REVUE
DE PARIS.
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REVUE
DE PARIS.
ÉDITION AtGHEflTÉE
DES PRINCIPAUX ARTICLE* DE LA
REVUE
DES DEUX MONDES.
TOME XI.
NOVEMBRE 1856.
*3ru*elle6 ,
H. DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
1836.
CHIRURGIEN DE MARINE.
s y
C'était une nuit grise et froide comme toutes les nuits de
novembre sous le ciel de la Bretagne. Brest dormait depuis
long-temps , et l'on n'entendait dans son port d'une lieue que
le craquement des câbles immenses qui retiennent les vais-
seaux , les rugissemens de la rafale de mer dans les magasins
déserts, et tes pas cadencés des sentinelles.
Au loin, sur la rive gauche, le seul édifice du bagne ap-
paraissait éclairé au milieu des masses noires qui l'envi-
ronnaient. Une de ses salles cependant brillait de clar-
tés moins vives, et s'effaçait dans la nuit: c'était l'infir-
merie des forçats. A l'une des fenêtres de cette infirmerie, un
jeune homme portant l'uniforme des chirurgiens de marine se
tenait le front appuyé contre les barreaux de fer, et plongé
dans une triste méditation. Après être demeuré long-temps
dans la même position , il reporta les yeux sur un papier
couvert de ratures , qu'il tenait à la main , comme s'il eût
cherché à y ressaisir l'ensemble de sa rêverie , et il se mit L
lire tout bas :
tome x. t
tf REVUE Dli PAK1S.
« A quoi bon la vie sans le bonheur, et comment
le bonheur sans la richesse? La richesse! c'est donc là le but;
et, quant aux moyens de l'acquérir, il n'y a de mauvais que
ceux qui échouent. Devenir riche, d'abord! tout suit delà!
Failes une bassesse et devenez riche , c'est une lâcheté d'un
jour que le reste de votre vie fera oublier. Commettez un
crime et devenez riche ; le crime peut se nier lorsqu'on ne le jus-
tifie pas : quant aux remords, s'ils existent, tourmentent-ils
plus que le besoin? Lequel des deux rend les insomnies plus
cuisantes, du désir non satisfait ou du repentir? En tout cas,
je ne suis pas sûr des douleurs qui viennent de la conscience
révoltée, et je suis sûr de celles que produit l'indigence.
La logique m'ordonne donc de tout faire pour cesser d'être
indigent
« Le pauvre ne vit pas : vivre , c'est avoir la possession de
son être, et le pauvre ne l'a pas. En effet , de quoi est-il libre ,
si ce n'est de mourir? J'ai vingt-sept ans, j'aime la joie, la
campagne, les causeries de femmes, et je passerai ma vie à
manier des mourans ; je vivrai dans un entrepont de cinq pieds
ou dans une salle d'hôpital , n'entendant que des plaintes et
des blasphèmes! Pourquoi une telle existence? Qu'ai-je fait
pour la mériter? Et pourtant il faut que je la supporte?
Lors même que je voudrais la changer par ce que les nommes
appellent un crime, où en trouver l'occasion? Les crimes
avantageux sont rares ; il faut une faveur spéciale du ciel
pour les rencontrer. La probité des trois quarts des hommes
ne tient qu'à. la difficulté de devenir des fripons. «
Arrivé à cette phrase , le jeune homme s'arrêta comme s'il
eût voulu en sonder toute la profondeur. Il frappa sur le
papier avec un geste d'affirmation, puis, penchant la lète sur-
une de ses mains, il tomba de nouveau dans une méditation
sérieuse.
Pour celui qui eût pu lire alors dans sa pensée, c'eût été un
singulier spectacle que le dépit de cet esprit chagrin , s'indi-
gnant de l'impuissance du pauvre à faire fructueusement le
mal , et demandant compte à Dieu des difficultés dont il avait
entouré le crime, Cependant, en regardant bien, il eût été
facile de voir dans cette étrange direction d'idées plus d'éga-
rement qHe de cozruption. L'immoralité ne venait point là de
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vice, mais de soif de bien être et d'ambition, maladies ordi-
naires des jeunes gens aux époques fiévreuses et mouvantes.
Edouard Laimay était en effet un de ces hommes qui ne
veulent point accepter une place dans le monde , mais la choi-
sir, et qui passent à envier la fortune le temps qu'il faudrait
employer à l'atteindre. Né dans une condition médiocre , il
pouvait ou se résigner à être pauvre , ou travailler à ne plus
l'être ; il ne voulut prendre ni l'un ni l'autre de ces partis , et
il aima mieux s'indigner contre les inégalités sociales, qu'il
eût désirées à son profit . Ainsi placé vis-à-vis des autres au
point de vue de la jalousie, tout lui apparut sous un faux
jour et son esprit se déprava au milieu de sophismes mépri-
sans et rongeurs. Absorbé d'ailleurs par la soif des jouissances,
il y rapporta toutes ses actions. Le sentiment du devoir lui-
même se perdit dans celte unique idée; il en était arrivé à la
justification de tous les moyens conduisant au succès. Mais
quoiqu'il eût fait, le mal était resté dans sa vie à l'état du
système; il avait manié le vice dans ses raisonnemens, mais
n'y avait point encore été initié par la pratique; quoique sa
volonté fût chancelante, ses répugnances lullaient toujours ; il
n'eût même fallu peut être qu'un but offert à cette intelli-
gence inquiète , un doux sentiment jeté dans ce cœur vide,
pour ranimer sa mourante vertu. L'ame de Laun iy était comme
le navire qui attend le vent pour orienter ses voiles, égale-
ment prête à la course en droite ligne, ou bien aux louvoie-
mens tortueux. Périlleuse situation , à laquelle arrivent la
plupart des hommes chez qui la domination de l'esprit sur la
matière n'est pas bien établie, et qui, toujours haletans sous
les aiguillons sensuels, ont toujours besoin de se ménager
une révolte contre le devoir.
Il y avait déjà long-temps que Launay était livré aux ré-
flexions dont nous avons indiqué plus haut le sujet, lorsqu'un
infirmier vint l'en retirer, en lui annonçant que le numéro
sept était mort. Le jeune chirurgien quitta la fenêtre noncha-
lamment et à regret. II se dirigea, à travers les deux rangs de
lits, vers le chiffre qui lui avait été désigné, car dans un
hôpital un malade n'a point de nom ; la seule chose que l'on
connaisse et que l'on soigne , c'est le lit ; l'homme qui s'y
trouve n'est qu'un accessoire passager qui change avec la
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paire de draps. En arrivant au numéro sept , Launay écarta
la couverture qui, selon l'usage, avait été rejetée sur la tête
du mort, et le regarda avec curiosité. Toutes ses préoccupa-
tions avaient évidemment fait place à une sorte d'intérêt scien-
tifique : l'instinct du médecin s'était réveillé en lui à la vue du
cadavre.
Il passa légèrement la main sur les protubérances du crâne,
étudia un instant les muscles de la face , puis , comme s'il eût
résolu subitement de vérifier certaines observations ou d'éclair-
cir des doutes , il ordonna de transporter le corps à l'amphi-
théâtre.
Le mort devait offrir, en effet, un digne sujet d'études pour
un disciple de Gall ou de Lavater. Convaincu de vols à main
armée et condamnée à une détention perpétuelle , Pierre Cra-
nou avait vécu vingt ans au bagne, uniquement occupé de
l'idée de fuir. Ses tentatives d'évasion , parfois heureuses, mais
qui n'avaient jamais pu le soustraire long-temps aux recherches,
montaient à soixante, et l'avaient ramené soixante fois sous
le bâton de l'argousin. Ces corrections cruelles l'avaient même
rendu infirme et valétudinaire, sans le faire renoncer toutefois
à ses projets ; on eût dit même que ses désirs de liberté gran-
dissaient avec l'impossibilité de les satisfaire : l'idée d'évasion
devint chez Cranou une sorte de monomanie incorrigible. 11
fallut avoir recours aux moyens extrêmes : le forçat fut rivé à
son banc, chargé de trente livres de fer, et ne sortit plus.
Cette dernière mesure lui ôta enfin tout espoir. Il parut renon
cer à fuir, mais il tomba gravement malade. Il y avait environ
huit jours qu'il se trouvait à linfirmerie au moment où com-
mence notre récit.
Le garde rentra avec la civière , et le mort fut transporté à
la salle de dissection.
L'amphithéâtre du bagne, qui servait rarement, était encore
plus hideux que ces lieux ne le sont d'habitude. Çà et là étaient
dispersés quelques membres demi-rongés par les rats; des
lambeaux de chair putréfiée pendaient le long de la table de
marbre, et le pied glissait sur les dalles inondées d'un sang
verdàtre. Au fond, un squelette incomplet, suspendu près
d'une fenêtre ouverte, se balançait au vent du soir, et faisait
entendre son cliquetis bizarre. Quelque habitué que fût Lau-
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nay à la vue de pareils objets, l'heure inaccoutumée à la-
quelle il se trouvait là , la froide humidité de l'amphithéâtre,
et cette incertitude fantastique que la nuit jette sur tout, lui
causèrent une sorte de malaise. Il se hâta de préparer ses in-
struments, s'approcha de la table, et découvrit le cadavre du
forçat. Il était entièrement nu : le corps, amaigri et replié sur
lui-même, aurait paru appartenir à un vieillard, si, de loin
en loin, quelques muscles tendus , quelques chairs mieux con-
servées n'eussent indiqué les restes d'une virilité vivace ; mais
ces traces de jeunesse n'apparaissaient qu'éparses et rares.
Les membres, couverts des cicatrices qu'y avait laissées le
bâton du garde-chiourme , étaient, en général, tellement déchi-
quetés, noueux et faussés, qu'on les eût crus composés de
mille débris grossièrement soudés l'un à l'autre. La manille de
fer emprisonnait encore la jambe gauche, et y avait imprimé
une trace profonde. Après avoir regardé un instant les restes
d'un homme qui avait tant souffert pendant sa vie pour briser
une chaîne dont le bout pendait encore à son cadavre, Launay
approcha la lampe, et s'arma du couteau de dissection. Mais
au moment où il saisissait le bras du mort , il crut sentir de la
résistance. Surpris et presque effrayé , il se pencha sur le
corps et souleva la tête jusqu'à la lampe; les paupières frémi-
rent légèrement; il approcha davantage... Les yeux s'ouvri-
rent lout-à-fail! Launay se rejeta en arrière, saisi d'épou-
vante. Alors le cadavre se redressa lentement, s'assit sur son
séant, et regarda autour de lui avec inquiétude. Le jeune chi-
rurgien était muet et immobile , ne sachant que penser, lors-
qu'il vit Pierre Cranou se glisser lestement à terre et se diriger
vers la croisée. Ce mouvement fut un trait de lumière. Plus
d'une fois déjà des forçats avaient ainsi cherché , dans une
mort feinte, des chances d'évasion; il comprit qu'il avait été
pris pour dupe, et, revenu de son premier effroi, il s'élança
après Cranou qu'il saisit par le milieu du corps au moment où
il allait franchir la fenêtre. Le forçat essaya de se dégager,
mais Launay ne lâcha point prise , et une lutte acharnée s'é-
tablit entre eux. Elle se termina par la chute de Pierre, qui ,
nu et affaibli, ne pouvait résister longtemps.
— Tu vois que tu n'es pas le plus fort , dit le chirurgien ,
10 REVUE DE PARIS.
en affermissant le genou , avec lequel il le tenait sous lui ; tu
ne te sauveras point malgré moi.
Cranou fil encore quelques efforts, mais, reconnaissant
qu'ils étaient inutiles , il renonça à la résistance.
— Laissez-moi m'échapper, au nom de Dieu ! monsieur Lau-
nay, dit-il d'une voix suppliante ; que vous importe ma fuite J
Vous n'êtes point chargé de me garder.
— Je le suis pendant la maladie. Que dirait on d'un médecin
qui laisse évader ses morts ?
—On ne le saura point ; et, d'ailleurs , on ne peut rien vous
faire, à vous. Oh! je vous en conjure , monsieur Launay, mon
cher monsieur Launay, laissez-moi me sauver, laissez-moi
sortir. Quand je ne devrais que dépasser la porte!.... J'aurais
été libre une minute; j'aurais fait un pas hors du bagne ; j'au-
rais respiré l'air de dehors. Car, depuis ma dernière évasion ,
on ne me laisse plus sortir, vous savez bien , mon bon mon-
sieur Launay!... Je vous en prie.
— C'est impossible.
Le forçat fit un nouvel effort pour se dégager, mais le chi-
rurgien le tenait vigoureusement.
— Tu ne bougeras pas sans ma permission , reprit-il ; je ne
veux pas que l'on dise que tu t'es moqué de moi.
—Je veux être libre; il faut que je sois libre , cria Cranou.
0 mon Dieu ! avoir souffert si long-temps inutilement! moi qui
ai caché deux mois jusqu'à mon désir de me sauver. J'ai man-
qué une occasion , peut-être ! Moi qui suis reslé trois jours
sans manger pour devenir malade et aller à l'infirmerie!
J'avais si bien réussi à paraître mort ! Vous y avez été trompés
tous ! Et tout cela pour rien , pour rien ! Toucher au but et
le manquer! Oh! c'est trop ! c'est trop ! c'est trop!
Cranou frappait sa tête avec rage contre les dalles de l'am-
phithéâtre; Launay fut ému de son désespoir.
— Et pourquoi désires-tu si vivement la liberté ?
— Pourquoi? Ah! vous n'avez jamais été prisonnier, vous!
Pourquoi je veux être libre? parce que je ne peux pas vivre
ici. Je veux retourner dans mon pays avant de mourir ; me
chauffer au soleil de Marseille. Pensez donc! il y a vingt ans
que je n'ai vu un olivier.
— Mais tu n'es même plus assez fort ni assez dispos pour
REVUE DE PARIS. 11
reprendre ton ancien métier; tu mourrais de faim si tu était,
libre.
Cranou grimaça un sourire plein d'un1 vanité dédaigneuse.
— Je suis plus riche que vous tous.
— Toi, riche ?
— Moi.
— Tu es bien heureux.
Quoique ce mot eût été prononcé avec ironie, l'accent du
chirurgien avait sans doute quelque chose que le forçai com-
prit.
— Écoutez, dit-il plus bas, voulez-vous être riche aussi,
vous? J'en ai assez pour deux.
— Tu me prends pour un imbécile, Cranou.
— Je vous dis que j'ai de quoi faire voire fortune.
— Quelque vol à commettre avec loi, n'est-ce pas?
— Non, mais de l'argent à recevoir. Aidez-moi à fuir, ef je
partage.
— Garde tes contes pour quelque autre, dit Launay, hon-
teux de prêter, malgré lui, l'oreille aux mensonges d'un forçai ;
revk-ns à la salle , et que cela finisse.
En parlant ainsi, le jeune chirurgifn s était levé, sans là-
cher toutefois les deux mains de Cranou.
— Vous ne voulez pas me croire? répéta celui-ci avec dé-
sespoir ; sur ma lèle, monsieur Launay, je vous dis vrai : que
faut-il donc pour vous persuader?
—Montre-moi ton trésor.
— Je ne l'ai pas ici; vous savez bien que je ne puis pas
l'avoir; mais laissez-moi m' évader, et je jure devant Dieu que
vous en aurez votre part.
— Je la regarde comme reçue. Allons, drôle, viens te faire
ressouder à la chaîne.
Cranou poussa un gémissement. Du instant il parut en proie
à une incertitude poignante; enfin, se dressant tout à coup :
— Ecoutez moi. s'écria-l-il d'uu accent si vrai , que le chi-
rurgien en fut saisi ; promettez-vous de me laisser fuir si je
vous prouve que je ne mens pas?
—Voyons cela.
— Me le promettez-vous ?
— Je ne risque pas beaucoup , je suppose.
12 REVUE DE PARIS.
— Jurez, alors.
— Soit, je te le jure.
— Eh bien.... sur la grève de Saint-Michel , clans la partie
du nord du rocher lTrglas, au fond d'un trou , à six pieds de
terre, j'ai caché, il y a dix ans, une cassette qui contient
400,000 fr. de billets de banque.
— Et d'où te venait celte cassette?
— D'un voyageur que nous avons assassiné sur la grève
même.
— Misérable !
— Quatre cent mille francs! répéta le forçat d'un air triom-
phant , c'est de quoi être riche à deux, j'espère. Si vous le vou-
iez , la moitié de ia somme est à vous?
Launay secoua la tête.
— Il n'y a qu'une difficulté à ton histoire , c'est qu'il y a dix
ans lu étais déjà au bagne.
II y a dix ans, j'étais en fuite avec Martin. Nous fîmes le
coup ensemble sur la grève, et nous cachâmes la cassette, de
peur d'être poursuivis. Le lendemain , la gendarmerie nous
arrêta à Plestin. Depuis, Martin est mort au bagne, et je suis
resté seul connaissant le dépôt.
Malgré les efforts de Launay pour affecter de l'indifférence,
il était évident qu'il écoutait le forçat avec une attention avide.
Quand celui-ci eut cessé de parler, il demeura quelque temps
pensif , comme s'il eût discuté en lui-même la vraisemblance
de ce qui venait de lui être raconté; mais, sortant tout à coup
de cette préoccupation , il rougit en rencontrant le regard de
Cranou fixé sur lui , et dit d'un ton qu'il essaya de rendre
léger :
— Ton roman est bien inventé, mais il est vieux ; on ne croit
plus guère aux trésors cachés, même dans les opéras-comiques.
Cherche-moi une autre histoire.
Le forçai tressaillit.
— Vous ne me croyez pas ?
— Je crois que tu es un habile coquin , qui aime à exercer
son imagination aux dépens des simples.
— Monsieur Launay, monsieur Launay , par grâce , croyez-
moi ! La cassette est dans un trou de l'Irglas ; je suis sûr de la
retrouver en la cherchant.
REVUE DE PARIS. 18
— Je t'en exempte.
— Monsieur Launay, vous aurez les deux tiers ; je vous
donnerai les deux tiers...
— C'est assez...
— Et tous les bijoux, car il y a aussi des bijoux.
— Assez , te dis-je ; pas un mot de plus ; lève-toi I
Cranou poussa un cri de rage, et se laissa retomber à terre.
— Je ne me lèverai pas; que l'on m'emporte d'ici; je ne
ferai point un pas. Oh! il ne veut pas croire!... Monsieur
Launay , c'est vrai , pourtant... mais il ne veut pas croire. Et
n'avoir pas la cassette là ; impossible de pouvoir prouver que
je ne mens pas ! Rien que dix lieues entre elle et moi , entre
le bagne et la richesse! Monsieur Launay, monsieur Launay,
vous vous en repentirez !... Oh ! il ne veut pas croire!...
Le forçai se roulait ù terre , fou de désespoir. Quant à Lau-
nay, il montrait une grande perplexité. Le récit de Cranou
avait remué tout ce monde de mauvaises pensées qui sommeillait
en lui. D'un côté , il se sentait près de croire aux paroles du
forçat, et disposé à accepter ses propositions; tandis que
d'un autre, la crainte d'être pris pour dupe et la honte d'une
pareille connivence le retenaient. Cette dernière raison l'em-
porta ; mais, pour en finir sur-le-champ avec la tentation , il
s'approcha de Cranou , et, le prenant sous les bras, essaya de
le soulever pour le transporter lui-même à la salle. Voyant ses
efforts inutiles, il se décida a aller chercher du secours.
Il sortit donc après avoir fermé la porte à double tour , et
courut à la salle de garde , où il ordonna à deux infirmiers de
le suivre.
Comme ils approchaient de l'amphithéâtre , un coup de feu
partit à côté d'eux , et , presque au même instant , un homme
nu et couvert de sang parut chancelant à l'autre extrémité de
la cour. C'était Cranou qui, resté seul, était parvenu à s'échap-
per par la fenêtre, et sur qui la sentinelle venait de tirer.
Launay arriva à temps pour le recevoir dans ses bras; mais
la balle avait traversé la poitrine , il était mort.
14 REVÎ'E DE PARIS.
§ H-
Badenwiller est une petite ville placée dans une fente de
montagne, au pied de la Forêt-Noire, et dont le site semble
avoir été disposé à dessein pour le poète qui voudrait faire une
description du paradis terrestre. Encadrée de monts et de fo-
rêts, la vallée s'étend au-dessous de la ville, toute brodée de
fleurs que les eaux tbermales y font éclore, et pareille à une
pièce de velours peint que l'on aurait déroulée au soleil. Son
peu d'étendue ajoute encore à sa beauté. L'œil en embrasse
tous les cbarmes , et l'oreille en entend à la fois tous les mur-
mures. Du reste , rien ne manque à ce coin de terre caché au
fond des gorges sauvages , ni la grâce, ni la puissance, ni la
fraîcheur. On dirait que Dieu a pris plaisir à concentrer dans
cet étroit espace ce qu'il dissémine ailleurs. Toule la nature est
là comme le parfum de toutes les roses dans le frêle sachet que
respire la sultane.
Badenwiller, ainsi que son nom l'indique, est une ville
de bains. Les Romains y eurent même autrefois des thermes,
dont on montre encore au voyageur les curieux débris. De
nos jours, c'est là que se donnent rendez- vous les oisifs de
second ordre, qui, par économie ou par timidité bourgeoise,
redoutent les mondaines réunions de Baden. On y trouve
quelques Suisses fumant à côté de leurs femmes qui tricotent
de silencieuses Badoises, et un grand nombre d'Alsaciennes,
reconnaissables au soin avec lequel elles parlent français de-
vant les Allemands, et allemand devant les Français.
Au moment où nous reprenons notre histoire , les bai-
gneurs logés à la Ville deCarlsrhue, l'un des meilleurs hôtels
de Badenwiller , étaient réunis sous une petite allée d'acacias
plantée près de l'auberge , et Mme Perscof venait de les re-
joindre avec sa fille. Mm0 Perscof, bourgeoise de Mulhausen,
où elle avait eu des parens bourgmestres , comme elle se
plaisait à le répéter, était une de ces honnêtes mères de fa-
mille dont toutes les paroles , toutes les actions et toutes les
pensées ne semblent avoir qu'un but, et sur le front desquelles
on pourrait lire : fille à marier! Encore jeune à la mort de
son mari, elle avait eu l'habileté de se faire de son veuvage une
REVUE DE PARIS. 15
sorte de position sociale ; et ses malheurs, ainsi que ses vertus
étaient passés dans le domaine public. Lorsque ses filles de-
vinrent grandes , elle se servit habilement de la protection
générale qui lui était accordée pour établir avantageusement
les trois premières. Mais quand arriva le four de la quatrième,
elle éprouva des difficultés auxquelles elle ne s'attendait pas.
Sa maison était devenue , pour les jeunes gens à marier ,
comme l'antre du lion ; ils y avaient vu entrer trois des leurs
qui n'étaient point ressortis ; aussi s'écartèrent-ils avec ter-
reur. Mme Perscof eut beau parcourir les bals et les thés en
parlant de son aïeul le bourgmestre, nul ne se présenta. En-
fin, voyant l'impossibilité de placer convenablement Clémence
à Mulhausen, elle se décida à chercher ailleurs, et la conduisit
aux eaux de Badenwiller : elle s'y trouvait déjà depuis six
semaines.
Après avoir salué, par leurs noms, tous les baigneurs, et
avoir demandé à chacun des nouvelles de ses rhumatismes ou
de ses parens, Mme Perscof fit asseoir sa fille à côté d'elle, et
la conversation , un instant suspendue par son arrivée, reprit
son cours.
— Je trouve, en effet, dit une grosse dame qui tenait à peine
sur (rois chaises , qu'il y a quelque chose de bien étrange dans
la conduite de cette miss Morpeth. Venir ici seule avec une es-
pèce de gouvernante! de quoi cela a-t-il l'air?
— Cela n'est point aussi extraordinaire que vous le pensez ,
reprit une autre dame, qui passait pour connaître l'Angleterre,
parce que son mari était abonné à la Revue Britannique,
il faut songer que miss Morpeth est Anglaise ; et res Anglaises
voyagent toujours seules , ou avec leurs amans ; c'est dans les
mœurs.
— Quelle immoralité ! dit Wmc Perscof.
— Au fait, qu'est-ce que c'est que ce M. Burns, qui suit par-
tout la belle Anglaise? Elle prétend que c'est un ami de sa
famille; mais un ami n'a pas toutes ces petites attenlions : il a
plutôt l'air d'un amoureux.
— Cependant il est bien vieux.
— Ce sont surtout les vieux que recherchent les femmes de
ce caractère; ce M. Burns est riche , sans doute ?
— Quelle infamie! s'écria Mme Perscof ; je ne suis qu'une
16 REVUE DE PARIS.
pauvre veuve; mais si j'avais une fille comme cette miss
Morpelh....
— Après tout, interrompit la dame qui lisait la Revue Bri-
tannique , vous la jugez peut-être trop sévèrement. L'Angle-
terre est un pays libre, ils ont l'habeas corpus et les hustings;
tout cela influe sur les mœurs ; il faut faire la part de l'usage.
— Il n'y a pas d'usage qui tienne; cette Anglaise est une
coquette. N'a-t-elle pas réussi à tourner la tète à M. Launay ?
un homme charmant, qui aurait pu faire le bonheur de quelque
jeune personne bien élevée.
— Silence ! dit la grosse dame, le voici lui-même.
Edouard Launay venait , en effet, de paraître au bout de la
terrasse d'acacias. Il s'approcha lentement, salua les baigneurs
et s'assit, sans rien dire, sur un banc isolé. Mme Perscof,
après avoir toussé, s'être détournée vers le jeune homme, et
avoir dérangé sa chaise pour lui montrer une place entre elle
et sa fille, se décida à une invitation directe; mais Launay
refusa poliment de s'approcher. La vieille dame en fut piquée :
— Au fait, dit-elle, votre présence seule parmi nous est, en
ce moment, une véritp' '* faveur; c'est, si je ne me trompe,
l'heure de votre prome. ordinaire avec miss Morpeth. Oui
a pu déranger aujourd'hui vos habitudes?
— Miss Morpeth m'avait averti hier qu'elle ne sortirait pas
ce matin.
— Elle a donc changé d'avis, dit la grosse dame, car la
voilà qui revient du Blaou avec son inséparable compagnon
M. Burns.
Launay se leva vivement. La jeune Anglaise arrivait en effet
à la porte de l'hôtel, montée sur un de ces ânes à selle de bois
qui servent aux excursions dans la Forêt-Noire. En apercevant
Edouard, elle rougit excessivement, sauta à terre avec une
vivacité effrayée , et entra dans l'auberge sans attendre son
compagnon. M. Burns, étonné, regarda autour de lui comme
pour trouver l'explication de ce trouble; mais à la vue du jeune
Français, qui se tenait à quelques pas immobile et pâle, il
parut tout comprendre, et, hochant la tête d'un air mécon-
tent, il allait monter à son tour le perron de l'hôtel, lorsque
Launay lui saisit le bras.
— Monsieur , dit-il avec agitation , je désire avoir une ex-
plication avec vous.
REVUE DE PARIS. 17
La figure de l'Anglais s'éclaircit comme s'il eût attendu et
désiré cette démarche.
— Je suis à vos ordres, monsieur.
Tous deux prirent le chemin du parc. Après une centaine
de pas , Launay se détourna , et voyant qu'ils étaient seuls :
— Monsieur, dit-il en s'arrêlant court, vous savez sans doute
quel motif m'amène vers vous ?
— Je crois le connaître.
— Vous ne pouvez ignorer ni mon amour pour miss Mor-
peth , ni l'espoir que j'ai dû concevoir un instant de voir ma
recherche agréée par elle. Sans connaître les droits que vous
avez à sa confiance , je sais qu'elle vous regarde comme son
conseiller. C'est donc à vous que je demanderai compte de sa
conduite. Je l'ai interrogée elle-même, et elle s'est troublée;
elle a mêlé votre nom à je ne sais quelle réponse que je n'ai pu
comprendre ; ses larmes ont arrêté mes questions. Veuillez me
faire connaître pourquoi un si grand changement s'est mani-
festé en elle depuis votre arrivée ici , pourquoi miss Fanny
m'évite , et enfin , pour citer un fait , pourquoi, après m'avoir
averti qu'elle ne pourrait sortir ce r* '"'«n, elle a changé d'avis
en votre faveur ?
—■Vous me demandez beaucoup de choses à la fois , mon-
sieur, répondit froidement M. Burns. Quant ù cette promenade
que je viens de faire avec miss Morpeth , j'avais besoin de lui
parler seul , et elle m'avait promis hier de m'accompagner au
Blaou.
— Ainsi elle me trompait?
— Dites plutôt , monsieur , qu'elle a voulu adoucir un refus
par ce mensonge innocent. Vous vous plaignez de sa réserve
depuis mon arrivée; mais en y réfléchissant, vous eussiez senti
qu'avant de se déterminer à un choix duquel dépendra sa vie,
elle doit au moins connaître ce qu'elle a à craindre ou à
espérer.
— Je ne sais si je vous comprends , monsieur , répondit
Launay en rougissant , mais s'il s'agit de détails sur moi et sur
ma position , je suis prêt à les donner.
— J'écoute.
— Je suis Breton et d'une famille honorable ; mon père est
mort capitaine de frégate à Brest. Resté orphelin à quinze ans ,
18 REVUE DE PAKIS.
j'ai servi comme chirurgien dans la marine royale que j'ai
quittée il y a seulement dix-huit mois. Quant à ma fortune....
Ici la voix de Launay trembla... elle est facile à vérifier ;
je possède 400,000 fr. en rentes sur l'état, et je suis prêt à en
fournir la preuve.
— Tous ces renseignements ont un grand intérêt pour miss
Morpelhj mais permettez-moi de vous le dire , venant de vous,
ils ne peuvent suffire.
— Monsieur , s'écria Launay, ceci est une insulte.
— C'est de la prudence.
— Et à quel titre, après tout, me demandez-vous ces détails ?
Quels sont vos droits sur miss Morpeth ? Vous même qui étes-
vous , monsieur?
— Un ami qui veille à son bonheur, pas autre chose.
— Ne puis-je vous dire à mon tour, venant de vous , cette
réponse ne peut suffire?
— Monsieur, dit l'Anglais avec hauteur , c'est vous qui êtes
venu à moi ; je ne vous ai demandé ni de m'adresser vos con-
fidences , ni de me croire; j'ai pu consentir à vous interroger ,
mais sans m'obliger à vous répondre. Dès que cette position
respective ne vous convient plus , notre entretien est sans but.
A ces mots, M. Burns salua Launay avec une froide politesse,
et reprit le chemin de l'auberge.
Au moment au il entrait , miss Fanny , qui avait suivi de loin
sa conversation avec le jeune Français , avança la tète pour
en deviner le résultat sur ses traits; mais cet examin ne lui
apprit sans doute rien de favorable, car elle joignit les mains
et baissa la tête en gémissant. M. Burns lui jeta un regard plein
d'une douce compassion , et lui dit à demi-voix :
— Attendez encore, enfant, tout pourra s'arranger peut-
être.
S "i-
Launay , resté seul , voulut d'abord courir sur les pas de
l'Anglais pour lui demander raison des dernières paroles qu'il
lui avait adressées ; mais il fut arrêté par la crainte de rompre
ainsi à jamais avec Fanny. Ce que lui avait dit cet homme ne
REVUE DE PARIS. 19
pouvait d'ailleurs motiver raisonnablement une provocation ,
car son langage avait été orgueilleux plutôt qu'insultant; il dut
donc se résigner.
Depuis qu'une opulence subite attribuée dans le monde à un
héritage inattendu et lointain , mais dont le lecteur a, sans
doute , deviné la véritable source , avait permis à Edouard Lau-
uay de quitter la marine , il avait cbercbé à se distraire par des
voyages et avait parcouru successivement l'Italie, la Suisse,
l'Allemagne. Ce fut en revenant de cette dernière excursion que
le hasard le conduisit à Badenwiller au moment même où miss
Morpeth venait d'y arriver. Frappé de la beauté pure et calme
de la jeune fille , il profita de l'espèce de liberté que la commen -
salité établit entre les baigneurs pour se rapprocher d'elle.
L'anglais lui était assez familier pour qu'il pût entretenir miss
Fannydanssa propre langue, et cette circonstance, qui de-
vint une cause de rapprochement , eut aussi pour résultat de
les isoler du reste de la foule. Entourée d'Allemands qu'elle ne
comprenait pas, miss Morpeth trouva une véritable joie à
parler la langue de son pays. Elle se plaisait à corriger l'ac-
cent d'Edouard ; elle s'amusait de ses gallicismes et lui don-
nait de longues explicalions, que le jeune homme avait soin
d'oublier , afin que son ignorance nécessitât de nouvelles
leçons.
Toute entière à son enseignement , Fanny lui laissa voir
ainsi son esprit sans voile. Sa supériorité accidenlelle l'exemp-
tait de toute modestie ; voulant faire le professeur en con-
science, elle oublia ses réserves déjeune fille, et se montra
à Launay dans toute la force et dans toute la grâce de son
intelligence.
Ces leçons étaient données le plus souvent en français, et
cette circonstance leur prêtait un charme irrésistible. Il y a
en effet dans l'accent inaccoutumé qu'une femme étrangère et
belle donne à la langue qui n'est point la sienne, dans ce ton
de doute et d'interrogation d'une voix qui hésite, dans cette
espèce de prière perpétuelle d'une bouche qui se sent inhabile,
je ne sais quelle grâce enfantine. Les attitudes imprévues
qu'elle donne à sa pensée , tous ces charmans barbarismes qui
tombent de ses lèvres harmonieuses , ont quelque chose de
neuf et de timide à la fois, qui touche en faisant sourire. Sub-
20 REVUE DE PARIS.
jugué par cet atlrait bizarre , Launay ne quitta bientôt plus
miss Morpeth. Afin de justifier son assiduité , il proposa de lui
lire nos plus grands poêles et de discuter avec elle les diffi-
cullés de langage qu'elle pourrait remarquer. Mais ces expli-
cations ne restèrent pas long-temps dans le domaine de la
grammaire. Passant de la forme à la pensée , et de celle-ci
à ses déductions , les deux jeunes gens entrèrent bientôt dans
la discussion de toutes ces thèses rêveuses el tendres qu'il
est si dangereux d'agiter à deux dans la solitude. Sans s'en
apercevoir , Edouard et Fanny descendirent des généralités
aux applications , et sortirent du roman pour entrer de plein
pied dans l'histoire. Un mois suffit pour tout cela, et quand
M. Burns arriva, ils s'étaient déjà fait clairement l'aveu de
leur amour.
L'apparition de celui-ci troubla ce tranquille bonheur. Miss
Morpeth l'avait annoncé à Launay comme un ami de sa fa-
mille qu'elle aimait et respectait à l'égal d'un père, mais sans
s'expliquer davantage sur les rapports qui la liaient à lui. Ce
ne fut donc pas sans un certain mécontentement, mêlé de ja-
lousie, qu'Edouard s'aperçut de l'empire exercé par le nouveau
venu sur miss Fanny et de la tendresse qu'ils se témoignaient
réciproquement. Aussi ne répondit-il que faiblement aux avan-
ces de M. Burns , qui, du reste, se renfermèrent dans les
limites d'une dignité froide et inquisitoriale qui le choquèrent.
Depuis son changement de situation , il éprouvait une extrême
répugnance à parler de son passé, elles moindres investigations
relatives à sa personne ou à sa vie l'irritaient. Souvent au mi-
lieu de la conversation la plus animée, un fait raconté, un mot
jeté en passant, arrêlaienl court sa gaieté ; et il était évident
pour tout observateur attentif, qu'il y avait dans celle ame
des cordes fatales que l'on ne pouvait effleurer , même par
hasard, sans exciter un frémissement intérieur et douloureux.
On conçoit qu'il dut répondre à quelques interrogations in-
directes que lui adressa M. Burns assez brusquement pour lui
ôter l'envie de les renouveler. L'Anglais s'abstint , en effet, dès
ce moment , de toute question ; mais par suite sans doute de
l'influence qu'il exerça secrètement sur miss Morpeth , celle-ci
commença aussi dès-lors à se montrer moins libre el moins
tendre. Edouard , inquiet , voulut s'expliquer avec la jeune
REVUE DE PARIS. 21
fille et ne put en obtenir que des mots entrecoupés et des lar-
mes. Les choses en étaient à ce point lorsque le jeune homme
eut avec M. Burns la conversation que nous avons rapportée
plus haut.
S iv.
Lorsque, le soir, Launay retrouva miss Fanny dans la salle
où se réunissaient les baigneurs, il se contenta de la saluer, et
alla se placer à l'autre extrémité de la table de travail , près
de Mme Perscof.
Il ne pouvait pardonner à miss Morpeth sa soumission aux
volontés de ce Burns qu'il détestait. Quelle était en définitive
la cause de cette dépendance à laquelle Fanny se résignait ?
C'était une dépendance trop craintive pour être fondée seule-
ment sur l'amitié , trop tendre pour l'être sur la peur. Il y
avait évidemment dans tout cela un mystère. Quant aux hon-
teuses suppositions qui avaient été faites par quelques femmes,
Edouard n'y avait même pas songé ; miss Morpeth s'était trop
librement dévoilée à lui pour qu'il pût la méconnaître à ce
point. Il s'était penché sur celle ame et avait vu jusqu'au fond
comme dans une limpide fontaine. Il est des puretés si évi-
dentes , des candeurs si saintes , que le doute même ne peut
naître en leur présence ; on les aperçoit comme le soleil , sans
que l'idée vienne de les discuter ; on sent qu'elles existent par
cela seul qu'on se sent exister soi-même. 11 n'y a guère que
les caractères dont la valeur est contestable sur lesquels on
éprouve de l'incertitude ; c'est alors comme un instinct de ré-
pulsion qui s'éveille dansl'ame. Aussi la possibilité du soupçon
est-elle peut-êlre la première punition infligée aux douteuses
vertus.
Cependant Mme Perscof , aussi surprise que charmée d'avoir
Launay entre elle et sa fille , ne négligeait rien pour être
agréable au jeune homme. Elle lui parla successivement de
son aïeul le bourgmestre , des beautés de la Suisse et de toiles
peintes, sans pouvoir animer la conversation. Pour échapper
à de nouvelles tentatives , Edouard prit son album et com-
mença à crayonner au hasard. Mais toujours ses yeux et son
2.
22 REVUE DE PARIS.
esprit se tournaient involontairement vers ie coin obscur où
se trouvait miss Morpeth. Enfin, impatienté de ne la voir faire
aucune tentative pour se rapprocher, il jeta là son portefeuille
et se mit à se promener à grands pas.
Mme Perscof, espérant le ramener, prit son album et s'exta-
sia sur un paysage italien qu'elle regardait à rebours ; mais
voyant que ses exclamations étaient inutiles , et que Launay
continuait à se promener, elle passa à sa voisine le cahier, qui
fit bientôt le tour du cercle et arriva à miss Morpeth. Quoique
celle-ci le connût, elle recommença à le feuilleter , moins pour
les dessins que pour avoir sous les yeux quelque chose d'E-
douard. En le parcourant , elle s'arrêta machinalement sur
une étude de rochers. M. Burns , qui était près d'elle et suivait
des yeux les feuillets, parut surpris à cette vue :
— Ah ! l'Irglas ! s'écria-t-il.
Launay, qui se trouvait à quelques pas, se détourna avec un
tressaillement convulsif :
— Oui vous a dit cela, monsieur ? demanda-t-il aigrement.
— Le nom est écrit au bas, répondit doucement Fanny.
— C'est une erreur ; ce n'est point l'Irglas , je ne connais
point l'Irglas.
Il reprit son album, et regardant le dessin indiqué :
— Une ridicule esquisse que j'ai faite en Suisse , ajouta-t-il ;
et il déchira la feuille avec humeur.
M. Burns avait suivi tous ses mouvemens d'un air étonné.
On eût dit que ce qui venait d'arriver réveillait en lui quelque
souvenir particulier. Il sembla prêt à interroger Launay, puis,
comme s'il y eût renoncé, il s'éloigna rêveur.
Deux jours s'écoulèrent sans rien changer à la position des
deux amans. Edouard , blessé dans son orgueil , attendait une
avance de miss Fanny pour reprendre ses anciennes habitudes,
La jeune fille, de son côté, semblait vouloir renouer leur in-
timité d'autrefois , et subir malgré elle une dure nécessité qui
l'arrêtait. 11 était clair qu'un mystère était venu se placer
entre les deux jeunes gens et les tenait séparés ; car si un
secret possédé en commun est une sorte d'anneau qui soude à
jamais deux cœurs l'un à l'autre ; possédé séparément, c'est
un mur que l'amour lui-même ne saurait franchir. La situa-
tion respective de miss Morpeth et de Launay aurait donc pu.
REU1E [)E PARIS. 25
se prolonger fort long-temps si une circonstance inattendue
n'était venue à leur secours.
Un soir qu'Edouard revenait de la montagne , fatigué et
abattu , il entra dans la grande salle et vint s'accouder à une
fenêtre. La nuit commençait à descendre sur la coulée , et les
regards du jeune homme erraient sans but sur les sommets de
la Forêt- Noire que baignaient les dernières lueurs du soleil
couchant , lorsqu'une voix bien connue l'arracha à sa rêverie.
Il se détourna vivement , et aperçut à l'autre extrémité de la
salle miss Fanny et M. Burns. La jeune fille était assise tenant
à la main une lettre qu'elle semblait lire avec une profonde
émotion. Des larmes coulaient le long de ses joues enflam-
mées , et des exclamations entrecoupées lui échappaient à
chaque instant. Celte vue produisit sur Edouard un effet in-
dicible. Oubliant tout ce qui s'était passé, il s'avança vivement
vers miss Fanny en prononçant son nom. Le regard de
M. Burns l'arrêta ; mais la jeune fille avait vu son mouvement
et l'avait compris : elle lui tendit la main. Launay, trans-
porté , saisit cetle main, qu'il baisa ; puis, se rappelant la pré-
sence de M. Burns, il rougit, s'inclina avec un gracieux em-
barras et dit :
— Pardon, miss Morpelh ; mais en voyant votre émotion , je
n'ai point été maître de mon élan ; j'ai craint qu'il ne vous fût
arrivé quelque chose de fâcheux.
— Oh! non , monsieur, répondit-elle d'une voix vibrante,
celte lettre n'a rien de triste: c'est de bonheur que je pleure.
Et regardant M. Burns, comme pour lire dans ses yeux l'ap-
probation de ce qu'elle disait :
— C'est une bonne lettre , n'est-ce pas , mon ami ?
L'Anglais s'inclina en souriant. 11 y eut un moment de si-
lence, pendant lequel les deux amans restèrent l'un vis-à-vis
de l'autre , confus et les yeux baissés. Leur compagnon parut
senlir que dans une telle circonstance sa présence était une
cruauté. Il jeta sur eux un regard plein de bonhomie compatis-
sante , et reprenant la lettre des mains de miss Morpelh , il
sortit après avoir salué amicalement Launay.
Dès qu'ils se trouvèrent seuls par un élan commun, les amans
se tendirent les deux mains, et Edouard s'assit près de la jeune
fille.
2* REVUE DE PARIS.
— Enfin ! dit celle-ci. Oh ! depuis combien de temps ne vous
ai-je point vu ainsi près de moi?
— Que ne m'y appeliez-vous , Fanny ! je n'attendais qu'un
geste.
— Et le pouvais-je , mon Dieu !
— Qui vous en empêchait?
— Ah ! ne m'interrogez pas , ne me demandez rien, laissez-
moi aujourd'hui tout entière à ma joie; ne vous suffit-il pas de
me voir heureuse?
— Vous avez encore des larmes suspendues à votre sourire.
— Je ne veux pas les essuyer, Edouard; ce sont de trop
douces larmes ; j'aime à les sentir sur mon visage ; je voudrais
les y garder tonjours. J'ai peur que ma joie ne sèche avec elle.
— Oh ! tâchez que cela ne soit pas; ne nous brouillons plus;
je sens que je ne puis vivre ainsi.
— Et le puis-je plus que vous?
— Pourquoi alors ne pas échapper à toutes ces contrariétés ,
à toutes ces bouderies dans lesquelles le cœur s'aigrit? Fanny,
vous savez combien je vous aime, voulez-vous laisser à toujours
vos mains dans les miennes comme elles sont là ?
La jeune fille était rouge et tremblante ; elle leva sur Edouard
des yeux chargés de langueur; puis, cachant son visage sur
l'épaule du jeune homme :
— Vous savez bien que je le voudrais , dit- elle à voix basse.
— Alors pourquoi retarder notre bonheur ?
— Savez-vous si je suis libre ; si les personnes qui décident
de mon sort n'avaient point conçu des projets plus ambitieux
auxquels il faut d'abord les faire renoncer ?
— Voilà donc l'obstacle qui nous sépare? Votre famille, no-
ble et riche sans doute, méprise une alliance trop vulgaire.
— Je n'ai point dit cela, Edouard ; j'aurais dû ne rien dire.
Au nom du ciel, ne me faites point parler; vous voyez , je ne
suis plus à moi ! Oh ! je vous en conjure , ne me deman-
dez rien.
— Eh bien ! soit, dit le jeune homme avec abandon ; aimons-
nous sans réflexion , et que la destinée fasse de nous ce qu'elle
voudra. Mais ne me délaissez jamais comme vous venez de le
faire , Fanny ; car, seul , j'ai peur de moi-même. J'attendrai
avec confiance tant que vous serez là; mais vous êtes ma pa-
REVUE DE PARIS. 25
(ience comme vous êtes mon bonheur. Songez que je suis triste;
restez toujours entre moi et ma pensée; faites-vous la garde-
malade de mon ame : c'est un rôle qui vous va bien , à vous ,
pâles et douces Anglaises, à qui il ne manque que des ailes
pour être des anges. Voulez-vous qu'il en soit ainsi , dites?
— Je le veux, Edouard, je le veux; mais, vous aussi, voulez-
vous être serein et calme?
— Hélas ! je le voudrais ! J'essaierai , Fanny ; je vous pro-
mets d'essayer.
— Et vous vous rapprocherez de M. Burns, demanda la jeune
fille timidement : il le faut , Edouard.
— J'essaierai.
— Et moi , s'écria l'enfant dans une exaltation de joie et d'a-
mour, je prierai Dieu pour que notre projet réussisse.
Launay la serra dans ses bras ; et déposant sur son front un
baiser mêlé de larmes :
— Priez-le aussi pour moi , Fanny , dit-il.
§ v.
Le lendemain matin, Edouard descendit au point du jour
dans la vallée. L'explication qu'il avait eue la veille avec miss
Morpelh avait produit en lui une sorte de révolution. En voyant
les larmes candides de celle-ci, en entendant sa voix si pleine de
naïveté et de religion , il avait retrouvé toutes les sensations de
son adolescence. Il s'était trouvé lui-même si petit en face de
celte ame d'enfant , qu'il avait eu honte de son indignité. Il est
rare que la vue d'un être pur ne nous rappelle pas à d'honora-
bles aspirations. Une vertu sereine produit sur nos dispositions
morales le même effet que l'Apollon sur notre attitude exté-
rieure; par imitation , notre ame se relève et prend une pose
plus digne. Jamais Edouard n'avait senti aussi vivement le re-
gret de son passé. Cet amour de miss Fanny lui causait une
sorte de remords. Savait-elle à qui elle se donnait? Ah ! pour-
quoi, pourquoi n'élait-il point resté sans reproche ? Il est donc
vrai que dans toute existence il vient un jour, une heure, où les
fautes commises se dressent autourde nous;unjour, une heure,
où l'on apprend cruellement que bonheur et devoir sont deux
/
26 REVUE DE PARIS.
noms donnés à une même chose. Comme alors tout se défleurit !
comme les sources les plus fraîches s'empoisonnent ! Rien ne
soulage plus; les gémissemens étouffent, les pleurs brûlent.
Vous avez beau entasser les joies dans votre cœur , tout fuit
comme du tonneau des Danaïdes. Launay l'éprouvait doulou-
reusement, car son bonheur même était devenu pour lui une
source de souffrances.
Il parcourut long-temps la vallée, cherchant à calmer son
agitation. Enfin , lorsque cette crise se fut apaisée , il revint
vers l'auberge , où Fanny devait déjà l'attendre.
Le long du chemin , les gracieuses images dont il était en-
touré , et l'espoir de voir bientôt celle qu'il aimait , dissipèrent
les nuages de son front. Avec cette souplesse de toutes les na-
tures sensibles, il passa en peu de temps du désespoir à l'allé-
gresse. Il se mit à faire un bouquet de fleurs des champs pour
Fanny , et à chaque fleur cueillie , une triste pensée s'envolait
de son cœur. Il arriva ainsi à l'hôtel en regardant les papillons
voler et en fredonnant un air de son enfance.
Comme il approchait, il aperçut devant la porte Mme Perscof
avec la grosse dame, et quelques autres baigneuses qui sem-
blaient en grande conférence. Ne pouvant les éviter , il hâta le
pas pour passer rapidement ; mais au moment où il mettait le
pied sur la première marche, Mme Perscof l'arrêta par le
bras.
— Nous causions de vous , monsieur Launay , dit-elle.
— C'est trop de bonté , madame.
— Je racontais votre histoire.
— Je ne comprends pas...
— Oh ! c'est que je suis au fait de votre vie passée...... Vous
ne vous en doutez guère , n'est-ce pas ?
— Madame , dit Edouard troublé, c'est une plaisanterie....
— Ce n'est point une plaisanterie. Je sais que vous êtes né à
Rrest, que vous avez été reçu chirurgien de marine en 181G; je
sais que vos camarades vous appelaient le dernier des S tuarts .
par allusion à votre nom d'Edouard et à vos rêves ambitieux...
Ne suis-je pas bien informée ?
— Si bien , madame , que je veux savoir qui vous a donné
ces détails.
— Attendez, ce n'est pas tout; je sais encore que vous êtes
REVOE DE PARIS. 27
devenu riche suintement en héritant d'un oncle que personne
ne connaissait.
— Madame ! madame ! s'écria Launay , je veux savoir qui
vous a dit cela. Suis-je donc soumis ici à une inquisition oc-
culte? Qui vous a dit cela , madame ? Je veux le savoir.
Mme Perscof fut presque effrayée.
— Mon Dieu ! dit-elle , je ne voulais pas vous mettre en co-
lère, je n'ai pas cherché à connaître tous ces détails ; mais il y
a ici sans doute des gens plus intéressés que moi à les avoir.
Un fragment de lettre, que j'ai trouvé par hasard, m'a appris
ce que je viens de répéter.
— Où est-il?
— Le voici.
Edouard reconnut la lettre qu'il avait vue la veille entre les
mains de miss Fanny. En la parcourant, il vit que c'était
une réponse à des questions fort détaillées faites A son sujet.
• La découverte de celte lettre lui causa une véritable colère.
L'idée que sa vie , qu'il eut voulu cacher à tous les yeux , était
ainsi scrutée, et que tous pouvaient y porter un regard curieux,
le transportad'indignalion. Ne pouvant maîtriser son agitation,
il balbutia quelques excuses à Mme Perscof, garda la lettre et
entra à l'auberge.
Miss Morpeth , qui l'attendait , sourit en l'apercevant ; mais
Launay s'avança jusqu'au balcon où elle se trouvait sans répon-
dre à ce sourire.
— Mon Dieu ! qu'avez-vous , Edouard ? demanda-t-elle avec
crainte.
Pour toute réponse, il lui lendit la lettre. Elle y jeta un re-
gard , rougit et baissa les yeux. Launay froissa le papier avec
importement.
— 11 y a, dit-il, des gens prudens jusqu'à n'ouvrir leur cœur
que comme on ouvre un crédit , après renseignemens, et dont
l'amour ne se déclare que sur un certificat de bonnes mœurs.
— Edouard ! cria Fanny en se levant.
Mais il ne l'écouta pas.
— Ceux-là ne savent pas que se défier c'est mépriser ; ils ai-
ment mieux croire l'étranger qu'ils interrogent que l'homme
onU'ame entière leur appartient. C'est le soupçon qui leur
forge l'anne au d'alliance, el ils ne donnent leur affection que
28 REVUE DE PARIS.
sur bonne hypothèque. Que vous semble , miss Morpelh, de pa-
reilles gens ?
Miss Fanny avait écoulé sans faire un mouvement ; seule-
ment elle était devenue plus pâle à mesure qu'Edouard parlait.
Quand il s'arrêta , elle posa doucement la main sur le bras du
jeune homme, et, d'un accent indicible , tant il contenait de
douleur retenue :
— Je ne suis pas de ces gens-là, Edouard, vous le savez, car
je vous ai aimé quand je connaissais à peine votre nom. Cette
lettre qui vous blesse ne m'était point adressée; ce n'est point
moi qui l'ai demandée. En la lisant , j'ai pleuré de joie, parce
que j'y lisais votre éloge , et qu'elle pouvait lever bien des ob-
stacles. Mais pourquoi aurais-je songé à avoir des renseigne-
mens sur votre vie ? Avais-je pensé à vous en donner sur la
mienne ? Je vous connaissais mieux que nul autre, car je vous
aimais plus. Je n'ai pu empêcher celte démarche qui vous a ir-
rité; j'ai eu tort, puisque j'en ai été la cause; j'ai eu tort,
puisque vous avez souffert ; mais vous me pardonneriez une
faute; ne pouvez vous me pardonner un malheur?
Ces mots avaient été prononcés avec une si angélique dou-
ceur ; il y avait dans le geste, dans la voix , dans le regard de
miss Fanny, une vérité si saisissante par sa simplicité, une
douleur si sincère et pour ainsi dire si modeste, qu'Edouard en
demeura frappé. Son ressentiment s'amortit contre cette sou-
mission. Il arrivait furieux, la main levée , et il trouvait un en-
fant à genoux qui lui prouvait d'un mot son innocence et lui
demandait néanmoins pardon. Quelle colère ne se serait brisée
devant celte humble tendresse ? Il prit les mains demiss Fanny,
et les serrant conlre sa poitrine :
— C'est vrai , dit-il, je suis un fou et vous un ange ; ne m'en
veuillez pas. Mais l'idée d'une défiance de votre part m'a mis
hors de moi : j'ai été trop prompt. C'est encore cet homme que
j'aurais dû accuser. Toutes les fois qu'un ennui m'arrive, je de-
vrais penser à lui. Je le trouve partout sur mon chemin.
— Ne le jugez pas, au nom du ciel ! Edouard , ne le jugez pas
encore ; attendez à le mieux connaître.
— Quel qu'il soit , devrais-je le remercier du mal qu'il m'a
fait?
— Peut-être , mon ami.
REVUE DE PARIS. 29
— Je ne vous comprends pas , Fanny ?
— Aussi ne vous ai-je point demandé de me comprendre ,
mais de me croire, dit-elle avec un irrésistible sourire.
Edouard fut entraîné.
— Vous avez raison , toujours raison, Fanny, c'est moi qui
suis un insensé de vous tourmenter ainsi. Vous voyez, je suis
si peu accoutumé au bonheur, que je ne sais point m'en servir.
Je le gâte et le gaspille sans raison. Pardonnez-moi. Je sens
combien je vous méritais peu...
— Allez, interrompit gaiement la jeune fille, en posant sur
ses lèvres deux mains qu'il baisa avec amour ; je vous par-
donne, mais ne péchez plus.
Les deux amans s'assirent ensuite l'un à côté de l'autre , et
commencèrent une de ces conversations impossibles à décrire,
mélange de mots sans suite, de gestes joueurs, de folies sé-
rieuses et de lutineries caressantes. Leur amour paraissait dou-
blé , car c'est là l'effet ordinaire de ces querelles. Il semble alors
que la passion, comme un enfant qui a boudé long-temps et
auquel on vient de pardonner, cherche, à faire oublier ses fau-
tes "par mille gentillesses. Fanny et Edouard se livrèrent à tou-
tes les puérilités ravissantes habituelles à de tels entretiens.
Rêves , souvenirs , confidences, idolâtries, rien ne fut oublié.
Puis il fallut savoir qui d'elle ou de lui aimait le mieux ; éternel
débat des amans, toujours soulevé et jamais résolu.
— J'aime plus que vous , car je vous dois plus, répétait
Launay, en jouant avec l'écharpe de Fanny.
— On ne peut jamais devoir plus que le bonheur.
— Moi j'aime en vous votre douceur, votre intelligence ,
votre beauté; mais vous, que pouvez-vous aimer en moi?
— J'aime votre amour.
— Ah ! oui , aimez cela , Fanny , s'écriait le jeune homme ,
aimez cela, car c'est la seule chose que je sois sûr de ne perdre
jamais; vous avez raison, c'est là mon charme, aimez mon
amour, car il est immense, car c'est le premier, le seul que j'aie
ressenti.
— Le premier, le seul, répétait Fanny en secouant la tête ,
et cependant cette main porte une bague d'alliance.
— Cet anneau? ah! n'en soyez point jalouse; ce n'est qu'à
défaut de vous qu'il me procurera une fiancée, et alors mon
3
30 REVUE DE PARIS.
infidélité ne pourra vous blesser : mon ombre voyagera sur
l'aile des vents, couverte d'un nuage sombre.
— Que voulez-vous dire.
— Rien, rien, enfant; ne nous occupons que du présent ,
parlez-moi de votre tendresse ; si vous m'aimez toutefois, car
vous ne me l'avez point encore dit.
— Méchant, murmurait-elle, souriante et confuse.
— Méchant veut dire je vous aime un peu , n'est-ce pas? et
pourtant, miss, vous êtes trop bien élevée pour m'aimer devant
le monde ; quand nous ne sommes point seuls et que je cherche
à vous parler du regard , vous baissez vos grandes paupières
comme une pensionnaire en visite , et vous faites de vos longs
cils une sorte d'éventail à votre cœur. Parmi vous, cela s'ap-
pelle, je crois, décence, mais dans le dictionnaire, ma belle
miss, cela se nomme hypocrisie.
Et Fanny de se récrier.
— Hypocrisie, miss, répétait Edouard en souriant, et de la
moins logique, car pourquoi cacher l'amour quand vous ne
cachez pas l'amitié? Vous souriez à M. Burns et non à moi ;
vous lui accordez des faveurs que vous me refusez.
— Lesquelles donc ?
— Mille : par exemple cette écharpe que je tiens , c'est lui
qui vous l'a donnée; porteriez-vous ainsi un présent de moi?
— Quelle différence !
— Je n'en vois pas. Pourquoi ne m'accordez-vous point
aussi cette joie? Laissez-moi vous donner une agrafe pour
cette écharpe, Fanny, chaque fois que je vous la verrai, je me
dirai que vous pensez à moi. Puis ce sera comme un symbole
de l'union que vous voulez établir entre M. Burns et moi.
— Plus lard , plus tard, répondit la jeune fille prête à céder.
— Je vous l'enverrai ce soir, dit Edouard.
Quelqu'un entra.
Une heure après , Launay fouillait dans un écrin richement
garni et en retirait un magnifique camée que Fanny reçut le
jour même avec un billet qui ne contenait que ces mots.
« C'est un bijou de famille, il appartenait à ma mère, c'est
elle qui l'offre à sa fille. »
Ainsi que le jeune homme l'avait prévu, ces deux lignes
levèrent les derniers scrupules de la jeune fille, et lorsqu'il
REVUE DE PARIS. 31
descendit le soir dans la salle commune où les baigneurs
étaient réunis , il aperçut miss Morpeth trop entourée pour
qu'il pût lui parler, mais qui le cherchait des yeux ; le camée
retenait son écharpe. Edouard la remercia d'un regard plein de
reconnaissance et d'amour.
Dans ce moment M. Burns entra. Après avoir salué tout le
monde , il s'approcha de miss Morpeth : en se penchant vers
elle pour lui parler , ses yeux rencontrèrent le camée ; il s'ar-
rêta court.
— Qu'avez-vous ? demanda Fanny étonnée.
— Je ne vous connaissais pas ce bijou, dit-il en désignant
l'agrafe du regard.
Miss Morpeth devint confuse.
— Depuis quand est-il en votre possession?
— D'aujourd'hui seulement.
II s'approcha davantage et l'examina plus attentivement.
— A qui l'avez-vous acheté?
— Je ne l'ai point acheté, murmura la jeune fille, n'osant
lever les yeux.
M. Burns fit un brusque mouvement de surprise.
— On vous l'a donné?
Elle ne répondit pas.
Il laissa échapper un geste de mécontentement et parut prêt
à adresser un reproche à la jeune fille; mais comme s'il eût
senti que le lieu n'était point favorable pour une explication :
— Nous en reparlerons , dit-il ; veuillez seulemeut me con-
fier un instant ce camée.
Miss Morpeth tremblante le détacha et le lui remit. M. Burns
le considéra long-temps avec une attention singulière; il le
retourna en tous sens, en examina les moindres détails d'un
air d'incertitude , mais tout à coup un souvenir sembla l'illu-
miner; il posa le doigt sur une aspérité imperceptible et le
camée s'ouvrit. 11 ne put retenir une exclamation; Fanny sui-
vait tous ses mouvemens avec une sorte d'épouvante. Il se
tourna brusquement vers elle.
— D'où M. Launay a-t-il eu ce camée?
— C'est un bijou de famille que lui a laissé sa mère.
— Il vous a dit cela ?
— Il me l'a dit.
32 REVUE DE PARIS.
Le front de l'Anglais s'assombrit. Il s'éloigna tenant toujours
l'agrafe et se mil à se promener dans le fond de la salle. Ses
yeux se portaient alternativement du camée sur Launay, qui,
placé à quelque distance, n'avait rien remarqué; enfin il parut
prendre une résolution subite, et se rapprocha du cercle des
baigneurs.
Dans ce moment un Français parlait de l'expédition de
l'Euphrate et des dangers que courraient les explorateurs au
milieu de ces peuplades sauvages.
— Les dangers auxquels on est exposé en Europe ne sont
guère moins grands, dit vivement M. Burns , et il est peu de
voyageurs qui n'aient couru risque de la vie au moins une
fois.
— Sur les routes d'Angleterre peut-être ? répondit le Fran-
çais , mécontent d'avoir été interrompu.
— En France, monsieur , il n'y a pas encore douze ans, que
moi qui vous parle , j'y ai été assassiné.
Les femmes poussèrent une exclamation d'effroi et de cu-
riosité.
— Vous, vous, comment cela?
Tous les sièges se rapprochèrent , et le cercle se resserra
autour de M. Burns.
— C'est un événement fort simple, reprit il , quoiqu'il ait
eu pour moi des suites cruelles. Après être débarqué à Brest ,
je parcourais la Bretagne en chaise de poste; j'étais seul et
porteur de 400,000 fr. en bank notes. Nous devions traverser
une grève immense appelée grève de Saint-Michel.
Launay , qui était resté à l'écart et étranger au mouvement
qui s'était fait autour de M. Burns, tressaillit au nom que celui-
ci venait de prononcer; il leva la tête et prêta l'oreille. L'An-
glais, qui avait tout vu, continua.
— Quand nous arrivâmes à ce passage, la nuit se trouvait
déjà avancée , et l'obscurité était profonde. La chaise de poste
commença à rouler sur le sable humide sans que l'on entendît
le bruit des roues, ni celui des chevaux. Il y avait quelque chose
d'étrange dans cette situation. Je me sentais emporté comme
par enchantement à travers les ténèbres; à ma droite et sur
une ligne immense, je voyais des formes blanches et mouvantes
qui paraissaient et disparaissaient alternativement. Une rumeur
REVUE DE PARIS. 33
confuse, semblable à celle d'une multitude, venait de ce côté;
c'était le bruissement de la marée qui descendait. Je roulais
ainsi, depuis dix minutes, tout occupé du spectacle bizarre
que j'avais sous les yeux , lorsque la voiture passa devant un
rocher accroupi au milieu de celle plaine de sable comme un
sphinx égyptien dans le désert. — Vlrglas , me cria le pos-
tillon en me montrant avec son fouet l'écueil énorme. Ce nom
devait rester gravé dans ma mémoire. A peine avions-nous
dépassé le rocher, que la chaise s'arrêta subitement. J'entendis
un cri et le bruit que fait la chute d'un homme; je m'élançai
à la portière , mais je n'eus le temps de rien voir; je retombai
àl'inslant dans la voilure,latêtebrisée et baigné dansmon sang.
Un long murmure d'horreur interrompit M. Burns. Il tourna
les yeux vers Launay : celui-ci n'avait point quitté la même
place , mais sa pâleur était effrayante.
Il reprit :
— Lorsque je revins à moi , plusieurs jours après, je sus
que des pêcheurs m'avaient recueilli sur la grève, où l'on avait
trouvé ma voiture pillée et le postillon mort. Je fus trois mois
à me" rétablir de ma blessure.
— Et l'on ne put découvrir vos assassins? demandèrent plu-
sieurs personnes en même temps.
— Les recherches qui furent faites alors n'amenèrent aucun
résultat. J'avais pourtant quelque espoir, car, parmi les objets
volés , se trouvait une cassetle qui contenait plusieurs bijoux
faciles à reconnaître, entre autres, un camée semblable à
celui-ci.
M. Burns montra l'agrafe qu'il avait gardée à la main. On
se penchait déjà pour l'examiner , lorsque miss Fanny poussa
un cri : touslesyeux se tournèrent vers l'endroit qu'indiquaient
ses regards. Edouard Launay s'appuyait au mur, prêt à perdre
connaissance.
— Ou'a-t-il? s'écria-t-on de tous côtés.
M. Burns se leva.
— Je puis vous l'apprendre
— Mon père.... , cria Fanny en s'élançant vers lui, éperdue
et les mains suppliantes.
L'Anglais s'arrêta et la reçut dans ses bras, presque évanouie.
Mais àce cri tous les spectateurs s'étaient détournés stupéfaits.
3.
34 REVUE DE PARIS.
Launay lui-même l'entendit ; il se redressa comme un spectre ,
écarta ceux qui l'entouraient , et , apercevant M. Burns qui
soutenait la jeune fille :
— Son père! son père! répéta- t-il avec égarement : mon
Dieu !son père!
Il chercha un instant autour de lui d'un œil éperdu; et, s'é-
lançant vers la porte , il disparut.
$ VI.
Les soins que M. Burns fut obligé de faire donner dans les
premiers instans à miss Morpeth , qui venait d'être saisie de
spasmes et d'une fièvre violente, le détournèrent de toute autre
pensée. Sa fille, car nous pouvons désormais lui donner ce
nom, venait enfin de s'assoupir; il l'avait quittée un instant,
et se promenait pensif dans la chambre qui précédait celle de
Fanny, lorsque la porte s'ouvrit doucement, et Edouard Launay
parut sur le seuil. M. Burns recula de surprise, et presque
d'effroi. Le jeune homme s'arrêta ; il y avait tant d'humilité
dans son attitude, que l'Anglais en fut rassuré.
— Vous ne m'attendiez pas, sans doute, monsieur, dit
Edouard à voix basse.
— Il est vrai; les assassins ont d'habitude plus de prudence.
— Aussi en|aurais-je davantage, si j'étais un assassin; mais je
liens à vous détromper, monsieur.
M. Burns secoua la tête.
Ah! ne vous pressez point de juger ; ce que je vais vous dire
me laisse assez coupable pour qu'on me croie. Du reste , mon-
sieur, la preuve que je n'ai point trempé dans ce crime est
facile ; à l'époque où il fut commis, je me trouvais depuis, un
an dans les mers du Sud : ces états de service en font foi.
L'Anglais jeta les yeux sur le papier que Launay lui présenta.
— D'où vous vient alors ce camée? deraanda-t-il; pourquoi
votre trouble en écoutant tout-à-1'heure mon récit? Il est évi-
dent que vous avez eu connaissance du crime, si vous n'y
avez pris part.
— J'en ai eu connaissance.
REVUE DE PARIS. 35
— Vous avez remis cette agrafe à miss Fanny comme un
héritage de famille; est-ce votre famille que je dois accuser?
Launay frémit; une justification à laquelle il n'avait point
songé lui était indiquée... ! mais il eut honte de cette pensée*
— Non , non , dit-il , ma famille fut toujours respectée et
digne de l'être.
— Quelle part avez-vous donc eue au crime, malheureux ?
— J'en ai accepté l'héritage : voilà ma faute. Ecoulez-moi ,
monsieur, mes inslans sont précieux, et je n'ai point de temps
à perdre.
M. Burns lui fit signe qu'il l'écoulait. Alors Launay lui ra-
conta tout ce qui s'était passé : la révélation de Pierre Cranou,
sa mort, les recherches qu'il avait faites, d'après ses indications,
dins Tlrglas; enfin, leur succès. Quand il eut achevé cette
longue confession dans laquelle il ne négligea aucun détail , il
présenta à M. Burns un portefeuille et un écrin.
— Vos 400.000 fr. ont été placés sur l'état, continua-t-il ,
vous en trouverez là les reçus, avec un acte de ma main qui
vous en confère la propriété. L'écrin renferme le reste de ce
qui vous avait été enlevé.
M. Burns examina les papiers et l'écrin. Lorsqu'il se fut as-
suré que rien ne manquait :
— Monsieur, dit-il à Launay avec un certain embarras , ce
que vous venez de me raconter est si étrange, cette restitution
est pour moi si imprévue, que je ne sais quels sentimens vous
témoigner , et si je dois vous adresser des remerciemens ou
des reproches. Vous avez commis une faute grave...
— Un crime , monsieur , interrompit Edouard , un crime.
Oh ! je ne cherche point à farder la vérité. Après la confidence
de Cranou, j'ai lutté quelque temps, mais sans succès; je ne
pensais qu'au trésor caché. Chaque nuit je voyais l'Irglas dans
mes rêves, j'y apercevais la cassette et le portefeuille. Quand
un chef brodé d'or me rendait à peine mon salut, quand un
équipage m'éclaboussait dans la rue , quand une femme élégante
passait près de mon humble uniforme sans se détourner, j'en-
tendais une voix qui criait en moi : L'Irglas , l'Irglas ! Là était
tout : les saluts polis, les équipages, les sourires de femmes !
Pour devenir riche, il me suffisait, comme dans les contes de
36 REVUE DE PARIS.
fées , de dire : Je veux ! Je n'avais , nouveau Moïse, qu'à frap-
per le rocher, et j'en faisais couler un ruisseau d'or; el pour
cela il ne fallait ni tuer , ni parjurer son nom , mais seulement
essuyer le sang dont un autre avait taché le trésor, el l'empor-
ter sans rien dire. Je succombai : mais avec ma pauvreté, je
perdis mon repos; une ombre me suivait partout. A chaque
instant il me semblait qu'une voix allait me dire : Rends-moi
ce que tu as volé. Je ne marchais plus qu'avec du poison , ré-
solu de ne pas survivre à ma honte si j'étais découvert. Je me
répétais en vain que mes craintes étaient insensées , que le pro-
priétaire de ces richesses ne vivait plus ; car , si je n'en avais
pointété sûr, je crois que je l'eusse cherché pour le tuer ! Mal-
gré tout, j'avais peur comme les enfans ont peur la nuit, par
instinct et sans savoir pourquoi.
Launay s'arrêta ; depuis quelques instans il semblait éprou-
ver de vives souffrances , et sa main se portait fréquemment à
sa poitrine. Après un court silence , il reprit :
— Mais que vous importent tous ces détails, monsieur? le
récit de mes tentations et de mes tourmens ne peut intéresser
que moi : pardon , je me retire.
Il fit deux pas vers la porte, puis s'arrêta , comme s'il eût
désiré quelque chose qu'il n'osait demander.
— Nous ne nous reverrons plus , dit-il d'une voix entrecou-
pée et sans lever les yeux.... L'adieu que je vous fais peut être
considéré comme celui d'un mourant.... monsieur j'aurais
voulu... j'avais espéré qu'il ne serait point entendu de vous
seul... monsieur... oh! qu'elle me jette un dernier coup d'œil ,
que je l'entende encore parler une seule fois !
Il s'arrêta, et regarda M. Burns ; mais celui-ci avait baissé
les yeux à son tour.
— Je comprends , dit Edouard accablé , vous me jugez in-
digne de cette dernière faveur; je n'ai point droit de me
plaindre , il n'y a que ceux qui sont purs qui peuvent exiger la
pitié.
Il s'inclina profondément et se disposait à sortir lorsque
Fanny parut tout à coup. Elle était vêtue de blanc, ses cheveux
étaient épars et ses yeux étincelaient du feu de la fièvre. En la
voyant, Launay ne put retenir un cri; les deux amans restè-
rent vis à vis l'un de l'autre , immobiles et palpitans. M. Burns
courut à sa fille.
REVUE DE PARIS. 57
— Que cherchez-vous ici, miss Fanny? s'écria-t-il; rentrez,
je le veux....
— Ah ! monsieur, ne m'enviez pas cette triste et dernière
joie, dit Launay d'un accent si doux , que la jeune fille fondit
en larmes.
Il se tourna vers elle.
— Miss Fanny, soyez hénie pour ces larmes, soyez hénie pour
être venue; je n'espérais plus vous voir.
— J'ai tout entendu , balbulia-t-elle au milieu de ses san-
glots.
— Vous me méprisez bien , alors.
Pour toute réponse , miss Morpelh se jeta dans ses bras Lau-
nay s'attendait si peu à cet élan , qu'il resta un instant comme
étourdi de bonheur ; mais bientôt, revenant au sentiment de sa
joie, il serra la jeune fille sur son cœur en couvrant de baisers
sa tète et son visage. Pendant quelques minutes ce ne furent
qne sanglots , caresses , noms répétés ; enfin les deux amans
semblèrent succomber à leur émotion ; ils s'affaissèrent sur
eux-mêmes et glissèrent à genoux sur le parquet en se tenant
entrelacés. M. Burns , qui jusqu'alors était resté muet de stu-
peur, saisit enfin le bras de sa fille avec violence et chercha à
l'arracher aux étreintes d'Edouard ; mais Fanny résista.
— Laissez-moi, mon père , dit-elle avec une exaltation déli-
rante ; j'ai promis d'être à lui.
— Fanny , vous êtes insensée.
— J'ai promis d'être à lui, je ne le quitterai plus.
— Monsieur , dit l'Anglais qui tremblait de colère , sur votre
tête, laissez cette jeune fille.
— Ecoutez-moi, mon père, dit tout à coup Fanny en se dres-
sant sur ses genoux; abandonnez-moi et laissez-moi le suivre.
Je ne ferai point de honte à votre nom illustre, car la tache
qui couvre ma naissance ne m'a jamais permis de le porter ; je
ne ferai point de vide dans votre vie, car je n'ai jamais été
pour vous qu'un remords ou un embarras. Je veux vous en dé-
livrer, mon père. Dites-vous qu'aujourd'hui je suis morte: cette
robe blanche est mon linceul. Adieu, mon père, je ne suis plus
la fille d'un prince, mais la femme d'Edouard ; adieu jusqu'au
ciel.
En parlant ainsi , miss Fanny , folle d'amour , entoura de ses
58 REVUE DE PARIS.
brasLaunay et cacha contre son sein sa tête éehevelée.M.Durns
ne put supporter plus long-temps ce spectacle. Au comble de
l'emportement , il saisit Fanny d'une main et leva l'autre avec
menace sur Edouard.
— Pont de violence, monsieur , dit celui-ci avec effort; ne
craignez rien , je n'accepterai point le sacrifice de cet ange , je
ne puis l'accepter. Moi qui n'ai pas voulu vivre pauvre, avez-
vous pensé que je me résignerais à vivre pauvre et déshonoré.
Éloignez votre fille , monsieur ; ne voyez-vous donc pas que je
meurs ?
Fanny jeta un cri ; elle se pencha vers le jeune homme qui
chancelait et le reçut dans ses bras. Alors Edouard sourit, cher-
cha le cœur de la jeune fille , et y déposa doucement sa tête
glacée.
Emile Souvestre.
YOUSUF-BEY.
Dans le courant du mois d'août 1830 , un jeune musulman ,
attaché en qualité d'interprète à la police d'Alger , fut accusé
d'avoir entretenu une correspondance coupable avec les enne-
mis de la France, nouvelle souveraine du pays. Déjà il av.iit été
jeté à bord d'un bâtiment de guerre pour être envoyé en exil à
Toulon , lorsqu'une voix amie prit sa défense auprès du géné-
ral qui commandait alors à Alger. Soit que l'accusation s'élayàl
de preuves peu concluantes, soit que son protecleur parvint à
intéresser celui qui l'écoutait, toujours est-il que le général
désira l'entendre. A la première vue, le prisonnier ne pouvait
manquer d'exciter une vive sympathie. Les traits de Yousuf
avaient tout à la fois une expression molle et tière; son regard
était également doux et pénétrant; ses manières avaient quel-
que chose de caressant ; on aurait pu leur trouver un charme
en quelque sorte féminin. Sa parole pittoresque, par son incor-
rection même, reflétait souvent une pensée fine et spirituelle
rendue plus originale encore par sa lutte avec l'idiome qui ser-
vait à l'exprimer. Ajoutez à toutes ces qualités , et souvent
comme en contradiction avec elles, une allure décidée et guer-
rière. Cette apparition inattendue captiva le général, qui ap-
précia vite la puissance du caractère de Yousuf , oublia sa
prétendue trahison et lui ouvrit les rangs de l'armée fran-
çaise.
Yousuf avait alors de 22 à 25 ans. Depuis deux mois seule-
40 REVUE DE PARIS.
ment, il avait quitté Tunis et le sérail. Il ignore encore aujour-
d'hui son pays natal, ou feint de l'ignorer, aimant à irriter la
curiosité de ceux qui l'écoutent et jouant volontiers avec ses
souvenirs. Tantôt sa mémoire lui rappelle Napoléon et la Mé-
diterranée , tantôt la Géorgie, et les splendides horizons de
l'Orient. Cependant, à en croire ses propres paroles dans des
momens d'abandon , on lui donnerait plutôt pour patrie quel-
que ville du littoral de l'Italie. Les souvenirs du catholicisme
si vivans dans sa mémoire, son accent italien qui ne l'abandonne
pas, même lorsqu'il s'exprime en français, son organisation
toute musicale, la mobilité de ses traits, la structure de son
corps et la nature de son intelligence , bien que fortement
imprégnée d'idées orientales, accusent une origine euro-
péenne.
Quoi qu'il en soit, transporté à Tunis dès son enfance,
Yousuf y avait grandi, esclave du bey , comme il le dit lui-
même , ou bien esclave d'un raamelouck du bey , comme on l'a
rapporté depuis. Il avait donc rompu violemment avec la vie
orientale pour venir se faire adopter ou reconnaître par l'Eu-
rope. Quelles causes lui ont conseillé ou imposé ce divorce?
C'est tout au plus si le romancier aurait à glaner dans le récit
de ces quelques aventures de harem auxquelles on s'est plu à
attribuer sa fuite de Tunis. Qu'on ne s'étonne donc pas si ,
dans une étude de caractère , nous dépouillons à dessein les
premières années de Yousuf des ornements romanesques dont
on s'est efforcé de l'embellir , et si nous essayons de deviner à
notre manière les motifs qui lui ont fait déserter le sérail où il
avait grandi, interrompre la vie qu'il avait commencée.
Nous l'avons déjà dit , nous penchons à croire que Yousuf
est né sur le littoral italien. Aussi des souvenirs d'un autre
culte, d'un autre peuple, d'un autre ciel , se confondaient en
lui avec les souvenirs de son berceau. De lointaines et harmo-
nieuses réminiscences d'une autre langue venaient se mêler à
l'idiome nouveau qu'on lui avait appris ; puis , quand l'âge de
la puberté vint fermer sur lui les portes du harem, il revit des
Européens , entendit le langage qui le premier avait frappé ses
oreilles. Dès-lors, il ne lui fut plus permis d'être musulman
sans arrière-pensée. A quelque rang qu'il fût, il ne pouvait
plus rester insouciant de l'esclavage. 11 réapprit sa langue ma-
REVUE DE PARIS. 41
ternelle, approcha souvent ces étrangers qui lui rappelaient le
souvenir de ceux qui s'étaient, aux jours de son enfance , pen-
chés sur son berceau. Déjà l'Europe l'avait réclamé.
Enfin Yousuf quitta Tunis, un brick français le déposa à
Alger dans le courant du mois de juillet 1830. La France avait
alors plus besoin d'interprètes que de soldats ; on fit de Yousu?
un interprèle , et on le plaça à la police. Epoque critique pour
la destinée du jeune homme ! Combien n'avait-il pas de chances
de se perdre sans retour à ce premier contact avec les choses
d'Europe par leur côlé le plus impur ! Nous devons , dès à pré-
sent . reconnaître en lui quelques symptômes d'une nature fine
et supérieure qui sut résister à des épreuves délétères. Peut-être
aussi Yousuf dut-il son salut à ce qu'il avait conservé de l'édu-
cation musulmane , source d'une sorte de stoïcisme orgueilleux
et hautain qui ôte toute solidarité entre l'homme et le métier
qu'il exerce. L'un n'anticipe jamais sur l'autre.
Quand on fit de Yousuf un soldat français , il conserva une
existence exceptionnelle ; il vint combattre sous nos drapeaux ,
mais'ne se laissa pas absorber dans nos rangs. Nous remar-
querons souvent , dans sa vie militaire et politique , cet instinct
qui le porle à se poser isolément , et qui a pu lui être inspiré
par le pressentiment d€ sa mission , peut-être aussi par un
penchant qui l'entraîne à rechercher l'effet théâtral. Yousuf,
rendu bientôt à sa destination , s'entoura de quelques Turcs ,
et, aidé de vingt-cinq hommes et de son sabre , il se mit à
faire la police des routes.
On ne s'attend pas que nous ayons la volonté de reproduire
cette vie aventureuse dans tous ses détails. Nous tenons à hon-
neur qu'aucun trait d'une physionomie multiple et mobile ne
nous échappe , peu soucieux ensuite de l'omission de quelques
faits. Aussi ne suivrons nous pas Yousuf sur les roules de Blida,
de Méliana et d'Oran ; il nous suffira de dire que partout il s'est
montré fécond en expédiens, habile à commander, audacieux
avec intelligence.
Nous nous transporterons donc à une nouvelle époque criti-
que pour Yousuf. Le général Clausel, son protecteur, lui avai
fait obtenir les épauletles de capitaine; mais il part bientôt
après : on organise le régiment des chasseurs algériens; You-
suf y est incorporé ; le jeune et brillant aventurier est con<l miné
T05IE XI. 4
42 REVUE DE PARIS.
à la vie prosaïque et terne d'un capitaine de garnison. Il cher-
che toutefois à s'y assouplir : il étudie l'école du cavalier , et se
plie à la discipline, non pas sans le secours de quelques arrêts.
Mais c'était son corps qu'il livrait ainsi aux nécessités du mo-
ment. Son esprit ardent et inquiet n'oubliait pas que son che-
min était tracé à part et ouvert pour lui seul. Yousuf , en qui
l'instinct de sa destinée veillait toujours , comprit que son rôle
à Alger était fini, et que pour s'en faire un nouveau, il de-
vait d'abord se créer un théâtre. Il jeta les yeux sur Bône.
Bône, depuis la conquête, avait passé par de nombreuses vi-
cissitudes. Abandonnée par la France qui d'abord l'avait fait
occuper , oubliée par Ahmed , bey de Conslantine , que d'autres
soins absorbaient, elie s'était long-temps gouvernée elle-même;
puis, après avoir vu égorger dans ses murs une petite garni-
son de Zouaves envoyés d'Alger . elle était tombée au pouvoir
de l'instigateur de cette sanglante perfidie, Ibrahim, ancien bey
de Constantine. Mais Ahmed-Bey avait bientôt voulu faire ren-
trer Bône sous sa domination. Ben-Issa, son lieutenant, était
venu l'investir à la tête d'une petite armée. Les habitans de Bône
et la garnison de la Casbah furent réduits à de cruelles extré-
mités. Le massacre des Zouaves ayant rompu toutes les rela-
tions maritimes , aucun navire n'arrivait plus dans le port. Re-
connaître Ahmed-Bey , c'était accepter un règne de réactions et
de pillage ; lui résister , c'était se soumettre à la famine. De
quelque côté que cette malheureuse population tournât ses re-
gards, elle ne voyait que ruine et détresse. Elle devait se jeter
dans les bras de quiconque lui présenterait un espoir de salut.
C'est ce que Yousuf comprit et c'est ce qu'il fit comprendre au
duc de Rovigo. Le 9 février 1832, la Béarnaise entrait en rade
de Bône. Yousuf était à bord.
La prudence la plus circonspecte avait dicté les instructions
données au capitaine de la Béarnaise ; car, lorsqu'il se trouva
en face de la Casbah , il ne voulut pas mouiller et refusa aux
instances de Yousuf une embarcation pour le mener à terre. La
goélette louvoya donc inutilement dans la rade , et à tout ha-
sard elle tira un coup de canon. La garnison de la Casbah s'e-
meul à ce signal , une chaloupe se détache de terre et accoste
la goélette. On n'avait pas eu le temps d'échanger quelques pa-
roles avec les soldats turcs qui remplissaient l'embarcation, que
REVUE DE PARIS. 43
Yousuf s'était jeté au milieu d'eux et leur avait ordonné de le
conduire devant leur maître.
Ibrahim était entouré d'une trentaine de soldats et des prin-
cipaux habitons de la ville, lorsque Yousuf parut devant lui.
D'un geste dédaigneux , il lui désigna , pour s'asseoir , une
natte étendue à ses pieds , affectant de lui refuser une place
sur son divan. «J'avais cru , dit Yousuf en se retirant vers
la porte, que je trouverais ici un homme qui se souviendrait
qu'il a été bey ; je me suis trompé , je n'ai trouvé qu'un cha-
melier. « Mais soldats et habitans , tous l'empochèrent de sor-
tir , et Ibrahim changeant de manières , l'invita amicalement
à s'asseoir auprès de lui. Une longue conversation s'engagea,
et il fut arrêté qu'un consul français serait installé à Bône,
que l'autorité d'Alger encouragerait des bâlimens de com-
merce à venir approvisionner la ville , et que de leur côté les
habitans de Bône résisteraient jusqu'à la dernière extrémité à
l'armée du bey de Constanline. Yousuf promit en outre d'ap-
porter des vivres à la garnison de la Casbah.
De retour à Alger, Yousuf fait accueillir ses projets parle
duc de Rovigo. Le capitaine d'artillerie Darmandy , homme
que son courage froid et réfléchi et une longue expérience des
choses du Levant rendaient singulièrement propre au rôle
qu'on lui destinait , fut désigné pour l'accompagner. Quatre
jours après son arrivée , la Béarnaise les portail tous deux à
Bône , voguant de conserve avec une chaloupe canonnière
chargée de vivres. M. Darmandy fut reconnu pour consul de
France. Les habitans de Bône virent en lui un sauveur ; car,
suivant leur pittoresque expression , il devait leur ouvrir la
mer. Yousuf partit ensuite pour Tunis où l'appelait une autre
mission. Là il ne larda pas à apprendre la prise de Bône par
l'armée du bey de Constanline. Il quitta aussitôt Tunis pour
venir rejoindre M. Darmandy , qui , à bord de la chaloupe ,
était parvenu à s'échapper pendant le pillage de la ville. De-
puis il était entré en relation avec Ben-Issa. Le jour, il per-
suadait à celui ci de ne pas presser l'attaque de la citadelle,
assurant qu'il n'attendait qu'un bâtiment d'Alger pour faire
partir Ibrahim-Bey et les siens ; la nuit , il s'introduisait se-
crètement dans la Casbah pour exhorter Ibrahim à la résis-
44 REVUE DE PARIS.
tance, eu lui promettant de prompts secours ; double et cou-
rageuse manœuvre qui empêcha Beu-Issa de prendre la Casbah,
ou bien Ibrahim de la lui livrer ; périlleuse diplomatie , dont
une faute eût été punie de mort. A peine arrivé , Yousuf ac-
compagné de M. Darmandy, se rendit à la citadelle, dont la
garnison n'avait plus pour subsister que les provisions distri-
buées par les Français, et déclara péremptoirement à Ibrahim
que le moment était venu de prendre une résolution ; que pour
éviter que la Casbah ne tomb4t au pouvoir d'Ahmed -Bey, il
fallait y arborer le drapeau français ; qu'il ne lui restait donc
qu'à partir soit pour Tunis, soit pour Alger, s'il n'aimait mieux
laisser les matelots de la Béarnaise venir garder la Casbah
avec ses Turcs. A cette brusque déclaration, Ibrahim, furieux
ordonna la mort de Yousuf et de M. Darmandy. Mais déj;>
Yousuf avait excité de nombreuses sympathies parmi les sol-
dats d'Ibrahim. D'ailleurs ceux-ci répugnaient à rendre plus
critique une position déjà presque désespérée , et leur chef
renfermé dans un fort sans munitions et sans vivres , n'exer
çaii plus sur eux qu'une autorité nominale. A l'hésitation des
siens, Ibrahim vit qu'il fallait rétracter un ordre qui ne serait
pas exécuté, et congédia ses anciens alliés d'un air froid et
soucieux à travers lequel Yousuf entrevit une résolution ar-
rêtée. Aussi recommanda-t-il aux Turcs qu'il s'était déjà atta.
chés de lui donner avis du moindre événement par un signal.
A peine le jour éclairait-il la Casbah que le signal apparut, et
presque en même temps une embarcation chargée de soldais
turcs approchait de la Béarnaise. Ibrahim avait fui pendant
la nuit. Yousuf se jette dans l'embarcation, escalade la Casbah,
détermine la garnison à recevoir les Français dans la citadelle.
M. Darmandy, informé de l'état des choses, est invité à venir
aussitôt avec tout ce qu'il pourrait obtenir d'hommes de l'équi-
page de la Béarnaise. Deux heures se passèrent dans la plus
cruelle anxiété. Déjà les Turcs, revenus de leur première stu-
peur , se demandaient s'ils consentiraient à livrer la Casbah
à des infidèles , lorsque M. Darmandy parut , accompagné de
deux officiers de marine et d'une trentaine de matelots ; avant
que la garnison ait eu le temps d'exprimer une volonté ,
des cordes sont jetées au pied des remparts , les Français
^ntrent dans la citadelle , et Yousuf fait arborer le pavillon
national.
REVUE DE PARIS. 43
11 faut supposer que rétonnement fut extrême dans le camp
d'Ahmed-Bey , lorsqu'on aperçut le pavillon français sur la
Casbah, car aussitôt Ben Issa leva le camp , fit piller et brû-
ler la ville, et l'abandonna en entraînant avec lui, ainsi
qu'un troupeau, toute la population, hommes, femmes et
enfans.
La nuit suivante , plus de dix mille Bédouins , attirés par
l'espoir du butin , fondirent sur la ville et achevèrent de la
dévaster.
Cependant le fanatisme se ranimait chez les soldats turcs ,
qui, au nombre de cent vingt-cinq, pouvaient aisément écra-
ser la faible garnison française. Déjà trois d'entre eux, plus
ardens que les autres , avaient péri de la main de Yousuf.
Mais bientôt après ce sanglant exemple, les murmures re-
naissaient, une explosion menaçait de plus en plus. Yousuf
prit alors une de ces déterminations extrêmes qui accusent
dans l'homme une égale puissance pour s'oublier soi-même .
et pour dominer les autres. 11 rappela aux Turcs que les
Bédouins dévastaient la ville, et les excita vivement à se dé-
fendre. C'est ainsi qu'il réussit à les entraîner hors de la
citadelle, et qu'il délivra la garnison française de ses redou-
tables auxiliaires.
Avant d'entrer dans la ville, il prit des mains du Bayraktar
un drapeau tricolore , le planta au-dessus de la porte, et or-
donna à ses compagnons de le saluer en signe de leur dé-
vouement à la France. Yousuf remarqua qu'un Turc était
resté immobile avec quelque affectation , tandis que tous ses
camarades avaient déchargé leurs armes. Yousuf lui demande
pourquoi il n'a pas obéi ; celui-ci répond qu'il a fait comme
les autres. Voyons, dit Yousuf; et lui prenant le fusil des
mains, il dirige le canon sur la poitrine du rebelle , et l'étend
mort à ses pieds.
Depuis cette époque jusqu'à l'arrivée des six cents hommes
de troupes françaises , c'est-à-dire pendant quinze jours envi-
ron , Yousuf contint les tribus voisines par des sorties auda-
cieuses , et garda la ville avec cent vingt-cinq hommes qu'il
lui avait fallu d'abord subjuguer. Pendant tout ce temps, il
n'eut ni repos ni sommeil. Il allait lui-même distribuer des
vivres aux sentinelles sur les remparts, isolant ses soldats les
4.
46 REVUE DE PARIS.
uns des aulres , et ne ieur laissant pas le temps de penser , à
force de les faire agir.»
Dans le récit qui précède nous sommes restés simples nar-
rateurs, les faits parlaient assez d'eux-mêmes , et la réflexion
eût été superflue. Mais voici que l'homme extérieur s'effaçant
un peu, nous aurons à deviner l'homme intime ; six semaines
après la prise de la Casbah , le général d'Uzer était venu com-
mander à Bône , et Yousuf n'était plus que le chef des Turcs
auxiliaires soldés par la France.
Ce n'est pas qu'il n'ait encore eu sous le général d'Uzer une
vie intéressante et souvent animée. Dans la première année
de son commandement , le général , comprenant alors l'impor-
portance d'utiliser un pareil homme, en avait fait l'ame et
l'instrument de ses projets. Pourquoi a-t-il cessé de le com-
prendre plus tard ? la faute en est-elle à lui ou à Yousuf •
Yousuf était encore bien jeune alors , bien ignorant des choses
de la vie et surtout de la vie européenne. Il commit de graves ira-
prudences. Un homme s'insinuait peu à peu auprès du général qui
devait les exploiter cruellement ; vrai type de l'astuce orientale,
humble, avide , lâche, mais habile, Moustapha Ben Kerim ,
ennemi et rival occulte de Yousuf, parvint à le supplanter.
Ici notre lâche de biographe impartial nous commande de
mettre à nu un des penchans de l'esprit de Yousuf. Yousuf ,
malgré son éducation , malgré sa vie aventureuse , ne sait
guère dominer ses impressions. S'il tente cette épreuve, sa
feinte, maladroitement combinée, trahira les secrets de son
cœur, ou plutôt ses sentiments feront brusquement explosion,
et à la moindre marque de sympathie , sa parole naïve et pas-
sionnée sera le reflet de son ame. Yousuf est donc un homme
vrai. La nature lui a défendu le mensonge. Cependant, soit
que cette imagination orientale répugne à une froide et sévère
analyse des faits , soit que , jeune et enthousiaste , Yousuf se
prenne à voir les choses ainsi que les lui reproduit le mirage
de ses passions, toujours est-il que dans sa bouche la réalité
des faits est souvent altérée , mensonge de bonne foi et dont il
est la première dupe.
D'ailleurs, la bonne harmonie ne pouvait guère se maintenir
entre le général d'Uzer et Yousuf. Il n'y a guère qu'un homme
bien petit ou bien grand qui puisse consentir au succès d'une
REVUE DE PARIS. 47
cause à laquelle il doit présider sous la condition de n'y con-
courir que passivement et d'en voir récolter la gloire par
d'autres que lui. Le général d'tlzer voulait bien laisser agir
Yousuf , mais il prétendait se conserver le mérite delà direc-
tion. Yousuf, d'une nature impressionable , démonstrative et
vaniteuse, commandant mal à ses pensées comme à ses paro-
les , aimant autant les apparences que la réalité du pouvoir ,
exprimait souvent des prétentions hostiles et qui s'accordaient
mal avec les arrangemens intimes de l'amour-propre du géné-
ral ; celui-ci en fut secrètement blessé ; la malveillance en-
venima la plaie. Moustapha , devenu l'homme nécessaire, fit
partager ses haines ; Yousuf fut oublié. C'est dans celte vie
inactive que nous aimons à le suivre , paraissant oublier le
beylik de Constantine qu'il avait rêvé , redevenu simple et naïf
comme un enfant , étourdi comme si sa tète n'avait été tra-
versée d'aucune pensée sérieuse , cherchant le plaisir avec les
sensations fraîches de l'adolescence , et si expansif dans ses
affec.tions, qu'une parole irritée d'un ami l'eût fait pleurer, il
a dû beaucoup à ces trois années de vie inoccupée. En dépit
de sa jeunesse , de ses illusions, de ses folies , c'a été pour lui
une vie de recueillement. Il s'est replié sur lui-même autant
qu'il lui est donné de le faire et plus qu'il ne l'avait jamais
fait. Jusqu'alors la pensée chez lui avait été l'esclave de l'ac-
tion ; l'esclave s'affranchit et commença à vivre pour elle-
même.
Yousouf se trouvait tout à coup au milieu d'une garnison où
de loin en loin se rencontraient quelques esprits au-dessus du
vulgaire qui sympathisaient avec le sien. Ceux-ci s'attachèrent
au poétique aventurier et mirent de l'émulation à agrandir le
cercle de ses pensées, à cultiver sa féconde intelligence. Yousuf
eut enfin sous les yeux une imitation lointaine de nos lois, de
nos mœurs et de notre civilisation. Il ne passait guère de jour
que sur la place publique, ou dans nos réunions, il ne fît une
découverte , et qu'à ses idées acquises ne vint se joindre une
idée nouvelle.
Dans celle exploration d'un monde si nouveau pour lui , ex-
ploration pleine de fantaisie et de caprice, Yousuf arrivait sou-
vent à des rapprochemens ingénieux. La sagacité de ses juge-
mens allait quelquefois jusqu'à la divination; son ignorance
48 REVUE DE PARIS.
naïve et ingénue repoussait bien loin tout moyen de prémédi-
tation, de parti pris et d'artifice. Nos mœurs, nos institutions
n'avaient pas toujours en Yousuf un juge bienveillant et fa-
vorable , et l'orgueil européen n'était pas à l'abri des dédains
du jeune mamelouk.
Yousuf eut alors de nombreux amis, et , bien qu'il soit resté
fidèle à l'un d'entre eux, il nous a toujours paru capable d'affec-
tion plutôt vives que durables. Il n'a pas la pudeur de l'amitié,
il en vient trop vite à ses dernières faveurs. Mais il a tout le dé-
vouement passager, tous les élans généreux des caractères en-
thousiastes et mobiles.
Les trois années qu'il passa dans cette vie d'une inaction
imposée ne furent guère remplies que par un voyage qu'il fil à
Alger au commencement de 1855 : excursion qui n'eut point
d'influence sérieuse sur les destinées de Yousuf. En revanche
sa vanité d'homme y trouva de vives satisfactions. Il obtint de
nombreux succès auprès des femmes, et bien que toutes n'oc-
cupassent pas le même rang dans la hiérarchie sociale, son
amour quelque peu oriental ne fit guère cas des distinctions
établies par nos mœurs européennes.
Au retour du maréchal Clauzel , l'ambition se réveilla chez
Yousuf. Appelé à Oran pour accompagner le prince royal à l'ex-
pédition de Mascara, il s'y rendit en toute hâte , mais trop tard
encore, l'expédition était partie depuis deux jours. N'importe,
un matin au lever du soleil, l'armée française, campée à huit
lieues de Mascara , aperçut, non sans quelque élonnement,
un groupe d'Arabes venir avec sécurité. C'était Yousuf, ac-
compagné de quelques hommes, qui avait traversé vingt
lieues du pays ennemi pour ne pas manquer un rendez-vous
donné.
De retour de Mascara et de TIemsen, Yousuf revint à Bône,
avec le litre de bey de Constantine. Hier encore, nous l'avions
vu au milieu de nous insouciant et léger. Comment allait-il
remplir ses nouvelles fonctions ? Il comprit bientôt son rôle. A
sa voix toutes les tribus , dans un rayon de quinze lieues au-
tour de la ville, vinrent faire leur soumission. Le scheik des
Guagetes répond insolemment à son message. Le lendemain s
le scheik est prisonnier, la tribu est livrée à merci. L'absence
d'une autorité une et forte avait répandu parmi la population
REVUE DE PARIS. 49
bédouine une sorte d'anarchie. Yousuf institue des scheiks, des
caïds, et la justice n'est plus un vain simulacre; puis il va s'in-
staller au camp Dréan, à six lieues de Bône, sur la route de
Conslantine. Le bruit de son nom se répand au loin. Des tribus
éloignées et puissantes font un long et dangereux pèlerinage
pour venir reconnnaîlre le nouveau bey. Traqué par les Bé-
douins eux-mêmes , un brigand enorgueilli de la mort de plus
de vingt Français , tombe sous le coup d'un Kabaïl. Le scheik
d'une tribu redoutable du désert ose passer devant Conslantine
et vient offrir son alliance à Yousuf. Puis, fidèle à ses promes-
ses, il disperse une petite armée d'Ahmed-Bey qui marchait au
pillage d'une de nos tribus amies. Enfin le pays se pacifie, la do-
mination s'étend depuis les frontières de Tunis jusqu'à Hora ,
depuis le littoral jusqu'à Guelma; la route de Conslantine est
ouverte , la population y appelle les Français.
Mais ce fut alors que Yousuf se montra vraiment propre à
de grandes choses. 11 avail étéjelé à Bône avec son titre de bey
et la promesse de prompts secours. Ces promesses ne se réali-
sèrent pas ; pendant plus de trois mois, aucun élan ne fut donné
par la métropole. Ce calme prolongé menaçait de loul compro-
mettre; le zèle de nos alliés se refroidit. Yousuf ne se laissa
pas décourager, il resta dévoué à sa mission , sans regarder en
arrière; mission ruineuse, et qui avait déjà dévoré sa fortune
personnelle et au-delà. 11 réussit à calmer l'impatience des tri-
bus , déguisa avec habileté les motifs de nos relards , et. pour
recevoir dignement les chefs de l'oligarchie bédouine qui \in-
rent à lui, se dépouilla de .'es armes, de ses chevaux et de ses
bijoux. Tandis que des prédictions sinistres se faisaient enten-
dre à ses oreilles, que des attaques passionnées s'élevaient con-
tre lui jusque dans l'enceinte de la chambre des députés, ouvrier
opiniâtre, Yousuf s'acharnait à sa tâche pénible et consacrait à
son accomplissement ce qui lui restait de ressources matérielles
et d'énergie.
Si nous avons réussi, dans les pages qui précèdent, à repré-
senter Yousuf tel que nos yeux l'ont vu , on ne se sera pas ar-
rêté sans doute à ne saisir que le côté brillant et romanesque
de son caractère. Nous n'avons pas cédé à une pure fantaisie
d'artiste en essayant de mettre en saillie tous les traits de sa
physionomie variée. L'étude de cet homme intéresse le philo-
50 REVUE DE PARIS.
sophe; et si la civilisation européenne doit s'introduire de no3
jours en Afrique, Yousuf est destiné à être un des ses plus
actifs représentans. Le triple concours de ses défauts, de ses
qualités et des vicissitudes de sa vie en fait un horume néces.
saire.
On a prétendu que n'étant ni Arabe ni Français , il ne repré-
sente rien en Afrique. On oublie que les natures mixtes convien-
nent parfaitement à des rôles de transaction. Yousuf à Con-
stantine devait préparer les voies à une domination étrangère ;
Français, il eût été suspect; Arabe, il eût perdu son in-
fluence.
Yousuf est dévoré de l'amour du pouvoir ; mais si l'on ne peu t
affirmer qu'il l'aime comme les ambitions les plus nobles, pour
réaliser une idée utile à l'humanité, on ne saurait dire non plus
qu'il le recherche comme les ambitions vulgaires, pour les jouis-
sances qu'il donne et les richesses qu'il procure. Aucune préoc-
cupation mesquine de bonheur et de fortune ne viendra l'arrêter
dans la carrière qu'il poursuit. Il n'y a pas trace dans son cœur
de passions sordides. Le désintéressement et la générosité vont
chez lui jusqu'à l'imprévoyance. Ici on nous opposera peut-être
les souvenirs de TIemsen : nous ne savons pas ce qui s'est passé
à TIemsen ; mais quelques énormités qui y aient été commises,
nous le déclarons de toute la force de nos convictions, Yousuf
aura pu se ressouvenir trop fidèlement de sa vie de sérail dont
il n'était séparé que par trois années. Il se sera peut-être mon-
tré ce qu'il a été dix ans de sa vie , c'est-à-dire homme de fai-
blesse et d'obéissance passive; mais Yousuf n'a pas cherché
dans la contribution de TIemsen une source de lucre infâme.
Fût-il avide, l'ambition l'aurait sauvé de la cupidité.
Parmi ceux dont la civilisation fait ses apôtres, il en est qui
ont l'intelligence de leur mission. Yousuf n'en a peut-être que
l'instinct. Mais une sorte d'iutuition lui a mis dans le cœur une
idée de civilisation , idée qui n'est encore qu'à l'état de rudi-
ment, qu'il ne saurait définir lui-même , mais qui dominera
sa vie.
Avec ce mélange d'imperfections et de grandes qualités, de
pensées françaises et de réminiscences orientales, avec toutes
ses passions, les unes généreuses, les autres personnelles, mais
toutes énergiques et puissantes, tel qu'il est , à son insu même,
REVUE DE PARIS. 51
et par une sorte de fatalité, il répandra des idées européennes
en Afrique, et lui seul peut-être parmi les hommes qui nous
entourent, saura leur donner une forme qui les fasse accepter.
E D.
Bône, le 12 septembre 1836.
VOYAGE
31 lo Côte #mî>. Ofrique.
Ceux qui n'ont jamais voyagé sur mer peuvent difficilement
se faire une idée de la vie que Ton mène à bord d'un navire. On
se prépccupe ordinairement beaucoup trop de dangers qui en
menacent les nabi tans; l'on ne tient aucun compte d'un mal
qui pour eux est de toutes les heures, de toutes les minutes , et
se renouvelle sans cesse. Ce mal, c'est l'isolement. Sur celte
mer sans limites, 4ont l'horizon apparaît chaque matin tou-
jours le même , décrivant autour de votre prison un immense
cercle dont il semble qu'un pouvoir surnaturel vous ait con-
damné à demeurer constamment le centre; pendant les longues
heures de cette vie monotone , combien de fois la pensée ne se
reporte-t-elle pas vers ceux que l'on a quittés? Combien d'in-
quiétudes, d'autant plus vives qu'elles sont moins définies, ne
viennent-elles pas serrer le cœur? Aussi le moindre sujet de
distraction , l'incident le plus frivole et le plus insignifiant ,
sont-ils accueillis avec empressement et regardés comme d'heu-
reuses trêves à la tristesse du voyage.
à bord d'un navire, excepté le capitaine et les officiers, per-
sonne ne sait, dans le cours de la traversée, à quelle dislance
on se trouve du point de départ. Ceux-ci ne répondent que bien
REVUE DE PARIS. 55
rarement aux questions qui leur sont adressées à ce sujet; car,
tant de circonstances peuvent les induire eux-mêmes en erreur,
qu'ils craindraient , en annonçant à jour fixe le moment où l'on
doitvoir la terre, d'être accusés d'ignorance par la portion démo-
cratique de leur petit empire. On est donc réduit à de vagues
conjectures. On se réjouit quand on voit l'eau passer rapidement
le long des flancs du navire , on s'afflige quand il tangue sur
place, et que les voiles battant les mâts et les manœuvres, on
se trouve pris, comme disent les matelots, par une tempête
de calme.
Certains signes indiquent cependant qu'on a quitté la haute
mer et qu'on se rapproche des côtes. Dans ces heureux jours ,
tout le monde est sur le pont du matin au soir. Ce sont d'abord
des oiseaux dont le nombre augmente d'heure en heure, et
dont la vue réjouit l'ame. Bientôt on est certain que l'eau a
changé de couleur. Depuis long-temps elle était d'un bleu
foncé, limpide et transparente; maintenant elle est un peu
trouble. A sa surface flottent de grandes masses d'herbes
marines arrachées par les vagues aux rivages tant désirés.
Dans l'espoir de se procurer du poisson, on met en panne, et
on jette à la mer de longues lignes armées d'hameçons et de
plombs pesans. II faut entendre les cris de joie qui saluent le
pêcheur assez heureux pour amener la première proie ; on est
sur le fond sans aucun doule. Pendant ce temps, les yeux se
fatiguent à chercher la côte à l'horizon ; enfin les meilleures vues
signalent une ligne presque imperceptible, sur laquelle il faut
long-temps fixer les yeux pour la distinguer des vapeurs et
des nuages, c'est la terre , mot magique , dont il faut déses-
pérer de faire sentir la portée à ceux qui n'ont jamais ressenti
les émotions d'une traversée.
Ce fut le 18 juin 1384 , que nous eûmes connaissance du cap
Voltas. Nous venions faire la pêche de la baleine dans les baies
de la côte d'Afrique situées dans le nord de ce point , qu'on
était venu attaquer de préférence à cause des vents de Sud
habituellement régnans dans ces parages, et aussi parce que
les baleines , qui commencent à s'y montrer à cette époque,
ne remontent vers la ligne qu'à la fin d'août ou au commen-
cement de septembre.
Vers huit heures du matin , nous étions à environ deux
5
54 REVUE DE PARIS.
lieues de la côte. A mesure qu'on approchait , elle se dessinait
plus nettement et paraissait surgir de la mer. A peine dégagées
des vapeurs de la nuit, ses lignes arrêtées tranchaient vive-
ment sur le ciel qui commençait à s'éclairer des rayons du so-
leil. J'attendais avec impatience qu'il fit grand jour; j'espérais
voir enfin un peu de verdure, mais mon attente fut trompée.
Le terrain d'un jaune pâle ne présentait aucune trace de végé-
tation, C'étaient d'immenses dunes de sables amoncelées capri-
cieusement par les vents et offrant les configurations les plus
bizarres. Pendant dix jours , nous longeâmes la côte sur une
étendue de quatre cents lieues environ. Partout le'raème aspect
de désolation ; la longue vue , pas plus que l'œil nu , ne parve-
nait à y découvrir un seul brin d'herbe. Quelquefois on aper-
cevait de loin des taches plus foncées qui ressortaient vigou-
reusement sur le jaune mat du terrain; j'espérais voir enfin
quelques plantes marines, de celles qui croissent si facilement
sur les sables, mais de près, ce n'étaient que de grosses masses
pierreuses, d'un gris noirâtre, qui élevaient au-dessus du sol
leurs têtes arrondies et stériles. Le soir du dixième jour, on
jeta l'ancre dans une petite baie située à vingt-six degrés de
latitude sud , et nommée par les Portugais , qui les premiers
visitèrent ces côtes, Angra de Conceicao. Cette baie avait
environ une demi-lieu d'étendue , et s'arrondissait en demi-
cercle depuis une espèce de promontoire au nord jusqu'à une
autre masse de rochers qui la terminait au sud. A l'entrée et
dans le milieu de cette anse , du côté de la mer, était un petit
îlot couvert d'une multitude d'oiseaux et surtout de manchots.
Nous étions mouillés à un mille de terre, à l'abri des vents du
large, derrière la petite île dont je viens de parler. C'était un
rocher séparé en deux par une grande crevasse. Les lames ,
qui , dans les temps les plus calmes , battent avec violence les
rescifs du rivage, produisaient, en s'engouffrant dans cette
fissure , un bruit sourd et continu , semblable aux rumeurs
d'une ville populeuse entendues le soir dans la campagne.
Quelques matelots du bord, que des voyages antérieurs
avaient menés plusieurs fois dans cette baie, m'assuraient
avoir vu beaucoup de loups marins autour de l'îlot , et dès le
lendemain de notre arrivée, il fut résolu qu'on irait leur faire
la chasse. Nous partîmes au milieu de la nuit et abordâmes
REVUE DE PARIS. 55
avec de grandes difficultés dans une petite crique où la piro-
gue se trouvait en sûreté. Un homme fut laissé pour la garder.
Nous commençâmes à gravir le rocher presqu'à pic dans le
plus grand silence. Nous étions quatre, armés seulement de
gros bâtons; nous nous mimes en embuscade au bord delà
mer du côté du large. La nuit était magnifique , les étoiles, qui
brillent d'un singulier éclat dans ses parages, éclairaient la sur-
face des eaux et permettaient de distinguer assez facilement
les objets environnans. A notre droite , était une grande exca-
vation au fond de laquelle le ressac des lames retentissait
comme des coups de canon. Je vis plusieurs phoques sortir de
l'eau et venir, en se traînant , se coucher sur les algues du
rivage, mais aucun ne s'avança assez loin pour qu'on pût se
mettre entre lui et la mer.
Après une heure d'attente, nous résolûmes de passer de
de l'autre côté de la caverne dans l'espoir de les y trouver eu
plus grand nombre. Nous nous remimes à gravir avec la plus
grande précaution, tant pour ne pas faire du bruit, que pour
éviter de nous rompre les jambes dans les anfractuosités de
ce chemin presque impraticable, et rendu encore plus dange-
reux par l'obscurité. Les pierres , blanchies par les excrémens
desséchés des innombrables troupes d'oiseaux qui viennent s'y
reposer , paraissaient couvertes de neige. Arrivés au sommet ,
il nous fallait passer au-dessus du précipice formé par l'exca-
vation. La corniche qui le surplombait à deux cents pieds de
hauteur, n'en avait elle-même que deux ou trois de large en
certains endroits. Pour descendre, nous étions contraints de
nous asseoir et de nous laisser glisser en nous accrochant aux
aspérités des rochers. Arrivés en bas et parvenus au fond de
l'antre qui s'enfonçait d'une trentaine de pas sous l'île , nous y
surprîmes une troupe de phoques endormis que le bruit de
notre approche fit lever et s'enfuir en tumulte. Dans cette
mêlée , nous frappions à droite et à gauche ceux qui se trou-
vaient à notre portée , plusieurs passant entre nos jambes
faillirent nous renverser, et un matelot fut mordu assez grave-
ment. Quoiqu'on eût blessé un grand nombre de ces animaux ,
trois seulement restèrent sur place. Nous fûmes obligés , pour
le moment, de les abandonner, car il était impossible de son-
ger, avec aussi peu de monde , à les emporter parles dangereux
56 REVUE I)E PARIS.
chemins qui nous avaient conduits dans leur retraite.
Trois jours après cette chasse , je fus fort étonné de voir
apparaître, après le soleil couché, une petite lumière au fond
de la haie. J'appris que c'était le feu des Holtenlots qui étaient
sans doute arrivés. Habitués depuis plusieurs années à la visite
des navires européens, ces malheureux parviennent quelque-
fois à traîner, de l'intérieur jusque sur la côte, de misérables
petits bœufs qu'on échange contre des objets de peu de valeur.
Le lendemain , je fus averti qu'on les voyait se diriger vers le
navire; et montant sur le pont, je distinguai en effet une
troupe de huit personnes qui couraient sur le sable. Le soleil ,
déjà très haut, éclairait vivement tous les objets. Les naturels
paraissaient nus, à l'exception d'un seul couvert d'un long
manteau et tenant un bâton à la main. Us faisaient mille con-
torsions pour être remarqués , et leurs silhouettes noires , qui
ressortaient vivement sur la teinte blanche et uniforme du sol,
rappelaient assez bien des figures d'ombres chinoises.
Dans l'espoir de nous procurer un bœuf ou deux, nous mî-
mes une embarcation à la mer et j'obtins de faire partie de
l'expédition. En approchant du rivage, il fallait manœuvrer
avec la plus grande précaution pour passer entre les brisans ;
malgré le calme presque plat qui régnait au milieu de la baie,
la mer était, dans cet endroit, si houleuse, qu'après avoir
tenté plusieurs fois inutilement d'atteindre une petite anse sa-
blonneuse, et comme encadrée dans les rochers, nous déses-
pérâmes de pouvoir débarquer. Notre canot allait revenir à
bord , quand une grosse lame, arrivant par son travers , le
chavira ; et, nous enveloppant avec lui , nous déposa dégout-
tans d'eau sur le sable.
On tira promptement l'embarcation hors des atteintes de la
mer ;et après l'avoir mise en sûreté, nous marchâmes le long
de la grève au-devant des Holtentots,qui, nous ayant vu débar-
quer, accouraient de notre côté. Ils étaient au nombre de
cinq, trois hommes et deux enfans. On s'aborda sans aucune
appréhension de part et d'autre , quoique nous eussions des
armes à feu et qu'ils fussent sans aucun instrument de défense.
Leur curiosité paraissait très médiocrement excitée à notre
aspect; et soit qu'ils eussent déjà vu des Européens, soit apa-
thie naturelle, après un examen réciproque qui dura quelques
Ri-.YUE M PARIS. 57
instaus, ils s'éloignèrent un peu de nous , et, sans proférer
une seule parole, allèrent s'accroupir les uns à côté des au-
tres. Obligés de commencer les négociations , nous nous rap-
prochâmes d'eux et chacun tâcha de leur faire comprendre ce
que nous voulions, par des signes et par des figures tracées sur
le sable. Se levant aussitôt , ils commencèrent à nous étourdir
de leurs discours au milieu desquels le mot bacca dont ils se
servent pour demander du tabac, revenait fréquemment. Ils le
prononçaient avec un singulier bruit de la langue frappant con-
tre le palais, et comparable à celui dont nous nous servons pour
exciter un cheval. En même temps ils nous invitaient à les sui-
vre vers un point du rivage qu'ils désignaient et où nous nous
décidâmes à les accompagner.
Après avoir doublé une petite pointe qui s'avançait dans la
mer, nous nous trouvâmes en présence du reste de la troupe. Ils
étaient occupés à dépecer une carcasse de baleine échouée et à
moitié enfouie; sans manifester la moindre répugnance, ils en
arrachaient avec les mains de grands lambeaux qu'ils allaient
précieusement enterrer dans le sable, et je m'assurai que, mal-
gré les émanations infectes qui s'exhalaient de ces chairs pu-
tréfiées, ils les conservaient ainsi pour en faire leur nourri-
ture.
Notre attente fut trompée , et ils répondirent par des signes
négatifs à toutes nos questions sur les bestiaux dont nous les
avions crus possesseurs. Nous les quittâmes après avoir échangé
contre quelques bouts de tabac divers ornemens en cuir et en
os, des colliers et des bracelets d'intestins de poissons desséchés
et quelques flèches, le tout sentant l'huile rance dont ils étaient
enduits.
Pendant deux mois, j'eus de fréquentes occasions de voir des
naturels tout le long de cette côte. J'en rencontrai surtout un
grand nombre à Walwieh-Bay. Presque tous les jours il y avait
au fond de cette baie une espèce de foire tenue par les Hotten-
tols au nombre de quatre cents environ, et par les équipages
des dix autres navires qui s'y trouvaient avec nous. 11 se faisait
là des échanges de toute espèce et de toute nature. Le tabac
était toujours la matière la plus précieuse pour eux ; les femmes
cependant préféraient en général les mouchoirs et les boutons
de cuivre doré, à l'aide desquels on en obtenait tout ce que l'on
5.
58 REVUE DE PARIS.
pouvait désirer. Nos matelots en trouvaient peu qui résistassent
à ces séductions.
J'accompagnai une fois les officiers de la corvette la Cîrcé
qui était venue mouiller dans celte même baie. Protégés par
une compagnie de soldats de marine , nous poussâmes une re-
connaissance à environ deux lieues dans l'intérieur , et , sui-
vant la trace des pas sur le sable , notre petite troupe arriva
dans un village composé d'une soixantaine de huttes. L'empla-
cement sur lequel elles étaient élevées, aussi sablonneux et
aride que le reste de la côte, était jonché d'une grande quan-
tité d'arbres morts qui semblaient avoir été déracinés et
transportés là depuis peu par des courans d'eau. Toutes ces
huttes étaient hémisphériques et percées latéralement d'une
ouverture très basse. Les petites branches des arbres dont je
viens de parler , encore garnies de feuilles , avaient servi à
leur construction. Des peaux d'animaux sauvages recouvraient
le sol , c'est le seul ornement que j'y aie trouvé. Beaucoup ne
contenaient absolument rien , et n'étaient habitées que par
des femmes et des enfans , accroupis ou couchés sur le sable et
dans une inaction complète.
La partie sud du continent africain , ainsi que l'Australasie
et plusieurs îles de la Polynésie , ont été , suivant les géologues,
exomlées beaucoup plus récemment que le reste delà terre ha-
bitable; et les races d'hommes qui s'y trouvent , apparues
aussi beaucoup plus tard que les autres , présentent un carac-
tère de faiblesse et d'infériorité quia frappé tous les voyageurs.
Il faut cependant dire , quant aux Hottentots du moins, qu'il
y a un peu d'exagération dans les rapports qu'on a faits sur
leur laideur et leur misère. Excepté quelques-unes de leurs
vieilles femmes, aucun n'inspire , par exemple, ce sentiment
de pitié mêlé d'horreur qu'on éprouve à la vue des ouvriers de
nos grandes villes industrielles.
La taille d'un Holtentot dépasse rarement cinq pieds. Le
sommet de la tête est comme aplati, et la ligne d'implantation
des cheveux décrit autour d'elle une courbe dont aucun angle
rentrant ou saillant n'altère la régularité. Ces cheveux , noirs
ou brunâtres, sont excessivement courts , laineux, et rassem-
blés en petits paquets assez semblables à ceux dont les four-
rures d'Astracan tirent leur singularité. Les sourcils , à peine
REVUE DE PARIS. 59
indiqués , sont fort crépus. Tout le visage est comme comprimé
d'avant en arrière. Les oreilles , qui se détachent du crâne , et
peuvent être aperçues presque entièrement de face ; les yeux ,
un peu inclinés , et ouverts seulement en longueur , rappellent
assez exactement le caractère de tête des Chinois. Quand on
regarde cette tête de profil, elle paraît hideuse d'animalité.
Des lèvres livides s'y avancent en un véritable grouin, contre
lequel s'aplatissent et se confondent, pour ainsi dire, de vrais
naseaux , qui s'ouvrent presque longiludinalement et de la
façon la plus étrange. La peau est , en général , d'une couleur
marron ou bistre. Quoique maigres et chétifs, ils ont tous le
ventre gros et les épaules assez développées , puis des cuisses
et des jambes grêles et si peu musclées , qu'il y a lieu de s'é-
tonner qu'elles puissent supporter le corps.
Les femmes sont plus petites que les hommes, proportion
gardée. Celles qui ne sont plus jeunes ont les mamelles telle-
ment alongées et pendantes , qu'elles peuvent allaiter leurs
enfans par dessus leur épaule. Ceux-ci se tiennent alors debout
sur leurs hanches , dont le prodigieux développement, attesté
par tous les voyageurs , n'a pas été exagéré. J'en ai vu quel-
ques-unes dont la croupe faisait, à angle droit . une saillie de
deux pieds. Si l'on ajoute qu'elles ont les genoux cagneux ,
supportés par de petites jambes torses, des pieds dont la
plante et les talons élargis forment des bourrelets calleux qui
les font ressembler à ceux d'un éléphant; une chevelure qu'elles
se plaisent à enduire d'une pommade huileuse et infecte, on
aura l'idée de ce que la nature peut produire de plus laid et de
plus dégoûtant. Les jeunes filles , en général , ne s'enduisent
point la tète de cette graisse mêlée d'argile , qui parait être
l'ornement favori des femmes ; leurs pieds sont d'une petitesse
qui , n'était leur couleur , serait enviée par beaucoup de nos
Européennes.
La plupart des Hottentots n'ont pour tout vêtement qu'un
carré long en peau suspendu au haut des cuisses par une la-
nière qui entoure les hanches. Quelques-uns possèdent une
mauvaise fourrure dont ils se couvrent les épaules. Autour du
cou et des poignets ils portent des ornemens formés avec des
intestins d'animaux. Ce sont des colliers et des bracelets aux-
quels sont suspendus des coquilles et des ongles de bêles fé-
GO REVUE DE PARIS.
roces. Leurs seules armes consistent en de petits arcs plus
mauvais assurément que ceux dont nos enfans se servent , et
qui sont faits avec des cercles de futaille ; puis de petites flè-
ches en roseau, dont la pointe est enduite du suc épaissi et
desséché des nombreuses liliacées vénéneuses qui croissent
dans l'intérieur du pays ; des bâtons d'un bois dur, ressemblant
à notre buis , et terminés par un renflement noueux , voilà
toutes leurs armes offensives et défensives.
Il ne faut pas omettre de parler de la singulière pipe dont
sont munis plusieurs d'entre eux; c'est ordinairement une
corne d'antilope droite et pointue dont l'extrémité est percée
latéralement. Après avoir rempli celte corne jusqu'à moitié
d'une sorte d'étoupe fait du poil laineux de quelque animal ,
ils y étendent un lit de tabac qu'ils allument et recouvrent
d'une seconde couche d'étoupe ; puis , appliquant la bouche
contre la grande ouverture de la corne , ils aspirent la fumée
avec force. Quand le fumeur a fait ce manège quatre ou cinq
fois , il passe la pipe à un autre et se laisse tomber à la renverse
sur le sable comme enivré. Bientôt cet état cesse , il se relève
et va s'accroupir à côté d'un compagnon en attendant que la
pipe lui revienne. Les femmes ne sont pas moins empressées
que les hommes à se procurer ce plaisir.
Leur nourriture se compose habituellement de poisson pourri
que la mer jette avec profusion sur la grève, de mollusques ,
et surtout de moules, dont les roches sont couvertes et qui ont
souvent cinq pouces de longueur. Ils sont très friands de bis-
cuit ; mais je les ai toujours vus refuser le vin et l'eau-de-vie
avec des signes de dégoût. Je n'ai jamais découvert d'eau douce
dans ces parages , et les marins m'ont assuré qu'ils buvaient de
l'eau de mer.
Leur langage n'a presque rien d'humain. Il se compose de
sons gutturaux et d'une sorte de clappement de langue dont j'ai
déjà essayé de donner une idée. J'ai remarqué , au reste, qu'ils
se parlent rarement entre eux et paraissent avoir peu d'idées à
se communiquer; en revanche, ils étaient avec nous d'util
imporlunité excessive, et nous étourdissaient de leur langage
barbare.
Ces contrées désolées n'offrent aux navigateurs d'autre in-
térêt de commerce que celui de la pêche, qui s'y fait chaque
REVUE DE PARIS. 61
année. On pourrait cependant tirer parti , pour la fabrication
du noir animal , de l'immense quantité d'ossemens de la baleine
dont le rivage est jonché tout le long de ces côtes. 11 y a lieu
de s'étonner que des entreprises n'aient point encore été orga-
nisées pour les aller recueillir, et même les exploiter sur les
lieux où il ne serait peut- être pas impossible de transporter les
appareils nécessaires à celte industrie,quirapporteraitcertaine-
nement de grands bénéfices.
La saison s'avançait, et tout le monde sentait le besoin d'une
relâche. On savait que la nôtre devait se faire dans la baie de la
Table, et on attendait avec impatience l'ordre du départ pour
cette destination. Nous en étions à environ cinq cents lieues
dans le nord , et à cause des vents de Sud qui régnent à celte
époque le long de la côte, on comptait sur quinze jours de tra-
versée depuis Walwich-Bay, où nous étions, jusqu'à Table-Bay.
On leva l'ancre le 24 août , dans l'après-midi , et toute la nuit
fut employée à s'élever un peu au large. Mais, vers le malin,
une belle brise de Nord-Ouest, qui continua pendant cinq jours,
nous poussa rapidement vers le Sud ; et le 1er septembre, ar-
rivés en latitude du cap de Bonne-Espérance, nous devions
apercevoir, dans la matinée du jour suivant, l'imposante mon-
tagne de la Table, quand tout à coup le vent changea, devint
tout-à-fait contraire, et souffla violemment du Sud -Est. II eût
fallu lutter long-temps pour atteindre la rade du cap où l'on
devait primitivement se rendre, au lieu qu'en laissant arriver,
le navire entra le soir même dans la magnifique baie de Sal-
danha, à trente lieues nord de Table-Bay.
Il était presque nuit close quand on laissa tomber l'ancre.
J'avais bâte d'être au lendemain, et l'impatience m'empêcha de
dormir. Je n'oublierai jamais l'impression que je ressentis en
montant sur le pont aussitôt qu'il fit jour. Le vent avait cessé,
la journée s'annonçait magnifique, et , tout aulour de moi, la
mer, calme comme un lac , formait un beau bassin entouré de
collines pittoresques et couvertes de verdure. On était au com-
mencement du printemps : une petite brise de terre m'appor-
tait, au milieu des émanations goudronnées du bord, celles des
plantes du rivage , dont je me sentais comme inondé. Je distin-
guais sur la pente des collines quelques habitations blanches
entourées de petits jardins , et à l'aide de la longue-vue, quel-
62 REVUE DE PARIS.
quefois une créature humaine. Il faut avoir été quatre mois en
mer et deux mois ébloui par la réflexion du soleil des tropiques
sur les sables brûlans, pour sentir tout le prix d'un peu de ver-
dure, ne fût-elle aperçue qu'à travers une lunette, et sentie à
un quart de lieue de distance.
On sait que ie cap de Bonne-Espérance fut découvert en 1493,
par le Portugais Bartholomé Diaz. Ce n'est que vers le milieu du
xvne siècle que les Hollandais , voulant s'y établir, achetèrent,
dit-on, d'un chef du pays unelieue carrée de terrain, et bâtirent,
à la pointe sud de ce continent, un petit fort en bois, dans le-
quel ils mirent quelques soldats et une douzaine de pièces de
canon; quelques années après, le fort fut reconstruit en bri-
ques, on y mit soixante pièces d'artillerie, on l'entoura de
maisons : ce fut bientôt un petit bourg, qui servit d'entrepôt à
leur commerce. Le bourg s'agrandit , la colonie s'augmenta ,
et, depuis qu'elle appartient aux Anglais, elle est devenue une
des plus importantes de celles qu'ils possèdent dans toutes les
parties du monde.
La colonie actuelle est divisée en quatre districts qui ont
chacun un gouverneur. La baie de Saldanha dépend de celui du
Cap. Un délégué du gouvernement y résidait. Le lendemain on
dut aller lui faire une visite et remplir les formalités d'usage.
Une pirogue, partie du bord à sept heures du matin, n'arriva
devant le château , ou plutôt la ferme du capitaine Hope, qu'à
neuf heures. Je ne puis dire que nous mîmes pied à terre, car
les canotiers, obligés de descendre dans l'eau trop peu profonde
pour permettre à l'embarcation d'approcher , nous transpor-
tèrent à dos jusqu'au rivage. On nous introduisit dans une. mai-
son de pauvre apparence , mais dont l'intérieur m'étonna par
une certaine recherche et un luxe de propreté anglaise qui
contrastaient fort avec les murailles d'argile , blanchies seule-
ment à la chaux , et percées de petites fenêtres que j'avais d'a-
bord remarquées.
Le capitaine Hope nous reçut fort civilement , fit apporter
des rafraîchissemens, et nous donna des nouvelles d'Europe
dans notre langue qu'il parlait assez intelligiblement , puis il
nous invita à sortir pour visiter ses plantations. C'étaient des
arbustes du pays réunis de manière à former des haies épaisses
et impénétrables. Elles entouraient de grands carrés cultivés
REVUE DE PARIS. 63
où, malgré la mauvaise qualité du terrain , on était parvenu à
faire croître tant bien que mal, et à force de soins et de travail,
presque tous les légumes et quelques-uns de nos fruits d'Eu-
rope. Le capitaine Hope paraissait grand amateur d'horticul-
ture ; il nous entretint longuement et savamment de tous les
obstacles qu'il avait eu a surmonter pour arriver au chëlif
résultat obtenu. 11 nous conta comment la sécheresse , les
insectes, les animaux sauvages , avaient été tour à tour pour
ses chers jardins des causes de dévastation. Nous parûmes si
touchés de ses peines, si compatissans à toutes ses infortunes,
qu'il crut devoir nous offrir , avec un orgueil bien excusable
assurément, quelques pieds de laitue qui furent acceptés avec
une véritable reconnaissance.
Nous prîmes congé du capitaine en acceptant avec empres-
sement la proposition, pour un des jours suivans, d'une partie
de chasse aux antilopes, où il nous promit beaucoup de
plaisir.
Les jours suivans , je parcourus tous les environs en chas-
sant et en herborisant. La baie de Saldanha a environ cinq
lieues de profondeur , et dans plus de la moitié de son étendue
il y a assez d'eau pour que des navires de toutes grandeurs
viennent y mouiller. Les montagnes qui l'entourent sont cou-
vertes de buissons dont aucun n'a plus de cinq ou six pieds de
haut. On y trouve beaucoup de gibier , et surtout une espèce
d'antilope nomméegreis-bock par leshabitans.il est un peu plus
petit que notre chevreuil , auquel sa chair peut être comparée.
Les lièvres , les perdrix, les cailles et une foule de jolis oiseaux
s'y rencontrent en grand nombre. Je partais ordinairement
de grand matin , et courais la campagne dans (ouïes les direc-
tions. Les colons me donnaient avec empressement une hos-
pitalité toute patriarcale, et l'offre d'une rétribution quel-
conque était toujours regardée comme une injure. J'étais
quelquefois retenu à coucher , et quoique le lit se composât
tout simplement d'un énorme matelas de plumes et d'une
couverture de peaux de mouton cousues ensemble , il m'était
offert avec trop de cordialité pour ne pas fermer les yeux sur
ce qu'il avait de défectueux et d'incommode.
Les colons ont avec le Cap des communications fréquentes,
et vont y porter des grains , du beurre , des légumes , des
f,4 REVUE DE PARIS.
fruits , du miel , de la cire et des peaux de bœuf. La pêche est
la principale industrie de ceux qui habitent les bords de la
mer, où se trouve en grande abondance une espèce de mulet
qu'ils font sécher au soleil après l'avoir salé, et qu'ils envoient
par voilures pour servir à la nourriture des pauvres et du bas
peuple. Ceux qui ont de grandes fermes se livrent aussi à
l'éducation des bestiaux , et, depuis quelques années , le gou-
vernement anglais a donné de grands encouragemens pour
l'amélioration des races de chevaux , autrefois très rares dans
la colonie. En général , les habitans sont pauvres et se plai-
gnent du petit nombre de bras qu'ils ont à leur disposition, et
de la paresse de leurs esclaves , presque tous Hotlentols ou
Cafres. Aussi sont-ils misérables, mal logés et mal nourris. Ils
ne boivent habituellement que de l'eau et du lait. Les princi-
pales pièces 'de leur vêtement sont faites en peau de mouton
tannée; toute autre matière serait au reste bientôt mise en
lambeaux au milieu des haziers épineux qui couvrent la cam-
pagne.
C'était avec une obligeance et un empressementqui m'éton-
naient toujours que les colons me prêtaient des chevaux et
des guides quand je désirais faire une excursion un peu loin-
taine. Ceux-ci étaient ordinairement des Hottentols à moitié
sauvages encore , mais qui me furent très utiles à cause de la
merveilleuse sagacité avec laquelle ils savent reconnaître les
traces et découvrir les retraites des animaux. Je ne serais
jamais parvenu sans eux à me procurer des flamans. Ces
oiseaux se tiennent en troupes nombreuses sur les sables que
la mer laisse à découvert quand elle est basse. J'en ai vu sou-
vent des bandes de plus de deux mille rangés comme en ba-
taille sur une demi-lieue d'étendue. Leur plumage , d'un rose
vif, les faisait distinguer de fort loin. Quand on approchait,
ils commençaientà s'ébranler Élevés sur leurs longues jambes,
ils semblaient marcher gravement , au pas , tous ensemble et
en colonne serrée, puis bientôt prenaient leur volée pour aller
s'abattre sur un autre point du rivage. Jamais ils ne se lais-
saient approcher. Les Hottenlots m'apprirent à leur tendre des
pièges et à les prendre au lacet. C'esi^encore à leur ingénieuse
adresse que je dois une espèce de rongeur nommée par les
naturalistes petit oryetère à taches blanches et la crhyso-
REVUE DE PARIS. 65
clore, qui tous deux se creusant des galeries souterraines , à
peu près comme nos taupes, ne peuvent être surpris qu'à l'aide
de pièges.
J'attendais avec impatience que le résident nous fit prévenir
pour la partie de chasse à laquelle il nous avait invités. Il eut la
complaisance d'envoyer à bord un esclave avec une invitation
pour venir coucher le soir chez lui, afin d'être plus tôt prêt le
lendemain matin. Nous nous y rendîmes, le capitaine et moi,
vers six heures de l'après-midi. A la pointe du jour, on vint nous
éveiller. Le café au lait fut servi, et nous sortîmes. Un léger
charriot était devant la porte, attelé de six vigoureux chevaux ;
mais ni chiens accouplés, ni piqueurs, ni chevaux de selle. Je
m'étais attendu à une grande chasse à courre, on me fit mon-
ter dans le charriot, qui commença à rouler tranquillement au
milieu -du bois comme s'il parlait pour le marché. La nuit n'é-
tait pas encore dissipée, et ce ne fut qu'au bout d'un certain
temps que je pus m'apercevoir quon ne suivait aucun senlier,
aucun chemin tracé, mais que la voiture se dirigeait toujours
en ligne droite sans tenir aucun compte des accidens du terrain
ni des buissons par-dessus lesquels elle passait, non sans de vio-
lens cahots. Ne sachant que penser, j'interrogeai timidement
le capitaine Hope sur notre destination ; je m'informai si l'en-
droit fréquenté par les antilopes était encore éloigné, et si c'é-
tait à l'affût que nous devions les surprendre ; car je ne voyais
plus d'autre méthode possible. A toutes mes questions il répon-
dait d'une manière évasive et il était clair qu'il s'amusait un
peu de ma surprise. Tout à coup un des conducteurs s'écria :
gries Bock! puis changeant brusquement de roule mit les che-
vaux au galop. Je saisis mon fusil que j'avais armé ; mais M.
Hope posant la main sur mon épaule, me dit : Modérez-vous et
tournez la tête de ce côté ; voici le bouc qui nous regarde ; c'est
bon signe. Il m'indiquait à quatre cents pas de nous et à gau-
che de la voilure un petit espace découvert où un antilope était
arrêté le cou tendu de notre côté. Pourquoi, dis-je, ne pas des-
cendre et nous approcher de lui en nous cachant derrière les
buissons? — Il serait bientôt loin et nous aurait bien vile éven-
tés; nous l'atteindrons plus sûrement ainsi .- le charriot, comme
vous le voyez, commence par décrire un grand cercle autour
de l'antilope, le second sera plus petit, et au troisième nous se-
6
66 REVUE DE PARIS.
rons, je pense, assez rapprochés pour le tirer, car la curiosité
le retiendra à la même place tant qu'il nous verra et qu'il en-
tendra le bruit que nous faisons. Les chevaux, excités par leurs
conducteurs qui poussaient de grands cris, franchissaient tous
les obstacles. Des secousses violentes me faisaient souvent per-
dre l'équilibre, mais toute mon attention était concentrée sur le
gibier, dont je suivais tous les mouvemens. Il se tenait toujours
à la même place, se tournant vers nous, et nous présentant le
devant du corps. Pendant ce temps les cercles que nous décri-
vions devenaient de plus en plus rétrécis ; arrivés à quarante
pas de lui on redoubla de vitesse et de cris perçans; le capitaine
Hope lui tira son coup, et l'animal , après avoir fait plusieurs
bonds presque sur place, tomba mort; un des guides descendit
de cheval, courut le ramasser et le jeta dans la voiture. C'était
un joli animal aux formes sveltes et gracieuses. Son pelage,
d'une couleur rougeàtre mêlé de blanc, était long et raide.
La voiture reprit bientôt son allure primitive et marcha en-
core au pas pendant un quart d'heure. Elle fut bientôt lancée de
nouveau autour d'un bock qui eut le même sort que le premier.
Vers midi, nous étions de retour à l'habitation et nous avions
tué neuf antilopes, c'est-à-dire autant que nous en avions vu.
A l'époque de notre arrivée dans la baie, deux navires fran-
çais y étaient déjà depuis quelques jours. Pendant la semaine qui
suivit, cinq autres y entrèrent encore. Les capitaines de ces dif-
férens navires ayant tous besoin d'aller à la ville du Cap, dis-
tante d'environ vingt-cinq lieues, je m'arrangeai pour faire
partie de la petite caravane qui devait s'y rendre par terre- On
loua une grande voiture à six places , couverte d'une toile à
voile soutenue par des cerceaux; elle était attelée"de huit chevaux
et conduite par deux Hottentots. Ceux d'entre nous qui ne pou-
vaient y trouver place se pourvurent de chevaux de selle, et la
petite troupe, composée de onze personnes sans compter les
guides, partit un matin, à sept heures, de la ferme hollandaise
qui avait fourni les moyens de transport.
En quittant les bords de la baie, la roule, à peine tracée sur
un terrain sablonneux et mouvant, dans lequel les chevaux en-
fonçaient souvent jusqu'aux genoux, montait à travers le bois
pour arriver à un vaste plateau d'où l'on pouvait apercevoir la
surface bleue et unie de la mer. Tout autour de nous, et aussi
REVUE DE PARIS. 67
loin que la vue pouvait s'étendre, de grêles buissons de myrtes
et de bruyères, disséminés sur un sol dont l'aridité croissait à
mesure que nous avancions donnaient à la campagne un aspect
sauvage. Aucune trace d'habitation ne venait rompre la mono-
tonie fatigante de cette plaine qu'un soleil ardent transformait
en une véritable fournaise. De temps en temps, ceux qui étaient
à cheval et qui avaient emporté leurs fusils, tiraient, tout en
marchant, sur des troupes de perdrix que le bruit faisait lever •
Une de ces décharges effraya deux grandes autruches qui se
dressèrent tout à coup du milieu d'un massif de bruyères et se
mirent à fuir avec une agilité merveilleuse, La voiture s'arrêta,
nos cavaliers s'élancèrent après elles, mais ils revinrent bien-
tôt, car leurs montures n'étaient pas de taille à lutter avec de
pareilles coureuses. Nous suivîmes long-temps des yeux leur ga-
lop précipité dont je ne saurais donner une idée juste qu'en
comparantle mouvement alternatif et régulier de leurs membres
inférieurs à celui des vannes d'un bateau à vapeur. Dans le.com-
mencement de la course on voit se déployer leurs petites ailes
courtes , puis les plumes légères et soyeuses qui sont implan-
tées sur leur face interne et sur la partie des flancs qu'elles re-
couvrent, se hérissent et, présentant toute leur surface au vent,
semblent doubler tout à coup le volume de l'animal que l'on voit
fuir devant soi.
Vers midi on s'arrêta auprès d'un étang pour y faire un léger
repas avec les provisions dont on s'était précaulionné. La ferme
où nous devions coucher, était encore à trois lieues et se nom-
mait Long-Founlain. Nous y arrivâmes à cinq heures. C'était
une réunion de bâtiments à un seul étage bâtis en briques et
couverts de roseaux. Au milieu des champs cultivés s'élevait la
maison du maître. Un joli jardin rempli de toutes les fleurs du
pays , un perron à rampe de fer, ornaient la façade. On entrait
dans une grande salle dont le plancher était en terre battue ,
mais parfaitement nivelé. Les murailles, comme celles de l'ex-
térieur, étaient seulement blanchies à la chaux ; il n'y avait pas
de plafonds , mais les solives et les madriers qui soutenaient la
toiture étaient peints à l'huile et soigneusement vernis. Quel-
ques meubles d'Europe, une grande glace sur la cheminée ornée
de vases de fleurs , un canapé de crin , de grands rideaux rou-
ges aux fenêtres , composaient tout le luxe de cette habitation
68 REVUE DE PARIS.
hollandaise. Mais tout cela était d'une propreté si exquise, ei
différait tellement de ce qu'on trouve dans les fermes de nos
départemens les plus riches; mon élonnement était si grand
de rencontrer au fond de l'Afrique une telle recherche , que je
ne remarquais point l'arrivée du maître de la maison. C'était
un colon hollandais, nommé Crootschart, gros homme à la
figure ouverte et réjouie. Il vint nous saluer tous les uns après
les autres en nous serrant cordialement la main. Une longue
table fut dressée au milieu de l'appartement, les esclaves s'oc-
cupèrent des apprêts du souper. Notre hôte nous pria de l'ex-
cuser s'il se faisait attendre un peu de temps , mais il n'avait
pas été prévenu de notre arrivée.
Nous étions depuis une heure réunis autour d'une petite table
chargée de pipes et de tabac dont M. Crootschart nous enga-
geait par son exemple à user fort libéralement, lorsqu'une porte
s'ouvrit et la maîtresse du logis entra suivie de trois grandes et
longues demoiselles , vêtues et coiffées avec recherche , sinon
avec goût.. Les voyageurs se levèrent et chacun , déposant res-
pectueusement sa pipe, vint toucher la main des dames et les
embrasser l'une après l'autre sur la bouche qu'elles présentèrent
sans la moindre hésitation à tous ces visiteurs barbus. On agran-
dit le cercle; mais la conversation , en raison de la diversité
des langues, ne pouvant devenir générale, on parla de chanter.
Le maître fit venir un enfant d'environ huit ans, fils d'un de
ses esclaves. L'enfant se plaça près de lui et on lui ordonna de
chanter un air anglais. Ce petit malheureux, tout interdit de-
vant tant de beau monde , baissait la tête et ne pouvait se dé-
cider à obéir. Pour l'y contraindre , son maître décrocha der-
rière lui une cravache dont il le menaça et finit par le frapper.
Alors ce pauvre enfant, au milieu des sanglots et des larmes ,
commença d'une voix glapissante une espèce de complainte où
je distinguai qu'il était question d'un Capitaine de la rivière
de Rouen. C'est de lui qu'on pouvait dire sans métaphore qu'il
avait des larmes dans la voix; et si, trop abondantes, elles
empêchaient les sons de sortir assez promptement, de nouveaux
coups de cravache venaient précipiter leur émission , au grand
contentement de l'honorable société, qui riait de tout son
cœur.
On nous invita à prendre place autour de la table couverte
REVUE DE PAKIS. 69
d'un iiuge éclatant. Nous étions dix-huit convives , et tout se
passa à peu près comme dans les repas de noire pays. Chacun
avait sur son assiette une petileserviette en coton grande comme
les deux mains. D'énormes portions de bœuf, de mouton et de
bouc sauvage , rôties ou bouillies, composaient ce souper , at-
tendu impatiemment par le plus grand nombre d'entre nous.
Des plats de légumes cuits à l'eau étaient servis en même temps,
et pour suivre l'exemple des hôtes , on y ajoutait les épices
nombreuses et surtout le carry dont on fait usage dans ce pays.
Des confitures, des pâtisseries vinrent ensuite , mais aucune
boisson fermentée ne parut sur la table : l'eau et le lait en tin-
rent lieu et il fallut se contenter de ce breuvage peu restau-
rant.
Au reste, c'est presque le seul dont fassent usage les habi-
tans "dans les parties de la colonie où Ion ne récolte pas de
vin. Les moyens de transport sont si difficiles et si coûteux ,
qu'ils peuvent rarement s'en procurer à la ville , où cependant
il n'est pas cher. Quand on servit le thé , auquel les dames pré-
sidèrent, deux bouteilles d'eau-de-vie de France, qui nous res-
taient encore, furent très bien accueillies et on termina digne-
ment la soirée en leur faisant honneur: il était plus de minuit.
Le lendemain, au point du jour, on vint nous éveiller. Il
avait été convenu qu'on proposerait à M. Crootschart le rem-
boursement des frais que treize personnes et autant de chevaux
avaient dû nécessairement lui occasionner; mais tout ce qu'on
put obtenir de lui, ce fut la promesse qu'il recevrait avec re-
connaissance un petit baril d'eau-de-vie de France, qu'un des
capitaines offrit de lui envoyer aussitôt son retour au mouillage
de Saldanha.
E. Le Mire.
SOUVENIRS
DE VOYAGES,
UNE MAISON DE TRAVAIL A LIVERPOOL.
Voici une des plus belles applications de cette loi de pau-
vres anglaise, dont il a été dit tant de choses en France, sans
beaucoup de connaissance de la matière, ni surtout des véri-
tables opinions du peuple anglais à cet égard. Il n'est peut-
être personne, parmi ceux qui lisent avec quelque attention ce
qui s'écrit sur cette partie de l'économie sociale, qui n'ait un
vague esprit d'opposition contre la loi des pauvres et contre
tout ce qui pourrait y ressembler de loin ou de près. A qui-
conque veut faire l'éloge de l'Angleterre , et en opposer l'ad-
mirable civilisation aux lenteurs et aux inégalités de la nôtre,
qu'objecte-t-on tout d'abord, si ce n'est cette formidable loi des
pauvres? J'ai dans la mémoire cette formule , qu'assurément
je n'y ai pas mise tout seul : Oui, mais l'Angleterre a sa dette ;
oyi, mais l'Angleteree a sa loi des pauvres. Il n'y a pas d'ad-
mirateur si intrépide de l'Angleterre que la première de ces
objections ne trouble profondément et à qui la seconde ne
ferme la bouche, encore qu'il semble qu'une dette énorme est
REVUE DE PARIS. 71
la preuve d'un crédit énorme , et qu'il soit juste que ceux qui
ont au-delà du nécessaire soutiennent directement ceux qui
n'ont rien. Quoi qu'il en soit , je n'ai pas été peu étonné de
trouver en Angleterre, parmi les partisans les plus prononcés
de la loi des pauvres, des hommesà quicetteloidemandechaque
année une somme considérable , dont le chiffre est vraiment
effrayant, et d'en entendre vanter les bons résultats par ceux
même qui en font les frais. J'ai peine à croire que ce soit par
de simples motifs de charité chrétienne , et qu'il n'y ait pas
là quelque bonne raison positive et déterminante , de l'es-
pèce de celles qui font généralement agir et parler les An-
glais.
C'est d'ailleurs un fait notoire que des écrivains distingués,
quiappartiennentà l'opinion radicale, demandent pour l'Irlande,
comme complément nécessaire des institutions que lui doit la
Grande-Bretagne , une loi des pauvres , à l'image de celle qui
régit l'Angleterre. Quelques-uns même la réclament au préa-
lable, avant toute autre institution , et ceux-là me paraissent
les plus sages, car à une population qui meurt de faim on doit
premièrement du pain , et secondement des libertés. Que
peut-il y avoir de plus pressant et de plus obligatoire pour la
Grande-Bretagne que de nourir ces milliers de misérables Ir-
landais qui, dans les quatre plus beaux mois de l'année, en
juin , juillet , août , septembre , dans les temps où la vie est le
plus facile à tous les êtres, où le pauvre même est riche , car
le soleil lui donne le vêtement, le gîte et le feu , sont réduits
par la faim , et malgré la résignation qui est propre au peuple
d'Irlande, à vivre de déprédations de toute sorte, les uns à
piller les hangars où sont conservées les pommes de terre , à
arrêter les bateaux chargés de vivres, et à les vider sur la berge
par l'odieux droit d'aubaine de la misère ; les autres à coupel-
les sacs de blés qui sont transportés au marché et à les répan-
dre par les chemins ; quelques-uns à déraciner les légumes
pendant qu'ils végètent encore , à forcer les marchands de
vivres qui ne veulent que traverser un district d'y demeurer et
d'y vendre, à une espèce de maximum, leurs provisions ; ceux-
ci à piller les boutiques des boulangers ; ceux-là à traire les
vaches pendant la nuit ? Déjà des travaux ont été commencés
72 REVUE DE PARIS.
sur cette question , et des commissions nommées , selon la
pratique des gouvernemens, qui, avant de payer, font recher-
cher longuement s'ils doivent , et qui donnent à l'homme qui
meurt de faim... des commissaires chargés d'examiner dequelle
nature est sa faim , comment elle lui est venue , par quelle
cause , et , en dernier lieu , comment on pourrait y pourvoir,
sinon pour lui, qui mourra pendant l'enquête, du moins pour
ses enfans , qui hériteront de son dénuement et de sa faim.
Le moyen le plus naturel, ce semble, le plus droit, le plus hon-
nête, serait une loi des pauvres, qui d'abord procurerait de
l'argent , en attendant les institutions destinées à en régler
l'emploi, et, en outre, qui assimilerait la condition de l'Irlande
à celle de l'Angleterre. Mais comme il faut prendre sur ce point
l'avis de la partie du peuple irlandais sur qui porterait la
charge d'une loi des pauvres, je ne m'étonnerais pas qu'avant
toute loi qui devra les grever d'une aumône régulière au profit
des indigens , ils demandasent pour eux-mêmes des libertés et
des privilèges , et qu'ils fussent plus impatiens de recevoir des
institutions que de donner de l'argent.
Les sociétés sont à l'égard des pauvres comme les débiteurs
de mauvaise foi, qui plaident pour ne pas payer, ou tout au
moins pour ajourner le paiement. En face du pauvre, ce créan-
cier impitoyable, même dans sa résignation, qui peut les
forcer à le nourrir dans leurs prisons , si elles lui ferment
leurs hôpitaux et leurs maisons de travail, elles discutent par
voie de commissaires le droit et le fait, et celui-ci avant celui-
là , l'inconvénient avant l'avantage, et l'emploi qu'il conviendra
de donner à l'argent avant la nécessité et le devoir de donner
l'argent lui-même. C'est ainsi qu'en ce moment, à propos de
de l'Irlande dévorée par la plaie de ses pauvres, on a fait la
statistique des causes de tant de misères, des inr.onvéniens qui
résulteraient des différens modes proposés pour y subvenir, et
des institutions à créer pour faire produire les meilleurs fruitsà
'impôt qui pourrait être ultérieurement établi. Si du moins on
était d'accord sur une ou plusieurs de ces institutions , la ques-
tion aurait fait un pas; car l'emploi trouvé, ce serait une forte
raison de moins d';<journer le devoir de donner l'argent. Mais
on se garde bien d'être d'accord sur quoi que ce soit, et de re-
connaître un premier fait qui serviraildemajeûre à un argument
Ut VUE 1>E PARIS. 73
irrésistible; et voilà comment, au moyen d'un appareil tout-à-
fait ingénieux de commissaires, de comptes-rendus et de statis-
tiques, on couvre le peu d'empressement réel à donner (qu1
est au fond) de l'air de gens bienfaisans qui ne font de diffi-
cultés que sur le meilleur emploi possible à donner au bien-
fait.
Parmi les moyens discutés , l'établissement des maisons de
travail {toork-house) , à l'instar de celles de l'Angleterre, a
dû être proposé et débattu le premier , à titre de moyen déjà
éprouvé , et dont l'Angleterre a déjà recueilli des fruits. On y
a fait des objections de toutes les grandeurs , depuis celles qui
sont fondées sur l'énormité de la dépense, évaluée, par les
adversaires du projet, à la valeur du revenu de Pli-lande, jus-
qu'à celles qu'on lire du caractère des babitans , trop fiers, a-t-
on dit, et trop jaloux de leur liberté pour ne pas préférer la
famine, la mendicité et la mort, à un emprisonnement même
volontaire et à un travail qui ne serait pas de leur choix. Je
suspecte beaucoup ces accumulations d'objections, si diverses
de valeur et de poids, contre une institution devenue inévita-
ble, car les petites ne figurent évidemment là que parce que
les grandes ne sont pas assez solides , ou ne sont pas sincères
Si la dépense n'excède pas les moyens de l'Irlande, que devient
la seconde objection tirée du caractère des Irlandais, comme
si tous les pauvres n'étaient pas des vaincus pour qui toute
condition est bonne, qui n'est pas insupportable ? Et si, en
effet, la dépense est impossible, à quoi bon joindre à l'objecion
péremptoire qu'on en peut tirer celte toute pelite raison d'ob-
servaleur moraliste ? On en avait dit autant des maisons de
travail d'Angleterre: elles allaient surcharger les villes; ou y
aurait des révoltes tous les jours; le peuple anglais était trop
fier pour passer sous ces fourches caudines , etc. , etc. L'événe-
ment a prouvé que toutes ces objections n'étaientque mauvaues
raisons de débiteurs qui éloignent par des chicanes, décorées
du nom d'enquêtes, le moment de payer. L'Angleterre s'est
exécutée; ses icort-houses sont l'honneur de sa civilisa-
tion.
Je n'ai vu que celle de Liverpool, qu'on dit être l'une des
mieux conçues, et qui très certainement doit être l'une des
mieux administrées de toute l'Angleterre. C'est à la fois une
74 REVUE DE PARIS.
maison de travail, un hospice et une école publique. L'établis-
sement est situé hors de la ville , sur une des hauteurs qui la
dominent, dans un air sain, au moins relativement, car la
charité peut tout améliorer en Angleterre , excepté le ciel. Les
bàtiniens sont vastes, aérés, et paraissent bien tenus: la pro-
preté anglaise a pénétré jusque dans la maison des pauvres.Les
ateliers sont larges et bien clos, les cours dallées, grandes et
ouvertes. Ce n'est pas une prison, car la force publique n'y est
représentée par aucun soldat, et à la faiblesse matérielle de l'au-
torité on peut mesurer la facilité de l'obéissance : mais c'est
encore moins une maison de luxe, car , outre l'air de tristesse
et de dénuement que le pauvre répand autour de lui , un bien-
faiteur collectif, comme est une société qui se charge de nour-
rir ses pauvres, ne met guère de grâce dans sa manière de don-
ner , et on ne voit que par trop d'endroits que le bienfait est
accordé sous la forme d'un impôt. Les intermédiaires entre la
société et ses pauvres sont sérieux et froids comme des agens ;
justes d'ailleurs et bons , mais sans ce superflu qui est la sym-
pathie, et qu'on ne leur demande point. La maison est hospita-
lière ; mais l'hôte n'est pas un ami attendu , à qui l'on garde la
meilleure place , la coupe de fête à la table , et le lit d'honneur '
c'est un pauvre qu'on reçoit sur un bon delà paroisse , et à qui
on fait payer , par un certain travail , une place quelconque
sous un toit commun , peut être la place restée vide par la
mort d'un compagnon de misère , récemment délivré de la
charité publique et de la vie. On ne peut donc parler de ces
établissemens que le cœur serré, et en louer les choses louables
qu'avec chagrin, car l'irréparable est écrit sur toutes les pierres
et sur tous les visages.
Le directeur actuel, ancien homme de loi, a été, quoique
hommme de loi, et pour sa réputation de probité et de fermeté,
élu à cette grande fonction par les suffrages des notables de
Liverpool. Il succédait à un de ces hommes qui sont la plaie de
tous les institutions de bienfaisance, gens qui exploitent leur
place comme une industrie, et qui prélèvent chaque jour une
dime sur la part des pauvres. II s'était fait , sous un nom ana-
logue a notre mot français tour de bâton, un revenu énorme.
Ces abus n'étaient pas ignorés : mais telle est, en Angleterre,
•a force des choses établies , qu'on le maintint dans sa place
REVUE DE PARIS. 75
jusqu'à sa mort, qui fut le seul service qu'il rendit à la maison
de travail de Liverpool. Le premier acte de son successeur
fut de rendre aux pauvres tous les indignes profits que cet
homme avait faits sur eux, et de se réduire strictement au sa-
laire, du reste très honorable , qui est affecté à sa place. Tout ,
dans la maison , avait été corrompu par l'exemple du chef. Les
fournisseurs du dehors, pour se dédommager des pots-de-vin,
altéraient les provisions ; le lait était falsifié , les légumes mal
choisis, le pain enflé au moyen de procédés chimiques. A l'ar-
rivée du directeur actuel, tout a changé de face; les fournis-
seurs, tenus quittes des pots-de-vin, ont livré des provisions de
bonne qualité. La seule différence d'un homme désintéressé à
un homme avide a produit des sommes considérables et a donné
une exislence nouvelle à la Maison de travail, sans augmenter
pour la ville les frais de dotation annuelle. Le plus difficile a
trouver après l'argent, c'est l'homme chargé de l'employer ; il
dépend du choix qu'on a fait qu'un établissement de ce genre
soit une véritable maison de bienfaisance , ou une sorte de
ferme des gabelles abandonnée à l'avidilé d'un traitant.
Le directeur de la Maison de travail de Liverpool parait
être un homme d'environ cinquante ans. C'est un esprit net ,
adroit, décidé, faisant chaque chose avec la facilité et la con-
fiance que donnent un bon début et la popularité qui s'y atta-
che. Sans avoir, comme on dit , la fibre très tendre , il a poul-
ies pauvres cette austère sympathie de la probité , bien préfé-
rable à la condescendance d'un homme qui se montre facile et
relâché envers les gens qu'il vole. Il peut être sévère sans pa-
raître dur, car il n'a pas à faire payer à la discipline les infidé-
lités ou les gains honteux de son administration. Les pauvres
le craignent sans le haïr, parce qu'ils savent qu'il les défend
quand il n'est pas devant eux, et parce qu'il a l'attitude qu'il
convient que les sociétés prennent envers ceux de leurs mem-
bres qui n'ont pas su ou qui n'ont pas pu s'y faire une place ,
attitude grave et ferme, ni trop bienveillante pour ne pas ame-
nerle relâchement, ni trop sévère pour que devant lui le mal-
heur n'ait jamais l'air d'être un crime. C'est ce qui explique la
facilité de cet étrange gouvernement où un homme d'un peu
plus de cinq pieds, ni médiocre ni supérieur , conduit dix-huit
cents à deux mille personnes , dont plus de mille sont valides ,
76 REVUE DE PARIS.
et dont aucune, parmi ces mille, n'est sans avoir quelque le-
vain de révolte au fond du cœur : car quel est le pauvre qui
croit ne l'être que par sa faute? Il y a là des hommes qui n'on t
jamais résisté à une passion , qui ont incommodé tous leurs
semblables de leur liberté brutale , et dont l'obéissance même,
triste et morose, est toujours frémissante. Eh bien! tous ces
hommes se lèvent et se découvrent avec respect , quand passe
auprès d'eux, avec sa parole brève, son œil vif et pénétrant,
ses ordres précis et sans réplique, son geste brusque, son pas
rapide, le petit homme, semblable à un clerc de paroisse, qui
les gouverne, qui mange de ce qu'ils mangent , boit de ce qu'ils
boivent, et n'a pas dans sa poche un penny qui ait dû aller
dans la leur. Sa fermeté et sa probité lui tiennent lieu de ce pi-
quet de soldats qui ne sert pas toujours à rendre forts certains
fonctionnaires: ce sont deux forces immenses vis-à-vis des
masses , parce qu'on ne peut pas plus les feindre quand on ne
les a pas , que les cacher quand on les a.
D'ailleurs , à quoi serviraient des forces matérielles!1 La
Maison de travail n'est pas une geôle. Quiconque est las d'y
vivre, peut s'en faire ouvrir la porte, et retourner à la vie pré-
caire et à la liberté nécessiteuse du dehors. La maison ne le
rejette pas ; elle lui donne même le viatique de quelques jours ,
en attendant qu'il trouve du travail ; s'il n'en trouve pas , ou
si après avoir été employé quelque temps , il retombe dans le
besoin, l'administration le reçoit de nouveau, sans rechercher
si c'est le travail qui l'a quitté, ou lui qui a quitté le travail, et
sans aggraver sa position dans l'intérieur de la maison. Sa
place lui est rendue, sa portion lui est pesée de nouveau, caries
portions sont pesées ; mais ce n'est pas le retour de l'enfant
prodigue, et au lieu d'un père quil'accueillcet fait tuer le veau
gras pour fêter son retour, c'est un chef dans le cœur duquel
il a la place d'un deux millième, et qui peut-être en le rece-
vant, ne lui épargne pas quelques éloges ironiques delà maison
qu'il a eu tort de quitter. Du reste , bien peu sont tentés d'es-
sayer delà triste joie d'un jour de liberté dont le lendemain est
la misère. La douceur du régime , l'assurance d'avoir le pain
de chaque jour, la modération du travail , les amitiés qui se
forment dans le travail commun des ateliers et sur les ban-
quettes des chauffoirs , l'habitude enfin qui , peu à peu, confis-
REVUE DE PARIS. 77
que à l'homme sa volonté , les retiennent dans la Maison de
travail, et leur font oublier une liberté dont les seules jouis-
sances sont des soirées passées à la taverne , et suivies de pri-
vations intolérables.
La constitution du travail, dans l'intérieur de la maison , est
équitable et parfaitement réglée. Tous les pauvres valides (able
bodies) sont appliqués à des travavaux proportionnés à leurs
forces, et dont une partie du prix leur est abandonnée soit
pour les petites douceurs du préau , soit pour en aider leurs
familles qui habitent au dehors. Les étoffes de coton et de laine,
nécessaires à l'habillement de la communauté, sont fabriquées
dans la maison. On vend le surplus aux fabricans d'étoffes
peintes.de Manchester. Les vieillards, qui n'ont plus assez de
forces pour un travail fatigant, préparent des cordes de chan-
vre pour calfater les vaisseaux. Dans une des salles où se font
ces cordages, il y avait un vieux marin, jadis compagnon de
guerre de Nelson , d'une grosseur énorme , à qui son ventre
servait de table à ouvrage. — Voulez-vous voir un de nos
élèves? nous dit le directeur en nous montrant le bonhomme
enseveli sous son chapeau de cuir , peut-être aussi contempo-
rain de Nelson. Il l'appela d'un ton de voix ferme, quoique
amical. Le bonhomme souleva d'abord sa tète, puis son ventre,
puis ses jambes, et vint à nous d'un pas grave, avec toute la
docilité militaire, mais non sans dépit, à ce que nous crûmes
voir, d'être montré comme un spécimen du bon régime de la
maison. Sa figure, forte et intelligente, était celle d'un homme
contrarié. Il salua , mais ne dit pas un mot. Après quelques pa-
roles du directeur, il regagna sa place , et nous sortîmes , moi
beaucoup plus malheureux qu'il n'avait pu être blessé , et pen-
sant qu'il faut être ou un ange , ou une femme, pour toucher
aux plaies du pauvre sans les envenimer. Qui sait si un rayon
de la gloire de Nelson, en tombant sur cet obscur matelot, n'a
pas mis dans son cœur un germe de dignité personnelle que
n'ont pu flétrir les malheurs d'une vieillesse recueillie par la
charité publique?
Par une distribution judicieuse du travail, qui lire parti de
tout le monde et n'épuise personne, les dépenses de la maison
sont presque atteintes , sinon couvertes, par le prix des objets
vendus au dehors et de ceux qui se consomment au dedans. Les
tome xi. 7
.
78 REVUE DE PARIS.
frais et les produits se balancent à peu près , ce qui permet à la
ville d'étendre à plus de tètes le bienfait de sa taxe des pauvres,
et d'admettre même au partage de l'aumône municipale des mal-
heureux qui ne sont pas inscrits sur le registre de la paroisse.
C'est ainsi que la Maison de travail paie le passage et la nour-
riture de tous les pauvres irlandais qui, après avoir fait la
moisson en Angleterre , reviennent s'embarquer à Liverpool ,
plus pauvres qu'auparavant, car ils n'ont rien économisé de ce
qu'ils ont gagné ; partis avec des vêtemens, ils s'en retournent
avec des haillons. Il n'y a pas de spectacle plus douloureux que
celui de ces files d'Irlandais , la plupart pieds nus , sans che-
mise, les habits en lambeaux , la faucile portée en bandoulière
et entourée de foin, un bâton à la main, marchant un à un sur les
grandes routes, et regagnant cette verte Irlande où l'hiver et
ses dernières nécessités les attendent ; vrais ilotes de la Grande-
Bretagne, qui semblent habillés de ses guenilles et nourris de
ses épluchures. Quelques-uns de ces malheureux errent sur les
quais de Liverpool, attendant que les hommes de police les re-
cueillent et les conduisent devant les officiers compétens ; car
c'est par l'intermédiaire de la police et des juges que les pau-
vres reçoivent l'hospitalité de la ville. On les interroge, on re-
garde s'ils ont les poches vides (quelques-uns n'ont pas même
de poches) , après quoi on les envoie à la Maison de travail,
qui leur donne un gîte pour la nuit, la nourriture , qui lesren
voie le lendemain par un paquebot où ils sont entassés et par-
qués sur l'arrière, comme les moutons et les cochons expédiés
d'Irlande pour l'Angleterre , laquelle reçoit le bétail et renvoie
les pauvres. Cette charité , qui déporte les pauvres, n'est pas
celle de Vincent de Paul ; mais quand on regarde les choses
froidement , et combien le fardeau des pauvres indigènes est
déjà lourd pour chaque ville, on donne des éloges même à cette
hospitalité si dure et si avare, qui reçoit le pauvre étranger sans
plaisir et le renvoie sans pitié. N'est-ce pas beaucoup déjà que
la civilisation soit juste, et que le débiteur reconnaisse sa
dette?
La nourriture de la Maison de travail consiste principale-
ment en lait, en pommes de terre, et en viande de porc. On
nous a fait goûter de ce lait : il est excellent. On ne nous le
présenta pas dans un petit pot . écrémé dans le grand , et mis
REVUE DE PARIS. 79
à part lout exprès , pour rassurer la philantropie des visiteurs,
et faire dire à quelques heureux : Nous n'en buvons pas de
meilleur. On nous mena dans un vaste garde -mander, où nous
puisâmes le lait à même dans le tonneau qui contenait la pro-
vision du jour. J'ai dit qu'on pesait les portions de pain : ce sont
deux femmes qui ont ce soin ; l'une coupe, et l'autre pèse les
morceaux dans une balance. 11 y a deux qualités de pain : le
plus mauvais régalerait nos soldats. On le donne aux valides ,
aux enfants, aux able bodies , nom horriblement matérialiste
que la religieuse Angleterre donne à tous ceux qui peuvent tra-
vailler. Le pain de première qualité est réservé pour les vieil -
ards, pour les invalides, pour les malades. Le directeur de
'établissement n'en mange pas d'autre. Il fait aussi son ordi-
naire de Yale qu'on donnent aux travailleurs, pour les soute-
nir , et aux vieillards pour les réconforter. Quelques vieilles
femmes reçoivent une portion de thé et de sucre; elles pren-
nent le thé trois fois par jour. C'est, de toutes les rares dou-
ceurs de la maison , la plus propre à consoler ces pauvres
créatures de n'avoir plus de chez soi. Enfin , il y a du tabac ,
comme en voudraient avoir nos meilleurs priseurs , pour ceux
à qui l'usage du tabac, dans des jours moins mauvais , — les
seuls jours bons du pauvre , — en rendrait la privation trop
douloureuse, surloutajoulée a celle de tant d'autres biens. C'est
le directeur de l'établissement qui est , de droit, le juge de ces
besoins et le distributeur de ces petites faveurs. Il peut mettre
une sorte de grâce à les accorder. Il est douteux que ce ne soit
pas encore là et toujours une dette ; mais , du moins , la ma-
nière de la payer peut lui donner l'air d'un bienfait: cette fois ,
seulement, la main de la charité publique ressemble à la main
d'un ami.
Les enfans des deux sexes, qui sont très-nombreux , reçoi-
vent l'instruction première par la méthode lancastrienne. On
les tient très sévèrement , peut-être trop sévèrement. Il estvrai
qu'il n'y a pas de peuple plus discipl inable que le peuple anglais.
A voir ces centaines de petits garçons manœuvrer dans la cour
avec la précision des soldats de leur pays , à la voix d'une es-
pèce de pédagogue, chélif etràpé, qui frappe sur un livre pour
appuyer sa voix grêle et criarde , on sent que la subordination est
le fonds de l'esprit anglais, et que la loi est le plus obéi des despotes.
80 REVUE DE PARIS.
Ces pauvres enfans vont nu -tête et nu-pieds pendant tout ce
qu'on appelle la belle saison en Angleterre, c'est-à-dire, pen-
dant les huit mois de pluie interrompue de brouillards, qu'on
décore de ce nom. Je ne pus pas me défendre d'en témoigner
de l'étonnement au directeur. Il faisait si froid ce jour-là: la
bise, qui soufflait depuis le matin, et dont nous sentions les
piqûres jusque sous nos vêtemens, avait bleui leurs jolis vi-
sages et leurs pieds que raidissait le froid des dalles encore
humides d'une averse récente. Ils marchaient courbés , la tête
renfoncée dans les épaules, les mains collées contre le corps,
tous rétrécis et ramassés , comme pour offrir moins de prise
au froid, avec cette tristesse sans imagination, qui est celle de
tous les enfans marqués , en naissant , du slygmate de la pau-
vreté. On nous dit que ce n'était point par économie qu'on les
laissait aller ainsi tête nue et sans chaussure , mais de l'avis
du chirurgien et du médecin qui le jugeaient meilleur pour leur
santé. Est-ce là le vrai motif? Un régime hygiénique qui épar-
gne à rétablissement les frais de plusieurs centaines de paires
de souliers par mois, n'est-il pas ou une parcimonie ou un
reste de barbarie déguisés? Les docteurs, à qui nous soumî-
mes ce doute, prirent très-sérieusement la responsabilité de la
mesure, et nous ôtèrent tout soupçon à cet égard. Peut-être,
hygiéniquement , ont-ils raison ; peut-être vaut-il mieux pour
ces pauvres enfans entrer dans la vie par de rudes épreuves,
et n'avoir pas d'enfance à regretter. Mais si les plus valides s'y
fortifient, les faibles n'y succombent-ils pas? Je n'eus pas le
courage de me faire instruire sur ce point.
Le directeur nous fit entrer dans la salle des petites filles au
moment de la leçon. Il y en avait une cinquantaine environ ,
rangées en cercle autour d'une petite vieille qui leur apprenait
à compter jusqu'à cent , et qui , une baguette à la main , com-
mandait la manœuvre lancastrienne. Je me sers à dessein du
mot manœuvre, car les intelligences et les mémoires sont dres-
sées comme des soldats par cette méthode. Elles avaient un
geste particulier etuneintonalion distincte pour chaque dizaine.
Tantôt elles croisaient les bras ou les laissaient pendre le long
du corps; tantôt elles en levaient un sur leur tête ou retendaient
eu avant; tantôt elles battaient des mains, et toutes avec une
régularité et une précision imperturbable. Arrivées au premier
REVUE DE PARIS. 81
chiffre de chaque dizaine , et au moment de changer de geste,
elles enflaient leurs petites voix aiguës et attaquaient la noie
avec un ensemble tout à la fois musical et mimique , auquel le
directeur prenait part. La vieille , debout au centre du cercle ,
la baguette levée, tournant sur elle-même pour surveiller toutes
ses écolières , l'oreille attentive à leurs cinquante voix, criait
de temps en temps : Allons, allons, make haste, viake haste.
De toute la petite troupe , pas une ne broncha. Comme j'étais
alors tout plein de machines je cherchai in volontairement s'il n'y
en avait pas une, dans quelque coin de la salle, qui arrêtât et
fit partir ces cinquante mémoires à la fois, comme les cin-
quante roues d'un même appareil. Toutes les voix moururent,
dans une sorte de cadence au nombre cent. C'était un vérita-
ble exercice de vocalisation. Combien peu de ces pauvres fil-
les, me disais-je, auront besoin de savoir compter au de-là du
nombre cent !
Le plus louchant de celle scène, c'étaient cinq ou six peti-
tes filles de moins de quatre ans, restées assises sur des bancs
et qui répétaient tout bas la leçon avec cette petite voix d'oi-
seau si fraîche, si gaie, par laquelle les enfans de toutes les
conditions se ressemblent au commencement de la vie. L'une
d'elles, à peine âgée de trois ans, jolie comme un ange de Mu-
rillo, imitait les gestes de la vieille avec ma canne qu'elle m'a-
vait prise. C'était un enfant abandonné. Mon ami et moi, nous
nous regardâmes en sortant : nous avions tous deux les yeux
humides.— « C'est surtout parce que je suis père, me dit-il, que
je ne trouve pas lourde la taxe des pauvres, et que, de tous
les impôts que je paie, celui-là me coûte le moins dont il re-
vient quelquechoseà ces pauvres enfans.— Et c'est par le même
motif, lui repondis-je que j'admire votre Maison de travail,
et que j'en souhaiterais au même prix de pareilles â mon pays. >
Deux ou trois hommes sont employés à faire des bières
pour ceux qui meurent dans la maison et pour les pauvres du
dehors auxquels la paroisse fait la charité d'un cercueil. Il yen
a un magasin tout plein, que la mort épuise au fur et à me-
sure qu'on le remplit. Ces bières sont peintes en rouge. Cétait
un veillard qui les barbouillait, et qui peut-êlre barbouillera la
sienne. Un homme plus jeune était chargé de raboter les plan-
ches et de les clouer, «n autre d'y mettre les attaches de fer.
7.
82 REVUE DE PARIS.
Ils faisaient cela avec la même indifférence que ceux qui pré-
parent le dîner. L'établissement fournit des bières à tous les
pauvres qui justifient de l'impossibilité de faire enterrer les
leurs. J'ai vu deux femmes, probablement deux mères, qui
sortaient de la maison par une des portes de côté, emportant
sous le bras deux petits cercueils d'enfant. Elles pleuraient près-
autant de hon te que de regret; car, s'il y a quelque chose que
les pauvres redoutent plus que l'hôpital,, c'est d'être enterrés
dans des planchps qui ne leur appartiennent pas. Ces dons
gratuits de cercueils par la maison de travail de Liverpoolont
été l'occasion d'une industrie révoltante. De malheureuses
femmes, feignant la douleur et les larmes, obtenaient de ces
bières, dont elles allaient boire le prix au cabaret ; d'autres
moins coupables, en faisaient du feu, peut-être pour réchauf-
fer leurs enfans. Ce double abus a cessé. On ne délivre des
bières que sur le bon de la paroisse, dont les autorités ont soin de
faire rechercher si ceux qui en demandent ont en effet des
morts à faire enterrer. La charité est obligée d'avoir l'œil vi-
gilant du fisc, et c'est une chose pénible à dire qu'elle peut
quelquefois corrompre ceux mêmes au profit de qui elle
s'exerce.
A quelques pas de là sont les toits-à-porcs, partie importante
de l'établissement, car les porcs sont les nourriciers de la Mai-
son de travail. Le directeur nous les montrait avec un or-
gueil plaisant. Il les caressait, il leur donnait des noms affecteux,
qu'aurait enviés un lévrier de canapé , ou même un de ces
pauvres petits enfans , qui vont pieds nus par raison de santé,
selon la prescription du docteur. Ces porcs sont les mieux
nourris dans la maison. Le directeur n'a pas de paroles sévères
pour eux ; on ne pèse pas leurs rations , on leur passe un peu
de superflu : il est vrai qu'ils le paient cher. Ce n'était pas
seulement, dans cet homme d'ailleurs si grave, le sentiment
horriblement tendre du capitaine de navire qui, dans les pre-
miers jours d'une longue navigation , regarde avec satisfaction
la bonne santé de ses provisions vivantes ; il y avait un peu de
cette tendresse de l'Anglais pour l'animal dont la chair savou-
reuse entretient son sens solide et son activité jusqu'à la mort,
laquelle arrive pour lui quand il cesse de manger du porc. Il
nous faisait arrêter devant les plus beaux sujets de retable. —
REVUE DE PARIS. 85
Faites sortir la truie qui va mettre bas , disait-il au vieillard ;
et le pauvre homme entrait en se courbant sousleloit-à-porcs,
et chassait devant lui une immense hète dont le ventre traînait
à terre. Notre directeur mesurait ce ventre de l'œil et du geste,
et évaluait la portée en homme qui en devait avoir la dime.
Puis, c'était une mère avec ses douze petits, se pressant, se
culbutant, autour de ses mamelles, moins nombreuses que les
nourrissons, et qu'elle leur livrait avec toute la grâce que peut
avoir une truie étendue sur la paille , et faisant entendre un
petit grognement de tendresse maternelle. Jusque-là, la satis-
faction du directeur n'avait rien de cruel : c'étaient des mères,
ménagées tant qu'elles peuvent produire, et des petits loin en-
core du couteau. Mais quand nous arrivâmes devant l'étable
des porcs bons à tuer, et que le directeur nous fit voir de quel
appétit quelques-uns faisaient leurs derniers repas , une sensi-
bilité imitée de celle de J.-J. Rousseau , écrivant le fameux
morceau sur l'usage des viandes , me fit trouver presque
odieuses les réflexions de l'excellent homme sur l'à-point de
ces victimes , sur l'épaisseur probable de leur lard , sur le
poids qu'elles devaient peser. Nous finîmes notre visite par les
mules, l'honneur du troupeau, qu'il flattait de la main et de la
voix, les appelant mes bons garçons {mygood fellows) , leur
grattant le dos, faisant ajouter à leur litière , les recomman-
dant au vieillard , pour lequel il réservait les sons durs et sé-
vères de cette voix dont les porcs avaient toutes les notes ten-
dres et caressantes. C'était entre ces verrats et le directeur le
lien de gens égaux par la santé, le bien-être, le comfort , dans
une maison de pauvres, d'infirmes et de vieillards, qui s'aiment
par le contraste des misères qui les entourent, et qui ont ac-
compli leur destinée.
Quorum forluna peracla est
Jam sua
Il n'y a qu'un seul être humain , dans la maison de travail,
auquel j'aie vu le directeur sourire du même air qu'à ses porcs :
c'est une vieille femme de cent six ans. Celte pauvre femme est
la montre de la maison. Elle est la décharge morale du direc-
teur , sa réponse aux amis et aux ennemis ; elle dépose de la
84 REVUE DE PARIS.
régularité, du bon ordre, des soins , de la nourriture saine, du
régime doux et paternel de l'établissement. Cette pauvre
femme , reçue dans la Maison de travail , déjà très vieille,
et probablement après de longues années de travail pour le
pain de chaque jour , est ressuscitée et a commencé une se-
conde enfance paisible , heureuse , avec quelques douceurs
qu'elle n'avait pas connues dans la première. Quand nous en-
trâmes dans sa chamhrelle, placée au rez-de-chaussée, et dont
la porte s'ouvre sur une cour dallée où chaque jour encore
elle vient faire quelques pas au soleil, on venait de la mettre
au lit après son troisième repas , et elle s'était endormie en
fredonnant. C'est une vieille femme qui prend soin d'elle, et
qui, quoique vieille, pourrait être sa petite-fille. Elle se croit
agile et ingambe à côté de la centenaire , quoique la mort par
l'effet de l'âge soit peut-être aussi près de celle qui a passé le
demi-siècle que de celle qui a vécu le siècle entier. Un
petit feu de houille entretenait dans la chambre une douce
chaleur. La garde, par cet empressement maladroit qui est
propre aux personnes dépendantes en présence du maître, se
hâta d'éveiller la pauvre femme , afin que nous eussions le
spectacle complet de la vieillesse gardant la mort. C'était la
mort en effet, sous les traits de la décrépitude, telle que nous
nous obstinons à nous représenter la mort, quoiqu'elle ait le
visage de tous les âges ; c'était la chose sans nom dont parle
Bossuet, que cet être dont la respiration n'était plus qu'un râle
qui finit.
— Dites donc le bonjour à notre maître, lui cria la garde,
en s'approcha nt le plus qu'elle put de son oreille.
Ses yeux s'entr'ouvrirent un instant , sans se fixer sur rien,
puis se refermèrent. Le sommeil des derniers jours pèse
aussi fortement sur les paupières que la mort. La garde lui
prit la main et la mit dans celle du directeur , sans qu'elle
parût le sentir. C'était pourtant un être dont on nous
disaii. qu'il allait bien, qu'il mangeait avec appétit et copieu-
sement, qu'il dormait d'un bon sommeil , qu'il était gai , qu'il
chantait!
— Vous voyez, me disait le directeur, qu'il fait bon vivre
ici. On y meurt pi us tard qu'en aucune maison particulière de
Liverpool. C'est l'effet du régime.
REVUE DE PARIS. 85
— Oui, répondis-je, mais e'est en tuant l'âme que vous pro-
longez la vie du corps. Je ne m'étonne pas que des êtres pri-
vés de la liberté etde ses souffrances si regrettées des captifs ,
enrégimentés, menés au doigt et à l'oeil, débarrassés du souci
de se conduire, mangeant et travaillant à heure fixe, réglés et
remontés comme des montres, arrivent à cet étal où l'homme
est déjà un cadavre avant d'être mort.
— Que faire à cela ? me dit le directeur. Comment concilier
la liberté et la règle? Que serait-ce que la charité sans le
régime? Que doit-on de plus au pauvre que de le recueillir dans
une petite société où le pain en abondance est le prix d'un
travail modéré , où l'égalité est parfaite, où le vice est rendu
impossible , et où , comme vous venez de le voir , plus les vies
sont longues, plus elles sont entourées de soins ?
Je ne trouvai rien à répondre.
J'ai vu un autre exemple de longévité , par r effet du régime.
plus intéressant peut-être que celui de la vieille de la Maison
de travail. C'était dans la prison centrale de Gand , prison
qu'on prendrait pour un phalanstère de M. Charles Fourrier,
si un fort piquet de troupes, l'arme au bras, n'avertissait qu'on
n'y entre pas volontairement et qu'on n'est pas libre d'en
sortir. Nous allons visiter l'infimerie. A l'entrée, sur un banc
de pierre , était assis un vieillard d'une belle figure, la tète dé-
couverte et chauve , dans une immobilité complète. Quand
nous passâmes près de lui , il fit un effort pour se lever; mais
l'employé qui voulait bien nous accompagner dans notre
visite , lui dit avec bonté de rester assis. Si ce pauvre homme
vit encore, il doit avoir cent ans. C'est un condamné à perpé-
tuité pour meurtre. Il a été envoyé ici par des juges de Marie-
Thérèse, morte il y a cinquante-six ans. Son crime était d'avoir
tué sa femme. C'est un crime abominable; mais que le châti-
ment en a été long ! Plus de soixante ans de prison, c'est dans
la vie d'un homme, l'éternité de la peine pour le crime d'un
moment. Quatre gouvernemens se sont succédé en Belgique
depuis que ce malheureux homme est là. Tous ont accepté
l'hérédité de la vindicte publique, et les révolutions qui ont
amoncelé des ruines tout autour, n'ont pas fait une brèche à
sa prison. Mais du moins cette prison n'a pas été une geôle
impitoyable, puisque le meurtrier a pu y vieillir jusqu'à un
86 REVUE DE PARIS.
âge où l'étranger qui passe devant lui ne peut pas lui refuser
l'aumône d'un peu de respect. Aujourd'hui d'ailleurs , la prison
s'est changée pour lui en un hôpital , où rien ne lui rappelle
qu'il est prisonnier, et hors duquel son esprit ne rêve plus une
liberté qui serait l'abandon dans un monde inconnu. C'est
ainsi que la société doit punir. Il faut que le meurtrier, con-
traint, tant qu'il est valide, d'expier son crime dans une
prison par un travail qui reçoit un salaire, sente, dans sa
vieillesse , la douce main de la sœur de charité, pour qui le
pauvre honnête et le meurtrier sont égaux , quand ils sont
vieux et qu'ils vont mourir.
Je n'ai pas étudié les matières pénitentiaires ni les ques-
tionsde charité publique, et, en ces choses-là, comme en mille
autres, j'en suis réduit à mes impressions toujours sincères,
sinon toujours justes. Mais il me semble qu'une prison comme
celle de Gand,et une Maison de travail comme celle de Li-
verpool sont des institutions assez éprouvées pour qu'on puisse
désirer d'en voir de pareilles s'établir et prospérer où il y a
de grandes agglomérations d'hommes, les fluctuations du tra-
vail laissent trop souvent des bras inoccupés, et que le crime,
réussît-on plus qu'on ne l'a fait jusqu'ici à en atténuer la prin-
cipale cause qui est la pauvreté mal supportée, est malheureu-
sement indestructible, qu'y aurait-il de plus désirable qu'un
double système de réparation et de répression, où le pauvre
qui a des bras et qui manque de travail, pût être employé mais
non confisqué par une entreprise publique, et où l'homme qui a
perdu son droit de vivre dans une société dont il s'est consti-
tué l'ennemi, assujéli dans l'âge où il pourrait faire un mau-
vais usage de sa force, à un travail qui ne dépasse pas, après
tout, celui que font tant d'honnêtes gens, pour une subsis-
tance moins assurée, fût, sur la fin de sa vie, traité com-
me un malade, malade de la dernière des maladies ? On me
disait de la vieille de la Maison de travail, qu'en parlant de
celle maison, elle avait coutume de se servir du mot home,
lequel signifie, Angleterre, outre le foyer de famille, le sanc-
tuaire intérieur, les pénates, toutes les douceurs et toute l'in-
dépendance de la vie domestique. De|mêmele vieillard de la pri-
son de Gand disait de celte prison chez nous, et comme nous
lui demandions s'il serait heureux de revoir son village : « Je
REVUE DE PARIS. 87
ne le reconnaîtrais pas, nous dit-il, et il ne me reconnaîtrait
pas. J'aime mieux mourrir ici. » Et sa figure était riante; et
l'on ne pouvait pas , de bonne foi, trouver son sourire ironi-
que, bien que sous ce repos suprême du vieillard, comme sous
celui de la vieille femme il y eût en effet, un long passé de
souffrances. La société ne doit pas plus triompher du conten-
tement de Tune que de la résignation de l'autre ; mais ne faut-il
pas féliciter les pays ou les villes que ni le pauvre ni le crimi-
nel n'accusent, et ne peut-on pas souhaiter à son pays des pri-
sons où le captif meure sans rancune, et des maisons de travail
où le pauvre regrette de mourrir ?
NlSARD.
THE MAIDEN.
Si vous savez l'anglais, il n'est pas besoin de vous traduire
le joli mot que nous inscrivons en tête de cet article , ni de
vous en faire sentir la grâce. L'étyrnologie nous apprend qu'il
est de race saxonne. C'est une des appellations les plus simples,
les plus suaves et les plus fraîches de la langue de Shakspeare ;
un des vocables dont le sens, la délicatesse et la musique ont
pour l'âme un charme inexprimable ; une de ces expressions
d'une finesse exquise sur lesquelles l'ouïe se repose avec délices,
comme la vue sur les teintes humides et transparentes d'une
fleur.
Nous nous sommes demandé quel est parmi nous l'équivalent
de ce gracieux dissyllabique? Mais il n'en existe point dans no-
tre langue , si chaste à la fois et si positive.
Jl nous est bien resté un vieux mol français long-temps admis
dans l'idiome de nos aïeux, et presque synonyme de maiden,
le mot pucelle. Malbeureusemeut, le caprice et l'usage du
monde lui ont fait perdre beaucoup de sa naï'yeté primitive.
C'est aujourd'huire un terme d'une trivilialé ridicule. Nos deux
autres noms fille et vierge n'éveillent point non plus les mêmes
idées que le maiden des Anglais. L'un et l'autre de ces termes
ont reçu de notre esprit caustique et de la morale religieuse
une signification équivoque ou mystique, et peut-être ne réus-
sirait-on à rendre la vérité exquise de l'appellation anglaise,
qu'en empruntant à chacune des trois expressions que nous
REVUE DE PARIS. 80
venons de citer quelques-unes de leurs nuances délicates et
fugitives.
Le mot maiden, toutefois, ne se lie pas toujours aux plus
chaimans souvenirs delà jeunesse. Il ae rappelle pas seulement
la pureté virginale du premier âge de la vie chez la femme ,
l'apanage le plus précieux de la beauté du corps et de celle de
l'ame. 11 appartient aussi à plus d'un litre aux dramatiques
annales de l'Angleterre. Il se rattache même indirectement,
tout paradoxal que cela puisse paraître à l'histoire de nos
mœurs , de notre législation et de notre révolution française.
Nous ne savons si, comme on Ta dit, tout est dans tout ;
mais nous savons qu'il y a de tout dans les souvenirs variés,
gracieux, bizarres, terribles, que réveille le mot anglais
maiden.
Et d'abord il a été un des titres les plus glorieux delà célèbre
Elisabeth d'Angleterre. The maiden queen , la royale vierge,
tel est le surnom que cette grande princesse prenait encore à
soixante-dix ans, et que la nation anglaise s'est plu à lui con-
server jusqu'à ce jour par une sorte de flatterie posthume bien
innocente. Il est vrai que les Anglais l'ont aussi surnommée
the good queen Bess , la bonne reine Betty. Et Dieu sait si la
bonté d'ame était plus que la pureté virginale, la qualité dis-
tinclive de la terrible fille de Henry VIII!
Elisabeth, la royale vierge, pour nous servir de l'expression
qu'elle affectionnait tant, fut jusqu'à sa mort un homme supé-
rieur et un grand roi , avec toutes les recherches de la coquet-
terie, et toutes les petitesses de la vanité d'une femme.
Chez elle, les piqûres de l'amour-propre étaient d'autant
plus dangereuses, que son caractère irascible, passionné,
despotique , la rendait extrême dans sa haine comme dans son
amour. Ce fut une de ces petites vengeances féminines , exaltée
par l'orgueil de la puissance royale, qui conduisit le comte
d'Essex à l'échafaud. Mais le même coup qui fit tomber la tête
de son favori brisa le cœur d'Elisabeth. La maiden queen
mourut de douleur et de regret d'avoir tué son amant.
Or, maintenant devinez à quel bizarre usage, à quel objet
incroyable , les Anglais se sont avisés d'étendre la signification
de ce joli nom de maiden, choisi entre tous par la vanité d'une
reine coquette. Cherchez dans vos souvenirs, rappelez-vous
8
90 REVUE DE PARIS.
les écarts, les rapprochemens les plus fantasques de l'esprit
dans l'application des mots. Ou plutôt ne cherchez point, car
vous épuiseriez votre patience , et avec elle le cercle des con-
jectures, sans toucher au but.
Les Anglais ont appelé de ce nom de maiden un instrument
de mort , rival de la potence, et cent fois plus hideux qu'elle
par l'horreur de ses accessoires, un instrument de mort que
vous connaissez sous un autre nom, et qui sera peut-être dressé
demain à !a carrière Saint-Jacques , sur la route de Paris à
Orléans, — la guillotine!
Oui , ne vous récriez point , cela est de toute vérité ! La
guillotine est une machine de création anglaise, et dont l'usage
était connu sous le règne même de la reine Elisabeth ; nos voi-
sins d'outre-mer l'ont imaginée un beau jour par le même gé-
nie mécanique qui , de notre temps, leur a fait trouver les
jennys, ou moulins à filer. A eux appartient tout l'honneur
de la découverte. Nous autres Français, qni l'avons adoptée plus
tard et modifiée selon nos idées, nous avons droit tout au plus à
un brevet de perfectionnement. Sublime ouvrage des deux pre-
mières nations , des deux peuples les plus civilisés du monde;
l'un a inventé, l'autre a perfectionné la guillotine ! c'est-à-dire
une manière d'instrument de boucherie propre à mettre dans
l'exécution des jugemens criminels la régularité d'une opération
analomique, à faire périr dans le plus bref délai le plus grand
nombre de criminels , à tuer sans retour , dans la personne du
patient, l'auteur du crime et la possibilité du repentir !
Les autorités et les preuves ne nous feront point faute pour
démontrer cette origine étrangère de la guillotine, et son nom
primitif de maiden. Plusieurs historiens anglais et les compi-
lateurs du Neivgatc-Calendar ont signalé l'existence de cet
instrument de supplice à l'occasion des événemens de l'histoire
et des actes de la justice criminelle. L'antiquaire Pennant, pous-
sant ses recherches plus loin , a recueilli tous les faits relatifs à
l'établissement et à l'usage de cette machine comme moyen de
répression. La relation de ses voyages dans le nord de l'Angle-
terre, contient sur ce sujet une notice d'un grand intérêt, que
les savans auteurs de YEnglish Encyclopœdia ont reproduite
textuellement dans leur recueil à l'article Maiden.
Dne forêt du comté d'York a vu dresser le premier appareil
REVUE DE PARIS. 91
de ce genre , et fourni sans doute les premiers matériaux de la
charpente. Connue sous le nom de Hardwick , cette forêt for-
mait une juridiction indépendante qui s'étendait sur dix-huit vil-
les ou hameaux enclavés dans ses limites. Elle était régie en ma-
tière criminelle par ses anciennes coutumes locales, et il paraît
qu'au nombre de celles-ci il fallait compter l'usage de la mai-
den, inconnu dans les autres parties de l'Angleterre. La forêt
touchait par un de ses côtés à la ville d'Halifax , où le tribu-
nal delà juridiction se réunissait pour prendre connaissance des
délits, et faire exécuter ses jugemens.
Les fabriques de grosse draperie du comté d'York , si consi-
dérables aujoud'hui, avaient commencée se faire connaître dès
le xve siècle. La ville d'Halifax s'était empressée de cultiver cette
branche naissante d'industrie, qui allait devenir pour elle une
source de prospérité: elle réussissait surtout dans la fabrication
de plusieurs genres d'étoffes , les ras de Châlons , les caleman-
des, les everlastings , etc. Ses campagnes montueuses se sil-
lonnaient chaque jour davantage de pièces de draps de toutes
les couleurs , suspendues aux poteaux des étendoirs. Malheu-
reusement, cet étalage de riches produits avait été remarqué
par d'autres que les honnêtes chalands du marché aux draps: les
déprédations se multiplièrent bientôt d'une manière effrayante ,
et les fabricans purent se convaincre qu'une grande forêt est
un dangereux voisinage pour une ville industrielle.
Vers le même temps, il y avait dans la juridiction un autre
intérêt également froissé et beaucoup plus jaloux de ses droits-
Les nobles s'indignaient de voir les braconniers braver auda-
cieusement les réglemens sur la chasse. Fut-ce pour assurer la
conservation du gibier féodal , que la justice résolut enfin d'en-
tourer l'exécution des jugemens d'un appareil plus terrible?
ou bien cette mesure de rigueur fut-elle provoquée par les
réclamations des maîtres des fabriques? Pennant tranche la diffi-
culté en attribuant à la protection nécessaire à l'industrie locale
l'introduction de la maiden.
Mais à quelle époque précise faut-il rapporter cette révolution
dans le système pénal de la juridiction d'Hardwick ? Il n'existe
point de documens qui permettent de préciser ce point avec quel-
que certiude.
Long-temps après qu'elle eut cessé de servir à la décapitation
92 REVUE DE PARIS.
des criminels, Pennant vit encore un modèle de la machine
d'Halifax. Il est bon d'observer que c'est vers le milieu du
xvme siècle que le savant dont nous invoquons le témoinage ,
entreprenait ses excursions intéressantes dans les différentes
provinces de l'Angleterre ; avec un caratère empreint d'une
grande originalité, une vaste érudition , un désir insatiable
d'accroître ses connaissances, et un goût décidé pour les voya-
ges, Pennant, quand il n'était point renfermé dans son cabi-
net , passait sa vie sur les grands chemins , comme le'Juif errant.
Il différait cependant de l'éternel voyageur en ce qu'il franchis-
sait les distances , non pas à pied , mais toujours à cheval ; habi-
tude à laquelle il attribuait son excellente santé. Pennant est
mort en 1798 , à l'âge de soixante-douze ans , laissant, comme
antiquaire et comme naturaliste , plusieurs ouvrages d'une
scrupuleuse exactitude, recherchés dessavans et singulièrement
populaires.
Il décrit en ces termes le modèle de la maiden, qui paraît
avoir été construite sur les proportions ordinaires de la machine.
« On remarque d'abord deux pièces de bois , s'élevant parallèle-
ment comme les montans du chevalet d'un peintre , et ayant
chacune dix pieds d'élévation. A quatre pieds de terre est une
traverse cintrée, sur laquelle le condamné pose sa tête, qui
est maintenue dans sa partie supérieure par une autre traverse
échancrée de la même manière. Les deux grandes pièces de. bois
sont garnies de rainures à l'extérieur: celles-ci reçoivent un
couteau au tranchant effilé, portant une charge énorme de
plomb , et fixé au sommet de la machine par un déclic. Enfin ,
à ce déclic est attachée l'extrémité d'une corde, que l'exécuteur
coupe au moment de l'exécution ; le couteau tombe alors, et la
besogne est complètement faite, sans qu'il soit nécessaire de
frapper plusieurs fois la tête, comme il arrivait lorsqu'on sui-
vait l'ancien mode de décapitation, n
La description de l'antiquaire anglais représente parfaite-
ment le rude appareil et la puissante action de la machine
que les marchands d'Halifax opposèrent aux malfaiteurs de
la forêt. Les formes du jugement qui précédait l'application de
la maiden , n'avaient pas un caractère moins formidable ni
moins insolite que le mode d'exécution. Elles ne ressem-
blaient à la procédure des tribunaux ordinaires , dans les
REVUE DE PARIS. 0-3
autres parties du royaume, que par l'intervention du jury.
Si un voleur était arrêté dans les limites de la forêt d'Hard-
wick, ayant dans sa possession des objets dérobés par lui, non
ouvrés ou déjà travaillés, et de la valeur de treize pences et
demi, on le conduisait directement devant le lord-bailli, à
Halifax. Le magistrat , dans le but de faciliter l'instruction-,
faisait d'abord subir trois fois l'exposition publique à l'accusé,
le jour de marché des trois semaines qui devaient s'écouler
avant Iejugement. On le mettait aux stocks , sorte de carcan
qui force le palient à se tenir assis, tandis que sa tète, ses bras
et sesjambessont maintenues dans un assujétissement pénible,
par autant d'ouvertures pratiquées dans les traverses de l'in-
strument de gêne. Pendant la durée de l'exposition , les objels
volés par l'accusé, quand leur volume ou leur configuration ne
faisaient point obstacle , étaient toujours fixés sur son dos
par des courroies. Ainsi , la personne qui avait à se plaindre
d'un vol récent pouvait, par l'inspection des traits du patient
et l'examen de sa charge , s'assurer en un moment s'il était
l'auteur du délit.
L'instruction terminée, le lord-bailli convoquait à Halifax
quatre francs-tenanciers (free holders) de chacune des villes
de la juridiction, pour former un jury. La confrontation du
plaignant, de l'accusé et des objets volés se faisait devant le
tribunal- Si le jury rendait un verdict de guilty , c'est-à-dire
si la culpabilité de l'accusé était reconnue , on lui accordait
une autre semaine pour se préparer à la mort. A l'expiration
du délai de grâce, on le conduisait à l'emplacement où la mai-
den avait été dressée pour son supplice. La justice, cependant,
consentait à perdre son droit sur lui dans le cas où il serait as-
sez heureux, après son arrestation ou en marchant à l'échafaud,
pour gagner en fuyant les limites de la forêt, qu'on apercevait
à une petite distance.
La peine de la maiden , dirigée dans l'origine contre les
malfaiteurs qui attaquaient l'industrie locale, fut appliquée
plus lard , par extension , au châtiment des crimes capitaux
de toute espèce. Par exemple , le vol des besliaux , très com-
mun dans un pays où les troupeaux étaient nombreux, entraîna
.lussi la décolation du coupable.
On suivait du reste les mêmes formes judiciaires pour la re-
8.
91 KEVUE DE PARIS.
cherche de la vérité. L'homme accusé d'avoir soustrait un
cheval ou une vache subissait trois fois et périodiquement
l'épreuve de l'exposition publique : l'animal volé, dont il avait
été trouvé nanti, paraissait à côté des stocks , comme un dé-
nonciateur muet de sa faute. Au moment de la confrontation,
la pauvre bêle était produite également devant le tribunal. Il
y a plus , elle remplissait mécaniquement l'office de bourreau
dans l'exécution des jugemens , chaque fois que le vol de bes-
tiaux amenait une condamnation à mort. Elle était l'innocent
intermédiaire par lequel le condamné devenait , sans le vouloir
et par contrecoup, l'instrument de son propre supplice. On
attachait la corde du déclic de la maiden au corps de l'animal
qui , fouetté au moment convenu , causait , par son brusque
mouvement, la chute du couteau.
On n'est pas fixé sur le nombre des criminels qui ont péri à
Halifax par le supplice de la maiden , pendant le xve siècle et
une partie du siècle suivant. De 1558 à 1605 , sous le règne
d'Elisabeth, 25 condamnés furent décapités ; et de 1605 à 1660,
sous le gouvernement de Jacques Ier et de son successeur
Charles Ier , il y eut 12 autres exécutions. Cela fait , en tout ,
57 malfaiteurs auxquels la peine de la maiden a élé infligée
dans le chef-lieu de la juridiction d'Harwick , pendant une pé-
riode de 92 ans. Comme depuis 1660 , il n'a plus été question
de ce supplice, il faut croire que l'usage s'en perdii sous le pro-
tectorat de Cromwell.
Certes voila une relation bien circonstanciée et des plus au-
thentiques. Non-seulement des faits, mais des chiffres en bonne
forme : de la statistique criminelle au xve siècle comme en fait
aujourd'hui la chancellerie de France !
Après avoir constaté l'origine de la maiden , traçons rapi-
dement son histoire. La machine inventée par la justice d'Ha-
lifax franchira un jour les étroites limites d'un district de
province. Elle doit passer les mers et arriver à Paris par le
chemin de l'Ecosse. Un concours extraordinaire de circonstan-
ces amena d'abord sa translation à Edimbourg.
Tout le monde connaît les événemens qui firent perdre le
trône à la reine Marie Stuart, et la conduisirent à l'échafaud.
On sait aussi que la reine Elisabeth , rivale de cette princesse .
ne lui pardonna jamais sa beauté supérieure . ni ses droits à
REVUE DE PARIS. 95
la couronne d'Angleterre. Elle lui avait voué une des ces hai-
nes de femme qui ne laissent aucun accès à la pitié, et fut un
des principaux artisans de sa ruine.
Le comte de Motion, de la famille des Douglas , aida puis-
samment la reine d'Angleterre. Il possédait à un haut degré le
courage, l'énergie et l'habileté d'un chef de parti , d'un guer-
rier et d'un homme d'état ; mais une corruption profonde avait
perverti de bonne heure ses qualités éminenles. Il avait une
passion désordonnée pour le pouvoir, les plaisirs et le luxe ex-
térieur de la vie. Tous les moyens lui étaient bons pour arriver
à ses fins, ou accroître ses richesses. Malgré les excès, les ven-
geances et les meurtres dont sa vie fut remplie , il n'en avait
pas moins la foi religieuse qui alors s'alliait facilement avec le
crime. Comme réformiste , il était membre de la fameuse con-
grégation du Seigneur.
Quoique celte association fût hostile à la religion catholique,
Marie Stuarl avait donné sa confiance à Morton avec le titre de
lord chancelier. Le comte ne conserva pas long-temps son cré-
dit. David Rizzio lui enleva les bonnes grâces de la reine, et la
jalousie que le ministre en ressentit lui fit concevoir un premier
crime. Il trouva sans peine des complices parmi les nobles
écossais. Lord Darnley , le faible époux delà reine, et les prin-
cipaux seigneurs de la cour, étaient animés du même sentiment
de haine ombrageuse contre le favori. Morton assura l'exécu-
tion de la commune vengeance. A la tète de quatre-vingts
hommes armés, il s'empara de toutes les issues du palais, tan-
dis que ses associés égorgeaient Rizzio dans les appartemens de
Marie Sluart.
Morton fut obligé de chercher un refuge en Angleterre. Son
bannissement, qui se rapporte à l'année 1566 , le conduisit à la
ville d'Halifax , où le supplice de la maiden était en pleine vi-
gueur. Cette machine singulière attira son attention et il en
prit un modèle. Rappelé à Edimbourg et porté à la tête du gou-
vernement par l'assassinat de lord Darnley, la défaite des roya-
listes , l'abdication de Marie Stuart, et la mort successive des
hommes les plus influens de son parti , il se souvint du mode
d'exécution pratiqué par la justice d'Hardwick. Les désordres
privés succédant à la guerre civile , troublaient sans cesse la
tranquillité publique. Soit qu'il comptât sur la maiden pour
96 REVUE DE PARIS.
intimider les malfaiteurs vulgaires, soit qu'il la trouvât supé
rieure à la potence, comme mode d'exécution , il en introduisit
l'usage à Edimbourg pendant sa vigoureuse administration.
Nous n'ignorons point qu'en 1572 , Morlon suivit le comte
Murray aux conférences d'York. Il n'est pas impossible que ce
soit pendant ce second voyage, et non point à l'époque de son
exil , qu'il ait remarqué originairement la maiden. Mais cette
question est sans importance, puisqu'elle suppose tout au plus
une erreur de date.
Les réformistes écossais avaient donc arraché la couronne à
Marie Stuart. La malheureuse princesse s'était jetée imprudem-
ment entre les mains d'Elisabeth , son jeune fils Jacques avait
été proclamé roi par le parti vainqueur ; il donait déjà des
preuves de celte faiblesse et de cette pusillanimité qu'il devait
déployer plus tard sur le trône d'Angleterre. Morton, avec le
titre de régent qu'il portait depuis l'année 1572, gouvernait
despotiquement l'Ecosse, fatiguée de ses divisions. Un de ses
premiers actes avait été de réduire le château d'Edimbourg , et
de punir comme un traître le brave défenseur de cette dernière
forteresse de la reine d'Ecosse.
Le comte de Morlon se maintint neuf ans au pouvoir. Toute
son administration ne fut qu'une lutte ouverte ou cachée contre
ses nombreux ennemis. Au fond de son aine , il se livrait, en-
tre ses passions bonnes ou mauvaises, un autre combat qui ne
lui laissait point de repos. Presque toujours dominé par ses
penchans vicieux , il se laissait aller à de coupables excès. Il
s'aliénait les esprits par ses actes, dans le temps même où les
favoris du jeune roi intriguaient contre lui.
Au mois de janvier 1578, une assemblée de nobles hostiles au
régent, engagea le prince à secouer sa tutelle, et à prendre la
direction des affaires. Jacques, encouragé parcelle démonstra-
tion, envoya au comte l'ordre de résigner son autorité. Le
vieux soldat se soumit sans murmure, se retira dans ses do-
maines, et trois mois après ressaisit le pouvoir en s'emparant
delà personne du jeune roi dans le château de Stirling. Ce
hardi coup de main assure sa domination pendant deux autres
années, à la fin desquelles une autre révolution de cour ren-
verse sa puissance elle jette comme un criminel dans une pri
son d'état. Voulant s'en défaire à tout prix, on l'accuse d'à-
REVUE DE PARIS. 97
voir contribué autrefois à l'assassinat de lord Darnley , le père
de Jacques. Il est traduit devant un tribunal improvisé; la
procédure, véritable parodie de la justice, aboutit comme on
pouvait le prévoir, à une condamnalion. Morton a beau pro-
tester qu'il est innocent du meurtre mis à sa charge, on ne l'é-
coute point. Le tribunal le déclare conpable de haute trahison,
et le condamne, comme tel , à périr par la potence.
La peine de la potence entraînait , à celte époque , une sorte
de dégradation de noblesse, pour le gentilhomme auquel elle
était infligée. La clémence royale, tout en conservant le fond
de la sentence, voulut bien en modifier le mode d'application.
Il fut ordonné que le comte aurait la tête tranchée le lendemain,
c'est-à-dire qu'il serait exécuté au moyen delà maiden. Assu-
rément lorsque le régent avait substitué la machine d'Halifax à
l'action manuelle du bourreau, il ne croyait point qu'il serait
bientôt appelé à en faire lui-même l'épreuve.
Pendant le court intervalle qui le séparait de sa dernière
heure , Morton conserva une tranquillité d'ame admirable : il
eut de la gaieté sans forfanterie à son souper de condamné ,
consacra au sommeil une partie de la nuit, et ne se réveilla
que pour se livrer à des actes de piété. Quand il parut sur
l'échafaud, rapporte l'historien Robertson , on n'aperçut au-
cune émotion dans ses traits ni dans sa voix. Il demanda
encore un moment pour songer à Dieu , ensuite il se plaça sous
le couteau de la maiden avec la contenance fière et intrépide
d'un Douglas. On exposa sa tête sur la porte de la geôle pu-
blique d'Edimbourg. Son corps , enveloppé dans un mauvais
manteau, resta étendu sur l'échafaud pendant le reste du
jour. A la première heure delà nuit, on le porta au cimetière
réservé à la sépulture des criminels. Ce fut au mois de juin
1581 qu'une mort violente termina l'existence orageuse du
dernier des régens écossais.
L'usage de la maiden ne cessa point dans la capitale de
l'Ecosse avec l'administration de Morton. On lit dans le New-
gale-Calendar le récit de plusieurs exécutions qui se sont
faites à Edimbourg, à l'aide de la machine à décapiter, posté-
rieurement à celle du comte, et jusque dans le xvne siècle.
Nous ajouterons, en passant, que le recueil si répandu chez
nos voisins , sous le titre d' Almanach de Newgate, est une
98 REVUE DE PARIS.
volumineuse histoire des malfaiteurs qui ont obtenu quelque
célébrité , et des attentats les plus remarquables pour lesquels
ces héros du crime ont comparu devant la justice, depuis en-
viron deux cents ans. L'ancienne édition est accompagnée
d'une multitude de gravures, où sont reproduites, presque
toujours grossièrement et quelquefois avec une effrayante
vérité,, les scènes de vol , de violence , de trahison, de meurtre,
de tortures et de supplice, dont le texte est rempli. L'auteur
de cet article se rappelle avoir vu parmi ces gravures, d'une
date déjà très éloignée, une exacte représentation du supplice
de la ntaiden.
Lorsque Pennant visita Edimbourg, la machine d'Halifax
avait disparu complètement de la place publique. Il n'en exis-
tait plus qu'un modèle à grandes proportions , relégué dans
une des salles de l'ancien parlement d'Ecosse (parliament-
house)- Ce modèle n'était déjà plus qu'un objet de curiosité,
qu'un monument historique, pour la généralion nouvelle; et
comme l'orgueil national n'était point intéressé à sa conserva-
tion, il n'en est point resté de traces. Pennant put encore en
examiner tous les détails, et il en saisit le mécanisme avec une
rare sagacité, comme on le voit par la description que nous
avons donnée plus haut.
Telle a été l'histoire de la maiden dans les deux provinces
de la Grande-Bretagne où cet instrument de mort a été connu.
Vous avez dû remarquer qu'un principe d'intimidation avait
déterminé dans l'une son établissement, dans l'autre son adop-
tion. Chose étrange! après un intervalle de cent cinquante
ans, une grande nation du continent relève tout à coup chez
elle la même machine, par un principe d'humanité! L'inven-
tion , qui avait eu pour but de rendre la pénalité plus barbare
au moyen-âge, est considérée par les Français , à la fin du
xvme siècle, comme l'instrument le mieux fait pour remédier
à la rigueur des chAtimens !
Oui , nous avons rassemblé les ais pourris et disjoints de la niai-
den d'Halifax; nousavons raffermi et rapiécé ces vieux débris;
et nous avons donné tout cela, bien restauré , bien repeintà neuf,
pour une découverte de la philanthropie française!
Depuis la révolution du 14 juillet 1789, la peine de mort
.ivait été réduite , par un décret de l'assemblée nationale , à
REVUE DE PARIS. 99
une simple décollation. Mais la loi, en ne déterminant point
le mode d'exécution d'une manière précise, semblait s'en rap-
porter au ministre de la justice pour le choix des moyens. Le
député Duport, alors garde-des-sceaux , se trouva dans un
étrange embarras , qu'il fit connaître aux représentans de
la nation; lui, qui s'était prononcé avec tant de force et
d'éloquence contre le maintien de la peine de mort, il
avait été obligé d'entrer en conférence avec le bourreau et ses
aides.
Sauf la différence des intentions, des temps et des circon-
stances , le ministre de la justice était donc forcé d'intervenir
à Paris dans un changement semblable de tout point à celui
que l'ancien chancelier d'Ecosse, le comte de Morton , avait
opéré à Edimbourg.
Sous l'influence des émotions pénibles et amères que cette
en quête avait soulevées dans son ame , le garde-des-sceaux
adressa une lettre officielle à la Constituante, qui restera
comme un des monumens les plus curieux de la réforme pé-
nale. « L'assemblée me permettra de ne pas répéter les détails
que j'ai été condamné à entendre, écrivait-il ; je me conten-
terai de dire qu'il résulte des observations qui m'ont été faites
par les exécuteurs que , sans des précautions du genre de celles
qui ont occupé un moment l'assemblée , le supplice de la dé-
collation sera terrible pour les spectateurs ; ou il démontrera
que ceux-ci sont atroces, s'ils en supportent le spectacle; ou
l'exécuteur, effrayé lui-même, sera exposé à toutes les suites
de la colère du peuple, devenu injuste et cruel à son égard
par humanité. »
Voilà la Constituante obligée d'ouvrir une discussion sur
une matière dont l'étrange spécialité était en dehors de ses
travaux ordinaires, et qu'on ne pouvait appronfondir sans
présenter les plus tristes images. « C'est plutôt une question
d'anatomie ( il aurait pu dire de boucherie ) que de législa-
tion, » observait le député Carlier, dans son rapport sur l'ar-
ticle additionnel demandé par le ministre. Et cependant,
quelque répugnance que l'assemblée nationale éprouvât, une
décision instante devenait nécessaire , car, en divers endroits
de l'empire , on avait suspendu l'exécution des jugemens cri-
minels. Qu'on imagine, si l'on peut, les sensations des con-
ICO REVUE DE PARIS.
damnés à mort pendant qu'on réglait à Paris le mode de leur
supplice !
Parmi les membres de l'assemblée constituante, il y avait
un médecin ayant nom Guiflolin. Il paraît que par la nature de
sa profession et de ses études il s'était vivement préoccupé des
embarras de la justice executive. Soit qu'il ait entendu parler
delà maiden , ou qu'il en ait rencontré quelque dessin, ce
savant s'attache à en étudier le mécanisme avec beaucoup
d'attention. Il lui semble que le jeu de la machine peut attein-
dre, par ses soins, une plus grande perfection. Dès-lors il ne
doute point qu'il a trouvé un instrument de mort qui répond
aux besoins de la répression et aux vœux de l'humanité.
Dans la séance du 1er décembre 1789, il monta à la tribune,
pour communiquer à l'assemblée nationale le résultat de ses
recherches. Il lut un long discours sur la réforme du code
pénal , qui n'a pas été recueilli par le Moniteur , et dont la
substance seulement nous est connue . disent les auteurs de
YHistoire parlementaire de la révolution française. Le
docteur Guillotin s'appliqua à démontrer qu'il serait juste
d'établir un seul genre de supplice pour les crimes capitaux.
De l'exposition de ce principe général il passa aux moyens les
plus propres à en assurer l'application : il décrivit un instru-
ment de mort qui , selon lui, pourrait dispenser la justice de
recourir à l'assistance directe du bourreau. 11 finit par' faire
ressortir les avantages de cette machine , qui n'est au fond
rien autre ebose que la maiden , et par demander l'adoption
immédiate.
Quelques paroles, échappées au docteur dans la vivacité de
la discussion, nous donnent la mesure de- ses moyens oratoires.
Avec ma machine, s'écria-l-il. je vous fait sauter la tête en
un clin d'œil, et vous ne souffrez point.
Cette démonstration , un peu brutale et assez burlesque ,
provoqua de bruyans éclats de rire dans l'assemblée. Le don de
la parole n'est pas donné à tout le monde. Si M. Guillotin était
un fort mauvais orateur , ses intentions étaient celles d'un ex-
cellent citoyen. Il y avait d'ailleurs de l'élévation dans le prin-
cipe qui réclamait l'égalité des peines pour tous les hommes,
sans distinction de rang. Mais que prétendait le docteur en
désignant par ces mots , ma machine , une invention députa
REVUE DE PARIS. 110
long-temps connue au-delà de la Manche ? Voulait-il dire seu-
lementqu'elle était devenue sienne par adoption ou par l'amé-
lioration de quelques détails? Il nous répugne de penser qu'il
ait eu l'intention de dissimuler la vérité. Selon toutes les appa-
rences, en faisant à l'assemblée constituante la description de
la maiden, il en indiqua aussi l'origine étrangère.
Le docteur Guillotin ne fut pas le seul médecin qui intervint
dans cette pénible discussion. Le comité de législation pria le
savant M. Louis, secrétaire perpétuel de l'Académie de chirur-
gie, de lui communiquer aussi ses observations. Cet homme,
si émment dans son art , rédigea un Mémoire qu'il adressa au
comité, et dont l'impression fut ordonnée. Il démontra sans
peine, en rappelant plusieurs circonstances , et entre autres le
supplice récent de Lally, que la décollation, telle qu'elle avait été
pratiquée jusqu'à présent, n'avait été qu'une hacherie. Parlant
de là il n'hésita pas à dire que, pour être assuré d'une prompte et
parfaite exécution, il faudrait trouver un agent qui, inaccessible
aux influences du moment, ne variât jamaisen adresse. C'était con-
seiller formellement, comme ledocteurGuillolin, la substitution
de la puissance mécanique à la force musculaire du bourreau.
D'après M. Louis, la confection de la machine à, décapiter ne
pouvait être embarrassante, et son effet devait être infaillible.
« La décapitation sera faite en un instant et suivant le vœu et
l'esprit de la loi , » assurait-il dans son Mémoire ; <; il sera
facile d'en faire l'épreuve sur des cadavres, et même sur un
mouton vivant. On verra s'il ne serait pas nécessaire de fixer
la tète du patient par un croissant qui embrasserait le col au
niveau déjà base du crâne : les cornes ou prolongemens de ce
croissant pourraient être arrêtées par des clavettes sous l'écha-
faud C'est le parti qu'on a pris en Angleterre. Le corps
du criminel est couché sur le ventre entre deux poteaux, bar-
rés par le haut par une traverse, d'où l'on fait tomber sur le
col la hache convexe au moyen d'un déclic. Le dos de l'instru-
ment doit être assez fort et assez lourd pour agir efficacement,
comme le mouton, qui sert à enfoncer des pilotis. On sait que
sa force augmente en raison de la hauteur d'où il tombe. Cet
appareil, s'il parait nécessaire, ne ferait aucune sensation, et
serait à peine aperçu. »
Convaincue par des argumens qui s'appuyaient sur l'expé-
9
102 REVUE DE PARIS.
rience de l'art, l'assemblée constituante décréta, le 21 jan-
vier 1790, l'adoption d'une machine à décapiter, conforme au
projet du docteur Guillotin. Un autre décret autorisa le gou-
vernement « à faire toutes les dépenses nécessaires pour par-
venir à ce mode d'exécution, de manière qu'il fût uniforme
dans tout le royaume. » II avait été ordonné antérieurement
que, dans tous les cas où la loi prononcerait la peine de mort,
le supplice serait le même pour le condamné , quelle que fût la
nature de son crime.
Donc, la nouvelle machine ne tarda pas à être installée sur
la place publique à Paris et dans les grandes villes de province.
En la voyant à l'œuvre, on songea qu?, pour la distinguer, il
il lui manquait une dénomination populaire, et on lui appliqua
le nom du docteur Guillotin. Le respectable médecin est mort
dans la première année de la restauration, après avoir porté
vingt-quatre ans le poids de sa fâcheuse célébrité.
Personne ne respecte plus que nous les intentions des deux
savans français qui se sont fait les apologistes du mode d'é-
xéculion emprunté à l'ancienne justice d'Halifax, Toutefois,
plus leur parole a eu d'autorité, plus il nous paraît utile de
combattre ce qu'elle peut avoir d'erroné. Signalons rapide-
ment le vice ou l'erreur de quelques-unes de leurs déductions
scientifiques et de leurs appréciations morales.
11 leur semblait que la mort obtenue par un procédé si sim-
ple serait la plus douce possible, n La décollation s'opérera en
un instant, suivant le vœu et l'esprit de la loi, disaient-ils; con-
séquemment les souffrances du condamné ne pourront avoir de
durée, ni subsister après le supplice.)) Comment des physio-
logistes qui avaient fait une étude profonde de l'organisme hu-
main ne s'aperçurent ils pas que ce raisonnement reposait sur
une supposition au moins très contestable? N'aurait-il pas été |
plus logique de dire que la décolation s'accomplirait trop vite
pour que le sentiment cessât avec la vie.
En effet, dans cette tête, dont la chute a suivi celle du cou-
teau, le moi-humain subsiste encore. 11 conserve ses cinq
sens, que la nature a si admirablement rapprochés de l'organe
avec lequel ils correspondent. Il a même, après le supplice, urj
sentiment vague de son identité, semblable à celui qu'on re
marque avant la mort chez l'homme expirant de maladie. Sou
REVUE DE PARIS. 105
mis à de terribles épreuves, le guillotiné a montré qu'il était
là pour y répondre. Son nom a frappé son oreille, et il a tourné
ses yeux du côté de la voix; il a refermé ses paupières, qu'une
main étrangère avait entr'ouvertes, retiré sa langue, que le
même agent avait sortie et piquée avec une aiguille; il a éprouvé
d'affreuses convulsions au moment où un instrument aigu a
pénétré dans sa moelle épinière. Ainsi, le supplice de la guillo-
tine est doublement cruel, en ce que, par un renversement de
l'ordre des choses, il est précédé et suivi des engoisses de la
mort. C'est une vérité que des expériences faites au pied de l'é-
chafaud ont mise hors de doute, c'est le résultat des observa-
tions recueillies parSommering, Sue, Majon, Castel, Aldini ; et
la médecine unit sa voix à celle de l'humanité, de la raison et
de la justice, pour rejeter à la fois et la peine capitale et le mode
de son exécution.
Nous relèverons encore une erreur du célèbre anatomiste
Louis, quoiqu'elle blesse seulement la vérité historique. Nous
venons de citer un passage où il dit, « que si la machine propo-
sée par le docteur Guillotin est adoptée, elle ne produira aucune
sensation et sera à peine aperçue. »
Il est étonnant qu'un homme grave n'ait pas eu une percep-
tion plus juste des choses de son temps. Au contraire, la guil-
lotine, par la vivacité des impressions, devait effacer le souvenir
de tous les instrumens de mort en usage sous l'ancienne légis-
lation. Le sombre aspect de ses formes, le spectacle de sang in-
séparable de son application, circonstances au milieu desquel-
les elle apparut, tout contribua à l'entourer d'une effroyable
célébrité et à émouvoir violemment les imaginations. Les évé-
nemens delà révolution française lui ont fait une place gigan-
tesque dans l'histoire moderne. A elle s'allie l'impérissable sou-
venir du dernier coup porté par la nation à l'ancienne monarchie.
L'échafaud devint une dictature de circonstance, il remplit une
mission prévôtale ; et quand il eut achevé sa tâche, sans ré-
serve, sans distinction, sans pitié, personne n'eut le droit de
lui demander compte du sang qu'il avait versé, puisque la révo-
lution était deboutet ses ennemis abattus.
Ici finit l'histoire de la maiden. Mais avant de quitter ce su-
jet, reportons-nous un moment en arrière pour mesurer la pé-
riode que nous avons parcourue. Elle peut se partager en trois
104 REVUE DE PARIS.
parties bien distinctes. La première comprend l'intervalle qui
s'est écoulé, depuis l'origine de la machine d'Halifax au xv°
siècle, jusqu'au temps où elle fut inlroduiledans la capitale de
l'Ecosse ;la seconde commence avec l'époque de son adoption à
Edimbourg, et se termine à celle où elle cessa d'être en usage; la
troisième date de sa translation en France dansla seconde année
de la révolution, et s'étend jusqu'à l'année 1856. Cela fait, sans
compter les intervalles pendant lesquels elle tomba en désuétude,
environ trois siècles d'existence. En d'autres termes, la maiden,
inventée au-delà de la Manche, il y a au moins trois cents ans,n'est
adoptée de notre côté du détroit que depuis quarante-six ans.
L'invention de lamaiden appartient donc réellement à l'An-
gleterre, et non point à la France. Elle date, non pas de la fin
du xvme siècle, d'une ère de civilisation, de liberté et d'huma-
nité, mais du xve siècle, d'une époque de barbarie, de despo-
tisme et de vindicte ; elle est un instrument odieux de cette do-
mination féodale, de cette justice exceptionnelle que nous nous
faisons gloire d'avoir remplacée par un régime d'égalité et de
mansuétude. Maudissez-la donc sans crainte, sans réserve,
quand on vous apprendra qu'on l'a tirée de quelque coin hon-
teux où elle était cachée, pour accomplir une nouvelle œuvre
de sang; quand on vous dira que, n'osant la montrer dans le
sein de la capitale, on l'a transportée, par un abominable
contresens, à la barrière où le peuple a coutume d'aller cher-
cher l'oubli de ses peines et de ses fatigues; quand on vous an-
noncera que, dressée furtivement, au milieu delà nuit et à petit
bruit, comme on machine une mauvaise action, elle a tranché,
debonne heure, la tête de quelque misérable, pendant que les trois
quarts de la ville sommeillaient encore ; et qu'enfin, avant la
huitième heure du jour, on s'est hâté de la faire disparaître, et
d'enlever avec elle toutes les traces de cette sanglante tragédie,
plutôt nuisible que profitable à la société.
Car c'est chez nous une conviction profonde, basée sur l'ob-
servation des faits et la disposition des esprits, que la guillotine
a cessé d'être nécessaire, et qu'on ne peut la maintenir plus
long-temps sans porter de graves atteintes à la moralité publi-
que. Il y a des hommes , et parmi eux de hauts personnages,
nous le savons, qui soutiennent encore l'efficacité de l'échafaud,
et qui se font, en quelque sorte, les piliers de cet instrument
REVDE DE PARIS. 105
de leur prédilection. Mais nous ne craignons point de le dire,
ces hommes-là, en quelque sphère qu'ils soient placés , men-
tent, sinon à leur conscience, du moins à celle du siècle.
Nous terminerons par un vœu qui trouvera de l'écho dans
tous les cœurs généreux. Le xve siècle a vu surgir la maiden
du sein d'une société féodale. Puisse le xixe siècle, celle grande
époque du développement moral et politique des peuples, voir
l'abolition de la guillotine!
A. Guilbert.
LA ROSALIE.
Marseille tout entière est en mouvement. La Canebière, ainsi
qu'aux plus beaux jours de fête , voit la foule accourir sous les
vastes tentes qui abritent son pavé contre l'ardent soleil de mai.
Toutes les rues de la vieille ville, toutes celles qui bordent les
quais, vomitoires étroits où la population se presse comme les
grosses eaux lorsque l'orage vient à éclater; toutes les rues
qu'habitent les matelots et les petits marchands de la cité re-
gorgent de monde. Les flots vivans qu'elles chassent affluent en
tournoyant sur le port; la mer n'a pas de courans plus violens,
de chocs plus impétueux, de voix plus tonnantes ! C'est un bruit
à ne pas s'entendre ! Les longs éclats de rire, les chansons lo-
cales, les vieux refrains du gaillard d'avant, retentissent au
loin, semblables au bourdonnement tumultueux que fait une
trombe de vent dans l'atmosphère qu'elle ébranle. Ace tapage
confus de paroles, de chants, de jurons, se joint le son des clo-
ches qui se balancent en volées, ou sont frappées en carillons,
tandis que le canon du fort Saint-Jean fait, en salve, une basse
à temps égaux à cette harmonie, qui peut blesser quelque dé-
licate oreille de Parisien, habitué aux chants de l'Opéra et aux
merveilles du claveciniste de la chambre du roi, mais qui plaît
infiniment à la ville méridionale pour laquelle toute agitation
est un bonheur, tout rhythme une excitation à la joie.
Au milieu des conversations qui se croisent, des mots qui se
jettent d'une maison à l'autre, d'un canot à un navire, on entend
REVUE DE PARIS. 107
à peine les gare ! lancés par les cochers des carrosses et les
porteurs de chaises qui descendent péniblement la Canebière ,
laissant derrière eux des remoux de peuple, où la tranquillité
n'est pas moins lente à se rétablir que dans la mer, derrière les
chebecs et les tartanes qu'on voit à l'horizon de la rade. Les
chaises appartienneut aux femmes des armateurs que le com-
merce a enrichis, à quelques dames de la noblesse et delà marine
des galères, dont Pétat-raajor est considérable en ce moment à
Marseille ; les carrosses portent les femmes des fonctionnaires
et leurs nobles époux, respectables représentans de la cour de
France dans l'administration de la province , dans la finance et
à l'arsenal.
Une de ces voitures se fait surtout remarquer par l'azur élé-
gant de sa livrée ; par les dorures de ses panneaux qu'a m. lis
Martin ; par les pièces nobles et le manteau ducal de ses ar-
moiries; par les panaches presque royaux des quatre coins de
son impériale ; et surtout par deux petits Maures qui sont
grimpés derrière le coffre , entre les jambes d'un éduque co-
lossal, frisé, poudré, galonné comme un colonel. La populace
le regarde avec respect , mais il fait sourire malicieusement
plus d'un bourgeois a qui la chronique scandaleuse a révélé les
goûts plébéiens de la grande dame qui se carre au fond du ga-
lant équipage.
Au reste, les trois personnages accessoires, l'éduque et les
deux Maures, ne sont pas les seuls que supporte la sellette rem-
bourrée, sur laquelle figure la gent en livrée qu'on n'appelle
plus les petits garçons parce qu'on est à un siècle de Molière,
mais qui se pare des titres de laquais et de valets de pied .
-Dans les bras des Maures sont deux animaux , sans lesquels
madame la duchesse nemarche jamais. L'un d'eux, sur un petit
coussin de velours, brodé aux armes de monsieur l'intendant,
étale ses grâces de sapajou , et donne aux Marseillais , qui le
connaissent fort bien par son nom de Coquet, le spectacle d'un
méchant singe pinçant, mordant, souffletant, égratignant ,
baisant le malheureux enfant noir, au bras duquel il est retenu
par une chaîne de vermeil. L'autre plus tranquille, moins fier
du bonheur de sa position, n'est pas attaché; mais il n'a pas
les honneurs du coussin bleu céleste ; on voit que tout Chéri
qu'il soit, car c'est ainsi qu'on l'appelle , la maîtresse lui pré-
108 REVUE DE PARIS.
fère Coquet. Cependant il est d'une famille fort à la mode , de-
puis le grand succès de Carlo Bertinazzi sous le masque d'ar-
lequin. Le carlin delà duchesse est sagement assis sur la saignée
du bras de son petit domestique, dont il a l'air de regarder avec
complaisance la face d'ébène. Les deux têtes noires causent
ensemble des yeux, ce qui n'échappe point à des matelots que
le commerce de la traite a poussés plus d'une fois sur les né-
griers des Indes occidentales. L'un dit à son camarade :
— Ne dirait-on pas deux nègres qui se parlent par signes
dans l'entrepont d'un navire?
— Ou, répond l'autre, deux de ces acteurs à quatre pattes
que les farceurs de la foire font danser sur leur théâtre à coups
de fouet, et qui se regardent pour se dire : le chien de métier
qne notre métier de chien !
N'oublions pas de dire que les Maures sont vêtus comme Le-
kain dans Zaïre.
La voiture de la duchesse arrive enfin au bord du quai , non
sans que les coureurs, qui n'ont pu montrer leur légèreté au
milieu de cette foule, aient distribué force gourmades à droite
et à gauche, avec la tête d'argent de leurs grosses cannes. L'é-
duque descend aussitôt au marche-pied de la voilure, étend le
parasol qu'il porte comme un valet de cardinal ; puis il ouvre
la portière à madame l'intendante qui met pied à terre ,. s'ap-
puyant gracieusement sur le bras de son porte-ombrelle. Les
deux Maures sont là pour remplir leur office de caudalaire
rendu indispensable par la longueur démesurée de la queue
qu'affecte de porler la duchesse. L'intendant descend ensuite,
éblouissant de broderies, de paillettes, de cordons, de diamans
aux chaînes de ses montres ; coiffé sévèrement à la brigadière ;
l'épée en verrouil ; le chapeau à plumes sous le bras ; la maline
tombant en longues manchettes sur une main déganlée qui,
dans l'assortiment de ses bagues énormes , porte le portrait de
madame la duchesse, peinleen bacchante par Beaudouin,cegra-
cieux impudique, dont le pinceau plaît tant aux femmes de
Versailles. L'intendant est un petit vieillard qui a bien servi
autrefois, et qui , en vérité, n'est ridicule que par le mariage
auquel il s'est laissé aller par ambition. A soixante-cinq ans,
il a épousé une fille de dix-huit ans , charmante personne qui a
tous les mérites el loules les vertus de son aïeule , célébrée par
REVUE DE PARIS. 109
le comte de Bussy-Rabutin , dans ses Amours des Gaules
Une cour nombreuse de jeunes officiers, de gentilshommes
élégans , attend madame l'intendante pour raccompagner à
son canot qui est là, contre le quai, les avirons levés, le pavil-
lon blanc traînant dans les noires eaux du port, le tenlalet de
fine cottoniue bordé de fleurs de lys orange. Le canot du gou-
verneur est à côté , non moins riche, mais portant à son bâton
de proue un pavillon de vice-amiral, parce que Marseille a
l'honneur d'être gouvernée par un ancien officier-général de
la promotion de M. Duguay-Troliin. Vingt embarcations de
toutes grandeurs , canots du port, canots de deux vaisseaux qui
sont mouillés sur la rade, caïcs des galères, parmi lesquels on
remarque celui de la Réale, bordent le quai et vont recevoir
cette multitude de fonctionnaires de tous rangs que les devoirs
de leurs charges appellent à la cérémonie.
Ce convoi de canots, auquel se joindront un grand nombre
de bateaux publics qui ont le nom singulier de Kafiau , par-
tirait à l'instant si monseigneur l'évèque était arrivé.
Il se fait attendre. Le gouverneur , l'intendant de la pro-
vince, la marine, personne ne pense à s'en plaindre, personne
n'oserait ; madame l'intendante l'ose , elle à qui tout semble
permis. Elle trouve « très mésséant qu'un inconnu , un
homme de rien , prélat par la grâce de la cour , que sa fortune
et son nom ne désignaient certainement point à l'éminence
d'un siège comme celui de Marseille , fasse attendre une femme
de qualité , un duc et pair cordon rouge et cordon bieu , d'une
maison illustre, guerrier que Louis XV a complimenté sous le
cerisier de Fontenoy après la bataille où il s'était montré comme
un Bayard ou un Condé.... »
Monsieur l'intendant fait son possible pour arrêter ce flux
de paroles vaniteuses dont la digue est rompue ; mais rien ne
pourrait calmer l'impétuosité d'une femme qui lient à ce qu'il
y a de plus hautement qualifié dans la société française et qui
croit tous ses nobles aïeux humiliés dans sa personne. Elle
s'indigne de l'outrecuidance d'un petit évêque résident qui
traite la grande noblesse ainsi qu'il aurait pu le faire sous le
vieux roi Louis XIV , gouverné par une dévole ambitieuse et
un confesseur habile courtisan. On n'en est plus là, grâce au
ciel , et M. de Voltaire a bien démontré que cette usurpation
110 REVUE DE PARIS.
était aussi dangereuse pour l'autorité royale que blessante pour
les gens de quelque chose.
Cette comédie qui faisait sourire presque tous ceux à qui la
duchesse la voulait bien donner si libéralement, sur le quai du
port , ennuyait beaucoup ce pauvre monsieur l'intendant.
M. de Voltaire, cité par son épouse, lui paraissait de bien mau-
vais goût. Il était assez clairvoyant , le bonhomme ; et celle
fureur d'admiration qui avait saisi la ville et la cour , au fait
des philosophes , ne lui disait rien de bon pour son avenir de
gentilhomme grand propriétaire dans le Vexin et le pays d'Au-
nis, ayant de vieux privilèges , bien doux a conserver et à
défendre contre ces folles idées de liberté que M de Voltaire
et les siens, avaient jetées dans toutes les jeunes têtes , où elles
germaient si dangereusement même pour leurs partisans les
plus enthousiastes.
Madame la duchesse allait reprendre sa violente sortie ,
quand , au détour de la Canebière , on aperçut la croix et la
crosse de monseigneur, devant lesquels s'ouvrait respectueu-
sement une foule que les coureurs et les cris du cocher de
l'intendant avaient eu tant de peine à fendre pour y laisser
glisser son carrosse. La noble dame pâlit sous son rouge, et
se trouvant subitement indisposée , elle serra le bras de son
époux pour se retenir. Cette faveur à laquelle l'intendant- n'é-
tait guère accoutumé , le surprit au dernier point ; il se re-
tourna pour savoir à quoi il la devait, et il aperçut la duchesse,
chancelante, tomber entre les bras d'un jeune officier de Royal -
Vaisseaux qui ne l'avait pas quittée depuis qu'elle avait
franchi les degrés élastiques du marche-pied de sa voiture.
— Mon Dieu , madame la duchesse qui s'évanouit ! s'écria
aussitôt l'intendant, des sels, des esprits ! quelqu'une de ces
dames aurait-elle des sels ?
Des flacons furent passés de mains en mains ; mais quelqu'un
avait devancé les plus empressées des bourgeoises. Le capi-
taine de Royal-Vaisseaux lui-même qui, bien vite, avait tiré de
la poche de sa veste d'uniforme un sachet de senteur dont il ne
se séparait guère, n'arriva que le second. Le porte -ombrelle
de madame, qui avait toujours dans son juste-au-corps quel-
ques pièces importantes pour la toilette de l'intendante , rouge,
mouches, miroir, boîte à poudre et eaux balsamiques, répan-
REVUE DE PARIS. 111
dait sur les lèvres de sa maîtresse une liqueur souveraine qui
ne manquait guère son effet quand la jeune coquette tombait
réellement dans une de ces crises de nerfs que souvent elle se
plaisait à simuler.
— Ce ne sera rien, messieurs , disait l'intendant à la multi-
tude qui se pressait autour de la défaillante, nous vous re-
mercions de votre zèle auprès de madame.
— C'est la chaleur, dit celui-ci.
— C'est de rester si long-temps sur ses pieds , dit celui-là ;
ces grandes dames n'y sont point accoutumées : toujours en
fauteuil, en carrosse ou en chaise à porteurs.
— C'est monseigneur révoque, dit, d'un ton fâché , l'officier
de Royal-Vaisseaux.
— C'est M. de Voltaire, dit tout haut l'intendant ; et il ajouta
tout bas : c'est l'orgueil.
Cependnt l'évêque approchait, et la duchesse reprenait ses
sens que la colère avait bouleversés. Monseigneur et l'inten-
dante se trouvèrent bientôt face à face, et dans quelle position,
grand Dieu ! L'intendante sous les doigts alongés de l'évêque
qui la bénissait gravement!.... Vous êtes-vous jamais figuré
la furieuse grimace que dut faire le diable quand , sortant d'un
puits sous la forme d'un basilic , pour aller désoler certaine
ville où il avait déjà jeté l'épouvante, il se trouva tête à tête
avec un saint qui le regarda fixement , fit sur lui le signe de la
croix et lui dit : <c Retire-toi , Satan (l) ! » L'intendante, dans
une situation analogue , pensa d'abord à se pâmer de nouveau ;
mais cette marque de faiblesse lui fit honte à elle-même. Elle
voulut lutter alors contre le prélat, se redressa afin de repous-
ser avec dédain la pitié charitable dont le pasteur s'était senti
ému pour une de ses ouailles qu'il avait crue en danger de
mort, la voyant pâle et convulsionnée ; mais cette rodomon-
tade ne tint pas long-temps. L'œil irrité de la duchesse s'a-
doucit, sa paupière hardie se baissa pour voiler une pru-
(1) Je ne sais plus le nom de ce saint qui a des autels à
Milan , je crois. 11 ne faut pas le confondre avec saint Doro-
thée le solitaire, qui but de l'eau d'un puits où était un
aspic, après l'avoir bénite, pour prouver à Pallade, son dis-
ciple , que le signe de la croix triomphe de toutes les malices
du démon.
112 REVUE DE PARIS.
nelle où l'on aurait pu lire l'embarras naissant et un reste de
dépit ; la dame croisa modestement les barbes flottantes de sa
coiffe sur son sein et ses épaules qui, depuis un moment,
avaient fait commettre plus d'un péché par pensée et par pa-
role, dans la cohue des assislans ; elle fléchit chrétiennement
le genou, et reçut- une seconde bénédiction dont elle remercia
l'évêque par une profonde révérence.
— 'Vous me le paierez, monseigneur , dit-elle tout bas en se
relevant, et d'un ton de soubrette de comédie! le tour est bon,
mais je m'en vengerai!
L'évêque avait agi le plus innocemment du monde , et s'il
avait , en bénissant l'intendante, prononcé ces paroles delà
litanie: « Ab insidiis diaboli , libéra illam, Domine, déli-
vrez-la, Seigneur, des embûches du démon ; » c'est qu'il avait
pu la croire possédée, tant son visage, ordinairement gracieux,
était enlaidi par la colère. La duchesse s'en aperçut elle-même
quand, entrée dans son canot, et voulant se mettre en état de
paraître convenablement sur le chantier des galères où se
rendait l'évêque , elle se regarda dans le miroir que tenait
complaisamment devant elle son chevalier de Royal-Vaisseaux.
— Ah ! que j'ai souffert, monsieur le duc !
— J'ai été au moment de vous faire reporter dans votre car-
rosse pour rentrer à l'hôtel.
— Mais Dieu a délivré promptement madame, dit naïvement
un petit abbé qui avait à l'intendance la charge d'aumônier, et
qui, venu à pied sur le port, avait pris dans la chambre de
l'embarcation la modeste place de gauche en avant, place lais-
sée par l'étiquette maritime au plus jeune des derniers officiers,
au moins important des passagers. Quand monseigneur s'est
approché d'elle , Dieu s'est manifesté tout de suite ; madame
est revenue à la vie, et jamais ses yeux...
La duchesse lança un regard foudroyant au prêtre qui sentit
la parole expirer sur sa bouche, salua timidement , et balbutia
quelques-unes de ces excuses niaises, dans lesquelles on s'en-
lace quand on n'a pas la prudence de rester sur une première
sottise qui vient d'échapper.
—Vous êtes mieux maintenant, reprit tendrement le capitaine
de Royal- Vaisseaux, que l'embarras de l'abbé loucha de com-
passion.
REVUE DE PARIS. 115
— C'est vrai, dit la duchesse en rajustant le crêpé de ses tem-
pes, qui s'était dérangé pendant son évanouissement; je vais un
peu mieux, capitaine ; mais je suis encore horriblement pâle.
Mon rouge est tombé, et je me fais peur à moi-même.
— Vous vous exagérez votre malheur, madame la duchesse,
répondit l'intendant ; vous êtes encore à faire crever de dépit
la gouvernante et même la commissaire-générale, qui a des pré-
tentions à la jeunesse, quoiqu'elle ait trois fois l'âge de votre
grand'mère.
— Ah ! merci, monsieur le duc ! Que vous me faites de bien !
que ces aimables paroles me touchent et me flattent sortant de
votre bouche ! Vous croyez, vraiment, que cette prude de gou-
vernante, qui a la rage de lutter contre moi, pourra en être pour
ses frais de jeunesse et de grâce?
— Certainement.
— Je ne déleste personne, le ciel m'en est témoin! mais cette
madame la gouvernante de Marseille a terriblement l'art de me
déplaire; elle m'ennuie avec ses airs de Minerve, elle m'obsède
avec ses longs complimens provinciaux, elle me fait bâiller avec
ses prétentions bourgeoises qui veulent singer les beaux airs de
notre noblesse. Je ne lui veux pas de mal, à cette femme; et il
faut que je lui fasse un cadeau, il lui faut un amant, pour la
sortir un peu de ce collet monté dans lequel elle s'embéguine.
Elle est furieuse contre toutes les femmes qui ont des adora-
teurs ; je lui en donnerai un, moi, un qui soit digne d'elle, et ce
sera monsieur notre galant aumônier... avec la permission de
ses supérieurs, toutefois... Et cette permission, je me charge de
l'obtenir par Mlle Berthellin , ma marchande, qui est , dit-on ,
du dernier bien avec monsieur l'évêque... union de cœurs tou-
chante et admirablement assortie!... La femme d'un marchand
avec un prélat qui n'est pas gentilhomme!...
L'intendante était lancée; son mari, homme très-officiel, et
qui redoutait surtout d'être compromis par des caquets, était
au supplice. A chaque phrase de la duchesse, il avait beau dire :
<■ Ah ! madame, vous êtes impitoyable ; vous vous trompez sans
doute; on vous aura fait de faux rapports!... » celle-ci pour-
suivait toujours. L'intendant se voyait brouillé avec le gouver-
neur, l'évêque et M. Berthellin. riche bourgeois, qui avait un
grand crédit dans sa communauté, dont il était syndic. La du-
TOMÏ xi. 10
1)4 REVUE DE PARIS.
chesse avail parlé haut, el les témoins ne manquaient pas. Sans
compter le capitaine, qui n'avait aucun intérêt à se taire, n'y
avait-il pas le patron du canot, placé derrière l'intendante, et
qui n'avait pu perdre aucune de ses hasardeuses paroles ; les
premiers matelots, qui siégeaient sur les bancs rapprochés d»
l'arriére; les deux Maures et l'éduque? Pour l'abbé, dont la
soulanelle recouvrait l'homme le plus inoffensif, le plus timide,
la plaisanterie delà duchesse Pavait blessé au vif; son teint
s'était coloré tout d'un coup d'un vermillon si foncé, qu'un chi-
rurgien aurait pu juger nécessaire de lui ouvrir la veine. Le
mouton était devenu un lion, el madame l'intendante pouvait
avoir tout à redouter de lui. Mais les coquettes ont des armes
pour tous les combats, contre tous les adversaires ; la nôtre s'a-
perçut qu'elle avail offensé mortellement le jeune homme ; elle
sentit combien il pouvait être dangereux pour elle de se faire
un ennemi d'un prêtre qui avait déjà l'oreille de beaucoup de
femmes ; aussi s'arrangea-t-elle pour le regagner.
Le canot allait lentement, à petits coups d'avirons, pour trois
raisons : la première parce que madame la duchesse, étant in-
disposée, avait prié son patron de lui ménager les secousses.
qui sont d'autant plus vives que l'emharcalion est nagée à coups
plus forts; mais ce n'était qu'un prétexte, expliqué par les deux
autres raisons qne voici : madame la duchesse avait vu le canot
du gouverneur emporter rapidement monseigneur l'évêque, et
elle voulait que le prélat l'attendît à son tour; et puis madame
la duchesse avait sa toilette à réparer, et c'était une affaire d'as-
sez d'importance pour qu'on ne la liàtâL pas trop.
Pendant qu'elle parlait, médisant de la gouvernante, sejouant
de l'abbé, se faisant à la légère l'écho de bruits probable-
ment faux sur MUc Berthellin et monseigneur de Marseille, elle
rétablissait son visage, qui aurait fort bien pu se passer du car-
min broyé par le parfumeur de la cour, car il était d'une fraî-
cheur à faire honte à la rose, comme le lui disait en souriant l'of-
ficier de Royal-Vaisseaux. Elle replaçait ses mouches, donnait à
ses plumes une direction plus hardie, se rémettait convenable-
ment dans son corps, ou plutôt en sortait tout-à-fait pour ne
se faire tort d'aucun de ses attraits, prêtait complaisammenl sa
tète au capitaine, qui, du bout des doigts redressant une frisnie
1 h | eu compromise par la scène du quai, agitait avec une dex-
REVUE DE PARIS. 11 j
térilé merveilleusement délicate la houppe à poudre, et laissait
échapper une pluie impalpable d'amidon odorant sur toutes les
parties de la chevelure, qui avaient perdu leur éclat de neige.
Les as irons firent un dernier effort, ,et l'on aborda au chantier
des galères. L'intendant débarqua le premier, c'est-à-dire tout
de suite après les deux Maures et l'éduque ; le capitaine sauta
lestement à terre pour offrir sa main à la duchesse, mais celle-
ci dit à l'aumônier :
— Donnez moi votre bras, l'abbé; bénie par un évêque, je
dois être toute à l'église aujourd'hui... Allons, ne boudez donc
pas ainsi! Enfant que vous êtes, vous m'en voulez encore? Ah !
c'est mal, savez-vous, de ne pas mieux entendre la plaisante-
rie ! Ne pardonnel-on rien à une jeune femme étourdie ?.. Avez-
vous cru que je voulais, en effet, vous donner à madame la
gouvernante? Je ne l'aime pas assez pour lui faire des présens
de cette valeur ! Quand le ciel vous a adressé à nous, pensez-
vous que je serais assez ingrate envers lui pour vous laisser
partir?.. Je veux vous apprendre le monde; abbé ou mousque-
taire, avec ces beaux yeux bleus, ce joli visage que vous êtes
allé cueillir sur je ne sais quel pêcher de la terre promise, vous
êtes fait pour réussir...
Le lecteur aura déjà remarqué sans doute que madame l'in-
tendante, lorsqu'une passion quelconque l'entraîne ne sait guère
modérer l'élan de sa parole. Après les premiers mots, elle avait
conquis l'abbé, et cependant elle continuait. C'était un adora
teur de plus qu'elle voulait se faire, un nouvel esclave dont elle
voulait orner son char triomphal. L'abbé était pris; mais il n'a-
vait pas dit une parole, il n'avait pas hasardé un sourire, de peur
de tomber dans une de ces fautes d'ignorance, qu'un instant au-
paravaut la duchesse avait si durement punie. Un seul signe
apparent avait trahi les mouvemens de son cœur ; comme une
jeune fille qui entend une première déclaration, il avait rougi
modestement; mais cette rougeur, comment l'intendante de-
vait-elle l'interpréter? Etait-ce le timide amoureux qui s'était
déclaré? ou plutôt n'était-ce pas un autre Joseph indigné des
tentatives de Puliphar? Madame la duchesse n'eut pas le temps
d'éclaircir ce mystère, car on était arrivé au pied d'une galère
neuve, debout encore sur son chantier, et qui attendait, pour
en descendre, cette consécration. religieuse que depuis les Grecs,
116 ARBRES ET ARBUSTES.
Grecs, tous les navigateurs ont donnée à leurs navires.
On allait la bénir; et comme cette galère était une Réale qui
venait remplacer dans l'escadre la vieille Réale, cassée par de
longs et glorieux services, on avait prié l'évêque de Marseille de
la consacrer, ce qui donnait à la fête un caractère de pompe
Inaccoutumée. La galère était magnifiquement parée ; le capi-
taine qu'on avait honoré de son commandement était un homme
de grande condition et de grande fortune qui à tout le luxe dé-
ployé par les ordonnances, au chapitre de la décoration de la
galère portant l'étendard royal, avait ajouté des ornemens du
goût le plus délicat: gracieux rinceaux courant sur la poupe et
le cordon d'enceinte; figures énergiques supportant dans toute
leur longueur les apostis; feuillages pour façonner la tapière;
sur les tableaux et le couronnement, allégories, fahles, emblè-
mes! L'or, les brillantes couleurs de la pourpre et de l'azur
avaient été prodigués dans les peintures de ce navire élégant ,
dont le corps peint en blanc était parsemé de fleurs de lis dorées.
Un tendelet de velours cramoisi, garni de larges galons et de
franges d'or, recouvrait la guérite. Les armes éclatantes du ca-
pitaine figuraient aux extrémités des badinets, et celles du roi
au bout extérieur de la flèche qui, à l'autre bout, avait l'image
scluptée par Puget, et précieusement rapportée de la Réale an-
cienne, d'un lion menaçant , tenant la foudre dans sa griffe.
L'étendard de damas blanc, à l'écu de France et de Navarre
brodé par les mains de fée de madame l'intendante, qui s'était
fait aider dans ce beau travail par son capitaine de Royal-Vais-
seaux,— le plus joli brodeur du monde à qui Poinsinet avait fait
tort en ne le nommant point dans son Cercle;— cet étendard
flottait à son poste de bataille sur l'espalle du côté droit. Trois
bandières de taffetas rouge étaient arborées, l'une au centre
de la poupe, les autres sur les deux côtés; quinze autres ban-
dières plus petites, triangulaires comme les trois grandes dont
nous venons de parler, mais de diverses couleurs, voguaient
dans l'air au bout de leurs bâtons, plantés de chaque bord sur
les apostis. Ce n'est pas encore tout, et le parement de la galère
aurait été incomplet si une grande bandière fourchue, en taffe-
tas bleu clair, parsemée de fleurs de lis d'argent, et brodée aux
armes de l'amiral des galères, n'eût pendu de la pointe de l'é-
peron jusqu'à terre. Un petit mât provisoire, placé dans l'em-
REVUE DE PARIS. 117
planture de l'arbre de maistre, portait un gaillardet de damas
blanc timbré, comme l'étendard , des armes du roi ; celte lon-
gue cornette aux cornes galonnées d'un passement d'or et ter-
minées par un énorme gland de torsades du même métal, était
accompagnée de cordons latéraux rouges, tombant des extré-
mités de la petite traverse sur laquelle le gaillardet était enver-
gué ; c'était un beau couronnement pour tout cet ensemble de
pavillons qui entouraient la Nouvelle Réale, langes éclatans et
somptueux du dernier-né de la marine des galères. Un pavois
de boucassin bleu fleurdelisé d'orange, garnissait celte ligne lé-
gère de défense qui devait abriter les soldats et qu'on nomme
la pavesade. Si l'on avait préféré le coton à la soie pour ce pa-
vois delà batayolle, c'était parce que Lyon, retardataire, n'a-
vait pas expédié à temps celte pièce importante du vêlement de
fête de la Réale; mais personne ne songea à en faire honte au
capitaine qui n'avait pas dépensé moins de deux cent mille li-
vres pour parer le navire confié à sa prudence et à son courage-
Des marches, dissimulées sous de beaux tapis orientaux, condui-
saient à l'escale (l'échelle), par laquelle on s'introduisait sur le
pont de la galère, couvert lui-même d'une vaste pièce de tapis-
serie turque, conquête faite dans la dernière expédition de M.
Dugua y aux pays barbaresques.
Telle était la Réale depuis le lever du soleil de ce grand
jour. Ses officiers, ses maîtres, le comité de sa chiourme fu-
ture, l'écrivain , Targousin étaient à bord, en grande tenue.
Le pilote avait dressé , dans cet espace réservé au capitaine et
qui avait nom le tabernacle , un petit autel où l'évèque pour-
rail s'agenouiller avant de promener son goupillon sur toute
la longueur du navire. Le capitaine était au sommet de l'escale,
attendant ses nobles visiteurs. Dans la chambre de la galère,
la femme du capitaine avait fait préparer des rafraichissemens
pour le prélat consécrateur et les représentais du roi à Mar-
seille. Les tambours et les fifres se tenaient debout sur la cour-
sier la tête de la garde, pour saluer tous ces dignitaires.
Personne n'était encore monté sur le bâtiment , quand l'in-
tendant arriva. On l'avait attendu, ainsi que l'avait voulu la
duchesse. On était en cercle autour de l'évèque, du gouver-
neur et du commandant de la marine; les musiques du régi-
ment de Lorraine , infanterie , en garnison à Marseille , et du
10.
118 REVUE DE PARIS.
régiment de marine de Toulon , échangeaient des marches ,
des symphonies, des fanfares guerrières, dont lesaccens, à
•a distance où les orchestres étaient de la ville , dominaient les
voix des cloches , et n'étaient guère dominés par celle des ca-
nons. Lorsque le canot de l'intendance aborda le quai du
chantier, le cercle se rompit pour faire une voie d'introduc-
tion au duc et à sa suite. La duchesse quittant alors le bras de
l'abbé; entra résolument la première, fil une révérence grave
et froide à l'évèque, qui la salua avec une bonté polie, pleine
de douceur et de cordialité; puis , apercevant au premier rang
des femmes, madame la gouvernante , elle courait à elle les
bras ouverts , la baisa au front el à l'épaule, et lui dit, de
toute la force de sa jolie voix :
— Bonjour, ma charmante belle! chaque jour plus fraîche
et plus gracieuse! Quel bonheur de vous voir! Mon Dieu que
vous êtes toujours galamment vêtue! que toutes ces choses
vous vont à ravir ! Ah! voilà un bijou délicieux, madame la
gouvernante peut seule avoir des objets de ce goût et de ce
prix !
Madame la gouvernante, Uni le étonnée et toute ravie , se
confondait en remerciemens el en révérences; elle n'avait
jamais éprouvé à ce point l'indulgence de la duchesse. Qui
avait donc pu la rendre si coraplimenleuse?
Il est vrai que la femme du gouverneur de Marseille , jeune
encore el belle, était ce jour-là lout-à-fail sous les armes ,
comme disaient les élégantes, les poètes el les petits collets de
celte époque ; mais ces charmes n'étaient pour rien dans le
déluge de complimens qu'elle essuyait d'un air content , ouoi-
qu'au fond passablement embarrassé ; la duchesse faisait son
métier de femme du monde, et peut-être aussi voulait-elle
montrer à son jeune aumônier que ce n'était pas un si in-
digne but que celui auquel elle l'avait engagé à prétendre.
Soit que l'abbé se fût aperçu pour la première fois , el parce
qu'on l'avait averti, de tout le mérite de la gouvernante; soit,
plutôt , qu'ayant de merveilleuses dispositions, il ne lui eût
fallu que la leçon d'une coquette pour être passé maître en
l'art des petites roueries de ce inonde corrompu , il s'attacha
à la gouvernante, ne la quitta pas d'un moment, lui parla
toilette et religion, amour et prônes du capucin en réputa-
REVUE DE PARIS. il»
lion ; il fut vif, spirituel , tendre, léger, passionné ; il affecta
de ne pas faire attention à l'intendante, qui trouvait que son
élève lui faisait trop honneur. Enfin la transformation fut
complète , et il ne tint vraiment qu'à madame la gouvernante
de l'enlever à la duchesse. Celle-ci en aurait été désolée, à en
juger par les distractions que le manège de l'abbé lui donna
même pendant le moment le plus recueilli delà cérémonie;
elle tenait beaucoup à achever cette éducation qu'elle avait
commencée. L'armée lui devait un capitaine accompli, elle
voulait que l'église lui fût aussi redevable.
Cependant toute la noble assemblée était montée sur le pont
de la Ftéale, saluée par les aubades des tambours et des fifres.
Le capitaine avait fait les honneurs de sou tabernacle à mon-
seigneur, qui, pieusement humilié devant l'autel du bord, priait
pour le succès des armes et la sécurité de la navigation de la
galère qu'il allait bénir. Ce n'élait point la mitre au front et la
chappe sur les épaules que l'évêque devait distribuer l'eau de
la purification à 'chaque partie de ce noble navire; il avait la
tête nue, il était vêtu du rochet de dentelle, et ne portait que
l'étole pour ornement. Précédé de son porte-croix et de son
porte-crosse, suivi d'un grand vicaire, de deux chanoines et de
Paumônier-général des galères il parcourut processionnelle-
ment les deux arbalestrières , pour bénir la place des soldats
et les bancs sur lesquels devaient s'asseoir bien des coupables,
condamnés à ramer, bien des Turcs captifs ; puis il monta sur
la rembade, et du haut de ce château de proue, après avoir
béni l'éperon qui devait bientôt aller chercher l'abordage d'un
ennemi, il prononça un discours simple et louchant, qu'il finit
par cette prière :
u Puisse ce vaisseau porter toujours avec lui la foi, parce
que la tempête l'épargnera comme elle épargna la barque de
saint Pierre! puisse-t-il triompher toujours des efforts des
infidèles, que sa principale mission est d'aller combattre! puisse-
t-il n'avoir jamais à attaquer ou à repousser une galère chré-
tienne; car c'est une des grandes afflictions de Dieu quand ses
enfans se battent entre eux ! Vierge sainte! nous mettons ce
navire, cet étendard , ce brave officier , ses loyaux et dévoués
coopéraleurs, sous votre divine protection ! »
Cette dernière parole n'était pas eûcore achevée, que déjà
Î20 REVUE DE PARIS.
an chant religieux, grave et joyeux, s'élevait au ciel: c'était
la litanie de la Vierge que tous les marins et les ouvriers du
chantier entonnaient à l'unisson, soutenus par quelques ac-
cords des musiques militaires. L'archevêque, quand cette invo-
cation fut terminée , bénit la foule qui se retirait, et tout fut
dit pour la galère.
Dans le gavon, petit cabinet attenant à la chambre de poupe,
monseigneur déposa la majesté épiscopale avec le costume, et
bientôt il parut à la table où les dames tirées de la ville et de
l'arsenal maritime s'étaient assises auprès de la femme du ca-
pitaine. La conversation roula sur la campagne très prochaine
que devait faire, dit-on , l'escadre des galères dans les mers de
Barbarie; sur le litre de chef d'escadre que gagnerait sans
doute l'aimable et magnifique capitaine qui donnait une si
noble hospitalité à son bord. Au milieu des propos, la duchesse,
primant de la voix tous les dialogues particuliers, s'adressa au
capitaine delà galère :
— Monsieur le comte, comment se nomme voire galère?
— La Réale, madame.
— Est-ce qu'elle n'a pas un autre nom?
— Non, madame; et celui qu'elle a l'honneur de porter, est
le plus beau sans doute.
— Eh bien! je suis fâchée qu'on n'ait pas pu la baptiser comme
les autres navires; j'aurais voulu être sa marraine, et lui au-
rais donné...
— Le nom de te Victoire, dit galamment le comte, à condi-
tion, madame la duchesse, que vous m'auriez permis de porter
vos couleurs avec celles de sa majesté.
— Ce n'est pas cela, monsieur le comte , et je vous suis obli-
gée de votre compliment. Non, j'aurais donné à votre galère le
nom de Rosalie. N'est-ce pas, monseigneur, ajouta-t-elle ; n'est-
ce pas que ce nom porterait bonheur à un vaisseau de guerre ?
— C'est en effet, dit le prélat, celui d'une héroïque fille que
Viterbe honore, comme la France Jeanne d'Arc ; elle arrêtait
avec la main , dit la légende, les boulets qu'on lançait sur sa
ville assiégée. Le patriotisme en a fait une sainte.
— A merveille, monseigneur; mais ce n'est pas à Rosalie de
Viterbe que j'avais pensée; c'est à Rosalie de Marseille, à une
REVUE DE PARIS. 121
de vos saintes , à une femme qui vit sous votre aile, dit-on,
comme sous l'aile de son ange gardien....
— A MUe Berthellin enfin , ajouta d'un ton dégagé l'officier
de Royal- Vaisseaux qui voyait que la duchesse hésitait.
Le duc était sur les épines ; il se fit un moment de silence ,
pendant lequel l'intendante n'eut pas le plaisir de voir le prélat
se troubler. M. de Marseille répliqua :
— Je ne vois pas, madame la duchesse , pourquoi le nom de
Mlle Berthellin est venu trouver place dans cette causerie.
Mlle Berthellin est une personne fort honnête , très vertueuse,
dont l'amitié m'honore ; et toute marchande qu'elle est, je ne
sais pas une grande dame qui ne pût être fière de lui ressem-
bler. Assurément, sous ce rapport, non-seulement une galère
devrait s'enorgueillir de porter son nom, mais la plus sage des
femmes de condition... Vous riez , monsieur le capitaine, vous
qui êtes venu tout à l'heure au secours de madame la duchesse!
et que signifie ce rire? Me feriez-vous l'honneur de me le dire ?
Vous n'osez pas, monsieur, et vous avez raison; mais je de-
vine... Eh bien! monsieur, eh bien! madame la duchesse,
M110 Berthellin vous pardonne votre pensée malveillante. Quant
à moi, votre intention méchante a glissé sur mon cœur sans
l'effleurer; je suis, grâce au ciel, au-dessus de la calomnie. »
L'évèque se leva alors, et saluant poliment toute la compagnie:
«Le scandale est pour qui l'afait.'naître; mais il ne faut pas qu'il
puisse durer. On veut que M,le Berthellin soit ma maîtresse,
c'est là ce que vous avez prétendu , madame? Eh bien !.. » Il
6'arrêta,:puis il reprit : « sachez donc qu'elle est ma fille...
Ce fut un coup de foudre. Le duc était désolé; la duchesse
pâlit ; le capitaine vint loyalement demander pardon à l'évèque
d'avoir cru à un bruit qui courait toutes les ruelles de Mar-
seille ; l'abbé jeta un regard indigné sur celte femme plus que
légère qui avait été au moment de le perdre. On chuchotta, on
s'éloigna delà duchesse ; madame la gouvernante grandit d'un
pied de l'humiliation de cette intendante qu'elle n'aimait point.
Quant au prélat, il raconta en peu de mots, comment, mili-
taire dans les colonies espagnoles et marié à vingt ans, il avait
eu une fille ; comment , veuf, il élait entré dans les ordres, et
avait gagné l'épiscopat dans les dangereuses missions de l'apôtre
chez les sauvages ; comment , enfin , il avait marié celte fille à
322 KEVUE DE PARIS.
un marchand , établi a Marseille, seulement depuis qu'il en
occupait le siège.
— Je viens de me faire une grande violence, messieurs ; ce
secret, je le gardais, parce que je voulais que ma fille l'ignorât
toujours; mais on Ta calomniée, et mon cœur de père s'est
révolté, et ma bouche a parlé pour la défendre , la pauvre in-
nocente qui ne sait encore de quel sang elle est née. Je voulais
avoir une amie; mais je m'étais interdit ces grandes joies de
Pâme qui se réveillent et prennent l'homme tout entier quand
il peut dire : « Mon fils , ma fille ; » c'était trop de bonheur
humain pour un prêtre! Dieu me tiendra compte , j'espère, de
ma résolution long-temps gardée. .! Monsieur le comte, main-
tenant c'est moi qui vous en prie; toutes vos galères ont un
surnom, c'est la Légère, l'Intrépide, la Glorieuse ; appelez
cette Réale, la Rosalie, et si la bénédiction d'un père sur
son enfant est un augure de bonheur pour l'avenir, que la Ro-
salie, bénie par l'évêque, le soit aussi par le père !
El les larmes aux yeux , cet homme, dont un rayon de bon-
heur illuminait le visage , étendit les mains autour de lui et s'é-
cria : <( Traverse la mer , Rosalie , aussi heureuse, aussi calme
que cette femme modeste dont tu porteras le nom ; aborde les
écueils sans le blesser, comme Rosalie Berthellin se heurta
contre les rescifs de la calomnie sans y laisser sa réputation ;
triomphe de tes ennemis comme son honneur a triomphé des
embûches des hommes ! »
Le prélat retomba alors sur son fauteuil essuyant ses pleurs,- et
regardant !a duchesse que cette scène avait altérée : « Madame,
je vous remercie, car je vous devrai d'oser embrasser ma
fille. »
On se sépara. A quelque temps de là, la duchesse, honnie
dans la société de Marseille, fut obligée de se retirer dans une
de ses terres du pays d'Aunis; l'abbé, rentré au séminaire,
devint un bon curé de campagne, et la Réale battit les Turcs.
A bord de ce joli navire, on conserva l'habitude de dire chaque
jour, à la prière du matin , une oraison à sainte Rosalie qu'a-
vait composée le prélat.
A. Jai>.
LETTRES
SUR L'AMÉRIQUE™.
SES EA.UX DE BEDFORI)
Bedford-Springs (Pcnsylvanie) , 7 août 1855.
Me voici aux eaux de Bedford ; c'est un des lieux de plaisance
des Etats-Unis. Il y a trois jours à peine que j'y suis, et je me
hâte de fuir. Il faut que les Américains, et, encore plus les Amé-
ricaines, s'ennuient bien profondément chez eux, pour qu'ils
consentent à échanger le calme et le comfort de leur foyer do-
mestique contre le bruit sans gaieté et la misère prosaïque d'un
pareil séjour.
Il semble que dans les pays vraiment démocratiques, comme
ici les états du nord, il ne peut rien exister dans le genre des
eaux d'Europe ; vous verrez qu'à mesure que l'Europe se dé-
(1) Celle lettre est empruntée à un livre fort remarquable ,
que M. Michel Chevalier va publier sous le titre de Lettres sur
V Amérique. M. Michel Chevalier est un écrivaingrave et élevé,
dont le livre se placera naturellement à côté de celui de M. de
Tocqueville sur la démocratie américaine.
(N. du D.)
124 REVUE DE PARIS.
mocralisera , si tel est son destin , vos délicieux rendez-vous
d'été seront profanés, et perdront tout leur charme. L'homme
est exclusif par nature. Il y a bien peu de plaisirs qui ne ces-
sent de l'être du moment où ils sont accessibles à tous , et par
cela seul. A Saratoga , à Bedford , l'Américain s'ennuie parce
qu'il y a vingt mille pères de famille, dans Philadelphie et
New-York, qui peuvent, tout aussi bien que lui , si l'envie leur
en prend, et elle leur prend en effet , se donner la satisfaction
d'y amener leurs femmes et leurs filles, et, une fois là, de
bâiller sur une chaise dans la galerie pendant tout le jour;
d'aller les armes à la main (je parle du couteau et de la four-
chette) enlever leur part d'un mauvais diner; d'étouffer le soir
dans la cohue d'une réunion dansante , et de dormir, s'il est
possible, au milieu du vacarme, sur un grabat, dans une ré-
sonnante cellule en planches de sapin. L'Américain traverse,
sans y regarder, les magnifiques paysages qui bordent l'Hud-
son, parce qu'il est, lui six-centième ou millième, sur le ba-
teau à vapeur. Franchement, je deviens Américain sous ce rap-
port, et je n'ai bien admiré le panorama de West-Point et des
Highlands (1), quelorsque je me suis trouvéseul dans ma bar-
que sur le fleuve.
La démocratie est trop nouvelle venue sur la terre pour avoir
pu encore organiser ses plaisirs et ses joies. Tous nos plaisirs
actuels d'Europe sont fondés sur l'exclusion , sont aristocrati-
ques comme l'Europe elle-même, et par conséquent, ne. sau-
raient êlre à l'usage de la multitude. Il faudra donc que , sous
ce rapport, tout comme en politique, la démocratie américaine
fasse du neuf. Le problème est difficile ; mais il n'est pas inso-
luble , car autrefois il fut résolu chez nous. Les fêtes religieuses
du catholicisme étaient éminemment démocratiques : tous y
étaient appelés, tous y prenaient part. A quels transports de
joie et d'enthousiasme l'Europe tout entière ne se livrait-elle
pas, grands et petits , nobles , bourgeois et serfs , lorsque , du
temps des croisades, on célébrait par une procession et par un
Te Deam la victoire d'Antioche ou la prise de Jérusalem!
Aujourd'hui même, dans nos provinces du midi , où la foi ne
(1) On appelle ainsi les montagnes qui bordent i'Hinison du
côté de Wesl-point et au-dessus.
REVUE DE PARIS. 125
s'cstpas éteiente, il existe encore des cérémonies vraiment popu-
laires ; telles sont les fêtes de Pâques avec les représentations
de la Passion exposées dans les églises , et les processions avec
leur déploiement de croix et de bannières, leurs confrérie» de
pénitens, au froc pointu et aux robes ondoyantes, et leurs
longues files d'enfans et de femmes; avec les saints qui y
figurent en grand costume , et les reliques qu'on y promène
pieusement ; et enfin , avec la pompe militaire et civile qui s'y
mêle, malgré l'athéisme de la loi . C'est le spectacle du pauvre ,
spectacle qui lui laisse des souvenirs meilleurs et plus vifs que
ne font au faubourien de Paris les drames atroces du boulevard
et les feux d'artifice de la barrière du Trône.
.Déjà ici, dans les états de l'ouest en particulier, la démocra-
tie commence à avoir ses fêtes où sa fibre est remuée , et dont
elle savoure les émotions avec délice : ce sont des fêtes reli-
gieuses, ce sont les camp-meetings des méthodistes, où la
population se porte avec ardeur, malgré les remontrances phi-
losophiques des autres sectes plus bourgeoises, qui blâment
leurs chaleureux élans et leurs allures déclamatoires ; malgré
le caractère convulsionnaire et hystérique des scènes du banc
d'anxiété, ou plutôt à cause de ce caractère. Dans les anciens
états du nord , il y a les processions politiques , pures démon-
strations de parti le plus souvent, mais qui ont cela d'intéres-
sant que la démocratie y prend part, car c'est le parti démo-
cratique qui organise les plus brillantes et les plus animées.
Après les camp-meetings , les processsions politiques sont les
seules choses, en ce pays, qui ressemblent à des fêtes. Les ban-
quets de parti , avec leurs discours et leur déluge de toasts ,
sont glacés, sinon repoussans; et, par exemple je n'ai rien vu
de plus souverainement disgracieux qu'un banquet offert sur la
pelouse de Powelton, près de Philadelphie, à la population
tout entière, par l'opposition, c'est-à-dire par la bourgeoisie.
A Philadelphie, je m'arrêtais involontairement pour regarder
passer les arbres gigantesque (pôles) qui faisaient leur entrée
solennelle sur huit roues pour être plantés par la démocratie
la veille des jours d'élection. Je me souviens de l'un de ces
hickory-poles (1) qui s'avançait la tête garnie de son feuillage
(^LVucftor/estforlenhonneurparmi les démocrates, parce
que le surnom populaire du général Jackson e&lOld Hickory.
11
126 REVUE DE PARIS.
frais encore , au son du fifre et du tambour , précédé par des
démocrates en rang, sans autre distinction qu'une des petites
branches de l'arbre sacré à leur chapeau. Il était traîné par
huit chevaux dont les harnais étaient chargés de rubans et de
devises. A cheval sûr l'arbre lui-même, une douzaine dej'acftson-
men, de la plus belle eau, l'air satisfait et triomphant d'a-
vance, agitaient des drapeaux en l'air, en criant : Huzzah for
Jackson !
Cette promenade de Yhickory n'est elle-même qu'un détail à
côté des scènes processionnel'es que j'ai vues à New- York.
C'était pendant la nuit qui suivit la clôture des élections , où
la victoire s'était prononcée pour le parti démocratique. La
procession avait un quart de lieue de long. Les démocrates
marchaient en bon ordre et aux flambeaux : il y avait des ban-
nières plus que je n'en vis en aucune fêle religieuse, toutes en
transparens , à cause de l'obscurité. Sur les unes étaient in-
scrits les noms des confréries démocratiques. Jeunes démo-
crates du §° ou du 11° ward (quartier ); les autres étaient
couvertes d'imprécations contre la Banque des États-Unis ;
Nick Biddle OUI Nick (le diable) faisaient les frais de rappro-
chemens plus ou moins ingénieux ; c'était le pendant du Libéra
nos à malo. Puis il y avait des portraits du général Jackson à
pied et à cheval ; il y en avait en uniforme de général et en
Tennessee farmer (1), la fameuse canne à'hickory à la main.
Ceux de Washington et de Jefferson, entourés de maximes dé-
mocratiques, se mêlaient à une masse d'emblèmes de tous les
goûts et de toutes les couleurs. Dans le nombre figurait un aigle,
non en peinture, mais un véritable aigle vivant, attaché par les
serres au milieu d'une couronne de feuillage, et hissé au bout
d'un bâton, à la façon des étendarts romains. L'oiseau impérial
était porté par un robuste matelot, plus satisfait que ne fut ja-
mais échevin admis à tenir l'un des cordons du dais, dans une
cérémonie catholique. Du plus loin que j'aperçus les démocrates
s'avancer, je fus frappé de la ressemblance de leur farandole
avec le cortège qui accompagne le viatique, a Mexico ou à
Puébla. Les Américains porteurs de bannières étaient aussi re-
(1) Le Fermier de Tennessee, à cause des propriétés du gé-
néral Jackson dans cel état.
REVUE DE PARIS. 127
cueillis que les Indiens mexicains porteur de fallots sacrés. La
procession démocratique avait d'ailleurs ses reposoirs tout
comme une procession catholique, elle s'arrêtait devant le
maisons des Jachson-men, pour faire retentir l'air de ses bra-
vos (cheers), elle stationnait à la porte des chefs de l'opposi-
tion, pour y lâcher trois , six ou neuf grognemens (groans).
Si ces tableaux rencontraient leur peintre, on les admirerait
au loin , à l'égal des triomphes et des sacrifices que les anciens
nous ont laissés en marbre et en bronze ; car c'est plus que du
grotesque à la façon des scènes immortalisées par Rembrandt :
c'est de l'histoire, et de la grande ; ce sont des épisodes d'une
merveilleuse épopée qui laissera au monde de longs souvenirs,
l'épopée de l'avènement de la démocratie.
Et pourtant, comme fêles et cérémonies, ceà procession-
politiques sont bien inférieures aux revivais qui ont lieu dans
les camp- meetings. Toute fête où les femmes ne figurent point
n'est qu'une demi-fête. Pourquoi nos cérémonies constitution
nelles sont-elles si complètement dépourvues d'attrait? Ce n'esl
pas seulement parce que ceux qui y figurent sont des bour-
geois, fort honorables assurément , mais peu poétiques, et que
l'éclat des costumes et le prestige des beaux arts en sont ban-
nis; c'est plus encore parce que les femmes n'y ont pas et ne
peuventy trouver place. Un homme d'esprit a dit que les femmes
n'étaient point poètes, mais qu'elles étaient la poésie même.
Je me souviens de ce qui , dans ma ville de province , faisait
le charme et l'éclat des processions. Nous ouvrions de grands
yeux quand s'avançait la robe rouge du premier président ;
nous admirions les épaulettes et l'habit brodé du général , et
plus d'une vocation militaire s'est décidée ce jour-là ; nous re-
gardions venir de loin, pardessus les têtes, le cortège épis-
copal ; nous nous jetions machinalement à genoux lorsque le
dais , s'approchant avec son escorte de lévites , nous montrait
l'évéque, vieillard vénérable, la mitre sur le front, le saint
sacrement entre les mains ; nous portions envie à la gloire des
jeunes hommes qui étaient , pour un jour , saint Marc ou saint
Pierre ; plus d'un grand garçon eût abdiqué ses quinze ans ,
dont il était fier, pour être admis à l'insigne honneur d'étie
l'un de ces petits Saint-Jean velus d'une peau de mouton; mais
la foule entière suspendait son souffle, quand on apercevait
128 REVUE DE PARIS.
parmi la forêt de bannières, entre les surplis et les aubes des
prêtres, à travers les frocs pointus des pénitents et les bayon
nettes de la garnison , une de ces jeunes filles en robe blanche
qui représentaient les saintes femmes et la Mère des Sepl-Dou
leurs ; ou celle qui, chargée de chaînes d'or , de rubans et de
perles, figurait l'impératrice à côté de son empereur (1) ; ou
celle qui , en sainte Véronique, déployait le voile dont fut essuyé
le visage du Sauveur montant au Calvaire,- ou celles enfin, tout
émues encore , qui avaient été le malin confirmées par mon-
seigneur. De même, c'est parce qu'il y a des femmes aux camp-
meetings, et qu'elles y sont actrices au même rang que les plus
fougueux prêcheurs , c'est pour cela seul que la démocratie
américaine y accourt. Les camp-meetings , avec leurs pytho-
nisses délirantes, ont fait le succès des méthodistes , et leur
ont attiré, en Amérique, une église plus nombreuse que celles
des sectes qui fleurissent le plus parmi la race anglaise en Eu-
rope (2).
Des tournois supprimez les femmes ,et il ne reste plus qu'un
assaut de maîtres d'armes. Des camp-meetings enlevez \ebanc
d'anxiété, faites disparaître ces femmes qui palpitent, crient
et se roulent à terre, s'accrochent, pâles et échevelées, l'œil
hagard , aux ministres qui leur soufflent l'esprit saint , ou celles
qui saisissent au passage, à la porle des tentes, le pécheur
endurci afin de l'attendrir; vainement la scène se passera au
milieu d'une forêt majestueuse , pendant une belle soirée
d'été, sous un ciel qui ne craint point la comparaison avec
celui de la Grèce ; vainement vous serez entouré de tentes et
de charriots nombreux qui vous rappelleront le train d'Israël à
la sortie d'Egypte ; vainement les feux allumés au loin , entre
les arbres, vous montreront les prêcheurs débout, gesticulant
au-dessus de la foule; vainement l'écho des bois vous renverra
les éclats de leur voix retentissante ; ce sera un spectacle dont
vous serez rassasié au bout d'une heure; tandis que les camp-
(1) C'est un des souvenirsdel'empire romain , qui en a laissé
de très-profonds dans nos département du midi.
(2) Les deux sectes les plus nombreuses aux États-Unis sont
celles des méthodistes et des baptistes (ou anabaptistes): elles
comprennent ensemble plus de la moiliéde la population. Les
baptistes ont un langage exalté comme celui des méthodistes.
REVUE DE PARIS. 129
meetings, tels qu'ils sont, ont le don de retenir les populations
de l'ouest pendant de longues semaines. On en a vu qui du-
raient un mois entier.
J'admets que les camp-meetings et les processions politiques
ne sont encore en Amérique que des faits exceptionnels. Un
peuple n'a de caractère complet que lorsqu'il a ses fêtes natio-
nales et ses plaisirs, son art , sa poésie enfin, àlui. A cet égard,
la nationalité américaine ne sera pas aisée à constituer. L'A-
méricain manque d'un passé à qui demander des inspirations.
En quittant la vieille terre d'Europe et en rompant avec l'An-
gleterre, ses pères laissèrent derrière eux toutes les chroni-
ques, toutes les légendes , toutes les traditions , ce qui fait la
patrie, cette patrie qu'on n'emporte pas à la semelle de ses
souliers. L'Américain s'est donc appauvri en idéalité de tout
ce qu'il a gagné en richesse matérielle. Mais , avec la démo-
cratie, il y a toujours de la ressource en fait d'imagination. Je
ne prétends pas dire comment la démocratie américaine sup-
pléera au défaut de passé et de souvenirs; pas plus que je ne
me charge de déterminer comment elle s'imposera ù elle-même
un frein, et préviendra ses propres écarts. Je suis cependant
convaincu que l'Amérique aura ses cérémonies , ses fêles, son
art , tout comme je suis persuadé qu'elle s'organisera réguliè-
rement ; car je crois à l'avenir de la société américaine , ou ,
pour mieux dire , du commencement de société qui grossit à
vue d'oeil, à l'est et encore plus à l'ouest des Alléglianys.
En France, depuis plus d'un siècle , nous sommes à batailler
contre nous-mêmes pour nous dépouiller de notre originalité
nationale. Nous essayons de nous faire raisonnables sur le mo-
dèle de ce que nous croyons être le type anglais, et, à notre
exemple, les peuples de l'Europe méridionale se torturent pour
prendre un air calculateur et parlementaire. L'imagination est
traitée comme la folle du logis. Les nobles sentimens, l'enthou-
siasme, l'exaltation chevaleresque, ce qui fit la gloire de notre
France, ce qui valut à l'Espagne la moitié de l'univers, tout
cela est dédaigné et bafoué. Les fêles publiques et les cérémo-
nies populaires sont devenues la risée des esprits forts. Nous
faisons dss efforts inouis pour nous amaigrir l'esprit et le cœur;
conformément aux prescriptions des Sangrados de la religion
et de la politique. En matière de fêtes nationales , nous avons
11.
130 REVUE DE PARIS.
mis les populations à la portion congrue. Pour dépouiller notre
existence du dernier vestige de goût et d'art, nous avons poussé
l'abnégation jusqu à échangerla majestueuse élégance des cos-
tumes que nous avions empruntés aux Espagnols, lorsqu'ils
donnaient le ton à l'Europe , contre la défroque des Anglais ,
que l'on peut qualifier d'un mot, c'est qu'elle est assortie au
climat de la Grande-Bretagne. Passe encore si nousn'avionsfait
que jeter comme un inutile bagage nos tournois , nos carrou-
sels, nos jubilés, nos fêtes religieuses et notre luxe vestiaire!
Malheureusement nous sommes remontés jusqu'à la source de
toute poésie sociale et nationale , jusqu'à la religion , et nous
avons voulu la tarir. Nos mœurs et nos coutumes retiennent à
peine un léger vernis de leur grâce tant vantée. La politique
est abandonnée au positivisme le plus aride. Ce serait à déses-
pérer du génie national si , de temps à autre , des élans et des
explosions ne révélaient qu'il sommeille , mais qu'il n'est pas
mort, et que le feu sacré couve sous la cendre.
Certes, la France et les peuples de l'Europe méridionale dont
elle est le coryphée, doivent de la reconnaissance à la philo-
sophie du XVI IIe siècle. C'est elle qui a été notre protestantisme,
c'est-à-dire qui a relevé chez nous l'élendarl delà liberté, ouvert
la carrière à l'esprit humain, et constitué la personnalité. Avouons
cependant que , par cela seul qu'elle est irréligieuse , elle est
inférieure au protestantisme allemand, anglais et américain.
Les écrits des apôtres de celte grande révolution dureront
comme monurnens littéraires , mais non comme leçons de mo-
rale, car tout ce qui est religieux n'a qu'une valeur sociale
éphémère. Plaçons au Panthéon les restes de Voltaire et de
Montesquieu, de Jean-Jacques et de Diderot; mais, surleurs
monurnens, déposons leurs ouvrages couverts d'un voile. Ap-
prenons au peuple à bénir leur mémoire; mais ne lui enseignons
pas leurs systèmes , et empêchons qu'ils ne lui soient enseignés
par de serviles continuateurs que ces grands écrivains désa-
voueraient s'ils revenaient habiter celle terre ; car les hommes
de cette trempe sont du siècle présent , quelquefois du siècle à
venir , et jamais du siècle passé.
En retour de ce que l'on nous enlevait, on nous a dolés du
régime parlementaire. On a supposé qu'il satisferait à tous nos
besoins, qu'il comblerait tous nos vœux dans l'ordre moral et
REVUE DE PARIS. 131
dans l'ordre des idées , lout comme dans l'ordre matériel. Dieu
me garde d'être l'ennemi du système représentatif! Je crois à
sa durée, quoique je doute que nous ayons encore découvert la
forme sous laquelle la nature française et celle des peuples mé-
ridionaux pourront s'en accommoder; mais quelle qu'en soit la
valeur politique , on conviendra qu'il ne remplace pas , q u'il ne
remplacera jamais à lui seul lout ce dont les réformateurs nous
ont dépouillés. Il a ses cérémonies et ses fêles ; mais cela res-
pire un parfum de procùs-verltal dont nos sens sont révoltés.
Quoiqu'il ail, jusqu'à un certain point , ses dogmes et son
mysticisme, il n'a point prise sur nos imaginations. Il n'a
pas le don de remuer nos cœurs. Il laisse donc en dehors les
trois quarts de notre existence.
Je comprends qu'ici l'on ait espéré faire du gouvernement
représentatif la pierre angulaire et la clé de voûte de l'édifice
social. In Américain de quinze ans est raisonnable comme un
Français de quarante. Puis la société y est mâle ; la femme , qui ,
en tout pays, est un être peu parlementaire, n'y exerce point
d'empire : il n'y a pas de salons aux Étals Unis. Cependant ,
ici même , ce régime n'existe plus, dans sa pureté primitive,
que sur le papier. Le champ religieux, passablement rétréci .
il est vrai, y est d'ailleurs resté cuverl à l'idéalité humaine, et
l'imagination y trouve pâture tant bien que mal. Mais, chez
nous , il fandrait êlre fanatique du représentatif pour songer à
en faire le pivot de notre vie sociale. Nous avons tous une jeu-
nesse, Dieu merci ! Chez nous, les femmes sont une puissance
fort réelle, quoiqu'il n'en soit point parlé dans la Charte; et
notre caratère national a beaucoup de traits féminins, je ne dis
pas efféminés. Vous auriez beau décimer la France et n'y laisser
que les bourgeois ayant passé la quarantaine , ce qui a le sens
rassis, ce qui est bien désillusionné, c'est-à-dire bien dépoétisé,
vous arriveriez à peine à avoir une société qui se contentât des
émotions constitutionnelles.
Voilà pourquoi la France est le théâtre d'une lutte incessante
entre l'âge mûr et la vieillesse d'un côté , et de l'autre les jeunes
gens qui trouvent leur loi trop mince. La jeunesse accuse Géron-
te d'étroilesse , de pusillanimité, d'égoïsme ; Géronte se plaint
de l'ambition effrénée qui dévore les jeunes gens et de leur in-
domptable turbulence.
132 REVUE DE PARIS.
La jeunesse moderne a perdu le sentiment du respect dû à la
vieillesse , ce qui est un grave symptôme de décadence sociale-
Aigris par le mécontentement, la jeunesse en est venue à ce
point, qu'elle méprise l'expérience; elle se croit supérieure aux
hommes blanchis dans le gouvernement des choses humaines ;
elle persiste opiniâtrement dans cette erreur funeste , quoique
la démonstration du fait de son infériorité lui ait été adminilrée
durement. Ses levées de boucliers finissent toujours par des
défaites ; elle ressaisirait demain l'influence politique , à la fa-
veur d'une révolution nouvelle, qu'après-demain elle en serait
de nouveau dépossédée , parce que la jeunesse , qui en effet , est
aujourd'hui supérieure à l'âge mûr et à la vieillesse dans beau-
coup de branches des connaissances humaines , qui sait mieux
la physique, la chimie, les mathématiques, la physiologie, qui
est plus versée, dans les théories d'économie politique, est et
sera inévitablement toujours en arrière en ce qui concerne la
science la plus difficile de toutes . celle qui est le fondement de
toute pratique, la science du cœur humain. Si mal fondées ce-
pendant que soient les prétentions de la jeunesse à mettre la
main sur le gouvernail , il n'en est pas moins vrai que si l'on
voulait réduire la vie publique au déroulement monotone des
formes constitutionnelles , ou aurait indéfiniment à lutter contre
ses énergiques protestations et contre la résistance plus ou
moins ouverte de tout ce qui , comme elle , porte un cœur ayant
besoin de battre , de tout ce qui vit en imagination autant que
dans le monde des intérêts.
Il n'y a de bon gouvernement que celui qui satisfait à la fois
au besoin d'ordre , de régularité , de stabilité et de prospérité
matérielle, dont se préoccupent l'âge mûr et la vieillesse, et
qui, en même temps, sait suffire à la soif des sensations vives ,
de mouvement grandiose et d'idées brillantes dontsont tourmen-
tées la jeunesse et cette portion nombreuse de la société qui es1
toujours jeune ou toujours mineure. En regard de leur parle-
ment , les Anglais ont leurs immenses colonies sur lesquelles
ils s'épanchent à travers les mers. Les Anglo-Américains ont
l'Ouest, et aussi l'Océan, comme la Grande-Bretagne. Ce dou-
ble envahissement de l'orient de notre planète par les pères ,
et de l'occident par les fils émancipés , est pourtant un drame
colossal et sublime. Supposer que nous Français , à qui il faut ,
REVUE DE PARIS. 133
pour nous sentir vivre, une action gigantesque, qui offre aux
uns un rôle en vue de l'univers, aux autres un spectacle de
prodiges , nous nous résignerons à être indéfiniment emprison-
nés sur notre territoire , sans autre but d'activité que de faire
ou de regarder fonctionner les rouages de la machine parle-
mentaire, ce serait vouloir qu'un homme de goût se crût en
paradis dans cette bicoque de Bedford.
Michel Chevalier.
LES EGOUTS.
Nous averlisssons noire lecteur que cette fois , pas plus que
la première , nous ne ferons de l'hypocrisie. A quoi bon l'hy-
pocrisie? Dans celte histoire de la prostitution parisienne,
M. Parent-Duchâlelet s'est montré le plus simple et le moins
indigné des hommes. Il a raconté toutes ces choses comme
il les a vues, et s'il ne les a pas vues dans toute leur vérité , ce
n'est pas la volonté qui lui a manqué, c'est le courage. La
philantropie chrétienne, il faut bien en convenir, toute sainte
et respectable qu'elle soit, est quelque peu rétrécie et bornée,
par sa qualité même de philantropie chrétienne. Autant elle
se jette avec courage dans de certains égouts , autant elle
s'arrête, éperdue et craintive, à certains seuils souillés et fan-
geux. C'est ainsi que M. Parent-Duchâlelet, qui , dans son pre-
mier livre, nous dit non-seulement l'odeur des égouts, mais
encore le goût des fosses d'aisances , vous avoue que dans ses
études sur la prostitution parisienne , il ne l'a vue que bien et
et duement, et surtout bien chastement accompagué d'un
médecin ou d'un inspecteur de police. Il était moins craintif
quand il fallait descendre dans l'égout de la Salpétrière , quand
il fallait ensevelir les morts à demi pourris dé l'église Saint-
Eustache, quand il comptait dans les charognes à demi ron-
gées les rats et les asticots de Monlfaucon. Mais quoi? Il y a
des genres de courage que la philosophie chrétienne ne per-
met pas.
REVUE DE PARIS. 155
Sous le ministère de M. Decazes . il y eut un moment où
quelques honnêtes gens se mirent à penser qu'il y avait de
grands efforts à tenter pour l'amélioration de celte partie du
peuple qui vit de vices et de crimes, malheureux dignes de
pitié, ne fût-ce que de ia pitié qu'on accorde aux insensés.
On en vint à penser que le forçat et la fille de joie n'étaient
pas encore si fort en dehors de la société , que la société ne
leur dût un peu de sollicitude. La fille de joie fut tout d'un coup
un nouveau prétexte àl'exercice de mille vertus. Les plus honnêtes
hommes s'en occupèrent, et ces malheurpux vices furent bien
étonnés de voir tant de vertus pénétrer tout d'un coup et sans
voilés dans les repaires de la débauche et de la prostitution.
M. Parent-Duchàtelel fut une de ces vertus infatigables. Il
se fit volontairement l'historien du plus triste département de
la préfecture de police. Dans ce livre , écrit par un honnête
homme pour tous les honnêtes gens, vous pourrez suivre,
depuis son commencement jusqu'à sa fin terrible , la fille de
joie , cette malheureuse et nécessaire victime des passions et de
la misère. Vous êtes avertis que nous allons parler une langue
sévère, rude, sans périphrases. Nous irons droit au fait,
comme l'historien de la prostitution. Il y a de certaines nudi-
tés que tout le monde peut regarder sans rougir, et qu'un
voile rendrait immondes. Commençons donc par définir ce
mot là : Une prostituée. Le directoire , qui s'y connaissait ,
déclare que ce qui constitue une prostituée , c'est la récidive
légalement constatée, la notoriété publique, le flagrant
délit. Une débauchée n'est pas toujours une prostituée ; la dé-
bauche est le commencement de la prostitution. Une débauchée
s'appartient encore ; une prostituée n'appartient qu'à la po-
liee. La prostitution est aussi vieille que la ville de Paris , aussi
vieille que le monde. Nos vieux historiens , arrivés à l'âge de
raison, dépeignent avec horreur les excès de cette lèpre im-
monde et sans remède. La prostitution était en ce temps-là si
libre de tout frein , que la ville de Paris ne savait pas même le
nombre de ses prostituées. En 1G72 , c'est le premier document
que M. Parent-Duchâtelet ait retrouvé dans les archives de la
police , Paris comptait 25,000 filles de joie. Avant la révolu-
tion, en tout comptant, femmes galantes, femmes de théâtre,
marchandes de modes , filles publiques dans la soie ou dans la
156 REVUE DE PARIS.
boue , ce nombre-là se montait à 30,000. Ce nombre de 30,000
est aussi le total de Foucbé , ministre de la police. En 1810, il
n'était plus que de 18,000. Ce nombre est encore effrayant. Et
d'ailleurs c'est une flatterie que se font à eux-mêmes tous les
peuples civilisés ; ils ont l'habitude d'exagérer beaucoup le
nombre de leurs prostituées. Les Anglais, aussi bien que les
Français, ne se ménagent pas sur celte singulière vanité.
M. Querry, dans un voyage qu'il fit en Angleterre , en 1834,
apprit d'un magistrat de police que la ville de Londres ne possé-
dait pas moins de 70,000 filles publiques. Or il paraît que
Londres ne doit pas avoir plus de huit à dix mille filles pu-
bliques. Comme on se vante !
Paris, en se donnant 50,000 filles, se vantait encore bien
plus que Londres. En 1812, il ne comptait réellement que
1,295 filles; depuis 1815 jusqu'en 1822, grâce à l'invasion, le
nombre en a été porté à 2,900 ; enfin , en 1830 , nous avons
atteint le chiffre de 5,000.
Mais ces 5,000 femmes, d'où viennent-elles? Elles viennent
non de Paris, mais des provinces. Lyonnaises, Picardes, Cham-
penoises, Normandes, Provençales , Languedociennes , c'est le
tribut payé au Minotaure. Sur 12,707 femmes inscrites à
Paris depuis le 16 avril 1816, c'est-à-dire depuis dix-neuf an-
nées, 24 n'ont jamais pu indiquer leur pays, 51 ne sont pas nées
en Europe, 451 sont étrangères, 12,201 sont nées dans lesdé-
partemens. Parmi les 51 étrangères , on compte 18 Américai-
naines, 11 Africaines, 2 Asiatiques. Les Américaines viennent
du Canada, des Etats-Unis , de Saint-Domingue , de la Guade-
loupe, delà Martinique et de la Guyane française. Les Afri-
caines appartiennent à l'Egypte , au cap de Bonne-Espérance ,
aux îles de France et de Bourbon , et à Madagascar. Des deux
Asiatiques, l'une était née à Calcutta , l'autre à Madras. Parmi
les 451 Européennes, l'Angleterre compte 23 filles de joie,
l'Autriche 15, la Hollande autant que l'Angleterre ; la Belgique,
le pays des contrefaçons, en a envoyé 161, l'Espagne 14, la
Savoie 22, Rome 7, Naples 5 seulement, l'égoïste ! la Prusse58,
ce qui ne serait pas arrivé du temps du grand Frédéric; la
Russie 2, pauvres esclaves qui n'avaient pas de maîtres. Les
trois villes anséatiques se sont coalisées pour nous faire 4
courtisanes; l'île d'Elbe, l'île de Sicile, la Suède , l'île de Malle,
REVUE DE PARIS. 137
le Portugal, chacun et chacune une fille; la Turquie 2 filles
seulement ! Dans ces envois, les grandes villes se distinguent;
Londres , Vienne , Madrid , Cadix , Amsterdam. Chose étrange !
tous les cantons de la Suisse ont fourni chacun le même nom-
bre de filles, excepté le canton de Genève, qui , dans celte
fourniture, l'emporte sur les autres. Or ces fournitures sont
régulières, c'est toujours le même nombre d'inscriptions; une
nouvelle prostituée par mois, quelquefois deux , . jamais trois.
Les départemens delà France, qui tous envoient leur contin-
gent de filles publiques , sont loin d'y mettre l'égalité des can-
tons de Genève. Dans l'espace de quatorze ans, l'Ile-de-
France en a fourni à elle seule 6,755, la Normandie 1,154 , la
Champagne 690,1a Bourgogne 518, et ainsi toutesles provinces
plus ou moins ; honneur au Roussillon , au Périgord , au
Vivarais, ils ont produit à eux trois 9 filles publiques en quinze
ans!
Enfin, Paris, à lui seul, s'est fourni à lui-même, pendant
ces quinze années 4,744 filles , en comptant la sous-préfecture
de Sceaux, celle de Saint-Denis et les campagnes environ-
nantes.
Mais cependant, cesmalheureuses femmes d'où sortent-elles ?
De quelles familles privilégiées sont-elles précipitées dans ce
gouffre? Hélas! elles ont presque toutes commencé par la
misère. Leurs familles étaient peut-être sans ressources. Par-
courez le tableau de cet état civil du vice , quels états y voyez-
vous inscrits? Boyaudiers, équarrisseurs, vidangeurs, dont
nous parlions l'autre jour, chiffonniers, blanchisseurs, porteurs
d'eau, corroyeurs, tanneurs, ferblantiers, commissionnaires,
batteurs d'or, carreleurs, maçons, fumistes, perruquiers,
remouleurs, potiers déterre , faïenciers, épiciers, couteliers,
fourbisseurs, mariniers, tous les pauvres diables qui travail-
lent de leurs mains , qui mangent leur pain à la sueur de leurs
fronts, qui laissent leur fille se vendre au coin de la borne,
faute d'une robe et d'un morceau de pain, triste et dure né-
cessité!
Pourtant , à côté de ces professions misérables , il en est
d'autres aussi malheureuses. 4 filles de médecins ou d'avocats
sont inscrites sur le fatal registre; 5 filles d'instituteurs, les
malheureux ! 30 filles de militaires invalides; 9 filles demusi-
12
138 REVUE DE PARIS.
ciens ou de maîtres de danse; 10 filles d'officiers de l'armée;
3 filles d'écrivains et d'huissier! Les saltimbanques et les
acteurs ne comptent que pour deux filles perdues ! Et enfin le
savez-vous? Parmi toutes ces malheureuses, il y en a une qui
est la fille du bourreau ! La fille d'un bourreau !
La misère des pères n'est pas la seule excuse de la p rostitu-
tion des filles ; il faut encore compter leur ignorance. Sur
718 actes de naissance , 173 n'ont pas été signés par les pères
de famille ; et aussi combien de ces malheureuses sont des
filles naturelles ! Un quart pour le moins. Quant aux métiers
exercés par elles avant qu'elles ne prissent cette lamentable
profession , il serait trop long de les énumérer. Couturières,
lingères, ravaudeuses, modistes, enlumineuses, brocheuses,
ouvrières en soie,cotonnières,brossières, rempailleuses, repas-
seuses , gilelières, crinières, joigneuses de bottes, brunisseuses,
polisseuses , repriseuses, frappeuses, doreuses, vernisseuses ,
sortisseuses, poupassières , cloutières , écaillôres, portières,
laitières , chiffonnières , vachères ; voilà, peuple athénien , les
professions primitives de tes Phrynés et de les Lais!.
Parmi celles qui n'étaient ni rempailleuses ni joigneu-
ses de bottes , et dont le nombre est très petit , on distin-
gue 3 sages-femmes , G musiciennes , maîtresse* de harpe
ou de piano , 1G actrices ou figurantes , et enfin 3 rentières,
de 200, 500 et 1000 francs ; telle est l'aristocratie des prosti-
tuées.
Quant à leur éducation personnelle , elle est tout-à-fait
au niveau de l'éducation des ailleurs de leurs jours. Les unes
savent signer leur nom currente calamo, les autres le signent
à peine, les autres signent avec une croix. Toujours la même
ignorance, comme toujours la même misère.
Quant à leur âge , l'âge de la prostitution n'est guère plus
encourageant que la profession primitive. Une seule est entrée
dans la débauche publique à douze ans , 3 ont eu treize ans,
17 avaient quinze ans, 44 avaient seize ans, 101 avaient dix-
huit ans, 115 dix-neuf. Le nombre des prostituées augmente
à peu près dans la même proportion jusqu'à l'âge de trente-
iliiix ans, qui paraît être pour elles l'âge de la caducité. Après
quoi, de trente-trois à quarante-sept ans, le chiffre varie de
87 à 13 ; enfin la prostitution s'élimine encore à quarante huit
REVUE DE PARIS. 139
ans ; à cinquante-cinq il y en avait 4. Une seule avait soixante
ans , et enfin on en compte une qui a persisté jusqu'à soixante-
cinq ans. Soixante-cinq ans ! joigneuse de bottes ! filles de
bourreau ! Il y a de certains enseignemens qu'on ferait bien
de mettre sous les yeux des jeunes gens et qui en disent plus
dans leur crudité , que tous les livres de morale réunis.
Quant à l'âge auquel ces malheureuses sont inscrites sur
les registres de la police, l'âge n'y fait rien. L'une s'est fait
inscrire à dix ans, l'autre à soixante-deux ; 389 avaient vingt
et un ans.
La profession est dure et pénible ; elle est entourée de
chagrins et de remords. Il est rare que les malheureuses qui
l'adoptent y persistent long-temps. Sur 3,017 filles , 439 se
sont retirées de la borne au bout d'une année, 590 ont attendu
la deuxième année , 440 ont fait trois ans de cette infâme ga-
lère ; il y en a 80 qui ont été filles quatorze ans, 4 l'ont été
pendant vingt ans, une seule avait vingt-deux ans de service,
quand elle est morte enfin, étouffée dans la fange ! Quel che-
min elle a dû faire avant d'arriver à son jour de chasteté et de
repos.
L'ignorance et la misère ne sont pas , comme vous le pensez
bien, les seules causes de la prostitution ; ces causes sont in-
nombrables. Autant de genres de misères , autant de genres
d'ignorances, autant de prostituées. Avant d'arriver là, elles
ont toutes commencé par le désordre. En dix années, trois ou
quatre jeunes filles tout au plus sont venues apporter effron-
tément, à la préfecture de police , cette première innocence de
la jeunesse, fragile fleur qu'un souffle peut ternir. Le vice est
donc avec la misère et l'ignorance le point de départ de toutes
ces femmes. La paresse vient ensuite ; qui dit prostitution, dit
aussi nonchalance, incurie. Comptez-vous donc aussi que la
vanité n'est pas la complice de la paresse ? Que de pauvres
filles qui se sont vendues pour porter une robe de soie tachée,
un chapeau fané, des broderies trouées, pour exhaler autour
d'elles un musc infect ? Hélas ! comment ces êtres faibles et
misérables pourraient-elles résister à toutes les séductions , à
toutes les embûches qui les entourent? Quel est l'étudiant,
quel est le soldat , quel est le commis-voyageur, quel est le
jeune homme abandonné à ses passions, qui n'ait pas précipité
140 REVUE DE PARIS.
dans l'abîme de la prostitution deux ou trois malheureuses fil-
les faciles et crédules ? On a un amant qui vous jure fidélité
et mariage. On le suit à Paris , il vous abandonne sur le pavé
comme un fardeau inutile , et l'on y reste. Après les jeunes
gens corrupteurs viennent les vieilles femmes corruptrices. Il
y a à Paris de vieilles femmes qui sont à l'affût de jeunes filles
comme il y a des chiffonniers qui vont à la chasse des chiens
errans. Ces vieilles femmes, dressées de longue main à ce vil
métier, parcourent incessamment les places publiques, les hô-
telleries du second ordre, les ateliers, les passages, les maison s
pauvres, tous les endroits où elles espèrent trouver accouplées
dans une horrible union la jeunesse et la misère \ il n'y a pas
une couturière dont elles ne sachent le nom , pas une lin-
gère dont elles ne disent l'adresse, pas une main armée
de l'aiguille ou du fer à repasser , qu'elles ne désarment
facilement par les plus splendides promesses. Même quelque-
fois , ces femmes abominables s'adressent à la vertu de leurs
victimes. Il faut sauver un père du déshonneur , une mère de
sa ruine ; il faut se vendre, on se vend, et cependant rien n'est
sauvé, tout est perdu et même l'honneur. Quels drames lamen-
tables, mon Dieu !
Ainsi , parmi les femmes malheureuses, oisives, paresseuses,
misérables, qui se prostituent, 1,441 sont poussées par la
faim, 1,253 sont orphelines, 37 se vendent en détail pour
nourrir leurs parens infirmes , 29 pour élever honnêtement
leur sœur cadette ou leur jeune frère , 23 sont veuves , 280 ar-
rivent de province toutes seules , 404 sont amenées par des
éludians et par des militaires , 289 domestiques séduites par
leurs maîtres, sont impitoyablement jetées àla porte, 1,425 ont
été abandonnées par leurs amans : displicuit nasus Unis !
11 faut dire aussi que l'influence de l'exemple est pour beaucoup
dans ces sortes de métiers. On trouve, en effet, sur les mêmes
registres , que cent soixante-quatre fois les deux sœurs sont
inscrites, quatre fois les trois sœurs, vingt-deux fois les deux
cousines-germaines, seize fois la mère et la fille, quatre fois la
tante et la nièce. Il y a des familles privilégiées pour le vice ,
comme il y en a pour le crime ; aux unes la borne, aux autres
le bagne. Mieux vaut le bagne.
Maintenant que nous savons l'origine des prostituées , pas-
REVUE DE PARIS. 141
sons à leurs mœurs et à leurs habitudes. Le chapitre est im-
portant et rempli de minutieux détails. Une prostituée dans la
rue, tenant à la main son enseigne flottante et dans l'exercice
de ses fonctions , ne se distingue guère de toutes les autres
marchandises qui sont à vendre dans cette grande ville. Seule-
ment c'est une marchandise qui marche , qui se promène ,
qui tient à voix basse un langage qui lui est particulier , et
surtout qui méprise souverainement toutes les honnêtes fem-
mes qui sont exposées à marcher sur leur pavé. Ce n'est donc
pas dans la rue qu'il faut étudier la prostituée.
Mais la prostituée en prison , à l'hôpital , chez elle , quand
elle est loin des étrangers, loin des jeunes gens, loin de ses
compagnes, la prostituée qui se repose de sa profession redou-
table sur un lit d'hôpital, vous la voyez alors dans toute sa
misère. Elle rougit d'elle-même et elle l'avoue. Elle regarde
le femmes honnêtes, et elle se repentde ses désordres. Ce D'est
plus une femme comme une autre femme quand elle est seule.
Le mensonge qu'elle fait au dehors ne trompe pas sa con-
science. Sortez -les de leur métier, elles prennent des dehors
honnêtes. Leur ambition est d'avoir l'air d'honnêtes femmes.
Chez le médecin, elles sont embarrassées et elles rougissent.
Elles abandonnent le quartier habité par leur famille pour des
quartiers éloignés. Elles s'enfuient devant les anciens amis de
leurs jours d'innocence et de probité. Surtoutelles se méprisent
entre elles , plus que la boue ne méprise la fange. A la prison,
à l'hôpital, une femme qui n'est pas une prostituée et qui leur
parle, s'expose à leur indignation. — Elle, n'est pas des nôtres
et elle nous parle, c'est abominable ! Une de ces femmes disait
d'un homme qu'elle aimait : — Jen'en veux pas, je le souil-
lerais. Un jour, par un beau soleil , à l'hôpital (toujours l'hô-
pital) une fille s'écriait : — Le beau soleil ! et que Dieu est
bon de nous l'envoyer ! Leur abjection leur pèse ! La honte
dont elles sont couvertes les accable. A l'hospice de la Pitié ,
il n'y avait pas d'autel, elles s'écrièrent qu'on leslraitaitcomme
des chiens. Le jour où l'autel fut dressé pour elles , fut un
jour de joie et d'orgueil. Et parmi elles , malheur à la plus
belle, à la mieux parée! Ce sont des jalousies horribles. La plus
grande injure qu'elles puissent se dire , c'est de s'appeler : —
Fille à vingt sous !
12.
142 REVUE DE PARIS.
C'est qu'il est bien difficile d'effacer entièrement toute
croyance et toute pudeur du cœur humain. La fille la plus en-
durcie en apparence va laisser éclater sans le vouloir les sen-
limens les plus honorables. Elles sont à se battre au cabaret,
passe un convoi funèbre, vous les voyez soudain s'arrêter tou-
tes émues et faire le signe de la croix. Le buis béni du jour de
Pâques protège leur lit de débauche. Quand la mort arrive, le
prêtre arrive, et il est reçu avec respect, il y en a qui refuse-
ront un rendez-vous dans une église. Mortes, leurs compagnes
leur font dire des messes , on leur brûle des cierges ; vivantes,
elles font des vœux à Notre-Dame-de-Bon-Secours ; enfin, elles
ont peur du vendredi , et ce jour-là on a remarqué qu'il y
avait bien peu d'inscriptions nouvelles sur le grand livre de la
prostitution publique.
Elles n'oublient pas plus la pudeur que la croyance. Ces fem-
mes, dont le métier est d'être sans honte quand elles sont en
public, se reprennent à rougir quand elles n'ont plus leur vie
à gagner. Entrez dans les dortoirs de leur prison, soudain elles
couvrent ce misérable corps condamné à une éternelle nudité.
Celle que l'ivresse couche dans la rue est ramassée et ses vêle-
mens en désordre sont remis à leur place par ses compagnes
A l'hôpital, leur plus grand supplice, c'est d'étaler leurs plaies,
en présence de tous les médecins réunis, et elles se cachent le
visage ! Il y a toujours de la femme , même dans les femmes
qui ne sont plus des femmes. Autrefois, elles se promenaient
à demi nues dans la ville, elles appelaient à elles tous les vices
à force de paroles licencieuses et de gestes indécens; aujour-
d'hui tous ces désordres publics ont cessé. La prostitution
passe et se tait. Elle est moins avilie qu'autrefois, elle est donc
plus près du repentir.
Leur légèreté et la mobilité de leur esprit ne sauraient se
comprendre. L'enfant a plus de prévoyance que ces malheu-
reuses filles. Elles vivent au jour le jour de leurs vices et de
leurs débauches , sans s'inquiéter du lendemain , et comme si
leur vice ne devait pas finir. Bien peu d'entre elles s'inquiètent
même de leur beauté qui est pourtant tout leur fonds de com-
merce; elles savent confusément que ce n'est pas pour leur
beauté qu'on les recherche. Elles portent des robes qui ne sont
j>as à elles, que d'autres ont portées hier, que d'autres porte-
REVUE DE PARIS. 14ô
ront demain , mais que leur importe ? Elles sont vêtues ! Elles
mangent un pain chèrement payé, et qu'un accident peut leur
ôter à Tintant même, mais qu'importe? elles mangent! Elles
ont besoin de bruit , de grands cris et d'abondantes paroles.
Elles parlent pour le plaisir de parler , elles crient pour
le, plaisir de crier; il faut qu'à tout propos elles changent
de meubles, d'amans, d'habits, de quartiers, de maison;
hélas! c'est qu'en effet les malheureuses elles ne sont bien nulle
part.
Parmi les filles, les plus malheureuses filles, ce sont les filles
de soldats. Celles-là ont la glorieuse habitude d'inscrire sur
leurs tristes cadavres toutes soi tes de devises tendres ou guer-
rières. On se pique le bras jusqu'au s:mg, sur ce sang on brûle
de la poudre, et voilà une fille tatouée ! Ainsi font les sauvages
du Nouveau-Monde et des îles de la mer du Sud. Ainsi font
aussi les troupiers finis. Ces devises se placent d'ordinaire sur
le bras droit, au-dessous des mamelles, sur la poitrine, avec
cette abréviation amoureuse : P. L. V. pour la vie , entrelacée
de lauriers et surmontée de deux cœurs enflammés! —Très
souvent, au bas du : P. L. V .pour la vie, on ajoute le nom du
soldat heureux. Une femme qui était à la Force, avait inscrit
plus de trente noms rien que sur sa poitrine : que devait être
le reste du corps? Quand la femme est vieille, ces noms d'hom-
mes sont remplacés par des noms de femmes. Quelquefois ces
listes, qui ressemblent lout-à-fait à la liste de don Juan, usur-
pent tant de places , et tant de noms des deux sexes restent à
écrire, qu'il faut bien effacer ces caractères ineffaçables P. L. V.
On emploie alors de l'indigo dissous dans l'acide sulfurique.
A l'aide de cette liqueur l'épidémie s'enlève et le nom s'efface.
Une fille qui n'avait pas vingt-cinq ans et qui déjà n'avait plus
de place sur celte peau d'âne d'un nouveau genre, voulant
effacer un de ces noms sur la saignée du bras droit, détermina
une énorme inflammation, par suite de laquelle elle succomba.
Mais c'est encore un usage qui se perd ; à l'heure qu'il est, on
ne trouve pas deux cadavres tatoués sur dix cadavres qui l'é-
taient il y a dix ans.
Quand la prostituée n'est pas à son travail , quand elle n'est
ni en prison , ni à l'hôpital , elle a grandpeine à tuer le temps
en attendant V heure du soir, comme disent les romances. Sur
144 REVUE DE PARIS.
cent |>rosllluées , il n'y en a pas dix qui travaillent de leurs
mains. Les unes vont au bain, restent couchées , ou se promè-
nent; les autres chantent et s'enivrent dans les cabarats; quel-
ques-unes lisent des romans ou font de la musique ; d'autres
enfin vont dans les ateliers ou vendent dans les rues. Pour les
unes et pour les autres, la danse est un plaisir par excellence.
Dans les quatre coins de Paris on leur donne] à danser deux
ou trois fois par semaine. Le loto est leur jeu favori. Celles
qui lisent, ne lisent guère que d'innocens romans qu'elles en-
voient chercher au cabinet de lecture, concurremment avec
les portiers, les laquais et les comtesses de leur quartier.
Quand nous disons que les prostituées travaillent le soir , ce
n'est pas à dire qu'il n'y en ait pas qui travaillent le jour.
Chaque heure de la journée a sa prostituée. Celle-ci reçoit le
matin, celte.aulre depuis midi jusqu'à quatre heures ; quelques-
unes s'afferment à quarante ou cinquante hommes, dont elles
assurent la sauté. Il faut, pour plus grande sûreté, que chacun
de ces fermiers soit marié , c'est une charge de rigueur. Un
d'eux étant devenu veuf, fut rayé par la dame du nombre de
ses ayans-cause , attendu que , par son veuvage , il rentrait
dans la classe des célibataires. On ne dit pas si ce monsieur
s'est hâté de se remarier pour rentrer dans tous ses droits.
Enfin , entre les filles qui travaillent le malin et les filles qui
ne travaillent que le soir, il faut compter aussi les intrépides
qui travaillent tout le jour.
De tout temps la prostituée a changé de nom et de prénom,
soit honte, soit caprice, soit besoin d'avoir un nom propre à la
circonstance. Elles changeaient déjà de nom sous le règne de
Louis XIV. La justice est aussi pour beaucoup dans cette pré-
caution. Les unes ont été condamnées pour vol, les autres ont
voulu échapper à la surveillance de la police ; celles-ci respec-
tent encore le nom de leur père , celles-là le nom de leur mari ;
parmi ces noms, il y a des sobriquets ou noms de guerre. Ces
noms de guerre sont, de deux sortes pour les deux classes de
filles, qui se partagent les amours de la foule d'en haut et de
la foule d'en bas.
Aussi, les petits noms de la classe inférieure ne ressemble-
ront pas aux petits noms de la classe élevée. Les uns seront
mignards, prétentieux, romanesques, romantiques; les autres
REVUE DE PARIS.
14a
se sentiront de la brutalité, de l'énergie et du sans-gène des
lieux que fréquentait Régnier.
Classe inférieure.
Classe élevée
Roussette.
Armide.
Mont-Sainl-Jean,
Zulma.
La Courtille.
Calliope.
Parfaite.
Irma.
Colette.
Zélie.
Boulotte.
Amanda.
Mourelte.
Paméla.
La Ruche.
Modeste.
La Roche.
Natalie.
Cocotte.
Sidonie.
Poil-Ras.
Olympe.
Poil-Long.
Flore.
Raton.
Thalie.
Baquet.
Arlhémise.
La Picarde.
Balzamine.
La Provençale.
Armande.
L'Espagnole.
Léocadie.
Belle-Cuisse.
Octavie.
Belle-Jambe.
Mal vi na.
Grosse-Téte.
Virginie.
La Bancale.
Azélina.
La Blonde.
Ismérie.
Crucifix.
Lodoïska.
Le Bœuf.
Palmire.
Beignet.
Aspasie.
Brunette.
Lucrèce.
Bouquet.
Clara.
Louchon.
Angélina.
Bourdonneur.
Delphine.
Cocarde.
Fanny.
Quelquefois la prostituée ajoute à son nom le nom de son
amant, quand l'amant s'appelle Alphonse, Adolphe, Prosper,
Lucien, et autre nom sonore, mélancolique et comme il faut.
Un autre caractère des prostituées, et leur caractère le plus
146 REVUE DE PARIS.
saillant, c'est leur saleté, saleté des vêtemens, saleté «lu corps.
Ce caractère est commun à toutes les filles, et sous ce rapport,
Olympe n'est pas plus distinguée que Poil-Ras, Baquet est aussi
peu avancée qu'Arthéniise. On dirait que la fille de joie est faite
pour la fange et pour l'ordure. Pourvu qu'elles aient un ruban
rose, que leur fait le linge blanc ? que leur robe soit à peu près
nette, et que leur jupon blanc soit noir, à la bonne heure ! On
lit dans un rapport de 1811 : « Ces femmes sont d'une malpro-
preté extrême, non-seulement dans leurs demeures, mais encore
sur leurs personnes ; sous ce rapport, elles négligent les soins
les plus vulgaires, etque toutes les femmes doivent prendre.»
Dans un autre rapport de 1812 , il est dit que « cette malpro-
preté , poussée à l'excès, fait naître beaucoup de maux, et
donne aux autres une intensité et une gravité remarquables. >•
Or, dans ces deux rapports, il est question des meilleures mai-
sons de Paris!
Et notez bien que nous ne parlons pas ici de la gale ni de la
vermine, qui est très commune chez les jeunes, même les plus
élégantes. Nous ne sommes pas aussi à notre aise dans ce
chapitre que dans le chapitre sur les égouls.
On a cru long-temps que la prostituée parlait Vargot; on
calomniait la prostituée; ce sont les voleurs qui parlent l'argot.
Vous avez vu tout-à-l'heure leurs sobriquets. Elles ont d'au-
tres petits mots en très petite quantité pour désigner certaines
clioses de leur état. Ainsi , une fille jolie est gironde ou
chouette, une fille laide est un roubion; la maîtresse d'un
liorame est la largue, et voilà tout. Du reste, elles parlent
comme toutes les marchandes de modes pourraient parler.
Mais, si elles ne parlent pas l'argot, en revanche elles aiment
le vin, l'eau-de-vie, les liqueurs fortes. Elles sont gourmandes
et voraces. Une prostituée mange autant à elle seule que trois
honnêtes femmes ordinaires. Messieurs leurs amans les forcent,
d'abord, de boire avec eux, par la raison que dit la chanson :
Les femmes et le vin
Nous font gaiement passer la vie.
Mais bientôt l'eau-de-vie est pour ces malheureuses une passion
nouvelle et la plus furieuse de toutes. Il faut qu'elles aiment le
REVUE DE PARIS. 147
premier venu et qu'elles s'enivrent avec lui. Seulement il faut
dire que la boisson n'est pas la même pour toutes les classes : la
Bancale boit du vin rouge, Angëlina boit du vin de Cham-
pagne, le Bœuf s'enivre d'eau-de-vie, Lucrèce n'aime que le
punch, Lemensongeeslleur plus grand bonheur après l'ivresse.
Elles mentent par nécessité , elles mentent par plaisir. Que de
dames de charité, que des philanlropes innocens ont été leurs
dupes! M. Parent-Duchàlelet a été leur dupe plus qu'un autre,
leur dupe innocente et respectable, et je m'étonne que son livre
n'ait pas été accompagné de notes écrites par quelque jeune
médecin plus avancé dans cette horrible matière , dont M. Pa-
rent-Duchàtelet n'a pris que la fleur.
Après l'ivrognerie et le mensonge , un grand passe-temps de
ces dames, c'est la colère. La colère les fait parler, les fait agir,
elle excite leurs passions , elle les entoure de bruits, de scan-
dales et de clameurs. Elles se battent à coups de poing, quel -
quefois à coups de couteau. Douze morts sanglantes , en moins
de vingt ans , attesteraient au besoin que ces rixes ne sont pas
des luttes d'enfans. Le peigne est aussi une arme fréquemment
usitée en ces sortes de rencontre; on en a vu blesser leur ennemi
avec une pièce de sixliards. Après quoi , sauf quelques circon-
stances de jalousies particulières, chacune ramasse son peigne,
sa pièce de six liards , ses cheveux , son bonnet, toutes les
dépouilles de toutes ces armes; on s'embrasse , on retourne à
sa borne, et tout est dit.
Car, dans le fond, mais tout au fond, elles sont bonnes filles.
Séparées du monde par un mur d'airain , vivant dans le même
mépris , dans la même fange , s'abreuvanl au même verre et
abusant des mêmes passions; battues, flétries, surveillées,
malades , passant de la prison dans l'hôpital , de l'hôpital à la
borne, couvertes de baisers et de crachats, de coups de pied et
d'amour, il faut bien au moins qu'elles s'aiment entre elles, et
qu'elles se protègent l'une l'autre. Ainsi font-elles. Elles se
consolent dans leurs chagrins, elles s'entr'aident dans leurs
malheurs ; celle qui est malade est conduite à l'hôpital et
visitée régulièrement par ses campagnes. Celle qui est nue est
habillée; on se cotise, on se dépouille : celle-ci donne sa
chaussure, une autre son mouchoir, une troisième son dernier
jupon ; celle-ci même donne le ruban de son bonnet de cou.-
148 REVUE DE PARIS.
quêles : sublime effort ! Elles se sentent si fort abandonnées
dans ce naufrage de leur vertu , qu'elles se secourent avec une
ardeur immense, inépuisable' L'argent qu'elles ont gagné en
vendant leurs corps, elles aiment à le donner au pauvre qui
leur tend la main, à un enfant qui a froid , à la mère de fa-
mille qui a faim ; elles font acte de femme honnête , elles puri-
fient ainsi un infâme argent , elles sont honnêtes femmes
loule une minute, quel orgueil ! La discrétion est encore une
de leurs vertus, ou, si vous aimez mieux , une de leurs habi-
tudes. Point de délatrices parmi elles ! Le médecin et l'agent
de police sont les ennemis communs. Quand l'une d'elles devient
mère, oh! alors , elle est respectable et sacrée. Un enfant ! la
voilà sanctifiée à ses propres yeux et aux yeux de ses cama-
rades. La prostituée qui est stérile se désole et se lamente;
celle qui est féconde devient fière et superbe , elle est l'objet,
de toutes les attentions et de tous les respects. Est-elle mère,
on fait silence autour de son lit; on s'empare de cet enfant
sans père , on le lave , on l'habille , on l'élève, il a plus de ber-
ceuses que l'enfant d'un prince; sa mère, la fille publique, se
pare de son enfant comme faisait Cornélie', la mère des Grac-
ques. L'une de ces femmes perdit son enfant et devint folle.
Une autre, séparée de son enfant par la prison, serait morte
de chagrin si on ne le lui avait rendu; à une autre, pour
qu'elle consentît à vivre , on fut obligé de donner un enfant
trouvé. Or, cet amour est purement et simplement de l'amour
maternel. Jamais la fille de joie n'a pensé que sa fille la pour-
rait remplacer un jour. Elle aime peut-être encore plus ses
garçons que ses filles. L'enfant grandit, elle l'élève dans toutes
les vertus qu'elle peut imaginer. Quelquefois la fille publique
oublie qu'elle ne doit pas exercer sa profession devant son
enfant en bas âge , et elle l'exerce ; quelquefois aussi , elle
vient à penser qu'il faut respecter son enfant, alors elle l'en-
ferme loin de sa boutique. Le jeune enfant de la prostituée,
enfant de six à sept ans, à qui M. Parent-Duchàtelct deman-
dait ce qu'il faisait tous les soirs : — Mon Dieu, répondit-
elle (c'était une petite fille), maman me couche tous les soirs,
puis elle va chercher papa. Et comme le digne Parenl-Du-
chAtelet insistait pour savoir si cette petite fille connaissait son
pèie. — Je ne l'ai jamais vu , disait-elle, mais je l'entends
REVUE DE PARIS. 149
tous les soirs quand il cause et fait du tapage avec ma-
man. Pauvre enfant ! elle ne croyait pas si bien dire en appe-
lant : papa, cet infatigable tapageur toujours nouveau de
chaque soir.
Toutefois, la prostituée ne se contente pas de ce mari banal
qu'elle s'en va chercher chaque soir par le froid, par la pluie et
par la boue, au coin des rues les plus infectes. Pour cet horri-
ble mari de passage , la prostituée n'a au fond du cœur qu'un
profond sentiment de dégoût. Elle le hait tout autant que celui
là la méprise. Plus elle a couru après cet homme et plus elle le
trouve hideux. Vous avez lu ce, verse de Virgile[, où le poète
raconte le terrible supplice inventé par le tyran Maxence :
Mortua quin etiam jungebal corpora vivis.
Tel est le supplice de cette femme, son supplice de chaque soir.
Seulement elle est le cadavre attaché à l'homme vivant. Elles ont
donc besoin d'aimer sincèrement un autre homme que le mari
de chaque soir. Aussi chaque prostituée a son amant en titre,
à qui elle est fidèle à sa manière. Celui-là , elle est libre de
l'aimer, et voilà pourquoi elle l'aime; celui-là ne la paie pas
comme une marchandise ; celui-là lui parle , l'appelle par son
nom, et lui donne le bras en public. Mon amant ! c'est aussi
bien que si elle disait mon fils.' Il faut que l'amant de la pro-
stituée soit quelque peu homme du monde , qu'il ait les belles
manières , qu'il soit poli , affable , spirituel , beau; il a besoin
de réunir toutes ces qualités pour se faire pardonner par de
pareilles femmes le grand crime d'être un homme. Plus son
amant qu'on appelle le public , est brutal , incivil , ignorant ,
hideux, troué, taché de vin ou de sang (Lacenaire par exem-
ple), plus il faut que l'amant de la prostituée soit un homme,
aimable , poli et dévoué. Elle veut de l'amour, cette créature
qui vend son amour en public ; elle est jalouse à outrance
cette femme qui appartient au premier venu ; elle a des larmes,
elle a des joies, elle a des douleurs, elle" a des terreurs sou-
daines, elle a des dévouemens inouïs, elle a lout-à-fait l'amour
d'une honnête femme amoureuse. Toutes sortes de gens bien
élevés consentent à devenir les amans de ces filles. Consultez
les registres de la police, et vous trouverez, parmi les hommes
tome xt. 15
150 REVUE DE PARIS.
qui se font leurs champions el leurs défenseurs, des généraux ,
des financiers, des gentilshommes, etinème, je le dis avec peine,
des hommes de lettres. A chaque malheur qui arrive à la personne
aimée, ils écrivent, ils l'assistent, ils supplient, ilsinlriguentrvous
les voyez accourir à la prison ou à l'hôpital; lafille/iuin'a pas un
général pour amant a tout ou moins un soldat : le soldat et le
général se peuvent trouver pour la même cause à la porte du
même hôpital ; l'un apporte de l'or à celle qu'il aime, l'autre une
bouteille d'eau-de-vie et un saucisson à l'ail. Chacun donne ce
qu'il peut. Ce sont ces amans-là qui, en 1817, s'opposèrent de
toutes leurs forces à toutes les améliorations qu'on voulait
introduire. L'étudiant en droit, le jeune avocat, l'étudiant en
médecine , le marchand d'habits , le garçon perruquier , le
bijoutier, l'orfèvre , et surtout le garçon tailleur , sont très-
recherchés par ces dames pour leurs affaires de cceur. Dans la
basse classe , l'escroc, le voleur et le marchand de chaînes de
sûreté sont encore d'un excellent débit. Une fois l'amour en-
gagé enlre ces messieurs el ces dames, il est bien difficile de le
rompre. La prostituée tient plus à son amour qu'une honnête
femme ; c'est son bien , c'est sa vie, c'est sa vertu. Elle se dé-
pouille pour l'objet aimé; elle l'habille, elle le nourrit, elle
paie quelquefois son diplôme de docteur; bon nombre de
jeunes gens dans Paris n'ont pas d'autre moyen d'existence.
Pour l'amant, tous les petits soins , tous les inslans de libertés,
tous les vœux cachés. L'amant de son côté, est dévoué, mais
brutal. Il protège celle qu'il aime quand on la bat , mais il la
bat à son tour quand elle n'a pas besoin de protection. C'est sa
manière d'aimer. Les coups de pied et les coups de poing', ce
sont là ses bouquets et ses madrigaux. Ceci est une tradition
parmi ces messieurs; ils se figureut que plus ils frappent, plus
ils sont aimés. On a vu de ces malheureuses arriver à l'hôpital
toutes meurtries, ensanglantées, déchirées avec les ongles,
assommées à coups de bâton ; à peines guéries , le sourire sur
les lèvres et le pardon dans le cœur , elles se hâtaient de re-
joindre leur gracieux amant.
L'une, un jour que son homme était ivre, le suivait de loin
pour l'empêcher d'être écrasé sous la roue des voitures, elle
le ramena dans son bouge avec la sollicitude d'une mère pour
son enfant, après quoi elle s'en vint demander asile au corps-
REVUE DE PARIS. 151
de- garde pour ne pas être mise en pièces par son doux niailre.
L'autre, battue à outrance, fut forcée de sejeter par la fenêtre
d'un troisième étage. Elle ne mourut pas sur le coup, et on la
mena à M. Dupuytren, qui la guérit ; la pauvre fille, a peine
guérie, courut rejoindre son bourreau. Et non-seulement elles
sont battues, mais encore, ce qui est le plus cruel, elles sont
trompées ; si ces amans n'étaient que cruels! mais encore ils
sont inconstans, ils passent de l'une à l'autre, comme dans l'ar-
mée on passe à un grade nouveau. Et si vous saviez alors que
de larmes ! et quelles plaintes touchantes, et surtout quelles
lettres éloquentes toutes remplies du plus honnête amour, l'a-
mour qui pleure, qui prie et qui se soumet !
Hya tel voleur à Paris qui force sa maîtresse à lui servir de
servante et de receleuse. Il faut que cette femme, pour plaire à
son amant qui la bat, quand elle a gagné trente sous, les vienne
apporter à cet homme qui l'attend au cabaret, qui boit à son
nez l'eau-de-vie de ce pauvre argent, et qui la renvoie, morte
de faim, chercher une autre pièce qu'il boira comme la pre-
mière, jusqu'à ce qu'il tombe ivre-mort. Alors, si elle trouve
encore une pièce de trente sous, la malheureuse se hâte d'en
manger la moitié.
On lit dans Y Encyclopédie, qu'autrefois il y avait tel sol-
dat aux gardes qui était l'amant de plusieurs filles à la fois, et
chacune de ces filles lui payait son tribut pour avoir le droit
d'être sa maîtresse.
Au reste, ce métier-là n'est pas sans quelques devoirs à rem-
plir. L'amant d'une fille est son protecteur légitime. Elles'apuie
sur lui pour faire tranquillement son métier. D'ordinaire, l'a-
mant d'une fille est l'ennemi né de tout ce qui est sergent de
ville, agent de police, ou médecin. L'amant d'une fille intimide
les faibles, il se bat contre les forts. II fait sentinelle à la porte
de la maison où sa digne maîtresse se prostitue ; il la venge si
on la dénonce ; il la pleure si on la punit; il la plaint quand elle
est malade, et enfin il la fait danser quand elle est au bal.
Vous avez vu toul-à l'heure que sur lecorps des filles tatouées
on lisait souvent autant de noms féminins que de noms d'hom-
mes. C'est qu'en effet il y a des prostituées qui troqueut leur
amant conlre une amie; elles changent alors de nature, et elles
descendent d'un degré de plus dans la honte et l'infamie. Pa-
152 REVUE DE PARIS.
rent-Duchâtelel les a suivies dans ce nouveau lit d'opprobre,
lesmaibeureuses ! Il n'a pas craint de soulever encore ce drap
fangeux; il les a vues, ces femmes cherchant entre elles à
tromper les heures de leur oisiveté, attendant impatiemment
dans des débauches monstrueuses l'heure de la débauche ordi-
naire; il a écrit sans le savoir les notes de ta Religieuse de
Diderot ; il a soumis la vieille prostituée à son analyse inflexi-
ble. Il l'a disséquée sous son terrible scalpel. Il s'est informé de
ce qu'on faisait de ces vieux cadavres, comme il s'est informé
des vieilles carcasses et des aslicols de Monifaucon. La vieille
prostituée est une créature plus hideuse qu'un rat de la voirie.
Le vice a laissé sur elle je ne sais quelle infecte et crasseuse croûte
de perversité et de honte que nulle force humaine ne saurait la-
ver. Rebut des hommes, elle se glisse parmi les prostituées plus
jeunes, et elle répand sur elles son venin et sa bave. Brûlée de
tous les feux d'une passion allumée et inassouvie depuis qua-
rante ans, elle profite de la prison ou de l'hôpital, pour tendre
ses pièges à l'objet de sa convoitise. Alors tout ce que le dé-
vouement peut imaginer de plus servile, elle l'exécute sans se
plaindre. Elle travaille pour deux, quand elle a bien travaillé,
elle apporte à son amour^son pain et son vin de la journée. Tout
ce qu'elle a, elle le donne sans regret. C'est une persévérance
incroyable. La veille marche à son but sans finetsans cesse, et
quand enfin, haletante, éperdue, elle est parvenue à ses horri-
bles fins, oh ! alors, elle triomphe, elle crie : —Victoire ! elle
règne. Et ne craignez pas qu'une autre vieille lui vienne ravir
sa conquête; elle la défendra, comme la louve défend ses pe-
tits. Celle fois, toutes les lois de l'amour dans la prostitution
onl changé. Un amant a le droit de quitter samaîlresse ; mais
une vieille prostituée! Ce qu'elle veut lui reste. Séparez-les,
elles hurlent, elles franchissent les fossés, elles renversent les
murs.L'uned'elles,pourélreplacéedansla même infirmerieque
l'autre s'était fait une grande blessure; une autre s'était donné
la gale. Et quels terribles duels à coups de couteau ! Aussi,
quand on annonce au chef de la prison une infidélité de ce
genre, il pâlit, il se trouble, il se hâte d'en informer M. le préfet
depolice, provisoirement il melau cachot la femme abandonnée;
et jugez des fureurs de cette femme dans cette prison humide :
Amour, tu perdis Troie '
REVUE DE PARIS. 155
Il y u ceci de remarquable dans ces genres de duels. Si les
leux combattans se battent pour une Héiène restée fidèle a
eur sexe, les témoins les séparent au premier sang ; si l'Hélène
en question est rétournée à quelque berger Paris, cette double
trahison est regardée comme impardonnable , et lors c'est un
iuel à mort. Que de chignons arrachés et que de peignes à chi-
gnons ensanglantés, grands dieux !
Si la fille en litige devient grosse, la grossesse est alors un
objet de risée; elle n'a droit à aucun des égards qui l'auraient
entourée, si tout simjilementelle avait eu un amant. M. Parent-
Duchàtelet entre dans beaucoup d'autres détails encore ; mais,
même hypocrisie à part, il y a des choses que nous n'avons
pas le droit de dire, même après M. Parent-Duchàtelet.
Si maintenant, après avoir considéré en masse la nation des
prostituées, nous voulons les diviser par catégories, nous trou-
vons bien des différences et bien des variétés dans cette popula-
tion à part. Commençons donc. Vous avez d'abord, en commen-
çant parle premier échelon de l'échelle, ce qu'on appelle
la femme galante. La femme galante n'est pas lout-à-fait une
prostituée, mais elle le sera demain. La femme galante est une
fille entretenue qui en est toujours à avoir besoin d'un ruban,
d'un chapeau ou d'une paire de souliers neufs. La femme ga-
lante est à peu près vêtue comme une honnête femme. Elle en
a, autant quefairese peut, la démarche et les manières. L'homme
qui passe tout droit sou chemin , lui demande pardon quand il
la heurte par hasard. Mais quand la femme galante a tout-a-
fait besoin du susdit chapeau, elle sait bien se faire reconnaî-
tre. Uncoupd'œil, un geste, un rien et la voilà, trottant menu,
qui entraînesa victime dans une maison amie. La femme galante
est adroite, fine, intéressée, déliée ; elle peut reunir deux idées
de suite, ce qui est fort rare chez les prostituées ordinaires.
Une femme galante est toute prête à devenir une prostituée,
une prostituée ne redeviendra jamais une femme galante.
Vous avez ensuite les femmes à parties. C'est une variété
de la femme galante. La femme à partie sait la mythologie,
elle écrit passablement le billet doux, elle a une opinion politi-
que; elle est veuve ou mariée à un officier-général ; elle chante
la romance, elle pince de la guitare: elle a une femme de cham-
bre, un salon ; elle reçoit, elle donne des dîners, des soirées et
13.
154 REVUE DE PARIS.
des bals; elle a ses entrées à Tivoli et dans les jeux publics;
elle n'a pas précisément un litre, mais elle s'appelle Mme de
Saint-Araaranthe ou autre nom; elle a une couronne de fantai-
sie au-dessus de ses armes. Elle opère en grand, pendant que la
femme galante opère en petit.
3° Femmes de spectacles et de théâtres. Classe à part ; cel-
les-là sont à la fois femmes galantes et femmes à parties, mais
dans de certaines conditions. On ne peut guère évaluer ces da-
mes à moins de quatre cents. Elles vont, elles viennent, elles
enflamment des cœurs, elles font leur petit trafic avec une ha-
bileté peu commune. M. Parent-Duchâlelet ne les épargne guè-
re, mais il est sobre de détail. « Toutes ces femmes-là, dit-il,
sont de véritables prostituées ; elles sont les prostituées les plus
dangereuses, aussi funestes à la santé qu'à la fortune de leurs
amans, et pourtant elles s'appartiennent, elles échappent à la
police et au médecin, elles sont maîtresses chez elles, elles vont
libres dans la rue, elles ne sont pas ce qu'on appelle des pro-
stituées. Vous appelleriez une de ces femmes: fille de joie, qu'elle
pourrait vous faire un procès en calomnie. Le texe est formel.
Mulier quœ non palam, sed passim et paucis sui copiant
facit actis, competit adversus eum qui eammeretricemvo-
cavit. »
Il y a aussi, comme dans les femmes galantes , plusieurs
classes parmi les prostituées; 1° celles qui étalent publiquement
leur marchandise aux fenêtres, dans les rues, sur leur porte ,
dans les places publiques ; 2° celles qui trafiquent dans leur
maison, dont la porte bien connue, est toujours ouverte à
tout venant. De ces deux classes , on peut former deux caté-
gories.
Première catégorie. Celles qui habitent une maison publi-
que de prostitution, sous la direction d'une femme à laquelle
elles sont assujetties , à peu près comme l'esclave à son
maître.
Deuxième catégorie. Celles qui habitent leurs chambres ,
leurs greniers et les taudis les plus infectes. Les unes , qui sont
distinguées par le numéro de la maison qu'elles habitent, s'ap-
pellent filles en numéro , les autres , qui portent une carte ,
espèce de laissez-passer de prostitution , s'appellent filles en
cartes. Une grande distinction parmi ces femmes, soit en carte,
REVUE DE PARIS. 155
soit en numéro, c'est l'habit qu'elles portent. La soie et la den-
telle méprise souverainement le drap et l'indienne ; l'indienne
a en horreur la robe de bure ; la robe de bure à son tour crache
sur le haillon, et, le croirait-on? le haillon trouve encore
quelque chose à mépriser parmi les pierres des maisons en
construction, qui sont autant de boutiques de prostitution en
plein vent. Cette dernière et infâme qualité de prostituées ,
s'appelle énergiquement des pierreuses ; et il faut que ce soit
M. Parent-Duchâtelet qui nous l'apprenne pour que j'ose vous
le répéter ici.
Entre toutes ces femmes , entre toutes ces robes souillées ,
robe de bure ou robe de velours, jupon troué ou jupon orné
de dentelles, circulent incessamment une espèce de courtiers-
marrons féminins , qui n'ont pas d'autre métier que de placer,
de déplacer, de recruter la marchandise. Quand la marchandise
est rare sur la place , ces honnêtes courtiers se mettent en
quête de nouvelles recrues. Elles raccolentpourla prostitution;
elles parcourent les bals , les barrières , les maisons pauvres ,
les magasins, les hôpitaux, tous les lieux où, comme l'ogre ,
elles sentent la chair fraîche. Le grand métier de ces dames,
c'est d'être revendeuses à la toilette. Les femmes de chambre
se rendent chez elles pour trafiquer, pour acheter ou pour
vendre les chiffons à demi fanés de leurs maîtresses. Quelques-
unes ne s'adressent qu'aux actrices et aux femmes de théâtre ,
c'est là leur spécialité; elles vous diront, à un écu près, le
coût de telle femme qui danse , qui chante ou qui joue le mé-
lodrame, et si elle est à la hausse, et si elle est à la baisse, et
s'il faut attendre encore un mois ; c'est une bourse. D'autres
font la correspondance, elles envoient à Londres les prostituées
dont Bruxelles ne veut plus , et réciproquement. Elles tiennent
maison d'échange, d'escompte et de transit. Les plus vieilles
servent de duègnes : elles accompagnent au bain ou chez le
préfet de police la timide enfant qui leur est confiée; elles ré-
pondent de sa vertu et de son honneur; elles lui servent de
mère, ou de tante , ou de domestique, suivant l'occasion ; elles
se tiennent à la porte le soir , murmurant tout bas des paroles
encourageantes, hideuse enseigne de l'amour; elles ont l'air
décent , les yeux baissés , la démarche modeste ; elles sont de
grands maîtres dans l'art de la débauche; elles ont perdu plus
156 REVUE DE PARIS.
de jeunes filles que tous les commis-voyageurs de Paris.
Enfin il y a ce qu'on appelle la fille à soldat, la maîtresse du
héros qui possède un sou par jour. Cette vermine horrible pul-
lule aux barrières de Paris : elle accourt, tous les ans, de la
Bourgogne et des contrées voisines, sous la forme d'une hor-
rible paysanne fangeuse et édentée ; elle couche dans les
granges, sous les hangars, dans les fossés des grands chemins.
En hiver , elle grouille dans les maisons à grabat et dans les
fours à chaux ; on les chasse de la ville par une barrière , elles
rentrent par l'autre ; elles exercent leur industrie sur les che-
mins, à toute heure du jour, avec le premier soldat qui en veut
et qui a une bouchée de pain de munition de reste. Leur con-
tact est funeste; une douzaine de ces femmes est plus dange-
reuse pour le soldat qu'une bataille rangée. Mais qu'y faire ?
Quand vous en avez ramassé, sur le pavé des grands chemins^
une douzaine, où les mettre? 11 n'y a pas assez de prisons ou
d'hôpitaux. On les laisse libres comme on fait des hannetons et
autres insectes malfaisans.
La pierreuse est la fille à soldat pour le civil. Elles sortent la
nuit , quand il ne fait pas clair de lune. Elles tendent leur piège
au milieu de la pierre de taille, de la chaux, des bois et des ma-
tériaux; dans les égouts en^réparation, sur le bord des rivières,
sous les ponts, dans les marchés ; elles sont si hideuses, que la
police n'a jamais pu se décider à leur faire l'honneur de les in-
scrire sur les registres de la prostitution.
Il y a encore la fille voleuse. Celle-ci a deux cordes à son
arc; elle est plus voleuse qu'elle n'est fille de joie ; elles arrêtent
l'homme pour le voler; et une fois volé, qui oserait se plain-
dre? Voilà pour les jeunes ; les vieilles suivent à la piste les
vagabonds, et surtout les ivrognes; et quand l'ivrogne tombe,
dies lui volent le peu d'argent qui lui reste. Ce sont les maî-
tresses des filous, des repris de justice , des voleurs des for-
çats et des assassins. Et choisis, situ Voses!
C'est ainsi que, dans ce fangeux et intéressant problème de
la prostitution parisienne, nous allons sans cesse du connu à
l'inconnu. Quand il a ainsi classé par centuries et par catégo-
ries toutes les prostituées , M. Parent-Duchâtelet les examine
sous leur côté physiologique. D'abord, il nous a dit ce que de-
venait leur ame et leur cœur, il va nous dire maintenant ce
REVUE DE PARIS. 157
que devient leur corps , ce maigre patrimoine qu'elles exploi-
tent jusqu'à ce qu'elles aient mangé leur fonds avec le revenu.
Eh bien! chose étrange, après toutes ces misères du corps et
de l'ame que nous venons de vous dire, la santé des prostituées
est en général brillante, leur teint est fleuri, et, à beaucoup
d'exceptions près , elles sont remarquables par leur embon-
point.
Cet embonpoint, dont on a recherché la cause, avait d'abord
été attribué au genre de remèdes auxquelles ces femmes sont
assujetties; mais, tout bien calculé, ce remède a fait plus de
phthisiques que de femmes grasses et dodues; l'embonpoint
de ces femmes leur vient de leur inactivité, de leur nourriture
abondante, du long sommeil auquel elles se livrent, de leurs
jours de captivité et d'hôpital ; mais , en revanche , si leur vi-
sage est potelé , leur voix est aigre, triviale, usée, ignoble. Le
vin, l'eau-de-Yie et les cris violens, et surtout la double dé-
bauche à laquelle elles se livrent, l'ont brisée de bonne heure,
autrefois elles s'exposaient en public la têle nue et la gorge
''ussi peu couverte que la tête, leur voix élail bien plus rauque
encore. Elles sont donc privées , entre autres charmes , du plus
,;randde tous, le charme de la voix. La voix est l'écho de l'ame,
le chemin du cœur.
Sur 12,600 filles venues à Paris de toutes les villes et de tous
les pays, 6,730 filles avaient les cheveux châtains, 2,G4w2 les
avaient bruns, 1,694 les avaient blonds; on comptait l,486|têles
noires, 48 cheveux roux; les cheveux du nord au raidi sont les
cheveux noirs et châtains; les cheveux bruns s'effacent dans le
nord, les cheveux blonds remontent du midi au nord , la cou-
leur blonde se retranche dans la zone des départemens méri-
dionaux. Sous le rapport de la couleur des cheveux, la popula-
tion des villes ne diffère pas de la couleur des campagnes. Il y
a cependant de grands physiologistes qui soutiennent encore
que chaque couleur particulière des cheveux correspond à un
tempérament spécial. Est-ce à dire que la physiologie se soit
trompée? Ou bien , ces filles des villes et ces filles des campa-
gnes, qui sont en même nombre, ici ou là bas, sont-elles en
effet en nombre égal, parce qu'elles sortent toutes les unes et
les autres de la dernière classe de la société ? Nous avons bien
d'autres questions, ma foi, à décider. Après la couleur des che-
158 REVUE DE PARIS.
veux, la couleur des yeux. Les yeux gris sont les plus nom-
breux, 4,612; les yeux bruns ensuite, 5,529; les yeux bleus sont
représentés par le chiffre 2,878 ; il n'y a que 730 paires d'yeux
roux, et noirs 705 seulement, ce sont les yeux intelligens !
Après ce chapitre des yeux gris ou noirs, on rencontre un ter-
rible chapitre d'une analyse bien difficile. Il s'agit de savoir
l'état normal de ces pauvres corps soumis à tant d'excès et à
tant de travaux de tout genre. La conclusion du savant docteur
à cet égard n'est pas si défavorable qu'on pourrait le croire.
Faut-il le dire? Il n'a trouvé aucune différence entre ces corps
prostitués à chaque instant du jour et les corps des plus honnêtes
femmes. Pauvre nature humaine! Mais M. Parent-Duchàlelelne
nous a-t-il pas annoncé, l'autre jour, qu'on faisait un aussi bon
pot-au-feu avec une vieille savate qu'avec du charme? Et pour-
tant je ne pense pas que le bois de charme ait baissé de prix.
On pense, en général, ceci est la continuation plus claire
du chapitre précédent, que la prostituée n'est pas féconde.
« 11 n'entre à l'hôpital de la Maternité que cinq ou six prosti-
tuées par an. Leur accouchement est pénible , et leurs enfans
ont peine à vivre , » dit Mme Legrand , la sage-femme ; M. Pa-
rent-Duchâtelel n'est pas tout-à-fait de l'avis de Mme Legrand.
Il porte de 50 à 60 par an le nombre des prostituées qui sont
mères. D'ailleurs , que de fatigues , que de dangers ! La pro-
stituée qui est grosse se sert de sa grossesse comme d'un nouvel
appât. On en a vu qui attendaient jusqu'à la dernière extré-
mité, et qui accouchaient dans la rue. On compte des filles
publiques qui ont eu jusqu'ï dix enfans.
Que deviennent ces enfans.' Dieu s'en charge. La mortalité
qui tombe sur eux est effraya nte. Sur huit enfans qui naissent
dans la prison, quatre succombent dans les quinze premiers
jours, les quatre autres dans le cours delà première année.
Sur dix enfans nés à l'hôpital dans le cours d'une année , cinq
sont morts en naissant , les cinq autres sont morts avant que
leur mère la prostituée ne fût rétablie. C'est là un bienfait de
ta providence , ô mon Dieu !
Outre la maladie infâme qui est particulière à la prostituée ,
elle peut encore réclamer en propre une autre maladie dont le
nom peut se dire ; cette maladie, c'est la gale. Ces deux mala-
dies sont , à leur égard , ce que la colique métallique est aux
REVUE DE PARIS. 159
ouvriers qui préparent les sels de plomb. Outre ces deux ma-
ladies principales, on en compte d'autres bien terribles. La
liste est longue, elle fait peur. Seulement, ce bon docteur
finit toujours par arriver avec sa conclusion favorable. Celles
qui guérissent, il ne les plaint pas ; celles qui meurent , il les
félicite. D'autres échappent à leur affreux métier , non pas
par la mort , mais par la folie. Elles sont naturellement si peu
intelligentes, leur tète est si vide, leur esprit si peu exercé,
que la moindre secousse les peut rendre folles. 21 folles par
année , c'est beaucoup. 105 en cinq années! La plus jeune
avait seize ans , la plus âgée en avait soixante-deux. 5 étaient
folles par excès de libertinage, 11 par excès de misère, ô à la
suite d'un traitement, 15 pour ivrognerie, 27 avaient été
abandonnées de leurs amans ; l'une d'elles avait été reconnue
au coin d'une rue par son père ; l'autre avait perdu son en-
fant; les prostituées folles ne pensent guère à l'amour; elles
tie sont agitées que par des pensées d'ambition ou de fortune.
La folie est donc leur patrimoine comme la gale. Vous pensez
bien que , malgré ces tristes privilèges , elles n'en sont pas
moins soumises à toutes les autres maladies de l'espèce hu-
maine. On en compte un grand nombre qui sont boiteu-
ses ; quelques - unes ne peuvent se passer de béquilles ;
l'une marche avec une jambe de bois ; l'autre tourne sur elle-
même quand elle veut faire un pas en avant , ses genoux ne
peuvent s'écarter que de six à sept pouces ; il y en avait une
qui était bossue , une autre qui avait un œil de verre, et qui
était hideuse à voir. Presque toutes sont scrofuleuses de nais-
sance. Quand la maladie les prend sérieusement, elle fait d'é-
pouvantables ravages. Depuis 1821 jusqu'en 1828, 1,163 filles
ont été gravement malades , ce qui fait 145 malades par année.
Après la gale et l'autre maladie arrivent les calharrcs, la
pblhisie , la pulmonie et la pleurésie aiguë ; l'apoplexie , les
affections cérébrales , les rhumatismes articulaires , les calculs
vésicaux, les engorgemens carcinomateux du rein, ophthal-
mies, gastrites, angines, coups, blessures, contusions, fiè-
vres , érysipèles, éruptions et névroses diverses ; mais, ajoute
le docteur : Tant mieux , cela fait à peine un peu plus de
deux jours de maladie pour chacune dans le courant d'une
année. » Bien plus, il faut le dire , malgré toutes ces chances
!G0 REVUE DE PARIS.
mortelles, en dépit de tous ces excès redoublés, la santé de
la fille de joie est moins frêle et moins délicate que la santé des
honnêtes femmes. Ce sontdes corps de fer qui ont de singuliers
privilèges. Elles ne sont pas exposées comme les autres femmes
à ces affreuses migraines, à ces horribles douleurs d'estomac,
à ces digestions pénibles, à cette douloureuse complication de
vapeurs et de maux de nerfs. Les ennuis du ménage , le labeur
de la mère de famille, Tordre , ce travail de toutes les heures
de la vie, sont-ils donc plus nuisibles à la santé que cette vie
de désordre , d'opprobre , de misère et de malédiction ?
De l'histoire physiologique de la fille de joie, si nous pas-
sons à l'histoire des maisons qu'elle habite , nous nous trou-
vons tout d'un coup dans une foule de détails du plus haut ini
térèt. De tout temps et en tout pays , dans toutes les religions,
certaines maisons publiques furent consacrées à la prostitution.
Les Romains conquérans appelaient ce genre de maisons lupa-
nar, du mot lupa, louve, pour désigner la vie brutale qu'on
y menait. On disait aussi fornicatio , du mot fornix, voûle,
parce que ces sortes d'endroits étaient voûtés. Sous le roi
saint Louis , le mot lupanar fit place à i n mot plus français.
Plusieurs de ces tanières étaient situées sur le bord de l'eau ;
on composa leur nom tout exprès avec le mot bord et le mot
eau. Après les croisades , l'usage des bains s'introduisit dans
la ville, et les maisons de bains devinrent aussi des maisons
de prostitution. Nos pères, dans leur conversation et dans
leurs écrits, disaient rudement et cruement ce qu'ils appelaient
le mot propre; aujourd'hui la police, beaucoup plus pudibonde
que n'était Montaigne, la reine de Navarre, le roi Louis XI
et Malhurin Régnier , a nommé ces sortes de lieux maisons
tolérées. On ne permet pas la maison , on la tolère, par la
raison qu'il faut bien tolérer ce qu'on ne peut empêcher.
Une maison de tolérance , pour parler aussi moralement
que la police, doit remplir des conditions pour avoir droit à
cette tolérance. Il ne faut pas que deux maisons tolérées
soient trop voisines l'une de l'autre, il en résulterait des rixes
et des jalousies intolérables. Le bureau des mœurs , autre
qualification morale , exige encore que chaque habitante de
ces demeures, ait une chambre particulière ; la porte de la
maison doit être étroite et cachée, dans une rue isolée et
REVUE DE PARIS. 161
perdue ; l'escalier doit être placé au fond d'une allée obscure
et repoussante. La porte cochère est défendue à la prostituée.
Le bureau des mœurs exige aussi qu'il n'y ait pas de recoin
trop obscur dans cette obscurité, pas d'armoire trop profonde
dans cette muraille , pas de coffre trop grand dans celte mai-
son. 11 faut aussi que la maison soit solide, car ou a vu de ces
malheureux habiter des taudis qu'un souffle pouvait renverser
de fond en comble. Les rats sortaient de ces masures avant les
femmes. Ces maisons-là étaient aussi insalubres que les am-
phithéâtres et les charmiers de notre premier chapitre. Il
fallut, en 1811 , que M. le préfet de police fit une ordonnance
pour que ces femmes changeassent de linge et se lavassent
quelquefois le corps. Il prit aussi la peine d'ordonner qu'on
changerait les draps du lit et que chaque prostituée aurait un
lit à son usage , et que chaque maîtresse de maison tolérée
fournirait à ses filles de l'eau etdu savon en quantité suffisante.
A de pareils détails, le cœur se soulève, et l'on est tenté de se
tourner vers les tristes poursuivans de ces sortes d'amour en
leur disant :
Eh quoi ! vous n'avez pas de passe-temps plus doux?
La boutique ne peut pas être une maison de tolérance. La
maison de tolérance commence tout au plus au premier étage.
Une fille en boutique est en vente tout le jour. Elle attire tous
les mauvais sujets du quartier , surtout quand elle vend de
l'eau -de-vie ou du tabac. A la faveur des désordres de la pre-
mière révolution , il s'était ouvert à Paris un grand nombre de
ces boutiques , au Palais-Égalité surtout, qui comptait plus de
vingt de ces magasins. La marchandise s'étalait elle-même sur
sa porte ; quand elle avait un chaland , elle passait derrière
un paravent. Le Palais-Royal était un véritable repaire, que
l'autorité eut grand soin de purger aussitôt qu'elle fut un peu
la maîtresse. Aujourd'hui ces sortes de boutique sont rares.
La marchandise qui y est renfermée est condamnée à rester
cachée derrière ses rideaux, à ne pas s'étaler devant la porte,
à se tenir modeste et retirée. La prostitution en boutique est
sévèrement défendue dans les quartiers riches et intelligens ,
♦Jans les passages et dans les galeries , elle est tolérée dans les
14
162 REVUE DE PARIS.
quartiers infimes. Un estaminet achalandé favorise les recher-
ches de la police; aussi , soit en houtique , soit au cinquième
étage , le bureau des mœurs est toujours tout disposé à to-
lérer la prostitution dans certaines rues privilégiées, îa rue de
la Savonnerie, de la Tannerie, de la Mortellerie, et autres
rues ejusdemfarinœ.
Il faut encore que la maison de tolérance soit établie à dis-
tance respectueuse des temples, à quelque religion qu'ils ap-
partiennent, des élablissemens publics, des écoles, des col-
lèges, de certains hôtels garnis; cette distance est de cent pas
au moins, quand les filles ne sortent pas de la maison. L'em-
pereur Napoléon , qui avait en horreur et en dégoût la prosti-
tution , fit chasser loin du château des Tuileries toute celte
horrible engeance. II faut encore, quand la maison en question
remplit toutes les conditions requises , que le propriétaire y
consente , le consentement du principal locataire ne suffit pas.
La chose est juste; l'homme qui loue sa maison à cette infamie
doit pour le moins en être éclaboussé. D'ailleurs la maison
où la prostitution s'est établie une fois, conservera toujours
cette tache indélébile. On a remarqué que la plupart des pro-
priétaires de ces maisons là sont sortis de la dernière classe
du peuple; cependant M. Parent-Duchàtelet a remarqué aussi
de son côté que parmi les propriétaires de ces sortes de loca-
tions, il y en avait qui occupent les premiers rangs de la
société et les dignités les plus honorables. C'est que la prosti-
tution est une locataire qui ne regarde pas au prix du loyer ,
et nos grands dignitaires disent comme Vespasien : Voilà
un argent qui ne sent pas mauvais!
II y a à Paris certaines maisons qui sont consacrées depuis
plus de cent ans à ce terrible trafic. Une ordonnance de 1307
parle de maisons pareilles établies dans la rue Maçon , de la
Bucherie, de Glantigny, de Froimantal. Comme la prostitution
appelle la prostitution , ces sortes de maisons s'amoncèlent
d'ordinaire dans le même quartier, triste agglomération et
pourtant utile, car elle permet à l'autorité de porter sa sur-
veillance sur quelques points choisis, plus vicieux et plus cor-
rompus que les autres. La Cité est la capitale de la fille de
joie ; elle y règne par droit de conquête et par droit de nais-
sance. La population est accoutumée à ce voisinage et ne s'en
REVUE DE PARIS. 165
émeut guère. Dans les quartiers populeux , qui fait attention
à la prostituée qui passe, à la maison honteuse qui se cache ?
Et puis, c'est un grand point, la Cité repose à l'ombre salutaire
et formidable de la préfecture de police.
Cependant, même avec la permission du propriétaire , l'éta-
blissement d'une maison de prostitution est toujours suivi de
vives et énergiques réclamations des maisons voisines. La pro-
stitution est-elle de droit commun ? Ne doit-elle pas être placée
au nombre de ces professions bruyantes et insalubres qui ,
avant de s'établir quelque part, sont soumises à une enquête ?
Ces réclamations vont souvent plus haut qu'on ne pense. Une
lettre énergique fut adressée en ce sens à son altesse royale
Madame la duchesse d'Angoulême, qui la renvoya à M. De-
lavau , à quoi M. Delavau répondit , que c'était là une
des terribles nécessités des sociétés humaines. Et on passa
outre.
En général , la maison de tolérance est entourée d'ombre et
de silence. Elle dépend de la préfecture de police, qui est le
maître absolu de sa destinée ; et elle tremble. Quelquefois, le
samedi et le lundi , on entend la maison qui crie : — Au feu !
au voleur ! Ce n'est rien, ce sont des filles qu'on assomme , ou
bien c'est un soldat ivre qui s'abandonne à sa folâtre gaieté.
Mais songez donc qu'il y a à peine un siècle, la maison publique
était un coupe-gorge. M. Victor Hugo vous en a montré une
sur la scène , au naturel , dans le Roi s'amuse quand le roi
François Ier s'en va s'étendre au cabaret sur le grabat de cette
fille, dont le frère est un bravo de profession.
Plusieurs projets ont été adressés de tout temps à la pré-
fecture de police pour établir dans Paris ce que Rétif de la
Bretonne appelait une prostitution-modèle. En 1770, Rétif
de la Bretonne, emphatique et burlesque législateur de tous les
vices de son temps, proposait de réunir dans un vaste gynécée,
dont il donnait le plan , toutes les filles publiques. 11 avait
même écrit la charte de ce gynécée ; il avait tout prévu, l'âge,
la beauté, le tarif, la grossesse, la nourriture, tout, jusqu'à la
finesse du linge et à la forme des habits. Dans ce projet ab-
surde, il y avait pourtant une idée utile : la santé de ces fem-
mes devait être rigoureusement surveillée, et cette idée a porté
ses fruits plus tard.
164 msm DE PARIS.
Un autre proposait d'élever le Fauxhall de Cythère. — Un
troisième, dans un long Mémoire sans vergogne et sans ortho-
graphe, demandait tout simplement le privilège exclusif de la
prostitution, comme on demanderait le privilège exclusif de la
loterie ou des jeux publics. Il avait , disait-il , des millions
à jeter dans cette affaire. Mais, encore une fois , il voulail un
privilège exclusif.
A côté de la maison de tolérance , il y a un autre genre de
maison que la prostituée n'habite pas, où elle se repose quel-
ques instans, et dont elle sort l'instant d'après , pour y rentrer
quelquefois dix minutes plus tard. Ces sortes de maisons favo-
risent la débauche en lui donnant l'asile momentané dont elle
a besoin. Ceci est une des grandes plaies de la moralité pari-
sienne. Ces asiles, toujours ouverts, fomentent bien des désor-
dres. S'ils ne servaient qu'à la fille de joie , elle pourrait dire ;
Terra quant calco mea est! mais c'est la fille de joie qui en
profite le moins. Là accourt, à pas comptés, la femme de
chambre que sa maîtresse envoie dans la ville, l'ouvrière qui 9
fini ou plutôt qui veut finir sa journée ; la femme marine y
vient tromper son mari; des vieillards y entraînant des enfans
de douze ans. Quelques-unes de ces maisons sont consacrées
à la femme de théâtre ; maisons d'autant plus dangereuses
qu'elles échappent à la surveillance de la police , qu'elles sont
tenues avec la discrétion la plus grande , que les voisins eux-
mêmes ne se doutent pas de la profession de celles qui les
habitent. Comment savoir le nom de toutes les femmes qui
entrent là ? Et quand on saurait le nom de ces femmes, quelle
autorité aurait-on sur elles ? Voilà doue qu'on n'a pas pu
encore atteindre et soumettre aux lois exceptionnelles qui ré-
gissent la matière, la prostitution de la femme de chambre, de
la femme de théâtre et de la femme mariée! Triste résultat que
déplore M. Parent- Duchâlelet.
Que dirons-nous de la maison à parties''1 C'est une maison
de plaisir, ouverte à toutes les femmes galantes qui ont assez
d'esprit pour côtoyer la prostitution publique sans y tomber.
Dans ces sortes de maisons accourent tous les débauchés assez
riches pour choisir leurs plaisirs. On s'y réunit à la table ou
au bal, on mange et on danse, on déploie les belles manières,
on parle un langage châtié ; on prendrait ces dames pour des
REVUE DE PARIS. 165
comtesses en vacances. Elles attirent autour des tables de jeu
tous les filous de bonne compagnie. Le jeu est le maître sou
verain de ces salons, la débauche ne vient qu'après. Là aussi
viennent les femmes qui cherchent des amans, les jeunes gens
qui cherchent de faciles bonnes fortunes. Ces dames ont mai-
son de ville et maison de campagne. Quelques-unes portent
un nom honorable et sont dames de charité. Que voulez-vous
que fasse un pauvre commissaire de police contre une noble
dame qui réunit innocemment chez elle des jeunes gens et des
jeunes femmes , qui leur donne à dîner et le bal , et qui se con-
tente de gagner leur argent au jeu loyal et désintéressé de
l'écarté ?
On compte dans les douze arrondissemens de Paris deux
cent vingt maisons tolérées. C'est toujours dans les mêmes
quartiers que s'agglomèrent les prostituées, mais non pas dans
les mêmes rues. De tout temps , et même du temps de saint
Louis, il a été impossible de les parquer dans la même enceinte.
Si elles avaient à elles certaines rues , quel honnête homme
oserait passer dans ces rues ? D'ailleurs , il est des quartiers
qui appellent la prostitution , d'autres quartiers qui la re-
poussent. L'expérience montre aussi qu'il était impossible
d'assujettir ces malheureuses à un costume uniforme. En 1347,
la reine Jeanne leur ordonna de porter l'aiguillette. En 1-389,
les prostituées de Toulouse adressèrent une réclamation au
roi Charles VI, pour être affranchies de l'uniforme qu'on leur
avait assigné. Le roi, touché des plaintes des ces dames, leur
permit toutes les robes et toutes les couleurs , à condition
qu'elles auraient autour de leur bras une jarretière d'une autre
«ouleur que la robe. Sous le règne de Henri IV , qui ne les
haïssait pas, elles portèrent une plaque dorée à la ceinture, de
là le proverbe : Bonne renommée vaut mieux que ceinture
dorée. L'uniforme des prostituées est une de ces utopies que
réclament, tous les vingt ans, lesphilantropes oisifs. En 1827,
un médecin de Montpellier adressa à M. Delavau , un long
Mémoire pour démontrer que la fille de joie devait porter né-
necessairement un chapeau de soie jaune serin; un pro-
priétaire de la rue Saint-Honoré demandait que la police
leur fournît une robe de bure , fraîche en été , chaude en
hiver. Pourquoi seraient-elles mieux traitées que des cochers
14.
166 REVUE DE PARIS.
de cabriolet ? disait-il. Je me suis toujours étonné que quel-
ques réformateurs ardens n'aient pas proposé de leur couper
le nez,
A quoi bon cette marque distinclive ? C'est le meilleur
moyen d'indiquer à l'adolescent timide le genre de la femme
qui passe à ses côtés. C'est fournir une occasion de scandale
aux gamins de la bonne ville. Tout ce qu'il faut exiger de ces
femmes, c'est un costume décent, et c'est ce qu'on exige au-
jourd'hui.
Toute prostituée est tenue de se faire inscrire sur un re-
gistre, au bureau des mœurs. C'était la loi chez les Romains.
Ce règlement avait été trouvé très utile par Charlemagne. En
1771 (comme les bons usages ont peine à s'établir !) le lieute-
nant de police , considérant le nombre des vagabondes qui
encombraient les rues et les places publiques , ordonna que
toute fille de joie serait soumise à une inspection sanitaire.
Mais la police avait alors d'autres soins , le mal eut son cours,
et la fille de joie devint si dangereuse , que la Convention s'en
mêla. Oui, elle-même, la Convention l
Cette fois, en eut donc un registre où furent inscrits, pêle-
mêle, les noms de toutes les prostituées. On ne leur demandait
ni leur âge, ni le lieu de leur naissance, ni leur demeure. Ce
ne fut qu'en 1801 qu'on mit un peu d'ordre dans ce registre,
qui fut perfectionné encore en 1828. Aujourd'hui donc, quand
une fille se présente au bureau des mœurs pour solliciter sa
patente de prostituée , elle a à répondre à plusieurs questions
importantes ; — son nom , son âge , le lieu de sa naissance ,
son étal, sa demeure ? Est-elle fille , veuve ou mariée ? son
père et sa mère , qui sont-ils et vivent-ils encore ? loge-t-elle
avec eux ? ou pourquoi les a-t-elle quittés ? a-l-elle eu des
enfansetles a-t-elle ? depuis quand à Paris? a-t-elle quelqu'un
pour la réclamer? a-t-elle déjà fait le métier de prostituée et
depuis combien de temps ? a-l-elle été à l'hôpital ? sait-elle
lire et écrire ? Voilà à l'aide de quels renseignemens le savant
docleur est parvenu à écrire cette terrible histoire. Quand le
procès-verbal est terminé, on donne à la nouvelle adeple un
bulletin et on l'envoie à l'inspection du médecin , le médecin
déclare que la demoiselle *** (Amanda ou Cruchcn) , est saine
ou malade, et la voilà reçue — prostituée !
REVUE DE PARIS. 167
On lui fait cependant signer un engagement ainsi conçu : —
A comparu par devant nous , — la fille , — instruite par
nous des réglemens sanitaires établis par la préfecture ,
a déclaré s'y soumettre, etc. , — et elle signe. Cette formule
a, dans l'esprit de cette fille, toute l'importance d'un contrat.
Quant aux filles non inscrites, que la police ramasse chaque
jour, on attend, pour les inscrire d'office, qu'elles aient été
prises trois ou quatre fois en flagrant délit. Mais c'est là une
violence assez rare. Sur sept mille trois cent quatre-vingt-huit
filles qui viennent d'elles-mêmes au bureau des mœurs , sur
quatre mille quatre cent trente-six qui sont présentées par
les maîtresses de maison, sept cent vingt ont été inscrites d'of-
fice, et elles n'avaient pas volé l'inscription.
Mais quanti la fille n'est pas majeure, quidjuris? la chose est
grave et pourtant que faire ? Il y a telle fille de dix ans qui déjà
est perdue sans ressources. Cependant les réglemens défendent
de les inscrire avant seize ans. Allez donc combattre une
pareille habitude ! La fille que vous refusez d'inscrire se fera
modiste ou couturière chez quelques-unes des ces vieilles fem-
mes , le fléau de la santé publique. Elle échappera à l'action
salutaire de la police. Deux filles de treize à quatorze ans ont
été arrêtées l'une vingt-huit fois , l'autre dis-huit fois en pro-
stitution flagrante. Il y a beaucoup de ces enfans qui sont
vendues par leurs mères. Qnand on a voulu les retirer du
vice, tous les efforts ont été inutiles. A peine libres, elles re-
venaient à leurs désordres. Il y a des enfans qui ont la pro-
stitution dans le sang.
Quelquefois la prostituée renonce à son état pour le re-
prendre. Quelquefois plus lard elle y renonce sérieusement.
Alors il faut qu'elle fasse elle-même une pétition pour que son
nom soit effacé du fatal registre. Souvent elles disparaissent
sans prévenir personne. On raie les unes, sauf à les inscrire
de nouveau ; on raie les autres après une enquête préalable.
Celles qui disparaissent sont rayées de fait ; celles qui se ma-
rient sont rayées de droit.
Les voilà donc inscrites et pour ainsi dire patentées. Une
fois sur ses registres , la police leur doit protection : com-
ment vont-elles exploiter ce brevet qui leur a si peu coûté à
obtenir ?
168 ULYCE DE PARIS.
Le6 unes se renferment dans des maisons de tolérance : les
autres habitent des chambres particulières ou de méchans hô-
tels garnis ; les plus riches ont des meubles à elles et paient
l'impôt comme tout bon citoyen le doit. Suivons-les dans ces
diverses manières de gagner leur argent.
La maison de tolérance est toujours tenue par une femme ;
cette femme est le plus souvent une ancienne prostituée, par-
venue à exploiter ses semblables comme elle-même elle a été
exploitée. Ces sortes de femmes ont eu bien des noms divers.
Nos bons aïeux les appelaient d'un nom très brûla! ; la pré-
fecture morale de police les appelle dames de maison. Être
dame de maison, être la maîtresse après avoir été l'esclave,
vendre ses semblables après avoir été vendue, exploiter la
beauté, la jeunesse et le vice à son profit, après avoir dé-
pensé, au profit d'une autre, sa beauté, sa jeunesse et le
vice , tel est le rêve brillant de toute prostituée dans sa
fange ; mais bien peu parviennent à cette toute-puissance tant
désirée. Parmi les dames de maisons, il en est qui ont couru
le monde, c'est leur terme. Elles ont suivi des officiers ou des
négocians de Bordeaux ou de Lille. Elles parlent l'argot de la
bonne compagnie, elles en ont le ton et les manières, \ue$ de
loin. Quand elles ne peuvent plus travailler pour leur propre
compte , elles achètent avec leurs économies une maison
de tolérance qu'elles exploitent avec une habileté, un sang-
froid et une perfidie qui épouvantent même le bureau des
mœurs !
Les autres sont tout simplement d'anciennes prostituées
usées et vieillies dans le métier , qui ne peuvent se décider à
quitter le théâtre de leurs exploits, qui empruntent de l'argent
à gros intérêt et qui font valoir la marchandise de leur mieux.
Ces dames ont en outre des domestiques ùe confiance , quelque
vice plus vieux et encore plus éreinté qu'elles-mêmes. Ces do-
mestiques , à la mort ou à la banqueroute de leurs bonnes
maîtresses, achètent le fonds social et elles l'exploitent. Bien
plus, on compte même dans ce métier d'honnêtes et chastes
mères de familles ou d'innocentes demoiselles qui font de la
chose une spéculation pure et simple, qui vendent des femmes
pour mieux vendre leur eau-de-vie et leur tabac. Il y a eu à
Paris telle maison qui a été exploitée de mère, en fille par la
REVUE DE PARIS. 169
même famille , tout comme une étude d'avoué ou de notaire.
Dans ces familles, la fille succède à sa mère, la nièce à salante,
c'est toujours la même enseigne. On raconte même l'histoire
d'une jeune domoiselle de la province qui hérita d'une maison
des plus achalandées , et pendant qu'on cherchait à vendre ce
fonds précieux , les affaires continuèrent leur train et se firent
au nom et au profil de la jeune héritière. Quel beau sujet de
roman c'eût été là il y a trois ans !
Il n'est pas besoin de vous dire que cet infâme métier est
exercé par la lie des prostituées. L'histoire de ces sortes de
familles est honteuse et remplie de crimes. Plusieurs conditions
sont exigées d'une dame de maison : 1° il ne faut pas qu'elle
soit trop jeune , car elle aura besoin de commander et de se
faire obéir ; le silence et l'ardre doivent régner en tout temps
dans la maison de tolérance ; à vingt-cinq ans , une maîtresse
de maison est encore bien jeune. 2° Il n'est pas inutile que la
maîtresse de maison ait té une prostituée ; elle sait comment
on gouverne la fille de joie, elle connaît à fond toutes les ruses
du métier, elle commande avec plus de force et d'autorité.
5° La dame de maison doit être assez forte pour se faire obéir
sur-le-champ par ses sujettes indociles ; uu gros poing et
même un peu de barbe au menton ne sont pas trop à dé-
daigner ; enfin , si elle sait lire et écrire , si elle ne boit pas
trop d'eau-de-vie , si elle n'a jamais été reprise de justico, si
elle a toujours exercé sa profession honorableme;.!. ot vertueu-
sement, surtout si elle est propriétaire du mobilier de sa mai-
son, elle est digne sous tous les rapports d'êtie maîtresse de
maison.
Il y a en effet des propriétaires sans locataires, des tapis-
siers sans débouché, des marchands de meubles encombrés de
meubles , qui s'arrangent de manière à meubler et à disposer
chacun sa petite maison de tolérance. Quand la maison est
bien disposée, ces honnêtes gens la louent à une dame de mai-
son, qui est lout-à-fait sous leur dépendance et non plus sous
celle de la police. Quelquefois aussi, une dame de maison s'ar-
range de manière à avoir à elle plusieurs maisons de tolérance ;
dans chacune de ces maisons, elle place une dame de confiance
qui ne relève que de la supérieure , et alors ce sont à chaque
instant des changemens dans le personnel qui jettent la con-
170 REVUE DE PARIS.
fusion dans le bureau des mœurs. Quelquefois encore la dame
de maison, enrichie, achète plusieurs maisons qu'elle remplit
du haut en bas de prostituées libres. On a fait bien des régle-
mens à propos de ces dames et de ces maisons. La dame de
maison est tenue de faire enregistrer au bureau des mœurs
toute femme qui se présente pour loger chez elle ; elle inscrit
sur son registre toutes ses pensionnaires , leur âge et l'état de
leur santé. Aussi, grâce à tous ces réglemens et à l'importance
qu'on leur donne , ces dames se figurent-elles exercer la plus
haute et la plus loyale des industries. Une dame de maison
chez elle veut être obéie et respectée ; toute fille qu'elle ex-
ploite est pour elle une bête de somme ; elle n'estime guère
plus une fille achalandée, qu'un maître de manège n'estime
un cheval qui galope bien. Aussi est-elle respectée jusqu'à la
crainte.
La plupart de ces dames, dont l'éducation a été peu cultivée,
ont adopté, pour écrire leurs rapports, placets, pétitions, lettres
d'affaires, lettres d'amour , un écrivain public qui est tout à
leurs ordres. Ce monsieur ne travaille que pour ces dames;
il a pour enseigne et pour devise au tombeau des secrets.
M. Parent-Duchâtelet a trouvé à la préfecture de police des
pétitions écrites par ces dames chez ce monsieur ; ces pétitions
sont d'un tour neuf et original.
Monsieur le Préfet ,
La demoiselle D a l'honneur de vous exposer que le mal-
heur ayant voulu qu'elle fît partie des filles d'amour , elle n'en
a pas moins mené une conduite à l'abri du moindre reproche,
ce qui lui fait espérer que...
Monsieur le Préfet ,
Ce n'est qu'après de longs malheurs que je me suis vue dans
la nécessité de faire un état qui répugne à mon cœur. Con-
sultez sur mon compte le boulanger D...., l'épicier P...., le
boucher L — , la fruitière M...., tous vous repondront que
vous pouvez m'accorder ce que je vous demande, et que je
suis aimée , estimée et considérée de tous ceux qui me con-
naissent.
Monsieur le Préfet ,
Atteinte de deux hernies, incapable d'aucun travail , ce n'est
REVUE DE PARIS. 171
pas le dérèglement de mes passions qui m'a fait inscrire sur
vos registres ; le témoignage de tout mon quartier vous prou-
vera que j'ai effacé, par ma moralité et ma décence, l'abjection
de mon état.
Monsieur le Préfet,
Depuis sept ans je suis femme galante, et je me suis toujours
comportée avec décence, honneur et probité. Je viens vous
demander, etc.
Monsieur le Préfet ,
Chargée de mon père et de ma mère , tous deux infirmes,
j'ai besoin d'exercer une industrie honnête pour pourvoir à
leurs besoins. Vous n'ignorez pas que le devoir des enfans
est de soulager, dans leur vieillesse, les auteurs de leurs jours,
et de'leur rendre la pareille des soins qu'ils nous ont prodigués
dans l'enfance et le jeune âge ; en conséquence, etc.
Monsieur le Préfet ,
Fille et petite-fille de dames de maison , ayant moi-même
exercé cet état pendant un grand nombre d'années, je viens
vous prier, pour achever d'élever ma famille , de transmettre
mon industrie à ma fille , que je ne pourrais pas marier, sans
cela, d'une manière avantageuse.
Monsieur le Préfet ,
Agée de quatre-vingt-deux ans , et me sentant sur le point
de rendre mon ame à mon Dieu , et de paraître devant mon
Créateur, il est de mon devoir de pourvoir aux besoins de mes
enfans ; en conséquence, etc.
Monsieur le Préfet,
Madame A...., quoique bien née , et par suite des sentimens
distingués qu'elle a puisés dans sa famille, etc.
Et, en effet, cette dame A.... était d'une très grande famille
de Bretagne ; plusieurs de ses parens étaient d'honorables gen-
tilshommes au service du roi.
Une fois la tolérance obtenue , reste à garnir ces établisse-
mens. Rien n'est plus simple et plus facile. Les hôpitaux sont
remplis de malheureuses femmes qui n'attendent que leur gué-
rison pour reprendre leur métier interrompu. C'est là que s'in-
172 REVUE DE PARIS.
traduisent d'honnêtes espions, payés par les dames de maison.
On étudie la fille dans son lit ; on suit , avec inquiétude , sa
convalescence ; on donne à la dame de maison le signalement
du sujet en question, son âge, la couleur de ses cheveux, si elle
est belle ou jolie. L'hôpital est ainsi le vestibule de la prosti-
tution. Toutes les malheureuses filles qui arrivent de la pro-
vince tombent naturellement à l'hôpital. Elles se refont là des
fatigues du voyage. Au sortir de l'hôpital , la maison de tolé-
rance les attend, et elles y entrent.
Quelques-unes de ces dames envoient en province des com-
mis-voyageurs. Ces messieurs parcourent les campagnes , les
ateliers, les moindres hameaux. La première belle fille qu'ils
rencontrent , ils leur font leurs petites offres. Si elle accepte,
on l'expédie aussitôt pour la province. On a vu des dames de
maison s'en tenir uniquement aux jeunes personnes de leur
ville natale. D'autres se fournissent toujours dans le même
atelier, et, dans un temps donné, tout l'atelier va se faire in-
scrire au bureau des mœurs. Elles s'entendent aussi avec les
dangereux bureaux de placement , qui se chargent de placer
les domestiques des deux sexes. Telle qui ne pensait pas à mal
et qui demandait une place de femme de chambre, est adressée
à une dame de maison. Deux jours après, la pauvre fille passe
delà domesticité à la prostitution. Souvent ce* dames entre-
prennent elles-mêmes d'assez longs voyages ; elles vont de Pa-
ris à Rouen, de Rouen au Havre ; elles exploitent particulière-
ment la Flandre et les Pays-Bas. Il y a quelques années , on
s'aperçut qu'il arrivait, à chaque instant, de la ville de Reims,
de jeunes filles qui , à peine arrivées à Paris , connaissaient le
nom et l'adresse exacte de toutes les dames auxquelles elles;
pourraient convenir. On renvoya la plupart de ces malheu-.
reuses dans leur ville natale. Que firent les courtiers qui ex-
ploitaient la ville? Ils les firent passer par Rouen, par Versailles
et autres villes voisines. Cette supercherie fut bientôt décou-
verte, et, de quelque part qu'elles vinssent, on renvoyait à la
ville de Reims toutes les filles qui y étaient nées ; et voilà
pourquoi la ville de Reims ne fournit plus aujourd'hui que son
contingent.
La bonne nourriture, le riant accueil, les riches habits, tels
sont les appâts des filles qui commencent. Lps dames de maU
REVUE DE PARIS. 173
sons les moins riches envoient lout simplement recruter dans
les prisons ; ce que la prison ne veut pas, on le jette à la pro-
stitution dp bas étage.
Une fille qui entre dans une maison ne se lie par aucune
convention écrite : à chaque instant elle peut reprendre sa
liberté. La liberté, c'est le bien le plus précieux de la fille de joie.
Dans la maison à laquelle elle se donne, la prostituée n'a pas
de gages ; elle se donne pour rien. On la nourrit, on lui prête
la robe qu'elle porte, moyennant quoi elle s'abandonne, elle se
livre aux baisers et aux coups de pied du premier venu. Oui,
tout cela gratis !
Oui , tout ce vice , tout cet abandon , lout ce honteux escla-
vage, toute cette horrible obéissance, toute cette abnégation de
son cœur, cet horrible présent, cet avenir plus horrible encore,
cette vie qui se passe tour à tour dans la maison vénale, dans
la prison, dans l'hôpital, et qui n'a pas d'autre terme que l'hô-
pital: oui, toutes ces misères , lentement accumulées sur cette
tête coupable; oui, toutes ces lentes tortures du remords et du
scalpel , ces maladies sans noms et sans fin , ce mépris public,
ces baisers et ces coups accumulés sur le même cadavre; oui,
à toutes ces horribles chances, ces malheureuses et stupides
créatures s'exposent pour un morceau de pain, pour un lam-
beau de soie ! Elles appartiennent, corps et ame à la femme qui
les nourrit, et qui les couvre à demi, depuis l'épaule jusqu'à la
cheville du pied ; elles sont plus malheureuses que l'esclave des
Antilles ; au moins l'esclave acheté à beaux deniers comptans,
a pour lui un jour par semaine ; son maître lui donne un mor-
ceau de terre dont les produits lui appartiennent; quand il est
vieux, son maître le nourrit; quand il a des enfans, son maître
les élève; quand il est malade, son maître le guérit. Ici, rien
de pareil ; la prostitulion est un exploiteur sans entrailles et
sans cœur : elle n'achèle pas son esclave, elle la ramasse dans
la boue; si l'esclave fait un enfant, la prostitution envoie cet
enfant à l'hôpital; si l'esclave est malade,à l'hôpital ; si l'esclave
est invalide , dans la rue l'esclave, et encore on lui arrache de
la bouche son morceau de pain, on lui arrache des épaules son
lambeau de soie. Il n'y a pas de repos; il n'y a pas un jour
dans la semaine pour la prostituée; il faut qu'elle travaille; et
cet horrible labeur, elle le fait gratis.
15
174 REVUE DE PARIS.
Bien plus, toute l'attention de la dame de msison, c'est de
ruiner la prostituée qu'elle exploite. La prostituée n'a rien a
elle, et cependant sa maîtresse s'arrange toujours de manière
A lui faire contracter des dettes. Elle lui prête de l'argent pour
aller aux bals , aux spectacles, pour courir la ville en voiture.
Or, la prostituée, quia besoin d'avoir quelques vertus, est très
fidèle ;> ses engagemens d'argent. Tant qu'elle doit , elle reste
au lieu où elle est attachée. Et lu , toute sa haine contre celle
qui l'exploite, uniquement à son profit, retombe sur son cœur.
Ce sentiment de l'injustice , dont elle est la victime, la mine et
la ronge! elle sait qu'elle est une dupe, et qu'elle a vendu pour
rien le bien le plus précieux d'une femme, l'estime de soi-même.
Mais comment faire.' elle est attachée au vice bien plus que
par une chaîne de fer; elle y est fixée par la misère. La fuite
est souvent la seule ressource. Mais elle est entrée nue dans
cette maison, et il faut qu'elle en sorte comme elle y est entrée,
plus nue encore et plus déshonorée. Alors la maîtresse de mai-
son , voyant son esclave lui échapper avec armes et bagages,
se met a courir après la fugitive. Si au moins elle rentrait
dans ses fournitures! Elle se plaint à la police, la police lui
répond : «Portez votre plainte aux tribunaux.» Mais ces dames
ont \ma peur formidable de la justice, pour qui elles sont un
objet de répugnance et de dégoût. Aussi, après un instant d'hé-
sitation, elles renoncent a poursuivie la fugitive et ses habits,
et elles rentrent chez elles, comme cet apothicaire à qui un
gamin de la ville demande un looeh; le looeh bu, le gamin
jette un sou sur le comptoir, au lieu de vingt-quatre qu'on lui
demande, elils'enfuit. D'abord l'apothicaire veut le poursuivre;
mais bientôt il revient sur ses pas, en se disant : «Au fait je
gagne encore cent pour cent sur celui-là! »
La maltresse de maison qui n'occupe pas toutes les chambres
de la maison qu'elle habite avec ses filles, a coutume de les
louer à d'autres filles qu'on appelle : filles libres. Ces filles
s'exploitent elles-mêmes, mais ce n'est pas sans de grands fiais
d'exploitation. lue chambre ordinaire se loue 5 francs par
jour; si elle est garnie d'une psyché, d'un canapé et de quel-
ques fauteuils, î, 5 et même 10 francs. La robe se loueS francs
par jour, la chemise 8 SOUS, une pair de bas, 6 sous. Les ba-
gues, les colliers, les bijoux, se louent dans là même propor-
REVUE DE PARIS. 175
lion. 6 francs par jour pour la nourriture; si bien que, d'une
manière ou d'une autre, ces misérables filles ne gagnent
rien.
Un quart des dames de maison est marié en légitime mariage.
Le mari de ces dames est ordinairement gargolier , restaura-
teur, marchand de vin; il nourrit les filles de sa femme , qui
elles-mêmes lui attirent des chalands. Le mari de la dame de
maison n'a rien à voir dans le commerce de sa femme. Il fut
même question , en 1829, au bureau des mœurs, d'un arrêté
qui décidait qu'à l'avenir aucune femme mariée ne serait reçue
dame de maison , tant ce bureau des mœurs a horreur des
maris en celte circonstance. Mais le bureau des mœurs pensa
sagement que si le mari n'était pas là, l'amant y serait. Que
dis-je? l'amant ! les amans de la dame! car souvent elle en a
plusieurs, et souvent aussi ces amans ne sont rien moins que
des capitaines de l'armée ou des artistes célèbres. Dans ces sor-
tes de rencontres, les amans dînent ensemble chez leur maî-
tresse, à la table de ses filles, et comme bétail du même
troupeau. A la bonne heure !
L'enfant de la dame de maison est ordinairement élevé avec
le plus grand soin et une sollicitude toute maternelle. On le
place dans une pension, dans un collège ; on s'habille modeste-
ment pour l'aller voir, on l'élève sous un nom honorable. Quand
il est en âge d'être marié, on le marie dans quelque honnête
famille, qui ne se doute de rien. On connaît deux hommes
mariés, très honnêtes gens, qui n'ont pas eu d'autre dot qu'une
dot de ces sortes de maisons. La plupart de ces enfans , nés
dans la fange du vice , deviennent d'honnêtes gens , grâce à
l'éducation qu'ils ont reçue.
Quelques-unes de ces dames , sans enfans, adoptent natu-
rellemenl le,filsde leur frère ou de leur sœur, et elles relèvent
comme leur propre fils. Une d'entre ellesadonné50,000 francs
à un enfant que son mari avait eu avec sa domestique. 11 est
juste aussi de dire que plus d'une mère , dame de maison, pro-
stitue sa fille ou sa nièce. En général , ces échappées de vertu ,
que ce bon M. Parent-Duchâtelet signale, de temps à autre ,
evec un empressement tout chrétien, sont infiniment rares. Cet
être dégradé , qu'on appelle une dame de maison , est d'ordi-
naire avare, violent, cruel, sans pitié comme il est sans mœurs.
176 REVUE DE PARIS.
Elles battent, leurs filles , et, quelquefois , les déchirent avec
leurs ongles. Une maison rivale vient-elle à s'établir a côté de
sa maison , ce sont des rixes sans fin , des luîtes à mort. On a
vu telle maison tolérée faire une descente en règle dans la
maison voisine, et mettre tout à feu et à sang.
Dans chaque maison de tolérance , il y a d'ordinaire trois ou
quatre horribles vieilles, vieux débris pourris delà prostitution,
qui font l'office de servantes. Elles font les lits, les chambres,
la cuisine, les commissions ; le reste du temps, elles jouent au
loto, et elles s'enivrent. A ces trois ou quatre femmes, se joint
souvent un domestique mâle; ce domestique mâle est là-dedans
comme le muet dans le sérail. Il est un objet de dégoût pour
ses faciles maîtresses. Lui accorder un seul regard , ce serait
un déshonneur. La vanité est legrand mobiledela prostitution ;
et les dames de maison ne négligent rien pour flatter l'orgueil
de ces malheureuses , jusqu'au jour où elles les jettent à la
porte sans pitié, sans pain, sans vêlemens , sans asile, sans
jeunesse et sans beauté.
Mais il y a une justice au ciel ; à ce métier de dame de mai-
son peu s'enrichissent, beaucoup végètent, beaucoup se rui-
nent. Celle qui va au marché elle-même, qui racommode elle-
même les bas de ses filles, qui a son mari pour frolteur et pour
domestique , qui est sobre et économe , se tire d'affaire comme
une maîtresse de pension ordinaire. Dans ce métier horrible,
les chances de fortune sont variables à l'infini. Il y a des saisons
mortes pour le vice comme pour toute autre spéculation. La
famine , la guerre au dehors , la stagnation du commerce , se
font sentir cruellement dans les maisons de tolérance. La ré-
volution de juillet leur avait donné une prospérité momenta-
née; quelques mois plus tard , l'émeute leur porta un coup
funeste. Le choléra en ruina un grand nombre, la population de
Paris était si chaste! Les deux invasions, 1815 et 1817, ont été
la fortune de plusieurs ; trois ans plus lard , la famine dévora
ce que l'invasion avait semé. La fortune que peut gagner une
dame de maison s'élève jusqu'à 200,000 fr. ; il y en a qui vont
jusqu'à 500,000 : quelques-unes ont dépassé 500,000 fr. Les
beaux quartiers ne sont pas toujours les bons quartiers : les
rues de la B ucherie , de la Mortellerie , de la Vannerie , voilà
les bons endroits. Une dame de la rue de la Mortellerie avait
REVUE DE PARIS. 17'
acheté quatre maisons dans Paris, et marié sa fille à un ancien
officier de la garde impériale, chevalier delà Légion-d'Hon-
neur. Il ne faut donc pas s'étonner si ces mêmes fonds de pro-
stitution se vendent tout comme se vend une charge d'avoué
ou & notahe. Il y en a qui se sont vendus 60,000 fr., et cela
dans la rue de la Tannerie. Dans ces sortes de maisons si
recherchées, on vend delà bière, du café , des liqueurs , du
tabac, des filles, et tout ce qui s'ensuit.
Quand une dame de maison a fait sa fortune , elle rentre
dans le monde dont elle fait le plus bel ornement. Elle achète
un petit bien dans quelque joli village, une maison simple et
commode où elle reçoit sesamis et ses amies. Une d'elles était de-
venue dame de paroisse, elle allait à la messe, elle rendait le
pain béni, elle avait épousé un chevalier de la Légion-d Hon-
neur, et elle s'était présentée à l'autel avec un immense bou-
quet de fleurs d'orangers.
D'autres sont tout simplement de bonnes fermières, et elles
font valoir leurs terres comme elles faisaient valoir leurs filles
avec aussi peu de remords et un peu plus de fumier.
Un grand nombre fonde des estaminets, des cafés, des hôtels
garnis, elles ouvrent des maisons de nouveautés, de mercerie,
de lingerie, et leur papier s'escompte à 5 0/0.
Le plus grand nombre meurt comme il a vécu, au milieu
du vice et des ordures. Elles cèdent leur fonds à de plus jeunes
qui se chargent de les nourrir et de les loger avec toute l'atten-
tion possible. Enfin, il y en a plus d'une qui est trop heureuse de
mourir simple servante dans la même maison où elle a été
d'abord prostituée, puis maîtresse souveraine. Quand celle-là
rend sa vilaine ame,elle peut se vanter d'avoir été la plus
malheureuse créature de l'univers.
Il est donc convenu que la dame de maison est quelque
chose de plus vil qu'une simple prostituée. Elle ne vit que de
désordre et d'infamie. Sa fortune se fonde sur le libertinage
d'autrui. Elle est la pourvoyeuse du vice. Le vice, c'est sa
spéculation favorite. Elle loue au vice sa maison , son lit, sa
table, ne pouvant plus lui louer son cadavre. El pourtant,
juste ciel! voilà un honnête homme, un chrétien , M. Parent-
Duchâlelet, qui, la main sur la conscience, vous répond: —
Oui, la maîtresse de maison, comme la fille publique, est né-
cessaire à la société ! 15.
178 REVUE DE PARIS.
A côté de celte prostitution avouée et permise , qui a ses lois ,
ses espions , ses peines , il existe une autre prostitution plus ca-
chée, plus dangereuse mille fois que l'autre prostitution. Celle-
là s'enveloppe d'épaisses ténèbres; elle agit dans l'oènbre, elle a
recours à la ruse, à la fourberie; elle ne connaît pas de lois ,
elle n'a pas de frein ; elle ne s'arrête devant aucune victime ;
die s'adresse aux plus riches et aux plus pervers ; elle n'en
veut qu'aux plus jeunes filles qui n'ont même pas encore l'âge
de prostitution. Que de détours ! Que de mensonges! Deux
femmes s'étaient associées comme sages -femmes, et elles
exerçaient leur commerce à l'abri de cette enseigne. Une autre
annonçait qu'elle était un dentiste expert. Hommes et femmes
entraient librement chez elle, un mouchoir sur la bouche,
comme gens qui souffrent d'atroces douleurs. Une vieille qui
se donnait pour une dame de charité, menait avec elle deux
ou trois petites filles modestement habillées, et sous prétexte
d'implorer la charité publique, elle les livrait au dernier
enchérisseur. Il yen avait qui plaçaient toutes les femmes
de chambre sans emploi, et Satan sait ce que devenaient ces
femmes de chambre. D'autres louent, dans la même maison,
un appartement modeste au premier étage, et sous un nom
d'emprunt, un autre appartement au cinquième étage. Dans
ce second appartement il y a toujours quelques petites filles
qui y viennent comme par hasard et sans que la police puisse
s'en douter. Un autre moyen , fréquemment employé par ces
dames, c'est de louer un appartement magnfique et trop
grand pour elles ; bientôt elles prennent deux ou trois pen-
sionnaires, et elles tiennent table ouverte ; on dîne chez elles ,
et elles présentent aux convives ces demoiselles qu'elles font
passer pour leurs filles ou pour leurs nièces ; les femmes
de chambre de la maison ont avec ces dames un certain air
de famille , ce qui fait qu'au besoin on les prend les unes poul-
ies autres ; daus la belle saison ces dames établissent leur sé-
jour dans les environs de Paris, et principalement à Passy. —
On en a vu qui ouvraient un atelier de peinlure pour les fem-
mes, où les hommes étaient admis. — La table d'hôte est aussi
un excellent moyen de réunir des filles et des hommes. Il est
encore bien plus simple de prendre une patente de lingère, de
couturière, de modiste, de blanchisseuse. Ces dames ne reçoi-
REVUE DE PARIS. 179
vent pas chez elles, mais elles envoient à domicile. La mar-
chande à la toilette est, d'ordinaire, une entremetteuse très
habile. Elle s'introduit dans les maisons bourgeoises, et elle
séduit ce qu'elle peut séduire, la servante, sinon la maîtresse.
La prostitution clandestine est ainsi fomentée et favorisée par
toutes sortes d'industries subalternes. Heureusement encore la
police est-elle prévenue souvent par des lettres anonymes, des
endroits où se cache la prostitution. Souvent aussi ces dames
se révèlent elles-mêmes, elles envoient leurs circulaires de côté
et d'autre , elles font distribuer leur adresse sur les boulevarts ;
elles se trahissent facilement , mais elles échappent aussi faci-
lement qu'elles se trahissent. D'où il faut conclure avec M. Pa-
rent-Duchàtelet , « que dans l'intérêt des mœurs et de l'or-
dre général, on ne peut trop favoriser et multiplier les
maisons de tolérance 1 » Voilà pourtant où vous mène la logique !
11 y a encore la prostitution des maisons garnies; disons tout
de suite le garni! Le garni , c'est un mot de l'argot vicieux,
qui signifie beaucoup plus que maison garnie. Le garni, c'est
la maison , c'est le lit , c'est le grabat, c'est la botte de paille
de tous les gens sans asile ; le garni, c'est la dernière consé-
quence de cet article du code qui ordonne à tout citoyen de lo-
ger quelque part. On entre dans un garni pour n'être pas un
vagabond, car le vagabondage est un crime. Tout homme sans
asile .sans feu ni lieu , est nécessairement l'habitant d'un garni-
Là ils vivent ensemble , dans la même vermine, dans la même
crapule et dans le même bruit. Le garni est moins froid et
moins isolé que le grenier. Du garni à l'hôpital il n'y a qu'un
pas, et ce pas intermédiaire, c'est bien souvent la cour d'as-
sises et la prison.
Trente-cinq à quarantemille individus habitent, bon an mal
an, les garnis et les hôtels garnis de la bonne ville de Paris.
Il y a des hôtels garnis pour les princes, il y a des garnis où
l'on donne à coucher pour deux sous. Dans ces garnis se réfu-
gient les prostituées du dernier étage, quand elles ont gagné
de quoi manger , de quoi boire , et de quoi payer leur gîte de
la nuit. Quelles demeures! La police elle-même s'épouvante
quand il y faut entrer. Voici comment l'inspccleur parle de
quelques-unes de ces maisons : « Repaire de voleurs, de con-
trebandiers , de filles publiques . il est impossible d'y entrer
160 REVUE DE PARIS.
sans être suffoqué. On n'y voil pas de lits , mais des grabats
dégoûtans, des débris d'animaux, des intestins; tous les rési-
dus d'une gargote pourrissent dans la^cour; les plombs et les
latrines sont dégoûtans d'ordures et de matières fécales. Les
latrines, crevées au cinquième étage, laissent tomber les matiè-
res fécales sur l'escalier , qui en est inondé. Beaucoup de ca-
binets n'ont pas d'autre ouverture que la porte qui donne sur
cet escalier. C'est un repaire de ce qu'il y a de plus abject
en hommes et en femmes.... maison occupée depuis le haut
jusqu'en bas par des chiffonniers , des mendians , des joueurs
d'orgue, des filles publiques rôdeuses, des Italiens faisant voir
des animaux, des voleurs , des forçais; toute cette population
couche sur des chiffons ramassés dans les rues , et dont un
dépôt existe au rez-de-chaussée, etc. y
Eh bien ! elles aiment encore mieux , les misérables ! cette
infection et toutes ces pourritures accumulées, que de vivre
renfermées dans une maison sous les lois d'une maîtresse. Dans
ces ignobles taudis , elles sont libres. Entrer, sortir, aimer,
dormir, au gré de sa volonté et de son caprice , voilà la vie!
Elles s'exploitent elles-mêmes, voilà l'orgueil ! Elles s'estiment
beaucoup plus, couchées avec un tas d'hommes, sur ce las de
chiffons ramassés dans la rue , que si elles dormaient sur un
lit d'emprunt dont une aulre serait l'infâme usufrutière. En
vain le bureau des mœurs a-t-il voulu enrégimenter toutes ces
filles vagabondes, et mettre un peu d'ordre dans là prostitu-
tion des garnis, c'était vouloir laver les écuries d'Augias. De-
puis saint Louis jusqu'à nos jours , la chose a été mille fois
tentée, mais en vain. En 1254, la maison qui donnait asile aux
prostituées était confisquée. En 15G7 , on ne consfisquait
plus que le prix du loyer ; rien n'y fil, rien n'y fera. Il y aura
toujours une prostitution vagabonde et flottante , des garnis
pour la recevoir , et de vieux chiffons ramassés dans les rues,
pour lui servir de lit et de matelas.
En 1828, M. Debelleyme , préfet de police, voulut, comme
saint Louis, fermer les maisonsgarnies aux filles de joie.Qu'ar-
riva-t-il ? Ces malheureuses, privées de leur asile habituel, res-
tèrent dans la rue. Ou bien elles implorôrenl la pitié complai-
sante des corps-de- garde , ou bien elles se couchirent sous les
portes cochères de nos maisons. Ce que voyant > M. Debelleyme
REVUE DE PARIS. 181
retira son ordonnance, tout comme eût fait le roi saint Louis.
Après la prostitution des garnis se présente encore la pro-
stitution des marchands de vin , rogomisles , teneurs de cafés ,
d'estaminets et autres débitants. Ces messieurs joignent d'or-
dinaire à leur petit commerce un autre commerce non moins
lucratif. Ils vendent du vin dans certains cabinets noirs , qui
sont le véritable Eden de la fille de joie. Là elle règne et elle
boit ; l'obscurité la favorise au dedans et au dehors. Tout ce
qui échappe à la prison ou à l'hôpital, se réfugie dans ces sortes
de cabinets noirs. Bien souvent le bureau des mœurs a fait la
guerre à ces terribles cabinets ; les ordonnances ont succédé
aux ordonnances, on a exigé des portes vitrées sans verroux in-
térieurs ; mais la loi n'avait pas prévu ce cas, et en présence de
tant de cabinets noirs, M. Parent-Duchâtelet de répéter : Les
maisons de tolérance! les maisons de tolérance!
Il y a encore la prostitution sur la voie publique. Ce n'est pas
tout qued'être fille de joie, il faut encore trouver des chalands.
A chaque fille il faut une enseigne et un endroit où elle expose
sa marchandise. La borne sera cette enseigne , la rue sera ce
bazar. Livrez ces filles à elles-mêmes , elles vont se répandre
sur la voie publique, avec toutes sortes de désordres et de pa-
roles infâmes. On a vu plusieurs fois de quels excès elles étaient
capables: sous la Convention qui avait voté des récompenses
aux filles-mères , la prostituée était la reine et la maîtresse des
rues ; elles allaient par bandes dans certaines rues de leur adop-
tion; à la sortie des théâtres , elles encombraient les portes ,
elles attiraient à elles tous les filous , tous les voleurs de la
ville; elles obstruaient la porte des marchands, désolés de voir
s'enfuir leurs pratiques. Quand le marchand se fâchait , ses
carreaux étaient brisés le même soir, sa femme était insultée»
et lui-même il avait bien des coups à redouter; elles s'enten-
daient avec les allumeurs de réverbères pour qu'ils oubliassent
d'éclairer certains passages qui leur servaient de cabinets noirs.
Aujourd'hui la plupart de ces desordres ont cessé. D'ahord la
fille de joie a été chassée du Palais-Royal , que depuis si long-
temps elle regardait comme son domaine ; peu à peu on leur
défendit presque toutes leurs places favorites , l'Estrapade , les
marches de l'Institut et du Panthéon , le Carrousel , les places
Vendôme, Saint-Antoine, Saint-Sulpice, Saint Germain-1'Au-
18-2 REVUE DE PARIS.
xerrois el bien d'autres, le Pont-Neuf et le pont d'Iéna . leur
furent interdits ; elles disparurent de presque toutes les rues de
leur prédilection. La réforme se fit peu à peu, lentement; bien-
tôt la prostituée fut attachée au seuil de sa porte; quelques-unes
obtinrent la permission de faire vingt-cinq pas de long en large,
sans jamais s'arrêter. Des voix éloquentes se sont élevées à plu-
sieurs reprises pour faire disparaître complètement la prosti-
tution de nos rues et de nos passages. M. Debelleyme , avant la
révolution de juillet, avait tenté heureusement cette grande
réforme; M. Mangin , son successeur en mai 1830 , rendait un
arrêté dans le même sens; la fille de joie avait complètement
disparu des places publiques, lorsque la révolution de juillet
lui rendit un peu de liberté.
A la fin du mois d'avril 1831, 5131 filles publiques étaient
inscrites à la préfecture de police. Ces filles , réparties dans
les 12 arrondissemens de Paris, donnaient par arrondissement:
Un maximum de ... . 706
Un minimum de 59
Et une moyenne de. . . . 252
Ainsi sur la rive droite de la Seine , on compte une fille sur
216 habitants ; et sur la rive gauche , une fille sur 490. Et re-
marquez encore que tel quartier est encombré de filles , pen-
dant que le quartier voisin en compte à peine deux ou trois. C'est
ainsi que l'île Saint-Louis n'a pas une seule prostituée sur une
population de 7,500 habilans ; c'est ainsi que la cité qui n'est
séparée de l'île Sainl-Louisque par unespacedelOO mètres, est
le quartier le plus vicieux de la ville. La Cité est l'écume de la
France, peut-être mêmndel'Europe entière; îl y a là une fille pu-
blique sur 59 habilans. Il y a à Paris telle ruequi comptée peine
sa fille publique, il y en a telle autre qui en nourrit 40et au-delà.
Enfin , tout en bas de l'échelle , plus bas que la fille du garni,
plus bas que la fille du cabinet noir, plus bas que les chiffons
ramassés dans la rue , plus bas que la fange, plus bas que l'en-
fer , se trouve la fille à soldats. Filles à soldats \ prostituées
suivant l'armée! Celles-là ne sont pas reçues, même dans les
plus horribles taudis de la prostitution parisienne. Elles vivent
hors barrière, dans les cabarets pendant le jour, sous les arbres
et dans les fossés du chemin pendant la nuit. Elles suivent le
régiment comme un chien , el elles mangent ses restes après le
REVUE DE PARIS. 185
chien. Quand le régiment s'en va, et qu'il ne les emmène pas
avec lui, elles restent sans amans, car le nouveau régiment
amène avec lui ses concubines et il chasse les autres. Alors la
fille à soldats se transforme en un je ne sais quoi , qui n'a de
nom dans aucune langue, et qu'on ne peut guère comparer
qu'aux asticots de Monlfaucon.
Songez donc que la fille à soldats se vend deux sous quand
elle trouve à se vendre ! Elle se contente souvent d'un morceau
de pain de munition. Un particulier , possesseur d'un vaste ter-
rain entre la barrière des Vertus et la barrière Saint-Denis ,
imagina, pour le fumer sans doute, d'établir plusieurs rangs
de baraques, construites en planches et en terre, beaucoup
moins closes et moins habitables que les plus humbles poulail-
lers et les plus sales toits à porcs. En peu de jours , ces baraques
furent encombrées de chiffonniers, filles publiques, marchands
de chiens, apprêleurs de matières animales ; en même temps ,
les soldats de la caserne du faubourg Poissonnière accoururent
près de ces dames , et ils firent de ces horribles poulaillers leurs
maisons de plaisance ; ils en revenaient , la plupart du temps ,
malades, battus ou volés. Le colonel se plaignit, et, comme
ces baraques étaient trop rapprochées de la ville, ou les fit
toutes abattre , heureusement.
A défaut de poulaillers . les malheureuses filles à soldats s'en-
foncent dans les guinguettes, arrière-bouliques des débilans
de vin , dans les salles de bal , dans tous les lieux où l'on boit
et où l'on mange. Pour deux sous , clans un cabaret de la rue
de Vaugirard , on vous prête , en guise de lit , une table , pour
un sou de plus on jette un matelas sur la table. Les maîtres de
ces beaux endroits favorisentde toutes leurs forces les filles qui
fréquentent leurs boutiques. Ils ont tous une porte dérobée, un
grenier, une cave, un endroit où les cacher, quand la polie.'
les traque. Un jour la police qui était sûr de son fait , entre
brusquement chez un marchand de vin, croyant y saisir les
filles qui s'y tenaient. Mais, ô surprise ! point de filles! On les
cherche dans toute la maison , mais en vain. Où croyez-vous
qu'elles étaient ? en chemise , et blotties dans un trou du jar-
din, sous une couche de fumier !
Enfin il y a la prostitution des villages hors de Paris. Belle-
ville, La Courtille, La Villelte, La Chapelle, Vincennes, Neuilly,'
184 REVUE DE PARIS.
Courbevoie, Ruelle , Sèvre, Saint Cloud , Boulogne. Mais en
voilà bien assez , j'espère. Ici s'arrête le premier [volume de
cette histoire rfe la Prostitution. Faisons halte tout dans ce vice.
Revenons à l'air pur et libre, reposons-nous. Éloignons-nous de
cette fange; allons chercher quelque part une robe blanche, un
frais ruban, un chaste sourire, un chaste regard. Quelle joie, au
sortir de ces exhalaisons méphitiques , de respirer l'odeur de
la rose ; quelle joie , après avoir passé en revue ces bandes
hideuses de vices déguenillés et effrontés, à la voix rauque , de
reposer son ame, son regard, son cœur, sur le chaste et jeune
visage d'une honnête femme d'esprit!
Il faut en effet que M. Parent-Duchâtelet ait été un homme
d'un hardi courage et d'une patience toute chrétienne, pour
avoir accompli jusqu'à la fin l'horrible tâche qu'il s'était impo-
sée. Vous voyez que cette fois encore nous n'avons pas reculé
plus que lui , devant les immodices que soulève sa main res-
pectable. Son livre était achevé qu'il doutait encore de son livre.
Il a poussé la précaution jusqu'à faire lire son immense ma-
nuscrit à deux dames du monde dont il estimait les vertus et
les lumières. C'est pousser la précaution trop loin , pour un
homme de cette vertu et de ce mérite. Parent-Duchàtelet devait
être assez sûr de lui-même , sans avoir besoin de la permission
de ces dames, pour publier son ouvrage. Mais enfin, c'est avec
approbation et privilège de deux femmes du monde qu'a été
publiée celte histoire de la Prostitution.
Quelque chose que je préfère à l'approbation de ces dames ,
c'est le mot charmant d'une très honnête femme, de beaucoup
de naïveté et d'esprit, qui s'est donné la peine de lire en entier
ces deux gros volumes. Quel effort pour cette délicate et char-
mante personne! Que de fois son œil s'est fermé devant ces
immondices ! Comme seschasles oreilles ont dû être parfois
étonnées ! Comme son pauvre cœur a battu d'épouvante! Avec
quelles angoisses elle a dû chercher , dans le fond de tous ces
cadavres en corruption, un reste de celte ame immortelle que
toule créature humaine apporte avec elle en ce monde, et ne le
trouvant pas, ce reste d'ame, quel regard de doute et de tris-
tesse la pauvre femme aura tourné vers le ciel ! Aussi , quand
elle eut terminé l'affreuse tâche qu'elle s'était inTposée , elle fit
U signe de la croix ; puis , se tournant vers une de ses amies
REVUE DE PARIS. 185
qui avait été moins courageuse: — Mon amie, lui dit-elle, vous
pouvez lire ce livre ; c'est un livre parfaitement honnête , car
il est terriblement ennuyeux!
Ennuyeux , ce livre ! il n'y a pas , en effet , de plus bel éloge
à en faire; sans aucun doute, il n'y a pas de louange qui eût
flatté davantage son excellent auteur, Parent-Duchâlelet. En-
nuyeux, ce livre ! comme il eût été rassuré sur son œuvre, lui
qui en doutait encore en mourant ?
Fasse le ciel qu'on en dise autant de cet article et de l'article
qui le suivra !
Jules Ja.iin.
16
ARTISTES ÉTRANGERS.
3lmûUa Ifîetttm.
De jour en jour , en France , on est moins disposé à croire
que, hors Paris et hors d'un certain centre de Paris, il n'y a
plus ni mœurs, ni esprit de salons, ni beaux arts, ni théâtres.
Déjà rien ne ressemble moins à Paris que tel chef-lieu de dé-
partement. Mais , en revanche, rien ne lui ressemble autant
qu'une autre capitale d'un grand empire, qui serait devenue
comme lui un entrepôt d'idées et de fortunes. Telles sont
Vienne, Milan, ou Saint-Pétersbourg. Notre assertion est vraie
à tons égards , et surtout en ce qui concerne le théâtre. En
province , on a la prétention déjouer la comédie comme pour
Paris ; h l'étranger, on ne la joue que pour soi et en observant
les convenances du climat et des mœurs. En conséquence,
ce qui, chez nous , est vert pâle , ou gris-clair , devient autre
part jaune d'or, ou rouge de feu , par la raison que le ciel de
Poeslum n'est plus le ciel de Pantin , et que la délicatesse des
dames romaines diffère, sous beaucoup de rapports , de celles
des dames de France.
Les gens qui ne tiennent pas absolument à avoir leurs ad-
mirations toutes faites dans leur collège électoral , n'appren-
dront pas sans plaisir que l'Italie , qu'ils parcourront peut-être
REVUE DE PARIS. 18
cet hiver, possède en ce moment une troupe nomade d'excel-
lens acteurs de drame et de comédie, qui rappelle, par le choix
des sujets qui la composent, le temps glorieux où nous possé-
dions presque à la fois en France, Monvel, Dugazon, Talma,
Mole, Saint-Prix, mesdames Mars, Contât, Sainval , etc.... la
grande époque de notre Théâtre-Français.
La comédie et le drame en Italie ont surtout pour appuis
trois acteurs, dont le jeu secorrespond à merveille, grâce à une
sympathie parfaite de manière et de talent. Admettez qu'un
voyageur français arrive dans une ville d'Italie, avec l'espé-
rance d'y rencontrer un opéra au moins passahle. Il ne trou-
vera le plus souvent, qu'une musique à peu près détestable, peu
ou point d'orchestre , et de pauvres chanteurs qui lui défigure-
ront d'une façon barbare les chefs-d'œuvre de Rossini.
Ne sachant que faire , et faute de théâtre chanté, ce Français
se rendra donc un soir, par hasard , au théâtre déclamé. Quelle
sera sa surprise, lorsqu'il verra paraître sur ces planches, qu'il
jugeait d'avance abandonnées de tous les dieux , l'excellente et
incomparable actrice Amalia Beltini, une émule de Fanny Kem-
ble pour le pathétique et l'élan ; quelquefois ne le cédant pas ,
dans les nuances , à M"e Mars elle-même pour la délicatesse et
le fini du jeu; en un mot, une de ces artistes qu'il faut voir ,
et qu'on ne peut oublier après qu'on l'a vue. J'imagine que ce
Français se sentira à la fois bien surpris et bien ému. Dans les
arts , la surprise est tout; on jouit deux fois du chef-d'œuvre
qu'on découvre. C'est ainsi qu'on chercherait vainement à ren-
dre ce qu'on éprouve à Florence quand on y va voir la Madona
del sacco d'Andréa delSarto. Cette fresque se trouve dans une
des galeries de la Chiesa S. S. Annonziata. On s'en empare
comme d'une passion : on espère que, grâce à l'isolement, cette
madone aura eu à subir un peu moins de regards profanes et
de sots complimcns que ses sœurs.
Ne craignons pas de recommander aux personnes qui visite
ront l'Italie, le talent, si inconnu en France, d'Amalia Beltini.
Si la gloire était toujours répartie avec justice, son portrait
aurait déjà été exposé , par nos Reynolds des boulevarts entre
Mrae» Pasla et Malibran. Ce que ces deux grandes cantatiices
sont parvenues à rendre avec leur chant, Amalia Bettini l'ex-
prime avec ses gestes , ses poses el son organe.
188 REVUE DE PARIS.
Il est curieux cependant d'entendre encore , dans certains
foyers de Paris, des connaisseurs en fait d'art se demander sé-
rieusement s'il est possible que les Italiens aient jamais de bons
acteurs, s'ils ne sont pas trop grimaciers, trop gesticulateurs,
trop en dehors, trop bouffon, pour être propres au théâ-
tre, etc.
Une des meilleures preuves que l'instinct de la scène existe
chez un peuple, c'est l'amour qu'il montre pour le théâtre et
l'ancienneté de sa littérature dramatique. Est-il bien permis à
nous Français de contester cette sorte de génie aux Italiens?
nous qui ne sommes peut-être que leurs humbles élèves, en fait
de drame comme en ce qui concerne la peinture, la sculpture et la
musique ! Lorsque nous en étions encore aux frères delà Pas-
sion, l'Italie n'avait-elle pas, dès le xive siècle, un théâtre sou-
tenu, comme le prouvent la Sophonisbe de Trissino, l'Orbec-
che de Giraldi, et l'immortelle Mandragore.
La musique a d'ailleurs long-temps absorbé chez le? Italiens
le goût de la comédie. Dans le siècle dernier, cet âge d'or du
chant, pour peu qu'un acteur eût delà voix, il chantait l'opéra.
Ceci est attesté par les mille rôles de bouffes qui existent dans
les vieux ouvrages, surtout par certains airs de Cimarosa ou
de Zingarelli, écrits, pour la plupart, sur une échelle de notes
trois fois moins étendue que celle d'aujourd'hui. Les Lekain,
les Mjlé, les Préville de cette époque se sont appelés Mombelli,
Tacchinardi, David ou Crivielli !
Un autre fait contribua aussi à jeter dans la musique quand
même, tous les talens d'acteurs : ce fut l'extinction de ce genre,
si divertissant et si national, la commedia deiï'arte, c'est-à-
dire la comédie d'improvisation.
Quoi de plus libre , en effet , quoi de plus fou , quoi de plus
propre au développement d'un ac'eur de génie ? Là, point de
dialogue écrit, point de pièce, seulement un canevas que les
acteurs remplissaient comme ils l'entendaient, et roulant tou-
jours sur les démêlés de cinq personnages : Briguelo, (premier
zanni), Pulcinella (autre zanni), Pantalone, Cassandro et lsa-
bella. Il n'y avait d'écrit que le sommaire de la scène : « Ici ,
Pulcinella rossera Cassandre; ici Isabella doit se rencontrer
avec Pantalone; n chaque acteur inventait son personnage. Le
président de Brosses ne craint pas de déclarer mm les troupes
REVUE DE PARIS. 189
d'acteurs qui, de son temps, représentaient lacomediadell'arte
étaient au moins aussi bonne qu'à Paris. Un motu proprio du
grand-duc Léopold, qui lui fut dicté par les pédans , vint bien-
tôt défendre la comédie d'improvisation.
Ensuite, comme , depuis quinze ou vingt ans la France, l'An-
gleterre, l'Autriche et l'Espagne ont toujours continué à enlever
aux Italiens leurs meilleurs artistes compositeurs et chanteurs,
il leur a bien fallu , faute de musique, revenir au goût du drame
et de la comédie. Le théâtre de M. Scribe n'a pas moins de vo-
gue aujourd'hui à Rome, à Milan et à Florence, qu'à Londres et
en Alemagne; on ne jnue que cela partout. Il est vrai que les
étrangers ont adopté la comédie de Scribe un peu comme ils
adoptent tout ce qui vient de France. Une pièce parisienne est
souvent la bien-venue comme un nouveau meuble de Lesage et
une étoffe de Buttez. C'est pourtant grâce au théâtre de M. Scribe
que s'est surtout développé le talent d'Amalia Betlini. Ces mille
rôles de demi-teinte, qui ont été écrits pour Mrae> Perrin, Al-
Ian-Despréaux, Grévedon et Volnys , sont devenus , entre les
mains de l'aclrice italienne, autant de personnages à vrais élan-
cemens d'émotion et de pathétique. A Rome, cet hiver, on lui
a fait répéter sept fois de suite la Leetrlce. Non pas, cepen-
dant , qu'Amalia Bettini ait recours , dans son jeu, à de grands
effets. Le fond de sa nature est au contraire une sorte de grâce
etdedouce tristesse. C'est un instrument de peu d'étendue, peut-
être, mais d'une harmonie charmante, et dont toutes les cor-
des parlent à l'ame.
Amalia Bettini a maintenant vingt-quatre ans ; sans être pré-
cisément jolie , sa figure est de celles qui s'embellissent sur la
scène. Elle est tout le contraire de ces belles statues d'actrices
auxquelles le théâtre ne prête rien , et qui restent sur la
scène dans leur expression ordinaire.
Son père était lui-même un fort bon acteur. Ayant joué un
jour àNaples devant Murât, la reine voulut le connaître et fut
charmée des grâces et dir naturel de sa fille Amalia. Elle la prit
en effection ,etla fit élever dans la meilleure pension de Naples-
Amalia y apprit le dessin, la musique , les langues étrangères^
et y reçut, en un mot,j l'éducation distinguée qu'on n'accorde,
en Italie , qu'aux filles de haute naissance.
La mort du père , des pertes d'argent , décidèrent plus tard
16.
190 REVUE DE PARIS.
la mère à faire entrer sa fille au théâtre. Amalia , que l'amour
de la scène dévorait en secret, débuta à Trieste daus une pièce
de Goldoni , où elle ne remplissait pourtant qu'un troisième
rôle. Elle s'acquitta de cette lâche secondaire avec tant de bon-
heur, qu'elle fut rappelée à grands cris après la pièce, elle
public exigea aussitôt que la jeune débutante prit le rôle prin-
cipal.
Depuis ce début, la réputation d'Amalia Betlini n'a fait que
grandir : tous les théâtres d'Italie se font une gloire de la pos-
séder. Quand elle joue quelque part , on abandonne l'opéra
et on ne va plus qu'à la comédie , chose qui ne s'était jamais
vue avant elle!
Un des grands mérites de son jeu est de n'avoir aucun apprêt.
Elle entre en scène, et elle marche, elle pleure, elle exprime la
joie, la jalousie, le bonheur, la tristesse , avec la même sim-
plicité, avec le même naturel que si elle était réellemnet jalouse,
offensée , aimée ou trahie. Ce qu'on appelle en France le dessin
d'un rôle , c'est-à-dire la préméditation de l'accent ou du geste,
n'existe pas chez celte charmante actrice , qui transporte sur la
scène, avec un rare bonheur, l'abandon et les caprices d'un
enfant en pleine liberté.
Il faut dire aussi que l'amour, qu'elle peint si bien dans ses
rôles, lui est presque toujours resté étranger. En Italie, où l'on
ne ménage guère pourtant les vertus de théâtres, on n'a ja-
mais prêté une seule intrigue à la Beltini. Peut-être même ce
public qui n'est ni vaniteux ni exigeant comme le nôtre , aime-
t-il à savoir que son actrice favorite conserve sa vertu comme
une sauve-garde de son talent. Peut-être aussi , pour les artSi
l'amour rêvé vaut-il mieux que l'amour senti. A la manière
dont la Betlini rend la Lectrice , Malvina , Rodolfo , et la plu-
part des pièces du théâtre du Gymnase , il est aisé de voir qu'elle
apporte là lout le feu de sa force et de sa sensibilité. C'est une
improvisatrice qui serait restée femme.
• Les habilans de Pérouse ont fait frapper l'année dernière une
médaille d'or en son honneur. L'exergue de celte médaille annon-
çait qu'aucun des souscripteurs n'avait même parlé à l'ar-
lisle.
De même que les pièces du Gymnase perdent en finesse et
gagnent en franchise en passant par les traductions italiennes ,
REVUE DE PARIS. 191
il arrive aussi souventque nos plusméchans mélodrames fran-
çais, transportés en Italie, perdent beaucoup de leur enflure
et deviennent des pièces attachantes et pathétiques. Ainsi le peu-
ple italien a toujours conservé l'instinct du beau et du vrai dans
les arts ; mais , par son existence politique , il se trouve qu'il n'a
plus cette force de volonté que réclame l'invention.
Singulier phénomène qui met l'arrangeur aux prises avec
le poète et lui donne le dessus. L'esprit humain s'élève presque
toujours de la faiblesse a la force , du chaos a la lumière ; mais
rarement il arrive à extraire d'une école torturée et fausse un
genre naturel et vrai. Cette modification , que nos méchantes
pièces françaises subissent en Italie , est peut-être une des plus
grandes preuves du tact infini et du bon sens national en fait
d'art. Stace ou Lucain naîtront bien de Virgile , mais jamais
Virgile ne naîtra de Lucain ou de Stace Le tour de force d'idées
qu'on remarque ici ne doit être attribué qu'à l'asservissement
du pays. Ces détails de pensée imprévus que l'Italie crée dans
nos mauvaises pièces françaises, sont une sorte de vengeance
exercée par elle contre la barbarie des oppresseurs.
L'Italie actuelle estdonc loin d'être sans acteuret sans pièces,
comme on se le figure généralement en France. Les répertoires
sont défrayés par les chefs-d'œuvre de Goldoni et de Giraud,
les drames français, et surtout les pièces du Gymnase. Quant
aux acteurs, à côté du nom d'Amalia Betlini, il sérail injuste
de ne pas placer l'acteur favori qui a été presque toujours le
compagnon de ses succès, l'excellent Domeniconi, comédien
du plus haut talent, qui rappelle Mole par la grâce supérieure
et la liberté de son jeu.
Domeniconi représente aussi bien les amoureux queles pères
nobles, les personnages sérieux que les personnages comiques.
Il a de l'embonpoint : mais, malgré l'ampleur de son ventre et
de son costume, Domeniconi est un vrai modèle de noblesse et
d'élégance. On oublie ce que les accessoires peuvent avoir chez
lui dedisgracieux lorsqu'on entend cettevoix brève et accentuée,
ce, geste toujours si rapide et si vrai. L'Italien qui sauraparaître
élégant malgré l'épaisseur de sa taille aura, d'ailleurs, bien plus
d'élégance réelle que tel amoureux français dont le talent repose
sur la grâce de ses habits et sa prononciation grasseyante. En-
suite, de cette indifférence des dehors résultent l'idéal et la
192 REVUE DE PARIS.
perspective dramatique.} Rappelons-nous , dans les pièce»
deShakspeare , Coriolan , Rrutus el Jules-César, représentés
en costume castillan.
Domeniconi et Amalia Bettini jouant ensemble certaines
pièces du Gymnase, riant aux éclats là où les acteurs de Paris
se contentent de sourire , pleurant, se tordant là où les autres
indiquent seulement l'émotion, font briller dans leur jeu un
accord, un ensemble de talens, qu'on aurait peine à rencontrer
peut-être sur toute autre scène d'Europe. Fleury et M110 Contât
n'entraient pas mieux dans les effets et les intentions l'un de
l'autre.
Avec eux , on engage assez souvent le roi des comiques
italiens, le Dieu de la farce, le célèbre Vestri qui fait partie de
la famille des danseurs. Vestri réunit à cette gaieté loyale , à
cette naïveté-modèle des anciens Zanni napolitains , le brio
moderne , et celte finesse de l'ame,de goût, que Pellegrini
déployait dans le rôle de Figaro. Les pièces de Goldoni, surtout
gli Amanti sessagenaj de Berti, offrent à Vestri une nouvelle
occasion de montrer toutes les ressources d'un des talens les
plus originaux que la scène ait possédés. Si l'on fait la part
des exigences du caractère italien , nul doute que Vestri ne
rappelle Préville; passions populaires, gaieté, amour , verve
e t pétulance, son jeu est comme le véritable Opéra buffet, la
réunion de tous les bonbeurs qui peuvent arriver à la fois à un
homme.
Les Français qui verront Bettini, Domeniconi et Vestri,
pourront connaître par eux-mêmes combien notre goût diffère
de celui de l'Italie. Puis , comme chaque petit état de la Pénin-
sule a son genre de noblesse , de grâce ou de dignité, il est
essentiel que le jeu de ces comédiens, qui vont sans cesse de
Rome à Venise et de Venise à Naples, dépasse les frontières, et
s'affranchisse des qualités qui ne conviendraient qu'à un seul
peuple. De là vient la nécessité pour eux d'adopter plutôt le vrai
pathétique que la tristesse de convention, elles passions larges
au lieu des amours de détail.
Cette loi de transposition donne aussi à leur jeu un caractère
fort singulier , qui ne peut guère être compris d'un étranger ,
s'il ne s'est fait Italien au moins durant cinq ou six mois. La
plupart de nos comiques français vieillissent le spectateur. Au
REVUE DE PABIS. 19ô
contraire l'amour, tel que le rendent Amalia Betatlini et Dome-
niconi , rajeunit , et met presque toujours une compensation à
côté d'une peine ; même dans les plus violens accès de leurs
passions, on retrouve sans cesse une certaine candeur comme
dans les airs de Cimarosa ; tendresse naturelle au climat, qui
se révèle dans les^gesles et la voix des comédiens, pour peu que
leur jeu soit vrai. Ils brillent surtout par l'absence d'effet et
du sérieux absolu, qui donne tant d'avantage aux Italiens
dans leurs spectacles comme dans leurs tableaux , leur archi-
tecture, et leurs statues.
Maintenant, on demandera peut-être s'il serait possible
qu'Amalia Betlini vînt en France , et si ce voyage lui serait
favorable? Ses succès seraient-ils les mêmes? y recueillera-t-elle
des couronnes? y retrouverait-elle ses admirateurs?
11 faut dire d'abord que le plus grand désir de la Beltini
serait de débuter à Paris ; car, avouons-le, peut-être à la honte
de notre ingratitude politique , le but des espérances de
l'artiste italien , n'est ni Rome, ni Milan, ni Florence : c'est
Paris qu'il rêve, ce sont nos suffrages qu'il ambitionne.
Mais notre public français, si récalcitrant parfois, admeltra-
t-il le jeu d'une actrice qui est presque toujours à vingt-huit
ou trente degrés de chaleur? Songera-ton assez que les thuyas
et les ananas ne mûrissent qu'en serre chaude , tandis que la
betterave et le colza poussent en plein champ. Rappelons-nous
Kean, qu'on a si peu compris. Il serait triste qu'une actrice, de
la réputation et du talent de la Bettini^vînt échouer contre le
dédain d'un public qui ferait la petite bouche, et voudrait trou-
ver sur la joue d'une Véronaise le fard de nos conventions pa-
risiennes.
Amalia Bettini et Domeniconi seraient du reste, pour tous
les pays du monde, ce qu'on appelle gens de bonne com-
pagnie en Italie. La distinction de leurs senlimens et de
leurs manières les fait recevoir volontiers dans le meilleur
monde.
Ils y peuvent aller de pair avec les gens les mieux nés. Sans
cela , ils ne seraient pas bons acteurs. Le comédien italien, s'il
est vraiment digne d'éloge, sera meilleur peut-être que tout
autre. Mais s'il est sans talent , il tombe au-dessous de tous,
parce qu'il a, dans le détestable , le même abandon que dans le
194 REVUE DE PARIS.
beau : il n'a pas, comme dans nos contrées occidentales, un
certain amour propre pour le sauver.
Espérons, cependant, que , tôt ou tard , le directeur d'un de
nos grands théâtres s'arrangera pour faire connaître au public
français ces talens d'acteurs si neufs etaussi curieux à étudier
peut-être que les comédiens anglais. Mais avant de terminer
cette esquisse, nous permeltra-t-on de prévoir le sentiment de
vif bonheur que va éprouver Amalia Battini en recevant cet
hommage inattendu, si léger , mais d'un pris double pour elle,
puisqu'il viendra de France ? Ces louanges lui parviendront
peut être au milieu des applaudissemens, dans le coin de quel-
ques coulisses de Valle ou de la Pergola. Soyez sûr que ces
pages seront mouillées de larmes douces et vraies comme
celles de ses rôles. L'artiste transportée, s'écriera comme dans
celte pièce de Goldoni: u Che bel contentai che amore! »
Heureuses les femmes qui ont ainsi fait d'un art leur seule
divinité. Quand on sait de quelle ame parlent les accens d'A-
malia Beltini,on croirait que le théâtre est pareil à ce temple
de Diane, en Grèce, où les jeunes filles ne pouvaient entrer que
vêtues de blanc , et seulement à l'heure où le jour commence à
baisser.
Arnoold Fremy.
LES
COUVËNS DAREQUIPA.
Aréquipa est une des villes du Pérou qui renferme le plus de
couvens d'hommes et de femmes : l'aspect de la plupart de ces
monastères, le calme constant qui les enveloppe, l'air religieux
qui s'en exhale, en reportant la pensée sur les agitations de la
société, pourraient faire supposer que , si la paix et le honheur
habitent sur la terre, c'est dans ces asiles du Seigneur qu'ils
résident. Mais hélas ! ce n'est pas dans les cloîtres que ce
besoin de repos qu'éprouve le cœur détrompé des illusions du
monde peut être satisfait. Dans l'enceinte de ces immenses
monumens, au lieu de celte paix des tombeaux, qu'à leur exté-
rieur sombre et froid on rêve involontairement, on ne trouve
qu'agitations fiévreuses, que la règle comprime , mais ne peut
étouffer. Avant même d'avoir pénétré dans l'intérieur d'un seul
de ces couvens,"chaque fois que je passais devant leurs porches,
toujours ouverts, ou le long de leurs grands murs noirs, de
trente à quarante pieds d'élévation , mon cœur se serrait:
j'éprouvais , pour les malheureuses victimes renfermées toutes
vivantes dans ces amas de pierres, une compassion.si profonde,
que mes yeux se remplissaient de larmes.
196 REVUE DE PARIS.
Pendant mon séjour à Aréquipa , j'allais souvent m'asseoir
sur le dôme en forme de terrasse, de la maison de mon oncle,
dans laquelle je demeurais; dans cette position j'aimais à pro-
mener ma vue du volcan à la jolie rivière qui coule au bas, et
du riant vallon qu'elle arrose sur les deux magnifiques couvens
de Sainte-Catherine et de Sainte- Rose. Ce dernier surtout atti-
rait ma pensée et captivait mon attention : c'était dans son
triste cloître que s'était passé un drame plein d'intérêt , dont
l'héroïne était une jeune fille belle et malheureuse. Cette jeune
fille était ma parente; je l'aimais par sympathie, et, forcée
d'obéir aux fanatiques préjugés du monde qui m'entourait, je
ne pouvais la voir qu'en cachette. Quoique deux ans se fussent
écoulés, lors de mon arrivée à Aréquipa , depuis qu'elle s'était
évadée du couvent, l'impression produite par cet événement
était encore toute récente :|je devais donc user de beaucoup de
raénagemens dans l'intérêt que je montrais à celle victime de
la superstition; je n'eusse pu la servir par une autre conduite,
et me serais exposée aux reproches de toule ma famille et à
l'animadversion publique. Tout ce que Dominga (c'était le nom
delà jeune religieuse) m'avait raconté de son étrange histoire
me donnait le plus vif désir de connaître l'intérieur du couvent
où la malheureuse avait langui durant onze années. Aussi le
soin, lorsque le soleil disparaissait derrière les trois volcans
dont il colore de pourpre les neiges éternelles, je m'empressais
de monter sur la maison, d'où mes yeux se portaient involon-
tairement sur le couvent de Sanla-Rosa. Mon imagination me
représentait ma pauvre cousine Dominga revêtue de l'ample
et lourd habit des religieuses de l'ordre des carmélites. Je
voyais son long voile noir, ses souliers en cuir, à boucles de
cuivre ; sa discipline en cuir noir , pendante jusqu'à terre; son
énorme rosaire, que la malheureuse fille, par instans , pressait
avec ferveur, en demandant à Dieu qu'il l'aidât dans l'exécution
de son projet , et qu'ensuite elle broyait entre ses mains , cris-
pées par la colère et le désespoir. Elle paraissait dans le haut
du clocher de la belle église de Santa-Rosa. Celait dans ce clo-
cher qu'allait tous les soirs la jeune religieuse, sous le prétexte
de voir s'il ne manquait rien aux cloches et à l'horloge , dont le
soin était commis à sa surveillance. Du haut de cette tour, la
jeune fille pouvait contempler a loisir l'étroit et le beau vallon
REVUE DE PARIS. 197
où les jours de son eufance s'étaient écoulés si joyeusement.
Elle voyait la maison de sa mère, ses soeurs et ses frères courir
et folâtrer dans le jardin. Que ses sœurs lui paraissaient heu-
reu.es, de pouvoir ainsi courir et jouer en liberté! Comme elle
admirait leurs robes de toutes couleurs, et leurs beaux cheveux
ornés de rieurs et de perles. Comme elle enviait leur élégante
chaussure , leur grand châle de soie et leur légère écharpe de
gaze! A celte vue, la malheureuse jeune fille se sentait étoufftr
sous le poids de ses grossiers vètemens. Elle repoussait avec
un mouvement convulsif son long voile noir, en laine, que
l'ordre exigeait rigoureusement de tenir toujours baissé ; de
sourds gémissemens sortaient de sa poitrine; elle essayait de
passer ses bras entre les barreaux qui ferment les ouvertures
du clocher. La pauvre recluse ne demandait qu'un peu du
grand air que Dieu donne à toules ses créatures , elle ne de-
mandait qu'à chanter les chansons de ses montagnes , qu'à
danser avec ses sœurs, qu'à metlre, comme elles , de petits
souliers roses, une légère écharpe blanche et quelques Heurs
des champs dans ses cheveux. Hélas! c'était bien peu de chose
que désirait la jeune fille; mais un vœu terrible, qu'aucune
puissance humaine ne pouvait rompre, la privait à jamais d'air
pur et de chants joyeux , d'habits de son âge, appropriés aux
changemens des saisons , et d'exercices nécessaiies à sa santé.
L'infortunée, à seize ans, entraînée par un mouvement de dépit
et d'amour-propre blessé , avait voulu renoncer au monde.
L'ignorante enfant avait coupé \ elle-même ses longs cheveux ;
et, les jetant au pied de la croix, avait juré sur le christ qu'elle
prenait Dieu pour son époux. L'histoire de la monja avait fait
grand bruit à Aréquipa et dans tout le Pérou , et je la jugeais
assez remarquable pour qu'elle dût trouver place dans ma re-
lation. Mais avant de raconter l'histoire de ma cousine Do-
minga, je dois faire connaître l'intérieur de Santa-Rosa et de
Sanla-Calalliua.
Grâce à la guerre qui éclata en 1854 , et à l'occasion de la
fameuse bataille de Cangallo , je pus pénétrer , avec toute la
population de la malheureuse ville attaquée , dans ces deux
couvens, dont l'entrée, en temps ordinaire, est inaccessible sans
la permission de l'évêque d'Aréquipa ; permission que, depuis
l'évasion de la monja, il refusait inflexiblement. Lorsque les
17
198 REVUE DE PARIS.
soldats de San-Roman menaçaient du meurtre et du pillage la
ville d'Aréquipa, les dames de ma famille jugèrent prudent
de se réfugier dans un couvent. J'insistais fort pour que nous
fussions à Santa-Rosa, mais elles préféraient Sanla-Catalina.
Les supérieures de ces deux couvens étaient mes cousines , et
l'une et l'autre nous avaient fait faire les offres les plus affec-
tueuses, s'efforçant chacune de nous déterminer à lui donner
la préférence. Santa-Rosa, par sa beauté, devait plus vivement
exciter notre curiosité ; mais ces dames redoutaient l'extrême
sévérité qui , dans aucune circonstance, n'abandonne les reli-
gieuses de l'ordre des carmélites, le plus rigide de tous. J'eus
beaucoup de peine à vaincre leurs répugnances ; cependant je
parvins à en triompher. Vers sept heures du soir , nous nous
rendîmes au couvent, après avoir eu le soin d'envoyer devant
nous une négresse pour nous annoncer.
Je ne crois pas qu'il ait jamais existé dans l'état le plus mo-
narchique une aristocratie plus hautaine et plus choquante
dans ses distinctions, que celle qui me frappa en entrant dans
le couvent de Santa-Rosa. Là régnent dans toute leur puis-
sance les hiérarchies de la naissance , des titres, des couleurs
de la peau et des fortunes ; et ce ne sont pas de vaines classi-
fications. A voir dans le couvent marcher en procession les
membres de celte vaste communauté,vètusdu mêmeuniforme,on
croirait que la même égalité existe pour toutes; mais, enlre-t-on
dans l'une des cours , on est frappé de l'orgueil qu'apporte la
femme titrée dans ses relations avec la femme de sang plébéien,
du tonde mépris qu'affectentcelles à peau blanche envers celles
à peau basanée, et celles qui sont riches envers celles qui ne
le sont pas. C'est en voyant ce contraste d'une humilité appa-
rente et de l'orgueil le plus indomptable , qu'on est tenté de
répéter ces paroles du sage : « Vanité des vanités ! »
Nous fûmes reçues à la porte par une députalion que la su-
périeure envoyait pour nous introduire. Cette grave députa -
lion de religieuses nous conduisit , avec tout le cérémonial
voulu par l'étiquette, jusqu'à la cellule delà supérieure, qui
était malade et couchée. Son lit était supporté par une estrade
sur les marches de laquelle un grand nombre de religieuses
étaient hiérarchiquement placées. L'estrade, couverte d'un
lapis en grosse laine blanche, donnait à ce lit l'air d'un trône.
REVUE DE PARIS. 199
Nous restâmes assez long-temps auprès de la vénérable supé-
rieure. Les draps de lit étaient en toile, et une de ses dames de
compagnie nous expliqua, à voix basse, que la supérieure était
excessivement affligée de se voir contrainte, par la nature de
sa maladie, à enfreindre les règles du saint ordre des Carmé-
lites, en remplaçant la laine par la toile. Après que les bonnes
religieuses eurent satisfait leur curiosité , en nous entretenant
sur les affaires du jour, et en me faisant plusieurs questions ,
non sans hésiter , sur la vie d'Europe , nous nous retirâmes
dans les cellules qu'elles nous avaient fait préparer. Je deman-
dai à une des jeunes religieuses qui m'acompagnaient si elle
pourrait me faire voir la cellule de Domingo, : u Oui , me
répondit-elle, vous pourrez la voir demain, je vous donnerai la
clé moi-même ; mais n'en dites rien, car ici, cette pauvre Do-
rainga est maudite : nous sommes trois seulement qui osions la
plaindre. »
Santa-Rosa est un des plus vastes et des plus riches couvens
d'Aréquipa. La distribution intérieure est commode : elle pré-
sente quatre cloîtres, qui enferment chacun une cour spacieuse.
De larges piliers en pierre supportent la voûte assez basse
de ces cloîtres ; les cellules des religieuses régnent à l'entour ;
on y entre par une petite porte basse : elles sont grandes et
les murs en sont tenus très blancs ; elles sont éclairées par
une petite croisée à quatre vitraux , qui , ainsi que la porte ,
donne sur le cloître. L'ameublement de ces cellules consiste en
une table en bois de chêne , un escabeau, une cruche en terre
et un gobelet d'étain ; au-dessus de la table il y a un grand
crucifix : le christ est en os jauni par le temps , et la croix en
bois noir. Sur la table on remarque une tête de mort, un
petit sablier , des Heures, et parfois quelques autres livres de
prières ; à côté, accrochée à un gros clou , pend une discipline
en cuir noir. Excepté la supérieure , pas une religieuse ne peut
coucher dans sa cellule. Elles ne s'y rendent que pour méditer
dans l'isolement et le silence, se recueillir ou se reposer. Elles
mangent en commun dans un vaste réfectoire, dînent à midi
et soupent à six heures. Pendant qu'elles prennent leur repas,
une d'entre elles fait la lecture de quelques passages de livres
saints, et toutes couchent dans les dortoirs, qui sont au nom-
bre de trois dans le couvent de Santa-Rosa.
200 REVUE DE PARIS.
Ces dortoirs sont voûtés, construits en forme d'équerreet sans
aucune fenêtre qui laisse pénétrer le jour. Une lampe sépulcrale,
placée dans l'angle, jette à peine assez de lueur pour éclairer
un espace de six pieds, en sorte que les deux côtés du dortoir
restent dans une obscurité profonde. L'entrée de ces dortoirs
est interdite non-seulement aux personnes étrangères, mais
même aux filles de service de la communauté, et si furtivement
on s'introduit le soir sous ces voûtes sombres et froides, la dis-
position des salles, les objets qui vous environnent font croire
qu'on est descendu aux catacombes. Il est difficile de se défendre
d'un mouvement d'effroi. Les tombeaux (1) sont disposés de
chaque côté du dortoir à douze ou quinze pieds de distance les
uns des autres; éievés sur une estrade, ils ressemblent en effet,
parleur forme et l'ordre dans lequel ils sont rangés, aux tom-
beaux que l'on voit dans les caveaux des églises. Us sont recou-
verts d'une étoffe noire, en laine, semblable à celle qu'on em-
ploie pour tenture dans les cérémonies funéraires. L'intérieur
de ces tombeaux a dix à douze pieds de long, sur cinq à six de
large et autant de hauteur. Us sont meublés d'un lit fait avec
deux grosses planches de chêne placées sur quatre pieux en fer-
Dessus ces planches est un gros sac de toile qui est rempli, selon
le degré de sainteté de celle qui y repose, de cendres, de caillouxr
d'épines même, de paille ou de laine. Je dois dire que je suis en-
trée dans trois de ces tombeaux et que j'en ai trouvé les sacs
remplis de paille. A l'extrémité du lit est un petit meuble en bois
noir qui sert tout ensemble de table, de prie-dieu et d'armoire. De
même que dans la cellule, il y a au-dessus de ce meuble un grand
christ faisant face à la tête du lit : au-dessous du christ sont ran-
gés une tête de mort, un livre de prières, un rosaire et une disci-
pline. Il est expressément défendu, dans aucune circonstance,
d'avoir de la lumière dans les tombeaux. Quand une religieuse est
malade, elle va à l'infirmerie. C'est dans un de ces tombeaux que
ma pauvre cousine Dominga avait couché pendant onze ans !
La vie que mènent ces religieuses est des plus pénibles. Le
malin, elles se lèvent à quatre heures pour aller aux matines:
puis se succèdent presque sans interruption une suite de prali-
(l)On nomme tombeau l'endroit où chaque religieuse serelin
pour dormir.
REVl'E DE PARIS. 201
ques religieuses auxquelles elles sont tenues d'assister. Cela dure
jusqu'à l'heure de midi, qui les appelle au réfectoire. De midi à
trois heures, elles jouissent de quelque repos; alors recommen-
cent pour elles des prières qui se prolongent jusqu'au soir. De
nombreuses fêtes viennent encore ajouter à ces devoirs par les
processions et autres cérémonies qu'elles imposent à la commu-
nauté. Tel est l'aperçu des austérités et des exigences de la vie
religieuse dans les cloîtres de Santa-Rosa. La seule récréation
de ces recluses est la promenade dans leurs magnifiques jardins.
Elles en ont trois dans lesquels elles cultivent de belles fleurs,
qu'elles entretiennent avec un grand soin.
En prenant le voile dans l'ordre des carmélites, les religieu-
ses de Santa-Rosa font \œu de pauvreté et de silence. Quand
elles se rencontrent, l'une doit dire : « Sœur, nous devons mou-
rir,» et l'autre répondre : « Sœur, la mort est notre déli-
vrance, » et ne jamais prononcer une parole de plus. Toutefois
ces dames parlent, et beaucoup; mais c'est seulement pendant
leur travail d^ns le jardin, ou d3ns la cuisine lorsqu'elles y vont
pour surveiller les femmes de service, ou sur le haut dos tours
et des clochers, quand leur_devoir les y appelle. Elles parlent
encore dans leurs cellules, lorsqu'à la dérobée elles vont s'y faire
de longues visites. Enfin ces dames parlent partout où elles
croient pouvoir le faire sans violer leur vœu, et, pour se mettre
en paix avec leur conscience, elles observent un silence de mort
dans les cours, lorsqu'elles se rencontrent, dans le réfectoire,
dans l'église, et surtout dans les dortoirs, où jamais voix hu-
maine n'a retenti. Ce n'est certes pas moi qui leur imputerais à
crime ces légères transgressions à la règle du saint ordre des
carmélites. Je trouve tout naturel qu'elles recherchent l'occa-
sion d'échanger quelques pensées après de longues heures de
silence ; mais je désirerais, pour leur bonheur, qu'elles se bor-
nassent à parler des belles fleurs qu'elles cultivent, des bonnes
confitures et des excellens gâteaux qu'elles font si bien, ou de
leurs magnifiques processions et des riches pierreries de leur
vierge, ou même encore de leur confesseur. Malheureusement
ces bonnes religieuses ne se bornent point à ces sujets de con-
versation. La critique, la médisance, la calomnie même, rem-
plissent leurs entreliens. Rien de moins onctueux que les rap-
ports qu'elles ont entre elles. Tout , au contraire . dans ces
17.
202 REVDE DE PARIS.
rapports, annonce la sécheresse, l'âpreté la haine. Ces dames
ne sont pas plus rigoureuses dans l'observation de leur vœu de
pauvreté. Aucune d'elles ne devrait avoir, d'après le règlement,
m'a-t-on dit, plus d'une fille pour la servir ; cependant plusieurs
ont en propriété trois ou quatre filles esclaves qui demeurent
dans le couvent, indépendamment de l'esclave que chacune d'el-
les entrelient au dehors pour faire ses commissions, acheter ce
qu'elle désire et communiquer avec ses parens et le monde. Il y
a même parmi ces religieuses des femmes qui ont une fortune
considérable, qui font de très riches présens à la communauté
et à l'église du couvent, et qui envoient fréquemment à leurs
connaissances du dehors des cadeaux de prix, consistant en
fruits, friandises de toutes sortes, et petits ouvrages, faits dans
l'intérieur du couvent.
J'ajoute, au surplus, que le couvent de Santa-Rosa d'Are-
quipa est considéré comme un des plus riches du Pérou, quoi-
que je puisse affirmer que les religieuses m'en ont paru plus
malheureuses que celles d'aucun des couvens que j'ai eu l'occa-
sion de visiter, et toutes les personnes familières avec l'intérieur
des monastères, que j'ai consultées pendant mon séjour en Amé-
rique, m'ont confirmé la justesse de cette observation sur les
religieuses de Santa-Rosa, comparées à celles des autres com-
munauté. Avant de terminer cette notice sur Santa-Rosa, je vais,
pour faire mieux connaître l'esprit qui dirige cette communauté,
citer quelques passages des diverses conversations que j'eus avec
la supérieure pendant les trois jours que j'ai habité le couvent.
Je dois dire d'abord que la supérieure me reçut avec beaucoup
de distinction. Cette femme, qui avait alors soixante-huit ans,
dirigeait depuis dix-huit ans la communauté. Elle avait dû être
très belle; sa physionomie était noble, et tout en elle annonçait
une grande force de volonté. Née à Séville, elle vint à Aréquipa
à l'âge de sept ans ; son père la mit à Santa-Rosa pour y faire
son éducation, et depuis lors elle n'en était plus sortie. Elle par-
lait l'espagnol avec une pureté et une élégance remarquables;
elle était aussi instruite qu'une religieuse peut l'être. Toutes les
questions qu'elle m'adressa sur l'Europe me prouvèrent que la
supérieure de Santa-Rosa s'était beaucoup occupée des événe-
mens politiques qui ont agité l'Espagne et le Pérou depuis vingt
ans. Ses opinions, en politique, étaient aussi exallées qu'en re-
REVUE DE PARIS. 203
ligion, et son fanatisme religieux dépassait toutes les limites de la
raison. Je rapporterai une de ses phrases qui, à elle seule, ré-
sume l'ordre d'idées de cette vieille religieuse.» Hélas ! ma chère
enfant, me dit-elle, maintenant je suis trop vieille pour rien
entreprendre ; mon temps est fini, mais si je n'avais que trente
ans, je partirais avec vous : j'irais à Madrid, et là je perdrais ma
fortune, mon illustre nom et ma vie, ou, par la mort de Jésus-
Christ, là en croix, je vous jure que je rétablirais la sainte in-
quisition. » Il est impossible d'avoir plus de feu dans le regard,
d'énergie dans la voix et plus d'expression dans le geste qu'elle
n'en mit en étendant la main vers le christ qui était au pied de
son lit. Le reste de sa conversation était à l'avenant. En parlant
de Dominga, elle me dit :« Cette fille était possédée du démon;
je suis conterle que le diable ait choisi mon couvent de préfé-
rence : cet exemple y fera revivre la foi ; car, ma chère Flora,
à vous je confierai une partie de mes peines : chaque jour je
vois chanceler dans le cœur des jeunes nonnes cette foi puis-
sante qui seule peut faire croire aux miracles. » L'évasion de Do-
minga ne me paraissait pas devoir produire l'effet qu'en atten-
dait la supérieure, et me semblait au contraire de nature à
provoquer l'imitation. Je doute même qu'elle se fil illusion à cet
égard ; mais, parlant de Dominga en présence de quelques reli-
gieuses , elle crut peut-être de son devoir de faire cetle ré-
flexion. Cette femme, d'une austérité rigoureuse, a su se faire
obéir et respecter des religieuses, tout en les gouvernant avec
une main de fer ; mais depuis tant d'années qu'elle leur com-
mande , elle n'a pu obtenir la sincère affection d'aucune
d'elles.
Les trois jours passés dans l'intérieur de ce couvent avaient
tellement fatigué ma tante et mes cousines , que ces da-
mes , au risque d'être massacrées, ne voulurent pas y demeu-
rer plus long-temps. Quant à moi , j'avais, pendant un aussi
court séjour, recueilli beaucoup d'observations , et ne m'étais
nullement ennuyée. Ces graves religieuses nous accompagnè-
rent avec le même cérémonial et la même étiquette qu'elles
avaient mis à nous recevoir, et enfin nous passâmes le seuil de
celte énorme porte en chêne, verrouillée et bardée de fer comme
celle d'une citadelle : à peine la portière eut-elle refermé la
pesante porte, que nous nous mîmes à courir dans la longue
5304 REVUE DE PARIS.
et large rue de Santa-Rosa , toutes joyeuses de notre liberté.
Ces dames pleuraient ; les enfans et les négresses gambadaient
dans la rue, et j'avoue que je respirais plus facilement.
De retour chez nous , nous trouvâmes les affaires beaucoup
plus embrouillées que nous ne les avions laissées. Il y avait eu
suspension d'armes, mais la trêve expirait et les hostilités de-
vaient recommencer le lendemain. Mon oncle nous gronda
beaucoup d'être revenues aussi vile ; mais ces dames répondi-
rent qu'elles aimaient mieux être brûlées que cloîtrées.
Le lendemain , il y eut une alerte qui de nouveau força mes
parens à abandonner la maison. Ces dames furent cette fois se
réfugier à Sanla-Catalina ; quant à moi qui , dans aucune cir-
constance, n'ai jamais oublié mon rôle de voyageuse observa-
trice , je préférai rester avec mon oncle pour voir la mêlée;
mais (ont s'étant bientôt calmé , je me fis conduire à Santa-
Catalina.
Me voilà donc encore dans l'intérieur d'un couvent ; mais
quel contraste avec celui que je venais de quitter ! Quel
bruit assourdissant, quels hourras quand j'entrai ! La Fran-
cesita! la Francesita! criait-on de toutes parts. A peine la
porte fut-elle ouverte , que je fus entourée par une douzaine
de religeuses qui me parlaient toutes à la fois, criant, riant et
sautant de joie. L'une m'ôtait mon chapeau , parce que , disait-
elle, un chapeau était un vêtement indécent, 'mon peigne fut
également ôlé sous le même prétexte; une autre voulait me
retirer mes gigots , toujours sur la même accusation d'être
très indècens. Celle-là écartait ma robe par derrière parce
qu'elle voulait voir comment était fait mon corset. Une re-
ligieuse me défaisait les cheveux pour voir leur longueur; une
autre me levait le pied pour examiner mes brodequins de
Paris; mais ce qui excita surtout leur étonnement , ce fut la
découverte de mon pantalon. Ces bonnes filles sont naïves , et
il y eut sans doute plus d'indécences dans leurs questions que
dans mon chapeau ou dans mon peigne. En un mot, ces da-
mes me tournèrent en tout sens et en agirent envers moi
comme fait un enfant avec la poupée qu'on vient de lui
donner.
Je restai , sans nulle exagération, un grand quart d'heure à
la porte d'entrée qui sert de lour, craignant à chaque instant
REVUE DE PARIS. 205
d'être suffoquée par la chaleur et le peu d'espace que me lais-
saient ces turbulentes religieuses et la multitude de négresses
ou de sambas (1) qui m'entouraient. Mes parentes, qui avaient
vu l'embarras de ma position . et qui sentaient tout ce que je
devais en souffrir , faisaient tous leurs efforts pour tâcher de
percer jusqu'au lieu où j'élais, tandis que ma samba, qui était
entrée en même temps que moi, appelait à mon secours en
criant qu'on me faisait mal , qu'on allait m'étouffer. Mais ses
cris et ceux de mes cousines étaient couverts par plus de cent
voix à la fois: Ha ! la Francesita ; que bonita es ! vicne
aqui a vivir con nosotros.
Je commençais sérieusement à désespérer de sortir de celte
foule autrement qu'évanouie. Je sentais mes jambes défaillir
sous moi ; j'étais baignée de sueur , et le vacarme que tout ce
monde faisait à mes oreilles m'étourdissait tellement, que je
ne savais plus où j'étais , lorsque enfin la supérieure arriva
pour me recevoir. Elle était cousine de celle de Santa-Rosa .
et notre parente au même degré. A son approche , le bruit se
calma un peu, et la foule s'ouvrit pour la laisser arriver jus-
qu'à moi. Je me sentais réellement très mal. La bonne dame,
qui s'en aperçut, gronda sévèrement les religieuses , et donna
ordre qu'on fit retirer toutes les négresses. Elle m'emmena ensuite
dans sa grande et belle celiule, et là, après m'avoir fait asseoir
sur des riches tapis et de moelleux coussins , on apporta sur
un des plus beaux plateaux de l'industrie parisienne diverses
sortes d'excellens gâteaux faits dans le couvent, des vins de la
Péninsule dans des beaux flacons de cristal, et un superbe
verre doré , élégamment taillé et gravé aux armes d'Espagne.
Quand je fus un peu remise , la bonne dame voulut absolu-
ment in 'accompagner jusqu'à la cellule qu'elle me destinait.
Celait un amour de cellule, et beaucoup de nos petites-maî-
tresses l'auraient préférée à leur boudoir. Qu'on imagine une
petite chambre voûtée large de dix à douze pieds , et longue
de quatorze à seize, couverte en entier d'un beau lapis anglais
avec des dessins turcs: ayant au milieu une petite porte en
ogive, et sur deux des côtés une petite croisée du même style,
(1) Samba, c'est le nom qu'on donne aux métis provenant du
mélange des races indienne et nègre.
206 REVUE DE PARIS.
et ces deux croisées garnies de rideaux en soie couleur cerise,
avec des franges noires et bleues ; sur un côté de la chambre,
un petit lit en fer verni , avec un matelas en coutil anglais, et
des draps en batiste garnis en dentelle d'Espagne ; en face, un
divan aussi en coutil anglais recouvert d'un riche tapis venant
de Cuzco ; auprès du divan des coussins pour les visiteurs , et
de jolis tabourets en tapisserie. Dans le fond était pratiquée
une niche occupée par une belle console à dessus de marbre
blanc, qui figurait assez bien un petit autel. Il y avait sur la
console plusieurs jolis vases remplis de fleurs naturelles et ar-
tificielles, des chandeliers en argent avec des bougies bleues,
un petit livre rie messe relié en velours violet et fermé avec
un cadenas en or. Au-dessus de la console était placé un christ
en ébéne d'un beau travail, au-dessus du christ une vierge
dans un cadre d'argent, et, à ses côtés, dans de riches bordu-
res, sainte Catherine et sainte Thérèse. Un rosaire à grains
fins et des plus mignons avait été passé autour de la tête du
christ. Enfin , pour qu'il ne manquât rien , il y avait au milieu
de la chambre une table couverte d'un grand tapis, et sur cette
table un grand plateau qui contenait un thé de quatre tasses ,
une carafe en cristal taillé , un verre , et tout ce qui est néces-
saire pour se rafraîchir. Cette charmante retraite était le
retiro de la supérieure. Cette dame s'était prise pour moi d'une
amitié enthousiaste, par le seul le motif que je venais du pays
où vivait Rossini! Malgré mes instances pour ne pas accepter
ce charmant gîte , elle voulut à toute force que je m'installasse
dans son retiro. L'aimable religieuse me tint compagnie assez
tard , nous causâmes de musique principalement , puis des
affaires de l'Europe, auxquelles ces dames prennent un vif inté-
rêt; ensuite elle se retira entourée d'une foule de religieuses,
car toutes l'aiment comme leur mère et leur amie.
J'ai dû , pendant dix ans de voyages , changer fréquemment
d'habitation et de lit , je ne me souviens pas d'avoirjamais épouvé
une sensation aussi délicieuse que celle que je ressentis en me
couchant dans le charmant petit lit de la supérieure de Sanla-
Calalina. J'eus l'enfantillage d'allumer les deux bougies bleues
qui étaient sur l'autel ; je pris le petit rosaire , le joli livre de
prières, et je restai long-temps à lire,m'interrompant souvent
pour admirer l'ensemble des objets qui m'entouraient, ou pour
REVUE DE PARIS. 207
respireravec voluplé.le doux parfum qui s'exhalait de mes draps
garnis dedenlellcCetlenuit-là, j'eus presque le désir de me faire
religieuse. Le lendemainje me levaitrès lard, l'indulgenle reli-
gieuse m'ayant prévenue qu'il élait inutile que je me levasse à
six heures (comme on l'avait exigé de nous à Sanla-Rosa),
pour me rendre à la messe. « Il suffit que vous paraissiez à
celle de onze heures, m'avait- elle dit, et si votre santé ne vous
le permet pas, je vous dispense d'y paraître. »La première jour-
née fut employée à faire des visites à toutes les religieuses :
c'était à qui me verrait, me toucherait, me parlerait. Ces dames
me questionnaient sur tout. Comment s'habille-t-on à Paris?
Qu'y mangel-on? Y a-t-il des couvens? Mais surtout qu'y
fait-on en musique ? Dans chaque cellule nous trouvions nom-
breuse société : tout le monde y parlait à la fois au milieu
des rires et des saillies ; partout on nous offrait des gâteaux
de toute espèce, des fruits, des confitures, des crèmes, des
sucres candits, des sirops, des vins d'Espagne. C'était une
suite continuelle de banquets. La supérieure avait fait arran-
ger un concert pour le soir dans sa petite chapelle et là j'en-
tendis une très bonne musique, composée des plus beaux pas-
sages de Rossini. Elle fut exécutée par trois jeunes et jolies
religieuses non moins diletlanti que leur supérieure. Le piano
sortait des mains du plus habile facteur de Londres, et la su-
périeure l'avait payé 4,000 francs.
Sanla-Catalina est aussi de l'ordre des carmélites, mais,
ainsi que me le fit observer la supérieure , avec beaucoup de
modification.
Ces dames ne portent pas le même habit que celles de Santa-
Rosa. Leur robe est blanche, très ample et traînant à terre ;
leur bonnet est noir , et leur voile carmélite ordinairement
noir les jours de grandes solennités. Je ne sais si leur règle
exige qu'elles n'usent que d'étoffes de laine ; mais ce que je
puis assurer, c'est que leur robe est le seul de leurs vêlemens
qui soit en laine. Elle est d'un tissu très fin , soyeux , erd'une
blancheur éclatante. Leur bonnet est en crêpe noir, et si joli-
ment plissé , que j'avais envie d'en emporter un comme objet
de curiosité ; sa forme gracieuse leur donne une physionomie
charmante. Le voile est aussi en crêpe ; elles ne le portent
amais baissé qu'à l'église ou en cérémonie. II faut croire auss1
208 REVUE DE PARIS.
quecespieuses dames ne font vœu ni de silence nide pauvreté
car elles parlent passablement et font presque toutes beaucoup
île dépenses. L'église du couvent est grande , les ornemens en
sont riches , mais mal entretenus. L'orgue est très beau : les
chœurs et tout ce qui est relatif à la musique de l'église sont
l'objet , de la part des religieuses, de soins tout spéciaux. La
distribution intérieure du couvent est d'une grande bizarrerie:
il se compose de deux corps de bâtiment dont l'un s'appelle le
vieux couvent , et l'autre le neuf. Ce dernier renferme trois
petits cloîtres très élégamment construits ; les cellules en sont
petites, mais aérées et très claires. Dans le milieu de la cour
il y a une corbeille de fleur et deux belles fontaines qui entre-
tiennent parlout la fraîcheur et la propreté. L'extérieur des
cloîtres est tapissé de vignes. On communique par une rue
escarpée avec le vieux couvent. Celui-là est un véritable laby-
rinthe composé de quantité de rues et ruelles dans toutes les
directions , et traversé par une rue principale qu'on monte
presque comme un escalier. Ces rues et ruelles sont formées
parles cellules qui sont autant de petits corps de logis d'une
construction originale. Les religieuses qui habitent ces cellules
y sont comme dan's de petites maisons de campagne. J'ai vu
de ces cellules qui avaient une cour d'entrée assez spacieuse
pour y élever de la volaille , et où se trouvaient établis la cui-
sine et le logement des esclaves ; puis une seconde cour sur
laquelle deux ou trois chambres étaient construites ; ensuite
un jardin et un petit reliro dont le toit formait terrasse. Depuis
plus de vingt ans ces dames ne vivent plus en commun , le ré-
fectoire est abandonné, le dortoir l'est également, quoique,
pour la forme, chacune des religieuses y conserve encore un
lit qui est blanc , selon que la règle l'exige. Elles ne sont pas
non plus astreintes , comme les carmélites de Santa-Rosa , à
cette foule de pratiques religieuses qui prennent tout le temps
de ces dernières. Il leur reste, au contraire, après l'accomplis-
sement de leurs devoirs couventuels, beaucoup de loisir qu'elles
consacrent au soin de leur ménage, à l'entretien de leurs vêle-
mens, a des occupations de charité, enfin à leurs amusemens.
La communauté a trois vastes jardins qui ne sont plantés qu'en
légumes et mais, parce que chaque religieuse cultive des fleurs
dans le jardin de sa cellule. Au surplus , la vie que mènent ces
REVUE DE PARIS. 209
dames est très laborieuse ; elles travaillent à toutes sortes de
petits ouvrages d'aiguille, prennent des pensionnaires qu'elles
instruisent, et ont , en outre, une école gratuite où elles font
l'enseignement des filles pauvres. Leur charité s'étend à tout ;
elles donnent du linge aux hôpitaux , dotent de jeunes filles,
et journellement distribuent du pain de maïs et des vêlemens
aux pauvres. Les revenus de cette communauté s'élèvent à une
somme énorme ; mais ces dames dépensent en proporlion de
ces mêmes revenus. La supérieure avait alors soixante-douze
ans: nommée et destituée à plusieurs reprises, son extrême
bonté la faisait toujours rejeter par les piètres qui ont autorité
sur le couvent ; mais celle même bonté la faisait nommer de
nouveau par les religieuses, qui ont le droit d'élire leur supé-
rieure au scrutin.
Celte aimable femme, en tout point l'inverse de sa cousine
de Santa-Rosa , est si maigre, si délicate, qu'elle disparaît
presque entièrement sous sa longue et large robe. Toute sa
vie elle a été malade, et la seule chose qui apporte quelque sou-
lagement à ses maux, c'est d'entendre de la bonne musique.
Elle ne paraît vieille, cette chère dame, que par sa figure et
ses mains décrépites ; je n'aurais jamais cru qu'on pût ren-
contrer dans une femme de cet âge, et d'une aussi faible orga-
nisation , autant d'activité et d'énergie. Sa conversation ,
extrêmement gaie, était toujours brillante de saillies et piquante
d'originalité ; pas une de ses jeunes religieuses ne l'aurait
emporté sur elle en vivacité. Je lui rapportai le propos que
m'avait tenu la supérieure de Santa-Rosa ; elle haussa les
épaules avec un sourire de pitié, et me dit avec une expression
lout-à-fait artistique: «Et moi, ma chère enfant, si je n'avais
que trente ans, j'irais avec vous, à Paris, voir jouer au Grand-
Opéra les sublimes chefs-d'œuvre de l'immortel Rossini! Une
note de cet homme de génie est plus utile à la santé mo-
rale et physique des peuples , que ne furent jamais à la
religion les hideux spectacles des autodafé de la sainte inqui-
sition. »
A Santa-Calalina , chacune de ces dames fait à peu près ce
qu'elle veut; la supérieure est trop bonne pour gêner ou même
contrarier aucune de ses religieuses. L'aristocratie des riches-
ses , celle qui règne partout , même au sein des démocraties ,
18
210 REVUE DE PARIS.
est la seule dont j'aie remarqué l'existence dans ce couvent.
Les religieuses de Santa-Catalina sont réellement en progrès.
Parmi ces dames , il y en a trois qui sont considérées comme
les reines du lieu. La première , placée dans le couvent à l'âge
de deux ans, pouvait en avoir , lorsque j'y étais , trente-deux
à trente- trois : elle appartient à une des plus riches familles
delà Bolivia, et avait huit négresses ou sambas pour la servir.
La seconde est une fille de vingt-huit ans , grande et svelle ,
belle de cette beauté vive et hardie des femmes de Barcelone :
elle est, en effet, d'origine catalane. Cette charmante fille,
orpheline avec 40,000 liv. de rente , habite le couvent depuis
cinq ans. Enfin la troisième, aimable personne de vingt-quatre
ans, bonne, gaie, rieuse, est à Saint-Catalina depuis sept ans.
La plus âgée , qui se nomme Margarila , est pharmacienne du
couvent; Rosita , la seconde, en est la portière ; quant à la
plus jeune, Manuelita, elle est trop folle et trop légère pour qu'on
lui confie la moindre fonction.
Ces trois religieuses, par le besoin incessant d'activité qui
les tourmente , par les bizarreries de leur esprit, furent cause
d'une des nombreuses destitutions auxquelles une excessive
bonté a exposé la supérieure. La sœur Manuelita , que trop de
force et d'embonpoint rendent toujours malade, eut une petite
querelle avec le vieux docteur du couvent , parce qu'il voulait
lui imposer des diètes auxquelles la jeune fille , un peu gour-
mande, refusait de s'astreindre. Le père de Manuelita est un
vieillard octogénaire, non moins extraordinaire dans son genre
que ma cousine la supérieure l'est dans le sien. L'un el l'autre
sympathisent très bien ensemble el sont aussi bons amis qu'on
peut l'être. Ce vieillard , qui venait souvent au couvent où il
avait la permission d'enlrer quand il voulait , aime sa fille la
religieuse avec une passion toute particulière. Manuelita, qui
en mésuse ainsi que le font tous les enfans gâtés , se plaignit
à lui du traitement auquel voulait îa contraindre le vieux doc-
teur, et se fit beaucoup plus malade qu'elle nel'était réellement.
Don Urtao, c'est le nom du père de Manuelita , a la prétention
d'être philosophe, médecin , chimiste et astrologue , et de plus
est porté d'une grande vénération pour tous les Européens.
Il se montra sensiblement affecté de l'état de sa fille chérie, et in-
digné contre le vieux docteur Ragras qui voulait mettre sa fille a la
REVUE DE PARIS. 211
diète. « Chère enfant, lui dit-il, je ne veux plus que cet igno-
rant le prescrive le moindre remède ; je ramènerai demain
un docteur anglais, jeune homme charmant, plein de science,
et qui a déjà fait, à vingl-six ans, deux fois le tour du monde;
juge , ma fille , de l'excellence d'un pareil médecin ! « Le père
Urtao, fidèle à sa promesse, vint le lendemain au couvent , ac-
compagné d'un élégant et aimable dandy qui parlait l'espagnol
avec un accent très agréable. Cet infatigable voyageur, dont
l'organe avait été assoupli par l'usage des langues française et
italienne, qu'il parlait également bien, était en même temps le
plus fashionable des médecins. II joignait à des manières dis-
tinguées une originalité spéciale à sa nation et une gaieté qu'il
est très rare de rencontrer chez ses compatriotes.
Après avoir vu et questionné Manuelita , il jugea que toute
sa maladie provenait du défaut d'exercice et réellement la ten-
dance de celte jeune fille à l'obésité en dénotait l'urgent be-
soin. Le jeune docteur anglais prescrivit l'exercice du cheval
à la religieuse, qui reçut l'ordonnance avec joie ; elle y vit une
occasion de se distraire de la vie monotone dont le poids l'ac-
cablait, et dit aussitôt à son père qu'elle sentait que ce remède
seul pourrait la soulager. Le vieil Urtao proposa d'amener dans
le couvent sa jument , qui était très douce. L'aimable docteur
offrit la selle anglaise dont se servait sa femme , et il ne man-
quait plus, poursuivre l'ordonnance, que l'assentiment delà
supérieure. La sœur Rosila , qui était l'enfant de prédilection
de la bonne dame, se chargea de l'obtenir ; en effet , elle lui fit
comprendre que Manuelita avait une maladie de nerfs d'une
nature telle que l'exercice du cheval élait aussi nécessaire à sa
guérison qu'une douce mélodie à la santé de leur vénérable su-
périeure. La comparaison de la rusée Rosila réussit parfaite-
ment ; la permission fut accordée sans la moindre difficulté,
et la bonne supérieure ajouta qu'assurément ce jeune docteur
anglais devait connaître la musique, et qu'elle désirait qu'il lui
fût présenté.
Le jour attendu avec impatience étant enfin arrivé, don
Urtao entra de grand matin dans le cloître, suivi de sa jument;
elle était complètement harnachée et elle avait une magnifique
selle de velours vert. La vue de cette jolie bête produisit d'u-
niverselles acclamations ; les pauvres recluses accouraient de
212 REVUE DE PARIS.
toutes parts avides de comtempler un objet aussi nouveau pour
elles. Quand toulela communauté se fut bien rassasiée du plai-
sir devoir et du toucher la jument, la selle, la bride et la cra-
vache, le vieil Urtao aide sa fille à monter, et lorsqu'elle fut en
selle, il conduisit la jument par la bride, et fit deux fois letour
des cours. Lorsque Manuelita fut descendue, son amie, Rosita,
qui avait aussi des maux de nerfs, voulutmonter la jument;
plus hardie que Manuelita, elle conduisit seule sa monture, et
au troisième tour la mit au trot. Ce trait de bavoure extasia ces
timides religieuses ; toutes, même les vieilles, voulaient essayer
de cet exercice. Il fut convenu que la jument resterait dans le
couvent, et que don Urta reviendrait le lendemain pour prési-
der à la promenade. Le jour suivant, Manuelita conduisit son
cheval elle-même, et le fit aller au trot. Rosita monta ensuite,
et il fut arrêté qu'à l'avenir on se passerait du père Urtao. La
senora dona Margarita, qui depuis long-temps souffrait horri-
blement de ses nerfs, voulut aussi essayer de l'exercice dont ses
deux compagnes se trouvaient si bien. La chère dame étant
un peu lourde et très poltronne, la Rosita fut sa conductrice
lespremiers jours. Il y avait près de quinze jours que les prome-
nades à cheval di . ertissaienl le couvent, alimentaient toutes les
conversations et guérissaient merveilleusement de tous les maux>
quand un événement, qui faillit devenir funeste, fit cesser la
joie générale, excita la plus vive inquiétude et mit le trouble au
sein delà communauté. La sœur Margarita, qui était loin d'être
aussi agile que ses deux belles compagnes, et qui n'avait pu de-
venir aussi bonne cavalière, voulut cependant les imiter en fai-
sant courir son cheval au galop. Il lui en arriva mal. Au dé-
lourd'unedesruellesduvieuxconvent, sa longue robe venant à
s'accrocher à un buisson, Margarita,danslemouvement qu'elle fit
pour la dégager, perdit l'équilibre, et tomba sur la borne à
l'angle de la ruelle ; la malheureuse dans sa chute se fracassa
horriblement l'épaule.
Dona Margarita fui. portée sur son lit dans un cruel état de
souffrance ; on courut chercher le médecin anglais, qui se hâta
de venir, remit l'épaule fracassée et rassura les amies delà ma-
lade en leur affirmant que la blessure ne présentait aucun dan
ger, quoiqu'il craignît que la guérison ne fût un peulougue.
Cependant le vieux docteur Bagras, qui venait comme de
REVUE DE PARIS. 215
coutume au couvent, ne voyant plus paraître dans sa pharma-
cie la sœur Margarita, demanda si elle était malade. « Elle
n'est pas malade, repondil-on d'abord, mais elle s'est fait rem-
placer dans la pharmacie, ayant ailleurs des occupations qui
pour quelques jours, l'empêcheront d'y venir. » Quatre se-
maines s'écoulèrent sans que la pauvre pharmacienne fût en
état de se lever pour aller elle-même distribuer au docteur Ba-
gras les raédicamens dont il avait besoin pour les malades du
couvent, et tandis que la curiosité du vieux docteur à son su-
jet lui faisait naître des inquiétudes, elleétaitcontrainte deres-
ter dans son lit, souffrant d'atroces douleurs.
Bagras enfin commença à suspecter qu'on lui cachait quelque
chose-sur la sœur Margarita. Il épia les négresses de cette re-
ligieuse, questionna plusieurs d'entre elles, et l'air embarrassé
avec lequel on répondit à ses questions le convainquit queMa-
garita était malade. Le soupçonneux docteur fut intrigué du
mystère que tout le couvent lui avait fait de cette maladie; mille
suppositions s'élevèrent dans son esprit, et il n'eut plus qu'une
pensée, celle de découvrir le mol de l'énigme.
Il avait, comme médecin de la communauté, le droit de pé-
nétrer dans l'intérieur des cloîtres. Un jour, il guetta l'instant
où les cours étaient désertes, et en profila pour aller se présenter
à la cellule de Margarita. Il trouva la religieuse couchée et
méconnaissable, tant elle était pâle et amaigrie par la souf-
france. A la vue du docteur, toutes les personnes présentes je-
tèrent un cri d'effroi ; la malade s'évanouit. Le vieil Esculape
ne pouvait s'expliquer comment lui, médecin du couvent de-
puis vingt-cinq ans, connu de toules les dames de la commu-
nauté, qui, toutes, le traitaient avec familiarité, il ne pouvait
concevoir comment il venait à produire sur celles qui étaient
dans la cellule de la malade un si terrible effet. Il voulut s'ap -
procher du lit de Margarita pour lui offrir ses soins, mais tou-
tes ces religieuses se précipitèrent sur lui pour le repousser.
L'alarme qu'il avait causée, le mystère dont ces dames s'enve-
loppaient, firent naîlre dans la pensée du vieux docteur les plus
étranges soupçons. Il enétait abasourdi. Pleinde respect pour le
couvent de Santa-Catalina que depuis si long-temps il desservait
avec zèle, et jaloux de la sainteté de ses religieuses, il se per-
suada qu'il était de son devoir et de sa religion de prévenir la
18.
214 REVUE DE PARIS.
supérieure de tout ce qui se passait. Néanmoins, ce qui, au
fond deson ame, lepeinaitdavantage, c'était de voir que la sœur
Margarita n'eut pas eu assez de confiance en lui pour réclamer
ses soins. Arrivé en présence de la supérieure , Bagras , qui
connaissait l'extrême vivacité de cette dernière, n'osait faire
un long préambule, et cependant ne savait comment s'y pren.
pour aborder clairement le sujet; la vénérable dame, dont l'in-
telligence est vraiment extraordinaire, comprit la pensée du
vieux docteur, avant qu'il eût pu trouver des mots pour l'ex-
primer. Cette vieille religieuse, avec toute la bizarrerie et la
gaieté de son esprit, a toujours été d'une sévérité de principes
et d'une vertu exemplaire ; elle souffrait dans son ame et fut
horriblement scandalisé à l'idée qu'on put soupçonner une de
ses sœurs de s'être écartée des règles de cette vertu qu'elle croit
exister dans le cœur de toutes, avec la même pureté que dans
le sien. D'un geste, elle imposa silence au vieillard, et d'une
voix pleine de noblesse et d'indulgence, elle lui dit : — Docteur
Bagras, j'ai consenti à ce qu'on vous cachât le malheureux
événement qui est arrivé à la sœur Margarita ; je l'ai voulu
purement par considération pour vous; vos longs services mé-
ritent des égards queje ne saurais méconnaître : mais, vous le
sentez, docteur, je ne dois pas porter la complaisance au point
de compromettre la santé des saintes filles que Dieu a confiées
à mes soins. J'ai jugé convenable d'appeler dans mon couvent
un jeune docteur étranger , qui, désormais vous aidera dans
vos fonctions beaucoup trop pénibles pour un homme de votre
âge. Notre nouveau docteur a prescrit à plusieurs de ces da-
mes de montera cheval. Cet exercice leur fait beaucoup de bien,
mais la Providence a permis que notre chère fille Margarita, en
prenant cet exercice, fit une chute et se cassât l'épaule. Elle
souffre depuis deux mois, et le docteur anglais qui la soigne
répond de la guérir. Telles sont, docteur Bagras, les causes bien
simples de la maladie de la sœur Margarita. Maintenant que
vous êtes instruit de ce que vous vouliez savoir, vous pouvez
vous retirer.— Je raconte ce trait de ma vieille cousine avec
une satisfaction intérieure queje ne saurais exprimer. Sa con-
duite en cette occasion me parait admirable de générosité et de
dignité.
Le docteur Bagras fut tellement furieux de se voir chassé
REVUE DE PARIS. 215
parle fashionable anglais, qu'il rentra chez lui, bouillant de
colère , et adressa aussitôt à l'évêque un rapport sur ce qui ve-
nait de se passer au couvent.
J'ai lu la copie de ce rapport: c'est vraiment une pièce curieuse .
Ii est dit : « Horreur, trois fois horreur ! il est entré dans le
saint couvent de Santa-Catalina un mécréant , un chien (1)
d'Anglais! Enfin, monseigneur, pourriez -vous jamais le croire?
le chien a fait galoper les saintes religieuses sur une jument
qui était vêtue d'une selle anglaise » Tout le rapport est
de cette force.
Cet événement fit grand bruit dans la ville. La jeune généra-
lion était toute contre l'évêque , pour l'élégant docteur anglais
et la généreuse supérieure. Celle-ci n'en fut pas moins destituée
à cause du fait que je viens de raconter , mais les religieuses
furent tellement indignées de celte injustice, qu'elles la réélu-
rent immédiatement.
Les aimables cavalières de Santa-Catalina m'ont détournée un
peu démon sujet. Ce couvent offre un champ si vaste à l'obser-
vation, qu'il est difficile, en omettant même beaucoup de
choses, de n'être pas plus long qu'on n'en avait l'intention. Il
faut cependant ajouter, pour terminer cette digression , que ,
depuis ce malheureux événement , ces dames durent renoncer
au beau projet qu'elles avaient conçu de faire bâtir , dans un
coin du jardin , une écurie pour y tenir trois chevaux , afin
que chacune d'elles pût avoir le sien. DonUrtao fut même obligé
de reprendre sa jument et reçut une verte semonce de la part
de l'évêque. Enfin , l'aimable docteur anglais fut consigné à la
porte du couvent , mais s'en dédommagea à la grilledu parloir ,
où il continua de donner de pernicieux conseils aux saintes
filles, qui toutes avaient mal aux nerfs depuis que le sévère
docteur Bagras les traitait par ordre de l'évêque.
Dès le lendemain de notre arrivée, chicune des trois amies
avait laissé voir, en causant, un vif désir d'entendre de nous le
récit exact de l'histoire de la pauvre Dominga. Le bruit courait
(1) Au Pérou, on croit généralement que tous les Anglais son1
protestans, et la tolérance y a encore fait si peu de progrès, que
l'épithète de chien est communément usitée à leur égard. J'ai
entendu dire, en parlant d'une fille qui s'était mariée à un An-
glais, qu'elle avait épousé un chien.
216 REVUE DE PARIS.
dans le couvent que ces trois dames, depuis l'aventure de Do-
minga, en méditaient de concert, pour chacune d'elles, une
non moins abominable. Rosita était de l'âgede Dominga, et lui
porlait un vif intérêt, l'ayant beaucoup connue lorsque toutes
deux n'étaient encore qu'enfans. La plus jeune de mes parentes,
qui ne demandait pas mieux que de raconter celte histoire pour
la vingtième fois peut-être, s'offrit avec gaieté à satisfaire la
curiosité de ces dames. 11 fut convenu que la bonne Manuelila
engagerait ma cousine et moi à dîner en petit comité avec ses
deux amies, afin de pouvoir causer tout à notre aise et aussi
long-temps que nous le voudrions. Ce fut le veille de notre
sortie du couvent que ce dîner eut lieu ; c'était terminer d'une
manière assez piquante les six agarébles journées que nous
avions passées dans ce monastère.
Manuelia nous reçut dans sa jolie petite habitation du vieux
couvent. Le dîner fut un des plus splendides , et surtout des
mieux servis de tous ceux où je fus invitée pendant mon séjour
à Aréquipa. Nous eûmes de la belle porcelaine de Sèvres, du
linge damassé, une argenterie élégante, et, au dessert, des
couteaux en vermeil . Quand le repas fut termite , la gracieuse
Manuelila nous engagea à passer dans son retiro. Elle ferma le
porte de son jardin, el donna des ordres à sa première négresse
pour que nous ne fussions point dérangées, sous quelque pré-
texte que ce fut.
Ce petit reliro n'était pas aussi joli que celui de la supérieure,
mais il était plus original. Comme j'étais étrangère, ces dames
m'en firent les honneurs. On voulut que je prisse le divan à
moi toule seule, et je m'y couchai, mollement appuyée sur des
coussins de soie. Les trois religieuses, dont la robe à larges plis
était vraiment élégante, prirent place autour de moi : Rosita,
assise sur un carreau, les jambes croisées à la mode du pays, se
penchait sur le pied du divan; la bonne Manuelila, à côté de
moi, jouant avec mes cheveux qu'elle dénattait et renattait de
mille manières; et la grave Margarila, au milieu de nous, mon-
trant avec complaisance sa belle main grasse et blanche courant
sur son gros rosaire d'ébène. Quant à ma cousine, qui était l'ac-
trice principale, elle était assise en face de nous, sur un grand
fauteuil à l'antique, el avec un bon carreau sous ses pieds.
Ma cousine commença par nous faire connaître les motifs qui
REVUE DE PARIS. 217
avaient déterminé Dominga à se faire religieuse. Dominga était
plus belle qu'aucune de ses trois sœurs : à quatorze ans, sa
beauté était déjà assez développée pour qu'elle inspirât de l'a-
mour. Elle plut à un jeune médecin espagnol, qui, apprenant
qu'elle était riche, chercha à s'en faire aimer : ce qui lui fut chose
facile; Dominga voyait le monde pour la première fois, elle était
tendre, et elle l'aima comme on aime a son âge , avec sincérité
et sans défiance, croyant dans sa naïveté l'amour qu'elle inspi-
rait égal à celui qu'elle éprouvait. L'Espanol se fit présenter à
la mère de Dominga, et lui demanda sa fille en mariage : la
mère accueillit sa demande, mais, craignant que sa fille fût
trop jeune encore, elle voulut que le mariage ne se fît que
dans irn an. Cet Espagnol était , comme presque tous les Euro-
péens qui abordent dans ces contrées , dominé par la cupidité ;
il voulait arriver à de grandes richesses, et la possession de
Dominga lui ayant paru un moyen d'y parvenir, il avait spé-
culé sur la crédule innocence d'une enfant. Il s'élait à peine
écoulé quelques mois depuis que cet étranger avait demandé
la main de Dominga, que, pour une femme veuve, sans nulle
qualité, mais beaucoup plus riche que Dominga, il renonça à
l'amour vrai d'une jeune et belle fille, sans montrer le plus lé-
ger souci du profond chagrin qu'il allait lui causer en l'aban-
donnant. Le manque de foi de cet Espagnol blessa cruellement
le cœur de Dominga ; son mariage projeté avait été annoncé
publiquement à toute sa famille, et la fiertéde cette jeune fille ne
peut supporter cet outrage. Dominga se sentait humiliée, et les
consolations qu'on cherchait à lui donner ne faisaient qu'irriter
une douleur qu'elle aurait voulu se cacherLà elle-même. Dans son
désespoir, Domingua ne vit d'autre refuge que la vie claustrale;
elle déclara à sa famille que Dieu l'appelait ù lui, et qu'elle était
résolue à entrer dans un monastère. Tous les pareils de Do-
minga firent de vains efforts pour ébranler la résolution de
cette enfant ; Dominga avait la tète exaltée, et les souffrances
de son cœur ne lui permirent d'écouter aucune prière. Tout fut
inutilement tenté; Dominga se montra aussi indifférente aux
remontrances et aux conseils qu'elle avaitélé sourde auK solli-
citations. La résistance qu'elle rencontra dans sa famille ne fit
que raffermir l'opiniâtre témérité de cette jeune fille : après un
an de noviciat, Dominga prit le voile à Sanla-Rosa, le couvent
218 REVUE DE PARIS.
sans contredit le plus rigide de l'ordre [des carmélites.
Il paraît, continua ma cousine, que Dominga, dans la ferveur
de son zèle, lut heureuse les deux premières années de son sé-
jour à Santa- Rosa. Au bout de ce temps, elle commença à se
fatiguer de la sévérité de la règle. Les souffrances physiques
avaient calmé l'exaltation morale, et de tardives réflexions lui
firent verser des larmes sur le sort qu'elles'élail fait. Elle n'osa
parler de son chagrin et de son ennui à sa famille, qui s'était
si fortement opposée au parti qu'elle avait pris , et d'ailleurs
des plaintes eussent été inutiles. Vous le savez, mesdames, ajouta
ma cousine, une fois entrée dans une de vos retraites , on n'en
sort plus.
Ici, les trois religieuses se regardèrent, et il y eut un accord
dans ces regards échangés à la dérobée, qui n'échappa à aucune
de nous deux.
La malheureuse Dominga renferma ses chagrins dans son
cœur, et , n'espérant de soulagement de personne, elle se rési-
gna à souffrir, attendant de la mort la fin de ses maux. Cha-
que jour passé dans le couvent, que la religieuse ne considérait
plus que comme sa prison, affaiblissait sa santé, jadis si bril-
lante; une pâleur mortelle avait remplacé sur ses joues le ver-
millon qui donnait tant d'éclat à sa beauté lorsqu'elle vivait
daus le monde. Ses beaux yeux , devenus ternes , étaient en-
foncés dans leurs orbites comme ceux des pénitens épuisés par
les austérités du cloître. Un jour, vers la fin de la troisième
année, le tour de faire la lecture dans le réfectoire était venu
à lui échoir; Dominga trouva dans un passage de sainte Thé-
rèse l'espoir de sa délivrance.
Il est raconté dans ce passage que, fréquemment, le démon
a recours à mille moyens ingénieux pour tenter les nonnes. La
sainte rapporte en exemple l'histoire d'une religieuse de Sala-
manque, qui succomba à la tentation de s'évader du couvent,
et à qui le démon avait suggéré la pensée de mettre dans le lit
de la cellule le cadavre d'une femme morte, destiné à faire
croire à toute la communauté que la religieuse avait cessé de
vivre, afin qu'elle eût le temps, aidée d'un messager du diable,
sous la forme d'un beau jeune homme, de se mettre ù couvert
des alguazils de la sainte inquisition.
Quel trait de lumière pour la jeune fille! Elleaussi pourra sor-
REVUE DE PARIS. 219
tir de sa prison, de son tombeau, par le même moyen que la
religieuse de Salamanque. Dès moment, l'espérance rentrejdans
soname, et dès-lors plus d'ennui pour Dominga; car à peine a-
t-elle assez de temps|pour employer toute l'activité de son ima-
gination à songer aux moyens de réaliser son projet. Plus de
pratiques austères, de devoirs pénibles qui lui coulent à rem-
plir, parce qu'elle voit un terme à sa captivité. Elle changea
graduellement de manière d'être avec les religieuses, recher-
chant les occasions de leur parler, afin de parvenir à connaître
à fond chacune d'elles. Dominga tâchait surtout de se lier avec
les sœurs portières. Les fonctions de ces sœurs ne durent que
deux ans au couvent de Santa-Rosa. Dominga, à chaque chan-
gement', s'efforçait, par ses attentions et ses assiduités, de se
faire bien venir de la nouvelle portière. Elle se montra très
généreuse et très bonne envers la négresse qui lui servait de
commissionnaire au dehors du couvent, afin de s'assurer un
dévouement sans bornes. La prudente et persévérante jeune
fille n'oublia rien de ce qui pouvait faciliter l'exécution de son
projet. Huit années s'écoulèrent cependant avant qu'elle pût
le réaliser. Hélas ! combien de fois, durant cette longue attente,
la malheureuse Dominga ne passa-t-elle pas de la joie délirante
qu'éprouve le prisonnier près de quitter le cachol par un effort
de courage et d'adresse, au découragement profond, au déses-
poir de l'esclave qui, surpris au moment de sa fuite, va retom-
ber sous la main d'un maître cruel ! 11 serait trop long de vous
raconter toutes ses anxiétés, toutes ses alternatives d'espoir et
de crainte. Quelquefois, après avoir passé près de deux années
à flatter une vieille sœur portière, dure et revèche, au moment
où Dominga se croyait à peu près sûre de la sympathie et de la
discrétion de la vieille, une circonstance lui faisait voirque, si.
elle avait eu l'imprudence de se confier à cette femme, elle eût
été perdue. A cette pensée, Dominga, épouvantée du danger
qu'elle venait de courir, frissonnait de terreur ; il se passait
alors plusieurs mois sans qu'elle osât faire la moindre tenta-
tive. 11 arrivait encore qu'au moment de se confier à une por-
tière qui lui paraissait bonne et digne du terrible secret qu'elle
avait à lui dire, celle-ci était changée et remplacée par une es-
pèce de Cerbère dont la voix seule glaçait la pauvre Dominga.
C'est au milieu de ces cruelles alternatives que vécut pendant
220 REVUE DE PARIS.
huit ans la jeune religieuse. On ne conçoit pas comment sa
santé put résister à une aussi longue agonie. A la fin, Dominga,
sentant qu'elle était au bout de ses forces, se décida et s'ouvrit
à une de ses compagnes, qu'elle aimait plus que les autres, et
qui venait d'être nommé portière. Sa confiance se trouva heu-
reusement bien placée; et Dominga, assurée qu'elle fut de l'aide
et du silence de la portière ne songea plus qu'aux moyens de se
procurer ce dontelle avait besoin pour l'exéculionde son plan.
Il lui fallait se confier à la négresse, sa commissionnaire, car
sans le concours de celte esclave, il était impossiblede réussir.
Cette confidence était entourée de dangers; et dans cette cir-
constance, comme dans toutes celles qui se rattachent à l'exécu-
lionde son plan d'évasion, Dominga fut admirable de courage et
de persévérance. Ellene pouvait communiquer avec sa négresse
qu'au parloir, et à travers une grille. Les paroles de Dominga
pouvaient être entendues par une des silencieuses filles qui al-
laient et venaient sans cesse. Voici le plan qu'avait conçu Do-
minga, et qu'elle eut la hardiesse d'exposer à sa négresse en lui
offrant une large récompense pour dédommager cette esclave
des périls qu'elle avait a courir.
Il fallait que la négresse se procurât une femme morte,
qu'elle l'apportât le soir, à la nuit tombante, au couvent : la
portière devait lui ouvrir et lui montrer l'endroit où elle cache-
rait le cadavre; ensuite Dominga devait, dans la nuit, le ve-
nir chercher, le porter sur son lit, y mettre le feu, puis s'é-
chapper pendant que les flammes brûleraient le cadavre et le
tombeau. Ce ne fut que très long-temps aprèsêtre entréedans
l'entreprise de sa maîtresse que la négresse put apporter le ca-
davre; il eut été dangereux d'en demander à l'hôpital, qui, au
surplus, n'en eût donné qu'à des chirurgiens, et pour un usage
indiqué, attendu qu'il n'y a pas d'école de médecine à Aréquipa.
Il était presqueimpossibled'oblenir le corps d'une femme morte
chez elle : aussi assure-t-on que, sans les bons offices d'un jeune
chirugien, qui fut mis dans la confidence, la bonne amie de
Dominga aurait achevé ses deux années de sœur portière
avant que l'esclave eût pu se procurer le cadavre qui devait,
dans le couvent, faire croire à la mort de sa maîtresse. Par une
nuit sombre, la négresse, surmontant ses terreurs par l'appât
delà récompense promise, chargea sur ses épaules le cadavre
REVUE DE PARIS. 221
d'une femme indienne, morte depuis trois jours. Arrivée à la
porte du couvent, elle fit le signal convenu ; la portière, toute
tremblante, ouvrit, et la négresse, en silence, déposa son far-
deau dans le lieu que, du doigt, lui montrait la portière. L'es-
clave fut ensuite se poster au détour delà rue Santa-Rosa pour
y attendre samaitresse.
Dominga était depuis plusieurs jours en proie à de vives
inquiétudes ; des obstacles sans cesse renaissans entravaient
l'exécution de son projet. Elle attendait avec anxiété le résultat
des dernières démarches qu'on avait dû tenter pour se procurer
un cadavre de femme, lorsque son amie la portière vint la pré-
venir que sa négresse en avait introduit un dans le couvent. A
celte nouvelle, Dominga tomba à genoux, baisa la terre; puis,
portant les yeux sur son christ, resta longtemps dans cette
position, comme abîmée dans un sentiment ineffable d'amour
et de reconnaissance.
Le soir, la portière verrouilla la porte sans la fermer à la clé,
ensuite elle fut, selon que la règle l'exigeait, porter la clé à la
supérieure, et se retira dans son tombeau. Dominga, vers mi-
nuit, lorsqu'elle jugea que toutes les religieuses étaient pro-
fondément endormies, sortit de son tombeau, où elle laissa sa
petite lanterne sourde, et fut à l'endroit que lui avait indiqué
la portière prendre le cadavre. Dominga enleva sans hésiter
l'horrible fardeau, le déposa sur son lit , le revêtit de ses habits
de religieuse , et s'étant revêtue elle-même d'un habillement
complet dont elle avait eu le soin de se pourvoir, elle mit le
feu à son lit et prit la fuite , laissant toute grande ouverte la
porte du couvent.
Ma cousine se tut, et les trois religieuses de Santa-Calalina
se regardèrent encore cette fois avec un air d'intelligence qui
me fit pressentir leurs pensées. Après quelques instans de si-
lence, la sœur Margarila demanda ce qui s'était passé au cou-
vent par suite de l'évasion de Dominga , et ce qu'on en avait
pensé. Personne, reprit ma cousine , ne se douta de la vérité.
La sœur portière, qui ne dormait pas, comme vous devez bien
le présumer, courut sur les pas de Dominga fermer la porte au
verrou, et, dans la confusion occasionnée par l'incendie du
tombeau de Dominga , l'adroite portière sut reprendre sa clé
chez la supérieure, et ferma sa porte comme de coutume. Tout
tome xi. 19
222 REVUE DE PARIS.
le monde fut convaincu que Dominga s'était brûlée. Les restes
du cadavre que l'on trouva étaient méconnaissables , et ils fu-
furent enterrés avec les cérémonies en usage pour la sépulture
des religieuses. Deux mois après, la vérité commença à trans-
pirer ; mais les religieuses de Santa-Rosa ne voulurent pas y
ajouter foi, et quand l'existence de Dominga avait cessé d'être
un doute pour tout le monde , les bonnes sœurs soutenaient
encore que Dominga était bien morte, et que ce qu'on racontait
sur sa prétendue sortie du couvent était une calomnie. Elles
ne furent convaincues que lorsque Dominga elle-même prit
soin de les convaincre en attaquant la supérieure pour qu'elle
eût à lui restituer sa dot , qui était de 10,000 piastres (50,000
francs.)
Pendant tout le temps qu'avait duré le récit de ma cousine,
je m'étais occupée attentivement de remarquer l'effet produit
par sa narration sur les trois charmantes religieuses. La plus
ancienne des trois , la sœur Margarita, s'était à peu près con-
stamment tenue dans sa réserve couvenluelle. Il était échappé
à la vive et impétueuse Rosita plusieurs exclamations qui dé-
notaient avec quelle sincérité celte aimable fille compatissait
aux souffrances qu'avait éprouvées Dominga pendant ses onze
années d'agonie. Quant à la bonne Manuelita, elle pleurait, et
répétait souvent avec une naïve compassion : Pauvre Do-
minga ! comme elle a dû souffrir , mais aussi comme elle
est heureuse d'être enfin délivrée ! Et la gracieuse fille je-
tait sa tête sur mon épaule, avec un mouvement d'enfant , et
pleurait.
Nous nous retirâmes , laissant ces dames plongées dans une
rêverie que nous ne crûmes pas discret de troubler. Je gage-
rais bien, dis-je alors à ma cousine , qu'avant deux ans ces
trois religieuses ne seront plus ici. — Je le pense comme
vous , me répondit elle , et j'en serais bien contente : ces
trois femmes sont trop belles et trop aimables pour vivre dans
un couvent.
Le lendemain nous sortîmesdeSanta-Calalina. Nous y avions
demeuré six jours , pendant lesquels ces dames mirent tous
leurs soins à nous faire passer le temps le plus agréablement
possible. Dîners magnifiques, petits goûters délicieux, prome-
nades dans les jardins et dans tous les endroits curieux du
REVUE DE PARIS. 225
couvenl , ces aimables religieuses n'omirent rien pour nous
plaire et pour nous faire jouir des récréations que le couvent
leur permettait de nous offrir. Nous fûmes reconduites jusqu'à
la porte par toute la communauté , pêle-mêle , sans cérémonie
et sans la moindre étiquette, mais avec une affection si vraie
et si touchante que nous pleurâmes avec les bonnes religieuses
de la peine réelle que nous ressentions de nous séparer. Nos
impressions étaient bien différentes de celles que nous éprou-
vâmes à notre sortie de Santa-Rosa. Cette fois, nous ne sortions
qu'à regret du couvent , et nous nous arrêtâmes à plusieurs
reprises dans la rue pour porler nos regards sur les tours de
l'asile hospitalier que nous venions de quitter. Nos enfans et
les esclaves étaient tristes , et ces dames ne tarissaient pas en
éloges sur la conduite des religieuses.
Il n'y eut pas de jour dans la semaine qui suivit notre sortie
qu'elles ne nous envoyassent des cadeaux de toute espèce. Il
serait difficile de se faire une idée de la générosité de ces ex-
cellentes filles. J'avais gardé un si agréable souvenir de
l'accueil amical que j'avais reçu dans le couvent de Santa-
Catalina, qu'avant mon départ d'Aréquipa , je fus plusieurs fois
causer au parloir de mes anciennes amies. Dans cette circon-
stance, ces dames me comblèrent encore de petits cadeaux, et
me donnèrent la commission de leur envoyer de la musique de
Rossini.
M™0 Flora Tristaj,
LE
TOURISTE PARISIEN
EN ANGLETERRE.
i.
M. CHRISTOPHE D.... A M»« D....
Londres, le 27 mars 1836.
Ma chère Julie ,
La présente est pour te rassurer d'abord sur notre santé.
Nous avons débarqué tous hier à bon port à huit heures sept
minutes du soir, à neuf , un fiacre nous a laissés à l'hôtel de
Bristol, Black frtar's road, où lu nous adresseras dorénavant
tes lettres.
J'ai peu de choses à te dire de notre voyage, qui n'a pas offert
beaucoup d'incidens extraordinaires. Tu sais qu'après notre
.lernier embrassement général dans la cour des messageries,
tu m'avais vu partir très confortablement établi dans le pre-
mier coin d'intérieur de la diligence. Le lendemain, la mati-
née était si belle, que je suis monté sur la banquette pour voir
REVUE DE PARIS. 225
un peu le pays. Bien m'en a pris de toute façon, car cela m'a
valu une fort aimable société jusqu'à Montreuil. J'ai trouvé là-
haut le conducteur , ancien garde municipal, d'une politesse
extrême, et un voyageur très instruit. Tout le long du chemin,
nous avons causé ponts-et-chaussées et politique. Un quart
de lieue environ avant Montreuil, le jeune homme a mis pied
à terre et nous a quittés. Devine, chère amie, auprès de qui
je venais de rouler, une demi journée , côte à côte? C'était
près du sous-préfet de la ville lui-même. Dans le cours de
notre entretien, je ne m'étais pas gêné sur le compte du gou-
vernement ; j'avais dit que les routes ne me semblaient point en
trop bon état, et qu'une amnistie partielle serait peut-être dé-
sirable. Heureusement que je me suis ouvertement prononcé
contre les doctrinaires qui ne sont plus en place et en faveur
de MM. Passy et Sauzet, les nouveaux ministres. J'espère que
la vivacité de mes opinions n'aura pas blessé M. le sous préfet ;
du reste je suis charmé des manières simples et bourgeoises
du jeune magistrat. Voilà de ces avantages que nous avons
gagnés à la révolution de juillet. Ce n'est pas sous la restau-
ration qu'on nous eût donné des fonctionnaires de ce mérite et
de celte affabilité.
Au relai de Montreuil, j'avais proposé à notre Edouard de
monter prendre, sur la banquette, près de nous, la place libre.
Eh bien ! lui, si affamé d'air, qui aime tant , lu sais , regarder
les champs et rêver à la belle étoile , il a préféré rester dans
l'intérieur. Il est vrai qu'il était en grande conversation litté-
raire avec une jeune Anglaise , fraîche et rouge comme une
pomme d'api, que sa maman ramène à Londres, d'une pension
de Paris, où elle a passé plusieurs années. Une chose remar-
quable, c'est qu'au dîner, à la table d'hôte d'Abbeville , cette de-
moiselle a mangé plus de gigot rôti à elle seule que lous les
voyageurs ensemble ; ce qui ne l'empêche pas d'avoir l'air ex-
trêmement romanesque et d'être très forte en poésie. Je n'ai
pas voulu contrarier Edouard sur ses galanteries. Cela regar-
dait davantage la maman, qui ne paraissait pas s'en in-
quiéter beaucoup. D'ailleurs c'était là pour lui une bonne
occasion de se fortifier dans son anglais , qui nous sera bien
nécessaire.
Je ne te parlerai pas en détail de la traversée , attendu que
19.
23C REVUE DE PARIS.
je ne me souviens guère d'avoir rien vu ni entendu , tant
qu'elle a duré. Tout ce que je me rappelle, c'est d'être de-
meuré environ douze heures étendu sur le pont , parmi les
porte-manteaux et les caisses, ra'imaginant être jeté par la fe-
nêtre d'un septième étage, sans pouvoir tomber jamais. Le soir,
à mesure que nous avons avancé dans la Tamise , je me suis
senti pourtant ressuscité un peu ; mais j'étais toujours bien
abasourdi.
Edouard , tout pâle et chélif qu'il parait , s'est mieux tiré
d'affaire. Il n'a pas bronché un moment. Son Anglaise venait
aussi avec nous sur le paquebot. Ils se sont remis à causer de
plus belle de Walter Scott et de milord Byron , absolument
comme s'ils eussent été en terre ferme ; j'aurais mieux aimé
qu'ils eussent causé un peu de cotonnades et qu'il eût montré
nos échantillons. Cela nous eût valu peut-être le placement de
quelques articles. Mais ce garçon-là ne comprend rien au com-
merce. A quoi lui auront servi tant d'études ? Sera-t-il jamais
capable de mener , après nous , notre maison ? J'ai bien peur
que son éducation ne soit tout-à-fait manquée.
Tu conçois que je ne puis rien te mander ce matin, en fait
d'affaires. Mais je ne vais pas perdre un moment. Nous sortons
tout-à-1'heure pour aller voir nos correspondans et remettre
nos lettres de recommandation. J'espère l'annoncer bientôt des
résultats.
Ton mari.
II
Londres , le 50 mars 1836.
Je le dirai d'abord que je serais assez content de Londres s'il
y faisait clair. La ville n'a pas l'air mal. Malheureusement, le
brouillard est si épais , qu'en ce moment même , c'est-à-dire à
midi juste , à ma montre, il me faut une chandelle pour l'écrire.
Edouard se désespère de ce temps. Il dit qu'il a le spleen. Or, ce
spleen est une maladie contagieuse particulière à Londres, une
espèce de fièvre froide qui n'est dangereuse qu'au mois de no-
vembre. Les personnes qu'elle attaque alors vont généralement
se jeter dans une petite rivière appelée la Serpentine. Comme
REVUE DE PARIS. 227
nous entrons seulement en avril , tu vois qu'en tout cas nous
aurions le temps de réfléchir avant d'aller nous noyer.
Les rues sont larges , longues , droites et si pareilles , qu'il
est presque impossible de ne les pas confondre. Ce qui m'in-
trigue beaucoup , c'est qu'on n'y aperçoit pas une apparence
de ruisseau. Toutes sont ornées de trottoirs larges eux-mêmes
comme noire rue Saint-Martin. Ce serait plaisir d'y marcher ,
n'était le désagrément de recevoir d'effroyrables coups de
coude à chaque pas. Ces Anglais sont bien les plus grands
rustres de la terre. Ce sont autant de poteaux ambulans que
vous- rencontrez. Ce qui dépite le plus, c'est que, vous ont-ils
crevé la poitrine d'une bourrade, ils ne se détournent pas seu-
lement pour regarder si vous vivez encore.
Je ne suis pas aussi enthousiaste des boutiques queje m'atten-
dais à l'être. Un Français peut lever la tête même dans Régent
Street. Nous avons, rue Vivienne , et rue de la Paix -des maga-
sins qui permettent à notre orgueil national cette assurance.
Notre première visite, et la plus intéressante, a été chez
M. John Smith , marchand de nouveautés et de merceries en
gros et en détail, qui demeure Fleet Street, dans la Cité. Si
ces Anglais n'étaient pas tous de vrais glaçons enluminés, à
peine l'aurais-je trouvé poli. C'est un gros homme chauve, ù la
mine rouge et rechignée. Il a commencé par me secouer la
main, puis m'a tout d'abord remis au lendemain pour dîner
avec lui , parler d'affaires, et me présenter à sa femme. Il m'a
bien demandé ce qu'il me semblait de Londres ; mais sans at-
tendre ma réponse, il m'a prié de l'excuser s'il retournait finir
un compte, et m'a engagé à m'asseoir, me laissant dans les
mains le Moming-Chronicle. Imagine-toi que ce Morning-
Chronicle est un journal imprimé en petits caractères imper-
ceptibles, quatre fois grand comme le Constitutionnel. Qu'est-
ce qu'ils peuvent inventer, bon Dieu ! pour emplir tous les
jours une pareille feuille de papier ? Si je ne sais jamais ici les
nouvelles que par le Morning-Chronicle-, je ne serai guère au
courant de la politique.
Les Smith seront, à ce qu'il paraît, ici notre principale con-
naissance ; nous nous sommes rendus hier à leur invitation. Ce
premier dîner en ville vaut la peine que je t'en donne un compte
détaillé.
228 REVUE DE PARIS.
Nous sommes arrivés fort tard, grâce aux lambineries de
M. Edouard qui n'est jamais prêt. On "tous attendait évidem-
ment pour se mettre à table. Toutefois , M. Smith nous a pré-
sentés successivement à sa femme , à ses filles , et au reste de
la compagnie. Il y avait là trois négociant de la Cité avec leurs
épouses. Mistress Smith et les jeunes misses ont l'air extrême-
ment affable. Imagine-toi qu'elles nous ont tout de suite cha-
cune donné une poignée de main. Je suppose que c'est là une
grande marque de considération. Mistress Smith est aussi
grande, maigre et pâle que son mari est court, gros et violet.
Les demoiselles sont de la même venue que la maman; mais
quant au visage, de la couleur du papa. Toutes trois raides
comme despincettesdans des fourneauxde soie grise qui m'ont
semblé en gros de Naples de Lyon , et si décolletées des épaules
que j'en ai presque rougi.
Nous sommes aussitôt descendus dans la salle à manger qui
est au rez-de-chaussée. Mistress Smith m'a placé près d'elle.
On a mis Edouard entre les deux demoiselles.
Le repas est achevé maintenant, et Dieu merci! je n'en suis
pas mort ; mais je ne voudrais pas de si tôt recommencer. Ces
Anglais ont des manières de boire et de manger auxquelles je
ne m'habituerais pas aisément. Tu n'as pas d'idée de leur cuisine
et de leur service. On a bien raison de dire qu'ils ne font rien
comme les autres.
Voilà d'abord qu'il y a pour entrées de la soupe, du poisson,
des choux et des pommes de terres.
— Voulez-vous de la soupe ou du poisson ? — me demande
mistress Smith.
— La question est curieuse, dis-je en moi-même. Bien en-
tendu pourtant je réponds — « de la soupe, s'il vous plaît. »
Mais ce qu'ils appellent ici de la soupe, de la soupe à la tortue,
je crois , c'est une véritable panade de poivre noir. Après en
avoir avalé une cuillerée, je m'arrête. C'est assez. Je me serais
volontiers rabattu sur le poisson. Mais il paraît qu'il n'est pas
permis d'aller de l'un à l'autre. On a le droit d'opter, c'est tout.
Du moins, ceux qui avaient pris de la soupe ne prenaient pas
de poisson. Ceux qui prenaient du poisson n'avaient pas pris
de soupe. Plus je réfléchis à cet usage anglais , plus il me con-
fond. Je ne comprends guère d'un côté qu'où puisse avoir un
REVUE DE PARIS. 229
lion estomac sans manger de potage; mais quel estomac d'en-
fer ont donc ceux qui mangent impunément du potage à la
tortue?
Le second service me va mieux. D'une part , une pièce de
bœuf rôti de la grosseur d'une citrouille, le roast-beef, comme
ils disent; de l'autre, un pâté chaud dans une terrine , et en-
core un plat de pommes de terre en regard de la sauce blanche.
Les douceurs font un troisième service. C'était, par exemple,
un chausson de marmelade vis-à-vis d'un pudding. Notez bien
qu'en ce qui concerne le second et le troisième service , la
règle est la même que quant aux entrées. « Voulez vous du
t oast-beef ou du pâté chaud? voulez-vous de la marmelade ou
du pudding ? choisissez ! h Les affamés se dédommagent de
l'alternative en redemandant du même. La civilité autorise à y
revenir. Les puddings sont surtout les entremets favoris.
Leurs espèces sont très nombreuses. J'ai noté le nom de celui
d'hier. On l'appelle. A dog in a blanket , — un chien dans
une couverture. C'est une espèce de pâte bouillie et roulée
avec de la compote. Tu aimerais cela. J'en demanderai la re-
cette à mislress Smith.
Mais la compote et le pudding enlevés, devine ce qu'on ap-
porte ! Tu vas penser que je me divertis, et que j'invente. On
apporte la salade et le fromage. En vérité, ces Anglais sont des
originaux sans copie. Je ne sais pas ce qu'ils font de l'eau, car
je n'en ai pas aperçu une goutte ; et, à sa place, c'est du vin
qu'ils mettent dans les carafes. Enfin ils poussent l'esprit de
contrariété jusqu'à tenir la fourchette de la main gauche et le
couteau de la droite. Moi qui, par politesse, m'efforçais d'en
faire de même, juge combien j'étais à l'aise ! Autre contradic-
tion. Leur extrême propreté ne les empêche pas de manger sans
serviette, et de s'essuyer les doigts à la nappe. En revanche ,
ils changent de couverts à chaque plat. Comme je ne connais-
sais pas cette habitude-fà , c'était un vrai combat entre moi et
la bonne, toutes les fois qu'elle venait m'enlever ma fourchette
et mon couteau. En tout cas, il faut que ces Smith aient bien
de l'argenterie pour suffire à une pareille mode.
Ces Anglais ont en outre des civilités à eux bien singulières
et bien incommodes. Ainsi , tout le temps du diner, les uns après
les autres ,ils boivent à votre santé, et vous devez nécessaire-
230 HEVUE DE PARIS.
ment leur rendre raison ; il y va de l'honneur. C'est un défi ,
c'est un duel. Êtes-vous provoqué; vous, et votre assaillant,
vous emplissez vos verres ensemble, vous vous saluez ensuite
gravement, et puis : feu, vous buvez la rasade.
La méthode de servir le dessert n'est pas moins bizarre. C'est
sur la table nue qu'on le place. 11 est vrai que, la nappe étant
la serviette générale, ils supposent peut-être qu'au dessert elle
cesse d'être indispensable ; mais voici le plus étrange procédé
de ces insulaires. Au bout d'une séance de trois heures, mistress
Smith se lève; tous les convives sont à l'instant debout. J'ima-
gine que la cérémonie est conclue ; j'offre galamment mon bras
droit à la maîtresse du logis. — M. Smith m'arrête par le
gauche. En un clin d'oeil , toutes les dames se sont éclipsées
sans qu'un seul cavalier les ait suivies. Les hommes , restés
entre eux, reprennent gravement leurs sièges , et s'attablent de
nouveau.
Je ne me rendais pas très bien compte de ce qu'on allait
faire. Ça n'a pas tardé à s'éclaircir. Il s'agissait de boire sérieu-
sement le vin qu'on n'avait que goûté auparavant, Et , en
effet, on s'y est mis sérieusement, je t'assure. 11 y a, vois-tu,
trois grandes carafes de blanc et de rouge qu'on se passe
autour de la table. Elles vont à la fille, et ne s'arrêtent que le
temps de saluer. Quand elles sont vides, la bonne le remplit,
et puis on les vide encore, et ainsi de suite pendant deux
heures.
Du reste , la promenade des carafes n'empêche pas la con-
versation d'aller son train ; au contraire, ça la pousse; elle
n'avait guère été animée pendant le dîner ; moi, du moins , je
n'avais pas dit grand'chose. J'étais là près de mistress Smith,
qui n'est pas forte sur le français; je lie suis pas plus fort en
anglais, de façon que nous ne pouvions pas beaucoup causer. Elle
m'a bien demandé quatre ou cinq fois si je préférais Londres
à Paris. Moi, poliment, je lui répondais toujours : Yes. Voilà,
à peu près tout ce que nous nous sommes dit.
Tandis que les carafes couraient la poste , les hommes ont
parlé politique. Outre M. Smith, il y en avait encore deux ou
trois qui entendaient le français; je me suis senti davantage
sur mon terrain. — Qu'est-ce que vous pensez de la question
d'Orient? me dit M. Smilli. — Ma foi, je vous avoue que je n'a*
REVUE DE PARIS. 231
pas lu le journal depuis mon départ de Paris , ai-je répondu ;
mais j'ai bien de la peine à croire que don Carlos réussisse
jamais en Espagne. — Peut-être ont-ils trouvé mon affirma-
tion un peu hardie; ils se sont regardés tous, et Edouard m'a mar-
ché sur le pied.
— Ce qui est certain , a repris M. Smith , c'est que, dans les
clubs , on commence à s'entretenir beaucoup des probabilités
d'une guerre avec la Russie. — Ah ! vous avez encore des
clubs, vous autres! me suis-je écrié; tant pis. A Paris, nous y
avons mis bon ordre. Il y a beau jour que la garde nationale a
fermé ces tanières de républicains. » J'ai dit cela , j'en ai peur
trop vivement. Edouard a rougi jusqu'au blanc des yeux. Au
surplus, je ne suis pas obligé de connaître les opinions politi-
que de toute l'Angleterre. S'il y avait là des révolutionnaires ,
ce n'est pas ma faute.
Cependant toute chose a une fin. Les carafes auraient bien
marché toujours, ça leur était égal : elles se vidaient à mesure
qu'on les emplissait. M. Smith est venu de me faire, à l'oreille,
une proposition fort honnête, qui m'a embarrassé un peu, tout
en me rendant service. Puis on s'est levé en masse , et l'on est
remonté, comme on a pu, au salon.
Toutes les dames étaient rangées en demi-cercle autour de
la cheminée. J'espère qu'elles avaient eu le temps de comparer
leurs toilettes et de se moquer de nous.
Pour être franc, je t'avouerai que j'étais un peu gai ; lu sais
que je n'ai pas l'habitude du vin pur; c'est rare à la maison ,
quand nous avons du monde , si je bois deux ou trois petits
verres de bourgogne. — » Que préférez-vous, de Londres ou
de Paris ? » m'a redemandé mislress Smilh , en m'offrant une
tasse de café. — « Yes, yes,yes, yes, » ai-je répondu quatre
fois de suite , à ce que prétend Edouard. En vérité , je voyais
trente-six bougies dans la chambre, tandis qu'il n'y en avait
réellement que quatre sur le piano et la cheminée.
— Du café! nous n'en prenons jamais le soir, cela nous em-
pêche de dormir,dis-je à raistriss Smith qui revienl à la charge.
La bonne emporte le plateau ; c'est bien.
Mais au bout d'une'demi-heure, la voilà qui reparaît avec un
autre. — Encore ! me mets-je à crier. — C'est le thé , reprend
M. Smith. Et, en effet, c'était le thé avec des tartines de beurra.
232 REVUE DE PARIS.
Ma pauvre tête déménageait de plus en plus. — Comment !
le déjeûner à présent! dis-je. Heureusement qu'Edouard m'em-
mène dans un coin, et m'empêche d'en dire davantage .
Ce qu'ils font tous de dix à onze heures , je serais bien em-
barrassé de le le conter. Il paraît pourtant que les demoiselles
ont chanté des mélodies irlandaises , et qu'on a regardé des
images et des almauachs qui étaient sur le guéridon.
Mais comme onze heures sonnent, ne voilà-t-il pas la bonne
qui remonte avec un plateau plus grand que jamais, c'est-à-
dire un vrai second dîner tout servi ; le roas-beef, les compo-
tes, le chien dans la couverture, et les trois maudites carafes
pleines jusqu'au gosier . comme si on ne les avait pas vidées
déjà vingt fois.
— Oh ! mistress Smith, ce n'est pas raisonnable; vous faites
des folies, dis-je en me levant. C'était bien assez du premier
dîner d'en bas.
— Ne vous inquiétez point , répond en riant M. Smith. Ceci
n'est rien ; c'est une manière de collation. Un Anglais, voyez-
vous, ne croirait pas sa journée complète s'il ne la finissait
point par un bout de souper.
— Oui , la journée est effectivement très complète. Le bout
de souper est attaché au dîner par la promenade des carafes,
les plateaux de thé, de café et les tartines de beurre... Edouard
m'interrompt et me force de m'asseeoir. Dames et cavaliers ,
tout le monde s'attable en cercle et l'on attaque le souper, ni
plus ni moins que si l'on n'avait dîné de la samaine.
— Ma foi, dis-je à Edouard, tout ça aura un terme.
Au même moment rentre la bonne, qui ne se lasse pas.
— Qu'est-ce qu'elle apporte, bon Dieu ! dans un grand pôt
qui fume ? Ce sera peut-être de la soupe à la tortue , puisqu'on
recommence tout.
C'était de l'eau bouillante. Et aussitôt , chacun et chacune
d'avaler, par-dessus le souper, des grands verres d'eau chaude
corrigés avec du genièvre et du sucre. Ils appellent cela du
grog et encore autrement; que je me rappelle;— Ah! le
bonnet de nuit, — night-cap; il paraît qu'ils ne pourraient se
coucher sans ce bonnet-là.
Comme ils n'avaient pas l'air d'être bien pressés d'y aller,
nous avons tiré notre révérence. Je ne sais pas si à force de
REVUE DE PARIS. 2ÔÔ
s'enfoncer le bonnet de nuit, ils s'en sont procuré une bonne ;
ce qui est sûr, c'est que la mienne ne l'a guère été. Quel cau-
chemar! C'étaient les trois carafes qui dansaient la boulangère
sur mon estomac, autour de la soupe à la tortue.
Ne ne tourmente pas cependant; j'en suis quitte pour une
mauvaise digestion. Je me noie de Ihé depuis ce matin , et
cela me réussit. Je ne m'étonne pas que ce soit là tous les
jours le déjeuner des Anglais. Quand on fait des dîners pareils, on
a besoin de tisane le lendemain.
11.
Londres , le 4 avril 1836.
Nous avons fait samedi aux Smith notre visite de digestion.
Le mari était dehors; mais la dame elles demoiselles ne nous ont
pas reçus moins cordialemenlque le jour du dîner. Les poignées
de main ont été même plus serrées. Je suis vraiment confus des
prévenances de cette aimable famille. Il est clair que nous plai-
sons beaucoup. La première fois que nous reviendrons, si cela
continue, tout le monde nous embrassera. La conversation,
par exemple , a langui souvent. Mistress Smith ne m'a rede-
mandé qu'une fois si je préférais Londres à Paris ; mais elle
m'a baragouiné cinq ou six autres questions dans un français
auquel je n'ai pas compris une syllabe. Comme j'avais peur de
me compromettre avec mon yes, j'ai pris le parti de ne plus
répondre qu'en m'inclinant respectueusement et d'un air qui
ne disait ni oui ni non. M. Smith m'a rendu service en rentrant.
Avec lui j'ai retrouvé la parole.
Notre visite s'était prolongée. Il était près de cinq heures. Je
tremblais qu'on ne nous retint à dîner. Heureusement j'en ai
été quitte pour la peur. M. Smith m'a seulement proposé une
partie de campagne entre hommes pour le lendemain. Juge si
j'ai balancé à accepter. Il s'agissait d'aller à Greenwich , à six
milles de Londres , par le nouveau chemin de fer.
Un chemin de fer , ma chère Julie ! J'ai vu un chemin de fer.
Moi , qui le parle, je suis allé en voiture sur un chemin de fer. Tu
n'en connais guère de nos amis, même de ceux qui ont été
commis-voyageurs dans leur jeunesse, tu n'en connais guère
20
234 REVDE DE PARIS.
qui aient voyagé par des chemins de fer. Eh bien! moi, en
attendant ceux qu'on nous promet de Paris à Versailles , de
Paris au Havre, j'ai vu celui de Londres ù Greenwich; j'y ai
marché, j'y ai roulé. C'est un voyage qui mérite bien de l'être
conté de point en point.
H avait été convenu , à ma grande approbation , qu'on dîne-
rait de bonne heure, chacun de son côté. Comme le chemin de
fer de Greenwich n'a encore ni commencement ni fin , il faut
aller prendre fort loin le milieu qu'il y a de fait. M. Smith nous
a menés là dans sa demi-fortune. Tu t'imagines peut-être qu'un
chemin de fer est de même qu'un autre chemin, de plein pied
avec la plaine. Pas du tout. Cela est juché comme un aqueduc
au sommet d'une plate-forme d'arcades en briques aussi éloi-
gnée de la terre que le parapet du pont Saint-Michel l'est de la
rivière. Quand on est grimpé là-haut , on entre dans des omni-
bus attachés les uns aux autres à la file et on attend l'attelage.
L'attelage, c'est la machine. Elle venait d'aller conduire une au-
tre file de voitures ; mais la gaillarde va un fameux train ; elle
n'a pas été longue à revenir. C'est un plaisir de la voir et de
l'entendre arriver. Comme elle galope, et quel tapage ! D'a-
bord, on aperçoit la grosse fumée noire qu'elle a au bout de son
tuyau comme un plumet sur l'oreille ; puis, au bruit qu'elle fait,
aux nuages de vapeur blanche qu'elle secoue ainsi qu'une cri-
nière, en hennissant, on dirait une diligence traînée par douze
chevaux de poste du Limousin. A mesure qu'elle approche, elle
se calme pourtant; mais à peine est-elle allachée à la nouvelle
file qu'elle emmène , voilà qu'elle se met à crier et à piaffer de
nouveau et vous emporte, ventre à terre, ses douze énormes
voitures , comme si ce n'était qu'un petit cabriolet. Je m'étais
prudemment placé dans la douzième , c'est-à-dire tout à la
queue; malgré cela , je t'avoue qu'au moment du départ , je ne
me sentais pas très à l'aise. On a beau n'avoir peur de rien ,
cela vous fait une certaine impression , lorsqu'on songe que le
dérangement du moindre des petits morceaux de la mécanique
ou seulement une malencontreuse petite pierre entre les rainu-
res du chemin de fer suffirait pour vous lancer d'une hauteur
de cent pieds dans des champs de fèves ou de pommes de terre.
A cela près, les chemins de fer sont une chose merveilleuse. On
va si vite , qu'on n'a pas le temps de s'effrayer. En moins de
REVUE DE PARIS. 235
sept minutes nous avions couru nos deux milles ; nous étions
débarqués sains et saufs à Deptfort.
De là il nous restait, jusqu'à Greenwich , un mille de che
min, qu'il nous a fallu faire à pied par une pluie battante. Tout
ce surplus de la partie de campagne ne m'a que très-médiocre-
ment amusé. La foire de Greenwich, si célèbre à Londres, est
cent fois au-dessous de la moindre de nos foires des environs
de Paris. A ne consulter que mon goût, j'en aurais eu assez
d'un coup-d'œilà l'allée principale; mais cet excellent M. Smilh,
qui pensait me divertir, a eu l'extrême complaisance de me pro-
mener là, dans la boue jusqu'aux jarrets, de sept à dix heures
du soir. Ce n'est pas que le mouvement manquât à la fête ; en
dépit du temps , il y avait foule; mais c'était là justement ce qui
contribuait le moins à l'agrément de la soirée. Je t'ai dit qu'à
la ville ce peuple anglais est déjà le plus brutal et le plus pous-
seur de la terre; à la campagne, à Greenwich surtout, c'est
bien pire. Ce sont , à chaque pas, des bandes de grands polis-
sons qui se ruent sur vous , les poings fermés, et vous culbu-
tent. Il n'y a pas jusqu'aux femmes qui ne se mettent de la
partie. Votre chapeau est arraché de voire tête et jeté au vent;
on vous ratisse le dos avec une petite râpe de bois , inventée
exprès pour l'amusement des farceurs de Greenwich ; ou bien
on vous déchire une basque de votre habit en vous tirant par
derrière ; vous vous retournez, et un doux visage de jeune fille
vous dit en souriant : « C'est moi ! » A force d'être heurté et
moulu, je commençais à perdre patience. Je me préparais à
riposter aux assaillans. M. Smith m'a retenu ; il m'a dit que ce
n'était rien, que c'était l'usage , qu'il y avait même un proverbe
qui autorisait toutes ces espiègleries les jours de foire. A la
bonne heure, si c'est l'usage; mais certainement mon dos ne
s'habituerait pas mieux aux fêtes champêtres des Anglais que
mon estomac à leurs dîners.
Quant aux paillasses , aux danses , aux ménageries et aux
monstres, il y en avait à profusion, je ne puis pas dire le con-
traire; mais tu conçois que, mouillé et basculé comme j'étais,
je ne regardais pas tout cela avec beaucoup de plaisir. D'ail-
leurs nous avons tant vu de ces choses là, et bien supérieures,
à Saint-CloudetàVincennes, que je n'en suis plus guère curieux.
Je crois , en vérité, que M. Smilh nous aurait tenus là toute
236 REVUE DE PARIS.
la nuit , s'il n'était pas tombé, par bonheur , une averse qui a
balayé la fête tout d'un coup. Ce n'a pas été sans peine que
nous avons trouvé des places sur l'impériale d'un omnibus , qui
nous a ramenés à Londres trempés jusqu'aux os. Malgré ces
petits désagrémens et la courbature qui m'en reste ce matin ,
je ne regrette pas ma journée d'hier. J'ai vu enfin de mes pro-
pres yeux un de ces chemins de fer dont le Constitutionnel
nous faisait tant de récits depuis silong-temps. Pour Edouard, je
ne sais pas ce qu'il a dans l'ame, je ne sais pas ce qui l'intéresse:
il n'a pas plus regardé cela que si c'eût été une route ordinaire.
La foule nous avait séparés de lui à la fêle. Au lieu de nous
chercher, il s'en est allé se promener tout seul dans le parc de
Greenwich. C'est toujours sa même sauvagerie. Quand nous
sommes ensemble, il ne desserre pas les dents ; jamais il n'a
un mot à dire. J'ai peur , je t'assure , que ses anciennes manies
ne le reprennent , et qu'il ne veuille encore être un auteur.
Pourvu que son voyage d'Espagne et tous ces hommes d'esprit
qu'il a connus ne nous l'aient pas gâté toul-Mait.
IV.
EDOUARD D A VICTOR B
Londres , le7 avril 1836.
N'es-tu pas inquiet de mon silence ? Voilà huit jours que je
suis à Londres et je ne t'ai pas encore donné signe de vie. Hélas!
c'est que j'ai peine à croire que je vive. Je dis huit jours , je
devrais dire huit nuits. Sous quel ciel suis-je tombé , moi qu'un
nuage qui passe sur ma tête paralyse ? En quelle ville, moi que
Paris suffoquait déjà ? Non, ce ne sont pas des journées queces
sombres crépuscules, au travers desquels s'agite et s'empresse
une foule qui semblerait un peuple de fantômes, n'était le bruit
incessant. Ce n'est pas de l'air que celte boue de charbon de
terre et de fumée qu'on respire. Leur soleil n'est pas le soleil :
c'est je ne sais quel astre à l'agonie. Ce matin, pour la première
fois , je l'ai vu s'efforçant de percer les plis du brouillard ; mais
leur voile redoublé a bientôt dérobé de nouveau sa face pâle et
mourante.
REVUE DE PARIS. 237
Tu me l'avais prédit, Victor ; c'a été une folie à moi de partir,
puisque le choix m'était laissé. A Paris, au moins, je n'avais
pas autant à souffrir de ma captivité ; ma chaîne était longue;
et je pouvais aller jusqu'où elle m'arrêtait. Ici je suis rivé à mon
père; il a la main sur moi; il ne me laisse plus un pas libre ;
seul qu'il est, hors de la sphère de ses habitudes, ignorant la
langue du pays , il n'a que moi , il ne peut rien que par moi !
Il se trompe pourtant s'il espère me réduire de guerre lasse,
s'il compte étouffer ma pensée dans la lutte et me rabattre à
son niveau. Eût-il eu affaire à une nature moins opiniâtre et
déterminée , il avait choisi pourtant le bon moyen pour en
venir'à boul. A quel apprentissage il me met ! Le malin courir
avec lui les boutiques et lui servir de drogman des heures en-
tières , dans une négociation où se débat gravement le prix de
cinquante aunes defutaine! Le soir transcrire les lettres de
commerce et tenir ses livres , sous son regard et sous sa dictée!
Certes, il n'y avait qu'un cerveau cuirassé d'obstination comme
le mien qui pût refuser de devenir radicalement slupide à ce
métier.
Et aux heures qu'il dit de délassement, en quelle compagnie
il me mène! Quelle société que celle où il m'embourbe, moi ,
qui pour mon malheur m'étais un temps frayé l'accès dans les
salons élégans et polis , dans l'atelier de l'artiste , dans le sanc-
tuaire du poète! J'avais cru ce monde commercial et bourgeois
de Paris, le plus étouffant de tous et le plus malsain. Cette
classe est ici la même, si elle n'est pire et plus grossière.
Non pas que je regrette la vie des grands , — high life, —
comme ils l'appellent ici, où la curiosité, plus que l'ambition ,
m'avait un instant poussé. 11 y a long-temps que je suis guéri
de cette soif d'honneurs qui m'avait pris follement. Pour l'a-
paiser, il m'a suffi d'effleurer leur coupe. Ne m'eût elle pas été
retirée, je l'eusse vite détournée; jamais je n'aurais pu boire
jusqu'au fond. Cette atmosphère où vivent les puissans el les
riches, est embaumée ; mais elle est insalubre aussi à force de
parfums. Du sommet où ils sont et d'où ils pourraient voir
si loin, ils ne regardent seulement pas au dehors. Rien chez
eux que le soin des jouissances matérielles. Nul souci de celles
de l'ame ; leur commerce a la grâce aimable et la vivacité
légère ; mais sous ce fard de l'esprit, quelle intelligence appau-
20.
238 REVDE DE PARIS.
vrie ! quelle aridité de cœur ! Combien Je souffrais à entendra
parler d'art entre les propos de chasse et de médisance , et ne
considérer les œuvres du génie que comme des amusemens de
plus on une marchandise qu'on achète !
Mais pardonne-moi toutes mes longues élégies , cher Victor.
J'achève le second feuillet de cette lettre, et ne t'ai pas, je
crois, dit encore un mot de mon voyage; il est vrai que j'ai
peu de choses à t'en conter. Tout l'événement de la route et
de la traversée a été pour moi la rencontre d'une jeune fille
que sa mère ramène à Londres , d'un pensionnat de Paris, où
elle a passé trois ans. Nous avions roulé ensemble jusqu'à Bou-
logne ; nous nous sommes retrouvés sur le paquebot. C'était
plus de temps qu'il ne fallait pour faire ample connaissance.
Celte Anglaise est tout enfant ; el'.e ne doit pas avoir dix-sept
ans. Elle serait jolie sans son excessive fraîcheur ; vraiment ,
elle a trop de santé et d'appétit. Du reste, elle ressemble à la
plupart des demoiselles anglaises que j'ai connues. Ce n'est pas
précisément de l'esprit qu'elle a , c'est une sorte de vivacité
plus physique qu'intellectuelle, qu'on prendrait d'abord pour
de l'imagination; et puis elle est instruite ; elle sait beaucoup.
Nous avons causé à perte de vue de Waller Scott, de Byron et
des Lakistes. Son érudition poétique m'étonnait , elle était
toute prête à me réciter chacun des morceaux que je lui nom-
mais. Sa conversation , je l'avoue , m'a distrait et amusé ; elle
ne m'a guère intéressé au fond, ni touché. J'admirais son babil
et sa mémoire, tout en regrettant l'ignorance spirituelle de mes
naïves Espagnoles. Ce ne sont pas elles qui citeraient ainsi
leurs poètes; a peine si la plus savante les lirait couramment.
Mais elles sont bien mieux que des album vivans couverts de
poésies à chaque page ; elles sont poésie elle-même.
Notre entretien vagabond était un moment tombé sur
l'Espagne. La mère s'y est mêlée. Il se trouve qu'elle a eu, à
Madrid , un neveu que j'ai connu et qui vient de mourir en
Portugal. Ce m'a été là une soudaine recommandation près de
la bonne dame. Elle m'a fait promettre de l'aller voir afin de
causer plus à loisir du pauvre cousin de Betty. — Betty ! Je le
vois sourire d'ici, méchant ami! tu te rassures; connaissant
la facile mobilité de mes impressions, tu me crois consolé d'a-
vance. Tu le dis que Betty serait l'héroïne très convenable
REVUE DE PARIS. 23'J
d'un roman à faire et à écrire; eh bien ! vos malicieuses con-
jectures sont dans l'erreur, mon cher Victor. Quand je pourrai
m'arracher de l'abrutissante société des amis de mon père,
peut-être visiterai-je ces dames, ne fût-ce que pour parler
quelquefois à des créatures humaines ; mais je l'ai formelle-
ment résolu dans mon cœur, je n*aimerai jamais en Angle-
terre.
A toi, for ever.
Londres, le 10 avril 1836.
S'il faut en croire l'Industrie, cette moderne divinité dont
le culte voudrait s'élever sur les ruines de tous les cultes , la
civilisation humaine marche à pas de géans. Voyez, s'écrie-t-
elle, si je ne mérite pas bien l'apothéose, si je ne suis pas digne
d'être intronisée seule en la place de vos vieux souverains!
Saluez-moi et courbez-vous sous son sceptre de fonte, hom-
mes du xixe siècle. L'avenir n'appartient qu'à ma royauté,
parce que je suis l'unique royauté progressive. Je ne crains
plus rien de l'Art; je l'ai détrôné et assujéli. Il fut un temps
mon maître ; il est aujourd'hui mon esclave. 11 a perdu son
empire du jour qu'il a cessé de conquérir et d'avancer. A peine
a-t-il été stationnaire qu'il est devenu rétrograde. Considérez
ses derniers efforts. Dites quels pas a faits la poésie depuis
Dante , Cervantes et Shakespeare , la peinture depuis Michel-
Ange, Raphaël et le Titien , la musique depuis Mozart ? Moi ,
loin de là. Chaque jour j'agrandis mon territoire ; chaque
jour je marche à de nouvelles conquêtes ; chaque jour je m'em-
pare plus étroitement du inonde. C'est timide d'abord et crain-
tive que j'ai mis le pied sur une planche qui m'a portée d'un
continentà l'autre. Il mefallait implorer alors le secours du vent;
c'en était fait de moi s'il m'était contraire. Aujourd'hui j'ai
déchiré en pièces et lui ai jeté les voiles de mes navires. Je suis
la maîtresse des éléraens. J'emprisonne et pétris comme il me
plaît l'air, le feu, la terre et l'eau. Je m'en suis fait des instru-
mens dociles. Avec une barque rase et du charbon , je tra-
verse l'Océan et m'en vais d'un pôle à l'autre. Et ce n'est par
240 REVUE DE PARIS.
par mer seulement que je parcours ainsi mes domaines, devan-
çant le vol des oiseaux. Ces antiques et soi-disant indestruc-
tibles chaussées romaines ne sont plus pour moi que de mi-
sérables ornières indignes de relarder désormais le char
triomphant du genre humain. Renvoyez aux pâturages les
chevaux inutiles; la vapeur est mon invincible et infatigable
coursier. C'est à lui que s'attèlent mes voiiures de la terre et
de l'eau. C'est à elles que j'envoie mes capitaines soumettre à
mon joug les moindres recoins du globe. De toutes les nations
du monde je ne ferai qu'un seul peuple qui subira la même loi.
L'Europe, l'Afrique, l'Amérique et l'Asie ne seront plus bientôt
que les quatre parties d'une seule machine immense mise en
jeu par des roues et des engrenages communs. Hommes ! pros-
ternez-vous, obéissez et adorez. Vous ne croyez plus ni aux
rois ni aux dieux; vous ne croyez plus même à l'Art. Proster-
nez-vous ; je suis votre reine et votre déesse ; vous m'appar-
tenez corps etame.
—'Industrie! Industrie! reprend l'Art , lu n'es qu'un tyran
et un faux prophète ; jamais le monde ne l'appartiendra ,
jamais lésâmes ne te reconnaîtront leur souveraine. Tu dis que
tu civilises la terre, et moi je dis que tu la rends barbare.
Qu'as-tu fait même pour le bonheur physique de ces indu-
trieuses contrées où tu règnes ? qu'as-tu fais pour ton Angle-
terre, la plus chère nation? As-tu seulement vêtu et nourri
son misérable peuple d'ouvriers? Ces innombrables journaux
que lu écris et imprimes à la vapeur ont-ils éclairé sDn intel-
ligence et corrigé ses mœurs? Lui as-tu enseigï.é la modéra-
tion et la sobriété? Non, que je sache, car des milliers d'hom-
mes y meurent incessamment d'intempérance dans les tavernes,
ou de froid et de faim aux portes du palais du riche. Jette le regard
vers ces pays plus sages qui t'ont jusqu'aujourd'hui repoussée. Il
n'y a point encore de chemin de fer en Espagne et en Italie. La
vapeur de tes machines n'y obscurcit pas l'azur du ciel. Eh
bien ! les hommes sont-ils donc là si malheureux et si sauva-
ges? Ne boivent-ils pas l'eau pure sous leurs treilles chargées
de raisins? En vois-tu passer un seul qui se plaigne à Dieu de
manquer de pain? En est-il un , même parmi les mendians ,
qui n'ait son manteau contre le vent du soir, et, dessous, sa
guitare pour s'accompagner quand il chante au soleil la ro-
REVUE DE PARIS. 241
mance qu'il improvise? Quel trésor réel porterais-lu à ces
hommes en échange de leur riche et poétique pauvreté ? A
qui profitent, si ce n'est au luxe et à l'opoulence de quelques-
uns, ces rapides communications que tu établis? Tu ne sil-
lonnes le monde en tous sens qu'afin de faire briller aux yeux
de l'indigent une richesse que lu ne lui donnes pas. Tu ne
fondes point l'égalité. Tu substitues à l'aristocratie féodale
une aristocratie d'or plus misérable et plus odieuse. Mais lu
te vantes aussi de m'avoir dépossédé. Tu dis que mon règne est
passé! Combien ton orgueil t'aveugle et te trompe ! Je suis fils
de Dieu et je commande aux âmes , c'est pourquoi mon trône
aura l'éternité. Tu es fille des hommes; c'est pourquoi Ion
pouvoir est morlel comme eux. Compare la durée de nos œu-
vres. Tes plus hardis travaux ne sont que des efforts incon-
stans et éphémères. Chaque jour tu délruis ton monument de
la veille et tu te remets à bâtir derechef sur les ruines que tu
fais loi -même. Hier tu creusais des canaux; aujourd'hui tu
paves de fer les chemins ; demain , sans doule, lu tenleras
de mener ton char à travers le ciel. Considère au contraire le
sort de mes créations. Ce nesont point elles qui sont passagères;
elles se succèdent et s'accumulent. Mes bienfaits du lende-
main ne révoquent pas ceux de la veille. J'ai dolé l'humanité
d'un inépuisable fonds de consolations et de jouissances qui va
sans cesse grossissant. Je n'ai pas retiré Homère et Virgile
quand j'ai donné Dante et Shakespeare, ni Raphaël et Michel-
Ange en envoyant Velasquez, Rembrandt et Murillo. Présente-
ment même je ne suis point stérile et appauvrie comme lu pré-
tends. L'Allemagne est encore toute illuminée des derniers
rayons de l'astre couché de Goethe. Jusque parmi les tiens, du
haut de sa montagne du Rydal , Wordsworth, le doule sur les
lèvres, sourit amèrement aux tentatives de tes Babels. Rossini
reprend sa lyre suspendue ; Meyerbeer ajoute des cordes à la
sienne ; et voici qu'à l'horizon de la France rajeunie se lève
toute une nouvelle pléiade glorieuse de statuaires, de peintres
et de poètes. Industrie, Industrie, assure, si tu peux, sur la
tête le diadème de fer que tu t'es décerné ; lu n'arracheras pas
de mon front l'auréole de lumière qui est ma couronne immor-
telle. -
Voilà bien encore un commencement de lettre de ma façon,
242 REVUE DE PARIS.
est-il vrai, cher Victor? Tout ce long dialogue, entre l'Art et
l'Industrie, n'est qu'écouté pourtant. Je te le reproduis tel que
je l'entendais m entalement se tenir dans une de ces rêveries
auxquelles tu me sais sujet , tandis que la voiture à vapeur
m'emmenait l'autre jour à la fête de Greenwich , où il m'avait
fallu suivre mon père et M. Smith , son correspondant.
Les chemins de fer! C'est là , en effet, le perfectionnement
le plus nouveau proposé au monde! La vapeur transformée
en cheval de poste , c'est le plus récent hobby -horse que l'In-
dustrie se soit avisée de monter en Angleterre. Les chemins de
fer sont la rage du jour, la fureur générale. Le parlement n'a
qu'eux sur les bras, au point qu'il en néglige forcément les
affaires politiques ; si bien que naguère , M. Harvey , l'un de
ses membres, lui disait spirituellement que l'histoire lui décer-
nerait le litre de parlement des chemins de fer; — rail-rouds
parliament.
Tu vois , cher ami , que, grâce à mes divagations , la voilure
à vapeur ne nous mène pas vite à Greenwich ; je n'avais ce-
pendant pris la plume que pourte parler de ce village et de sa
fête. Mais, en vérilé, je ne me sens guère le courage de te dire
la brutalité des joies de ce peuple anglais. C'est quelque chose
de trop hideux que celle foule effrénée, ivre de gin, furieuse,
qui ne se divertit qu'à se battre, à se meurtrir et à s'écraser.
Je n'ai pas de paroles capables de te peindre les dégoûtantes
scènes de celle fête. Je n'en suis pas resté d'ailleurs long-temps
le patient témoin. A la faveur delà cohue continuelle, je me
suis aisément esquivé de ce beau lieu, y laissant mon père en
la compagnie de M. Smith, son cicérone.
J'étais entré au hasard dans le parc. Là , j'ai eu en spectacle
d'autres plaisirs populaires moins grossiers peut-être, quoique
toujours un peu empreints de la délicatesse nationale. C'étaient
çà et là, sur l'herbe, des rondes bruyantes d'où s'échappait de
moment en moment quelque leste jeune fdle. Aussitôt deux ou
trois vigoureux coureurs s'élançaient à la poursuite de la fugi-
tive , et le plus alerle ne tardait pas de la ramener en triom-
phe dans le cercle , où elle était baisée par lui rudement et lon-
guement sur les lèvres. Il la livrait ensuite à ses compagnons
de chasse dont elle recevait successivement les mêmes pudiques
caresses.
REVUE DE PARIS. 243
Plus loin des couples nombreux se précipitaient en courant
du sommet d'une colline dite des Trois Arbres. C'est là l'un
des divertissemens favoris de la jeunesse de Londres. Bien peu
de galans s'abstiendraient de tenter avec leur belle , à la fêle
de Greenwich, l'aventure de cette descente. Il est convenu que
les amoureux qui fournissent la carrière glorieusement, c'est-
à-dire sans tomber , se marient dans l'année. Malheureusement
la pente est rapide et les chutes sont fréquentes. L'épreuve
était celte fois plus périlleuse encore que d'ordinaire. Il avait
plu beaucoup. Le gazon était mouillé el glissant. Les plus ha-
biles perdaient pied à moitié chemin , et n'arrivaient au bas
qu'en roulant. Aussi la jubilation de la galerie , rangée au pied
de la butte, était extrême, et son rire inextinguible.
J'en aurais peut-être vu davantage de ces sortes de joie, si
une grosse pluie ne les eût interrompues toutes brusquement
en me chassant moi-même hors du parc. Je m'étais réfugié
dans la première taverne ouverte. On me fil les honneurs du
parloir, petite chambre propre et bien tenue. Un bon feu de
charbon de terre brillait joyeusement au fond. Le thé que j'avais
demandé ne tarda pas d'êlre apporté et fut servi dans son pla-
teau verni sur une table de noyer luisante à éblouir. Transi
comme j'étais , ce me fut là un moment de bien-être et de sa-
tisfaction durant lequel, malgré mes préventions contre l'An-
gleterre , je lui sus quelque gré de ce confort exquis qu'elle
procure partout au passant el au voyageur dans les plus hum-
bles lieux. Mais une fois réchauffé et ranimé, je devins ingrat.
Je repassai ma journée, et tout d'un coup j'en fus chercher une
autre analogue dans mes souvenirs que je mis à côté.
C'était une journée passée en Espagne, à Madrid , une fêle
de printemps, une fêle populaire. C'était la San-Isidro, la
fête de cet excellent saint, de ce saint laboureur, le patron de
la capitale. Dès le malin, j'avais suivi toute la ville vers l'ermi-
tage du bienheureux, situé à un quart de lieue au-delà du pont
de Tolède. Et quel matin! pas un nuage au ciel. Le soleil ne
brûlait pas encore. Une douce brise caressait l'eau basse du
Mançanarès et les rares platanes qui s'y mirent. Toute la ma-
tinée c'avait été la portion religieuse de la fête : les prières dans
l'église, la visite des lieux consacrés par les miracles du saint.
J'avais bu moi-même,comme tout le monde,à cette source mer-
244 REVUE DE PARIS.
veilleuse qui guérit de la fièvre ceux qui ont foi et désaltère ceux
qui ont soif. Puis, midi venu, toutes k>a messes dites, la cha-
leur extrême avait fait déserter la colline. La foule en était des-
cendue peu à peu ; on s'était répandu par groupes au bord de
la rivière, sous les massifs d'ormes. Bientôt c'avait été l'heure
du frugal dîner sur l'herbe acheté aux environs ou apporté de
la ville. Mais avec le soir et sa fraîcheur avait enfin commencé
la fête joyeuse. Alors le bourdonnement des guitares s'était
éveillé. Partout le fandango avait noué les anneaux de sa
chaîne immense; partout ce n'avait plus été que danses et se-
guidillas. Les belles compagnies étaient pourvues de musique.
Elles avaient amené leurs virtuoses amateurs; mais les méné-
triers ambulans suffisaient à peine au surplus des rondes popu-
laires qui les appelaient de tous côtés. — « Aveugle, deux sous
de fandango , » criait-on par ici. — « Aveugle, deux sous de
boléro, » criait-on par là. Chacun , jusqu'aux pauvres men-
dians, chacun prenait ou voulait sa part de danse. Une jeune
mère, je la vois encore, allaitait son enfant, assise au pied d'un
arbre; mais , pour se dédommager du temps perdu, elle chan-
tait à plein gosier la jota aragonaise; elle secouait en l'air,
des deux mains, ses castagnettes; et l'enfant bondissait en té-
tant sur le sein maternel; comme s'il eût eu lui-même toute
l'envie de danser de sa mère. Comme j'allais et venais de cercle
en cercle, je m'en souviens , une jolie petite fille , pieds nus .
m'arrêta en me demandant un sou pour danser. — Da me
usted un cnarto para bailar. » — « Admirable peuple, »>
m'écriai-je, lui mettant une piécette dans sa petite main que je
serrai dans les deux miennes , « admirable peuple qui suce la
joie et la poésie avec le lait ! Admirable peuple qui demande
l'aumône pour danser ! >• — La nuit profonde avait cependant
clos le bal. La foule s'était lentement acheminée vers la ville, tous
emportant une clochette de terre bénie en mémoire du saint;
les uns marchant par bandes et chantant au son des guitares,
les autres , et les plus nombreux, allant par couples et se mur-
murant tous bas et discrètement à l'oreille de doux propos de
fine galanterie espagnole.
Tout habitué que tu dois être aux vagabondes promenades
de mes correspondances, tu te plains peut-être, cher ami, de
cette seconde digression qui de l'Angleterre te ramène en Es-
REVUE DE PARIS. 245
pagne où je t'ai conduit déjà tant de fois. Conviens pourtant
que cette nouvelle excursion n'était pas trop déraisonnable-
N'était-il pas curieux de rapprocher deux fêtes populaires des
deux pays et de rechercher si le peuple qu'on dit barbare n'était
point parfois plus délicat et plus raffiné que le peuple qui a ,
dit-on, trouvé la suprême civilisation ?
J'avais bu ma dernière tasse de thé, la plus amère de toutes.
Par un de ces caprices habituels au charbon de terre, mon beau
feu, flambant tout à-1'heure, s'était subitement éteint. Le froid
m'avait ressaisi. L'heure s'avançait. Il s'agissait de regagner
Londres, et son ciel n'est pas celui de Madrid. — « Heureuses
les contrées où les conforts abondent, » pensai-je, en rattra-
pant la dernière voiture de Greenwich qui parlait sans moi ;
« mais plus heureuses celles où ils sont inutiles ! Honneur aux
nations industrielles qui vont en omnibus à vapeur sur des che-
mins de fer; mais gloire aux poétiques nations qui ont de bons
chemins de terre où elles peuvent marcher à pied ! »
(La suite au volume prochain.)
21
ÉTUDES
Sur le ^Jjéàtre (Espagnol
ALARCON.
III.
LA VERDAD SOSPHECHOSA. —
Le Menteur de corneille.
Les habitudes et les mœurs théâtrales de tous les peuples
d'Europe, depuis que l'Europe a un drame, feraient le sujet
d'un charmant ouvrage;d'érudition;sincère,de recherches curieu-
ses et d'histoire intellectuelle. Sous quel costume et dans quel
apparat les cardinaux du xvi° siècle assistèrent-ils, je vous prie,
aux représentations de la Cortigiana, écrite par le satyre Aré-
tin, de l'étrange Mandragore de Machiavel , des joyeuses et
libres imaginations de PAriosle? Quel coup d'ceil offrait, je
vous prie, la cour du collège de Montaigu, lorsque Jodelle y fit
jouer sa première tragédie, toutes les fenêtres servanlde loges,
REVDE DE PARIS. 247
et le pavé Jonché de feuillages verdoyans? Comment s'y prit
pour mettre en scène les six comédies latines , composées par
elle, cette bonne religieuse du xie siècle, Hroswitha, qui reçut,
au fond de sa cellule germanique, un rayon égaré de l'inspira-
tion de Sophocle et de Térence ? De tous les plaisirs littéraires ,
le plus passionné et le plus vif, le théâtre , a fait éclore tant de
scènes curieuses , dans le parterre et dans les loges, queje dou-
nerais beaucoup pour voir écrits, par un savant naïf, par un
homme d'esprit coloriste, les annales variées d'une volupté
toute populaire, dont le goût et le souvenir survivront long-
temps aux chefs-d'œuvre qu'elle a produit.
Les Espagnols, comme les Anglais, ont considéré le théâtre
comme un plaisir quotidien et facile , non comme un art dé-
licat et exquis. Au commencement du xvne siècle , comé-
dies et comédiens couvraient l'Espagne , sans que l'on y
attachât d'autre importance que celle d'un délassement mo-
mentané.
u Pour la comédie (dit un voyageur français dont nous co-
pions le style baroque et les phrases inégales) , il y a en
Espagne des troupes de comédiens quasi dans toutes les villes,
et meilleurs à proportion que les nostres ; il n'y en a point de
gagez du roy. Ils représentent dans une cour où il y a beau-
coup de maisons qui y donnent ; de façon que les fenestresde
logis qu'ils appellent rexas (à cause qu'à la plupart il y a des
grilles), ne sont point à eux, mais aux propriétaires. Ils re-
présentent au jour et sans flambeaux ; et leur théâtre n'a pas
de si belles décorations que les nostres , horsmis dans el buen
Retiro, où il y a trois ou quatre salles différentes ; mais ils ont
des amphithéâtres et le parterre.
« Il y a deux lieux ou salles, qu'ils appellent corales, à Ma-
drid , qui sont toujours pleines de tous les marchands et arti-
zans, qui, quittant leurs boutiques , s'en vont là avec la cappe,
l'espée et le poignard , el qui s'appellent tous cavalleros , jus-
ques aux cordonniers ; et ce sont ceux-là qui décident si la
comédie est bonne ou non. Ce sont eux qui la sifflent ou l'ap-
plaudissent ; placés d'un costé et d'autre en rang , ils font des
espèces de salves ; aussi les appelle-t-on mosqueteros ; et la
bonne fortune des aulheurs dépend d'eux. On m'a conté d'un
qui alla trouver un de ces tnosquetçros, el lui offrit centréo/-
248 REVUE DE PARIS.
les (réaux) pour eslre favorable à sa pièce. Mais le mosque-
tero respondit fièrement :
u L'on verra bien si la pièce sera bonne ou non ! »
« Et elle fut sifflée. Certains ont leur place auprès du théâtre,
qu'ils gardent de père en fils comme un mayorazgo (1) , qui
ne se peut vendre ni engager , tant ils ont de passion pour
cela. Les femmes sont, toutes ensemble , dans l'amphithéâtre,
à un bout séparé des autres et où les hommes ne sauraient
aller. »
Déjà , on le voit , les claqueurs avaient pris possession de
leur important emploi ; plus d'un beau gentilhomme dont la
verve s'exhalait en comédies , allait supplier ces mousque-
taires de la critique, et tenter de les séduire. Mais continuons
à étudier dans le mauvais style d'un autre voyageur (le Hol-
landais Aarsen) la partie matérielle du théâtre espagnol , au
commencement du xvn° siècle.
« Pour comédies ordinaires , dit-il , nous avons icy deux
théâtres où l'on joue tous les jours. Les comédiens ne prennent
pour eux qu'environ un sol et (Jemi par personne ; autant en
donne-t-on pour l'hospital ; et après , pour monter aux bancs,
on donne environ deux sols qui sont pour la ville à qui appar-
tiennent les théâtres ; pour s'asseoir il en couste sept sols de
France, tellement qu'en tout, la comédie couste près de quinze
sols.
« Quant à la composition et aux sentimens qu'on y touche,
ajoute le voyageur, je n'en sçaurais rien dire de certain, ma
connaissance en leur langue n'allant pas encore si avant que
je puisse entendre la poésie, où sont lousiours les façons de
parler les plus figurées. La représentation n'en vaut presque
rien ; car excepté quelques personnages qui réussissent , tout
le reste n'a l'air ny le génie de vray comédien. Ils ne jouent pas
aux flambeaux , niais en plein jour : ce qui empesche que leurs
scènes ne paraissent avec éclat.
« Les habits des hommes ne sont ny riches ny proportionnez
aux sujets. Dne scène romaine et grecque se représente avec
des habits espagnols. Toutes celles que j'ai vues ne sont com-
posées que de trois actes qu'ils nomment jornadas. On les
(1) Majorât.
REVUE DE PARIS. 249
commence par quelques prologues en musique; mais ils cuau-
tent si mal, que leur harmonie semble des cris de petits enfans.
Aux entr'actes il y a quelque peu de farce, quelque ballet ou
quelque intrigue particulière ; ce qui est souvent le plus diver-
tissant de toute la pièce. Au reste , le peuple se frappe si fort de
ce divertissement, qu'à peine y peut-on avoir place. Les plus
honorables sont tousiours prises par avance ; et c'est une mar-
que que l'oisiveté est excessive dans ce pays , puisque dans
Paris mesme où Von ne joue pas tous les jours, on ne voit
point tant d'empressement d'aller à la Comédie.»
Lecteur, vous savez maintenant ce que c'était qu'une repré-
sentation théâtrale à Madrid, en 16r0. Imaginez une grande
cour espagnole; partout des balcons il des grilles ; et derrière
ces grilles, les spectateurs privilégiés; les acteurs jouant à ciel
ouvert ; ici l'amphithéâtre des fenrnes, où étincellent mille
yeux noirs , plus étincelans que les nantilles noires ; des deux
côtés de la cour, deux rangs de twsqueteros en guenilles,
étalant ce luxe de misère et de sané , celle vigueur hàlée, ces
fronts orgueilleux et brunis, ces épaules carrées et trapues,
ees fiers et indolens visages si adnrables dans un tableau, si
dangereux et si inutiles dans une ociété. Tel est le public d'A-
larcon ; tel était auparavant celude Lope de Vega; tel a été
un peu plus tard celui de Caldera.
Jamais on n'aurait fait adopter! de tels spectateurs un drame
d'imitation savante, un théâtre Uin, une contrefaçon même
excellente d'Eschyle, un relie» pédantesque ou heureux de
Térence et de Sophocle. Ils demndaient du plaisir avant tout;
la distraction qu'ils venaient chtcher et qu'ils payaient quelque
maravèdis s'envolait comme l; fumée de leurs cigarres per-
sonne ne songeait ni aux règU , ni à la pureté de la foni* , ni
aux modèles que les anciens av>ent pu laisser. On s'embarassait
même médiocrement des précités de la moral ité sévère;- drame
est un éternel ïalleur, qui Otte les rois et qui n'end ient pas
meilleur quand sa flatterie ^'adresse au peuple. Mar a utl
hombre est le mot qui se «produit le plus ft-éque^111 dans
les pièces du théàtreespagnd. La venganza est fo*10"0 e' le
pundonor est divinisé. Orrespecte toujours Die a Trinité ;
mais on estime surtout laVierge , et les Saint8 peu davan-
tage ; ce que l'on adore a^anltout , c'est le Sme:™ slSne
250 REVUE DR PARIS.
de croix fait revivre les morts. L'homicide qui se réfugie sous
une croix de grand chemin , échappe à la loi qui va le frapper.
Les hrigands sont honorés , pourvu qu'ils prient ; les jeunes
femmes sont hardies et coquettes ,les serviteurs sontinsolens ;
et le parterre ne se tient pas de joie quand un flot de proverbes
burlesques , banale littérature de ceux qui n'en connaissent pas
d'autre , sort de la bouche d'un valet.
Formé d'élémens semblables , un drame conserve une grande
valeur historique, quelle que soit d'ailleurs sa valeur littéraire:
il révèle les sentimens les plus profonds d'une nation tout
entière. On apprend , ea l'étudiant , comment cette nation a
vécu et comment elle esi morte ; quelles excuses elle trouvait
pour pallier ses vices ; quelles vertus elle avait adoptées ; de
quels prétextes elle parât ses mauvais penchans ; quel genre
de flatterie elle exigeait ; H sous quels rapports elle s'estimait
elle-même. Aristophane Ta pas fait d'autres comédies; mais
ce fils de le Grèce , supérieure intelligence , planant au-dessus
des vices de sa patrie et d ses contemporains, a su les punir
en les amusant; et ce méange de grandeur et d'ironie, de
hauteur dans la pensée et de trivialité en aparence dans les
détails ; ce profond sentimat de l'art qui lui fait trouver les
plus belles formes, tout e demeurant populaire , l'isolent
parmi tous les écrivains qubnt écrit pour la scène.
L'auteur espagnol , dont nus nous occupons ici , Alarcon ,
est loin d'avoir atteint cette infection. La guerre, les voyages,
l'esprit d'aventures, une relçion sévère, n'avaient pas déve-
loppé, en Espagne, cet amou des arts, ce culte de la forme,
cette exquise sensibilité pourles délicatesses d'exécution , et
l'birmonie dans les production de l'intelligence, qui ont dis-
tingué la Grèce des anciens jous. Don Ruiz Alarcon y Men-
do^travaille en gentilhomme, omme tous ses contemporains,
comn Cervantes et Calderon eu-mêmes. Il écrit rapidement;
le met je huit pieds, à rimes roisées, ce rhythme facile et
fluide, ,j entraîne , au lieu de h régler, la pensée et le dia-
logue, h„r£senie une séduction àlaquelleil résiste rarement.
Mais d Ui ^onn^e ioute naïve , qi'un esprit commun aurait
rendue tn,je ^ ^ lire un parti j^nieux. Le mouvement et
Ve conflit 4rjgues imprévues, qie la bourgeoisie et les ar-
tisans de \l(i exigeaient comme première nécessité dune
REVUE DE PARIS. 251
œuvre dramatique, Alarcon ne le3 a pas repoussées; de ce côté
le portait l'inclination naturelle de son génie. Ces incidens sont
devenus les accessoires d'une excellente leçon morale; il en a
fait le cadre d'une peinture de caractère , aussi vive que vraie,
et que le grand Corneille a illustrée en la reproduisant. Tout
ce que le mensonge peut susciter d'embarras au Menteur; tout
ce qu'il lui faut de présence d'esprit pour réparer sans cesse les
brèches qu'il vient de faire à la vérité et à son honneur, voila
le spectacle varié, animé, romanesque et comique, offert par
Alarçon. Ici le roman est vérité, l'inattendu est naturel; le
vice est plaisant , et l'exagération même à laquelle se livre
une imagination amoureuse du mensonge est féconde en traits
délicieux. De toutes les inclinations vicieuses, il n'y en a pas
qui frappe plus vivement une nation passionnée pour l'honneur;
il n'y en a pas qui, par ses développemens conteurs et empha-
tiques, doive sembler plus naturelle et plus plaisante au peuple
de l'Europe qui a jeté dans son drame le plusde chimères aven-
tureuses. Aussi Corneille, lorsque le drame d'Alarcon lui par-
vint dans cette solitude studieuse qui nourrissait et conservait
son génie, comprit-il à la première lecture toute la beauté du
sujet et tout le bonheur de l'exécution; i! s'écria que cela était
magnifique; il sehàla de dire et d'imprimer qu'il donnerait
ses meilleures inventions en échange de la Verdad Sospe-
chosa; dominé par cet amour de belles créations , signe infail-
lible des grands esprits , il s'appliqua de tout son pouvoir à
traduire le drame du Menteur, en affaiblissant le rôle de gra-
cioso ou valet plaisant, changeant trois journées en cinq
actes et introduisant dans ses vers le Palais Cardinal,
Qui semblait d'un fossé quelque ville sortie.
• Dans le Menteur, il y a beaucoup d'incidens, dit voltaire:
cependant c'est une pièce de caractère ; et tous servent à faire
paraître le caractère du Menteur. » Ce mélange de l'imbroglio
et de l'observation rend le drame d'Alarcon vraiment unique.
Plus le Menteur se livre à ses goûts inventifs, et plus il emmêle
la trame confuse des événemens qui naissent de ses mensonges.
Voltaire lui a reproché son étourderie : s'il n'était pas étourdi,
s'il cherchait à servir ses intérêts par le mensonge et la fourbe-
2o2 REVUE DE PARIS.
rie, nous n'aurions que haine el mépris pour le scélérat et le
lâche. Mais il conte, il invente, il s'amuse lui-même ; il est ro-
mancier; il déçoit, par mille récits fabuleux, la crédule imagi-
nation de ceux qui l'écoutent ; il est poète dans le mensonge ;
puis embarrassé dans le réseau qu'il atissu, il invente encore de
nouveaux moyens d'échapper au piège dont il est l'auteur.
L'étourdi de Molière semble calqué sur ce modèle : l'Étourdi
vient détruire, à chaque instant, l'œuvre habile de son valet :
la création d'Alarcon, dédoublée, se présente sous une autre
face, et acquiert un nouvel intérêt sous la baguette de cet ob-
servateur sans égal. Aussi naïf que Corneille, Molière avoue in-
génument que, s'il n'avait pas connu le Menteur, il n'aurait
pas fait l'Etourdi. Que veut donc dire M. de Sismondi, lorsque,
dans son Histoire des Littératures du midi de l'Europe,
il approuve le dédain, l'oubli, dans lesquels le théâtre espagnol
est tombé? « Sans doute, comme il l'affirme, personne n'étudie
ce théâtre; on ne le connaît plus ; on ne le nomme qu'avec l'é-
pithète de barbare. » Injuste et ignorante épilhète. Ce ne sont
pas seulement des esquisses que les hommes supérieurs ont
empruntées à l'Espagne, ce sont des chefs-d'œuvre de création
et d'invention, dont les détails ne sont pas complets, mais
dont le mérite appartient à l'ordre le plus élevé. Admettons
l'imperfection de la forme, la fatale rapidité de l'exécution; gar-
dons-nous bien de donner ces défauts pour des exemples, mais
n'oublions pas que, dans toutes les œuvres humaines, la su-
périorité de l'intelligence, soit qu'elle se manifeste par la puis-
sance de la création ou la beauté de l'ensemble , est le sceau
divin, la marque immortelle; on la trouve empreinte, non-
seulement chez Calderon et Cervantes, mais chez Alarcon ,
lioxas et Tirso da Molina , autre inconnu d'un esprit admira-
blement vif , Beaumarchais en soutane , dont je parlerai quel-
que jour.
Une pièce populaire sur une donnée populaire, voilà ce que
don Louis Alarcon a voulu écrire ; le fond de son œuvre est
tout bonnement un proverbe : » Mentez une fois, on ne
vous croira plus. » La vérité devient suspecte dans la bou-
che du Menteur (la sospechosa verdad) : c'est le titre même
de la pitee. Il indique parfaitement l'intention de l'écrivain ;
Corneille en a fait deux vers passés en adage :
REVUE DE PARIS. 253
Je disais vérité ; quand un menteur la dit ,
En passant par sa bouche , elle perd son crédit.
Moralité dont Corneille a fait un accessoire, et qui est le fond
même de l'œuvre espagnole. Adapter celte intrigue aux mœurs
françaises, élaborer savamment cette création vive et facile,
n'était pas une lâche aisée ou sans péril. Nous ne comprenons
guère la magnifique fête et le beau repas donné sur Veau
par Garcia, le Dorante de Corneille, qui raconte avec tant
d'emphase ,
Entre las opacas sombras ,
Y opacidades espesas
Que el solo formava de olmos , etc. , etc.
Tout cela ne convient guère à notre climat et à nos habitudes
à demi septentrionales. Jamais en France, un père n'a dit à sa
fille : « Je me promènerai avec celui que je te destine, et le
tiendrai longtemps sous ta fenêtre : vous causerez ensuite. »
Ce mode de présentation, conservé par Corneille, a dû paraître
fort étrange sur notre théâtre. Dorante, au quatrième acte, se
trompant de femme et prenant Lucrèce pour Clarice, et Clarice
pour Lucrèce, fait un quiproquo espagnol, servilement copié
par Corneille ; méprise usée sur tous les théâtres du monde,
depuis que le drame castillan en a donné l'exemple. C'est le
lieu commun du drame en Espagne, le tribut payé par tous les
poètes de Madrid ; sans un quiproquo, personne n'aurait voulu
croire au drame.
Corneille, et c'est sur ce point que nous insistons principa-
lement, n'a voulu faire qu'une étude; il redevenait écolier, le
grand homme qui avait écrit déjà Polyeucte, Pompée, le Cid
et Cinna. Tels vers d'Alarcon ont été traduits jusqu'à Irois fois
par Corneille. A la fin du récit du Menteur, Garcia s'écrie em-
I phatiquement :
Tanto que invidioso Apollo
Appreserô su carrera
P orque el principio del Dia
Pusiese fin a la fiesta !
254 REVUE DÉ PARIS.
Dans la première édition de 1644, Corneille s'était rapproché
de ces ridicules vers ; dans la seconde édition , il a remplacé
l'emphase de Garcia par un trait fort comique :
S'il (le soleil) eût pris notre avis , sa lumière importune
N'eût pas troublé si tôt ma petite fortune!
J'ai dit que les nations européennes avaient emprunté à
l'Espagne, non des ébauches, mais des chefs-d'œuvre. Afin de
le prouver, il faudrait suivre pied à pied chaque scène du
Menteur : fastidieuse reproduction qui serait à peine suppor-
table. Choisissons une scène admirable ; que le lecteur nous
pardonne les citations espagnoles, sans lesquelles nos asser-
tions n'auraient aucun poids ; elles trouvent d'ailleurs leur
excuse, et même leur éloge , dans l'excessive rareté du texte
d'Alarcon. On verra que Voltaire, La Harpe et les commenta-
teurs , sont loin d'avoir rendu justice à l'auteur de la Verdad
Sospechosa, qu'ils croient être de Roxas ou Lope de Vega.
Don Beltran vient gronder son fils le menteur. Voltaire loue
beaucoup dans Corneille sa noble et pathétique exhortation :
die se trouve tout entière dans l'espagnol, et la simplicité de
son élan est si magnifique , que Corneille l'a copiée sans y rien
changer.
DON BELTRAN (1).
Sois caballero , Garcia ?
(1) « Es-tu chevalier Garcia?
— Je me tiens pour votre fils.
— Tu crois que cela suffit pour être chevalier ?
— Mais je le pense.
— Folle penséel Se conduire en chevalier, c'estl'être. Telle a
été la source des maisons nobles. Les hommes humbles , dont
les actions furent grandes, ont illustré l'avenir
Et vous , mon fils , si vos habitudes vous rendent infàmo ,
vous n'êtes plus noble. Écussons paternels , antiques aïeux ,
qu'importe? Vous noble I vous n'êtes rien! Vous qui mentez
san9 cesse , vous n'êtes rien 1 Noblo ou plébéien , qui peut
mentir sans être la fable du peuple? C'est ce que tous disent
de toi. As-tu donc l'èpée assez large et la poitrine assez dure
pour faire face à tous ceux qui t'accusent ? Oh ! le triste vice !
REVUE DE PARIS. 255
DON GARCIA.
Tengome por hijo vuestro.
DON BELTRAN.
Y basta ser hijo mio
Para ser vos caballero ?
DON GARCIA
Yo pienso , senor , que si.
DON BELTRAN.
. Que enganado pensamiento !
Solo consiste en obrar
Commo caballero , el série ;
;, Quien diô principio a las casas
Nobles ? los ilustres hechos
De sus primerosautores;
Sin mirar sus nazimientos,
Hazanas de hombres humildes
Honraron sus herederos ;
Luego en obrar mal o bien ,
Esta el ser raalo, o ser bueno,
l Es asi ?
DON GARCIA.
Que las hazanas
Dén nobleza, no lo nego ;
Mas no negueis, que sin ellas
Tambien la dà el nacimiento.
DON BELTRAN.
i, Pues si honor puede ganar ,
Quien naciô sin él , nos es cierto
oh ! le stérile et misérable vice ! Les voluptés apportent des
jouissances. L'argent donne le pouvoir et le plaisir
Mais le mensonge 1 le mensonge !. . . . ,
— Qui dit que je mens a menti.
— Tu mens encore ! Pense donc , malheureux ! que Dieu
t'a fait homme , que ton visage est visage d'homme , que tu
as barbe virile , que ton flanc est ceint de l'épée , que tu es
oé noble et que je suis ton père
250 REVUE DE PARIS.
Que por el contrario puede
Quien conèl naciô, perdello ?
DON GARCIA.
Es verdad.
DONBELTRAN.
Luego , si vos
Obrais afrentosos hechos .
Aunque seais hijo mio
Dejais de ser caballero;
Luego si vuestras costumbres
Os infaman en el pueblo ,
No importan paternas armas ,
No sirven altos abuelos.
I Que cosa es , que la fama
Diga a mis oidos mesmos
Que a Salamanca admiraron
Vuestras mentiras i enredos ?
I Que caballero , i que nada !
Si afrenta al noble i plebeyo ,
Solo el decirle que miente , .
Decid , i que sera el hazerlo ,
Si vivo sin honra yo,
Segun los humanos fueros,
Mientras de aquel que me dijo
Que mentia ; no me vengo ?
i Tan larga teneis la espada ?
Tan duro teneis el pecho ,
Que penseis poder vengaros,
Dciiendolo todo el pueblo ?
I Posible es que tenga un hombre
Tan humildes pensamientos,
Que viva sujeto al vicio
Mas sin gusto i sin provecho ? ,
El deleile natural
T ene a los lascivos presos ;
Obliga a los codiciosos
El poder que dà el dinero;
REVUE DE PARIS. 257
El guslo de los manjares
Al gloton, el patapiento
I el cebo de la ganancia
A los que cursan el juego ;
Su venganza al homicida,
Al robador su remedio,
La fa m a i la presuncioD
Al que es por la espada inquieto ;
Todos los vicios al fln
0 dan gusto o dan provecho;
- Mas i de mentir, que se saia
Sino infamia i menos precio?
DON GARCIA.
Qien dice que micnto yo,
Ha ment ido.
Facile et haute éloquence à laquelle on ne peut reprocher
que son abondance, et dont voici la traduction, telle que l'a
donnée Corneille :
GÉRONTE.
Êtes-vous gentilhomme ?
DORANTE, â par/.
Ah ! rencontre fâcheuse,
(flaut.j
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse !
GÉKONTE.
Croyez-vous qu'il suffit d'être sorti de moi?
DORANTE.
Avec toute la France, aisément je le croi.
GÉRONTE.
Et ne savez-vous pas, avec toute la France.
D'où ce titre d'honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l'ont jusqu'à moi fait passer dans leur rang ?
DORANTE.
J'ignorerais un point que n'ignore personne,
Que la vertu s'acquiert, comme le sang se donne.
tome xi. 22
238 REVUE DE PARIS.
GKUONTK.
Où le sang a manqué, si la vertu l'acquiert,
Où le sang l'a donné le vice aussi le perd.
Ce qui naît d'un moyen périt par son contraire ;
Tout ce que l'un a fait, l'autre le peut défaire ;
Et, dans la lâcheté du vice où je le voi,
Tu n'es plus gentilhomme, étant sorti de moi
DOUANTE.
Moi?
GÉRONTE.
Laisse-moi parler, toi, de qui l'imposlure
Souille honteusement ces dons de la nature :
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais ;
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas ? Est-il tache plus noire,
Plus indigne d'un homme élevé pour la gloire?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action,
Dont un cœur vraiment noble ait quelque aversion ,
Puisqu'un seul démenti lui porte une infamie
Qu'il ne peut effacer s'il n'expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l'affront
Qu'un si honteux outrage imprime sur son front ?
11 y a là , sans aucun doute , plus de concentration , d'éner-
gie, une argumentation plus pressante et plus scholastique que
chez l'auteur original. Le flot des paroles d'Alurcon coule
dans un lit plus étroit, et y précipite son cours. Le luxe des
mots est corrigé ; la superfétalion des épithètes est détruite ;
mais, du reste, je ne suis pas certain que Corneille ait tou-
jours l'avantage.
Ce qui nait d'un moyen périt par son contraire
est d'un théologien plutôt que d'un gentilhomme. Alareon a
un trait, naïf et très beau, que Corneille a négligé :
l Tan larga tenreis la espada, etc.
Mais continuons à suivre le mouvement de celte scène, où
se montre si puissamment la connaissance du monde et la
KEVUE DE PARIS. 259
verve heureuse de l'auteur espagnol. Le père après son sermon,
annonce à Dorante qu'il a l'intention de le marier , sans doute
pour le rappeler à la morale.
— Je veux te marier.
— Moi ?
— Pourquoi celle tristesse? Parle ; ne me tiens plus en sus-
pens. Qu'as-tu :
— Je suis triste de ne pouvoir vous obéir.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis marié.
— Marié! Sans que je le sache?
— J'y ai été forcé ; tout est fini.
— Tu es marié ! Non, jamais père ne fut plus malheureux
que moi.
— Écoutez-moi, mon père. Vous vous estimerez heureux ,
ainsi que moi !
— Parle, parle, ma vie est suspendue à tes lèvres!
— A moi ! toutes mes ressources. C'est le moment, ou ja-
mais, de déployer toute la subtilité de mon esprit (1)!
Ce mariage est un mensonge, comme on le pense bien : tel
est le fruit du sermon du père. Molière n'a pas d'invention
plus comique ni d'observation plus profonde. Quant à la nar-
ration des amours de Dorante et de son mariage, elle est pleine
de verve dans l'espagnol et admirablement imitée par l'auteur
français. Il faut comparer Corneille à Alarcon dans cette nar-
ration charmante, pour comprendre tout ce que la perfection
de la forme donne de puissance au talent. Invention , poésie,
élégance, chaleur, appartiennent â l'auteur espagnol; une foule
de traits délicats sont la propriété de Corneille.
Je la vis presque à mon arrivée.
Une ame de rocher ne s'en fût pas sauvée ,
Tant elle avait d'appas, et tant son œil vainqueur
Par une douce force assujétit mon cœur !
Je cherchais donc chez elle à faire connaissance :
Et les soins obligeans de ma persévérance
(1) Agora os he menester
Sutilezas de mi ingenio, etc.
260 REVUE DE PARIS.
Surent faire de sorte à cet objet charmant
Que j'en fus en six mois autant aimé qu'amant.
J'en reçus des faveurs secrètes , mais honnêtes ,
Et j'étendis si loin mes petites conquêtes ,
Qu'en son quartier souvent je me coulais sans bruit ,
Pour causer avec elle une part de la nuit.
Un soir que je venais de monter dans sa chambre
(Ce fut, s'il m'en souvient, le second de septembre ;
Oui, ce fut ce jour-là que je fus attrapé) ,
Ce soir même son père en ville avait soupe ;
11 monte à son retour ; il frappe à la porte : elle
Transit, pâlit, rougit, me cache en sa ruelle ,
Ouvre enfin ; et d'abord (qu'elle eut d'esprit et d'art !
Elle se jette au cou de ce pauvre vieillard,
Dérobe en l'embrassant son désordre à sa vue :
11 se sied ; il lui dit qu'il veut la voir pourvue ;
Lui propose un parent qu'on lui venait d'offrir.
Jugez combien mon cœur avait lors à souffrir !
Par sa réponse adroite elle sut si bien faire
Que sans m'inquiéter elle plut à son père.
Ce discours ennuyeux enfin se termina.
Le bonhomme partait ; quand ma montre sonna :
Et lui, se retournant vers sa fille étonnée :
« Depuis quand cette montre, et qui vous l'a donnée ?
« Acaste, mon cousin, me la vient d'envoyer,
Dit-elle, et veut ici la faire nettoyer ,
N'ayant pas d'horloger au lieu de sa demeure ;
Elle a déjà sonné deux fois dans un quart d'heure. »
« Donnez-la-moi , dit-il, j'en prendrai mieux le soin, n
Alors, pour me la prendre, elle vient en mon coin ;
Je la lui donne en main ; mais, voyez ma disgrâce ,
Avec mon pistolet le cordon s'embarrasse ,
Fait marcher le déclin ; le feu prend , le coup part :
Jugez de notre trouble à ce triste hasard.
Elle tomba par terre ; et moi je la crus morte.
Le père épouvanté gagne aussitôt la porte ;
Elle appelle au secours, il crie à l'assassin ;
Son fils et deux valets me coupent le chemin.
Furieux de ma perte , et combattant de rage ,
Au milieu de tous trois je me faisais passage ,
REVUE DE PARIS. 261
Quand un autre malheur de nouveau me perdit ;
Mon épée en ma main en trois morceaux rompit ;
Désarmé, je recule et rentre ; alors Orphise ,
De sa frayeur première aucunement remise ,
Sait prendre un temps si juste en son reste d'effroi ,
Qu'elle pousse la porte et s'enferme avec moi.
Soudain nous entassons cent défenses nouvelles :
Nous nous barricadons ; et dans ce premier feu
Nous croyons gagner tout à différer un peu.
Mais comme à ce rempart l'un et l'autre travaille ,
Alors, me voyant pris, il fallut composer.
GÉRONTE.
C'est-à-dire , en français, qu'il fallut l'épouser ?
Les siens m'avaient trouvé de nuit seul avec elle .
Ils étaient les plus forts, elle me semblait belle,
Le scandale était grand, son honneur se perdait ,
A ne le faire pas ma tête en répondait ;
Ses grands efforts pour moi, son péril et ses larmes,
A mon cœur, au moment, étaient de nouveaux charmes.
Donc pour sauver ma vie ainsi que son honneur ,
Et me mettre avec elle au comble du bonheur ,
Je changeai d'un seul mot la tempête en bonace ,
Et fit ce que tout autre aurait fait à ma place.
Choisissez maintenant de me voir ou mourir ,
Ou posséder un bien qu'on ne peut trop chérir (1).
(1) Le hasard me la fit voir ; la voir ce fut l'aimer. Un
cœur de bronze se fût embrasé pour elle. Le jour je passais
dans sa rue, le soir je veillaisdans sa rue... Bref, à force d'aug-
menter mes galanteries , je la vis augmenter ses faveurs...
J'entrais dans sa chambre à coucher, et mes prières ardentes
allaient la vaincre quand son père arriva... Troublée, mais
courageuse (elle était femme), elle me cacha derrière son lit...
Au moment où son père sortait, ma montre à répétition sonna
(au diable l'inventeur des montres !)... D'où vient cette mon-
tre ? demar.<1e-t-il, etc., etc. •
99
262 REVUE DE PARIS.
Voilà le travail de Corneille sur un étranger. Il n'y a pas
d'homme de génie qui ne se soit imposé celte loi du travail ,
aujourd'hui méprisée. Le Menteur de Corneille ne l'emporte
sur la Verdad Sospechosa que par le soin de l'exécution ,
par le fini et l'exactitude de la forme. Lorsque, pour échapper
au mariage que son père lui propose, Garcia ou Dorante, ima-
gine le roman interminable de son premier mariage, Alarcon
se livre à toute la fécondité de son imagination et de sa pa-
role. Le vers de huit pieds succède au vers de huit pieds.
H y en a trois cent cinquante seulement ; c'est une intaris-
sable faconde qui amuse d'abord et qui étourdit ensuite.
Jugez de la facilité de composer de petits vers comme
ceux-ci :
Quilemele yo, y al darle
Quiso la suerte que loquen
A una pistola que tengo
En la mano los cordones ,
CayO il gatillo, diô frego ,
Al ruido, desmayûse
Dona Sancha, etc.
Corneille a traduit fort littéralement ; mais son vers hexa-
mètre , plus difficile à construire , plus pénible à condenser,
l'a contraint à une exécution plus soignée. L'artiste qui taille
un bloc de marbre ne se permet pas les incuries de celui qui
travaille en cire perdue. Là est toute la supériorité de notre
grand homme : l'ébauche ne lui était pas permise. Chez lui
tout le mouvement espagnol , toute l'invention dramatique,
se sont conservées sous une forme plus pure. Mais après le
récit, le Garcia d'Alarcon fait une réflexion si naturelle et si
plaisante que je m'étonne de ne pas la retrouver chez son tra-
ducteur :
« Allons, cela s'est bien passé ; le vieillard s'en va con-
vaincu de la vérité de tout cela ! Ah! ah! le mensonge
est inutile ! ah ! le mensonge ne rapporte rien ! Se voir écou-
ler avec tant d'attention et de croyance, c'est plaisir assuré-
BETUC DE PARIS. 265
ment ; empêcher un mariage que l'on déteste , c'est un profit
tout clair (1). »
En revanche, Corneille ajoute des traits cxcellens :
Ce fut, il m'en souvient, le second de septembre.. ,
Celte particularité si précise , qui donne un poids comique
aux bourdes du Menteur, n'est pas même indiquée dans l'ori-
ginal. Alarcon dit seulement :
Fuy acrecentando rlnezas ,
Y ella aumentando favores,
llasta ponerme in el cielo
De su aposento una noche.
Corneille a effacé « ce paradis de la chambre à coucher n ,
brisé deux ou trois Phœbus , anéanti une douzaine de soleils
avec leurs lunes, et achevé sa ravissante narration.
Je ne sais ce que prétendent plusieurs écrivains, qui, en
traitant de la littérature espagnole, ont frappé de réprobation
l'immoralité de son théâtre ; tous les drames s'imprègnent
de l'immoralité spéciale du peuple qui les a créés. Oui, voici
des filles enlevées et audacieuses, des amans dévergondés, des
princes séducteurs , des maris furieux et qui tuent. Ce n'est
pas de la moralité genevoise. Quelle nation oublie de consti-
tuer, pour son usage, un code spécial de moralité arbitraire ?
La Grèce applaudissait aux indécences d'Aristophane. L'An-
gleterre , sous Charles II , n'avait pas d'autre plaisir que ses
drames libertins, dont l'alcôve était le point central. La mora-
lité espagnole disait au frère : « Tue l'amant de ta sœur !
l'honneur de ta sœur est le tien ! » Cette morale factice de
chaque nation est l'ame secrète qui régit le drame de tous les
peuples. En France , il faut amuser ; pourvu qu'une malice,
même un peu friponne , soit gaie , fine et spirituelle , comme
celle de l' Avocat Patelin et celle du Légataire , elle trouvera
(1) Dichosamente se ha hecho :
Persuadido el viejo va ;
Ya del mentir no dira
Que es sin gusto.y sin provecho, etc., etc., etc.
264 REVUE DE PARIS.
grâce devant notre moralité populaire. Toutes les nations sont
flexibles et complaisantes pour leurs propres vices , sévères et
inexorables aux vices d'autrui. Une nation ne vaut pas mieux
qu'un homme. Les sentimens les plus généreux et les plus
nobles sont exprimés par Alarcon et Calderon , qui ne se font
pas faute de fanatisme et d'atrocité nationale. Ainsi l'escro-
querie de Scapin se trouve à demi excusée par notre grand
moraliste, celui qui a rédigé en drame la philosophie pratique
des Français. Il faut accepter les peuples, comme les littéra-
tures et les siècles , avec leurs nuances spéciales et leurs va-
riétés contrastantes. C'est cette immense diversité, composée
d'élémens hostilesen apparence, mais réduite et soumise comme
le monde lui-même , à un type central et universel du beau,
qui offre un si agréable et si intéressant spectacle aux esprits
rares qui s'élèvent assez haut pour l'apercevoir, le comprendre
et l'embrasser.
Pli U ARÊTE CUASLES.
LES
SOCIÉTÉS SECRÈTES
EN ESPAGNE.
Les sociétés secrètes ont exercé sur les affaires d'Espagne,
depuis la révolution de 1820 , une influence dont l'étendue et
les résultats ne sont pas encore bien appréciés. Non-seulement
elles ont eu de fait un immense pouvoir, appuyé sur une orga-
nisation formidable, qui avait jeté de profondes racines dans
toutes les parties de la monarchie espagnole ; mais , ce qui
devait être bien plus funeste , elles ont créé en dehors des
gouvernemens , des pouvoirs légaux, de la représentation na-
tionale elle-même , une habitude et un besoin d'action irres-
ponsable et occulte , qui ont privé la loi de toute sa force,
désorganisé la puissance publique, paralysé ses instrumens. Ce
sont les sociétés secrètes qui , une fois maîtresses de terrain,
comme après les événemens du 7 juillet 1822, ont donné au
gouvernement d'une grande nation l'odieux caractère d'un
iparti triomphant et abusant de son triomphe. Ce sont les so-
;iétés secrètes qui , en face du parti absolutiste, des intrigues
le la cour, et de l'attitude menaçante de l'étranger, ont divisé
es forces du libéralisme pendant la première époque consti-
utionelle. Les sociétés secrètes ont enfin déposé dans le gou-
ernement des cortés ce principe de dissolution , de faiblesse
266 IlEVUE DE PAlïIS.
et d'instabilité , qui en a éloigné de bonne heure un grand
nombre d'esprits, et l'a réduit à la condition d'une minorité
violente, créature et docile instrument des factieux.
En 1820, il n'existait en Espagne qu'une seule société se-
crète, la maçonnerie : elle se composait d'élémens hétérogènes.
Parmi ses membres, il y en avait beaucoup dont les intentions
étaient bonnes , les vues sages et désintéressées, les opinions
politiques modérées et raisonnables; d'autres avaient apporté
dans le sein de l'association des passions ardentes , le besoin
de tout détruire, des vues ambitieuses, des théories impratica-
bles. Pour les premiers, le but fut atteint, quand Ferdinand VJI
eut reconnu la constitution, et quand le système représentatif
eut été rétabli avec la liberté de la presse, la liberté de la tri-
bune et la publicité des discussions parlementaires. Mais ce
n'était pas assez pour les ambitieux et les esprits exaltés : ils
voulurent maintenir, en face du gouvernement constitution-
nel, un pouvoir occulte ; en face delà représentation nationale,
une tribune sans frein et sans contrôle, où se produisissent im-
punément les haines individuelles, la délation, la calomnie,
l'exagération des doctrines démocratiques. Dès la première
année de la révolution , le parti modéré, qui avait la majorité
dans la plupart des loges, se retira tout entier, croyant que sa
retraite porterait à la maçonnerie un coup mortel, et détrui-
rait une institution désormais inutile et dangereuse. Il se
trompa ; c'était laisser le champ de bataille à ses ennemis, qui
en profitèrent, fortifièrent leur organi sation, s'étendirent dans
tous les lieux de quelque importance, firent une guerre achar-
née à tous les ministères, occupèrent toutes les avenues du
pouvoir, et finirent par s'emparer du gouvernement.
Une scission, qui avait eu lieu dans la maçonnerie vers 1821 ,
enfanta les comuneros , plus exaltés encore que les maçons,
et qui leur firent aussitôt une guerre acharnée. Cependant,
comme ils portaient une haine égale au second et au troisième
ministère constitutionnel, cette haine les rapprocha, et imprima
une direction commune à leurs efforts. Les maçons , plus
adroits, meilleurs politiques , plus savamment disciplinés, en
recueillirent les fruits à eux seuls, et formèrent, après le
7 juillet 1822 , le ministère San-Miguel. Leurs alliés s'en sépa-
rèrent immédiatement , et la guerre , qui se ralluma entre eux-,
REVUE DE PAIUS. 2G7
rîura jusqu'au dernier soupir de la constitution dans les murs
de Cadix.
11 faudrait entrer dans beaucoup plus de détails pour
donner la mesure exacte du mal que ces deux sociétés ont fait
à l'Espagne, de 1820 à 1823. Il faudrait individualiser l'his-
toire de chaque province , de chaque ville , de chaque institu-
tion, prendre les événemens elles hommes un à un, pour mar-
quer dans chacun d'eux l'influence de leur domination; pour
faire voir comment elles avaient créé, au milieu de l'indiffé-
rence craintive dans laquelle se renfermaient les populations,
une fausse opinion publique , un enthousiasme mensonger,
dont les déceptions n'ont été connnes que lors de Centrée des
Français en Espagne. Mais ce n'est pas notre dessein, et nous
n'avons rappelé ces souvenirs que pour servir, en quelque
sorte , de préface aux renseignemens qne nous allons présen-
ter sur les sociétés secrètes actuellement existantes.
Les nouvelles sociétés secrètes sont au nombre de quatre,
les isabellinos, la Jeune-Espagne, les fils du soleil, \cssubli.
mes templiers; ce sont les sociétés principales. Mais il existe
encore des débris des anciennes associations, de la maçonne-
rie, des comuneros, des carbonari, des bûcherons. Ils n'ont
cependant pas assez de consistance pour exercer une grande
action par eux-mêmes, et servent plutôt d'instrumens aux
nouvelles sociétés , qui sont beaucoup plus nombreuses. On
s'occupait tout récemment, à Madrid, de réorganiser la char-
bonneric, mais probablement avec un caractère cosmopolite .
cl dans un but de propagande ; car l'idée en appartenait à
des Italiens qui se réunissaient ordinairement dans un café de
la capitale.
Quand la mort de Ferdinand VII rouvrit aux exilés les por-
tes de l'Espagne, ils jugèrent habilement que s'ils rentraient
dans la lice à la faveur d'une querelle de succession, ils évite-
raient, par ce moyen , d'alarmer une partie considérable de la
nation, qui était encore fortement prévenue contre eux , et se
disposèrent , en conséquence , à n'agir ostensiblement qu'au
nom des droits d'Isabelle II. Dans ces circonstances, l'idée qui
se présenta naturellement à des esprits espagnols, tout pleins
des souvenirs de la maçonnerie et de la comunera, fut d'avoir
recours à des associations secrètes. Mais les anciennes sociétés
2G8 REVUE DE PARIS.
étaient discréditées , tous leurs membres étaient connus, leurs
statuts avaient percé dans le public. On résolut donc d'en for-
mer une nouvelle, plus appropriée aux besoins du moment, et
qui rendît plus fidèlement, sous certains rapports , les disposi-
tions réelles de la saine majorité du peuple espagnol. L'asso-
ciation des comuneros avait adopté pour programme de favo-
riser la liberté du genre humain. C'était trop vague. On adopta
celte fois pour but patent la défense et le maintien du trône
d'Isabelle II, pour but secret le rétablissement de la constitu-
tion de 1812 ; et la nouvelle société se forma sous le nom dV-
sabellinos, ou gardiens de l'innocence.
L'acte d'association des isabcllinos, rédigé par une commis-
sion spéciale, a été signé à Madrid , le 1er mars 1834. par la
commission nationale permanente de la confédération, cinq
mois après la mort de Ferdinand VII, quelques jours avant la
publication du statut royal.
Outre le but général indiqué, la défense des libertés natio-
nales et du troue d'Isabelle II, le règlement propose à la con-
fédération plusieurs objets, comme moyen d'atteindre ce but ,
par exemple :
Obtenir la réunion des cortès nationales :
S'opposer à tout acte arbitraire du gouvernement ;
Favoriser et développer la formation de la milice urbaine,
et travailler à ne faire nommer pour chefs que de véritables
amis des libertés publiques ;
Faire reconnaître dona Maria ;
Faire reconnaître l'indépendance de l'Amérique, sur les ba-
ses d'un traité avantageux au commerce espagnol;
Faire déterminer dans la loi fondamentale que la rrine
Isabelle ne pourra se marier à un prince étranger.
Le mode d'organisation donné à la société des isabellinos
rejette les épreuves mystérieuses et terribles dont s'était envi-
ronnée celle des comuneros. L'esprit de ses fondateurs s'y
montre plus positif ; le but est mieux défini, l'organisation plus
simple dans ses moyens et plus facile dans son action.
D'après le règlement du 1er mars 1854 , tous les confédérés
sont partagés en décuries de dix hommes; dix décuries
forment une centurie, et cent une légion dont le chef est ap-
REVUE DE PARIS. 2G0
jvelé préteur. Chaque légion est donc de mille hommes. Cette
première organisation est la même pour les provinces et pour
l'armée; mais les légions civiles ne sont pas confondues avec
les légions militaires ; on forme pour chaque armée, comme
pour chaque province, une ou plusieurs légions.
Dans chaque province est établi un directoire provincial ,
composé de trois ou cinq préteurs , et même davantage : dans
chaque armée est établi un directoire militaire. Le directoire
militaire doit s'entendre avec le directoire civil dans l'arron-
dissement duquel il agit.
Deux procureurs-généraux sont établis dans la capi-
tale : le procureur civil , pour correspondre avec les pro-
vinces ; le procureur militaire, pour correspondre avec les
armées.
Enfin, au dessus des deux procureurs , existe le gouverne-
ment de la confédération , le directoire général, composé de
trois.individus. Le directoire général est l'autorité suprême et
le point de réunion pour les deux grandes divisions des isabel-
linos, la province et l'armée.
L'attention particulière donnée aux militaires , et l'établis-
sement d'une organisation distincte et d'autorités spéciales
pour l'armée , sont des faits dignes de remarque. Générale-
ment, on leur rattache les évènemens de la Granja ; la con-
duite du peu de troupes laissées à Cadix , à Carthagènc , à
Malaga , qui toutes se sont déclarées pour la révolution au
moment de la crise ; l'esprit des sous-officiers , particulière-
ment dans l'armée du centre, et le renvoi des officiers dans un
grand nombre de régimens. L'action des sociétés secrètes sur
l'armée est puissamment aidée par les journaux de Madrid et
de Barcelone, qui rappellent sans cesse que les plus illustres gé-
néraux de la république française sont sortis du rang des
sous-officiers , et répètent à chaque ligne que les troupes es-
pagnoles auraient de bien plus grands et plus rapides succès,
si elles n'étaient pas commandées par des officiers incapables
dont les uns sont des vieillards usés sous le harnais , et les
autres des jeunes gens sans expérience , créatures de la cour
ou élevés par la faveur des chefs.
Une association destinée à agir principalement sur les classes
inférieures , les soldats et les sous-officiers , devait rendre les
23
270 REVUE DE PARIS.
conditions d'admission très faciles : aussi les isabellinos re-
jettent-ils les procès d'information et autres épreuves des
communeros. La seule condition posée , c'est d'être âgé de
dix-huit ans : l'adhésion à une autre société secrète n'est pas
un titre d'exclusion ; les ouvriers qui ne sont pas maîtres sont
exemptés de payer aucune rétribution, et on leur fait même
entendre qu'une partie des fonds conservés sont destinés à les
soutenir.
Le fonds commun de l'association se forme et s'alimente
par la remise de dix réaux (2 fr. et demi) que fait chaque
membre lors de son entrée dans la société , et par la contribu-
tion de quatre réaux (1 fr.) qu'il s'engage en même temps à
payer chaque mois.
Ce fonds se divise en trois parts.
Un tiers est recouvré et gardé par le trésorier de chaque
décurie et appliqué par lui aux besoins de la décurie.
Un tiers est envoyé au directoire provincial pour subvenir à
ses dépenses, ou pour être donné par lui en supplément aux
décuries qui en auraient besoin.
Le derniers tiers , enfin , est envoyé au directoire suprême
pour les dépenses générales de la confédération. L'emploi de
ces fonds est surveillé par un trésorier général nommé par voie
d'élection.
Au reste, l'organisation effective et présente des isabellinos
n'est déjà plus la même qu'au début , et il est arrivé qu'une
grande partie des membres de cette association s'est à peu
près fondue dans une autre société, celle de la Jeune-Espagne.
Comme la constitution des isabellinos admet que l'on appar-
tienne à la fois à plusieurs sociétés secrètes , cette transforma-
tion a été facile. Il est resté, cependant, un certain nombre
d'affiliés qui continuent à se considérer exclusivement comme
isabellinos, et plus spécialement attachés aux idées espagnoles
et à la constitution de 1812. C'est parmi eux que la fraction
modérée du ministère actuel a trouvé des appuis. Olaverria,
homme de talent , plusieurs fois envoyé à Bayonne avec des
missions d'exploration, et le général Palafox , homme mé-
diocre, sont du nombre. Le fondateur même de la société, don
Eugenio Aviraneta , paraît avoir embrassé des opinions qui
REVUE DE PARIS. 271
ie rangent plutôt avec la Jeune-Espagne dont il est devenu
membre.
La Jeune-Espagne s'est formée à Barcelone. Elle est plus
active, plus pratiquement révolutionnaire que les isabellinos,
et elle le doit à une certaine infusion de l'esprit français qui
lui a donné ce caractère. Ses chefs sont personnellement en re-
lation avec des hommes qui avaient joué un rôle en France
pendant les deux ou trois premières années de la révolution
de juillet, et que divers événemens ont dépossédés de l'in-
fluence qu'ils y exerçaient, comme principaux personnages du
parti républicain. Yoici quelques-uns des noms les plus mar-
quons; Espronceda , qui est regardé comme le chef de la
Jeune-Espagne. Il se trouvait à Saragosse lors du dernier
mouvement contre le ministère Isturitz, et passe pour y avoir
beaucoup contribué.
Aviraneta, qui est maintenant à Cadix.
Grenonsilla, banni de la Catalogne par le général Mina , et
maintenant éditeur du Corsaire espagnol.
Le général don Pedro Mendez Vigo, qui a laissé de terrible»
souvenirs à la Corogne en 1823, sauvé du dernier supplice par
l'intervention de M. Canning auprès du gouvernement fran-
çais, et que, dans ces derniers temps, le ministère a eu tant de
peine à éloigner de Madrid.
M. Olozaga, député de Logrono, comblé de faveurs par l'ad-
ministration actuelle ; c'est un homme encore jeune , d'un
talent distingué, d'une figure agréable , auquel on prête géné-
ralement beaucoup d'ambition. Il a depuis deux ans une
grande influence dans son parti , et passe pour avoir directe
tement préparé l'insurrection militaire de la Granja, où il s'é-
tait plusieurs fois secrètement rendu , quelques jours avant
qu'elle éclatât.
Le médecin Victoriano Torrecilla.
Don Firmin Caballero, éditeur de VEco ciel Corne rcio , dé-
puté de Cuença. M. Caballero est un homme instruit ; mais on
ne le croit pas très courageux. Des brochures contre le Dic-
tionnaire géographique de Minano, qui furent très bien ac-
cueillies, surtout à cause de la prévention existante contre les
afrancesados auxquels appartenait Manino, lui ont valu la fa-
veur du ministre Calomarde sous Ferdinand Vil. Il lui fut re-
272 REVUE DE PARIS.
devable d'une propriété dans la province de Cuença, qu'il
exploita concurremment avec M. Montenego, qui commande au-
jourd'hui l'artillerie du prétendant.
Don Pascual Cuença, qui a fait la révolution d'Alicante.
M. Lopez lui a donné un emploi dans le ministère de l'intérieur.
Don Joachim-Maria Lopez, ministre de l'intérieur,
MM. Mendizabal, Vega, Aniceto de Alvaro, les deux Fuente
Herrero, père et fils, députés de Burgos, les deux frères Carrasco,
Pio Pila, chef politique de Madrid, Vincente Beltran de Lys,
Sanz, Cardero, Calvo de Rosas, sont également cités parmi les
membres influens de la Jeune-Espagne. Tous ces personnages
ne jouissent pas tous d'une égale considération; plusieurs sont
redoutables par leur exaltation, par la violence de leur carac-
tère, par une audace qui ne reculerait devant les conséquences
d'aucun système, devant les exigences d'aucune situation.
M. Aniceto de Alvaro, qui était autrefois le panégyriste de
M. Mendizabal, est devenu son ennemi, et a déjà suivi toutes les
occasions de le combattre dans les cortès. M. Beltran de Lys,
député de Valence, a été long-temps, au contraire, l'ennemi
personnel de M. Mendizabal. On les a réconciliés ; mais on as-
sure que cette réconciliation ne passe pas l'épiderme. M. Car-
dero a dirigé l'insurrection de l'hôtel des postes , où fut tué le
général Canlerac. Il est actuellement secrétaire du général La-
hera , qui est chargé de l'inspection des milices du royaume
pendant la maladie du général Mina. M. Calvo de Rosas est un
esprit remuant, inquiet, ambitieux. C'est lui qui a récemment
voulu établir une société politique, délibérant en public, entre-
prise qui a effrayé la population de Madrid, et à laquelle le mi-
nistère s'est opposé avec succès.
A côté de la Jeune-Espagne et des Isabellinos existe la société
àesfils du soleil {los hijos del sol) , société presque exclusive-
ment militaire. Elle a étéformée en 1826 entre les militaires
revenus d'Amérique avec Rodil. Son existence est peu connue à
Madrid. Elle travaille à s'emparer de l'esprit des soldats , et à
envahir les principaux grades de l'armée. Les généraux Rodil
Cumba, Esparlero, don Geronimo Valdez, Lahera et Bedoya ,
sont les plus connus de ses chefs.
Isturitz était considéré comme le chef 'des subit tues templiers
los sublimes templarios) , société qui avait réalisé une or-
REVUE DE PARIS.
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ganisalion un peu plus complète que les autres, qui s'esl à peu
près dissoute depuis la chute de ce. ministre. Elle s'était formée
d'une division des anciens maçons, partagés eux-mêmes en
Écossais, Espagnols et Bleus ou Français. Ce sont principale-
ment des hommes appartenant à celte dernière section qui ont
fondé les Templiers. Cette société a pris une grande part au
soulèvement des juntes contre M. deToreno, en 1835.
Les carlistes ont aussi à Madrid des sociétés secrètes , parmi
lesquelles on cite l'Etoile el l'Ange exterminateur , dont
quelques membres sont mêmes affiliés aux sociétés libérales
pour les trahir ou les pousser à des excès, et qui reçoivent l'im-
pulsion de la Navarre.
Au reste , on se ferait une idée inexacte des sociétés secrètes
actuellement existantes en Espagne, si on se les représentait
comme ayant chacune un but fixe et déterminé, se renfermant
dans le cercle d'une organisation définitive, et tenant des réu-
nions régulières. 11 y a le même désordre dans l'action de
cette force occulte que dans le gouvernement public de l'F.spa-
gne. Aucune société n'a d'assemblées périodiques. Les mem-
tres de chacune se voient el se concertent, tantôt dans une
maison, tantôt dans une autre , en plus ou moins grand nom-
bre, selon les circonstances. Ils accordent généralement beau-
coup de pouvoir aux personnages influens du parti qui se
trouvent a leur lète, et qui prennent hardiment la direction
des efforis communs. L'Espagne elle-même présente sous ce
rapport un phénomène à peu près pareil. Malgré les entraves
de la constitution , le ministère s'y permet d'autant plus d'ar-
bitraire qu'il est plus libéral, el qu'd compte davantage sur la
faveur de son parti pour se mettre au-dessus des lois.
L'opinion générale attribué aux sociétés secrètes une grande
part d'action dans les événemens qui ont agité l'Espagne pen-
dant le cours de ces dernières années, dans les désordres qui
ont ensanglanté à plusieurs reprises Madrid, Barcelone, Sara-
gosse, Malaga. Il y a peut-être ici une erreur d'exagération.
Mais celle influence ,plus ou moins étendue, est malheureuse-
ment trop réelle ; el tant qu'elle existera, il n'y aura en Es-
pagne de stabilité ni pour les hommes , ni pour les choses, ni
pour les institutions , ni pour les ministères appelés à les
mettre en pratique, et à rétablir par elles l'ordre public , la li-
berté individuelle el la prospérité .générale.
TABLE DES MATIÈRES.
Le chirurgien de marine, par Emile Souveslre. ... S
Yousuf-bey, par E. D 39
Voyage à la côte occid. d'Afrique, par E. Le Mire. . • 52
Souvenirs de voyages, par Nisard 70
The maiden, par A. Guilbert 88
La Rosalie, par A. Jal .106
Lettre; sur l'Amérique, par Michel Chevalier. .... 125
Les égouls, par Jules Janin 134
Artistes étrangers, par Arnould Fremy 186
Les couvens d'Arequipa, par Mme Flora Tristan. . . .195
Le touriste parisien en Angleterre 224
Études sur le théâtre Espagnol , . 240
Sociétés secrètes en Espagne 265
Nota. Afin de ne pas retarder plus long -temps l'envoi de
ce volume à nos souscripteurs , nous avons remis la
publication de plusieurs articles de la Revue des Deux
Mo\des au tome 12, de décembre, qui sera beaucoup ]>(>"■■
vohimineux que celui-ci.
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