  c'est  d'être  enterrés 
dans  des  planchps  qui  ne  leur  appartiennent  pas.  Ces  dons 
gratuits  de  cercueils  par  la  maison  de  travail  de  Liverpoolont 
été  l'occasion  d'une  industrie  révoltante.  De  malheureuses 
femmes,  feignant  la  douleur  et  les  larmes,  obtenaient  de  ces 
bières,  dont  elles  allaient  boire  le  prix  au  cabaret  ;  d'autres 
moins  coupables,  en  faisaient  du  feu,  peut-être  pour  réchauf- 
fer leurs  enfans.  Ce  double  abus  a  cessé.  On  ne  délivre  des 
bières  que  sur  le  bon  de  la  paroisse,  dont  les  autorités  ont  soin  de 
faire  rechercher  si  ceux  qui  en  demandent  ont  en  effet  des 
morts  à  faire  enterrer.  La  charité  est  obligée  d'avoir  l'œil  vi- 
gilant du  fisc,  et  c'est  une  chose  pénible  à  dire  qu'elle  peut 
quelquefois  corrompre  ceux  mêmes  au  profit  de  qui  elle 
s'exerce. 

A  quelques  pas  de  là  sont  les  toits-à-porcs,  partie  importante 
de  l'établissement,  car  les  porcs  sont  les  nourriciers  de  la  Mai- 
son de  travail.  Le  directeur  nous  les  montrait  avec  un  or- 
gueil plaisant.  Il  les  caressait,  il  leur  donnait  des  noms  affecteux, 
qu'aurait  enviés  un  lévrier  de  canapé  ,  ou  même  un  de  ces 
pauvres  petits  enfans ,  qui  vont  pieds  nus  par  raison  de  santé, 
selon  la  prescription  du  docteur.  Ces  porcs  sont  les  mieux 
nourris  dans  la  maison.  Le  directeur  n'a  pas  de  paroles  sévères 
pour  eux  ;  on  ne  pèse  pas  leurs  rations ,  on  leur  passe  un  peu 
de  superflu  :  il  est  vrai  qu'ils  le  paient  cher.  Ce  n'était  pas 
seulement,  dans  cet  homme  d'ailleurs  si  grave,  le  sentiment 
horriblement  tendre  du  capitaine  de  navire  qui,  dans  les  pre- 
miers jours  d'une  longue  navigation ,  regarde  avec  satisfaction 
la  bonne  santé  de  ses  provisions  vivantes  ;  il  y  avait  un  peu  de 
cette  tendresse  de  l'Anglais  pour  l'animal  dont  la  chair  savou- 
reuse entretient  son  sens  solide  et  son  activité  jusqu'à  la  mort, 
laquelle  arrive  pour  lui  quand  il  cesse  de  manger  du  porc.  Il 
nous  faisait  arrêter  devant  les  plus  beaux  sujets  de  retable.  — 


REVUE  DE  PARIS.  85 

Faites  sortir  la  truie  qui  va  mettre  bas  ,  disait-il  au  vieillard  ; 
et  le  pauvre  homme  entrait  en  se  courbant  sousleloit-à-porcs, 
et  chassait  devant  lui  une  immense  hète  dont  le  ventre  traînait 
à  terre.  Notre  directeur  mesurait  ce  ventre  de  l'œil  et  du  geste, 
et  évaluait  la  portée  en  homme  qui  en  devait  avoir  la  dime. 
Puis,  c'était  une  mère  avec  ses  douze  petits,  se  pressant,  se 
culbutant,  autour  de  ses  mamelles,  moins  nombreuses  que  les 
nourrissons,  et  qu'elle  leur  livrait  avec  toute  la  grâce  que  peut 
avoir  une  truie  étendue  sur  la  paille ,  et  faisant  entendre  un 
petit  grognement  de  tendresse  maternelle.  Jusque-là,  la  satis- 
faction du  directeur  n'avait  rien  de  cruel  :  c'étaient  des  mères, 
ménagées  tant  qu'elles  peuvent  produire,  et  des  petits  loin  en- 
core du  couteau.  Mais  quand  nous  arrivâmes  devant  l'étable 
des  porcs  bons  à  tuer,  et  que  le  directeur  nous  fit  voir  de  quel 
appétit  quelques-uns  faisaient  leurs  derniers  repas ,  une  sensi- 
bilité imitée  de  celle  de  J.-J.  Rousseau ,  écrivant  le  fameux 
morceau  sur  l'usage  des  viandes ,  me  fit  trouver  presque 
odieuses  les  réflexions  de  l'excellent  homme  sur  l'à-point  de 
ces  victimes  ,  sur  l'épaisseur  probable  de  leur  lard  ,  sur  le 
poids  qu'elles  devaient  peser.  Nous  finîmes  notre  visite  par  les 
mules,  l'honneur  du  troupeau,  qu'il  flattait  de  la  main  et  de  la 
voix,  les  appelant  mes  bons  garçons  {mygood  fellows) ,  leur 
grattant  le  dos,  faisant  ajouter  à  leur  litière  ,  les  recomman- 
dant au  vieillard  ,  pour  lequel  il  réservait  les  sons  durs  et  sé- 
vères de  cette  voix  dont  les  porcs  avaient  toutes  les  notes  ten- 
dres et  caressantes.  C'était  entre  ces  verrats  et  le  directeur  le 
lien  de  gens  égaux  par  la  santé, le  bien-être,  le  comfort ,  dans 
une  maison  de  pauvres,  d'infirmes  et  de  vieillards,  qui  s'aiment 
par  le  contraste  des  misères  qui  les  entourent,  et  qui  ont  ac- 
compli leur  destinée. 

Quorum  forluna  peracla  est 

Jam  sua 

Il  n'y  a  qu'un  seul  être  humain  ,  dans  la  maison  de  travail, 
auquel  j'aie  vu  le  directeur  sourire  du  même  air  qu'à  ses  porcs  : 
c'est  une  vieille  femme  de  cent  six  ans.  Celte  pauvre  femme  est 
la  montre  de  la  maison.  Elle  est  la  décharge  morale  du  direc- 
teur ,  sa  réponse  aux  amis  et  aux  ennemis  ;  elle  dépose  de  la 


84  REVUE  DE  PARIS. 

régularité,  du  bon  ordre,  des  soins ,  de  la  nourriture  saine,  du 
régime  doux  et  paternel  de  l'établissement.  Cette  pauvre 
femme  ,  reçue  dans  la  Maison  de  travail ,  déjà  très  vieille, 
et  probablement  après  de  longues  années  de  travail  pour  le 
pain  de  chaque  jour  ,  est  ressuscitée  et  a  commencé  une  se- 
conde enfance  paisible ,  heureuse  ,  avec  quelques  douceurs 
qu'elle  n'avait  pas  connues  dans  la  première.  Quand  nous  en- 
trâmes dans  sa  chamhrelle,  placée  au  rez-de-chaussée,  et  dont 
la  porte  s'ouvre  sur  une  cour  dallée  où  chaque  jour  encore 
elle  vient  faire  quelques  pas  au  soleil,  on  venait  de  la  mettre 
au  lit  après  son  troisième  repas ,  et  elle  s'était  endormie  en 
fredonnant.  C'est  une  vieille  femme  qui  prend  soin  d'elle,  et 
qui,  quoique  vieille,  pourrait  être  sa  petite-fille.  Elle  se  croit 
agile  et  ingambe  à  côté  de  la  centenaire  ,  quoique  la  mort  par 
l'effet  de  l'âge  soit  peut-être  aussi  près  de  celle  qui  a  passé  le 
demi-siècle  que  de  celle  qui  a  vécu  le  siècle  entier.  Un 
petit  feu  de  houille  entretenait  dans  la  chambre  une  douce 
chaleur.  La  garde,  par  cet  empressement  maladroit  qui  est 
propre  aux  personnes  dépendantes  en  présence  du  maître,  se 
hâta  d'éveiller  la  pauvre  femme  ,  afin  que  nous  eussions  le 
spectacle  complet  de  la  vieillesse  gardant  la  mort.  C'était  la 
mort  en  effet,  sous  les  traits  de  la  décrépitude,  telle  que  nous 
nous  obstinons  à  nous  représenter  la  mort,  quoiqu'elle  ait  le 
visage  de  tous  les  âges  ;  c'était  la  chose  sans  nom  dont  parle 
Bossuet,  que  cet  être  dont  la  respiration  n'était  plus  qu'un  râle 
qui  finit. 

—  Dites  donc  le  bonjour  à  notre  maître,  lui  cria  la  garde, 
en  s'approcha nt  le  plus  qu'elle  put  de  son  oreille. 

Ses  yeux  s'entr'ouvrirent  un  instant ,  sans  se  fixer  sur  rien, 
puis  se  refermèrent.  Le  sommeil  des  derniers  jours  pèse 
aussi  fortement  sur  les  paupières  que  la  mort.  La  garde  lui 
prit  la  main  et  la  mit  dans  celle  du  directeur  ,  sans  qu'elle 
parût  le  sentir.  C'était  pourtant  un  être  dont  on  nous 
disaii. qu'il  allait  bien,  qu'il  mangeait  avec  appétit  et  copieu- 
sement, qu'il  dormait  d'un  bon  sommeil ,  qu'il  était  gai ,  qu'il 
chantait! 

—  Vous  voyez,  me  disait  le  directeur,  qu'il  fait  bon  vivre 
ici.  On  y  meurt  pi  us  tard  qu'en  aucune  maison  particulière  de 
Liverpool.  C'est  l'effet  du  régime. 


REVUE  DE  PARIS.  85 

—  Oui,  répondis-je,  mais  e'est  en  tuant  l'âme  que  vous  pro- 
longez la  vie  du  corps.  Je  ne  m'étonne  pas  que  des  êtres  pri- 
vés de  la  liberté  etde  ses  souffrances  si  regrettées  des  captifs , 
enrégimentés,  menés  au  doigt  et  à  l'oeil,  débarrassés  du  souci 
de  se  conduire,  mangeant  et  travaillant  à  heure  fixe,  réglés  et 
remontés  comme  des  montres,  arrivent  à  cet  étal  où  l'homme 
est  déjà  un  cadavre  avant  d'être  mort. 

—  Que  faire  à  cela  ?  me  dit  le  directeur.  Comment  concilier 
la  liberté  et  la  règle?  Que  serait-ce  que  la  charité  sans  le 
régime?  Que  doit-on  de  plus  au  pauvre  que  de  le  recueillir  dans 
une  petite  société  où  le  pain  en  abondance  est  le  prix  d'un 
travail  modéré  ,  où  l'égalité  est  parfaite,  où  le  vice  est  rendu 
impossible ,  et  où  ,  comme  vous  venez  de  le  voir  ,  plus  les  vies 
sont  longues,  plus  elles  sont  entourées  de  soins  ? 

Je  ne  trouvai  rien  à  répondre. 

J'ai  vu  un  autre  exemple  de  longévité ,  par  r effet  du  régime. 
plus  intéressant  peut-être  que  celui  de  la  vieille  de  la  Maison 
de  travail.  C'était  dans  la  prison  centrale  de  Gand  ,  prison 
qu'on  prendrait  pour  un  phalanstère  de  M.  Charles  Fourrier, 
si  un  fort  piquet  de  troupes,  l'arme  au  bras,  n'avertissait  qu'on 
n'y  entre  pas  volontairement  et  qu'on  n'est  pas  libre  d'en 
sortir.  Nous  allons  visiter  l'infimerie.  A  l'entrée,  sur  un  banc 
de  pierre ,  était  assis  un  vieillard  d'une  belle  figure,  la  tète  dé- 
couverte et  chauve ,  dans  une  immobilité  complète.  Quand 
nous  passâmes  près  de  lui ,  il  fit  un  effort  pour  se  lever;  mais 
l'employé  qui  voulait  bien  nous  accompagner  dans  notre 
visite  ,  lui  dit  avec  bonté  de  rester  assis.  Si  ce  pauvre  homme 
vit  encore,  il  doit  avoir  cent  ans.  C'est  un  condamné  à  perpé- 
tuité pour  meurtre.  Il  a  été  envoyé  ici  par  des  juges  de  Marie- 
Thérèse,  morte  il  y  a  cinquante-six  ans.  Son  crime  était  d'avoir 
tué  sa  femme.  C'est  un  crime  abominable;  mais  que  le  châti- 
ment en  a  été  long  !  Plus  de  soixante  ans  de  prison,  c'est  dans 
la  vie  d'un  homme,  l'éternité  de  la  peine  pour  le  crime  d'un 
moment.  Quatre  gouvernemens  se  sont  succédé  en  Belgique 
depuis  que  ce  malheureux  homme  est  là.  Tous  ont  accepté 
l'hérédité  de  la  vindicte  publique,  et  les  révolutions  qui  ont 
amoncelé  des  ruines  tout  autour,  n'ont  pas  fait  une  brèche  à 
sa  prison.  Mais  du  moins  cette  prison  n'a  pas  été  une  geôle 
impitoyable,  puisque  le  meurtrier  a  pu  y  vieillir  jusqu'à  un 


86  REVUE  DE  PARIS. 

âge  où  l'étranger  qui  passe  devant  lui  ne  peut  pas  lui  refuser 
l'aumône  d'un  peu  de  respect.  Aujourd'hui  d'ailleurs ,  la  prison 
s'est  changée  pour  lui  en  un  hôpital ,  où  rien  ne  lui  rappelle 
qu'il  est  prisonnier,  et  hors  duquel  son  esprit  ne  rêve  plus  une 
liberté  qui  serait  l'abandon  dans  un  monde  inconnu.  C'est 
ainsi  que  la  société  doit  punir.  Il  faut  que  le  meurtrier,  con- 
traint, tant  qu'il  est  valide,  d'expier  son  crime  dans  une 
prison  par  un  travail  qui  reçoit  un  salaire,  sente,  dans  sa 
vieillesse ,  la  douce  main  de  la  sœur  de  charité,  pour  qui  le 
pauvre  honnête  et  le  meurtrier  sont  égaux ,  quand  ils  sont 
vieux  et  qu'ils  vont  mourir. 

Je  n'ai  pas  étudié  les  matières  pénitentiaires  ni  les  ques- 
tionsde  charité  publique, et,  en  ces  choses-là,  comme  en  mille 
autres,  j'en  suis  réduit  à  mes  impressions  toujours  sincères, 
sinon  toujours  justes.  Mais  il  me  semble  qu'une  prison  comme 
celle  de  Gand,et  une  Maison  de  travail  comme  celle  de  Li- 
verpool  sont  des  institutions  assez  éprouvées  pour  qu'on  puisse 
désirer  d'en  voir  de  pareilles  s'établir  et  prospérer  où  il  y  a 
de  grandes  agglomérations  d'hommes,  les  fluctuations  du  tra- 
vail laissent  trop  souvent  des  bras  inoccupés, et  que  le  crime, 
réussît-on  plus  qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'ici  à  en  atténuer  la  prin- 
cipale cause  qui  est  la  pauvreté  mal  supportée,  est  malheureu- 
sement indestructible,  qu'y  aurait-il  de  plus  désirable  qu'un 
double  système  de  réparation  et  de  répression,  où  le  pauvre 
qui  a  des  bras  et  qui  manque  de  travail,  pût  être  employé  mais 
non  confisqué  par  une  entreprise  publique,  et  où  l'homme  qui  a 
perdu  son  droit  de  vivre  dans  une  société  dont  il  s'est  consti- 
tué l'ennemi,  assujéli  dans  l'âge  où  il  pourrait  faire  un  mau- 
vais usage  de  sa  force,  à  un  travail  qui  ne  dépasse  pas,  après 
tout,  celui  que  font  tant  d'honnêtes  gens,  pour  une  subsis- 
tance moins  assurée,  fût,  sur  la  fin  de  sa  vie,  traité  com- 
me un  malade,  malade  de  la  dernière  des  maladies  ?  On  me 
disait  de  la  vieille  de  la  Maison  de  travail,  qu'en  parlant  de 
celle  maison,  elle  avait  coutume  de  se  servir  du  mot  home, 
lequel  signifie,  Angleterre,  outre  le  foyer  de  famille,  le  sanc- 
tuaire intérieur,  les  pénates,  toutes  les  douceurs  et  toute  l'in- 
dépendance de  la  vie  domestique.  De|mêmele  vieillard  de  la  pri- 
son de  Gand  disait  de  celte  prison  chez  nous,  et  comme  nous 
lui  demandions  s'il  serait  heureux  de  revoir  son  village  :  «  Je 


REVUE  DE  PARIS.  87 

ne  le  reconnaîtrais  pas,  nous  dit-il,  et  il  ne  me  reconnaîtrait 
pas.  J'aime  mieux  mourrir  ici.  »  Et  sa  figure  était  riante;  et 
l'on  ne  pouvait  pas ,  de  bonne  foi,  trouver  son  sourire  ironi- 
que, bien  que  sous  ce  repos  suprême  du  vieillard,  comme  sous 
celui  de  la  vieille  femme  il  y  eût  en  effet,  un  long  passé  de 
souffrances.  La  société  ne  doit  pas  plus  triompher  du  conten- 
tement de  Tune  que  de  la  résignation  de  l'autre  ;  mais  ne  faut-il 
pas  féliciter  les  pays  ou  les  villes  que  ni  le  pauvre  ni  le  crimi- 
nel n'accusent,  et  ne  peut-on  pas  souhaiter  à  son  pays  des  pri- 
sons où  le  captif  meure  sans  rancune,  et  des  maisons  de  travail 
où  le  pauvre  regrette  de  mourrir  ? 

NlSARD. 


THE  MAIDEN. 


Si  vous  savez  l'anglais,  il  n'est  pas  besoin  de  vous  traduire 
le  joli  mot  que  nous  inscrivons  en  tête  de  cet  article ,  ni  de 
vous  en  faire  sentir  la  grâce.  L'étyrnologie  nous  apprend  qu'il 
est  de  race  saxonne.  C'est  une  des  appellations  les  plus  simples, 
les  plus  suaves  et  les  plus  fraîches  de  la  langue  de  Shakspeare  ; 
un  des  vocables  dont  le  sens,  la  délicatesse  et  la  musique  ont 
pour  l'âme  un  charme  inexprimable  ;  une  de  ces  expressions 
d'une  finesse  exquise  sur  lesquelles  l'ouïe  se  repose  avec  délices, 
comme  la  vue  sur  les  teintes  humides  et  transparentes  d'une 
fleur. 

Nous  nous  sommes  demandé  quel  est  parmi  nous  l'équivalent 
de  ce  gracieux  dissyllabique?  Mais  il  n'en  existe  point  dans  no- 
tre langue ,  si  chaste  à  la  fois  et  si  positive. 

Jl  nous  est  bien  resté  un  vieux  mol  français  long-temps  admis 
dans  l'idiome  de  nos  aïeux,  et  presque  synonyme  de  maiden, 
le  mot  pucelle.  Malbeureusemeut,  le  caprice  et  l'usage  du 
monde  lui  ont  fait  perdre  beaucoup  de  sa  naï'yeté  primitive. 
C'est  aujourd'huire  un  terme  d'une  trivilialé  ridicule.  Nos  deux 
autres  noms  fille  et  vierge  n'éveillent  point  non  plus  les  mêmes 
idées  que  le  maiden  des  Anglais.  L'un  et  l'autre  de  ces  termes 
ont  reçu  de  notre  esprit  caustique  et  de  la  morale  religieuse 
une  signification  équivoque  ou  mystique,  et  peut-être  ne  réus- 
sirait-on à  rendre  la  vérité  exquise  de  l'appellation  anglaise, 
qu'en  empruntant    à  chacune  des  trois  expressions  que  nous 


REVUE  DE  PARIS.  80 

venons  de  citer  quelques-unes  de  leurs  nuances  délicates  et 
fugitives. 

Le  mot  maiden,  toutefois,  ne  se  lie  pas  toujours  aux  plus 
chaimans  souvenirs  delà  jeunesse.  Il  ae  rappelle  pas  seulement 
la  pureté  virginale  du  premier  âge  de  la  vie  chez  la  femme , 
l'apanage  le  plus  précieux  de  la  beauté  du  corps  et  de  celle  de 
l'ame.  11  appartient  aussi  à  plus  d'un  litre  aux  dramatiques 
annales  de  l'Angleterre.  Il  se  rattache  même  indirectement, 
tout  paradoxal  que  cela  puisse  paraître  à  l'histoire  de  nos 
mœurs  ,  de  notre  législation  et  de  notre  révolution  française. 
Nous  ne  savons  si,  comme  on  Ta  dit,  tout  est  dans  tout  ; 
mais  nous  savons  qu'il  y  a  de  tout  dans  les  souvenirs  variés, 
gracieux,  bizarres,  terribles,  que  réveille  le  mot  anglais 
maiden. 

Et  d'abord  il  a  été  un  des  titres  les  plus  glorieux  delà  célèbre 
Elisabeth  d'Angleterre.  The  maiden  queen ,  la  royale  vierge, 
tel  est  le  surnom  que  cette  grande  princesse  prenait  encore  à 
soixante-dix  ans,  et  que  la  nation  anglaise  s'est  plu  à  lui  con- 
server jusqu'à  ce  jour  par  une  sorte  de  flatterie  posthume  bien 
innocente.  Il  est  vrai  que  les  Anglais  l'ont  aussi  surnommée 
the  good  queen  Bess ,  la  bonne  reine  Betty.  Et  Dieu  sait  si  la 
bonté  d'ame  était  plus  que  la  pureté  virginale,  la  qualité  dis- 
tinclive  de  la  terrible  fille  de  Henry  VIII! 

Elisabeth,  la  royale  vierge,  pour  nous  servir  de  l'expression 
qu'elle  affectionnait  tant,  fut  jusqu'à  sa  mort  un  homme  supé- 
rieur et  un  grand  roi  ,  avec  toutes  les  recherches  de  la  coquet- 
terie, et  toutes  les  petitesses  de  la  vanité  d'une  femme. 

Chez  elle,  les  piqûres  de  l'amour-propre  étaient  d'autant 
plus  dangereuses,  que  son  caractère  irascible,  passionné, 
despotique ,  la  rendait  extrême  dans  sa  haine  comme  dans  son 
amour.  Ce  fut  une  de  ces  petites  vengeances  féminines ,  exaltée 
par  l'orgueil  de  la  puissance  royale,  qui  conduisit  le  comte 
d'Essex  à  l'échafaud.  Mais  le  même  coup  qui  fit  tomber  la  tête 
de  son  favori  brisa  le  cœur  d'Elisabeth.  La  maiden  queen 
mourut  de  douleur  et  de  regret  d'avoir  tué  son  amant. 

Or,  maintenant  devinez  à  quel  bizarre  usage,  à  quel  objet 
incroyable  ,  les  Anglais  se  sont  avisés  d'étendre  la  signification 
de  ce  joli  nom  de  maiden,  choisi  entre  tous  par  la  vanité  d'une 
reine  coquette.  Cherchez  dans  vos  souvenirs,  rappelez-vous 

8 


90  REVUE  DE  PARIS. 

les  écarts,  les  rapprochemens  les  plus  fantasques  de  l'esprit 
dans  l'application  des  mots.  Ou  plutôt  ne  cherchez  point,  car 
vous  épuiseriez  votre  patience  ,  et  avec  elle  le  cercle  des  con- 
jectures, sans  toucher  au  but. 

Les  Anglais  ont  appelé  de  ce  nom  de  maiden  un  instrument 
de  mort ,  rival  de  la  potence,  et  cent  fois  plus  hideux  qu'elle 
par  l'horreur  de  ses  accessoires,  un  instrument  de  mort  que 
vous  connaissez  sous  un  autre  nom,  et  qui  sera  peut-être  dressé 
demain  à  !a  carrière  Saint-Jacques ,  sur  la  route  de  Paris  à 
Orléans,  —  la  guillotine! 

Oui ,  ne  vous  récriez  point ,  cela  est  de  toute  vérité  !  La 
guillotine  est  une  machine  de  création  anglaise,  et  dont  l'usage 
était  connu  sous  le  règne  même  de  la  reine  Elisabeth  ;  nos  voi- 
sins d'outre-mer  l'ont  imaginée  un  beau  jour  par  le  même  gé- 
nie mécanique  qui ,  de  notre  temps,  leur  a  fait  trouver  les 
jennys,  ou  moulins  à  filer.  A  eux  appartient  tout  l'honneur 
de  la  découverte.  Nous  autres  Français,  qni  l'avons  adoptée  plus 
tard  et  modifiée  selon  nos  idées,  nous  avons  droit  tout  au  plus  à 
un  brevet  de  perfectionnement.  Sublime  ouvrage  des  deux  pre- 
mières nations  ,  des  deux  peuples  les  plus  civilisés  du  monde; 
l'un  a  inventé,  l'autre  a  perfectionné  la  guillotine  !  c'est-à-dire 
une  manière  d'instrument  de  boucherie  propre  à  mettre  dans 
l'exécution  des  jugemens  criminels  la  régularité  d'une  opération 
analomique,  à  faire  périr  dans  le  plus  bref  délai  le  plus  grand 
nombre  de  criminels  ,  à  tuer  sans  retour  ,  dans  la  personne  du 
patient,  l'auteur  du  crime  et  la  possibilité  du  repentir  ! 

Les  autorités  et  les  preuves  ne  nous  feront  point  faute  pour 
démontrer  cette  origine  étrangère  de  la  guillotine,  et  son  nom 
primitif  de  maiden.  Plusieurs  historiens  anglais  et  les  compi- 
lateurs du  Neivgatc-Calendar  ont  signalé  l'existence  de  cet 
instrument  de  supplice  à  l'occasion  des  événemens  de  l'histoire 
et  des  actes  de  la  justice  criminelle.  L'antiquaire  Pennant,  pous- 
sant ses  recherches  plus  loin ,  a  recueilli  tous  les  faits  relatifs  à 
l'établissement  et  à  l'usage  de  cette  machine  comme  moyen  de 
répression.  La  relation  de  ses  voyages  dans  le  nord  de  l'Angle- 
terre, contient  sur  ce  sujet  une  notice  d'un  grand  intérêt,  que 
les  savans  auteurs  de  YEnglish  Encyclopœdia  ont  reproduite 
textuellement  dans  leur  recueil  à  l'article  Maiden. 

Dne  forêt  du  comté  d'York  a  vu  dresser  le  premier  appareil 


REVUE  DE  PARIS.  91 

de  ce  genre ,  et  fourni  sans  doute  les  premiers  matériaux  de  la 
charpente.  Connue  sous  le  nom  de  Hardwick  ,  cette  forêt  for- 
mait une  juridiction  indépendante  qui  s'étendait  sur  dix-huit  vil- 
les ou  hameaux  enclavés  dans  ses  limites.  Elle  était  régie  en  ma- 
tière criminelle  par  ses  anciennes  coutumes  locales,  et  il  paraît 
qu'au  nombre  de  celles-ci  il  fallait  compter  l'usage  de  la  mai- 
den,  inconnu  dans  les  autres  parties  de  l'Angleterre.  La  forêt 
touchait  par  un  de  ses  côtés  à  la  ville  d'Halifax  ,  où  le  tribu- 
nal delà  juridiction  se  réunissait  pour  prendre  connaissance  des 
délits,  et  faire  exécuter  ses  jugemens. 

Les  fabriques  de  grosse  draperie  du  comté  d'York ,  si  consi- 
dérables aujoud'hui,  avaient  commencée  se  faire  connaître  dès 
le  xve  siècle.  La  ville  d'Halifax  s'était  empressée  de  cultiver  cette 
branche  naissante  d'industrie,  qui  allait  devenir  pour  elle  une 
source  de  prospérité:  elle  réussissait  surtout  dans  la  fabrication 
de  plusieurs  genres  d'étoffes ,  les  ras  de  Châlons  ,  les  caleman- 
des,  les  everlastings ,  etc.  Ses  campagnes  montueuses  se  sil- 
lonnaient chaque  jour  davantage  de  pièces  de  draps  de  toutes 
les  couleurs ,  suspendues  aux  poteaux  des  étendoirs.  Malheu- 
reusement, cet  étalage  de  riches  produits  avait  été  remarqué 
par  d'autres  que  les  honnêtes  chalands  du  marché  aux  draps:  les 
déprédations  se  multiplièrent  bientôt  d'une  manière  effrayante  , 
et  les  fabricans  purent  se  convaincre  qu'une  grande  forêt  est 
un  dangereux  voisinage  pour  une  ville  industrielle. 

Vers  le  même  temps,  il  y  avait  dans  la  juridiction  un  autre 
intérêt  également  froissé  et  beaucoup  plus  jaloux  de  ses  droits- 
Les  nobles  s'indignaient  de  voir  les  braconniers  braver  auda- 
cieusement  les  réglemens  sur  la  chasse.  Fut-ce  pour  assurer  la 
conservation  du  gibier  féodal ,  que  la  justice  résolut  enfin  d'en- 
tourer l'exécution  des  jugemens  d'un  appareil  plus  terrible? 
ou  bien  cette  mesure  de  rigueur  fut-elle  provoquée  par  les 
réclamations  des  maîtres  des  fabriques?  Pennant  tranche  la  diffi- 
culté en  attribuant  à  la  protection  nécessaire  à  l'industrie  locale 
l'introduction  de  la  maiden. 

Mais  à  quelle  époque  précise  faut-il  rapporter  cette  révolution 
dans  le  système  pénal  de  la  juridiction  d'Hardwick  ?  Il  n'existe 
point  de  documens  qui  permettent  de  préciser  ce  point  avec  quel- 
que certiude. 

Long-temps  après  qu'elle  eut  cessé  de  servir  à  la  décapitation 


92  REVUE  DE  PARIS. 

des  criminels,  Pennant  vit  encore  un  modèle  de  la  machine 
d'Halifax.  Il  est  bon  d'observer  que  c'est  vers  le  milieu  du 
xvme  siècle  que  le  savant  dont  nous  invoquons  le  témoinage  , 
entreprenait  ses  excursions  intéressantes  dans  les  différentes 
provinces  de  l'Angleterre  ;  avec  un  caratère  empreint  d'une 
grande  originalité,  une  vaste  érudition  ,  un  désir  insatiable 
d'accroître  ses  connaissances,  et  un  goût  décidé  pour  les  voya- 
ges, Pennant,  quand  il  n'était  point  renfermé  dans  son  cabi- 
net ,  passait  sa  vie  sur  les  grands  chemins ,  comme  le'Juif  errant. 
Il  différait  cependant  de  l'éternel  voyageur  en  ce  qu'il  franchis- 
sait les  distances ,  non  pas  à  pied ,  mais  toujours  à  cheval  ;  habi- 
tude à  laquelle  il  attribuait  son  excellente  santé.  Pennant  est 
mort  en  1798 ,  à  l'âge  de  soixante-douze  ans ,  laissant,  comme 
antiquaire  et  comme  naturaliste  ,  plusieurs  ouvrages  d'une 
scrupuleuse  exactitude,  recherchés  dessavans  et  singulièrement 
populaires. 

Il  décrit  en  ces  termes  le  modèle  de  la  maiden,  qui  paraît 
avoir  été  construite  sur  les  proportions  ordinaires  de  la  machine. 
«  On  remarque  d'abord  deux  pièces  de  bois ,  s'élevant  parallèle- 
ment comme  les  montans  du  chevalet  d'un  peintre ,  et  ayant 
chacune  dix  pieds  d'élévation.  A  quatre  pieds  de  terre  est  une 
traverse  cintrée,  sur  laquelle  le  condamné  pose  sa  tête,  qui 
est  maintenue  dans  sa  partie  supérieure  par  une  autre  traverse 
échancrée  de  la  même  manière.  Les  deux  grandes  pièces  de.  bois 
sont  garnies  de  rainures  à  l'extérieur:  celles-ci  reçoivent  un 
couteau  au  tranchant  effilé,  portant  une  charge  énorme  de 
plomb  ,  et  fixé  au  sommet  de  la  machine  par  un  déclic.  Enfin , 
à  ce  déclic  est  attachée  l'extrémité  d'une  corde,  que  l'exécuteur 
coupe  au  moment  de  l'exécution  ;  le  couteau  tombe  alors,  et  la 
besogne  est  complètement  faite,  sans  qu'il  soit  nécessaire  de 
frapper  plusieurs  fois  la  tête,  comme  il  arrivait  lorsqu'on  sui- 
vait l'ancien  mode  de  décapitation,  n 

La  description  de  l'antiquaire  anglais  représente  parfaite- 
ment le  rude  appareil  et  la  puissante  action  de  la  machine 
que  les  marchands  d'Halifax  opposèrent  aux  malfaiteurs  de 
la  forêt.  Les  formes  du  jugement  qui  précédait  l'application  de 
la  maiden  ,  n'avaient  pas  un  caractère  moins  formidable  ni 
moins  insolite  que  le  mode  d'exécution.  Elles  ne  ressem- 
blaient à  la  procédure  des  tribunaux  ordinaires ,  dans  les 


REVUE  DE  PARIS.  0-3 

autres  parties  du  royaume,  que  par  l'intervention  du  jury. 

Si  un  voleur  était  arrêté  dans  les  limites  de  la  forêt  d'Hard- 
wick,  ayant  dans  sa  possession  des  objets  dérobés  par  lui,  non 
ouvrés  ou  déjà  travaillés,  et  de  la  valeur  de  treize  pences  et 
demi,  on  le  conduisait  directement  devant  le  lord-bailli,  à 
Halifax.  Le  magistrat  ,  dans  le  but  de  faciliter  l'instruction-, 
faisait  d'abord  subir  trois  fois  l'exposition  publique  à  l'accusé, 
le  jour  de  marché  des  trois  semaines  qui  devaient  s'écouler 
avant  Iejugement.  On  le  mettait  aux  stocks  ,  sorte  de  carcan 
qui  force  le  palient  à  se  tenir  assis,  tandis  que  sa  tète,  ses  bras 
et  sesjambessont  maintenues  dans  un  assujétissement pénible, 
par  autant  d'ouvertures  pratiquées  dans  les  traverses  de  l'in- 
strument de  gêne.  Pendant  la  durée  de  l'exposition  ,  les  objels 
volés  par  l'accusé,  quand  leur  volume  ou  leur  configuration  ne 
faisaient  point  obstacle  ,  étaient  toujours  fixés  sur  son  dos 
par  des  courroies.  Ainsi ,  la  personne  qui  avait  à  se  plaindre 
d'un  vol  récent  pouvait,  par  l'inspection  des  traits  du  patient 
et  l'examen  de  sa  charge  ,  s'assurer  en  un  moment  s'il  était 
l'auteur  du  délit. 

L'instruction  terminée,  le  lord-bailli  convoquait  à  Halifax 
quatre  francs-tenanciers  (free  holders)  de  chacune  des  villes 
de  la  juridiction,  pour  former  un  jury.  La  confrontation  du 
plaignant,  de  l'accusé  et  des  objets  volés  se  faisait  devant  le 
tribunal-  Si  le  jury  rendait  un  verdict  de  guilty  ,  c'est-à-dire 
si  la  culpabilité  de  l'accusé  était  reconnue  ,  on  lui  accordait 
une  autre  semaine  pour  se  préparer  à  la  mort.  A  l'expiration 
du  délai  de  grâce,  on  le  conduisait  à  l'emplacement  où  la  mai- 
den  avait  été  dressée  pour  son  supplice.  La  justice,  cependant, 
consentait  à  perdre  son  droit  sur  lui  dans  le  cas  où  il  serait  as- 
sez heureux,  après  son  arrestation  ou  en  marchant  à  l'échafaud, 
pour  gagner  en  fuyant  les  limites  de  la  forêt,  qu'on  apercevait 
à  une  petite  distance. 

La  peine  de  la  maiden  ,  dirigée  dans  l'origine  contre  les 
malfaiteurs  qui  attaquaient  l'industrie  locale,  fut  appliquée 
plus  lard ,  par  extension ,  au  châtiment  des  crimes  capitaux 
de  toute  espèce.  Par  exemple ,  le  vol  des  besliaux  ,  très  com- 
mun dans  un  pays  où  les  troupeaux  étaient  nombreux,  entraîna 
.lussi  la  décolation  du  coupable. 

On  suivait  du  reste  les  mêmes  formes  judiciaires  pour  la  re- 

8. 


91  KEVUE  DE  PARIS. 

cherche  de  la  vérité.  L'homme  accusé  d'avoir  soustrait  un 
cheval  ou  une  vache  subissait  trois  fois  et  périodiquement 
l'épreuve  de  l'exposition  publique  :  l'animal  volé,  dont  il  avait 
été  trouvé  nanti,  paraissait  à  côté  des  stocks ,  comme  un  dé- 
nonciateur muet  de  sa  faute.  Au  moment  de  la  confrontation, 
la  pauvre  bêle  était  produite  également  devant  le  tribunal.  Il 
y  a  plus ,  elle  remplissait  mécaniquement  l'office  de  bourreau 
dans  l'exécution  des  jugemens ,  chaque  fois  que  le  vol  de  bes- 
tiaux amenait  une  condamnation  à  mort.  Elle  était  l'innocent 
intermédiaire  par  lequel  le  condamné  devenait ,  sans  le  vouloir 
et  par  contrecoup,  l'instrument  de  son  propre  supplice.  On 
attachait  la  corde  du  déclic  de  la  maiden  au  corps  de  l'animal 
qui ,  fouetté  au  moment  convenu  ,  causait ,  par  son  brusque 
mouvement,  la  chute  du  couteau. 

On  n'est  pas  fixé  sur  le  nombre  des  criminels  qui  ont  péri  à 
Halifax  par  le  supplice  de  la  maiden  ,  pendant  le  xve  siècle  et 
une  partie  du  siècle  suivant.  De  1558  à  1605 ,  sous  le  règne 
d'Elisabeth,  25  condamnés  furent  décapités  ;  et  de  1605  à  1660, 
sous  le  gouvernement  de  Jacques  Ier  et  de  son  successeur 
Charles  Ier ,  il  y  eut  12  autres  exécutions.  Cela  fait ,  en  tout , 
57  malfaiteurs  auxquels  la  peine  de  la  maiden  a  élé  infligée 
dans  le  chef-lieu  de  la  juridiction  d'Harwick  ,  pendant  une  pé- 
riode de  92  ans.  Comme  depuis  1660  ,  il  n'a  plus  été  question 
de  ce  supplice,  il  faut  croire  que  l'usage  s'en  perdii  sous  le  pro- 
tectorat de  Cromwell. 

Certes  voila  une  relation  bien  circonstanciée  et  des  plus  au- 
thentiques. Non-seulement  des  faits,  mais  des  chiffres  en  bonne 
forme  :  de  la  statistique  criminelle  au  xve  siècle  comme  en  fait 
aujourd'hui  la  chancellerie  de  France  ! 

Après  avoir  constaté  l'origine  de  la  maiden ,  traçons  rapi- 
dement son  histoire.  La  machine  inventée  par  la  justice  d'Ha- 
lifax franchira  un  jour  les  étroites  limites  d'un  district  de 
province.  Elle  doit  passer  les  mers  et  arriver  à  Paris  par  le 
chemin  de  l'Ecosse.  Un  concours  extraordinaire  de  circonstan- 
ces amena  d'abord  sa  translation  à  Edimbourg. 

Tout  le  monde  connaît  les  événemens  qui  firent  perdre  le 
trône  à  la  reine  Marie  Stuart,  et  la  conduisirent  à  l'échafaud. 
On  sait  aussi  que  la  reine  Elisabeth ,  rivale  de  cette  princesse  . 
ne  lui  pardonna  jamais  sa  beauté  supérieure  .  ni  ses  droits  à 


REVUE  DE  PARIS.  95 

la  couronne  d'Angleterre.  Elle  lui  avait  voué  une  des  ces  hai- 
nes de  femme  qui  ne  laissent  aucun  accès  à  la  pitié,  et  fut  un 
des  principaux  artisans  de  sa  ruine. 

Le  comte  de  Motion,  de  la  famille  des  Douglas ,  aida  puis- 
samment la  reine  d'Angleterre.  Il  possédait  à  un  haut  degré  le 
courage,  l'énergie  et  l'habileté  d'un  chef  de  parti ,  d'un  guer- 
rier et  d'un  homme  d'état  ;  mais  une  corruption  profonde  avait 
perverti  de  bonne  heure  ses  qualités  éminenles.  Il  avait  une 
passion  désordonnée  pour  le  pouvoir,  les  plaisirs  et  le  luxe  ex- 
térieur de  la  vie.  Tous  les  moyens  lui  étaient  bons  pour  arriver 
à  ses  fins,  ou  accroître  ses  richesses.  Malgré  les  excès,  les  ven- 
geances et  les  meurtres  dont  sa  vie  fut  remplie  ,  il  n'en  avait 
pas  moins  la  foi  religieuse  qui  alors  s'alliait  facilement  avec  le 
crime.  Comme  réformiste  ,  il  était  membre  de  la  fameuse  con- 
grégation du  Seigneur. 

Quoique  celte  association  fût  hostile  à  la  religion  catholique, 
Marie  Stuarl  avait  donné  sa  confiance  à  Morton  avec  le  titre  de 
lord  chancelier.  Le  comte  ne  conserva  pas  long-temps  son  cré- 
dit. David  Rizzio  lui  enleva  les  bonnes  grâces  de  la  reine,  et  la 
jalousie  que  le  ministre  en  ressentit  lui  fit  concevoir  un  premier 
crime.  Il  trouva  sans  peine  des  complices  parmi  les  nobles 
écossais.  Lord  Darnley  ,  le  faible  époux  delà  reine,  et  les  prin- 
cipaux seigneurs  de  la  cour,  étaient  animés  du  même  sentiment 
de  haine  ombrageuse  contre  le  favori.  Morton  assura  l'exécu- 
tion de  la  commune  vengeance.  A  la  tète  de  quatre-vingts 
hommes  armés,  il  s'empara  de  toutes  les  issues  du  palais,  tan- 
dis que  ses  associés  égorgeaient  Rizzio  dans  les  appartemens  de 
Marie  Sluart. 

Morton  fut  obligé  de  chercher  un  refuge  en  Angleterre.  Son 
bannissement,  qui  se  rapporte  à  l'année  1566 ,  le  conduisit  à  la 
ville  d'Halifax ,  où  le  supplice  de  la  maiden  était  en  pleine  vi- 
gueur. Cette  machine  singulière  attira  son  attention  et  il  en 
prit  un  modèle.  Rappelé  à  Edimbourg  et  porté  à  la  tête  du  gou- 
vernement par  l'assassinat  de  lord  Darnley,  la  défaite  des  roya- 
listes ,  l'abdication  de  Marie  Stuart,  et  la  mort  successive  des 
hommes  les  plus  influens  de  son  parti ,  il  se  souvint  du  mode 
d'exécution  pratiqué  par  la  justice  d'Hardwick.  Les  désordres 
privés  succédant  à  la  guerre  civile  ,  troublaient  sans  cesse  la 
tranquillité  publique.  Soit  qu'il  comptât  sur  la  maiden  pour 


96  REVUE  DE  PARIS. 

intimider  les  malfaiteurs  vulgaires,  soit  qu'il  la  trouvât  supé 
rieure  à  la  potence,  comme  mode  d'exécution ,  il  en  introduisit 
l'usage  à  Edimbourg  pendant  sa  vigoureuse  administration. 

Nous  n'ignorons  point  qu'en  1572  ,  Morlon  suivit  le  comte 
Murray  aux  conférences  d'York.  Il  n'est  pas  impossible  que  ce 
soit  pendant  ce  second  voyage,  et  non  point  à  l'époque  de  son 
exil ,  qu'il  ait  remarqué  originairement  la  maiden.  Mais  cette 
question  est  sans  importance,  puisqu'elle  suppose  tout  au  plus 
une  erreur  de  date. 

Les  réformistes  écossais  avaient  donc  arraché  la  couronne  à 
Marie  Stuart.  La  malheureuse  princesse  s'était  jetée  imprudem- 
ment entre  les  mains  d'Elisabeth ,  son  jeune  fils  Jacques  avait 
été  proclamé  roi  par  le  parti  vainqueur  ;  il  donait  déjà  des 
preuves  de  celte  faiblesse  et  de  cette  pusillanimité  qu'il  devait 
déployer  plus  tard  sur  le  trône  d'Angleterre.  Morton,  avec  le 
titre  de  régent  qu'il  portait  depuis  l'année  1572,  gouvernait 
despotiquement  l'Ecosse,  fatiguée  de  ses  divisions.  Un  de  ses 
premiers  actes  avait  été  de  réduire  le  château  d'Edimbourg  ,  et 
de  punir  comme  un  traître  le  brave  défenseur  de  cette  dernière 
forteresse  de  la  reine  d'Ecosse. 

Le  comte  de  Morlon  se  maintint  neuf  ans  au  pouvoir.  Toute 
son  administration  ne  fut  qu'une  lutte  ouverte  ou  cachée  contre 
ses  nombreux  ennemis.  Au  fond  de  son  aine ,  il  se  livrait,  en- 
tre ses  passions  bonnes  ou  mauvaises,  un  autre  combat  qui  ne 
lui  laissait  point  de  repos.  Presque  toujours  dominé  par  ses 
penchans  vicieux ,  il  se  laissait  aller  à  de  coupables  excès.  Il 
s'aliénait  les  esprits  par  ses  actes,  dans  le  temps  même  où  les 
favoris  du  jeune  roi  intriguaient  contre  lui. 

Au  mois  de  janvier  1578,  une  assemblée  de  nobles  hostiles  au 
régent,  engagea  le  prince  à  secouer  sa  tutelle,  et  à  prendre  la 
direction  des  affaires.  Jacques,  encouragé  parcelle  démonstra- 
tion, envoya  au  comte  l'ordre  de  résigner  son  autorité.  Le 
vieux  soldat  se  soumit  sans  murmure,  se  retira  dans  ses  do- 
maines, et  trois  mois  après  ressaisit  le  pouvoir  en  s'emparant 
delà  personne  du  jeune  roi  dans  le  château  de  Stirling.  Ce 
hardi  coup  de  main  assure  sa  domination  pendant  deux  autres 
années,  à  la  fin  desquelles  une  autre  révolution  de  cour  ren- 
verse sa  puissance  elle  jette  comme  un  criminel  dans  une  pri 
son  d'état.  Voulant  s'en  défaire  à  tout  prix,  on  l'accuse  d'à- 


REVUE  DE  PARIS.  97 

voir  contribué  autrefois  à  l'assassinat  de  lord  Darnley  ,  le  père 
de  Jacques.  Il  est  traduit  devant  un  tribunal  improvisé;  la 
procédure,  véritable  parodie  de  la  justice,  aboutit  comme  on 
pouvait  le  prévoir,  à  une  condamnalion.  Morton  a  beau  pro- 
tester qu'il  est  innocent  du  meurtre  mis  à  sa  charge,  on  ne  l'é- 
coute point.  Le  tribunal  le  déclare  conpable  de  haute  trahison, 
et  le  condamne,  comme  tel ,  à  périr  par  la  potence. 

La  peine  de  la  potence  entraînait ,  à  celte  époque ,  une  sorte 
de  dégradation  de  noblesse,  pour  le  gentilhomme  auquel  elle 
était  infligée.  La  clémence  royale,  tout  en  conservant  le  fond 
de  la  sentence,  voulut  bien  en  modifier  le  mode  d'application. 
Il  fut  ordonné  que  le  comte  aurait  la  tête  tranchée  le  lendemain, 
c'est-à-dire  qu'il  serait  exécuté  au  moyen  delà  maiden.  Assu- 
rément lorsque  le  régent  avait  substitué  la  machine  d'Halifax  à 
l'action  manuelle  du  bourreau,  il  ne  croyait  point  qu'il  serait 
bientôt  appelé  à  en  faire  lui-même  l'épreuve. 

Pendant  le  court  intervalle  qui  le  séparait  de  sa  dernière 
heure ,  Morton  conserva  une  tranquillité  d'ame  admirable  :  il 
eut  de  la  gaieté  sans  forfanterie  à  son  souper  de  condamné , 
consacra  au  sommeil  une  partie  de  la  nuit,  et  ne  se  réveilla 
que  pour  se  livrer  à  des  actes  de  piété.  Quand  il  parut  sur 
l'échafaud,  rapporte  l'historien  Robertson ,  on  n'aperçut  au- 
cune émotion  dans  ses  traits  ni  dans  sa  voix.  Il  demanda 
encore  un  moment  pour  songer  à  Dieu ,  ensuite  il  se  plaça  sous 
le  couteau  de  la  maiden  avec  la  contenance  fière  et  intrépide 
d'un  Douglas.  On  exposa  sa  tête  sur  la  porte  de  la  geôle  pu- 
blique d'Edimbourg.  Son  corps ,  enveloppé  dans  un  mauvais 
manteau,  resta  étendu  sur  l'échafaud  pendant  le  reste  du 
jour.  A  la  première  heure  delà  nuit,  on  le  porta  au  cimetière 
réservé  à  la  sépulture  des  criminels.  Ce  fut  au  mois  de  juin 
1581  qu'une  mort  violente  termina  l'existence  orageuse  du 
dernier  des  régens  écossais. 

L'usage  de  la  maiden  ne  cessa  point  dans  la  capitale  de 
l'Ecosse  avec  l'administration  de  Morton.  On  lit  dans  le  New- 
gale-Calendar  le  récit  de  plusieurs  exécutions  qui  se  sont 
faites  à  Edimbourg,  à  l'aide  de  la  machine  à  décapiter,  posté- 
rieurement à  celle  du  comte,  et  jusque  dans  le  xvne  siècle. 
Nous  ajouterons,  en  passant,  que  le  recueil  si  répandu  chez 
nos  voisins ,  sous  le  titre  d' Almanach  de  Newgate,  est  une 


98  REVUE  DE  PARIS. 

volumineuse  histoire  des  malfaiteurs  qui  ont  obtenu  quelque 
célébrité ,  et  des  attentats  les  plus  remarquables  pour  lesquels 
ces  héros  du  crime  ont  comparu  devant  la  justice,  depuis  en- 
viron deux  cents  ans.  L'ancienne  édition  est  accompagnée 
d'une  multitude  de  gravures,  où  sont  reproduites,  presque 
toujours  grossièrement  et  quelquefois  avec  une  effrayante 
vérité,,  les  scènes  de  vol ,  de  violence ,  de  trahison,  de  meurtre, 
de  tortures  et  de  supplice,  dont  le  texte  est  rempli.  L'auteur 
de  cet  article  se  rappelle  avoir  vu  parmi  ces  gravures,  d'une 
date  déjà  très  éloignée,  une  exacte  représentation  du  supplice 
de  la  ntaiden. 

Lorsque  Pennant  visita  Edimbourg,  la  machine  d'Halifax 
avait  disparu  complètement  de  la  place  publique.  Il  n'en  exis- 
tait plus  qu'un  modèle  à  grandes  proportions ,  relégué  dans 
une  des  salles  de  l'ancien  parlement  d'Ecosse  (parliament- 
house)-  Ce  modèle  n'était  déjà  plus  qu'un  objet  de  curiosité, 
qu'un  monument  historique,  pour  la  généralion  nouvelle;  et 
comme  l'orgueil  national  n'était  point  intéressé  à  sa  conserva- 
tion, il  n'en  est  point  resté  de  traces.  Pennant  put  encore  en 
examiner  tous  les  détails,  et  il  en  saisit  le  mécanisme  avec  une 
rare  sagacité,  comme  on  le  voit  par  la  description  que  nous 
avons  donnée  plus  haut. 

Telle  a  été  l'histoire  de  la  maiden  dans  les  deux  provinces 
de  la  Grande-Bretagne  où  cet  instrument  de  mort  a  été  connu. 
Vous  avez  dû  remarquer  qu'un  principe  d'intimidation  avait 
déterminé  dans  l'une  son  établissement,  dans  l'autre  son  adop- 
tion. Chose  étrange!  après  un  intervalle  de  cent  cinquante 
ans,  une  grande  nation  du  continent  relève  tout  à  coup  chez 
elle  la  même  machine,  par  un  principe  d'humanité!  L'inven- 
tion ,  qui  avait  eu  pour  but  de  rendre  la  pénalité  plus  barbare 
au  moyen-âge,  est  considérée  par  les  Français ,  à  la  fin  du 
xvme  siècle,  comme  l'instrument  le  mieux  fait  pour  remédier 
à  la  rigueur  des  chAtimens  ! 

Oui ,  nous  avons  rassemblé  les  ais  pourris  et  disjoints  de  la  niai- 
den d'Halifax;  nousavons  raffermi  et  rapiécé  ces  vieux  débris; 
et  nous  avons  donné  tout  cela,  bien  restauré ,  bien  repeintà  neuf, 
pour  une  découverte  de  la  philanthropie  française! 

Depuis  la  révolution  du  14  juillet  1789,  la  peine  de  mort 
.ivait  été  réduite  ,  par  un  décret  de  l'assemblée  nationale ,  à 


REVUE  DE  PARIS.  99 

une  simple  décollation.  Mais  la  loi,  en  ne  déterminant  point 
le  mode  d'exécution  d'une  manière  précise,  semblait  s'en  rap- 
porter au  ministre  de  la  justice  pour  le  choix  des  moyens.  Le 
député  Duport,  alors  garde-des-sceaux ,  se  trouva  dans  un 
étrange  embarras ,  qu'il  fit  connaître  aux  représentans  de 
la  nation;  lui,  qui  s'était  prononcé  avec  tant  de  force  et 
d'éloquence  contre  le  maintien  de  la  peine  de  mort,  il 
avait  été  obligé  d'entrer  en  conférence  avec  le  bourreau  et  ses 
aides. 

Sauf  la  différence  des  intentions,  des  temps  et  des  circon- 
stances ,  le  ministre  de  la  justice  était  donc  forcé  d'intervenir 
à  Paris  dans  un  changement  semblable  de  tout  point  à  celui 
que  l'ancien  chancelier  d'Ecosse,  le  comte  de  Morton  ,  avait 
opéré  à  Edimbourg. 

Sous  l'influence  des  émotions  pénibles  et  amères  que  cette 
en  quête  avait  soulevées  dans  son  ame  ,  le  garde-des-sceaux 
adressa  une  lettre  officielle  à  la  Constituante,  qui  restera 
comme  un  des  monumens  les  plus  curieux  de  la  réforme  pé- 
nale. «  L'assemblée  me  permettra  de  ne  pas  répéter  les  détails 
que  j'ai  été  condamné  à  entendre,  écrivait-il  ;  je  me  conten- 
terai de  dire  qu'il  résulte  des  observations  qui  m'ont  été  faites 
par  les  exécuteurs  que ,  sans  des  précautions  du  genre  de  celles 
qui  ont  occupé  un  moment  l'assemblée ,  le  supplice  de  la  dé- 
collation sera  terrible  pour  les  spectateurs  ;  ou  il  démontrera 
que  ceux-ci  sont  atroces,  s'ils  en  supportent  le  spectacle;  ou 
l'exécuteur,  effrayé  lui-même,  sera  exposé  à  toutes  les  suites 
de  la  colère  du  peuple,  devenu  injuste  et  cruel  à  son  égard 
par  humanité.  » 

Voilà  la  Constituante  obligée  d'ouvrir  une  discussion  sur 
une  matière  dont  l'étrange  spécialité  était  en  dehors  de  ses 
travaux  ordinaires,  et  qu'on  ne  pouvait  appronfondir  sans 
présenter  les  plus  tristes  images.  «  C'est  plutôt  une  question 
d'anatomie  (  il  aurait  pu  dire  de  boucherie  )  que  de  législa- 
tion, »  observait  le  député  Carlier,  dans  son  rapport  sur  l'ar- 
ticle additionnel  demandé  par  le  ministre.  Et  cependant, 
quelque  répugnance  que  l'assemblée  nationale  éprouvât,  une 
décision  instante  devenait  nécessaire ,  car,  en  divers  endroits 
de  l'empire ,  on  avait  suspendu  l'exécution  des  jugemens  cri- 
minels. Qu'on  imagine,  si  l'on  peut,  les  sensations  des  con- 


ICO  REVUE  DE  PARIS. 

damnés  à  mort  pendant  qu'on  réglait  à  Paris  le  mode  de  leur 
supplice  ! 

Parmi  les  membres  de  l'assemblée  constituante,  il  y  avait 
un  médecin  ayant  nom  Guiflolin.  Il  paraît  que  par  la  nature  de 
sa  profession  et  de  ses  études  il  s'était  vivement  préoccupé  des 
embarras  de  la  justice  executive.  Soit  qu'il  ait  entendu  parler 
delà  maiden ,  ou  qu'il  en  ait  rencontré  quelque  dessin,  ce 
savant  s'attache  à  en  étudier  le  mécanisme  avec  beaucoup 
d'attention.  Il  lui  semble  que  le  jeu  de  la  machine  peut  attein- 
dre, par  ses  soins,  une  plus  grande  perfection.  Dès-lors  il  ne 
doute  point  qu'il  a  trouvé  un  instrument  de  mort  qui  répond 
aux  besoins  de  la  répression  et  aux  vœux  de  l'humanité. 

Dans  la  séance  du  1er  décembre  1789,  il  monta  à  la  tribune, 
pour  communiquer  à  l'assemblée  nationale  le  résultat  de  ses 
recherches.  Il  lut  un  long  discours  sur  la  réforme  du  code 
pénal  ,  qui  n'a  pas  été  recueilli  par  le  Moniteur ,  et  dont  la 
substance  seulement  nous  est  connue  .  disent  les  auteurs  de 
YHistoire  parlementaire  de  la  révolution  française.  Le 
docteur  Guillotin  s'appliqua  à  démontrer  qu'il  serait  juste 
d'établir  un  seul  genre  de  supplice  pour  les  crimes  capitaux. 
De  l'exposition  de  ce  principe  général  il  passa  aux  moyens  les 
plus  propres  à  en  assurer  l'application  :  il  décrivit  un  instru- 
ment de  mort  qui ,  selon  lui,  pourrait  dispenser  la  justice  de 
recourir  à  l'assistance  directe  du  bourreau.  11  finit  par'  faire 
ressortir  les  avantages  de  cette  machine ,  qui  n'est  au  fond 
rien  autre  ebose  que  la  maiden ,  et  par  demander  l'adoption 
immédiate. 

Quelques  paroles,  échappées  au  docteur  dans  la  vivacité  de 
la  discussion,  nous  donnent  la  mesure  de- ses  moyens  oratoires. 
Avec  ma  machine,  s'écria-l-il.  je  vous  fait  sauter  la  tête  en 
un  clin  d'œil,  et  vous  ne  souffrez  point. 

Cette  démonstration  ,  un  peu  brutale  et  assez  burlesque  , 
provoqua  de  bruyans  éclats  de  rire  dans  l'assemblée.  Le  don  de 
la  parole  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde.  Si  M.  Guillotin  était 
un  fort  mauvais  orateur  ,  ses  intentions  étaient  celles  d'un  ex- 
cellent citoyen.  Il  y  avait  d'ailleurs  de  l'élévation  dans  le  prin- 
cipe qui  réclamait  l'égalité  des  peines  pour  tous  les  hommes, 
sans  distinction  de  rang.  Mais  que  prétendait  le  docteur  en 
désignant  par  ces  mots ,  ma  machine  ,  une  invention  députa 


REVUE  DE  PARIS.  110 

long-temps  connue  au-delà  de  la  Manche  ?  Voulait-il  dire  seu- 
lementqu'elle  était  devenue  sienne  par  adoption  ou  par  l'amé- 
lioration de  quelques  détails?  Il  nous  répugne  de  penser  qu'il 
ait  eu  l'intention  de  dissimuler  la  vérité.  Selon  toutes  les  appa- 
rences, en  faisant  à  l'assemblée  constituante  la  description  de 
la  maiden,  il  en  indiqua  aussi  l'origine  étrangère. 

Le  docteur  Guillotin  ne  fut  pas  le  seul  médecin  qui  intervint 
dans  cette  pénible  discussion.  Le  comité  de  législation  pria  le 
savant  M.  Louis,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  de  chirur- 
gie, de  lui  communiquer  aussi  ses  observations.  Cet  homme, 
si  émment  dans  son  art ,  rédigea  un  Mémoire  qu'il  adressa  au 
comité,  et  dont  l'impression  fut  ordonnée.  Il  démontra  sans 
peine,  en  rappelant  plusieurs  circonstances  ,  et  entre  autres  le 
supplice  récent  de  Lally,  que  la  décollation,  telle  qu'elle  avait  été 
pratiquée  jusqu'à  présent,  n'avait  été  qu'une  hacherie.  Parlant 
de  là  il  n'hésita  pas  à  dire  que,  pour  être  assuré  d'une  prompte  et 
parfaite  exécution,  il  faudrait  trouver  un  agent  qui,  inaccessible 
aux  influences  du  moment,  ne  variât  jamaisen  adresse. C'était  con- 
seiller formellement, comme  ledocteurGuillolin,  la  substitution 
de  la  puissance  mécanique  à  la  force  musculaire  du  bourreau. 

D'après  M.  Louis,  la  confection  de  la  machine  à,  décapiter  ne 
pouvait  être  embarrassante,  et  son  effet  devait  être  infaillible. 
«  La  décapitation  sera  faite  en  un  instant  et  suivant  le  vœu  et 
l'esprit  de  la  loi ,  »  assurait-il  dans  son  Mémoire  ;  <;  il  sera 
facile  d'en  faire  l'épreuve  sur  des  cadavres,  et  même  sur  un 
mouton  vivant.  On  verra  s'il  ne  serait  pas  nécessaire  de  fixer 
la  tète  du  patient  par  un  croissant  qui  embrasserait  le  col  au 
niveau  déjà  base  du  crâne  :  les  cornes  ou  prolongemens  de  ce 
croissant  pourraient  être  arrêtées  par  des  clavettes  sous  l'écha- 

faud C'est  le  parti  qu'on  a  pris  en  Angleterre.  Le  corps 

du  criminel  est  couché  sur  le  ventre  entre  deux  poteaux,  bar- 
rés par  le  haut  par  une  traverse,  d'où  l'on  fait  tomber  sur  le 
col  la  hache  convexe  au  moyen  d'un  déclic.  Le  dos  de  l'instru- 
ment doit  être  assez  fort  et  assez  lourd  pour  agir  efficacement, 
comme  le  mouton,  qui  sert  à  enfoncer  des  pilotis.  On  sait  que 
sa  force  augmente  en  raison  de  la  hauteur  d'où  il  tombe.  Cet 
appareil,  s'il  parait  nécessaire,  ne  ferait  aucune  sensation,  et 
serait  à  peine  aperçu.  » 

Convaincue  par  des  argumens  qui  s'appuyaient  sur  l'expé- 

9 


102  REVUE  DE  PARIS. 

rience  de  l'art,  l'assemblée  constituante  décréta,  le  21  jan- 
vier 1790,  l'adoption  d'une  machine  à  décapiter,  conforme  au 
projet  du  docteur  Guillotin.  Un  autre  décret  autorisa  le  gou- 
vernement «  à  faire  toutes  les  dépenses  nécessaires  pour  par- 
venir à  ce  mode  d'exécution,  de  manière  qu'il  fût  uniforme 
dans  tout  le  royaume.  »  II  avait  été  ordonné  antérieurement 
que,  dans  tous  les  cas  où  la  loi  prononcerait  la  peine  de  mort, 
le  supplice  serait  le  même  pour  le  condamné  ,  quelle  que  fût  la 
nature  de  son  crime. 

Donc,  la  nouvelle  machine  ne  tarda  pas  à  être  installée  sur 
la  place  publique  à  Paris  et  dans  les  grandes  villes  de  province. 
En  la  voyant  à  l'œuvre,  on  songea  qu?,  pour  la  distinguer,  il 
il  lui  manquait  une  dénomination  populaire,  et  on  lui  appliqua 
le  nom  du  docteur  Guillotin.  Le  respectable  médecin  est  mort 
dans  la  première  année  de  la  restauration,  après  avoir  porté 
vingt-quatre  ans  le  poids  de  sa  fâcheuse  célébrité. 

Personne  ne  respecte  plus  que  nous  les  intentions  des  deux 
savans  français  qui  se  sont  fait  les  apologistes  du  mode  d'é- 
xéculion  emprunté  à  l'ancienne  justice  d'Halifax,  Toutefois, 
plus  leur  parole  a  eu  d'autorité,  plus  il  nous  paraît  utile  de 
combattre  ce  qu'elle  peut  avoir  d'erroné.  Signalons  rapide- 
ment le  vice  ou  l'erreur  de  quelques-unes  de  leurs  déductions 
scientifiques  et  de  leurs  appréciations  morales. 

11  leur  semblait  que  la  mort  obtenue  par  un  procédé  si  sim- 
ple serait  la  plus  douce  possible,  n  La  décollation  s'opérera  en 
un  instant,  suivant  le  vœu  et  l'esprit  de  la  loi,  disaient-ils;  con- 
séquemment  les  souffrances  du  condamné  ne  pourront  avoir  de 
durée,  ni  subsister  après  le  supplice.))  Comment  des  physio- 
logistes qui  avaient  fait  une  étude  profonde  de  l'organisme  hu- 
main ne  s'aperçurent  ils  pas  que  ce  raisonnement  reposait  sur 
une  supposition  au  moins  très  contestable?  N'aurait-il  pas  été  | 
plus  logique  de  dire  que  la  décolation  s'accomplirait  trop  vite 
pour  que  le  sentiment  cessât  avec  la  vie. 

En  effet,  dans  cette  tête,  dont  la  chute  a  suivi  celle  du  cou- 
teau, le  moi-humain  subsiste  encore.  11  conserve  ses  cinq 
sens,  que  la  nature  a  si  admirablement  rapprochés  de  l'organe 
avec  lequel  ils  correspondent.  Il  a  même,  après  le  supplice,  urj 
sentiment  vague  de  son  identité,  semblable  à  celui  qu'on  re 
marque  avant  la  mort  chez  l'homme  expirant  de  maladie.  Sou 


REVUE  DE  PARIS.  105 

mis  à  de  terribles  épreuves,  le  guillotiné  a  montré  qu'il  était 
là  pour  y  répondre.  Son  nom  a  frappé  son  oreille,  et  il  a  tourné 
ses  yeux  du  côté  de  la  voix;  il  a  refermé  ses  paupières,  qu'une 
main  étrangère  avait  entr'ouvertes,  retiré  sa  langue,  que  le 
même  agent  avait  sortie  et  piquée  avec  une  aiguille;  il  a  éprouvé 
d'affreuses  convulsions  au  moment  où  un  instrument  aigu  a 
pénétré  dans  sa  moelle  épinière.  Ainsi,  le  supplice  de  la  guillo- 
tine est  doublement  cruel,  en  ce  que,  par  un  renversement  de 
l'ordre  des  choses,  il  est  précédé  et  suivi  des  engoisses  de  la 
mort.  C'est  une  vérité  que  des  expériences  faites  au  pied  de  l'é- 
chafaud  ont  mise  hors  de  doute,  c'est  le  résultat  des  observa- 
tions recueillies  parSommering,  Sue,  Majon,  Castel,  Aldini  ;  et 
la  médecine  unit  sa  voix  à  celle  de  l'humanité,  de  la  raison  et 
de  la  justice,  pour  rejeter  à  la  fois  et  la  peine  capitale  et  le  mode 
de  son  exécution. 

Nous  relèverons  encore  une  erreur  du  célèbre  anatomiste 
Louis,  quoiqu'elle  blesse  seulement  la  vérité  historique.  Nous 
venons  de  citer  un  passage  où  il  dit,  «  que  si  la  machine  propo- 
sée par  le  docteur  Guillotin  est  adoptée,  elle  ne  produira  aucune 
sensation  et  sera  à  peine  aperçue.  » 

Il  est  étonnant  qu'un  homme  grave  n'ait  pas  eu  une  percep- 
tion plus  juste  des  choses  de  son  temps.  Au  contraire,  la  guil- 
lotine, par  la  vivacité  des  impressions,  devait  effacer  le  souvenir 
de  tous  les  instrumens  de  mort  en  usage  sous  l'ancienne  légis- 
lation. Le  sombre  aspect  de  ses  formes,  le  spectacle  de  sang  in- 
séparable de  son  application,  circonstances  au  milieu  desquel- 
les elle  apparut,  tout  contribua  à  l'entourer  d'une  effroyable 
célébrité  et  à  émouvoir  violemment  les  imaginations.  Les  évé- 
nemens  delà  révolution  française  lui  ont  fait  une  place  gigan- 
tesque dans  l'histoire  moderne.  A  elle  s'allie  l'impérissable  sou- 
venir du  dernier  coup  porté  par  la  nation  à  l'ancienne  monarchie. 
L'échafaud  devint  une  dictature  de  circonstance,  il  remplit  une 
mission  prévôtale  ;  et  quand  il  eut  achevé  sa  tâche,  sans  ré- 
serve, sans  distinction,  sans  pitié,  personne  n'eut  le  droit  de 
lui  demander  compte  du  sang  qu'il  avait  versé,  puisque  la  révo- 
lution était  deboutet  ses  ennemis  abattus. 

Ici  finit  l'histoire  de  la  maiden.  Mais  avant  de  quitter  ce  su- 
jet, reportons-nous  un  moment  en  arrière  pour  mesurer  la  pé- 
riode que  nous  avons  parcourue.  Elle  peut  se  partager  en  trois 


104  REVUE  DE  PARIS. 

parties  bien  distinctes.  La  première  comprend  l'intervalle  qui 
s'est  écoulé,  depuis  l'origine  de  la  machine  d'Halifax  au  xv° 
siècle,  jusqu'au  temps  où  elle  fut  inlroduiledans  la  capitale  de 
l'Ecosse  ;la  seconde  commence  avec  l'époque  de  son  adoption  à 
Edimbourg,  et  se  termine  à  celle  où  elle  cessa  d'être  en  usage;  la 
troisième  date  de  sa  translation  en  France  dansla  seconde  année 
de  la  révolution,  et  s'étend  jusqu'à  l'année  1856.  Cela  fait,  sans 
compter  les  intervalles  pendant  lesquels  elle  tomba  en  désuétude, 
environ  trois  siècles  d'existence.  En  d'autres  termes,  la  maiden, 
inventée  au-delà  de  la  Manche,  il  y  a  au  moins  trois  cents  ans,n'est 
adoptée  de  notre  côté  du  détroit  que  depuis  quarante-six  ans. 
L'invention  de  lamaiden  appartient  donc  réellement  à  l'An- 
gleterre, et  non  point  à  la  France.  Elle  date,  non  pas  de  la  fin 
du  xvme  siècle,  d'une  ère  de  civilisation,  de  liberté  et  d'huma- 
nité, mais  du  xve  siècle,  d'une  époque  de  barbarie,  de  despo- 
tisme et  de  vindicte  ;  elle  est  un  instrument  odieux  de  cette  do- 
mination féodale,  de  cette  justice  exceptionnelle  que  nous  nous 
faisons  gloire  d'avoir  remplacée  par  un  régime  d'égalité  et  de 
mansuétude.  Maudissez-la  donc  sans  crainte,  sans  réserve, 
quand  on  vous  apprendra  qu'on  l'a  tirée  de  quelque  coin  hon- 
teux où  elle  était  cachée,  pour  accomplir  une  nouvelle  œuvre 
de  sang;  quand  on  vous  dira  que,  n'osant  la  montrer  dans  le 
sein  de  la  capitale,  on  l'a  transportée,  par  un  abominable 
contresens,  à  la  barrière  où  le  peuple  a  coutume  d'aller  cher- 
cher l'oubli  de  ses  peines  et  de  ses  fatigues;  quand  on  vous  an- 
noncera que,  dressée  furtivement,  au  milieu  delà  nuit  et  à  petit 
bruit,  comme  on  machine  une  mauvaise  action,  elle  a  tranché, 
debonne  heure,  la  tête  de  quelque  misérable, pendant  que  les  trois 
quarts  de  la  ville  sommeillaient  encore  ;  et  qu'enfin,  avant  la 
huitième  heure  du  jour,  on  s'est  hâté  de  la  faire  disparaître,  et 
d'enlever  avec  elle  toutes  les  traces  de  cette  sanglante  tragédie, 
plutôt  nuisible  que  profitable  à  la  société. 

Car  c'est  chez  nous  une  conviction  profonde,  basée  sur  l'ob- 
servation des  faits  et  la  disposition  des  esprits,  que  la  guillotine 
a  cessé  d'être  nécessaire,  et  qu'on  ne  peut  la  maintenir  plus 
long-temps  sans  porter  de  graves  atteintes  à  la  moralité  publi- 
que. Il  y  a  des  hommes ,  et  parmi  eux  de  hauts  personnages, 
nous  le  savons,  qui  soutiennent  encore  l'efficacité  de  l'échafaud, 
et  qui  se  font,  en  quelque  sorte,  les  piliers  de  cet  instrument 


REVDE  DE  PARIS.  105 

de  leur  prédilection.  Mais  nous  ne  craignons  point  de  le  dire, 
ces  hommes-là,  en  quelque  sphère  qu'ils  soient  placés  ,  men- 
tent, sinon  à  leur  conscience,  du  moins  à  celle  du  siècle. 

Nous  terminerons  par  un  vœu  qui  trouvera  de  l'écho  dans 
tous  les  cœurs  généreux.  Le  xve  siècle  a  vu  surgir  la  maiden 
du  sein  d'une  société  féodale.  Puisse  le  xixe  siècle,  celle  grande 
époque  du  développement  moral  et  politique  des  peuples,  voir 
l'abolition  de  la  guillotine! 

A.  Guilbert. 


LA  ROSALIE. 


Marseille  tout  entière  est  en  mouvement.  La  Canebière,  ainsi 
qu'aux  plus  beaux  jours  de  fête ,  voit  la  foule  accourir  sous  les 
vastes  tentes  qui  abritent  son  pavé  contre  l'ardent  soleil  de  mai. 
Toutes  les  rues  de  la  vieille  ville,  toutes  celles  qui  bordent  les 
quais,  vomitoires  étroits  où  la  population  se  presse  comme  les 
grosses  eaux  lorsque  l'orage  vient  à  éclater;  toutes  les  rues 
qu'habitent  les  matelots  et  les  petits  marchands  de  la  cité  re- 
gorgent de  monde.  Les  flots  vivans  qu'elles  chassent  affluent  en 
tournoyant  sur  le  port;  la  mer  n'a  pas  de  courans  plus  violens, 
de  chocs  plus  impétueux,  de  voix  plus  tonnantes  !  C'est  un  bruit 
à  ne  pas  s'entendre  !  Les  longs  éclats  de  rire,  les  chansons  lo- 
cales, les  vieux  refrains  du  gaillard  d'avant,  retentissent  au 
loin,  semblables  au  bourdonnement  tumultueux  que  fait  une 
trombe  de  vent  dans  l'atmosphère  qu'elle  ébranle.  Ace  tapage 
confus  de  paroles,  de  chants,  de  jurons,  se  joint  le  son  des  clo- 
ches qui  se  balancent  en  volées,  ou  sont  frappées  en  carillons, 
tandis  que  le  canon  du  fort  Saint-Jean  fait,  en  salve,  une  basse 
à  temps  égaux  à  cette  harmonie,  qui  peut  blesser  quelque  dé- 
licate oreille  de  Parisien,  habitué  aux  chants  de  l'Opéra  et  aux 
merveilles  du  claveciniste  de  la  chambre  du  roi,  mais  qui  plaît 
infiniment  à  la  ville  méridionale  pour  laquelle  toute  agitation 
est  un  bonheur,  tout  rhythme  une  excitation  à  la  joie. 

Au  milieu  des  conversations  qui  se  croisent,  des  mots  qui  se 
jettent  d'une  maison  à  l'autre,  d'un  canot  à  un  navire,  on  entend 


REVUE  DE  PARIS.  107 

à  peine  les  gare  !  lancés  par  les  cochers  des  carrosses  et  les 
porteurs  de  chaises  qui  descendent  péniblement  la  Canebière  , 
laissant  derrière  eux  des  remoux  de  peuple,  où  la  tranquillité 
n'est  pas  moins  lente  à  se  rétablir  que  dans  la  mer,  derrière  les 
chebecs  et  les  tartanes  qu'on  voit  à  l'horizon  de  la  rade.  Les 
chaises  appartienneut  aux  femmes  des  armateurs  que  le  com- 
merce a  enrichis,  à  quelques  dames  de  la  noblesse  et  delà  marine 
des  galères,  dont  Pétat-raajor  est  considérable  en  ce  moment  à 
Marseille  ;  les  carrosses  portent  les  femmes  des  fonctionnaires 
et  leurs  nobles  époux,  respectables  représentans  de  la  cour  de 
France  dans  l'administration  de  la  province ,  dans  la  finance  et 
à  l'arsenal. 

Une  de  ces  voitures  se  fait  surtout  remarquer  par  l'azur  élé- 
gant de  sa  livrée  ;  par  les  dorures  de  ses  panneaux  qu'a  m. lis 
Martin  ;  par  les  pièces  nobles  et  le  manteau  ducal  de  ses  ar- 
moiries; par  les  panaches  presque  royaux  des  quatre  coins  de 
son  impériale  ;  et  surtout  par  deux  petits  Maures  qui  sont 
grimpés  derrière  le  coffre  ,  entre  les  jambes  d'un  éduque  co- 
lossal, frisé,  poudré,  galonné  comme  un  colonel.  La  populace 
le  regarde  avec  respect ,  mais  il  fait  sourire  malicieusement 
plus  d'un  bourgeois  a  qui  la  chronique  scandaleuse  a  révélé  les 
goûts  plébéiens  de  la  grande  dame  qui  se  carre  au  fond  du  ga- 
lant équipage. 

Au  reste,  les  trois  personnages  accessoires,  l'éduque  et  les 
deux  Maures,  ne  sont  pas  les  seuls  que  supporte  la  sellette  rem- 
bourrée, sur  laquelle  figure  la  gent  en  livrée  qu'on  n'appelle 
plus  les  petits  garçons  parce  qu'on  est  à  un  siècle  de  Molière, 
mais  qui  se  pare  des  titres  de  laquais  et  de  valets  de  pied . 
-Dans  les  bras  des  Maures  sont  deux  animaux ,  sans  lesquels 
madame  la  duchesse  nemarche  jamais.  L'un  d'eux,  sur  un  petit 
coussin  de  velours,  brodé  aux  armes  de  monsieur  l'intendant, 
étale  ses  grâces  de  sapajou ,  et  donne  aux  Marseillais  ,  qui  le 
connaissent  fort  bien  par  son  nom  de  Coquet,  le  spectacle  d'un 
méchant  singe  pinçant,  mordant,  souffletant,  égratignant , 
baisant  le  malheureux  enfant  noir,  au  bras  duquel  il  est  retenu 
par  une  chaîne  de  vermeil. L'autre  plus  tranquille,  moins  fier 
du  bonheur  de  sa  position,  n'est  pas  attaché;  mais  il  n'a  pas 
les  honneurs  du  coussin  bleu  céleste  ;  on  voit  que  tout  Chéri 
qu'il  soit,  car  c'est  ainsi  qu'on  l'appelle  ,  la  maîtresse  lui  pré- 


108  REVUE  DE  PARIS. 

fère  Coquet.  Cependant  il  est  d'une  famille  fort  à  la  mode ,  de- 
puis le  grand  succès  de  Carlo  Bertinazzi  sous  le  masque  d'ar- 
lequin. Le  carlin  delà  duchesse  est  sagement  assis  sur  la  saignée 
du  bras  de  son  petit  domestique,  dont  il  a  l'air  de  regarder  avec 
complaisance  la  face  d'ébène.  Les  deux  têtes  noires  causent 
ensemble  des  yeux,  ce  qui  n'échappe  point  à  des  matelots  que 
le  commerce  de  la  traite  a  poussés  plus  d'une  fois  sur  les  né- 
griers des  Indes  occidentales.  L'un  dit  à  son  camarade  : 

—  Ne  dirait-on  pas  deux  nègres  qui  se  parlent  par  signes 
dans  l'entrepont  d'un  navire? 

—  Ou,  répond  l'autre,  deux  de  ces  acteurs  à  quatre  pattes 
que  les  farceurs  de  la  foire  font  danser  sur  leur  théâtre  à  coups 
de  fouet,  et  qui  se  regardent  pour  se  dire  :  le  chien  de  métier 
qne  notre  métier  de  chien  ! 

N'oublions  pas  de  dire  que  les  Maures  sont  vêtus  comme  Le- 
kain  dans  Zaïre. 

La  voiture  de  la  duchesse  arrive  enfin  au  bord  du  quai  ,  non 
sans  que  les  coureurs,  qui  n'ont  pu  montrer  leur  légèreté  au 
milieu  de  cette  foule,  aient  distribué  force  gourmades  à  droite 
et  à  gauche,  avec  la  tête  d'argent  de  leurs  grosses  cannes.  L'é- 
duque  descend  aussitôt  au  marche-pied  de  la  voilure,  étend  le 
parasol  qu'il  porte  comme  un  valet  de  cardinal  ;  puis  il  ouvre 
la  portière  à  madame  l'intendante  qui  met  pied  à  terre  ,.  s'ap- 
puyant  gracieusement  sur  le  bras  de  son  porte-ombrelle.  Les 
deux  Maures  sont  là  pour  remplir  leur  office  de  caudalaire 
rendu  indispensable  par  la  longueur  démesurée  de  la  queue 
qu'affecte  de  porler  la  duchesse.  L'intendant  descend  ensuite, 
éblouissant  de  broderies,  de  paillettes,  de  cordons,  de  diamans 
aux  chaînes  de  ses  montres  ;  coiffé  sévèrement  à  la  brigadière  ; 
l'épée  en  verrouil  ;  le  chapeau  à  plumes  sous  le  bras  ;  la  maline 
tombant  en  longues  manchettes  sur  une  main  déganlée  qui, 
dans  l'assortiment  de  ses  bagues  énormes ,  porte  le  portrait  de 
madame  la  duchesse,  peinleen  bacchante  par  Beaudouin,cegra- 
cieux  impudique,  dont  le  pinceau  plaît  tant  aux  femmes  de 
Versailles.  L'intendant  est  un  petit  vieillard  qui  a  bien  servi 
autrefois,  et  qui ,  en  vérité,  n'est  ridicule  que  par  le  mariage 
auquel  il  s'est  laissé  aller  par  ambition.  A  soixante-cinq  ans, 
il  a  épousé  une  fille  de  dix-huit  ans  ,  charmante  personne  qui  a 
tous  les  mérites  el  loules  les  vertus  de  son  aïeule ,  célébrée  par 


REVUE  DE  PARIS.  109 

le  comte  de  Bussy-Rabutin ,  dans  ses  Amours  des  Gaules 

Une  cour  nombreuse  de  jeunes  officiers,  de  gentilshommes 
élégans  ,  attend  madame  l'intendante  pour  raccompagner  à 
son  canot  qui  est  là,  contre  le  quai,  les  avirons  levés,  le  pavil- 
lon blanc  traînant  dans  les  noires  eaux  du  port,  le  tenlalet  de 
fine  cottoniue  bordé  de  fleurs  de  lys  orange.  Le  canot  du  gou- 
verneur est  à  côté ,  non  moins  riche,  mais  portant  à  son  bâton 
de  proue  un  pavillon  de  vice-amiral,  parce  que  Marseille  a 
l'honneur  d'être  gouvernée  par  un  ancien  officier-général  de 
la  promotion  de  M.  Duguay-Troliin.  Vingt  embarcations  de 
toutes  grandeurs  ,  canots  du  port,  canots  de  deux  vaisseaux  qui 
sont  mouillés  sur  la  rade,  caïcs  des  galères,  parmi  lesquels  on 
remarque  celui  de  la  Réale,  bordent  le  quai  et  vont  recevoir 
cette  multitude  de  fonctionnaires  de  tous  rangs  que  les  devoirs 
de  leurs  charges  appellent  à  la  cérémonie. 

Ce  convoi  de  canots,  auquel  se  joindront  un  grand  nombre 
de  bateaux  publics  qui  ont  le  nom  singulier  de  Kafiau  ,  par- 
tirait à  l'instant  si  monseigneur  l'évèque  était  arrivé. 

Il  se  fait  attendre.  Le  gouverneur ,  l'intendant  de  la  pro- 
vince, la  marine,  personne  ne  pense  à  s'en  plaindre,  personne 
n'oserait  ;  madame  l'intendante  l'ose  ,  elle  à  qui  tout  semble 
permis.  Elle  trouve  «  très  mésséant  qu'un  inconnu ,  un 
homme  de  rien  ,  prélat  par  la  grâce  de  la  cour ,  que  sa  fortune 
et  son  nom  ne  désignaient  certainement  point  à  l'éminence 
d'un  siège  comme  celui  de  Marseille  ,  fasse  attendre  une  femme 
de  qualité ,  un  duc  et  pair  cordon  rouge  et  cordon  bieu  ,  d'une 
maison  illustre,  guerrier  que  Louis  XV  a  complimenté  sous  le 
cerisier  de  Fontenoy  après  la  bataille  où  il  s'était  montré  comme 
un  Bayard  ou  un  Condé....  » 

Monsieur  l'intendant  fait  son  possible  pour  arrêter  ce  flux 
de  paroles  vaniteuses  dont  la  digue  est  rompue  ;  mais  rien  ne 
pourrait  calmer  l'impétuosité  d'une  femme  qui  lient  à  ce  qu'il 
y  a  de  plus  hautement  qualifié  dans  la  société  française  et  qui 
croit  tous  ses  nobles  aïeux  humiliés  dans  sa  personne.  Elle 
s'indigne  de  l'outrecuidance  d'un  petit  évêque  résident  qui 
traite  la  grande  noblesse  ainsi  qu'il  aurait  pu  le  faire  sous  le 
vieux  roi  Louis  XIV  ,  gouverné  par  une  dévole  ambitieuse  et 
un  confesseur  habile  courtisan.  On  n'en  est  plus  là,  grâce  au 
ciel ,  et  M.  de  Voltaire  a  bien  démontré  que  cette  usurpation 


110  REVUE  DE  PARIS. 

était  aussi  dangereuse  pour  l'autorité  royale  que  blessante  pour 
les  gens  de  quelque  chose. 

Cette  comédie  qui  faisait  sourire  presque  tous  ceux  à  qui  la 
duchesse  la  voulait  bien  donner  si  libéralement,  sur  le  quai  du 
port ,  ennuyait  beaucoup  ce  pauvre  monsieur  l'intendant. 
M.  de  Voltaire,  cité  par  son  épouse,  lui  paraissait  de  bien  mau- 
vais goût.  Il  était  assez  clairvoyant ,  le  bonhomme  ;  et  celle 
fureur  d'admiration  qui  avait  saisi  la  ville  et  la  cour  ,  au  fait 
des  philosophes ,  ne  lui  disait  rien  de  bon  pour  son  avenir  de 
gentilhomme  grand  propriétaire  dans  le  Vexin  et  le  pays  d'Au- 
nis,  ayant  de  vieux  privilèges  ,  bien  doux  a  conserver  et  à 
défendre  contre  ces  folles  idées  de  liberté  que  M  de  Voltaire 
et  les  siens,  avaient  jetées  dans  toutes  les  jeunes  têtes ,  où  elles 
germaient  si  dangereusement  même  pour  leurs  partisans  les 
plus  enthousiastes. 

Madame  la  duchesse  allait  reprendre  sa  violente  sortie , 
quand ,  au  détour  de  la  Canebière ,  on  aperçut  la  croix  et  la 
crosse  de  monseigneur,  devant  lesquels  s'ouvrait  respectueu- 
sement une  foule  que  les  coureurs  et  les  cris  du  cocher  de 
l'intendant  avaient  eu  tant  de  peine  à  fendre  pour  y  laisser 
glisser  son  carrosse.  La  noble  dame  pâlit  sous  son  rouge,  et 
se  trouvant  subitement  indisposée  ,  elle  serra  le  bras  de  son 
époux  pour  se  retenir.  Cette  faveur  à  laquelle  l'intendant-  n'é- 
tait guère  accoutumé ,  le  surprit  au  dernier  point  ;  il  se  re- 
tourna pour  savoir  à  quoi  il  la  devait,  et  il  aperçut  la  duchesse, 
chancelante,  tomber  entre  les  bras  d'un  jeune  officier  de  Royal  - 
Vaisseaux  qui  ne  l'avait  pas  quittée  depuis  qu'elle  avait 
franchi  les  degrés  élastiques  du  marche-pied  de  sa  voiture. 

—  Mon  Dieu  ,  madame  la  duchesse  qui  s'évanouit  !  s'écria 
aussitôt  l'intendant,  des  sels,  des  esprits  !  quelqu'une  de  ces 
dames  aurait-elle  des  sels  ? 

Des  flacons  furent  passés  de  mains  en  mains  ;  mais  quelqu'un 
avait  devancé  les  plus  empressées  des  bourgeoises.  Le  capi- 
taine de  Royal-Vaisseaux  lui-même  qui,  bien  vite,  avait  tiré  de 
la  poche  de  sa  veste  d'uniforme  un  sachet  de  senteur  dont  il  ne 
se  séparait  guère,  n'arriva  que  le  second.  Le  porte -ombrelle 
de  madame,  qui  avait  toujours  dans  son  juste-au-corps  quel- 
ques pièces  importantes  pour  la  toilette  de  l'intendante ,  rouge, 
mouches,  miroir,  boîte  à  poudre  et  eaux  balsamiques,  répan- 


REVUE   DE  PARIS.  111 

dait  sur  les  lèvres  de  sa  maîtresse  une  liqueur  souveraine  qui 
ne  manquait  guère  son  effet  quand  la  jeune  coquette  tombait 
réellement  dans  une  de  ces  crises  de  nerfs  que  souvent  elle  se 
plaisait  à  simuler. 

—  Ce  ne  sera  rien,  messieurs  ,  disait  l'intendant  à  la  multi- 
tude qui  se  pressait  autour  de  la  défaillante,  nous  vous  re- 
mercions de  votre  zèle  auprès  de  madame. 

—  C'est  la  chaleur,  dit  celui-ci. 

—  C'est  de  rester  si  long-temps  sur  ses  pieds  ,  dit  celui-là  ; 
ces  grandes  dames  n'y  sont  point  accoutumées  :  toujours  en 
fauteuil,  en  carrosse  ou  en  chaise  à  porteurs. 

—  C'est  monseigneur  révoque,  dit,  d'un  ton  fâché  ,  l'officier 
de  Royal-Vaisseaux. 

—  C'est  M.  de  Voltaire,  dit  tout  haut  l'intendant  ;  et  il  ajouta 
tout  bas  :  c'est  l'orgueil. 

Cependnt  l'évêque  approchait,  et  la  duchesse  reprenait  ses 
sens  que  la  colère  avait  bouleversés.  Monseigneur  et  l'inten- 
dante se  trouvèrent  bientôt  face  à  face,  et  dans  quelle  position, 
grand  Dieu  !  L'intendante  sous  les  doigts  alongés  de  l'évêque 
qui  la  bénissait  gravement!....  Vous  êtes-vous  jamais  figuré 
la  furieuse  grimace  que  dut  faire  le  diable  quand ,  sortant  d'un 
puits  sous  la  forme  d'un  basilic  ,  pour  aller  désoler  certaine 
ville  où  il  avait  déjà  jeté  l'épouvante,  il  se  trouva  tête  à  tête 
avec  un  saint  qui  le  regarda  fixement ,  fit  sur  lui  le  signe  de  la 
croix  et  lui  dit  :  <c  Retire-toi ,  Satan  (l)  !  »  L'intendante,  dans 
une  situation  analogue  ,  pensa  d'abord  à  se  pâmer  de  nouveau  ; 
mais  cette  marque  de  faiblesse  lui  fit  honte  à  elle-même.  Elle 
voulut  lutter  alors  contre  le  prélat,  se  redressa  afin  de  repous- 
ser avec  dédain  la  pitié  charitable  dont  le  pasteur  s'était  senti 
ému  pour  une  de  ses  ouailles  qu'il  avait  crue  en  danger  de 
mort,  la  voyant  pâle  et  convulsionnée  ;  mais  cette  rodomon- 
tade ne  tint  pas  long-temps.  L'œil  irrité  de  la  duchesse  s'a- 
doucit, sa  paupière  hardie  se  baissa  pour   voiler  une  pru- 

(1)  Je  ne  sais  plus  le  nom  de  ce  saint  qui  a  des  autels  à 
Milan ,  je  crois.  11  ne  faut  pas  le  confondre  avec  saint  Doro- 
thée le  solitaire,  qui  but  de  l'eau  d'un  puits  où  était  un 
aspic,  après  l'avoir  bénite,  pour  prouver  à  Pallade,  son  dis- 
ciple ,  que  le  signe  de  la  croix  triomphe  de  toutes  les  malices 
du  démon. 


112  REVUE  DE  PARIS. 

nelle  où  l'on  aurait  pu  lire  l'embarras  naissant  et  un  reste  de 
dépit  ;  la  dame  croisa  modestement  les  barbes  flottantes  de  sa 
coiffe  sur  son  sein  et  ses  épaules  qui,  depuis  un  moment, 
avaient  fait  commettre  plus  d'un  péché  par  pensée  et  par  pa- 
role, dans  la  cohue  des  assislans  ;  elle  fléchit  chrétiennement 
le  genou,  et  reçut- une  seconde  bénédiction  dont  elle  remercia 
l'évêque  par  une  profonde  révérence. 

— 'Vous  me  le  paierez,  monseigneur  ,  dit-elle  tout  bas  en  se 
relevant,  et  d'un  ton  de  soubrette  de  comédie!  le  tour  est  bon, 
mais  je  m'en  vengerai! 

L'évêque  avait  agi  le  plus  innocemment  du  monde ,  et  s'il 
avait ,  en  bénissant  l'intendante,  prononcé  ces  paroles  delà 
litanie:  «  Ab  insidiis  diaboli ,  libéra  illam,  Domine,  déli- 
vrez-la, Seigneur,  des  embûches  du  démon  ;  »  c'est  qu'il  avait 
pu  la  croire  possédée,  tant  son  visage,  ordinairement  gracieux, 
était  enlaidi  par  la  colère.  La  duchesse  s'en  aperçut  elle-même 
quand,  entrée  dans  son  canot,  et  voulant  se  mettre  en  état  de 
paraître  convenablement  sur  le  chantier  des  galères  où  se 
rendait  l'évêque  ,  elle  se  regarda  dans  le  miroir  que  tenait 
complaisamment  devant  elle  son  chevalier  de  Royal-Vaisseaux. 

—  Ah  !  que  j'ai  souffert,  monsieur  le  duc  ! 

—  J'ai  été  au  moment  de  vous  faire  reporter  dans  votre  car- 
rosse pour  rentrer  à  l'hôtel. 

—  Mais  Dieu  a  délivré  promptement  madame,  dit  naïvement 
un  petit  abbé  qui  avait  à  l'intendance  la  charge  d'aumônier,  et 
qui,  venu  à  pied  sur  le  port,  avait  pris  dans  la  chambre  de 
l'embarcation  la  modeste  place  de  gauche  en  avant,  place  lais- 
sée par  l'étiquette  maritime  au  plus  jeune  des  derniers  officiers, 
au  moins  important  des  passagers.  Quand  monseigneur  s'est 
approché  d'elle ,  Dieu  s'est  manifesté  tout  de  suite  ;  madame 
est  revenue  à  la  vie,  et  jamais  ses  yeux... 

La  duchesse  lança  un  regard  foudroyant  au  prêtre  qui  sentit 
la  parole  expirer  sur  sa  bouche,  salua  timidement ,  et  balbutia 
quelques-unes  de  ces  excuses  niaises,  dans  lesquelles  on  s'en- 
lace quand  on  n'a  pas  la  prudence  de  rester  sur  une  première 
sottise  qui  vient  d'échapper. 

—Vous  êtes  mieux  maintenant,  reprit  tendrement  le  capitaine 
de  Royal- Vaisseaux,  que  l'embarras  de  l'abbé  loucha  de  com- 
passion. 


REVUE  DE  PARIS.  115 

—  C'est  vrai,  dit  la  duchesse  en  rajustant  le  crêpé  de  ses  tem- 
pes, qui  s'était  dérangé  pendant  son  évanouissement;  je  vais  un 
peu  mieux,  capitaine  ;  mais  je  suis  encore  horriblement  pâle. 
Mon  rouge  est  tombé,  et  je  me  fais  peur  à  moi-même. 

—  Vous  vous  exagérez  votre  malheur,  madame  la  duchesse, 
répondit  l'intendant  ;  vous  êtes  encore  à  faire  crever  de  dépit 
la  gouvernante  et  même  la  commissaire-générale,  qui  a  des  pré- 
tentions à  la  jeunesse,  quoiqu'elle  ait  trois  fois  l'âge  de  votre 
grand'mère. 

—  Ah  !  merci,  monsieur  le  duc  !  Que  vous  me  faites  de  bien  ! 
que  ces  aimables  paroles  me  touchent  et  me  flattent  sortant  de 
votre  bouche  !  Vous  croyez,  vraiment,  que  cette  prude  de  gou- 
vernante, qui  a  la  rage  de  lutter  contre  moi,  pourra  en  être  pour 
ses  frais  de  jeunesse  et  de  grâce? 

—  Certainement. 

—  Je  ne  déleste  personne,  le  ciel  m'en  est  témoin!  mais  cette 
madame  la  gouvernante  de  Marseille  a  terriblement  l'art  de  me 
déplaire;  elle  m'ennuie  avec  ses  airs  de  Minerve,  elle  m'obsède 
avec  ses  longs  complimens  provinciaux,  elle  me  fait  bâiller  avec 
ses  prétentions  bourgeoises  qui  veulent  singer  les  beaux  airs  de 
notre  noblesse.  Je  ne  lui  veux  pas  de  mal,  à  cette  femme;  et  il 
faut  que  je  lui  fasse  un  cadeau,  il  lui  faut  un  amant,  pour  la 
sortir  un  peu  de  ce  collet  monté  dans  lequel  elle  s'embéguine. 
Elle  est  furieuse  contre  toutes  les  femmes  qui  ont  des  adora- 
teurs ;  je  lui  en  donnerai  un,  moi,  un  qui  soit  digne  d'elle,  et  ce 
sera  monsieur  notre  galant  aumônier...  avec  la  permission  de 
ses  supérieurs,  toutefois...  Et  cette  permission,  je  me  charge  de 
l'obtenir  par  Mlle  Berthellin ,  ma  marchande,  qui  est ,  dit-on , 
du  dernier  bien  avec  monsieur  l'évêque...  union  de  cœurs  tou- 
chante et  admirablement  assortie!...  La  femme  d'un  marchand 
avec  un  prélat  qui  n'est  pas  gentilhomme!... 

L'intendante  était  lancée;  son  mari,  homme  très-officiel,  et 
qui  redoutait  surtout  d'être  compromis  par  des  caquets,  était 
au  supplice.  A  chaque  phrase  de  la  duchesse,  il  avait  beau  dire  : 
<■  Ah  !  madame,  vous  êtes  impitoyable  ;  vous  vous  trompez  sans 
doute;  on  vous  aura  fait  de  faux  rapports!...  »  celle-ci  pour- 
suivait toujours.  L'intendant  se  voyait  brouillé  avec  le  gouver- 
neur, l'évêque  et  M.  Berthellin.  riche  bourgeois,  qui  avait  un 
grand  crédit  dans  sa  communauté,  dont  il  était  syndic.  La  du- 
TOMÏ   xi.  10 


1)4  REVUE  DE  PARIS. 

chesse  avail  parlé  haut,  el  les  témoins  ne  manquaient  pas.  Sans 
compter  le  capitaine,  qui  n'avait  aucun  intérêt  à  se  taire,  n'y 
avait-il  pas  le  patron  du  canot,  placé  derrière  l'intendante,  et 
qui  n'avait  pu  perdre  aucune  de  ses  hasardeuses  paroles  ;  les 
premiers  matelots,  qui  siégeaient  sur  les  bancs  rapprochés  d» 
l'arriére;  les  deux  Maures  et  l'éduque?  Pour  l'abbé,  dont  la 
soulanelle  recouvrait  l'homme  le  plus  inoffensif,  le  plus  timide, 
la  plaisanterie  delà  duchesse  Pavait  blessé  au  vif;  son  teint 
s'était  coloré  tout  d'un  coup  d'un  vermillon  si  foncé,  qu'un  chi- 
rurgien aurait  pu  juger  nécessaire  de  lui  ouvrir  la  veine.  Le 
mouton  était  devenu  un  lion,  el  madame  l'intendante  pouvait 
avoir  tout  à  redouter  de  lui.  Mais  les  coquettes  ont  des  armes 
pour  tous  les  combats,  contre  tous  les  adversaires  ;  la  nôtre  s'a- 
perçut qu'elle  avail  offensé  mortellement  le  jeune  homme  ;  elle 
sentit  combien  il  pouvait  être  dangereux  pour  elle  de  se  faire 
un  ennemi  d'un  prêtre  qui  avait  déjà  l'oreille  de  beaucoup  de 
femmes  ;  aussi  s'arrangea-t-elle  pour  le  regagner. 

Le  canot  allait  lentement,  à  petits  coups  d'avirons,  pour  trois 
raisons  :  la  première  parce  que  madame  la  duchesse,  étant  in- 
disposée, avait  prié  son  patron  de  lui  ménager  les  secousses. 
qui  sont  d'autant  plus  vives  que  l'emharcalion  est  nagée  à  coups 
plus  forts;  mais  ce  n'était  qu'un  prétexte,  expliqué  par  les  deux 
autres  raisons  qne  voici  :  madame  la  duchesse  avait  vu  le  canot 
du  gouverneur  emporter  rapidement  monseigneur  l'évêque,  et 
elle  voulait  que  le  prélat  l'attendît  à  son  tour;  et  puis  madame 
la  duchesse  avait  sa  toilette  à  réparer,  et  c'était  une  affaire  d'as- 
sez d'importance  pour  qu'on  ne  la  liàtâL  pas  trop. 

Pendant  qu'elle  parlait,  médisant  de  la  gouvernante,  sejouant 
de  l'abbé,  se  faisant  à  la  légère  l'écho  de  bruits  probable- 
ment faux  sur  MUc  Berthellin  et  monseigneur  de  Marseille,  elle 
rétablissait  son  visage,  qui  aurait  fort  bien  pu  se  passer  du  car- 
min broyé  par  le  parfumeur  de  la  cour,  car  il  était  d'une  fraî- 
cheur à  faire  honte  à  la  rose,  comme  le  lui  disait  en  souriant  l'of- 
ficier  de  Royal-Vaisseaux.  Elle  replaçait  ses  mouches,  donnait  à 
ses  plumes  une  direction  plus  hardie,  se  rémettait  convenable- 
ment dans  son  corps,  ou  plutôt  en  sortait  tout-à-fait  pour  ne 
se  faire  tort  d'aucun  de  ses  attraits,  prêtait  complaisammenl  sa 
tète  au  capitaine,  qui,  du  bout  des  doigts  redressant  une  frisnie 
1  h  |  eu  compromise  par  la  scène  du  quai,  agitait  avec  une  dex- 


REVUE  DE  PARIS.  11  j 

térilé  merveilleusement  délicate  la  houppe  à  poudre,  et  laissait 
échapper  une  pluie  impalpable  d'amidon  odorant  sur  toutes  les 
parties  de  la  chevelure,  qui  avaient  perdu  leur  éclat  de  neige. 

Les  as  irons  firent  un  dernier  effort, ,et  l'on  aborda  au  chantier 
des  galères.  L'intendant  débarqua  le  premier,  c'est-à-dire  tout 
de  suite  après  les  deux  Maures  et  l'éduque  ;  le  capitaine  sauta 
lestement  à  terre  pour  offrir  sa  main  à  la  duchesse,  mais  celle- 
ci  dit  à  l'aumônier  : 

—  Donnez  moi  votre  bras,  l'abbé;  bénie  par  un  évêque,  je 
dois  être  toute  à  l'église  aujourd'hui...  Allons,  ne  boudez  donc 
pas  ainsi!  Enfant  que  vous  êtes,  vous  m'en  voulez  encore?  Ah  ! 
c'est  mal,  savez-vous,  de  ne  pas  mieux  entendre  la  plaisante- 
rie !  Ne  pardonnel-on  rien  à  une  jeune  femme  étourdie  ?..  Avez- 
vous  cru  que  je  voulais,  en  effet,  vous  donner  à  madame  la 
gouvernante?  Je  ne  l'aime  pas  assez  pour  lui  faire  des  présens 
de  cette  valeur  !  Quand  le  ciel  vous  a  adressé  à  nous,  pensez- 
vous  que  je  serais  assez  ingrate  envers  lui  pour  vous  laisser 
partir?..  Je  veux  vous  apprendre  le  monde;  abbé  ou  mousque- 
taire, avec  ces  beaux  yeux  bleus,  ce  joli  visage  que  vous  êtes 
allé  cueillir  sur  je  ne  sais  quel  pêcher  de  la  terre  promise,  vous 
êtes  fait  pour  réussir... 

Le  lecteur  aura  déjà  remarqué  sans  doute  que  madame  l'in- 
tendante, lorsqu'une  passion  quelconque  l'entraîne  ne  sait  guère 
modérer  l'élan  de  sa  parole.  Après  les  premiers  mots,  elle  avait 
conquis  l'abbé,  et  cependant  elle  continuait.  C'était  un  adora 
teur  de  plus  qu'elle  voulait  se  faire,  un  nouvel  esclave  dont  elle 
voulait  orner  son  char  triomphal.  L'abbé  était  pris;  mais  il  n'a- 
vait pas  dit  une  parole,  il  n'avait  pas  hasardé  un  sourire,  de  peur 
de  tomber  dans  une  de  ces  fautes  d'ignorance,  qu'un  instant  au- 
paravaut  la  duchesse  avait  si  durement  punie.  Un  seul  signe 
apparent  avait  trahi  les  mouvemens  de  son  cœur  ;  comme  une 
jeune  fille  qui  entend  une  première  déclaration,  il  avait  rougi 
modestement;  mais  cette  rougeur,  comment  l'intendante  de- 
vait-elle l'interpréter?  Etait-ce  le  timide  amoureux  qui  s'était 
déclaré?  ou  plutôt  n'était-ce  pas  un  autre  Joseph  indigné  des 
tentatives  de  Puliphar?  Madame  la  duchesse  n'eut  pas  le  temps 
d'éclaircir  ce  mystère,  car  on  était  arrivé  au  pied  d'une  galère 
neuve,  debout  encore  sur  son  chantier,  et  qui  attendait,  pour 
en  descendre,  cette  consécration. religieuse  que  depuis  les  Grecs, 


116  ARBRES  ET  ARBUSTES. 

Grecs,  tous  les  navigateurs  ont  donnée  à  leurs  navires. 
On  allait  la  bénir;  et  comme  cette  galère  était  une  Réale  qui 
venait  remplacer  dans  l'escadre  la  vieille  Réale,  cassée  par  de 
longs  et  glorieux  services,  on  avait  prié  l'évêque  de  Marseille  de 
la  consacrer,  ce  qui  donnait  à  la  fête  un  caractère  de  pompe 
Inaccoutumée.  La  galère  était  magnifiquement  parée  ;  le  capi- 
taine qu'on  avait  honoré  de  son  commandement  était  un  homme 
de  grande  condition  et  de  grande  fortune  qui  à  tout  le  luxe  dé- 
ployé par  les  ordonnances,  au  chapitre  de  la  décoration  de  la 
galère  portant  l'étendard  royal,  avait  ajouté  des  ornemens  du 
goût  le  plus  délicat:  gracieux  rinceaux  courant  sur  la  poupe  et 
le  cordon  d'enceinte;  figures  énergiques  supportant  dans  toute 
leur  longueur  les  apostis;  feuillages  pour  façonner  la  tapière; 
sur  les  tableaux  et  le  couronnement,  allégories,  fahles,  emblè- 
mes! L'or,  les  brillantes  couleurs  de  la  pourpre  et  de  l'azur 
avaient  été  prodigués  dans  les  peintures  de  ce  navire  élégant , 
dont  le  corps  peint  en  blanc  était  parsemé  de  fleurs  de  lis  dorées. 
Un  tendelet  de  velours  cramoisi,  garni  de  larges  galons  et  de 
franges  d'or,  recouvrait  la  guérite.  Les  armes  éclatantes  du  ca- 
pitaine figuraient  aux  extrémités  des  badinets,  et  celles  du  roi 
au  bout  extérieur  de  la  flèche  qui,  à  l'autre  bout,  avait  l'image 
scluptée  par  Puget,  et  précieusement  rapportée  de  la  Réale  an- 
cienne, d'un  lion  menaçant ,  tenant  la  foudre  dans  sa  griffe. 
L'étendard  de  damas  blanc,  à  l'écu  de  France  et  de  Navarre 
brodé  par  les  mains  de  fée  de  madame  l'intendante,  qui  s'était 
fait  aider  dans  ce  beau  travail  par  son  capitaine  de  Royal-Vais- 
seaux,— le  plus  joli  brodeur  du  monde  à  qui  Poinsinet  avait  fait 
tort  en  ne  le  nommant  point  dans  son  Cercle;—  cet  étendard 
flottait  à  son  poste  de  bataille  sur  l'espalle  du  côté  droit.  Trois 
bandières  de  taffetas  rouge  étaient  arborées,  l'une  au  centre 
de  la  poupe,  les  autres  sur  les  deux  côtés;  quinze  autres  ban- 
dières plus  petites,  triangulaires  comme  les  trois  grandes  dont 
nous  venons  de  parler,  mais  de  diverses  couleurs,  voguaient 
dans  l'air  au  bout  de  leurs  bâtons,  plantés  de  chaque  bord  sur 
les  apostis.  Ce  n'est  pas  encore  tout,  et  le  parement  de  la  galère 
aurait  été  incomplet  si  une  grande  bandière  fourchue,  en  taffe- 
tas bleu  clair,  parsemée  de  fleurs  de  lis  d'argent,  et  brodée  aux 
armes  de  l'amiral  des  galères,  n'eût  pendu  de  la  pointe  de  l'é- 
peron jusqu'à  terre.  Un  petit  mât  provisoire,  placé  dans  l'em- 


REVUE  DE  PARIS.  117 

planture  de  l'arbre  de  maistre,  portait  un  gaillardet  de  damas 
blanc  timbré,  comme  l'étendard ,  des  armes  du  roi  ;  celte  lon- 
gue cornette  aux  cornes  galonnées  d'un  passement  d'or  et  ter- 
minées par  un  énorme  gland  de  torsades  du  même  métal,  était 
accompagnée  de  cordons  latéraux  rouges,  tombant  des  extré- 
mités de  la  petite  traverse  sur  laquelle  le  gaillardet  était  enver- 
gué  ;  c'était  un  beau  couronnement  pour  tout  cet  ensemble  de 
pavillons  qui  entouraient  la  Nouvelle  Réale,  langes  éclatans  et 
somptueux  du  dernier-né  de  la  marine  des  galères.  Un  pavois 
de  boucassin  bleu  fleurdelisé  d'orange,  garnissait  celte  ligne  lé- 
gère de  défense  qui  devait  abriter  les  soldats  et  qu'on  nomme 
la  pavesade.  Si  l'on  avait  préféré  le  coton  à  la  soie  pour  ce  pa- 
vois delà  batayolle,  c'était  parce  que  Lyon,  retardataire,  n'a- 
vait pas  expédié  à  temps  celte  pièce  importante  du  vêlement  de 
fête  de  la  Réale;  mais  personne  ne  songea  à  en  faire  honte  au 
capitaine  qui  n'avait  pas  dépensé  moins  de  deux  cent  mille  li- 
vres pour  parer  le  navire  confié  à  sa  prudence  et  à  son  courage- 
Des  marches,  dissimulées  sous  de  beaux  tapis  orientaux,  condui- 
saient à  l'escale  (l'échelle),  par  laquelle  on  s'introduisait  sur  le 
pont  de  la  galère,  couvert  lui-même  d'une  vaste  pièce  de  tapis- 
serie turque,  conquête  faite  dans  la  dernière  expédition  de  M. 
Dugua  y  aux  pays  barbaresques. 

Telle  était  la  Réale  depuis  le  lever  du  soleil  de  ce  grand 
jour.  Ses  officiers,  ses  maîtres,  le  comité  de  sa  chiourme  fu- 
ture, l'écrivain  ,  Targousin  étaient  à  bord,  en  grande  tenue. 
Le  pilote  avait  dressé ,  dans  cet  espace  réservé  au  capitaine  et 
qui  avait  nom  le  tabernacle ,  un  petit  autel  où  l'évèque  pour- 
rail  s'agenouiller  avant  de  promener  son  goupillon  sur  toute 
la  longueur  du  navire.  Le  capitaine  était  au  sommet  de  l'escale, 
attendant  ses  nobles  visiteurs.  Dans  la  chambre  de  la  galère, 
la  femme  du  capitaine  avait  fait  préparer  des  rafraichissemens 
pour  le  prélat  consécrateur  et  les  représentais  du  roi  à  Mar- 
seille. Les  tambours  et  les  fifres  se  tenaient  debout  sur  la  cour- 
sier la  tête  de  la  garde,  pour  saluer  tous  ces  dignitaires. 
Personne  n'était  encore  monté  sur  le  bâtiment ,  quand  l'in- 
tendant arriva.  On  l'avait  attendu,  ainsi  que  l'avait  voulu  la 
duchesse.  On  était  en  cercle  autour  de  l'évèque,  du  gouver- 
neur et  du  commandant  de  la  marine;  les  musiques  du  régi- 
ment de  Lorraine ,  infanterie  ,  en  garnison  à  Marseille ,  et  du 

10. 


118  REVUE  DE  PARIS. 

régiment  de  marine  de  Toulon ,  échangeaient  des  marches  , 
des  symphonies,  des  fanfares  guerrières,  dont  lesaccens,  à 
•a  distance  où  les  orchestres  étaient  de  la  ville  ,  dominaient  les 
voix  des  cloches ,  et  n'étaient  guère  dominés  par  celle  des  ca- 
nons. Lorsque  le  canot  de  l'intendance  aborda  le  quai  du 
chantier,  le  cercle  se  rompit  pour  faire  une  voie  d'introduc- 
tion au  duc  et  à  sa  suite.  La  duchesse  quittant  alors  le  bras  de 
l'abbé;  entra  résolument  la  première,  fil  une  révérence  grave 
et  froide  à  l'évèque,  qui  la  salua  avec  une  bonté  polie,  pleine 
de  douceur  et  de  cordialité;  puis ,  apercevant  au  premier  rang 
des  femmes,  madame  la  gouvernante ,  elle  courait  à  elle  les 
bras  ouverts ,  la  baisa  au  front  el  à  l'épaule,  et  lui  dit,  de 
toute  la  force  de  sa  jolie  voix  : 

—  Bonjour,  ma  charmante  belle!  chaque  jour  plus  fraîche 
et  plus  gracieuse!  Quel  bonheur  de  vous  voir!  Mon  Dieu  que 
vous  êtes  toujours  galamment  vêtue!  que  toutes  ces  choses 
vous  vont  à  ravir  !  Ah!  voilà  un  bijou  délicieux,  madame  la 
gouvernante  peut  seule  avoir  des  objets  de  ce  goût  et  de  ce 
prix  ! 

Madame  la  gouvernante,  Uni  le  étonnée  et  toute  ravie ,  se 
confondait  en  remerciemens  el  en  révérences;  elle  n'avait 
jamais  éprouvé  à  ce  point  l'indulgence  de  la  duchesse.  Qui 
avait  donc  pu  la  rendre  si  coraplimenleuse? 

Il  est  vrai  que  la  femme  du  gouverneur  de  Marseille ,  jeune 
encore  el  belle,  était  ce  jour-là  lout-à-fail  sous  les  armes  , 
comme  disaient  les  élégantes,  les  poètes  el  les  petits  collets  de 
celte  époque  ;  mais  ces  charmes  n'étaient  pour  rien  dans  le 
déluge  de  complimens  qu'elle  essuyait  d'un  air  content ,  ouoi- 
qu'au  fond  passablement  embarrassé  ;  la  duchesse  faisait  son 
métier  de  femme  du  monde,  et  peut-être  aussi  voulait-elle 
montrer  à  son  jeune  aumônier  que  ce  n'était  pas  un  si  in- 
digne but  que  celui  auquel  elle  l'avait  engagé  à  prétendre. 
Soit  que  l'abbé  se  fût  aperçu  pour  la  première  fois ,  el  parce 
qu'on  l'avait  averti,  de  tout  le  mérite  de  la  gouvernante;  soit, 
plutôt  ,  qu'ayant  de  merveilleuses  dispositions,  il  ne  lui  eût 
fallu  que  la  leçon  d'une  coquette  pour  être  passé  maître  en 
l'art  des  petites  roueries  de  ce  inonde  corrompu ,  il  s'attacha 
à  la  gouvernante,  ne  la  quitta  pas  d'un  moment,  lui  parla 
toilette  et  religion,  amour  et  prônes  du  capucin  en  réputa- 


REVUE  DE  PARIS.  il» 

lion  ;  il  fut  vif,  spirituel ,  tendre,  léger,  passionné  ;  il  affecta 
de  ne  pas  faire  attention  à  l'intendante,  qui  trouvait  que  son 
élève  lui  faisait  trop  honneur.  Enfin  la  transformation  fut 
complète  ,  et  il  ne  tint  vraiment  qu'à  madame  la  gouvernante 
de  l'enlever  à  la  duchesse.  Celle-ci  en  aurait  été  désolée,  à  en 
juger  par  les  distractions  que  le  manège  de  l'abbé  lui  donna 
même  pendant  le  moment  le  plus  recueilli  delà  cérémonie; 
elle  tenait  beaucoup  à  achever  cette  éducation  qu'elle  avait 
commencée.  L'armée  lui  devait  un  capitaine  accompli,  elle 
voulait  que  l'église  lui  fût  aussi  redevable. 

Cependant  toute  la  noble  assemblée  était  montée  sur  le  pont 
de  la  Ftéale,  saluée  par  les  aubades  des  tambours  et  des  fifres. 
Le  capitaine  avait  fait  les  honneurs  de  sou  tabernacle  à  mon- 
seigneur, qui,  pieusement  humilié  devant  l'autel  du  bord,  priait 
pour  le  succès  des  armes  et  la  sécurité  de  la  navigation  de  la 
galère  qu'il  allait  bénir.  Ce  n'élait  point  la  mitre  au  front  et  la 
chappe  sur  les  épaules  que  l'évêque  devait  distribuer  l'eau  de 
la  purification  à 'chaque  partie  de  ce  noble  navire;  il  avait  la 
tête  nue,  il  était  vêtu  du  rochet  de  dentelle,  et  ne  portait  que 
l'étole  pour  ornement.  Précédé  de  son  porte-croix  et  de  son 
porte-crosse,  suivi  d'un  grand  vicaire,  de  deux  chanoines  et  de 
Paumônier-général  des  galères  il  parcourut  processionnelle- 
ment  les  deux  arbalestrières ,  pour  bénir  la  place  des  soldats 
et  les  bancs  sur  lesquels  devaient  s'asseoir  bien  des  coupables, 
condamnés  à  ramer,  bien  des  Turcs  captifs  ;  puis  il  monta  sur 
la  rembade,  et  du  haut  de  ce  château  de  proue,  après  avoir 
béni  l'éperon  qui  devait  bientôt  aller  chercher  l'abordage  d'un 
ennemi,  il  prononça  un  discours  simple  et  louchant,  qu'il  finit 
par  cette  prière  : 

u  Puisse  ce  vaisseau  porter  toujours  avec  lui  la  foi,  parce 
que  la  tempête  l'épargnera  comme  elle  épargna  la  barque  de 
saint  Pierre!  puisse-t-il  triompher  toujours  des  efforts  des 
infidèles,  que  sa  principale  mission  est  d'aller  combattre!  puisse- 
t-il  n'avoir  jamais  à  attaquer  ou  à  repousser  une  galère  chré- 
tienne; car  c'est  une  des  grandes  afflictions  de  Dieu  quand  ses 
enfans  se  battent  entre  eux  !  Vierge  sainte!  nous  mettons  ce 
navire,  cet  étendard ,  ce  brave  officier ,  ses  loyaux  et  dévoués 
coopéraleurs,  sous  votre  divine  protection  !  » 

Cette  dernière  parole  n'était  pas  eûcore  achevée,  que  déjà 


Î20  REVUE  DE  PARIS. 

an  chant  religieux,  grave  et  joyeux,  s'élevait  au  ciel:  c'était 
la  litanie  de  la  Vierge  que  tous  les  marins  et  les  ouvriers  du 
chantier  entonnaient  à  l'unisson,  soutenus  par  quelques  ac- 
cords des  musiques  militaires.  L'archevêque,  quand  cette  invo- 
cation fut  terminée  ,  bénit  la  foule  qui  se  retirait,  et  tout  fut 
dit  pour  la  galère. 

Dans  le  gavon,  petit  cabinet  attenant  à  la  chambre  de  poupe, 
monseigneur  déposa  la  majesté  épiscopale  avec  le  costume,  et 
bientôt  il  parut  à  la  table  où  les  dames  tirées  de  la  ville  et  de 
l'arsenal  maritime  s'étaient  assises  auprès  de  la  femme  du  ca- 
pitaine. La  conversation  roula  sur  la  campagne  très  prochaine 
que  devait  faire,  dit-on ,  l'escadre  des  galères  dans  les  mers  de 
Barbarie;  sur  le  litre  de  chef  d'escadre  que  gagnerait  sans 
doute  l'aimable  et  magnifique  capitaine  qui  donnait  une  si 
noble  hospitalité  à  son  bord.  Au  milieu  des  propos,  la  duchesse, 
primant  de  la  voix  tous  les  dialogues  particuliers,  s'adressa  au 
capitaine  delà  galère  : 

—  Monsieur  le  comte,  comment  se  nomme  voire  galère? 

—  La  Réale,  madame. 

—  Est-ce  qu'elle  n'a  pas  un  autre  nom? 

—  Non,  madame;  et  celui  qu'elle  a  l'honneur  de  porter,  est 
le  plus  beau  sans  doute. 

—  Eh  bien!  je  suis  fâchée  qu'on  n'ait  pas  pu  la  baptiser  comme 
les  autres  navires;  j'aurais  voulu  être  sa  marraine,  et  lui  au- 
rais donné... 

—  Le  nom  de  te  Victoire,  dit  galamment  le  comte,  à  condi- 
tion, madame  la  duchesse,  que  vous  m'auriez  permis  de  porter 
vos  couleurs  avec  celles  de  sa  majesté. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  monsieur  le  comte ,  et  je  vous  suis  obli- 
gée de  votre  compliment.  Non,  j'aurais  donné  à  votre  galère  le 
nom  de  Rosalie.  N'est-ce  pas,  monseigneur,  ajouta-t-elle  ;  n'est- 
ce  pas  que  ce  nom  porterait  bonheur  à  un  vaisseau  de  guerre  ? 

—  C'est  en  effet,  dit  le  prélat,  celui  d'une  héroïque  fille  que 
Viterbe  honore,  comme  la  France  Jeanne  d'Arc  ;  elle  arrêtait 
avec  la  main ,  dit  la  légende,  les  boulets  qu'on  lançait  sur  sa 
ville  assiégée.  Le  patriotisme  en  a  fait  une  sainte. 

—  A  merveille,  monseigneur;  mais  ce  n'est  pas  à  Rosalie  de 
Viterbe  que  j'avais  pensée;  c'est  à  Rosalie  de  Marseille,  à  une 


REVUE  DE  PARIS.  121 

de  vos  saintes ,  à  une  femme  qui  vit  sous  votre  aile,  dit-on, 
comme  sous  l'aile  de  son  ange  gardien.... 

—  A  MUe  Berthellin  enfin ,  ajouta  d'un  ton  dégagé  l'officier 
de  Royal- Vaisseaux  qui  voyait  que  la  duchesse  hésitait. 

Le  duc  était  sur  les  épines  ;  il  se  fit  un  moment  de  silence , 
pendant  lequel  l'intendante  n'eut  pas  le  plaisir  de  voir  le  prélat 
se  troubler.  M.  de  Marseille  répliqua  : 

—  Je  ne  vois  pas,  madame  la  duchesse ,  pourquoi  le  nom  de 
Mlle  Berthellin  est  venu  trouver  place  dans  cette  causerie. 
Mlle  Berthellin  est  une  personne  fort  honnête  ,  très  vertueuse, 
dont  l'amitié  m'honore  ;  et  toute  marchande  qu'elle  est,  je  ne 
sais  pas  une  grande  dame  qui  ne  pût  être  fière  de  lui  ressem- 
bler. Assurément,  sous  ce  rapport,  non-seulement  une  galère 
devrait  s'enorgueillir  de  porter  son  nom,  mais  la  plus  sage  des 
femmes  de  condition...  Vous  riez  ,  monsieur  le  capitaine,  vous 
qui  êtes  venu  tout  à  l'heure  au  secours  de  madame  la  duchesse! 
et  que  signifie  ce  rire?  Me  feriez-vous  l'honneur  de  me  le  dire  ? 
Vous  n'osez  pas,  monsieur,  et  vous  avez  raison;  mais  je  de- 
vine... Eh  bien!  monsieur,  eh  bien!  madame  la  duchesse, 
M110  Berthellin  vous  pardonne  votre  pensée  malveillante.  Quant 
à  moi,  votre  intention  méchante  a  glissé  sur  mon  cœur  sans 
l'effleurer;  je  suis,  grâce  au  ciel,  au-dessus  de  la  calomnie.  » 
L'évèque  se  leva  alors,  et  saluant  poliment  toute  la  compagnie: 
«Le  scandale  est  pour  qui  l'afait.'naître;  mais  il  ne  faut  pas  qu'il 
puisse  durer.  On  veut  que  M,le  Berthellin  soit  ma  maîtresse, 
c'est  là  ce  que  vous  avez  prétendu ,  madame?  Eh  bien  !..  »  Il 
6'arrêta,:puis  il  reprit  :  «  sachez  donc  qu'elle  est  ma  fille... 

Ce  fut  un  coup  de  foudre.  Le  duc  était  désolé;  la  duchesse 
pâlit  ;  le  capitaine  vint  loyalement  demander  pardon  à  l'évèque 
d'avoir  cru  à  un  bruit  qui  courait  toutes  les  ruelles  de  Mar- 
seille ;  l'abbé  jeta  un  regard  indigné  sur  celte  femme  plus  que 
légère  qui  avait  été  au  moment  de  le  perdre.  On  chuchotta,  on 
s'éloigna  delà  duchesse  ;  madame  la  gouvernante  grandit  d'un 
pied  de  l'humiliation  de  cette  intendante  qu'elle  n'aimait  point. 
Quant  au  prélat,  il  raconta  en  peu  de  mots,  comment,  mili- 
taire dans  les  colonies  espagnoles  et  marié  à  vingt  ans,  il  avait 
eu  une  fille  ;  comment ,  veuf,  il  élait  entré  dans  les  ordres,  et 
avait  gagné  l'épiscopat  dans  les  dangereuses  missions  de  l'apôtre 
chez  les  sauvages  ;  comment ,  enfin  ,  il  avait  marié  celte  fille  à 


322  KEVUE  DE  PARIS. 

un  marchand ,  établi  a  Marseille,  seulement  depuis   qu'il  en 
occupait  le  siège. 

—  Je  viens  de  me  faire  une  grande  violence,  messieurs  ;  ce 
secret,  je  le  gardais,  parce  que  je  voulais  que  ma  fille  l'ignorât 
toujours;  mais  on  Ta  calomniée,  et  mon  cœur  de  père  s'est 
révolté,  et  ma  bouche  a  parlé  pour  la  défendre ,  la  pauvre  in- 
nocente qui  ne  sait  encore  de  quel  sang  elle  est  née.  Je  voulais 
avoir  une  amie;  mais  je  m'étais  interdit  ces  grandes  joies  de 
Pâme  qui  se  réveillent  et  prennent  l'homme  tout  entier  quand 
il  peut  dire  :  «  Mon  fils ,  ma  fille  ;  »  c'était  trop  de  bonheur 
humain  pour  un  prêtre!  Dieu  me  tiendra  compte ,  j'espère,  de 
ma  résolution  long-temps  gardée. .!  Monsieur  le  comte,  main- 
tenant c'est  moi  qui  vous  en  prie;  toutes  vos  galères  ont  un 
surnom,  c'est  la  Légère,  l'Intrépide,  la  Glorieuse  ;  appelez 
cette  Réale,  la  Rosalie,  et  si  la  bénédiction  d'un  père  sur 
son  enfant  est  un  augure  de  bonheur  pour  l'avenir,  que  la  Ro- 
salie, bénie  par  l'évêque,  le  soit  aussi  par  le  père  ! 

El  les  larmes  aux  yeux  ,  cet  homme,  dont  un  rayon  de  bon- 
heur illuminait  le  visage ,  étendit  les  mains  autour  de  lui  et  s'é- 
cria :  <(  Traverse  la  mer  ,  Rosalie ,  aussi  heureuse,  aussi  calme 
que  cette  femme  modeste  dont  tu  porteras  le  nom  ;  aborde  les 
écueils  sans  le  blesser,  comme  Rosalie  Berthellin  se  heurta 
contre  les  rescifs  de  la  calomnie  sans  y  laisser  sa  réputation  ; 
triomphe  de  tes  ennemis  comme  son  honneur  a  triomphé  des 
embûches  des  hommes  !  » 

Le  prélat  retomba  alors  sur  son  fauteuil  essuyant  ses  pleurs,- et 
regardant  !a  duchesse  que  cette  scène  avait  altérée  :  «  Madame, 
je  vous  remercie,  car  je  vous  devrai  d'oser  embrasser  ma 
fille.  » 

On  se  sépara.  A  quelque  temps  de  là,  la  duchesse,  honnie 
dans  la  société  de  Marseille,  fut  obligée  de  se  retirer  dans  une 
de  ses  terres  du  pays  d'Aunis;  l'abbé,  rentré  au  séminaire, 
devint  un  bon  curé  de  campagne,  et  la  Réale  battit  les  Turcs. 
A  bord  de  ce  joli  navire,  on  conserva  l'habitude  de  dire  chaque 
jour,  à  la  prière  du  matin  ,  une  oraison  à  sainte  Rosalie  qu'a- 
vait composée  le  prélat. 

A.  Jai>. 


LETTRES 

SUR  L'AMÉRIQUE™. 


SES  EA.UX  DE  BEDFORI) 


Bedford-Springs  (Pcnsylvanie) ,  7  août  1855. 

Me  voici  aux  eaux  de  Bedford  ;  c'est  un  des  lieux  de  plaisance 
des  Etats-Unis.  Il  y  a  trois  jours  à  peine  que  j'y  suis,  et  je  me 
hâte  de  fuir.  Il  faut  que  les  Américains,  et,  encore  plus  les  Amé- 
ricaines, s'ennuient  bien  profondément  chez  eux,  pour  qu'ils 
consentent  à  échanger  le  calme  et  le  comfort  de  leur  foyer  do- 
mestique contre  le  bruit  sans  gaieté  et  la  misère  prosaïque  d'un 
pareil  séjour. 

Il  semble  que  dans  les  pays  vraiment  démocratiques,  comme 
ici  les  états  du  nord,  il  ne  peut  rien  exister  dans  le  genre  des 
eaux  d'Europe  ;  vous  verrez  qu'à  mesure  que  l'Europe  se  dé- 

(1)  Celle  lettre  est  empruntée  à  un  livre  fort  remarquable  , 
que  M.  Michel  Chevalier  va  publier  sous  le  titre  de  Lettres  sur 
V Amérique.  M.  Michel  Chevalier  est  un  écrivaingrave  et  élevé, 
dont  le  livre  se  placera  naturellement  à  côté  de  celui  de  M.  de 
Tocqueville  sur  la  démocratie  américaine. 

(N.  du  D.) 


124  REVUE  DE  PARIS. 

mocralisera  ,  si  tel  est  son  destin ,  vos  délicieux  rendez-vous 
d'été  seront  profanés,  et  perdront  tout  leur  charme.  L'homme 
est  exclusif  par  nature.  Il  y  a  bien  peu  de  plaisirs  qui  ne  ces- 
sent de  l'être  du  moment  où  ils  sont  accessibles  à  tous  ,  et  par 
cela  seul.  A  Saratoga  ,  à  Bedford  ,  l'Américain  s'ennuie  parce 
qu'il  y  a  vingt  mille  pères  de  famille,  dans  Philadelphie  et 
New-York,  qui  peuvent,  tout  aussi  bien  que  lui ,  si  l'envie  leur 
en  prend,  et  elle  leur  prend  en  effet ,  se  donner  la  satisfaction 
d'y  amener  leurs  femmes  et  leurs  filles,  et,  une  fois  là,  de 
bâiller  sur  une  chaise  dans  la  galerie  pendant  tout  le  jour; 
d'aller  les  armes  à  la  main  (je  parle  du  couteau  et  de  la  four- 
chette) enlever  leur  part  d'un  mauvais  diner;  d'étouffer  le  soir 
dans  la  cohue  d'une  réunion  dansante ,  et  de  dormir,  s'il  est 
possible,  au  milieu  du  vacarme,  sur  un  grabat,  dans  une  ré- 
sonnante cellule  en  planches  de  sapin.  L'Américain  traverse, 
sans  y  regarder,  les  magnifiques  paysages  qui  bordent  l'Hud- 
son,  parce  qu'il  est,  lui  six-centième  ou  millième,  sur  le  ba- 
teau à  vapeur.  Franchement,  je  deviens  Américain  sous  ce  rap- 
port, et  je  n'ai  bien  admiré  le  panorama  de  West-Point  et  des 
Highlands  (1),  quelorsque  je  me  suis  trouvéseul  dans  ma  bar- 
que sur  le  fleuve. 

La  démocratie  est  trop  nouvelle  venue  sur  la  terre  pour  avoir 
pu  encore  organiser  ses  plaisirs  et  ses  joies.  Tous  nos  plaisirs 
actuels  d'Europe  sont  fondés  sur  l'exclusion  ,  sont  aristocrati- 
ques comme  l'Europe  elle-même,  et  par  conséquent,  ne. sau- 
raient êlre  à  l'usage  de  la  multitude.  Il  faudra  donc  que ,  sous 
ce  rapport,  tout  comme  en  politique,  la  démocratie  américaine 
fasse  du  neuf.  Le  problème  est  difficile  ;  mais  il  n'est  pas  inso- 
luble ,  car  autrefois  il  fut  résolu  chez  nous.  Les  fêtes  religieuses 
du  catholicisme  étaient  éminemment  démocratiques  :  tous  y 
étaient  appelés,  tous  y  prenaient  part.  A  quels  transports  de 
joie  et  d'enthousiasme  l'Europe  tout  entière  ne  se  livrait-elle 
pas,  grands  et  petits ,  nobles ,  bourgeois  et  serfs ,  lorsque  ,  du 
temps  des  croisades,  on  célébrait  par  une  procession  et  par  un 
Te  Deam  la  victoire  d'Antioche  ou  la  prise  de  Jérusalem! 
Aujourd'hui  même,  dans  nos  provinces  du   midi  ,  où  la  foi  ne 

(1)  On  appelle  ainsi  les  montagnes  qui  bordent  i'Hinison  du 
côté  de  Wesl-point  et  au-dessus. 


REVUE    DE  PARIS.  125 

s'cstpas  éteiente,  il  existe  encore  des  cérémonies  vraiment  popu- 
laires ;  telles  sont  les  fêtes  de  Pâques  avec  les  représentations 
de  la  Passion  exposées  dans  les  églises ,  et  les  processions  avec 
leur  déploiement  de  croix  et  de  bannières,  leurs  confrérie»  de 
pénitens,  au  froc  pointu  et  aux  robes  ondoyantes,  et  leurs 
longues  files  d'enfans  et  de  femmes;  avec  les  saints  qui  y 
figurent  en  grand  costume  ,  et  les  reliques  qu'on  y  promène 
pieusement  ;  et  enfin ,  avec  la  pompe  militaire  et  civile  qui  s'y 
mêle,  malgré  l'athéisme  de  la  loi .  C'est  le  spectacle  du  pauvre , 
spectacle  qui  lui  laisse  des  souvenirs  meilleurs  et  plus  vifs  que 
ne  font  au  faubourien  de  Paris  les  drames  atroces  du  boulevard 
et  les  feux  d'artifice  de  la  barrière  du  Trône. 

.Déjà  ici,  dans  les  états  de  l'ouest  en  particulier,  la  démocra- 
tie commence  à  avoir  ses  fêtes  où  sa  fibre  est  remuée  ,  et  dont 
elle  savoure  les  émotions  avec  délice  :  ce  sont  des  fêtes  reli- 
gieuses, ce  sont  les  camp-meetings  des  méthodistes,  où  la 
population  se  porte  avec  ardeur,  malgré  les  remontrances  phi- 
losophiques des  autres  sectes  plus  bourgeoises,  qui  blâment 
leurs  chaleureux  élans  et  leurs  allures  déclamatoires  ;  malgré 
le  caractère  convulsionnaire  et  hystérique  des  scènes  du  banc 
d'anxiété,  ou  plutôt  à  cause  de  ce  caractère.  Dans  les  anciens 
états  du  nord  ,  il  y  a  les  processions  politiques  ,  pures  démon- 
strations de  parti  le  plus  souvent,  mais  qui  ont  cela  d'intéres- 
sant que  la  démocratie  y  prend  part,  car  c'est  le  parti  démo- 
cratique qui  organise  les  plus  brillantes  et  les  plus  animées. 
Après  les  camp-meetings ,  les  processsions  politiques  sont  les 
seules  choses,  en  ce  pays,  qui  ressemblent  à  des  fêtes.  Les  ban- 
quets de  parti ,  avec  leurs  discours  et  leur  déluge  de  toasts , 
sont  glacés,  sinon  repoussans;  et,  par  exemple  je  n'ai  rien  vu 
de  plus  souverainement  disgracieux  qu'un  banquet  offert  sur  la 
pelouse  de  Powelton,  près  de  Philadelphie,  à  la  population 
tout  entière,  par  l'opposition,  c'est-à-dire  par  la  bourgeoisie. 
A  Philadelphie,  je  m'arrêtais  involontairement  pour  regarder 
passer  les  arbres  gigantesque  (pôles)  qui  faisaient  leur  entrée 
solennelle  sur  huit  roues  pour  être  plantés  par  la  démocratie 
la  veille  des  jours  d'élection.  Je  me  souviens  de  l'un  de  ces 
hickory-poles  (1)  qui  s'avançait  la  tête  garnie  de  son  feuillage 

(^LVucftor/estforlenhonneurparmi  les  démocrates,  parce 
que  le  surnom  populaire  du  général  Jackson  e&lOld  Hickory. 

11 


126  REVUE  DE  PARIS. 

frais  encore ,  au  son  du  fifre  et  du  tambour  ,  précédé  par  des 
démocrates  en  rang,  sans  autre  distinction  qu'une  des  petites 
branches  de  l'arbre  sacré  à  leur  chapeau.  Il  était  traîné  par 
huit  chevaux  dont  les  harnais  étaient  chargés  de  rubans  et  de 
devises.  A  cheval  sûr  l'arbre  lui-même,  une  douzaine  dej'acftson- 
men,  de  la  plus  belle  eau,  l'air  satisfait  et  triomphant  d'a- 
vance, agitaient  des  drapeaux  en  l'air,  en  criant  :  Huzzah  for 
Jackson  ! 

Cette  promenade  de  Yhickory  n'est  elle-même  qu'un  détail  à 
côté  des  scènes  processionnel'es  que  j'ai  vues  à  New- York. 

C'était  pendant  la  nuit  qui  suivit  la  clôture  des  élections ,  où 
la  victoire  s'était  prononcée  pour  le  parti  démocratique.  La 
procession  avait  un  quart  de  lieue  de  long.  Les  démocrates 
marchaient  en  bon  ordre  et  aux  flambeaux  :  il  y  avait  des  ban- 
nières plus  que  je  n'en  vis  en  aucune  fêle  religieuse,  toutes  en 
transparens ,  à  cause  de  l'obscurité.  Sur  les  unes  étaient  in- 
scrits les  noms  des  confréries  démocratiques.  Jeunes  démo- 
crates du  §°  ou  du  11°  ward  (quartier  );  les  autres  étaient 
couvertes  d'imprécations  contre  la  Banque  des  États-Unis  ; 
Nick  Biddle  OUI  Nick  (le  diable)  faisaient  les  frais  de  rappro- 
chemens  plus  ou  moins  ingénieux  ;  c'était  le  pendant  du  Libéra 
nos  à  malo.  Puis  il  y  avait  des  portraits  du  général  Jackson  à 
pied  et  à  cheval  ;  il  y  en  avait  en  uniforme  de  général  et  en 
Tennessee  farmer  (1),  la  fameuse  canne  à'hickory  à  la  main. 
Ceux  de  Washington  et  de  Jefferson,  entourés  de  maximes  dé- 
mocratiques, se  mêlaient  à  une  masse  d'emblèmes  de  tous  les 
goûts  et  de  toutes  les  couleurs.  Dans  le  nombre  figurait  un  aigle, 
non  en  peinture,  mais  un  véritable  aigle  vivant,  attaché  par  les 
serres  au  milieu  d'une  couronne  de  feuillage,  et  hissé  au  bout 
d'un  bâton,  à  la  façon  des  étendarts  romains.  L'oiseau  impérial 
était  porté  par  un  robuste  matelot,  plus  satisfait  que  ne  fut  ja- 
mais échevin  admis  à  tenir  l'un  des  cordons  du  dais,  dans  une 
cérémonie  catholique.  Du  plus  loin  que  j'aperçus  les  démocrates 
s'avancer,  je  fus  frappé  de  la  ressemblance  de  leur  farandole 
avec  le  cortège  qui  accompagne  le  viatique,  a  Mexico  ou  à 
Puébla.  Les  Américains  porteurs  de  bannières  étaient  aussi  re- 

(1)  Le  Fermier  de  Tennessee,  à  cause  des  propriétés  du  gé- 
néral Jackson  dans  cel  état. 


REVUE  DE  PARIS.  127 

cueillis  que  les  Indiens  mexicains  porteur  de  fallots  sacrés.  La 
procession  démocratique  avait  d'ailleurs  ses  reposoirs  tout 
comme  une  procession  catholique,  elle  s'arrêtait  devant  le 
maisons  des  Jachson-men,  pour  faire  retentir  l'air  de  ses  bra- 
vos (cheers),  elle  stationnait  à  la  porte  des  chefs  de  l'opposi- 
tion, pour  y  lâcher  trois ,  six  ou  neuf  grognemens  (groans). 
Si  ces  tableaux  rencontraient  leur  peintre,  on  les  admirerait 
au  loin ,  à  l'égal  des  triomphes  et  des  sacrifices  que  les  anciens 
nous  ont  laissés  en  marbre  et  en  bronze  ;  car  c'est  plus  que  du 
grotesque  à  la  façon  des  scènes  immortalisées  par  Rembrandt  : 
c'est  de  l'histoire,  et  de  la  grande  ;  ce  sont  des  épisodes  d'une 
merveilleuse  épopée  qui  laissera  au  monde  de  longs  souvenirs, 
l'épopée  de  l'avènement  de  la  démocratie. 

Et  pourtant,  comme  fêles  et  cérémonies,  ceà  procession- 
politiques  sont  bien  inférieures  aux  revivais  qui  ont  lieu  dans 
les  camp- meetings.  Toute  fête  où  les  femmes  ne  figurent  point 
n'est  qu'une  demi-fête.  Pourquoi  nos  cérémonies  constitution 
nelles  sont-elles  si  complètement  dépourvues  d'attrait?  Ce  n'esl 
pas  seulement  parce  que  ceux  qui  y  figurent  sont  des  bour- 
geois, fort  honorables  assurément ,  mais  peu  poétiques,  et  que 
l'éclat  des  costumes  et  le  prestige  des  beaux  arts  en  sont  ban- 
nis; c'est  plus  encore  parce  que  les  femmes  n'y  ont  pas  et  ne 
peuventy  trouver  place.  Un  homme  d'esprit  a  dit  que  les  femmes 
n'étaient  point  poètes,  mais  qu'elles  étaient  la  poésie  même. 
Je  me  souviens  de  ce  qui ,  dans  ma  ville  de  province ,  faisait 
le  charme  et  l'éclat  des  processions.  Nous  ouvrions  de  grands 
yeux  quand  s'avançait  la  robe  rouge  du  premier  président  ; 
nous  admirions  les  épaulettes  et  l'habit  brodé  du  général ,  et 
plus  d'une  vocation  militaire  s'est  décidée  ce  jour-là  ;  nous  re- 
gardions venir  de  loin,  pardessus  les  têtes,  le  cortège  épis- 
copal  ;  nous  nous  jetions  machinalement  à  genoux  lorsque  le 
dais ,  s'approchant  avec  son  escorte  de  lévites ,  nous  montrait 
l'évéque,  vieillard  vénérable,  la  mitre  sur  le  front,  le  saint 
sacrement  entre  les  mains  ;  nous  portions  envie  à  la  gloire  des 
jeunes  hommes  qui  étaient ,  pour  un  jour ,  saint  Marc  ou  saint 
Pierre  ;  plus  d'un  grand  garçon  eût  abdiqué  ses  quinze  ans  , 
dont  il  était  fier,  pour  être  admis  à  l'insigne  honneur  d'étie 
l'un  de  ces  petits  Saint-Jean  velus  d'une  peau  de  mouton;  mais 
la  foule  entière  suspendait  son  souffle,  quand  on  apercevait 


128  REVUE  DE  PARIS. 

parmi  la  forêt  de  bannières,  entre  les  surplis  et  les  aubes  des 
prêtres,  à  travers  les  frocs  pointus  des  pénitents  et  les  bayon 
nettes  de  la  garnison ,  une  de  ces  jeunes  filles  en  robe  blanche 
qui  représentaient  les  saintes  femmes  et  la  Mère  des  Sepl-Dou 
leurs  ;  ou  celle  qui,  chargée  de  chaînes  d'or ,  de  rubans  et  de 
perles,  figurait  l'impératrice  à  côté  de  son  empereur  (1)  ;  ou 
celle  qui ,  en  sainte  Véronique,  déployait  le  voile  dont  fut  essuyé 
le  visage  du  Sauveur  montant  au  Calvaire,-  ou  celles  enfin,  tout 
émues  encore ,  qui  avaient  été  le  malin  confirmées  par  mon- 
seigneur. De  même,  c'est  parce  qu'il  y  a  des  femmes  aux  camp- 
meetings,  et  qu'elles  y  sont  actrices  au  même  rang  que  les  plus 
fougueux  prêcheurs ,  c'est  pour  cela  seul  que  la  démocratie 
américaine  y  accourt.  Les  camp-meetings ,  avec  leurs  pytho- 
nisses  délirantes,  ont  fait  le  succès  des  méthodistes ,  et  leur 
ont  attiré,  en  Amérique,  une  église  plus  nombreuse  que  celles 
des  sectes  qui  fleurissent  le  plus  parmi  la  race  anglaise  en  Eu- 
rope (2). 

Des  tournois  supprimez  les  femmes  ,et  il  ne  reste  plus  qu'un 
assaut  de  maîtres  d'armes.  Des  camp-meetings  enlevez  \ebanc 
d'anxiété,  faites  disparaître  ces  femmes  qui  palpitent,  crient 
et  se  roulent  à  terre,  s'accrochent,  pâles  et  échevelées,  l'œil 
hagard  ,  aux  ministres  qui  leur  soufflent  l'esprit  saint ,  ou  celles 
qui  saisissent  au  passage,  à  la  porle  des  tentes,  le  pécheur 
endurci  afin  de  l'attendrir;  vainement  la  scène  se  passera  au 
milieu  d'une  forêt  majestueuse  ,  pendant  une  belle  soirée 
d'été,  sous  un  ciel  qui  ne  craint  point  la  comparaison  avec 
celui  de  la  Grèce  ;  vainement  vous  serez  entouré  de  tentes  et 
de  charriots  nombreux  qui  vous  rappelleront  le  train  d'Israël  à 
la  sortie  d'Egypte  ;  vainement  les  feux  allumés  au  loin  ,  entre 
les  arbres,  vous  montreront  les  prêcheurs  débout,  gesticulant 
au-dessus  de  la  foule;  vainement  l'écho  des  bois  vous  renverra 
les  éclats  de  leur  voix  retentissante  ;  ce  sera  un  spectacle  dont 
vous  serez  rassasié  au  bout  d'une  heure;  tandis  que  les  camp- 

(1)  C'est  un  des  souvenirsdel'empire  romain  ,  qui  en  a  laissé 
de  très-profonds  dans  nos  département  du  midi. 

(2)  Les  deux  sectes  les  plus  nombreuses  aux  États-Unis  sont 
celles  des  méthodistes  et  des  baptistes  (ou  anabaptistes):  elles 
comprennent  ensemble  plus  de  la  moiliéde  la  population.  Les 
baptistes  ont  un  langage  exalté  comme  celui  des  méthodistes. 


REVUE  DE  PARIS.  129 

meetings,  tels  qu'ils  sont,  ont  le  don  de  retenir  les  populations 
de  l'ouest  pendant  de  longues  semaines.  On  en  a  vu  qui  du- 
raient un  mois  entier. 

J'admets  que  les  camp-meetings  et  les  processions  politiques 
ne  sont  encore  en  Amérique  que  des  faits  exceptionnels.  Un 
peuple  n'a  de  caractère  complet  que  lorsqu'il  a  ses  fêtes  natio- 
nales et  ses  plaisirs,  son  art ,  sa  poésie  enfin,  àlui.  A  cet  égard, 
la  nationalité  américaine  ne  sera  pas  aisée  à  constituer.  L'A- 
méricain manque  d'un  passé  à  qui  demander  des  inspirations. 
En  quittant  la  vieille  terre  d'Europe  et  en  rompant  avec  l'An- 
gleterre, ses  pères  laissèrent  derrière  eux  toutes  les  chroni- 
ques, toutes  les  légendes  ,  toutes  les  traditions ,  ce  qui  fait  la 
patrie,  cette  patrie  qu'on  n'emporte  pas  à  la  semelle  de  ses 
souliers.  L'Américain  s'est  donc  appauvri  en  idéalité  de  tout 
ce  qu'il  a  gagné  en  richesse  matérielle.  Mais ,  avec  la  démo- 
cratie, il  y  a  toujours  de  la  ressource  en  fait  d'imagination.  Je 
ne  prétends  pas  dire  comment  la  démocratie  américaine  sup- 
pléera au  défaut  de  passé  et  de  souvenirs;  pas  plus  que  je  ne 
me  charge  de  déterminer  comment  elle  s'imposera  ù  elle-même 
un  frein,  et  préviendra  ses  propres  écarts.  Je  suis  cependant 
convaincu  que  l'Amérique  aura  ses  cérémonies ,  ses  fêles,  son 
art ,  tout  comme  je  suis  persuadé  qu'elle  s'organisera  réguliè- 
rement ;  car  je  crois  à  l'avenir  de  la  société  américaine ,  ou  , 
pour  mieux  dire  ,  du  commencement  de  société  qui  grossit  à 
vue  d'oeil,  à  l'est  et  encore  plus  à  l'ouest  des  Alléglianys. 

En  France,  depuis  plus  d'un  siècle  ,  nous  sommes  à  batailler 
contre  nous-mêmes  pour  nous  dépouiller  de  notre  originalité 
nationale.  Nous  essayons  de  nous  faire  raisonnables  sur  le  mo- 
dèle de  ce  que  nous  croyons  être  le  type  anglais,  et,  à  notre 
exemple,  les  peuples  de  l'Europe  méridionale  se  torturent  pour 
prendre  un  air  calculateur  et  parlementaire.  L'imagination  est 
traitée  comme  la  folle  du  logis.  Les  nobles  sentimens,  l'enthou- 
siasme, l'exaltation  chevaleresque,  ce  qui  fit  la  gloire  de  notre 
France,  ce  qui  valut  à  l'Espagne  la  moitié  de  l'univers,  tout 
cela  est  dédaigné  et  bafoué.  Les  fêles  publiques  et  les  cérémo- 
nies populaires  sont  devenues  la  risée  des  esprits  forts.  Nous 
faisons  dss  efforts  inouis  pour  nous  amaigrir  l'esprit  et  le  cœur; 
conformément  aux  prescriptions  des  Sangrados  de  la  religion 
et  de  la  politique.  En  matière  de  fêtes  nationales ,  nous  avons 

11. 


130  REVUE  DE  PARIS. 

mis  les  populations  à  la  portion  congrue.  Pour  dépouiller  notre 
existence  du  dernier  vestige  de  goût  et  d'art,  nous  avons  poussé 
l'abnégation  jusqu  à  échangerla  majestueuse  élégance  des  cos- 
tumes que  nous  avions  empruntés  aux  Espagnols,  lorsqu'ils 
donnaient  le  ton  à  l'Europe ,  contre  la  défroque  des  Anglais  , 
que  l'on  peut  qualifier  d'un  mot,  c'est  qu'elle  est  assortie  au 
climat  de  la  Grande-Bretagne.  Passe  encore  si  nousn'avionsfait 
que  jeter  comme  un  inutile  bagage  nos  tournois ,  nos  carrou- 
sels, nos  jubilés,  nos  fêtes  religieuses  et  notre  luxe  vestiaire! 
Malheureusement  nous  sommes  remontés  jusqu'à  la  source  de 
toute  poésie  sociale  et  nationale  ,  jusqu'à  la  religion ,  et  nous 
avons  voulu  la  tarir.  Nos  mœurs  et  nos  coutumes  retiennent  à 
peine  un  léger  vernis  de  leur  grâce  tant  vantée.  La  politique 
est  abandonnée  au  positivisme  le  plus  aride.  Ce  serait  à  déses- 
pérer du  génie  national  si ,  de  temps  à  autre ,  des  élans  et  des 
explosions  ne  révélaient  qu'il  sommeille  ,  mais  qu'il  n'est  pas 
mort,  et  que  le  feu  sacré  couve  sous  la  cendre. 

Certes,  la  France  et  les  peuples  de  l'Europe  méridionale  dont 
elle  est  le  coryphée,  doivent  de  la  reconnaissance  à  la  philo- 
sophie du  XVI  IIe  siècle.  C'est  elle  qui  a  été  notre  protestantisme, 
c'est-à-dire  qui  a  relevé  chez  nous  l'élendarl  delà  liberté, ouvert 
la  carrière  à  l'esprit  humain,  et  constitué  la  personnalité.  Avouons 
cependant  que ,  par  cela  seul  qu'elle  est  irréligieuse ,  elle  est 
inférieure  au  protestantisme  allemand,  anglais  et  américain. 

Les  écrits  des  apôtres  de  celte  grande  révolution  dureront 
comme  monurnens  littéraires  ,  mais  non  comme  leçons  de  mo- 
rale, car  tout  ce  qui  est  religieux  n'a  qu'une  valeur  sociale 
éphémère.  Plaçons  au  Panthéon  les  restes  de  Voltaire  et  de 
Montesquieu,  de  Jean-Jacques  et  de  Diderot;  mais,  surleurs 
monurnens,  déposons  leurs  ouvrages  couverts  d'un  voile.  Ap- 
prenons au  peuple  à  bénir  leur  mémoire;  mais  ne  lui  enseignons 
pas  leurs  systèmes ,  et  empêchons  qu'ils  ne  lui  soient  enseignés 
par  de  serviles  continuateurs  que  ces  grands  écrivains  désa- 
voueraient s'ils  revenaient  habiter  celle  terre  ;  car  les  hommes 
de  cette  trempe  sont  du  siècle  présent ,  quelquefois  du  siècle  à 
venir  ,  et  jamais  du  siècle  passé. 

En  retour  de  ce  que  l'on  nous  enlevait,  on  nous  a  dolés  du 
régime  parlementaire.  On  a  supposé  qu'il  satisferait  à  tous  nos 
besoins,  qu'il  comblerait  tous  nos  vœux  dans  l'ordre  moral  et 


REVUE  DE  PARIS.  131 

dans  l'ordre  des  idées ,  lout  comme  dans  l'ordre  matériel.  Dieu 
me  garde  d'être  l'ennemi  du  système  représentatif!  Je  crois  à 
sa  durée,  quoique  je  doute  que  nous  ayons  encore  découvert  la 
forme  sous  laquelle  la  nature  française  et  celle  des  peuples  mé- 
ridionaux pourront  s'en  accommoder; mais  quelle  qu'en  soit  la 
valeur  politique ,  on  conviendra  qu'il  ne  remplace  pas ,  q  u'il  ne 
remplacera  jamais  à  lui  seul  lout  ce  dont  les  réformateurs  nous 
ont  dépouillés.  Il  a  ses  cérémonies  et  ses  fêles  ;  mais  cela  res- 
pire un  parfum  de  procùs-verltal  dont  nos  sens  sont  révoltés. 
Quoiqu'il  ail,  jusqu'à  un  certain  point  ,  ses  dogmes  et  son 
mysticisme,  il  n'a  point  prise  sur  nos  imaginations.  Il  n'a 
pas  le  don  de  remuer  nos  cœurs.  Il  laisse  donc  en  dehors  les 
trois  quarts  de  notre  existence. 

Je  comprends  qu'ici  l'on  ait  espéré  faire  du  gouvernement 
représentatif  la  pierre  angulaire  et  la  clé  de  voûte  de  l'édifice 
social.  In  Américain  de  quinze  ans  est  raisonnable  comme  un 
Français  de  quarante.  Puis  la  société  y  est  mâle  ;  la  femme ,  qui , 
en  tout  pays,  est  un  être  peu  parlementaire,  n'y  exerce  point 
d'empire  :  il  n'y  a  pas  de  salons  aux  Étals  Unis.  Cependant  , 
ici  même ,  ce  régime  n'existe  plus,  dans  sa  pureté  primitive, 
que  sur  le  papier.  Le  champ  religieux,  passablement  rétréci  . 
il  est  vrai,  y  est  d'ailleurs  resté  cuverl  à  l'idéalité  humaine,  et 
l'imagination  y  trouve  pâture  tant  bien  que  mal.  Mais,  chez 
nous ,  il  fandrait  êlre  fanatique  du  représentatif  pour  songer  à 
en  faire  le  pivot  de  notre  vie  sociale.  Nous  avons  tous  une  jeu- 
nesse, Dieu  merci  !  Chez  nous,  les  femmes  sont  une  puissance 
fort  réelle,  quoiqu'il  n'en  soit  point  parlé  dans  la  Charte;  et 
notre  caratère  national  a  beaucoup  de  traits  féminins,  je  ne  dis 
pas  efféminés.  Vous  auriez  beau  décimer  la  France  et  n'y  laisser 
que  les  bourgeois  ayant  passé  la  quarantaine ,  ce  qui  a  le  sens 
rassis,  ce  qui  est  bien  désillusionné,  c'est-à-dire  bien  dépoétisé, 
vous  arriveriez  à  peine  à  avoir  une  société  qui  se  contentât  des 
émotions  constitutionnelles. 

Voilà  pourquoi  la  France  est  le  théâtre  d'une  lutte  incessante 
entre  l'âge  mûr  et  la  vieillesse  d'un  côté ,  et  de  l'autre  les  jeunes 
gens  qui  trouvent  leur  loi  trop  mince.  La  jeunesse  accuse  Géron- 
te  d'étroilesse ,  de  pusillanimité,  d'égoïsme  ;  Géronte  se  plaint 
de  l'ambition  effrénée  qui  dévore  les  jeunes  gens  et  de  leur  in- 
domptable turbulence. 


132  REVUE  DE  PARIS. 

La  jeunesse  moderne  a  perdu  le  sentiment  du  respect  dû  à  la 
vieillesse ,  ce  qui  est  un  grave  symptôme  de  décadence  sociale- 
Aigris  par  le  mécontentement,  la  jeunesse  en  est  venue  à  ce 
point,  qu'elle  méprise  l'expérience;  elle  se  croit  supérieure  aux 
hommes  blanchis  dans  le  gouvernement  des  choses  humaines  ; 
elle  persiste  opiniâtrement  dans  cette  erreur  funeste ,  quoique 
la  démonstration  du  fait  de  son  infériorité  lui  ait  été  adminilrée 
durement.  Ses  levées  de  boucliers  finissent  toujours  par  des 
défaites  ;  elle  ressaisirait  demain  l'influence  politique ,  à  la  fa- 
veur d'une  révolution  nouvelle,  qu'après-demain  elle  en  serait 
de  nouveau  dépossédée ,  parce  que  la  jeunesse ,  qui  en  effet ,  est 
aujourd'hui  supérieure  à  l'âge  mûr  et  à  la  vieillesse  dans  beau- 
coup de  branches  des  connaissances  humaines ,  qui  sait  mieux 
la  physique,  la  chimie,  les  mathématiques,  la  physiologie,  qui 
est  plus  versée,  dans  les  théories  d'économie  politique,  est  et 
sera  inévitablement  toujours  en  arrière  en  ce  qui  concerne  la 
science  la  plus  difficile  de  toutes .  celle  qui  est  le  fondement  de 
toute  pratique,  la  science  du  cœur  humain.  Si  mal  fondées  ce- 
pendant que  soient  les  prétentions  de  la  jeunesse  à  mettre  la 
main  sur  le  gouvernail ,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  si  l'on 
voulait  réduire  la  vie  publique  au  déroulement  monotone  des 
formes  constitutionnelles ,  ou  aurait  indéfiniment  à  lutter  contre 
ses  énergiques  protestations  et  contre  la  résistance  plus  ou 
moins  ouverte  de  tout  ce  qui ,  comme  elle ,  porte  un  cœur  ayant 
besoin  de  battre  ,  de  tout  ce  qui  vit  en  imagination  autant  que 
dans  le  monde  des  intérêts. 

Il  n'y  a  de  bon  gouvernement  que  celui  qui  satisfait  à  la  fois 
au  besoin  d'ordre ,  de  régularité ,  de  stabilité  et  de  prospérité 
matérielle,  dont  se  préoccupent  l'âge  mûr  et  la  vieillesse,  et 
qui,  en  même  temps,  sait  suffire  à  la  soif  des  sensations  vives  , 
de  mouvement  grandiose  et  d'idées  brillantes  dontsont  tourmen- 
tées la  jeunesse  et  cette  portion  nombreuse  de  la  société  qui  es1 
toujours  jeune  ou  toujours  mineure.  En  regard  de  leur  parle- 
ment ,  les  Anglais  ont  leurs  immenses  colonies  sur  lesquelles 
ils  s'épanchent  à  travers  les  mers.  Les  Anglo-Américains  ont 
l'Ouest,  et  aussi  l'Océan,  comme  la  Grande-Bretagne.  Ce  dou- 
ble envahissement  de  l'orient  de  notre  planète  par  les  pères , 
et  de  l'occident  par  les  fils  émancipés ,  est  pourtant  un  drame 
colossal  et  sublime.  Supposer  que  nous  Français ,  à  qui  il  faut , 


REVUE  DE  PARIS.  133 

pour  nous  sentir  vivre,  une  action  gigantesque,  qui  offre  aux 
uns  un  rôle  en  vue  de  l'univers,  aux  autres  un  spectacle  de 
prodiges ,  nous  nous  résignerons  à  être  indéfiniment  emprison- 
nés sur  notre  territoire  ,  sans  autre  but  d'activité  que  de  faire 
ou  de  regarder  fonctionner  les  rouages  de  la  machine  parle- 
mentaire, ce  serait  vouloir  qu'un  homme  de  goût  se  crût  en 
paradis  dans  cette  bicoque  de  Bedford. 

Michel  Chevalier. 


LES  EGOUTS. 


Nous  averlisssons  noire  lecteur  que  cette  fois ,  pas  plus  que 
la  première ,  nous  ne  ferons  de  l'hypocrisie.  A  quoi  bon  l'hy- 
pocrisie? Dans  celte  histoire  de  la  prostitution  parisienne, 
M.  Parent-Duchâlelet  s'est  montré  le  plus  simple  et  le  moins 
indigné  des  hommes.  Il  a  raconté  toutes  ces  choses  comme 
il  les  a  vues,  et  s'il  ne  les  a  pas  vues  dans  toute  leur  vérité  ,  ce 
n'est  pas  la  volonté  qui  lui  a  manqué,  c'est  le  courage.  La 
philantropie  chrétienne,  il  faut  bien  en  convenir,  toute  sainte 
et  respectable  qu'elle  soit,  est  quelque  peu  rétrécie  et  bornée, 
par  sa  qualité  même  de  philantropie  chrétienne.  Autant  elle 
se  jette  avec  courage  dans  de  certains  égouts ,  autant  elle 
s'arrête,  éperdue  et  craintive,  à  certains  seuils  souillés  et  fan- 
geux. C'est  ainsi  que  M.  Parent-Duchâlelet,  qui ,  dans  son  pre- 
mier livre,  nous  dit  non-seulement  l'odeur  des  égouts,  mais 
encore  le  goût  des  fosses  d'aisances ,  vous  avoue  que  dans  ses 
études  sur  la  prostitution  parisienne ,  il  ne  l'a  vue  que  bien  et 
et  duement,  et  surtout  bien  chastement  accompagué  d'un 
médecin  ou  d'un  inspecteur  de  police.  Il  était  moins  craintif 
quand  il  fallait  descendre  dans  l'égout  de  la  Salpétrière  ,  quand 
il  fallait  ensevelir  les  morts  à  demi  pourris  dé  l'église  Saint- 
Eustache,  quand  il  comptait  dans  les  charognes  à  demi  ron- 
gées les  rats  et  les  asticots  de  Monlfaucon.  Mais  quoi?  Il  y  a 
des  genres  de  courage  que  la  philosophie  chrétienne  ne  per- 
met pas. 


REVUE  DE  PARIS.  155 

Sous  le  ministère  de  M.  Decazes .  il  y  eut  un  moment  où 
quelques  honnêtes  gens  se  mirent  à  penser  qu'il  y  avait  de 
grands  efforts  à  tenter  pour  l'amélioration  de  celte  partie  du 
peuple  qui  vit  de  vices  et  de  crimes,  malheureux  dignes  de 
pitié,  ne  fût-ce  que  de  ia  pitié  qu'on  accorde  aux  insensés. 
On  en  vint  à  penser  que  le  forçat  et  la  fille  de  joie  n'étaient 
pas  encore  si  fort  en  dehors  de  la  société ,  que  la  société  ne 
leur  dût  un  peu  de  sollicitude.  La  fille  de  joie  fut  tout  d'un  coup 
un  nouveau  prétexte  àl'exercice  de  mille  vertus. Les  plus  honnêtes 
hommes  s'en  occupèrent,  et  ces  malheurpux  vices  furent  bien 
étonnés  de  voir  tant  de  vertus  pénétrer  tout  d'un  coup  et  sans 
voilés  dans  les  repaires  de  la  débauche  et  de  la  prostitution. 

M.  Parent-Duchàtelel  fut  une  de  ces  vertus  infatigables.  Il 
se  fit  volontairement  l'historien  du  plus  triste  département  de 
la  préfecture  de  police.  Dans  ce  livre ,  écrit  par  un  honnête 
homme  pour  tous  les  honnêtes  gens,  vous  pourrez  suivre, 
depuis  son  commencement  jusqu'à  sa  fin  terrible  ,  la  fille  de 
joie ,  cette  malheureuse  et  nécessaire  victime  des  passions  et  de 
la  misère.  Vous  êtes  avertis  que  nous  allons  parler  une  langue 
sévère,  rude,  sans  périphrases.  Nous  irons  droit  au  fait, 
comme  l'historien  de  la  prostitution.  Il  y  a  de  certaines  nudi- 
tés que  tout  le  monde  peut  regarder  sans  rougir,  et  qu'un 
voile  rendrait  immondes.  Commençons  donc  par  définir  ce 
mot  là  :  Une  prostituée.  Le  directoire  ,  qui  s'y  connaissait , 
déclare  que  ce  qui  constitue  une  prostituée ,  c'est  la  récidive 
légalement  constatée,  la  notoriété  publique,  le  flagrant 
délit.  Une  débauchée  n'est  pas  toujours  une  prostituée  ;  la  dé- 
bauche est  le  commencement  de  la  prostitution.  Une  débauchée 
s'appartient  encore  ;  une  prostituée  n'appartient  qu'à  la  po- 
liee.  La  prostitution  est  aussi  vieille  que  la  ville  de  Paris ,  aussi 
vieille  que  le  monde.  Nos  vieux  historiens ,  arrivés  à  l'âge  de 
raison,  dépeignent  avec  horreur  les  excès  de  cette  lèpre  im- 
monde et  sans  remède.  La  prostitution  était  en  ce  temps-là  si 
libre  de  tout  frein  ,  que  la  ville  de  Paris  ne  savait  pas  même  le 
nombre  de  ses  prostituées.  En  1G72 ,  c'est  le  premier  document 
que  M.  Parent-Duchâtelet  ait  retrouvé  dans  les  archives  de  la 
police ,  Paris  comptait  25,000  filles  de  joie.  Avant  la  révolu- 
tion, en  tout  comptant,  femmes  galantes,  femmes  de  théâtre, 
marchandes  de  modes ,  filles  publiques  dans  la  soie  ou  dans  la 


156  REVUE  DE  PARIS. 

boue ,  ce  nombre-là  se  montait  à  30,000.  Ce  nombre  de  30,000 
est  aussi  le  total  de  Foucbé ,  ministre  de  la  police.  En  1810,  il 
n'était  plus  que  de  18,000.  Ce  nombre  est  encore  effrayant.  Et 
d'ailleurs  c'est  une  flatterie  que  se  font  à  eux-mêmes  tous  les 
peuples  civilisés  ;  ils  ont  l'habitude  d'exagérer  beaucoup  le 
nombre  de  leurs  prostituées.  Les  Anglais,  aussi  bien  que  les 
Français,  ne  se  ménagent  pas  sur  celte  singulière  vanité. 
M.  Querry,  dans  un  voyage  qu'il  fit  en  Angleterre  ,  en  1834, 
apprit  d'un  magistrat  de  police  que  la  ville  de  Londres  ne  possé- 
dait pas  moins  de  70,000  filles  publiques.  Or  il  paraît  que 
Londres  ne  doit  pas  avoir  plus  de  huit  à  dix  mille  filles  pu- 
bliques. Comme  on  se  vante  ! 

Paris,  en  se  donnant  50,000  filles,  se  vantait  encore  bien 
plus  que  Londres.  En  1812,  il  ne  comptait  réellement  que 
1,295  filles;  depuis  1815  jusqu'en  1822,  grâce  à  l'invasion,  le 
nombre  en  a  été  porté  à  2,900  ;  enfin  ,  en  1830 ,  nous  avons 
atteint  le  chiffre  de  5,000. 

Mais  ces  5,000  femmes,  d'où  viennent-elles?  Elles  viennent 
non  de  Paris,  mais  des  provinces.  Lyonnaises,  Picardes,  Cham- 
penoises, Normandes,  Provençales ,  Languedociennes ,  c'est  le 
tribut  payé  au  Minotaure.  Sur  12,707  femmes  inscrites  à 
Paris  depuis  le  16  avril  1816,  c'est-à-dire  depuis  dix-neuf  an- 
nées, 24  n'ont  jamais  pu  indiquer  leur  pays,  51  ne  sont  pas  nées 
en  Europe,  451  sont  étrangères,  12,201  sont  nées  dans  lesdé- 
partemens.  Parmi  les  51  étrangères ,  on  compte  18  Américai- 
naines,  11  Africaines,  2  Asiatiques.  Les  Américaines  viennent 
du  Canada,  des  Etats-Unis ,  de  Saint-Domingue  ,  de  la  Guade- 
loupe, delà  Martinique  et  de  la  Guyane  française.  Les  Afri- 
caines appartiennent  à  l'Egypte  ,  au  cap  de  Bonne-Espérance  , 
aux  îles  de  France  et  de  Bourbon  ,  et  à  Madagascar.  Des  deux 
Asiatiques,  l'une  était  née  à  Calcutta ,  l'autre  à  Madras.  Parmi 
les  451  Européennes,  l'Angleterre  compte  23  filles  de  joie, 
l'Autriche  15,  la  Hollande  autant  que  l'Angleterre  ;  la  Belgique, 
le  pays  des  contrefaçons,  en  a  envoyé  161,  l'Espagne  14,  la 
Savoie  22,  Rome  7,  Naples  5  seulement,  l'égoïste  !  la  Prusse58, 
ce  qui  ne  serait  pas  arrivé  du  temps  du  grand  Frédéric;  la 
Russie  2,  pauvres  esclaves  qui  n'avaient  pas  de  maîtres.  Les 
trois  villes  anséatiques  se  sont  coalisées  pour  nous  faire  4 
courtisanes;  l'île  d'Elbe,  l'île  de  Sicile,  la  Suède ,  l'île  de  Malle, 


REVUE  DE  PARIS.  137 

le  Portugal,  chacun  et  chacune  une  fille;  la  Turquie  2  filles 
seulement  !  Dans  ces  envois,  les  grandes  villes  se  distinguent; 
Londres ,  Vienne  ,  Madrid ,  Cadix ,  Amsterdam.  Chose  étrange  ! 
tous  les  cantons  de  la  Suisse  ont  fourni  chacun  le  même  nom- 
bre de  filles,  excepté  le  canton  de  Genève,  qui ,  dans  celte 
fourniture,  l'emporte  sur  les  autres.  Or  ces  fournitures  sont 
régulières,  c'est  toujours  le  même  nombre  d'inscriptions;  une 
nouvelle  prostituée  par  mois,  quelquefois  deux  , . jamais  trois. 

Les  départemens  delà  France,  qui  tous  envoient  leur  contin- 
gent de  filles  publiques  ,  sont  loin  d'y  mettre  l'égalité  des  can- 
tons de  Genève.  Dans  l'espace  de  quatorze  ans,  l'Ile-de- 
France  en  a  fourni  à  elle  seule  6,755,  la  Normandie  1,154  ,  la 
Champagne  690,1a  Bourgogne  518,  et  ainsi  toutesles  provinces 
plus  ou  moins  ;  honneur  au  Roussillon ,  au  Périgord ,  au 
Vivarais,  ils  ont  produit  à  eux  trois  9  filles  publiques  en  quinze 
ans! 

Enfin,  Paris,  à  lui  seul,  s'est  fourni  à  lui-même,  pendant 
ces  quinze  années  4,744  filles ,  en  comptant  la  sous-préfecture 
de  Sceaux,  celle  de  Saint-Denis  et  les  campagnes  environ- 
nantes. 

Mais  cependant,  cesmalheureuses  femmes  d'où  sortent-elles  ? 
De  quelles  familles  privilégiées  sont-elles  précipitées  dans  ce 
gouffre?  Hélas!  elles  ont  presque  toutes  commencé  par  la 
misère.  Leurs  familles  étaient  peut-être  sans  ressources.  Par- 
courez le  tableau  de  cet  état  civil  du  vice ,  quels  états  y  voyez- 
vous  inscrits?  Boyaudiers,  équarrisseurs,  vidangeurs,  dont 
nous  parlions  l'autre  jour,  chiffonniers,  blanchisseurs,  porteurs 
d'eau,  corroyeurs,  tanneurs,  ferblantiers,  commissionnaires, 
batteurs  d'or,  carreleurs,  maçons,  fumistes,  perruquiers, 
remouleurs,  potiers  déterre  ,  faïenciers,  épiciers,  couteliers, 
fourbisseurs,  mariniers,  tous  les  pauvres  diables  qui  travail- 
lent de  leurs  mains ,  qui  mangent  leur  pain  à  la  sueur  de  leurs 
fronts,  qui  laissent  leur  fille  se  vendre  au  coin  de  la  borne, 
faute  d'une  robe  et  d'un  morceau  de  pain,  triste  et  dure  né- 
cessité! 

Pourtant ,  à  côté  de  ces  professions  misérables ,  il  en  est 
d'autres  aussi  malheureuses.  4  filles  de  médecins  ou  d'avocats 
sont  inscrites  sur  le  fatal  registre;  5  filles  d'instituteurs,  les 
malheureux  !  30  filles  de  militaires  invalides;  9  filles  demusi- 

12 


138  REVUE  DE  PARIS. 

ciens  ou  de  maîtres  de  danse;  10  filles  d'officiers  de  l'armée; 
3  filles  d'écrivains  et  d'huissier!  Les  saltimbanques  et  les 
acteurs  ne  comptent  que  pour  deux  filles  perdues  !  Et  enfin  le 
savez-vous?  Parmi  toutes  ces  malheureuses,  il  y  en  a  une  qui 
est  la  fille  du  bourreau  !  La  fille  d'un  bourreau  ! 

La  misère  des  pères  n'est  pas  la  seule  excuse  de  la  p  rostitu- 
tion  des  filles  ;  il  faut  encore  compter  leur  ignorance.  Sur 
718  actes  de  naissance  ,  173  n'ont  pas  été  signés  par  les  pères 
de  famille  ;  et  aussi  combien  de  ces  malheureuses  sont  des 
filles  naturelles  !  Un  quart  pour  le  moins.  Quant  aux  métiers 
exercés  par  elles  avant  qu'elles  ne  prissent  cette  lamentable 
profession ,  il  serait  trop  long  de  les  énumérer.  Couturières, 
lingères,  ravaudeuses,  modistes,  enlumineuses,  brocheuses, 
ouvrières  en  soie,cotonnières,brossières,  rempailleuses,  repas- 
seuses ,  gilelières,  crinières,  joigneuses  de  bottes,  brunisseuses, 
polisseuses ,  repriseuses,  frappeuses,  doreuses,  vernisseuses , 
sortisseuses,  poupassières ,  cloutières ,  écaillôres,  portières, 
laitières ,  chiffonnières ,  vachères  ;  voilà,  peuple  athénien  ,  les 
professions  primitives  de  tes  Phrynés  et  de  les  Lais!. 

Parmi  celles  qui  n'étaient  ni  rempailleuses  ni  joigneu- 
ses de  bottes  ,  et  dont  le  nombre  est  très  petit ,  on  distin- 
gue 3  sages-femmes ,  G  musiciennes ,  maîtresse*  de  harpe 
ou  de  piano  ,  1G  actrices  ou  figurantes ,  et  enfin  3  rentières, 
de  200,  500  et  1000  francs  ;  telle  est  l'aristocratie  des  prosti- 
tuées. 

Quant  à  leur  éducation  personnelle  ,  elle  est  tout-à-fait 
au  niveau  de  l'éducation  des  ailleurs  de  leurs  jours.  Les  unes 
savent  signer  leur  nom  currente  calamo,  les  autres  le  signent 
à  peine,  les  autres  signent  avec  une  croix.  Toujours  la  même 
ignorance,  comme  toujours  la  même  misère. 

Quant  à  leur  âge  ,  l'âge  de  la  prostitution  n'est  guère  plus 
encourageant  que  la  profession  primitive.  Une  seule  est  entrée 
dans  la  débauche  publique  à  douze  ans ,  3  ont  eu  treize  ans, 
17  avaient  quinze  ans,  44  avaient  seize  ans,  101  avaient  dix- 
huit  ans,  115  dix-neuf.  Le  nombre  des  prostituées  augmente 
à  peu  près  dans  la  même  proportion  jusqu'à  l'âge  de  trente- 
iliiix  ans,  qui  paraît  être  pour  elles  l'âge  de  la  caducité.  Après 
quoi,  de  trente-trois  à  quarante-sept  ans,  le  chiffre  varie  de 
87  à  13  ;   enfin  la  prostitution  s'élimine  encore  à  quarante  huit 


REVUE  DE  PARIS.  139 

ans  ;  à  cinquante-cinq  il  y  en  avait  4.  Une  seule  avait  soixante 
ans  ,  et  enfin  on  en  compte  une  qui  a  persisté  jusqu'à  soixante- 
cinq  ans.  Soixante-cinq  ans  !  joigneuse  de  bottes  !  filles  de 
bourreau  !  Il  y  a  de  certains  enseignemens  qu'on  ferait  bien 
de  mettre  sous  les  yeux  des  jeunes  gens  et  qui  en  disent  plus 
dans  leur  crudité ,  que  tous  les  livres  de  morale  réunis. 

Quant  à  l'âge  auquel  ces  malheureuses  sont  inscrites  sur 
les  registres  de  la  police,  l'âge  n'y  fait  rien.  L'une  s'est  fait 
inscrire  à  dix  ans,  l'autre  à  soixante-deux  ;  389  avaient  vingt 
et  un  ans. 

La  profession  est  dure  et  pénible  ;  elle  est  entourée  de 
chagrins  et  de  remords.  Il  est  rare  que  les  malheureuses  qui 
l'adoptent  y  persistent  long-temps.  Sur  3,017  filles  ,  439  se 
sont  retirées  de  la  borne  au  bout  d'une  année,  590  ont  attendu 
la  deuxième  année ,  440  ont  fait  trois  ans  de  cette  infâme  ga- 
lère ;  il  y  en  a  80  qui  ont  été  filles  quatorze  ans,  4  l'ont  été 
pendant  vingt  ans,  une  seule  avait  vingt-deux  ans  de  service, 
quand  elle  est  morte  enfin,  étouffée  dans  la  fange  !  Quel  che- 
min elle  a  dû  faire  avant  d'arriver  à  son  jour  de  chasteté  et  de 
repos. 

L'ignorance  et  la  misère  ne  sont  pas ,  comme  vous  le  pensez 
bien,  les  seules  causes  de  la  prostitution  ;  ces  causes  sont  in- 
nombrables. Autant  de  genres  de  misères ,  autant  de  genres 
d'ignorances,  autant  de  prostituées.  Avant  d'arriver  là,  elles 
ont  toutes  commencé  par  le  désordre.  En  dix  années,  trois  ou 
quatre  jeunes  filles  tout  au  plus  sont  venues  apporter  effron- 
tément, à  la  préfecture  de  police  ,  cette  première  innocence  de 
la  jeunesse,  fragile  fleur  qu'un  souffle  peut  ternir.  Le  vice  est 
donc  avec  la  misère  et  l'ignorance  le  point  de  départ  de  toutes 
ces  femmes.  La  paresse  vient  ensuite  ;  qui  dit  prostitution,  dit 
aussi  nonchalance,  incurie.  Comptez-vous  donc  aussi  que  la 
vanité  n'est  pas  la  complice  de  la  paresse  ?  Que  de  pauvres 
filles  qui  se  sont  vendues  pour  porter  une  robe  de  soie  tachée, 
un  chapeau  fané,  des  broderies  trouées,  pour  exhaler  autour 
d'elles  un  musc  infect  ?  Hélas  !  comment  ces  êtres  faibles  et 
misérables  pourraient-elles  résister  à  toutes  les  séductions ,  à 
toutes  les  embûches  qui  les  entourent?  Quel  est  l'étudiant, 
quel  est  le  soldat ,  quel  est  le  commis-voyageur,  quel  est  le 
jeune  homme  abandonné  à  ses  passions,  qui  n'ait  pas  précipité 


140  REVUE  DE  PARIS. 

dans  l'abîme  de  la  prostitution  deux  ou  trois  malheureuses  fil- 
les faciles  et  crédules  ?  On  a  un  amant  qui  vous  jure  fidélité 
et  mariage.  On  le  suit  à  Paris ,  il  vous  abandonne  sur  le  pavé 
comme  un  fardeau  inutile  ,  et  l'on  y  reste.  Après  les  jeunes 
gens  corrupteurs  viennent  les  vieilles  femmes  corruptrices.  Il 
y  a  à  Paris  de  vieilles  femmes  qui  sont  à  l'affût  de  jeunes  filles 
comme  il  y  a  des  chiffonniers  qui  vont  à  la  chasse  des  chiens 
errans.  Ces  vieilles  femmes,  dressées  de  longue  main  à  ce  vil 
métier,  parcourent  incessamment  les  places  publiques,  les  hô- 
telleries du  second  ordre,  les  ateliers,  les  passages,  les  maison  s 
pauvres,  tous  les  endroits  où  elles  espèrent  trouver  accouplées 
dans  une  horrible  union  la  jeunesse  et  la  misère  \  il  n'y  a  pas 
une  couturière  dont  elles  ne  sachent  le  nom ,  pas  une  lin- 
gère  dont  elles  ne  disent  l'adresse,  pas  une  main  armée 
de  l'aiguille  ou  du  fer  à  repasser ,  qu'elles  ne  désarment 
facilement  par  les  plus  splendides  promesses.  Même  quelque- 
fois ,  ces  femmes  abominables  s'adressent  à  la  vertu  de  leurs 
victimes.  Il  faut  sauver  un  père  du  déshonneur  ,  une  mère  de 
sa  ruine  ;  il  faut  se  vendre,  on  se  vend,  et  cependant  rien  n'est 
sauvé,  tout  est  perdu  et  même  l'honneur.  Quels  drames  lamen- 
tables, mon  Dieu  ! 

Ainsi ,  parmi  les  femmes  malheureuses,  oisives,  paresseuses, 
misérables,  qui  se  prostituent,  1,441  sont  poussées  par  la 
faim,  1,253  sont  orphelines,  37  se  vendent  en  détail  pour 
nourrir  leurs  parens  infirmes ,  29  pour  élever  honnêtement 
leur  sœur  cadette  ou  leur  jeune  frère  ,  23  sont  veuves ,  280  ar- 
rivent de  province  toutes  seules  ,  404  sont  amenées  par  des 
éludians  et  par  des  militaires ,  289  domestiques  séduites  par 
leurs  maîtres,  sont  impitoyablement  jetées  àla  porte,  1,425  ont 
été  abandonnées  par  leurs  amans  :  displicuit  nasus  Unis  ! 
11  faut  dire  aussi  que  l'influence  de  l'exemple  est  pour  beaucoup 
dans  ces  sortes  de  métiers.  On  trouve,  en  effet,  sur  les  mêmes 
registres ,  que  cent  soixante-quatre  fois  les  deux  sœurs  sont 
inscrites,  quatre  fois  les  trois  sœurs,  vingt-deux  fois  les  deux 
cousines-germaines,  seize  fois  la  mère  et  la  fille,  quatre  fois  la 
tante  et  la  nièce.  Il  y  a  des  familles  privilégiées  pour  le  vice  , 
comme  il  y  en  a  pour  le  crime  ;  aux  unes  la  borne,  aux  autres 
le  bagne.  Mieux  vaut  le  bagne. 

Maintenant  que  nous  savons  l'origine  des  prostituées ,  pas- 


REVUE  DE  PARIS.  141 

sons  à  leurs  mœurs  et  à  leurs  habitudes.  Le  chapitre  est  im- 
portant et  rempli  de  minutieux  détails.  Une  prostituée  dans  la 
rue,  tenant  à  la  main  son  enseigne  flottante  et  dans  l'exercice 
de  ses  fonctions  ,  ne  se  distingue  guère  de  toutes  les  autres 
marchandises  qui  sont  à  vendre  dans  cette  grande  ville.  Seule- 
ment c'est  une  marchandise  qui  marche  ,  qui  se  promène  , 
qui  tient  à  voix  basse  un  langage  qui  lui  est  particulier ,  et 
surtout  qui  méprise  souverainement  toutes  les  honnêtes  fem- 
mes qui  sont  exposées  à  marcher  sur  leur  pavé.  Ce  n'est  donc 
pas  dans  la  rue  qu'il  faut  étudier  la  prostituée. 

Mais  la  prostituée  en  prison  ,  à  l'hôpital ,  chez  elle ,  quand 
elle  est  loin  des  étrangers,  loin  des  jeunes  gens,  loin  de  ses 
compagnes,  la  prostituée  qui  se  repose  de  sa  profession  redou- 
table sur  un  lit  d'hôpital,  vous  la  voyez  alors  dans  toute  sa 
misère.  Elle  rougit  d'elle-même  et  elle  l'avoue.  Elle  regarde 
le  femmes  honnêtes,  et  elle  se  repentde  ses  désordres.  Ce  D'est 
plus  une  femme  comme  une  autre  femme  quand  elle  est  seule. 
Le  mensonge  qu'elle  fait  au  dehors  ne  trompe  pas  sa  con- 
science. Sortez -les  de  leur  métier,  elles  prennent  des  dehors 
honnêtes.  Leur  ambition  est  d'avoir  l'air  d'honnêtes  femmes. 
Chez  le  médecin,  elles  sont  embarrassées  et  elles  rougissent. 
Elles  abandonnent  le  quartier  habité  par  leur  famille  pour  des 
quartiers  éloignés.  Elles  s'enfuient  devant  les  anciens  amis  de 
leurs  jours  d'innocence  et  de  probité.  Surtoutelles  se  méprisent 
entre  elles ,  plus  que  la  boue  ne  méprise  la  fange.  A  la  prison, 
à  l'hôpital,  une  femme  qui  n'est  pas  une  prostituée  et  qui  leur 
parle,  s'expose  à  leur  indignation.  —  Elle,  n'est  pas  des  nôtres 
et  elle  nous  parle,  c'est  abominable  !  Une  de  ces  femmes  disait 
d'un  homme  qu'elle  aimait  :  —  Jen'en  veux  pas,  je  le  souil- 
lerais. Un  jour,  par  un  beau  soleil ,  à  l'hôpital  (toujours  l'hô- 
pital) une  fille  s'écriait  :  —  Le  beau  soleil  !  et  que  Dieu  est 
bon  de  nous  l'envoyer  !  Leur  abjection  leur  pèse  !  La  honte 
dont  elles  sont  couvertes  les  accable.  A  l'hospice  de  la  Pitié , 
il  n'y  avait  pas  d'autel,  elles  s'écrièrent  qu'on  leslraitaitcomme 
des  chiens.  Le  jour  où  l'autel  fut  dressé  pour  elles ,  fut  un 
jour  de  joie  et  d'orgueil.  Et  parmi  elles  ,  malheur  à  la  plus 
belle,  à  la  mieux  parée!  Ce  sont  des  jalousies  horribles.  La  plus 
grande  injure  qu'elles  puissent  se  dire ,  c'est  de  s'appeler  :  — 
Fille  à  vingt  sous  ! 

12. 


142  REVUE  DE  PARIS. 

C'est  qu'il  est  bien  difficile  d'effacer  entièrement  toute 
croyance  et  toute  pudeur  du  cœur  humain.  La  fille  la  plus  en- 
durcie en  apparence  va  laisser  éclater  sans  le  vouloir  les  sen- 
limens  les  plus  honorables.  Elles  sont  à  se  battre  au  cabaret, 
passe  un  convoi  funèbre,  vous  les  voyez  soudain  s'arrêter  tou- 
tes émues  et  faire  le  signe  de  la  croix.  Le  buis  béni  du  jour  de 
Pâques  protège  leur  lit  de  débauche.  Quand  la  mort  arrive,  le 
prêtre  arrive,  et  il  est  reçu  avec  respect,  il  y  en  a  qui  refuse- 
ront un  rendez-vous  dans  une  église.  Mortes,  leurs  compagnes 
leur  font  dire  des  messes  ,  on  leur  brûle  des  cierges  ;  vivantes, 
elles  font  des  vœux  à  Notre-Dame-de-Bon-Secours  ;  enfin,  elles 
ont  peur  du  vendredi ,  et  ce  jour-là  on  a  remarqué  qu'il  y 
avait  bien  peu  d'inscriptions  nouvelles  sur  le  grand  livre  de  la 
prostitution  publique. 

Elles  n'oublient  pas  plus  la  pudeur  que  la  croyance.  Ces  fem- 
mes, dont  le  métier  est  d'être  sans  honte  quand  elles  sont  en 
public,  se  reprennent  à  rougir  quand  elles  n'ont  plus  leur  vie 
à  gagner.  Entrez  dans  les  dortoirs  de  leur  prison,  soudain  elles 
couvrent  ce  misérable  corps  condamné  à  une  éternelle  nudité. 
Celle  que  l'ivresse  couche  dans  la  rue  est  ramassée  et  ses  vêle- 
mens  en  désordre  sont  remis  à  leur  place  par  ses  compagnes 
A  l'hôpital,  leur  plus  grand  supplice,  c'est  d'étaler  leurs  plaies, 
en  présence  de  tous  les  médecins  réunis,  et  elles  se  cachent  le 
visage  !  Il  y  a  toujours  de  la  femme ,  même  dans  les  femmes 
qui  ne  sont  plus  des  femmes.  Autrefois,  elles  se  promenaient 
à  demi  nues  dans  la  ville,  elles  appelaient  à  elles  tous  les  vices 
à  force  de  paroles  licencieuses  et  de  gestes  indécens;  aujour- 
d'hui tous  ces  désordres  publics  ont  cessé.  La  prostitution 
passe  et  se  tait.  Elle  est  moins  avilie  qu'autrefois,  elle  est  donc 
plus  près  du  repentir. 

Leur  légèreté  et  la  mobilité  de  leur  esprit  ne  sauraient  se 
comprendre.  L'enfant  a  plus  de  prévoyance  que  ces  malheu- 
reuses filles.  Elles  vivent  au  jour  le  jour  de  leurs  vices  et  de 
leurs  débauches ,  sans  s'inquiéter  du  lendemain ,  et  comme  si 
leur  vice  ne  devait  pas  finir.  Bien  peu  d'entre  elles  s'inquiètent 
même  de  leur  beauté  qui  est  pourtant  tout  leur  fonds  de  com- 
merce; elles  savent  confusément  que  ce  n'est  pas  pour  leur 
beauté  qu'on  les  recherche.  Elles  portent  des  robes  qui  ne  sont 
j>as  à  elles,  que  d'autres  ont  portées  hier,  que  d'autres  porte- 


REVUE  DE  PARIS.  14ô 

ront  demain  ,  mais  que  leur  importe  ?  Elles  sont  vêtues  !  Elles 
mangent  un  pain  chèrement  payé,  et  qu'un  accident  peut  leur 
ôter  à  Tintant  même,  mais  qu'importe?  elles  mangent!  Elles 
ont  besoin  de  bruit ,  de  grands  cris  et  d'abondantes  paroles. 
Elles  parlent  pour  le  plaisir  de  parler ,  elles  crient  pour 
le,  plaisir  de  crier;  il  faut  qu'à  tout  propos  elles  changent 
de  meubles,  d'amans,  d'habits,  de  quartiers,  de  maison; 
hélas!  c'est  qu'en  effet  les  malheureuses  elles  ne  sont  bien  nulle 
part. 

Parmi  les  filles,  les  plus  malheureuses  filles,  ce  sont  les  filles 
de  soldats.  Celles-là  ont  la  glorieuse  habitude  d'inscrire  sur 
leurs  tristes  cadavres  toutes  soi  tes  de  devises  tendres  ou  guer- 
rières. On  se  pique  le  bras  jusqu'au  s:mg,  sur  ce  sang  on  brûle 
de  la  poudre,  et  voilà  une  fille  tatouée  !  Ainsi  font  les  sauvages 
du  Nouveau-Monde  et  des  îles  de  la  mer  du  Sud.  Ainsi  font 
aussi  les  troupiers  finis.  Ces  devises  se  placent  d'ordinaire  sur 
le  bras  droit,  au-dessous  des  mamelles,  sur  la  poitrine,  avec 
cette  abréviation  amoureuse  :  P.  L.  V.  pour  la  vie  ,  entrelacée 
de  lauriers  et  surmontée  de  deux  cœurs  enflammés!  —Très 
souvent,  au  bas  du  :  P.  L.  V .pour  la  vie,  on  ajoute  le  nom  du 
soldat  heureux.  Une  femme  qui  était  à  la  Force,  avait  inscrit 
plus  de  trente  noms  rien  que  sur  sa  poitrine  :  que  devait  être 
le  reste  du  corps?  Quand  la  femme  est  vieille,  ces  noms  d'hom- 
mes sont  remplacés  par  des  noms  de  femmes.  Quelquefois  ces 
listes,  qui  ressemblent  lout-à-fait  à  la  liste  de  don  Juan,  usur- 
pent tant  de  places ,  et  tant  de  noms  des  deux  sexes  restent  à 
écrire,  qu'il  faut  bien  effacer  ces  caractères  ineffaçables  P.  L.  V. 
On  emploie  alors  de  l'indigo  dissous  dans  l'acide  sulfurique. 
A  l'aide  de  cette  liqueur  l'épidémie  s'enlève  et  le  nom  s'efface. 
Une  fille  qui  n'avait  pas  vingt-cinq  ans  et  qui  déjà  n'avait  plus 
de  place  sur  celte  peau  d'âne  d'un  nouveau  genre,  voulant 
effacer  un  de  ces  noms  sur  la  saignée  du  bras  droit,  détermina 
une  énorme  inflammation,  par  suite  de  laquelle  elle  succomba. 
Mais  c'est  encore  un  usage  qui  se  perd  ;  à  l'heure  qu'il  est,  on 
ne  trouve  pas  deux  cadavres  tatoués  sur  dix  cadavres  qui  l'é- 
taient il  y  a  dix  ans. 

Quand  la  prostituée  n'est  pas  à  son  travail ,  quand  elle  n'est 
ni  en  prison ,  ni  à  l'hôpital ,  elle  a  grandpeine  à  tuer  le  temps 
en  attendant  V heure  du  soir, comme  disent  les  romances.  Sur 


144  REVUE  DE  PARIS. 

cent  |>rosllluées ,  il  n'y  en  a  pas  dix  qui  travaillent  de  leurs 
mains.  Les  unes  vont  au  bain,  restent  couchées  ,  ou  se  promè- 
nent; les  autres  chantent  et  s'enivrent  dans  les  cabarats;  quel- 
ques-unes lisent  des  romans  ou  font  de  la  musique  ;  d'autres 
enfin  vont  dans  les  ateliers  ou  vendent  dans  les  rues.  Pour  les 
unes  et  pour  les  autres,  la  danse  est  un  plaisir  par  excellence. 
Dans  les  quatre  coins  de  Paris  on  leur  donne]  à  danser  deux 
ou  trois  fois  par  semaine.  Le  loto  est  leur  jeu  favori.  Celles 
qui  lisent,  ne  lisent  guère  que  d'innocens  romans  qu'elles  en- 
voient chercher  au  cabinet  de  lecture,  concurremment  avec 
les  portiers,  les  laquais  et  les  comtesses  de  leur  quartier. 

Quand  nous  disons  que  les  prostituées  travaillent  le  soir ,  ce 
n'est  pas  à  dire  qu'il  n'y  en  ait  pas  qui  travaillent  le  jour. 
Chaque  heure  de  la  journée  a  sa  prostituée.  Celle-ci  reçoit  le 
matin,  celte.aulre  depuis  midi  jusqu'à  quatre  heures  ;  quelques- 
unes  s'afferment  à  quarante  ou  cinquante  hommes,  dont  elles 
assurent  la  sauté.  Il  faut,  pour  plus  grande  sûreté,  que  chacun 
de  ces  fermiers  soit  marié ,  c'est  une  charge  de  rigueur.  Un 
d'eux  étant  devenu  veuf,  fut  rayé  par  la  dame  du  nombre  de 
ses  ayans-cause ,  attendu  que ,  par  son  veuvage ,  il  rentrait 
dans  la  classe  des  célibataires.  On  ne  dit  pas  si  ce  monsieur 
s'est  hâté  de  se  remarier  pour  rentrer  dans  tous  ses  droits. 

Enfin  ,  entre  les  filles  qui  travaillent  le  malin  et  les  filles  qui 
ne  travaillent  que  le  soir,  il  faut  compter  aussi  les  intrépides 
qui  travaillent  tout  le  jour. 

De  tout  temps  la  prostituée  a  changé  de  nom  et  de  prénom, 
soit  honte,  soit  caprice,  soit  besoin  d'avoir  un  nom  propre  à  la 
circonstance.  Elles  changeaient  déjà  de  nom  sous  le  règne  de 
Louis  XIV.  La  justice  est  aussi  pour  beaucoup  dans  cette  pré- 
caution. Les  unes  ont  été  condamnées  pour  vol,  les  autres  ont 
voulu  échapper  à  la  surveillance  de  la  police  ;  celles-ci  respec- 
tent encore  le  nom  de  leur  père ,  celles-là  le  nom  de  leur  mari  ; 
parmi  ces  noms,  il  y  a  des  sobriquets  ou  noms  de  guerre.  Ces 
noms  de  guerre  sont,  de  deux  sortes  pour  les  deux  classes  de 
filles,  qui  se  partagent  les  amours  de  la  foule  d'en  haut  et  de 
la  foule  d'en  bas. 

Aussi,  les  petits  noms  de  la  classe  inférieure  ne  ressemble- 
ront pas  aux  petits  noms  de  la  classe  élevée.  Les  uns  seront 
mignards,  prétentieux,  romanesques,  romantiques;  les  autres 


REVUE    DE  PARIS. 


14a 


se  sentiront  de  la  brutalité,  de  l'énergie  et  du  sans-gène  des 
lieux  que  fréquentait  Régnier. 


Classe  inférieure. 

Classe  élevée 

Roussette. 

Armide. 

Mont-Sainl-Jean, 

Zulma. 

La  Courtille. 

Calliope. 

Parfaite. 

Irma. 

Colette. 

Zélie. 

Boulotte. 

Amanda. 

Mourelte. 

Paméla. 

La  Ruche. 

Modeste. 

La  Roche. 

Natalie. 

Cocotte. 

Sidonie. 

Poil-Ras. 

Olympe. 

Poil-Long. 

Flore. 

Raton. 

Thalie. 

Baquet. 

Arlhémise. 

La  Picarde. 

Balzamine. 

La  Provençale. 

Armande. 

L'Espagnole. 

Léocadie. 

Belle-Cuisse. 

Octavie. 

Belle-Jambe. 

Mal  vi  na. 

Grosse-Téte. 

Virginie. 

La  Bancale. 

Azélina. 

La  Blonde. 

Ismérie. 

Crucifix. 

Lodoïska. 

Le  Bœuf. 

Palmire. 

Beignet. 

Aspasie. 

Brunette. 

Lucrèce. 

Bouquet. 

Clara. 

Louchon. 

Angélina. 

Bourdonneur. 

Delphine. 

Cocarde. 

Fanny. 

Quelquefois  la  prostituée  ajoute  à  son  nom  le  nom  de  son 
amant,  quand  l'amant  s'appelle  Alphonse,  Adolphe,  Prosper, 
Lucien,  et  autre  nom  sonore,  mélancolique  et  comme  il  faut. 

Un  autre  caractère  des  prostituées,  et  leur  caractère  le  plus 


146  REVUE  DE  PARIS. 

saillant,  c'est  leur  saleté,  saleté  des  vêtemens,  saleté  «lu  corps. 
Ce  caractère  est  commun  à  toutes  les  filles,  et  sous  ce  rapport, 
Olympe  n'est  pas  plus  distinguée  que  Poil-Ras,  Baquet  est  aussi 
peu  avancée  qu'Arthéniise.  On  dirait  que  la  fille  de  joie  est  faite 
pour  la  fange  et  pour  l'ordure.  Pourvu  qu'elles  aient  un  ruban 
rose,  que  leur  fait  le  linge  blanc  ?  que  leur  robe  soit  à  peu  près 
nette,  et  que  leur  jupon  blanc  soit  noir,  à  la  bonne  heure  !  On 
lit  dans  un  rapport  de  1811  :  «  Ces  femmes  sont  d'une  malpro- 
preté extrême,  non-seulement  dans  leurs  demeures,  mais  encore 
sur  leurs  personnes  ;  sous  ce  rapport,  elles  négligent  les  soins 
les  plus  vulgaires,  etque  toutes  les  femmes  doivent  prendre.» 
Dans  un  autre  rapport  de  1812  ,  il  est  dit  que  «  cette  malpro- 
preté ,  poussée  à  l'excès,  fait  naître  beaucoup  de  maux,  et 
donne  aux  autres  une  intensité  et  une  gravité  remarquables.  >• 
Or,  dans  ces  deux  rapports,  il  est  question  des  meilleures  mai- 
sons de  Paris! 

Et  notez  bien  que  nous  ne  parlons  pas  ici  de  la  gale  ni  de  la 
vermine,  qui  est  très  commune  chez  les  jeunes,  même  les  plus 
élégantes.  Nous  ne  sommes  pas  aussi  à  notre  aise  dans  ce 
chapitre  que  dans  le  chapitre  sur  les  égouls. 

On  a  cru  long-temps  que  la  prostituée  parlait  Vargot;  on 
calomniait  la  prostituée;  ce  sont  les  voleurs  qui  parlent  l'argot. 
Vous  avez  vu  tout-à-l'heure  leurs  sobriquets.  Elles  ont  d'au- 
tres petits  mots  en  très  petite  quantité  pour  désigner  certaines 
clioses  de  leur  état.  Ainsi ,  une  fille  jolie  est  gironde  ou 
chouette,  une  fille  laide  est  un  roubion;  la  maîtresse  d'un 
liorame  est  la  largue,  et  voilà  tout.  Du  reste,  elles  parlent 
comme  toutes  les  marchandes  de  modes  pourraient  parler. 

Mais,  si  elles  ne  parlent  pas  l'argot,  en  revanche  elles  aiment 
le  vin,  l'eau-de-vie,  les  liqueurs  fortes.  Elles  sont  gourmandes 
et  voraces.  Une  prostituée  mange  autant  à  elle  seule  que  trois 
honnêtes  femmes  ordinaires.  Messieurs  leurs  amans  les  forcent, 
d'abord,  de  boire  avec  eux,  par  la  raison  que  dit  la  chanson  : 

Les  femmes  et  le  vin 

Nous  font  gaiement  passer  la  vie. 

Mais  bientôt  l'eau-de-vie  est  pour  ces  malheureuses  une  passion 
nouvelle  et  la  plus  furieuse  de  toutes.  Il  faut  qu'elles  aiment  le 


REVUE  DE  PARIS.  147 

premier  venu  et  qu'elles  s'enivrent  avec  lui.  Seulement  il  faut 
dire  que  la  boisson  n'est  pas  la  même  pour  toutes  les  classes  :  la 
Bancale  boit  du  vin  rouge,  Angëlina  boit  du  vin  de  Cham- 
pagne, le  Bœuf  s'enivre  d'eau-de-vie,  Lucrèce  n'aime  que  le 
punch,  Lemensongeeslleur  plus  grand  bonheur  après  l'ivresse. 
Elles  mentent  par  nécessité  ,  elles  mentent  par  plaisir.  Que  de 
dames  de  charité,  que  des  philanlropes  innocens  ont  été  leurs 
dupes!  M.  Parent-Duchàlelet  a  été  leur  dupe  plus  qu'un  autre, 
leur  dupe  innocente  et  respectable,  et  je  m'étonne  que  son  livre 
n'ait  pas  été  accompagné  de  notes  écrites  par  quelque  jeune 
médecin  plus  avancé  dans  cette  horrible  matière  ,  dont  M.  Pa- 
rent-Duchàtelet  n'a  pris  que  la  fleur. 

Après  l'ivrognerie  et  le  mensonge ,  un  grand  passe-temps  de 
ces  dames,  c'est  la  colère.  La  colère  les  fait  parler,  les  fait  agir, 
elle  excite  leurs  passions ,  elle  les  entoure  de  bruits,  de  scan- 
dales et  de  clameurs.  Elles  se  battent  à  coups  de  poing,  quel  - 
quefois  à  coups  de  couteau.  Douze  morts  sanglantes  ,  en  moins 
de  vingt  ans  ,  attesteraient  au  besoin  que  ces  rixes  ne  sont  pas 
des  luttes  d'enfans.  Le  peigne  est  aussi  une  arme  fréquemment 
usitée  en  ces  sortes  de  rencontre;  on  en  a  vu  blesser  leur  ennemi 
avec  une  pièce  de  sixliards.  Après  quoi ,  sauf  quelques  circon- 
stances de  jalousies  particulières,  chacune  ramasse  son  peigne, 
sa  pièce  de  six  liards  ,  ses  cheveux  ,  son  bonnet,  toutes  les 
dépouilles  de  toutes  ces  armes;  on  s'embrasse  ,  on  retourne  à 
sa  borne,  et  tout  est  dit. 

Car,  dans  le  fond,  mais  tout  au  fond,  elles  sont  bonnes  filles. 
Séparées  du  monde  par  un  mur  d'airain ,  vivant  dans  le  même 
mépris ,  dans  la  même  fange ,  s'abreuvanl  au  même  verre  et 
abusant  des  mêmes  passions;  battues,  flétries,  surveillées, 
malades  ,  passant  de  la  prison  dans  l'hôpital ,  de  l'hôpital  à  la 
borne,  couvertes  de  baisers  et  de  crachats,  de  coups  de  pied  et 
d'amour,  il  faut  bien  au  moins  qu'elles  s'aiment  entre  elles,  et 
qu'elles  se  protègent  l'une  l'autre.  Ainsi  font-elles.  Elles  se 
consolent  dans  leurs  chagrins,  elles  s'entr'aident  dans  leurs 
malheurs  ;  celle  qui  est  malade  est  conduite  à  l'hôpital  et 
visitée  régulièrement  par  ses  campagnes.  Celle  qui  est  nue  est 
habillée;  on  se  cotise,  on  se  dépouille  :  celle-ci  donne  sa 
chaussure,  une  autre  son  mouchoir,  une  troisième  son  dernier 
jupon  ;  celle-ci  même  donne  le  ruban  de  son  bonnet  de  cou.- 


148  REVUE  DE  PARIS. 

quêles  :  sublime  effort  !  Elles  se  sentent  si  fort  abandonnées 
dans  ce  naufrage  de  leur  vertu  ,  qu'elles  se  secourent  avec  une 
ardeur  immense,  inépuisable'  L'argent  qu'elles  ont  gagné  en 
vendant  leurs  corps,  elles  aiment  à  le  donner  au  pauvre  qui 
leur  tend  la  main,  à  un  enfant  qui  a  froid ,  à  la  mère  de  fa- 
mille qui  a  faim  ;  elles  font  acte  de  femme  honnête  ,  elles  puri- 
fient ainsi  un  infâme  argent ,  elles  sont  honnêtes  femmes 
loule  une  minute,  quel  orgueil  !  La  discrétion  est  encore  une 
de  leurs  vertus,  ou,  si  vous  aimez  mieux  ,  une  de  leurs  habi- 
tudes. Point  de  délatrices  parmi  elles  !  Le  médecin  et  l'agent 
de  police  sont  les  ennemis  communs.  Quand  l'une  d'elles  devient 
mère,  oh!  alors  ,  elle  est  respectable  et  sacrée.  Un  enfant  !  la 
voilà  sanctifiée  à  ses  propres  yeux  et  aux  yeux  de  ses  cama- 
rades. La  prostituée  qui  est  stérile  se  désole  et  se  lamente; 
celle  qui  est  féconde  devient  fière  et  superbe ,  elle  est  l'objet, 
de  toutes  les  attentions  et  de  tous  les  respects.  Est-elle  mère, 
on  fait  silence  autour  de  son  lit;  on  s'empare  de  cet  enfant 
sans  père ,  on  le  lave ,  on  l'habille  ,  on  l'élève,  il  a  plus  de  ber- 
ceuses que  l'enfant  d'un  prince;  sa  mère,  la  fille  publique,  se 
pare  de  son  enfant  comme  faisait  Cornélie',  la  mère  des  Grac- 
ques.  L'une  de  ces  femmes  perdit  son  enfant  et  devint  folle. 
Une  autre,  séparée  de  son  enfant  par  la  prison,  serait  morte 
de  chagrin  si  on  ne  le  lui  avait  rendu;  à  une  autre,  pour 
qu'elle  consentît  à  vivre  ,  on  fut  obligé  de  donner  un  enfant 
trouvé.  Or,  cet  amour  est  purement  et  simplement  de  l'amour 
maternel.  Jamais  la  fille  de  joie  n'a  pensé  que  sa  fille  la  pour- 
rait remplacer  un  jour.  Elle  aime  peut-être  encore  plus  ses 
garçons  que  ses  filles.  L'enfant  grandit,  elle  l'élève  dans  toutes 
les  vertus  qu'elle  peut  imaginer.  Quelquefois  la  fille  publique 
oublie  qu'elle  ne  doit  pas  exercer  sa  profession  devant  son 
enfant  en  bas  âge ,  et  elle  l'exerce  ;  quelquefois  aussi ,  elle 
vient  à  penser  qu'il  faut  respecter  son  enfant,  alors  elle  l'en- 
ferme loin  de  sa  boutique.  Le  jeune  enfant  de  la  prostituée, 
enfant  de  six  à  sept  ans,  à  qui  M.  Parent-Duchàtelct  deman- 
dait ce  qu'il  faisait  tous  les  soirs  :  —  Mon  Dieu,  répondit- 
elle  (c'était  une  petite  fille),  maman  me  couche  tous  les  soirs, 
puis  elle  va  chercher  papa.  Et  comme  le  digne  Parenl-Du- 
chAtelet  insistait  pour  savoir  si  cette  petite  fille  connaissait  son 
pèie.  —  Je  ne  l'ai  jamais  vu ,  disait-elle,  mais  je  l'entends 


REVUE  DE  PARIS.  149 

tous  les  soirs  quand  il  cause  et  fait  du  tapage  avec  ma- 
man. Pauvre  enfant  !  elle  ne  croyait  pas  si  bien  dire  en  appe- 
lant :  papa,  cet  infatigable  tapageur  toujours  nouveau  de 
chaque  soir. 

Toutefois,  la  prostituée  ne  se  contente  pas  de  ce  mari  banal 
qu'elle  s'en  va  chercher  chaque  soir  par  le  froid,  par  la  pluie  et 
par  la  boue,  au  coin  des  rues  les  plus  infectes.  Pour  cet  horri- 
ble mari  de  passage  ,  la  prostituée  n'a  au  fond  du  cœur  qu'un 
profond  sentiment  de  dégoût.  Elle  le  hait  tout  autant  que  celui 
là  la  méprise.  Plus  elle  a  couru  après  cet  homme  et  plus  elle  le 
trouve  hideux.  Vous  avez  lu  ce, verse  de  Virgile[,  où  le  poète 
raconte  le  terrible  supplice  inventé  par  le  tyran  Maxence  : 

Mortua  quin  etiam  jungebal  corpora  vivis. 

Tel  est  le  supplice  de  cette  femme,  son  supplice  de  chaque  soir. 
Seulement  elle  est  le  cadavre  attaché  à  l'homme  vivant.  Elles  ont 
donc  besoin  d'aimer  sincèrement  un  autre  homme  que  le  mari 
de  chaque  soir.  Aussi  chaque  prostituée  a  son  amant  en  titre, 
à  qui  elle  est  fidèle  à  sa  manière.  Celui-là ,  elle  est  libre  de 
l'aimer,  et  voilà  pourquoi  elle  l'aime;  celui-là  ne  la  paie  pas 
comme  une  marchandise  ;  celui-là  lui  parle ,  l'appelle  par  son 
nom,  et  lui  donne  le  bras  en  public.  Mon  amant  !  c'est  aussi 
bien  que  si  elle  disait  mon  fils.'  Il  faut  que  l'amant  de  la  pro- 
stituée soit  quelque  peu  homme  du  monde  ,  qu'il  ait  les  belles 
manières  ,  qu'il  soit  poli ,  affable  ,  spirituel ,  beau;  il  a  besoin 
de  réunir  toutes  ces  qualités  pour  se  faire  pardonner  par  de 
pareilles  femmes  le  grand  crime  d'être  un  homme.  Plus  son 
amant  qu'on  appelle  le  public  ,  est  brutal ,  incivil ,  ignorant , 
hideux,  troué,  taché  de  vin  ou  de  sang  (Lacenaire  par  exem- 
ple), plus  il  faut  que  l'amant  de  la  prostituée  soit  un  homme, 
aimable  ,  poli  et  dévoué.  Elle  veut  de  l'amour,  cette  créature 
qui  vend  son  amour  en  public  ;  elle  est  jalouse  à  outrance 
cette  femme  qui  appartient  au  premier  venu  ;  elle  a  des  larmes, 
elle  a  des  joies,  elle  a  des  douleurs,  elle"  a  des  terreurs  sou- 
daines, elle  a  des  dévouemens  inouïs,  elle  a  lout-à-fait  l'amour 
d'une  honnête  femme  amoureuse.  Toutes  sortes  de  gens  bien 
élevés  consentent  à  devenir  les  amans  de  ces  filles.  Consultez 
les  registres  de  la  police,  et  vous  trouverez,  parmi  les  hommes 
tome  xt.  15 


150  REVUE  DE  PARIS. 

qui  se  font  leurs  champions  el  leurs  défenseurs,  des  généraux  , 
des  financiers,  des  gentilshommes,  etinème,  je  le  dis  avec  peine, 
des  hommes  de  lettres.  A  chaque  malheur  qui  arrive  à  la  personne 
aimée,  ils  écrivent, ils  l'assistent,  ils  supplient,  ilsinlriguentrvous 
les  voyez  accourir  à  la  prison  ou  à  l'hôpital;  lafille/iuin'a  pas  un 
général  pour  amant  a  tout  ou  moins  un  soldat  :  le  soldat  et  le 
général  se  peuvent  trouver  pour  la  même  cause  à  la  porte  du 
même  hôpital  ;  l'un  apporte  de  l'or  à  celle  qu'il  aime,  l'autre  une 
bouteille  d'eau-de-vie  et  un  saucisson  à  l'ail.  Chacun  donne  ce 
qu'il  peut.  Ce  sont  ces  amans-là  qui,  en  1817,  s'opposèrent  de 
toutes  leurs  forces  à   toutes  les  améliorations  qu'on  voulait 
introduire.  L'étudiant  en  droit,  le  jeune  avocat,  l'étudiant  en 
médecine ,  le  marchand  d'habits ,  le  garçon   perruquier ,  le 
bijoutier,  l'orfèvre  ,  et  surtout  le  garçon  tailleur  ,  sont  très- 
recherchés  par  ces  dames  pour  leurs  affaires  de  cceur.  Dans  la 
basse  classe  ,  l'escroc,  le  voleur  et  le  marchand  de  chaînes  de 
sûreté  sont  encore  d'un  excellent  débit.  Une  fois  l'amour  en- 
gagé enlre  ces  messieurs  el  ces  dames,  il  est  bien  difficile  de  le 
rompre.  La  prostituée  tient  plus  à  son  amour  qu'une  honnête 
femme  ;  c'est  son  bien  ,  c'est  sa  vie,  c'est  sa  vertu.  Elle  se  dé- 
pouille pour  l'objet  aimé;  elle  l'habille,  elle  le  nourrit,  elle 
paie    quelquefois   son  diplôme  de  docteur;  bon  nombre  de 
jeunes  gens  dans  Paris   n'ont  pas   d'autre  moyen  d'existence. 
Pour  l'amant,  tous  les  petits  soins ,  tous  les  inslans  de  libertés, 
tous  les  vœux  cachés.  L'amant  de  son  côté,  est  dévoué,  mais 
brutal.  Il  protège  celle  qu'il  aime  quand  on  la  bat ,  mais  il  la 
bat  à  son  tour  quand  elle  n'a  pas  besoin  de  protection.  C'est  sa 
manière  d'aimer.  Les  coups  de  pied  et  les  coups  de  poing',  ce 
sont  là  ses  bouquets  et  ses  madrigaux.  Ceci  est  une  tradition 
parmi  ces  messieurs;  ils  se  figureut  que  plus  ils  frappent,  plus 
ils  sont  aimés.   On  a  vu  de  ces  malheureuses  arriver  à  l'hôpital 
toutes  meurtries,  ensanglantées,  déchirées  avec  les  ongles, 
assommées  à  coups  de  bâton  ;  à  peines  guéries ,  le  sourire  sur 
les  lèvres  et  le  pardon  dans  le  cœur  ,  elles  se  hâtaient  de  re- 
joindre leur  gracieux  amant. 

L'une,  un  jour  que  son  homme  était  ivre,  le  suivait  de  loin 
pour  l'empêcher  d'être  écrasé  sous  la  roue  des  voitures,  elle 
le  ramena  dans  son  bouge  avec  la  sollicitude  d'une  mère  pour 
son  enfant,  après  quoi  elle  s'en  vint  demander  asile  au  corps- 


REVUE  DE  PARIS.  151 

de- garde  pour  ne  pas  être  mise  en  pièces  par  son  doux  niailre. 
L'autre,  battue  à  outrance,  fut  forcée  de  sejeter  par  la  fenêtre 
d'un  troisième  étage.  Elle  ne  mourut  pas  sur  le  coup,  et  on  la 
mena  à  M.  Dupuytren,  qui  la  guérit  ;  la  pauvre  fille,  a  peine 
guérie,  courut  rejoindre  son  bourreau.  Et  non-seulement  elles 
sont  battues,  mais  encore,  ce  qui  est  le  plus  cruel,  elles  sont 
trompées  ;  si  ces  amans  n'étaient  que  cruels!  mais  encore  ils 
sont  inconstans,  ils  passent  de  l'une  à  l'autre,  comme  dans  l'ar- 
mée on  passe  à  un  grade  nouveau.  Et  si  vous  saviez  alors  que 
de  larmes  !  et  quelles  plaintes  touchantes,  et  surtout  quelles 
lettres  éloquentes  toutes  remplies  du  plus  honnête  amour,  l'a- 
mour qui  pleure,  qui  prie  et  qui  se  soumet  ! 

Hya  tel  voleur  à  Paris  qui  force  sa  maîtresse  à  lui  servir  de 
servante  et  de  receleuse.  Il  faut  que  cette  femme,  pour  plaire  à 
son  amant  qui  la  bat,  quand  elle  a  gagné  trente  sous,  les  vienne 
apporter  à  cet  homme  qui  l'attend  au  cabaret,  qui  boit  à  son 
nez  l'eau-de-vie  de  ce  pauvre  argent,  et  qui  la  renvoie,  morte 
de  faim,  chercher  une  autre  pièce  qu'il  boira  comme  la  pre- 
mière, jusqu'à  ce  qu'il  tombe  ivre-mort.  Alors,  si  elle  trouve 
encore  une  pièce  de  trente  sous,  la  malheureuse  se  hâte  d'en 
manger  la  moitié. 

On  lit  dans  Y  Encyclopédie,  qu'autrefois  il  y  avait  tel  sol- 
dat aux  gardes  qui  était  l'amant  de  plusieurs  filles  à  la  fois,  et 
chacune  de  ces  filles  lui  payait  son  tribut  pour  avoir  le  droit 
d'être  sa  maîtresse. 

Au  reste,  ce  métier-là  n'est  pas  sans  quelques  devoirs  à  rem- 
plir. L'amant  d'une  fille  est  son  protecteur  légitime.  Elles'apuie 
sur  lui  pour  faire  tranquillement  son  métier.  D'ordinaire,  l'a- 
mant d'une  fille  est  l'ennemi  né  de  tout  ce  qui  est  sergent  de 
ville,  agent  de  police,  ou  médecin.  L'amant  d'une  fille  intimide 
les  faibles,  il  se  bat  contre  les  forts.  II  fait  sentinelle  à  la  porte 
de  la  maison  où  sa  digne  maîtresse  se  prostitue  ;  il  la  venge  si 
on  la  dénonce  ;  il  la  pleure  si  on  la  punit;  il  la  plaint  quand  elle 
est  malade,  et  enfin  il  la  fait  danser  quand  elle  est  au  bal. 

Vous  avez  vu  toul-à  l'heure  que  sur  lecorps  des  filles  tatouées 
on  lisait  souvent  autant  de  noms  féminins  que  de  noms  d'hom- 
mes. C'est  qu'en  effet  il  y  a  des  prostituées  qui  troqueut  leur 
amant  conlre  une  amie;  elles  changent  alors  de  nature,  et  elles 
descendent  d'un  degré  de  plus  dans  la  honte  et  l'infamie.  Pa- 


152  REVUE  DE  PARIS. 

rent-Duchâtelel  les  a  suivies  dans  ce  nouveau  lit  d'opprobre, 
lesmaibeureuses  !  Il  n'a  pas  craint  de  soulever  encore  ce  drap 
fangeux;  il  les  a  vues,  ces  femmes  cherchant  entre  elles  à 
tromper  les  heures  de  leur  oisiveté,  attendant  impatiemment 
dans  des  débauches  monstrueuses  l'heure  de  la  débauche  ordi- 
naire; il  a  écrit  sans  le  savoir  les  notes  de  ta  Religieuse  de 
Diderot  ;  il  a  soumis  la  vieille  prostituée  à  son  analyse  inflexi- 
ble. Il  l'a  disséquée  sous  son  terrible  scalpel.  Il  s'est  informé  de 
ce  qu'on  faisait  de  ces  vieux  cadavres,  comme  il  s'est  informé 
des  vieilles  carcasses  et  des  aslicols  de  Monifaucon.  La  vieille 
prostituée  est  une  créature  plus  hideuse  qu'un  rat  de  la  voirie. 
Le  vice  a  laissé  sur  elle  je  ne  sais  quelle  infecte  et  crasseuse  croûte 
de  perversité  et  de  honte  que  nulle  force  humaine  ne  saurait  la- 
ver. Rebut  des  hommes,  elle  se  glisse  parmi  les  prostituées  plus 
jeunes,  et  elle  répand  sur  elles  son  venin  et  sa  bave.  Brûlée  de 
tous  les  feux  d'une  passion  allumée  et  inassouvie  depuis  qua- 
rante ans,  elle  profite  de  la  prison  ou  de  l'hôpital,  pour  tendre 
ses  pièges  à  l'objet  de  sa  convoitise.  Alors  tout  ce  que  le  dé- 
vouement peut  imaginer  de  plus  servile,  elle  l'exécute  sans  se 
plaindre.  Elle  travaille  pour  deux,  quand  elle  a  bien  travaillé, 
elle  apporte  à  son  amour^son  pain  et  son  vin  de  la  journée.  Tout 
ce  qu'elle  a,  elle  le  donne  sans  regret.  C'est  une  persévérance 
incroyable.  La  veille  marche  à  son  but  sans  finetsans  cesse,  et 
quand  enfin,  haletante,  éperdue,  elle  est  parvenue  à  ses  horri- 
bles fins,  oh  !  alors,  elle  triomphe,  elle  crie  :  —Victoire  !  elle 
règne.  Et  ne  craignez  pas  qu'une  autre  vieille  lui  vienne  ravir 
sa  conquête;  elle  la  défendra,  comme  la  louve  défend  ses  pe- 
tits. Celle  fois,  toutes  les  lois  de  l'amour  dans  la  prostitution 
onl  changé.  Un  amant  a  le  droit  de  quitter  samaîlresse  ;  mais 
une  vieille  prostituée!  Ce  qu'elle  veut  lui  reste.  Séparez-les, 
elles  hurlent,  elles  franchissent  les  fossés,  elles  renversent  les 
murs.L'uned'elles,pourélreplacéedansla  même  infirmerieque 
l'autre  s'était  fait  une  grande  blessure;  une  autre  s'était  donné 
la  gale.  Et  quels  terribles  duels  à  coups  de  couteau  !  Aussi, 
quand  on  annonce  au  chef  de  la  prison  une  infidélité  de  ce 
genre,  il  pâlit,  il  se  trouble,  il  se  hâte  d'en  informer  M.  le  préfet 
depolice,  provisoirement  il  melau  cachot  la  femme  abandonnée; 
et  jugez  des  fureurs  de  cette  femme  dans  cette  prison  humide  : 
Amour,  tu  perdis  Troie  ' 


REVUE  DE  PARIS.  155 

Il  y  u  ceci  de  remarquable  dans  ces  genres  de  duels.  Si  les 
leux  combattans  se  battent  pour  une  Héiène  restée  fidèle  a 
eur  sexe,  les  témoins  les  séparent  au  premier  sang  ;  si  l'Hélène 
en  question  est  rétournée  à  quelque  berger  Paris,  cette  double 
trahison  est  regardée  comme  impardonnable  ,  et  lors  c'est  un 
iuel  à  mort.  Que  de  chignons  arrachés  et  que  de  peignes  à  chi- 
gnons ensanglantés,  grands  dieux  ! 

Si  la  fille  en  litige  devient  grosse,  la  grossesse  est  alors  un 
objet  de  risée;  elle  n'a  droit  à  aucun  des  égards  qui  l'auraient 
entourée,  si  tout  simjilementelle  avait  eu  un  amant.  M.  Parent- 
Duchàtelet  entre  dans  beaucoup  d'autres  détails  encore  ;  mais, 
même  hypocrisie  à  part,  il  y  a  des  choses  que  nous  n'avons 
pas  le  droit  de  dire,  même  après  M.  Parent-Duchàtelet. 

Si  maintenant,  après  avoir  considéré  en  masse  la  nation  des 
prostituées,  nous  voulons  les  diviser  par  catégories,  nous  trou- 
vons bien  des  différences  et  bien  des  variétés  dans  cette  popula- 
tion à  part.  Commençons  donc.  Vous  avez  d'abord,  en  commen- 
çant parle  premier  échelon  de  l'échelle,  ce  qu'on  appelle 
la  femme  galante.  La  femme  galante  n'est  pas  lout-à-fait  une 
prostituée,  mais  elle  le  sera  demain.  La  femme  galante  est  une 
fille  entretenue  qui  en  est  toujours  à  avoir  besoin  d'un  ruban, 
d'un  chapeau  ou  d'une  paire  de  souliers  neufs.  La  femme  ga- 
lante est  à  peu  près  vêtue  comme  une  honnête  femme.  Elle  en 
a,  autant  quefairese  peut,  la  démarche  et  les  manières.  L'homme 
qui  passe  tout  droit  sou  chemin ,  lui  demande  pardon  quand  il 
la  heurte  par  hasard.  Mais  quand  la  femme  galante  a  tout-a- 
fait  besoin  du  susdit  chapeau,  elle  sait  bien  se  faire  reconnaî- 
tre. Uncoupd'œil,  un  geste,  un  rien  et  la  voilà,  trottant  menu, 
qui  entraînesa  victime  dans  une  maison  amie.  La  femme  galante 
est  adroite,  fine,  intéressée,  déliée  ;  elle  peut  reunir  deux  idées 
de  suite,  ce  qui  est  fort  rare  chez  les  prostituées  ordinaires. 
Une  femme  galante  est  toute  prête  à  devenir  une  prostituée, 
une  prostituée  ne  redeviendra  jamais  une  femme  galante. 

Vous  avez  ensuite  les  femmes  à  parties.  C'est  une  variété 
de  la  femme  galante.  La  femme  à  partie  sait  la  mythologie, 
elle  écrit  passablement  le  billet  doux,  elle  a  une  opinion  politi- 
que; elle  est  veuve  ou  mariée  à  un  officier-général  ;  elle  chante 
la  romance,  elle  pince  de  la  guitare:  elle  a  une  femme  de  cham- 
bre, un  salon  ;  elle  reçoit,  elle  donne  des  dîners,  des  soirées  et 

13. 


154  REVUE  DE  PARIS. 

des  bals;  elle  a  ses  entrées  à  Tivoli  et  dans  les  jeux  publics; 
elle  n'a  pas  précisément  un  litre,  mais  elle  s'appelle  Mme  de 
Saint-Araaranthe  ou  autre  nom;  elle  a  une  couronne  de  fantai- 
sie au-dessus  de  ses  armes.  Elle  opère  en  grand,  pendant  que  la 
femme  galante  opère  en  petit. 

3°  Femmes  de  spectacles  et  de  théâtres.  Classe  à  part  ;  cel- 
les-là sont  à  la  fois  femmes  galantes  et  femmes  à  parties,  mais 
dans  de  certaines  conditions.  On  ne  peut  guère  évaluer  ces  da- 
mes à  moins  de  quatre  cents.  Elles  vont,  elles  viennent,  elles 
enflamment  des  cœurs,  elles  font  leur  petit  trafic  avec  une  ha- 
bileté peu  commune.  M.  Parent-Duchâlelet  ne  les  épargne  guè- 
re, mais  il  est  sobre  de  détail.  «  Toutes  ces  femmes-là,  dit-il, 
sont  de  véritables  prostituées  ;  elles  sont  les  prostituées  les  plus 
dangereuses,  aussi  funestes  à  la  santé  qu'à  la  fortune  de  leurs 
amans,  et  pourtant  elles  s'appartiennent,  elles  échappent  à  la 
police  et  au  médecin,  elles  sont  maîtresses  chez  elles,  elles  vont 
libres  dans  la  rue,  elles  ne  sont  pas  ce  qu'on  appelle  des  pro- 
stituées. Vous  appelleriez  une  de  ces  femmes:  fille  de  joie,  qu'elle 
pourrait  vous  faire  un  procès  en  calomnie.  Le  texe  est  formel. 
Mulier  quœ  non  palam,  sed  passim  et  paucis  sui copiant 
facit  actis,  competit  adversus  eum  qui  eammeretricemvo- 
cavit.  » 

Il  y  a  aussi,  comme  dans  les  femmes  galantes  ,  plusieurs 
classes  parmi  les  prostituées;  1°  celles  qui  étalent  publiquement 
leur  marchandise  aux  fenêtres,  dans  les  rues,  sur  leur  porte  , 
dans  les  places  publiques  ;  2°  celles  qui  trafiquent  dans  leur 
maison,  dont  la  porte  bien  connue,  est  toujours  ouverte  à 
tout  venant.  De  ces  deux  classes ,  on  peut  former  deux  caté- 
gories. 

Première  catégorie.  Celles  qui  habitent  une  maison  publi- 
que de  prostitution,  sous  la  direction  d'une  femme  à  laquelle 
elles  sont  assujetties ,  à  peu  près  comme  l'esclave  à  son 
maître. 

Deuxième  catégorie.  Celles  qui  habitent  leurs  chambres , 
leurs  greniers  et  les  taudis  les  plus  infectes.  Les  unes ,  qui  sont 
distinguées  par  le  numéro  de  la  maison  qu'elles  habitent,  s'ap- 
pellent filles  en  numéro ,  les  autres ,  qui  portent  une  carte , 
espèce  de  laissez-passer  de  prostitution  ,  s'appellent  filles  en 
cartes.  Une  grande  distinction  parmi  ces  femmes,  soit  en  carte, 


REVUE  DE  PARIS.  155 

soit  en  numéro,  c'est  l'habit  qu'elles  portent.  La  soie  et  la  den- 
telle méprise  souverainement  le  drap  et  l'indienne  ;  l'indienne 
a  en  horreur  la  robe  de  bure  ;  la  robe  de  bure  à  son  tour  crache 
sur  le  haillon,  et,  le  croirait-on?  le  haillon  trouve  encore 
quelque  chose  à  mépriser  parmi  les  pierres  des  maisons  en 
construction,  qui  sont  autant  de  boutiques  de  prostitution  en 
plein  vent.  Cette  dernière  et  infâme  qualité  de  prostituées , 
s'appelle  énergiquement  des  pierreuses  ;  et  il  faut  que  ce  soit 
M.  Parent-Duchâtelet  qui  nous  l'apprenne  pour  que  j'ose  vous 
le  répéter  ici. 

Entre  toutes  ces  femmes ,  entre  toutes  ces  robes  souillées , 
robe  de  bure  ou  robe  de  velours,  jupon  troué  ou  jupon  orné 
de  dentelles,  circulent  incessamment  une  espèce  de  courtiers- 
marrons  féminins ,  qui  n'ont  pas  d'autre  métier  que  de  placer, 
de  déplacer,  de  recruter  la  marchandise.  Quand  la  marchandise 
est  rare  sur  la  place ,  ces  honnêtes  courtiers  se  mettent  en 
quête  de  nouvelles  recrues.  Elles  raccolentpourla  prostitution; 
elles  parcourent  les  bals ,  les  barrières ,  les  maisons  pauvres , 
les  magasins,  les  hôpitaux,  tous  les  lieux  où,  comme  l'ogre  , 
elles  sentent  la  chair  fraîche.  Le  grand  métier  de  ces  dames, 
c'est  d'être  revendeuses  à  la  toilette.  Les  femmes  de  chambre 
se  rendent  chez  elles  pour  trafiquer,  pour  acheter  ou  pour 
vendre  les  chiffons  à  demi  fanés  de  leurs  maîtresses.  Quelques- 
unes  ne  s'adressent  qu'aux  actrices  et  aux  femmes  de  théâtre , 
c'est  là  leur  spécialité;  elles  vous  diront,  à  un  écu  près,  le 
coût  de  telle  femme  qui  danse  ,  qui  chante  ou  qui  joue  le  mé- 
lodrame, et  si  elle  est  à  la  hausse,  et  si  elle  est  à  la  baisse,  et 
s'il  faut  attendre  encore  un  mois  ;  c'est  une  bourse.  D'autres 
font  la  correspondance,  elles  envoient  à  Londres  les  prostituées 
dont  Bruxelles  ne  veut  plus ,  et  réciproquement.  Elles  tiennent 
maison  d'échange,  d'escompte  et  de  transit.  Les  plus  vieilles 
servent  de  duègnes  :  elles  accompagnent  au  bain  ou  chez  le 
préfet  de  police  la  timide  enfant  qui  leur  est  confiée;  elles  ré- 
pondent de  sa  vertu  et  de  son  honneur;  elles  lui  servent  de 
mère,  ou  de  tante ,  ou  de  domestique,  suivant  l'occasion  ;  elles 
se  tiennent  à  la  porte  le  soir  ,  murmurant  tout  bas  des  paroles 
encourageantes,  hideuse  enseigne  de  l'amour;  elles  ont  l'air 
décent ,  les  yeux  baissés ,  la  démarche  modeste  ;  elles  sont  de 
grands  maîtres  dans  l'art  de  la  débauche;  elles  ont  perdu  plus 


156  REVUE  DE  PARIS. 

de  jeunes  filles  que  tous  les  commis-voyageurs  de  Paris. 
Enfin  il  y  a  ce  qu'on  appelle  la  fille  à  soldat,  la  maîtresse  du 
héros  qui  possède  un  sou  par  jour.  Cette  vermine  horrible  pul- 
lule aux  barrières  de  Paris  :  elle  accourt,  tous  les  ans,  de  la 
Bourgogne  et  des  contrées  voisines,  sous  la  forme  d'une  hor- 
rible paysanne  fangeuse  et  édentée  ;  elle  couche  dans  les 
granges,  sous  les  hangars,  dans  les  fossés  des  grands  chemins. 
En  hiver  ,  elle  grouille  dans  les  maisons  à  grabat  et  dans  les 
fours  à  chaux  ;  on  les  chasse  de  la  ville  par  une  barrière ,  elles 
rentrent  par  l'autre  ;  elles  exercent  leur  industrie  sur  les  che- 
mins, à  toute  heure  du  jour,  avec  le  premier  soldat  qui  en  veut 
et  qui  a  une  bouchée  de  pain  de  munition  de  reste.  Leur  con- 
tact est  funeste;  une  douzaine  de  ces  femmes  est  plus  dange- 
reuse pour  le  soldat  qu'une  bataille  rangée.  Mais  qu'y  faire  ? 
Quand  vous  en  avez  ramassé,  sur  le  pavé  des  grands  chemins^ 
une  douzaine,  où  les  mettre?  11  n'y  a  pas  assez  de  prisons  ou 
d'hôpitaux.  On  les  laisse  libres  comme  on  fait  des  hannetons  et 
autres  insectes  malfaisans. 

La  pierreuse  est  la  fille  à  soldat  pour  le  civil.  Elles  sortent  la 
nuit ,  quand  il  ne  fait  pas  clair  de  lune.  Elles  tendent  leur  piège 
au  milieu  de  la  pierre  de  taille,  de  la  chaux,  des  bois  et  des  ma- 
tériaux; dans  les  égouts  en^réparation,  sur  le  bord  des  rivières, 
sous  les  ponts,  dans  les  marchés  ;  elles  sont  si  hideuses,  que  la 
police  n'a  jamais  pu  se  décider  à  leur  faire  l'honneur  de  les  in- 
scrire sur  les  registres  de  la  prostitution. 

Il  y  a  encore  la  fille  voleuse.  Celle-ci  a  deux  cordes  à  son 
arc;  elle  est  plus  voleuse  qu'elle  n'est  fille  de  joie  ;  elles  arrêtent 
l'homme  pour  le  voler;  et  une  fois  volé,  qui  oserait  se  plain- 
dre? Voilà  pour  les  jeunes  ;  les  vieilles  suivent  à  la  piste  les 
vagabonds,  et  surtout  les  ivrognes;  et  quand  l'ivrogne  tombe, 
dies  lui  volent  le  peu  d'argent  qui  lui  reste.  Ce  sont  les  maî- 
tresses des  filous,  des  repris  de  justice  ,  des  voleurs  des  for- 
çats et  des  assassins.  Et  choisis,  situ  Voses! 

C'est  ainsi  que,  dans  ce  fangeux  et  intéressant  problème  de 
la  prostitution  parisienne,  nous  allons  sans  cesse  du  connu  à 
l'inconnu.  Quand  il  a  ainsi  classé  par  centuries  et  par  catégo- 
ries toutes  les  prostituées ,  M.  Parent-Duchâtelet  les  examine 
sous  leur  côté  physiologique.  D'abord,  il  nous  a  dit  ce  que  de- 
venait leur  ame  et  leur  cœur,  il  va  nous  dire  maintenant  ce 


REVUE  DE  PARIS.  157 

que  devient  leur  corps ,  ce  maigre  patrimoine  qu'elles  exploi- 
tent jusqu'à  ce  qu'elles  aient  mangé  leur  fonds  avec  le  revenu. 
Eh  bien!  chose  étrange,  après  toutes  ces  misères  du  corps  et 
de  l'ame  que  nous  venons  de  vous  dire,  la  santé  des  prostituées 
est  en  général  brillante,  leur  teint  est  fleuri,  et,  à  beaucoup 
d'exceptions  près ,  elles  sont  remarquables  par  leur  embon- 
point. 

Cet  embonpoint,  dont  on  a  recherché  la  cause,  avait  d'abord 
été  attribué  au  genre  de  remèdes  auxquelles  ces  femmes  sont 
assujetties;  mais,  tout  bien  calculé,  ce  remède  a  fait  plus  de 
phthisiques  que  de  femmes  grasses  et  dodues;  l'embonpoint 
de  ces  femmes  leur  vient  de  leur  inactivité,  de  leur  nourriture 
abondante,  du  long  sommeil  auquel  elles  se  livrent,  de  leurs 
jours  de  captivité  et  d'hôpital  ;  mais ,  en  revanche  ,  si  leur  vi- 
sage est  potelé  ,  leur  voix  est  aigre,  triviale,  usée,  ignoble.  Le 
vin,  l'eau-de-Yie  et  les  cris  violens,  et  surtout  la  double  dé- 
bauche à  laquelle  elles  se  livrent,  l'ont  brisée  de  bonne  heure, 
autrefois  elles  s'exposaient  en  public  la  têle  nue  et  la  gorge 
''ussi  peu  couverte  que  la  tête,  leur  voix  élail  bien  plus  rauque 
encore.  Elles  sont  donc  privées ,  entre  autres  charmes ,  du  plus 
,;randde  tous,  le  charme  de  la  voix.  La  voix  est  l'écho  de  l'ame, 
le  chemin  du  cœur. 

Sur  12,600  filles  venues  à  Paris  de  toutes  les  villes  et  de  tous 
les  pays,  6,730  filles  avaient  les  cheveux  châtains,  2,G4w2  les 
avaient  bruns,  1,694  les  avaient  blonds;  on  comptait l,486|têles 
noires,  48  cheveux  roux;  les  cheveux  du  nord  au  raidi  sont  les 
cheveux  noirs  et  châtains;  les  cheveux  bruns  s'effacent  dans  le 
nord,  les  cheveux  blonds  remontent  du  midi  au  nord  ,  la  cou- 
leur blonde  se  retranche  dans  la  zone  des  départemens  méri- 
dionaux. Sous  le  rapport  de  la  couleur  des  cheveux,  la  popula- 
tion des  villes  ne  diffère  pas  de  la  couleur  des  campagnes.  Il  y 
a  cependant  de  grands  physiologistes  qui  soutiennent  encore 
que  chaque  couleur  particulière  des  cheveux  correspond  à  un 
tempérament  spécial.  Est-ce  à  dire  que  la  physiologie  se  soit 
trompée?  Ou  bien ,  ces  filles  des  villes  et  ces  filles  des  campa- 
gnes, qui  sont  en  même  nombre,  ici  ou  là  bas,  sont-elles  en 
effet  en  nombre  égal,  parce  qu'elles  sortent  toutes  les  unes  et 
les  autres  de  la  dernière  classe  de  la  société  ?  Nous  avons  bien 
d'autres  questions,  ma  foi,  à  décider.  Après  la  couleur  des  che- 


158  REVUE  DE  PARIS. 

veux,  la  couleur  des  yeux.  Les  yeux  gris  sont  les  plus  nom- 
breux, 4,612;  les  yeux  bruns  ensuite,  5,529;  les  yeux  bleus  sont 
représentés  par  le  chiffre  2,878  ;  il  n'y  a  que  730  paires  d'yeux 
roux,  et  noirs  705  seulement,  ce  sont  les  yeux  intelligens  ! 
Après  ce  chapitre  des  yeux  gris  ou  noirs,  on  rencontre  un  ter- 
rible chapitre  d'une  analyse  bien  difficile.  Il  s'agit  de  savoir 
l'état  normal  de  ces  pauvres  corps  soumis  à  tant  d'excès  et  à 
tant  de  travaux  de  tout  genre.  La  conclusion  du  savant  docteur 
à  cet  égard  n'est  pas  si  défavorable  qu'on  pourrait  le  croire. 
Faut-il  le  dire?  Il  n'a  trouvé  aucune  différence  entre  ces  corps 
prostitués  à  chaque  instant  du  jour  et  les  corps  des  plus  honnêtes 
femmes.  Pauvre  nature  humaine!  Mais  M.  Parent-Duchàlelelne 
nous  a-t-il  pas  annoncé,  l'autre  jour,  qu'on  faisait  un  aussi  bon 
pot-au-feu  avec  une  vieille  savate  qu'avec  du  charme?  Et  pour- 
tant je  ne  pense  pas  que  le  bois  de  charme  ait  baissé  de  prix. 
On  pense,  en  général,  ceci  est  la  continuation  plus  claire 
du  chapitre  précédent,  que  la  prostituée  n'est  pas  féconde. 
«  11  n'entre  à  l'hôpital  de  la  Maternité  que  cinq  ou  six  prosti- 
tuées par  an.  Leur  accouchement  est  pénible  ,  et  leurs  enfans 
ont  peine  à  vivre ,  »  dit  Mme  Legrand ,  la  sage-femme  ;  M.  Pa- 
rent-Duchâtelel  n'est  pas  tout-à-fait  de  l'avis  de  Mme  Legrand. 
Il  porte  de  50  à  60  par  an  le  nombre  des  prostituées  qui  sont 
mères.  D'ailleurs  ,  que  de  fatigues ,  que  de  dangers  !  La  pro- 
stituée qui  est  grosse  se  sert  de  sa  grossesse  comme  d'un  nouvel 
appât.  On  en  a  vu  qui  attendaient  jusqu'à  la  dernière  extré- 
mité, et  qui  accouchaient  dans  la  rue.  On  compte  des  filles 
publiques  qui  ont  eu  jusqu'ï  dix  enfans. 

Que  deviennent  ces  enfans.'  Dieu  s'en  charge.  La  mortalité 
qui  tombe  sur  eux  est  effraya  nte.  Sur  huit  enfans  qui  naissent 
dans  la  prison,  quatre  succombent  dans  les  quinze  premiers 
jours,  les  quatre  autres  dans  le  cours  delà  première  année. 
Sur  dix  enfans  nés  à  l'hôpital  dans  le  cours  d'une  année  ,  cinq 
sont  morts  en  naissant ,  les  cinq  autres  sont  morts  avant  que 
leur  mère  la  prostituée  ne  fût  rétablie.  C'est  là  un  bienfait  de 
ta  providence ,  ô  mon  Dieu  ! 

Outre  la  maladie  infâme  qui  est  particulière  à  la  prostituée , 
elle  peut  encore  réclamer  en  propre  une  autre  maladie  dont  le 
nom  peut  se  dire  ;  cette  maladie,  c'est  la  gale.  Ces  deux  mala- 
dies sont ,  à  leur  égard  ,  ce  que  la  colique  métallique  est  aux 


REVUE  DE  PARIS.  159 

ouvriers  qui  préparent  les  sels  de  plomb.  Outre  ces  deux  ma- 
ladies principales,   on  en  compte  d'autres  bien  terribles.  La 
liste  est  longue,  elle  fait  peur.  Seulement,  ce  bon  docteur 
finit  toujours  par  arriver  avec  sa  conclusion  favorable.  Celles 
qui  guérissent,  il  ne  les  plaint  pas  ;  celles  qui  meurent  ,  il  les 
félicite.   D'autres  échappent  à  leur  affreux  métier ,  non  pas 
par  la  mort ,  mais  par  la  folie.  Elles  sont  naturellement  si  peu 
intelligentes,  leur  tète  est  si  vide,  leur  esprit  si  peu  exercé, 
que  la  moindre  secousse  les  peut  rendre  folles.  21  folles  par 
année ,  c'est  beaucoup.  105  en  cinq  années!  La  plus  jeune 
avait  seize  ans ,  la  plus  âgée  en  avait  soixante-deux.  5  étaient 
folles  par  excès  de  libertinage,  11  par  excès  de  misère,  ô  à  la 
suite  d'un  traitement,   15  pour  ivrognerie,  27  avaient  été 
abandonnées  de  leurs  amans  ;  l'une  d'elles  avait  été  reconnue 
au  coin  d'une  rue  par  son  père  ;  l'autre  avait  perdu  son  en- 
fant; les  prostituées  folles  ne  pensent  guère  à  l'amour;  elles 
tie  sont  agitées  que  par  des   pensées  d'ambition  ou  de  fortune. 
La  folie  est  donc  leur  patrimoine  comme  la  gale.  Vous  pensez 
bien  que  ,  malgré  ces  tristes  privilèges ,  elles  n'en  sont  pas 
moins  soumises  à  toutes  les  autres  maladies  de  l'espèce  hu- 
maine. On  en  compte  un  grand    nombre  qui  sont  boiteu- 
ses ;  quelques  -  unes  ne  peuvent    se  passer    de    béquilles  ; 
l'une  marche  avec  une  jambe  de  bois  ;  l'autre  tourne  sur  elle- 
même  quand  elle  veut  faire  un  pas  en  avant ,  ses  genoux  ne 
peuvent  s'écarter  que  de  six  à  sept  pouces  ;  il  y  en  avait  une 
qui  était  bossue  ,  une  autre  qui  avait  un  œil  de  verre,  et  qui 
était  hideuse  à  voir.  Presque  toutes  sont  scrofuleuses  de  nais- 
sance. Quand  la  maladie  les  prend  sérieusement,  elle  fait  d'é- 
pouvantables ravages.  Depuis  1821  jusqu'en  1828,  1,163  filles 
ont  été  gravement  malades ,  ce  qui  fait  145  malades  par  année. 
Après  la  gale  et  l'autre  maladie  arrivent  les  calharrcs,  la 
pblhisie  ,  la  pulmonie  et  la  pleurésie  aiguë  ;  l'apoplexie  ,  les 
affections  cérébrales ,  les  rhumatismes  articulaires ,  les  calculs 
vésicaux,  les  engorgemens  carcinomateux  du  rein,  ophthal- 
mies,  gastrites,  angines,  coups,  blessures,  contusions,  fiè- 
vres ,  érysipèles,  éruptions  et  névroses  diverses  ;  mais,  ajoute 
le  docteur  :  Tant  mieux  ,  cela  fait  à  peine  un  peu  plus  de 
deux  jours  de  maladie  pour  chacune  dans  le  courant  d'une 
année.  »  Bien  plus,  il  faut  le  dire  ,  malgré  toutes  ces  chances 


!G0  REVUE  DE  PARIS. 

mortelles,  en  dépit  de  tous  ces  excès  redoublés,  la  santé  de 
la  fille  de  joie  est  moins  frêle  et  moins  délicate  que  la  santé  des 
honnêtes  femmes.  Ce  sontdes  corps  de  fer  qui  ont  de  singuliers 
privilèges.  Elles  ne  sont  pas  exposées  comme  les  autres  femmes 
à  ces  affreuses  migraines,  à  ces  horribles  douleurs  d'estomac, 
à  ces  digestions  pénibles,  à  cette  douloureuse  complication  de 
vapeurs  et  de  maux  de  nerfs.  Les  ennuis  du  ménage ,  le  labeur 
de  la  mère  de  famille,  Tordre  ,  ce  travail  de  toutes  les  heures 
de  la  vie,  sont-ils  donc  plus  nuisibles  à  la  santé  que  cette  vie 
de  désordre ,  d'opprobre  ,  de  misère  et  de  malédiction  ? 

De  l'histoire  physiologique  de  la  fille  de  joie,  si  nous  pas- 
sons à  l'histoire  des  maisons  qu'elle  habite  ,  nous  nous  trou- 
vons tout  d'un  coup  dans  une  foule  de  détails  du  plus  haut  ini 
térèt.  De  tout  temps  et  en  tout  pays ,  dans  toutes  les  religions, 
certaines  maisons  publiques  furent  consacrées  à  la  prostitution. 
Les  Romains  conquérans  appelaient  ce  genre  de  maisons  lupa- 
nar,  du  mot  lupa,  louve,  pour  désigner  la  vie  brutale  qu'on 
y  menait.  On  disait  aussi  fornicatio ,  du  mot  fornix,  voûle, 
parce  que  ces  sortes  d'endroits  étaient  voûtés.  Sous  le  roi 
saint  Louis ,  le  mot  lupanar  fit  place  à  i  n  mot  plus  français. 
Plusieurs  de  ces  tanières  étaient  situées  sur  le  bord  de  l'eau  ; 
on  composa  leur  nom  tout  exprès  avec  le  mot  bord  et  le  mot 
eau.  Après  les  croisades ,  l'usage  des  bains  s'introduisit  dans 
la  ville,  et  les  maisons  de  bains  devinrent  aussi  des  maisons 
de  prostitution.  Nos  pères,  dans  leur  conversation  et  dans 
leurs  écrits,  disaient  rudement  et  cruement  ce  qu'ils  appelaient 
le  mot  propre;  aujourd'hui  la  police,  beaucoup  plus  pudibonde 
que  n'était  Montaigne,  la  reine  de  Navarre,  le  roi  Louis  XI 
et  Malhurin  Régnier  ,  a  nommé  ces  sortes  de  lieux  maisons 
tolérées.  On  ne  permet  pas  la  maison ,  on  la  tolère,  par  la 
raison  qu'il  faut  bien  tolérer  ce  qu'on  ne  peut  empêcher. 

Une  maison  de  tolérance ,  pour  parler  aussi  moralement 
que  la  police,  doit  remplir  des  conditions  pour  avoir  droit  à 
cette  tolérance.  Il  ne  faut  pas  que  deux  maisons  tolérées 
soient  trop  voisines  l'une  de  l'autre,  il  en  résulterait  des  rixes 
et  des  jalousies  intolérables.  Le  bureau  des  mœurs ,  autre 
qualification  morale  ,  exige  encore  que  chaque  habitante  de 
ces  demeures,  ait  une  chambre  particulière  ;  la  porte  de  la 
maison  doit  être  étroite  et   cachée,  dans   une  rue  isolée  et 


REVUE  DE  PARIS.  161 

perdue  ;  l'escalier  doit  être  placé  au  fond  d'une  allée  obscure 
et  repoussante.  La  porte  cochère  est  défendue  à  la  prostituée. 
Le  bureau  des  mœurs  exige  aussi  qu'il  n'y  ait  pas  de  recoin 
trop  obscur  dans  cette  obscurité,  pas  d'armoire  trop  profonde 
dans  cette  muraille  ,  pas  de  coffre  trop  grand  dans  celte  mai- 
son. 11  faut  aussi  que  la  maison  soit  solide,  car  ou  a  vu  de  ces 
malheureux  habiter  des  taudis  qu'un  souffle  pouvait  renverser 
de  fond  en  comble.  Les  rats  sortaient  de  ces  masures  avant  les 
femmes.  Ces  maisons-là  étaient  aussi  insalubres  que  les  am- 
phithéâtres et  les  charmiers  de  notre  premier  chapitre.  Il 
fallut,  en  1811  ,  que  M.  le  préfet  de  police  fit  une  ordonnance 
pour  que  ces  femmes  changeassent  de  linge  et  se  lavassent 
quelquefois  le  corps.  Il  prit  aussi  la  peine  d'ordonner  qu'on 
changerait  les  draps  du  lit  et  que  chaque  prostituée  aurait  un 
lit  à  son  usage ,  et  que  chaque  maîtresse  de  maison  tolérée 
fournirait  à  ses  filles  de  l'eau  etdu  savon  en  quantité  suffisante. 
A  de  pareils  détails,  le  cœur  se  soulève,  et  l'on  est  tenté  de  se 
tourner  vers  les  tristes  poursuivans  de  ces  sortes  d'amour  en 
leur  disant  : 

Eh  quoi  !  vous  n'avez  pas  de  passe-temps  plus  doux? 

La  boutique  ne  peut  pas  être  une  maison  de  tolérance.  La 
maison  de  tolérance  commence  tout  au  plus  au  premier  étage. 
Une  fille  en  boutique  est  en  vente  tout  le  jour.  Elle  attire  tous 
les  mauvais  sujets  du  quartier ,  surtout  quand  elle  vend  de 
l'eau -de-vie  ou  du  tabac.  A  la  faveur  des  désordres  de  la  pre- 
mière révolution  ,  il  s'était  ouvert  à  Paris  un  grand  nombre  de 
ces  boutiques ,  au  Palais-Égalité  surtout,  qui  comptait  plus  de 
vingt  de  ces  magasins.  La  marchandise  s'étalait  elle-même  sur 
sa  porte  ;  quand  elle  avait  un  chaland  ,  elle  passait  derrière 
un  paravent.  Le  Palais-Royal  était  un  véritable  repaire,  que 
l'autorité  eut  grand  soin  de  purger  aussitôt  qu'elle  fut  un  peu 
la  maîtresse.  Aujourd'hui  ces  sortes  de  boutique  sont  rares. 
La  marchandise  qui  y  est  renfermée  est  condamnée  à  rester 
cachée  derrière  ses  rideaux,  à  ne  pas  s'étaler  devant  la  porte, 
à  se  tenir  modeste  et  retirée.  La  prostitution  en  boutique  est 
sévèrement  défendue  dans  les  quartiers  riches  et  intelligens  , 
♦Jans  les  passages  et  dans  les  galeries ,  elle  est  tolérée  dans  les 

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162  REVUE    DE  PARIS. 

quartiers  infimes.  Un  estaminet  achalandé  favorise  les  recher- 
ches de  la  police;  aussi ,  soit  en  houtique  ,  soit  au  cinquième 
étage  ,  le  bureau  des  mœurs  est  toujours  tout  disposé  à  to- 
lérer la  prostitution  dans  certaines  rues  privilégiées,  îa  rue  de 
la  Savonnerie,  de  la  Tannerie,  de  la  Mortellerie,  et  autres 
rues  ejusdemfarinœ. 

Il  faut  encore  que  la  maison  de  tolérance  soit  établie  à  dis- 
tance respectueuse  des  temples,  à  quelque  religion  qu'ils  ap- 
partiennent, des  élablissemens  publics,  des  écoles,  des  col- 
lèges, de  certains  hôtels  garnis;  cette  distance  est  de  cent  pas 
au  moins,  quand  les  filles  ne  sortent  pas  de  la  maison.  L'em- 
pereur Napoléon  ,  qui  avait  en  horreur  et  en  dégoût  la  prosti- 
tution ,  fit  chasser  loin  du  château  des  Tuileries  toute  celte 
horrible  engeance.  II  faut  encore,  quand  la  maison  en  question 
remplit  toutes  les  conditions  requises ,  que  le  propriétaire  y 
consente  ,  le  consentement  du  principal  locataire  ne  suffit  pas. 
La  chose  est  juste;  l'homme  qui  loue  sa  maison  à  cette  infamie 
doit  pour  le  moins  en  être  éclaboussé.  D'ailleurs  la  maison 
où  la  prostitution  s'est  établie  une  fois,  conservera  toujours 
cette  tache  indélébile.  On  a  remarqué  que  la  plupart  des  pro- 
priétaires de  ces  maisons  là  sont  sortis  de  la  dernière  classe 
du  peuple;  cependant  M.  Parent-Duchàtelet  a  remarqué  aussi 
de  son  côté  que  parmi  les  propriétaires  de  ces  sortes  de  loca- 
tions, il  y  en  avait  qui  occupent  les  premiers  rangs  de  la 
société  et  les  dignités  les  plus  honorables.  C'est  que  la  prosti- 
tution est  une  locataire  qui  ne  regarde  pas  au  prix  du  loyer , 
et  nos  grands  dignitaires  disent  comme  Vespasien  :  Voilà 
un  argent  qui  ne  sent  pas  mauvais! 

II  y  a  à  Paris  certaines  maisons  qui  sont  consacrées  depuis 
plus  de  cent  ans  à  ce  terrible  trafic.  Une  ordonnance  de  1307 
parle  de  maisons  pareilles  établies  dans  la  rue  Maçon  ,  de  la 
Bucherie,  de  Glantigny,  de  Froimantal.  Comme  la  prostitution 
appelle  la  prostitution  ,  ces  sortes  de  maisons  s'amoncèlent 
d'ordinaire  dans  le  même  quartier,  triste  agglomération  et 
pourtant  utile,  car  elle  permet  à  l'autorité  de  porter  sa  sur- 
veillance sur  quelques  points  choisis, plus  vicieux  et  plus  cor- 
rompus que  les  autres.  La  Cité  est  la  capitale  de  la  fille  de 
joie  ;  elle  y  règne  par  droit  de  conquête  et  par  droit  de  nais- 
sance. La  population  est  accoutumée  à  ce  voisinage  et  ne  s'en 


REVUE  DE  PARIS.  165 

émeut  guère.  Dans  les  quartiers  populeux  ,  qui  fait  attention 
à  la  prostituée  qui  passe,  à  la  maison  honteuse  qui  se  cache  ? 
Et  puis,  c'est  un  grand  point,  la  Cité  repose  à  l'ombre  salutaire 
et  formidable  de  la  préfecture  de  police. 

Cependant,  même  avec  la  permission  du  propriétaire ,  l'éta- 
blissement d'une  maison  de  prostitution  est  toujours  suivi  de 
vives  et  énergiques  réclamations  des  maisons  voisines.  La  pro- 
stitution est-elle  de  droit  commun  ?  Ne  doit-elle  pas  être  placée 
au  nombre  de  ces  professions  bruyantes  et  insalubres  qui  , 
avant  de  s'établir  quelque  part,  sont  soumises  à  une  enquête  ? 
Ces  réclamations  vont  souvent  plus  haut  qu'on  ne  pense.  Une 
lettre  énergique  fut  adressée  en  ce  sens  à  son  altesse  royale 
Madame  la  duchesse  d'Angoulême,  qui  la  renvoya  à  M.  De- 
lavau ,  à  quoi  M.  Delavau  répondit  ,  que  c'était  là  une 
des  terribles  nécessités  des  sociétés  humaines.  Et  on  passa 
outre. 

En  général ,  la  maison  de  tolérance  est  entourée  d'ombre  et 
de  silence.  Elle  dépend  de  la  préfecture  de  police,  qui  est  le 
maître  absolu  de  sa  destinée  ;  et  elle  tremble.  Quelquefois,  le 
samedi  et  le  lundi ,  on  entend  la  maison  qui  crie  :  —  Au  feu  ! 
au  voleur  !  Ce  n'est  rien,  ce  sont  des  filles  qu'on  assomme ,  ou 
bien  c'est  un  soldat  ivre  qui  s'abandonne  à  sa  folâtre  gaieté. 
Mais  songez  donc  qu'il  y  a  à  peine  un  siècle,  la  maison  publique 
était  un  coupe-gorge.  M.  Victor  Hugo  vous  en  a  montré  une 
sur  la  scène  ,  au  naturel  ,  dans  le  Roi  s'amuse  quand  le  roi 
François  Ier  s'en  va  s'étendre  au  cabaret  sur  le  grabat  de  cette 
fille,  dont  le  frère  est  un  bravo  de  profession. 

Plusieurs  projets  ont  été  adressés  de  tout  temps  à  la  pré- 
fecture de  police  pour  établir  dans  Paris  ce  que  Rétif  de  la 
Bretonne  appelait  une  prostitution-modèle.  En  1770,  Rétif 
de  la  Bretonne,  emphatique  et  burlesque  législateur  de  tous  les 
vices  de  son  temps,  proposait  de  réunir  dans  un  vaste  gynécée, 
dont  il  donnait  le  plan  ,  toutes  les  filles  publiques.  11  avait 
même  écrit  la  charte  de  ce  gynécée  ;  il  avait  tout  prévu,  l'âge, 
la  beauté,  le  tarif,  la  grossesse,  la  nourriture,  tout,  jusqu'à  la 
finesse  du  linge  et  à  la  forme  des  habits.  Dans  ce  projet  ab- 
surde, il  y  avait  pourtant  une  idée  utile  :  la  santé  de  ces  fem- 
mes devait  être  rigoureusement  surveillée,  et  cette  idée  a  porté 
ses  fruits  plus  tard. 


164  msm  DE  PARIS. 

Un  autre  proposait  d'élever  le  Fauxhall  de  Cythère.  —  Un 
troisième,  dans  un  long  Mémoire  sans  vergogne  et  sans  ortho- 
graphe, demandait  tout  simplement  le  privilège  exclusif  de  la 
prostitution,  comme  on  demanderait  le  privilège  exclusif  de  la 
loterie  ou  des  jeux  publics.  Il  avait ,  disait-il  ,  des  millions 
à  jeter  dans  cette  affaire.  Mais,  encore  une  fois ,  il  voulail  un 
privilège  exclusif. 

A  côté  de  la  maison  de  tolérance ,  il  y  a  un  autre  genre  de 
maison  que  la  prostituée  n'habite  pas,  où  elle  se  repose  quel- 
ques instans,  et  dont  elle  sort  l'instant  d'après  ,  pour  y  rentrer 
quelquefois  dix  minutes  plus  tard.  Ces  sortes  de  maisons  favo- 
risent la  débauche  en  lui  donnant  l'asile  momentané  dont  elle 
a  besoin.  Ceci  est  une  des  grandes  plaies  de  la  moralité  pari- 
sienne. Ces  asiles,  toujours  ouverts,  fomentent  bien  des  désor- 
dres. S'ils  ne  servaient  qu'à  la  fille  de  joie ,  elle  pourrait  dire  ; 
Terra  quant  calco  mea  est!  mais  c'est  la  fille  de  joie  qui  en 
profite  le  moins.  Là  accourt,  à  pas  comptés,  la  femme  de 
chambre  que  sa  maîtresse  envoie  dans  la  ville,  l'ouvrière  qui  9 
fini  ou  plutôt  qui  veut  finir  sa  journée  ;  la  femme  marine  y 
vient  tromper  son  mari;  des  vieillards  y  entraînant  des  enfans 
de  douze  ans.  Quelques-unes  de  ces  maisons  sont  consacrées 
à  la  femme  de  théâtre  ;  maisons  d'autant  plus  dangereuses 
qu'elles  échappent  à  la  surveillance  de  la  police  ,  qu'elles  sont 
tenues  avec  la  discrétion  la  plus  grande  ,  que  les  voisins  eux- 
mêmes  ne  se  doutent  pas  de  la  profession  de  celles  qui  les 
habitent.  Comment  savoir  le  nom  de  toutes  les  femmes  qui 
entrent  là  ?  Et  quand  on  saurait  le  nom  de  ces  femmes,  quelle 
autorité  aurait-on  sur  elles  ?  Voilà  doue  qu'on  n'a  pas  pu 
encore  atteindre  et  soumettre  aux  lois  exceptionnelles  qui  ré- 
gissent la  matière,  la  prostitution  de  la  femme  de  chambre,  de 
la  femme  de  théâtre  et  de  la  femme  mariée!  Triste  résultat  que 
déplore  M.  Parent- Duchâlelet. 

Que  dirons-nous  de  la  maison  à  parties''1  C'est  une  maison 
de  plaisir,  ouverte  à  toutes  les  femmes  galantes  qui  ont  assez 
d'esprit  pour  côtoyer  la  prostitution  publique  sans  y  tomber. 
Dans  ces  sortes  de  maisons  accourent  tous  les  débauchés  assez 
riches  pour  choisir  leurs  plaisirs.  On  s'y  réunit  à  la  table  ou 
au  bal,  on  mange  et  on  danse,  on  déploie  les  belles  manières, 
on  parle  un  langage  châtié  ;  on  prendrait  ces  dames  pour  des 


REVUE  DE  PARIS.  165 

comtesses  en  vacances.  Elles  attirent  autour  des  tables  de  jeu 
tous  les  filous  de  bonne  compagnie.  Le  jeu  est  le  maître  sou 
verain de  ces  salons,  la  débauche  ne  vient  qu'après.  Là  aussi 
viennent  les  femmes  qui  cherchent  des  amans,  les  jeunes  gens 
qui  cherchent  de  faciles  bonnes  fortunes.  Ces  dames  ont  mai- 
son de  ville  et  maison  de  campagne.  Quelques-unes  portent 
un  nom  honorable  et  sont  dames  de  charité.  Que  voulez-vous 
que  fasse  un  pauvre  commissaire  de  police  contre  une  noble 
dame  qui  réunit  innocemment  chez  elle  des  jeunes  gens  et  des 
jeunes  femmes ,  qui  leur  donne  à  dîner  et  le  bal ,  et  qui  se  con- 
tente de  gagner  leur  argent  au  jeu  loyal  et  désintéressé  de 
l'écarté  ? 

On  compte  dans  les  douze  arrondissemens  de  Paris  deux 
cent  vingt  maisons  tolérées.  C'est  toujours  dans  les  mêmes 
quartiers  que  s'agglomèrent  les  prostituées,  mais  non  pas  dans 
les  mêmes  rues.  De  tout  temps  ,  et  même  du  temps  de  saint 
Louis,  il  a  été  impossible  de  les  parquer  dans  la  même  enceinte. 
Si  elles  avaient  à  elles  certaines  rues  ,  quel  honnête  homme 
oserait  passer  dans  ces  rues  ?  D'ailleurs  ,  il  est  des  quartiers 
qui  appellent  la  prostitution  ,  d'autres  quartiers  qui  la  re- 
poussent. L'expérience  montre  aussi  qu'il  était  impossible 
d'assujettir  ces  malheureuses  à  un  costume  uniforme.  En  1347, 
la  reine  Jeanne  leur  ordonna  de  porter  l'aiguillette.  En  1-389, 
les  prostituées  de  Toulouse  adressèrent  une  réclamation  au 
roi  Charles  VI,  pour  être  affranchies  de  l'uniforme  qu'on  leur 
avait  assigné.  Le  roi,  touché  des  plaintes  des  ces  dames,  leur 
permit  toutes  les  robes  et  toutes  les  couleurs  ,  à  condition 
qu'elles  auraient  autour  de  leur  bras  une  jarretière  d'une  autre 
«ouleur  que  la  robe.  Sous  le  règne  de  Henri  IV  ,  qui  ne  les 
haïssait  pas,  elles  portèrent  une  plaque  dorée  à  la  ceinture,  de 
là  le  proverbe  :  Bonne  renommée  vaut  mieux  que  ceinture 
dorée.  L'uniforme  des  prostituées  est  une  de  ces  utopies  que 
réclament,  tous  les  vingt  ans,  lesphilantropes  oisifs.  En  1827, 
un  médecin  de  Montpellier  adressa  à  M.  Delavau ,  un  long 
Mémoire  pour  démontrer  que  la  fille  de  joie  devait  porter  né- 
necessairement  un  chapeau  de  soie  jaune  serin;  un  pro- 
priétaire de  la  rue  Saint-Honoré  demandait  que  la  police 
leur  fournît  une  robe  de  bure  ,  fraîche  en  été ,  chaude  en 
hiver.  Pourquoi  seraient-elles  mieux  traitées  que  des  cochers 

14. 


166  REVUE  DE  PARIS. 

de  cabriolet  ?  disait-il.  Je  me  suis  toujours  étonné  que  quel- 
ques réformateurs  ardens  n'aient  pas  proposé  de  leur  couper 
le  nez, 

A  quoi  bon  cette  marque  distinclive  ?  C'est  le  meilleur 
moyen  d'indiquer  à  l'adolescent  timide  le  genre  de  la  femme 
qui  passe  à  ses  côtés.  C'est  fournir  une  occasion  de  scandale 
aux  gamins  de  la  bonne  ville.  Tout  ce  qu'il  faut  exiger  de  ces 
femmes,  c'est  un  costume  décent,  et  c'est  ce  qu'on  exige  au- 
jourd'hui. 

Toute  prostituée  est  tenue  de  se  faire  inscrire  sur  un  re- 
gistre, au  bureau  des  mœurs.  C'était  la  loi  chez  les  Romains. 
Ce  règlement  avait  été  trouvé  très  utile  par  Charlemagne.  En 
1771  (comme  les  bons  usages  ont  peine  à  s'établir  !)  le  lieute- 
nant de  police ,  considérant  le  nombre  des  vagabondes  qui 
encombraient  les  rues  et  les  places  publiques ,  ordonna  que 
toute  fille  de  joie  serait  soumise  à  une  inspection  sanitaire. 
Mais  la  police  avait  alors  d'autres  soins ,  le  mal  eut  son  cours, 
et  la  fille  de  joie  devint  si  dangereuse ,  que  la  Convention  s'en 
mêla.  Oui,  elle-même,  la  Convention  l 

Cette  fois,  en  eut  donc  un  registre  où  furent  inscrits,  pêle- 
mêle,  les  noms  de  toutes  les  prostituées.  On  ne  leur  demandait 
ni  leur  âge,  ni  le  lieu  de  leur  naissance,  ni  leur  demeure.  Ce 
ne  fut  qu'en  1801  qu'on  mit  un  peu  d'ordre  dans  ce  registre, 
qui  fut  perfectionné  encore  en  1828.  Aujourd'hui  donc,  quand 
une  fille  se  présente  au  bureau  des  mœurs  pour  solliciter  sa 
patente  de  prostituée  ,  elle  a  à  répondre  à  plusieurs  questions 
importantes  ;  —  son  nom  ,  son  âge  ,  le  lieu  de  sa  naissance , 
son  étal,  sa  demeure  ?  Est-elle  fille  ,  veuve  ou  mariée  ?  son 
père  et  sa  mère  ,  qui  sont-ils  et  vivent-ils  encore  ?  loge-t-elle 
avec  eux  ?  ou  pourquoi  les  a-t-elle  quittés  ?  a-l-elle  eu  des 
enfansetles  a-t-elle  ?  depuis  quand  à  Paris?  a-t-elle  quelqu'un 
pour  la  réclamer?  a-t-elle  déjà  fait  le  métier  de  prostituée  et 
depuis  combien  de  temps  ?  a-l-elle  été  à  l'hôpital  ?  sait-elle 
lire  et  écrire  ?  Voilà  à  l'aide  de  quels  renseignemens  le  savant 
docleur  est  parvenu  à  écrire  cette  terrible  histoire.  Quand  le 
procès-verbal  est  terminé,  on  donne  à  la  nouvelle  adeple  un 
bulletin  et  on  l'envoie  à  l'inspection  du  médecin  ,  le  médecin 
déclare  que  la  demoiselle  ***  (Amanda  ou  Cruchcn) ,  est  saine 
ou  malade,  et  la  voilà  reçue  —  prostituée  ! 


REVUE  DE  PARIS.  167 

On  lui  fait  cependant  signer  un  engagement  ainsi  conçu  :  — 
A  comparu  par  devant  nous ,  —  la  fille ,  —  instruite  par 
nous  des  réglemens  sanitaires  établis  par  la  préfecture  , 
a  déclaré  s'y  soumettre,  etc. ,  —  et  elle  signe.  Cette  formule 
a,  dans  l'esprit  de  cette  fille,  toute  l'importance  d'un  contrat. 

Quant  aux  filles  non  inscrites,  que  la  police  ramasse  chaque 
jour,  on  attend,  pour  les  inscrire  d'office,  qu'elles  aient  été 
prises  trois  ou  quatre  fois  en  flagrant  délit.  Mais  c'est  là  une 
violence  assez  rare.  Sur  sept  mille  trois  cent  quatre-vingt-huit 
filles  qui  viennent  d'elles-mêmes  au  bureau  des  mœurs ,  sur 
quatre  mille  quatre  cent  trente-six  qui  sont  présentées  par 
les  maîtresses  de  maison,  sept  cent  vingt  ont  été  inscrites  d'of- 
fice, et  elles  n'avaient  pas  volé  l'inscription. 

Mais  quanti  la  fille  n'est  pas  majeure,  quidjuris?  la  chose  est 
grave  et  pourtant  que  faire  ?  Il  y  a  telle  fille  de  dix  ans  qui  déjà 
est  perdue  sans  ressources.  Cependant  les  réglemens  défendent 
de  les  inscrire  avant  seize  ans.  Allez  donc  combattre  une 
pareille  habitude  !  La  fille  que  vous  refusez  d'inscrire  se  fera 
modiste  ou  couturière  chez  quelques-unes  des  ces  vieilles  fem- 
mes ,  le  fléau  de  la  santé  publique.  Elle  échappera  à  l'action 
salutaire  de  la  police.  Deux  filles  de  treize  à  quatorze  ans  ont 
été  arrêtées  l'une  vingt-huit  fois ,  l'autre  dis-huit  fois  en  pro- 
stitution flagrante.  Il  y  a  beaucoup  de  ces  enfans  qui  sont 
vendues  par  leurs  mères.  Qnand  on  a  voulu  les  retirer  du 
vice,  tous  les  efforts  ont  été  inutiles.  A  peine  libres,  elles  re- 
venaient à  leurs  désordres.  Il  y  a  des  enfans  qui  ont  la  pro- 
stitution dans  le  sang. 

Quelquefois  la  prostituée  renonce  à  son  état  pour  le  re- 
prendre. Quelquefois  plus  lard  elle  y  renonce  sérieusement. 
Alors  il  faut  qu'elle  fasse  elle-même  une  pétition  pour  que  son 
nom  soit  effacé  du  fatal  registre.  Souvent  elles  disparaissent 
sans  prévenir  personne.  On  raie  les  unes,  sauf  à  les  inscrire 
de  nouveau  ;  on  raie  les  autres  après  une  enquête  préalable. 
Celles  qui  disparaissent  sont  rayées  de  fait  ;  celles  qui  se  ma- 
rient sont  rayées  de  droit. 

Les  voilà  donc  inscrites  et  pour  ainsi  dire  patentées.  Une 
fois  sur  ses  registres ,  la  police  leur  doit  protection  :  com- 
ment vont-elles  exploiter  ce  brevet  qui  leur  a  si  peu  coûté  à 
obtenir  ? 


168  ULYCE  DE  PARIS. 

Le6  unes  se  renferment  dans  des  maisons  de  tolérance  :  les 
autres  habitent  des  chambres  particulières  ou  de  méchans  hô- 
tels garnis  ;  les  plus  riches  ont  des  meubles  à  elles  et  paient 
l'impôt  comme  tout  bon  citoyen  le  doit.  Suivons-les  dans  ces 
diverses  manières  de  gagner  leur  argent. 

La  maison  de  tolérance  est  toujours  tenue  par  une  femme  ; 
cette  femme  est  le  plus  souvent  une  ancienne  prostituée,  par- 
venue à  exploiter  ses  semblables  comme  elle-même  elle  a  été 
exploitée.  Ces  sortes  de  femmes  ont  eu  bien  des  noms  divers. 
Nos  bons  aïeux  les  appelaient  d'un  nom  très  brûla!  ;  la  pré- 
fecture morale  de  police  les  appelle  dames  de  maison.  Être 
dame  de  maison,  être  la  maîtresse  après  avoir  été  l'esclave, 
vendre  ses  semblables  après  avoir  été  vendue,  exploiter  la 
beauté,  la  jeunesse  et  le  vice  à  son  profit,  après  avoir  dé- 
pensé, au  profit  d'une  autre,  sa  beauté,  sa  jeunesse  et  le 
vice  ,  tel  est  le  rêve  brillant  de  toute  prostituée  dans  sa 
fange  ;  mais  bien  peu  parviennent  à  cette  toute-puissance  tant 
désirée.  Parmi  les  dames  de  maisons,  il  en  est  qui  ont  couru 
le  monde,  c'est  leur  terme.  Elles  ont  suivi  des  officiers  ou  des 
négocians  de  Bordeaux  ou  de  Lille.  Elles  parlent  l'argot  de  la 
bonne  compagnie,  elles  en  ont  le  ton  et  les  manières,  \ue$  de 
loin.  Quand  elles  ne  peuvent  plus  travailler  pour  leur  propre 
compte  ,  elles  achètent  avec  leurs  économies  une  maison 
de  tolérance  qu'elles  exploitent  avec  une  habileté,  un  sang- 
froid  et  une  perfidie  qui  épouvantent  même  le  bureau  des 
mœurs  ! 

Les  autres  sont  tout  simplement  d'anciennes  prostituées 
usées  et  vieillies  dans  le  métier  ,  qui  ne  peuvent  se  décider  à 
quitter  le  théâtre  de  leurs  exploits,  qui  empruntent  de  l'argent 
à  gros  intérêt  et  qui  font  valoir  la  marchandise  de  leur  mieux. 
Ces  dames  ont  en  outre  des  domestiques  ùe  confiance ,  quelque 
vice  plus  vieux  et  encore  plus  éreinté  qu'elles-mêmes.  Ces  do- 
mestiques ,  à  la  mort  ou  à  la  banqueroute  de  leurs  bonnes 
maîtresses,  achètent  le  fonds  social  et  elles  l'exploitent.  Bien 
plus,  on  compte  même  dans  ce  métier  d'honnêtes  et  chastes 
mères  de  familles  ou  d'innocentes  demoiselles  qui  font  de  la 
chose  une  spéculation  pure  et  simple,  qui  vendent  des  femmes 
pour  mieux  vendre  leur  eau-de-vie  et  leur  tabac.  Il  y  a  eu  à 
Paris  telle  maison  qui  a  été  exploitée  de  mère,  en  fille  par  la 


REVUE  DE  PARIS.  169 

même  famille ,  tout  comme  une  étude  d'avoué  ou  de  notaire. 
Dans  ces  familles,  la  fille  succède  à  sa  mère,  la  nièce  à  salante, 
c'est  toujours  la  même  enseigne.  On  raconte  même  l'histoire 
d'une  jeune  domoiselle  de  la  province  qui  hérita  d'une  maison 
des  plus  achalandées  ,  et  pendant  qu'on  cherchait  à  vendre  ce 
fonds  précieux  ,  les  affaires  continuèrent  leur  train  et  se  firent 
au  nom  et  au  profil  de  la  jeune  héritière.  Quel  beau  sujet  de 
roman  c'eût  été  là  il  y  a  trois  ans  ! 

Il  n'est  pas  besoin  de  vous  dire  que  cet  infâme  métier  est 
exercé  par  la  lie  des  prostituées.  L'histoire  de  ces  sortes  de 
familles  est  honteuse  et  remplie  de  crimes.  Plusieurs  conditions 
sont  exigées  d'une  dame  de  maison  :  1°  il  ne  faut  pas  qu'elle 
soit  trop  jeune ,  car  elle  aura  besoin  de  commander  et  de  se 
faire  obéir  ;  le  silence  et  l'ardre  doivent  régner  en  tout  temps 
dans  la  maison  de  tolérance  ;  à  vingt-cinq  ans ,  une  maîtresse 
de  maison  est  encore  bien  jeune.  2°  Il  n'est  pas  inutile  que  la 
maîtresse  de  maison  ait  té  une  prostituée  ;  elle  sait  comment 
on  gouverne  la  fille  de  joie,  elle  connaît  à  fond  toutes  les  ruses 
du  métier,  elle  commande  avec  plus  de  force  et  d'autorité. 
5°  La  dame  de  maison  doit  être  assez  forte  pour  se  faire  obéir 
sur-le-champ  par  ses  sujettes  indociles  ;  uu  gros  poing  et 
même  un  peu  de  barbe  au  menton  ne  sont  pas  trop  à  dé- 
daigner ;  enfin ,  si  elle  sait  lire  et  écrire  ,  si  elle  ne  boit  pas 
trop  d'eau-de-vie ,  si  elle  n'a  jamais  été  reprise  de  justico,  si 
elle  a  toujours  exercé  sa  profession  honorableme;.!.  ot  vertueu- 
sement, surtout  si  elle  est  propriétaire  du  mobilier  de  sa  mai- 
son, elle  est  digne  sous  tous  les  rapports  d'êtie  maîtresse  de 
maison. 

Il  y  a  en  effet  des  propriétaires  sans  locataires,  des  tapis- 
siers sans  débouché,  des  marchands  de  meubles  encombrés  de 
meubles  ,  qui  s'arrangent  de  manière  à  meubler  et  à  disposer 
chacun  sa  petite  maison  de  tolérance.  Quand  la  maison  est 
bien  disposée,  ces  honnêtes  gens  la  louent  à  une  dame  de  mai- 
son, qui  est  lout-à-fait  sous  leur  dépendance  et  non  plus  sous 
celle  de  la  police.  Quelquefois  aussi,  une  dame  de  maison  s'ar- 
range de  manière  à  avoir  à  elle  plusieurs  maisons  de  tolérance  ; 
dans  chacune  de  ces  maisons,  elle  place  une  dame  de  confiance 
qui  ne  relève  que  de  la  supérieure  ,  et  alors  ce  sont  à  chaque 
instant  des  changemens  dans  le  personnel  qui  jettent  la  con- 


170  REVUE  DE  PARIS. 

fusion  dans  le  bureau  des  mœurs.  Quelquefois  encore  la  dame 
de  maison,  enrichie,  achète  plusieurs  maisons  qu'elle  remplit 
du  haut  en  bas  de  prostituées  libres.  On  a  fait  bien  des  régle- 
mens  à  propos  de  ces  dames  et  de  ces  maisons.  La  dame  de 
maison  est  tenue  de  faire  enregistrer  au  bureau  des  mœurs 
toute  femme  qui  se  présente  pour  loger  chez  elle  ;  elle  inscrit 
sur  son  registre  toutes  ses  pensionnaires ,  leur  âge  et  l'état  de 
leur  santé.  Aussi,  grâce  à  tous  ces  réglemens  et  à  l'importance 
qu'on  leur  donne  ,  ces  dames  se  figurent-elles  exercer  la  plus 
haute  et  la  plus  loyale  des  industries.  Une  dame  de  maison 
chez  elle  veut  être  obéie  et  respectée  ;  toute  fille  qu'elle  ex- 
ploite est  pour  elle  une  bête  de  somme  ;  elle  n'estime  guère 
plus  une  fille  achalandée,  qu'un  maître  de  manège  n'estime 
un  cheval  qui  galope  bien.  Aussi  est-elle  respectée  jusqu'à  la 
crainte. 

La  plupart  de  ces  dames,  dont  l'éducation  a  été  peu  cultivée, 
ont  adopté,  pour  écrire  leurs  rapports,  placets,  pétitions,  lettres 
d'affaires,  lettres  d'amour  ,  un  écrivain  public  qui  est  tout  à 
leurs  ordres.  Ce  monsieur  ne  travaille  que  pour  ces  dames; 
il  a  pour  enseigne  et  pour  devise  au  tombeau  des  secrets. 
M.  Parent-Duchâtelet  a  trouvé  à  la  préfecture  de  police  des 
pétitions  écrites  par  ces  dames  chez  ce  monsieur  ;  ces  pétitions 
sont  d'un  tour  neuf  et  original. 
Monsieur  le  Préfet , 

La  demoiselle  D a  l'honneur  de  vous  exposer  que  le  mal- 
heur ayant  voulu  qu'elle  fît  partie  des  filles  d'amour ,  elle  n'en 
a  pas  moins  mené  une  conduite  à  l'abri  du  moindre  reproche, 
ce  qui  lui  fait  espérer  que... 
Monsieur  le  Préfet , 

Ce  n'est  qu'après  de  longs  malheurs  que  je  me  suis  vue  dans 
la  nécessité  de  faire  un  état  qui  répugne  à  mon  cœur.  Con- 
sultez sur  mon  compte  le  boulanger  D....,  l'épicier  P....,  le 
boucher  L — ,  la  fruitière  M....,  tous  vous  repondront  que 
vous  pouvez  m'accorder  ce  que  je  vous  demande,  et  que  je 
suis  aimée ,  estimée  et  considérée  de  tous  ceux  qui  me  con- 
naissent. 

Monsieur  le  Préfet , 
Atteinte  de  deux  hernies,  incapable  d'aucun  travail ,  ce  n'est 


REVUE  DE  PARIS.  171 

pas  le  dérèglement  de  mes  passions  qui  m'a  fait  inscrire  sur 
vos  registres  ;  le  témoignage  de  tout  mon  quartier  vous  prou- 
vera que  j'ai  effacé,  par  ma  moralité  et  ma  décence,  l'abjection 
de  mon  état. 

Monsieur  le  Préfet, 
Depuis  sept  ans  je  suis  femme  galante,  et  je  me  suis  toujours 
comportée  avec  décence,  honneur  et  probité.  Je  viens  vous 
demander,  etc. 

Monsieur  le  Préfet , 

Chargée  de  mon  père  et  de  ma  mère  ,  tous  deux  infirmes, 
j'ai  besoin  d'exercer  une  industrie  honnête  pour  pourvoir  à 
leurs  besoins.  Vous  n'ignorez  pas  que  le  devoir  des  enfans 
est  de  soulager,  dans  leur  vieillesse,  les  auteurs  de  leurs  jours, 
et  de'leur  rendre  la  pareille  des  soins  qu'ils  nous  ont  prodigués 
dans  l'enfance  et  le  jeune  âge  ;  en  conséquence,  etc. 
Monsieur  le  Préfet , 

Fille  et  petite-fille  de  dames  de  maison  ,  ayant  moi-même 
exercé  cet  état  pendant  un  grand  nombre  d'années,  je  viens 
vous  prier,  pour  achever  d'élever  ma  famille ,  de  transmettre 
mon  industrie  à  ma  fille ,  que  je  ne  pourrais  pas  marier,  sans 
cela,  d'une  manière  avantageuse. 
Monsieur  le  Préfet , 

Agée  de  quatre-vingt-deux  ans ,  et  me  sentant  sur  le  point 
de  rendre  mon  ame  à  mon  Dieu  ,  et  de  paraître  devant  mon 
Créateur,  il  est  de  mon  devoir  de  pourvoir  aux  besoins  de  mes 
enfans  ;  en  conséquence,  etc. 

Monsieur  le  Préfet, 

Madame  A....,  quoique  bien  née  ,  et  par  suite  des  sentimens 
distingués  qu'elle  a  puisés  dans  sa  famille,  etc. 

Et,  en  effet,  cette  dame  A....  était  d'une  très  grande  famille 
de  Bretagne  ;  plusieurs  de  ses  parens  étaient  d'honorables  gen- 
tilshommes au  service  du  roi. 

Une  fois  la  tolérance  obtenue  ,  reste  à  garnir  ces  établisse- 
mens.  Rien  n'est  plus  simple  et  plus  facile.  Les  hôpitaux  sont 
remplis  de  malheureuses  femmes  qui  n'attendent  que  leur  gué- 
rison  pour  reprendre  leur  métier  interrompu.  C'est  là  que  s'in- 


172  REVUE  DE  PARIS. 

traduisent  d'honnêtes  espions,  payés  par  les  dames  de  maison. 
On  étudie  la  fille  dans  son  lit  ;  on  suit ,  avec  inquiétude  ,  sa 
convalescence  ;  on  donne  à  la  dame  de  maison  le  signalement 
du  sujet  en  question,  son  âge,  la  couleur  de  ses  cheveux,  si  elle 
est  belle  ou  jolie.  L'hôpital  est  ainsi  le  vestibule  de  la  prosti- 
tution. Toutes  les  malheureuses  filles  qui  arrivent  de  la  pro- 
vince tombent  naturellement  à  l'hôpital.  Elles  se  refont  là  des 
fatigues  du  voyage.  Au  sortir  de  l'hôpital ,  la  maison  de  tolé- 
rance les  attend,  et  elles  y  entrent. 

Quelques-unes  de  ces  dames  envoient  en  province  des  com- 
mis-voyageurs. Ces  messieurs  parcourent  les  campagnes ,  les 
ateliers,  les  moindres  hameaux.  La  première  belle  fille  qu'ils 
rencontrent ,  ils  leur  font  leurs  petites  offres.  Si  elle  accepte, 
on  l'expédie  aussitôt  pour  la  province.  On  a  vu  des  dames  de 
maison  s'en  tenir  uniquement  aux  jeunes  personnes  de  leur 
ville  natale.  D'autres  se  fournissent  toujours  dans  le  même 
atelier,  et,  dans  un  temps  donné,  tout  l'atelier  va  se  faire  in- 
scrire au  bureau  des  mœurs.  Elles  s'entendent  aussi  avec  les 
dangereux  bureaux  de  placement ,  qui  se  chargent  de  placer 
les  domestiques  des  deux  sexes.  Telle  qui  ne  pensait  pas  à  mal 
et  qui  demandait  une  place  de  femme  de  chambre,  est  adressée 
à  une  dame  de  maison.  Deux  jours  après,  la  pauvre  fille  passe 
delà  domesticité  à  la  prostitution.  Souvent  ce* dames  entre- 
prennent elles-mêmes  d'assez  longs  voyages  ;  elles  vont  de  Pa- 
ris à  Rouen,  de  Rouen  au  Havre  ;  elles  exploitent  particulière- 
ment la  Flandre  et  les  Pays-Bas.  Il  y  a  quelques  années ,  on 
s'aperçut  qu'il  arrivait,  à  chaque  instant,  de  la  ville  de  Reims, 
de  jeunes  filles  qui ,  à  peine  arrivées  à  Paris ,  connaissaient  le 
nom  et  l'adresse  exacte  de  toutes  les  dames  auxquelles  elles; 
pourraient  convenir.  On  renvoya  la  plupart  de  ces  malheu-. 
reuses  dans  leur  ville  natale.  Que  firent  les  courtiers  qui  ex- 
ploitaient la  ville?  Ils  les  firent  passer  par  Rouen,  par  Versailles 
et  autres  villes  voisines.  Cette  supercherie  fut  bientôt  décou- 
verte, et,  de  quelque  part  qu'elles  vinssent,  on  renvoyait  à  la 
ville  de  Reims  toutes  les  filles  qui  y  étaient  nées  ;  et  voilà 
pourquoi  la  ville  de  Reims  ne  fournit  plus  aujourd'hui  que  son 
contingent. 

La  bonne  nourriture,  le  riant  accueil,  les  riches  habits,  tels 
sont  les  appâts  des  filles  qui  commencent.  Lps  dames  de  maU 


REVUE  DE  PARIS.  173 

sons  les  moins  riches  envoient  lout  simplement  recruter  dans 
les  prisons  ;  ce  que  la  prison  ne  veut  pas,  on  le  jette  à  la  pro- 
stitution dp  bas  étage. 

Une  fille  qui  entre  dans  une  maison  ne  se  lie  par  aucune 
convention  écrite  :  à  chaque  instant  elle  peut  reprendre  sa 
liberté.  La  liberté,  c'est  le  bien  le  plus  précieux  de  la  fille  de  joie. 

Dans  la  maison  à  laquelle  elle  se  donne,  la  prostituée  n'a  pas 
de  gages  ;  elle  se  donne  pour  rien.  On  la  nourrit,  on  lui  prête 
la  robe  qu'elle  porte,  moyennant  quoi  elle  s'abandonne,  elle  se 
livre  aux  baisers  et  aux  coups  de  pied  du  premier  venu.  Oui, 
tout  cela  gratis  ! 

Oui ,  tout  ce  vice ,  tout  cet  abandon  ,  lout  ce  honteux  escla- 
vage, toute  cette  horrible  obéissance,  toute  cette  abnégation  de 
son  cœur,  cet  horrible  présent,  cet  avenir  plus  horrible  encore, 
cette  vie  qui  se  passe  tour  à  tour  dans  la  maison  vénale,  dans 
la  prison,  dans  l'hôpital,  et  qui  n'a  pas  d'autre  terme  que  l'hô- 
pital: oui,  toutes  ces  misères ,  lentement  accumulées  sur  cette 
tête  coupable;  oui,  toutes  ces  lentes  tortures  du  remords  et  du 
scalpel ,  ces  maladies  sans  noms  et  sans  fin  ,  ce  mépris  public, 
ces  baisers  et  ces  coups  accumulés  sur  le  même  cadavre;  oui, 
à  toutes  ces  horribles  chances,  ces  malheureuses  et  stupides 
créatures  s'exposent  pour  un  morceau  de  pain,  pour  un  lam- 
beau de  soie  !  Elles  appartiennent,  corps  et  ame  à  la  femme  qui 
les  nourrit,  et  qui  les  couvre  à  demi,  depuis  l'épaule  jusqu'à  la 
cheville  du  pied  ;  elles  sont  plus  malheureuses  que  l'esclave  des 
Antilles  ;  au  moins  l'esclave  acheté  à  beaux  deniers  comptans, 
a  pour  lui  un  jour  par  semaine  ;  son  maître  lui  donne  un  mor- 
ceau de  terre  dont  les  produits  lui  appartiennent;  quand  il  est 
vieux,  son  maître  le  nourrit;  quand  il  a  des  enfans,  son  maître 
les  élève;  quand  il  est  malade,  son  maître  le  guérit.  Ici,  rien 
de  pareil  ;  la  prostitulion  est  un  exploiteur  sans  entrailles  et 
sans  cœur  :  elle  n'achèle  pas  son  esclave,  elle  la  ramasse  dans 
la  boue;  si  l'esclave  fait  un  enfant,  la  prostitution  envoie  cet 
enfant  à  l'hôpital;  si  l'esclave  est  malade,à  l'hôpital  ;  si  l'esclave 
est  invalide  ,  dans  la  rue  l'esclave,  et  encore  on  lui  arrache  de 
la  bouche  son  morceau  de  pain,  on  lui  arrache  des  épaules  son 
lambeau  de  soie.  Il  n'y  a  pas  de  repos;  il  n'y  a  pas  un  jour 
dans  la  semaine  pour  la  prostituée;  il  faut  qu'elle  travaille;  et 
cet  horrible  labeur,  elle  le  fait  gratis. 

15 


174  REVUE  DE  PARIS. 

Bien  plus,  toute  l'attention  de  la  dame  de  msison,  c'est  de 
ruiner  la  prostituée  qu'elle  exploite.  La  prostituée  n'a  rien  a 
elle,  et  cependant  sa  maîtresse  s'arrange  toujours  de  manière 
A  lui  faire  contracter  des  dettes.  Elle  lui  prête  de  l'argent  pour 
aller  aux  bals ,  aux  spectacles,  pour  courir  la  ville  en  voiture. 
Or,  la  prostituée,  quia  besoin  d'avoir  quelques  vertus,  est  très 
fidèle  ;>  ses  engagemens  d'argent.  Tant  qu'elle  doit ,  elle  reste 
au  lieu  où  elle  est  attachée.  Et  lu  ,  toute  sa  haine  contre  celle 
qui  l'exploite,  uniquement  à  son  profit,  retombe  sur  son  cœur. 
Ce  sentiment  de  l'injustice  ,  dont  elle  est  la  victime,  la  mine  et 
la  ronge!  elle  sait  qu'elle  est  une  dupe,  et  qu'elle  a  vendu  pour 
rien  le  bien  le  plus  précieux  d'une  femme,  l'estime  de  soi-même. 
Mais  comment  faire.'  elle  est  attachée  au  vice  bien  plus  que 
par  une  chaîne  de  fer;  elle  y  est  fixée  par  la  misère.  La  fuite 
est  souvent  la  seule  ressource.  Mais  elle  est  entrée  nue  dans 
cette  maison,  et  il  faut  qu'elle  en  sorte  comme  elle  y  est  entrée, 
plus  nue  encore  et  plus  déshonorée.  Alors  la  maîtresse  de  mai- 
son ,  voyant  son  esclave  lui  échapper  avec  armes  et  bagages, 
se  met  a  courir  après  la  fugitive.  Si  au  moins  elle  rentrait 
dans  ses  fournitures!  Elle  se  plaint  à  la  police,  la  police  lui 
répond  :  «Portez  votre  plainte  aux  tribunaux.»  Mais  ces  dames 
ont  \ma  peur  formidable  de  la  justice,  pour  qui  elles  sont  un 
objet  de  répugnance  et  de  dégoût.  Aussi,  après  un  instant  d'hé- 
sitation, elles  renoncent  a  poursuivie  la  fugitive  et  ses  habits, 
et  elles  rentrent  chez  elles,  comme  cet  apothicaire  à  qui  un 
gamin  de  la  ville  demande  un  looeh;  le  looeh  bu,  le  gamin 
jette  un  sou  sur  le  comptoir,  au  lieu  de  vingt-quatre  qu'on  lui 
demande,  elils'enfuit.  D'abord  l'apothicaire  veut  le  poursuivre; 
mais  bientôt  il  revient  sur  ses  pas,  en  se  disant  :  «Au  fait  je 
gagne  encore  cent  pour  cent  sur  celui-là!  » 

La  maltresse  de  maison  qui  n'occupe  pas  toutes  les  chambres 
de  la  maison  qu'elle  habite  avec  ses  filles,  a  coutume  de  les 
louer  à  d'autres  filles  qu'on  appelle  :  filles  libres.  Ces  filles 
s'exploitent  elles-mêmes,  mais  ce  n'est  pas  sans  de  grands  fiais 
d'exploitation.  lue  chambre  ordinaire  se  loue  5  francs  par 
jour;  si  elle  est  garnie  d'une  psyché,  d'un  canapé  et  de  quel- 
ques fauteuils,  î,  5  et  même  10  francs.  La  robe  se  loueS  francs 
par  jour,  la  chemise  8 SOUS,  une  pair  de  bas,  6  sous.  Les  ba- 
gues, les  colliers,  les  bijoux,  se  louent  dans  là  même  propor- 


REVUE  DE  PARIS.  175 

lion.  6  francs  par  jour  pour  la  nourriture;  si  bien  que,  d'une 
manière  ou  d'une  autre,  ces  misérables  filles  ne  gagnent 
rien. 

Un  quart  des  dames  de  maison  est  marié  en  légitime  mariage. 
Le  mari  de  ces  dames  est  ordinairement  gargolier ,  restaura- 
teur, marchand  de  vin;  il  nourrit  les  filles  de  sa  femme  ,  qui 
elles-mêmes  lui  attirent  des  chalands.  Le  mari  de  la  dame  de 
maison  n'a  rien  à  voir  dans  le  commerce  de  sa  femme.  Il  fut 
même  question  ,  en  1829,  au  bureau  des  mœurs,  d'un  arrêté 
qui  décidait  qu'à  l'avenir  aucune  femme  mariée  ne  serait  reçue 
dame  de  maison ,  tant  ce  bureau  des  mœurs  a  horreur  des 
maris  en  celte  circonstance.  Mais  le  bureau  des  mœurs  pensa 
sagement  que  si  le  mari  n'était  pas  là,  l'amant  y  serait.  Que 
dis-je?  l'amant  !  les  amans  de  la  dame!  car  souvent  elle  en  a 
plusieurs,  et  souvent  aussi  ces  amans  ne  sont  rien  moins  que 
des  capitaines  de  l'armée  ou  des  artistes  célèbres.  Dans  ces  sor- 
tes de  rencontres,  les  amans  dînent  ensemble  chez  leur  maî- 
tresse, à  la  table  de  ses  filles,  et  comme  bétail  du  même 
troupeau.  A  la  bonne  heure  ! 

L'enfant  de  la  dame  de  maison  est  ordinairement  élevé  avec 
le  plus  grand  soin  et  une  sollicitude  toute  maternelle.  On  le 
place  dans  une  pension,  dans  un  collège  ;  on  s'habille  modeste- 
ment pour  l'aller  voir,  on  l'élève  sous  un  nom  honorable.  Quand 
il  est  en  âge  d'être  marié,  on  le  marie  dans  quelque  honnête 
famille,  qui  ne  se  doute  de  rien.  On  connaît  deux  hommes 
mariés,  très  honnêtes  gens,  qui  n'ont  pas  eu  d'autre  dot  qu'une 
dot  de  ces  sortes  de  maisons.  La  plupart  de  ces  enfans ,  nés 
dans  la  fange  du  vice ,  deviennent  d'honnêtes  gens  ,  grâce  à 
l'éducation  qu'ils  ont  reçue. 

Quelques-unes  de  ces  dames  ,  sans  enfans,  adoptent  natu- 
rellemenl  le,filsde  leur  frère  ou  de  leur  sœur,  et  elles  relèvent 
comme  leur  propre  fils.  Une  d'entre  ellesadonné50,000  francs 
à  un  enfant  que  son  mari  avait  eu  avec  sa  domestique.  11  est 
juste  aussi  de  dire  que  plus  d'une  mère  ,  dame  de  maison,  pro- 
stitue sa  fille  ou  sa  nièce.  En  général ,  ces  échappées  de  vertu  , 
que  ce  bon  M.  Parent-Duchâtelet  signale,  de  temps  à  autre  , 
evec  un  empressement  tout  chrétien,  sont  infiniment  rares.  Cet 
être  dégradé  ,  qu'on  appelle  une  dame  de  maison  ,  est  d'ordi- 
naire avare,  violent,  cruel,  sans  pitié  comme  il  est  sans  mœurs. 


176  REVUE   DE  PARIS. 

Elles  battent,  leurs  filles ,  et,  quelquefois ,  les  déchirent  avec 
leurs  ongles.  Une  maison  rivale  vient-elle  à  s'établir  a  côté  de 
sa  maison  ,  ce  sont  des  rixes  sans  fin  ,  des  luîtes  à  mort.  On  a 
vu  telle  maison  tolérée  faire  une  descente  en  règle  dans  la 
maison  voisine,  et  mettre  tout  à  feu  et  à  sang. 

Dans  chaque  maison  de  tolérance  ,  il  y  a  d'ordinaire  trois  ou 
quatre  horribles  vieilles,  vieux  débris  pourris  delà  prostitution, 
qui  font  l'office  de  servantes.  Elles  font  les  lits,  les  chambres, 
la  cuisine,  les  commissions  ;  le  reste  du  temps,  elles  jouent  au 
loto,  et  elles  s'enivrent.  A  ces  trois  ou  quatre  femmes,  se  joint 
souvent  un  domestique  mâle;  ce  domestique  mâle  est  là-dedans 
comme  le  muet  dans  le  sérail.  Il  est  un  objet  de  dégoût  pour 
ses  faciles  maîtresses.  Lui  accorder  un  seul  regard ,  ce  serait 
un  déshonneur.  La  vanité  est  legrand  mobiledela  prostitution  ; 
et  les  dames  de  maison  ne  négligent  rien  pour  flatter  l'orgueil 
de  ces  malheureuses  ,  jusqu'au  jour  où  elles  les  jettent  à  la 
porte  sans  pitié,  sans  pain,  sans  vêlemens ,  sans  asile,  sans 
jeunesse  et  sans  beauté. 

Mais  il  y  a  une  justice  au  ciel  ;  à  ce  métier  de  dame  de  mai- 
son peu  s'enrichissent,  beaucoup  végètent,  beaucoup  se  rui- 
nent. Celle  qui  va  au  marché  elle-même, qui  racommode  elle- 
même  les  bas  de  ses  filles,  qui  a  son  mari  pour  frolteur  et  pour 
domestique  ,  qui  est  sobre  et  économe  ,  se  tire  d'affaire  comme 
une  maîtresse  de  pension  ordinaire.  Dans  ce  métier  horrible, 
les  chances  de  fortune  sont  variables  à  l'infini.  Il  y  a  des  saisons 
mortes  pour  le  vice  comme  pour  toute  autre  spéculation.  La 
famine  ,  la  guerre  au  dehors ,  la  stagnation  du  commerce ,  se 
font  sentir  cruellement  dans  les  maisons  de  tolérance.  La  ré- 
volution de  juillet  leur  avait  donné  une  prospérité  momenta- 
née; quelques  mois  plus  tard ,  l'émeute  leur  porta  un  coup 
funeste.  Le  choléra  en  ruina  un  grand  nombre,  la  population  de 
Paris  était  si  chaste!  Les  deux  invasions,  1815  et  1817,  ont  été 
la  fortune  de  plusieurs  ;  trois  ans  plus  lard  ,  la  famine  dévora 
ce  que  l'invasion  avait  semé.  La  fortune  que  peut  gagner  une 
dame  de  maison  s'élève  jusqu'à  200,000  fr.  ;  il  y  en  a  qui  vont 
jusqu'à  500,000  :  quelques-unes  ont  dépassé  500,000  fr.  Les 
beaux  quartiers  ne  sont  pas  toujours  les  bons  quartiers  :  les 
rues  de  la  B  ucherie  ,  de  la  Mortellerie ,  de  la  Vannerie ,  voilà 
les  bons  endroits.  Une  dame  de  la  rue  de  la  Mortellerie  avait 


REVUE  DE  PARIS.  17' 

acheté  quatre  maisons  dans  Paris,  et  marié  sa  fille  à  un  ancien 
officier  de  la  garde  impériale,  chevalier  delà  Légion-d'Hon- 
neur.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  ces  mêmes  fonds  de  pro- 
stitution se  vendent  tout  comme  se  vend  une  charge  d'avoué 
ou  &  notahe.  Il  y  en  a  qui  se  sont  vendus  60,000  fr.,  et  cela 
dans  la  rue  de  la  Tannerie.  Dans  ces  sortes  de  maisons  si 
recherchées,  on  vend  delà  bière,  du  café  ,  des  liqueurs ,  du 
tabac,  des  filles,  et  tout  ce  qui  s'ensuit. 

Quand  une  dame  de  maison  a  fait  sa  fortune ,  elle  rentre 
dans  le  monde  dont  elle  fait  le  plus  bel  ornement.  Elle  achète 
un  petit  bien  dans  quelque  joli  village,  une  maison  simple  et 
commode  où  elle  reçoit  sesamis  et  ses  amies.  Une  d'elles  était  de- 
venue dame  de  paroisse,  elle  allait  à  la  messe,  elle  rendait  le 
pain  béni,  elle  avait  épousé  un  chevalier  de  la  Légion-d  Hon- 
neur, et  elle  s'était  présentée  à  l'autel  avec  un  immense  bou- 
quet de  fleurs  d'orangers. 

D'autres  sont  tout  simplement  de  bonnes  fermières,  et  elles 
font  valoir  leurs  terres  comme  elles  faisaient  valoir  leurs  filles 
avec  aussi  peu  de  remords  et  un  peu  plus  de  fumier. 

Un  grand  nombre  fonde  des  estaminets,  des  cafés,  des  hôtels 
garnis,  elles  ouvrent  des  maisons  de  nouveautés,  de  mercerie, 
de  lingerie,  et  leur  papier  s'escompte  à  5  0/0. 

Le  plus  grand  nombre  meurt  comme  il  a  vécu,  au  milieu 
du  vice  et  des  ordures.  Elles  cèdent  leur  fonds  à  de  plus  jeunes 
qui  se  chargent  de  les  nourrir  et  de  les  loger  avec  toute  l'atten- 
tion possible.  Enfin,  il  y  en  a  plus  d'une  qui  est  trop  heureuse  de 
mourir  simple  servante  dans  la  même  maison  où  elle  a  été 
d'abord  prostituée,  puis  maîtresse  souveraine.  Quand  celle-là 
rend  sa  vilaine  ame,elle  peut  se  vanter  d'avoir  été  la  plus 
malheureuse  créature  de  l'univers. 

Il  est  donc  convenu  que  la  dame  de  maison  est  quelque 
chose  de  plus  vil  qu'une  simple  prostituée.  Elle  ne  vit  que  de 
désordre  et  d'infamie.  Sa  fortune  se  fonde  sur  le  libertinage 
d'autrui.  Elle  est  la  pourvoyeuse  du  vice.  Le  vice,  c'est  sa 
spéculation  favorite.  Elle  loue  au  vice  sa  maison  ,  son  lit,  sa 
table,  ne  pouvant  plus  lui  louer  son  cadavre.  El  pourtant, 
juste  ciel!  voilà  un  honnête  homme,  un  chrétien  ,  M.  Parent- 
Duchâlelet,  qui,  la  main  sur  la  conscience,  vous  répond:  — 
Oui,  la  maîtresse  de  maison,  comme  la  fille  publique,  est  né- 
cessaire à  la  société  !  15. 


178  REVUE  DE  PARIS. 

A  côté  de  celte  prostitution  avouée  et  permise ,  qui  a  ses  lois  , 
ses  espions ,  ses  peines ,  il  existe  une  autre  prostitution  plus  ca- 
chée, plus  dangereuse  mille  fois  que  l'autre  prostitution.  Celle- 
là  s'enveloppe  d'épaisses  ténèbres;  elle  agit  dans  l'oènbre,  elle  a 
recours  à  la  ruse,  à  la  fourberie;  elle  ne  connaît  pas  de  lois  , 
elle  n'a  pas  de  frein  ;  elle  ne  s'arrête  devant  aucune  victime  ; 
die  s'adresse  aux  plus  riches  et  aux  plus  pervers  ;  elle  n'en 
veut  qu'aux  plus  jeunes  filles  qui  n'ont  même  pas  encore  l'âge 
de  prostitution.  Que  de  détours  !  Que  de  mensonges!  Deux 
femmes  s'étaient  associées  comme  sages -femmes,  et  elles 
exerçaient  leur  commerce  à  l'abri  de  cette  enseigne.  Une  autre 
annonçait  qu'elle  était  un  dentiste  expert.  Hommes  et  femmes 
entraient  librement  chez  elle,  un  mouchoir  sur  la  bouche, 
comme  gens  qui  souffrent  d'atroces  douleurs.  Une  vieille  qui 
se  donnait  pour  une  dame  de  charité,  menait  avec  elle  deux 
ou  trois  petites  filles  modestement  habillées,  et  sous  prétexte 
d'implorer  la  charité  publique,  elle  les  livrait  au  dernier 
enchérisseur.  Il  yen  avait  qui  plaçaient  toutes  les  femmes 
de  chambre  sans  emploi,  et  Satan  sait  ce  que  devenaient  ces 
femmes  de  chambre.  D'autres  louent,  dans  la  même  maison, 
un  appartement  modeste  au  premier  étage,  et  sous  un  nom 
d'emprunt,  un  autre  appartement  au  cinquième  étage.  Dans 
ce  second  appartement  il  y  a  toujours  quelques  petites  filles 
qui  y  viennent  comme  par  hasard  et  sans  que  la  police  puisse 
s'en  douter.  Un  autre  moyen ,  fréquemment  employé  par  ces 
dames,  c'est  de  louer  un  appartement  magnfique  et  trop 
grand  pour  elles  ;  bientôt  elles  prennent  deux  ou  trois  pen- 
sionnaires, et  elles  tiennent  table  ouverte  ;  on  dîne  chez  elles  , 
et  elles  présentent  aux  convives  ces  demoiselles  qu'elles  font 
passer  pour  leurs  filles  ou  pour  leurs  nièces  ;  les  femmes 
de  chambre  de  la  maison  ont  avec  ces  dames  un  certain  air 
de  famille ,  ce  qui  fait  qu'au  besoin  on  les  prend  les  unes  poul- 
ies autres  ;  daus  la  belle  saison  ces  dames  établissent  leur  sé- 
jour dans  les  environs  de  Paris,  et  principalement  à  Passy.  — 
On  en  a  vu  qui  ouvraient  un  atelier  de  peinlure  pour  les  fem- 
mes, où  les  hommes  étaient  admis.  — La  table  d'hôte  est  aussi 
un  excellent  moyen  de  réunir  des  filles  et  des  hommes.  Il  est 
encore  bien  plus  simple  de  prendre  une  patente  de  lingère,  de 
couturière,  de  modiste,  de  blanchisseuse. Ces  dames  ne  reçoi- 


REVUE  DE  PARIS.  179 

vent  pas  chez  elles,  mais  elles  envoient  à  domicile.  La  mar- 
chande à  la  toilette  est,  d'ordinaire,  une  entremetteuse  très 
habile.  Elle  s'introduit  dans  les  maisons  bourgeoises,  et  elle 
séduit  ce  qu'elle  peut  séduire, la  servante,  sinon  la  maîtresse. 
La  prostitution  clandestine  est  ainsi  fomentée  et  favorisée  par 
toutes  sortes  d'industries  subalternes.  Heureusement  encore  la 
police  est-elle  prévenue  souvent  par  des  lettres  anonymes,  des 
endroits  où  se  cache  la  prostitution.  Souvent  aussi  ces  dames 
se  révèlent  elles-mêmes,  elles  envoient  leurs  circulaires  de  côté 
et  d'autre  ,  elles  font  distribuer  leur  adresse  sur  les  boulevarts  ; 
elles  se  trahissent  facilement ,  mais  elles  échappent  aussi  faci- 
lement qu'elles  se  trahissent.  D'où  il  faut  conclure  avec  M.  Pa- 
rent-Duchàtelet ,  «  que  dans  l'intérêt  des  mœurs  et  de  l'or- 
dre général,  on  ne  peut  trop  favoriser  et  multiplier  les 
maisons  de  tolérance  1  »  Voilà  pourtant  où  vous  mène  la  logique  ! 

11  y  a  encore  la  prostitution  des  maisons  garnies; disons  tout 
de  suite  le  garni!  Le  garni ,  c'est  un  mot  de  l'argot  vicieux, 
qui  signifie  beaucoup  plus  que  maison  garnie.  Le  garni,  c'est 
la  maison  ,  c'est  le  lit ,  c'est  le  grabat,  c'est  la  botte  de  paille 
de  tous  les  gens  sans  asile  ;  le  garni,  c'est  la  dernière  consé- 
quence de  cet  article  du  code  qui  ordonne  à  tout  citoyen  de  lo- 
ger quelque  part.  On  entre  dans  un  garni  pour  n'être  pas  un 
vagabond,  car  le  vagabondage  est  un  crime.  Tout  homme  sans 
asile  .sans  feu  ni  lieu , est  nécessairement  l'habitant  d'un  garni- 
Là  ils  vivent  ensemble  ,  dans  la  même  vermine,  dans  la  même 
crapule  et  dans  le  même  bruit.  Le  garni  est  moins  froid  et 
moins  isolé  que  le  grenier.  Du  garni  à  l'hôpital  il  n'y  a  qu'un 
pas,  et  ce  pas  intermédiaire,  c'est  bien  souvent  la  cour  d'as- 
sises et  la  prison. 

Trente-cinq  à  quarantemille  individus  habitent,  bon  an  mal 
an,  les  garnis  et  les  hôtels  garnis  de  la  bonne  ville  de  Paris. 
Il  y  a  des  hôtels  garnis  pour  les  princes,  il  y  a  des  garnis  où 
l'on  donne  à  coucher  pour  deux  sous.  Dans  ces  garnis  se  réfu- 
gient les  prostituées  du  dernier  étage,  quand  elles  ont  gagné 
de  quoi  manger  ,  de  quoi  boire  ,  et  de  quoi  payer  leur  gîte  de 
la  nuit.  Quelles  demeures!  La  police  elle-même  s'épouvante 
quand  il  y  faut  entrer.  Voici  comment  l'inspccleur  parle  de 
quelques-unes  de  ces  maisons  :  «  Repaire  de  voleurs,  de  con- 
trebandiers ,  de  filles  publiques .  il  est  impossible  d'y  entrer 


160  REVUE  DE  PARIS. 

sans  être  suffoqué.  On  n'y  voil  pas  de  lits  ,  mais  des  grabats 
dégoûtans,  des  débris  d'animaux,  des  intestins;  tous  les  rési- 
dus d'une  gargote  pourrissent  dans  la^cour;  les  plombs  et  les 
latrines  sont  dégoûtans  d'ordures  et  de  matières  fécales.  Les 
latrines,  crevées  au  cinquième  étage,  laissent  tomber  les  matiè- 
res fécales  sur  l'escalier ,  qui  en  est  inondé.  Beaucoup  de  ca- 
binets n'ont  pas  d'autre  ouverture  que  la  porte  qui  donne  sur 
cet  escalier.  C'est  un  repaire  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  abject 
en  hommes  et  en  femmes....  maison  occupée  depuis  le  haut 
jusqu'en  bas  par  des  chiffonniers ,  des  mendians  ,  des  joueurs 
d'orgue,  des  filles  publiques  rôdeuses,  des  Italiens  faisant  voir 
des  animaux,  des  voleurs  ,  des  forçais;  toute  cette  population 
couche  sur  des  chiffons  ramassés  dans  les  rues ,  et  dont  un 
dépôt  existe  au  rez-de-chaussée,  etc.  y 

Eh  bien  !  elles  aiment  encore  mieux ,  les  misérables  !  cette 
infection  et  toutes  ces  pourritures  accumulées,  que  de  vivre 
renfermées  dans  une  maison  sous  les  lois  d'une  maîtresse.  Dans 
ces  ignobles  taudis  ,  elles  sont  libres.  Entrer,  sortir,  aimer, 
dormir,  au  gré  de  sa  volonté  et  de  son  caprice  ,  voilà  la  vie! 
Elles  s'exploitent  elles-mêmes,  voilà  l'orgueil  !  Elles  s'estiment 
beaucoup  plus,  couchées  avec  un  tas  d'hommes,  sur  ce  las  de 
chiffons  ramassés  dans  la  rue  ,  que  si  elles  dormaient  sur  un 
lit  d'emprunt  dont  une  aulre  serait  l'infâme  usufrutière.  En 
vain  le  bureau  des  mœurs  a-t-il  voulu  enrégimenter  toutes  ces 
filles  vagabondes,  et  mettre  un  peu  d'ordre  dans  là  prostitu- 
tion des  garnis,  c'était  vouloir  laver  les  écuries  d'Augias.  De- 
puis saint  Louis  jusqu'à  nos  jours ,  la  chose  a  été  mille  fois 
tentée,  mais  en  vain.  En  1254,  la  maison  qui  donnait  asile  aux 
prostituées  était  confisquée.  En  15G7 ,  on  ne  consfisquait 
plus  que  le  prix  du  loyer  ;  rien  n'y  fil,  rien  n'y  fera.  Il  y  aura 
toujours  une  prostitution  vagabonde  et  flottante  ,  des  garnis 
pour  la  recevoir  ,  et  de  vieux  chiffons  ramassés  dans  les  rues, 
pour  lui  servir  de  lit  et  de  matelas. 

En  1828,  M.  Debelleyme ,  préfet  de  police,  voulut,  comme 
saint  Louis,  fermer  les  maisonsgarnies  aux  filles  de  joie.Qu'ar- 
riva-t-il  ?  Ces  malheureuses,  privées  de  leur  asile  habituel,  res- 
tèrent dans  la  rue.  Ou  bien  elles  implorôrenl  la  pitié  complai- 
sante des  corps-de- garde ,  ou  bien  elles  se  couchirent  sous  les 
portes  cochères  de  nos  maisons.  Ce  que  voyant  >  M.  Debelleyme 


REVUE  DE  PARIS.  181 

retira  son  ordonnance,  tout  comme  eût  fait  le  roi  saint  Louis. 

Après  la  prostitution  des  garnis  se  présente  encore  la  pro- 
stitution des  marchands  de  vin ,  rogomisles ,  teneurs  de  cafés  , 
d'estaminets  et  autres  débitants.  Ces  messieurs  joignent  d'or- 
dinaire à  leur  petit  commerce  un  autre  commerce  non  moins 
lucratif.  Ils  vendent  du  vin  dans  certains  cabinets  noirs  ,  qui 
sont  le  véritable  Eden  de  la  fille  de  joie.  Là  elle  règne  et  elle 
boit  ;  l'obscurité  la  favorise  au  dedans  et  au  dehors.  Tout  ce 
qui  échappe  à  la  prison  ou  à  l'hôpital,  se  réfugie  dans  ces  sortes 
de  cabinets  noirs.  Bien  souvent  le  bureau  des  mœurs  a  fait  la 
guerre  à  ces  terribles  cabinets  ;  les  ordonnances  ont  succédé 
aux  ordonnances,  on  a  exigé  des  portes  vitrées  sans  verroux  in- 
térieurs ;  mais  la  loi  n'avait  pas  prévu  ce  cas,  et  en  présence  de 
tant  de  cabinets  noirs,  M.  Parent-Duchâtelet  de  répéter  :  Les 
maisons  de  tolérance!  les  maisons  de  tolérance! 

Il  y  a  encore  la  prostitution  sur  la  voie  publique.  Ce  n'est  pas 
tout  qued'être  fille  de  joie,  il  faut  encore  trouver  des  chalands. 
A  chaque  fille  il  faut  une  enseigne  et  un  endroit  où  elle  expose 
sa  marchandise.  La  borne  sera  cette  enseigne ,  la  rue  sera  ce 
bazar.  Livrez  ces  filles  à  elles-mêmes ,  elles  vont  se  répandre 
sur  la  voie  publique,  avec  toutes  sortes  de  désordres  et  de  pa- 
roles infâmes.  On  a  vu  plusieurs  fois  de  quels  excès  elles  étaient 
capables:  sous  la  Convention  qui  avait  voté  des  récompenses 
aux  filles-mères ,  la  prostituée  était  la  reine  et  la  maîtresse  des 
rues  ;  elles  allaient  par  bandes  dans  certaines  rues  de  leur  adop- 
tion; à  la  sortie  des  théâtres ,  elles  encombraient  les  portes , 
elles  attiraient  à  elles  tous  les  filous ,  tous  les  voleurs  de  la 
ville; elles  obstruaient  la  porte  des  marchands,  désolés  de  voir 
s'enfuir  leurs  pratiques.  Quand  le  marchand  se  fâchait ,  ses 
carreaux  étaient  brisés  le  même  soir,  sa  femme  était  insultée» 
et  lui-même  il  avait  bien  des  coups  à  redouter;  elles  s'enten- 
daient avec  les  allumeurs  de  réverbères  pour  qu'ils  oubliassent 
d'éclairer  certains  passages  qui  leur  servaient  de  cabinets  noirs. 
Aujourd'hui  la  plupart  de  ces  desordres  ont  cessé.  D'ahord  la 
fille  de  joie  a  été  chassée  du  Palais-Royal ,  que  depuis  si  long- 
temps elle  regardait  comme  son  domaine  ;  peu  à  peu  on  leur 
défendit  presque  toutes  leurs  places  favorites ,  l'Estrapade  ,  les 
marches  de  l'Institut  et  du  Panthéon  ,  le  Carrousel ,  les  places 
Vendôme,  Saint-Antoine,  Saint-Sulpice,  Saint  Germain-1'Au- 


18-2  REVUE  DE  PARIS. 

xerrois  el  bien  d'autres,  le  Pont-Neuf  et  le  pont  d'Iéna  .  leur 
furent  interdits  ;  elles  disparurent  de  presque  toutes  les  rues  de 
leur  prédilection.  La  réforme  se  fit  peu  à  peu,  lentement;  bien- 
tôt la  prostituée  fut  attachée  au  seuil  de  sa  porte;  quelques-unes 
obtinrent  la  permission  de  faire  vingt-cinq  pas  de  long  en  large, 
sans  jamais  s'arrêter.  Des  voix  éloquentes  se  sont  élevées  à  plu- 
sieurs reprises  pour  faire  disparaître  complètement  la  prosti- 
tution de  nos  rues  et  de  nos  passages.  M.  Debelleyme  ,  avant  la 
révolution  de  juillet,  avait  tenté  heureusement  cette  grande 
réforme;  M.  Mangin ,  son  successeur  en  mai  1830  ,  rendait  un 
arrêté  dans  le  même  sens;  la  fille  de  joie  avait  complètement 
disparu  des  places  publiques,  lorsque  la  révolution  de  juillet 
lui  rendit  un  peu  de  liberté. 

A  la  fin  du  mois  d'avril  1831,  5131  filles  publiques  étaient 
inscrites    à  la  préfecture  de  police.  Ces  filles ,  réparties  dans 
les  12  arrondissemens  de  Paris,  donnaient  par  arrondissement: 
Un  maximum  de     ...     .     706 

Un  minimum  de 59 

Et  une  moyenne  de.  .  .  .  252 
Ainsi  sur  la  rive  droite  de  la  Seine  ,  on  compte  une  fille  sur 
216  habitants  ;  et  sur  la  rive  gauche  ,  une  fille  sur  490.  Et  re- 
marquez encore  que  tel  quartier  est  encombré  de  filles ,  pen- 
dant que  le  quartier  voisin  en  compte  à  peine  deux  ou  trois.  C'est 
ainsi  que  l'île  Saint-Louis  n'a  pas  une  seule  prostituée  sur  une 
population  de  7,500  habilans  ;  c'est  ainsi  que  la  cité  qui  n'est 
séparée  de  l'île  Sainl-Louisque  par  unespacedelOO  mètres, est 
le  quartier  le  plus  vicieux  de  la  ville.  La  Cité  est  l'écume  de  la 
France,  peut-être  mêmndel'Europe  entière;  îl  y  a  là  une  fille  pu- 
blique sur  59  habilans.  Il  y  a  à  Paris  telle  ruequi  comptée  peine 
sa  fille  publique, il  y  en  a  telle  autre  qui  en  nourrit  40et  au-delà. 
Enfin ,  tout  en  bas  de  l'échelle ,  plus  bas  que  la  fille  du  garni, 
plus  bas  que  la  fille  du  cabinet  noir,  plus  bas  que  les  chiffons 
ramassés  dans  la  rue ,  plus  bas  que  la  fange,  plus  bas  que  l'en- 
fer ,  se  trouve  la  fille  à  soldats.  Filles  à  soldats  \  prostituées 
suivant  l'armée!  Celles-là  ne  sont  pas  reçues,  même  dans  les 
plus  horribles  taudis  de  la  prostitution  parisienne.  Elles  vivent 
hors  barrière,  dans  les  cabarets  pendant  le  jour,  sous  les  arbres 
et  dans  les  fossés  du  chemin  pendant  la  nuit.  Elles  suivent  le 
régiment  comme  un  chien  ,  el  elles  mangent  ses  restes  après  le 


REVUE  DE  PARIS.  185 

chien.  Quand  le  régiment  s'en  va,  et  qu'il  ne  les  emmène  pas 
avec  lui,  elles  restent  sans  amans,  car  le  nouveau  régiment 
amène  avec  lui  ses  concubines  et  il  chasse  les  autres.  Alors  la 
fille  à  soldats  se  transforme  en  un  je  ne  sais  quoi ,  qui  n'a  de 
nom  dans  aucune  langue,  et  qu'on  ne  peut  guère  comparer 
qu'aux  asticots  de  Monlfaucon. 

Songez  donc  que  la  fille  à  soldats  se  vend  deux  sous  quand 
elle  trouve  à  se  vendre  !  Elle  se  contente  souvent  d'un  morceau 
de  pain  de  munition.  Un  particulier ,  possesseur  d'un  vaste  ter- 
rain entre  la  barrière  des  Vertus  et  la  barrière  Saint-Denis  , 
imagina,  pour  le  fumer  sans  doute,  d'établir  plusieurs  rangs 
de  baraques,  construites  en  planches  et  en  terre,  beaucoup 
moins  closes  et  moins  habitables  que  les  plus  humbles  poulail- 
lers et  les  plus  sales  toits  à  porcs.  En  peu  de  jours  ,  ces  baraques 
furent  encombrées  de  chiffonniers,  filles  publiques,  marchands 
de  chiens,  apprêleurs  de  matières  animales  ;  en  même  temps  , 
les  soldats  de  la  caserne  du  faubourg  Poissonnière  accoururent 
près  de  ces  dames ,  et  ils  firent  de  ces  horribles  poulaillers  leurs 
maisons  de  plaisance  ;  ils  en  revenaient ,  la  plupart  du  temps , 
malades,  battus  ou  volés.  Le  colonel  se  plaignit,  et,  comme 
ces  baraques  étaient  trop  rapprochées  de  la  ville,  ou  les  fit 
toutes  abattre ,  heureusement. 

A  défaut  de  poulaillers .  les  malheureuses  filles  à  soldats  s'en- 
foncent dans  les  guinguettes,  arrière-bouliques  des  débilans 
de  vin ,  dans  les  salles  de  bal ,  dans  tous  les  lieux  où  l'on  boit 
et  où  l'on  mange.  Pour  deux  sous  ,  clans  un  cabaret  de  la  rue 
de  Vaugirard ,  on  vous  prête  ,  en  guise  de  lit ,  une  table  ,  pour 
un  sou  de  plus  on  jette  un  matelas  sur  la  table.  Les  maîtres  de 
ces  beaux  endroits  favorisentde  toutes  leurs  forces  les  filles  qui 
fréquentent  leurs  boutiques.  Ils  ont  tous  une  porte  dérobée,  un 
grenier,  une  cave,  un  endroit  où  les  cacher,  quand  la  polie.' 
les  traque.  Un  jour  la  police  qui  était  sûr  de  son  fait  ,  entre 
brusquement  chez  un  marchand  de  vin,  croyant  y  saisir  les 
filles  qui  s'y  tenaient.  Mais,  ô  surprise  !  point  de  filles!  On  les 
cherche  dans  toute  la  maison  ,  mais  en  vain.  Où  croyez-vous 
qu'elles  étaient  ?  en  chemise ,  et  blotties  dans  un  trou  du  jar- 
din, sous  une  couche  de  fumier  ! 

Enfin  il  y  a  la  prostitution  des  villages  hors  de  Paris.  Belle- 
ville,  La  Courtille,  La  Villelte,  La  Chapelle,  Vincennes,  Neuilly,' 


184  REVUE  DE  PARIS. 

Courbevoie,  Ruelle  ,  Sèvre,  Saint  Cloud  ,  Boulogne.  Mais  en 
voilà  bien  assez ,  j'espère.  Ici  s'arrête  le  premier  [volume  de 
cette  histoire  rfe la  Prostitution.  Faisons  halte  tout  dans  ce  vice. 
Revenons  à  l'air  pur  et  libre,  reposons-nous.  Éloignons-nous  de 
cette  fange;  allons  chercher  quelque  part  une  robe  blanche,  un 
frais  ruban,  un  chaste  sourire,  un  chaste  regard.  Quelle  joie,  au 
sortir  de  ces  exhalaisons  méphitiques  ,  de  respirer  l'odeur  de 
la  rose  ;  quelle  joie ,  après  avoir  passé  en  revue  ces  bandes 
hideuses  de  vices  déguenillés  et  effrontés,  à  la  voix  rauque  ,  de 
reposer  son  ame,  son  regard,  son  cœur,  sur  le  chaste  et  jeune 
visage  d'une  honnête  femme  d'esprit! 

Il  faut  en  effet  que  M.  Parent-Duchâtelet  ait  été  un  homme 
d'un  hardi  courage  et  d'une  patience  toute  chrétienne,  pour 
avoir  accompli  jusqu'à  la  fin  l'horrible  tâche  qu'il  s'était  impo- 
sée. Vous  voyez  que  cette  fois  encore  nous  n'avons  pas  reculé 
plus  que  lui ,  devant  les  immodices  que  soulève  sa  main  res- 
pectable. Son  livre  était  achevé  qu'il  doutait  encore  de  son  livre. 
Il  a  poussé  la  précaution  jusqu'à  faire  lire  son  immense  ma- 
nuscrit à  deux  dames  du  monde  dont  il  estimait  les  vertus  et 
les  lumières.  C'est  pousser  la  précaution  trop  loin  ,  pour  un 
homme  de  cette  vertu  et  de  ce  mérite.  Parent-Duchàtelet  devait 
être  assez  sûr  de  lui-même  ,  sans  avoir  besoin  de  la  permission 
de  ces  dames,  pour  publier  son  ouvrage.  Mais  enfin,  c'est  avec 
approbation  et  privilège  de  deux  femmes  du  monde  qu'a  été 
publiée  celte  histoire  de  la  Prostitution. 

Quelque  chose  que  je  préfère  à  l'approbation  de  ces  dames  , 
c'est  le  mot  charmant  d'une  très  honnête  femme,  de  beaucoup 
de  naïveté  et  d'esprit,  qui  s'est  donné  la  peine  de  lire  en  entier 
ces  deux  gros  volumes.  Quel  effort  pour  cette  délicate  et  char- 
mante personne!  Que  de  fois  son  œil  s'est  fermé  devant  ces 
immondices  !  Comme  seschasles  oreilles  ont  dû  être  parfois 
étonnées  !  Comme  son  pauvre  cœur  a  battu  d'épouvante!  Avec 
quelles  angoisses  elle  a  dû  chercher ,  dans  le  fond  de  tous  ces 
cadavres  en  corruption,  un  reste  de  celte  ame  immortelle  que 
toule  créature  humaine  apporte  avec  elle  en  ce  monde,  et  ne  le 
trouvant  pas,  ce  reste  d'ame,  quel  regard  de  doute  et  de  tris- 
tesse la  pauvre  femme  aura  tourné  vers  le  ciel  !  Aussi ,  quand 
elle  eut  terminé  l'affreuse  tâche  qu'elle  s'était  inTposée ,  elle  fit 
U  signe  de  la  croix  ;  puis  ,  se  tournant  vers  une  de  ses  amies 


REVUE  DE  PARIS.  185 

qui  avait  été  moins  courageuse: —  Mon  amie,  lui  dit-elle,  vous 
pouvez  lire  ce  livre  ;  c'est  un  livre  parfaitement  honnête  ,  car 
il  est  terriblement  ennuyeux! 

Ennuyeux ,  ce  livre  !  il  n'y  a  pas ,  en  effet ,  de  plus  bel  éloge 
à  en  faire;  sans  aucun  doute,  il  n'y  a  pas  de  louange  qui  eût 
flatté  davantage  son  excellent  auteur,  Parent-Duchâlelet.  En- 
nuyeux, ce  livre  !  comme  il  eût  été  rassuré  sur  son  œuvre,  lui 
qui  en  doutait  encore  en  mourant  ? 

Fasse  le  ciel  qu'on  en  dise  autant  de  cet  article  et  de  l'article 
qui  le  suivra  ! 

Jules  Ja.iin. 


16 


ARTISTES  ÉTRANGERS. 

3lmûUa  Ifîetttm. 


De  jour  en  jour  ,  en  France  ,  on  est  moins  disposé  à  croire 
que,  hors  Paris  et  hors  d'un  certain  centre  de  Paris,  il  n'y  a 
plus  ni  mœurs,  ni  esprit  de  salons,  ni  beaux  arts,  ni  théâtres. 
Déjà  rien  ne  ressemble  moins  à  Paris  que  tel  chef-lieu  de  dé- 
partement. Mais ,  en  revanche,  rien  ne  lui  ressemble  autant 
qu'une  autre  capitale  d'un  grand  empire,  qui  serait  devenue 
comme  lui  un  entrepôt  d'idées  et  de  fortunes.  Telles  sont 
Vienne,  Milan,  ou  Saint-Pétersbourg.  Notre  assertion  est  vraie 
à  tons  égards ,  et  surtout  en  ce  qui  concerne  le  théâtre.  En 
province  ,  on  a  la  prétention  déjouer  la  comédie  comme  pour 
Paris  ;  h  l'étranger,  on  ne  la  joue  que  pour  soi  et  en  observant 
les  convenances  du  climat  et  des  mœurs.  En  conséquence, 
ce  qui,  chez  nous ,  est  vert  pâle  ,  ou  gris-clair ,  devient  autre 
part  jaune  d'or,  ou  rouge  de  feu  ,  par  la  raison  que  le  ciel  de 
Poeslum  n'est  plus  le  ciel  de  Pantin  ,  et  que  la  délicatesse  des 
dames  romaines  diffère,  sous  beaucoup  de  rapports  ,  de  celles 
des  dames  de  France. 

Les  gens  qui  ne  tiennent  pas  absolument  à  avoir  leurs  ad- 
mirations toutes  faites  dans  leur  collège  électoral ,  n'appren- 
dront pas  sans  plaisir  que  l'Italie  ,  qu'ils  parcourront  peut-être 


REVUE  DE  PARIS.  18 

cet  hiver,  possède  en  ce  moment  une  troupe  nomade  d'excel- 
lens  acteurs  de  drame  et  de  comédie,  qui  rappelle,  par  le  choix 
des  sujets  qui  la  composent,  le  temps  glorieux  où  nous  possé- 
dions presque  à  la  fois  en  France,  Monvel,  Dugazon,  Talma, 
Mole,  Saint-Prix,  mesdames  Mars,  Contât,  Sainval ,  etc....  la 
grande  époque  de  notre  Théâtre-Français. 

La  comédie  et  le  drame  en  Italie  ont  surtout  pour  appuis 
trois  acteurs,  dont  le  jeu  secorrespond  à  merveille,  grâce  à  une 
sympathie  parfaite  de  manière  et  de  talent.  Admettez  qu'un 
voyageur  français  arrive  dans  une  ville  d'Italie,  avec  l'espé- 
rance d'y  rencontrer  un  opéra  au  moins  passahle.  Il  ne  trou- 
vera le  plus  souvent,  qu'une  musique  à  peu  près  détestable,  peu 
ou  point  d'orchestre ,  et  de  pauvres  chanteurs  qui  lui  défigure- 
ront d'une  façon  barbare  les  chefs-d'œuvre  de  Rossini. 

Ne  sachant  que  faire  ,  et  faute  de  théâtre  chanté,  ce  Français 
se  rendra  donc  un  soir,  par  hasard ,  au  théâtre  déclamé.  Quelle 
sera  sa  surprise,  lorsqu'il  verra  paraître  sur  ces  planches,  qu'il 
jugeait  d'avance  abandonnées  de  tous  les  dieux ,  l'excellente  et 
incomparable  actrice  Amalia  Beltini,  une  émule  de  Fanny  Kem- 
ble  pour  le  pathétique  et  l'élan  ;  quelquefois  ne  le  cédant  pas , 
dans  les  nuances  ,  à  M"e  Mars  elle-même  pour  la  délicatesse  et 
le  fini  du  jeu;  en  un  mot,  une  de  ces  artistes  qu'il  faut  voir , 
et  qu'on  ne  peut  oublier  après  qu'on  l'a  vue.  J'imagine  que  ce 
Français  se  sentira  à  la  fois  bien  surpris  et  bien  ému.  Dans  les 
arts ,  la  surprise  est  tout;  on  jouit  deux  fois  du  chef-d'œuvre 
qu'on  découvre.  C'est  ainsi  qu'on  chercherait  vainement  à  ren- 
dre ce  qu'on  éprouve  à  Florence  quand  on  y  va  voir  la  Madona 
del  sacco  d'Andréa  delSarto.  Cette  fresque  se  trouve  dans  une 
des  galeries  de  la  Chiesa  S.  S.  Annonziata.  On  s'en  empare 
comme  d'une  passion  :  on  espère  que,  grâce  à  l'isolement,  cette 
madone  aura  eu  à  subir  un  peu  moins  de  regards  profanes  et 
de  sots  complimcns  que  ses  sœurs. 

Ne  craignons  pas  de  recommander  aux  personnes  qui  visite 
ront  l'Italie,  le  talent,  si  inconnu  en  France,  d'Amalia  Beltini. 
Si  la  gloire  était  toujours  répartie  avec  justice,  son  portrait 
aurait  déjà  été  exposé ,  par  nos  Reynolds  des  boulevarts  entre 
Mrae»  Pasla  et  Malibran.  Ce  que  ces  deux  grandes  cantatiices 
sont  parvenues  à  rendre  avec  leur  chant,  Amalia  Bettini  l'ex- 
prime avec  ses  gestes ,  ses  poses  el  son  organe. 


188  REVUE  DE  PARIS. 

Il  est  curieux  cependant  d'entendre  encore  ,  dans  certains 
foyers  de  Paris,  des  connaisseurs  en  fait  d'art  se  demander  sé- 
rieusement s'il  est  possible  que  les  Italiens  aient  jamais  de  bons 
acteurs,  s'ils  ne  sont  pas  trop  grimaciers,  trop  gesticulateurs, 
trop  en  dehors,  trop  bouffon,  pour  être  propres  au  théâ- 
tre, etc. 

Une  des  meilleures  preuves  que  l'instinct  de  la  scène  existe 
chez  un  peuple,  c'est  l'amour  qu'il  montre  pour  le  théâtre  et 
l'ancienneté  de  sa  littérature  dramatique.  Est-il  bien  permis  à 
nous  Français  de  contester  cette  sorte  de  génie  aux  Italiens? 
nous  qui  ne  sommes  peut-être  que  leurs  humbles  élèves,  en  fait 
de  drame  comme  en  ce  qui  concerne  la  peinture,  la  sculpture  et  la 
musique  !  Lorsque  nous  en  étions  encore  aux  frères  delà  Pas- 
sion, l'Italie  n'avait-elle  pas,  dès  le  xive  siècle,  un  théâtre  sou- 
tenu, comme  le  prouvent  la  Sophonisbe  de  Trissino,  l'Orbec- 
che  de  Giraldi,  et  l'immortelle  Mandragore. 

La  musique  a  d'ailleurs  long-temps  absorbé  chez  le?  Italiens 
le  goût  de  la  comédie.  Dans  le  siècle  dernier,  cet  âge  d'or  du 
chant,  pour  peu  qu'un  acteur  eût  delà  voix,  il  chantait  l'opéra. 
Ceci  est  attesté  par  les  mille  rôles  de  bouffes  qui  existent  dans 
les  vieux  ouvrages,  surtout  par  certains  airs  de  Cimarosa  ou 
de  Zingarelli,  écrits,  pour  la  plupart,  sur  une  échelle  de  notes 
trois  fois  moins  étendue  que  celle  d'aujourd'hui.  Les  Lekain, 
les  Mjlé,  les  Préville  de  cette  époque  se  sont  appelés  Mombelli, 
Tacchinardi,  David  ou  Crivielli  ! 

Un  autre  fait  contribua  aussi  à  jeter  dans  la  musique  quand 
même,  tous  les  talens  d'acteurs  :  ce  fut  l'extinction  de  ce  genre, 
si  divertissant  et  si  national,  la  commedia  deiï'arte,  c'est-à- 
dire  la  comédie  d'improvisation. 

Quoi  de  plus  libre  ,  en  effet ,  quoi  de  plus  fou  ,  quoi  de  plus 
propre  au  développement  d'un  ac'eur  de  génie  ?  Là,  point  de 
dialogue  écrit,  point  de  pièce,  seulement  un  canevas  que  les 
acteurs  remplissaient  comme  ils  l'entendaient,  et  roulant  tou- 
jours sur  les  démêlés  de  cinq  personnages  :  Briguelo,  (premier 
zanni),  Pulcinella  (autre  zanni),  Pantalone,  Cassandro  et  lsa- 
bella.  Il  n'y  avait  d'écrit  que  le  sommaire  de  la  scène  :  «  Ici , 
Pulcinella  rossera  Cassandre;  ici  Isabella  doit  se  rencontrer 
avec  Pantalone;  n  chaque  acteur  inventait  son  personnage.  Le 
président  de  Brosses  ne  craint  pas  de  déclarer  mm  les  troupes 


REVUE  DE  PARIS.  189 

d'acteurs  qui,  de  son  temps,  représentaient  lacomediadell'arte 
étaient  au  moins  aussi  bonne  qu'à  Paris.  Un  motu  proprio  du 
grand-duc  Léopold,  qui  lui  fut  dicté  par  les  pédans ,  vint  bien- 
tôt défendre  la  comédie  d'improvisation. 

Ensuite,  comme  ,  depuis  quinze  ou  vingt  ans  la  France,  l'An- 
gleterre, l'Autriche  et  l'Espagne  ont  toujours  continué  à  enlever 
aux  Italiens  leurs  meilleurs  artistes  compositeurs  et  chanteurs, 
il  leur  a  bien  fallu  ,  faute  de  musique,  revenir  au  goût  du  drame 
et  de  la  comédie.  Le  théâtre  de  M.  Scribe  n'a  pas  moins  de  vo- 
gue aujourd'hui  à  Rome,  à  Milan  et  à  Florence,  qu'à  Londres  et 
en  Alemagne;  on  ne  jnue  que  cela  partout.  Il  est  vrai  que  les 
étrangers  ont  adopté  la  comédie  de  Scribe  un  peu  comme  ils 
adoptent  tout  ce  qui  vient  de  France.  Une  pièce  parisienne  est 
souvent  la  bien-venue  comme  un  nouveau  meuble  de  Lesage  et 
une  étoffe  de  Buttez.  C'est  pourtant  grâce  au  théâtre  de  M.  Scribe 
que  s'est  surtout  développé  le  talent  d'Amalia  Betlini.  Ces  mille 
rôles  de  demi-teinte,  qui  ont  été  écrits  pour  Mrae>  Perrin,  Al- 
Ian-Despréaux,  Grévedon  et  Volnys ,  sont  devenus  ,  entre  les 
mains  de  l'aclrice  italienne,  autant  de  personnages  à  vrais  élan- 
cemens  d'émotion  et  de  pathétique.  A  Rome,  cet  hiver,  on  lui 
a  fait  répéter  sept  fois  de  suite  la  Leetrlce.  Non  pas,  cepen- 
dant ,  qu'Amalia  Bettini  ait  recours  ,  dans  son  jeu,  à  de  grands 
effets.  Le  fond  de  sa  nature  est  au  contraire  une  sorte  de  grâce 
etdedouce  tristesse.  C'est  un  instrument  de  peu  d'étendue,  peut- 
être,  mais  d'une  harmonie  charmante,  et  dont  toutes  les  cor- 
des parlent  à  l'ame. 

Amalia  Bettini  a  maintenant  vingt-quatre  ans  ;  sans  être  pré- 
cisément jolie  ,  sa  figure  est  de  celles  qui  s'embellissent  sur  la 
scène.  Elle  est  tout  le  contraire  de  ces  belles  statues  d'actrices 
auxquelles  le  théâtre  ne  prête  rien  ,  et  qui  restent  sur  la 
scène  dans  leur  expression  ordinaire. 

Son  père  était  lui-même  un  fort  bon  acteur.  Ayant  joué  un 
jour  àNaples  devant  Murât,  la  reine  voulut  le  connaître  et  fut 
charmée  des  grâces  et  dir  naturel  de  sa  fille  Amalia.  Elle  la  prit 
en  effection  ,etla  fit  élever  dans  la  meilleure  pension  de  Naples- 
Amalia  y  apprit  le  dessin,  la  musique  ,  les  langues  étrangères^ 
et  y  reçut,  en  un  mot,j  l'éducation  distinguée  qu'on  n'accorde, 
en  Italie  ,  qu'aux  filles  de  haute  naissance. 

La  mort  du  père  ,  des  pertes  d'argent  ,  décidèrent  plus  tard 

16. 


190  REVUE  DE  PARIS. 

la  mère  à  faire  entrer  sa  fille  au  théâtre.  Amalia ,  que  l'amour 
de  la  scène  dévorait  en  secret,  débuta  à  Trieste  daus  une  pièce 
de  Goldoni ,  où  elle  ne  remplissait  pourtant  qu'un  troisième 
rôle.  Elle  s'acquitta  de  cette  lâche  secondaire  avec  tant  de  bon- 
heur, qu'elle  fut  rappelée  à  grands  cris  après  la  pièce,  elle 
public  exigea  aussitôt  que  la  jeune  débutante  prit  le  rôle  prin- 
cipal. 

Depuis  ce  début,  la  réputation  d'Amalia  Betlini  n'a  fait  que 
grandir  :  tous  les  théâtres  d'Italie  se  font  une  gloire  de  la  pos- 
séder. Quand  elle  joue  quelque  part ,  on  abandonne  l'opéra 
et  on  ne  va  plus  qu'à  la  comédie  ,  chose  qui  ne  s'était  jamais 
vue  avant  elle! 

Un  des  grands  mérites  de  son  jeu  est  de  n'avoir  aucun  apprêt. 
Elle  entre  en  scène,  et  elle  marche,  elle  pleure,  elle  exprime  la 
joie,  la  jalousie,  le  bonheur,  la  tristesse  ,  avec  la  même  sim- 
plicité, avec  le  même  naturel  que  si  elle  était  réellemnet  jalouse, 
offensée  ,  aimée  ou  trahie.  Ce  qu'on  appelle  en  France  le  dessin 
d'un  rôle ,  c'est-à-dire  la  préméditation  de  l'accent  ou  du  geste, 
n'existe  pas  chez  celte  charmante  actrice ,  qui  transporte  sur  la 
scène,  avec  un  rare  bonheur,  l'abandon  et  les  caprices  d'un 
enfant  en  pleine  liberté. 

Il  faut  dire  aussi  que  l'amour,  qu'elle  peint  si  bien  dans  ses 
rôles,  lui  est  presque  toujours  resté  étranger.  En  Italie,  où  l'on 
ne  ménage  guère  pourtant  les  vertus  de  théâtres,  on  n'a  ja- 
mais prêté  une  seule  intrigue  à  la  Beltini.  Peut-être  même  ce 
public  qui  n'est  ni  vaniteux  ni  exigeant  comme  le  nôtre  ,  aime- 
t-il  à  savoir  que  son  actrice  favorite  conserve  sa  vertu  comme 
une  sauve-garde  de  son  talent.  Peut-être  aussi ,  pour  les  artSi 
l'amour  rêvé  vaut-il  mieux  que  l'amour  senti.  A  la  manière 
dont  la  Betlini  rend  la  Lectrice ,  Malvina ,  Rodolfo ,  et  la  plu- 
part des  pièces  du  théâtre  du  Gymnase ,  il  est  aisé  de  voir  qu'elle 
apporte  là  lout  le  feu  de  sa  force  et  de  sa  sensibilité.  C'est  une 
improvisatrice  qui  serait  restée  femme. 
•  Les  habilans  de  Pérouse  ont  fait  frapper  l'année  dernière  une 
médaille  d'or  en  son  honneur.  L'exergue  de  celte  médaille  annon- 
çait qu'aucun  des  souscripteurs  n'avait  même  parlé  à  l'ar- 
lisle. 

De  même  que  les  pièces  du  Gymnase  perdent  en  finesse  et 
gagnent  en  franchise  en  passant  par  les  traductions  italiennes , 


REVUE  DE  PARIS.  191 

il  arrive  aussi  souventque  nos  plusméchans  mélodrames  fran- 
çais, transportés  en  Italie,  perdent  beaucoup  de  leur  enflure 
et  deviennent  des  pièces  attachantes  et  pathétiques.  Ainsi  le  peu- 
ple italien  a  toujours  conservé  l'instinct  du  beau  et  du  vrai  dans 
les  arts  ;  mais ,  par  son  existence  politique  ,  il  se  trouve  qu'il  n'a 
plus  cette  force  de  volonté  que  réclame  l'invention. 

Singulier  phénomène  qui  met  l'arrangeur  aux  prises  avec 
le  poète  et  lui  donne  le  dessus.  L'esprit  humain  s'élève  presque 
toujours  de  la  faiblesse  a  la  force  ,  du  chaos  a  la  lumière  ;  mais 
rarement  il  arrive  à  extraire  d'une  école  torturée  et  fausse  un 
genre  naturel  et  vrai.  Cette  modification ,  que  nos  méchantes 
pièces  françaises  subissent  en  Italie  ,  est  peut-être  une  des  plus 
grandes  preuves  du  tact  infini  et  du  bon  sens  national  en  fait 
d'art.  Stace  ou  Lucain  naîtront  bien  de  Virgile ,  mais  jamais 
Virgile  ne  naîtra  de  Lucain  ou  de  Stace  Le  tour  de  force  d'idées 
qu'on  remarque  ici  ne  doit  être  attribué  qu'à  l'asservissement 
du  pays.  Ces  détails  de  pensée  imprévus  que  l'Italie  crée  dans 
nos  mauvaises  pièces  françaises,  sont  une  sorte  de  vengeance 
exercée  par  elle  contre  la  barbarie  des  oppresseurs. 

L'Italie  actuelle  estdonc  loin  d'être  sans  acteuret  sans  pièces, 
comme  on  se  le  figure  généralement  en  France.  Les  répertoires 
sont  défrayés  par  les  chefs-d'œuvre  de  Goldoni  et  de  Giraud, 
les  drames  français,  et  surtout  les  pièces  du  Gymnase.  Quant 
aux  acteurs,  à  côté  du  nom  d'Amalia  Betlini,  il  sérail  injuste 
de  ne  pas  placer  l'acteur  favori  qui  a  été  presque  toujours  le 
compagnon  de  ses  succès,  l'excellent  Domeniconi,  comédien 
du  plus  haut  talent,  qui  rappelle  Mole  par  la  grâce  supérieure 
et  la  liberté  de  son  jeu. 

Domeniconi  représente  aussi  bien  les  amoureux  queles  pères 
nobles,  les  personnages  sérieux  que  les  personnages  comiques. 
Il  a  de  l'embonpoint  :  mais, malgré  l'ampleur  de  son  ventre  et 
de  son  costume,  Domeniconi  est  un  vrai  modèle  de  noblesse  et 
d'élégance.  On  oublie  ce  que  les  accessoires  peuvent  avoir  chez 
lui  dedisgracieux  lorsqu'on  entend  cettevoix  brève  et  accentuée, 
ce,  geste  toujours  si  rapide  et  si  vrai.  L'Italien  qui  sauraparaître 
élégant  malgré  l'épaisseur  de  sa  taille  aura,  d'ailleurs,  bien  plus 
d'élégance  réelle  que  tel  amoureux  français  dont  le  talent  repose 
sur  la  grâce  de  ses  habits  et  sa  prononciation  grasseyante.  En- 
suite, de  cette  indifférence   des  dehors  résultent  l'idéal  et  la 


192  REVUE  DE  PARIS. 

perspective  dramatique.}  Rappelons-nous ,  dans  les  pièce» 
deShakspeare ,  Coriolan  ,  Rrutus  el  Jules-César,  représentés 
en  costume  castillan. 

Domeniconi  et  Amalia  Bettini  jouant  ensemble  certaines 
pièces  du  Gymnase,  riant  aux  éclats  là  où  les  acteurs  de  Paris 
se  contentent  de  sourire  ,  pleurant,  se  tordant  là  où  les  autres 
indiquent  seulement  l'émotion,  font  briller  dans  leur  jeu  un 
accord,  un  ensemble  de  talens,  qu'on  aurait  peine  à  rencontrer 
peut-être  sur  toute  autre  scène  d'Europe.  Fleury  et  M110  Contât 
n'entraient  pas  mieux  dans  les  effets  et  les  intentions  l'un  de 
l'autre. 

Avec  eux ,  on  engage  assez  souvent  le  roi  des  comiques 
italiens,  le  Dieu  de  la  farce,  le  célèbre  Vestri  qui  fait  partie  de 
la  famille  des  danseurs.  Vestri  réunit  à  cette  gaieté  loyale  ,  à 
cette  naïveté-modèle  des  anciens  Zanni  napolitains ,  le  brio 
moderne ,  et  celte  finesse  de  l'ame,de  goût,  que  Pellegrini 
déployait  dans  le  rôle  de  Figaro.  Les  pièces  de  Goldoni,  surtout 
gli  Amanti  sessagenaj  de  Berti,  offrent  à  Vestri  une  nouvelle 
occasion  de  montrer  toutes  les  ressources  d'un  des  talens  les 
plus  originaux  que  la  scène  ait  possédés.  Si  l'on  fait  la  part 
des  exigences  du  caractère  italien  ,  nul  doute  que  Vestri  ne 
rappelle  Préville;  passions  populaires,  gaieté,  amour  ,  verve 
e  t  pétulance,  son  jeu  est  comme  le  véritable  Opéra  buffet,  la 
réunion  de  tous  les  bonbeurs  qui  peuvent  arriver  à  la  fois  à  un 
homme. 

Les  Français  qui  verront  Bettini,  Domeniconi  et  Vestri, 
pourront  connaître  par  eux-mêmes  combien  notre  goût  diffère 
de  celui  de  l'Italie.  Puis ,  comme  chaque  petit  état  de  la  Pénin- 
sule a  son  genre  de  noblesse  ,  de  grâce  ou  de  dignité,  il  est 
essentiel  que  le  jeu  de  ces  comédiens,  qui  vont  sans  cesse  de 
Rome  à  Venise  et  de  Venise  à  Naples,  dépasse  les  frontières,  et 
s'affranchisse  des  qualités  qui  ne  conviendraient  qu'à  un  seul 
peuple.  De  là  vient  la  nécessité  pour  eux  d'adopter  plutôt  le  vrai 
pathétique  que  la  tristesse  de  convention,  elles  passions  larges 
au  lieu  des  amours  de  détail. 

Cette  loi  de  transposition  donne  aussi  à  leur  jeu  un  caractère 
fort  singulier  ,  qui  ne  peut  guère  être  compris  d'un  étranger  , 
s'il  ne  s'est  fait  Italien  au  moins  durant  cinq  ou  six  mois.  La 
plupart  de  nos  comiques  français  vieillissent  le  spectateur.  Au 


REVUE  DE  PABIS.  19ô 

contraire  l'amour,  tel  que  le  rendent  Amalia  Betatlini  et  Dome- 
niconi ,  rajeunit ,  et  met  presque  toujours  une  compensation  à 
côté  d'une  peine  ;  même  dans  les  plus  violens  accès  de  leurs 
passions,  on  retrouve  sans  cesse  une  certaine  candeur  comme 
dans  les  airs  de  Cimarosa  ;  tendresse  naturelle  au  climat,  qui 
se  révèle  dans  les^gesles  et  la  voix  des  comédiens,  pour  peu  que 
leur  jeu  soit  vrai.  Ils  brillent  surtout  par  l'absence  d'effet  et 
du  sérieux  absolu,  qui  donne  tant  d'avantage  aux  Italiens 
dans  leurs  spectacles  comme  dans  leurs  tableaux  ,  leur  archi- 
tecture, et  leurs  statues. 

Maintenant,  on  demandera  peut-être  s'il  serait  possible 
qu'Amalia  Betlini  vînt  en  France  ,  et  si  ce  voyage  lui  serait 
favorable?  Ses  succès  seraient-ils  les  mêmes?  y  recueillera-t-elle 
des  couronnes? y  retrouverait-elle  ses  admirateurs? 

11  faut  dire  d'abord  que  le  plus  grand  désir  de  la  Beltini 
serait  de  débuter  à  Paris  ;  car,  avouons-le,  peut-être  à  la  honte 
de  notre  ingratitude  politique ,  le  but  des  espérances  de 
l'artiste  italien  ,  n'est  ni  Rome,  ni  Milan,  ni  Florence  :  c'est 
Paris  qu'il  rêve,  ce  sont  nos  suffrages  qu'il  ambitionne. 

Mais  notre  public  français,  si  récalcitrant  parfois,  admeltra- 
t-il  le  jeu  d'une  actrice  qui  est  presque  toujours  à  vingt-huit 
ou  trente  degrés  de  chaleur?  Songera-ton  assez  que  les  thuyas 
et  les  ananas  ne  mûrissent  qu'en  serre  chaude  ,  tandis  que  la 
betterave  et  le  colza  poussent  en  plein  champ.  Rappelons-nous 
Kean,  qu'on  a  si  peu  compris.  Il  serait  triste  qu'une  actrice,  de 
la  réputation  et  du  talent  de  la  Bettini^vînt  échouer  contre  le 
dédain  d'un  public  qui  ferait  la  petite  bouche,  et  voudrait  trou- 
ver sur  la  joue  d'une  Véronaise  le  fard  de  nos  conventions  pa- 
risiennes. 

Amalia  Bettini  et  Domeniconi  seraient  du  reste,  pour  tous 
les  pays  du  monde,  ce  qu'on  appelle  gens  de  bonne  com- 
pagnie en  Italie.  La  distinction  de  leurs  senlimens  et  de 
leurs  manières  les  fait  recevoir  volontiers  dans  le  meilleur 
monde. 

Ils  y  peuvent  aller  de  pair  avec  les  gens  les  mieux  nés.  Sans 
cela  ,  ils  ne  seraient  pas  bons  acteurs.  Le  comédien  italien,  s'il 
est  vraiment  digne  d'éloge,  sera  meilleur  peut-être  que  tout 
autre.  Mais  s'il  est  sans  talent ,  il  tombe  au-dessous  de  tous, 
parce  qu'il  a,  dans  le  détestable  ,  le  même  abandon  que  dans  le 


194  REVUE  DE  PARIS. 

beau  :  il  n'a  pas,  comme  dans  nos  contrées  occidentales,  un 
certain  amour  propre  pour  le  sauver. 

Espérons,  cependant,  que ,  tôt  ou  tard ,  le  directeur  d'un  de 
nos  grands  théâtres  s'arrangera  pour  faire  connaître  au  public 
français  ces  talens  d'acteurs  si  neufs  etaussi  curieux  à  étudier 
peut-être  que  les  comédiens  anglais.  Mais  avant  de  terminer 
cette  esquisse,  nous  permeltra-t-on  de  prévoir  le  sentiment  de 
vif  bonheur  que  va  éprouver  Amalia  Battini  en  recevant  cet 
hommage  inattendu,  si  léger  ,  mais  d'un  pris  double  pour  elle, 
puisqu'il  viendra  de  France  ?  Ces  louanges  lui  parviendront 
peut  être  au  milieu  des  applaudissemens,  dans  le  coin  de  quel- 
ques coulisses  de  Valle  ou  de  la  Pergola.  Soyez  sûr  que  ces 
pages  seront  mouillées  de  larmes  douces  et  vraies  comme 
celles  de  ses  rôles.  L'artiste  transportée,  s'écriera  comme  dans 
celte  pièce  de  Goldoni:  u  Che  bel  contentai  che  amore!  » 
Heureuses  les  femmes  qui  ont  ainsi  fait  d'un  art  leur  seule 
divinité.  Quand  on  sait  de  quelle  ame  parlent  les  accens  d'A- 
malia  Beltini,on  croirait  que  le  théâtre  est  pareil  à  ce  temple 
de  Diane,  en  Grèce,  où  les  jeunes  filles  ne  pouvaient  entrer  que 
vêtues  de  blanc ,  et  seulement  à  l'heure  où  le  jour  commence  à 
baisser. 

Arnoold  Fremy. 


LES 

COUVËNS  DAREQUIPA. 


Aréquipa  est  une  des  villes  du  Pérou  qui  renferme  le  plus  de 
couvens  d'hommes  et  de  femmes  :  l'aspect  de  la  plupart  de  ces 
monastères,  le  calme  constant  qui  les  enveloppe,  l'air  religieux 
qui  s'en  exhale,  en  reportant  la  pensée  sur  les  agitations  de  la 
société,  pourraient  faire  supposer  que  ,  si  la  paix  et  le  honheur 
habitent  sur  la  terre,  c'est  dans  ces  asiles  du  Seigneur  qu'ils 
résident.  Mais  hélas  !  ce  n'est  pas  dans  les  cloîtres  que  ce 
besoin  de  repos  qu'éprouve  le  cœur  détrompé  des  illusions  du 
monde  peut  être  satisfait.  Dans  l'enceinte  de  ces  immenses 
monumens,  au  lieu  de  celte  paix  des  tombeaux, qu'à  leur  exté- 
rieur sombre  et  froid  on  rêve  involontairement,  on  ne  trouve 
qu'agitations  fiévreuses,  que  la  règle  comprime ,  mais  ne  peut 
étouffer.  Avant  même  d'avoir  pénétré  dans  l'intérieur  d'un  seul 
de  ces  couvens,"chaque  fois  que  je  passais  devant  leurs  porches, 
toujours  ouverts,  ou  le  long  de  leurs  grands  murs  noirs,  de 
trente  à  quarante  pieds  d'élévation ,  mon  cœur  se  serrait: 
j'éprouvais ,  pour  les  malheureuses  victimes  renfermées  toutes 
vivantes  dans  ces  amas  de  pierres,  une  compassion.si  profonde, 
que  mes  yeux  se  remplissaient  de  larmes. 


196  REVUE  DE  PARIS. 

Pendant  mon  séjour  à  Aréquipa  ,  j'allais  souvent  m'asseoir 
sur  le  dôme  en  forme  de  terrasse,  de  la  maison  de  mon  oncle, 
dans  laquelle  je  demeurais;  dans  cette  position  j'aimais  à  pro- 
mener ma  vue  du  volcan  à  la  jolie  rivière  qui  coule  au  bas,  et 
du  riant  vallon  qu'elle  arrose  sur  les  deux  magnifiques  couvens 
de  Sainte-Catherine  et  de  Sainte- Rose.  Ce  dernier  surtout  atti- 
rait ma  pensée  et  captivait  mon  attention  :  c'était  dans  son 
triste  cloître  que  s'était  passé  un  drame  plein  d'intérêt ,  dont 
l'héroïne  était  une  jeune  fille  belle  et  malheureuse.  Cette  jeune 
fille  était  ma  parente;  je  l'aimais  par  sympathie,  et,  forcée 
d'obéir  aux  fanatiques  préjugés  du  monde  qui  m'entourait,  je 
ne  pouvais  la  voir  qu'en  cachette.  Quoique  deux  ans  se  fussent 
écoulés,  lors  de  mon  arrivée  à  Aréquipa  ,  depuis  qu'elle  s'était 
évadée  du  couvent,  l'impression  produite  par  cet  événement 
était  encore  toute  récente  :|je  devais  donc  user  de  beaucoup  de 
raénagemens  dans  l'intérêt  que  je  montrais  à  celle  victime  de 
la  superstition;  je  n'eusse  pu  la  servir  par  une  autre  conduite, 
et  me  serais  exposée  aux  reproches  de  toule  ma  famille  et  à 
l'animadversion  publique.  Tout  ce  que  Dominga  (c'était  le  nom 
delà  jeune  religieuse)  m'avait  raconté  de  son  étrange  histoire 
me  donnait  le  plus  vif  désir  de  connaître  l'intérieur  du  couvent 
où  la  malheureuse  avait  langui  durant  onze  années.  Aussi  le 
soin,  lorsque  le  soleil  disparaissait  derrière  les  trois  volcans 
dont  il  colore  de  pourpre  les  neiges  éternelles,  je  m'empressais 
de  monter  sur  la  maison,  d'où  mes  yeux  se  portaient  involon- 
tairement sur  le  couvent  de  Sanla-Rosa.  Mon  imagination  me 
représentait  ma  pauvre  cousine  Dominga  revêtue  de  l'ample 
et  lourd  habit  des  religieuses  de  l'ordre  des  carmélites.  Je 
voyais  son  long  voile  noir,  ses  souliers  en  cuir,  à  boucles  de 
cuivre  ;  sa  discipline  en  cuir  noir ,  pendante  jusqu'à  terre;  son 
énorme  rosaire,  que  la  malheureuse  fille,  par  instans  ,  pressait 
avec  ferveur,  en  demandant  à  Dieu  qu'il  l'aidât  dans  l'exécution 
de  son  projet ,  et  qu'ensuite  elle  broyait  entre  ses  mains ,  cris- 
pées par  la  colère  et  le  désespoir.  Elle  paraissait  dans  le  haut 
du  clocher  de  la  belle  église  de  Santa-Rosa.  Celait  dans  ce  clo- 
cher qu'allait  tous  les  soirs  la  jeune  religieuse,  sous  le  prétexte 
de  voir  s'il  ne  manquait  rien  aux  cloches  et  à  l'horloge ,  dont  le 
soin  était  commis  à  sa  surveillance.  Du  haut  de  cette  tour,  la 
jeune  fille  pouvait  contempler  a  loisir  l'étroit  et  le  beau  vallon 


REVUE  DE  PARIS.  197 

où  les  jours  de  son  eufance  s'étaient  écoulés  si  joyeusement. 
Elle  voyait  la  maison  de  sa  mère,  ses  soeurs  et  ses  frères  courir 
et  folâtrer  dans  le  jardin.  Que  ses  sœurs  lui  paraissaient  heu- 
reu.es,  de  pouvoir  ainsi  courir  et  jouer  en  liberté!  Comme  elle 
admirait  leurs  robes  de  toutes  couleurs,  et  leurs  beaux  cheveux 
ornés  de  rieurs  et  de  perles.  Comme  elle  enviait  leur  élégante 
chaussure ,  leur  grand  châle  de  soie  et  leur  légère  écharpe  de 
gaze!  A  celte  vue,  la  malheureuse  jeune  fille  se  sentait  étoufftr 
sous  le  poids  de  ses  grossiers  vètemens.  Elle  repoussait  avec 
un  mouvement  convulsif  son  long  voile  noir,  en  laine,  que 
l'ordre  exigeait  rigoureusement  de  tenir  toujours  baissé  ;  de 
sourds  gémissemens  sortaient  de  sa  poitrine;  elle  essayait  de 
passer  ses  bras  entre  les  barreaux  qui  ferment  les  ouvertures 
du  clocher.  La  pauvre  recluse  ne  demandait  qu'un  peu  du 
grand  air  que  Dieu  donne  à  toules  ses  créatures  ,  elle  ne  de- 
mandait qu'à  chanter  les  chansons  de  ses  montagnes  ,  qu'à 
danser  avec  ses  sœurs,  qu'à  metlre,  comme  elles ,  de  petits 
souliers  roses,  une  légère  écharpe  blanche  et  quelques  Heurs 
des  champs  dans  ses  cheveux.  Hélas!  c'était  bien  peu  de  chose 
que  désirait  la  jeune  fille;  mais  un  vœu  terrible,  qu'aucune 
puissance  humaine  ne  pouvait  rompre,  la  privait  à  jamais  d'air 
pur  et  de  chants  joyeux  ,  d'habits  de  son  âge,  appropriés  aux 
changemens  des  saisons ,  et  d'exercices  nécessaiies  à  sa  santé. 
L'infortunée,  à  seize  ans,  entraînée  par  un  mouvement  de  dépit 
et  d'amour-propre  blessé ,  avait  voulu  renoncer  au  monde. 
L'ignorante  enfant  avait  coupé  \ elle-même  ses  longs  cheveux  ; 
et,  les  jetant  au  pied  de  la  croix,  avait  juré  sur  le  christ  qu'elle 
prenait  Dieu  pour  son  époux.  L'histoire  de  la  monja  avait  fait 
grand  bruit  à  Aréquipa  et  dans  tout  le  Pérou  ,  et  je  la  jugeais 
assez  remarquable  pour  qu'elle  dût  trouver  place  dans  ma  re- 
lation. Mais  avant  de  raconter  l'histoire  de  ma  cousine  Do- 
minga,  je  dois  faire  connaître  l'intérieur  de  Santa-Rosa  et  de 
Sanla-Calalliua. 

Grâce  à  la  guerre  qui  éclata  en  1854  ,  et  à  l'occasion  de  la 
fameuse  bataille  de  Cangallo ,  je  pus  pénétrer ,  avec  toute  la 
population  de  la  malheureuse  ville  attaquée ,  dans  ces  deux 
couvens,  dont  l'entrée,  en  temps  ordinaire,  est  inaccessible  sans 
la  permission  de  l'évêque  d'Aréquipa  ;  permission  que,  depuis 
l'évasion  de  la  monja,  il  refusait  inflexiblement.  Lorsque  les 

17 


198  REVUE  DE  PARIS. 

soldats  de  San-Roman  menaçaient  du  meurtre  et  du  pillage  la 
ville  d'Aréquipa,  les  dames  de  ma  famille  jugèrent  prudent 
de  se  réfugier  dans  un  couvent.  J'insistais  fort  pour  que  nous 
fussions  à  Santa-Rosa,  mais  elles  préféraient  Sanla-Catalina. 
Les  supérieures  de  ces  deux  couvens  étaient  mes  cousines  ,  et 
l'une  et  l'autre  nous  avaient  fait  faire  les  offres  les  plus  affec- 
tueuses, s'efforçant  chacune  de  nous  déterminer  à  lui  donner 
la  préférence.  Santa-Rosa,  par  sa  beauté,  devait  plus  vivement 
exciter  notre  curiosité  ;  mais  ces  dames  redoutaient  l'extrême 
sévérité  qui ,  dans  aucune  circonstance,  n'abandonne  les  reli- 
gieuses de  l'ordre  des  carmélites,  le  plus  rigide  de  tous.  J'eus 
beaucoup  de  peine  à  vaincre  leurs  répugnances  ;  cependant  je 
parvins  à  en  triompher.  Vers  sept  heures  du  soir  ,  nous  nous 
rendîmes  au  couvent,  après  avoir  eu  le  soin  d'envoyer  devant 
nous  une  négresse  pour  nous  annoncer. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  jamais  existé  dans  l'état  le  plus  mo- 
narchique une  aristocratie  plus  hautaine  et  plus  choquante 
dans  ses  distinctions,  que  celle  qui  me  frappa  en  entrant  dans 
le  couvent  de  Santa-Rosa.  Là  régnent  dans  toute  leur  puis- 
sance les  hiérarchies  de  la  naissance  ,  des  titres,  des  couleurs 
de  la  peau  et  des  fortunes  ;  et  ce  ne  sont  pas  de  vaines  classi- 
fications. A  voir  dans  le  couvent  marcher  en  procession  les 
membres  de  celte  vaste  communauté,vètusdu  mêmeuniforme,on 
croirait  que  la  même  égalité  existe  pour  toutes;  mais,  enlre-t-on 
dans  l'une  des  cours ,  on  est  frappé  de  l'orgueil  qu'apporte  la 
femme  titrée  dans  ses  relations  avec  la  femme  de  sang  plébéien, 
du  tonde  mépris  qu'affectentcelles  à  peau  blanche  envers  celles 
à  peau  basanée,  et  celles  qui  sont  riches  envers  celles  qui  ne 
le  sont  pas.  C'est  en  voyant  ce  contraste  d'une  humilité  appa- 
rente et  de  l'orgueil  le  plus  indomptable ,  qu'on  est  tenté  de 
répéter  ces  paroles  du  sage  :  «  Vanité  des  vanités  !  » 

Nous  fûmes  reçues  à  la  porte  par  une  députalion  que  la  su- 
périeure envoyait  pour  nous  introduire.  Cette  grave  députa - 
lion  de  religieuses  nous  conduisit ,  avec  tout  le  cérémonial 
voulu  par  l'étiquette,  jusqu'à  la  cellule  delà  supérieure,  qui 
était  malade  et  couchée.  Son  lit  était  supporté  par  une  estrade 
sur  les  marches  de  laquelle  un  grand  nombre  de  religieuses 
étaient  hiérarchiquement  placées.  L'estrade,  couverte  d'un 
lapis  en  grosse  laine  blanche,  donnait  à  ce  lit  l'air  d'un  trône. 


REVUE  DE  PARIS.  199 

Nous  restâmes  assez  long-temps  auprès  de  la  vénérable  supé- 
rieure. Les  draps  de  lit  étaient  en  toile,  et  une  de  ses  dames  de 
compagnie  nous  expliqua,  à  voix  basse,  que  la  supérieure  était 
excessivement  affligée  de  se  voir  contrainte,  par  la  nature  de 
sa  maladie,  à  enfreindre  les  règles  du  saint  ordre  des  Carmé- 
lites, en  remplaçant  la  laine  par  la  toile.  Après  que  les  bonnes 
religieuses  eurent  satisfait  leur  curiosité  ,  en  nous  entretenant 
sur  les  affaires  du  jour,  et  en  me  faisant  plusieurs  questions , 
non  sans  hésiter  ,  sur  la  vie  d'Europe ,  nous  nous  retirâmes 
dans  les  cellules  qu'elles  nous  avaient  fait  préparer.  Je  deman- 
dai à  une  des  jeunes  religieuses  qui  m'acompagnaient  si  elle 
pourrait  me  faire  voir  la  cellule  de  Domingo,  :  u  Oui  ,  me 
répondit-elle,  vous  pourrez  la  voir  demain,  je  vous  donnerai  la 
clé  moi-même  ;  mais  n'en  dites  rien,  car  ici,  cette  pauvre  Do- 
rainga  est  maudite  :  nous  sommes  trois  seulement  qui  osions  la 
plaindre.  » 

Santa-Rosa  est  un  des  plus  vastes  et  des  plus  riches  couvens 
d'Aréquipa.  La  distribution  intérieure  est  commode  :  elle  pré- 
sente quatre  cloîtres,  qui  enferment  chacun  une  cour  spacieuse. 
De  larges  piliers  en  pierre  supportent  la  voûte  assez  basse 
de  ces  cloîtres  ;  les  cellules  des  religieuses  régnent  à  l'entour  ; 
on  y  entre  par  une  petite  porte  basse  :  elles  sont  grandes  et 
les  murs  en  sont  tenus  très  blancs  ;  elles  sont  éclairées  par 
une  petite  croisée  à  quatre  vitraux  ,  qui ,  ainsi  que  la  porte , 
donne  sur  le  cloître.  L'ameublement  de  ces  cellules  consiste  en 
une  table  en  bois  de  chêne  ,  un  escabeau,  une  cruche  en  terre 
et  un  gobelet  d'étain  ;  au-dessus  de  la  table  il  y  a  un  grand 
crucifix  :  le  christ  est  en  os  jauni  par  le  temps ,  et  la  croix  en 
bois  noir.  Sur  la  table  on  remarque  une  tête  de  mort,  un 
petit  sablier ,  des  Heures,  et  parfois  quelques  autres  livres  de 
prières  ;  à  côté,  accrochée  à  un  gros  clou  ,  pend  une  discipline 
en  cuir  noir.  Excepté  la  supérieure ,  pas  une  religieuse  ne  peut 
coucher  dans  sa  cellule.  Elles  ne  s'y  rendent  que  pour  méditer 
dans  l'isolement  et  le  silence,  se  recueillir  ou  se  reposer.  Elles 
mangent  en  commun  dans  un  vaste  réfectoire,  dînent  à  midi 
et  soupent  à  six  heures.  Pendant  qu'elles  prennent  leur  repas, 
une  d'entre  elles  fait  la  lecture  de  quelques  passages  de  livres 
saints,  et  toutes  couchent  dans  les  dortoirs,  qui  sont  au  nom- 
bre de  trois  dans  le  couvent  de  Santa-Rosa. 


200  REVUE  DE  PARIS. 

Ces  dortoirs  sont  voûtés,  construits  en  forme  d'équerreet  sans 
aucune  fenêtre  qui  laisse  pénétrer  le  jour.  Une  lampe  sépulcrale, 
placée  dans  l'angle,  jette  à  peine  assez  de  lueur  pour  éclairer 
un  espace  de  six  pieds,  en  sorte  que  les  deux  côtés  du  dortoir 
restent  dans  une  obscurité  profonde.  L'entrée  de  ces  dortoirs 
est  interdite  non-seulement  aux  personnes  étrangères,  mais 
même  aux  filles  de  service  de  la  communauté,  et  si  furtivement 
on  s'introduit  le  soir  sous  ces  voûtes  sombres  et  froides,  la  dis- 
position des  salles,  les  objets  qui  vous  environnent  font  croire 
qu'on  est  descendu  aux  catacombes.  Il  est  difficile  de  se  défendre 
d'un  mouvement  d'effroi.  Les  tombeaux  (1)  sont  disposés  de 
chaque  côté  du  dortoir  à  douze  ou  quinze  pieds  de  distance  les 
uns  des  autres;  éievés  sur  une  estrade,  ils  ressemblent  en  effet, 
parleur  forme  et  l'ordre  dans  lequel  ils  sont  rangés,  aux  tom- 
beaux que  l'on  voit  dans  les  caveaux  des  églises.  Us  sont  recou- 
verts d'une  étoffe  noire,  en  laine,  semblable  à  celle  qu'on  em- 
ploie pour  tenture  dans  les  cérémonies  funéraires.  L'intérieur 
de  ces  tombeaux  a  dix  à  douze  pieds  de  long,  sur  cinq  à  six  de 
large  et  autant  de  hauteur.  Us  sont  meublés  d'un  lit  fait  avec 
deux  grosses  planches  de  chêne  placées  sur  quatre  pieux  en  fer- 
Dessus  ces  planches  est  un  gros  sac  de  toile  qui  est  rempli,  selon 
le  degré  de  sainteté  de  celle  qui  y  repose,  de  cendres,  de  caillouxr 
d'épines  même,  de  paille  ou  de  laine.  Je  dois  dire  que  je  suis  en- 
trée dans  trois  de  ces  tombeaux  et  que  j'en  ai  trouvé  les  sacs 
remplis  de  paille.  A  l'extrémité  du  lit  est  un  petit  meuble  en  bois 
noir  qui  sert  tout  ensemble  de  table,  de  prie-dieu  et  d'armoire.  De 
même  que  dans  la  cellule,  il  y  a  au-dessus  de  ce  meuble  un  grand 
christ  faisant  face  à  la  tête  du  lit  :  au-dessous  du  christ  sont  ran- 
gés une  tête  de  mort,  un  livre  de  prières,  un  rosaire  et  une  disci- 
pline. Il  est  expressément  défendu,  dans  aucune  circonstance, 
d'avoir  de  la  lumière  dans  les  tombeaux.  Quand  une  religieuse  est 
malade,  elle  va  à  l'infirmerie.  C'est  dans  un  de  ces  tombeaux  que 
ma  pauvre  cousine  Dominga  avait  couché  pendant  onze  ans  ! 

La  vie  que  mènent  ces  religieuses  est  des  plus  pénibles.  Le 
malin,  elles  se  lèvent  à  quatre  heures  pour  aller  aux  matines: 
puis  se  succèdent  presque  sans  interruption  une  suite  de  prali- 

(l)On  nomme  tombeau  l'endroit  où  chaque  religieuse  serelin 
pour  dormir. 


REVl'E  DE  PARIS.  201 

ques  religieuses  auxquelles  elles  sont  tenues  d'assister.  Cela  dure 
jusqu'à  l'heure  de  midi,  qui  les  appelle  au  réfectoire.  De  midi  à 
trois  heures,  elles  jouissent  de  quelque  repos;  alors  recommen- 
cent pour  elles  des  prières  qui  se  prolongent  jusqu'au  soir.  De 
nombreuses  fêtes  viennent  encore  ajouter  à  ces  devoirs  par  les 
processions  et  autres  cérémonies  qu'elles  imposent  à  la  commu- 
nauté. Tel  est  l'aperçu  des  austérités  et  des  exigences  de  la  vie 
religieuse  dans  les  cloîtres  de  Santa-Rosa.  La  seule  récréation 
de  ces  recluses  est  la  promenade  dans  leurs  magnifiques  jardins. 
Elles  en  ont  trois  dans  lesquels  elles  cultivent  de  belles  fleurs, 
qu'elles  entretiennent  avec  un  grand  soin. 

En  prenant  le  voile  dans  l'ordre  des  carmélites,  les  religieu- 
ses de  Santa-Rosa  font  \œu  de  pauvreté  et  de  silence.  Quand 
elles  se  rencontrent,  l'une  doit  dire  :  «  Sœur,  nous  devons  mou- 
rir,» et  l'autre  répondre  :  «  Sœur,  la  mort  est  notre  déli- 
vrance, »  et  ne  jamais  prononcer  une  parole  de  plus.  Toutefois 
ces  dames  parlent,  et  beaucoup;  mais  c'est  seulement  pendant 
leur  travail  d^ns  le  jardin,  ou  d3ns  la  cuisine  lorsqu'elles  y  vont 
pour  surveiller  les  femmes  de  service,  ou  sur  le  haut  dos  tours 
et  des  clochers,  quand  leur_devoir  les  y  appelle.  Elles  parlent 
encore  dans  leurs  cellules,  lorsqu'à  la  dérobée  elles  vont  s'y  faire 
de  longues  visites.  Enfin  ces  dames  parlent  partout  où  elles 
croient  pouvoir  le  faire  sans  violer  leur  vœu,  et,  pour  se  mettre 
en  paix  avec  leur  conscience,  elles  observent  un  silence  de  mort 
dans  les  cours,  lorsqu'elles  se  rencontrent,  dans  le  réfectoire, 
dans  l'église,  et  surtout  dans  les  dortoirs,  où  jamais  voix  hu- 
maine n'a  retenti.  Ce  n'est  certes  pas  moi  qui  leur  imputerais  à 
crime  ces  légères  transgressions  à  la  règle  du  saint  ordre  des 
carmélites.  Je  trouve  tout  naturel  qu'elles  recherchent  l'occa- 
sion d'échanger  quelques  pensées  après  de  longues  heures  de 
silence  ;  mais  je  désirerais,  pour  leur  bonheur,  qu'elles  se  bor- 
nassent à  parler  des  belles  fleurs  qu'elles  cultivent,  des  bonnes 
confitures  et  des  excellens  gâteaux  qu'elles  font  si  bien,  ou  de 
leurs  magnifiques  processions  et  des  riches  pierreries  de  leur 
vierge,  ou  même  encore  de  leur  confesseur.  Malheureusement 
ces  bonnes  religieuses  ne  se  bornent  point  à  ces  sujets  de  con- 
versation. La  critique,  la  médisance,  la  calomnie  même,  rem- 
plissent leurs  entreliens.  Rien  de  moins  onctueux  que  les  rap- 
ports qu'elles  ont  entre  elles.  Tout ,  au  contraire .  dans  ces 

17. 


202  REVDE  DE  PARIS. 

rapports,  annonce  la  sécheresse,  l'âpreté  la  haine.  Ces  dames 
ne  sont  pas  plus  rigoureuses  dans  l'observation  de  leur  vœu  de 
pauvreté.  Aucune  d'elles  ne  devrait  avoir,  d'après  le  règlement, 
m'a-t-on  dit,  plus  d'une  fille  pour  la  servir  ;  cependant  plusieurs 
ont  en  propriété  trois  ou  quatre  filles  esclaves  qui  demeurent 
dans  le  couvent,  indépendamment  de  l'esclave  que  chacune  d'el- 
les entrelient  au  dehors  pour  faire  ses  commissions,  acheter  ce 
qu'elle  désire  et  communiquer  avec  ses  parens  et  le  monde.  Il  y 
a  même  parmi  ces  religieuses  des  femmes  qui  ont  une  fortune 
considérable,  qui  font  de  très  riches  présens  à  la  communauté 
et  à  l'église  du  couvent,  et  qui  envoient  fréquemment  à  leurs 
connaissances  du  dehors  des  cadeaux  de  prix,  consistant  en 
fruits,  friandises  de  toutes  sortes,  et  petits  ouvrages,  faits  dans 
l'intérieur  du  couvent. 

J'ajoute,  au  surplus,  que  le  couvent  de  Santa-Rosa  d'Are- 
quipa  est  considéré  comme  un  des  plus  riches  du  Pérou,  quoi- 
que je  puisse  affirmer  que  les  religieuses  m'en  ont  paru  plus 
malheureuses  que  celles  d'aucun  des  couvens  que  j'ai  eu  l'occa- 
sion de  visiter,  et  toutes  les  personnes  familières  avec  l'intérieur 
des  monastères,  que  j'ai  consultées  pendant  mon  séjour  en  Amé- 
rique, m'ont  confirmé  la  justesse  de  cette  observation  sur  les 
religieuses  de  Santa-Rosa,  comparées  à  celles  des  autres  com- 
munauté. Avant  de  terminer  cette  notice  sur  Santa-Rosa,  je  vais, 
pour  faire  mieux  connaître  l'esprit  qui  dirige  cette  communauté, 
citer  quelques  passages  des  diverses  conversations  que  j'eus  avec 
la  supérieure  pendant  les  trois  jours  que  j'ai  habité  le  couvent. 

Je  dois  dire  d'abord  que  la  supérieure  me  reçut  avec  beaucoup 
de  distinction.  Cette  femme,  qui  avait  alors  soixante-huit  ans, 
dirigeait  depuis  dix-huit  ans  la  communauté.  Elle  avait  dû  être 
très  belle;  sa  physionomie  était  noble,  et  tout  en  elle  annonçait 
une  grande  force  de  volonté.  Née  à  Séville,  elle  vint  à  Aréquipa 
à  l'âge  de  sept  ans  ;  son  père  la  mit  à  Santa-Rosa  pour  y  faire 
son  éducation,  et  depuis  lors  elle  n'en  était  plus  sortie.  Elle  par- 
lait l'espagnol  avec  une  pureté  et  une  élégance  remarquables; 
elle  était  aussi  instruite  qu'une  religieuse  peut  l'être.  Toutes  les 
questions  qu'elle  m'adressa  sur  l'Europe  me  prouvèrent  que  la 
supérieure  de  Santa-Rosa  s'était  beaucoup  occupée  des  événe- 
mens  politiques  qui  ont  agité  l'Espagne  et  le  Pérou  depuis  vingt 
ans.  Ses  opinions,  en  politique,  étaient  aussi  exallées  qu'en  re- 


REVUE  DE  PARIS.  203 

ligion,  et  son  fanatisme  religieux  dépassait  toutes  les  limites  de  la 
raison.  Je  rapporterai  une  de  ses  phrases  qui,  à  elle  seule,  ré- 
sume l'ordre  d'idées  de  cette  vieille  religieuse.»  Hélas  !  ma  chère 
enfant,  me  dit-elle,  maintenant  je  suis  trop  vieille  pour  rien 
entreprendre  ;  mon  temps  est  fini,  mais  si  je  n'avais  que  trente 
ans,  je  partirais  avec  vous  :  j'irais  à  Madrid,  et  là  je  perdrais  ma 
fortune,  mon  illustre  nom  et  ma  vie,  ou,  par  la  mort  de  Jésus- 
Christ,  là  en  croix,  je  vous  jure  que  je  rétablirais  la  sainte  in- 
quisition. »  Il  est  impossible  d'avoir  plus  de  feu  dans  le  regard, 
d'énergie  dans  la  voix  et  plus  d'expression  dans  le  geste  qu'elle 
n'en  mit  en  étendant  la  main  vers  le  christ  qui  était  au  pied  de 
son  lit.  Le  reste  de  sa  conversation  était  à  l'avenant.  En  parlant 
de  Dominga,  elle  me  dit  :«  Cette  fille  était  possédée  du  démon; 
je  suis  conterle  que  le  diable  ait  choisi  mon  couvent  de  préfé- 
rence :  cet  exemple  y  fera  revivre  la  foi  ;  car,  ma  chère  Flora, 
à  vous  je  confierai  une  partie  de  mes  peines  :  chaque  jour  je 
vois  chanceler  dans  le  cœur  des  jeunes  nonnes  cette  foi  puis- 
sante qui  seule  peut  faire  croire  aux  miracles.  »  L'évasion  de  Do- 
minga ne  me  paraissait  pas  devoir  produire  l'effet  qu'en  atten- 
dait la  supérieure,  et  me  semblait  au  contraire  de  nature  à 
provoquer  l'imitation.  Je  doute  même  qu'elle  se  fil  illusion  à  cet 
égard  ;  mais,  parlant  de  Dominga  en  présence  de  quelques  reli- 
gieuses ,  elle  crut  peut-être  de  son  devoir  de  faire  cetle  ré- 
flexion. Cette  femme,  d'une  austérité  rigoureuse,  a  su  se  faire 
obéir  et  respecter  des  religieuses,  tout  en  les  gouvernant  avec 
une  main  de  fer  ;  mais  depuis  tant  d'années  qu'elle  leur  com- 
mande ,  elle  n'a  pu  obtenir  la  sincère  affection  d'aucune 
d'elles. 

Les  trois  jours  passés  dans  l'intérieur  de  ce  couvent  avaient 
tellement  fatigué  ma  tante  et  mes  cousines  ,  que  ces  da- 
mes ,  au  risque  d'être  massacrées,  ne  voulurent  pas  y  demeu- 
rer plus  long-temps.  Quant  à  moi  ,  j'avais,  pendant  un  aussi 
court  séjour,  recueilli  beaucoup  d'observations  ,  et  ne  m'étais 
nullement  ennuyée.  Ces  graves  religieuses  nous  accompagnè- 
rent avec  le  même  cérémonial  et  la  même  étiquette  qu'elles 
avaient  mis  à  nous  recevoir,  et  enfin  nous  passâmes  le  seuil  de 
celte  énorme  porte  en  chêne,  verrouillée  et  bardée  de  fer  comme 
celle  d'une  citadelle  :  à  peine  la  portière  eut-elle  refermé  la 
pesante  porte,  que  nous  nous  mîmes  à  courir  dans  la  longue 


5304  REVUE  DE  PARIS. 

et  large  rue  de  Santa-Rosa  ,  toutes  joyeuses  de  notre  liberté. 
Ces  dames  pleuraient  ;  les  enfans  et  les  négresses  gambadaient 
dans  la  rue,  et  j'avoue  que  je  respirais  plus  facilement. 

De  retour  chez  nous ,  nous  trouvâmes  les  affaires  beaucoup 
plus  embrouillées  que  nous  ne  les  avions  laissées.  Il  y  avait  eu 
suspension  d'armes,  mais  la  trêve  expirait  et  les  hostilités  de- 
vaient recommencer  le  lendemain.  Mon  oncle  nous  gronda 
beaucoup  d'être  revenues  aussi  vile  ;  mais  ces  dames  répondi- 
rent qu'elles  aimaient  mieux  être  brûlées  que  cloîtrées. 

Le  lendemain  ,  il  y  eut  une  alerte  qui  de  nouveau  força  mes 
parens  à  abandonner  la  maison.  Ces  dames  furent  cette  fois  se 
réfugier  à  Sanla-Catalina  ;  quant  à  moi  qui  ,  dans  aucune  cir- 
constance, n'ai  jamais  oublié  mon  rôle  de  voyageuse  observa- 
trice ,  je  préférai  rester  avec  mon  oncle  pour  voir  la  mêlée; 
mais  (ont  s'étant  bientôt  calmé  ,  je  me  fis  conduire  à  Santa- 
Catalina. 

Me  voilà  donc  encore  dans  l'intérieur  d'un  couvent  ;  mais 
quel  contraste  avec  celui  que  je  venais  de  quitter  !  Quel 
bruit  assourdissant,  quels  hourras  quand  j'entrai  !  La  Fran- 
cesita!  la  Francesita!  criait-on  de  toutes  parts.  A  peine  la 
porte  fut-elle  ouverte  ,  que  je  fus  entourée  par  une  douzaine 
de  religeuses  qui  me  parlaient  toutes  à  la  fois,  criant,  riant  et 
sautant  de  joie.  L'une  m'ôtait  mon  chapeau ,  parce  que  ,  disait- 
elle,  un  chapeau  était  un  vêtement  indécent, 'mon  peigne  fut 
également  ôlé  sous  le  même  prétexte;  une  autre  voulait  me 
retirer  mes  gigots ,  toujours  sur  la  même  accusation  d'être 
très  indècens.  Celle-là  écartait  ma  robe  par  derrière  parce 
qu'elle  voulait  voir  comment  était  fait  mon  corset.  Une  re- 
ligieuse me  défaisait  les  cheveux  pour  voir  leur  longueur;  une 
autre  me  levait  le  pied  pour  examiner  mes  brodequins  de 
Paris;  mais  ce  qui  excita  surtout  leur  étonnement ,  ce  fut  la 
découverte  de  mon  pantalon.  Ces  bonnes  filles  sont  naïves  ,  et 
il  y  eut  sans  doute  plus  d'indécences  dans  leurs  questions  que 
dans  mon  chapeau  ou  dans  mon  peigne.  En  un  mot,  ces  da- 
mes me  tournèrent  en  tout  sens  et  en  agirent  envers  moi 
comme  fait  un  enfant  avec  la  poupée  qu'on  vient  de  lui 
donner. 

Je  restai ,  sans  nulle  exagération,  un  grand  quart  d'heure  à 
la  porte  d'entrée  qui  sert  de  lour,  craignant  à  chaque  instant 


REVUE  DE  PARIS.  205 

d'être  suffoquée  par  la  chaleur  et  le  peu  d'espace  que  me  lais- 
saient ces  turbulentes  religieuses  et  la  multitude  de  négresses 
ou  de  sambas  (1)  qui  m'entouraient.  Mes  parentes,  qui  avaient 
vu  l'embarras  de  ma  position  .  et  qui  sentaient  tout  ce  que  je 
devais  en  souffrir  ,  faisaient  tous  leurs  efforts  pour  tâcher  de 
percer  jusqu'au  lieu  où  j'élais,  tandis  que  ma  samba,  qui  était 
entrée  en  même  temps  que  moi,  appelait  à  mon  secours  en 
criant  qu'on  me  faisait  mal ,  qu'on  allait  m'étouffer.  Mais  ses 
cris  et  ceux  de  mes  cousines  étaient  couverts  par  plus  de  cent 
voix  à  la  fois:  Ha  !  la  Francesita  ;  que  bonita  es  !  vicne 
aqui  a  vivir  con  nosotros. 

Je  commençais  sérieusement  à  désespérer  de  sortir  de  celte 
foule  autrement  qu'évanouie.  Je  sentais  mes  jambes  défaillir 
sous  moi  ;  j'étais  baignée  de  sueur ,  et  le  vacarme  que  tout  ce 
monde  faisait  à  mes  oreilles  m'étourdissait  tellement,  que  je 
ne  savais  plus  où  j'étais  ,  lorsque  enfin  la  supérieure  arriva 
pour  me  recevoir.  Elle  était  cousine  de  celle  de  Santa-Rosa  . 
et  notre  parente  au  même  degré.  A  son  approche  ,  le  bruit  se 
calma  un  peu,  et  la  foule  s'ouvrit  pour  la  laisser  arriver  jus- 
qu'à moi.  Je  me  sentais  réellement  très  mal.  La  bonne  dame, 
qui  s'en  aperçut,  gronda  sévèrement  les  religieuses ,  et  donna 
ordre  qu'on  fit  retirer  toutes  les  négresses. Elle  m'emmena  ensuite 
dans  sa  grande  et  belle  celiule,  et  là,  après  m'avoir  fait  asseoir 
sur  des  riches  tapis  et  de  moelleux  coussins ,  on  apporta  sur 
un  des  plus  beaux  plateaux  de  l'industrie  parisienne  diverses 
sortes  d'excellens  gâteaux  faits  dans  le  couvent,  des  vins  de  la 
Péninsule  dans  des  beaux  flacons  de  cristal,  et  un  superbe 
verre  doré ,  élégamment  taillé  et  gravé  aux  armes  d'Espagne. 

Quand  je  fus  un  peu  remise  ,  la  bonne  dame  voulut  absolu- 
ment in 'accompagner  jusqu'à  la  cellule  qu'elle  me  destinait. 
Celait  un  amour  de  cellule,  et  beaucoup  de  nos  petites-maî- 
tresses l'auraient  préférée  à  leur  boudoir.  Qu'on  imagine  une 
petite  chambre  voûtée  large  de  dix  à  douze  pieds ,  et  longue 
de  quatorze  à  seize,  couverte  en  entier  d'un  beau  lapis  anglais 
avec  des  dessins  turcs:  ayant  au  milieu  une  petite  porte  en 
ogive,  et  sur  deux  des  côtés  une  petite  croisée  du  même  style, 

(1)  Samba,  c'est  le  nom  qu'on  donne  aux  métis  provenant  du 
mélange  des  races  indienne  et  nègre. 


206  REVUE  DE  PARIS. 

et  ces  deux  croisées  garnies  de  rideaux  en  soie  couleur  cerise, 
avec  des  franges  noires  et  bleues  ;  sur  un  côté  de  la  chambre, 
un  petit  lit  en  fer  verni ,  avec  un  matelas  en  coutil  anglais,  et 
des  draps  en  batiste  garnis  en  dentelle  d'Espagne  ;  en  face,  un 
divan  aussi  en  coutil  anglais  recouvert  d'un  riche  tapis  venant 
de  Cuzco  ;  auprès  du  divan  des  coussins  pour  les  visiteurs ,  et 
de  jolis  tabourets  en  tapisserie.  Dans  le  fond  était  pratiquée 
une  niche  occupée  par  une  belle  console  à  dessus  de  marbre 
blanc,  qui  figurait  assez  bien  un  petit  autel.  Il  y  avait  sur  la 
console  plusieurs  jolis  vases  remplis  de  fleurs  naturelles  et  ar- 
tificielles, des  chandeliers  en  argent  avec  des  bougies  bleues, 
un  petit  livre  rie  messe  relié  en  velours  violet  et  fermé  avec 
un  cadenas  en  or.  Au-dessus  de  la  console  était  placé  un  christ 
en  ébéne  d'un  beau  travail,  au-dessus  du  christ  une  vierge 
dans  un  cadre  d'argent,  et,  à  ses  côtés,  dans  de  riches  bordu- 
res, sainte  Catherine  et  sainte  Thérèse.  Un  rosaire  à  grains 
fins  et  des  plus  mignons  avait  été  passé  autour  de  la  tête  du 
christ.  Enfin  ,  pour  qu'il  ne  manquât  rien ,  il  y  avait  au  milieu 
de  la  chambre  une  table  couverte  d'un  grand  tapis,  et  sur  cette 
table  un  grand  plateau  qui  contenait  un  thé  de  quatre  tasses , 
une  carafe  en  cristal  taillé  ,  un  verre  ,  et  tout  ce  qui  est  néces- 
saire pour  se  rafraîchir.  Cette  charmante  retraite  était  le 
retiro  de  la  supérieure.  Cette  dame  s'était  prise  pour  moi  d'une 
amitié  enthousiaste,  par  le  seul  le  motif  que  je  venais  du  pays 
où  vivait  Rossini!  Malgré  mes  instances  pour  ne  pas  accepter 
ce  charmant  gîte  ,  elle  voulut  à  toute  force  que  je  m'installasse 
dans  son  retiro.  L'aimable  religieuse  me  tint  compagnie  assez 
tard ,  nous  causâmes  de  musique  principalement ,  puis  des 
affaires  de  l'Europe, auxquelles  ces  dames  prennent  un  vif  inté- 
rêt; ensuite  elle  se  retira  entourée  d'une  foule  de  religieuses, 
car  toutes  l'aiment  comme  leur  mère  et  leur  amie. 

J'ai  dû  ,  pendant  dix  ans  de  voyages ,  changer  fréquemment 
d'habitation  et  de  lit ,  je  ne  me  souviens  pas  d'avoirjamais  épouvé 
une  sensation  aussi  délicieuse  que  celle  que  je  ressentis  en  me 
couchant  dans  le  charmant  petit  lit  de  la  supérieure  de  Sanla- 
Calalina.  J'eus  l'enfantillage  d'allumer  les  deux  bougies  bleues 
qui  étaient  sur  l'autel  ;  je  pris  le  petit  rosaire ,  le  joli  livre  de 
prières,  et  je  restai  long-temps  à  lire,m'interrompant  souvent 
pour  admirer  l'ensemble  des  objets  qui  m'entouraient,  ou  pour 


REVUE  DE  PARIS.  207 

respireravec  voluplé.le  doux  parfum  qui  s'exhalait  de  mes  draps 
garnis  dedenlellcCetlenuit-là,  j'eus  presque  le  désir  de  me  faire 
religieuse.  Le  lendemainje  me  levaitrès  lard,  l'indulgenle  reli- 
gieuse m'ayant  prévenue  qu'il  élait  inutile  que  je  me  levasse  à 
six  heures  (comme  on  l'avait  exigé  de  nous  à  Sanla-Rosa), 
pour  me  rendre  à  la  messe.  «  Il  suffit  que  vous  paraissiez  à 
celle  de  onze  heures,  m'avait- elle  dit,  et  si  votre  santé  ne  vous 
le  permet  pas,  je  vous  dispense  d'y  paraître. »La  première  jour- 
née fut  employée  à  faire  des  visites  à  toutes  les  religieuses  : 
c'était  à  qui  me  verrait,  me  toucherait,  me  parlerait.  Ces  dames 
me  questionnaient  sur  tout.  Comment  s'habille-t-on  à  Paris? 
Qu'y  mangel-on?  Y  a-t-il  des  couvens?  Mais  surtout  qu'y 
fait-on  en  musique  ?  Dans  chaque  cellule  nous  trouvions  nom- 
breuse société  :  tout  le  monde  y  parlait  à  la  fois  au  milieu 
des  rires  et  des  saillies  ;  partout  on  nous  offrait  des  gâteaux 
de  toute  espèce,  des  fruits,  des  confitures,  des  crèmes,  des 
sucres  candits,  des  sirops,  des  vins  d'Espagne.  C'était  une 
suite  continuelle  de  banquets.  La  supérieure  avait  fait  arran- 
ger un  concert  pour  le  soir  dans  sa  petite  chapelle  et  là  j'en- 
tendis une  très  bonne  musique,  composée  des  plus  beaux  pas- 
sages de  Rossini.  Elle  fut  exécutée  par  trois  jeunes  et  jolies 
religieuses  non  moins  diletlanti  que  leur  supérieure.  Le  piano 
sortait  des  mains  du  plus  habile  facteur  de  Londres,  et  la  su- 
périeure l'avait  payé  4,000  francs. 

Sanla-Catalina  est  aussi  de  l'ordre  des  carmélites,  mais, 
ainsi  que  me  le  fit  observer  la  supérieure ,  avec  beaucoup  de 
modification. 

Ces  dames  ne  portent  pas  le  même  habit  que  celles  de  Santa- 
Rosa.  Leur  robe  est  blanche,  très  ample  et  traînant  à  terre  ; 
leur  bonnet  est  noir  ,  et  leur  voile  carmélite  ordinairement 
noir  les  jours  de  grandes  solennités.  Je  ne  sais  si  leur  règle 
exige  qu'elles  n'usent  que  d'étoffes  de  laine  ;  mais  ce  que  je 
puis  assurer,  c'est  que  leur  robe  est  le  seul  de  leurs  vêlemens 
qui  soit  en  laine.  Elle  est  d'un  tissu  très  fin ,  soyeux ,  erd'une 
blancheur  éclatante.  Leur  bonnet  est  en  crêpe  noir,  et  si  joli- 
ment plissé ,  que  j'avais  envie  d'en  emporter  un  comme  objet 
de  curiosité  ;  sa  forme  gracieuse  leur  donne  une  physionomie 
charmante.  Le  voile  est  aussi  en  crêpe  ;  elles  ne  le  portent 
amais  baissé  qu'à  l'église  ou  en  cérémonie.  II  faut  croire  auss1 


208  REVUE  DE  PARIS. 

quecespieuses  dames  ne  font  vœu  ni  de  silence  nide  pauvreté 
car  elles  parlent  passablement  et  font  presque  toutes  beaucoup 
île  dépenses.  L'église  du  couvent  est  grande  ,  les  ornemens  en 
sont  riches  ,  mais  mal  entretenus.   L'orgue  est  très  beau  :   les 
chœurs  et  tout  ce  qui  est  relatif  à  la  musique  de  l'église  sont 
l'objet  ,  de  la  part  des  religieuses,  de  soins  tout  spéciaux.   La 
distribution  intérieure  du  couvent  est  d'une  grande  bizarrerie: 
il  se  compose  de  deux  corps  de  bâtiment  dont  l'un  s'appelle  le 
vieux  couvent ,  et  l'autre  le  neuf.   Ce  dernier  renferme  trois 
petits  cloîtres  très  élégamment  construits  ;  les  cellules  en  sont 
petites,  mais  aérées  et  très  claires.  Dans  le  milieu  de  la  cour 
il  y  a  une  corbeille  de  fleur  et  deux  belles  fontaines  qui  entre- 
tiennent parlout  la  fraîcheur  et  la  propreté.   L'extérieur  des 
cloîtres  est  tapissé  de  vignes.    On  communique  par  une  rue 
escarpée  avec  le  vieux  couvent.  Celui-là  est  un  véritable  laby- 
rinthe composé  de  quantité  de  rues  et  ruelles  dans  toutes  les 
directions  ,  et  traversé  par  une  rue  principale  qu'on  monte 
presque  comme  un  escalier.  Ces  rues  et  ruelles  sont  formées 
parles  cellules  qui  sont  autant  de  petits  corps  de  logis  d'une 
construction  originale.  Les  religieuses  qui  habitent  ces  cellules 
y  sont  comme  dan's  de  petites  maisons  de  campagne.  J'ai  vu 
de  ces  cellules  qui  avaient  une  cour  d'entrée  assez  spacieuse 
pour  y  élever  de  la  volaille ,  et  où  se  trouvaient  établis  la  cui- 
sine et  le  logement  des  esclaves  ;  puis  une  seconde  cour  sur 
laquelle  deux  ou  trois  chambres  étaient  construites  ;  ensuite 
un  jardin  et  un  petit  reliro  dont  le  toit  formait  terrasse.  Depuis 
plus  de  vingt  ans  ces  dames  ne  vivent  plus  en  commun  ,  le  ré- 
fectoire est  abandonné,  le  dortoir  l'est  également,  quoique, 
pour  la  forme,   chacune  des  religieuses  y  conserve  encore  un 
lit  qui  est  blanc ,  selon  que  la  règle  l'exige.   Elles  ne  sont  pas 
non  plus  astreintes  ,  comme  les  carmélites  de  Santa-Rosa  ,  à 
cette  foule  de  pratiques  religieuses  qui  prennent  tout  le  temps 
de  ces  dernières.   Il  leur  reste,  au  contraire,  après  l'accomplis- 
sement de  leurs  devoirs  couventuels,  beaucoup  de  loisir  qu'elles 
consacrent  au  soin  de  leur  ménage,  à  l'entretien  de  leurs  vêle- 
mens,  a  des  occupations  de  charité,  enfin  à  leurs  amusemens. 
La  communauté  a  trois  vastes  jardins  qui  ne  sont  plantés  qu'en 
légumes  et  mais,  parce  que  chaque  religieuse  cultive  des  fleurs 
dans  le  jardin  de  sa  cellule.  Au  surplus ,  la  vie  que  mènent  ces 


REVUE  DE  PARIS.  209 

dames  est  très  laborieuse  ;  elles  travaillent  à  toutes  sortes  de 
petits  ouvrages  d'aiguille,  prennent  des  pensionnaires  qu'elles 
instruisent,  et  ont ,  en  outre,  une  école  gratuite  où  elles  font 
l'enseignement  des  filles  pauvres.  Leur  charité  s'étend  à  tout  ; 
elles  donnent  du  linge  aux  hôpitaux  ,  dotent  de  jeunes  filles, 
et  journellement  distribuent  du  pain  de  maïs  et  des  vêlemens 
aux  pauvres.  Les  revenus  de  cette  communauté  s'élèvent  à  une 
somme  énorme  ;  mais  ces  dames  dépensent  en  proporlion  de 
ces  mêmes  revenus.  La  supérieure  avait  alors  soixante-douze 
ans:  nommée  et  destituée  à  plusieurs  reprises,  son  extrême 
bonté  la  faisait  toujours  rejeter  par  les  piètres  qui  ont  autorité 
sur  le  couvent  ;  mais  celle  même  bonté  la  faisait  nommer  de 
nouveau  par  les  religieuses,  qui  ont  le  droit  d'élire  leur  supé- 
rieure au  scrutin. 

Celte  aimable  femme,  en  tout  point  l'inverse  de  sa  cousine 
de  Santa-Rosa ,  est  si  maigre,  si  délicate,  qu'elle  disparaît 
presque  entièrement  sous  sa  longue  et  large  robe.  Toute  sa 
vie  elle  a  été  malade,  et  la  seule  chose  qui  apporte  quelque  sou- 
lagement à  ses  maux,  c'est  d'entendre  de  la  bonne  musique. 
Elle  ne  paraît  vieille,  cette  chère  dame,  que  par  sa  figure  et 
ses  mains  décrépites  ;  je  n'aurais  jamais  cru  qu'on  pût  ren- 
contrer dans  une  femme  de  cet  âge,  et  d'une  aussi  faible  orga- 
nisation ,  autant  d'activité  et  d'énergie.  Sa  conversation  , 
extrêmement  gaie,  était  toujours  brillante  de  saillies  et  piquante 
d'originalité  ;  pas  une  de  ses  jeunes  religieuses  ne  l'aurait 
emporté  sur  elle  en  vivacité.  Je  lui  rapportai  le  propos  que 
m'avait  tenu  la  supérieure  de  Santa-Rosa  ;  elle  haussa  les 
épaules  avec  un  sourire  de  pitié,  et  me  dit  avec  une  expression 
lout-à-fait  artistique:  «Et  moi,  ma  chère  enfant,  si  je  n'avais 
que  trente  ans,  j'irais  avec  vous,  à  Paris,  voir  jouer  au  Grand- 
Opéra  les  sublimes  chefs-d'œuvre  de  l'immortel  Rossini!  Une 
note  de  cet  homme  de  génie  est  plus  utile  à  la  santé  mo- 
rale et  physique  des  peuples ,  que  ne  furent  jamais  à  la 
religion  les  hideux  spectacles  des  autodafé  de  la  sainte  inqui- 
sition. » 

A  Santa-Calalina ,  chacune  de  ces  dames  fait  à  peu  près  ce 
qu'elle  veut;  la  supérieure  est  trop  bonne  pour  gêner  ou  même 
contrarier  aucune  de  ses  religieuses.  L'aristocratie  des  riches- 
ses ,  celle  qui  règne  partout ,  même  au  sein  des  démocraties  , 

18 


210  REVUE  DE  PARIS. 

est  la  seule  dont  j'aie  remarqué  l'existence  dans  ce  couvent. 
Les  religieuses  de  Santa-Catalina  sont  réellement  en  progrès. 
Parmi  ces  dames  ,  il  y  en  a  trois  qui  sont  considérées  comme 
les  reines  du  lieu.  La  première ,  placée  dans  le  couvent  à  l'âge 
de  deux  ans,  pouvait  en  avoir  ,  lorsque  j'y  étais ,  trente-deux 
à  trente- trois  :  elle  appartient  à  une  des  plus  riches  familles 
delà  Bolivia,  et  avait  huit  négresses  ou  sambas  pour  la  servir. 
La  seconde  est  une  fille  de  vingt-huit  ans  ,  grande  et  svelle  , 
belle  de  cette  beauté  vive  et  hardie  des  femmes  de  Barcelone  : 
elle  est,  en  effet,  d'origine  catalane.  Cette  charmante  fille, 
orpheline  avec  40,000  liv.  de  rente  ,  habite  le  couvent  depuis 
cinq  ans.  Enfin  la  troisième,  aimable  personne  de  vingt-quatre 
ans,  bonne,  gaie,  rieuse,  est  à  Saint-Catalina  depuis  sept  ans. 
La  plus  âgée ,  qui  se  nomme  Margarila  ,  est  pharmacienne  du 
couvent;  Rosita  ,  la  seconde,  en  est  la  portière  ;  quant  à  la 
plus  jeune,  Manuelita,  elle  est  trop  folle  et  trop  légère  pour  qu'on 
lui  confie  la  moindre  fonction. 

Ces  trois  religieuses,  par  le  besoin  incessant  d'activité  qui 
les  tourmente  ,  par  les  bizarreries  de  leur  esprit,  furent  cause 
d'une  des  nombreuses  destitutions  auxquelles  une  excessive 
bonté  a  exposé  la  supérieure.  La  sœur  Manuelita ,  que  trop  de 
force  et  d'embonpoint  rendent  toujours  malade,  eut  une  petite 
querelle  avec  le  vieux  docteur  du  couvent ,  parce  qu'il  voulait 
lui  imposer  des  diètes  auxquelles  la  jeune  fille  ,  un  peu  gour- 
mande, refusait  de  s'astreindre.  Le  père  de  Manuelita  est  un 
vieillard  octogénaire,  non  moins  extraordinaire  dans  son  genre 
que  ma  cousine  la  supérieure  l'est  dans  le  sien.  L'un  el  l'autre 
sympathisent  très  bien  ensemble  el  sont  aussi  bons  amis  qu'on 
peut  l'être.  Ce  vieillard  ,  qui  venait  souvent  au  couvent  où  il 
avait  la  permission  d'enlrer  quand  il  voulait ,  aime  sa  fille  la 
religieuse  avec  une  passion  toute  particulière.  Manuelita,  qui 
en  mésuse  ainsi  que  le  font  tous  les  enfans  gâtés  ,  se  plaignit 
à  lui  du  traitement  auquel  voulait  îa  contraindre  le  vieux  doc- 
teur, et  se  fit  beaucoup  plus  malade  qu'elle  nel'était  réellement. 
Don  Urtao,  c'est  le  nom  du  père  de  Manuelita  ,  a  la  prétention 
d'être  philosophe,  médecin  ,  chimiste  et  astrologue  ,  et  de  plus 
est  porté  d'une  grande  vénération  pour  tous  les  Européens. 
Il  se  montra  sensiblement  affecté  de  l'état  de  sa  fille  chérie,  et  in- 
digné contre  le  vieux  docteur  Ragras  qui  voulait  mettre  sa  fille  a  la 


REVUE  DE  PARIS.  211 

diète.  «  Chère  enfant,  lui  dit-il,  je  ne  veux  plus  que  cet  igno- 
rant le  prescrive  le  moindre  remède  ;  je  ramènerai  demain 
un  docteur  anglais,  jeune  homme  charmant,  plein  de  science, 
et  qui  a  déjà  fait,  à  vingl-six  ans,  deux  fois  le  tour  du  monde; 
juge ,  ma  fille ,  de  l'excellence  d'un  pareil  médecin  !  «  Le  père 
Urtao,  fidèle  à  sa  promesse,  vint  le  lendemain  au  couvent ,  ac- 
compagné d'un  élégant  et  aimable  dandy  qui  parlait  l'espagnol 
avec  un  accent  très  agréable.  Cet  infatigable  voyageur,  dont 
l'organe  avait  été  assoupli  par  l'usage  des  langues  française  et 
italienne,  qu'il  parlait  également  bien,  était  en  même  temps  le 
plus  fashionable  des  médecins.  II  joignait  à  des  manières  dis- 
tinguées une  originalité  spéciale  à  sa  nation  et  une  gaieté  qu'il 
est  très  rare  de  rencontrer  chez  ses  compatriotes. 

Après  avoir  vu  et  questionné  Manuelita  ,  il  jugea  que  toute 
sa  maladie  provenait  du  défaut  d'exercice  et  réellement  la  ten- 
dance de  celte  jeune  fille  à  l'obésité  en  dénotait  l'urgent  be- 
soin. Le  jeune  docteur  anglais  prescrivit  l'exercice  du  cheval 
à  la  religieuse,  qui  reçut  l'ordonnance  avec  joie  ;  elle  y  vit  une 
occasion  de  se  distraire  de  la  vie  monotone  dont  le  poids  l'ac- 
cablait, et  dit  aussitôt  à  son  père  qu'elle  sentait  que  ce  remède 
seul  pourrait  la  soulager.  Le  vieil  Urtao  proposa  d'amener  dans 
le  couvent  sa  jument ,  qui  était  très  douce.  L'aimable  docteur 
offrit  la  selle  anglaise  dont  se  servait  sa  femme  ,  et  il  ne  man- 
quait plus,  poursuivre  l'ordonnance,  que  l'assentiment  delà 
supérieure.  La  sœur  Rosila ,  qui  était  l'enfant  de  prédilection 
de  la  bonne  dame,  se  chargea  de  l'obtenir  ;  en  effet ,  elle  lui  fit 
comprendre  que  Manuelita  avait  une  maladie  de  nerfs  d'une 
nature  telle  que  l'exercice  du  cheval  élait  aussi  nécessaire  à  sa 
guérison  qu'une  douce  mélodie  à  la  santé  de  leur  vénérable  su- 
périeure. La  comparaison  de  la  rusée  Rosila  réussit  parfaite- 
ment ;  la  permission  fut  accordée  sans  la  moindre  difficulté, 
et  la  bonne  supérieure  ajouta  qu'assurément  ce  jeune  docteur 
anglais  devait  connaître  la  musique,  et  qu'elle  désirait  qu'il  lui 
fût  présenté. 

Le  jour  attendu  avec  impatience  étant  enfin  arrivé,  don 
Urtao  entra  de  grand  matin  dans  le  cloître,  suivi  de  sa  jument; 
elle  était  complètement  harnachée  et  elle  avait  une  magnifique 
selle  de  velours  vert.  La  vue  de  cette  jolie  bête  produisit  d'u- 
niverselles acclamations  ;  les  pauvres  recluses  accouraient  de 


212  REVUE  DE  PARIS. 

toutes  parts  avides  de  comtempler  un  objet  aussi  nouveau  pour 
elles.  Quand  toulela  communauté  se  fut  bien  rassasiée  du  plai- 
sir devoir  et  du  toucher  la  jument,  la  selle,  la  bride  et  la  cra- 
vache, le  vieil  Urtao  aide  sa  fille  à  monter,  et  lorsqu'elle  fut  en 
selle,  il  conduisit  la  jument  par  la  bride,  et  fit  deux  fois  letour 
des  cours.  Lorsque  Manuelita  fut  descendue,  son  amie,  Rosita, 
qui  avait  aussi  des  maux  de  nerfs,  voulutmonter  la  jument; 
plus  hardie  que  Manuelita,  elle  conduisit  seule  sa  monture,  et 
au  troisième  tour  la  mit  au  trot.  Ce  trait  de  bavoure  extasia  ces 
timides  religieuses  ;  toutes,  même  les  vieilles,  voulaient  essayer 
de  cet  exercice.  Il  fut  convenu  que  la  jument  resterait  dans  le 
couvent,  et  que  don  Urta  reviendrait  le  lendemain  pour  prési- 
der à  la  promenade.  Le  jour  suivant,  Manuelita  conduisit  son 
cheval  elle-même,  et  le  fit  aller  au  trot.  Rosita  monta  ensuite, 
et  il  fut  arrêté  qu'à  l'avenir  on  se  passerait  du  père  Urtao.  La 
senora  dona  Margarita,  qui  depuis  long-temps  souffrait  horri- 
blement de  ses  nerfs,  voulut  aussi  essayer  de  l'exercice  dont  ses 
deux  compagnes  se  trouvaient  si  bien.  La  chère  dame  étant 
un  peu  lourde  et  très  poltronne,  la  Rosita  fut  sa  conductrice 
lespremiers  jours.  Il  y  avait  près  de  quinze  jours  que  les  prome- 
nades à  cheval  di .  ertissaienl  le  couvent,  alimentaient  toutes  les 
conversations  et  guérissaient  merveilleusement  de  tous  les  maux> 
quand  un  événement,  qui  faillit  devenir  funeste,  fit  cesser  la 
joie  générale,  excita  la  plus  vive  inquiétude  et  mit  le  trouble  au 
sein  delà  communauté.  La  sœur  Margarita,  qui  était  loin  d'être 
aussi  agile  que  ses  deux  belles  compagnes,  et  qui  n'avait  pu  de- 
venir aussi  bonne  cavalière,  voulut  cependant  les  imiter  en  fai- 
sant courir  son  cheval  au  galop.  Il  lui  en  arriva  mal.  Au  dé- 
lourd'unedesruellesduvieuxconvent,  sa  longue  robe  venant  à 
s'accrocher  à  un  buisson,  Margarita,danslemouvement  qu'elle  fit 
pour  la  dégager,  perdit  l'équilibre,  et  tomba  sur  la  borne  à 
l'angle  de  la  ruelle  ;  la  malheureuse  dans  sa  chute  se  fracassa 
horriblement  l'épaule. 

Dona  Margarita  fui.  portée  sur  son  lit  dans  un  cruel  état  de 
souffrance  ;  on  courut  chercher  le  médecin  anglais,  qui  se  hâta 
de  venir,  remit  l'épaule  fracassée  et  rassura  les  amies  delà  ma- 
lade en  leur  affirmant  que  la  blessure  ne  présentait  aucun  dan 
ger,  quoiqu'il  craignît  que  la  guérison  ne  fût  un  peulougue. 

Cependant  le  vieux  docteur  Bagras,  qui  venait  comme  de 


REVUE  DE  PARIS.  215 

coutume  au  couvent,  ne  voyant  plus  paraître  dans  sa  pharma- 
cie la  sœur  Margarita,  demanda  si  elle  était  malade.  «  Elle 
n'est  pas  malade,  repondil-on  d'abord,  mais  elle  s'est  fait  rem- 
placer dans  la  pharmacie,  ayant  ailleurs  des  occupations  qui 
pour  quelques  jours,  l'empêcheront  d'y  venir.  »  Quatre  se- 
maines s'écoulèrent  sans  que  la  pauvre  pharmacienne  fût  en 
état  de  se  lever  pour  aller  elle-même  distribuer  au  docteur  Ba- 
gras  les  raédicamens  dont  il  avait  besoin  pour  les  malades  du 
couvent,  et  tandis  que  la  curiosité  du  vieux  docteur  à  son  su- 
jet lui  faisait  naître  des  inquiétudes,  elleétaitcontrainte  deres- 
ter  dans  son  lit,  souffrant  d'atroces  douleurs. 

Bagras  enfin  commença  à  suspecter  qu'on  lui  cachait  quelque 
chose-sur  la  sœur  Margarita.  Il  épia  les  négresses  de  cette  re- 
ligieuse, questionna  plusieurs  d'entre  elles,  et  l'air  embarrassé 
avec  lequel  on  répondit  à  ses  questions  le  convainquit  queMa- 
garita  était  malade.  Le  soupçonneux  docteur  fut  intrigué  du 
mystère  que  tout  le  couvent  lui  avait  fait  de  cette  maladie;  mille 
suppositions  s'élevèrent  dans  son  esprit,  et  il  n'eut  plus  qu'une 
pensée,  celle  de  découvrir  le  mol  de  l'énigme. 

Il  avait,  comme  médecin  de  la  communauté, le  droit  de  pé- 
nétrer dans  l'intérieur  des  cloîtres.  Un  jour,  il  guetta  l'instant 
où  les  cours  étaient  désertes,  et  en  profila  pour  aller  se  présenter 
à  la  cellule  de  Margarita.  Il  trouva  la  religieuse  couchée  et 
méconnaissable,  tant  elle  était  pâle  et  amaigrie  par  la  souf- 
france. A  la  vue  du  docteur,  toutes  les  personnes  présentes  je- 
tèrent un  cri  d'effroi  ;  la  malade  s'évanouit.  Le  vieil  Esculape 
ne  pouvait  s'expliquer  comment  lui,  médecin  du  couvent  de- 
puis vingt-cinq  ans,  connu  de  toules  les  dames  de  la  commu- 
nauté, qui,  toutes,  le  traitaient  avec  familiarité,  il  ne  pouvait 
concevoir  comment  il  venait  à  produire  sur  celles  qui  étaient 
dans  la  cellule  de  la  malade  un  si  terrible  effet.  Il  voulut  s'ap  - 
procher  du  lit  de  Margarita  pour  lui  offrir  ses  soins,  mais  tou- 
tes ces  religieuses  se  précipitèrent  sur  lui  pour  le  repousser. 
L'alarme  qu'il  avait  causée,  le  mystère  dont  ces  dames  s'enve- 
loppaient, firent  naîlre  dans  la  pensée  du  vieux  docteur  les  plus 
étranges  soupçons.  Il  enétait  abasourdi.  Pleinde  respect  pour  le 
couvent  de  Santa-Catalina  que  depuis  si  long-temps  il  desservait 
avec  zèle,  et  jaloux  de  la  sainteté  de  ses  religieuses,  il  se  per- 
suada qu'il  était  de  son  devoir  et  de  sa  religion  de  prévenir  la 

18. 


214  REVUE  DE  PARIS. 

supérieure  de  tout  ce  qui  se  passait.  Néanmoins,  ce  qui,  au 
fond  deson  ame,  lepeinaitdavantage,  c'était  de  voir  que  la  sœur 
Margarita  n'eut  pas  eu  assez  de  confiance  en  lui  pour  réclamer 
ses  soins.  Arrivé  en  présence  de  la  supérieure  ,  Bagras ,  qui 
connaissait  l'extrême  vivacité  de  cette  dernière,  n'osait  faire 
un  long  préambule,  et  cependant  ne  savait  comment  s'y  pren. 
pour  aborder  clairement  le  sujet;  la  vénérable  dame,  dont  l'in- 
telligence est  vraiment  extraordinaire,  comprit  la  pensée  du 
vieux  docteur,  avant  qu'il  eût  pu  trouver  des  mots  pour  l'ex- 
primer. Cette  vieille  religieuse,  avec  toute  la  bizarrerie  et  la 
gaieté  de  son  esprit,  a  toujours  été  d'une  sévérité  de  principes 
et  d'une  vertu  exemplaire  ;  elle  souffrait  dans  son  ame  et  fut 
horriblement  scandalisé  à  l'idée  qu'on  put  soupçonner  une  de 
ses  sœurs  de  s'être  écartée  des  règles  de  cette  vertu  qu'elle  croit 
exister  dans  le  cœur  de  toutes,  avec  la  même  pureté  que  dans 
le  sien.  D'un  geste,  elle  imposa  silence  au  vieillard,  et  d'une 
voix  pleine  de  noblesse  et  d'indulgence,  elle  lui  dit  :  —  Docteur 
Bagras,  j'ai  consenti  à  ce  qu'on  vous  cachât  le  malheureux 
événement  qui  est  arrivé  à  la  sœur  Margarita  ;  je  l'ai  voulu 
purement  par  considération  pour  vous;  vos  longs  services  mé- 
ritent des  égards  queje  ne  saurais  méconnaître  :  mais,  vous  le 
sentez,  docteur,  je  ne  dois  pas  porter  la  complaisance  au  point 
de  compromettre  la  santé  des  saintes  filles  que  Dieu  a  confiées 
à  mes  soins.  J'ai  jugé  convenable  d'appeler  dans  mon  couvent 
un  jeune  docteur  étranger  ,  qui,  désormais  vous  aidera  dans 
vos  fonctions  beaucoup  trop  pénibles  pour  un  homme  de  votre 
âge.  Notre  nouveau  docteur  a  prescrit  à  plusieurs  de  ces  da- 
mes de  montera  cheval.  Cet  exercice  leur  fait  beaucoup  de  bien, 
mais  la  Providence  a  permis  que  notre  chère  fille  Margarita,  en 
prenant  cet  exercice,  fit  une  chute  et  se  cassât  l'épaule.  Elle 
souffre  depuis  deux  mois,  et  le  docteur  anglais  qui  la  soigne 
répond  de  la  guérir.  Telles  sont,  docteur  Bagras,  les  causes  bien 
simples  de  la  maladie  de  la  sœur  Margarita.  Maintenant  que 
vous  êtes  instruit  de  ce  que  vous  vouliez  savoir,  vous  pouvez 
vous  retirer.— Je  raconte  ce  trait  de  ma  vieille  cousine  avec 
une  satisfaction  intérieure  queje  ne  saurais  exprimer.  Sa  con- 
duite en  cette  occasion  me  parait  admirable  de  générosité  et  de 
dignité. 
Le  docteur  Bagras  fut  tellement  furieux  de  se  voir  chassé 


REVUE  DE  PARIS.  215 

parle  fashionable  anglais,  qu'il  rentra  chez  lui,  bouillant  de 
colère ,  et  adressa  aussitôt  à  l'évêque  un  rapport  sur  ce  qui  ve- 
nait de  se  passer  au  couvent. 

J'ai  lu  la  copie  de  ce  rapport:  c'est  vraiment  une  pièce  curieuse . 
Ii  est  dit  :  «  Horreur,  trois  fois  horreur  !  il  est  entré  dans  le 
saint  couvent  de  Santa-Catalina  un  mécréant ,  un  chien  (1) 
d'Anglais!  Enfin,  monseigneur,  pourriez -vous  jamais  le  croire? 
le  chien  a  fait  galoper  les  saintes  religieuses  sur  une  jument 

qui  était  vêtue  d'une  selle  anglaise  »  Tout  le  rapport  est 

de  cette  force. 

Cet  événement  fit  grand  bruit  dans  la  ville.  La  jeune  généra- 
lion  était  toute  contre  l'évêque  ,  pour  l'élégant  docteur  anglais 
et  la  généreuse  supérieure.  Celle-ci  n'en  fut  pas  moins  destituée 
à  cause  du  fait  que  je  viens  de  raconter ,  mais  les  religieuses 
furent  tellement  indignées  de  celte  injustice,  qu'elles  la  réélu- 
rent immédiatement. 

Les  aimables  cavalières  de  Santa-Catalina  m'ont  détournée  un 
peu  démon  sujet.  Ce  couvent  offre  un  champ  si  vaste  à  l'obser- 
vation, qu'il  est  difficile,  en  omettant  même  beaucoup  de 
choses,  de  n'être  pas  plus  long  qu'on  n'en  avait  l'intention.  Il 
faut  cependant  ajouter,  pour  terminer  cette  digression ,  que , 
depuis  ce  malheureux  événement ,  ces  dames  durent  renoncer 
au  beau  projet  qu'elles  avaient  conçu  de  faire  bâtir ,  dans  un 
coin  du  jardin ,  une  écurie  pour  y  tenir  trois  chevaux ,  afin 
que  chacune  d'elles  pût  avoir  le  sien.  DonUrtao  fut  même  obligé 
de  reprendre  sa  jument  et  reçut  une  verte  semonce  de  la  part 
de  l'évêque.  Enfin ,  l'aimable  docteur  anglais  fut  consigné  à  la 
porte  du  couvent ,  mais  s'en  dédommagea  à  la  grilledu  parloir  , 
où  il  continua  de  donner  de  pernicieux  conseils  aux  saintes 
filles,  qui  toutes  avaient  mal  aux  nerfs  depuis  que  le  sévère 
docteur  Bagras  les  traitait  par  ordre  de  l'évêque. 

Dès  le  lendemain  de  notre  arrivée,  chicune  des  trois  amies 
avait  laissé  voir,  en  causant,  un  vif  désir  d'entendre  de  nous  le 
récit  exact  de  l'histoire  de  la  pauvre  Dominga.  Le  bruit  courait 

(1)  Au  Pérou,  on  croit  généralement  que  tous  les  Anglais  son1 
protestans,  et  la  tolérance  y  a  encore  fait  si  peu  de  progrès,  que 
l'épithète  de  chien  est  communément  usitée  à  leur  égard.  J'ai 
entendu  dire,  en  parlant  d'une  fille  qui  s'était  mariée  à  un  An- 
glais, qu'elle  avait  épousé  un  chien. 


216  REVUE  DE  PARIS. 

dans  le  couvent  que  ces  trois  dames,  depuis  l'aventure  de  Do- 
minga,  en  méditaient  de  concert,  pour  chacune  d'elles,  une 
non  moins  abominable.  Rosita  était  de  l'âgede  Dominga,  et  lui 
porlait  un  vif  intérêt,  l'ayant  beaucoup  connue  lorsque  toutes 
deux  n'étaient  encore  qu'enfans.  La  plus  jeune  de  mes  parentes, 
qui  ne  demandait  pas  mieux  que  de  raconter  celte  histoire  pour 
la  vingtième  fois  peut-être,  s'offrit  avec  gaieté  à  satisfaire  la 
curiosité  de  ces  dames.  11  fut  convenu  que  la  bonne  Manuelila 
engagerait  ma  cousine  et  moi  à  dîner  en  petit  comité  avec  ses 
deux  amies,  afin  de  pouvoir  causer  tout  à  notre  aise  et  aussi 
long-temps  que  nous  le  voudrions.  Ce  fut  le  veille  de  notre 
sortie  du  couvent  que  ce  dîner  eut  lieu  ;  c'était  terminer  d'une 
manière  assez  piquante  les  six  agarébles  journées  que  nous 
avions  passées  dans  ce  monastère. 

Manuelia  nous  reçut  dans  sa  jolie  petite  habitation  du  vieux 
couvent.  Le  dîner  fut  un  des  plus  splendides  ,  et  surtout  des 
mieux  servis  de  tous  ceux  où  je  fus  invitée  pendant  mon  séjour 
à  Aréquipa.  Nous  eûmes  de  la  belle  porcelaine  de  Sèvres,  du 
linge  damassé,  une  argenterie  élégante,  et,  au  dessert,  des 
couteaux  en  vermeil  .  Quand  le  repas  fut  termite ,  la  gracieuse 
Manuelila  nous  engagea  à  passer  dans  son  retiro.  Elle  ferma  le 
porte  de  son  jardin,  el  donna  des  ordres  à  sa  première  négresse 
pour  que  nous  ne  fussions  point  dérangées,  sous  quelque  pré- 
texte que  ce  fut. 

Ce  petit  reliro  n'était  pas  aussi  joli  que  celui  de  la  supérieure, 
mais  il  était  plus  original.  Comme  j'étais  étrangère,  ces  dames 
m'en  firent  les  honneurs.  On  voulut  que  je  prisse  le  divan  à 
moi  toule  seule,  et  je  m'y  couchai,  mollement  appuyée  sur  des 
coussins  de  soie.  Les  trois  religieuses,  dont  la  robe  à  larges  plis 
était  vraiment  élégante,  prirent  place  autour  de  moi  :  Rosita, 
assise  sur  un  carreau,  les  jambes  croisées  à  la  mode  du  pays,  se 
penchait  sur  le  pied  du  divan;  la  bonne  Manuelila,  à  côté  de 
moi,  jouant  avec  mes  cheveux  qu'elle  dénattait  et  renattait  de 
mille  manières;  et  la  grave  Margarila,  au  milieu  de  nous,  mon- 
trant avec  complaisance  sa  belle  main  grasse  et  blanche  courant 
sur  son  gros  rosaire  d'ébène.  Quant  à  ma  cousine,  qui  était  l'ac- 
trice principale,  elle  était  assise  en  face  de  nous,  sur  un  grand 
fauteuil  à  l'antique,  el  avec  un  bon  carreau  sous  ses  pieds. 

Ma  cousine  commença  par  nous  faire  connaître  les  motifs  qui 


REVUE   DE  PARIS.  217 

avaient  déterminé  Dominga  à  se  faire  religieuse.  Dominga  était 
plus  belle  qu'aucune  de  ses  trois  sœurs  :  à  quatorze  ans,  sa 
beauté  était  déjà  assez  développée  pour  qu'elle  inspirât  de  l'a- 
mour. Elle  plut  à  un  jeune  médecin  espagnol,  qui,  apprenant 
qu'elle  était  riche,  chercha  à  s'en  faire  aimer  :  ce  qui  lui  fut  chose 
facile;  Dominga  voyait  le  monde  pour  la  première  fois,  elle  était 
tendre,  et  elle  l'aima  comme  on  aime  a  son  âge ,  avec  sincérité 
et  sans  défiance,  croyant  dans  sa  naïveté  l'amour  qu'elle  inspi- 
rait égal  à  celui  qu'elle  éprouvait.  L'Espanol  se  fit  présenter  à 
la  mère  de  Dominga,  et  lui  demanda  sa  fille  en  mariage  :  la 
mère  accueillit  sa  demande,  mais,  craignant  que  sa  fille  fût 
trop  jeune  encore,  elle  voulut  que  le  mariage  ne  se  fît  que 
dans  irn  an.  Cet  Espagnol  était ,  comme  presque  tous  les  Euro- 
péens qui  abordent  dans  ces  contrées ,  dominé  par  la  cupidité  ; 
il  voulait  arriver  à  de  grandes  richesses,  et  la  possession  de 
Dominga  lui  ayant  paru  un  moyen  d'y  parvenir,  il  avait  spé- 
culé sur  la  crédule  innocence  d'une  enfant.  Il  s'élait  à  peine 
écoulé  quelques  mois  depuis  que  cet  étranger  avait  demandé 
la  main  de  Dominga,  que,  pour  une  femme  veuve,  sans  nulle 
qualité,  mais  beaucoup  plus  riche  que  Dominga,  il  renonça  à 
l'amour  vrai  d'une  jeune  et  belle  fille,  sans  montrer  le  plus  lé- 
ger souci  du  profond  chagrin  qu'il  allait  lui  causer  en  l'aban- 
donnant. Le  manque  de  foi  de  cet  Espagnol  blessa  cruellement 
le  cœur  de  Dominga  ;  son  mariage  projeté  avait  été  annoncé 
publiquement  à  toute  sa  famille,  et  la  fiertéde  cette  jeune  fille  ne 
peut  supporter  cet  outrage.  Dominga  se  sentait  humiliée,  et  les 
consolations  qu'on  cherchait  à  lui  donner  ne  faisaient  qu'irriter 
une  douleur  qu'elle  aurait  voulu  se  cacherLà  elle-même.  Dans  son 
désespoir,  Domingua  ne  vit  d'autre  refuge  que  la  vie  claustrale; 
elle  déclara  à  sa  famille  que  Dieu  l'appelait  ù  lui,  et  qu'elle  était 
résolue  à  entrer  dans  un  monastère.  Tous  les  pareils  de  Do- 
minga firent  de  vains  efforts  pour  ébranler  la  résolution  de 
cette  enfant  ;  Dominga  avait  la  tète  exaltée,  et  les  souffrances 
de  son  cœur  ne  lui  permirent  d'écouter  aucune  prière.  Tout  fut 
inutilement  tenté;  Dominga  se  montra  aussi  indifférente  aux 
remontrances  et  aux  conseils  qu'elle  avaitélé  sourde  auK  solli- 
citations. La  résistance  qu'elle  rencontra  dans  sa  famille  ne  fit 
que  raffermir  l'opiniâtre  témérité  de  cette  jeune  fille  :  après  un 
an  de  noviciat,  Dominga  prit  le  voile  à  Sanla-Rosa,  le  couvent 


218  REVUE  DE  PARIS. 

sans  contredit  le  plus  rigide  de  l'ordre  [des  carmélites. 
Il  paraît,  continua  ma  cousine,  que  Dominga,  dans  la  ferveur 
de  son  zèle,  lut  heureuse  les  deux  premières  années  de  son  sé- 
jour à  Santa- Rosa.  Au  bout  de  ce  temps,  elle  commença  à  se 
fatiguer  de  la  sévérité  de  la  règle.  Les  souffrances  physiques 
avaient  calmé  l'exaltation  morale,  et  de  tardives  réflexions  lui 
firent  verser  des  larmes  sur  le  sort  qu'elles'élail  fait.  Elle  n'osa 
parler  de  son  chagrin  et  de  son  ennui  à  sa  famille,  qui  s'était 
si  fortement  opposée  au  parti  qu'elle  avait  pris ,  et  d'ailleurs 
des  plaintes  eussent  été  inutiles.  Vous  le  savez,  mesdames,  ajouta 
ma  cousine,  une  fois  entrée  dans  une  de  vos  retraites ,  on  n'en 
sort  plus. 

Ici,  les  trois  religieuses  se  regardèrent,  et  il  y  eut  un  accord 
dans  ces  regards  échangés  à  la  dérobée,  qui  n'échappa  à  aucune 
de  nous  deux. 

La  malheureuse  Dominga  renferma  ses  chagrins  dans  son 
cœur,  et  ,  n'espérant  de  soulagement  de  personne,  elle  se  rési- 
gna à  souffrir,  attendant  de  la  mort  la  fin  de  ses  maux.  Cha- 
que jour  passé  dans  le  couvent,  que  la  religieuse  ne  considérait 
plus  que  comme  sa  prison,  affaiblissait  sa  santé,  jadis  si  bril- 
lante; une  pâleur  mortelle  avait  remplacé  sur  ses  joues  le  ver- 
millon qui  donnait  tant  d'éclat  à  sa  beauté  lorsqu'elle  vivait 
daus  le  monde.  Ses  beaux  yeux ,  devenus  ternes ,  étaient  en- 
foncés dans  leurs  orbites  comme  ceux  des  pénitens  épuisés  par 
les  austérités  du  cloître.  Un  jour,  vers  la  fin  de  la  troisième 
année,  le  tour  de  faire  la  lecture  dans  le  réfectoire  était  venu 
à  lui  échoir;  Dominga  trouva  dans  un  passage  de  sainte  Thé- 
rèse l'espoir  de  sa  délivrance. 

Il  est  raconté  dans  ce  passage  que,  fréquemment,  le  démon 
a  recours  à  mille  moyens  ingénieux  pour  tenter  les  nonnes.  La 
sainte  rapporte  en  exemple  l'histoire  d'une  religieuse  de  Sala- 
manque,  qui  succomba  à  la  tentation  de  s'évader  du  couvent, 
et  à  qui  le  démon  avait  suggéré  la  pensée  de  mettre  dans  le  lit 
de  la  cellule  le  cadavre  d'une  femme  morte,  destiné  à  faire 
croire  à  toute  la  communauté  que  la  religieuse  avait  cessé  de 
vivre,  afin  qu'elle  eût  le  temps,  aidée  d'un  messager  du  diable, 
sous  la  forme  d'un  beau  jeune  homme,  de  se  mettre  ù  couvert 
des  alguazils  de  la  sainte  inquisition. 
Quel  trait  de  lumière  pour  la  jeune  fille!  Elleaussi  pourra  sor- 


REVUE  DE  PARIS.  219 

tir  de  sa  prison,  de  son  tombeau,  par  le  même  moyen  que  la 
religieuse  de Salamanque.  Dès  moment,  l'espérance  rentrejdans 
soname,  et  dès-lors  plus  d'ennui  pour  Dominga;  car  à  peine  a- 
t-elle  assez  de  temps|pour  employer  toute  l'activité  de  son  ima- 
gination à  songer  aux  moyens  de  réaliser  son  projet.  Plus  de 
pratiques  austères,  de  devoirs  pénibles  qui  lui  coulent  à  rem- 
plir, parce  qu'elle  voit  un  terme  à  sa  captivité.  Elle  changea 
graduellement  de  manière  d'être  avec  les  religieuses,  recher- 
chant les  occasions  de  leur  parler,  afin  de  parvenir  à  connaître 
à  fond  chacune  d'elles.  Dominga  tâchait  surtout  de  se  lier  avec 
les  sœurs  portières.  Les  fonctions  de  ces  sœurs  ne  durent  que 
deux  ans  au  couvent  de  Santa-Rosa.  Dominga,  à  chaque  chan- 
gement', s'efforçait,   par  ses  attentions  et  ses  assiduités,  de  se 
faire  bien  venir  de  la   nouvelle   portière.  Elle  se  montra  très 
généreuse  et  très  bonne  envers  la  négresse  qui  lui  servait  de 
commissionnaire  au  dehors  du  couvent,  afin  de  s'assurer  un 
dévouement  sans  bornes.  La  prudente  et  persévérante  jeune 
fille  n'oublia  rien  de  ce  qui  pouvait  faciliter  l'exécution  de  son 
projet.  Huit  années  s'écoulèrent  cependant  avant  qu'elle  pût 
le  réaliser.  Hélas  !  combien  de  fois, durant  cette  longue  attente, 
la  malheureuse  Dominga  ne  passa-t-elle  pas  de  la  joie  délirante 
qu'éprouve  le  prisonnier  près  de  quitter  le  cachol  par  un  effort 
de  courage  et  d'adresse,  au  découragement  profond,  au  déses- 
poir de  l'esclave  qui,  surpris  au  moment  de  sa  fuite,  va  retom- 
ber sous  la  main  d'un  maître  cruel  !  11  serait  trop  long  de  vous 
raconter  toutes  ses  anxiétés,  toutes  ses  alternatives  d'espoir  et 
de  crainte.  Quelquefois,  après  avoir  passé  près  de  deux  années 
à  flatter  une  vieille  sœur  portière,  dure  et  revèche,  au  moment 
où  Dominga  se  croyait  à  peu  près  sûre  de  la  sympathie  et  de  la 
discrétion  de  la  vieille,  une  circonstance  lui  faisait  voirque,  si. 
elle  avait  eu  l'imprudence  de  se  confier  à  cette  femme,  elle  eût 
été  perdue.  A  cette  pensée,  Dominga,  épouvantée   du  danger 
qu'elle  venait  de  courir,  frissonnait  de  terreur  ;  il  se  passait 
alors  plusieurs  mois  sans  qu'elle  osât  faire  la  moindre  tenta- 
tive. 11  arrivait  encore  qu'au  moment  de  se  confier  à  une  por- 
tière qui  lui  paraissait  bonne  et  digne  du  terrible  secret  qu'elle 
avait  à  lui  dire,  celle-ci  était  changée  et  remplacée  par  une  es- 
pèce de  Cerbère  dont  la  voix  seule  glaçait  la  pauvre  Dominga. 
C'est  au  milieu  de  ces  cruelles  alternatives  que  vécut  pendant 


220  REVUE  DE  PARIS. 

huit  ans  la  jeune  religieuse.  On  ne  conçoit  pas  comment  sa 
santé  put  résister  à  une  aussi  longue  agonie.  A  la  fin,  Dominga, 
sentant  qu'elle  était  au  bout  de  ses  forces,  se  décida  et  s'ouvrit 
à  une  de  ses  compagnes,  qu'elle  aimait  plus  que  les  autres,  et 
qui  venait  d'être  nommé  portière.  Sa  confiance  se  trouva  heu- 
reusement bien  placée;  et  Dominga,  assurée  qu'elle  fut  de  l'aide 
et  du  silence  de  la  portière  ne  songea  plus  qu'aux  moyens  de  se 
procurer  ce  dontelle  avait  besoin  pour  l'exéculionde  son  plan. 
Il  lui  fallait  se  confier  à  la  négresse,  sa  commissionnaire,  car 
sans  le  concours  de  celte  esclave,  il  était  impossiblede  réussir. 
Cette  confidence  était  entourée  de  dangers;  et  dans  cette  cir- 
constance, comme  dans  toutes  celles  qui  se  rattachent  à  l'exécu- 
lionde son  plan  d'évasion,  Dominga  fut  admirable  de  courage  et 
de  persévérance.  Ellene  pouvait  communiquer  avec  sa  négresse 
qu'au  parloir,  et  à  travers  une  grille.  Les  paroles  de  Dominga 
pouvaient  être  entendues  par  une  des  silencieuses  filles  qui  al- 
laient et  venaient  sans  cesse.  Voici  le  plan  qu'avait  conçu  Do- 
minga, et  qu'elle  eut  la  hardiesse  d'exposer  à  sa  négresse  en  lui 
offrant  une  large  récompense  pour  dédommager  cette  esclave 
des  périls  qu'elle  avait  a  courir. 

Il  fallait  que  la  négresse  se  procurât  une  femme  morte, 
qu'elle  l'apportât  le  soir,  à  la  nuit  tombante,  au  couvent  :  la 
portière  devait  lui  ouvrir  et  lui  montrer  l'endroit  où  elle  cache- 
rait le  cadavre;  ensuite  Dominga  devait,  dans  la  nuit,  le  ve- 
nir chercher,  le  porter  sur  son  lit,  y  mettre  le  feu,  puis  s'é- 
chapper pendant  que  les  flammes  brûleraient  le  cadavre  et  le 
tombeau.  Ce  ne  fut  que  très  long-temps  aprèsêtre  entréedans 
l'entreprise  de  sa  maîtresse  que  la  négresse  put  apporter  le  ca- 
davre; il  eut  été  dangereux  d'en  demander  à  l'hôpital,  qui,  au 
surplus,  n'en  eût  donné  qu'à  des  chirurgiens,  et  pour  un  usage 
indiqué,  attendu  qu'il  n'y  a  pas  d'école  de  médecine  à  Aréquipa. 
Il  était  presqueimpossibled'oblenir  le  corps  d'une  femme  morte 
chez  elle  :  aussi  assure-t-on  que,  sans  les  bons  offices  d'un  jeune 
chirugien,  qui  fut  mis  dans  la  confidence,  la  bonne  amie  de 
Dominga  aurait  achevé  ses  deux  années  de  sœur  portière 
avant  que  l'esclave  eût  pu  se  procurer  le  cadavre  qui  devait, 
dans  le  couvent,  faire  croire  à  la  mort  de  sa  maîtresse.  Par  une 
nuit  sombre,  la  négresse,  surmontant  ses  terreurs  par  l'appât 
delà  récompense  promise,  chargea  sur  ses  épaules  le  cadavre 


REVUE  DE  PARIS.  221 

d'une  femme  indienne,  morte  depuis  trois  jours.  Arrivée  à  la 
porte  du  couvent,  elle  fit  le  signal  convenu  ;  la  portière,  toute 
tremblante,  ouvrit,  et  la  négresse,  en  silence,  déposa  son  far- 
deau dans  le  lieu  que,  du  doigt,  lui  montrait  la  portière.  L'es- 
clave fut  ensuite  se  poster  au  détour  delà  rue  Santa-Rosa  pour 
y  attendre  samaitresse. 

Dominga  était  depuis  plusieurs  jours  en  proie  à  de  vives 
inquiétudes  ;  des  obstacles  sans  cesse  renaissans  entravaient 
l'exécution  de  son  projet.  Elle  attendait  avec  anxiété  le  résultat 
des  dernières  démarches  qu'on  avait  dû  tenter  pour  se  procurer 
un  cadavre  de  femme,  lorsque  son  amie  la  portière  vint  la  pré- 
venir que  sa  négresse  en  avait  introduit  un  dans  le  couvent.  A 
celte  nouvelle,  Dominga  tomba  à  genoux,  baisa  la  terre;  puis, 
portant  les  yeux  sur  son  christ,  resta  longtemps  dans  cette 
position,  comme  abîmée  dans  un  sentiment  ineffable  d'amour 
et  de  reconnaissance. 

Le  soir,  la  portière  verrouilla  la  porte  sans  la  fermer  à  la  clé, 
ensuite  elle  fut,  selon  que  la  règle  l'exigeait,  porter  la  clé  à  la 
supérieure,  et  se  retira  dans  son  tombeau.  Dominga,  vers  mi- 
nuit, lorsqu'elle  jugea  que  toutes  les  religieuses  étaient  pro- 
fondément endormies,  sortit  de  son  tombeau,  où  elle  laissa  sa 
petite  lanterne  sourde,  et  fut  à  l'endroit  que  lui  avait  indiqué 
la  portière  prendre  le  cadavre.  Dominga  enleva  sans  hésiter 
l'horrible  fardeau,  le  déposa  sur  son  lit ,  le  revêtit  de  ses  habits 
de  religieuse  ,  et  s'étant  revêtue  elle-même  d'un  habillement 
complet  dont  elle  avait  eu  le  soin  de  se  pourvoir,  elle  mit  le 
feu  à  son  lit  et  prit  la  fuite  ,  laissant  toute  grande  ouverte  la 
porte  du  couvent. 

Ma  cousine  se  tut,  et  les  trois  religieuses  de  Santa-Calalina 
se  regardèrent  encore  cette  fois  avec  un  air  d'intelligence  qui 
me  fit  pressentir  leurs  pensées.  Après  quelques  instans  de  si- 
lence, la  sœur  Margarila  demanda  ce  qui  s'était  passé  au  cou- 
vent par  suite  de  l'évasion  de  Dominga  ,  et  ce  qu'on  en  avait 
pensé.  Personne,  reprit  ma  cousine  ,  ne  se  douta  de  la  vérité. 
La  sœur  portière,  qui  ne  dormait  pas,  comme  vous  devez  bien 
le  présumer,  courut  sur  les  pas  de  Dominga  fermer  la  porte  au 
verrou,  et,  dans  la  confusion  occasionnée  par  l'incendie  du 
tombeau  de  Dominga  ,  l'adroite  portière  sut  reprendre  sa  clé 
chez  la  supérieure,  et  ferma  sa  porte  comme  de  coutume.  Tout 
tome  xi.  19 


222  REVUE  DE  PARIS. 

le  monde  fut  convaincu  que  Dominga  s'était  brûlée.  Les  restes 
du  cadavre  que  l'on  trouva  étaient  méconnaissables  ,  et  ils  fu- 
furent  enterrés  avec  les  cérémonies  en  usage  pour  la  sépulture 
des  religieuses.  Deux  mois  après,  la  vérité  commença  à  trans- 
pirer ;  mais  les  religieuses  de  Santa-Rosa  ne  voulurent  pas  y 
ajouter  foi,  et  quand  l'existence  de  Dominga  avait  cessé  d'être 
un  doute  pour  tout  le  monde  ,  les  bonnes  sœurs  soutenaient 
encore  que  Dominga  était  bien  morte,  et  que  ce  qu'on  racontait 
sur  sa  prétendue  sortie  du  couvent  était  une  calomnie.  Elles 
ne  furent  convaincues  que  lorsque  Dominga  elle-même  prit 
soin  de  les  convaincre  en  attaquant  la  supérieure  pour  qu'elle 
eût  à  lui  restituer  sa  dot ,  qui  était  de  10,000  piastres  (50,000 
francs.) 

Pendant  tout  le  temps  qu'avait  duré  le  récit  de  ma  cousine, 
je  m'étais  occupée  attentivement  de  remarquer  l'effet  produit 
par  sa  narration  sur  les  trois  charmantes  religieuses.  La  plus 
ancienne  des  trois  ,  la  sœur  Margarita,  s'était  à  peu  près  con- 
stamment tenue  dans  sa  réserve  couvenluelle.  Il  était  échappé 
à  la  vive  et  impétueuse  Rosita  plusieurs  exclamations  qui  dé- 
notaient avec  quelle  sincérité  celte  aimable  fille  compatissait 
aux  souffrances  qu'avait  éprouvées  Dominga  pendant  ses  onze 
années  d'agonie.  Quant  à  la  bonne  Manuelita,  elle  pleurait,  et 
répétait  souvent  avec  une  naïve  compassion  :  Pauvre  Do- 
minga !  comme  elle  a  dû  souffrir  ,  mais  aussi  comme  elle 
est  heureuse  d'être  enfin  délivrée  !  Et  la  gracieuse  fille  je- 
tait sa  tête  sur  mon  épaule,  avec  un  mouvement  d'enfant ,  et 
pleurait. 

Nous  nous  retirâmes ,  laissant  ces  dames  plongées  dans  une 
rêverie  que  nous  ne  crûmes  pas  discret  de  troubler.  Je  gage- 
rais bien,  dis-je  alors  à  ma  cousine  ,  qu'avant  deux  ans  ces 
trois  religieuses  ne  seront  plus  ici.  —  Je  le  pense  comme 
vous  ,  me  répondit  elle  ,  et  j'en  serais  bien  contente  :  ces 
trois  femmes  sont  trop  belles  et  trop  aimables  pour  vivre  dans 
un  couvent. 

Le  lendemain  nous  sortîmesdeSanta-Calalina.  Nous  y  avions 
demeuré  six  jours  ,  pendant  lesquels  ces  dames  mirent  tous 
leurs  soins  à  nous  faire  passer  le  temps  le  plus  agréablement 
possible.  Dîners  magnifiques,  petits  goûters  délicieux,  prome- 
nades dans  les  jardins  et  dans  tous  les  endroits  curieux  du 


REVUE  DE  PARIS.  225 

couvenl ,  ces  aimables  religieuses  n'omirent  rien  pour  nous 
plaire  et  pour  nous  faire  jouir  des  récréations  que  le  couvent 
leur  permettait  de  nous  offrir.  Nous  fûmes  reconduites  jusqu'à 
la  porte  par  toute  la  communauté ,  pêle-mêle  ,  sans  cérémonie 
et  sans  la  moindre  étiquette,  mais  avec  une  affection  si  vraie 
et  si  touchante  que  nous  pleurâmes  avec  les  bonnes  religieuses 
de  la  peine  réelle  que  nous  ressentions  de  nous  séparer.  Nos 
impressions  étaient  bien  différentes  de  celles  que  nous  éprou- 
vâmes à  notre  sortie  de  Santa-Rosa.  Cette  fois,  nous  ne  sortions 
qu'à  regret  du  couvent  ,  et  nous  nous  arrêtâmes  à  plusieurs 
reprises  dans  la  rue  pour  porler  nos  regards  sur  les  tours  de 
l'asile  hospitalier  que  nous  venions  de  quitter.  Nos  enfans  et 
les  esclaves  étaient  tristes  ,  et  ces  dames  ne  tarissaient  pas  en 
éloges  sur  la  conduite  des  religieuses. 

Il  n'y  eut  pas  de  jour  dans  la  semaine  qui  suivit  notre  sortie 
qu'elles  ne  nous  envoyassent  des  cadeaux  de  toute  espèce.  Il 
serait  difficile  de  se  faire  une  idée  de  la  générosité  de  ces  ex- 
cellentes filles.  J'avais  gardé  un  si  agréable  souvenir  de 
l'accueil  amical  que  j'avais  reçu  dans  le  couvent  de  Santa- 
Catalina,  qu'avant  mon  départ  d'Aréquipa  ,  je  fus  plusieurs  fois 
causer  au  parloir  de  mes  anciennes  amies.  Dans  cette  circon- 
stance, ces  dames  me  comblèrent  encore  de  petits  cadeaux,  et 
me  donnèrent  la  commission  de  leur  envoyer  de  la  musique  de 
Rossini. 

M™0  Flora  Tristaj, 


LE 

TOURISTE  PARISIEN 

EN  ANGLETERRE. 


i. 


M.  CHRISTOPHE  D....  A  M»«  D.... 

Londres,  le  27  mars  1836. 
Ma  chère  Julie  , 

La  présente  est  pour  te  rassurer  d'abord  sur  notre  santé. 
Nous  avons  débarqué  tous  hier  à  bon  port  à  huit  heures  sept 
minutes  du  soir,  à  neuf ,  un  fiacre  nous  a  laissés  à  l'hôtel  de 
Bristol,  Black frtar's  road,  où  lu  nous  adresseras  dorénavant 
tes  lettres. 

J'ai  peu  de  choses  à  te  dire  de  notre  voyage,  qui  n'a  pas  offert 
beaucoup  d'incidens  extraordinaires.  Tu  sais  qu'après  notre 
.lernier  embrassement  général  dans  la  cour  des  messageries, 
tu  m'avais  vu  partir  très  confortablement  établi  dans  le  pre- 
mier coin  d'intérieur  de  la  diligence.  Le  lendemain,  la  mati- 
née était  si  belle,  que  je  suis  monté  sur  la  banquette  pour  voir 


REVUE  DE  PARIS.  225 

un  peu  le  pays.  Bien  m'en  a  pris  de  toute  façon,  car  cela  m'a 
valu  une  fort  aimable  société  jusqu'à  Montreuil.  J'ai  trouvé  là- 
haut  le  conducteur  ,  ancien  garde  municipal,  d'une  politesse 
extrême,  et  un  voyageur  très  instruit.  Tout  le  long  du  chemin, 
nous  avons  causé  ponts-et-chaussées  et  politique.  Un  quart 
de  lieue  environ  avant  Montreuil,  le  jeune  homme  a  mis  pied 
à  terre  et  nous  a  quittés.  Devine,  chère  amie,  auprès  de  qui 
je  venais  de  rouler,  une  demi  journée  ,  côte  à  côte?  C'était 
près  du  sous-préfet  de  la  ville  lui-même.  Dans  le  cours  de 
notre  entretien,  je  ne  m'étais  pas  gêné  sur  le  compte  du  gou- 
vernement ;  j'avais  dit  que  les  routes  ne  me  semblaient  point  en 
trop  bon  état,  et  qu'une  amnistie  partielle  serait  peut-être  dé- 
sirable. Heureusement  que  je  me  suis  ouvertement  prononcé 
contre  les  doctrinaires  qui  ne  sont  plus  en  place  et  en  faveur 
de  MM.  Passy  et  Sauzet,  les  nouveaux  ministres.  J'espère  que 
la  vivacité  de  mes  opinions  n'aura  pas  blessé  M.  le  sous  préfet  ; 
du  reste  je  suis  charmé  des  manières  simples  et  bourgeoises 
du  jeune  magistrat.  Voilà  de  ces  avantages  que  nous  avons 
gagnés  à  la  révolution  de  juillet.  Ce  n'est  pas  sous  la  restau- 
ration qu'on  nous  eût  donné  des  fonctionnaires  de  ce  mérite  et 
de  celte  affabilité. 

Au relai  de  Montreuil,  j'avais  proposé  à  notre  Edouard  de 
monter  prendre,  sur  la  banquette,  près  de  nous,  la  place  libre. 
Eh  bien  !  lui,  si  affamé  d'air,  qui  aime  tant ,  lu  sais ,  regarder 
les  champs  et  rêver  à  la  belle  étoile  ,  il  a  préféré  rester  dans 
l'intérieur.  Il  est  vrai  qu'il  était  en  grande  conversation  litté- 
raire avec  une  jeune  Anglaise  ,  fraîche  et  rouge  comme  une 
pomme  d'api,  que  sa  maman  ramène  à  Londres,  d'une  pension 
de  Paris,  où  elle  a  passé  plusieurs  années.  Une  chose  remar- 
quable, c'est  qu'au  dîner,  à  la  table  d'hôte  d'Abbeville ,  cette  de- 
moiselle a  mangé  plus  de  gigot  rôti  à  elle  seule  que  lous  les 
voyageurs  ensemble  ;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'avoir  l'air  ex- 
trêmement romanesque  et  d'être  très  forte  en  poésie.  Je  n'ai 
pas  voulu  contrarier  Edouard  sur  ses  galanteries.  Cela  regar- 
dait davantage  la  maman,  qui  ne  paraissait  pas  s'en  in- 
quiéter beaucoup.  D'ailleurs  c'était  là  pour  lui  une  bonne 
occasion  de  se  fortifier  dans  son  anglais  ,  qui  nous  sera  bien 
nécessaire. 

Je  ne  te  parlerai  pas  en  détail  de  la  traversée  ,  attendu  que 

19. 


23C  REVUE  DE  PARIS. 

je  ne  me  souviens  guère  d'avoir  rien  vu  ni  entendu  ,  tant 
qu'elle  a  duré.  Tout  ce  que  je  me  rappelle,  c'est  d'être  de- 
meuré environ  douze  heures  étendu  sur  le  pont ,  parmi  les 
porte-manteaux  et  les  caisses,  ra'imaginant  être  jeté  par  la  fe- 
nêtre d'un  septième  étage,  sans  pouvoir  tomber  jamais.  Le  soir, 
à  mesure  que  nous  avons  avancé  dans  la  Tamise  ,  je  me  suis 
senti  pourtant  ressuscité  un  peu  ;  mais  j'étais  toujours  bien 
abasourdi. 

Edouard ,  tout  pâle  et  chélif  qu'il  parait ,  s'est  mieux  tiré 
d'affaire.  Il  n'a  pas  bronché  un  moment.  Son  Anglaise  venait 
aussi  avec  nous  sur  le  paquebot.  Ils  se  sont  remis  à  causer  de 
plus  belle  de  Walter  Scott  et  de  milord  Byron  ,  absolument 
comme  s'ils  eussent  été  en  terre  ferme  ;  j'aurais  mieux  aimé 
qu'ils  eussent  causé  un  peu  de  cotonnades  et  qu'il  eût  montré 
nos  échantillons.  Cela  nous  eût  valu  peut-être  le  placement  de 
quelques  articles.  Mais  ce  garçon-là  ne  comprend  rien  au  com- 
merce. A  quoi  lui  auront  servi  tant  d'études  ?  Sera-t-il  jamais 
capable  de  mener  ,  après  nous  ,  notre  maison  ?  J'ai  bien  peur 
que  son  éducation  ne  soit  tout-à-fait  manquée. 

Tu  conçois  que  je  ne  puis  rien  te  mander  ce  matin,  en  fait 
d'affaires.  Mais  je  ne  vais  pas  perdre  un  moment.  Nous  sortons 
tout-à-1'heure  pour  aller  voir  nos  correspondans  et  remettre 
nos  lettres  de  recommandation.  J'espère  l'annoncer  bientôt  des 
résultats. 

Ton  mari. 


II 


Londres ,  le  50  mars  1836. 

Je  le  dirai  d'abord  que  je  serais  assez  content  de  Londres  s'il 
y  faisait  clair.  La  ville  n'a  pas  l'air  mal.  Malheureusement,  le 
brouillard  est  si  épais ,  qu'en  ce  moment  même  ,  c'est-à-dire  à 
midi  juste ,  à  ma  montre,  il  me  faut  une  chandelle  pour  l'écrire. 
Edouard  se  désespère  de  ce  temps.  Il  dit  qu'il  a  le  spleen.  Or,  ce 
spleen  est  une  maladie  contagieuse  particulière  à  Londres,  une 
espèce  de  fièvre  froide  qui  n'est  dangereuse  qu'au  mois  de  no- 
vembre. Les  personnes  qu'elle  attaque  alors  vont  généralement 
se  jeter  dans  une  petite  rivière  appelée  la  Serpentine.  Comme 


REVUE  DE  PARIS.  227 

nous  entrons  seulement  en  avril ,  tu  vois  qu'en  tout  cas  nous 
aurions  le  temps  de  réfléchir  avant  d'aller  nous  noyer. 

Les  rues  sont  larges ,  longues ,  droites  et  si  pareilles  ,  qu'il 
est  presque  impossible  de  ne  les  pas  confondre.  Ce  qui  m'in- 
trigue beaucoup ,  c'est  qu'on  n'y  aperçoit  pas  une  apparence 
de  ruisseau.  Toutes  sont  ornées  de  trottoirs  larges  eux-mêmes 
comme  noire  rue  Saint-Martin.  Ce  serait  plaisir  d'y  marcher , 
n'était  le  désagrément  de  recevoir  d'effroyrables  coups  de 
coude  à  chaque  pas.  Ces  Anglais  sont  bien  les  plus  grands 
rustres  de  la  terre.  Ce  sont  autant  de  poteaux  ambulans  que 
vous- rencontrez.  Ce  qui  dépite  le  plus,  c'est  que,  vous  ont-ils 
crevé  la  poitrine  d'une  bourrade,  ils  ne  se  détournent  pas  seu- 
lement pour  regarder  si  vous  vivez  encore. 

Je  ne  suis  pas  aussi  enthousiaste  des  boutiques  queje  m'atten- 
dais à  l'être.  Un  Français  peut  lever  la  tête  même  dans  Régent 
Street.  Nous  avons,  rue  Vivienne  ,  et  rue  de  la  Paix  -des  maga- 
sins qui  permettent  à  notre  orgueil  national  cette  assurance. 

Notre  première  visite,  et  la  plus  intéressante,  a  été  chez 
M.  John  Smith  ,  marchand  de  nouveautés  et  de  merceries  en 
gros  et  en  détail,  qui  demeure  Fleet  Street,  dans  la  Cité.  Si 
ces  Anglais  n'étaient  pas  tous  de  vrais  glaçons  enluminés,  à 
peine  l'aurais-je  trouvé  poli.  C'est  un  gros  homme  chauve,  ù  la 
mine  rouge  et  rechignée.  Il  a  commencé  par  me  secouer  la 
main,  puis  m'a  tout  d'abord  remis  au  lendemain  pour  dîner 
avec  lui ,  parler  d'affaires,  et  me  présenter  à  sa  femme.  Il  m'a 
bien  demandé  ce  qu'il  me  semblait  de  Londres  ;  mais  sans  at- 
tendre ma  réponse,  il  m'a  prié  de  l'excuser  s'il  retournait  finir 
un  compte,  et  m'a  engagé  à  m'asseoir,  me  laissant  dans  les 
mains  le  Moming-Chronicle.  Imagine-toi  que  ce  Morning- 
Chronicle  est  un  journal  imprimé  en  petits  caractères  imper- 
ceptibles, quatre  fois  grand  comme  le  Constitutionnel.  Qu'est- 
ce  qu'ils  peuvent  inventer,  bon  Dieu  !  pour  emplir  tous  les 
jours  une  pareille  feuille  de  papier  ?  Si  je  ne  sais  jamais  ici  les 
nouvelles  que  par  le  Morning-Chronicle-,  je  ne  serai  guère  au 
courant  de  la  politique. 

Les  Smith  seront,  à  ce  qu'il  paraît,  ici  notre  principale  con- 
naissance ;  nous  nous  sommes  rendus  hier  à  leur  invitation.  Ce 
premier  dîner  en  ville  vaut  la  peine  que  je  t'en  donne  un  compte 
détaillé. 


228  REVUE  DE  PARIS. 

Nous  sommes  arrivés  fort  tard,  grâce  aux  lambineries  de 
M.  Edouard  qui  n'est  jamais  prêt.  On  "tous  attendait  évidem- 
ment pour  se  mettre  à  table.  Toutefois ,  M.  Smith  nous  a  pré- 
sentés successivement  à  sa  femme  ,  à  ses  filles ,  et  au  reste  de 
la  compagnie.  Il  y  avait  là  trois  négociant  de  la  Cité  avec  leurs 
épouses.  Mistress  Smith  et  les  jeunes  misses  ont  l'air  extrême- 
ment affable.  Imagine-toi  qu'elles  nous  ont  tout  de  suite  cha- 
cune donné  une  poignée  de  main.  Je  suppose  que  c'est  là  une 
grande  marque  de  considération.  Mistress  Smith  est  aussi 
grande,  maigre  et  pâle  que  son  mari  est  court,  gros  et  violet. 
Les  demoiselles  sont  de  la  même  venue  que  la  maman;  mais 
quant  au  visage,  de  la  couleur  du  papa.  Toutes  trois  raides 
comme  despincettesdans  des  fourneauxde  soie  grise  qui  m'ont 
semblé  en  gros  de  Naples  de  Lyon  ,  et  si  décolletées  des  épaules 
que  j'en  ai  presque  rougi. 

Nous  sommes  aussitôt  descendus  dans  la  salle  à  manger  qui 
est  au  rez-de-chaussée.  Mistress  Smith  m'a  placé  près  d'elle. 
On  a  mis  Edouard  entre  les  deux  demoiselles. 

Le  repas  est  achevé  maintenant,  et  Dieu  merci!  je  n'en  suis 
pas  mort  ;  mais  je  ne  voudrais  pas  de  si  tôt  recommencer.  Ces 
Anglais  ont  des  manières  de  boire  et  de  manger  auxquelles  je 
ne  m'habituerais  pas  aisément.  Tu  n'as  pas  d'idée  de  leur  cuisine 
et  de  leur  service.  On  a  bien  raison  de  dire  qu'ils  ne  font  rien 
comme  les  autres. 

Voilà  d'abord  qu'il  y  a  pour  entrées  de  la  soupe,  du  poisson, 
des  choux  et  des  pommes  de  terres. 

—  Voulez-vous  de  la  soupe  ou  du  poisson  ?  —  me  demande 
mistress  Smith. 

—  La  question  est  curieuse,  dis-je  en  moi-même.  Bien  en- 
tendu pourtant  je  réponds  —  «  de  la  soupe,  s'il  vous  plaît.  » 
Mais  ce  qu'ils  appellent  ici  de  la  soupe,  de  la  soupe  à  la  tortue, 
je  crois ,  c'est  une  véritable  panade  de  poivre  noir.  Après  en 
avoir  avalé  une  cuillerée,  je  m'arrête.  C'est  assez.  Je  me  serais 
volontiers  rabattu  sur  le  poisson.  Mais  il  paraît  qu'il  n'est  pas 
permis  d'aller  de  l'un  à  l'autre.  On  a  le  droit  d'opter,  c'est  tout. 
Du  moins,  ceux  qui  avaient  pris  de  la  soupe  ne  prenaient  pas 
de  poisson.  Ceux  qui  prenaient  du  poisson  n'avaient  pas  pris 
de  soupe.  Plus  je  réfléchis  à  cet  usage  anglais ,  plus  il  me  con- 
fond. Je  ne  comprends  guère  d'un  côté  qu'où  puisse  avoir  un 


REVUE  DE  PARIS.  229 

lion  estomac  sans  manger  de  potage;  mais  quel  estomac  d'en- 
fer ont  donc  ceux  qui  mangent  impunément  du  potage  à  la 
tortue? 

Le  second  service  me  va  mieux.  D'une  part ,  une  pièce  de 
bœuf  rôti  de  la  grosseur  d'une  citrouille,  le  roast-beef,  comme 
ils  disent;  de  l'autre,  un  pâté  chaud  dans  une  terrine  ,  et  en- 
core un  plat  de  pommes  de  terre  en  regard  de  la  sauce  blanche. 
Les  douceurs  font  un  troisième  service.  C'était,  par  exemple, 
un  chausson  de  marmelade  vis-à-vis  d'un  pudding.  Notez  bien 
qu'en  ce  qui  concerne  le  second  et  le  troisième  service ,  la 
règle  est  la  même  que  quant  aux  entrées.  «  Voulez  vous  du 
t  oast-beef  ou  du  pâté  chaud?  voulez-vous  de  la  marmelade  ou 
du  pudding  ?  choisissez  !  h  Les  affamés  se  dédommagent  de 
l'alternative  en  redemandant  du  même.  La  civilité  autorise  à  y 
revenir.  Les  puddings  sont  surtout  les  entremets  favoris. 
Leurs  espèces  sont  très  nombreuses.  J'ai  noté  le  nom  de  celui 
d'hier.  On  l'appelle.  A  dog  in  a  blanket ,  —  un  chien  dans 
une  couverture.  C'est  une  espèce  de  pâte  bouillie  et  roulée 
avec  de  la  compote.  Tu  aimerais  cela.  J'en  demanderai  la  re- 
cette à  mislress  Smith. 

Mais  la  compote  et  le  pudding  enlevés,  devine  ce  qu'on  ap- 
porte !  Tu  vas  penser  que  je  me  divertis,  et  que  j'invente.  On 
apporte  la  salade  et  le  fromage.  En  vérité,  ces  Anglais  sont  des 
originaux  sans  copie.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'ils  font  de  l'eau,  car 
je  n'en  ai  pas  aperçu  une  goutte  ;  et,  à  sa  place,  c'est  du  vin 
qu'ils  mettent  dans  les  carafes.  Enfin  ils  poussent  l'esprit  de 
contrariété  jusqu'à  tenir  la  fourchette  de  la  main  gauche  et  le 
couteau  de  la  droite.  Moi  qui,  par  politesse,  m'efforçais  d'en 
faire  de  même,  juge  combien  j'étais  à  l'aise  !  Autre  contradic- 
tion. Leur  extrême  propreté  ne  les  empêche  pas  de  manger  sans 
serviette,  et  de  s'essuyer  les  doigts  à  la  nappe.  En  revanche  , 
ils  changent  de  couverts  à  chaque  plat.  Comme  je  ne  connais- 
sais pas  cette  habitude-fà ,  c'était  un  vrai  combat  entre  moi  et 
la  bonne,  toutes  les  fois  qu'elle  venait  m'enlever  ma  fourchette 
et  mon  couteau.  En  tout  cas,  il  faut  que  ces  Smith  aient  bien 
de  l'argenterie  pour  suffire  à  une  pareille  mode. 

Ces  Anglais  ont  en  outre  des  civilités  à  eux  bien  singulières 
et  bien  incommodes.  Ainsi ,  tout  le  temps  du  diner,  les  uns  après 
les  autres  ,ils  boivent  à  votre  santé,  et  vous  devez  nécessaire- 


230  HEVUE  DE  PARIS. 

ment  leur  rendre  raison  ;  il  y  va  de  l'honneur.  C'est  un  défi  , 
c'est  un  duel.  Êtes-vous  provoqué;  vous,  et  votre  assaillant, 
vous  emplissez  vos  verres  ensemble,  vous  vous  saluez  ensuite 
gravement,  et  puis  :  feu,  vous  buvez  la  rasade. 

La  méthode  de  servir  le  dessert  n'est  pas  moins  bizarre.  C'est 
sur  la  table  nue  qu'on  le  place.  11  est  vrai  que,  la  nappe  étant 
la  serviette  générale,  ils  supposent  peut-être  qu'au  dessert  elle 
cesse  d'être  indispensable  ;  mais  voici  le  plus  étrange  procédé 
de  ces  insulaires.  Au  bout  d'une  séance  de  trois  heures,  mistress 
Smith  se  lève;  tous  les  convives  sont  à  l'instant  debout.  J'ima- 
gine que  la  cérémonie  est  conclue  ;  j'offre  galamment  mon  bras 
droit  à  la  maîtresse  du  logis.  —  M.  Smith  m'arrête  par  le 
gauche.  En  un  clin  d'oeil ,  toutes  les  dames  se  sont  éclipsées 
sans  qu'un  seul  cavalier  les  ait  suivies.  Les  hommes ,  restés 
entre  eux,  reprennent  gravement  leurs  sièges ,  et  s'attablent  de 
nouveau. 

Je  ne  me  rendais  pas  très  bien  compte  de  ce  qu'on  allait 
faire.  Ça  n'a  pas  tardé  à  s'éclaircir.  Il  s'agissait  de  boire  sérieu- 
sement le  vin  qu'on  n'avait  que  goûté  auparavant,  Et ,  en 
effet,  on  s'y  est  mis  sérieusement,  je  t'assure.  11  y  a,  vois-tu, 
trois  grandes  carafes  de  blanc  et  de  rouge  qu'on  se  passe 
autour  de  la  table.  Elles  vont  à  la  fille,  et  ne  s'arrêtent  que  le 
temps  de  saluer.  Quand  elles  sont  vides,  la  bonne  le  remplit, 
et  puis  on  les  vide  encore,  et  ainsi  de  suite  pendant  deux 
heures. 

Du  reste ,  la  promenade  des  carafes  n'empêche  pas  la  con- 
versation d'aller  son  train  ;  au  contraire,  ça  la  pousse;  elle 
n'avait  guère  été  animée  pendant  le  dîner  ;  moi,  du  moins ,  je 
n'avais  pas  dit  grand'chose.  J'étais  là  près  de  mistress  Smith, 
qui  n'est  pas  forte  sur  le  français;  je  lie  suis  pas  plus  fort  en 
anglais,  de  façon  que  nous  ne  pouvions  pas  beaucoup  causer.  Elle 
m'a  bien  demandé  quatre  ou  cinq  fois  si  je  préférais  Londres 
à  Paris.  Moi,  poliment,  je  lui  répondais  toujours  :  Yes.  Voilà, 
à  peu  près  tout  ce  que  nous  nous  sommes  dit. 

Tandis  que  les  carafes  couraient  la  poste ,  les  hommes  ont 
parlé  politique.  Outre  M.  Smith,  il  y  en  avait  encore  deux  ou 
trois  qui  entendaient  le  français;  je  me  suis  senti  davantage 
sur  mon  terrain.  —  Qu'est-ce  que  vous  pensez  de  la  question 
d'Orient?  me  dit  M.  Smilli.  —  Ma  foi,  je  vous  avoue  que  je  n'a* 


REVUE  DE  PARIS.  231 

pas  lu  le  journal  depuis  mon  départ  de  Paris  ,  ai-je  répondu  ; 
mais  j'ai  bien  de  la  peine  à  croire  que  don  Carlos  réussisse 
jamais  en  Espagne.  —  Peut-être  ont-ils  trouvé  mon  affirma- 
tion un  peu  hardie;  ils  se  sont  regardés  tous,  et  Edouard  m'a  mar- 
ché sur  le  pied. 

—  Ce  qui  est  certain ,  a  repris  M.  Smith ,  c'est  que,  dans  les 
clubs  ,  on  commence  à  s'entretenir  beaucoup  des  probabilités 
d'une  guerre  avec  la  Russie.  —  Ah  !  vous  avez  encore  des 
clubs,  vous  autres!  me  suis-je  écrié;  tant  pis.  A  Paris,  nous  y 
avons  mis  bon  ordre.  Il  y  a  beau  jour  que  la  garde  nationale  a 
fermé  ces  tanières  de  républicains.  »  J'ai  dit  cela  ,  j'en  ai  peur 
trop  vivement.  Edouard  a  rougi  jusqu'au  blanc  des  yeux.  Au 
surplus,  je  ne  suis  pas  obligé  de  connaître  les  opinions  politi- 
que de  toute  l'Angleterre.  S'il  y  avait  là  des  révolutionnaires  , 
ce  n'est  pas  ma  faute. 

Cependant  toute  chose  a  une  fin.  Les  carafes  auraient  bien 
marché  toujours,  ça  leur  était  égal  :  elles  se  vidaient  à  mesure 
qu'on  les  emplissait.  M.  Smith  est  venu  de  me  faire,  à  l'oreille, 
une  proposition  fort  honnête,  qui  m'a  embarrassé  un  peu,  tout 
en  me  rendant  service.  Puis  on  s'est  levé  en  masse  ,  et  l'on  est 
remonté,  comme  on  a  pu,  au  salon. 

Toutes  les  dames  étaient  rangées  en  demi-cercle  autour  de 
la  cheminée.  J'espère  qu'elles  avaient  eu  le  temps  de  comparer 
leurs  toilettes  et  de  se  moquer  de  nous. 

Pour  être  franc,  je  t'avouerai  que  j'étais  un  peu  gai  ;  lu  sais 
que  je  n'ai  pas  l'habitude  du  vin  pur;  c'est  rare  à  la  maison  , 
quand  nous  avons  du  monde  ,  si  je  bois  deux  ou  trois  petits 
verres  de  bourgogne.  —  »  Que  préférez-vous,  de  Londres  ou 
de  Paris  ?  »  m'a  redemandé  mislress  Smilh  ,  en  m'offrant  une 
tasse  de  café.  —  «  Yes,  yes,yes,  yes,  »  ai-je  répondu  quatre 
fois  de  suite ,  à  ce  que  prétend  Edouard.  En  vérité  ,  je  voyais 
trente-six  bougies  dans  la  chambre,  tandis  qu'il  n'y  en  avait 
réellement  que  quatre  sur  le  piano  et  la  cheminée. 

—  Du  café!  nous  n'en  prenons  jamais  le  soir,  cela  nous  em- 
pêche de  dormir,dis-je  à  raistriss  Smith  qui  revienl  à  la  charge. 
La  bonne  emporte  le  plateau  ;  c'est  bien. 

Mais  au  bout  d'une'demi-heure,  la  voilà  qui  reparaît  avec  un 
autre.  —  Encore  !  me  mets-je  à  crier.  —  C'est  le  thé  ,  reprend 
M.  Smith.  Et,  en  effet,  c'était  le  thé  avec  des  tartines  de  beurra. 


232  REVUE  DE  PARIS. 

Ma  pauvre  tête  déménageait  de  plus  en  plus.  —  Comment  ! 
le  déjeûner  à  présent!  dis-je.  Heureusement  qu'Edouard  m'em- 
mène dans  un  coin,  et  m'empêche  d'en  dire  davantage . 

Ce  qu'ils  font  tous  de  dix  à  onze  heures ,  je  serais  bien  em- 
barrassé de  le  le  conter.  Il  paraît  pourtant  que  les  demoiselles 
ont  chanté  des  mélodies  irlandaises  ,  et  qu'on  a  regardé  des 
images  et  des  almauachs  qui  étaient  sur  le  guéridon. 

Mais  comme  onze  heures  sonnent,  ne  voilà-t-il  pas  la  bonne 
qui  remonte  avec  un  plateau  plus  grand  que  jamais,  c'est-à- 
dire  un  vrai  second  dîner  tout  servi  ;  le  roas-beef,  les  compo- 
tes, le  chien  dans  la  couverture,  et  les  trois  maudites  carafes 
pleines  jusqu'au  gosier  .  comme  si  on  ne  les  avait  pas  vidées 
déjà  vingt  fois. 

—  Oh  !  mistress  Smith,  ce  n'est  pas  raisonnable;  vous  faites 
des  folies,  dis-je  en  me  levant.  C'était  bien  assez  du  premier 
dîner  d'en  bas. 

—  Ne  vous  inquiétez  point ,  répond  en  riant  M.  Smith.  Ceci 
n'est  rien  ;  c'est  une  manière  de  collation.  Un  Anglais,  voyez- 
vous,  ne  croirait  pas  sa  journée  complète  s'il  ne  la  finissait 
point  par  un  bout  de  souper. 

—  Oui ,  la  journée  est  effectivement  très  complète.  Le  bout 
de  souper  est  attaché  au  dîner  par  la  promenade  des  carafes, 
les  plateaux  de  thé,  de  café  et  les  tartines  de  beurre...  Edouard 
m'interrompt  et  me  force  de  m'asseeoir.  Dames  et  cavaliers , 
tout  le  monde  s'attable  en  cercle  et  l'on  attaque  le  souper,  ni 
plus  ni  moins  que  si  l'on  n'avait  dîné  de  la  samaine. 

—  Ma  foi,  dis-je  à  Edouard,  tout  ça  aura  un  terme. 
Au  même  moment  rentre  la  bonne,  qui  ne  se  lasse  pas. 

—  Qu'est-ce  qu'elle  apporte,  bon  Dieu  !  dans  un  grand  pôt 
qui  fume  ?  Ce  sera  peut-être  de  la  soupe  à  la  tortue  ,  puisqu'on 
recommence  tout. 

C'était  de  l'eau  bouillante.  Et  aussitôt ,  chacun  et  chacune 
d'avaler,  par-dessus  le  souper,  des  grands  verres  d'eau  chaude 
corrigés  avec  du  genièvre  et  du  sucre.  Ils  appellent  cela  du 
grog  et  encore  autrement;  que  je  me  rappelle;—  Ah!  le 
bonnet  de  nuit, —  night-cap;  il  paraît  qu'ils  ne  pourraient  se 
coucher  sans  ce  bonnet-là. 

Comme  ils  n'avaient  pas  l'air  d'être  bien  pressés  d'y  aller, 
nous  avons  tiré  notre  révérence.  Je  ne  sais  pas  si  à  force  de 


REVUE  DE  PARIS.  2ÔÔ 

s'enfoncer  le  bonnet  de  nuit,  ils  s'en  sont  procuré  une  bonne  ; 
ce  qui  est  sûr,  c'est  que  la  mienne  ne  l'a  guère  été.  Quel  cau- 
chemar! C'étaient  les  trois  carafes  qui  dansaient  la  boulangère 
sur  mon  estomac,  autour  de  la  soupe  à  la  tortue. 

Ne  ne  tourmente  pas  cependant;  j'en  suis  quitte  pour  une 
mauvaise  digestion.  Je  me  noie  de  Ihé  depuis  ce  matin ,  et 
cela  me  réussit.  Je  ne  m'étonne  pas  que  ce  soit  là  tous  les 
jours  le  déjeuner  des  Anglais.  Quand  on  fait  des  dîners  pareils,  on 
a  besoin  de  tisane  le  lendemain. 


11. 


Londres  ,  le  4  avril  1836. 

Nous  avons  fait  samedi  aux  Smith  notre  visite  de  digestion. 
Le  mari  était  dehors;  mais  la  dame  elles  demoiselles  ne  nous  ont 
pas  reçus  moins cordialemenlque  le  jour  du  dîner.  Les  poignées 
de  main  ont  été  même  plus  serrées.  Je  suis  vraiment  confus  des 
prévenances  de  cette  aimable  famille.  Il  est  clair  que  nous  plai- 
sons beaucoup.  La  première  fois  que  nous  reviendrons,  si  cela 
continue,  tout  le  monde  nous  embrassera.  La  conversation, 
par  exemple  ,  a  langui  souvent.  Mistress  Smith  ne  m'a  rede- 
mandé qu'une  fois  si  je  préférais  Londres  à  Paris  ;  mais  elle 
m'a  baragouiné  cinq  ou  six  autres  questions  dans  un  français 
auquel  je  n'ai  pas  compris  une  syllabe.  Comme  j'avais  peur  de 
me  compromettre  avec  mon  yes,  j'ai  pris  le  parti  de  ne  plus 
répondre  qu'en  m'inclinant  respectueusement  et  d'un  air  qui 
ne  disait  ni  oui  ni  non.  M.  Smith  m'a  rendu  service  en  rentrant. 
Avec  lui  j'ai  retrouvé  la  parole. 

Notre  visite  s'était  prolongée.  Il  était  près  de  cinq  heures.  Je 
tremblais  qu'on  ne  nous  retint  à  dîner.  Heureusement  j'en  ai 
été  quitte  pour  la  peur.  M.  Smith  m'a  seulement  proposé  une 
partie  de  campagne  entre  hommes  pour  le  lendemain.  Juge  si 
j'ai  balancé  à  accepter.  Il  s'agissait  d'aller  à  Greenwich ,  à  six 
milles  de  Londres ,  par  le  nouveau  chemin  de  fer. 

Un  chemin  de  fer ,  ma  chère  Julie  !  J'ai  vu  un  chemin  de  fer. 
Moi ,  qui  le  parle,  je  suis  allé  en  voiture  sur  un  chemin  de  fer.  Tu 
n'en  connais  guère  de  nos  amis,  même  de  ceux  qui  ont  été 
commis-voyageurs  dans  leur  jeunesse,  tu  n'en  connais  guère 

20 


234  REVDE  DE  PARIS. 

qui  aient  voyagé  par  des  chemins  de  fer.  Eh  bien!  moi,  en 
attendant  ceux  qu'on  nous  promet  de  Paris  à  Versailles  ,  de 
Paris  au  Havre,  j'ai  vu  celui  de  Londres  ù  Greenwich;  j'y  ai 
marché,  j'y  ai  roulé.  C'est  un  voyage  qui  mérite  bien  de  l'être 
conté  de  point  en  point. 

H  avait  été  convenu  ,  à  ma  grande  approbation  ,  qu'on  dîne- 
rait de  bonne  heure,  chacun  de  son  côté.  Comme  le  chemin  de 
fer  de  Greenwich  n'a  encore  ni  commencement  ni  fin ,  il  faut 
aller  prendre  fort  loin  le  milieu  qu'il  y  a  de  fait.  M.  Smith  nous 
a  menés  là  dans  sa  demi-fortune.  Tu  t'imagines  peut-être  qu'un 
chemin  de  fer  est  de  même  qu'un  autre  chemin,  de  plein  pied 
avec  la  plaine.  Pas  du  tout.  Cela  est  juché  comme  un  aqueduc 
au  sommet  d'une  plate-forme  d'arcades  en  briques  aussi  éloi- 
gnée de  la  terre  que  le  parapet  du  pont  Saint-Michel  l'est  de  la 
rivière.  Quand  on  est  grimpé  là-haut ,  on  entre  dans  des  omni- 
bus attachés  les  uns  aux  autres  à  la  file  et  on  attend  l'attelage. 
L'attelage,  c'est  la  machine.  Elle  venait  d'aller  conduire  une  au- 
tre file  de  voitures  ;  mais  la  gaillarde  va  un  fameux  train  ;  elle 
n'a  pas  été  longue  à  revenir.  C'est  un  plaisir  de  la  voir  et  de 
l'entendre  arriver.  Comme  elle  galope,  et  quel  tapage  !  D'a- 
bord, on  aperçoit  la  grosse  fumée  noire  qu'elle  a  au  bout  de  son 
tuyau  comme  un  plumet  sur  l'oreille  ;  puis,  au  bruit  qu'elle  fait, 
aux  nuages  de  vapeur  blanche  qu'elle  secoue  ainsi  qu'une  cri- 
nière, en  hennissant,  on  dirait  une  diligence  traînée  par  douze 
chevaux  de  poste  du  Limousin.  A  mesure  qu'elle  approche,  elle 
se  calme  pourtant;  mais  à  peine  est-elle  allachée  à  la  nouvelle 
file  qu'elle  emmène  ,  voilà  qu'elle  se  met  à  crier  et  à  piaffer  de 
nouveau  et  vous  emporte,  ventre  à  terre,  ses  douze  énormes 
voitures  ,  comme  si  ce  n'était  qu'un  petit  cabriolet.  Je  m'étais 
prudemment  placé  dans  la  douzième  ,  c'est-à-dire  tout  à  la 
queue;  malgré  cela  ,  je  t'avoue  qu'au  moment  du  départ ,  je  ne 
me  sentais  pas  très  à  l'aise.  On  a  beau  n'avoir  peur  de  rien , 
cela  vous  fait  une  certaine  impression  ,  lorsqu'on  songe  que  le 
dérangement  du  moindre  des  petits  morceaux  de  la  mécanique 
ou  seulement  une  malencontreuse  petite  pierre  entre  les  rainu- 
res du  chemin  de  fer  suffirait  pour  vous  lancer  d'une  hauteur 
de  cent  pieds  dans  des  champs  de  fèves  ou  de  pommes  de  terre. 
A  cela  près,  les  chemins  de  fer  sont  une  chose  merveilleuse.  On 
va  si  vite  ,  qu'on  n'a  pas  le  temps  de  s'effrayer.  En  moins  de 


REVUE  DE  PARIS.  235 

sept  minutes  nous  avions  couru  nos  deux  milles  ;  nous  étions 
débarqués  sains  et  saufs  à  Deptfort. 

De  là  il  nous  restait,  jusqu'à  Greenwich ,  un  mille  de  che 
min,  qu'il  nous  a  fallu  faire  à  pied  par  une  pluie  battante.  Tout 
ce  surplus  de  la  partie  de  campagne  ne  m'a  que  très-médiocre- 
ment amusé.  La  foire  de  Greenwich,  si  célèbre  à  Londres,  est 
cent  fois  au-dessous  de  la  moindre  de  nos  foires  des  environs 
de  Paris.  A  ne  consulter  que  mon  goût,  j'en  aurais  eu  assez 
d'un  coup-d'œilà  l'allée  principale;  mais  cet  excellent  M.  Smilh, 
qui  pensait  me  divertir,  a  eu  l'extrême  complaisance  de  me  pro- 
mener là,  dans  la  boue  jusqu'aux  jarrets,  de  sept  à  dix  heures 
du  soir.  Ce  n'est  pas  que  le  mouvement  manquât  à  la  fête  ;  en 
dépit  du  temps ,  il  y  avait  foule;  mais  c'était  là  justement  ce  qui 
contribuait  le  moins  à  l'agrément  de  la  soirée.  Je  t'ai  dit  qu'à 
la  ville  ce  peuple  anglais  est  déjà  le  plus  brutal  et  le  plus  pous- 
seur  de  la  terre;  à  la  campagne,  à  Greenwich  surtout,  c'est 
bien  pire.  Ce  sont ,  à  chaque  pas,  des  bandes  de  grands  polis- 
sons qui  se  ruent  sur  vous ,  les  poings  fermés,  et  vous  culbu- 
tent. Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  femmes  qui  ne  se  mettent  de  la 
partie.  Votre  chapeau  est  arraché  de  voire  tête  et  jeté  au  vent; 
on  vous  ratisse  le  dos  avec  une  petite  râpe  de  bois ,  inventée 
exprès  pour  l'amusement  des  farceurs  de  Greenwich  ;  ou  bien 
on  vous  déchire  une  basque  de  votre  habit  en  vous  tirant  par 
derrière  ;  vous  vous  retournez,  et  un  doux  visage  de  jeune  fille 
vous  dit  en  souriant  :  «  C'est  moi  !  »  A  force  d'être  heurté  et 
moulu,  je  commençais  à  perdre  patience.  Je  me  préparais  à 
riposter  aux  assaillans.  M.  Smith  m'a  retenu  ;  il  m'a  dit  que  ce 
n'était  rien,  que  c'était  l'usage ,  qu'il  y  avait  même  un  proverbe 
qui  autorisait  toutes  ces  espiègleries  les  jours  de  foire.  A  la 
bonne  heure,  si  c'est  l'usage;  mais  certainement  mon  dos  ne 
s'habituerait  pas  mieux  aux  fêtes  champêtres  des  Anglais  que 
mon  estomac  à  leurs  dîners. 

Quant  aux  paillasses  ,  aux  danses ,  aux  ménageries  et  aux 
monstres,  il  y  en  avait  à  profusion,  je  ne  puis  pas  dire  le  con- 
traire; mais  tu  conçois  que,  mouillé  et  basculé  comme  j'étais, 
je  ne  regardais  pas  tout  cela  avec  beaucoup  de  plaisir.  D'ail- 
leurs nous  avons  tant  vu  de  ces  choses  là,  et  bien  supérieures, 
à  Saint-CloudetàVincennes,  que  je  n'en  suis  plus  guère  curieux. 

Je  crois  ,  en  vérité,  que  M.  Smilh  nous  aurait  tenus  là  toute 


236  REVUE  DE  PARIS. 

la  nuit ,  s'il  n'était  pas  tombé,  par  bonheur ,  une  averse  qui  a 
balayé  la  fête  tout  d'un  coup.  Ce  n'a  pas  été  sans  peine  que 
nous  avons  trouvé  des  places  sur  l'impériale  d'un  omnibus ,  qui 
nous  a  ramenés  à  Londres  trempés  jusqu'aux  os.  Malgré  ces 
petits  désagrémens  et  la  courbature  qui  m'en  reste  ce  matin  , 
je  ne  regrette  pas  ma  journée  d'hier.  J'ai  vu  enfin  de  mes  pro- 
pres yeux  un  de  ces  chemins  de  fer  dont  le  Constitutionnel 
nous  faisait  tant  de  récits  depuis  silong-temps.  Pour  Edouard,  je 
ne  sais  pas  ce  qu'il  a  dans  l'ame,  je  ne  sais  pas  ce  qui  l'intéresse: 
il  n'a  pas  plus  regardé  cela  que  si  c'eût  été  une  route  ordinaire. 
La  foule  nous  avait  séparés  de  lui  à  la  fêle.  Au  lieu  de  nous 
chercher,  il  s'en  est  allé  se  promener  tout  seul  dans  le  parc  de 
Greenwich.  C'est  toujours  sa  même  sauvagerie.  Quand  nous 
sommes  ensemble,  il  ne  desserre  pas  les  dents  ;  jamais  il  n'a 
un  mot  à  dire.  J'ai  peur ,  je  t'assure  ,  que  ses  anciennes  manies 
ne  le  reprennent ,  et  qu'il  ne  veuille  encore  être  un  auteur. 
Pourvu  que  son  voyage  d'Espagne  et  tous  ces  hommes  d'esprit 
qu'il  a  connus  ne  nous  l'aient  pas  gâté  toul-Mait. 


IV. 


EDOUARD  D A  VICTOR  B 

Londres ,  le7  avril  1836. 

N'es-tu  pas  inquiet  de  mon  silence  ?  Voilà  huit  jours  que  je 
suis  à  Londres  et  je  ne  t'ai  pas  encore  donné  signe  de  vie.  Hélas! 
c'est  que  j'ai  peine  à  croire  que  je  vive.  Je  dis  huit  jours  ,  je 
devrais  dire  huit  nuits.  Sous  quel  ciel  suis-je  tombé  ,  moi  qu'un 
nuage  qui  passe  sur  ma  tête  paralyse  ?  En  quelle  ville,  moi  que 
Paris  suffoquait  déjà  ?  Non,  ce  ne  sont  pas  des  journées  queces 
sombres  crépuscules,  au  travers  desquels  s'agite  et  s'empresse 
une  foule  qui  semblerait  un  peuple  de  fantômes,  n'était  le  bruit 
incessant.  Ce  n'est  pas  de  l'air  que  celte  boue  de  charbon  de 
terre  et  de  fumée  qu'on  respire.  Leur  soleil  n'est  pas  le  soleil  : 
c'est  je  ne  sais  quel  astre  à  l'agonie.  Ce  matin,  pour  la  première 
fois ,  je  l'ai  vu  s'efforçant  de  percer  les  plis  du  brouillard  ;  mais 
leur  voile  redoublé  a  bientôt  dérobé  de  nouveau  sa  face  pâle  et 
mourante. 


REVUE  DE  PARIS.  237 

Tu  me  l'avais  prédit,  Victor  ;  c'a  été  une  folie  à  moi  de  partir, 
puisque  le  choix  m'était  laissé.  A  Paris,  au  moins,  je  n'avais 
pas  autant  à  souffrir  de  ma  captivité  ;  ma  chaîne  était  longue; 
et  je  pouvais  aller  jusqu'où  elle  m'arrêtait.  Ici  je  suis  rivé  à  mon 
père;  il  a  la  main  sur  moi;  il  ne  me  laisse  plus  un  pas  libre  ; 
seul  qu'il  est,  hors  de  la  sphère  de  ses  habitudes,  ignorant  la 
langue  du  pays ,   il  n'a  que  moi ,  il  ne  peut  rien  que  par  moi  ! 

Il  se  trompe  pourtant  s'il  espère  me  réduire  de  guerre  lasse, 
s'il  compte  étouffer  ma  pensée  dans  la  lutte  et  me  rabattre  à 
son  niveau.  Eût-il  eu  affaire  à  une  nature  moins  opiniâtre  et 
déterminée ,  il  avait  choisi  pourtant  le  bon  moyen  pour  en 
venir'à  boul.  A  quel  apprentissage  il  me  met  !  Le  malin  courir 
avec  lui  les  boutiques  et  lui  servir  de  drogman  des  heures  en- 
tières ,  dans  une  négociation  où  se  débat  gravement  le  prix  de 
cinquante  aunes  defutaine!  Le  soir  transcrire  les  lettres  de 
commerce  et  tenir  ses  livres ,  sous  son  regard  et  sous  sa  dictée! 
Certes,  il  n'y  avait  qu'un  cerveau  cuirassé  d'obstination  comme 
le  mien  qui  pût  refuser  de  devenir  radicalement  slupide  à  ce 
métier. 

Et  aux  heures  qu'il  dit  de  délassement,  en  quelle  compagnie 
il  me  mène!  Quelle  société  que  celle  où  il  m'embourbe,  moi , 
qui  pour  mon  malheur  m'étais  un  temps  frayé  l'accès  dans  les 
salons  élégans  et  polis ,  dans  l'atelier  de  l'artiste ,  dans  le  sanc- 
tuaire du  poète!  J'avais  cru  ce  monde  commercial  et  bourgeois 
de  Paris,  le  plus  étouffant  de  tous  et  le  plus  malsain.  Cette 
classe  est  ici  la  même,  si  elle  n'est  pire  et  plus  grossière. 

Non  pas  que  je  regrette  la  vie  des  grands ,  —  high  life,  — 
comme  ils  l'appellent  ici,  où  la  curiosité,  plus  que  l'ambition  , 
m'avait  un  instant  poussé.  11  y  a  long-temps  que  je  suis  guéri 
de  cette  soif  d'honneurs  qui  m'avait  pris  follement.  Pour  l'a- 
paiser, il  m'a  suffi  d'effleurer  leur  coupe.  Ne  m'eût  elle  pas  été 
retirée,  je  l'eusse  vite  détournée;  jamais  je  n'aurais  pu  boire 
jusqu'au  fond.  Cette  atmosphère  où  vivent  les  puissans  el  les 
riches,  est  embaumée  ;  mais  elle  est  insalubre  aussi  à  force  de 
parfums.  Du  sommet  où  ils  sont  et  d'où  ils  pourraient  voir 
si  loin,  ils  ne  regardent  seulement  pas  au  dehors.  Rien  chez 
eux  que  le  soin  des  jouissances  matérielles.  Nul  souci  de  celles 
de  l'ame  ;  leur  commerce  a  la  grâce  aimable  et  la  vivacité 
légère  ;  mais  sous  ce  fard  de  l'esprit,  quelle  intelligence  appau- 

20. 


238  REVDE  DE  PARIS. 

vrie  !  quelle  aridité  de  cœur  !  Combien  Je  souffrais  à  entendra 
parler  d'art  entre  les  propos  de  chasse  et  de  médisance  ,  et  ne 
considérer  les  œuvres  du  génie  que  comme  des  amusemens  de 
plus  on  une  marchandise  qu'on  achète  ! 

Mais  pardonne-moi  toutes  mes  longues  élégies ,  cher  Victor. 
J'achève  le  second  feuillet  de  cette  lettre,  et  ne  t'ai  pas,  je 
crois,  dit  encore  un  mot  de  mon  voyage;  il  est  vrai  que  j'ai 
peu  de  choses  à  t'en  conter.  Tout  l'événement  de  la  route  et 
de  la  traversée  a  été  pour  moi  la  rencontre  d'une  jeune  fille 
que  sa  mère  ramène  à  Londres  ,  d'un  pensionnat  de  Paris,  où 
elle  a  passé  trois  ans.  Nous  avions  roulé  ensemble  jusqu'à  Bou- 
logne ;  nous  nous  sommes  retrouvés  sur  le  paquebot.  C'était 
plus  de  temps  qu'il  ne  fallait  pour  faire  ample  connaissance. 
Celte  Anglaise  est  tout  enfant  ;  el'.e  ne  doit  pas  avoir  dix-sept 
ans.  Elle  serait  jolie  sans  son  excessive  fraîcheur  ;  vraiment , 
elle  a  trop  de  santé  et  d'appétit.  Du  reste,  elle  ressemble  à  la 
plupart  des  demoiselles  anglaises  que  j'ai  connues.  Ce  n'est  pas 
précisément  de  l'esprit  qu'elle  a  ,  c'est  une  sorte  de  vivacité 
plus  physique  qu'intellectuelle,  qu'on  prendrait  d'abord  pour 
de  l'imagination;  et  puis  elle  est  instruite  ;  elle  sait  beaucoup. 
Nous  avons  causé  à  perte  de  vue  de  Waller  Scott,  de  Byron  et 
des  Lakistes.  Son  érudition  poétique  m'étonnait ,  elle  était 
toute  prête  à  me  réciter  chacun  des  morceaux  que  je  lui  nom- 
mais. Sa  conversation ,  je  l'avoue  ,  m'a  distrait  et  amusé  ;  elle 
ne  m'a  guère  intéressé  au  fond,  ni  touché.  J'admirais  son  babil 
et  sa  mémoire,  tout  en  regrettant  l'ignorance  spirituelle  de  mes 
naïves  Espagnoles.  Ce  ne  sont  pas  elles  qui  citeraient  ainsi 
leurs  poètes;  a  peine  si  la  plus  savante  les  lirait  couramment. 
Mais  elles  sont  bien  mieux  que  des  album  vivans  couverts  de 
poésies  à  chaque  page  ;  elles  sont  poésie  elle-même. 

Notre  entretien  vagabond  était  un  moment  tombé  sur 
l'Espagne.  La  mère  s'y  est  mêlée.  Il  se  trouve  qu'elle  a  eu,  à 
Madrid ,  un  neveu  que  j'ai  connu  et  qui  vient  de  mourir  en 
Portugal.  Ce  m'a  été  là  une  soudaine  recommandation  près  de 
la  bonne  dame.  Elle  m'a  fait  promettre  de  l'aller  voir  afin  de 
causer  plus  à  loisir  du  pauvre  cousin  de  Betty.  —  Betty  !  Je  le 
vois  sourire  d'ici,  méchant  ami!  tu  te  rassures;  connaissant 
la  facile  mobilité  de  mes  impressions,  tu  me  crois  consolé  d'a- 
vance. Tu  le  dis  que  Betty  serait  l'héroïne  très  convenable 


REVUE  DE  PARIS.  23'J 

d'un  roman  à  faire  et  à  écrire;  eh  bien  !  vos  malicieuses  con- 
jectures sont  dans  l'erreur,  mon  cher  Victor.  Quand  je  pourrai 
m'arracher  de  l'abrutissante  société  des  amis  de  mon  père, 
peut-être  visiterai-je  ces  dames,  ne  fût-ce  que  pour  parler 
quelquefois  à  des  créatures  humaines  ;  mais  je  l'ai  formelle- 
ment résolu  dans  mon  cœur,  je  n*aimerai  jamais  en  Angle- 
terre. 
A  toi,  for  ever. 


Londres,  le  10  avril  1836. 

S'il  faut  en  croire  l'Industrie,  cette  moderne  divinité  dont 
le  culte  voudrait  s'élever  sur  les  ruines  de  tous  les  cultes ,  la 
civilisation  humaine  marche  à  pas  de  géans.  Voyez,  s'écrie-t- 
elle,  si  je  ne  mérite  pas  bien  l'apothéose,  si  je  ne  suis  pas  digne 
d'être  intronisée  seule  en  la  place  de  vos  vieux  souverains! 
Saluez-moi  et  courbez-vous  sous  son  sceptre  de  fonte,  hom- 
mes du  xixe  siècle.  L'avenir  n'appartient  qu'à  ma  royauté, 
parce  que  je  suis  l'unique  royauté  progressive.  Je  ne  crains 
plus  rien  de  l'Art;  je  l'ai  détrôné  et  assujéli.  Il  fut  un  temps 
mon  maître  ;  il  est  aujourd'hui  mon  esclave.  11  a  perdu  son 
empire  du  jour  qu'il  a  cessé  de  conquérir  et  d'avancer.  A  peine 
a-t-il  été  stationnaire  qu'il  est  devenu  rétrograde.  Considérez 
ses  derniers  efforts.  Dites  quels  pas  a  faits  la  poésie  depuis 
Dante ,  Cervantes  et  Shakespeare  ,  la  peinture  depuis  Michel- 
Ange,  Raphaël  et  le  Titien ,  la  musique  depuis  Mozart  ?  Moi , 
loin  de  là.  Chaque  jour  j'agrandis  mon  territoire  ;  chaque 
jour  je  marche  à  de  nouvelles  conquêtes  ;  chaque  jour  je  m'em- 
pare plus  étroitement  du  inonde.  C'est  timide  d'abord  et  crain- 
tive que  j'ai  mis  le  pied  sur  une  planche  qui  m'a  portée  d'un 
continentà  l'autre.  Il  mefallait  implorer  alors  le  secours  du  vent; 
c'en  était  fait  de  moi  s'il  m'était  contraire.  Aujourd'hui  j'ai 
déchiré  en  pièces  et  lui  ai  jeté  les  voiles  de  mes  navires.  Je  suis 
la  maîtresse  des  éléraens.  J'emprisonne  et  pétris  comme  il  me 
plaît  l'air,  le  feu,  la  terre  et  l'eau.  Je  m'en  suis  fait  des  instru- 
mens  dociles.  Avec  une  barque  rase  et  du  charbon ,  je  tra- 
verse l'Océan  et  m'en  vais  d'un  pôle  à  l'autre.  Et  ce  n'est  par 


240  REVUE  DE  PARIS. 

par  mer  seulement  que  je  parcours  ainsi  mes  domaines,  devan- 
çant le  vol  des  oiseaux.  Ces  antiques  et  soi-disant  indestruc- 
tibles chaussées  romaines  ne  sont  plus  pour  moi  que  de  mi- 
sérables ornières  indignes  de  relarder  désormais  le  char 
triomphant  du  genre  humain.  Renvoyez  aux  pâturages  les 
chevaux  inutiles;  la  vapeur  est  mon  invincible  et  infatigable 
coursier.  C'est  à  lui  que  s'attèlent  mes  voiiures  de  la  terre  et 
de  l'eau.  C'est  à  elles  que  j'envoie  mes  capitaines  soumettre  à 
mon  joug  les  moindres  recoins  du  globe.  De  toutes  les  nations 
du  monde  je  ne  ferai  qu'un  seul  peuple  qui  subira  la  même  loi. 
L'Europe,  l'Afrique,  l'Amérique  et  l'Asie  ne  seront  plus  bientôt 
que  les  quatre  parties  d'une  seule  machine  immense  mise  en 
jeu  par  des  roues  et  des  engrenages  communs.  Hommes  !  pros- 
ternez-vous,  obéissez  et  adorez.  Vous  ne  croyez  plus  ni  aux 
rois  ni  aux  dieux;  vous  ne  croyez  plus  même  à  l'Art.  Proster- 
nez-vous ;  je  suis  votre  reine  et  votre  déesse  ;  vous  m'appar- 
tenez corps  etame. 

—'Industrie!  Industrie!  reprend  l'Art  ,  lu  n'es  qu'un  tyran 
et  un  faux  prophète  ;  jamais  le  monde  ne  l'appartiendra , 
jamais  lésâmes  ne  te  reconnaîtront  leur  souveraine.  Tu  dis  que 
tu  civilises  la  terre,  et  moi  je  dis  que  tu  la  rends  barbare. 
Qu'as-tu  fait  même  pour  le  bonheur  physique  de  ces  indu- 
trieuses  contrées  où  tu  règnes  ?  qu'as-tu  fais  pour  ton  Angle- 
terre, la  plus  chère  nation?  As-tu  seulement  vêtu  et  nourri 
son  misérable  peuple  d'ouvriers?  Ces  innombrables  journaux 
que  lu  écris  et  imprimes  à  la  vapeur  ont-ils  éclairé  sDn  intel- 
ligence et  corrigé  ses  mœurs?  Lui  as-tu  enseigï.é  la  modéra- 
tion et  la  sobriété?  Non,  que  je  sache,  car  des  milliers  d'hom- 
mes y  meurent  incessamment  d'intempérance  dans  les  tavernes, 
ou  de  froid  et  de  faim  aux  portes  du  palais  du  riche.  Jette  le  regard 
vers  ces  pays  plus  sages  qui  t'ont  jusqu'aujourd'hui  repoussée.  Il 
n'y  a  point  encore  de  chemin  de  fer  en  Espagne  et  en  Italie.  La 
vapeur  de  tes  machines  n'y  obscurcit  pas  l'azur  du  ciel.  Eh 
bien  !  les  hommes  sont-ils  donc  là  si  malheureux  et  si  sauva- 
ges? Ne  boivent-ils  pas  l'eau  pure  sous  leurs  treilles  chargées 
de  raisins?  En  vois-tu  passer  un  seul  qui  se  plaigne  à  Dieu  de 
manquer  de  pain?  En  est-il  un  ,  même  parmi  les  mendians , 
qui  n'ait  son  manteau  contre  le  vent  du  soir,  et,  dessous,  sa 
guitare  pour  s'accompagner  quand  il  chante  au  soleil  la  ro- 


REVUE  DE  PARIS.  241 

mance  qu'il  improvise?  Quel  trésor  réel  porterais-lu  à  ces 
hommes  en  échange  de  leur  riche  et  poétique  pauvreté  ?  A 
qui  profitent,  si  ce  n'est  au  luxe  et  à  l'opoulence  de  quelques- 
uns,  ces  rapides  communications  que  tu  établis?  Tu  ne  sil- 
lonnes le  monde  en  tous  sens  qu'afin  de  faire  briller  aux  yeux 
de  l'indigent  une  richesse  que  lu  ne  lui  donnes  pas.  Tu  ne 
fondes  point  l'égalité.  Tu  substitues  à  l'aristocratie  féodale 
une  aristocratie  d'or  plus  misérable  et  plus  odieuse.  Mais  lu 
te  vantes  aussi  de  m'avoir  dépossédé.  Tu  dis  que  mon  règne  est 
passé!  Combien  ton  orgueil  t'aveugle  et  te  trompe  !  Je  suis  fils 
de  Dieu  et  je  commande  aux  âmes ,  c'est  pourquoi  mon  trône 
aura  l'éternité.  Tu  es  fille  des  hommes;  c'est  pourquoi  Ion 
pouvoir  est  morlel  comme  eux.  Compare  la  durée  de  nos  œu- 
vres. Tes  plus  hardis  travaux  ne  sont  que  des  efforts  incon- 
stans  et  éphémères.  Chaque  jour  tu  délruis  ton  monument  de 
la  veille  et  tu  te  remets  à  bâtir  derechef  sur  les  ruines  que  tu 
fais  loi -même.  Hier  tu  creusais  des  canaux;  aujourd'hui  tu 
paves  de  fer  les  chemins  ;  demain  ,  sans  doule,  lu  tenleras 
de  mener  ton  char  à  travers  le  ciel.  Considère  au  contraire  le 
sort  de  mes  créations.  Ce  nesont  point  elles  qui  sont  passagères; 
elles  se  succèdent  et  s'accumulent.  Mes  bienfaits  du  lende- 
main ne  révoquent  pas  ceux  de  la  veille.  J'ai  dolé  l'humanité 
d'un  inépuisable  fonds  de  consolations  et  de  jouissances  qui  va 
sans  cesse  grossissant.  Je  n'ai  pas  retiré  Homère  et  Virgile 
quand  j'ai  donné  Dante  et  Shakespeare,  ni  Raphaël  et  Michel- 
Ange  en  envoyant  Velasquez,  Rembrandt  et  Murillo.  Présente- 
ment même  je  ne  suis  point  stérile  et  appauvrie  comme  lu  pré- 
tends. L'Allemagne  est  encore  toute  illuminée  des  derniers 
rayons  de  l'astre  couché  de  Goethe.  Jusque  parmi  les  tiens,  du 
haut  de  sa  montagne  du  Rydal ,  Wordsworth,  le  doule  sur  les 
lèvres,  sourit  amèrement  aux  tentatives  de  tes  Babels.  Rossini 
reprend  sa  lyre  suspendue  ;  Meyerbeer  ajoute  des  cordes  à  la 
sienne  ;  et  voici  qu'à  l'horizon  de  la  France  rajeunie  se  lève 
toute  une  nouvelle  pléiade  glorieuse  de  statuaires,  de  peintres 
et  de  poètes.  Industrie,  Industrie,  assure,  si  tu  peux,  sur  la 
tête  le  diadème  de  fer  que  tu  t'es  décerné  ;  lu  n'arracheras  pas 
de  mon  front  l'auréole  de  lumière  qui  est  ma  couronne  immor- 
telle. - 
Voilà  bien  encore  un  commencement  de  lettre  de  ma  façon, 


242  REVUE  DE  PARIS. 

est-il  vrai,  cher  Victor?  Tout  ce  long  dialogue,  entre  l'Art  et 
l'Industrie,  n'est  qu'écouté  pourtant.  Je  te  le  reproduis  tel  que 
je  l'entendais  m  entalement  se  tenir  dans  une  de  ces  rêveries 
auxquelles  tu  me  sais  sujet ,  tandis  que  la  voiture  à  vapeur 
m'emmenait  l'autre  jour  à  la  fête  de  Greenwich  ,  où  il  m'avait 
fallu  suivre  mon  père  et  M.  Smith ,  son  correspondant. 

Les  chemins  de  fer!  C'est  là  ,  en  effet,  le  perfectionnement 
le  plus  nouveau  proposé  au  monde!  La  vapeur  transformée 
en  cheval  de  poste ,  c'est  le  plus  récent  hobby -horse  que  l'In- 
dustrie se  soit  avisée  de  monter  en  Angleterre.  Les  chemins  de 
fer  sont  la  rage  du  jour,  la  fureur  générale.  Le  parlement  n'a 
qu'eux  sur  les  bras,  au  point  qu'il  en  néglige  forcément  les 
affaires  politiques  ;  si  bien  que  naguère ,  M.  Harvey ,  l'un  de 
ses  membres,  lui  disait  spirituellement  que  l'histoire  lui  décer- 
nerait le  litre  de  parlement  des  chemins  de  fer;  —  rail-rouds 
parliament. 

Tu  vois ,  cher  ami ,  que,  grâce  à  mes  divagations  ,  la  voilure 
à  vapeur  ne  nous  mène  pas  vite  à  Greenwich  ;  je  n'avais  ce- 
pendant pris  la  plume  que  pourte  parler  de  ce  village  et  de  sa 
fête.  Mais,  en  vérilé,  je  ne  me  sens  guère  le  courage  de  te  dire 
la  brutalité  des  joies  de  ce  peuple  anglais.  C'est  quelque  chose 
de  trop  hideux  que  celle  foule  effrénée,  ivre  de  gin,  furieuse, 
qui  ne  se  divertit  qu'à  se  battre,  à  se  meurtrir  et  à  s'écraser. 
Je  n'ai  pas  de  paroles  capables  de  te  peindre  les  dégoûtantes 
scènes  de  celle  fête.  Je  n'en  suis  pas  resté  d'ailleurs  long-temps 
le  patient  témoin.  A  la  faveur  delà  cohue  continuelle,  je  me 
suis  aisément  esquivé  de  ce  beau  lieu,  y  laissant  mon  père  en 
la  compagnie  de  M.  Smith,  son  cicérone. 

J'étais  entré  au  hasard  dans  le  parc.  Là ,  j'ai  eu  en  spectacle 
d'autres  plaisirs  populaires  moins  grossiers  peut-être,  quoique 
toujours  un  peu  empreints  de  la  délicatesse  nationale.  C'étaient 
çà  et  là,  sur  l'herbe,  des  rondes  bruyantes  d'où  s'échappait  de 
moment  en  moment  quelque  leste  jeune  fdle.  Aussitôt  deux  ou 
trois  vigoureux  coureurs  s'élançaient  à  la  poursuite  de  la  fugi- 
tive ,  et  le  plus  alerle  ne  tardait  pas  de  la  ramener  en  triom- 
phe dans  le  cercle  ,  où  elle  était  baisée  par  lui  rudement  et  lon- 
guement sur  les  lèvres.  Il  la  livrait  ensuite  à  ses  compagnons 
de  chasse  dont  elle  recevait  successivement  les  mêmes  pudiques 
caresses. 


REVUE  DE  PARIS.  243 

Plus  loin  des  couples  nombreux  se  précipitaient  en  courant 
du  sommet  d'une  colline  dite  des  Trois  Arbres.  C'est  là  l'un 
des  divertissemens  favoris  de  la  jeunesse  de  Londres.  Bien  peu 
de  galans  s'abstiendraient  de  tenter  avec  leur  belle ,  à  la  fêle 
de  Greenwich,  l'aventure  de  cette  descente.  Il  est  convenu  que 
les  amoureux  qui  fournissent  la  carrière  glorieusement,  c'est- 
à-dire  sans  tomber ,  se  marient  dans  l'année.  Malheureusement 
la  pente  est  rapide  et  les  chutes  sont  fréquentes.  L'épreuve 
était  celte  fois  plus  périlleuse  encore  que  d'ordinaire.  Il  avait 
plu  beaucoup.  Le  gazon  était  mouillé  el  glissant.  Les  plus  ha- 
biles perdaient  pied  à  moitié  chemin  ,  et  n'arrivaient  au  bas 
qu'en  roulant.  Aussi  la  jubilation  de  la  galerie  ,  rangée  au  pied 
de  la  butte,  était  extrême,  et  son  rire  inextinguible. 

J'en  aurais  peut-être  vu  davantage  de  ces  sortes  de  joie,  si 
une  grosse  pluie  ne  les  eût  interrompues  toutes  brusquement 
en  me  chassant  moi-même  hors  du  parc.  Je  m'étais  réfugié 
dans  la  première  taverne  ouverte.  On  me  fil  les  honneurs  du 
parloir,  petite  chambre  propre  et  bien  tenue.  Un  bon  feu  de 
charbon  de  terre  brillait  joyeusement  au  fond.  Le  thé  que  j'avais 
demandé  ne  tarda  pas  d'êlre  apporté  et  fut  servi  dans  son  pla- 
teau verni  sur  une  table  de  noyer  luisante  à  éblouir.  Transi 
comme  j'étais ,  ce  me  fut  là  un  moment  de  bien-être  et  de  sa- 
tisfaction durant  lequel,  malgré  mes  préventions  contre  l'An- 
gleterre ,  je  lui  sus  quelque  gré  de  ce  confort  exquis  qu'elle 
procure  partout  au  passant  el  au  voyageur  dans  les  plus  hum- 
bles lieux.  Mais  une  fois  réchauffé  et  ranimé,  je  devins  ingrat. 
Je  repassai  ma  journée,  et  tout  d'un  coup  j'en  fus  chercher  une 
autre  analogue  dans  mes  souvenirs  que  je  mis  à  côté. 

C'était  une  journée  passée  en  Espagne,  à  Madrid  ,  une  fêle 
de  printemps,  une  fêle  populaire.  C'était  la  San-Isidro,  la 
fête  de  cet  excellent  saint,  de  ce  saint  laboureur,  le  patron  de 
la  capitale.  Dès  le  malin,  j'avais  suivi  toute  la  ville  vers  l'ermi- 
tage du  bienheureux,  situé  à  un  quart  de  lieue  au-delà  du  pont 
de  Tolède.  Et  quel  matin!  pas  un  nuage  au  ciel.  Le  soleil  ne 
brûlait  pas  encore.  Une  douce  brise  caressait  l'eau  basse  du 
Mançanarès  et  les  rares  platanes  qui  s'y  mirent.  Toute  la  ma- 
tinée c'avait  été  la  portion  religieuse  de  la  fête  :  les  prières  dans 
l'église,  la  visite  des  lieux  consacrés  par  les  miracles  du  saint. 
J'avais  bu  moi-même,comme  tout  le  monde,à  cette  source  mer- 


244  REVUE  DE  PARIS. 

veilleuse  qui  guérit  de  la  fièvre  ceux  qui  ont  foi  et  désaltère  ceux 
qui  ont  soif.  Puis,  midi  venu,  toutes  k>a  messes  dites,  la  cha- 
leur extrême  avait  fait  déserter  la  colline.  La  foule  en  était  des- 
cendue peu  à  peu  ;  on  s'était  répandu  par  groupes  au  bord  de 
la  rivière,  sous  les  massifs  d'ormes.  Bientôt  c'avait  été  l'heure 
du  frugal  dîner  sur  l'herbe  acheté  aux  environs  ou  apporté  de 
la  ville.  Mais  avec  le  soir  et  sa  fraîcheur  avait  enfin  commencé 
la  fête  joyeuse.  Alors  le  bourdonnement  des  guitares  s'était 
éveillé.  Partout  le  fandango  avait  noué  les  anneaux  de  sa 
chaîne  immense;  partout  ce  n'avait  plus  été  que  danses  et  se- 
guidillas.  Les  belles  compagnies  étaient  pourvues  de  musique. 
Elles  avaient  amené  leurs  virtuoses  amateurs;  mais  les  méné- 
triers ambulans  suffisaient  à  peine  au  surplus  des  rondes  popu- 
laires qui  les  appelaient  de  tous  côtés.  —  «  Aveugle,  deux  sous 
de  fandango ,  »  criait-on  par  ici.  —  «  Aveugle,  deux  sous  de 
boléro,  »  criait-on  par  là.  Chacun  ,  jusqu'aux  pauvres  men- 
dians,  chacun  prenait  ou  voulait  sa  part  de  danse.  Une  jeune 
mère,  je  la  vois  encore,  allaitait  son  enfant,  assise  au  pied  d'un 
arbre;  mais ,  pour  se  dédommager  du  temps  perdu,  elle  chan- 
tait à  plein  gosier  la  jota  aragonaise;  elle  secouait  en  l'air, 
des  deux  mains,  ses  castagnettes;  et  l'enfant  bondissait  en  té- 
tant sur  le  sein  maternel;  comme  s'il  eût  eu  lui-même  toute 
l'envie  de  danser  de  sa  mère.  Comme  j'allais  et  venais  de  cercle 
en  cercle,  je  m'en  souviens ,  une  jolie  petite  fille ,  pieds  nus . 
m'arrêta  en  me  demandant  un  sou  pour  danser.  —  Da  me 
usted  un  cnarto  para  bailar.  »  —  «  Admirable  peuple,  »> 
m'écriai-je,  lui  mettant  une  piécette  dans  sa  petite  main  que  je 
serrai  dans  les  deux  miennes  ,  «  admirable  peuple  qui  suce  la 
joie  et  la  poésie  avec  le  lait  !  Admirable  peuple  qui  demande 
l'aumône  pour  danser  !  >•  —  La  nuit  profonde  avait  cependant 
clos  le  bal.  La  foule  s'était  lentement  acheminée  vers  la  ville,  tous 
emportant  une  clochette  de  terre  bénie  en  mémoire  du  saint; 
les  uns  marchant  par  bandes  et  chantant  au  son  des  guitares, 
les  autres ,  et  les  plus  nombreux,  allant  par  couples  et  se  mur- 
murant tous  bas  et  discrètement  à  l'oreille  de  doux  propos  de 
fine  galanterie  espagnole. 

Tout  habitué  que  tu  dois  être  aux  vagabondes  promenades 
de  mes  correspondances,  tu  te  plains  peut-être,  cher  ami,  de 
cette  seconde  digression  qui  de  l'Angleterre  te  ramène  en  Es- 


REVUE   DE  PARIS.  245 

pagne  où  je  t'ai  conduit  déjà  tant  de  fois.  Conviens  pourtant 
que  cette  nouvelle  excursion  n'était  pas  trop  déraisonnable- 
N'était-il  pas  curieux  de  rapprocher  deux  fêtes  populaires  des 
deux  pays  et  de  rechercher  si  le  peuple  qu'on  dit  barbare  n'était 
point  parfois  plus  délicat  et  plus  raffiné  que  le  peuple  qui  a  , 
dit-on,  trouvé  la  suprême  civilisation  ? 

J'avais  bu  ma  dernière  tasse  de  thé,  la  plus  amère  de  toutes. 
Par  un  de  ces  caprices  habituels  au  charbon  de  terre,  mon  beau 
feu,  flambant  tout  à-1'heure,  s'était  subitement  éteint.  Le  froid 
m'avait  ressaisi.  L'heure  s'avançait.  Il  s'agissait  de  regagner 
Londres,  et  son  ciel  n'est  pas  celui  de  Madrid.  —  «  Heureuses 
les  contrées  où  les  conforts  abondent,  »  pensai-je,  en  rattra- 
pant la  dernière  voiture  de  Greenwich  qui  parlait  sans  moi  ; 
«  mais  plus  heureuses  celles  où  ils  sont  inutiles  !  Honneur  aux 
nations  industrielles  qui  vont  en  omnibus  à  vapeur  sur  des  che- 
mins de  fer;  mais  gloire  aux  poétiques  nations  qui  ont  de  bons 
chemins  de  terre  où  elles  peuvent  marcher  à  pied  !  » 

(La  suite  au  volume  prochain.) 


21 


ÉTUDES 

Sur  le  ^Jjéàtre  (Espagnol 


ALARCON. 


III. 

LA  VERDAD  SOSPHECHOSA.  — 

Le  Menteur  de  corneille. 

Les  habitudes  et  les  mœurs  théâtrales  de  tous  les  peuples 
d'Europe,  depuis  que  l'Europe  a  un  drame,  feraient  le  sujet 
d'un  charmant  ouvrage;d'érudition;sincère,de  recherches  curieu- 
ses et  d'histoire  intellectuelle.  Sous  quel  costume  et  dans  quel 
apparat  les  cardinaux  du  xvi°  siècle  assistèrent-ils,  je  vous  prie, 
aux  représentations  de  la  Cortigiana,  écrite  par  le  satyre  Aré- 
tin,  de  l'étrange  Mandragore  de  Machiavel ,  des  joyeuses  et 
libres  imaginations  de  PAriosle?  Quel  coup  d'ceil  offrait,  je 
vous  prie,  la  cour  du  collège  de  Montaigu,  lorsque  Jodelle  y  fit 
jouer  sa  première  tragédie,  toutes  les  fenêtres  servanlde  loges, 


REVDE  DE  PARIS.  247 

et  le  pavé  Jonché  de  feuillages  verdoyans?  Comment  s'y  prit 
pour  mettre  en  scène  les  six  comédies  latines ,  composées  par 
elle,  cette  bonne  religieuse  du  xie  siècle,  Hroswitha,  qui  reçut, 
au  fond  de  sa  cellule  germanique,  un  rayon  égaré  de  l'inspira- 
tion de  Sophocle  et  de  Térence  ?  De  tous  les  plaisirs  littéraires , 
le  plus  passionné  et  le  plus  vif,  le  théâtre  ,  a  fait  éclore  tant  de 
scènes  curieuses ,  dans  le  parterre  et  dans  les  loges,  queje  dou- 
nerais beaucoup  pour  voir  écrits,  par  un  savant  naïf,  par  un 
homme  d'esprit  coloriste,  les  annales  variées  d'une  volupté 
toute  populaire,  dont  le  goût  et  le  souvenir  survivront  long- 
temps aux  chefs-d'œuvre  qu'elle  a  produit. 

Les  Espagnols,  comme  les  Anglais,  ont  considéré  le  théâtre 
comme  un  plaisir  quotidien  et  facile ,  non  comme  un  art  dé- 
licat et  exquis.  Au  commencement  du  xvne  siècle ,  comé- 
dies et  comédiens  couvraient  l'Espagne  ,  sans  que  l'on  y 
attachât  d'autre  importance  que  celle  d'un  délassement  mo- 
mentané. 

u  Pour  la  comédie  (dit  un  voyageur  français  dont  nous  co- 
pions le  style  baroque  et  les  phrases  inégales)  ,  il  y  a  en 
Espagne  des  troupes  de  comédiens  quasi  dans  toutes  les  villes, 
et  meilleurs  à  proportion  que  les  nostres  ;  il  n'y  en  a  point  de 
gagez  du  roy.  Ils  représentent  dans  une  cour  où  il  y  a  beau- 
coup de  maisons  qui  y  donnent  ;  de  façon  que  les  fenestresde 
logis  qu'ils  appellent  rexas  (à  cause  qu'à  la  plupart  il  y  a  des 
grilles),  ne  sont  point  à  eux,  mais  aux  propriétaires.  Ils  re- 
présentent au  jour  et  sans  flambeaux  ;  et  leur  théâtre  n'a  pas 
de  si  belles  décorations  que  les  nostres ,  horsmis  dans  el  buen 
Retiro,  où  il  y  a  trois  ou  quatre  salles  différentes  ;  mais  ils  ont 
des  amphithéâtres  et  le  parterre. 

«  Il  y  a  deux  lieux  ou  salles,  qu'ils  appellent  corales,  à  Ma- 
drid ,  qui  sont  toujours  pleines  de  tous  les  marchands  et  arti- 
zans,  qui,  quittant  leurs  boutiques  ,  s'en  vont  là  avec  la  cappe, 
l'espée  et  le  poignard  ,  el  qui  s'appellent  tous  cavalleros ,  jus- 
ques  aux  cordonniers  ;  et  ce  sont  ceux-là  qui  décident  si  la 
comédie  est  bonne  ou  non.  Ce  sont  eux  qui  la  sifflent  ou  l'ap- 
plaudissent ;  placés  d'un  costé  et  d'autre  en  rang  ,  ils  font  des 
espèces  de  salves  ;  aussi  les  appelle-t-on  mosqueteros  ;  et  la 
bonne  fortune  des  aulheurs  dépend  d'eux.  On  m'a  conté  d'un 
qui  alla  trouver  un  de  ces  tnosquetçros,  el  lui  offrit  centréo/- 


248  REVUE  DE  PARIS. 

les  (réaux)  pour  eslre  favorable  à  sa  pièce.  Mais  le  mosque- 
tero  respondit  fièrement  : 
u  L'on  verra  bien  si  la  pièce  sera  bonne  ou  non  !  » 
«  Et  elle  fut  sifflée.  Certains  ont  leur  place  auprès  du  théâtre, 
qu'ils  gardent  de  père  en  fils  comme  un  mayorazgo  (1)  ,  qui 
ne  se  peut  vendre  ni  engager  ,  tant  ils  ont  de  passion  pour 
cela.  Les  femmes  sont,  toutes  ensemble  ,  dans  l'amphithéâtre, 
à  un  bout  séparé  des  autres  et  où  les  hommes  ne  sauraient 
aller.  » 

Déjà  ,  on  le  voit  ,  les  claqueurs  avaient  pris  possession  de 
leur  important  emploi  ;  plus  d'un  beau  gentilhomme  dont  la 
verve  s'exhalait  en  comédies  ,  allait  supplier  ces  mousque- 
taires de  la  critique,  et  tenter  de  les  séduire.  Mais  continuons 
à  étudier  dans  le  mauvais  style  d'un  autre  voyageur  (le  Hol- 
landais Aarsen)  la  partie  matérielle  du  théâtre  espagnol ,  au 
commencement  du  xvn°  siècle. 

«  Pour  comédies  ordinaires  ,  dit-il ,  nous  avons  icy  deux 
théâtres  où  l'on  joue  tous  les  jours.  Les  comédiens  ne  prennent 
pour  eux  qu'environ  un  sol  et  (Jemi  par  personne  ;  autant  en 
donne-t-on  pour  l'hospital  ;  et  après ,  pour  monter  aux  bancs, 
on  donne  environ  deux  sols  qui  sont  pour  la  ville  à  qui  appar- 
tiennent les  théâtres  ;  pour  s'asseoir  il  en  couste  sept  sols  de 
France,  tellement  qu'en  tout,  la  comédie  couste  près  de  quinze 
sols. 

«  Quant  à  la  composition  et  aux  sentimens  qu'on  y  touche, 
ajoute  le  voyageur,  je  n'en  sçaurais  rien  dire  de  certain,  ma 
connaissance  en  leur  langue  n'allant  pas  encore  si  avant  que 
je  puisse  entendre  la  poésie,  où  sont  lousiours  les  façons  de 
parler  les  plus  figurées.  La  représentation  n'en  vaut  presque 
rien  ;  car  excepté  quelques  personnages  qui  réussissent ,  tout 
le  reste  n'a  l'air  ny  le  génie  de  vray  comédien.  Ils  ne  jouent  pas 
aux  flambeaux  ,  niais  en  plein  jour  :  ce  qui  empesche  que  leurs 
scènes  ne  paraissent  avec  éclat. 

«  Les  habits  des  hommes  ne  sont  ny  riches  ny  proportionnez 
aux  sujets.  Dne  scène  romaine  et  grecque  se  représente  avec 
des  habits  espagnols.  Toutes  celles  que  j'ai  vues  ne  sont  com- 
posées que  de  trois  actes  qu'ils  nomment  jornadas.  On  les 
(1)  Majorât. 


REVUE  DE  PARIS.  249 

commence  par  quelques  prologues  en  musique;  mais  ils  cuau- 
tent  si  mal, que  leur  harmonie  semble  des  cris  de  petits  enfans. 
Aux  entr'actes  il  y  a  quelque  peu  de  farce,  quelque  ballet  ou 
quelque  intrigue  particulière  ;  ce  qui  est  souvent  le  plus  diver- 
tissant de  toute  la  pièce.  Au  reste ,  le  peuple  se  frappe  si  fort  de 
ce  divertissement,  qu'à  peine  y  peut-on  avoir  place.  Les  plus 
honorables  sont  tousiours  prises  par  avance  ;  et  c'est  une  mar- 
que que  l'oisiveté  est  excessive  dans  ce  pays ,  puisque  dans 
Paris  mesme  où  Von  ne  joue  pas  tous  les  jours,  on  ne  voit 
point  tant  d'empressement  d'aller  à  la  Comédie.» 

Lecteur,  vous  savez  maintenant  ce  que  c'était  qu'une  repré- 
sentation théâtrale  à  Madrid,  en  16r0.  Imaginez  une  grande 
cour  espagnole;  partout  des  balcons  il  des  grilles  ;  et  derrière 
ces  grilles,  les  spectateurs  privilégiés;  les  acteurs  jouant  à  ciel 
ouvert  ;  ici  l'amphithéâtre  des  fenrnes,  où  étincellent  mille 
yeux  noirs  ,  plus  étincelans  que  les  nantilles  noires  ;  des  deux 
côtés  de  la  cour,  deux  rangs  de  twsqueteros  en  guenilles, 
étalant  ce  luxe  de  misère  et  de  sané ,  celle  vigueur  hàlée,  ces 
fronts  orgueilleux  et  brunis,  ces  épaules  carrées  et  trapues, 
ees  fiers  et  indolens  visages  si  adnrables  dans  un  tableau,  si 
dangereux  et  si  inutiles  dans  une  ociété.  Tel  est  le  public  d'A- 
larcon  ;  tel  était  auparavant  celude  Lope  de  Vega;  tel  a  été 
un  peu  plus  tard  celui  de  Caldera. 

Jamais  on  n'aurait  fait  adopter!  de  tels  spectateurs  un  drame 
d'imitation  savante,  un  théâtre  Uin,  une  contrefaçon  même 
excellente  d'Eschyle,    un  relie» pédantesque   ou  heureux  de 
Térence  et  de  Sophocle.  Ils  demndaient  du  plaisir  avant  tout; 
la  distraction  qu'ils  venaient  chtcher  et  qu'ils  payaient  quelque 
maravèdis  s'envolait  comme  l;  fumée  de  leurs  cigarres  per- 
sonne ne  songeait  ni  aux  règU ,  ni  à  la  pureté  de  la  foni*  ,  ni 
aux  modèles  que  les  anciens  av>ent  pu  laisser.  On  s'embarassait 
même  médiocrement  des  précités  de  la  moral  ité  sévère;-  drame 
est  un  éternel  ïalleur,  qui  Otte  les  rois  et  qui  n'end  ient  pas 
meilleur  quand  sa  flatterie  ^'adresse  au  peuple.  Mar  a  utl 
hombre  est  le  mot  qui  se  «produit  le  plus  ft-éque^111  dans 
les  pièces  du  théàtreespagnd. La  venganza  est  fo*10"0    e' le 
pundonor  est  divinisé.  Orrespecte  toujours  Die     a  Trinité  ; 
mais  on  estime  surtout  laVierge ,  et  les  Saint8  peu  davan- 
tage  ;  ce  que  l'on  adore  a^anltout ,  c'est  le  Sme:™  slSne 


250  REVUE  DR  PARIS. 

de  croix  fait  revivre  les  morts.  L'homicide  qui  se  réfugie  sous 
une  croix  de  grand  chemin ,  échappe  à  la  loi  qui  va  le  frapper. 
Les  hrigands  sont  honorés ,  pourvu  qu'ils  prient  ;  les  jeunes 
femmes  sont  hardies  et  coquettes  ,les  serviteurs  sontinsolens  ; 
et  le  parterre  ne  se  tient  pas  de  joie  quand  un  flot  de  proverbes 
burlesques ,  banale  littérature  de  ceux  qui  n'en  connaissent  pas 
d'autre  ,  sort  de  la  bouche  d'un  valet. 

Formé  d'élémens  semblables ,  un  drame  conserve  une  grande 
valeur  historique,  quelle  que  soit  d'ailleurs  sa  valeur  littéraire: 
il  révèle  les  sentimens  les  plus  profonds  d'une  nation  tout 
entière.  On  apprend ,  ea  l'étudiant ,  comment  cette  nation  a 
vécu  et  comment  elle  esi  morte  ;  quelles  excuses  elle  trouvait 
pour  pallier  ses  vices  ;  quelles  vertus  elle  avait  adoptées  ;  de 
quels  prétextes  elle  parât  ses  mauvais  penchans  ;  quel  genre 
de  flatterie  elle  exigeait  ;  H  sous  quels  rapports  elle  s'estimait 
elle-même.  Aristophane  Ta  pas  fait  d'autres  comédies;  mais 
ce  fils  de  le  Grèce  ,  supérieure  intelligence ,  planant  au-dessus 
des  vices  de  sa  patrie  et  d  ses  contemporains,  a  su  les  punir 
en  les  amusant;  et  ce  méange  de  grandeur  et  d'ironie,  de 
hauteur  dans  la  pensée  et  de  trivialité  en  aparence  dans  les 
détails  ;  ce  profond  sentimat  de  l'art  qui  lui  fait  trouver  les 
plus  belles  formes,  tout  e  demeurant  populaire ,  l'isolent 
parmi  tous  les  écrivains  qubnt  écrit  pour  la  scène. 

L'auteur  espagnol ,  dont  nus  nous  occupons  ici ,  Alarcon  , 
est  loin  d'avoir  atteint  cette  infection. La  guerre,  les  voyages, 
l'esprit  d'aventures,  une  relçion  sévère,  n'avaient  pas  déve- 
loppé, en  Espagne,  cet  amou  des  arts,  ce  culte  de  la  forme, 
cette  exquise  sensibilité  pourles  délicatesses  d'exécution ,  et 
l'birmonie  dans  les  production  de  l'intelligence,  qui  ont  dis- 
tingué la  Grèce  des  anciens  jous.  Don  Ruiz  Alarcon  y  Men- 
do^travaille  en  gentilhomme,  omme  tous  ses  contemporains, 
comn  Cervantes  et  Calderon  eu-mêmes.  Il  écrit  rapidement; 
le  met  je  huit  pieds,  à  rimes  roisées,  ce  rhythme facile  et 
fluide,  ,j  entraîne ,  au  lieu  de  h  régler,  la  pensée  et  le  dia- 
logue, h„r£senie  une  séduction  àlaquelleil  résiste  rarement. 
Mais  d  Ui  ^onn^e  ioute  naïve ,  qi'un  esprit  commun  aurait 
rendue  tn,je  ^  ^  lire  un  parti  j^nieux.  Le  mouvement  et 
Ve  conflit  4rjgues  imprévues,  qie  la  bourgeoisie  et  les  ar- 
tisans de  \l(i  exigeaient  comme  première  nécessité  dune 


REVUE  DE  PARIS.  251 

œuvre  dramatique,  Alarcon  ne  le3  a  pas  repoussées;  de  ce  côté 
le  portait  l'inclination  naturelle  de  son  génie.  Ces  incidens  sont 
devenus  les  accessoires  d'une  excellente  leçon  morale;  il  en  a 
fait  le  cadre  d'une  peinture  de  caractère  ,  aussi  vive  que  vraie, 
et  que  le  grand  Corneille  a  illustrée  en  la  reproduisant.  Tout 
ce  que  le  mensonge  peut  susciter  d'embarras  au  Menteur;  tout 
ce  qu'il  lui  faut  de  présence  d'esprit  pour  réparer  sans  cesse  les 
brèches  qu'il  vient  de  faire  à  la  vérité  et  à  son  honneur,  voila 
le  spectacle  varié,  animé,  romanesque  et  comique,  offert  par 
Alarçon.  Ici  le  roman  est  vérité,  l'inattendu  est  naturel;  le 
vice  est  plaisant ,  et  l'exagération  même  à  laquelle  se  livre 
une  imagination  amoureuse  du  mensonge  est  féconde  en  traits 
délicieux.  De  toutes  les  inclinations  vicieuses,  il  n'y  en  a  pas 
qui  frappe  plus  vivement  une  nation  passionnée  pour  l'honneur; 
il  n'y  en  a  pas  qui,  par  ses  développemens  conteurs  et  empha- 
tiques, doive  sembler  plus  naturelle  et  plus  plaisante  au  peuple 
de  l'Europe  qui  a  jeté  dans  son  drame  le  plusde  chimères  aven- 
tureuses. Aussi  Corneille,  lorsque  le  drame  d'Alarcon  lui  par- 
vint dans  cette  solitude  studieuse  qui  nourrissait  et  conservait 
son  génie,  comprit-il  à  la  première  lecture  toute  la  beauté  du 
sujet  et  tout  le  bonheur  de  l'exécution;  i!  s'écria  que  cela  était 
magnifique;  il  sehàla  de  dire  et  d'imprimer  qu'il  donnerait 
ses  meilleures  inventions  en  échange  de  la  Verdad  Sospe- 
chosa;  dominé  par  cet  amour  de  belles  créations ,  signe  infail- 
lible des  grands  esprits ,  il  s'appliqua  de  tout  son  pouvoir  à 
traduire  le  drame  du  Menteur,  en  affaiblissant  le  rôle  de  gra- 
cioso  ou  valet  plaisant,  changeant  trois  journées  en  cinq 
actes  et  introduisant  dans  ses  vers  le  Palais  Cardinal, 

Qui  semblait  d'un  fossé  quelque  ville  sortie. 

•  Dans  le  Menteur,  il  y  a  beaucoup  d'incidens,  dit  voltaire: 
cependant  c'est  une  pièce  de  caractère  ;  et  tous  servent  à  faire 
paraître  le  caractère  du  Menteur.  »  Ce  mélange  de  l'imbroglio 
et  de  l'observation  rend  le  drame  d'Alarcon  vraiment  unique. 
Plus  le  Menteur  se  livre  à  ses  goûts  inventifs,  et  plus  il  emmêle 
la  trame  confuse  des  événemens  qui  naissent  de  ses  mensonges. 
Voltaire  lui  a  reproché  son  étourderie  :  s'il  n'était  pas  étourdi, 
s'il  cherchait  à  servir  ses  intérêts  par  le  mensonge  et  la  fourbe- 


2o2  REVUE  DE  PARIS. 

rie,  nous  n'aurions  que  haine  el  mépris  pour  le  scélérat  et  le 
lâche.  Mais  il  conte,  il  invente,  il  s'amuse  lui-même  ;  il  est  ro- 
mancier; il  déçoit,  par  mille  récits  fabuleux,  la  crédule  imagi- 
nation de  ceux  qui  l'écoutent  ;  il  est  poète  dans  le  mensonge  ; 
puis  embarrassé  dans  le  réseau  qu'il  atissu,  il  invente  encore  de 
nouveaux  moyens  d'échapper  au  piège  dont  il  est  l'auteur. 
L'étourdi  de  Molière  semble  calqué  sur  ce  modèle  :  l'Étourdi 
vient  détruire,  à  chaque  instant,  l'œuvre  habile  de  son  valet  : 
la  création  d'Alarcon,  dédoublée,  se  présente  sous  une  autre 
face,  et  acquiert  un  nouvel  intérêt  sous  la  baguette  de  cet  ob- 
servateur sans  égal.  Aussi  naïf  que  Corneille,  Molière  avoue  in- 
génument que,  s'il  n'avait  pas  connu  le  Menteur,  il  n'aurait 
pas  fait  l'Etourdi.  Que  veut  donc  dire  M.  de  Sismondi,  lorsque, 
dans  son  Histoire  des  Littératures  du  midi  de  l'Europe, 
il  approuve  le  dédain,  l'oubli,  dans  lesquels  le  théâtre  espagnol 
est  tombé?  «  Sans  doute,  comme  il  l'affirme,  personne  n'étudie 
ce  théâtre;  on  ne  le  connaît  plus  ;  on  ne  le  nomme  qu'avec  l'é- 
pithète  de  barbare.  »  Injuste  et  ignorante  épilhète.  Ce  ne  sont 
pas  seulement  des  esquisses  que  les  hommes  supérieurs  ont 
empruntées  à  l'Espagne,  ce  sont  des  chefs-d'œuvre  de  création 
et  d'invention,  dont  les  détails  ne  sont  pas  complets,  mais 
dont  le  mérite  appartient  à  l'ordre  le  plus  élevé.  Admettons 
l'imperfection  de  la  forme,  la  fatale  rapidité  de  l'exécution;  gar- 
dons-nous bien  de  donner  ces  défauts  pour  des  exemples,  mais 
n'oublions  pas  que,  dans  toutes  les  œuvres  humaines,  la  su- 
périorité de  l'intelligence,  soit  qu'elle  se  manifeste  par  la  puis- 
sance de  la  création  ou  la  beauté  de  l'ensemble  ,  est  le  sceau 
divin,  la  marque  immortelle;  on  la  trouve  empreinte,  non- 
seulement  chez  Calderon  et  Cervantes,  mais  chez  Alarcon  , 
lioxas  et  Tirso  da  Molina  ,  autre  inconnu  d'un  esprit  admira- 
blement vif ,  Beaumarchais  en  soutane  ,  dont  je  parlerai  quel- 
que jour. 

Une  pièce  populaire  sur  une  donnée  populaire,  voilà  ce  que 
don  Louis  Alarcon  a  voulu  écrire  ;  le  fond  de  son  œuvre  est 
tout  bonnement  un  proverbe  :  »  Mentez  une  fois,  on  ne 
vous  croira  plus.  »  La  vérité  devient  suspecte  dans  la  bou- 
che du  Menteur  (la  sospechosa  verdad)  :  c'est  le  titre  même 
de  la  pitee.  Il  indique  parfaitement  l'intention  de  l'écrivain  ; 
Corneille  en  a  fait  deux  vers  passés  en  adage  : 


REVUE  DE  PARIS.  253 

Je  disais  vérité  ;  quand  un  menteur  la  dit , 

En  passant  par  sa  bouche ,  elle  perd  son  crédit. 

Moralité  dont  Corneille  a  fait  un  accessoire,  et  qui  est  le  fond 
même  de  l'œuvre  espagnole.  Adapter  celte  intrigue  aux  mœurs 
françaises,  élaborer  savamment  cette  création  vive  et  facile, 
n'était  pas  une  lâche  aisée  ou  sans  péril.  Nous  ne  comprenons 
guère  la  magnifique  fête  et  le  beau  repas  donné  sur  Veau 
par  Garcia,  le  Dorante  de  Corneille,  qui  raconte  avec  tant 
d'emphase , 

Entre  las  opacas  sombras , 

Y  opacidades  espesas 

Que  el  solo  formava  de  olmos ,  etc. ,  etc. 

Tout  cela  ne  convient  guère  à  notre  climat  et  à  nos  habitudes 
à  demi  septentrionales.  Jamais  en  France,  un  père  n'a  dit  à  sa 
fille  :  «  Je  me  promènerai  avec  celui  que  je  te  destine, et  le 
tiendrai  longtemps  sous  ta  fenêtre  :  vous  causerez  ensuite.  » 
Ce  mode  de  présentation,  conservé  par  Corneille,  a  dû  paraître 
fort  étrange  sur  notre  théâtre.  Dorante,  au  quatrième  acte,  se 
trompant  de  femme  et  prenant  Lucrèce  pour  Clarice,  et  Clarice 
pour  Lucrèce,  fait  un  quiproquo  espagnol,  servilement  copié 
par  Corneille  ;  méprise  usée  sur  tous  les  théâtres  du  monde, 
depuis  que  le  drame  castillan  en  a  donné  l'exemple.  C'est  le 
lieu  commun  du  drame  en  Espagne,  le  tribut  payé  par  tous  les 
poètes  de  Madrid  ;  sans  un  quiproquo,  personne  n'aurait  voulu 
croire  au  drame. 

Corneille,  et  c'est  sur  ce  point  que  nous  insistons  principa- 
lement, n'a  voulu  faire  qu'une  étude;  il  redevenait  écolier,  le 
grand  homme  qui  avait  écrit  déjà  Polyeucte,  Pompée,  le  Cid 
et  Cinna.  Tels  vers  d'Alarcon  ont  été  traduits  jusqu'à  Irois  fois 
par  Corneille.  A  la  fin  du  récit  du  Menteur,  Garcia  s'écrie  em- 
I  phatiquement  : 

Tanto  que  invidioso  Apollo 
Appreserô  su  carrera 
P orque  el  principio  del  Dia 
Pusiese  fin  a  la  fiesta  ! 


254  REVUE  DÉ  PARIS. 

Dans  la  première  édition  de  1644,  Corneille  s'était  rapproché 
de  ces  ridicules  vers  ;  dans  la  seconde  édition  ,  il  a  remplacé 
l'emphase  de  Garcia  par  un  trait  fort  comique  : 

S'il  (le  soleil)  eût  pris  notre  avis ,  sa  lumière  importune 
N'eût  pas  troublé  si  tôt  ma  petite  fortune! 

J'ai  dit  que  les  nations  européennes  avaient  emprunté  à 
l'Espagne,  non  des  ébauches,  mais  des  chefs-d'œuvre.  Afin  de 
le  prouver,  il  faudrait  suivre  pied  à  pied  chaque  scène  du 
Menteur  :  fastidieuse  reproduction  qui  serait  à  peine  suppor- 
table. Choisissons  une  scène  admirable  ;  que  le  lecteur  nous 
pardonne  les  citations  espagnoles,  sans  lesquelles  nos  asser- 
tions n'auraient  aucun  poids  ;  elles  trouvent  d'ailleurs  leur 
excuse,  et  même  leur  éloge ,  dans  l'excessive  rareté  du  texte 
d'Alarcon.  On  verra  que  Voltaire,  La  Harpe  et  les  commenta- 
teurs ,  sont  loin  d'avoir  rendu  justice  à  l'auteur  de  la  Verdad 
Sospechosa,  qu'ils  croient  être  de  Roxas  ou  Lope  de  Vega. 

Don  Beltran  vient  gronder  son  fils  le  menteur.  Voltaire  loue 
beaucoup  dans  Corneille  sa  noble  et  pathétique  exhortation  : 
die  se  trouve  tout  entière  dans  l'espagnol,  et  la  simplicité  de 
son  élan  est  si  magnifique ,  que  Corneille  l'a  copiée  sans  y  rien 
changer. 

DON  BELTRAN  (1). 

Sois  caballero ,  Garcia  ? 

(1)  «  Es-tu  chevalier  Garcia? 

—  Je  me  tiens  pour  votre  fils. 

—  Tu  crois  que  cela  suffit  pour  être  chevalier  ? 

—  Mais  je  le  pense. 

—  Folle  penséel  Se  conduire  en  chevalier,  c'estl'être.  Telle  a 
été  la  source  des  maisons  nobles.  Les  hommes  humbles ,  dont 

les  actions  furent  grandes,  ont  illustré  l'avenir 

Et  vous ,  mon  fils  ,  si  vos  habitudes  vous  rendent  infàmo , 
vous  n'êtes  plus  noble.  Écussons  paternels ,  antiques  aïeux  , 
qu'importe?  Vous  noble  I  vous  n'êtes  rien!  Vous  qui  mentez 
san9  cesse  ,  vous  n'êtes  rien  1  Noblo  ou  plébéien  ,  qui  peut 
mentir  sans  être  la  fable  du  peuple?  C'est  ce  que  tous  disent 
de  toi.  As-tu  donc  l'èpée  assez  large  et  la  poitrine  assez  dure 
pour  faire  face  à  tous  ceux  qui  t'accusent  ?  Oh  !  le  triste  vice  ! 


REVUE  DE  PARIS.  255 

DON  GARCIA. 

Tengome  por  hijo  vuestro. 

DON    BELTRAN. 

Y  basta  ser  hijo  mio 
Para  ser  vos  caballero  ? 

DON  GARCIA 

Yo  pienso  ,  senor ,  que  si. 

DON  BELTRAN. 

.  Que  enganado  pensamiento  ! 
Solo  consiste  en  obrar 
Commo  caballero  ,  el  série  ; 
;,  Quien  diô  principio  a  las  casas 
Nobles  ?  los  ilustres  hechos 
De  sus  primerosautores; 
Sin  mirar  sus  nazimientos, 
Hazanas  de  hombres  humildes 
Honraron  sus  herederos  ; 
Luego  en  obrar  mal  o  bien , 
Esta  el  ser  raalo,  o  ser  bueno, 
l  Es  asi  ? 

DON  GARCIA. 

Que  las  hazanas 
Dén  nobleza,  no  lo  nego  ; 
Mas  no  negueis,  que  sin  ellas 
Tambien  la  dà  el  nacimiento. 

DON  BELTRAN. 

i,  Pues  si  honor  puede  ganar  , 
Quien  naciô  sin  él ,  nos  es  cierto 

oh  !  le  stérile  et  misérable  vice  !  Les  voluptés  apportent  des 

jouissances.  L'argent  donne  le  pouvoir  et  le  plaisir 

Mais  le  mensonge  1  le  mensonge  !.  .  .   .  , 

—  Qui  dit  que  je  mens  a  menti. 

—  Tu  mens  encore  ! Pense  donc  ,  malheureux  !  que  Dieu 

t'a  fait  homme ,  que  ton  visage  est  visage  d'homme  ,  que  tu 
as  barbe  virile  ,  que  ton  flanc  est  ceint  de  l'épée ,  que  tu  es 
oé  noble  et  que  je  suis  ton  père 


250  REVUE  DE  PARIS. 

Que  por  el  contrario  puede 
Quien  conèl  naciô,  perdello  ? 

DON  GARCIA. 

Es  verdad. 

DONBELTRAN. 

Luego ,  si  vos 
Obrais  afrentosos  hechos  . 
Aunque  seais  hijo  mio 
Dejais  de  ser  caballero; 
Luego  si  vuestras  costumbres 
Os  infaman  en  el  pueblo  , 
No  importan  paternas  armas , 
No  sirven  altos  abuelos. 
I  Que  cosa  es ,  que  la  fama 
Diga  a  mis  oidos  mesmos 
Que  a  Salamanca  admiraron 
Vuestras  mentiras  i  enredos  ? 
I  Que  caballero  ,  i  que  nada  ! 
Si  afrenta  al  noble  i  plebeyo , 
Solo  el  decirle  que  miente ,  . 
Decid ,  i  que  sera  el  hazerlo  , 
Si  vivo  sin  honra  yo, 
Segun  los  humanos  fueros, 
Mientras  de  aquel  que  me  dijo 
Que  mentia  ;  no  me  vengo  ? 
i  Tan  larga  teneis  la  espada  ? 
Tan  duro  teneis  el  pecho , 
Que  penseis  poder  vengaros, 
Dciiendolo  todo  el  pueblo  ? 
I  Posible  es  que  tenga  un  hombre 
Tan  humildes  pensamientos, 
Que  viva  sujeto  al  vicio 
Mas  sin  gusto  i  sin  provecho  ?    , 
El  deleile  natural 
T  ene  a  los  lascivos  presos  ; 
Obliga  a  los  codiciosos 
El  poder  que  dà  el  dinero; 


REVUE  DE  PARIS.  257 

El  guslo  de  los  manjares 
Al  gloton,  el  patapiento 
I  el  cebo  de  la  ganancia 
A  los  que  cursan  el  juego  ; 
Su  venganza  al  homicida, 
Al  robador  su  remedio, 
La  fa  m  a  i  la  presuncioD 
Al  que  es  por  la  espada  inquieto  ; 
Todos  los  vicios  al  fln 
0  dan  gusto  o  dan  provecho; 
-    Mas  i  de  mentir,  que  se  saia 
Sino  infamia  i  menos  precio? 

DON   GARCIA. 

Qien  dice  que  micnto  yo, 

Ha  ment ido. 
Facile  et  haute  éloquence  à  laquelle  on  ne  peut  reprocher 
que  son  abondance,  et  dont  voici  la  traduction,  telle  que  l'a 
donnée  Corneille  : 

GÉRONTE. 

Êtes-vous  gentilhomme  ? 

DORANTE,  â  par/. 
Ah  !  rencontre  fâcheuse, 
(flaut.j 
Étant  sorti  de  vous,  la  chose  est  peu  douteuse  ! 

GÉKONTE. 

Croyez-vous  qu'il  suffit  d'être  sorti  de  moi? 

DORANTE. 

Avec  toute  la  France,  aisément  je  le  croi. 

GÉRONTE. 

Et  ne  savez-vous  pas,  avec  toute  la  France. 
D'où  ce  titre  d'honneur  a  tiré  sa  naissance, 
Et  que  la  vertu  seule  a  mis  en  ce  haut  rang 
Ceux  qui  l'ont  jusqu'à  moi  fait  passer  dans  leur  rang  ? 

DORANTE. 

J'ignorerais  un  point  que  n'ignore  personne, 
Que  la  vertu  s'acquiert,  comme  le  sang  se  donne. 
tome  xi.  22 


238  REVUE  DE  PARIS. 

GKUONTK. 

Où  le  sang  a  manqué,  si  la  vertu  l'acquiert, 
Où  le  sang  l'a  donné  le  vice  aussi  le  perd. 
Ce  qui  naît  d'un  moyen  périt  par  son  contraire  ; 
Tout  ce  que  l'un  a  fait,  l'autre  le  peut  défaire  ; 
Et,  dans  la  lâcheté  du  vice  où  je  le  voi, 
Tu  n'es  plus  gentilhomme,  étant  sorti  de  moi 

DOUANTE. 

Moi? 

GÉRONTE. 

Laisse-moi  parler,  toi,  de  qui  l'imposlure 
Souille  honteusement  ces  dons  de  la  nature  : 
Qui  se  dit  gentilhomme,  et  ment  comme  tu  fais  ; 
Il  ment  quand  il  le  dit,  et  ne  le  fut  jamais. 
Est-il  vice  plus  bas  ?  Est-il  tache  plus  noire, 
Plus  indigne  d'un  homme  élevé  pour  la  gloire? 
Est-il  quelque  faiblesse,  est-il  quelque  action, 
Dont  un  cœur  vraiment  noble  ait  quelque  aversion  , 
Puisqu'un  seul  démenti  lui  porte  une  infamie 
Qu'il  ne  peut  effacer  s'il  n'expose  sa  vie, 
Et  si  dedans  le  sang  il  ne  lave  l'affront 
Qu'un  si  honteux  outrage  imprime  sur  son  front  ? 

11  y  a  là  ,  sans  aucun  doute  ,  plus  de  concentration ,  d'éner- 
gie, une  argumentation  plus  pressante  et  plus  scholastique  que 
chez  l'auteur  original.  Le  flot  des  paroles  d'Alurcon  coule 
dans  un  lit  plus  étroit,  et  y  précipite  son  cours.  Le  luxe  des 
mots  est  corrigé  ;  la  superfétalion  des  épithètes  est  détruite  ; 
mais,  du  reste,  je  ne  suis  pas  certain  que  Corneille  ait  tou- 
jours l'avantage. 

Ce  qui  nait  d'un  moyen  périt  par  son  contraire 

est  d'un  théologien  plutôt  que  d'un  gentilhomme.  Alareon  a 
un  trait,  naïf  et  très  beau,  que  Corneille  a  négligé  : 

l  Tan  larga  tenreis  la  espada,  etc. 

Mais  continuons  à  suivre  le  mouvement  de  celte  scène,  où 
se  montre  si  puissamment  la  connaissance  du  monde  et  la 


KEVUE  DE  PARIS.  259 

verve  heureuse  de  l'auteur  espagnol.  Le  père  après  son  sermon, 
annonce  à  Dorante  qu'il  a  l'intention  de  le  marier ,  sans  doute 
pour  le  rappeler  à  la  morale. 

—  Je  veux  te  marier. 

—  Moi  ? 

—  Pourquoi  celle  tristesse?  Parle  ;  ne  me  tiens  plus  en  sus- 
pens. Qu'as-tu  : 

—  Je  suis  triste  de  ne  pouvoir  vous  obéir. 

—  Pourquoi  ? 

—  Parce  que  je  suis  marié. 

—  Marié!  Sans  que  je  le  sache? 

—  J'y  ai  été  forcé  ;  tout  est  fini. 

—  Tu  es  marié  !  Non,  jamais  père  ne  fut  plus  malheureux 
que  moi. 

—  Écoutez-moi,  mon  père.  Vous  vous  estimerez  heureux  , 
ainsi  que  moi  ! 

—  Parle,  parle,  ma  vie  est  suspendue  à  tes  lèvres! 

—  A  moi  !  toutes  mes  ressources.  C'est  le  moment,  ou  ja- 
mais, de  déployer  toute  la  subtilité  de  mon  esprit  (1)! 

Ce  mariage  est  un  mensonge,  comme  on  le  pense  bien  :  tel 
est  le  fruit  du  sermon  du  père.  Molière  n'a  pas  d'invention 
plus  comique  ni  d'observation  plus  profonde.  Quant  à  la  nar- 
ration des  amours  de  Dorante  et  de  son  mariage,  elle  est  pleine 
de  verve  dans  l'espagnol  et  admirablement  imitée  par  l'auteur 
français.  Il  faut  comparer  Corneille  à  Alarcon  dans  cette  nar- 
ration charmante,  pour  comprendre  tout  ce  que  la  perfection 
de  la  forme  donne  de  puissance  au  talent.  Invention  ,  poésie, 
élégance,  chaleur,  appartiennent â  l'auteur  espagnol;  une  foule 
de  traits  délicats  sont  la  propriété  de  Corneille. 

Je  la  vis  presque  à  mon  arrivée. 

Une  ame  de  rocher  ne  s'en  fût  pas  sauvée , 
Tant  elle  avait  d'appas,  et  tant  son  œil  vainqueur 
Par  une  douce  force  assujétit  mon  cœur  ! 
Je  cherchais  donc  chez  elle  à  faire  connaissance  : 
Et  les  soins  obligeans  de  ma  persévérance 

(1)  Agora  os  he  menester 

Sutilezas  de  mi  ingenio,  etc. 


260  REVUE  DE  PARIS. 

Surent  faire  de  sorte  à  cet  objet  charmant 
Que  j'en  fus  en  six  mois  autant  aimé  qu'amant. 
J'en  reçus  des  faveurs  secrètes  ,  mais  honnêtes , 
Et  j'étendis  si  loin  mes  petites  conquêtes  , 
Qu'en  son  quartier  souvent  je  me  coulais  sans  bruit  , 
Pour  causer  avec  elle  une  part  de  la  nuit. 
Un  soir  que  je  venais  de  monter  dans  sa  chambre 
(Ce  fut,  s'il  m'en  souvient,  le  second  de  septembre  ; 
Oui,  ce  fut  ce  jour-là  que  je  fus  attrapé)  , 
Ce  soir  même  son  père  en  ville  avait  soupe  ; 
11  monte  à  son  retour  ;  il  frappe  à  la  porte  :   elle 
Transit,  pâlit,  rougit,  me  cache  en  sa  ruelle  , 
Ouvre  enfin  ;  et  d'abord  (qu'elle  eut  d'esprit  et  d'art  ! 
Elle  se  jette  au  cou  de  ce  pauvre  vieillard, 
Dérobe  en  l'embrassant  son  désordre  à  sa  vue  : 
11  se  sied  ;  il  lui  dit  qu'il  veut  la  voir  pourvue  ; 
Lui  propose  un  parent  qu'on  lui  venait  d'offrir. 
Jugez  combien  mon  cœur  avait  lors  à  souffrir  ! 
Par  sa  réponse  adroite  elle  sut  si  bien  faire 
Que  sans  m'inquiéter  elle  plut  à  son  père. 
Ce  discours  ennuyeux  enfin  se  termina. 
Le  bonhomme  partait  ;  quand  ma  montre  sonna  : 
Et  lui,  se  retournant  vers  sa  fille  étonnée  : 
«  Depuis  quand  cette  montre,  et  qui  vous  l'a  donnée  ? 
«  Acaste,  mon  cousin,  me  la  vient  d'envoyer, 
Dit-elle,  et  veut  ici  la  faire  nettoyer  , 
N'ayant  pas  d'horloger  au  lieu  de  sa  demeure  ; 
Elle  a  déjà  sonné  deux  fois  dans  un  quart  d'heure.  » 
«  Donnez-la-moi ,  dit-il,  j'en  prendrai  mieux  le  soin,  n 
Alors,  pour  me  la  prendre,  elle  vient  en  mon  coin  ; 
Je  la  lui  donne  en  main  ;   mais,  voyez  ma  disgrâce  , 
Avec  mon  pistolet  le  cordon  s'embarrasse  , 
Fait  marcher  le  déclin  ;  le  feu  prend  ,  le  coup  part  : 
Jugez  de  notre  trouble  à  ce  triste  hasard. 
Elle  tomba  par  terre  ;  et  moi  je  la  crus  morte. 
Le  père  épouvanté  gagne  aussitôt  la  porte  ; 
Elle  appelle  au  secours,  il  crie  à  l'assassin  ; 
Son  fils  et  deux  valets  me  coupent  le  chemin. 
Furieux  de  ma  perte  ,  et  combattant  de  rage  , 
Au  milieu  de  tous  trois  je  me  faisais  passage  , 


REVUE  DE  PARIS.  261 

Quand  un  autre  malheur  de  nouveau  me  perdit  ; 
Mon  épée  en  ma  main  en  trois  morceaux  rompit  ; 
Désarmé,  je  recule  et  rentre  ;  alors  Orphise  , 
De  sa  frayeur  première  aucunement  remise  , 
Sait  prendre  un  temps  si  juste  en  son  reste  d'effroi , 
Qu'elle  pousse  la  porte  et  s'enferme  avec  moi. 
Soudain  nous  entassons  cent  défenses  nouvelles  : 

Nous  nous  barricadons  ;  et  dans  ce  premier  feu 
Nous  croyons  gagner  tout  à  différer  un  peu. 
Mais  comme  à  ce  rempart  l'un  et  l'autre  travaille  , 
Alors,  me  voyant  pris,  il  fallut  composer. 

GÉRONTE. 

C'est-à-dire ,  en  français,  qu'il  fallut  l'épouser  ? 


Les  siens  m'avaient  trouvé  de  nuit  seul  avec  elle  . 

Ils  étaient  les  plus  forts,  elle  me  semblait  belle, 

Le  scandale  était  grand,  son  honneur  se  perdait , 

A  ne  le  faire  pas  ma  tête  en  répondait  ; 

Ses  grands  efforts  pour  moi,  son  péril  et  ses  larmes, 

A  mon  cœur,  au  moment,  étaient  de  nouveaux  charmes. 

Donc  pour  sauver  ma  vie  ainsi  que  son  honneur  , 

Et  me  mettre  avec  elle  au  comble  du  bonheur  , 

Je  changeai  d'un  seul  mot  la  tempête  en  bonace  , 

Et  fit  ce  que  tout  autre  aurait  fait  à  ma  place. 

Choisissez  maintenant  de  me  voir  ou  mourir , 

Ou  posséder  un  bien  qu'on  ne  peut  trop  chérir  (1). 


(1)  Le  hasard  me  la  fit  voir  ;  la  voir  ce  fut  l'aimer.  Un 
cœur  de  bronze  se  fût  embrasé  pour  elle.  Le  jour  je  passais 
dans  sa  rue,  le  soir  je  veillaisdans  sa  rue...  Bref,  à  force  d'aug- 
menter mes  galanteries  ,  je  la  vis  augmenter  ses  faveurs... 
J'entrais  dans  sa  chambre  à  coucher,  et  mes  prières  ardentes 
allaient  la  vaincre  quand  son  père  arriva...  Troublée,  mais 
courageuse  (elle  était  femme),  elle  me  cacha  derrière  son  lit... 
Au  moment  où  son  père  sortait,  ma  montre  à  répétition  sonna 
(au  diable  l'inventeur  des  montres  !)...  D'où  vient  cette  mon- 
tre ?  demar.<1e-t-il,  etc.,  etc.   • 


99 


262  REVUE  DE  PARIS. 

Voilà  le  travail  de  Corneille  sur  un  étranger.  Il  n'y  a  pas 
d'homme  de  génie  qui  ne  se  soit  imposé  celte  loi  du  travail  , 
aujourd'hui  méprisée.  Le  Menteur  de  Corneille  ne  l'emporte 
sur  la  Verdad  Sospechosa  que  par  le  soin  de  l'exécution  , 
par  le  fini  et  l'exactitude  de  la  forme.  Lorsque,  pour  échapper 
au  mariage  que  son  père  lui  propose,  Garcia  ou  Dorante,  ima- 
gine le  roman  interminable  de  son  premier  mariage,  Alarcon 
se  livre  à  toute  la  fécondité  de  son  imagination  et  de  sa  pa- 
role. Le  vers  de  huit  pieds  succède  au  vers  de  huit  pieds. 
H  y  en  a  trois  cent  cinquante  seulement  ;  c'est  une  intaris- 
sable faconde  qui  amuse  d'abord  et  qui  étourdit  ensuite. 
Jugez  de  la  facilité  de  composer  de  petits  vers  comme 
ceux-ci  : 


Quilemele  yo,  y  al  darle 
Quiso  la  suerte  que  loquen 
A  una  pistola  que  tengo 
En  la  mano  los  cordones  , 
CayO  il  gatillo,  diô  frego  , 
Al  ruido,  desmayûse 
Dona  Sancha,  etc. 


Corneille  a  traduit  fort  littéralement  ;  mais  son  vers  hexa- 
mètre ,  plus  difficile  à  construire  ,  plus  pénible  à  condenser, 
l'a  contraint  à  une  exécution  plus  soignée.  L'artiste  qui  taille 
un  bloc  de  marbre  ne  se  permet  pas  les  incuries  de  celui  qui 
travaille  en  cire  perdue.  Là  est  toute  la  supériorité  de  notre 
grand  homme  :  l'ébauche  ne  lui  était  pas  permise.  Chez  lui 
tout  le  mouvement  espagnol ,  toute  l'invention  dramatique, 
se  sont  conservées  sous  une  forme  plus  pure.  Mais  après  le 
récit,  le  Garcia  d'Alarcon  fait  une  réflexion  si  naturelle  et  si 
plaisante  que  je  m'étonne  de  ne  pas  la  retrouver  chez  son  tra- 
ducteur : 

«  Allons,  cela  s'est  bien  passé  ;  le  vieillard  s'en  va  con- 
vaincu de  la  vérité  de  tout  cela  ! Ah!  ah!  le  mensonge 

est  inutile  !  ah  !  le  mensonge  ne  rapporte  rien  !  Se  voir  écou- 
ler avec  tant  d'attention  et  de  croyance,  c'est  plaisir  assuré- 


BETUC  DE  PARIS.  265 

ment  ;  empêcher  un  mariage  que  l'on  déteste  ,  c'est  un  profit 
tout  clair  (1).  » 
En  revanche,  Corneille  ajoute  des  traits  cxcellens  : 

Ce  fut,  il  m'en  souvient,  le  second  de  septembre..  , 

Celte  particularité  si  précise ,  qui  donne  un  poids  comique 
aux  bourdes  du  Menteur,  n'est  pas  même  indiquée  dans  l'ori- 
ginal. Alarcon  dit  seulement  : 

Fuy  acrecentando  rlnezas  , 
Y  ella  aumentando  favores, 
llasta  ponerme  in  el  cielo 
De  su  aposento  una  noche. 

Corneille  a  effacé  «  ce  paradis  de  la  chambre  à  coucher  n  , 
brisé  deux  ou  trois  Phœbus ,  anéanti  une  douzaine  de  soleils 
avec  leurs  lunes,  et  achevé  sa  ravissante  narration. 

Je  ne  sais  ce  que  prétendent  plusieurs  écrivains,  qui,  en 
traitant  de  la  littérature  espagnole,  ont  frappé  de  réprobation 
l'immoralité  de  son  théâtre  ;  tous  les  drames  s'imprègnent 
de  l'immoralité  spéciale  du  peuple  qui  les  a  créés.  Oui,  voici 
des  filles  enlevées  et  audacieuses,  des  amans  dévergondés,  des 
princes  séducteurs ,  des  maris  furieux  et  qui  tuent.  Ce  n'est 
pas  de  la  moralité  genevoise.  Quelle  nation  oublie  de  consti- 
tuer, pour  son  usage,  un  code  spécial  de  moralité  arbitraire  ? 
La  Grèce  applaudissait  aux  indécences  d'Aristophane.  L'An- 
gleterre ,  sous  Charles  II ,  n'avait  pas  d'autre  plaisir  que  ses 
drames  libertins,  dont  l'alcôve  était  le  point  central.  La  mora- 
lité espagnole  disait  au  frère  :  «  Tue  l'amant  de  ta  sœur  ! 
l'honneur  de  ta  sœur  est  le  tien  !  »  Cette  morale  factice  de 
chaque  nation  est  l'ame  secrète  qui  régit  le  drame  de  tous  les 
peuples.  En  France  ,  il  faut  amuser  ;  pourvu  qu'une  malice, 
même  un  peu  friponne  ,  soit  gaie  ,  fine  et  spirituelle  ,  comme 
celle  de  l' Avocat  Patelin  et  celle  du  Légataire ,  elle  trouvera 

(1)  Dichosamente  se  ha  hecho  : 

Persuadido  el  viejo  va  ; 
Ya  del  mentir  no  dira 
Que  es  sin  gusto.y  sin  provecho,  etc.,  etc.,  etc. 


264  REVUE  DE  PARIS. 

grâce  devant  notre  moralité  populaire.  Toutes  les  nations  sont 
flexibles  et  complaisantes  pour  leurs  propres  vices ,  sévères  et 
inexorables  aux  vices  d'autrui.  Une  nation  ne  vaut  pas  mieux 
qu'un  homme.  Les  sentimens  les  plus  généreux  et  les  plus 
nobles  sont  exprimés  par  Alarcon  et  Calderon  ,  qui  ne  se  font 
pas  faute  de  fanatisme  et  d'atrocité  nationale.  Ainsi  l'escro- 
querie de  Scapin  se  trouve  à  demi  excusée  par  notre  grand 
moraliste,  celui  qui  a  rédigé  en  drame  la  philosophie  pratique 
des  Français.  Il  faut  accepter  les  peuples,  comme  les  littéra- 
tures et  les  siècles ,  avec  leurs  nuances  spéciales  et  leurs  va- 
riétés contrastantes.  C'est  cette  immense  diversité,  composée 
d'élémens  hostilesen  apparence,  mais  réduite  et  soumise  comme 
le  monde  lui-même ,  à  un  type  central  et  universel  du  beau, 
qui  offre  un  si  agréable  et  si  intéressant  spectacle  aux  esprits 
rares  qui  s'élèvent  assez  haut  pour  l'apercevoir,  le  comprendre 
et  l'embrasser. 

Pli U  ARÊTE  CUASLES. 


LES 

SOCIÉTÉS  SECRÈTES 

EN  ESPAGNE. 


Les  sociétés  secrètes  ont  exercé  sur  les  affaires  d'Espagne, 
depuis  la  révolution  de  1820  ,  une  influence  dont  l'étendue  et 
les  résultats  ne  sont  pas  encore  bien  appréciés.  Non-seulement 
elles  ont  eu  de  fait  un  immense  pouvoir,  appuyé  sur  une  orga- 
nisation formidable,  qui  avait  jeté  de  profondes  racines  dans 
toutes  les  parties  de  la  monarchie  espagnole  ;  mais ,  ce  qui 
devait  être  bien  plus  funeste  ,  elles  ont  créé  en  dehors  des 
gouvernemens ,  des  pouvoirs  légaux,  de  la  représentation  na- 
tionale elle-même  ,  une  habitude  et  un  besoin  d'action  irres- 
ponsable et  occulte  ,  qui  ont  privé  la  loi  de  toute  sa  force, 
désorganisé  la  puissance  publique,  paralysé  ses  instrumens.  Ce 
sont  les  sociétés  secrètes  qui ,  une  fois  maîtresses  de  terrain, 
comme  après  les  événemens  du  7  juillet  1822,  ont  donné  au 
gouvernement  d'une  grande  nation  l'odieux  caractère  d'un 
iparti  triomphant  et  abusant  de  son  triomphe.  Ce  sont  les  so- 
;iétés  secrètes  qui  ,  en  face  du  parti  absolutiste,  des  intrigues 
le  la  cour,  et  de  l'attitude  menaçante  de  l'étranger,  ont  divisé 
es  forces  du  libéralisme  pendant  la  première  époque  consti- 
utionelle.  Les  sociétés  secrètes  ont  enfin  déposé  dans  le  gou- 
ernement  des  cortés  ce  principe  de  dissolution  ,  de  faiblesse 


266  IlEVUE  DE  PAlïIS. 

et  d'instabilité  ,  qui  en  a  éloigné  de  bonne  heure  un  grand 
nombre  d'esprits,  et  l'a  réduit  à  la  condition  d'une  minorité 
violente,  créature  et  docile  instrument  des  factieux. 

En  1820,  il  n'existait  en  Espagne  qu'une  seule  société  se- 
crète, la  maçonnerie  :  elle  se  composait  d'élémens  hétérogènes. 
Parmi  ses  membres,  il  y  en  avait  beaucoup  dont  les  intentions 
étaient  bonnes  ,  les  vues  sages  et  désintéressées,  les  opinions 
politiques  modérées  et  raisonnables;  d'autres  avaient  apporté 
dans  le  sein  de  l'association  des  passions  ardentes ,  le  besoin 
de  tout  détruire,  des  vues  ambitieuses,  des  théories  impratica- 
bles. Pour  les  premiers,  le  but  fut  atteint,  quand  Ferdinand  VJI 
eut  reconnu  la  constitution,  et  quand  le  système  représentatif 
eut  été  rétabli  avec  la  liberté  de  la  presse,  la  liberté  de  la  tri- 
bune et  la  publicité  des  discussions  parlementaires.  Mais  ce 
n'était  pas  assez  pour  les  ambitieux  et  les  esprits  exaltés  :  ils 
voulurent  maintenir,  en  face  du  gouvernement  constitution- 
nel, un  pouvoir  occulte  ;  en  face  delà  représentation  nationale, 
une  tribune  sans  frein  et  sans  contrôle,  où  se  produisissent  im- 
punément les  haines  individuelles,  la  délation,  la  calomnie, 
l'exagération  des  doctrines  démocratiques.  Dès  la  première 
année  de  la  révolution  ,  le  parti  modéré,  qui  avait  la  majorité 
dans  la  plupart  des  loges,  se  retira  tout  entier,  croyant  que  sa 
retraite  porterait  à  la  maçonnerie  un  coup  mortel,  et  détrui- 
rait une  institution  désormais  inutile  et  dangereuse.  Il  se 
trompa  ;  c'était  laisser  le  champ  de  bataille  à  ses  ennemis,  qui 
en  profitèrent,  fortifièrent  leur  organi  sation,  s'étendirent  dans 
tous  les  lieux  de  quelque  importance,  firent  une  guerre  achar- 
née à  tous  les  ministères,  occupèrent  toutes  les  avenues  du 
pouvoir,  et  finirent  par  s'emparer  du  gouvernement. 

Une  scission,  qui  avait  eu  lieu  dans  la  maçonnerie  vers  1821 , 
enfanta  les  comuneros ,  plus  exaltés  encore  que  les  maçons, 
et  qui  leur  firent  aussitôt  une  guerre  acharnée.  Cependant, 
comme  ils  portaient  une  haine  égale  au  second  et  au  troisième 
ministère  constitutionnel,  cette  haine  les  rapprocha,  et  imprima 
une  direction  commune  à  leurs  efforts.  Les  maçons ,  plus 
adroits,  meilleurs  politiques ,  plus  savamment  disciplinés,  en 
recueillirent  les  fruits  à  eux  seuls,  et  formèrent,  après  le 
7  juillet  1822  ,  le  ministère  San-Miguel.  Leurs  alliés  s'en  sépa- 
rèrent immédiatement ,  et  la  guerre  ,  qui  se  ralluma  entre  eux-, 


REVUE  DE  PAIUS.  2G7 

rîura  jusqu'au  dernier  soupir  de  la  constitution  dans  les  murs 
de  Cadix. 

11  faudrait  entrer  dans  beaucoup  plus  de  détails  pour 
donner  la  mesure  exacte  du  mal  que  ces  deux  sociétés  ont  fait 
à  l'Espagne,  de  1820  à  1823.  Il  faudrait  individualiser  l'his- 
toire de  chaque  province  ,  de  chaque  ville  ,  de  chaque  institu- 
tion, prendre  les  événemens  elles  hommes  un  à  un,  pour  mar- 
quer dans  chacun  d'eux  l'influence  de  leur  domination;  pour 
faire  voir  comment  elles  avaient  créé,  au  milieu  de  l'indiffé- 
rence craintive  dans  laquelle  se  renfermaient  les  populations, 
une  fausse  opinion  publique ,  un  enthousiasme  mensonger, 
dont  les  déceptions  n'ont  été  connnes  que  lors  de  Centrée  des 
Français  en  Espagne.  Mais  ce  n'est  pas  notre  dessein,  et  nous 
n'avons  rappelé  ces  souvenirs  que  pour  servir,  en  quelque 
sorte  ,  de  préface  aux  renseignemens  qne  nous  allons  présen- 
ter sur  les  sociétés  secrètes  actuellement  existantes. 

Les  nouvelles  sociétés  secrètes  sont  au  nombre  de  quatre, 
les  isabellinos,  la  Jeune-Espagne,  les  fils  du  soleil,  \cssubli. 
mes  templiers;  ce  sont  les  sociétés  principales.  Mais  il  existe 
encore  des  débris  des  anciennes  associations,  de  la  maçonne- 
rie, des  comuneros,  des  carbonari,  des  bûcherons.  Ils  n'ont 
cependant  pas  assez  de  consistance  pour  exercer  une  grande 
action  par  eux-mêmes,  et  servent  plutôt  d'instrumens  aux 
nouvelles  sociétés ,  qui  sont  beaucoup  plus  nombreuses.  On 
s'occupait  tout  récemment,  à  Madrid,  de  réorganiser  la  char- 
bonneric,  mais  probablement  avec  un  caractère  cosmopolite  . 
cl  dans  un  but  de  propagande  ;  car  l'idée  en  appartenait  à 
des  Italiens  qui  se  réunissaient  ordinairement  dans  un  café  de 
la  capitale. 

Quand  la  mort  de  Ferdinand  VII  rouvrit  aux  exilés  les  por- 
tes de  l'Espagne,  ils  jugèrent  habilement  que  s'ils  rentraient 
dans  la  lice  à  la  faveur  d'une  querelle  de  succession,  ils  évite- 
raient, par  ce  moyen  ,  d'alarmer  une  partie  considérable  de  la 
nation,  qui  était  encore  fortement  prévenue  contre  eux ,  et  se 
disposèrent ,  en  conséquence  ,  à  n'agir  ostensiblement  qu'au 
nom  des  droits  d'Isabelle  II.  Dans  ces  circonstances,  l'idée  qui 
se  présenta  naturellement  à  des  esprits  espagnols,  tout  pleins 
des  souvenirs  de  la  maçonnerie  et  de  la  comunera,  fut  d'avoir 
recours  à  des  associations  secrètes.  Mais  les  anciennes  sociétés 


2G8  REVUE    DE  PARIS. 

étaient  discréditées ,  tous  leurs  membres  étaient  connus,  leurs 
statuts  avaient  percé  dans  le  public.  On  résolut  donc  d'en  for- 
mer une  nouvelle,  plus  appropriée  aux  besoins  du  moment,  et 
qui  rendît  plus  fidèlement,  sous  certains  rapports  ,  les  disposi- 
tions réelles  de  la  saine  majorité  du  peuple  espagnol.  L'asso- 
ciation des  comuneros  avait  adopté  pour  programme  de  favo- 
riser la  liberté  du  genre  humain.  C'était  trop  vague.  On  adopta 
celte  fois  pour  but  patent  la  défense  et  le  maintien  du  trône 
d'Isabelle  II,  pour  but  secret  le  rétablissement  de  la  constitu- 
tion de  1812  ;  et  la  nouvelle  société  se  forma  sous  le  nom  dV- 
sabellinos,  ou  gardiens  de  l'innocence. 

L'acte  d'association  des  isabcllinos,  rédigé  par  une  commis- 
sion spéciale,  a  été  signé  à  Madrid  ,  le  1er  mars  1834.  par  la 
commission  nationale  permanente  de  la  confédération,  cinq 
mois  après  la  mort  de  Ferdinand  VII,  quelques  jours  avant  la 
publication  du  statut  royal. 

Outre  le  but  général  indiqué,  la  défense  des  libertés  natio- 
nales et  du  troue  d'Isabelle  II,  le  règlement  propose  à  la  con- 
fédération plusieurs  objets,  comme  moyen  d'atteindre  ce  but , 
par  exemple  : 

Obtenir  la  réunion  des  cortès  nationales  : 
S'opposer  à  tout  acte  arbitraire  du  gouvernement  ; 
Favoriser  et  développer  la  formation  de  la  milice  urbaine, 
et  travailler  à  ne  faire  nommer  pour  chefs  que  de  véritables 
amis  des  libertés  publiques  ; 
Faire  reconnaître  dona  Maria  ; 

Faire  reconnaître  l'indépendance  de  l'Amérique,  sur  les  ba- 
ses d'un  traité  avantageux  au  commerce  espagnol; 

Faire  déterminer  dans  la  loi  fondamentale  que  la  rrine 
Isabelle  ne  pourra  se  marier  à  un  prince  étranger. 

Le  mode  d'organisation  donné  à  la  société  des  isabellinos 
rejette  les  épreuves  mystérieuses  et  terribles  dont  s'était  envi- 
ronnée celle  des  comuneros.  L'esprit  de  ses  fondateurs  s'y 
montre  plus  positif  ;  le  but  est  mieux  défini,  l'organisation  plus 
simple  dans  ses  moyens  et  plus  facile  dans  son  action. 

D'après  le  règlement  du  1er  mars  1854  ,  tous  les  confédérés 
sont  partagés  en  décuries  de  dix  hommes;  dix  décuries 
forment  une  centurie,  et  cent  une  légion  dont  le  chef  est  ap- 


REVUE  DE  PARIS.  2G0 

jvelé  préteur.  Chaque  légion  est  donc  de  mille  hommes.  Cette 
première  organisation  est  la  même  pour  les  provinces  et  pour 
l'armée;  mais  les  légions  civiles  ne  sont  pas  confondues  avec 
les  légions  militaires  ;  on  forme  pour  chaque  armée,  comme 
pour  chaque  province,  une  ou  plusieurs  légions. 

Dans  chaque  province  est  établi  un  directoire  provincial  , 
composé  de  trois  ou  cinq  préteurs ,  et  même  davantage  :  dans 
chaque  armée  est  établi  un  directoire  militaire.  Le  directoire 
militaire  doit  s'entendre  avec  le  directoire  civil  dans  l'arron- 
dissement duquel  il  agit. 

Deux  procureurs-généraux  sont  établis  dans  la  capi- 
tale :  le  procureur  civil  ,  pour  correspondre  avec  les  pro- 
vinces ;  le  procureur  militaire,  pour  correspondre  avec  les 
armées. 

Enfin,  au  dessus  des  deux  procureurs ,  existe  le  gouverne- 
ment de  la  confédération  ,  le  directoire  général,  composé  de 
trois.individus.  Le  directoire  général  est  l'autorité  suprême  et 
le  point  de  réunion  pour  les  deux  grandes  divisions  des  isabel- 
linos,  la  province  et  l'armée. 

L'attention  particulière  donnée  aux  militaires ,  et  l'établis- 
sement d'une  organisation  distincte  et  d'autorités  spéciales 
pour  l'armée  ,  sont  des  faits  dignes  de  remarque.  Générale- 
ment, on  leur  rattache  les  évènemens  de  la  Granja  ;  la  con- 
duite du  peu  de  troupes  laissées  à  Cadix  ,  à  Carthagènc  ,  à 
Malaga  ,  qui  toutes  se  sont  déclarées  pour  la  révolution  au 
moment  de  la  crise  ;  l'esprit  des  sous-officiers ,  particulière- 
ment dans  l'armée  du  centre,  et  le  renvoi  des  officiers  dans  un 
grand  nombre  de  régimens.  L'action  des  sociétés  secrètes  sur 
l'armée  est  puissamment  aidée  par  les  journaux  de  Madrid  et 
de  Barcelone,  qui  rappellent  sans  cesse  que  les  plus  illustres  gé- 
néraux de  la  république  française  sont  sortis  du  rang  des 
sous-officiers  ,  et  répètent  à  chaque  ligne  que  les  troupes  es- 
pagnoles auraient  de  bien  plus  grands  et  plus  rapides  succès, 
si  elles  n'étaient  pas  commandées  par  des  officiers  incapables 
dont  les  uns  sont  des  vieillards  usés  sous  le  harnais  ,  et  les 
autres  des  jeunes  gens  sans  expérience  ,  créatures  de  la  cour 
ou  élevés  par  la  faveur  des  chefs. 

Une  association  destinée  à  agir  principalement  sur  les  classes 
inférieures ,  les  soldats  et  les  sous-officiers  ,  devait  rendre  les 

23 


270  REVUE  DE  PARIS. 

conditions  d'admission  très  faciles  :  aussi  les  isabellinos  re- 
jettent-ils les  procès  d'information  et  autres  épreuves  des 
communeros.  La  seule  condition  posée ,  c'est  d'être  âgé  de 
dix-huit  ans  :  l'adhésion  à  une  autre  société  secrète  n'est  pas 
un  titre  d'exclusion  ;  les  ouvriers  qui  ne  sont  pas  maîtres  sont 
exemptés  de  payer  aucune  rétribution,  et  on  leur  fait  même 
entendre  qu'une  partie  des  fonds  conservés  sont  destinés  à  les 
soutenir. 

Le  fonds  commun  de  l'association  se  forme  et  s'alimente 
par  la  remise  de  dix  réaux  (2  fr.  et  demi)  que  fait  chaque 
membre  lors  de  son  entrée  dans  la  société ,  et  par  la  contribu- 
tion de  quatre  réaux  (1  fr.)  qu'il  s'engage  en  même  temps  à 
payer  chaque  mois. 
Ce  fonds  se  divise  en  trois  parts. 

Un  tiers  est  recouvré  et  gardé  par  le  trésorier  de  chaque 
décurie  et  appliqué  par  lui  aux  besoins  de  la  décurie. 

Un  tiers  est  envoyé  au  directoire  provincial  pour  subvenir  à 
ses  dépenses,  ou  pour  être  donné  par  lui  en  supplément  aux 
décuries  qui  en  auraient  besoin. 

Le  derniers  tiers ,  enfin  ,  est  envoyé  au  directoire  suprême 
pour  les  dépenses  générales  de  la  confédération.  L'emploi  de 
ces  fonds  est  surveillé  par  un  trésorier  général  nommé  par  voie 
d'élection. 

Au  reste,  l'organisation  effective  et  présente  des  isabellinos 
n'est  déjà  plus  la  même  qu'au  début ,  et  il  est  arrivé  qu'une 
grande  partie  des  membres  de  cette  association  s'est  à  peu 
près  fondue  dans  une  autre  société,  celle  de  la  Jeune-Espagne. 
Comme  la  constitution  des  isabellinos  admet  que  l'on  appar- 
tienne à  la  fois  à  plusieurs  sociétés  secrètes ,  cette  transforma- 
tion a  été  facile.  Il  est  resté,  cependant,  un  certain  nombre 
d'affiliés  qui  continuent  à  se  considérer  exclusivement  comme 
isabellinos,  et  plus  spécialement  attachés  aux  idées  espagnoles 
et  à  la  constitution  de  1812.  C'est  parmi  eux  que  la  fraction 
modérée  du  ministère  actuel  a  trouvé  des  appuis.  Olaverria, 
homme  de  talent ,  plusieurs  fois  envoyé  à  Bayonne  avec  des 
missions  d'exploration,  et  le  général  Palafox  ,  homme  mé- 
diocre, sont  du  nombre.  Le  fondateur  même  de  la  société,  don 
Eugenio  Aviraneta  ,  paraît  avoir  embrassé  des  opinions  qui 


REVUE    DE  PARIS.  271 

ie  rangent  plutôt  avec  la  Jeune-Espagne   dont  il  est  devenu 
membre. 

La  Jeune-Espagne  s'est  formée  à  Barcelone.  Elle  est  plus 
active,  plus  pratiquement  révolutionnaire  que  les  isabellinos, 
et  elle  le  doit  à  une  certaine  infusion  de  l'esprit  français  qui 
lui  a  donné  ce  caractère.  Ses  chefs  sont  personnellement  en  re- 
lation avec  des  hommes  qui  avaient  joué  un  rôle  en  France 
pendant  les  deux  ou  trois  premières  années  de  la  révolution 
de  juillet,  et  que  divers  événemens  ont  dépossédés  de  l'in- 
fluence qu'ils  y  exerçaient,  comme  principaux  personnages  du 
parti  républicain.  Yoici  quelques-uns  des  noms  les  plus  mar- 
quons; Espronceda  ,  qui  est  regardé  comme  le  chef  de  la 
Jeune-Espagne.  Il  se  trouvait  à  Saragosse  lors  du  dernier 
mouvement  contre  le  ministère  Isturitz,  et  passe  pour  y  avoir 
beaucoup  contribué. 

Aviraneta,  qui  est  maintenant  à  Cadix. 

Grenonsilla,  banni  de  la  Catalogne  par  le  général  Mina  ,  et 
maintenant  éditeur  du  Corsaire  espagnol. 

Le  général  don  Pedro  Mendez  Vigo,  qui  a  laissé  de  terrible» 
souvenirs  à  la  Corogne  en  1823,  sauvé  du  dernier  supplice  par 
l'intervention  de  M.  Canning  auprès  du  gouvernement  fran- 
çais, et  que,  dans  ces  derniers  temps,  le  ministère  a  eu  tant  de 
peine  à  éloigner  de  Madrid. 

M.  Olozaga,  député  de  Logrono,  comblé  de  faveurs  par  l'ad- 
ministration actuelle  ;  c'est  un  homme  encore  jeune  ,  d'un 
talent  distingué,  d'une  figure  agréable  ,  auquel  on  prête  géné- 
ralement beaucoup  d'ambition.  Il  a  depuis  deux  ans  une 
grande  influence  dans  son  parti ,  et  passe  pour  avoir  directe 
tement  préparé  l'insurrection  militaire  de  la  Granja,  où  il  s'é- 
tait plusieurs  fois  secrètement  rendu  ,  quelques  jours  avant 
qu'elle  éclatât. 

Le  médecin  Victoriano  Torrecilla. 

Don  Firmin  Caballero,  éditeur  de  VEco  ciel  Corne rcio ,  dé- 
puté de  Cuença.  M.  Caballero  est  un  homme  instruit  ;  mais  on 
ne  le  croit  pas  très  courageux.  Des  brochures  contre  le  Dic- 
tionnaire géographique  de  Minano,  qui  furent  très  bien  ac- 
cueillies, surtout  à  cause  de  la  prévention  existante  contre  les 
afrancesados  auxquels  appartenait  Manino,  lui  ont  valu  la  fa- 
veur du  ministre  Calomarde  sous  Ferdinand  Vil.  Il  lui  fut  re- 


272  REVUE  DE  PARIS. 

devable  d'une  propriété  dans  la  province  de  Cuença,  qu'il 
exploita  concurremment  avec  M.  Montenego,  qui  commande  au- 
jourd'hui l'artillerie  du  prétendant. 

Don  Pascual  Cuença,  qui  a  fait  la  révolution  d'Alicante. 
M.  Lopez  lui  a  donné  un  emploi  dans  le  ministère  de  l'intérieur. 

Don  Joachim-Maria  Lopez,  ministre  de  l'intérieur, 

MM.  Mendizabal,  Vega,  Aniceto  de  Alvaro,  les  deux  Fuente 
Herrero,  père  et  fils,  députés  de  Burgos,  les  deux  frères  Carrasco, 
Pio  Pila,  chef  politique  de  Madrid,  Vincente  Beltran  de  Lys, 
Sanz,  Cardero,  Calvo  de  Rosas,  sont  également  cités  parmi  les 
membres  influens  de  la  Jeune-Espagne.  Tous  ces  personnages 
ne  jouissent  pas  tous  d'une  égale  considération;  plusieurs  sont 
redoutables  par  leur  exaltation,  par  la  violence  de  leur  carac- 
tère, par  une  audace  qui  ne  reculerait  devant  les  conséquences 
d'aucun  système,  devant  les  exigences  d'aucune  situation. 
M.  Aniceto  de  Alvaro,  qui  était  autrefois  le  panégyriste  de 
M.  Mendizabal,  est  devenu  son  ennemi,  et  a  déjà  suivi  toutes  les 
occasions  de  le  combattre  dans  les  cortès.  M.  Beltran  de  Lys, 
député  de  Valence,  a  été  long-temps,  au  contraire,  l'ennemi 
personnel  de  M.  Mendizabal.  On  les  a  réconciliés  ;  mais  on  as- 
sure que  cette  réconciliation  ne  passe  pas  l'épiderme.  M.  Car- 
dero a  dirigé  l'insurrection  de  l'hôtel  des  postes  ,  où  fut  tué  le 
général  Canlerac.  Il  est  actuellement  secrétaire  du  général  La- 
hera ,  qui  est  chargé  de  l'inspection  des  milices  du  royaume 
pendant  la  maladie  du  général  Mina.  M.  Calvo  de  Rosas  est  un 
esprit  remuant,  inquiet,  ambitieux.  C'est  lui  qui  a  récemment 
voulu  établir  une  société  politique,  délibérant  en  public,  entre- 
prise qui  a  effrayé  la  population  de  Madrid,  et  à  laquelle  le  mi- 
nistère s'est  opposé  avec  succès. 

A  côté  de  la  Jeune-Espagne  et  des  Isabellinos  existe  la  société 
àesfils  du  soleil  {los  hijos  del  sol) ,  société  presque  exclusive- 
ment militaire.  Elle  a  étéformée  en  1826  entre  les  militaires 
revenus  d'Amérique  avec  Rodil.  Son  existence  est  peu  connue  à 
Madrid.  Elle  travaille  à  s'emparer  de  l'esprit  des  soldats ,  et  à 
envahir  les  principaux  grades  de  l'armée.  Les  généraux  Rodil 
Cumba,  Esparlero,  don  Geronimo  Valdez,  Lahera  et  Bedoya  , 
sont  les  plus  connus  de  ses  chefs. 

Isturitz  était  considéré  comme  le  chef 'des  subit  tues  templiers 
los  sublimes  templarios) ,  société  qui  avait  réalisé  une  or- 


REVUE  DE  PARIS. 


*<ô 


ganisalion  un  peu  plus  complète  que  les  autres,  qui  s'esl  à  peu 
près  dissoute  depuis  la  chute  de  ce. ministre.  Elle  s'était  formée 
d'une  division  des  anciens  maçons,  partagés  eux-mêmes  en 
Écossais,  Espagnols  et  Bleus  ou  Français.  Ce  sont  principale- 
ment des  hommes  appartenant  à  celte  dernière  section  qui  ont 
fondé  les  Templiers.  Cette  société  a  pris  une  grande  part  au 
soulèvement  des  juntes  contre  M.  deToreno,  en  1835. 

Les  carlistes  ont  aussi  à  Madrid  des  sociétés  secrètes ,  parmi 
lesquelles  on  cite  l'Etoile  el  l'Ange  exterminateur ,  dont 
quelques  membres  sont  mêmes  affiliés  aux  sociétés  libérales 
pour  les  trahir  ou  les  pousser  à  des  excès,  et  qui  reçoivent  l'im- 
pulsion de  la  Navarre. 

Au  reste ,  on  se  ferait  une  idée  inexacte  des  sociétés  secrètes 
actuellement  existantes  en  Espagne,  si  on  se  les  représentait 
comme  ayant  chacune  un  but  fixe  et  déterminé,  se  renfermant 
dans  le  cercle  d'une  organisation  définitive,  et  tenant  des  réu- 
nions régulières.  11  y  a  le  même  désordre  dans  l'action  de 
cette  force  occulte  que  dans  le  gouvernement  public  de  l'F.spa- 
gne.  Aucune  société  n'a  d'assemblées  périodiques.  Les  mem- 
tres  de  chacune  se  voient  el  se  concertent,  tantôt  dans  une 
maison,  tantôt  dans  une  autre  ,  en  plus  ou  moins  grand  nom- 
bre, selon  les  circonstances.  Ils  accordent  généralement  beau- 
coup de  pouvoir  aux  personnages  influens  du  parti  qui  se 
trouvent  a  leur  lète,  et  qui  prennent  hardiment  la  direction 
des  efforis  communs.  L'Espagne  elle-même  présente  sous  ce 
rapport  un  phénomène  à  peu  près  pareil.  Malgré  les  entraves 
de  la  constitution  ,  le  ministère  s'y  permet  d'autant  plus  d'ar- 
bitraire qu'il  est  plus  libéral,  el  qu'd  compte  davantage  sur  la 
faveur  de  son  parti  pour  se  mettre  au-dessus  des  lois. 

L'opinion  générale  attribué  aux  sociétés  secrètes  une  grande 
part  d'action  dans  les  événemens  qui  ont  agité  l'Espagne  pen- 
dant le  cours  de  ces  dernières  années,  dans  les  désordres  qui 
ont  ensanglanté  à  plusieurs  reprises  Madrid,  Barcelone,  Sara- 
gosse,  Malaga.  Il  y  a  peut-être  ici  une  erreur  d'exagération. 
Mais  celle  influence  ,plus  ou  moins  étendue,  est  malheureuse- 
ment trop  réelle  ;  el  tant  qu'elle  existera,  il  n'y  aura  en  Es- 
pagne de  stabilité  ni  pour  les  hommes ,  ni  pour  les  choses,  ni 
pour  les  institutions ,  ni  pour  les  ministères  appelés  à  les 
mettre  en  pratique,  et  à  rétablir  par  elles  l'ordre  public  ,  la  li- 
berté individuelle  el  la  prospérité  .générale. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Le  chirurgien  de  marine,   par  Emile  Souveslre.     ...  S 

Yousuf-bey,   par  E.  D 39 

Voyage  à  la  côte  occid.  d'Afrique,  par  E.  Le  Mire.    .     •  52 

Souvenirs  de  voyages,  par  Nisard 70 

The  maiden,  par  A.  Guilbert 88 

La  Rosalie,   par  A.  Jal .106 

Lettre;  sur  l'Amérique,  par  Michel  Chevalier.    ....  125 

Les  égouls,   par  Jules  Janin 134 

Artistes  étrangers,  par  Arnould  Fremy 186 

Les  couvens  d'Arequipa,  par  Mme  Flora  Tristan.    .     .     .195 

Le  touriste  parisien  en  Angleterre 224 

Études  sur  le  théâtre  Espagnol ,     .  240 

Sociétés  secrètes  en  Espagne 265 


Nota.  Afin  de  ne  pas  retarder  plus  long -temps  l'envoi  de 
ce  volume  à  nos  souscripteurs  ,  nous  avons  remis  la 
publication  de  plusieurs  articles  de  la  Revue  des  Deux 
Mo\des  au  tome  12,  de  décembre,  qui  sera  beaucoup  ]>(>"■■ 
vohimineux  que  celui-ci. 


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