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Full text of "Revue de l'Université d'Ottawa"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/v17revuedeluniver1947univ 


REVUE 


DE 


l'Université  d'Ottawa 


REVUE 


DE 


l'Université  d'Ottawa 


1947 


DIX-SEPTIÈME   ANNÉE 


L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

CANADA 


In  memoriam 


Notre  cher  Cardinal  nest  plus.  La  nouvelle  de  sa  mort  cause  une 
vive  douleur  à  tous  ses  frères  Oblats  de  Marie-Immaculée  de  l'Université 
d'Ottawa.  Un  vide  immense,  nous  semble-t-il,  vient  de  se  faire  dans  nos 
rangs.  L'intérêt  constant  qu'il  continuait  de  porter  à  notre  œuvre  nous 
donnait  la  réconfortante  impression  qu'il  ne  nous  avait  jamais  quittét.. 
nous  ses  frères  d'Ottawa.  Nous  savons  tous  quel  rôle  de  premier  plan  il 
a  joué  comme  éducateur,  comme  apôtre  dans  notre  région  pendant  vingt- 
cinq  ans  de  sa  féconde  carrière. 

Aussi,  au  nom  de  mes  collègues  dans  l'enseignement  et  de  la  direc- 
tion de  l'Université,  au  nom  de  nos  élèves  actuels,  des  nombreuses  géné- 
rations d'anciens  qui  ont  connu  Son  Eminence  le  cardinal  Villeneuve,  je 
veux  déposer  sur  sa  tombe  l'hommage  ému  de  notre  profonde  reconnais- 
sance. 

Il  est  trop  tôt  encore  pour  apprécier  adéquatement  toute  l'influence 
que  le  cardinal  Villeneuve  a  exercée  dans  notre  pays  et  dans  l'Église  au 
cours  des  années  de  son  glorieux  cardinalat.  Mais  c'est  déjà  l'heure  pour 
nous  de  l'Université  d'Ottawa  de  proclamer  hautement  les  mérites  de 
l'éducateur  eminent,  ainsi  que  la  valeur  de  sa  collaboration  efficace  au 
progrès  de  notre  œuvre  universitaire. 

Il  n'est  pas  exagéré  de  dire  que  la  carrière  véritable  du  cardinal  Vil- 
leneuve commence  au  moment  où  il  assume  les  lourdes  responsabilités  du 
professorat  au  Scolasticat  Saint-Joseph  au  sein  de  nos  facultés  de  philo- 
sophie et  de  théologie.  A  cette  heure,  il  est  déjà  marqué  du  sceau  des  in- 
tellectuels. Il  se  façonne  une  âme  de  contemplatif  et  de  savant  à  l'école  do 
maîtres  pieux  et  érudits,  au  contact  des  penseurs  chrétiens  des  siècles  pas- 
sés. Il  avive  constamment  sa  passions  naturelle  de  savoir  et  d'apprendre. 
Il  ne  craint  pas  d'asseoir  la  structure  de  son  édifice  intellectuel  sur  des  assi- 
ses solides.   La  première  pierre  sera  celle  du  renoncement,  de  la  mortifica- 


6  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

tien.    Toujours  il  traîne  un  corps  débile  et  frète  auquel  Y  âme  et  l'intel- 
ligence imposent  des  sacrifices  constants. 

Doué  d'une  intelligence  vive  et  souple,  c'est  à  un  travail  ardu  et  per- 
sévérant qu'il  demande  la  science,  l'érudition,  pour  être  fidèle  à  son  devoir 
de  professeur,  d'éducateur  et  de  savant.  Pendant  ses  vingt- trois  années 
de  professorat,  il  enseigne  toutes  les  matières  ecclésiastiques  du  cours 
d'études.  Il  confiait  à  un  jeune  disciple  qu'il  n'avait  jamais  refusé  d'en- 
seigner une  matière  nouvelle.  Il  dérobait  souvent  des  heures  au  sommeil 
pour  apprendre  davantage  et  pour  livrer  à  ses  élèves,  à  ses  auditoires  nom- 
breux et  variés,  une  science  claire,  utile,  précise  et  profonde  tout  à  la  fois. 

Un  commerce  aussi  assidu  et  sérieux  avec  les  sources  mêmes  de  la  doc- 
trine chrétienne  ne  pouvait  faire  autrement  que  de  mettre  le  jeune  H 
brillant  professeur  en  possession  des  principes  mêmes  des  sciences  et  de  la 
sagesse.  On  admire  sa  vaste  érudition,  la  lucidité  de  son  esprit,  la  maî- 
trise avec  laquelle  il  puise  dans  la  somme  de  ses  connaissances  les  solution» 
à  tous  les  problèmes  qu'on  lui  soumet.  Il  semble  qu'il  a  étudié  toutes  les 
questions,  qu'il  a  fréquenté  toutes  les  avenues  du  savoir  ecclésiastique. 
Aussi,  ses  jeunes  auditeurs,  clercs  et  religieux,  se  tiennent  en  admiration 
au  pied  de  sa  chaire. 

Toute  cette  science  est  au  service  d'une  âme  ardemment  apostolique 
et  missionnaire.  Il  a  puisé  dans  les  écrits  de  notre  vénéré  fondateur,  Mgr 
de  Mazenod,  un  amour  profond  et  intelligent  de  sa  vocation  de  mission- 
naire des  pauvres,  un  esprit  de  foi  capable  de  transporter  les  montagnes 
et  un  cœur  tout  dévoué  à  l'Église  et  au  pape,  successeur  de  saint  Pierre. 

De  telles  dispositions  devaient  nécessairement  l'amener  à  exercer  une 
influence  profonde  sur  les  destinées  de  notre  Université.  Il  a  commencé 
par  y  travailler  lui-même  en  vivant  la  vie  d'universitaire  et  de  savant.  Ses 
nombreux  écrits  révèlent  sa  formation  scientifique  rigoureuse.  Il  a  com- 
pris à  ce  labeur  le  rôle  et  l'importance  d'une  université.  Il  ne  tarde  pas  à 
s'en  faire  l'apôtre  au  milieu  des  siens  d'abord,  puis  à  l'extérieur,  à  com- 
mencer par  notre  région  ontarienne.  Les  conférences  remarquables  qu'il 
devait  donner  au  cours  de  sa  carrière  cardinalice  sur  le  rôle  des  universi- 
tés, la  place  de  la  théologie  et  de  la  philosophie  dans  l'enseignement  uni- 
versitaire, ne  sont  que  l'écho  des  enseignements  du  père  Rodrigue  Ville- 
neuve. 


IN    MEMORIAM  7 

Que  dire  de  son  amour  pour  la  doctrine  de  saint  Thomas?  Ici  com- 
me toujours,  il  veut  être  avant  tout  le  fils  aimant  de  l'Eglise.  Mais  son 
obéissance  n'est  pas  aveugle.  Il  sait  apprécier  la  valeur  d'éternité  de  la 
sagesse  thomiste  et  son  admirable  opportunité  pour  la  diffusion  moder- 
ne des  vérités  chrétiennes. 

Au  surplus,  il  a  le  don  de  convaincre  et  de  faire  des  apôtres.  C'est 
donc  une  génération  de  jeunes,  la  relève,  qu'il  forme  de  ses  mains  d'édu- 
cateur au  Scolasticat  Saint-Joseph.  Il  connaît  les  exigences  rigoureuses 
de  la  science  en  nos  temps  modernes.  Ses  disciples  l'apprendront  de  lui. 

Nos  facultés  ecclésiastiques  lui  doivent  énormément.  C'est  lui  qui 
fonde  l'École  des  Études  ecclésiastiques  supérieures  de  l'Université,  alors 
qu'il  est  doyen  de  la  faculté  de  théologie.  Quand  il  s'agira,  deux  ans  plus 
tard,  de  réorganiser  nos  facultés  ecclésiastiques  selon  les  exigences  de  la 
constitution  apostolique  Deus  Scientiarum  Dominais,  le  travail  sera  fa- 
cile après  le  coup  d'audace  du  père  Rodrigue  Villeneuve,  fondant  cette 
École  ainsi  que  notre  Société  thomiste.  C'est  encore  lui  qui,  avant  de 
quitter  Ottawa  pour  Gravelbourg,  a  préparé  les  âmes,  les  esprits  et  les 
courages  pour  lancer  la  Revue  de  l'Université  d'Ottawa.  //  convenait  que 
le  premier  article  de  cette  publication  universitaire  fût  signé  de  son  nom. 

Mais  je  n'ai  levé  le  voile  que  sur  une  partie  de  l'activité  débordante 
du  professeur  et  du  supérieur  dju  Scolasticat. 

Si  vous  feuilletez  les  récits  d'il  y  a  vingt  ou  vingt-cinq  ans,  vous 
voyez  le  petit  père  Villeneuve  mêlé  à  tous  les  événements  catholiques  et 
français  dans  la  capitale  et  jusqu'à  Montréal  ou  Québec.  Il  est  partout. 
On  l'invite  partout.  Il  est  toujours  prêt  à  tenir  la  plume,  à  diffuser  la 
vérité.  Il  sera  l'initiateur  des  retraites  fermées  à  Ottawa.  Il  jouera  un 
rôle  discret,  mais  combien  efficace,  dans  l'organisation  des  syndicats  ca- 
tholiques. Il  participera  constamment  aux  Semaines  sociales.  Il  ensei- 
gnera aux  jeunes  de  V A.C.J.C.  un  patriotisme  éclairé  et  combatif.  Il  sera 
une  force  puissante  de  la  résistance  franco-ontarienne.  Il  donnera  à  notre 
journal  Le  Droit  l'appui  de  ses  idées  et  le  concours  de  sa  plume. 

Vie  débordante  d'activité,  vie  brûlante  de  charité.  L'Église,  dans  sa 
sagesse,  lui  confia  la  fondation  du  diocèse  de  Gravelbourg,  puis  le  fit  mon- 
ter au  siège  cardinalice  de  Québec.  Pie  XI  et  Pie  XII  l'honoreront  de  lour 
affection.    Trois  fois  il  représentera  le  souverain  pontife  comme  son  légat; 


8  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

la  dernière  fois,  auprès  de  Notre-Dame  de  la  Guadalupe  et  de  ses  fidèles 
Mexicains. 

Ces  rapides  ascensions  dans  le  gouvernement  de  l'Église  ne  devaient 
pas  altérer  les  traits  de  l'âme  sacerdotale  et  religieuse  du  cardinal  Ville- 
neuve. Il  mettra  maintenant  au  service  d'intérêts  plus  grands  et  plus  éh- 
vés  la  même  charité,  la  même  piété  et  le  même  esprit  de  foi.  Il  ne  reculera 
jamais  devant  le  devoir,  quoiqu'il  doive  lui  en  coûter  des  sacrifices,  des 
incompréhensions.  Dans  la  hiérarchie  de  ses  amours,  il  n'oubliera  jamais 
surtout  la  place  qui  reviennent  à  Marie,  sa  Mère  immaculée,  à  l'Église 
du  Christ  et  à  sa  famille  religieuse. 

Un  prélat  distingué  écrivait  de  lui:  «  Nous  admirons  notre  cher 
Cardinal.  Nous  avons  un  chef  et  nous  en  remercions  la  Providence  qui 
visiblement  le  protège.  Il  voit  clair  et  marche  avec  fermeté  dans  le  sentier 
éclairé  par  les  lumières  divines.  » 

Quelle  dette  de  reconnaissance  nous  devons  au  regretté  cardinal  Vil- 
leneuve. 

Lorsqu'il  quitta  Ottawa,  nous  le  vîmes  partir  avec  regret.  Mais 
nous  savions  qu'il  allait  continuer  sa  mission  de  vérité  et  de  sagesse  — 
Docerc  quis  sit  Christus.  Nous  avions  l'intuition  que  par  la  noblesse  de 
son  génie  il  servirait  éminemment  nos  causes.  Nous  savions  qu'il  conti- 
nuerait par  son  auguste  exemple  et  par  ses  sages  conseils  à  nous  stimuler 
et  à  nous  aider.    Nous  n'avons  pas  été  trompés. 

Il  n'est  plus,  Mais  son  esprit  demeure;  cet  esprit  de  foi  profonde 
dans  la  vérité  des  causes  sacrées  et  approuvées  par  l'autorité  du  vicaire  du 
Christ;  cet  esprit  d'amour  de  l'Église  et  de  notre  patrie;  cette  confiance 
inébranlable  dans  la  mission  de  l'Université  et  des  Oblats  de  Marie- 
Immaculée  dans  la  capitale  du  Canada.  Voilà  l'héritage  qu'il  nous  o 
légué,  à  nous  ses  fils  adoptifs. 

Puissions-nous  êtres  fidèles  à  sa  mémoire  et  continuer  dans  la  vérité 
et  dans  la  charité  à  faire  connaître  le  Christ. 

Jean-Charles  LAFRAMBOISE,  o.  m.  i., 

recteur  de  l'Université. 


L'esprit  de  la  "Revue 


99 


Si  l'université  est  une  école  de  haut  savoir,  il  faut  que  son  organe, 
pour  ainsi  dire  officiel,  reflète  ce  haut  savoir  et  qu'il  en  soit  l'expression. 

Former  des  bacheliers,  préparer  ses  élèves  aux  carrières  de  leur  choix, 
tel  n'est  pas  le  suprême  idéal  du  professeur  d'université.  Tout  en  rayon- 
nant le  vrai  par  son  enseignement,  le  maître  doit  pousser  plus  haut  et 
plus  loin  sa  culture;  il  doit  se  livrer  à  la  recherche  proprement  scientifi- 
que. 

Qu'importe  qu'il  ne  découvre  rien  qui  ne  soit  déjà  connu.  L'effort 
surtout  s'impose.  Qui  ne  le  fournit  pas  avec  constance  et  courage,  s'atro- 
phie, s'enlise  dans  la  routine.  Excellent  répétiteur  peut-être,  il  n'a  pas 
l'étoffe  du  maître  qui  se  renouvelle  et  se  refait  sans  cesse. 

Dans  une  revue  universitaire,  cette  double  fonction  du  maître  trou- 
ve à  s'exprimer.  La  revue  universitaire  accueillera  donc  des  études  qui 
sont  en  quelque  sorte  le  prolongement  des  cours:  articles  de  vulgarisation, 
point  du  tout  à  la  manière  des  «  digestes  »  ou  des  revues  populaires,  mais 
plutôt  articles  de  haute  vulgarisation  s'adressant  au  public  cultivé. 

Qui  ne  voit  cependant  qu'une  revue  ne  serait  pas  vraiment  univer- 
sitaire, si  elle  se  cantonnait  dans  la  vulgarisation,  et  ne  consignait  point 
les  résultats  des  recherches  faites  par  des  spécialistes  du  dedans  ou  du  de- 
hors en  telle  ou  telle  branche  du  savoir  humain?  Tout  comme  l'université 
elle-même,  la  revue  universitaire  se  voue  au  service  de  la  culture  et  de  la 
science,  sans  limiter  ses  ambitions.  Elle  vise  moins  à  satisfaire  le  goût, 
parfois  trop  facile,  des  nombreux,  qu'à  répondre  aux  dernières  exigences 
du  haut  savoir. 

S'agit-il  d'université  catholique,  celle-ci  se  consacre  d'abord  et  par- 
dessus tout  au  culte  de  la  vérité  catholique.  Elle  a  conscience  de  Ja  noble 
et  lourde  mission  qui  lui  est  dévolue:  faire  mieux  connaître  le  message  du 
Christ,  répandre  la  doctrine  de  l'Église,  magistra  véritatis.    Fidèle  à  cette 


10  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

mission,  la  revue  universitaire  catholique  ne  doit  rien  reproduire  qui  por- 
terait tant  soit  peu  atteinte  à  la  foi  et  à  la  morale  chrétiennes;  qui  soit 
opposé  non  seulement  à  la  Révélation,  mais  même  à  la  doctrine  commu- 
nément reçue  dans  l'Église.  Là,  par  conséquent,  point  de  tergiversations, 
point  d'habiles  compromis,  point  de  libéralisme  courtois  donnant  asile 
à  des  avancés  que  Rome  ne  saurait  voir  d'un  bon  oeil. 

Cette  doctrine  romaine,  que  l'on  professe  de  tout  esprit  et  de  tout 
cœur  ne  se  limite  pas  au  credo,  ni  aux  dix  commandements.  Elle  touche, 
par  bien  des  aspects,  au  temporel,  au  social,  voire  à  l'économique.  Là  en- 
core, par  une  raisonnable  et  ardente  conviction  en  la  profonde  sagesse  de 
l'Eglise,  autant  que  par  piété  filiale,  il  n'est  pas  loisible  à  l'universitaire 
catholique  de  prendre  des  chemins  de  traverse.  Il  n'est  pas  loisible  à  une 
revue  d'université  catholique  d'ouvrir  sa  porte  à  des  collaborateurs  qui, 
même  de  bonne  foi,  prendraient  la  contrepartie  des  positions  catholiques. 

Intransigeance,  dit-on  parfois.  Etroitesse  d'esprit.  Non.  Simple 
logique  plutôt.  La  vérité  jouit  de  droits  que  ne  peut  revendiquer  l'erreur. 
Si  je  suis  en  parfaite  santé,  c'est  une  fausse  largeur  d'esprit  d'offrir  l'hos- 
pitalité au  malade  qui  se  croit  sain,  et  de  risquer  inutilement  la  contami- 
nation. Pour  les  mêmes  raisons,  une  revue  universitaire  catholique  n'a  pas 
le  droit  de  se  constituer  le  rendez-vous  de  toutes  les  opinions  qui  s'agitent 
sous  le  soleil;  elle  n'est  pas  un  forum  où  des  orateurs  de  tout  acabit  peu- 
vent venir  déclamer  le  oui  et  le  non,  le  pour  et  le  contre  de  problèmes  qui, 
pour  un  catholique,  ne  prêtent  nullement  à  discussion.  La  solution  de 
ces  problèmes,  le  catholique  la  tient  avec  une  certitude  décisive. 

Que  l'hésitant  ou  le  sceptique  écoutent  ou  accueillent  avec  la  même 
aisance  des  propositions  contradictoires,  cela  ne  leur  chaut  guère,  eux  qui 
reconnaissent  n'avoir  d'évidence  ni  de  certitude  sur  à  peu  près  rien.  Quand 
l'esprit  se  refuse  à  l'objectivité,  tout  devient  matière  à  discussion.  Il  n'en 
est  pas  ainsi  du  catholique,  qui  s'estime  à  juste  titre  possesseur  de  vérité 
et  qui  marche  dans  la  clarté,  là  où  d'autres  avancent  à  tâtons  dans  les 
ténèbres. 

C'est  autrement  que  la  largeur  d'esprit  d'un  catholique  peut  et  doit 
s'exercer.  C'est  ailleurs  que  le  respect  sincère  de  l'opinion  d'autrui  peut 
et  doit  avoir  cours. 


L'ESPRIT  DE  LA  «  REVUE  »  11 

Même  pour  un  catholique,  le  domaine  de  l'opinatif  s'étend  beau- 
coup plus  loin  qu'on  ne  croit.  N'y  a-t-il  pas  des  secteurs  entiers  de  la 
théologie  et  de  la  philosophie,  comme  de  toutes  les  sciences  religieuses,  qui 
restent  sujets  libres  de  débat?  Et  que  dire  des  autres  champs  du  savoir 
purement  humain?  Que  dire  des  sciences  positives,  des  sciences  sociales  et 
économiques,  de  l'histoire,  de  l'art,  de  la  littérature?  Autant  de  domaines 
où  la  prétention  à  l'infaillibilité  est  rarement  de  mise.  Autant  de  domai- 
nes où  savoir  prêter  une  oreille  clémente  au  sentiment  d'autrui  non  seu- 
lement témoigne  d'un  esprit  souple  et  ouvert,  mais  devient  parfois  un 
chemin  de  lumière  et  sert  d'étape  sur  la  voie  de  la  vérité. 

J'aime  cette  manière,  si  chère  à  Charles  du  Bos,  qui  consiste  à  pro- 
céder par  «  approximations  »,  qui  aborde  son  sujet  avec  sympathie,  qui 
se  laisse  informer  par  le  réel  au  lieu  de  lui  imposer  ses  propres  moules, 
qui  ne  préjuge  rien  sans  preuve,  surtout  qui  ne  condamne  pas  avant 
d'avoir  entendu  les  dépositions  des  témoins.  Je  plains  l'homme  qui,  in- 
capable de  souffrir  une  pure  querelle  d'idées,  voit  partout  des  conflits  d'in- 
térêts et  de  personnes.  Celui-là  sera  bien  avisé  de  ne  pas  donner  dans  la 
polémique,  car  il  servira  mal  la  vérité,  cherchant  plutôt  à  triompher  de 
l'adversaire  qu'à  faire  prévaloir  le  vrai. 

Que  telle  soit  l'attitude  d'un  organe  de  parti,  on  le  comprend  volon- 
tiers; on  le  lui  pardonne  même  d'avance.  Mais  on  sait  à  quoi  s'en  tenir 
sur  ses  prétentions  à  l'objectivité  ou  à  l'impartialité. 

Une  revue  universitaire  se  défend  rigoureusement  d'être  un  organe 
de  parti.  Elle  n'arbore  aucun  drapeau  politique.  Elle  ne  s'engage  à  au- 
cune propagande,  sinon  à  celle  de  la  vérité  catholique,  telle  que  déjà  pré- 
cisée.   Sur  le  reste,  il  lui  est  permis  de  se  montrer  libérale. 

Elle  le  peut  d'autant  plus  facilement  que  le  signataire  porte  la  plei- 
ne responsabilité  de  son  article.  Cela  s'écrit  et  se  lit  partout.  Dans  la  pra- 
tique, quel  cas  en  fait-on?  Trop  souvent,  pour  ne  pas  dire  toujours,  c'est 
comme  si  de  rien  n'était.  Tel  article  restera  indéfiniment  dans  les  tiroirs, 
parce  qu'il  ne  cadre  pas  avec  les  idées  du  directeur.  De  son  côté,  le  lecteur 
attribuera  spontanément  à  la  direction  de  la  revue  ou  à  l'institution  dont 
elle  est  l'organe  toutes  les  vues  de  ses  collaborateurs.  Je  le  déplore,  mais  il 
en  va  tout  ainsi  dans  notre  libéral  vingtième  siècle  et  dans  notre  bonne 
terre  d'Amérique.     Allons,  dites,  fermerez-vous  votre  porte  à  toute  per- 


12  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

sonne  qui  n'appartient  pas  à  votre  clan  ou  à  votre  cercle?  qui  ne  signerait 
pas  chacune  de  vos  sentences? 

Du  moins,  reprend-on,  l'hospitalité  donnée  ne  témoigne-t-elle  pas 
de  votre  sympathie?  —  Pour  l'homme  peut-être;  pas  nécessairement  pour 
ses  idées. 

Mais  pourquoi  fournir  un  truchement  à  des  vues  que  vous  ne  par- 
tagez pas  que  vous  désapprouvez  peut-être?  Ah!  ces  pourquoi  qui  veu- 
lent le  dernier  mot  de  tout.  Comme  ils  me  mettent  à  la  torture!  Pour- 
quoi? —  Parce  que  je  respecte  en  autrui  la  liberté  d'expression  dont  je 
jouis  moi-même  et  que  je  souhaite  qu'on  respecte.  Parce  que  si,  d'une 
part,  je  condamne,  comme  il  convient,  toutes  les  tentatives  trop  intéres- 
sées de  faire  triompher  une  cause,  je  ne  puis,  d'autre  part,  que  m'incliner 
devant  un  esprit  qui,  évitant  toute  propagande  intempestive,  toute  ma- 
nœuvre déloyale,  s'efforce  sincèrement  de  se  frayer  un  chemin  au  cœur  de 
la  vérité. 

Il  est  beau  de  proclamer  la  nécessité  et  les  avantages  d'une  juste 
liberté.  Il  est  noble  de  prétendre  au  respect  de  l'opinion  d'autrui.  Il  esc 
plus  honorable  et  plus  magnanime  d'en  donner  l'exemple,  dût-on  par- 
fois le  faire  à  ses  propres  dépens. 

Le  Directeur. 


Les  propositions  fédérales 

aux  provinces 

et  l'avenir  des  Canadiens  français 


La  discussion  d'un  problème  comme  celui  dont  j'ai  fait  le  sujet  de 
cet  article  présente  toujours  quelque  difficulté,  quand  il  s'agit  d'exposer  le 
point  de  vue  du  Québec  aux  Canadiens  français  minoritaires  des  autres 
provinces.  Par  la  force  des  choses,  il  existe  entre  les  points  de  vue  des  di- 
vers groupes  minoritaires  et  celui  du  Québec  sur  ces  questions,  comme 
d'ailleurs  entre  les  points  de  vue  respectifs  des  divers  groupes  minoritaires 
français  eux-mêmes  (Ontario,  Manitoba,  Nouveau-Brunswick,  etc.), 
des  différences  comme  il  ne  peut  manquer  de  s'en  produire  entre  des  mi- 
lieux conditionnés  par  des  facteurs  différents.  Les  groupes  minoritaires 
entre  eux  ont  tous,  en  tout  cas,  un  trait  commun  que  le  Québec  est  seul 
à  ne  pas  posséder:  celui  d'être  une  minorité  qui  se  sent  irrémédiablement 
vouée  à  le  rester  (encore  que  les  Acadiens  puissent  avoir  de  sérieux  motifs 
d'espoir  à  l'encontre) ,  qui  accorde  plus  de  confiance  à  son  avenir  dans  le 
grand  tout  canadien  où  nous  sommes  plus  nombreux  que  dans  des  grou- 
pements provinciaux  où  elle  se  sent  isolée,  qui  accepte  plus  ou  moins  son 
sort  comme  il  lui  est  fait  et  craint,  non  sans  raison  quand  elles  ne  sont 
que  parades  verbales,  les  prises  de  positions  extrêmes  dont  elle  risque  de 
subir  les  contre-coups. 

Sans  doute  le  Québec  français  a  aussi  le  sentiment  d'être  une  mino- 
rité, mais  ce  sentiment,  c'est  dans  le  grand  tout  canadien  seulement  qu'il 
l'éprouve.  Sur  le  plan  provincial,  au  contraire,  il  se  sent  aussi  maître  chez 
lui  que  le  Français  en  France,  l'Anglais  en  Angleterre,  et  le  Russe  en  Rus- 
sie; ou,  plutôt,  nuançons:  il  voit  des  possibilités  très  nettes  de  le  devenir 
dès  qu'il  pourra  détenir  les  clefs  de  l'économie  québécoise  et  compléter, 
par  là,  l'œuvre  déjà  réalisée  sur  le  terrain  politique. 


14  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

Il  en  résulte  nécessairement  que  même  s'il  existe  dans  Québec  comme 
chez  les  groupes  minoritaires  français  des  autres  provinces,  des  nuances 
d'opinions  considérables,  la  gamme  s'en  étendra  plus  loin  vers  un  désir 
d'autonomie  réalisable,  pour  atteindre  même,  chez  quelques-uns,  les  ré- 
gions du  séparatisme.  Il  n'y  a  pas  de  doute  qu'un  autonomiste  canadien- 
français  ontarien,  par  exemple,  n'a  pas  beaucoup  de  raisons  ethniques  ou 
culturelles  d'être  autonomiste;  chez  lui,  une  telle  conviction  ne  peut  être, 
de  ce  point  de  vue,  qu'un  acte  de  raison  le  convainquant  que  là  est  l'ave- 
nir du  groupe  canadien-français  tout  entier  et  qu'il  doit  y  sacrifier  même 
certains  intérêts  propres.  Pour  l'autonomiste  Canadien  français  du  Qué- 
bec, l'intérêt  est  au  contraire  immédiat,  quoi  qu'on  puisse  en  penser  par 
ailleurs.  Autant,  en  somme,  il  est  naturel,  parce  que  conforme  à  leur 
intérêt  le  plus  immédiat,  que  les  groupes  canadiens-français  minoritaires 
cherchent  à  attirer  le  Québec  français  de  plus  en  plus  totalement  dans  le 
grand  tout  pour  rester  en  sa  compagnie  et  permettre  à  tous  de  se  sentir 
davantage  les  coudes,  autant  il  est,  aussi,  naturel  parce  qu'également  con 
forme  aux  intérêts  nationaux  immédiats  du  Québec  français,  qu'il  tâche 
de  préserver  intact  le  domaine  de  sa  liberté  d'action.  La  question  est  pré- 
cisément de  savoir  lequel  de  ces  deux  intérêts  immédiats  est  le  plus  con- 
forme à  l'intérêt  général  canadien  et  canadien-français  bien  compris;  et 
c'est  en  cela  que  réside  également  l'essentiel  de  ce  qu'on  peut  appeler  d'un 
côté  le  problème  canadien-français,  et  de  l'autre  le  problème  canadien. 

C'est  ce  problème  que  pose  à  nouveau  la  question  des  relations  fédé- 
rales-provinciales et  c'est  lui  que  je  voudrais  analyser  ici,  tel  que  je  le  vois, 
c'est-à-dire  d'un  point  de  vue  que  l'on  qualifiera  sans  doute  de  nationa- 
liste, et  avec  justesse  puisqu'il  l'est.  Mais  précisément,  peut-être  est-on 
trop  porté  à  prendre  pour  acquis,  à  priori,  que  ce  qu'on  appelle  le  point 
de  vue  nationaliste  est  le  point  de  vue  étroit  d'une  chapelle,  où  l'on  bat 
surtout  le  tambour  du  patriotisme  dans  un  tintamarre  verbal  appuyé  ex- 
clusivement sur  des  sentiments  et  sur  des  passions  .  .  .  que  d'aucuns  vont 
même  jusqu'à  qualifier  d'excécrables.  J'ai  bien  l'intention  quant  à  moi 
de  ne  faire  appel,  dans  ce  qui  suit,  à  aucun  sentiment.  Je  veux  parler  ex- 
clusivement à  la  raison  et  en  partant  de  faits.  Et  si  je  n'ai  pas  la  préten- 
tion de  changer  l'opinion  de  ceux  qui  ne  partagent  pas  la  mienne,  je  vou- 
drais entretenir  celle  de  les  convaincre  que  le  nationalisme  canadien-fran- 


LES  PROPOSITIONS  FÉDÉRALES  AUX  PROVINCES  15 

çais  est  quelque  chose  de  sérieux,  de  rationel,  de  cohérent,  de  légitime,  et 
qu'en  regard  de  ce  système  de  pensée  et  des  faits  qui  le  soutiennent,  les 
propositions  du  fédéral  aux  provinces  lors  des  récentes  conférences  ne 
sauraient  être  acceptables  parce  qu'elles  mettent  vraiment  en  jeu  l'avenir 
des  Canadiens  français  comme  tels. 

I 

Et  tout  d'abord,  puisque  c'est  en  fonction  de  l'avenir  des  Canadiens 
français  que  je  veux  poser  le  problème,  peut-être  serait-il  opportun  de 
bien  définir  nos  termes  et  nos  positions,  de  façon  à  bien  nous  compren- 
dre même  si  nous  devons  ne  pas  nous  entendre.  Et  à  cet  égard,  peut-être 
même  convient-il  de  commencer  par  se  demander  s'il  existe  bien  des  Ca- 
nadiens français,  puisque  cette  expression  choque  parfois  certaines  oreil- 
les et  engendre  la  répartie  qu'il  n'y  a  pas  de  Canadiens  français,  mais  seu- 
lement des  Canadiens  dont  certains  parlent  le  français  et  d'autres  l'an- 
glais. 

Certes,  on  peut  être  de  ceux  qui  désirent  la  réalisation  d'un  tel  idéal 
et,  pour  en  hâter  l'avènement,  refuser  d'admettre  ce  qui  est,  de  façon  à 
n'en  devoir  pas  parler  et  à  orienter  les  esprits  vers  ce  qu'on  voudrait  qui 
fût.  Mais  ce  ne  saurait  être  là,  il  me  semble,  qu'attitude  de  propagan- 
diste. Objectivement,  honnêtement,  peut-on  vraiment  soutenir  que  la 
différence  de  langue  ne  montre  actuellement,  au  Canada,  qu'un  accident 
sans  importance  et  qu'elle  ne  révèle  pas  véritablement  l'existence  de  deux 
groupes  culturels  profondément  différents?  J'en  appelle  au  témoignage 
objectif  de  tous  les  étrangers  qui  nous  ont  visités  depuis  André  Siegfried, 
en  passant  par  John  MacCormac  et  Horace  Miner,  jusqu'à  Mgr  Ligutti, 
Mpr  Kelly  et  Mason  Wade.  Et  chez  les  Canadiens  anglais,  les  observa- 
teurs qui  concluent  dans  le  même  sens  n'ont  pas  été  moins  nombreux,  de- 
puis les  tout  débuts  de  notre  histoire  commune  jusqu'à  A.-R.-M.  Lower, 
qui  donnait,  en  1943,  une  communication  à  la  Canadian  Historical  As- 
sociation, peut-être  la  contribution  la  plus  pénétrante  qui  soit  encore 
venue  du  côté  anglais  sur  le  problème  canadien,  et  dans  laquelle  il  mar- 
que fortement  l'antithèse  de  cette  «  juxtaposition  de  deux  civilisations, 
de  deux  philosophies,  de  deux  points  de  vue  contradictoires  sur  la  nature 
fondamentale  de  l'homme  ». 


16  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Qu'y  a-t-il  de  surprenant  à  cela  quand  on  connaît  notre  histoire? 
Ainsi  que  le  note  M.  Wilfrid  Bovey  dans  son  ouvrage  sur  les  Canadiens 
français  —  et  cela  avec  de  nombreux  autres  historiens  —  la  Nouvelle- 
France,  bien  que  colonie,  avait  commencé  dès  avant  la  conquête  à  consti- 
tuer une  nationalité  homogène.  C'est  donc  un  peuple  que  les  Anglais  ont 
conquis  en  1760.  Un  peuple  qui  s'est  roulé  en  boule  devant  l'envahis- 
seur, qui  a  résisté  passivement  et  parfois  aggressivement  à  l'assimilation, 
jusqu'au  jour  où  il  a  pu  reconquérir,  dans  la  Confédération,  son  droit 
d'avoir  un  gouvernement  propre,  dirigé  par  lui-même  et  conforme  à  ses 
coutumes. 

Ces  rappels  de  conquête  sont  encore  une  chose  qu'on  nous  reproche, 
comme  si  les  événements  d'il  y  a  deux  cents  ans  pouvaient  en  eux-mêmes 
constituer  un  motif  de  discorde  entre  Canadiens.  Mais  comment  n'en 
parlerait-on  pas,  puisque,  comme  le  montre  si  bien  M.  Lower,  c'est  le 
fait  fondamental  de  notre  histoire?  Le  Canada  français  n'est  pas  sim- 
plement une  secte  de  trouble-fête  exploitant  des  sentiments  et  des  idées 
pour  servir  des  fins  personnelles  politiques;  même  si  cela  peut  être  le  cas 
de  certains  individus,  exactement  comme  il  y  a  des  individus  qui  exploi- 
tent l'idée  chrétienne  pour  servir  des  fins  personnelles,  sans  que  celle-ci 
perde  de  la  valeur  pour  cela,  je  rougis  de  honte  jusqu'à  la  racine  des  che- 
veux quand  j'entends  de  mes  compatriotes  condamner  ainsi  en  bloc  toute 
une  civilisation  qui  se  défend.  Nous  sommes  un  peuple  qui  était  installé, 
qui  vivait  sa  vie  dans  l'orbite  d'une  métropole  dont  il  était  issu  et  qui 
s'est  vu  soumis  à  une  domination  étrangère  par  la  force;  on  ne  peut  tout 
de  même  pas  nier  cela,  et  que  notre  position  s'en  trouve  bien  différente  de 
celle  d'un  groupe  qui,  à  l'intérieur  d'un  pays  uni,  se  mettrait  à  insuffler 
des  germes  de  désunion. 

A  cause  de  ce  fait,  nous  avons  indiscutablement  des  droits  moraux  à 
notre  vie  de  peuple,  si  nous  tenons  à  la  continuer,  exactement  comme 
les  Polonais,  dans  les  empires  germain,  autrichien  et  russe,  ou  les  Serbes, 
les  Bulgares  et  les  Grecs  dans  l'empire  ottoman  en  conservaient  encore 
devant  l'humanité  tout  entière  et  cela  après  de  plus  nombreux  siècles  de 
domination.  Moralement,  c'est  à  nous  de  décider  laquelle  nous  accepte- 
rons des  deux  solutions  possibles  du  problème  canadien;  un  Canada  bâti 
sur  un  dualisme  de  civilisation,  c'est-à-dire  dans  une  unité  nationale  réa- 


LES  PROPOSITIONS  FÉDÉRALES  AUX  PROVINCES  17 

lisée  par  la  collaboration  entre  deux  types  fondamentaux  de  Canadiens 
évoluant  selon  leurs  virtualités  propres;  ou  un  Canada  dans  lequel  on  ne 
trouvera  plus  qu'un  type  de  Canadien  fusionné,  la  langue  devenant  un 
facteur  accidentel.  Que  les  Canadiens  anglais  se  montrent  loyalement 
disposés  à  accepter  la  première  option  si  nous  la  choisissons  et,  —  puisque 
ce  sont  eux  les  conquérants,  donc  eux  qui  ont  à  choisir  entre  imposer  leurs 
vues  et  respecter  les  droits  moraux  des  conquis,  —  qu'ils  soient  sincère- 
ment prêts  à  collaborer  sans  réticence  à  sa  réalisation  avec  les  sacrifices  que 
cela  peut  leur  imposer  momentanément,  et  le  fait  de  la  conquête  deviendra 
pour  les  deux  groupes  de  Canadiens  un  motif  d'union  et  de  paix,  un 
motif  de  mutuelle  estime  et  de  satisfaction  de  la  solution  réalisée. 

Quant  à  nous,  avant  de  choisir,  et  pour  bien  choisir,  il  importe  que 
nous  sachions  ce  qu'est  un  Canadien  français,  et  pourquoi  nous  pouvons 
ou  dans  quelles  circonstances  nous  devons  vouloir  rester  Canadiens  fran- 
çais plutôt  que  d'accepter  une  fusion  dans  un  canadianisme  tout  court. 
Or  pour  cela,  il  faut  encore  reprendre  le  fait  de  la  conquête  et  constater 
qu'en  lui-même  il  est  bien  insuffisant  à  expliquer  le  phénomène  de  notre 
résistance.  Ce  qui  l'explique,  c'est  que  le  conquérant  a  apporté  avec  lui 
un  type  de  civilisation,  une  philosophie,  des  modes  de  vie  entièrement 
différents  des  nôtres  ...  et  qu'une  élite  active  chez  nous  ayant  conservé 
la  certitude  que  notre  civilisation,  notre  philosophie,  nos  modes  de  vie 
étaient  supérieurs  à  ceux  du  conquérant,  elle  a  cristallisé  nos  énergies, 
élevé  autour  de  nous  les  murs  protecteurs  seuls  capables  de  sauver  les  mas- 
ses et  réalisé  le  miracle  canadien-français. 

Or  qui  était  cette  élite?  Tout  le  monde  connaît  la  réponse:  le  clergé. 
Et  pourquoi  s'est-il  tant  acharné  à  sauver  une  civilisation,  une  culture, 
une  langue  plutôt  que  de  passer  à  celle  du  conquérant?  Pour  des  motifs  de 
petite  politique,  d'intérêt  personnel,  ou  de  vanité  intellectuelle?  Évidem- 
ment non:  s'il  ne  s'était  agi  que  de  politique  ou  d'intérêt,  il  aurait  bien 
vite  passé  au  conquérant;  et  la  vanité  culturelle  ne  nous  aurait  pas  fait 
survivre  plus  d'une  couple  de  générations.  La  vraie  raison,  c'est  que  notre 
civilisation,  notre  philosophie,  nos  modes  de  vie,  tenaient  en  une  foi,  une 
religion,  que  l'on  a  estimée  infiniment  supérieure  à  celle  qu'apportait  le 
vainqueur,  et  qu'une  foi  engendre  toujours  des  convictions  inébranlables 
et  des  résistances  indestructibles.    Si  vous  voulez  voir  bien  mis  en  valeur 


18  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

un  autre  phénomène  exactement  comparable  dans  l'histoire  du  monde, 
lisez  avec  un  peu  d'attention  les  deux  derniers  chapitres  du  livre  de  Da- 
niel-Rops  sur  le  peuple  de  la  Bible,  après  la  conquête  de  Babylone,  et 
vous  serez  frappés  des  ressemblances. 

Non,  ce  n'est  pas  une  langue  que  les  Canadiens  français  ont  voulu 
sauver;  la  langue  n'a  été  pour  les  premiers  nationalistes  du  Canada  fran- 
çais, le  clergé,  qu'un  moyen  nécessaire  de  sauver  la  foi  en  distinguant  bien 
nettement  les  deux  groupes  en  présence.  Le  problème  canadien-français 
a  été  dès  l'origine  un  problème  religieux;  le  problème  d'un  peuple  catho- 
lique et  désireux  de  le  rester,  fier  de  sa  foi,  imbu  de  la  supériorité  que  peut 
conférer  la  certitude  de  posséder  la  vérité  totale  et  d'autant  plus  décidé  à 
ne  pas  se  laisser  protestantiser  qu'il  y  allait  du  salut  individuel  de  chacun 
avant  même  qu'il  soit  question  du  salut  national.  La  situation  me  paraît 
être  restée  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  alors. 

Évidemment,  quand  je  parle  de  problème  religieux,  je  ne  m'en  tiens 
pas  à  considérer  l'aspect  purement  cultuel  du  problème.  Cette  partie-là 
de  la  question  est  réglée  depuis  longtemps:  personne  ne  songe  plus  à  nous 
contester,  du  moins  pour  le  moment,  le  droit  de  fréquenter  nos  églises  et 
de  prier  le  Dieu  que  nous  voulons,  comme  nous  le  voulons.  Grâce  au  fait 
que  le  Québec  français  et  catholique  jouit  de  l'autonomie,  il  reste  maître 
de  l'administration  de  ses  écoles  et  de  certaines  autres  institutions  immé- 
diatement reliées  à  la  pratique  de  la  religion;  et  je  sais  bien  que  pour  1? 
moment  (encore  que  sur  ce  sujet,  on  parle  de  fédéraliser  certaines  choses) , 
il  n'est  pas  question  de  lui  en  enlever  la  direction.  Déjà  d'ailleurs  les  mi- 
norités françaises  des  autres  provinces  savent, par  expérience  tout  ce  que 
l'autonomie  vaut  au  Québec  en  la  matière,  et  combien  plus  précaire  pour- 
rait vite  devenir  sa  situation  si,  dans  un  mouvement  excessif  de  canadia- 
nisme, il  allait  abandonner  ses  positions  actuelles  pour  risquer  de  tomber 
éventuellement  dans  une  situation  comme  celle  qui  est  faite,  par  exemple, 
aux  catholiques  de  la  ville  d'Ottawa  en  matière  d'école. 

Mais  est-ce  bien  tout?  La  religion,  est-ce  exclusivement  un  culte  et  un 
•enseignement?  Suffit-il  que  les  protestants  soient  devenus  plus  libéraux  et 
nous  aussi?  Devons-nous  nous  satisfaire  de  constater  que  nous  nous  en- 
tendons passablement  bien  avec  eux  sur  la  condamnation  de  certains 
désordres  sociaux  et  moraux  pour  affirmer  que  rien  ne  nous  divise  plus  et 


LES  PROPOSITIONS  FÉDÉRALES  AUX  PROVINCES  19 

que  nous  pouvons  faire  l'unité  dans  l'unification  nationale  au-dessus  de 
nos  deux  religions?  Ce  serait,  à  mon  sens,  se  tromper  gravement  sur  la 
nature  du  problème.  Etre  catholique,  c'est  plus  qu'aller  à  la  messe  et  que 
ne  pas  convoiter  la  femme  du  voisin  ;  et  être  protestant,  ce  peut  être  bien 
des  choses,  mais  c'est  plus  aussi  que  de  fréquenter  un  office  que  nous  res- 
pectons même  si  ce  n'est  pas  notre  messe,  et  qu'entretenir  des  idées  diffé- 
rentes des  nôtres  sur  la  Sainte-Vierge  et  les  saints,  idées  que  nous  pour- 
rions garder  chacun  pour  nous  dans  une  vie  commune,  si  nous  ne  savons 
pas  les  aborder  réciproquement  sans  nous  fâcher.  Être  catholique,  c'est 
un  esprit,  une  philosophie,  qui  influence  toute  la  vie;  être  protestant,  c'est 
plusieurs  autres  esprits,  dont  sort  aussi  une  philosophie,  une  civilisation 
bien  différente  de  la  civilisation  catholique  et  en  quelque  sorte  inconcilia- 
ble avec  elle.  Et  pourquoi?  Parce  que  les  deux,  ainsi  que  M.  Lower  nous 
le  montre,  ont  des  vues  contradictoires  sur  ce  qu'est  la  nature  fondamen- 
tale de  l'homme. 

M.  Lower  met  d'ailleurs  fort  bien  en  valeur  les  caractéristiques  es- 
sentielles de  ces  deux  données  contradictoires.  D'un  côté,  le  pessimisme 
calviniste,  qui  a  creusé  un  fossé  entre  le  ciel  et  la  terre,  séparé  la  religion 
des  contingences  terrestres  et  ouvert  la  voie  à  l'esprit  d'enrichissement,  au 
grand  capitalisme  moderne;  de  l'autre,  cet  optimisme  chrétien  qui  a  en- 
couragé l'homme  à  mépriser  plus  ou  moins  les  biens  de  c?  mo**de,  qui  a 
imposé  à  son  esprit  la  nécessité  d'une  vie  faite  pov*-  gagner  fe  Cl^  bien 
plus  que  pour  goûter  les  joies  du  monde.  Deux  points  de  vue  diamétra- 
lement opposés  par  lesquels  l'un  met,  une  fois  sorti  du  temple,  tout  l'ac- 
cent sur  la  conquête  du  monde  et  évolue  à  cause  de  cela  vers  l'individua- 
lisme le  plus  effréné  ou  vers  le  socialisme,  selon  les  tempéramments  et  les 
circonstances;  alors  que  l'autre  prétend  régir  toute  la  vie  par  le  temple  et 
cherche  l'équilibre  d'un  homme  qui  doit  gagner  son  ciel  lui-même  dans 
une  société  chargée  de  pourvoir  à  un  bien  commun  ordonné  à  lui  facili- 
ter cette  fin  sans  se  substituer  à  lui  ni  l'absorber. 

Ai-je  besoin  de  faire  la  démonstration  que  des  concepts  aussi  diffé- 
rents et  aussi  opposés,  entretenus  par  deux  groupes  de  population  aussi 
nettement  caractérisés  que  les  Anglo-Canadiens  et  les  Franco-Canadiens 
sur  les  fondements  même  dont  sort  l'organisation  politique  et  sociale  ren- 
dent absolument  chimérique  l'idée  d'un  canadianisme  tout  court,  si  l'on 


20  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ne  postule  pas  que  ce  canadianisme  se  réalisera  par  l'altération  des  points 
de  vue  et  leur  unification  en  un  seul  point  de  vue  commun?  Certes  nous 
pouvons  être  tous  Canadiens  par  notre  allégeance  au  Canada,  mais  à  cet 
égard  ce  n'est  pas  chez  les  Canadiens  français  qu'il  y  a  le  plus  de  travail 
à  faire.  Quant  au  reste  et  à  tout  ce  qui  sort  des  considérations  purement 
techniques  pour  toucher  la  vie;  à  tout  ce  qui,  dans  les  considérations  tech- 
niques, affecte  la  vie  du  corps  social,  comment  pouvons-nous  l'unifier  et 
le  régir  dans  l'unité  sans  nécessairement  sacrifier  l'un  des  points  de  vue? 

Prenons  un  exemple  concret  et  qui  frappe  toujours  les  esprits  parc? 
que  les  divers  angles  en  sont  d'autant  plus  nets  que  le  sujet  est  plus  déli- 
cat: le  problème  de  l'hygiène  sexuelle.  Les  Anglo-Canadiens  ne  sont  cer- 
tes pas  plus  que  nous  sympathiques  à  la  propagation  du  vice.  D'autre 
part,  les  misères  corporelles  qu'engendrent  le  fléau  vénérien  et  ses  progrès 
rapides  les  frappent  tellement  qu'ils  sont  prêts  à  prendre  toutes  les  mesu- 
res prophylactiques  éducatives  et  préventives  pour  l'enrayer;  quant  à 
l'âme,  ils  y  pensent  peu  ou  pas,  car  elle  n'entre  pas  à  proprement  parler 
en  jeu  dans  le  problème,  son  sort  étant  plus  ou  moins  réglé  d'avance.  Ré- 
sultat: ils  n'hésiteront  pas  à  fournir  et  à  enseigner  les  moyens  de  pratiquer 
le  vice  avec  impunité;  le  reste  est  affaire  personnelle:  du  moment  qu'il  a  U 
moyen  de  n'être  pas  un  fléau  social,  un  instrument  de  contamination  de 
la  santé  des  corps,  que  l'individu  s'arrange  avec  sa  conscience. 

Les  Canadiens  français,  d'autre  part,  ne  négligent  nullement  la  ques- 
tion d'hygiène  et  ne  sont  pas  moins  désireux  que  les  Anglo-Canadiens  de 
limiter  les  dégâts  du  mal  vénérien  et  de  l'enrayer,  mais  attachant  l'impor- 
tance première  au  salut  de  l'âme,  qu'ils  considèrent  en  jeu,  ils  ne  voudront 
rien  accepter  de  ce  qui  peut  contribuer  à  répandre  le  vice  en  le  rendant 
plus  facile  et  moins  dangereux.  Ce  danger  même  leur  apparaît  comme  une 
certaine  protection  des  âmes,  et  s'il  y  a  un  risque  à  prendre,  ils  estiment 
que  c'est  au  corps  qu'il  faut  le  faire  porter.  Ils  ne  seront  donc  pas  dis- 
posés à  aller  au  delà  d'une  campagne  d'éducation  pour  mettre  la  popula- 
tion en  garde  contre  le  mal  vénérien  et  s'en  servir  comme  d'un  épouvan- 
tail  contre  le  vice;  pour  le  reste,  ils  parleront  de  campagnes  générales  de 
moralisation,  de  suppression  des  causes  immédiates  par  la  destruction  du 
vice  organisé,  de  systèmes  au  point  de  dépistage  et  de  traitement  de  la 
maladie. 


LES  PROPOSITIONS  FÉDÉRALES  AUX  PROVINCES  21 

Il  est  bien  clair  que,  dans  ces  conditions,  aucune  unité  totale  n'est 
possible.  Toute  législation  canadienne  faite  sur  la  question  par  des  majo- 
rités anglo-canadiennes  posera  des  questions  de  conscience  aux  Canadiens 
français  et  leur  paraîtra  d'autant  moins  acceptable  que,  convaincus  que 
les  institutions  influencent  les  mœurs,  ils  se  sentiront  obligés  de  vivre  dans 
ce  qu'ils  estimeront  être  un  régime  de  perdition.  Comment  voudrait-on 
alors  qu'ils  se  sentent  heureux  d'être  Canadiens?  Et  ce  qui  est  vrai  pour 
cette  question  l'est  pour  bien  d'autres.  De  sorte  que  le  problème  posé 
véritablement  par  l'idée  d'un  canadianisme  tout  court,  c'est  celui  de  savoir 
lequel  des  deux  groupes  acceptera  de  vivre  sous  des  institutions  issues  des 
concepts  fondamentaux  de  l'autre?  ou  dans  un  régime  d'institutions  qui 
seront  une  sorte  de  combinaison  des  deux  concepts  fusionnés  dans  un  con- 
cept nouveau?  Or  précisément,  en  tant  que  catholiques,  pouvons-nous 
accepter  cela  sans  risquer  un  affaiblissement  de  nos  positions  religieuses 
même  si  nous  conservons  intactes  les  pratiques  extérieures  du  culte? 

On  dira:  le  problème  que  vous  posez  là  n'est  pas  spécifiquement 
canadien-français,  mais  catholique.  Il  vaut  également  pour  les  catholiques 
de  toute  langue,  vivant  dans  le  Canada  ou  ailleurs,  avec  des  majorités  pro- 
testantes. —  Et  cela  est  vrai  sans  aucun  doute.  Mais  voici  bien  où  la 
situation  devient  différente.  La  province  de  Québec,  qui  est  canadienne- 
française,  est  à  87  p.  c.  catholique  —  la  seule  province  à  majorité  catho- 
lique et  aussi  canadienne-française  —  et  comprend  58  p.  c.  des  catholi- 
ques du  pays.  Ce  groupe  de  catholiques  majoritaires,  capable  de  se  gou- 
verner, de  se  donner  des  institutions  issues  de  son  génie  propre  et  plus 
aptes  à  lui  permettre  de  réaliser  ses  destinées  temporelles  et  éternelles,  est 
le  seul  où  peut  prévaloir  d'une  façon  complète  et  où  s'est  effectivement 
développé  librement  le  type  de  civilisation  qui  fait  le  problème  canadien. 
A-t~il  le  droit  d'abandonner  ses  positions  pour  se  constituer  minorité 
dans  un  pays  où  la  philosophie  protestante  dominera  ensuite  toutes  les 
institutions?  Et  les  catholiques  des  autres  provinces  ont-ils  le  droit  de  lui 
demander  de  sacrifier  ses  intérêts  supérieurs  pour  que  nous  ayons  le  plai- 
sir d'être  tous  des  minoritaires  ensemble?  Autrement  dit,  l'Église,  qui  a 
toujours  protégé  les  nations  catholiques  de  son  influence  morale  pour  des 
raisons  évidentes  de  politique  ecclésiastique  temporelle,  c'est-à-dire  en 
définitive  pour  le  bien  spirituel  des  intéressés,  n'a-t-elle  pas  lieu  d'être 


22  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

aussi  désireuse  de  sauvegarder  l'intégrité  politique  et  culturelle  d'un  Qué- 
bec catholique  qu'elle  l'a  été  à  défendre  la  Pologne  contre  les  absorptions 
dans  des  États  hérétiques  ou  schismatiques?  Ce  Québec  intégralement  ca- 
tholique n'est-il  pas  d'ailleurs  bien  plus  puissant  d'influence  pour  l'ave- 
nir des  autres  minorités  catholiques  du  pays,  qu'il  ne  le  serait,  fusionne 
dans  un  canadianisme  pur  où  il  devrait  subir  avec  les  autres  le  poids  total 
des  influences  anglo-protestantes? 

C'est  ainsi  qu'à  mon  sens  le  problème  canadien- français  est  aussi 
intimement  lié  au  problème  catholique  aujourd'hui  qu'il  l'était  en  1760. 
Si  bien  qu'au  fond  les  nationalistes  ne  se  servent  pas  de  la  religion,  com- 
me on  les  en  accuse  souvent;  qu'on  le  veuille  ou  non,  et  qu'ils  le  veuil- 
lent ou  non,  les  nationalistes  canadiens-français,  étant  donné  ce  qu'est  le 
problème,  sont  au  service  d'une  culture  intégralement  catholique  d'inspi- 
ration et  servent  donc  la  religion. 

«  Ils  se  battent  pour  la  langue;  ils  font  passer  la  langue  avant  la 
foi.  »  Que  non  pas!  En  dépit  de  tout  le  ridicule  qu'on  a  voulu  jeter  sur 
la  conception  de  la  langue  gardienne  de  la  foi,  en  prétendant  avec  aplomb 
et  beaucoup  de  bon  sens  immédiat  qu'on  fait  aussi  bien  sa  religion  en 
anglais  qu'en  français,  il  reste  que  les  statistiques  prouvent  l'avancé  au 
dire  même  des  adversaires.  A  des  affirmations  semblables  de  Jean-Char- 
les Harvey,  un  de  ses  amis,  M.  Conrad  Langlois,  répond:  ne  dites  pas 
trop  le  contraire;  c'est  peut-être  curieux,  mais  c'est  un  fait.  «  Dans  Qué- 
bec, où  8 1  p.  c.  de  la  population  d'origine  française  ignore  la  langue  an- 
glaise, 99  p.  c.  de  la  population  est  catholique  romaine,  tandis  que  dans 
la  Colombie  canadienne,  où  seulement  environ  1  p.  c.  de  la  population 
d'origine  française  ignore  la  langue  anglaise,  seulement  environ  63  p.  c> 
appartiennent  à  la  religion  catholique  romaine.  [.  .  .]  Chez  les  Cana- 
diens d'origine  française,  96.1  p.  c.  ont  conservé  leur  langue,  97.3  p.  c. 
sont  catholiques  romains;  chez  les  Canadiens  d'origine  irlandaise,  0.2  p.c. 
ont  conservé  leur  langue,  31.2  p.  c.  sont  catholiques  romains;  chez  les 
Canadiens  d'origine  italienne,  87.1  p.  c.  ont  conservé  leur  langue,  93.4 
p.  c.  sont  catholiques  romains;  chez  les  Canadiens  d'origine  polonaise, 
81.5  p.  c.  ont  conservé  leur  langue,  85.4  sont  catholiques  romains.  » 

D'ailleurs,  si  l'on  analyse  davantage  la  situation  des  Canadiens 
français  de  province  à  province,  un  certain  rapport  entre  langue  et  foi  est 


LES  PROPOSITIONS  FÉDÉRALES  AUX  PROVINCES 


23 


évident,  comme  l'indiquent  les  chiffres  suivants,  tirés  du  recensement  de 

1931: 

Population  d'origine  française 

Parlant  la  Parlant  la 

langue  française  Catholiques  langue  anglaise 

seulement  romains  seulement 

île-du-Prince-Édouard    2,22%  98,5%  18,8% 

Nouvelle-Ecosse  9,90%  85,3%  28,5% 

Nouveau-Brunswick  ' 34,34%  98,1%  4,3% 

Québec  60,93%  99,3%  0,4% 

Ontario  12,28%  88,9%  20,2% 

Manitoba  8,87%  92,1%  10,7% 

Saskatchewan  5,94%  88,1%  16,5% 

Alberta  7,65%  83,7%  22,7% 

Colombie   Canadienne    0,98%  74,8%  44,8% 

Sans  doute,  il  reste  vrai  qu'en  théorie  on  peut  faire  sa  religion  aussi 
bien  en  anglais  qu'en  français,  en  gaélique  ou  en  allemand.  Il  reste  aussi 
néanmoins,  qu'en  fait,  Français  ou  Irlandais  au  Canada,  font  moins  bien 
leur  religion  en  anglais  qu'en  français  ou  en  gaélique.  M.  Langlois  nous 
donne  lui-même  l'explication:  «  ...  la  situation  étant  ce  qu'elle  est  au 
Canada,  la  majorité  des  catholiques  étant  de  langue  française  et  la  majo- 
rité des  protestants  étant  de  langue  anglaise,  on  ne  peut  nier  que  la  langue 
soit  la  gardienne  de  la  foi.  »  C'est  une  question  d'atmosphère  dans  cha- 
que groupe. 

Mais  précisément  parce  que  c'est  une  question  d'atmosphère,  il  ne 
sert  de  rien  de  sauver  la  langue  si  on  laisse  l'atmosphère  protestante  enva- 
hir même  le  domaine  français  ou  le  régir.  C'est  pourquoi  les  Canadiens 
français  du  Québec  ne  réclament  pas  seulement  des  droits  linguistiques, 
mais  des  droits  culturels,  auxquels  s'ajoutent  les  droits  politiques  sans 
lesquels  ils  ne  peuvent  assurer  pleinement  leur  développement  culturel. 
Or  même  si  nous  parlons  de  culture  française  et  évitons  ainsi  de  mêler 
indûment  la  religion  à  des  problèmes  qui  doivent  être  débattus  politique- 
ment, il  reste  qu'une  partie  essentielle  et  majeure  de  notre  culture  fran- 
çaise nous  vient  de  la  France  au  temps  où  elle  était  traditionnellement  ca- 
tholique, où  elle  était  la  nation  catholique  par  excellence,  la  fille  aînée  de 
l'Église.  De  sorte  qu'au  fond,  ce  que  nous  revendiquons  principalement, 
c'est  le  droit  de  nous  donner  une  législation  conforme  à  nos  aspirations 
religieuses,  législation  qu'il  nous  est  mathématiquement  impossible  d'ob- 
tenir sur  le  plan  canadien  où  l'inspiration  est  protestante. 


24  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Je  ne  nie  pas  que  la  tentation  soit  séduisante  pour  les  groupes  mino- 
ritaires français  de  vouloir  que  le  Québec  jette  le  poids  de  son  nombre 
dans  la  balance  canadienne,  où  les  catholiques  forment  avec  lui  43  p.  c. 
de  la  populatoin.  Mais  ne  nous  illusionnons  pas.  L'influence  des  catho- 
liques dans  les  Chambres  canadiennes  ne  saurait  facilement  atteindre  de 
loin  cette  importance  numérique.  A  cause  de  la  concentration  des  catho- 
liques dans  Québec,  même  une  coalition  des  forces  catholiques  pourrait 
tout  au  plus  nous  valoir  35  p.  c.  des  sièges;  et  cela  théoriquement,  car  une 
telle  coalition  présenterait  d'énormes  dangers  et  désavantages  à  cause  de 
l'état  de  lutte  constante  qu'elle  rendrait  nécessaire  entre  deux  groupes  re- 
ligieux et  des  oppositions  constantes  qu'elle  soulèverait  et  qui  risque- 
raient en  définitive  d'être  néfastes  à  l'influence  catholique  même  en  ce 
pays.  Avec  l'autonomie  des  provinces,  la  solution  à  cette  difficulté  est 
toute  simple.  Là  où  les  catholqiues  sont  ou  deviendront  nettement  la 
majorité,  la  législation  va  s'orienter  tout  naturellement  selon  leur  esprit; 
là  où  c'est  le  contraire,  ce  sera  l'autre  point  de  vue  qui  dominera.  Tout 
ce  qui  reste  à  régler,  et  c'est  déjà  assez,  c'est  un  problème  de  minorités  ré- 
ciproques et  de  collaboration  sur  le  plan  fédéral,  collaboration  à  entre- 
prendre de  part  et  d'autre  dans  l'intention  bien  arrêtée  de  laisser  à  chacun 
le  maximum  de  liberté  d'action. 

En  dehors  de  cela,  de  cette  solution  qui  aboutit  nettement  à  un  ca- 
nadianisme à  deux  volets,  et  non  pas  à  du  canadianisme  tout  court,  il  me 
semble  qu'on  ne  saurait  nier  que  le  maintien  d'une  civilisation  catholique 
devient  impossible.  Et  ce  droit  de  maintenir  et  de  développer  cette  civi- 
lisation selon  ses  lois  propres  dans  un  coin  du  pays  où  les  catholiques 
constituent  l'immense  majorité  et  s'identifient  au  surplus  avec  un  peuple 
accidentellement  dérangé  dans  son  évolution  par  un  fait  de  conquête,  c'est 
en  définitive  tout  ce  que  les  nationalistes  du  Québec  demandent  et  veulent 
réaliser  à  l'intérieur  de  la  fédération  canadienne. 

II 

Or,  à  mon  sens,  c'est  précisément  ce  droit  qui  est  gravement  mis  en 
question  par  la  récente  attitude  du  gouvernement  fédéral  sur  les  relations 
fédérales  provinciales.  Sans  doute,  elle  soulève  des  problèmes  nouveaux, 
que  nous  n'avons  jamais  eu  l'habitude  de  voir  sous  cet  angle    et  qui,  à 


LES  PROPOSITIONS  FEDERALES  AUX  PROVINCES  25 

cause  de  cela,  nous  obligent  à  envisager  de  nouveaux  horizons,  de  sorte 
que  d'aucuns  sont  portés  à  croire  que  les  nationalistes  ne  cessent  d'accroî- 
tre la  portée  et  l'étendue  de  leurs  revendications.  Mais  il  n'en  est  rien. 
C'est  le  même  problème  qu'en  1867  qui  se  pose,  dans  les  mêmes  termes, 
et  avec  les  mêmes  positions  respectives  des  deux  groupes  intéressés,  sauf 
que  les  éléments  actuels  de  la  situation  sont  un  peu  plus  subtils,  s'atta- 
chent plus  exclusivement  aux  causes  profondes  sans  frapper  directement 
certaines  institutions-clefs  comme  l'Église  et  l'école,  de  sorte  que  plu- 
sieurs des  nôtres,  aussi  bien  intentionnés,  y  voient  moins  clair  qu'il  y  a 
quatre-vingts  ans. 

Que  la  constitution  de  1867  et  sa  nature  federative  aient  été  fon- 
dées sur  le  nationalisme  et  le  catholicisme  des  Canadiens  français  du 
Bas-Canada,  il  n'y  a  pas  de  doute  là-dessus.  Le  témoignage  de  Mac- 
Donald  est  là,  n'est-ce  pas  bien  clair  et  bien  net: 

Quand  le  sujet  a  été  pris  en  considération,  disait  Sir  John.  .  .  nous  avons 
constaté  que  l'union  législative  serait  impraticable.  En  premier  lieu,  le  Bas- 
Canada  n'y  aurait  jamais  consenti,  parce  que  les  Canadiens  français  étant  en 
minorité,  et  possédant  une  langue,  une  religion,  une  nationalité  différentes  de 
la  majorité,  sentaient  parfaitement,  qu'advenant  l'union  avec  les  autres  provin- 
ces, leurs  institutions  et  leurs  lois  pourraient  être  assaillies,  et  leurs  associations 
ancestrales  attaquées  et  mises  en  danger. 

Pour  satisfaire  à  ces  exigences,  on  établit  donc  des  provinces  autono- 
mes, c'est-à-dire  indépendantes  en  certaines  matières,  et  parmi  les  matiè- 
res estimées  alors  nécessaires  à  la  fin  visée  en  fonction  des  conditions  du 
temps,  on  trouve  d'abord,  d'une  façon  générale,  «  toutes  les  matières 
d'une  nature  purement  locale  ou  privée  dans  la  province  »,  et  en  parti- 
culier, l'administration  des  ressources  naturelles,  les  institutions  sociales 
(prisons,  maisons  de  réforme,  hôpitaux,  asiles,  institutions  de  charité) , 
les  écoles,  les  institutions  municipales,  la  célébration  du  mariage,  l'admi- 
nistration de  la  justice,  la  propriété  et  les  droits  civils,  avec  les  droits  de 
taxation  nécessaires  à  tout  gouvernement  qui  se  respecte.  Indiscutable- 
ment, on  trouve  là  tous  les  éléments  fondamentaux  nécessaires  pour  per- 
mettre à  un  peuple  de  se  développer  une  vie  à  lui,  sans  ingérence  de  la 
part  des  pouvoirs  centraux  auxquels  est  confiée  la  partie  de  la  souveraineté 
susceptible  d'assurer  la  coordination,  en  une  seule  nation,  d'éléments  na- 
tionaux différents  et  désireux  de  le  rester. 


26  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Ce  serait  se  faire  une  idée  bien  littérale  d'un  texte  juridique  que  de 
ne  pas  voir,  dans  les  propositions  fédérales  récentes,  un  empiétement  à 
l'autonomie  des  provinces  et  une  atteinte  aux  droits  du  Bas-Canada  de 
perpétuer,  en  1946,  ce  qu'on  lui  a  consenti  en  1867,  tout  simplement 
parce  qu'il  n'est  pas  question  de  nous  enlever  l'administration  immédiate 
de  nos  hôpitaux  et  prisons  (encore  que  certaines  propositions  s'en  rappro- 
chent) ,  de  nos  écoles  (que  l'on  touche  d'ailleurs  par  des  mesures  indirec- 
tes) et  de  notre  droit  civil,  ce  dernier  ne  se  trouvant  pas  directement  af- 
fecté parce  qu'on  propose  des  mesures  de  distributions  gratuites  et  géné- 
ralisées au  lieu  d'organiser  des  assurances  sociales  du  type  ordinaire,  qui 
supposent  généralement  une  intervention  dans  la  vie  privée  du  citoyen.  Il 
faut  tout  de  même  aller  un  peu  plus  loin  que  cela  et  juger  des  problèmes 
nouveaux,  non  pas  en  fonction  des  particularités  d'un  texte  juridique, 
mais  à  la  lumière  de  son  économie  générale  et,  en  l'occurrence  (puisque 
cette  économie  consiste  précisément  à  assurer  la  libre  expansion  des  types 
de  civilisation  en  présence  au  pays) ,  à  la  lumière  des  concepts  fondamen- 
taux qui  animent  ces  deux  civilisations. 

Il  n'y  a  pas  de  doute  qu'au  fur  et  à  mesure  que  se  compliquent  les 
problèmes  économiques  et  sociaux  et  que  s'affirme  la  nécessité  d'une  main- 
mise et  d'une  direction  plus  grandes  de  l'État,  les  problèmes  de  législation 
dressent  d'une  façon  plus  intense  et  plus  immédiate  les  deux  concepts 
fondamentaux  sur  la  nature  de  l'homme  dont  nous  avons  parlé.  Pen- 
dant la  période  que  nous  avons  vécu  jusqu'à  la  crise  de  1929,  alors  que 
la  règle  générale  était  la  non-intervention  de  l'État,  sauf  dans  le  domaine 
des  relations  purement  civiles  et  pénales,  le  contrôle  du  droit  civil  et  des 
institutions  spécifiquement  mentionnées  dans  la  constitution  couvrait 
tout  le  domaine  de  ce  par  quoi  l'action  gouvernementale  pouvait  toucher 
aux  éléments  d'une  civilisation  du  type  religieux.  Quant  au  reste,  il  était 
laissé  au  citoyen,  dans  l'exercice  de  sa  liberté,  de  se  comporter  économi- 
quement et  socialement  selon  ses  conceptions  fondamentales.  Ce  libéra- 
lisme nous  a  d'ailleurs  desservi  et  montre  bien  ce  qui  adviendrait  du  reste 
dans  un  canadianisme  total:  le  groupe  anglo-protestant  étant  économi- 
quement le  plus  puissant,  c'est  sous  son  inspiration,  par  ses  capitaux  et 
sous  sa  direction  que  s'est  développée  une  vie  industrielle  qui  tombe  net- 


LES  PROPOSITIONS  FÉDÉRALES  AUX  PROVINCES  27 

tement,  dans  son  caractère  institutionnel,  sous  la  condamnation  des  ency- 
cliques Rerum  Novarum  et  Quadragesimo  Anno. 

Aujourd'hui,  il  s'agit  de  mettre  de  l'ordre  dans  tout  cela,  d'établir 
une  législation  du  travail,  une  législation  de  la  sécurité  économique  et 
sociale,  une  législation  organique  de  la  vie  économique.  Ne  croyez-vous 
pas  que  cette  législation  qui  va  toucher  à  la  vie  privée  du  citoyen  non  plus 
seulement  dans  le  fait  de  sa  naissance,  de  son  mariage,  de  son  décès,  de  ses 
relations  contractuelles  avec  d'autres  citoyens,  des  mesures  de  police,  mais 
aussi  bien  dans  son  activité  de  tous  les  jours  en  vue  de  gagner  sa  vie,  dans 
la  façon  de  disposer  de  son  revenu  et  d'administrer  son  budget  personnel, 
ne  croyez-vous  pas,  dis-je,  que  cette  législation  élaborée  et  nécessaire  ne 
mettra  pas  plus  que  jamais  en  cause  les  concepts  fondamentaux  sur  la  na- 
ture de  l'homme,  les  données  essentielles  et  contradictoires  des  deux  civi- 
lisations qui  s'affrontent  sur  cette  partie  du  continent? 

Oui!  plus  que  jamais!  Précisément  parce  que  la  prise  de  l'Etat  sur 
l'individu  devient  plus  totale,  l'opposition  entre  les  deux  philosophies 
s'accentue.  Sorties  d'une  philosophie  fondée  sur  le  postulat  de  l'homme 
qui  ne  peut  se  sauver  que  par  lui-même,  dans  le  plein  exercice  de  sa  res- 
ponsabilité, et  qui  doit  faire  passer  de  toute  façon  les  choses  du  ciel  avant 
celles  de  la  terre,  des  lois  sur  la  réglementation  de  la  vie  sociale  n'auront 
nécessairement  pas  la  même  tournure,  tout  en  visant  la  même  fin  terres- 
tre, si  elles  sont  issues  d'une  philosophie  plus  ou  moins  matérialiste,  qui 
ignore  totalement  l'au-delà  ou  qui,  l'acceptant,  en  croit  l'accession  prédé- 
terminée, de  sorte  que  l'aménagement  de  la  vie  terrestre  n'ait  à  se  pré- 
occuper que  des  choses  de  la  terre.  Dans  ce  dernier  cas,  on  n'hésitera  pas 
à  en  appeler  à  l'Etat  pour  multiplier  les  gratuités  et  se  substituer  ainsi  en 
partie  à  l'initiative  individuelle  ordinaire  pour  sauver  le  reste,  pour 
n'avoir  pas  à  réglementer  le  reste  de  l'activité  (ce  sont  là  les  derniers  sur- 
sauts d'un  individualisme  décadent  et  impuissant)  ;  ou  encore,  on  voudra 
confier  à  l'Etat  la  tâche  de  produire  et  de  répartir  lui-même  les  biens  en 
fonction  du  maximum  de  bien-être  (c'est  la  tendance  socialiste) .  La  ten- 
dance catholique,  elle,  voudra  une  législation  par  laquelle  l'État  ne  se 
substitue  pas  aux  responsabilités  individuelles,  mais  en  rend  seulement 
l'exercice  possible,  une  législation  tendant  toujours  vers  la  décentralisa- 
tion ou  le  minimum  possible  de  centralisation,  ainsi  que  le  disait  encore 


28  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

récemment  le  Saint-Père  dans  une  lettre  à  la  Semaine  sociale  de  France. 
De  sorte  qu'il  est  aussi  indispensable  aux  Canadiens  français  de  1947  dt 
conserver  à  Québec  leur  droit  de  faire  et  de  diriger  leur  législation  du 
travail,  de  la  sécurité  sociale  et  de  l'organisation  institutionnelle  de  la  vie 
économique,  qu'il  était  essentiel  en  1867  de  sauver  leur  droit  civil,  leurs 
écoles  et  leurs  églises  de  la  domination  fédérale. 

Or,  comme  en  1867,  les  propositions  actuelles  du  groupe  anglo- 
canadien,  telles  qu'elles  viennent  du  gouvernement  fédéral,  constituent 
de  ce  point  de  vue  l'équivalent  de  l'union  législative.    Mettons  de  côté  la 
question  des  impôts,  sur  laquelle  on  insiste  toujours  le  plus  parce  que 
toutes  ces  questions  se  résolvent  en  des  problèmes  financiers;  là,  en  effet, 
n'est  pas  l'essentiel.   Ce  qui  importe,  ce  n'est  pas  de  savoir  d'abord  à  qui 
donner  l'argent,  mais  qui  doit  payer,  c'est-à-dire  qui  doit  faire  la  légis- 
lation. Et  précisément,  ainsi  que  je  l'écrivais  déjà  dans  Culture,  les  res- 
ponsabilités que  le  fédéral,  généreux  en  apparence,    offre    d'assumer  sont 
telles  qu'elles  entament  tous  les  domaines  nécessaires  où  l'exclusivité  a  été 
accordée  aux  provinces  et  qui  se  révèlent  essentiels  si  nous  voulons  main- 
tenir notre  forme  de  civilisation.  Ce  sont:  1°  la  propriété,  l'administra- 
tion et  la  mise  en  valeur  des  ressources  naturelles  et  les  travaux  publics 
généraux  (par  la  politique  de  placements  recommandée)  ;  2°  les  institu- 
tions sociales   (par  la  responsabilité  totale  en  matière  d'assurance-chô- 
mage,  de  placement  et  d'assistance,   de  pensions  de  vieillesse  et  d'alloca- 
tions familiales,  par  l'immixtion  dans  l'assurance-santé  et  la  sécurité  so- 
ciale en  général)  ;  3°  la  propriété  et  les  droits  civils  (par  les  conséquences 
diverses  de  toutes  les  interventions  qui  précèdent  et  par  la  demande    de 
partage  des  pouvoirs  quant  aux  relations  du  capital  et  du  travail,    avec 
délégation  éventuelle  des  pouvoirs  des  provinces  au  fédéral) .  Et  puis  fina- 
lement: la  substitution  d'un  régime  de  subventions  fédérales  à  l'initiative 
des  provinces  dans  le  domaine  de  l'impôt.    En  vérité,  que  restera-t-il    à 
celles-ci  de  véritable  souveraineté,  puisque  dans  l'exercice  même  des  tron- 
çons de  pouvoirs  qui  leur  sont  laissés,  elles  dépendront  financièrement  des 
largesses  du  fédéral? 

Il  s'agit  donc  bien  de  refaire  la  Confédération  et  de  substituer,  au 
régime  dualiste  des  États  souverains  provinciaux  unis  par  un  État  fédéral 
également  souverain  dans  les  domaines  qui  lui  sont  propres,  un  régime 


LES  PROPOSITIONS  FÉDÉRALES  AUX  PROVINCES  29 

pour  toutes  fins  pratiques  unitaire,  où  la  majeure  partie  des  pouvoirs  et 
la  presque  totalité  des  impôts  seraient  centralisés,  alors  que  certains  autres 
pouvoirs  seraient  exercés  par  des  institutions  décentralisées  dites  provin- 
ciales, situées,  par  rapport  à  l'Etat  central,  dans  une  position  de  municipe. 

Si  cela  devait  être  accepté  tout  ce  que  nous  représentons  de  différent, 
non  pas  immédiatement  par  les  institutions  qui  touchent  directement  à 
notre  culture  et  à  notre  religion,  mais  par  le  fond,  par  l'inspiration  dont 
sortent  ces  institutions,  serait,  comme  disait  MacDonald,  gravement  mis 
en  danger.  Dans  telle  loi,  ce  sera  le  concept  de  la  famille  qui  sera  entamé, 
parce  que  le  Canadien  français  voit  dans  la  famille  non  limitée  un  devoir 
moral,  alors  que  l'Anglo-Canadien  y  voit  un  scandale,  de  sorte  qu'il  ne 
se  gênera  pas  d'engendrer  une  obligation  à  la  limitation  par  le  truchement 
de  considérations  économiques  (comme  le  revenu)  ou  sociales  (comme 
le  logement)  ;  et  si  l'Anglais  devient  partisan  de  la  famille  nombreuse, 
ce  sera  pour  des  motifs  nationaux  (voir  l'Angleterre  à  l'heure  actuelle) , 
ou  sociaux  dans  un  sens  strictement  humanitaire,  ou  productiviste,  selon 
le  cas,  dont  sortira  une  politique  nataliste  que  les  catholiques  ne  verront 
pas,  ou  ne  devraient  pas  voir  d'un  bon  œil  parce  que  le  devoir  moral  de 
la  paternité  est  d'un  ordre  si  élevé  qu'il  ne  doit  pas  être  l'objet  d'un  trafic. 
Dans  telle  autre  loi  ou  système  de  lois,  ce  sera  la  loi  morale  sanctifiante  du 
travail  qui  sera  menacée  par  l'encouragement  à  la  paresse  et  au  parasitis- 
me: où  les  Anglais  prôneront  le  droit  au  dole,  les  Canadiens  français  vou  - 
dront  ou  devraient  vouloir  une  législation  fondée  sur  le  droit  au  travail; 
et  si,  s'appuyant  sur  les  thèses  de  la  productivité  maximum,  l'Anglo- 
Canadien  se  lance  au  contraire  dans  une  politique  d'encouragement  au 
travail,  il  arrivera  presque  fatalement  que  ce  sera  aux  dépens  du  respect  du 
dimanche,  de  la  dignité  de  la  femme  ou  d'autres  principes  qui  sont  sacrés 
pour  le  catholique  parce  que  les  devoirs  envers  Dieu  passent  avant  la  pro- 
ductivité  et  les  devoirs  envers  la  société.  Et  ainsi  de  suite. 

Ce  que  d'aucuns  trouveront  peut-être  agaçant  dans  tout  cela,  c'est 
que  partout  nous  nous  retrouvons  en  définitive  en  face  de  problème  qui 
sont  religieux,  qui  touchent  au  climat  nécessaire  à  assurer  le  maintien  et 
l'épanouissement  de  nos  traditions  catholiques.  Et  cela  agace  encore  bien 
davantage,  je  le  sais,  nos  amis  anglo-canadiens,  qui  se  refusent,  quant  à 
eux  et  pour  eux,  à  voir  partout  autant  de  problèmes  religieux.  Mais  que 


30  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

pouvons-nous  y  faire?  A  cause  même  de  sa  doctrine,  qui  embrasse  tout 
l'homme,  le  catholicisme  ne  nous  permet  pas  de  poser  les  problèmes  au- 
trement. C'est  comme  cela  qu'ils  se  sont  toujours  posés  depuis  17'60,  et 
ils  ne  pourront  jamais  cesser  de  se  poser  ainsi  tant  que  nous  serons  catho- 
liques. De  sorte  que  les  présenter  autrement,  c'est  déjà  faire  le  premier  pas 
qui,  dans  une  évolution  vers  la  centralisation,  engloutirait  notre  civilisa- 
tion dans  l'autre  et  nous  acheminerait  vers  la  protestantisation.  Problème 
qui  n'est  d'ailleurs  pas  nouveau  chez  un  peuple  qui  veut  conserver  une 
civilisation  d'inspiration  religieuse.  Parlant  des  Juifs,  Daniel-Rops  écrit: 

Il  résulte  de  cette  conception  même  de  la  communauté  que  les  oppositions 
politiques  sont  inextricablement  mêlées  aux  antagonismes  religieux.  Deux 
Grecs,  deux  Romains  pouvaient  s'affronter  à  propos  de  la  notion  de  liberté  ou 
des  droits  électoraux  sans  qu'Athéna  ou  Jupiter  fussent  en  cause;  à  Jérusalem, 
toutes  les  discussions  se  teintent  de  théologie,  ce  qui  ne  contribuent  point  à  les 
rendre  plus  sereines  1  ! 

Tel  est  bien  notre  problème,  même  si  les  protestants,  chrétiens,  sont 
plus  prêts  de  nous  que  les  païens  des  juifs;  car  les  différences  fondamenta- 
les de  conception  dans  le  rôle  de  la  religion  chez  les  deux  groupes  restent 
telles  que  les  différences  de  position  se  retrouvent  aussi  accentuées.    Les 
1   DANIEL-ROPS,  L'Histoire  sainte,  p.   253. 

conquérants  de  ce  temps-là  pas  plus  que  les  nôtres  d'aujourd'hui  n'ai- 
maient traiter  avec  ce  petit  peuple  qui  réglait  tous  ses  problèmes  en  fonc- 
tion de  sa  religion;  mais,  nous  dit  Daniel-Rops,  cet  exclusivisme  s'est 
révélé  indispensable  et  sans  lui,  le  peuple  juif  n'aurait  pas  transmis  son 
message  à  travers  tant  de  siècles  de  tribulations;  il  se  serait  fondu  dans  les 
empires  païens. 

Sans  doute,  il  ne  s'agit  pas  de  prétendre  que  notre  position  par  rap- 
port à  l'avenir  du  monde  peut  se  comparer  à  celle  du  peuple  juif  de  ce 
temps-là.  Nous  ne  sommes  pas  le  seul  peuple  ou  groupement  catholique 
dans  le  monde.  Le  problème  n'en  reste  pas  moins  identique  dans  le  pré- 
sent. Le  message  que  nous  portons,  nous  ne  sommes  peut-être  pas  char- 
gés spécialement  de  le  garder  pour  le  transmettre  au  monde  non  catholi- 
que et  païen  dans  son  ensemble  —  encore  que  nous  ne  puissions  rien  pré- 
sumer de  l'avenir,  ni  des  desseins  providentiels,  —  mais  de  toute  façon, 
il  nous  faut  le  conserver  pour  nous,  et  avec  toute  la  vigueur  qu'impose 
notre  certitude  de  détenir  une  vérité  définitive. 


LES  PROPOSITIONS  FÉDÉRALES  AUX  PROVINCES  31 

Un  certain  exclusivisme  est  indispensable  à  une  telle  conservation 
intégrale.  Sans  lui,  sans  la  persistance  d'un  État  catholique  et  français  du 
Québec,  nous  risquons  de  disparaître  rapidement  dans  le  grand  tout  amé- 
ricain, dans  la  grande  civilisation  matérialisante  qui  nous  environne. 
Même  si  nous  restions  fidèles  aux  pratiques  du  culte  catholique  et  à  ses 
règles  générales  de  vie,  tout  le  climat  qui  nous  baignerait  travaillerait  à 
en  détruire  la  conviction  chez  nous,  comme  c'est  le  cas  partout  où  les  ca- 
tholiques sont  la  minorité.  Ce  danger,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  le 
courir,  puisque  nous  pouvons  l'éviter.  Et  en  disant  cela,  je  ne  me  ratta- 
che à  aucun  théocratisme,  à  aucun  cléricalisme;  en  l'occurrence,  il  ne  s'agit 
pas  de  vouloir,  comme  disent  les  étrangers,  assurer  la  domination  politi- 
que du  Québec  par  le  cardinal  Villeneuve,  maintenir  le  prétendu  mono- 
pole du  clergé  sur  l'enseignement  ou  perpétuer  le  règne  d'un  obscurantis- 
me moyenâgeux.  Les  questions  de  personnes,  de  groupes  et  de  classes 
n'entrent  pas  ici  en  jeu.  Il  ne  s'agit  pas  d'adhérer  à  telle  forme  de  gou- 
vernement ou  d'administration  scolaire  plutôt  qu'à  telle  autre,  mais  bien 
d'une  fidélité  intérieure  —  qui  intéresse  également  laïques  et  religieux  — 
aux  principes  fondamentaux  d'une  civilisation  d'inspiration  religieuse, 
civilisation  que  nous  avons  jugée,  pesée,  comptée  en  regard  des  autres  et 
que  nous  continuons  d'estimer  entièrement  supérieure  au  point  de  vue 
spirituel.  Fort  de  cette  conviction,  pourquoi  accepterions-nous  de  trans- 
férer à  une  majorité  d'inspiration  différente  le  droit  que  nous  avons  déjà 
de  régir  nos  vies  en  accord  avec  nos  principes?  Pour  ma  part,  j'ai  étudié 
l'aspect  économique  de  tous  les  problèmes  posés  dans  le  débat  en  cause  et 
je  n'estime  pas  que  les  exigences  techniques,  même  si  l'on  acceptait  qu'el- 
les fussent  péremptoires,  nous  imposent  cela.  Comme  en  1867,  les  Anglo- 
Canadiens  proposent  les  techniques  qui  conviennent  à  leur  conception; 
c'est  à  nous  de  faire  valoir  notre  point  de  vue  et  de  leur  demander  la  col- 
laboration qu'ils  ont  le  devoir  de  nous  accorder  afin  de  rester  fidèles  aux 
engagements  consentis  en  1867. 

La  difficulté  quant  aux  minorités  françaises,  c'est  évidemment  que 
le  problème  ne  les  touche  pas  directement.  Nous  sommes,  c'est  incon- 
testable, des  privilégiés  dans  Québec  de  nous  trouver  tous  ensemble  et  de 
pouvoir  nous  administrer  nous-mêmes.  Mais  que  gagneraient  vraiment 


32  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

les  autres  à  ce  que  nous  devenions  à  notre  tour  une  minorité  par  l'aban- 
don de  nos  droits  majoritaires  dans  la  section  du  pays  que  nous  occu- 
pons? En  tant  que  nous  estimons  devoir  rester  un  peuple  de  civilisation 
intégralement  catholique,  nous  ne  disposerions  plus,  en  effet,  que  d'un 
bien  sombre  avenir  dans  un  pays  où  toute  la  législation  sociale  nous  im- 
poserait ce  vague  humanitarisme,  cette  débilitante  centralisation  admi- 
nistrative, cette  étatisation  ou  ce  socialisme  qui  deviennent  de  plus  en  plus 
l'orientation  des  civilisations  matérialistes  d'inspiration  protestante  ou 
agnostique.  Perdue  dans  une  foule  bruyante,  sans  possibilité  autre  que 
d'essayer  de  maintenir  l'intégrité  de  la  vie  individuelle  intérieure,  la  cause 
du  catholicisme  y  perdrait  vite  en  prestige  et  en  influence. 

Sans  doute,  nous  comprenons  qu'ayant  leurs  problèmes,  leurs  dif- 
ficultés plus  grandes  que  les  nôtres,  précisément  parce  qu'ils  sont  dans 
cette  stiuation  difficile  que  nous  voulons  essayer  de  nous  éviter,  les  grou- 
pes minoritaires  français  ne  soient  pas  disposés  à  mener  la  même  lutte  ar- 
dente que  nous  poursuivons  pour  nous-mêmes.  Tout  ce  que  nous  leur 
demandons,  c'est  qu'ils  ne  se  montrent  pas  antipathiques  à  une  cause  qui 
est,  en  définitive  et  sur  une  longue  période,  identique  à  la  leur.  C'est 
qu'ils  n'exigent  pas  que  nous  réglions  nos  problèmes  comme  leur  situa- 
tion minoritaire  peut  les  obliger  parfois  à  régler  les  leurs.  C'est  de  ne 
pas  se  laisser  entraîner,  dans  leur  participation  à  toute  sorte  d'organismes, 
à  réclamer  du  fédéral  des  solutions  qui  relèvent  des  provinces.  C'est  de 
ne  pas  se  faire  les  apôtres  au  Canada  d'une  conception  de  l'unité  cana- 
dienne et  de  la  solution  des  problèmes  canadiens  qui  implique,  qu'en  tant 
que  Canadiens  français  catholiques,  nous  devions  prendre  pour  acquis 
que  nous  sommes  un  groupe  minoritaire  perdu  dans  une  majorité  non 
catholique  et  que  nous  devions  partout  et  toujours  nous  placer  à  l'échel- 
le canadienne  et  nous  comporter  selon  les  instructions  données  par  les  pa- 
pes aux  catholiques  qui  sont  en  minorité  et  à  qui,  conséquemment,  échap- 
pe le  contrôle  de  leur  vie  politique  et  sociale. 

Telle  n'est  pas  la  véritable  situation  en  effet,  puisque  Québec  est  en 
grande  majorité  catholique,  jouit  d'une  administration  politique  con- 
trôlée par  des  catholiques  et  peut  se  donner  et  donner  en  exemple  au  reste 
de  l'Amérique  du  Nord  une  législation  sociale  et  économique  d'inspira- 
tion intégralement  catholique.  Que  nos  amis  des  autres  provinces    nous 


LES  PROPOSITIONS  FÉDÉRALES  AUX  PROVINCES  33 

stimulent  donc  plutôt  à  être  vraiment  dignes  de  la  responsabilité  fort 
délicate  qui  nous  est  ainsi  dévolue.  Qu'ils  reprochent  s'ils  le  veulent  à  nos 
gouvernements  de  s'être  plus  occupés  de  petite  politique  que  de  donner 
cet  exemple.  Qu'ils  nous  éveillent  au  sens  de  nos  responsabilités,  ce  qu'ils 
ont  d'autant  plus  le  droit  de  faire  qu'ils  portent  plus  lourdement  que 
nous  les  répercussions  de  nos  insuffisances.  C'est  dans  ce  rôle-là  qu'ils 
pourront  nous  faire  du  bien  et  faire  du  bien  à  la  cause  des  Canadiens  fran- 
çais. Tout  ce  qui,  au  contraire,  induit  le  Québec  à  sacrifier  certains  élé- 
ments de  son  autonomie,  au  profit  d'une  personne  politique  canadienne 
unique,  risque,  à  mon  sens,  de  compromettre  gravement  ce  que  six  géné- 
rations ont  si  laborieusement  élevé  avant  nous  en  vue  de  rester  fidèle  à  une 
forme  de  civilisation  dont  le  monde  appréciera,  peut-être  avant  moins 
longtemps  qu'on  ne  le  pense,  la  valeur  unique.  Et  je  ne  vois  pas  d'ailleurs 
ce  qu'y  pourrait  gagner  un  véritable  et  sain  canadianisme.  Celui-là,  en 
effet,  rêve  d'une  nation  canadienne  où  deux  civilisations  continueront  de 
vivre  côte  à  côte  et  de  s'épanouir  librement  tant  qu'elles  n'auront  pas 
réussi  à  se  rallier  à  une  vérité  commune;  non  pas  à  imposer  sa  vérité  à 
l'autre.  Et  la  vérité  commune  qui  nous  rallierait  ne  saurait  être  la  vérité 
protestante,  ni  une  fusion  des  conceptions  catholiques  et  protestantes;  ce 
ne  peut  être,  pour  nous,  que  la  vérité  catholique  parce  qu'elle  est,  la 
Vérité. 

François-Albert  ANGERS, 

secrétaire  général  de  Y  Actualité  économique. 


Pattern  for  extermination 


Most  people  have  only  the  vaguest  notion  of  the  extent  to  which 
large  elements  of  the  population  are  systematically  destroyed  when  a 
Communist  regime  takes  over  a  state.  The  present  article  is  largely  a  doc- 
umentary demonstration  of  the  painful  facts. 

That  there  is  always  some  «  liquidation  »  of  the  opposition  was 
implied  in  an  interview  ascribed  by  the  Toronto  Daily  Star  of  December 
27,  1928,  to  Mr.  Stewart  Smith,  a  prominent  Communist,  formerly  a 
member  of  Toronto's  municipal  Board  of  Control: 

In  a  very  short  time  the  streets  of  Toronto  will  be  running  with  blood. 
The  prospect  may  seem  a  horrible  one,  but  it  is  inevitable.  It  is  surely  better 
that  a  few  of  the  capitalist  class  should  be  killed  by  the  workers  than  that  the 
world  should  be  plunged  into  one  war  after  another,  with  the  workers  slaying 
each  other. 

That  Mr.  Smith  was  greatly  understating  the  extent  of  the  purge,  lest  he 
should  alarm  the  Canadian  public,  seems  evident  from  the  more  sweeping 
statements  of  the  Program  of  the  Communist  International,  to  which  all 
Communists  subscribe: 

The  conquest  of  power  by  the  proletariat  is  the  violent  overthrow  of 
bourgeois  power,  the  destruction  of  the  capitalist  state  apparatus  (bourgeois 
armies,  police,  bureaucratic  hierarchy,  the  judiciary,  parliaments,  etc.) ,  and 
substituting  in  its  place  new  organs  of  proletarian  power,  to  serve  primarily  as 
instruments  for  the  suppression  of  the  exploiters.  .  .  Revolution  is  not  only  ne- 
cessary because  there  is  no  other  way  of  overthrowing  the  ruling  class,  but  also 
because,  only  in  the  process  of  revolution  is  the  overthrowing  class  able  to  purge 
itself  of  the  dross  of  the  old  society  and  become  capable  of  creating  a  new  so- 
ciety. (Program  of  the  Communist  International,  3rd  edition,  1936,  pp.  36, 
52.) 

For  really  specific  documentation,  however,  we  may  turn  to  the 
documents  given  hereunder  in  English  translation.  In  the  summer  of 
1940,  by  means  of  military  occupation,  terrorism  and  forced  elections, 
the  Soviet  Union  seized  and  absorbed  the  Baltic  States  —  Lithuania, 
Latvia  and  Estonia  —  and  organized  them  as  Socialist  Soviet  Republics. 


PATTERN  FOR  EXTERMINATION  35 

Then  came  the  systematic  liquidation  of  all  those  elements  in  the  popu- 
lation that  were  uncongenial  to  a  Communist  system.  Instructions  given 
to  the  political  police  specified  in  great  detail  the  groups  that  were  to  be 
destroyed  by  execution  or  deportation  to  Siberia.  Exhibit  «  A  »  is  the 
translation  from  Lithuanian  of  a  Soviet  police  document  now  on  file 
with  the  Lithuanian-American  Information  Center,  New  York  City. 
Exhibits  «  B  »,  «  C  »,  «  D  »,  and  «  E  »  are  translations  from  the  Rus- 
sian of  secret  police  orders,  photostats  of  which  are  actually  in  my  pos- 
session. 

In  the  first  document,  the  Soviet  police  organization,  which  had 
passed  through  earlier  phases  as  the  Cheka  and  the  GPU,  is  referred  to  as 
the  NKVD  (Narodny  Komissariat  Vnutrennikh  Diel  or  «  National 
Commissariat  of  Internal  Affairs»).  By  1941,  this  work  had  been 
placed  under  the  NKGB  (Narodny  Komissariat  Gosudarstennoi  Bezo- 
pasnosti,  or  «  National  Commissariat  for  State  Security  ») .  The  change 
is  one  of  title,  not  of  temper. 

Special  significance  attaches  to  Order  No.  001223  of  October  11, 
1939,  twice  referred  to  by  Major  Gladkov  and  once  by  Commissar  Gu- 
zevicius.  The  date  is  most  ominous.  It  was  the  day  after  the  free  repub- 
lic of  Lithuania  had  signed  the  so-called  Mutual  Assistance  Pact  with 
Stalin.  There  is  no  doubt  that  all  the  preparatory  work  for  the  destruc- 
tion of  the  Baltic  States  and  the  extermination  of  their  upper  and  middle 
classes  was  carefully  carried  out  in  Moscow  in  the  autumn  of  1939, 
promptly  after  the  signing  of  the  secret  Soviet  pact  with  Hitler  for  the 
invasion  and  absorption  of  the  territories  lying  between  Germany  and 
the  USSR. 

As  corroborative  evidence,  I  possess  the  photostat  of  a  Red  Army 
field  map,  marked  «  First  Edition,  1939  »  and  showing  the  then  inde- 
pendent Latvian  and  Lithuanian  states  as  the  «  Latvian  Socialist  Soviet 
Republic  »  and  the  «  Lithuanian  Socialist  Soviet  Republic  ».  The  Red 
Army,  side  by  side  with  the  NKVD,  was  making  its  preparations,  a 
year  in  advance,  to  murder  human  liberty  in  innocent  neighbouring 
countries. 

Meanwhile,  Molotov,  before  the  Supreme  Soviet  on  October  21, 
1939,  and  March  29,  1940,  insisted: 


36  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

The  pacts  with  the  Baltic  States  in  no  way  imply  the  intrusion  of  the 
Soviet  Union  into  the  internal  affairs  of  Estonia,  Latvia  and  Lithuania,  as  some 
foreign  interests  are  trying  to  make  believe.  .  .  These  pacts  are  inspired  by 
mutual  respect  for  the  Governmental,  social  and  economic  system  of  each  of  the 
contracting  parties.  We  stand  for  an  exact  and  honest  fulfilment  of  agreements 
signed  by  us  on  a  basis  of  reciprocity  and  declare  that  foolish  talk  about  soviet  - 
ization  of  the  Baltic  States  is  useful  only  to  our  common  enemies  and  to  all 
kinds  of  anti-Soviet  provocateurs.    (Praoda,  November  1,    1939.) 

On  the  basis  of  a  half  year's  experience,  one  can  draw  a  completely  definite, 
positive  deduction  about  the  treaties  with  the  Baltic  States:  that  these  treaties.  .  . 
contributed  to  the  strengthening  of  the  international  position  of  the  USSR  as 
well  as  of  Estonia,  Latvia  and  Lithuania.  .  .  that.  .  .  contrary  to  the  fears  of 
the  imperialistic  circles  inimical  to  the  USSR,  the  political  independence  and 
independent  policy  of  Estonia,  Latvia  and  Lithuania  has  not  suffered.  .  .  and 
that  on  the  basis  of  these  treaties  one  can  expect  the  further  amelioration  of  re- 
lations between  the  USSR  and  the  Baltic  republics.   (Pravda,  March  30,  1940.) 

Nine  weeks  later,  on  June  14,  1940,  the  shameless  wolf  moved  in  for 
the  kill.  Stalin,  who  has  so  far  broken  twenty-seven  major  treaties  and 
hundreds  of  minor  ones,  poured  his  troops  into  the  little  Baltic  countries 
and  systematically  destroyed  their  national  life.  It  is  plain  that  he  made 
all  his  preparations  in  the  previous  year  and  had  lied  deliberately  all 
through  the  interval. 

Careful  comparison  between  the  documents  given  below  will  show 
certain  major  differences  between  the  liquidation  order  issued  by  Guze- 
vicius  on  November  28,  1940  (Exhibit  «  A  »)  and  the  later  purge  or- 
ders issued  by  Gladkov  on  April  25,  1941  (Exhibits  «  B  »,  «  C  »,  «  D  » 
and  «  E  ») .  In  the  initial  purge,  there  is  specific  inclusion  of  all  clergy- 
men and  active  church  workers,  both  Catholic  and  Protestant,  all  Red 
Cross  workers,  all  Polish  refugees,  all  citizens  of  foreign  countries  and 
all  correspondents  with  foreign  countries,  even  down  to  stamp-collectors. 
Five  months  later,  when  this  first  dragnet  had  deposited  its  human  catch 
in  the  grave  or  in  Siberia,  the  second  screening  added  the  wives  and  fam- 
ilies of  the  exterminable  groups.  The  classification  was  now  largely 
limited  to  Lithuanian  citizens  but  the  meshes  of  the  net  were  made  much 
finer  and  the  police  search  was  much  more  systematic.  In  the  deporta- 
tions, fathers  were  always,  by  police  order,  separated  from  their  wives 
and  families.  With  the  foregoing  comments,  the  documents  may  now 
speak  for  themselves: 


PATTERN  FOR  EXTERMINATION  3? 

EXHIBIT  «  A  ». 

(Original   in  Lithuanian.) 

Top  Secret 
ORDER 

of  the 

People's  Commissar  for  the  Interior  of  the  Lithuanian  SSR 

of  the  year  1940 

Contents  : 

About  negligence  in  accounting  concerning  anti-soviet  and 
socially  alien  elements. 
No.  0054 

Kaunas,  November  28,  1940. 

In  connection  with  the  great  pollution  of  the  republic  of  Lithuania 
with  the  anti-soviet  and  socially  alien  element,  the  accounting  concerning 
the  same  acquires  an  especially  great  importance. 

For  the  operative  work  it  is  important  to  know  how  many  former 
policemen,  white  guardsmen,  former  officers,  members  and  the  like  of 
anti-soviet  political  parties  and  organizations  are  in  Lithuanian  territory, 
and  where  the  said  element  is  concentrated. 

This  is  necessary  in  order  to  define  the  strength  of  the  counter-revo- 
lution and  to  direct  our  operative-agencies  apparatus  for  its  digestion  and 
liquidation. 

Despite  the  importance  of  keeping  all  such  accounts,  our  operative 
organs  did  not  seriously  undertake  this  work. 

The  materials  cleared  by  the  agencies'  investigative  apparatus  re- 
main scattered  in  the  cabinets  of  operative  collaborators  without  proper 
use. 

Executing  the  order  No.  00 1223  of  NKVD  of  the  USSR  about  the 
accounting  concerning  the  anti-soviet  element  and  concerning  the  liqui- 
dation of  negligence  in  this  work  : 

I  ORDER 

1.  Chiefs  of  operative  branches  of  the  Centre  and  of  county  bran- 
ches and  units  to  take  over  within  3  days  all  files  and  cases  entered  on 
the  account  of  1st  Special  division  —  the  formulars  and  persons  men- 
tioned therein. 


38  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

2.  Within  ten  days  to  take  over  into  the  1st  Special  division  all 
anti-soviet  element,  listed  in  the  alphabetical  files   (index  accounting) . 

3.  At  the  same  time  to  undertake  clarification  of  all  anti-soviet  and 
socially  alien  elements  on  the  territory  of  the  republic  of  Lithuania  and 
to  transfer  same  to  the  jurisdiction  of  operative  account  of  1st  Specdi- 
vision. 

4.  The  accounts  of  persons  mentioned  in  agency  files,  also  in  the 
alphabetical  files  (index  accounting) ,  to  be  concentrated  in  the  Specdi- 
vision  of  the  NKVD  of  the  LSSR,  for  which  purpose  special  cards  must 
be  filled  in  concerning  each  transferred  person  by  the  county  branches 
and  units  of  the  NKVD  and  by  the  City  Council  of  Vilna,  and  said 
cards  must  be  mailed  to  the  1st  Specdivision  of  the  NKVD  of  the  LSSR. 

5.  The  index  account  must  cover  all  those  persons  who  by  reason 
of  their  social  and  political  past,  national-chauvinistic  opinions,  religious 
convictions,  moral  and  political  inconstance,  are  opposed  to  the  socialis- 
tic order  and  thus  might  be  used  by  the  intelligence  services  of  foreign 
countries  and  by  the  counter-revolutionary  centres  for  anti-soviet  pur- 
poses. 

These  elements  include: 

a)  All  former  members  of  anti-soviet  political  parties,  organi- 
zations and  groups:  trotskyists,  rightists,  essers  (social  revo- 
lutionists) ,  mensheviks,  social  democrats,  anarchists,  and  the 
like; 

b)  All  former  members  of  national  chauvinistic  anti-soviet  par- 
ties, organizations  and  groups:  nationalists,  Young  Lithuania, 
Voldemarists,  populists,  Christian  democrats,  members  of  na- 
tionalist terroristic  organizations  («  Iron  Wolf  ») ,  active  mem- 
bers of  student  fraternities,  active  members  of  the  Riflemen's 
Association,  Catholic  terrorist  organization  «White  Horse»; 

c)  Former  gendarmes,  policemen,  former  employees  of  political 
and  criminal  police  and  of  prisons; 

d)  Former  officers  of  the  Czarist,  Petliura  and  other  armies; 

e)  Former  officers  and  members  of  military  courts  of  the  armies  of 
Lithuania  and  Poland; 

f)  Former  political  bandits  and  volunteers  of  the  white  and  other 
armies; 

g)  Persons  expelled  from  the  Communist  Party  and  Communist 
Youth  for  anti-party  offices; 

h)  All  deserters,  political  emigrants,  re-emigrants,  repatriates  and 
contrabandists; 

i)  All  citizens  of  foreign  countries,  representatives  of  foreign  firms, 
employees  of  offices  of  foreign  countries,  citizens    of    foreign 


PATTERN  FOR  EXTERMINATION  39 

countries,  former  employees  of  legations,  firms,  concessions  and 
stock  companies  of  foreign  countries; 

j)  Persons  having  personal  contacts  and  maintaining  correspond- 
ence abroad,  with  foreign  legations  and  consulates,  esperan- 
tists  and  philatelists; 

k)  Former  employees  of  the  departments  of  ministries  (from  ref- 
erents up)  ; 

1)    Former  workers  of  the  Red  Cross  and  Polish  refugees; 

m)  Religionists  (priests,  pastors) ,  sectants  and  active  religionists 
of  religious  communities; 

n)  Former  noblemen,  estate  owners,  merchants,  bankers,  commer- 
cialists  (who  availed  themselves  of  hired  labor) ,  shop  owners, 
owners  of  hotels  and  restaurants. 

6.  For  the  preparation  of  index  accounts  of  anti-soviet  elements  all 
souices  must  be  made  use  of,  including;  agencies'  reports,  special  inves- 
tigative materials,  materials  of  party  and  Soviet  organizations,  statements 
of  citizens,  testimony  of  the  arrested  persons,  and  other  data.  As  a  rule, 
testimony  and  other  official  materials  must  first  be  verified  in  an  agency 
manner. 

7.  Operative  branches  and  county  branches  and  units  must  prepare 
separate  rosters  of  accountable  persons  who  had  departed  elsewhere,  and 
must  take  steps  to  clarify  same.  At  the  same  time,  cards  of  sought  per- 
sons must  be  filled  in  and  transferred  to  the  1st  Specdivision. 

8.  Files-formulars  must  be  introduced  and  transferred  into  active 
agency  account  concerning  the  former  activists  of  anti-soviet  polit-parties 
and  organizations  (trotskyists,  mensheviks,  essers,  nationalist  associa- 
tions and  the  like) ,  counter-revolutionary  authorities  of  religionists 
(priests,  mullas,  pastors) ,  responsible  collaborators  of  police,  ministries, 
foreign  firms  and  the  like,  in  accordance  with  available  material  about 
anti-soviet  activity. 

9.  Chiefs  of  the  1st  Specdivision  of  the  NKVD  of  the  LSSR  are 
to  report  to  me  every  day  about  the  progress  of  this  order. 

10.   The  order  is  to  be  discussed  in  operative  consultations  and  con- 
crete means  for  its  execution  are  to  be  provided  for. 

(Signed)    GUZEVICIUS, 

People's  Commissar  for  the  Interior 
of  the  Lithuanian  SSR. 


40  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Top  Secret. 

EXHIBIT  «  B  ». 

(Original  in  Russian.) 

ORDER 

OF  THE  PEOPLE'S  COMMISSAR  OF  STATE  SECURITY 
OF  THE  LSSR,  FOR  YEAR  1941. 

Contents: — 

No.   0023  On  the  organization  of  the  operative  accounting  in 

the  county  branches  of  the  NKGB. 

No.  0023  of  April  25,  1941.  City  of  Kaunas. 

A  fighting  task  has  been  placed  upon  the  NKGB  organs  of  Lithua- 
nia by  the  party  and  government  —  the  purging  of  the  Lithuanian  SSR 
from  the  counter-revolutionary  and  hostile  element. 

We  shall  be  able  to  effect  this  important  political  objective  success- 
fully and  speedily  only  if  the  operative  accounting  is  well  arranged. 

In  practice  the  operations  of  the  NKGB  of  the  LSSR  show  that  in 
the  past  the  most  important  and  most  active  representatives  of  the  organs 
of  bourgeois  government,  army  and  intelligence  institutions,  also  of  the 
former  counter-revolutionary  political  parties  and  organizations,  fre- 
quently do  not  fall  within  the  field  of  observation  of  the  NKGB  organs 
and  are  not  duly  screened. 

The  existence  of  a  large  mass  of  persons,  subject  to  operative  ac- 
counting under  Order  No.  001223  of  the  NKVD  of  the  USSR,  dated 
October  1 1,1939,  regardless  of  concrete  data  concerning  their  anti-Soviet 
activities,  obligated  the  NKGB  of  the  LSSR,  at  the  present  time,  because 
of  the  activities  of  the  counter-revolutionary  element  in  the  territory  of 
the  LSSR,  to  specify  separately  in  its  accounting  work  and  screening  of 
the  counter-revolutionary  and  hostile  elements,  the  category  of  particu- 
larly dangerous  persons,  whose  accounting  must  be  organized  in  first 
priority  order  and  within  the  shortest  time  possible. 

Consequently,  the  county  branches  and  subdivisions  of  the  NKGB 
must  immediately  organize  the  accounting  of  all  the  accountable  ele- 
ment, in  accordance  with  the  data  furnished  to  you  during  the  briefing 
and  in  our  directives. 

Noting  the  unsatisfactory  progress  of  the  accounting  up  to  the  pres- 
ent, we  consider  the  continuation  of  such  a  situation  intolerable  in  any 
event.  M     !  jjijjj|  jMe 

I  THEREFORE  ORDER 

1 .  All  Commanders  of  county  branches  and  subdivisions  and  their 
deputies  to  organize  immediately  the  operative  accounting  of  all  account- 
able element. 

2.  First  to  detect  and  to  take  under  account  and  furnish  to  the 
NKGB  of  the  LSSR  detailed  data  concerning  the  accountable  element,  in 


PATTERN  FOR  EXTERMINATION  41 

accordance  with  the  listing  of  the  accountable  element  enclosed  herewith. 
[Exhibit  «C».] 

3.  By  May  5,  1941,  to  supply  the  NKGB  of  the  Lithuanian  SSR 
data  regarding  the  number  of  persons  already  taken  into  account  by  you 
in  accordance  with  the  listing  of  the  categories  enclosed  herewith. 

4.  To  organize  immediately  the  factual  verification  of  the  account - 
ed-for  persons  by  place  of  residence,  and  to  start  a  file-formular  or 
accounting  folder  for  each  and  to  register  same  with  the  Second  Division 
of  the  NKGB  of  the  LSSR  (See  Order  No.  001223  of  the  NKVD  of  the 
USSR.    October  11,  1939). 

5.  To  start  the  study  of  the  archives,  also  the  detection  of  persons 
of  aforesaid  categories  through  the  existing  agency  (network) ,  and  si- 
multaneously to  conduct  their  verification  by  place  of  residence,  so  that 
they  be  taken  into  operative  accounting  immediately. 

6.  A  tracing  file  must  be  established  for  all  persons  of  this  category, 
whose  whereabouts  could  not  be  ascertained  at  their  former  place  of  resi- 
dence, in  accordance  with  Order  No.  001530  of  the  NKVD  of  the  USSR 
of  December  9,  1940,  and  to  direct  the  files  for  publication  of  persons 
wanted  in  the  Lithuanian  SSR  to  the  Second  Division  of  the  NKGB  of 
the  LSSR. 

7.  Every  five  days  (the  5th,  the  10th,  the  15th,  etc.)  to  present  the 
Second  Division  of  the  NKGB  of  the  LSSR  a  summary  of  the  results  of 
the  work  in  compliance  with  this  order  in  accordance  with  the  enclosed 
form.   [See  Exhibit  «  D  ».] 

8.  I  reiterate  that,  together  with  the  work  of  accounting  and  tra- 
cing of  the  contingents  enumerated  above,  the  apparatus  of  the  NKGB 
must  conduct  the  detection  and  organize  the  accounting  and  screening  of 
the  residuary  contingents  subject  to  accounting  who  are  not  listed  in  the 
enclosed  summary,  namely;  members  of  the  parties  —  Krikdems  (Chris- 
tian Democrats) ,  Liaudininki  (Populists) ,  Esdeks  (Social  Democrats) , 
Esers  (Social  Revolutionaries) ,  the  leadership  and  active  personnel  of  the 
Ateitininki  (Catholic  Students) ,  Pavasarininki  (Catholic  Youths)  and 
other  Catholic  organizations,  also  the  rank  and  file  personnel  of  the 
parties  and  organizations  whose  leadership  is  subject  to  primary  priority 
accounting  according  to  the  present  order  —  (rank  and  file  Tautininki 
(Nationalists) ,  Shaulisty   (National  Guard) ,  etc.) 

REMARKS:  Detailed  listing  of  categories  subject  to  accounting 
will  be  forwarded  within  the  next  few  days.  [See  Exhibit  «  E  ».]  If 
certain  categories  are  not  listed  in  published  lists  supplement  same  and 
inform  us. 

9.  All  accounting  of  the  listed  categories  must  be  completed  and 
formulated  by  June   1,   1941. 

Once  again  I  warn  the  Commanders  of  the  county  branches  of  the 
NKGB  and  their  deputies  that  the  success  and  achievement  of  the  objec- 
tive of  out  measures  for  the  crushing  of  the  counter-revolution  depend 


42  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

upon  the  timely,  accurate  and  instant  organization  of  the  operative  ac- 
counting. 

10.  An  operative  group  within  the  Second  Division  of  the  NKVD 
shall  be  formed  to  organize  and  direct  the  accounting  work.  It  shall 
consist  of: 

1.  Deputy  Commander  of  the  Second  Division,  Lieutenant  of 
the  State  Security  forces  —  Comrade  Medvedev. 

2.  Operative  Plenipotentiary  of  KRO  (Counter-intelligence  de- 
partment) —  Comrade  Yerigo. 

3.  Operative  Plenipotentiary  of  SPO  (Social  Political  Depart- 
ment) —  Comrade  Gadlyauskas.  —  they  will  be  relieved  of  all  other 
work. 

SUPPLEMENT:  listing  and  accounting  forms. 

PEOPLE'S  COMMISSAR  OF  STATE  SECURITY 
of  LITHUANIAN  SSR 

SENIOR  MAJOR  OF  STATE  SECURITY. 

(Gladkov) 

Correct  —  Codifier  of  the  Secretariat   (signed)    Semyokhina. 

Top  Secret. 

EXHIBIT  «  C  ». 

(Original  in  Russian.) 

MEMO 

1.  Active  members  of  k/r  parties  (counter-revolutionary)  and 
participants  of  the  anti-Soviet  nationalist  white-guard  organizations 
(tautininki  —  Nationalists,  shaulisty  —  National  Guardsmen,  Catho- 
lic organizations,  etc.) 

2.  Former  security  employees,  gendarmes,  leadership  personnel  of 
former  concentration  camps  and  prisons,  also  rank  and  file  policemen  and 
prison  employees  concerning  whom  compromising  material  is  available. 

3.  Sizable  estate  landlords,  sizable  manufacturers  and  high  officials 
of  the  former  Lithuanian  State  apparatus. 

4.  Former  officers  of  the  Polish,  Lithuanian  and  White  Russian  ar- 
mies, concerning  whom  compromising  material  is  available. 

5.  Members  of  the  families  of  the  above  categories  who  resided  to- 
gether with  them  or  who  were  maintained  by  them. 

6.  Members  of  the  families  of  the  participants  of  k/r  (counter- 
revolutionary) national  organizations,  who  changed  to  illegal  status  and 
went  in  biding. 


PATTERN  FOR  EXTERMINATION  43 

7.  Members  of  the  families  of  the  participants  of  k/r  nationalist 
organizations,  whose  heads  are  sentenced  to  VMN  (supreme  punishment 
—  execution.  Translators  note) . 

8.  Persons  who  arrived  from  Germany  for  reasons  of  repatriation, 
also  Germans  who  registered  for  repatriation  to  Germany  and  refused  to 
leave,  concerning  whom  there  is  material  regarding  their  anti-Soviet  ac- 
tivities and  suspected  connections  with  foreign  intelligence  services. 

An  accounting  file  must  be  established  for  each  person  subject  to 
accounting,  according  to  the  listed  categories.  The  following  documents 
must  be  included  in  the  accounting  file: 

1.  Secret  screening  data. 

2.  Archive  material. 

3.  Full  classification  data  concerning  the  family  head  (question- 
naire) . 

4.  Classification  data  regarding  members  of  the  family  (question- 
naire) . 

5.  Summary  sheet  of  secret  screening  data  and  official  material. 

6.  Summary  sheet  of  archive  material. 

7.  Detailed  summary  of  property  status. 

EXHIBIT  «  D  ». 

(Original  in  Russian.) 

INSTRUCTION. 

Concerning  the  preparation   of  five-day  accounting  summaries  of 

a/s   (anti-Soviet)    and  k/r    (counter-revolutionary)    element, 

in  accordance  with  Order  No.  0023  of  the  NKGB  of  the 

Lith.  SSR  dated  April  25,  1941. 

1)  Only  the  categories  listed  therein  must  be  entered  in  the  sum- 
mary. Leadership  personnel  must  in  no  event  be  confused  with  the  rank 
and  file  personnel. 

2)  Each  county  branch  and  subdivision,  prepares  the  data  con- 
cerning its  particular  county;  the  operative  branches  of  the  NKGB  pre- 
pare the  data  only  for  the  city  of  Kaunas. 

3)  For  the  more  convenient  and  presentable  utilization  of  the  sum- 
maries, they  must  be  prepared  with  compound  totals,  that  is,  to  the  total 
figures  of  disclosed  and  accounted-for  in  the  past  five-day  summaries, 
must  be  added  the  data  for  the  current  five-day  period  and  this  total  fig- 
ure is  entered  in  the  five-day  summary.  Let  us  suppose  that  in  the  column 
«Investigated  and  taken  into  prosecuting  account»  for  May  15th  a 
total  of  100  persons  is  listed,  and  during  the  current  five-day  period  50 
persons  are  shown;  consequently,  in  the  May  20th  summary  the  150 
persons  must  be  shown  in  that  column,  also  in  the  other  columns.  Also, 
in  order  to  show  the  work  achieved  within  the  current  five-day  period, 


44 


REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 


it  is  necessary  to  indicate  the  total  figure  by  a  numerator,  and  the  current 
five-day  period-indicate  by  a  denominator.  For  instance,  100/50  will 
compose  the  total  figure  for  May  20th,  while  the  figure  50-  is  the  data 
of  the  five-day  period;  this  means,  in  the  summary  for  May  20th  in  the 
above  indicated  column  must  be  shown  150/50.  The  numerals  and 
fractions  must  be  written  legibly  and  must  not  be  blurred,  in  order  that 
no  error  be  permitted. 

4)  In  the  column  2  «  Investigated  and  taken  into  prosecuting  ac- 
count »,  are  entered  all  persons  uncovered  (disclosed)  according  to  ar- 
chive material,  agency  reports,  testimony  of  arrested  persons  and  witnes- 
ses, without  differentiating  whether  the  charges  against  these  persons  are 
established  or  not.   All  transitory  and  accounting  cases  to  be  entered  also. 

Following  the  disclosure  of  new  persons,  this  column  consequently 
is  enlarged  by  the  growing  total. 

In  column  3  «  cleared  on  the  covered  territory  »  are  entered  all  those 
uncovered  (disclosed)  and  taken  into  summary  account,  whose  resi- 
dence on  the  territory  of  the  respective  county  is  established. 

In  column  4  «  Instituted  file  forms  »  are  entered  all  persons  for 
whom  formular  and  agency  files  are  established  and  registered  with  the 
Second  Division  of  NKGB. 

In  column  5  «  Instituted  accounting  files  »  are  entered  all  persons 
concerning  whom  the  Second  Division  had  published  a  search  within 
the  territory  of  the  republic. 

EXAMPLE: 


Investigated 
and  taken 
into 

prosecuting 
account 

OF  THESE 

Classification 

Cleared  on 
the  covered 
territory 

Instituted 
file  forms 
(including 
agency 
cases) 

Instituted 

accounting 

files 

Instituted 

tracing 

cases 

1 

2 

3 

4 

5 

6 

Former 
policemen 

137/17 

120/15 

13/3 

75/23 

1/— 

ACTING  COMMANDER  SECOND  DIVISION  OF  NKGB 

OF  THE  LITH.  SSR. 


Senior  Lieutenant  of  State  Security 


(Pyadyshev) 
(signed) 


PATTERN  FOR  EXTERMINATION  45 

Top  Secret. 

EXHIBIT  «  E  ». 

(Original  in  Russian.) 

THE  CLASSIFIED  LIST 

of  persons  of  counter-revolutionary  activities 
subject  to  operative  accounting 

L  LINE  OF  THE  S.P.O.  (Social-Political  Department) 
Former  leading  officials  of  the  State  apparatus — 

1.  Head  referents. 

2.  Department  heads  and  their  superiors. 

3.  County  chiefs. 

4.  County  Military  Commandants. 

5.  Policemen. 
o.  Gendarmes. 

7.  Prison  employees  (who  did  administrative  work)  . 

8.  Prosecutors. 

9.  Members  of  the  military  field  courts. 

10.  Members  of  Circuit  Courts  (who  participated  in  considerations 
of  political  cases) . 

1 1 .  Members  of  military  courts. 

12.  Members  of  the  Supreme  Tribunal. 

13.  Members  of  the  appellate  chambers. 

J  4.   Special  investigators  of  important  cases. 

15.  Officials  of  the  Security. 

16.  Officials  of  the  criminal  police. 

17.  Officers  of  the  G  2  (Intelligence)  of  the  General  Staff  of  the  Li- 
thuanian Army. 

18.  Active  participants  of  the  armed  bands  of  Plechavichus,  Ber- 
mont-Avalov,  von  der  Goltz,  who  had  acted  against  the  Soviets  in  Li- 
thuania. 

19.  Trotsky ists. 

20.  Esers   (Social  Revolutionaries)  . 

21.  Leading  members  of  the  social -democracy. 

22.  Provocateurs  of  the  political  police. 

23.  Families  of  the  repressed. 

24.  Estate  landlords. 

25.  Sizable  manufacturers. 

26.  Sizable  merchants  and  large  property-owners  (whose  property 
is  valued  at  not  less  than  60,000  litas) . 

REMARKS:  The  accounting  of  the  last-named  category  is  to  be 
conducted  jointly  with  the  organs  of  RKM  (workers-peasants  militia) 
and  organs  of  Narkomfin  (People's  Commissariat  of  Finance) . 


4b  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

LITHUANIAN  NATIONAL  COUNTER-REVOLUTION. 

A)  Leadership  personnel  of  the  tautininki   (Nationalists)    organ 
ization;  members  of  the  committees,beginning  with  apylinkes  (districts) 
to  chief  leadership;   activists-agitators  and  regular  contributors  to  the 
political  press  of  the  tautininki  (after  subdividing  them  according  to  sta- 
tus occupied  by  them) . 

B)  Leadership  of  the  «  Yaunoji-Lyetuva  »  (Young  Lithuania) 
organization,  beginning  with  district  leaders  up  to  members  of  supreme 
leadership;  activists-agitators  and  regular  responsible  contributors  to  the 
magazines  «  Jaunoji  Karta  »  and  «  Akademikas  ». 

V)  Leadership  personnel  of  tautininki  organizations  and  voldema- 
rists  among  the  intelligentsia  and  students,  such  as: 

1.  Neo-Lithuania, 

2.  Filiae-Lituania, 

3.  Gelezinis  Vilkas  (The  Iron  Wolf). 

4.  Lietuva, 

5.  Vilnija, 

6.  Romuva, 

7.  Plienas, 

8.  Ramové  (reserve  officers) . 

G)  Leadership  of  the  association  of  tradesmen  (Verslinink,  Sa- 
junga) . 

D)  Former  leadership  of  the  Chamber  of  Labor  (Darbo  Rumai) . 

E)  Members  of  the  central  and  county  committees  of  the  associa 
tion  of  teachers  named  after  Basanavicius. 

ZH)  All  active  members  of  the  voldemarist  organization  «  The 
Iron  Wolf  »,  regular  contributors  to  the  magazines  «  Zygis  »  and  «  Tevu 
Zeme  ». 

Z)  Leadership  personnel  of  the  «  Sauliu  Sajunga  »  organization, 
starting  with  platoon  commanders  to  the  commanders  of  the  association, 
members  of  the  central  committee,  members  of  the  staff  of  the  associa- 
tion, active  members  of  the  branch  councils  —  companies,  units,  both 
male  and  female.  Regular  contributors  to  the  magazine  «  Trimitas  ». 

POLISH  NATIONAL  COUNTER-REVOLUTION 

1.  Leadership  personnel  of  the  party  of  «  The  Camp  of  National 
Unity  »   (OZON)   and  regular  contributors  to  its  press. 

2.  Leadership  personnel  of  the  party  of  «  Non-partisan  Bloc  » 
(BB)  and  regular  contributors  to  its  press. 

3.  Leadership  personnel  of  «  Polska  partja  socialistyczna  »  (PPS) 
and  regular  contributors  to  its  press. 

4.  Leadership  personnel  and  active  members  of  «  Partja  narodo- 
wych  demokratow  »  (Endeks)  and  regular  contributors  to  its  press. 


PATTERN  FOR  EXTERMINATION  47 

5.  Leadership  personnel  of  the  «  Strzelcy  »  organization,  and  reg- 
ular contributors  to  its  press. 

6.  Leadership  personnel  of  the  organization  of  «  Legionaries  »  and 
regular  contributors  to  its  press. 

7.  Leadership  personnel  of  the  organization  «  Harcerstwo  »   (Boy 
Scouts)  and  regular  contributors  to  its  press. 

8.  Entire  membership  of  the    «  Polish    Military    Organization  » 
(POW) . 

9.  Active  members  of  the  bourgeois-nationalist  and  fascist  youth 
organizations  and  regular  contributors  to  their  press. 

1 0.  Former  directing  officials  of  the  State  apparatus. 

11.  Policemen. 

12.  Security  officials. 

13.  Officers  of  intelligence  and  counter-intelligence  units. 

14.  Prison  employees. 

15.  Prosecutors  and  judgeship  personnel,  having  had  connections 
with  political  cases. 

16.  Staff  officers  of  the  regular  army  and  non-commissioned  cadre 
officers  (who  served  in  the  regular  army  for  a  longer  period  as  super- 
numeraries-cadres) . 

17.  Settlers. 

18.  Officers  and  non-commissioned  officers  of  KOP  (the  Corps  of 
Frontier  Guards) . 

JEWISH  NATIONAL  COUNTER-REVOLUTION 

A)  Leadership  personnel  of  all  Zionist  organizations  and  regular 
contributors  to  their  press. 

B)  Leadership  personnel  of  «  Bund  »  and  regular  contributors  to 
its  press. 

V)    Leadership  personnel  of  Jewish  militarized  and  fascist  organ- 
izations: 

1.  «  Association  of  Jewish  Participants  of  Combats  for 
Lithuanian  Independence  ». 

2.  «  Association  of  Jewish  Combatants  ». 

3.  «  Betar  ». 

4.  «El-Al». 

WHITE  RUSSIAN  EMIGREE  FORMATIONS 

A)  All  members  of  the  «  Fraternity  of  Russian  Truth  »  (Bratstvo 
russkoy  pravdy  —  BEP)  organization. 

B)  All  members  of  the  «  Russian  General    Association    of  War- 
riors »  (ROVS)  organization. 

V)    All  members    of    the  «  Russian  Fascist  Association  »  organi- 
zation. 


48  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

G)  All  members  of  the  youth  organization  «  National  Labor  As- 
sociation of  New  Generation  »  (Natsionalny  Trudovoj  Soyuz  Novogo 
Pokoleniya-NTSNP) . 

D)  All  members  of  the  «  Mladorosy  »  (Young  Russians)  organ- 
izations. 

E)  All  officers  of  the  White  Russian  armies,  counter-intelligence 
and  punitive  detachments. 

UKRAINIAN  NATIONAL  COUNTER-REVOLUTION 

A)  All  members  of  the  «  Association  of  Ukrainian  Nationalists  » 
(OUN)  —  Obyedineniye  Ukrainskikh  Natsionalistov) . 

B)  All  members  of  the  «  Ukrainian  National  Democratic  Associa- 
tion »   (UNDO). 

WHITE  RUTHENE  NATIONAL  COUNTER-REVOLUTION. 

A)  Leadership  personnel  of  all  rationalist  counter-revolutionary 
White  Russian  organizations  and  regular  contributors  to  their  press. 

II.  LINE  OF  K.R.O.  (Countet  Intelligence  Department) . 

1.  Employees  of  foreign  legations,  permanent  representatives  of 
foreign  firms  and  counter-agents  of — 

a)  Germany 

b)  Italy 
v)  Japan 
g)  England 

d)  France 

e)  U.S.A. 

zh)  Scandinavian  countries 

z)  Baltic  countries 

i)  Vatican, 

k)  Other  countries. 

2.  Germans  refusing  to  leave  for  Germany. 

3.  Members  of  «  Kulturverband  »  and  «  Mannschaft  ». 

4.  Contrabandists  and  smugglers,  connected  with  Germany. 

5.  Persons    residing  in  the  frontier  zone,  having  relatives  in  Ger- 

many. 

6.  Families  and  relatives  of  persons  who  fled  abroad. 

7.  Persons  who  attempted  to  flee  from  Lithuanian  SSR  to  Ger- 
many under  the  guise  of  repatriation. 


PATTERN  FOR  EXTERMINATION  49 

8.  Repatriates  who  arrived  in  the  Lithuanian  SSR  from  Germany 
or  by  way  of  Germany  about  whom  there  is  sufficient  data  regarding 
their  connections  with  German  or  other  foreign  intelligence  services. 

CORRECT:   (signed)  Semyokhina. 

The  application  of  these  orders  was  completely  ruthless.  Between 
June  14  and  June  17,  1941,  alone,  some  17,800  persons  were  deported 
from  Lithuania  and  14,693  from  Latvia;  and  the  prisons  everywhere 
were  crammed  to  overflowing  with  prisoners  waiting  to  be  loaded  on 
Soviet  box-cars.  The  extent  and  character  of  the  liquidations  may  be 
gauged  by  the  figures  for  Latvia,  a  little  country  whose  pre-war  popula- 
tion was  1,900,000,  or  about  half  that  of  Ontario.  After  the  executions 
and  deportations,  1,086  officers,  1,168  teachers,  physicians,  and  lawyers, 
6,225  industrialists,  merchants,  artisans  and  laborers,  5,592  farmers, 
3,277  transportation  workers,  and  5,298  policemen  and  military  men 
below  officer  rank  were  missing.  To  these  can  be  added  about  ten  thou- 
sand women  and  children. 

Since  the  return  of  the  Soviet  armies  and  secret  police  in  1944,  the 
program  of  extermination  has  been  reinaugurated.  Attempting  to  elude 
it  arc  35,870  refugees  in  Sweden  and  580,000  in  Germany.  All  of  these 
fugitive  Baits  are  claimed  by  Stalin  as  Soviet  citizens.  By  a  Soviet  law 
of  1929,  they  are  all,  as  fugitive  citizens,  subject  to  the  death  penalty  by 
shooting  within  twenty- four  hours  of  their  return  to  Soviet  soil.  By  a 
further  Soviet  law,  issued  in  1934,  the  families  of  refugee  citizens  are  to 
be  sent  for  five  years  to  the  remote  parts  of  Siberia,  a  virtual  death  sen- 
tence. Such  is  Communism  in  action. 

Watson  KlRKCONNELL, 

Professor  of  English, 

McMaster  University. 


Saint  Paul  et  l'espérance 


Le  désespoir  est  infiniment  triste;  triste  comme  la  fin  tragique  de 
Judas.  Ce  qu'il  est?  Un  gouffre  profond,  fermé  à  la  lumière  et  à  la  joie, 
un  abîme  de  silence  et  de  mort,  d'où  ne  monte  aucune  rumeur,  aucun 
chant,  aucun  souffle  de  vie;  une  terre  aride  et  désolée,  où  la  plus  humble 
fleur  refuse  de  s'épanouir,  où  le  brin  d'herbe  meurt  avant  même  de  naître. 

Sous  un  décor  apparemment  plus  gai,  la  présomption  n'est  guère 
moins  décevante  que  le  désespoir;  c'est  Pierre  qui  renie  son  Maître  après 
les  plus  sincères  et  les  plus  véhémentes  protestations  de  fidélité;  c'est  une 
maison  bâtie  sur  le  sable,  renversée  par  le  premier  coup  de  vent;  c'est 
Babel  qui  tente  de  s'élever  jusqu'au  ciel  par  l'orgueil  et  la  folie  des  hom- 
mes. 

Seule  l'espérance  est  porteuse  de  paix  et  de  sécurité;  seule  elle  appuie 
solidement  la  faiblesse  de  l'homme  et  lui  permet  de  combler  l'abîme  qui 
sépare  ses  désirs  de  ses  capacités;  seule  elle  résout  l'antinomie,  l'apparente 
contradiction  qui  fait  notre  angoisse  intérieure:  impuissance  d'une  part, 
aspirations  sublimes  du  cœur  d'autre  part. 

Entre  Judas,  victime  du  désespoir,  et  Pierre,  trompé  un  temps  par 
la  présomption,  saint  Paul  se  présente  à  nous  comme  un  modèle  accompli 
d'espérance.  Il  a  trop  éprouvé  en  lui-même  la  puissance  de  la  grâce,  il  en 
comprend  trop  bien  l'économie,  pour  se  laisser  prendre  au  piège  de  la  mé- 
fiance ou  de  la  témérité.  S'il  a  une  claire  conscience  de  son  propre  néant, 
s'il  éprouve  dans  sa  chair  et  dans  son  âme  toutes  les  misères  de  l'humaine 
nature,  s'il  tremble  même  pour  son  salut,  jamais  pourtant  il  ne  se  départ 
d'un  sain  optimisme,  l'optimisme  chrétien  fondé  sur  la  Rédemption  ei 
qui  ose  chanter  jusqu'à  la  bienfaisance  du  péché:  O  felix  culpa!  Sachant 
qu'il  peut  tout  en  Celui  qui  le  fortifie  (Philipp.  4,  13) ,  saint  Paul  a  tou- 
tes les  audaces  du  plus  entreprenant  des  apôtres;  l'ardeur  apostolique  du 
converti  relègue  dans  l'ombre  le  zèle  impétueux  du  pharisien  persécuteur. 


SAINT  PAUL  ET  L'ESPÉRANCE  51 

Cette  ardeur  de  saint  Paul  pour  le  salut  de  ses  frères,  c'est  l'espérance  qui 
l'entretient  au  milieu  de  toutes  les  angoisses,  les  difficultés,  les  déceptions 
de  son  ministère.  Belle  et  fructueuse  leçon  pour  tous  les  semeurs  de  bien, 
trop  soucieux  de  succès  immédiats  et  éclatants. 

Avant  de  peindre  le  modèle,  l'exemplaire,  il  importe  de  rappeler 
quelques  points  de  son  enseignement;  héroïque  praticien  de  l'espérance, 
saint  Paul  en  est  aussi  le  théoricien  et  le  prédicateur. 

I.  —  Le  théoricien. 

Bien  que  l'espérance  du  salut  éternel  soit  une  partie  essentielle,  et, 
pour  ainsi  dire,  l'âme  de  la  «  bonne  nouvelle  »  apportée  par  le  Christ, 
nulle  part  cependant  dans  les  Evangiles  on  ne  rencontre  le  mot  espérance. 
L 'Apôtre,  au  contraire,  connaît  le  vocable;  il  l'emploie  fréquemment 
dans  les  quatorze  épîtres  qui  nous  restent  de  lui,  plus  fréquemment  que 
tous  les  autres  auteurs  du  Nouveau  Testament  ensemble. 

Le  premier  entre  les  écrivains  sacrés,  saint  Paul  groupe  la  célèbre 
triade  des  vertus  théologales.  Aux  fidèles  de  Thessalonique  il  écrit: 
<(  Nous  rendons  à  Dieu  pour  vous  de  continuelles  actions  de  grâce,  en 
faisant  mémoire  de  vous  dans  nos  prières,  en  rappelant  sans  cesse  devant 
notre  Dieu  et  Père,  les  œuvres  de  votre  foi,  les  sacrifices  de  votre  charité 
et  la  constance  de  votre  espérance  en  Jésus-Christ»  (1  Thess.  1,  3). 
Avant  de  fermer  sa  lettre,  l'Apôtre  exhorte  ses  «  enfants  de  lumière  et 
du  jour  »  à  rester  vigilants,  à  prendre  «  pour  cuirasse  la  foi  et  la  charité, 
et  pour  casque  Y  espérance  du  salut  »   (Ibid.,  5,8). 

Depuis  l'avènement  du  Christ,  c'est  la  justice  intérieure  qui  compte, 
la  circoncision  et  les  autres  rites  anciens  ne  servent  plus  de  rien.  Combien 
excellente  cette  justification!  Quels  fruits  précieux  elle  produit  dans  l'âme 
qui  se  livre  tout  entière  à  l'action  du  Christ î  Saint  Paul  s'en  explique  aux 
Romains;  «  Étant  donc  justifiés  par  la  foi,  nous  avons  la  paix  avec  Dieu 
par  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  à  qui  nous  devons  d'avoir  eu  accès  par 
la  foi  à  cette  grâce  dans  laquelle  nous  demeurons  fermes,  et  de  nous  glo- 
rifier dans  l'espérance  de  la  gloire  de  Dieu.  Bien  plus,  nous  nous  glori 
fions  même  dans  les  tribulations,  sachant  que  la  tribulation  produit  la 
constance,  la  constance  une  vertu  éprouvée,  et  la  vertu  éprouvée  l'espé- 
rance.    Or,  l'espérance  ne  trompe  point,  parce  que  la  charité  de  Dieu  esr 


52  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

répandue  dans  nos  cœurs  par  l'Esprit-Saint  qui  nous  a  été  donné  »  (Rom. 
5,  1-5). 

Les  Galates,  à  leur  tour,  entendent  la  même  doctrine  sur  l'ineffica- 
cité des  rites  anciens.  «  Vous  n'avez,  leur  dit  saint  Paul,  plus  rien  de 
commun  avec  le  Christ,  vous  tous  qui  cherchez  la  justification  dans  la 
Loi;  vous  êtes  déchus  de  la  grâce.  Nous,  c'est  de  la  foi,  par  l'Esprit,  que 
nous  attendons  l'espérance  de  la  justice.  Car  dans  le  Christ  Jésus,  ni 
circoncision  ni  incirconcision  n'ont  de  valeur,  mais  la  foi  qui  est  agis- 
sante par  la  charité  »  (Gai.  5,  4-5) . 

L'espérance  défile  avec  la  foi  et  la  charité  dans  plusieurs  autres  pas- 
sages des  épîtres  pauliniennes;  le  plus  catégorique  est  sans  doute  celui  de 
la  lettre  aux  Corinthiens,  où  saint  Paul  établit  la  prééminence  de  la  cha- 
rité sur  les  deux  vertus  soeurs.  «  Maintenant,  dit-il,  ces  trois  choses  de- 
meurent: la  foi,  l'espérance  et  la  charité;  mais  la  plus  grande  des  trois, 
c'est  la  charité  »  (1  Cor.  13,  13). 

La  foi  commence  l'œuvre  de  notre  sanctification  en  nous  greffant 
sur  le  Christ,  l'espérance  l'entretient  et  la  poursuit,  la  charité  la  consom- 
me et  la  couronne.  L'espérance  tient  lieu  de  «  trait  d'union  entre  la  foi 
et  la  charité;  elle  nous  fait  tendre  vers  le  Bien  suprême  que  la  foi  nous 
révèle  et  que  l'amour  nous  fait  embrasser;  l'espérance  aspire  à  la  posses- 
sion béatifique  de  Dieu  connu  et  aimé;  c'est  elle  qui  unit  les  volontés  dans 
la  poursuite  d'un  même  bonheur,  de  la  commune  béatitude  qui  nous  at- 
tend dans  la  patrie  1.  » 

L'armure  spirituelle  du  chrétien. 

La  foi,  l'espérance  et  la  charité  constituent,  selon  saint  Paul,  l'armu- 
re spirituelle  du  chrétien,  la  panoplie  divine  qui  le  rend  invulnérable 
contre  les  attaques  de  la  chair,  du  monde  et  du  démon.  Armure  néces- 
saire, car  la  vie  est  un  combat,  et  «  nous  n'avons  pas  à  lutter  contre  la 
chair  et  le  sang,  mais  contre  les  princes,  contre  les  esprits  mauvais  [répan- 
dus] dans  l'air.  C'est  pourquoi,  conseille  l'Apôtre,  prenez  l'armure  dz 
Dieu  afin  de  pouvoir  résister  au  jour  mauvais,  et  après  avoir  tout  sur- 
monté rester  debout.  Soyez  donc  fermes,  les  reins  ceints  de  la  vérité,  revê- 
tus de  la  cuirasse  de  justice  ...  Et  surtout  prenez  le  bouclier  de  la  foi,  par 

1   E.  MURA,  Le  Corps  mystique  de  Jésus-  Christ,  t.  II,  p.  213. 


SAINT  PAUL  ET  L'ESPÉRANCE  53 

lequel  vous  pourrez  éteindre  les  traits  enflammés  du  Malin,  Prenez  aussi 
le  casque  du  salut  [l'espérance]  et  le  glaive  de  l'Esprit,  qui  est  la  parole 
de  Dieu  »   (Éphes.  6,  12-17). 

On  voit  à  quelle  image  simple  et  populaire  saint  Paul  recourt  pour 
aider  ses  lecteurs  à  comprendre  le  rôle  des  vertus  théologales  dans  l'âme 
du  baptisé.  «  La  vie  est  un  combat  »  (Job  7,  1  ) ,  la  vie  chrétienne  tout 
particulièrement:  «  Je  suis  venu  apporter,  non  la  paix,  mais  le  glaive  » 
(Matth.  10,  34) .  Des  ennemis  nombreux  et  puissants  se  lèvent  de  tou- 
tes parts;  impossible  de  fuir  ou  de  battre  en  retraite:  ils  sont  là,  autour 
de  nous,  au  dedans  de  nous,  aux  portes  mêmes  de  l'âme;  bon  gré  mal 
gré,  jetés  au  cœur  de  la  mêlée,  nous  sommes  forcés  de  nous  défendre  si 
nous  voulons  ne  pas  périr.  Inutile,  non  plus,  de  songer  au  camouflage: 
il  faut,  sous  peine  de  réprobation,  rendre  témoignage  au  Christ,  notre 
Chef:  «  Celui  qui  m'aura  renié  devant  les  hommes,  moi  aussi  je  le  renie- 
rai devant  mon  Père  qui  est  dans  les  cieux  »  (Matth.  10,  33)  ;  il  faut 
être  le  bon  levain  au  milieu  de  la  masse  inerte,  indifférente;  il  faut  être  le 
sel  de  la  terre,  la  lumière  qu'on  ne  cache  point  sous  le  boisseau,  mais  qui 
brille  en  haut  lieu:  il  faut  que  la  parole  de  vie  soit  prêchée  sur  tous  les 
toits  et  couvre,  de  son  ton  clair  et  pur,  l'hérésie,  la  dissimulation,  le  men- 
songe; il  faut  enfin  qu'apparaisse  aux  yeux  des  hommes,  sans  toutefois 
s'afficher,  le  bon  exemple  des  enfants  de  Dieu,  pour  que  le  Père  céleste  en 
soit  glorifié. 

Les  conditions  mêmes  de  son  existence  et  de  sa  vocation  obligent 
le  chrétien  à  vivre  dangereusement  et  héroïquement.  L'unique  moyen  de 
salut,  c'est  l'effort,  c'est  la  lutte;  l'unique  moyen  de  remporter  la  vic- 
toire nécessaire,  c'est  de  s'armer  spirituellement  et  moralement.  Dés- 
armés ou  mal  armés,  les  meilleurs  soldats  sont  voués  à  la  défai- 
te. «  Give  us  the  tools  and  we  will  finish  the  job  »,  donnez-nous 
les  outils  et  nous  finirons  l'ouvrage,  clamait  le  premier  ministre  d'Angle- 
terre, Winston  Churchill,  après  l'écrasement  de  la  France  et  la  désastreuse 
retraite  de  Dunkerque.  Les  armes  sont  venues  et,  avec  elles,  une  victoire 
qui  semblait  alors  impossible,  même  aux  plus  optimistes. 

Les  ormes  du  chrétien. 

Pour  le  combat  spirituel  qui  les  attend,  les  soldats  du  Christ  sont 
soumis  aux  mêmes  exigences;  mais,  grâce  à  la  prévoyance  de  leur  Chef, 


54  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

les  armes,  tant  de  défense  que  d'attaque,  ne  leur  manquent  pas.  La  jus- 
tice, c'est-à-dire,  selon  saint  Jean  Chrysostome,  «  la  vertu  complète,  une 
vie  sans  tache  »,  ce  qui  se  ramène  à  la  charité,  leur  sera  «  comme  une  cui- 
rasse bien  trempée  ».  Couverte  de  l'armure  de  la  charité,  l'âme  n'a  rien  à 
craindre  et  «  c'est  en  vain  que  les  ennemis  lui  dressent  toutes  sortes  d'em- 
bûches: ni  la  perversité,  ni  la  haine,  ni  l'envie,  ni  l'adulation,  ni  l'hypo- 
crisie, ni  rien  de  semblable  ne  pourra  porter  atteinte  à  l'âme  2  ». 

Aux  soldats  du  Christ,  la  foi  servira  de  bouclier,  contre  lequel  vien- 
dront se  briser  les  traits  enflammés  du  Malin,  c'est-à-dire  les  tentations  et 
les  brûlantes  suggestions  qui  s'insinuent  dans  les  sens,  mettent  le  feu  aux 
passions  et  font  prévaloir  la  chair  sur  l'esprit.  Le  bouclier  sert  à  parer 
les  coups  de  l'adversaire;  ainsi  la  foi:  «  De  même  que  le  bouclier,  écrit 
encore  saint  Jean  Chrysostome,  est  placé  devant  tout  le  corps  comme  un 
mur  de  défense,  de  même  nous  protège  la  foi;  elle  couvre  tout  de  sa  pro- 
tection. .  .    Rien  qui  puisse  briser  ce  bouclier  3.  » 

Enfin,  l'espérance  du  salut  et  de  l'éternelle  récompense  tiendra  lieu 
de  casque;  car,  «  de  même  que  le  casque  défend  ce  qu'il  y  a  de  principal 
en  nous,  la  tête,  qu'il  enveloppe  et  protège  de  toutes  parts;  de  même 
l'espérance  soutient  la  raison,  la  conserve  droite  comme  la  tête,  ne  per- 
mettant pas  qu'elle  soit  assaillie  4  ».  Combien  il  importe,  pour  suivre  la 
voie  étroite  qui  conduit  à  l'éternelle  vie,  que  l'esprit  soit  orienté  vers  les 
biens  impérissables!  Ces  biens,  la  foi  les  montre  ou,  plutôt,  les  fait  con- 
naître, quoique  obscurément;  c'est  l'espérance  qui  en  donne  le  désir,  la 
faim  et  la  soif,  c'est  l'espérance  qui  tend  les  ressorts  de  l'âme  et  la  pousse 
à  cette  conquête  ardue.  Ainsi  fasciné  par  l'appât  du  bonheur  sans  fin  que 
lui  promet  l'espérance,  le  soldat  du  Christ  est  immunisé  contre  l'attiran- 
ce, parfois  si  violente,  des  plaisirs  terrestres;  il  voit  le  but  et  ne  s'en  laisse 
pas  divertir;  il  s'arme  de  confiance  et  de  courage,  il  marche  la  tête  haute, 
les  yeux  fixés  sur  le  ciel,  l'âme  forte  et  magnanime,  résolue  de  lutter  jus- 
qu'au triomphe  final. 

Il  ne  suffit  pas  toutefois  de  se  défendre  pour  remporter  la  victoire 
contre  les  forces  du  démon  et  conquérir  le  royaume  des  cieux;  il  faut  aussi 

2  Saint  Jean  CHRYSOSTOME,  Œuvres  complètes,  traduction  Bareille,  Paris,  Vives 
1872,  t.  19,  p.  272. 

3  Id.,  ibid.,  t.  18.  p.  422. 

4  Id.,  ibid.,  t.  19,  p.  272. 


SAINT  PAUL  ET  L'ESPÉRANCE  55 

attaquer,  user  parfois  de  violence.  Que  le  chrétien  prenne  donc  «  le  glaive 
de  l'Esprit,  qui  n'est  autre  que  la  parole  de  Dieu  »,  vivante  et  efficace, 
e  plus  acérée  qu'aucune  épée  à  deux  tranchants  »  (Hébr.  4,  12)  . 

Charité,  foi,  espérance  et  parole  de  Dieu,  telles  sont  «  les  armes  de 
lumière  »  (Rom.  13,  12),  «  les  armes  de  justice  »  (2  Cor.  6,  7),  «  les 
armes  de  notre  milice  »  (10,  4) ,  en  un  mot,  les  armes  de  la  divine  pano- 
plie, dont  le  chrétien  dispose  pour  la  lutte  tragique  dans  laquelle  il  se 
trouve  engagé. 

La  comparaison  de  saint  Paul,  empruntée  au  costume  des  guerriers 
de  son  temps,  frappe  peut-être  moins  vivement  notre  imagination  qu'elle 
ne  faisait  celle  de  ses  premiers  lecteurs.  L'Empire  romain,  alors  à  son 
apogée,  couvrait  presque  tout  le  monde  connu  ;  ses  aigles  flottaient  à  tous 
vents,  ses  légionnaires  avaient  franchi  toutes  les  frontières,  sillonné  tou- 
tes les  routes,  soumis  les  villes  et  les  hameaux.  Qui  ne  les  avait  vus,  armés 
de  pied  en  cap,  couverts  de  leur  forte  cuirasse,  coiffés  de  leur  casque,  bran- 
dissant d'une  main  soit  la  lance  ou  le  glaive,  et  de  l'autre  le  bouclier? 
Aussi  les  lecteurs  de  saint  Paul  passaient-ils  spontanément  et  sans  difficuî 
té,  de  l'exemple  à  la  chose  ou  à  la  vérité  illustrée  par  l'exemple. 

L'ancre,  symbole  de  l'espérance. 

Quant  à  nous,  témoins  d'autres  mœurs  guerrières,  nous  trouverons 
probablement  plus  suggestif  un  deuxième  symbole  de  l'espérance,  trouvé 
sous  la  plume  de  l'Apôtre:  le  symbole  de  l'ancre.  Cette  fois,  saint  Paul 
s'adresse  à  ceux  de  sa  race,  aux  Hébreux.  Bien  que  la  plupart  se  soient 
montrés  sourds  à  la  voix  du  Messie  et  à  l'enseignement  des  Apôtres,  il  ne 
veut  pas  pour  autant  les  croire  à  jamais  exclus  de  l'héritage  céleste;  il  leur 
reconnaît,  au  contraire,  des  titres  ou  des  droits  spéciaux  à  la  miséricorde 
divine.  «  Dieu,  leur  dit-il,  n'est  pas  injuste  pour  oublier  vos  œuvres  et 
la  charité  que  vous  avez  montrée  pour  son  nom  »  (Hébr.  6,  10).  En 
outre,  les  desseins  de  Dieu  sont  immuables:  ce  qu'il  a  juré  de  donner,  ii 
ne  le  retient  pas.  La  preuve,  c'est  la  réalisation  de  la  promesse  faite  avec 
serment  à  Abraham.  Que  «  les  héritiers  de  la  promesse  »  soient  donc 
«  puissamment  encouragés  à  tenir  ferme  l'espérance  qui  nous  est  propo- 
sée. Nous  la  gardons  comme  une  ancre,  sûre  et  ferme,  cette  espérance  qui 
pénètre  jusqu'au  delà  du  voile,  dans  le  sanctuaire  où  Jésus  est  entré  com- 


56  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

me  notre  précurseur,  en  qualité  de  grand  prêtre  pour  toujours  selon  l'or- 
dre de  Melchisédech  »   (Hébr.  6,  18-20). 

L'ancre  évoque  l'idée  de  fermeté  et  de  sécurité;  on  sait  que  sa  fonc- 
tion est  de  tenir  le  navire  en  place,  de  l'empêcher  d'être  le  jouet  des  vents 
et  des  flots.  Lorsque,  sur  mer,  la  tempête  s'élève  si  violente  qu'elle  me- 
nace de  faire  sombrer  le  navire  ou  de  le  briser  contre  les  récifs,  il  y  a  chan- 
ce de  salut  s'il  est  possible  de  mouiller  l'ancre.  Paul  n'était  pas,  comme 
Pierre  et  André,  comme  Jacques  et  Jean,  pêcheur  de  métier;  mais,  autant 
sinon  plus  qu'eux,  il  a  l'expérience  de  la  mer,  pour  y  avoir  beaucoup 
voyagé.  Souvent  dans  ses  courses  apostoliques,  il  en  a  bravé  les  dangers: 
trois  fois  au  moins,  comme  il  le  rappelle  modestement,  il  faillit  en  être  la 
victime  (2  Cor.  1 1,  25) .  Les  Actes  des  Apôtres  racontent  par  le  détail 
les  aventures  de  son  long  et  tragique  périple  de  Césarée  à  Rome.  Lente 
au  début,  la  navigation  fut  bientôt  remplie  de  difficultés  ;  un  vent  impé- 
tueux se  lève:  véritable  ouragan  contre  lequel  il  devient  impossible  de  lut- 
ter; on  se  laisse  aller  à  la  dérive.  Loin  de  diminuer,  la  tempête  rage  tou- 
jours davantage;  pour  alléger  le  navire,  on  jette  à  la  mer  la  cargaison, 
puis  les  agrès.  «  Pendant  plusieurs  jours,  ni  le  soleil  ni  les  étoiles  ne  s^ 
montrèrent,  et  la  tempête  continuait  de  sévir  avec  violence:  tout  espoir  de 
salut  s'était  évanoui  »  (Actes  27,  20) .  Paul  rassure  les  voyageurs  et 
tâche  de  ranimer  leur  courage  en  leur  disant  qu'il  a  reçu  du  ciel  l'assuran- 
ce que  pas  un  d'eux  ne  perdra  la  vie.  La  quatorzième  nuit  les  trouve 
«  baîlotés  dans  l'Adriatique  »;  par  crainte  de  heurter  contre  des  récifs,  le 
capitaine  fit  jeter  quatre  ancres  de  la  poupe  ;  il  sacrifia  même  les  provisions 
de  bouche.  Quand  vint  le  jour,  attendu  avec  impatience,  on  aperçut  la 
côte,  échancrée  d'une  large  baie  avec  une  plage  de  sable;  par  une  manœu- 
vre hardie,  le  capitaine  décida  d'y  échouer  son  navire;  mais,  au  lieu  d'at- 
teindre la  plage,  le  navire  s'arrêta  sur  une  langue  de  terre;  la  proue  s'en- 
fonça et  resta  immobile,  tandis  que  la  poupe  se  disloquait  sous  la  vio- 
lence des  vagues.  Les  uns  gagnèrent  la  terre  à  la  nage;  les  autres,  qui  ne 
savaient  pas  nager,  sur  des  planches  ou  des  débris  du  vaisseau;  comme 
l'avait  prédit  saint  Paul,  pas  un  des  deux  cent  soixante-seize  voyageurs 
ne  perdit  la  vie. 

Une  expérience  si  tragique  imprime  dans  la  mémoire  d'un  homme 
des  images  d'une  extraordinaire  vivacité;  le  temps  ne  les  efface  pas;  il  sut- 


SAINT  PAUL  ET  L'ESPÉRANCE  57 

fit  de  les  projeter  de  nouveau  sur  l'écran  intérieur  pour  que  toute  la  sen- 
sibilité s'émeuve  et  que  renaissent  toutes  les  passions  —  crainte,  tristesse, 
désespoir,  —  qu'elles  ont  jadis  provoquées.  Lorsque,  plus  tard,  saint 
Paul,  voulant  figurer  l'assurance  que  donne  l'espérance  chrétienne,  l'ap- 
pellera «  une  ancre  sûre  et  ferme  »,  le  symbole  tombera  spontanément  de 
sa  plume,  chargé  de  tant  d'évocation  et  de  réalité  que  nous  ne  pouvons  pas 
en  mesurer  toute  la  richesse,  faute  d'avoir  couru  les  mêmes  périls. 

Voyageurs  en  marche  vers  un  havre  de  paix  et  de  félicité,  nous  vo- 
guons sur  une  mer  orageuse,  semée  d'écueils;  parfois  le  vent  se  calme, 
l'océan  s'apaise;  plus  souvent  la  tempête  fait  rage;  le  jour  est  sans  soleil, 
la  nuit  sans  étoiles:  la  lumière  de  la  foi  ne  perce  plus  les  ténèbres,  la  cha- 
rité s'est  refroidie,  quand  elle  n'est  pas  morte;  mais  l'espérance,  au  fond 
du  cœur,  s'acharne  à  ne  pas  mourir;  on  s'y  agrippe,  comme  à  une  ancre 
sûre  et  ferme,  pour  ne  pas  sombrer.  Et  l'on  n'est  point  déçu,  car  «  l'espé- 
rance ne  trompe  pas  »   (Rom.  5,  4). 

Dans  Y  art  chrétien. 

Simple  et  suggestif,  ce  symbole  devait  naturellement  passer  dans 
l'art  chrétien.  «  Quand  il  voudra  représenter  l'Espérance  à  la  manière 
d'une  personne  symbolique,  par  une  de  ces  prosopopées  qui  sont,  en  art. 
de  tradition,  il  lui  donnera  d'abord  les  caractères  généraux  des  vertus  .  .  . 
Ensuite  il  marquera  sa  spécialité  par  des  attributs  qui  varient;  d'une  épo- 
que à  l'autre,  d'une  œuvre  à  l'autre,  dans  des  proportions  assez  larges.  Ce 
que  le  calice  et  la  croix  sont  pour  la  Foi,  Y  ancre  l'est  très  souvent  pour 
l'Espérance5.  »  Ainsi,  dans  un  tableau  de  Mignard  (1610-1695),  qui 
est  au  Louvre,  l'espérance  est  représentée,  dans  un  paysage  marin,  par  une 
gracieuse  femme  assise,  s'appuyant  sur  une  ancre,  les  mains  jointes  à  hau- 
teur de  visage  et  tendues  vers  le  ciel  où  ses  yeux  regardent;  sa  chevelure  est 
piquée  de  quelques  fleurs  discrètes,  tandis  que  derrière  l'épaule  le  long  pan 
de  son  manteau  flotte  au  vent  avec  grâce  et  légèreté,  comme  une  draperie 
soyeuse;  à  sa  droite,  un  petit  enfant,  tenant  de  sa  main  gauche  une  palme, 
lui  présente  de  l'autre  une  couronne  d'étoiles.  En  fond  de  scène,  le  soleil 
couchant,  dissimulé  derrière  un  haut  rocher,  jette  ses  derniers  reflets  sur 

5  A.-D.   SERTILL ANGES,   Les  Vertus  théologales,  Paris,    1913,   IIe  partie,   L'Es- 
pérance, p.   16. 


58  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

un  ciel  chargé  de  nuages  et  sur  la  surface  mouvante  de  la  mer.  Cette  fem- 
me, qui  personnifie  l'espérance,  appartient  manifestement  encore  à  la  ter- 
re, mais  toute  son  attitude  exprime  l'élan  de  son  âme  vers  l'océan  sans  ri- 
vage, traduit  le  désir  confiant,  l'attente  assurée  de  l'éternelle  récompense. 
Il  n'est  pas  de  plus  vivant  commentaire  des  paroles  inspirées  de  l'Apôtre: 
a  Nous  la  tenons  comme  une  ancre,  sûre  et  ferme,  cette  espérance  qui  pé- 
nètre jusqu'au  delà  du  voile.  » 

Le  théologien  de  Y  espérance. 

C'est  ne  presque  rien  dire  du  théoricien  de  l'espérance  que  de  rap- 
peler que  saint  Paul  en  a  fait  le  trait  d'union  des  vertus  théologales  et 
qu'il  en  a  proposé  deux  symboles.  En  réalité,  toute  la  théologie  de  l'es- 
pérance pourrait  se  retracer  dans  les  épîtres  de  l'Apôtre.  Veut-on  savoir 
quel  est  l'objet  précis  de  cette  vertu,  les  motifs  sur  lesquels  elle  s'appuie,  la 
certitude  pratique  qu'elle  procure  à  l'esprit,  qu'on  interroge  saint  Paul: 
on  trouvera  chez  lui  une  réponse  à  toutes  ces  questions.  Une  telle  syn- 
thèse, si  brève  soit-elle,  ne  manquerait  pas  d'intérêt.  Mais  elle  nous  en- 
traînerait trop  loin.  Beaucoup  de  passages  qui  serviraient  ici  à  notre  dé- 
monstration seront  cités  à  l'instant,  alors  qu'il  sera  question  du  praticien 
de  l'espérance.  Saint  Paul  n'est  pas  un  airain  sonnant  ni  une  cymbale 
retentissante;  c'est  avant  tout  un  témoin  qui  a  vu  et  vécu.  Ce  qu'il  ensei- 
gne, ce  qu'il  prêche,  ce  à  quoi  il  exhorte  n'est  que  l'expression  verbale  de 
ses  sentiments  intimes  et  de  ses  convictions  personnelles.  Aussi,  ne  tirera - 
t-on  pas  un  plus  grand  profit  à  peindre  le  modèle  qu'à  dresser  une  courte 
esquisse  de  son  enseignement.  Les  quelques  pages  consacrées  au  théori- 
cien ne  sont  pourtant  pas  un  hors-d'œuvre;  elles  trouvent  leur  raison 
d'être  dans  le  fait  qu'elles  exposent  des  points  de  vue  particuliers  à  saint 
Paul  et  qu'elles  nous  préparent  à  mieux  comprendre  le  modèle  proposé 
à  notre  imitation. 

IL  —  Le  PRATICIEN. 

L'espérance,  qui  est  une  forme  de  désir,  une  variété  de  l'amour, 
s'abreuve,  comme  l'un  et  l'autre,  aux  sources  de  l'esprit;  elle  s'alimente 
dans  le  pré  de  la  connaissance  surnaturelle  que  procure  la  foi.  Ce  qu'elle 
attend,  ce  qu'elle  recherche,  l'espérance  ne  le  voit  pas,  elle  ne  peut  pas  le 


SAINT  PAUL  ET  L'ESPÉRANCE  59 

voir  sans  se  condamner  elle-même  à  disparaître.  «  Voir  ce  qu'on  espère, 
écrit  saint  Paul,  ce  n'est  plus  espérer  »  (Rom.  8,  24)  ,  parce  que  voir,  soit 
avec  les  yeux  de  l'esprit  ou  avec  ceux  du  corps,  c'est  déjà  saisir  l'objet,  le 
tenir  et  le  posséder  en  quelque  sorte. 

L'espérance  est-elle  pour  autant  condamnée  à  cheminer  en  aveugle? 
Oui,  si  la  foi,  qui  est  l'œil  de  l'espérance,  ne  venait  à  son  secours  pour  lui 
servir  de  guide.  Que  cette  foi  s'illumine,  qu'elle  s'avive  sous  l'action  du 
Saint-Esprit,  qui  seul  pénètre  à  fond  les  secrets  de  Dieu  et  les  révèle  aux 
âmes,  oh!  alors,  de  quelles  prévisions  grandioses  l'esprit  de  l'homme  de- 
vient capable  dès  ici-bas! 

La  nostalgie  du  divin, 

La  Vierge  Marie  mise  à  part,  aucun  être  humain,  Moïse  et  l'apôtre 
saint  Jean  peut-être  exceptés,  n'a  entrevu  d'aussi  près  que  saint  Paul  la 
splendeur  de  la  vision  céleste  promise  comme  récompense  à  nos  mérites. 
Sur  le  chemin  de  Damas,  il  a  clairement  entendu  la  voix  du  Christ,  il  a 
conversé  avec  lui;  toutefois,  il  ne  l'a  point  vu  dans  sa  chair  glorifiée,  com- 
me Pierre,  Jacques  et  Jean  l'ont  contemplé  sur  le  Thabor  au  moment  de 
sa  transfiguration.  Une  faveur  plus  grande  était  réservée  à  l'Apôtre  des 
Gentils:  quelques  années  après  sa  conversion,  il  fut  ravi  en  extase  jus- 
qu'au troisième  ciel  et  entendit  des  paroles  ineffables,  qu'il  n'est  pas  per- 
mis, ni  possible  à  l'homme  de  proférer  (2  Cor.  12,  2-4) . 

Dans  ce  prodigieux  ravissement,  saint  Paul  a-t-il  partagé  momen- 
tanément le  privilège  des  bienheureux?  a-t-il  vu  la  face  de  Dieu?  a-t-il 
contemplé,  ne  serait-ce  qu'un  instant  ou  de  façon  purement  transitoire,  la 
nature  intime  de  l'Éternel,  comme  le  font  sans  cesse  et  sans  fin  les  élus? 
Certains  docteurs  de  l'Église,  entre  autres  les  deux  plus  grands:  saint  Au- 
gustin et  saint  Thomas  d'Aquin,  ne  craignent  pas  de  l'affirmer.  Notons 
cependant  que  le  Docteur  angélique  ne  se  prononce  pas  d'une  manière  ca- 
tégorique; son  interprétation,  il  se  contente  de  la  présenter  comme  plus 
proche  de  la  réalité  —  convenientius  dicituc.  Malgré  tout  le  respect  dû 
à  l'autorité  de  ces  deux  génies,  on  ne  se  fait  pas  faute  de  soutenir  l'opinion 
contraire  avec  saint  Jérôme,  saint  Ambroise,  saint  Jean  Chrysostome, 
saint  Grégoire,  saint  Léon.  Pour  ce  faire,  on  s'en  rapporte  à  l'Écriture 
qui  affirme,  à  plusieurs  reprises,  que  «  personne  n'a  jamais  vu  Dieu  » 
(Jean,  1,  18)  ;  saint  Paul  lui-même  proclame  que  «  le  Roi  des  rois  et  le 


60  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Seigneur  des  seigneurs  habite  une  lumière  inaccessible  »  et  qu'il  est  celui 
que  «  nul  homme  n'a  vu  et  ne  peut  voir  »   (1  Tim.  6,  16) . 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  divergence  d'opinions,  il  reste  sûr  que 
saint  Paul  a  approché  d'aussi  près  que  possible  à  un  mortel  la  majesté 
divine,  qu'il  a  vu  et  entendu  des  choses  indicibles;  cela  suffit  à  notre  but. 
Ce  qui  est  non  moins  sûr,  c'est  que  ce  ravissement,  dont  le  souvenir  et 
l'impression  vibrent  encore  en  lui  au  moment  qu'il  le  raconte  aux  Corin- 
thiens quatorze  ans  après,  a  laissé  dans  son  esprit  et  dans  son  cœur  une 
trace  profonde. 

Quel  singulier  relief  prennent  maintenant  à  ses  yeux  les  paroles, 
qu'il  cite,  du  prophète  Isaïe:  «  Ce  que  l'oeil  de  l'homme  n'a  point  vu,  ce 
que  son  oreille  n'a  point  entendu  et  qui  ne  monte  pas  jusqu'au  cœur  de 
l'homme,  Dieu  l'a  préparé  pour  ceux  qui  l'aiment  »  (I  Cor.  2,  9) .  Plus 
que  jamais,  une  intense  nostalgie  du  divin,  de  l'absolu,  de  l'immuable 
s'empare  de  lui.  Comme  il  lui  tarde  d'atteindre  au  port  et  de  toucher  le  sol 
de  la  céleste  patrie:  «  Empressons-nous  donc  d'entrer  dans  ce  repos  » 
(Hébr.  4,  1 1) .  A  la  pensée  du  bonheur  qui  l'attend  dans  ce  lieu  de  fraî- 
cheur, de  lumière  et  de  paix,  son  cœur  brûle  d'un  intense  désir:  «  Nous 
savons  que,  si  cette  tente,  notre  demeure  terrestre,  vient  à  être  détruite, 
nous  avons  une  maison  qui  est  l'ouvrage  de  Dieu,  une  demeure  éternelle 
qui  n'est  pas  faite  de  main  d'homme,  dans  le  ciel.  Aussi  gémissons-nous 
dans  cette  tente,  dans  l'ardent  désir  que  nous  avons  d'être  revêtus  de  notre 
demeure  céleste,  si  du  moins  nous  sommes  trouvés  vêtus,  et  non  pas  nus  » 
(2  Cor.  5,  1-4). 

Que  ne  peut-il  sur  l'heure  se  délivrer  de  cette  chair  corruptible  qui 
retient  son  âme  captive  et  l'empêche  de  se  réunir  pour  toujours  au  Christ! 
Rien  d'étonnant  que  la  vie  présente,  dans  laquelle,  «  aussi  longtemps  que 
nous  habitons  ce  corps,  nous  cheminons  loin  du  Seigneur  »  (2  Cor.  5, 
6) ,  lui  soit  à  charge  et  lui  paraisse  un  lourd  fardeau.  S'il  ne  pense  qu'à 
soi  et  à  son  propre  bien-être,  point  d'hésitation  possible:  «  Nous  aimons 
mieux  déloger  de  ce  corps  et  habiter  auprès  du  Seigneur  »  (2  Cor.  5,8); 
pour  vivre  avec  le  Christ  en  Dieu,  la  mort  lui  serait  un  gain,  une  heu- 
reuse délivrance.  Mais  s'il  pense  à  ses  frères,  aux  brebis  de  son  bercail, 
non  content  de  se  résigner,  il  accepte  volontiers  la  nécessité  de  sa  présence 
parmi  eux,  car  l'amour  du  Christ  le  presse;  et,  puisque  c'est  avec  tendres- 


SAINT  PAUL  ET  L'ESPÉRANCE  61 

se  qu'il  les  aime  tous  dans  les  entrailles  de  Jésus-Christ,  il  est  prêt  à  se 
dépenser,  jusqu'au  sacrifice  de  sa  vie,  pour  le  salut  de  leurs  âmes.  Plus  qu^ 
cela  encore:  il  souhaiterait  d'être  lui-même  anathème,  loin  du  Christ, 
pour  ses  frères,  ses  parents  selon  la  chair,  qui  sont  les  Israélites  (Rom.  9, 
3).  Vain  désir,  absurde  prétention  d'une  héroïque  charité  qui  ne  trouve 
plus  de  mots  pour  marquer  l'ardeur  de  sa  flamme.  Tel  est  le  cœur  de 
Paul,  tels  sont  ses  désirs,    telles  ses  espérances. 

Et  le  temporel,  qu'en  fait-il? 

Quant  aux  biens  de  la  terre,  qui  sont  autant  d'obstacles,  autant 
d'appâts,  capables  de  tromper,  d'appesantir  et  d'enchaîner  le  cœur  de 
l'homme,  l'Apôtre  en  connaît  trop  la  caducité  pour  se  laisser  prendre  par 
ces  faux  trésors. 

La  gloire,  il  la  juge  vaine  et  se  garde  bien  delà  quémander  aux  hom- 
mes (  1  Thess.  2,  6) .  Pour  lui,  il  ne  se  glorifie  que  dans  la  croix  de  Jésus- 
Christ  (Gai.  6,  14),  et  dans  ses  propres  infirmités,  afin  que  la  puissance 
du  Christ  habite  en  lui  (2  Cor.  12,  9) . 

La  science,  il  la  dédaigne,  parce  qu'elle  conduit  trop  souvent  à  l'or- 
gueil et  qu'elle  ne  vaut  rien  si  elle  ne  conduit  pas  à  la  charité.  La  seule 
science  qui  le  passionne  et  qu'il  veut  enseigner,  c'est  la  science  de  Jésus- 
Christ  et  de  Jésus-Christ  crucifié  (1  Cor.  2,  2) . 

La  richesse,  ce  Juif  de  race  la  redoute  à  cause  des  dangers  qu'elle  ca- 
che et  des  tourments  qu'elle  occasionne.  En  effet,  «  ceux  qui  veulent  être 
riches,  tombent  dans  la  tentation,  dans  le  piège,  et  dans  une  foule  de  con- 
voitises insensées  et  funestes,  qui  plongent  les  hommes  dans  la  ruine  et 
dans  la  perdition.  Car  l'amour  de  l'argent  est  la  racine  de  tous  les  maux, 
et  certains,  pour  s'y  être  livrés,  se  sont  égarés  loin  de  la  foi,  et  se  sont  en- 
gagés eux-mêmes  dans  beaucoup  de  tourments  »  (1  Tim.  6,  9-10) .  Per- 
sonnellement il  ne  tient  à  rien:  le  nécessaire  lui  suffit.  A  quoi  bon  thé- 
sauriser? «  Nous  n'avons  rien  apporté  dans  ce  monde,  et  sans  aucun  dou- 
te, nous  n'en  pouvons  rien  emporter.  Si  donc  nous  avons  de  quoi  nous 
nourrir  et  nous  couvrir,  nous  serons  satisfaits  »   (1  Tim.  6,  7-8) . 

L'amour  et  ses  plaisirs,  il  en  fait  joyeusement  l'abandon  à  d'autres; 
il  ne  veut  pas  partager  son  cœur  aux  dépens  de  son  apostolat  et  de 
l'amour  qu'il  doit  à  son  Dieu:   «  Celui  qui  n'est  pas  marié  a  souci  des 


62  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

choses  du  Seigneur,  il  cherche  à  plaire  au  Seigneur;  celui  qui  est  marié  a 
souci  des  choses  du  monde,  il  cherche  à  plaire  à  sa  femme  et  il  est  parta- 
gé »  (ICor.  7,  32-33). 

Gloire,  science,  richesse,  plaisirs,  rien  de  tout  cela  ne  peut  offrir  une 
suffisante  pâture  de  joie  à  l'Apôtre  et  retenir  l'élan  de  ses  désirs  vers  les 
biens  impérissables.  Toutes  ces  choses  qui  nous  fascinent  et  qui  absor- 
bent notre  cœur,  il  consent,  lui,  à  les  perdre,  il  les  considère  comme  de  la 
balayure  afin  de  gagner  le  Christ,  d'être  justifié  devant  lui,  d'entrer  en 
communion  de  ses  souffrances  et  de  sa  gloire   (Philipp.  3,  8-11). 

Voilà  les  fruits  de  la  véritable  espérance,  acte  d'une  volonté  détermi- 
née et  fortement  tendue  vers  sa  fin;  loin  de  se  morfondre  en  de  vagues  dé- 
sirs, en  de  stériles  velléités,  elle  s'élance  avec  énergie  et  constance  à  la  con- 
quête du  royaume  et  de  la  récompense  convoités.  Telle  est  l'espérance  de 
saint  Paul.  «  Ce  n'est  pas,  dit-il,  que  j'aie  déjà  saisi  le  prix,  ou  que  j'aie 
déjà  atteint  la  perfection;  mais  je  poursuis  ma  course  afin  de  le  saisir. 
Pour  moi,  frères,  je  ne  pense  pas  l'avoir  saisi,  mais  je  ne  fais  qu'une  chose; 
oubliant  ce  qui  est  derrière  moi,  et  me  portant  de  tout  moi-même  vers  ce 
qui  est  en  avant,  je  cours  droit  au  but  pour  remporter  le  prix  auquel  Dieu 
m'a  appelé»  (Philipp.  3,  12-14). 

V angoisse  du  salut. 

N'allons  pas  croire  que  cette  conquête  se  fera  sans  luttes  ni  efforts. 
Le  Christ  a  saisi  Paul,  c'est  vrai;  après  l'avoir  renversé  par  terre,  il  l'a 
relevé,  il  Ta  gratifié  de  faveurs  insignes,  il  l'a  élevé  au  rang  d'apôtre,  mais 
il  ne  l'a  pas  confirmé  en  grâce.  Comme  tous  les  fils  d'Eve,  saint  Paul 
éprouvera  le  poids  de  son  corps,  il  sentira  les  morsures  des  passions;  son 
cœur  sera  saturé  d'angoisse,  d'ennui,  de  tristesse.  Mais  quel  que  soit  le 
prix  de  la  victoire,  l'Apôtre  n'hésitera  pas  à  le  verser.  Pourquoi  hésite- 
rait-il? D'autres  en  font  bien  autant  pour  conquérir  de  futiles  lauriers: 
«  Ne  le  savez- vous  pas?  Dans  les  courses  du  stade,  tous  courent,  mais  un 
seul  emporte  le  prix.  Courez  de  même  afin  de  le  remporter.  Quiconque 
veut  lutter  s'abstient  de  tout;  eux,  pour  une  couronne  périssable;  nous, 
pour  une  impérissable.  Pour  moi,  je  cours  de  même,  non  comme  à  l'aven- 
ture; je  frappe,  non  comme  battant  l'air.  Mais  je  traite  durement  mon 
corps  et  je  le  tiens  en  servitude,  de  peur  qu'après  avoir  prêché  aux  autres, 
je  ne  sois  moi-même  réprouvé»   (1  Cor.  9,  24-27). 


SAINT  PAUL  ET  L'ESPÉRANCE  63 

Pénible  conjoncture:  malgré  toutes  ses  pénitences  volontaires,  saint 
Paul  envisage,  comme  toutes  les  âmes  délicates,  la  possibilité  éventuelle 
d'une  réprobation,  et  il  en  éprouve  une  douloureuse  angoisse;  c'est  «  avec 
crainte  et  tremblement  »  qu'il  doit  opérer  son  salut.  Bien  que  sa  cons- 
cience ne  lui  reproche  actuellement  rien,  il  ne  se  croit  pas  pour  autant  jus- 
tifié, lui  qui  fut  naguère  «  un  blasphémateur,  un  persécuteur,  un  insu!- 
teur  »  (1  Tim.  1,  13) ,  lui  qui  persécutait  à  outrance  et  ravageait  l'Eglise 
de  Dieu  (Gai.  1,  13-14).  Pourtant  il  était  sincère,  il  agissait  avec  droi- 
ture et  pureté  d'intention;  aussi  Dieu  a  eu  pitié  de  lui:  «  J'ai  obtenu  mi- 
séricorde, parce  que  j'agissais  par  ignorance,  n'ayant  pas  encore  la  foi  » 
(1  Tim.  1.  13-14).  Mais  le  fer  laboure  encore  la  plaie;  ainsi  les  âmes 
purifiées  et  aimantes  sentent  ce  qui  échappe  aux  vulgaires:  la  violence 
faite  à  l'ordre  divin  par  les  fautes  même  involontaires,  la  brisure  intro- 
duite dans  l'harmonie  de  l'univers  et  la  gloire  de  Dieu  par  là  diminuée. 

Le  refuge  dans  la  confiance. 

Quel  médecin  pansera  ces  intimes  blessures?  Où  trouver  un  remède 
à  ces  maux  cachés,  humainement  incurables?  Dans  la  confiance  filiale  en 
Dieu,  garantie  par  l'amour  qu'il  nous  prodigue.  Pourquoi  craindre  outre 
mesure?  Nous  ne  sommes  plus  des  esclaves,  ni  même  des  serviteurs;  nous 
sommes  les  propres  enfants  de  Dieu.  Nous  n'avons  pas  reçu  un  esprit  de 
servitude  pour  être  encore  dans  la  crainte;  mais  nous  avons  reçu  un  Esprit 
d'adoption,  en  qui  nous  crions:  Abba!  Père!  (Rom.  8,  15.)  Et  ce  Père 
des  deux,  quel  amour  il  nous  témoigne,  de  quelle  sollicitude  il  nous  en- 
toure! «  Lui  qui  n'a  pas  épargné  son  propre  Fils,  mais  qui  l'a  livré  à  la 
mort  pour  nous  tous,  comment  avec  lui  ne  nous  donnera-t-il  pas  toutes 
choses?  »  (Rom.  8,  42.)  Non,  non,  l'espérance  n'est  pas  illusoire  quand 
elle  a  pour  soi  des  gages  si  précieux.  Qu'importent  les  fautes  passées,  si 
le  Christ  les  a  lavées  dans  son  sang?  «  Lorsque  nous  étions  encore  impuis- 
sants, le  Christ,  au  temps  marqué,  est  mort  pour  des  impies.  C'est  à  peine 
si  Ton  meurt  pour  un  juste,  et  peut-être  quelqu'un  mourrait-il  pour  un 
homme  de  bien.  Mais  Dieu  montre  son  amour  envers  nous  en  ce  que, 
lorsque  nous  étions  encore  des  pécheurs,  Jésus-Christ  est  mort  pour  nous. 
A  plus  forte  raison  donc,  maintenant  que  nous  sommes  justifiés  dans  son 
sang,  serons-nous  sauvés  par  lui  de  la  colère  »   (Rom.  5,  6-9). 


64  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

C'est  par  l'espérance  dans  le  Christ  que  nous  sommes  vainqueurs  de 
tous  les  obstacles  qui  se  dressent  devant  nous  sur  le  chemin  du  ciel;  ce 
n'est  pas  en  vain  que  nous  aurons  cherché  en  lui  un  refuge  et  un  remède  à 
tous  nos  maux. 

Il  est  vrai  que  la  vertu  la  plus  robuste  est  parfois  soumise  à  de  bien 
rudes  épreuves:  épreuves  du  dehors  et  de  la  chair,  épreuves  du  dedans  et 
de  l'esprit,  beaucoup  plus  redoutables  et  crucifiantes  que  les  premières. 
Saint  Paul  n'a  échappé  ni  aux  unes,  ni  aux  autres. 

Assauts  de  la  chair. 

Parce  que  son  âme  en  a  été  le  théâtre,  nul  n'a  peint  avec  plus  de  vi- 
vacité que  l'Apôtre  la  lutte  que  se  livrent  à  l'intérieur  de  l'homme  la  chair 
et  l'esprit;  il  se  fait,  en  l'occurrence,  le  porte-parole  de  chacun  de  nous: 
<(  Je  ne  fais  pas  le  bien  que  je  veux  et  je  fais  le  mal  que  je  ne  veux  pas.  .  . 
Je  prends  plaisir  à  la  loi  de  Dieu,  selon  l'homme  intérieur;  mais  je  vois 
dans  mes  membres  une  autre  loi  qui  lutte  contre  la  loi  de  ma  raison,  et 
qui  me  rend  captif  de  la  loi  du  péché  qui  est  dans  mes  membres.  »  Haras- 
sé par  ces  tiraillements,  l'Apôtre  est  sur  le  point  de  perdre  patience;  un  cri 
plaintif  s'échappe  de  sa  poitrine:  «  Malheureux  que  je  suis?  Qui  me  déli- 
vrera de  ce  corps  de  mort?  »   (Rom.  7',  19-24.) 

Aux  Corinthiens,  il  parle  d'une  épine  qui  a  été  mise  dans  sa  chair, 
d'un  ange  de  Satan  qui  le  soufflette,  afin  qu'il  ne  s'enorgueillisse  point 
des  révélations  qu'il  a  reçues.  «  Trois  fois,  dit-il,  j'ai  prié  le  Seigneur  de 
l'écarter  de  moi  et  il  m'a  dit:  «  Ma  grâce  te  suffit,  car  c'est  dans  la  faiblesse 
que  ma  puissance  se  montre  tout  entière  »  (2  Cor.  12,  7) . 

Épreuves  de  l'esprit. 

Cette  lutte  intime,  déjà  si  pénible,  s'aggrave  de  nombreuses  afflic- 
tions intérieures  qui  lui  viennent  de  sa  mission  et  de  son  apostolat.  Que 
de  déceptions  à  essuyer,  que  de  tristesses  à  subir!  On  le  croirait  tenté 
d'estimer  trop  lourde  la  tâche  immense  qu'il  a  prise  sur  ses  épaules.  Étran- 
ger à  l'art  de  la  parole,  il  ne  possède  pas,  comme  les  grands  orateurs,  le 
don  de  charmer  et  de  subjuguer  les  foules.  Cette  impuissance  l'inquiète, 
le  trouble:  «  C'est  dans  la  faiblesse,  dans  la  crainte  et  dans  un  grand  trem- 


SAINT  PAUL  ET  L'ESPÉRANCE  65 

blement,  avoue-t-il  après  coup  aux  Corinthiens,  que  je  me  suis  présenté 
chez  vous  »  (1  Cor.  2,  3). 

Missionnaire  infatigable,  toujours  en  courses,  il  porte  sur  soi  la  sol- 
licitude de  toutes  les  Églises  qu'il  a  fondées;  souvent  son  cœur  saigne,  son 
âme  est  sous  le  pressoir,  les  larmes  jaillissent  de  ses  yeux.  Il  écrit  aux  Ro- 
mains: «  J'éprouve  une  grande  tristesse  et  j'ai  au  cceur  une  douleur  inces- 
sante »  (Rom.  9,  2) .  Aux  Corinthiens,  il  parle,  sans  la  farder,  de  la 
tribulation  considérable  qui  lui  est  survenue  en  Asie,  où  «  nous  avons  été 
accablés  au  delà  de  toute  mesure,  au  delà  de  nos  forces,  à  tel  point  que  la 
vie  nous  était  devenue  un  insupportable  ennui»   (2  Cor.  1,  8). 

Mais,  ce  qui  l'afflige  davantage,  c'est  l'opposition  et  l'hostilité  qu'il 
rencontre  dans  l'exercice  de  son  ministère.  Rien  n'est  plus  dur  à  un  cceur 
d'apôtre.  Les  Juifs  surtout,  non  pas  tous  évidemment,  lui  donnent  bien 
du  mal.  Ils  s'acharnent  à  sa  perte  avec  la  ténacité  propre  à  leur  race;  ils 
le  poursuivent  de  ville  en  ville,  animant  la  coterie,  fomentant  des  intri- 
gues, soulevant  par  leur  influence  les  autorités  et  les  foules,  organisant  la 
révolte  ouverte.  Ce  n'est  pas  assez:  ils  forment  le  complot  de  s'emparer 
de  lui  et  de  le  tuer;  ils  soulèvent  tout  Jérusalem  contre  lui,  ils  vocifèrent 
le  toile  qui  avait  retenti  avec  tant  de  succès  au  procès  de  Jésus,  ils  se  por- 
tent jusqu'à  Césarée,  le  grand  prêtre  Ananie  en  tête,  pour  demander  sa 
mort  au  gouverneur  romain.  Paul  échappe  de  justesse  à  leurs  mains  per- 
fides: il  en  appelle  à  la  personne  même  de  César  pour  être  jugé  à  Rome. 
C'est  à  la  suite  de  cet  appel  que  saint  Paul  fit  le  voyage  maritime  men- 
tionné plus  haut.  Il  faut  noter,  le  crayon  à  la  main,  cette  hostilité  crois- 
sante des  Juifs  pour  se  rendre  compte  de  ce  que  saint  Paul  eut  à  endurer 
de  la  part  de  ses  frères  par  le  sang. 

Si  son  ministère  auprès  des  gentils  lui  procure  en  général  plus  de 
consolations,  le  récit  détaillé  qu'on  en  ferait  contiendrait  cependant  bien 
des  sombres  pages.  Tout  comme  les  Juifs,  les  gentils  ne  tardent  pas  à 
chercher  sa  mort  (Actes  9,  29) .  Souvent  ils  s'associent  aux  premiers 
pour  s'acharner  contre  Paul  et  faire  obstacle  à  sa  prédication.  Antioche  le 
chasse  avec  Barnabe,  son  compagnon.  Les  Athéniens  sceptiques  répon- 
dent à  son  enseignement  par  le  sourire  moqueur,  cette  arme  terrible,  pire 
que  tous  les  outrages  directs.  A  Éphèse,  sa  présence  donne  lieu  à  une 
émeute.    Enfin,  dans  l'Église  de  Corinthe,  il  y  a  «  des  querelles,  des  riva- 


66  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

lités,  des  animosités,  des  contestations,  des  médisances,  des  faux  rapports, 
de  l'enflure,  des  troubles  »,  et  même  des  scandales  publics,  des  atteintes 
aux  mœurs,  qui  le  blessent  profondément  (2  Cor.  12,  21). 

Il  fallait  que  cet  homme  fût  doué  d'une  force  morale  surhumaine, 
d'une  âme  d'acier,  pour  ne  pas  succomber  sous  le  poids  de  la  tristsese  et 
du  découragement. 

Souffrances  physiques. 

Et  l'on  n'a  rien  dit  encore  de  ses  souffrances  physiques;  l'on  n'a  pas 
encore  parlé  de  ses  fatigues  et  de  ses  privations,  de  ses  chaînes  et  de  ses 
emprisonnements,  de  ses  flagellations,  de  sa  lapidation,  de  ses  naufrages, 
des  périls  de  toutes  sortes  qu'il  dut  affronter.  L'Apôtre  était  loin  d'avoir 
fini  sa  carrière  qu'il  pouvait  déjà  dresser  le  terrible  bilan  de  souffrances 
que  voici:  «  Sont-ils  fies  Hébreux]  ministres  du  Christ?  —  Ah!  je  vais 
parler  en  homme  hors  de  sens:  —  je  le  suis  plus  qu'eux;  bien  plus  qu'euv 
par  les  travaux,  bien  plus  qu'eux  par  les  coups,  infiniment  plus  par  les 
emprisonnements;  souvent  j'ai  vu  la  mort  de  près;  cinq  fois  j'ai  reçu  des 
Juifs  quarante  coups  de  fouet  moins  un;  trois  fois  j'ai  été  battu  de  ver- 
ges; une  fois  j'ai  été  lapidé;  trois  fois  j'ai  fait  naufrage;  j'ai  passé  un  jour 
et  une  nuit  dans  l'abîme.  Et  mes  voyages  sans  nombre,  les  périls  sur  les 
fleuves,  les  périls  de  la  part  des  brigands,  les  périls  de  la  part  de  ceux  dj 
ma  nation,  les  périls  de  la  part  des  gentils,  les  périls  dans  les  villes,  les 
périls  dans  les  déserts,  les  périls  sur  mer,  les  périls  de  la  part  des  faux  frè- 
res, les  labeurs  et  les  peines,  les  nombreuses  veilles,  la  faim,  la  soif,  les 
jeûnes  multipliés,  le  froid,  la  nudité  »  (2  Cor.  1 1,  23-27) .  Vraiment,  la 
mesure  a  débordé.  Comment  l'Apôtre  a-t-il  pu  soutenir  tant  et  de  si  for- 
midables assauts? 

«  Ma  grâce  te  suffit.  » 

Telle  fut  la  réponse  du  Christ  à  la  prière  de  Paul.  Ma  grâce  te  suf- 
fit: divine  leçon  qu'il  n'oubliera  pas.  Tous  les  maux  pourront  fondre  sur 
lui,  il  en  sortira  vainqueur,  non  par  sa  propre  force,  mais  par  la  puis- 
sance du  secours  divin  qui  lui  est  assuré.  Avec  la  grâce  de  Dieu,  rien  n'est 
au-dessus  de  ses  forces:  «  Je  puis  tout  en  celui  qui  me  fortifie  »  (Philipp. 
4,  13).  Voilà  le  cri  triomphal!  Ames  timides,  âmes  pusillanimes,  âmes 
inquiètes,  âmes  découragées,  apprenez  de  saint  Paul  à  mettre  toute  votre 


SAINT  PAUL  ET  L'ESPÉRANCE  67 

confiance  en  «  celui  qui  peut  faire,  par  la  puissance  qui  agit  en  nous,  infi- 
niment au  delà  de  ce  que  nous  demandons  et  concevons  »  (Eph.  3,  20)  ; 
apprenez  à  ne  rien  être  et  à  ne  rien  pouvoir  dans  l'ordre  du  salut,  à  atten- 
dre tout  le  secours  de  «  Dieu  qui  opère  en  nous  le  vouloir  et  le  faire  selon 
son  bon  plaisir  »  (Philipp.  2,  13) .  Mais  apprenez  aussi  à  ne  pas  résis- 
ter aux  avances  gratuites  de  Dieu.  Qu'a-t-il  donc  fait,  lui,  Paul,  pour  que 
d'un  vase  d'ignominie  il  devienne  un  vase  d'élection?  Rien  et  beaucoup. 
Croyons-en  son  propre  témoignage:  «  C'est  par  la  grâce  de  Dieu  que  je 
suis  ce  que  je  suis,  et  sa  grâce  en  moi  n'a  pas  été  vaine,  mais  j'ai  travaillé 
plus  qu'eux  tous,  non  pas  moi  pourtant,  mais  la  grâce  de  Dieu  qui  est  en 
moi  »  (1  Cor.  15,  10). 

Appuyé  sur  Dieu,  l'Apôtre  ne  craint  rien:  vienne  la  tentation,  elle 
ne  le  trouvera  pas  en  défaut,  quelles  qu'en  soient  la  nature  et  l'acuité.  T! 
sait  que  «  Dieu  est  fidèle  [et]  ne  permettra  pas  que  vous  soyez  tentés  au 
delà  de  vos  forces;  mais  avec  la  tentation  il  ménagera  aussi  une  heureuse 
issue  en  vous  donnant  le  pouvoir  de  la  supporter  »   (1  Cor.  10,  13) . 

Loin  de  redouter  les  assauts  du  démon,  Paul  déploie,  en  face  des  puis- 
sances du  mal,  une  extraordinaire  audace;  il  prend  l'attitude  du  lutteur 
qui  défie  sans  broncher  tous  ses  adversaires.  «  Qui,  demande-t-il,  nous 
séparera  de  l'amour  du  Christ?  La  tribulation,  ou  l'angoisse,  ou  la  per- 
sécution, ou  la  faim,  ou  la  nudité,  ou  le  péril,  ou  l'épée?  .  .  .  Mais  dans 
toutes  ces  épreuves  nous  sommes  plus  que  vainqueurs,  par  celui  qui  nous 
a  aimés.  Car  j'ai  l'assurance  que  ni  la  mort,  ni  la  vie,  ni  les  anges,  ni  les 
principautés,  ni  les  choses  présentes,  ni  les  choses  futures,  ...  ni  aucune 
autre  créature  ne  pourra  nous  séparer  de  l'amour  de  Dieu  »  (Rom.  9, 
35-39). 

Que  sont,  du  reste,  toutes  les  souffrances  qui  peuvent  le  frapper  dans 
son  âme  et  dans  son  corps  en  regard  de  la  gloire  future  qui  en  est  la  ré- 
compense? Une  somme  dérisoire,  pour  une  perle  d'un  prix  inestimable, 
une  «  légère  affliction  du  moment  »  qui  «  produit  pour  nous,  au  delà  de 
toute  mesure,  un  poids  éternel  de  gloire»  (2  Cor.  4,  17).  «J'estime, 
écrit  encore  saint  Paul,  que  les  souffrances  du  temps  présent  sont  sans  pro- 
portion avec  la  gloire  à  venir  qui  nous  sera  manifestée  »  (Rom.  8,  18). 
Hors  de  cette  visée  toute  surnaturelle  sur  l'au-delà,  les  misères  de  cette  vie 
restent  une  indéchiffrable  énigme;   les  sacrifices  volontaires,   acceptés  ou 


68  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

recherchés  par  les  disciples  du  Christ,  sont  de  la  pure  folie:  «  Si  nous 
n'avons  d'espérance  dans  le  Christ  que  pour  cette  vie  seulement,  nous 
sommes  les  plus  malheureux  de  tous  les  hommes  »  (1  Cor.  15,  19).  À 
vrai  dire,  la  croix  ne  s'implante  dans  les  cœurs  que  parce  que  son  ombie 
se  projette  sur  l'éternité. 

Le  couronnement  de  l'espérance. 

L'espérance  de  saint  Paul  n'aura  pas  été  vaine;  lui  dont  la  vie  en- 
tière n'a  été  qu'un  long  tissu  de  tribulations,  d'angoisses  et  de  souffrances 
endurées  pour  le  Christ,  pourra  finalement  confier  à  son  disciple  Timo- 
îhée:  «  Le  Seigneur  m'a  délivré  de  toute  œuvre  mauvaise  et  il  me  sauvera 
en  me  faisant  entrer  dans  le  royaume  céleste  »  (2  Tim.  4,  18)  ;  «  il  ne 
me  reste  plus  qu'à  recevoir  la  couronne  de  justice  que  me  donnera  ...  le 
Seigneur,  le  juste  Juge,  et  non  seulement  à  moi,  mais  à  tous  ceux  qui  au- 
ront aimé  son  avènement  »  (2  Tim.  4,  7) . 

L'expérience  de  l'Apôtre  est  à  la  fois  une  preuve  et  un  signe;  si  Dieu, 
par  un  puissant  coup  de  sa  grâce,  Ta  tiré,  lui,  «  le  premier  des  pécheurs  », 
de  l'abîme  de  l'incrédulité,  ce  fut  précisément  afin  que  le  Christ  Jésus  fît 
voir,  en  lui  le  premier,  toute  sa  longanimité,  pour  servir  d'exemple  à  ceux 
qui,  à  l'avenir,  croiront  en  lui  pour  la  vie  éternelle  (1  Tim.  1,  16) . 

Rodrigue  NORMANDIN,  o.  m.  i., 

secrétaire  général  de  l' Université 


L'éclosion  du  scepticisme 

pendant  la  Renaissance 
et  les  premiers  apologistes 


La  plus  grave  conséquence  de  l'apparition  du  rationalisme  en  France 
pendant  la  Renaissance,  ainsi  que  de  ses  succédanés  comme  le  matéria- 
lisme, le  fidéisme  et  même  le  platonisme,  est  sans  contredit  le  dévelop- 
pement du  scepticisme.  Aussi  est-il  important  d'esquisser  les  origines  de 
ce  mouvement  qui  aboutit  à  Montaigne,  et  de  faire  connaître  de  plus 
près  les  «  nouveaux  académiciens  »  contre  lesquels  se  dresseront  les  pre- 
miers apologistes. 

D'où  viennent  ces  nouveaux  académiciens?  De  qui  sont-ils  les  héri- 
tiers? Il  n'est  guère  besoin  de  chercher  bien  loin  dans  l'espace  et  le  temps 
pour  les  trouver.  Ils  sont  le  produit  de  l'esprit  français,  de  cet  esprit  cri- 
tique qui  sait  joindre  la  finesse  à  la  logique  sous  des  dehors  badins,  et  que 
vient  parfois  assaisonner  l'esprit  gaulois.  Or  ces  qualités  vont  être  aigui- 
sées au  plus  haut  degré  par  les  points  d'interrogation  de  l'humanisme, 
par  les  influences  de  l'averroïsme  latin,  et  par  leurs  conséquences  généra- 
les que  résument  la  Renaissance  et  la  Réforme  sur  la  terre  française.  D'au- 
tre part,  le  (renouveau  des  lettres  en  la  langue  du  pays  et  leur  perméabilité 
aux  idées  nouvelles,  vont  donner  à  cet  esprit  toutes  les  occasions  possi- 
bles pour  exercer  sa  pénétration,  sa  puissance  et  son  originalité.  Le  scep- 
ticisme de  la  Renaissance  française  apparaît  ainsi  comme  un  résultat  pres- 
que inévitable  des  divers  mouvements  de  pensée  qui  caractérisent  cette 
brillante  époque. 

Les  nouveaux  académiciens  ne  se  réclament  pas  de  l'Académie  de 
Platon,  ou  même  de  ce  groupe  d'humanistes  savants  qui  causèrent  la  fon- 
dation de  l'Académie  des  Valois  \      Ce  sont  les  continuateurs  de  celle 

1   Voir  E.  FRÉMY,  L'Académie  des  Derniers  Valois,  Paris,    1887. 


70  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

d'Arcésilas  et  de  Carnéade,  et  surtout  d'après  l'interprétation  qu'en  donne 
Cicéron  et  qui  mène  droit  au  scepticisme.  Les  activités  de  ces  pyrrhoniens, 
cependant,  sont  de  fraîche  date.  Nous  avons  ici  le  témoignage  de  Sadolet 
qui  les  méprise  pour  soutenir  qu'on  ne  peut  pas  découvrir  la  vérité,  et 
qui  en  parle  comme  d'une  école  récente:  «  Hic  me  recens  ista  academia  non 
permovet,  quae  percipi  et  comprehendi  negat  posse  veritatem  2.  »  S'ils  ne 
se  groupent  pas  sous  l'étiquette  d'une  académie,  du  moins  leur  nombre 
et  leur  influence  expliquent  les  inquiétudes  des  écrivains  bien  pensants. 

En  effet,  les  premiers  sceptiques  français  n'avaient  pas  à  attendre 
l'étude  de  Cicéron  pour  ériger  leur  doute  en  méthode.  Ils  n'avaient  qu'à 
lire  leurs  contemporains  et  à  entendre  autour  d'eux  les  discussions  dans 
les  cercles  érudits,  et  l'enseignement  des  maîtres  de  la  Sorbonne  et  du  Col- 
lège de  France.  Qu'y  trouvaient-ils?  Ils  y  remarquaient  une  extrême  di- 
versité d'opinions  philosophiques,  non  seulement  chez  des  penseurs  dif- 
férents, mais  encore  dans  la  même  personne.  Courant  aristotélicien  sous 
sa  double  forme  thomiste  et  padouane,  courant  platonicien;  renouveau 
du  stoïcisme;  attitudes  d'esprit  multiples  qui  se  dégagent  de  l'un  et  de 
l'autre;  bruyantes  querelles  de  théologiens  et  de  savants;  controverses 
passionnées  entre  hérésiarques  et  apologistes,  persécutions  religieuses  et 
poursuites  pour  délits  d'opinion;  relations  merveilleuses  de  voyages  loin- 
tains et  de  coutumes  extraordinaires;  oppositions  d'intérêts  à  la  Cour, 
dans  le  monde  et  dans  l'enseignement  même;  tout  ce  bouillonnement 
d'idées  a  fini  par  semer  le  désarroi  dans  les  esprits.  Comme  le  dit  Villey 
en  parlant  des  hommes  cultivés  de  la  Renaissance,  «  c'est  cette  masse 
d'images  et  d'idées  nouvelles  qui  montent  en  foule  à  leur  cerveau  et  désor- 
ganisent l'ancienne  harmonie  de  leurs  représentations  ». 

Si  tant  d'idées  incompatibles  pouvaient  être  enfantées  par  l'intelli- 
gence humaine,  si  tant  de  coutumes  fantaisistes  avaient  la  puissance  de 
s'imposer  comme  des  règles  universelles,  la  raison  enfin  pouvait  arriver  à 
se  confondre  elle-même  au  point  d'amener  les  penseurs  à  douter  de  son 
efficacité.  D'ailleurs  l'antinomie  entre  la  raison  et  la  foi  que  les  padouans 
voulaient  rendre  inévitable,  a  fini  par  affaiblir  l'une  et  l'autre.  Ceux  qui 
se  défiaient  de  la  raison  tout  en  maintenant  leurs  croyances,  se  réfugiaient 
dans  un  fidéisme  qui  n'arrivait  plus  à  se  défendre  que  par  le  silence    ou 

2  Phœdrus,  p.   652. 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  71 

l'invective.  Quant  à  ceux  qui  finissaient  par  douter  de  la  foi,  ils  se 
voyaient  privés  de  soutien. mCral,  et  ne  restaient  chrétiens  que  par  patrio- 
tisme, pour  dire  comme  le  De  Legibus  de  Cicéron  :  «  La  foi  religieuse  est 
acceptée  avec  tuotes  ses  conséquences,  obéie  dans  toutes  prescriptions; 
mais  elle  n'est  guère  obéie  que  comme  une  loi,  une  loi  qui  s'applique  à  cer- 
tains cas  déterminés  et  n'a  pas  la  prétention  de  pénétrer  au  cœur  de  l'hom- 
me pour  le  rendre  meilleur  et  plus  saint 3.  »  Ces  demi-croyants  n'ont  plus 
l'âme  chrétienne;  aidés  par  le  sens  de  la  culture  classique,  ils  se  sont  tour- 
nés vers  un  autre  idéal,  vers  une  morale  laïque,  à  l'exemple  de  Montai- 
gne, qui  s'inspire  souvent  du  stoïcisme. 

Mais  il  y  avait  pis  encore;  la  défiance  envers  la  foi  et  la  raison  était 
arrivée  à  les  atteindre  l'une  et  l'autre  simultanément.  Du  coup  on  tour- 
nait le  dos  tant  au  fidéisme  qu'au  rationalisme  pour  aboutir  au  scepti- 
cisme. Au  début,  cette  inquiétude  de  l'esprit  n'avait  pas  à  s'ériger  en  sys- 
tème: l'effervescence  des  idées  était  encore  trop  grande  pour  permettre  le 
développement  d'une  attitude  de  sagesse  passive  et  d'éloignement  par 
rapport  aux  contradictions  des  systèmes  philosophiques.  S'il  fallait  pen- 
ser, il  fallait  prendre  parti:  on  choisissait  alors  ou  bien  la  thèse  fidéiste, 
ou  bien  la  thèse  rationaliste  ou  encore  l'attitude  active  de  l'apologiste, 
malgré  le  poids  des  arguments  qui  pouvaient  peser  sinon  sur  ses  conclu- 
sions, du  moins  sur  la  méthode  même  de  l'apologétique.  Car,  on  peut 
le  dire,  l'annexion  consciente  ou  non  de  certaines  compromissions  philo- 
sophiques par  des  élèves  humanistes  animés  des  meilleures  intentions  du 
monde,  ne  détruisait  pas  encore  les  cadres  où  se  mouvait  la  pensée  de 
l'époque. 

Néanmoins,  la  persistance  de  ces  oppositions  et  la  difficulté  d'obte- 
nir des  conclusions  décisives,  ont  fini  par  indiquer  aux  esprits  peu  enclins 
à  la  conviction  ou  à  la  lutte,  que  la  prudence  ou  même  l'ataraxie  pou- 
vaient mener  à  une  vie  plus  tranquille  dans  une  ère  aussi  troublée  que  la 
leur.  Déjà  Sadolet,  reprenant  une  parole  de  Sénèque,  disait  que  le  sage 
sera  semblable  à  Dieu  tant  par  sa  façon  de  vivre  que  pour  la  joie  et  le 
bonheur  qui  l'accompagnent  toujours.  Même  parmi  les  humanistes, 
ceux  qui  n'étaient  pas  au  premier  rang  des  controverses  philosophiques  et 
des  luttes  religieuses,  finissaient  par  suivre  les  opinions  de  leurs  amis,  plu- 

*   F.  STROWSKI,  Saint  François  de  Sales,   1898,  Introduction. 


72  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

tôt  par  acquit  de  conscience  que  par  une  conviction  intense.  Il  s'était 
formé  ainsi,  parmi  les  gens  d'éducation  un  esprit  d'apathie  intellectuelle  et 
de  sérénité  morale  qui,  dans  la  première  partie  du  XVIe  siècle  se  discer- 
nait moins  dans  les  écrits  que  dans  les  conversations  privées. 

A  mesure  que  le  scepticisme  prenait  conscience  de  lui-même  il  devait 
essayer  de  se  justifier  non  seulement  par  rapport  aux  besoins  du  moment 
qui  provoquèrent  spontanément  sa  renaissance,  mais  encore  en  cherchant 
ses  ascendants  spirituels  et  en  leur  empruntant  leurs  arguments.  Or,  ces 
besoins  du  moment  se  trouvaient  aggravés  par  l'appui  mutuel  de  l'huma- 
nisme et  de  la  Réforme.  En  effet,  la  logique  de  la  doctrine  du  libre  exa- 
men jointe  à  l'apport  parallèle  de  la  lecture  des  anciens  ne  pouvait  qu'a- 
boutir au  scepticisme.  Aussi  bien  les  humanistes  que  les  réformés  fai- 
saient appel  au  principe  de  la  libre  critique.  Il  est  vrai  que  les  premiers 
surtout;  dans  la  mesure  où  ils  étaient  influencés  par  les  idées  padouanes, 
désiraient  que  cette  critique  ne  fût  limitée  par  aucune  autorité  extérieure 
et  supérieure  à  la  raison;  tandis  que  les  seconds  devaient  s'appuyer  sur  la 
Bible  et  s'arrêter  devant  elle.  Or,  les  uns  et  les  autres  n'en  finissaient  pas 
moins  par  nier  radicalement  le  principe  d'autorité.  Mais  alors,  ils  ne 
revenaient  pas  au  christianisme  primitif,  mais  bien  aux  temps  qui  ont 
précédé  le  christianisme,  c'est-à-dire,  aux  philosophies  antiques  4. 

Celles-ci  étaient  généralement  assez  connues  au  XVIe  siècle  pour  que 
les  penseurs  de  l'époque  aient  pu  en  tirer  certains  enseignements.  Ainsi  ils 
devaient  être  frappés  par  la  diversité  des  doctrines  des  anciens  et  leurs  con- 
tradictions apparentes  et  profondes.  S'il  en  était  qui  pouvaient  être  utili- 
sées pour  la  défense  des  idées  religieuses,  il  y  en  avait  d'autres  qui  s'y  op- 
posaient et  qui  les  battaient  en  brèche.  Nous  avons  vu  que  non  seule- 
ment Cicéron,  Pline  et  Lucrèce  menaient  au  rationalisme  et  à  l'indiffé- 
rence, mais  encore  qu'Aristote  lui-même  était  invoqué  par  les  adversaires 
de  l'orthodoxie.  Ici,  encore,  c'est  Cicéron  qui  a  initié  les  humanistes  au 
scepticisme,  comme  il  leur  avait  révélé  le  platonisme  et  le  stoïcisme,  ainsi 
que  les  athées  de  l'antiquité.  Et  les  recueils  des  opinions  des  anciens  sur 
les  problèmes  de  physique  et  de  métaphysique,  comme  le  De  Placitis  Phi- 
losophorum  Naturalibus,  traduit  en  1502  par  Budé,  pouvaient  bien 
fournir  des  arguments  supplémentaires  aux  partisans  du  doute. 

4  Voir  E.  FAGUET,  Le  Seizième  Siècle,  p.  XIX-XXIX. 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  73 

Ce  sont  les  Académiques  de  Cicéron  qui  constituaient  à  cette  époque 
la  Bible  du  scepticisme.  Sur  les  quatre  livres  qui  composaient  l'ouvrage 
original,  deux  seulement  nous  sont  parvenus  en  partie:  le  Catulus,  qui 
esquisse  l'histoire  de  la  philosophie  depuis  Socrate  jusqu'à  Carnéade,  et  le 
Lucullus,  qui  expose  surtout  les  vues  d'Antiochus  d'Ascalon,  maître  de 
Cicéron  5.  Cicéron  définit  l'esprit  de  cet  ouvrage  dans  le  De  Divination*. 
Au  début  du  second  livre,  où  il  donne  une  esquisse  rapide  de  ses  œuvres 
philosophiques  et  de  leur  enchaînement,  il  dit:  «  J'ai  montré  dans  les 
quatre  livres  des  Questions  Académiques  quelle  sorte  de  philosophie  me 
semblait  la  moins  orgueilleuse  et  en  même  temps  la  plus  propre  à  l'élo- 
quence et  la  plus  sûre.  »  Et  il  ajoute  à  la  fin  de  ce  livre:  «  Le  propre  de 
l'Académie  est  de  n'interposer  son  jugement  sur  rien,  de  marquer  ce  qui 
lui  paraît  le  plus  vraisemblable,  de  conférer  ensemble  les  différentes  opi- 
nions, d'examiner  avec  soin  ce  qui  se  peut  dire  de  part  et  d'autre,  et  de 
laisser  aux  auditeurs  une  entière  liberté  de  juger,  sans  prétendre  que  les 
sentiments  doivent  faire  autorité.  » 

Tout  imparfait  qu'il  devait  être,  le  pyrrhonisme,  qui  s'était  affirmé 
sous  François  II,  n'était  pas  moins  efficace.  Déjà  de  l'autre  côté  du  Rhin, 
Cornelius  Agrippa  de  Nettesheim  avait  publié  son  De  Incertitudine  Scien- 
tiavum  (Cologne,  152?  —  Paris  1531),  qui  rejoignait  par  son  inspira- 
tion les  thèses  de  Jean  de  Mirecourt  et  de  Nicolas  D'Autrecourt,  les  grands 
sceptiques  du  XIVe  siècle  et  qui  se  réclamait  de  Guillaume  d'Occam  6.  Et 
nous  avons  vu  qu'en  1538  Sadolet  parle  de  la  Nouvelle  Académie  comme 
d'une  doctrine  récente. 

Elle  s'affirmait  davantage  par  la  suite,  puisque  Mellin  de  Saint- 
Gelais  lui-même  le  signale  en  1546  dans  son  Advevtissement  sur  les  juge- 
ments d' Astrologie  "  :  «  En  toutes  choses  n'y  a  qu'une  seule  opinion  qui 
nous  meine  de  droict  fil  à  la  vérité,  et  y  en  a  sans  nombre  qui  nous  en  dé- 
tournent; tellement  que  ce  n'est  merveille  s'il  est  difficile  de  trouver  deux 
hommes  qui,  en  quelque  matière  un  peu  subtile,  soient  d'un  mesme  advis, 
si  ce  n'est  que  estans  guidez  en  droict  chemin  de  la  vérité  par  la  Philoso- 
phie, ils  s'accordent  et  viennent  à  mesme  but.  Cela  fut  cause  que  les  scep- 

5  Voir  David  DURAND,  Les  Académiques  de  Cicéron  axec  texte  latin  et  le  com- 
mentaire de  Valence,  Paris   1796. 

6  Voir  E.  BRÉHIER,  La  Philosophie  du  Moyen  Age,  p.  414-424. 

7  Ed.  Blanchemin,  III,  p.   248. 


74  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

tiques  disoient  toutes  choses  estre  disputables  et  qu'il  n'est  riens  si  mani- 
feste ne  si  confessé  de  tous  que  l'on  ne  puisse  débattre  et  par  raison  appa- 
rente rendre  doubteux.  »  En  jugeant  ainsi  le  scepticisme,  Mellin  de  Saint- 
Gelais  se  rapporte  sans  doute  aux  Académiques  comme  le  montre  la  cita- 
tion qu'il  donne  plus  loin  d'Anaxagore  prouvant  par  sophisme  que  la 
neige  est  noire. 

Enfin,  la  même  année,  Rabelais  ridiculise  le  scepticisme  dans  son 
Tiers-Livre,  en  la  personne  du  «  philosophe  parfaict  »  Trouillogan,  vers 
lequel  se  retourne  Panurge  pour  lui  demander  conseil  sur  le  mariage.  Pa- 
nurge  trouve  «  répugnantes  et  contradictoires  »  les  réponses  que  Trouil- 
logan lui  donne  selon  les  formules  recommandées  par  le  pyrrhonisme 
«  ce  que  voudrez;  j'en  doubte;  je  n'y  contredis;  il  est  possible;  l'une  et 
l'autre;  ni  l'un  ni  l'autre.  »  Et  Gargantua  de  s'exclamer:  «  Loué  soit  le 
bon  Dieu  en  toutes  choses.  A  ce  que  je  voy,  le  monde  est  devenu  beau 
rilz,  depuis  ma  cognoissance  première.  En  sommes-nous  là?  Donc  sont 
huy  les  plus  doctes  et  prudens  philosophiques  entres  au  phrontistère  et 
escole  des  pyrrhoniens,  eporrheticques,  sceptiques  et  ephectiques.  Loué 
soit  le  bon  Dieu  s!  » 

Il  ne  restait  plus  qu'à  continuer  ces  manifestations  d'indépendance 
complète  de  la  pensée,  en  assurant  leur  défense  avec  l'appui  des  anciens  et 
en  exaltant  leur  esprit  et  leur  méthode.  C'est  ce  que  fit  Orner  Talon,  l'ami, 
le  collègue,  le  «  frère  »  du  célèbre  Ramus,  dans  son  Academia  qui  parut  en 
1548.  Talon  était  aussi  professeur  au  Collège  de  Presles;  c'est  ce  qui  per- 
met au  typographe  de  ses  Opera  Omnia  (Bale,  1575)  de  nous  dire: 
«  Sperassemus  quidem  alios  futuros  fuisse,  qui  Rami  et  Talaei  ad  com- 
munem  studiosorum  utilitatem  ederent  .  .  .  Ramum  ipsum  et  Talaeum, 
quse  fuerunt  in  studiis  liberalibus  adiuvandis  sedulitate.  »  Et  dans  la  pré- 
face de  ce  même  ouvrage  Jean  Thomas  Feigius  ajoute:  «  Audomarus  Ta- 
laeus  communione  studiorum  et  vigiliarum  Petri  Rami  summi  viri  socius 
fuit.  »  Il  ne  faut  pas  croire,  cependant,  que  cette  amitié  entre  les  deux  hu- 
manistes fait  de  Ramus  un  sceptique.  Nous  allons  voir  que  son  opposi- 
tion à  l'enseignement  officiel  prend  une  tout  autre  direction  que  celle  de 
Talon. 

8   Pantagruel,  III,   36. 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  75 

L' Academia  est  en  même  temps  un  abrégé  et  un  commentaire  de 
l'ouvrage  analogue  de  Cicéron.  Dans  l'édition  de  Mathieu  David  (Paris, 
1550),  l'abrégé  comprend  une  vingtaine  de  pages  (3-24)  ;  et  le  com- 
mentaire d'une  cinquantaine  de  pages  (25-74)  est  intitulé  In  Lucullum 
Comment atii,  cum  indice  copiosissimo  ettorum  quœ  in  his  continentuv. 
L'édition  de  Bâle  (1575)  qui  comprend  les  œuvres  complètes  de  Talon, 
comporte  une  introduction  dédiée  au  cardinal  Charles  de  Lorraine  (14 
pages) ,  et  150  pages  de  commentaires  In  Academiam  Ciceronis  Fragmen- 
tum  Explicatio.  Ce  texte  est  reproduit  dans  les  Collectaneœ  Pmfationes 
de  Ramus  et  de  Talon  (1577)  que  nous  utilisons  ici. 

Si  différente  que  soit  la  pensée  de  Talon  et  celle  de  Ramus,  le  but 
immédiat  de  Y  Academia  est  bien  de  justifier  Ramus  dans  ses  attaques  con- 
tre Aristote.  La  paresse  intellectuelle  de  la  plupart  pour  chercher  la  vé- 
rité et  l'engouement  outré  de  certains  pour  tel  ou  tel  philosophe,  en  par- 
ticulier pour  Aristote,  faisaient  que  les  sceptiques  étaient  moins  nombreux 
alors  que  les  partisans  des  autres  philosophes.  C'est  pourquoi  Talon  se 
propose  de  «  délivrer  les  hommes  opiniâtres  qui  sont  esclaves  des  croyan- 
ces fixes  en  philosophie  et  réduits  à  une  indigne  servitude,  leur  faire  com- 
prendre que  la  vraie  philosophie  est  libre  dans  ses  jugements  sur  les  cho- 
ses, sans  être  enchaînée  à  une  opinion  ou  à  un  auteur  9  ».  L'argument 
d'autorité,  le  «  magister  dixit  »  est  fatal  à  la  liberté  de  la  pensée  10. 

Ce  but  philosophique  de  V Academia  est  atteint  en  trois  étapes.  Dans 
une  première  partie,  Talon  esquisse  les  résultats  de  l'ancienne  Académie, 
qui  va  de  Platon  à  Arcésilas,  et  l'esprit  de  la  nouvelle  Académie,  celle 
d'Arcésilas  et  de  Carnéade.  «  Le  principe  de  cette  nouvelle  Académie, 
c'était  de  disputer  le  pour  et  le  contre  des  questions  obscures,  de  ne  pas 
prendre  les  opinions  des  philosophes  pour  les  oracles  divins,  de  ne  pas 
s'attacher  continuellement  à  une  école  u.  »  Mais  il  reconnaît  qu'avant 
l'Académie,  «  Empédocle,  Démocrite  et  Anaxagore  avaient  professé  qu'on 
ne  peut  rien  connaître,  rien  comprendre,  rien  savoir;  que  nos  sens  sont 
bornés,  notre  esprit  débile,  notre  vie  courte;  et  que  la  vérité  selon  l'ex- 
pression de  Démocrite,  est  profondément  enfouie12.   Qu'en  résulte-t-il.? 

9   Academia,  p.    109. 
io  Ibid.,   p.    126. 
u  Ibid.,   p.    111. 
12  Ibid.,   p.    112. 


76  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Il  ne  faut  donc  rien  tenir  pour  certain,  rien  affirmer,  mais  retenir  toujours 
son  assentiment  et  se  garder  de  toute  précipitation  téméraire  13. 

La  vraie  philosophie  doit  ainsi  éviter  deux  défauts:  la  compréhen- 
sion et  l'assentiment;  «  car  aucune  sensation,  aucune  perception  n'est  cer- 
taine 14  ».  En  fait,  les  anciens  philosophes  n'ont  abouti  qu'à  des  résultats 
incohérents;  «  les  physiciens  ignorent  tout  de  la  nature  des  choses,  les 
moralistes  se  disputent  sur  le  fondement  du  souverain  bien,  les  logiciens 
cherchent  toujours  le  critérium  de  la  certitude  15.  »  Dans  ces  conditions, 
il  faut  suspendre  tout  jugement  et  s'en  tenir  à  Yépochè  des  pyrrhoniens. 

Dans  la  seconde  partie  de  Y Academia,  Talon  expose  les  différentes 
méthodes  de  discussions  des  diverses  académies,  en  relevant  ce  qu'elles  ont 
de  commun.  Il  conclut  ainsi,  dans  la  dernière  partie  que  «  les  Académi- 
ciens sont  autant  au-dessus  des  autres  philosophes  que  les  hommes  libres 
sont  au-dessus  des  esclaves,  les  sages  au-dessus  des  imprudents.  Les  autres 
sont  liés  à  un  système  ou  à  un  homme.  Le  nouvel  académicien  est  libre. 
Sa  philosophie  «  lui  enseigne  la  réserve,  garantit  sa  liberté,  le  pousse  à  la 
recherche  de  la  sagesse,  fait  la  force  et  le  fondement  du  jugement  hu- 
main 16  ».  Elle  lui  apprend  à  s'attacher  aux  idées  et  non  point  aux  philo- 
sophes. On  voit  bien  que  Talon  suit  fidèlement  Cicéron  auquel  il  em- 
prunte de  nombreuses  formules. 

Mais  s'il  le  suit  dans  la  lettre,  peut-on  dire  qu'il  est  conforme  aussi 
à  son  esprit?  On  peut  en  douter;  de  même  que  Pomponazzi  et  Vicomer- 
cato  enseignaient  le  rationalisme  en  s'abritant  derrière  Aristote,  Talon 
prêche  le  scepticisme  en  se  prévalant  de  Cicéron.  De  même  que  Pompo- 
nazzi chrétien  croyait  à  l'immortalité  de  l'âme,  que  Pomponazzi  philo- 
sophe refusait  d'admettre,  Talon  chrétien  donne  à  la  foi  la  certitude  que 
Talon  philosophe  lui  refuse.  «  Dans  les  choses  religieuses  une  foi  sûre  et 
solide  aura  plus  de  poids  que  toutes  les  démonstrations  de  tous  les  philo- 
sophes. »  Cette  dissertation  que  je  fais  ne  vaut  que  pour  la  philosophie 
humaine  dans  laquelle  il  faut  d'abord  connaître  avant  de  croire.  Dans 
les  problèmes  religieux,  au  contraire,  qui  dépassent  l'intelligence,  il  faut 

13  Ibid.,  p.  113. 

14  ibid.,  p.  115. 
is  Ibid.,  p.  116. 
i«  Ibid.,  p.  125. 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  77 

croire  d'abord  afin  d'arriver  ensuite  à  connaître  17.  Il  n'en  reste  pas  moins 
que  le  scepticisme  philosophique,  véritable  ou  feint,  de  Talon  confirme  et 
aggrave  la  distinction  entre  la  raison  et  la  foi  que  l'école  padouane  avait 
mise  en  vogue.  Le  scepticisme  de  Cicéron  pouvait  bien  mener  Talon  à  un 
fidéisme  découragé;  mais  il  n'a  pas  manqué  de  laisser  une  marque  pro- 
fonde dans  la  pensée  philosophique  de  son  commentateur.  Or,  ce  scepti- 
cisme de  la  raison  est  aussi  dangereux  que  le  scepticisme  absolu. 

Cette  attitude  de  Talon  est  dépassée  par  beaucoup  de  penseurs  de 
son  temps,  et  en  particulier  par  l'humaniste  bordelais  Du  Ferron,  ancien 
élève  de  Padoue  et  ami  de  Dolet  et  Scaliger.  Il  avait  commencé  par  défen- 
dre Aristote  contre  Xéncphane,  Zenon  et  Gorgias  (1157)  ;  les  sophismes 
de  Gorgias  ont  fini  par  ébranler  sa  confiance  en  la  raison  et  par  le  con- 
duire au  scepticisme.  C'est  dire  qu'Arnould  du  Ferron  n'a  pas  été  frappé 
par  la  réfutation  que  donne  Aristote  des  sophistes,  ou  par  les  arguments 
qu'il  présente,  pour  montrer  que  l'éternité  du  monde  ne  suit  pas  néces- 
sairement l'unité  et  l'immortalité  de  Dieu.  Aussi  au  lieu  de  chercher  la 
vraie  philosophie  à  travers  la  sophistique,  comme  le  voulait  Sadolet,  ou 
même  de  se  réfugier  dans  le  fidéisme  facile  comme  la  plupart  des  pa- 
douans,  ou  enfin  de  se  déclarer  pour  un  rationalisme  athée  comme  certains 
autres,  Du  Ferron  opte  pour  un  dilettantisme  accueillant,  qui  est  une  for- 
me plus  agréable  du  scepticisme  intégral. 

C'est  ce  qui  ressort  des  dissertations  de  Du  Ferron  qui  accompagnent 
sa  traduction  d'Aristote.  Dans  l'une  d'elles,  où  il  entreprend  de  réfuter  le 
pyrrhonisme  badin  de  Maxime  de  Tyr  (Phîlosophorum  Dîssentiones) 
il  s'attache  bien  à  montrer  qu'il  ne  faut  pas  renverser  la  philosophie  à 
cause  des  divergences  entre  les  philosophes.  Mais  c'est  pour  donner  asile 
à  toutes  îles  opinions,  à  tous  les  systèmes,  sans  devoir  reconnaître  à  l'esprit 
la  possibilité  d'un  choix.  Si  la  nature  et  l'homme  sont  composés  d'élé- 
ments hétérogènes,  dit-il,  pourquoi  s'étonner  que  la  vérité  renferme  des 
systèmes  contraires?  La  vérité  est  semblable  à  l'univers  d'Empédocle,  qui 
oscille  sans  cesse  sous  le  branle  inverse  de  l'amour  et  de  la  discorde.  Cha- 
que système  philosophique  a  donc  du  bon,  et  chacun  d'eux  est  un  aspect 
du  bien  18.     La  vérité  serait-elle  alors  divisée?  Non.   Car  la  philosophie 

!"  Ibid.,  p.  120. 

18   Phitosophorum  Dîssentiones,  p.  75-79. 


78  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ne  divise  pas  le  bien  lui-même;  elle  l'embrasse  et  l'enserre  dans  ses  liens; 
de  sorte  que  les  dissentions  des  philosophes  doivent  nous  inciter  à  cher- 
cher le  bien  avec  plus  de  soin.  Les  systèmes  se  détruisent  et  se  succèdent; 
comme  dans  la  nature,  tout  passe,  tout  meurt.  Ce  qui  subsiste  réellement, 
c'est  la  nature  19.  On  voit  donc  comment  le  scepticisme  de  Du  Ferron  re- 
joint le  matérialisme  d'Alexandre  d'Aphrodisias,  dont  il  utilise  d'ailleurs 
les  Commentaires  sur  la  Physique  d'Aristote  pour  défendre  la  nature 
«  éternelle,  immortelle,  incréée,  et  invariable  ».  Nous  voyons  clairement 
la  filiation  de  ce  pyrrhonisme  facile  avec  les  thèses  padouanes. 

Une  attitude  pareille,  avec  les  exemples  que  nous  avons  donnés,  per- 
met alors  toutes  les  extravagances  et  toutes  les  affirmations  bonnes  ou 
mauvaises.  En  raison  du  trouble  de  l'esprit,  celui-ci  veut  donner  l'impres- 
sion de  rester  vraiment  neutre  en  face  de  doctrines  contradictoires.  Mais 
en  fait,  et  dans  le  concret,  que  ce  soit  pour  une  croyance  intime  ou  une 
action  inévitable  dans  une  vie  soumise  au  devenir,  le  sceptique  doit  bien 
accepter  une  façon  de  juger  et  de  vouloir.  Celle-ci  ne  doit  pas  être  néces- 
sairement conséquente;  elle  peut  osciller  entre  les  termes  opposés  ;  mais 
elle  n'en  doit  pas  moins  être  positive  à  chaque  coup.  Or,  c'est  là  un  des 
grands  dangers  que  présente  le  scepticisme,  tant  pour  l'individu  que  pour 
la  société.  Pour  cette  dernière  surtout,  les  incompatibilités  des  enseigne- 
ments et  des  exemples  sont  une  source  permanente  de  troubles  et  d'incer- 
titudes, et  partant  d'actes  qui  mettent  le  désordre  dans  les  consciences  et 
dans  la  vie  sociale.  D'où  les  soins  que  les  apologistes  vont  mettre  pour 
combattre  le  scepticisme. 

Nous  voulons  ajouter  ici  quelques  considérations  qui  montrent  l'in- 
fluence du  scepticisme  dans  les  consciences.  Bien  que  nous  puissions 
trouver  ses  bases  naturelles  dans  l'affaiblissement  de  l'intelligence  de 
l'homme,  conséquence  du  péché  originel,  et  que  nous  puissions  montrer 
ses  débuts  historiques  dans  les  thèses  des  sceptiques  grecs,  nous  nous  bor- 
nerons à  rappeler  ici  ses  fondements  religieux  avec  leurs  conséquences  à 
l'époque  qui  nous  occupe.  C'est  à  la  Réforme  que  nous  faisons  allusion; 
la  pratique  du  libre  examen,  érigée  en  thèse  théologique  par  le  protestan- 
tisme, liait  en  faisceau  toutes  les  hérésies  qui  s'étaient  affirmées  en  marge 
de  la  révélation  primitive  et  de  la  Révélation  chrétienne.     Elle  donnait 

m  Ibid.,  p.   85. 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  79 

ainsi  une  manière  de  licence  aux  attitudes  philosophiques  les  plus  diver- 
ses. Renforcée  par  les  doctrines  padouanes  sur  la  foi  et  la  raison,  la  pra- 
tique du  libre  examen  introduisait  le  désordre  aussi  bien  dans  le  domaine 
thcologique  que  dans  celui  de  la  philosophie.  Ces  deux  plans  de  désordre 
se  portaient  même  un  appui  mutuel,  au  point  d'inquiéter  les  autorités  gar- 
diennes de  l'économie  générale    de  la  vie  politique  et  sociale. 

C'est  ainsi  que  le  scepticisme  avait  occasionné  les  attitudes  religieuses 
les  plus  diverses.  On  avait,  par  exemple,  les  bibliens  qui  s'autorisaient  à 
leur  façon  des  préceptes  des  Écritures;  ou  encore  les  dormeurs  qui  se  réfu- 
giaient aveuglément  dans  la  miséricorde  divine,  quelles  que  fussent  leurs 
extravagances  de  pensée  ou  d'action;  ou  même  les  achrîstes  qui  acceptaient 
Dieu  sans  admettre  la  divinité  ou  les  commandements  du  Christ.  En 
général  ces  individualistes  extrêmes  étaient  connus  comme  des  libertins 
qui  se  partageaient  en  spirituels  et  en  matérialistes.  Les  premiers  étaient 
venus  de  Flandre  et  avaient  envahi  le  nord  et  l'est  de  la  France  jusqu'en 
Normandie.  C'est  sous  leur  influence  qu'on  vit  une  renaissance  des  sys- 
tèmes hétérodoxes  relatifs  à  la  Trinité  (unitarisme) ,  et  au  Christ  (aria- 
nisme) .  Quant  aux  autres  ils  s'affichaient  comme  tels  en  raison  des  adhé- 
rences que  l'averroïsme  latin  avait  faites  sur  la  pensée  française. 

En  vérité,  la  France  présentait  à  l'époque  qui  'nous  occupe  un  climat 
analogue  à  celui  qui  avait  permis  la  floraison  du  scepticisme  grec.  A 
l'époque  d'Alexandre  le  Grand,  comme  nous  le  rapporte  Brochard,  «  les 
hommes  qui  vivaient  alors  avaient  été  témoins  des  événements  les  plus 
extraordinaires  et  les  plus  propres  à  bouleverser  leurs  idées.  Ceux  d'entre 
eux  surtout  qui  avaient,  comme  Pyrrhon,  accompagné  Alexandre,  n'a- 
vaient pu  passer  à  travers  les  pays  les  plus  divers  sans  s'étonner  de  la  di- 
versité des  mœurs,  des  religions,  des  institutions  20.  »  Or  le  monde  grec 
lui-même  connut  cette  diversité  pendant  les  dislocations  politiques  et  cul- 
turelles qui  accompagnèrent  la  mort  du  grand  conquérant;  liberté  et  ty- 
rannie, justice  et  injustice,  espérance  et  désespoir,  vertu  et  vice,  erreur  et 
vérité.  «  Quoi  d'étonnant  si,  en  présence  d'un  tel  spectacle,  quelques-uns 
se  sont  laissés  aller  à  désespérer  de  la  vertu  et  de  la  vérité,  à  déclarer  que  ta 
justice  n'est  qu'une  convention  21?  »   Or,  c'est  à  toutes  ces  idées  et  à  ces 

20   BROCHARD,  Les  Sceptiques  grecs,  p.  41. 
2J    BROCHARD,  Les  Sceptiques  grecs,  p.  44. 


80  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

curiosités  que  la  Renaissance  avait  initié  le  monde  occidental.  Et  c'est  à 
cette  première  phase  du  scepticisme  qu'avait  sacrifié  toute  la  première  par- 
tie du  XVIe  siècle. 

Car  le  scepticisme  ancien  connut  aussi  une  seconde  phase,  qui  se  dé- 
veloppa dans  la  suite  dans  le  monde  gréco-latin,  et  dont  Sextus  Empiricus 
était  le  principal  représentant.  Cette  seconde  phase  s'était  aussi  inspirée 
des  expériences  grecques  au  delà  des  frontières  de  l'hellénisme.  C'est  sut 
les  rives  de  l'Indus  que  Pyrrhon  connut  les  gymnosophistes,  ces  ascètes 
qui  vivaient  étrangers  au  monde,  indifférents  à  la  souffrance  et  à  la  mort. 
«  La  dialectique  lui  avait  peut-être  appris  le  néant  de  la  science  telle 
qu'elle  existait  de  son  temps;  il  apprit  des  gymnosophistes  le  néant  de  la 
vie  22.  »  Aussi  le  vrai  sceptique,  loin  de  vouloir  l'affaiblissement  de  la 
pensée  et  des  mœurs,  s'isole  d'un  monde  dont  il  ne  peut  plus  rien  atten- 
dre. «  Se  replier  sur  soi-même  afin  de  donner  au  malheur  le  moins  de 
prise  possible,  vivre  simplement  et  modestement  comme  les  humbles  sans 
prétention  d'aucune  sorte,  laisser  aller  le  monde,  et  prendre  son  parti  des 
maux  qu'il  n'est  au  pouvoir  de  personne  d'empêcher,  voilà  l'idéal  du 
sceptique  23.  »  C'est  à  ce  scepticisme  qui  donne  l'impression  d'une  cer- 
taine sagesse  voire  même  d'un  certain  héroïsme,  que  sacrifie  Montaigne, 
pour  qui  la  philosophie  est  impuissante  à  «  instruire  l'homme  de  la  con- 
naissance de  soy  tant  en  la  partie  spirituelle  qu'en  la  corporelle  "».  Mais 
il  y  a  été  porté  par  toute  la  tradition  des  incertitudes  et  des  doutes  de  la 
Renaissance,  et  par  la  découverte  des  grands  sceptiques  anciens,  dont  ks 
textes  n'étaient  pas  connus  au  début  de  la  Renaissance  française  24. 

Aussi  à  cette  époque,  était-ce  la  première  phase  du  scepticisme  qui 
marquait  les  «  douteurs  »  avec  tous  les  débordements  qu'elle  impliquait. 
D'où  les  avertissements  et  les  protestations  que  leurs  idées  soulevaient  de 
toutes  parts.  Nous  donnerons  ici  quelques  témoignages  significatifs  sur 
le  développement  de  l'irréligion.  Dans  son  Theotimus  (1549),  De  Puy 
Herbault  (l'enraigé  Putherbe)  dénonce  les  mauvais  livres  qui  «  sentent 
le  paganisme  »  (paganismum  oîuerunt) ,  et  cite  les  Italiens  qui  ont  cou- 
tume d'appliquer  leurs  talents  à  des  sujets  profanes  et  hostiles  à  la  reli- 
gion. Dans  la  préface  de  son  In  Psalmum  Nonagesîmum  (1550) ,  Char- 

22  ibid.,  p.  45. 

23  BrochARD,  Les  Sceptiques  grecs,  p.  45. 

24  Ibid.,  p.  45. 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  81 

les  Sainte-Marthe  dit  que  «  l'unité  chrétienne  est  aujourd'hui  déchirée  en 
tant  de  sectes  .  .  .  que  l'athéisme  élargit  ses  conquêtes».  Il  connaît  les 
ariens  les  quantiniens,  les  anabaptistes  qui  sont  possédés  de  Satan  ;  et  il 
les  cite,  avec  d'autres,  au  hasard  des  versets  du  psaume  qu'il  commente. 
<(  Ces  épicuriens  impies  se  servent  des  raisons  naturelles  comme  de  machi- 
nes de  guerre  pour  jeter  Dieu  à  bas  de  son  trône,  lui  enlever  sa  providence, 
s'efforcer  de  prouver  par  leurs  arguments  que  l'âme  est  mortelle,  et  déni- 
grer l'Évangile  25.  »  Il  voit  que  le  mal  est  dans  l'esprit,  dans  le  fait  que  la 
raison  attaque  la  foi;  et  il  propose  de  recourr  comme  antidote  aux  tex- 
tes chrétiens. 

Voici  encore  Guéroult  qui  nous  dit  en  reprenant  la  fable  de  Thaïes 
qui  tombe  dans  un  puits  en  regardant  les  astres,  qu'il  est  inutile  d'essayer 
de  connaître  l'essence  divine. 

Car  enquerant  trop  hautement 
Le  sens  humain  s'esblouira 
Et  en  confusion  cherra  26. 

De  son  côté,  Des  Autels  écrivait  une  moralité  où  il  fait  dire  à  l'igno- 
rance que 

Les  savants  philosophes  antiques 
Ils  me  tenaient,  et  les  folz  glorieux 
Ne  pensent  pas  que  je  fusse  avec  eux  2*. 

Voici  enfin  Pasquier  dont  les  Lettres  montrent  l'influence  grandis- 
sante des  libertins  de  tout  ordre.  Dans  l'une  d'elles,  il  indique  le  com- 
mencement de  plusieurs  sectes  d'où  procède  le  protestantisme  28.  Dans  une 
autre,  il  semble  critiquer  l'averroïsme  de  Cardan,  quand  il  examine  l'in- 
fluence du  climat  sur  l'intelligence  29.  Ailleurs  il  montre  comment  la  di- 
versité des  lois  parmi  les  hommes  ou  dans  un  même  pays,  prouve  l'infir- 
mité de  la  raison  humaine  30.  Et  pour  terminer,  nous  mentionnerons  les 
témoignages  de  Pontus  de  Tyard  contre  le  rationalisme,  dont  il  devien- 
dra épris  plus  tard.  Il  dénonce  l'averroïsme  en  marquant  les  attaques 
d'Aristote  contre  la  Providence: 

25  In  Psatmum  Nonagesimum,  p.   20. 

26  Le  premier  Livre  des  Emblèmes,  p.  63-65. 

27  Repos  du  plus  grand  traçait,  1550,  p.   70. 

28  Lettres,  Livre  XX. 

29  Lettres,  livre  I. 

30  Lettres,  livre  X. 


82  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Le  grec  trop  audacieux 
Duquel  l'infâme  pensée 
Fut  jusqu'au  Ciel  avancée 
Pour  y  enfermer  les  Dieux31. 

Et  ailleurs,  il  invective  contre  les  épicuriens  «  qui  trop  vivement  pi- 
quez du  corporel,  se  sont  en  luy  entièrement  arrestez  et.  .  .  ont  osé  loger 
en  un  si  vil  lieu  la  fin  et  le  terme  du  souverain  bien  32  ». 

Cette  levée  de  boucliers  contre  les  rationalistes,  les  matérialistes  et  les 
sceptiques  annonce  une  réaction  apologétique  dont  nous  essayerons  main- 
tenant de  caractériser  les  débuts. 

*       *        * 

L'effervescence  des  idées  philosophiques  et  religieuses  vers  le  milieu 
du  XVIe  siècle,  avait  influencé  la  littérature  de  l'époque.  Par  là  même,  les 
thèses  contradictoires  et  dangereuses  qui  se  servaient  de  la  langue  comme 
véhicule,  affectaient  les  esprits  en  si  grand  nombre  que  l'orthodoxie  s'en 
trouvait  alarmée  à  juste  titre.  Averroïstes  et  platoniciens,  matérialistes  et 
ndéistes..  padouans  et  sceptiques  s'érigeaient  en  écoles  et  prêchaient  leurs 
doctrines  à  tout  venant.  Il  devenait  urgent  d'endiguer  ces  dangers  et  de 
satisfaire  îles  clameurs  de  ceux  qui  en  redoutaient  les  conséquences  pour  la 
société  et  la  religion.  Sans  avoir  à  se  réunir  en  une  école  distincte,  de  nom- 
breux apologistes  avaient  relevé  ces  provocations  avec  plus  ou  moins  de 
succès. 

Certains  avaient  pensé  que  le  meilleur  moyen  de  combattre  les  athées 
n'est  pas  de  les  réfuter,  mais  plutôt  de  leur  opposer  une  philosophie  chré- 
tienne comme  l'avait  également  voulu  Lefèvre  d'Etaples.  C'est  ce  qu'a 
essayé  de  faire  Guillaume  Bigot  dans  son  Christianœ  Philosophies  Prœlu- 
diwn  (1549) .  Il  maintient,  en  effet,  que  c'est  avec  la  philosophie  chré- 
tienne seulement  qu'on  peut  arracher  «  cette  erreur  qui  tenait  au  sujet  de 
l'immortalité  de  l'âme,  et  qui  vient  d'Averroès  et  avant  lui  d'Aristote  ». 
Car  le  christianisme  ne  se  trompe  jamais,  tandis  que  la  philosophie  païen- 
ne aboutit  le  plus  souvent  au  probable  et  quelquefois  à  l'erreur  ou  même 
à  l'impiété.  On  peut  ainsi  comprendre,  par  sa  dénonciation  d'Aristote, 
que  Bigot  doit  chercher  son  inspiration  dans  le  platonisme  et  l'augusti- 
nianisme.     Après  avoir  traité  brièvement  du  corps,  de  l'âme  végétative  et 

31   Livre  de  Vers  Lyriques,   1552,  p.    132-135. 
32   Solitaire  Premier,  folio   1    (v)  . 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  83 

de  l'âme  sensitive,  le  Prœludium  se  termine  avec  un  livre  sur  l'âme  rai- 
sonnable, où  l'auteur  conclut  à  son  immortalité  e'n  vertu  de  sa  connais- 
sance d'elle-même  par  réflexion. 

Ce  sont  aussi  des  sympathies  platoniciennes  qui  se  devinent  dans  le 
Ptœfatio  in  Phœdonem  (1552)  de  Turnèbe,  dont  l'apologétique  con- 
siste à  utiliser  les  anciens  eux-mêmes  contre  ceux  qui  se  réclament  d'eux 
pour  aboutir  à  l'athéisme.  Il  dit  lui-même  au  début  de  son  discours  que 
pour  trouver  quelque  arme  contre  les  esprits  qui  nient  l'autorité  des  paro- 
les sacrées,  il  faut  s'aider  de  la  philosophie.  Il  dénonce  aussi  le  rationalis- 
me et  le  scepticisme  qu'il  devine  dans  les  doctrines  de  Pomponazzi.  Mal- 
gré la  brièveté  de  cette  préface,  Turnèbe  trouve  moyen  d'y  rassembler  en 
les  résumant  toutes  les  preuves  en  cours  de  l'immortalité  de  l'âme:  celles 
qui  viennent  de  la  raison,  de  la  nature  de  l'âme  et  des  philosophes  anciens, 
surtout  de  Platon.  Pour  Aristote,  Turnèbe  estime  qu'il  professe  l'im- 
mortalité de  l'intellect  agent,  mais  sans  prendre  parti  dans  la  discussion. 

Cette  même  année  paraissait  le  discours  de  M. -A.  Muret,  De  Digni- 
iate  et  Ptœstantia  Studii  Theologici  (1552)  où  il  dénonce  le  fidéisme  ré- 
sultant des  doctrines  padouanes,  et  où  il  pose  la  question  des  rapports 
entre  la  foi  et  la  raison,  en  prenant  surtout  l'immortalité  de  l'âme  pour 
exemple.  Il  maintient  cependant  que  la  philosophie  est  plus  faible  que 
la  théologie,  parce  que  les  philosophes  anciens  n'ont  connu  avec  certitude 
aucune  des  vérités  spiritualistes.  Ainsi,  il  nous  donne  la  liste  classique  des 
erreurs  sur  Dieu,  sur  le  monde,  que  certains  considéraient  soit  comme 
éternel  soit  comme  formé  d'atomes,  et  sur  l'âme,  à  propos  de  laquelle 
l'accord  est  difficile  entre  pythagoriciens,  épicuriens,  stoïciens  et  l'école 
socratique.  Alors  qu'Aristote  reste  indécis  sur  ces  sujets,  «  Platon  se  rap- 
proche davantage  de  la  vérité;  mais  il  l'a  tellement  mélangée  de  fictions 
mensongères  qu'on  doit  avouer  qu'il  philosophe  en  poète  33  ». 

Pour  Louis  Leroy  également,  Platon  est  un  guide  plus  sûr  qu'Aris- 
tote dont  l'obscurité,  par  endroits,  le  rapproche  de  «  la  seiche,  paquelle 
des  pescheurs  trouble  l'eaue  par  certaine  encre  qu'elle  jette  ».  Aussi,  il 
traduisit  en  français  le  Phédon  de  Platon  ttaictant  de  l'Immortalité  de 
l'Ame  (1553),  en  le  faisant  suivre  de  nombreux  extraits  sur  l'immorta- 
lité pris  de  Platon  et  d'autres  philosophes  grecs.     Dans  sa  préface  au  roi 

3;»  De  Dignitate,  p.   15-17. 


84  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Henri  II,  Leroy  signale  l'athéisme  grandissant  de  ceux  qui  «  mesprisent 
les  sainctes  lettres,  nient  la  Providence  divine,  et  se  mocquent  de  loiers  et 
peines  proposées  en  l'autre  vie,  pour  avoir  grand  occasion  de  servir  à  leurs 
concupiscences  désordonnées  et  voluptés  illicites».  Or,  pour  lui,  la 
croyance  à  l'immortalité  et  à  la  Providence,  constitue  la  base  de  la  reli- 
gion. C'est  pourquoi  il  faut  se  réjouir  que  des  penseurs  païens  nous 
donnent  en  leur  faveur  des  arguments  qu'on  peut  utiliser  comme  preu- 
ves, mais  non  comme  des  autorités.  Car  tout  cela  ne  peut  dispenser  de 
recourir  à  l'Écriture  sainte  qui  seule  a  «  foy  de  soy  mesme  pour  estre  divi- 
nement inspirée  et  rélée  34  ».  «  Contre  ceux  qui  sont  bestes  tant  déraison- 
nables qui  osent  condamner  leurs  âmes  à  mort  et  souiller  leurs  conscien- 
ces de  jugement  tant  abominable  ». 

Il  nous  faut  aussi  mentionner  l'ouvrage  de  Jean  de  Neufville,  apolo- 
giste d'inspiration  platonicienne,  qui  publia  en  1556  un  traité,  De  Pv.l- 
chritudine  Animi,  où  l'érudition  s'allie  à  la  brièveté.  Comme  Hervet  et 
comme  Postel,  notre  auteur  écrit  «  pour  la  multitude  grandissante  cha- 
que jour  des  épicuriens  et  des  athées  de  ce  siècle  »  (op  cit.,  Préface)  .  Dans 
les  deux  premiers  livres,  sur  les  cinq  qui  composent  son  ouvrage,  Neuf- 
ville  rassemble  les  sentences  des  anciens  philosophes  et  poètes  sur  la  beau  • 
té  et  la  laideur  de  l'âme,  sur  sa  substance  et  sur  son  immortalité.  La  dis- 
crimination qu'il  fait  au  profit  des  platoniciens,    est  caractéristique. 

C'est  qu'il  avait  constaté  qu'Aristote  était  utilisé  contre  l'Église, 
Mais  tout  en  reprochant  aux  padouans  d'abuser  de  lui,  il  reprend  les  pas- 
sages où  Aristote  fait  allusion  à  Dieu  et  à  la  Providence.  Il  reconnaît 
aussi  qu'Aristote  n'est  pas  très  clair  sur  la  notion  du  destin;  mais  il  sou- 
tient que  sa  doctrine  n'affecte  pas  la  liberté  humaine.  Malgré  cela,  il  re- 
prend les  accusations  faites  contre  Aristote  et  cherche  à  lui  opposer  Pla- 
ton. Mais  ce  sont  les  averroïstes  et  les  panthéistes  que  Neufville  reprend 
avec  véhémence,  lorsqu'il  s'élève  contre  «  ces  philosophastres,  pour  ne  pas 
dire  épicuriens  et  athées,  qui  rêvent  je  ne  sais  quelle  nouvelle  âme  du  Tout 
animant  l'univers,  et  dont  nos  âmes  particulières  sont  comme  des  rayons 
consubstantiels  ou  des  étincelles35».  Pour  lui,  il  explique  le  retour  des 
esprits  à  l'âme  du  Tout,  ainsi  que  l'union  future  des  âmes  à  Dieu,  par 

34  Phédon,  p.  23. 

35  De  Pulchritudine  Animi,  p.   29-30. 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  85 

l'intermédiaire  du  Christ.  Il  nous  offre  ainsi  une  apologétique  qui  va 
plus  loin  que  l'esquisse  de  la  philosophie  chrétienne  de  Bigot,  et  qui  mar- 
que letendue  de  la  réaction  qui  se  produisit  à  son  époque  contre  les  dis- 
ciples des  padouans  et  des  sceptiques. 

Comme  juste,  les  efforts  pour  endiguer  l'influence  de  ces  derniers 
devaient  venir  de  plusieurs  côtés.  Le  platonisme  ne  pouvait  pas  être  la 
seule  source  d'inspiration  des  apologistes;  reprenant  avec  plus  ou  moins 
de  bonheur  la  tradition  thomiste,  certains  penseurs  ont  utilisé  Aristote  lui- 
même  dans  les  éditions  et  les  commentaires  de  ses  oeuvres  que  Lefèvre 
d'Étaples  avait  publiés  de  1492  à  1507  d'après  les  meilleures  traditions 
italiennes,  dans  un  texte  clair  et  pur  débarrassé  des  subtilités  des  chaires 
officielles  d' outremonts. 

L'aristotélisme  avait  d'ailleurs  inspiré  plusieurs  ouvrages  philoso- 
phiques de  l'époque.  L'initiation  en  était  faite  par  des  traités  du  moyen 
âge,  comme  le  Tractatus  De  Anima  de  Pierre  d'Ailly  auteur  du  XIV* 
siècle,  qui  parut  de  nouveau  en  1503  et  qui  devait  susciter  les  attaques  des 
ramistes.  Il  y  avait  encore  le  De  Immortaîitate  Animœ  de  l'humaniste 
Guillaume  de  Houppelande,  qui  eut  plusieurs  éditions  depuis  1489,  et 
dont  l'intérêt  consiste  tant  dans  sa  réfutation  de  l'averroïsme  que  dans  le 
faux  probabilisme  de  son  auteur.  Il  ne  lui  est  guère  difficile  de  réfuter  les 
trois  thèses  essentielles  de  la  psychologie  averroïste:  la  séparation  de  l'in- 
tellect possible,  son  union  à  l'homme  à  l'âge  de  raison,  et  son  unité  pout 
tous  les  hommes.  Mais  il  n'arrive  pas  à  prouver  la  thèse  traditionnelle 
et  doctrinale  de  l'immortalité,  bien  que  la  raison  puisse  la  confirmer  par 
des  arguments  valables  pour  tous,  infidèles  et  chrétiens,  en  tant  que  pro- 
bables. Cette  première  conclusion  est  suivie  de  cette  autre,  que  «  l'opi- 
nion des  philosophes  qui  supposent  l'âme  immortelle  est  plus  raisonna- 
ble et  probable,  même  en  dehors  de  la  foi,  que  l'opinion  contraire  )).  Et 
le  savant  humaniste  de  terminer  en  exprimant  sa  joie  que  Dieu  nous  ait 
révélé  ce  dogme,  sans  qu'il  soit  nécessaire  ou  indispensable  aux  lumières 
naturelles  de  chacun  de  le  bien  prouver. 

Il  y  avait  aussi  les  Questiones  Physicales  (1510)  de  Pierre  Crock- 
aert,  dominicain  de  Bruxelles.  En  y  commentant  les  traités  d'Aristote 
sur  l'âme  et  sur  la  nature,  Crockaert  expose  et  réfute  la  cosmologie  aver- 
roïste, et  en  partie  la  doctrine  de  l'éternité  du  monde,  par  les  seules  lumiè- 


86  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

res  de  la  raison.  De  la  même  façon,  il  montre  les  erreurs  du  platonisme 
et  de  l'origénisme,  qui  supposent  les  âmes  éternelles  et  créées  avec  le  mon- 
de. Enfin,  il  conclut  que  la  plupart  des  dogmes  peuvent  se  démontrer  par 
la  raison.  Signalons  aussi  des  ouvrages  comme  le  De  Animarum  Immov- 
talitate  (1536)  de  Paleario;  le  De  Libettate  et  Necessitate  Opecum 
(1538)  de  Roméo,  qui  représente  l'âme  non  pas  comme  le  mouvement, 
mais  comme  le  principe  du  mouvement;  et  le  De  Perenni  Philosophia 
(1540)  de  Steuco,  où  Aristote  est  présenté  comme  un  homme  religieux 
et  un  partisan  de  la  Providence.  Pour  ces  auteurs,  comme  pour  Aristote, 
l'âme  peut  agir  ou  rester  en  repos  sans  cesser  d'être;  sa  substance  n'est  ni 
corporelle,  ni  divine,  ni  angélique,  mais  simplement  spirituelle:  elle  ne 
peut  donc  exister  avant  le  corps,  car  elle  n'est  complète  que  par  son  union 
avec  lui. 

Plus  spécialement  en  France  aussi,  la  réaction  contre  les  libertins, 
les  sceptiques  et  les  padouans  surtout,  s'affirmait  avec  plus  de  vigueur 
parmi  les  aristotéliciens  orthodoxes  qui  continuaient  à  écrire  en  latin. 
Gentien  Hervet  publie  en  1544  le  De  Anima  d' Aristote  accompagné  de 
la  réfutation  faite  par  Philipon  de  la  doctrine  matérialiste  d'Alexandre, 
ainsi  que  le  De  Fato  de  ce  dernier  qui  combat  le  déterminisme  stoïcien. 
Les  deux  préfaces  d'Hervet,  écrites  toutes  deux  en  1543,  sont  inté- 
ressantes pour  le  sujet  qui  nous  occupe.  Dans  la  première  il  justifie  sa 
traduction  pour  donner  des  armes  à  ceux  qui  veulent  combattre  l'erreur 
«  criminelle,  pernicieuse  et  mortelle  »  des  athées,  vu  que  ceux-ci  «  n'ont 
pas  trouvé  de  meilleur  moyen  de  se  révolter  contre  Dieu  que  de  faire  mou- 
rir, autant  qu'il  en  était  en  leur  pouvoir,  la  partie  divine  de  leur  être  >\ 
C'est  là  une  allusion  directe  aux  rationalistes  padouans. 

Il  est  vrai,  ajoute  Hervet,  que  ces  incrédules  sont  réfutés  par  plu- 
sieurs philosophes  dont  le  «  divin  Platon  »  qui  prouve  l'immortalité  de 
l'âme  «  par  des  raisons  très  sûres  dans  le  Phédon  ».  Pour  ce  qui  est  d'Aris- 
tote,  ses  arguments  ont  servi  à  Philipon  pour  prouver  l'immortalité,  bien 
que  l'interprétation  d'Alexandre  ait  pu  les  rendre  douteux.  C'est  ce  qui 
explique  l'addition  des  commentaires  de  Philipon  à  la  suite  de  sa  traduc- 
tion du  traité  d' Aristote. 

Dans  la  préface  du  De  Fato,  Hervet  dénonce  «  la  secte  suscitée  des 
enfers  qu'on  appelle  les  athées  »,  et  s'attaque  à  leur  doctrine  inspirée  du 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  87 

déterminisme  stoïcien  «  que  le  destin  et  la  nécessité  inflexible  des  causes 
mènent  à  tout,  et  que  rien  presque  n'est  en  notre  pouvoir  ».  C'est  pour 
cela  qu'il  avait  traduit  les  auteurs  anciens  qui  combattent  le  déterminis- 
me, comme  Alexandre  d'Aphrodisias.  Hervet  fait  ainsi  ressortir  ses  inten- 
tions apologétiques,  par  sa  discrimination  parmi  les  ouvrages  d'Alexan- 
dre. 

Une  autre  source  contemporaine  c'est  la  célèbre  défense  d'Aristote 
par  P,  Galland,  l'ami  de  Vicomereato  dans  son  Contra  Novam  Acade- 
miarn  (Paris  1551).  Ramus  venait  de  développer  ses  attaques  contre 
Aristote,  inspirateur  du  rationalisme  padouan  et  dénoncé  ainsi  comme  le 
prophète  dés  ennemis  de  la  religion.  Au  cours  de  cette  controverse  entre 
platoniciens  et  averroïstes,  Galland  se  fit  le  champion  du  Stagirite:  dans 
sa  longue  apologie,  il  le  défendit  contre  tout  reproche  d'irréligion,  et 
accusa  au  contraire  Ramus  de  pyrrhonisme.  Bien  que  les  amitiés  de  Gal- 
land et  les  implications  de  son  interprétation  d'Aristote  le  rendent  sus- 
pect d'averroïsme,  il  n'en  reste  pas  moins  que  sur  bien  des  points  sa  dé- 
fense d'Aristote  est  très  efficace,  et  comme  telle,  utile  au  péripatétisme. 

Ainsi,  Galland  reconnaît  bien  qu'il  y  a  deux  morales,  celle  des  phi- 
losophes et  celle  du  Christ;  mais  il  soutient  que  si  elles  sont  différentes, 
elles  ne  sont  pas  contraires.  La  première  «  connaissant  la  faiblesse  hu- 
maine, mais  non  la  source  du  péché,  soutient  l'homme  et  l'habitue  à  la 
vertu  ».  Elle  lui  apprend  à  refréner  ses  passions  et  à  pratiquer  naturelle- 
ment la  justice,  la  tempérance  et  la  force.  La  seconde  est  comme  le  cou- 
ronnement de  la  morale  rationelle;  et  les  dogmes  chrétiens  sur  lesquels 
elle  s'appuie  n'altèrent  point  la  beauté  de  la  philosophie  et  deviennent 
d'autant  plus  faciles  à  croire.  Galland  est  bien  d'accord  avec  Ramus  que 
le  prêtre  doit  enseigner  la  morale  religieuse;  mais  il  ne  peut  admettre 
«  qu'il  recommande  les  devoirs  envers  Dieu  et  la  piété,  en  passant  sous  si- 
lence les  vertus  civiques  »  que  nous  pouvons  connaître  par  les  lumières 
de  îa  raison  30.  Il  n'y  a  rien  d'impie  pour  Aristote  à  placer  le  souverain 
bien  de  l'homme  dans  l'exercice  des  vertus  que  la  raison  lui  montre  bon- 
nes et  que  l'homme  a  en  lui-même  le  pouvoir  de  réaliser.  Car  si  la  nature 
est  le  «  guide  souverain  de  l'homme  en  cette  vie  37  »,  elle  n'est  pas  incom- 

36  Contra  Novam  Academiam,  p.  41. 

37  Op.  cit.,  p.  45. 


88  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

patible  avec  la  grâce  et  les  vertus  surnaturelles  qu'aucun  ancien  n'a  pu 
soupçonner. 

On  ne  saurait  davantage  accuser  Aristote  d'irréligion,  car  il  recon- 
naît que  ce  sont  les  dieux  qui  donnent  à  l'homme  ce  bonheur  qu'il  pro- 
pose comme  idéal.  Et  à  plusieurs  reprises,  le  Stagirite  confesse  et  loue  la 
providence  divine  (op.  cit.,  p.  46-47) ,  comme  Galland  le  montre  par  de 
nombreux  textes  d'Aristote.  Il  n'était  pas  d'ailleurs  le  seul  à  défendre 
les  intentions  du  chef  du  Lycée;  Nous  avons  vu  que,  dix  ans  auparavant 
Steuco  avait  soutenu  qu'Aristote  était  un  homme  religieux  et  un  partisan 
de  la  Providence.  Si  même  Galland  voulait  pencher  vers  une  interpréta- 
tion averroïste  de  certaines  thèses  d'Aristote,  les  textes  précis  du  Stagirite 
pouvaient  être  utilisés  sans  scrupules  pour  défendre  les  bases  de  la  morale 
naturelle  contre  les  sceptiques. 

En  ce  qui  concerne  l'immortalité  de  l'âme,  Galland  recueille  tous  les 
textes  d'Aristote  permettant  d'inférer  l'immortalité  du  mens;  et  il  invo- 
que à  leur  appui  les  témoignages  de  nombreux  commentateurs,  depuis 
Théophraste,  Philopon  et  Porphyre,  jusqu'à  saint  Thomas  et  Averroès 
et  Bessarion.  Mais  Galland  reconnaît  que  l'immortalité  d'Aristote  n'est 
pas  celle  des  théologiens;  car  de  toutes  les  facultés  de  l'âme  38  il  ne  laisse 
subsister  que  le  mens.  Cet  aveu,  que  H.  Busson  veut  interpréter  dans  un 
sens  averroïste39  porte  1 'eminent  historien  à  se  demander  quelle  est  la 
nature  de  ce  mens  qu'Aristote  déclare  immortel.  Est-il  unique  comme  le 
veut  Averroès?  ou  bien  multiple,  comme  l'enseignent  les  théologiens? 
Busson  penche  pour  la  première  hypothèse,  parce  que  Galland  avoue  qmt 
l'immortalité  d'Aristote  n'est  pas  celle  des  théologiens.  Mais  cette  diffé- 
rence n'implique  pas  nécessairement  que  l'averroïsme  fut  la  seule  solution 
qu'il  avait  à  choisir,  et  que  Galland  fit  d'Aristote  un  averroïste  avant  la 
lettre.  Il  est  vrai  cependant,  que  certains  passages  du  plaidoyer  de  Gal- 
land révèlent  des  influences  padouanes,  comme  c'est  le  cas  de  celui  qui  a 
trait  à  la  Providence  40.  Mais  cela  ne  doit  guère  signifier  pour  nous 
qu'Aristote  est  nécessairement  un  impie;  d'autant  plus  que  le  fait  d'êtte 
devenu  «  le  fondement  de  l'édifice  évangélique  »  confirme  l'orthodoxie 
de  l'aristotélisme. 


as  op.  cit.,  p.  48. 

39  Sources,  p.  287. 

40  Op.  cit.,  p.  65. 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  89 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  sa  défense  d'Aristote  que  l'ouvrage  de 
Galland  est  intéressant,  mais  encore  pour  ses  attaques  contre  les  «  nou- 
veaux académiciens  »,  comme  l'indique  le  titre  même  du  plaidoyer  de 
Galland.  En  effet,  non  content  de  défendre  le  Stagirite  contre  les  accusa- 
tions d'irréligion  et  d'impiété  de  Ramus,  l'habile  humaniste  se  retourne 
contre  Ramus  lui-même.  Ainsi,  il  trouve  ses  «  attaques  intempérantes  )> 
d'autant  plus  regrettables  et  condamnables,  que  Ramus  ne  peut  rien 
offrir  à  la  place  du  péripatétisme,  si  ce  n'est  le  doute  de  la  Nouvelle  Aca- 
démie, repris  par  son  «  frère  »  Orner  Talon.  Il  aurait  pu  se  tourner  vers 
le  stoïcisme,  autrefois  florissant  41,  ou  même  vers  l'épicurisme;  car  l'un  et 
l'autre  s'appliquent  à  sauvegarder  quelque  religion.  Mais  le  scepticisme 
mène  à  la  ruine  de  la  philosophie  et  de  la  religion;  et  c'est  pour  l'avoir 
prêché  même  sans  avoir  attaqué  l'Évangile,  que  Ramus  et  Talon  méritent 
tous  les  châtiments  42. 

Quel  est  le  but  de  cette  secte  que  Galland  dénonce  avec  autant  de 
véhémence?  Il  nous  le  dit  lui-même:  «L'Académie  veut  détruire  dans 
l'esprit  humain  toute  croyance,  religieuse  ou  autre;  elle  a  entrepris  con- 
tre les  dieux  la  guerre  des  Titans.  Peut-il  croire  en  Dieu  celui  pour  qui 
rien  n'est  certain,  qui  s'acharne  à  réfuter  les  idées  d'autrui,  qui  refuse  toute 
créance  à  ses  sens  et  qui  ruine  l'autorité  de  la  raison?.  .  .  S'il  ne  croit  pas  à 
ce  qui  tombe  sous  l'expérience  et  qu'il  touche  presque  de  la  main,  com- 
ment pourra-t-il  croire  à  l'existence  de  la  nature  divine,  si  difficile  à  con- 
cevoir 43.  »  Sans  aller  jusqu'à  dire  que  Ramus  mérite  le  reproche  de  scepti- 
cisme que  lui  fait  Galland,  on  peut  retenir  de  cette  invective  la  définition 
qui  nous  est  donnée  du  scepticisme  philosophique  et  de  ses  dangers  pour 
la  religion. 

Mais  celui  qui  a  le  mieux  compris  les  causes  et  les  dangers  du  scepti- 
cisme, et  qui  a  dénoncé  avec  plus  de  véhémence  les  padouans  et  les  pyrrho- 
niens,  c'est  Guillaume  Postel,  qui  a  essayé  de  faire  une  synthèse  de  la  rai- 
son et  de  la  foi.  Personnage  complexe  que  ses  contemporains  ont  traité 
tour  à  tour  de  fou  et  de  génie,  d'athée  et  d'apologiste,  Postel  nous  inté- 
resse par  ses  attaques  contre  les  nouveaux  académiciens.  Dans  son  De 
Ocbis  Tetrœ  Concordia  (  1 542) ,  Postel  ne  nous  laisse  aucun  doute  sur  ses 

41  Op.   cit.,  p.    65. 

42  Op.   cit.,   p.    72. 

43  Op.   cit.,   p.    64-65. 


90  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

adversaires.  Ce  sont  d'abord  les  padouans  et  surtout  «  ce  charlatan  de 
Pomponazzi  qui  avait  faussé  les  témoignages  d'Aristote,  de  Galien  ?.t 
d'Averroès  pour  prouver  que  l'âme  est  mortelle  44  ».  Il  distingue  ici  Aris- 
tote  de  ses  commentateurs  italiens  qui  «  en  sont  venus  à  ce  point  d'impié- 
té que  ce  qu'ils  n'oseraient  professer  eux-mêmes,  ils  l'ont  bien  osé  faire 
sous  son  nom  ».  Et  pourtant  il  dénonce  le  péripatétisme  classique  ou  or- 
thodoxe aussi  bien  que  ce  «  philosophe  lucrétien  »  de  Pomponazzi,  ce 
«  satan  damné  pour  qui  la  vertu  est  à  elle-même  sa  foi  et  sa  propre  ré- 
compense 45  ». 

Dans  le  même  ouvrage  qui  traite  de  Dieu  et  du  monde,  des  anges  et 
des  démons,  de  la  nature  de  l'homme,  de  la  divinité  du  Christ,  de  la  va- 
leur de  l'Évangile  et  de  l'immortalité,  Postel  nous  signale  que  les  chapi- 
tres les  plus  importants  sont  ceux  qui  combattent  l'éternité  du  monde,  et 
qui  établissent  l'immortalité.  C'est  donc  bien  les  padouans  qu'il  vise  en 
premier  lieu.  Il  nous  le  dit  clairement  ailleurs:  «  Aristote  et  ceux  qui  le 
suivent  ont  donné  un  enseignement  mauvais  jusqu'ici  parce  que,  sous 
prétexte  que  Dieu  agit  de  toute  éternité  et  qu'il  est  immuable,  ils  ont 
voulu  l'enchaîner  de  toute  éternité  dans  la  nécessité,  au  point  qu'il  aurait 
créé  le  monde  éternel  comme  lui.  »  C'est  aussi  l'idée  de  ses  deux  traités. 
Liber  Formationis  Mundi  (1551)  et  Liber  De  Causis  (1552)  où  il  re- 
nouvelle ses  attaques  contre  les  padouans  et  le  péripatétisme  restauré. 
Tous  ces  livres  ne  sont  donc  pas  écrits  pour  les  croyants,  pour  ceux  qui 
savent  qu'on  peut  enseigner  rationnellement  la  foi,  mais  bien  pour  con- 
vaincre ceux  qui  n'ont  pas  le  vrai  critérium  de  la  vérité. 

Disons  enfin  que  Postel  vise  aussi  les  protestants  français  et  surtout 
les  auteurs  de  Pantagruel,  du  Cymbalum  Mundi  et  des  Nouvelles 
Iles,  dont  le  libertinage  spirituel  et  les  compromissions  fidéistes  mènent 
directement  au  doute  et  à  l'athéisme.  Et  comme  il  ne  néglige  personne, 
il  s'en  prend  enfin  aux  cicéroniens  qui  s'appliquent  seulement  au  choix 
des  mots,,  toujours  étudiant,  comme  dit  saint  Paul,  sans  jamais  arriver 
à  connaître  la  vérité,  semblant  nés  pour  déchirer,  blâmer,  dénigrer  les 
écrits  des  autres.     Ne  faisant  pas  plus  attention  à  la  forme  qu'à  la  doctri- 

44  De  Or  bis,  p.  9. 

45  De  Orbis,   p.    129. 


L'ÉCLOSJON  DU  SCEPTICISME  91 

ne,  les  cicéroniens  finissent  par  aboutir  également  au  doute,  et  se  placent 
ainsi  sur  la  pente  de  l'irréligion,  malgré  le  fidéisme  de  certains  d'entre  eux. 

Le  scepticisme,  voilà  donc  la  grande  hérésie  à  laquelle  aboutissent 
tous  ceux  qui  séparent  la  raison  et  la  foi.  C'est  elle  que  Postel  s'attache  à 
combattre  avec  le  plus  de  vigueur,  car  c'est  elle  qui  cause  le  plus  de  rava- 
ges dans  l'esprit.  Il  nous  le  dit  en  faisant  l'inventaire  des  systèmes  qui 
touchent  aux  relations  de  la  raison  et  de  la  foi  dont  il  veut  montrer  la 
concordance.  «  L'un  affirme  qu'on  peut  tout  savoir,  l'autre  refuse  son  as- 
sentiment à  toutes  les  vérités,  un  troisième  déclare  que  tout  est  douteux, 
quelques-uns  préfèrent  même  renoncer  à  leur  nature  d'homme  que  de  dé- 
clarer vrai  ce  qui  est  manifeste  46.  »  Or,  on  ne  saurait  mettre  fin  aux  dis- 
cussions sans  que  la  raison  ne  soit  «  établie  juge  du  vrai  et  du  faux  et  arbi- 
tre entre  les  adversaires  4T  ». 

Postel  développe  des  idées  analogues  dans  le  De  Summa  Veritatts 
et  le  De  Etruviœ  Origînibus,  parus  tous  deux  en  1551.  Si  le  lus  simple 
moyen  pour  arriver  au  vrai  est  la  foi,  celle-ci  doit  pourtant  céder  à  l'intel 
ligence.  Postel  fait  aussi  allusion  à  un  «  troisième  moyen  »  qui  est  peut- 
être  l'intuition,  car  il  le  réserve  aux  anges  et  il  affirme  qu'Adam  seul  en  a 
joui  parmi  les  hommes.  Mais  la  pensée  est  impossible  à  l'homme  s'il  ne 
croit  au  moins  à  ses  sens  et  à  sa  raison  48.  Sans  cette  double  croyance 
initiale,  il  ne  peut  y  avoir  ni  science,  ni  discussion  et  plus  encore,  on  ne 
saurait  s'élever  jusqu'aux  idées  de  Dieu  et  de  la  Providence. 

Poussant  cette  théorie  jusqu'à  ses  dernières  conséquences,  Postel  va 
même  jusqu'à  dire  qu'il  est  plus  important  d'admettre  la  réalité  de  la  rai- 
son et  des  perceptions,  à  l'encontre  de  l'idéalisme  absolu,  que  de  croire  à 
Dieu  et  à  ses  attributs.  Car  la  raison  aussi  est  chose  sacrée;  puisque  ce  qui 
est  contraire  à  la  raison  est  nécessairement  contraire  à  Dieu.  En  effet,  Dieu 
a  décidé  de  toute  éternité  que  la  droite  raison  serait  pour  nous  loi  éter- 
nelle 49.  Ce  ne  sont  donc  pas  Aristote  ou  Platon  ou  tel  autre  philosophe 
qu'il  faut  prendre  comme  autorité,  mais  bien  «  ce  qui  est  conforme  à  la 
raison  50  »,   laquelle  est  aussi  infaillible  que  l'Église  elle-même.   Car  si 

M  De  Orbis,  liv.   I,  p.  4. 

47  De   Orbis,  Préface. 

48  Voir  De  Etruriœ  Originibus,  p.   7. 

4î)   Voir  Satisfactio  pro  suo  in  Artstotelem  conatu,   1552,  p.   73. 
50   Satisfactio,  p.  74. 


92  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Dieu  est  à  la  fois  la  source  de  la  raison  et  de  l'autorité,  il  faut  que  celles-ci 
s'accordent. 

La  hardiesse  de  ces  théories,  où  l'on  pourrait  distinguer  des  traces 
d'averroïsme,  ne  diminue  pas  la  piété  des  intentions  de  Postel,  qui  veut 
restaurer  la  philosophie  tout  entière  sur  la  primauté  de  la  raison  et  y 
adapter  le  dogme.  Aussi  malgré  l'exagération  de  son  attitude,  et  les  dan- 
gers qu'elle  peut  présenter  pour  la  foi,  on  peut  toujours  garder  de  l'œuvre 
de  Postel  ses  arguments  contre  l'averroïsme  à  la  manière  italienne  et  le 
scepticisme  qui  en  résultait.  Ainsi,  par  exemple,  lorsqu'il  propose  l'amour 
pour  déterminer  Dieu  d'agir  et  pour  résoudre  l'antinomie  entre  la  puis- 
sance, qui  suppose  le  monde  créé  dans  le  temps,  et  l'acte  pur,  qui  suppose 
l'éternité  de  Dieu.  Il  est  donc  inutile,  dit  Postel,  de  demander  ce  que  fai- 
sait Dieu  avant  de  créer;  car  il  n'y  a  pas  de  temps,  ni  de  changement  on 
Dieu.  La  création  du  néant  est  nécessaire,  si  l'on  ne  veut  pas  admettre 
que  le  monde  s'est  créé  lui-même.  Mais  il  ne  faut  pas  croire  que  toute  la 
polémique  de  Postel,  même  quand  il  veut  contredire  Vicomercato,  son 
adversaire»  a  une  égale  valeur  apologétique.  Son  affirmation  que  la  rai- 
son, supérieure  à  l'autorité  devrait  régir  l'univers  nous  indique  qu'il 
n'avait  pas  précisé  les  vrais  rapports  de  l'une  et  de  l'autre.  Sa  tentative 
n'en  reste  pas  moins  importante. 

Ces  traces  d'inexactitude  dans  l'apologétique  se  retrouvent  dans  les 
écrits  d'autres  contemporains,  sans  qu'elles  soient  assez  marquées  pour 
douter  des  bonnes  intentions  de  leurs  auteurs.  Ainsi  en  est-il  d'un  écri- 
vain qui  avait  adopté  lui  aussi  la  forme  dialoguée  pour  mettre  en  avant 
ses  doctrines.  Il  s'agit  de  Louis  Le  Caron  (né  en  1536)  qui  avait  adopté 
le  nom  de  Charondas  à  cause  de  son  amour  des  Grecs.  Ce  fut  l'un  des 
premiers  philosophes  de  la  Renaissance  qui  écrivit  en  français.  Ses  dia- 
logues publiés  en  1556  à  Paris  contiennent  trois  pièces  intéressantes:  Le 
Courtisan,  ou  «  que  le  prince  doit  philosopher  ».  Le  Courtisan  Second, 
ou  «  de  la  vraie  sagesse  et  des  louanges  de  la  philosophie  »,  et  enfin  le 
Vallon,  ou  «  de  la  tranqquillité  d'esprit  ou  du  souverain  bien  ».  La  pen- 
sée de  Le  Caron  n'est  pas  très  originale;  mais  elle  vient  grossir  le  mouve- 
ment apologiste  de  l'époque. 

Dans  l 'avant-propos  du  Courtisan,  Le  Caron  se  plaint  au  lecteur 
que  «  le  peu  de  faveu'rq  ue  je  revi  la  France  porter  aux  plus  diligents  la- 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  93 

beurs  des  siens,  m'avait  longuement  détourné  de  la  continuation  de  mes 
premiers  projets.  Et  après  les  deux  livres  de  la  Philosophie,  un  repos  so- 
litaire me  semblait  plus  gracieux  que  tel  exercice,  combien  que  très  ex- 
cellent et  honorable.  »  Ce  dialogue,,  comme  le  Courtisan  Second  éga- 
lement, suit  d'assez  près  l'œuvre  de  Sadolet.  Le  premier  s'inspire  du  poè- 
me De  Liberis  de  Sadolet,  et  le  second  est  une  paraphrase  du  Phaedrus  du 
même  humaniste.  Mais  ce  n'est  pas  à  cause  de  Sadolet  que  Le  Caron  exal- 
te la  philosophie,  mais  bien  par  enthousiasme  pour  elle-même  et  pour  sa 
valeur  apologétique. 

Comme  la  forme  dialoguée  se  prête  à  la  controverse,  les  personna- 
ges de  Caron  se  partagent  la  critique  et  la  défense  de  la  philosophie.  C'est 
ainsi  que  dans  le  Courtisan,  celui-ci  nous  donne  une  «  oraison  »  contre  la 
philosophie  «  en  laquelle  est  disputé,  qu'il  faut  dresser  toutes  ses  pensées 
au  jugement  du  peuple;  et  que  la  vraie  sagesse  est  l'industrie  d'avoir  le 
contentement  des  choses  plus  estimées  et  désirées  de  la  multitude  51  ».  Et 
l'effet  de  cette  oraison  doit  être  suffisamment  fort  pour  que  Philarête  se 
sente  «  tellement  emeu  que  beaucoup  je  doute  des  estudes  de  ma  jeunes- 
se 52  ».  Mais  la  défense  de  la  philosophie,  que  Le  Caron  nous  définit  com- 
me «  l'amour  de  la  sagesse  53  »,  renverse  la  situation  et  impressionne  ses 
critiques.  C'est  dans  ce  premier  dialogue  que  nous  trouvons  cette  défini- 
tion de  la  loi  qui  rappelle  la  phraséologie  augustinienne:  «  La  loi  estrc 
une  raison  divinement  donnée  à  l'homme  sage,  lequel  pensant  à  l'infirmité 
de  la  nature  des  mortels  suicts  à  misères  calamitez,  s'efforce  de  les  conte- 
nir en  un  certain  ordre:  afin  qu'ils  aient  en  commun  repos  quelque  assu- 
rance w.  » 

On  y  voit  des  allusions  aux  idées  de  loi,  de  paix,  de  tranquillité  et 
d'ordre,  qui  se  trouvent  dans  la  notion  de  bien  commun. 

Dans  le  Courtisan  second,  Le  Caron  adopte  un  plan  identique  au 
Phaedrus  de  Sadolet,  dont  il  copie  même  des  passages  en  entier.  C'est  la 
même  mise  en  scène:  une  première  partie  critique  la  philosophie  en  atta- 
quant en  particulier  la  physique  et  la  morale;  tandis  qu'une  seconde  par- 
tie distingue  les  sophistes  des  vrais  philosophes,  et  se  prononce  en  faveur 


51  Le  Courtisan,  p.  48. 

52  Ibid.,  p.  63. 

53  Ibid.,  p.   36. 
&4  Ibid.,  p.  18. 


94  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

de  la  divine  raison.  Dans  le  Valton,  les  deux  parties  sont  d'inspiration 
diverse.  La  première,  qui  est  un  vrai  traité  de  l'âme,  emprunte  des  argu- 
ments au  Parménide,  au  Thééthète,  au  Banquet  et  au  Timée  de  Platon. 
Nous  y  voyons  l'explication  de  l'unité  de  l'âme,  de  ses  relations  avec  le 
corps,  de  l'influence  de  la  nourriture,  et  enfin  l'élaboration  de  la  doctrine 
des  idées.  La  seconde  partie,  qui  est  un  traité  de  la  Providence,  s'oppose 
au  Fatum  suivant  une  inspiration  stoïcienne  à  la  manière  de  Sénèque  et 
de  Plutarque.  C'est  avec  eux,  d'ailleurs,  que  Le  Caron  distingue  les  vrais 
et  les  faux  biens.  Mais  il  les  dépasse  quand  il  essaie  d'expliquer  le  mal 
qui  doit  nous  détacher  du  monde  et  prouver  la  puissance  divine,  sans  tou- 
tefois désespérer  de  sa  justice.  Aussi  la  Providence  de  Le  Caron  est-elle 
celle  du  chrétien  qui  s'occupe  de  tous  les  détails,  et  non  pas  celle  des  phi- 
losophes. C'est  l'abandon  à  la  Providence  qui  donne  la  tranquillité  à 
l'esprit. 

Qu'on  nous  permette  enfin  de  présenter  Pierre  Boaistuau.  qui,  com- 
me Le  Caron,  empruntera  aux  padouans  des  arguments  qu'il  habillera 
pour  les  besoins  de  son  apologétique:  en  particulier,  il  prendra  des 
moyens  chez  Cardan  pour  réfuter  Pline  et  le  matérialisme.  Ainsi  dans  son 
essai  Le  Théâtre  du  Monde  (1558)  ou  ((il  faict  un  ample  discours  des 
misères  humaines  »  il  commence  par  emprunter  à  Pline  des  descriptions 
pour  montrer  que  les  animaux  sont  plus  heureux  que  les  hommes  à  leur 
naissance,  puisque  la  nature  les  a  pourvus  de  tous  les  éléments  nécessaires 
à  leur  défense,  tandis  que  l'homme  n'a  que  «  des  larmes  pour  héritage  » 
(1er  livre) .  Puis  il  nous  montre  que  l'homme  souffre  de  cette  même  infé- 
riorité à  tous  les  âges  et  dans  toutes  les  conditions  (IIe  livre) .  Enfin,  il 
conclut  par  une  large  esquisse  des  misères  humaines  qui  résultent  de  la  di- 
versité des  religions,  de  la  guerre,  des  maladies,  des  passions  et  de  la  mort 
(IIIe  livre) .  Cependant,  Boaistuau  ne  s'arrête  pas  à  ces  décevantes  réa- 
lités: dans  ce  premier  essai,  il  pose  des  jalons  pour  en  arriver  à  des  thèses 
positives. 

Celles-ci  sont  développées  dans  son  essai  Excellence  et  Dignité  de 
Y  Homme  (1558)  où  il  présente  la  contrepartie  du  premier  livre  de  son 
Théâtre  du  Monde  en  particulier  55.     C'est  ici  qu'il  use  surtout  de  Car- 

55  Nous  avons  utilisé  l'édition  de  1561  (Paris)  qui  porte  le  titre  Le  Théâtre 
du  Monde,  avec  un  brief  di&cours  de  l'excellence  et  dignité  de  l'homme.  Le  nom  de 
notre  auteur  est  écrit  Boaystuan  après  le  titre  et  Bouaystuau  après  l'épître  dédicatoire. 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  95 

dan,  au  point  de  se  compromettre,  sans  se  laisser  aller  toutefois  à  en  favo- 
riser les  doctrines.  Boaistuau  nous  montre  ici  que  l'homme  est  supérieur 
au *c  bêtes  à  cause  de  sa  création  et  de  celle  de  son  âme,  à  cause  de  sa  beauté 
et  de  ses  arts.  L'argument  se  fonde  et  se  concentre  sur  l'excellence  de 
l'âme  qui  est  «  inspirée  »  de  Dieu  dans  le  corps  humain.  Il  en  développe 
la  théorie  d'après  la  doctrine  chrétienne.  Mais  il  reste  suspect  en  raison  de 
ses  affiliations  avec  les  padouans.  C'est  ce  qui  ressort  de  ses  idées  sur  les 
miracles  qu'il  trouve  chose  naturelle,  tout  comme  Cardan  et  les  rationa- 
listes de  son  temps.  Pourtant,  il  place  en  Dieu  leur  cause  dernière,  quand 
il  nous  dit  que  l'âme  s'affranchit  des  besoins  terrestres  par  la  contempla- 
tion, et  qu'elle  puise  dans  la  communion  avec  Dieu  des  forces  incompa- 
rables. 

Mais  c'est  bien  en  raison  de  la  nature  de  l'âme  que  les  miracles  sont 
possibles,  de  même  qu'il  y  a  des  animaux  et  des  plantes  qui  ont  des  pou- 
voirs extraordinaires.  Néanmoins,  si  cette  notion  des  miracles  rend  boi- 
teuse l'apologétique  de  Boaistuau,  celui-ci  croit  en  l'Évangile  et  reste  chré- 
tien dans  son  attitude  et  dans  ses  intentions,  comme  le  montrent  ses  vio- 
lentes apostrophes  contre  les  vices  de  la  cour  et  contre  les  épicuriens  de 
son  époque. 

Dans  les  arguments  proposés  par  Boaistuau  en  faveur  de  l'une  ou 
l'autre  de  ses  thèses,  il  cite  souvent  des  auteurs  à  l'appui  de  ses  thèses,  selon 
la  coutume  du  temps  où  la  découverte  des  anciens  avait  donné  aux  écri- 
vains une  mine  extraordinaire  d'opinions  sur  tous  les  sujets.  Au  sujet  de 
l'excellence  de  l'âme,  par  exemple,  Boaistuau  se  réfère  aux  idées  de  Lac- 
tance,  de  Grégoire  de  Nysse  et  de  plusieurs  autres  modernes  «  qui  se  sont 
exercez  en  semblables  subjects,  comme  Janotius,  Facius,  et  en  nostre  vul- 
gaire celui  qui  a  escript  contre  les  Nouveaux  Académiciens516)).  La  der- 
nière allusion  se  rapporte  ici  à  Guy  de  Bruès,  un  des  auteurs  les  moins 
connus  de  l'époque,  qui  mérite  pourtant  beaucoup  d'attention. 

L'époque  ardente  de  la  Pléiade,  en  effet,  possède  un  témoin  perspi- 
cace et  agissant  de  ces  controverses  qui  mettaient  aux  prises  les  esprits  in- 
dépendants et  les  défenseurs  de  la  tradition.     C'est  ainsi  que  les  Dialo 
gués  contre  les  Nouveaux  Académiciens  (1557)  de  Guy  de  Bruès  reflètent 

5G  Le  Théâtre  du  Monde   (éd.  de   1561)    p.    104  b. 


96  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

les  préoccupations  philosophiques  et  littéraires  de  la  Renaissance  fran- 
çaise. Selon  une  brève  présentation  de  Rémi  Belleau,  Bruès  était  un 
«  homme  fort  docte  et  des  mieux  versez  en  la  cognoissance  du  Droict  eï 
de  la  Philosophie,  comme  il  a  faict  paroistre  par  certains  Dialogues  qui  se 
lisent  aujourd'huy  5T  ».  Nous  connaissons  peu  de  sa  vie:  à  bien  compren- 
dre les  allusions  qu'il  fait  dans  son  ouvrage  et  les  mentions  accidentelles 
de  son  nom  dans  les  œuvres  de  ses  contemporains,  nous  pouvons  dire 
qu'il  faisait  partie  de  l'entourage  de  Ronsard  et  qu'il  fréquentait  les  amis 
du  grand  poète  r>8.  Mais  c'est  moins  sa  personne  que  sa  pensée  qui  nous 
intéresse  ici:  ses  Dialogues  nous  la  livrent  sans  fard  mais  avec  prudence. 

Le  but  que  vise  Bruès  est  la  purification  des  esprits  par  la  discussion 
publique  des  hautes  questions  qui  doivent  intéresser  l'homme  et  le  ci- 
toyen. Car  ce  qui  l'a  frappé  le  plus,  c'est  la  situation  de  ces  esprits  qui 
doutent  de  la  raison,  par  suite  de  la  diversité  des  opinions  sur  les  problè- 
mes d'intérêt  fondamental.  Or,  ces  différences  expliquent  aisément  le  scep- 
ticisme: du  moment  qu'on  ne  s'entend  plus  pour  donner  une  note  absolue 
aux  principes,  c'est  l'opinion  qui  règne  et  c'est  la  croyance  qui  se  substi- 
tue à  la  vraie  connaissance.  Et  le  mal  descend  alors  du  domaine  de  l'esprit 
dans  celui  de  la  pratique,  mettant  ainsi  en  péril  l'ordre  de  l'état  et  de  la 
religion. 

C'est  ainsi  que  Guy  de  Bruès  nous  montre  d'abord  les  conséquences 
de  ce  relativisme  de  fait  dans  l'histoire  de  la  pensée  humaine.  La  nature 
de  l'âme,  la  valeur  de  la  connaissance,  la  matière  des  sciences  particulières, 
les  attributs  de  la  divinité,  l'essence  du  bien  et  du  mal,  les  caractères  de  la 
vertu  et  du  vice,  enfin  les  fondements  des  lois  humaines,  tous  ces  sujets 
ont  fourni  au  scepticisme  une  base  de  discussion.  Mais  tout  en  caracté- 
risant ce  relativisme,  Bruès  dénonce  en  même  temps  ses  faiblesses  dans 
tous  les  domaines.  Les  livres  des  anciens  et  ceux  de  ses  contemporains 
qu'il  a  dû  lire,  lui  ont  fourni  des  arguments  qu'il  donne  alternativement, 
sans  se  soucier  beaucoup  des  liaisons  intimes  ou  des  raisons  profondes  qui 
les  rapprochent  ou  les  opposent.  On  ne  saurait  dire  que  ces  arguments 
soient  originaux;  mais  il  serait  juste  d'ajouter  que  le  rôle  que  Bruès  fait 

57  Note  de  Belleau  au  sonnet  58  du  second  livre  des  Amours  de  Ronsard  (Œu- 
vres Complètes,  t.  I,  p.  418,  éd.  Marty-Laveaux)  .  Dans  ce  beau  sonnet  qu'il  adresse 
à  Bruès,  le  chef  de  la  Pléiade  «  se  plaint  à  lui  du  mal  qu'il  reçoit  en  amour  ». 

58  Voir  notre  thèse  Guy  de  Bruès  et  son  temps  (MMS  de  415  p.),  présentée 
en   1945  à  l'Université  de  Montréal. 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  97 

jouer  aux  sciences  exactes  dans  cette  discussion  marque  un  certain  souci 
de  penser  d'une  manière  personnelle  sur  le  grave  sujet  qui  le  préoccupe. 

Cette  même  réflexion  personnelle  a  dû  aider  Bruès  à  découvrir  les 
principaux  chefs  d'argumentation  contre  le  scepticisme.  Car  il  devait 
ignorer  les  œuvres  des  sceptiques  grecs  et  romains  qui  n'étaient  pas  encore 
courants  à  son  époque.  Aussi  le  fond  et  la  forme  de  ses  Dialogues  souf- 
frent de  cette  insuffisance.  Ainsi,  il  joue  un  peu  gauchement  avec  ses  qua- 
tre interlocuteurs,  en  les  faisant  intervenir  inutilement  bien  souvent,  pour 
donner  l'impression  de  mouvement  et  d'action.  D'autre  part,  la  com- 
plaisance avec  laquelle  il  expose  les  arguments  pyrrhoniens  par  la  bouche 
de  Baïf  et  d'Aubert,  fait  parfois  penser  à  cette  remarque  malicieuse  de 
Renan  5ô  que  les  livres  qui  prétendent  réfuter  les  hérétiques  sont  souvent, 
par  l'insuffisance  de  la  réfutation  ou  par  le  trop  consciencieux  exposé  des 
erreurs,  un  véhicule  puissant  des  théories  qu'ils  croient  combattre.  C'est 
ainsi  que  la  faiblesse  des  répliques  dogmatiques  de  Ronsard  et  de  Nicod 
n'ont  pas  empêché  Montaigne  par  exemple,  qui  a  lu  Bruès,  de  prendre 
parti  pour  les  douteurs. 

Allant  plus  loin,  on  pourrait  même  dire  que  Bruès  veut  peut-être 
utiliser  ses  «  entreparleurs  »  pour  exprimer  ses  propres  doutes,  et  qu'il 
refuse  d'écraser  ses  adversaires  par  la  raison  afin  de  mettre  ses  difficultés  en 
meilleure  évidence.  Ainsi,  nous  dit-il,  «  si  nous  sçavons  au  vray  quelque 
chose  (attendu  que  la  vérité  consiste  en  une  unité  simple  et  indivisible  et 
que  la  cognoissance  des  choses,  comme  dit  Prode,  est  la  première  et  prin- 
cipale cause  qui  nous  fait  estre  d'accord) ,  nous  ne  nous  contredirions  pas 
ainsi  les  uns  les  autres  60  ».  Mais  nous  ne  croyons  pas  que  Bruès  ait  des 
intentions  de  ce  genre.  Car  s'il  permet  à  ses  adversaires  d'exposer  et  de 
soutenir  leurs  thèses,  il  réfute  toujours  leurs  arguments  à  la  fin  avec  toutes 
les  ressources  dont  il  dispose.  Même  si  l'initiative  semble  appartenir  aux 
«  nouveaux  académiciens  »  plutôt  qu'à  leurs  adversaires,  .chacun  des  trois 
dialogues  se  termine  par  un  hymne  de  confiance  en  l'esprit  de  l'homme  et 
de  gratitude  envers  la  divinité  qui  nous  a  donné  la  faculté  de  connaître  et 
les  moyens  d'agir  selon  la  raison;  tandis  que  les  partisans  de  l'opinion 
s'avouent  vaincus  et  proclament  avec  joie  leur  défaite. 

59  Souvenirs  de  Jeunesse,  ch.  IV. 

60  Dialogue,  I,  p.  97. 


98  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 


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Il  est  à  remarquer  aussi  que  les  contemporains  de  Bruès  qui  se  sont 
élevés  contre  les  sceptiques  et  les  matérialistes,  comme  Sadolet,  Galland 
et  Postel,  n'ont  guère  été  plus  radicaux  que  lui  dans  le  choix  de  leurs  ar- 
guments. Ce  fait  pourrait  s'expliquer  par  le  caractère  même  de  l'influen- 
ce naturelle  de  la  religion  dans  le  pays.  L'enseignement  traditinonel  avai: 
ainsi  créé  une  attitude  de  l'esprit  qui  ne  provoquait  pas  le  besoin  d'insister 
sur  certains  arguments  que  chacun  sentait;  tandis  que  la  nouveauté  des 
attaques  contre  la  religion  leur  donnait  une  certaine  importance.  L'invec- 
tive oratoire  ou  le  simple  rappel  de  certains  arguments  étaient  probable 
ment  considérés  comme  suflisants  pour  les  besoins  immédiats  de  l'apolo- 
gétique. 

Nous  pouvons  ainsi  conclure  que  les  Dialogues  de  Guy  de  Bruès  ont 
un  but  moral  qui  correspond  aux  intentions  qu'il  nous  affirme  dans  sa 
Préface  et  dans  son  Épitre  dédicatoire  au  cardinal  de  Lorraine  où  il  nous 
dit:  «  Voyant  que  les  opinions  que  nous  avons  conceus  nous  rendent 
amys  ou  bien  ennemys  de  la  vérité,  qui  est  le  vray  but  de  toutes  sciences, 
j'ay  mis  peine  en  ces  miens  dialogues  de  prévenir  la  jeunesse  et  la  détour- 
ner de  croire  ceux  qui  disent  que  toutes  les  choses  consistent  en  la  seule 
opinion,  s'efforçant  par  mesme  moien  d'abolir  et  mettre  à  mépris  la  reli- 
gion, l'honneur  de  Dieu,  la  puissance  de  nos  supérieurs,  l'autorité  de  la 
justice,  ensemble  toutes  les  sciences  et  les  disciplines.»  Tant  de  soucis, 
croyons- nous,  ne  sauraient  être  compatibles  avec  la  moindre  suspicion 
quant  à  l'orthodoxie  de  Bruès:  ce  qu'on  pourrait  lui  reprocher  tout  au 
plus,  c'est  la  pauvreté  de  ses  moyens  pour  donner  à  sa  tentative  une  solu- 
tion définitive.  Mais  celle-ci  mérite  une  place  respectable  dans  l'histoire 
des  idées  de  la  Renaissance:  car  elle  cristallise  de  louables  préoccupations 
qui  s'affirmeront  avec  une  vigueur  croissante  à  mesure  que  les  apologistes 
prendront  conscience  de  leurs  moyens  et  de  leur  force. 

En  effet,  dès  cette  époque,  l'apologétique  s'affine  avec  Bourgueville, 
dont  VAthéomachie  (1564)  révèle  l'ardeur:  et  surtout  avec  Viret  qui 
écrivit  V Instruction  Chrétienne  (1564)  pour  réfuter  toutes  les  thèses  an- 
tichrétiennes. Mais  il  put  compléter  tout  juste  sa  controverse  contre  les 
Padouans,  où  sa  manière  et  ses  arguments  préfigurent  déjà  les  belles  thè- 
ses de  Plessis  Mornay  et  de  Georges  Pacard.  Citons  aussi  les  trois  traités 
de  l'Académie  Française  —  publiés  entre  1557  et  1580  —  de  La  Primau- 


L'ÉCLOSION  DU  SCEPTICISME  99 

daye:  la  Défense  de  la  Foy  de  nos  Ancêtres  (1564)  de  Cheffontaines;  les 
ouvrages  de  deux  moralistes  protestants,  Discours  Politqiues  et  Militaires 
(1587)  de  La  Noue,  et  les  Excellens  Discours  (15871)  de  Lespine;  le 
traité  De  l'Âme  (1588)  de  Crespet,  les  livres  de  la  Constance  es  Calami- 
tez  Publiques  (1594)  écrits  par  Du  Vair,  et  enfin  le  Traité  de  V Immor- 
talité de  l'Ame  (1595)  de  Champagnac.  Ces  derniers  auteurs  mènent  a 
l'époque  de  Montaigne,  et  forment  un  parterre  à  l'œuvre  des  grands  apo- 
logistes comme  Plessis  Mornay,  Georges  Pacard,  Pierre  Macé,  Noël  du 
Fail,  et  enfin  Pierre  Charron,  qui  illustrèrent  les  dernières  années  de  la 
Renaissance  française. 


Arrivé  au  terme  de  cette  esquisse,  nous  voudrions  insister  encore 
une  fois  sur  l'importance  et  l'intérêt  de  l'histoire  de  la  philosophie  pen- 
dant la  Renaissance  française.  Le  détail  de  cette  histoire  reste  encore  à 
faire;  car  les  travaux  qui  se  rapportent  au  développement  des  idées  phi- 
losophiques pendant  cette  période,  sont  dus  surtout  à  des  historiens  de  la 
littérature,  comme  Renan,  Texte,  Nolhac,  Vianey,  Chamard,  Charbon- 
nel,  Lefranc,  Renaudet,  Laumonier,  Hauser,  Imbard  de  la  Tour  et  sur- 
tout Villey,  Plattard  et  Busson  qui  ont  été  pour  nous  des  guides  précieux. 

C'est  ainsi  que  l'influence  de  l'Italie  au  XVIe  siècle,  et  en  particulier 
de  l'École  de  Padoue,  a  été  déterminée  avec  grand  soin  par  ces  éminents 
historiens.  Ils  ont  pu  aussi  noter  les  réactions  des  principaux  penseurs 
français  qui  donnent  à  cette  période  ce  caractère  si  touffu  et  si  remuant. 
Mais  ces  penseurs  sont  généralement  étudiés  par  rapport  à  leurs  sources 
et  au  climat  intellectuel  de  leur  temps,  plutôt  qu'en  eux-mêmes  pour  la 
structure  de  leurs  doctrines.  Il  est  vrai  qu'on  ne  trouve  pas  chez  eux  une 
grande  originalité  d'idées,  et  encore  moins  l'esquisse  d'un  système  person- 
nel. Néanmoins  leur  témoignage,  leurs  préoccupations  et  leur  méthode 
ont  un  grand  intérêt  pour  l'historien  de  la  philosophie.  De  plus,  leurs 
œuvres  nous  aident  à  mieux  comprendre  les  conséquences  idéologiques  de 
la  Réforme,  et  la  continuité  spirituelle  qui  relie  les  controverses  philoso- 
phiques du  moyen  âge  aux  grands  systèmes  qui  ouvrent  les  temps  mo- 
dernes. 

Thomas  GREENWOOD, 

professeur  à  la  faculté  de  philosophie. 


L'année  littéraire  1946 


Les  années  se  suivent  et  ne  se  ressemblent  pas.  Certaines  restent 
dans  l'histoire  des  peuples  des  dates  à  jamais  mémorables,  d'autres  ne 
laissent  nulle  trace  profonde  dans  l'évolution  des  nations.  Mais,  malgré 
les  hauts  et  les  bas  de  l'histoire,  il  y  a  dans  la  vie  des  nations  une  conti- 
nuité à  travers  les  ans  et  les  siècles,  et  certains  événements  en  apparence 
négligeables  sont  parfois  à  l'origine  de  phénomènes  considérables  qui 
marquent  les  nations  et  exercent  une  influence  profonde  et  constante  sur 
l'évolution  des  mœurs  et  de  la  pensée.  Ainsi,  1636  et  1830  sont  des  dates 
célèbres  dans  l'histoire  de  la  littérature  française,  mais  le  Cid  et  Hernani 
sont  des  œuvres  qui  ont  été  préparées  par  des  années  de  travail  et  ces  dates 
ne  sont  que  l'aboutissement  d'une  évolution  antérieure  qu'il  convient  de 
ne  pas  ignorer.  L'année  1945  a  été,  au  Canada  français,  particulière- 
ment remarquable  1t  grâce  principalement  à  Gabrielle  Roy,  Germaine 
Guèvremont,  Robert  Charbonneau,  Jacqueline  Mabit  et  Guy  Frégault. 
L'année  qui  prend  fin,  1946,  n'offre  rien  de  comparable  aux  œuvres  de 
ces  écrivains,  si  ce  n'est  l'ouvrage  fondamental  que  Léon  Gérin  a  consacré 
Aux  sources  de  notre  histoire.  Toutefois,  tout  n'est  pas  médiocre  dans  la 
production  de  cette  année  et  quelques  œuvres  honnêtes  méritent  mieux 
qu'une  simple  mention.  Si  1946  n'a  été  marqué  par  la  publication 
d'aucune  œuvre  littéraire  qui  atteigne  au  niveau  de  Bonheur  d'occasion  ou 
d' Au  pied  de  la  pente  douce,  de  30  arpents  ou  de  Menaud,  maître  dra~ 
veur,  des  lies  de  la  nuit  ou  des  Regards  et  jeux  dans  l'espace,  quelques- 
unes  des  œuvres  de  l'année  peuvent  subir  la  comparaison  avec  la  moyenne 
des  œuvres  littéraires  qui  attiraient  notre  attention  avant  la  subite  appa- 
rition d'un  groupe  de  jeunes  écrivains  qui  a  porté  soudain  notre  littérature 
à  un  niveau  jusque-là  inégalé.  Il  est  sans  doute  illégitime  de  demander 
que  les  muses  nous  favorisent  tous  les  ans  d'une  floraison  d'ouvrages  de 

1   Voir  la  Revue  de  l'Université  d'Ottawa,  avril-juin   1946,  p.   215-224. 


L'ANNÉE    LITTÉRAIRE    1946  101 

première  valeur,  et  nous  aurions  mauvaise  grâce  à  mésestimer  les  efforts 
honnêtes  de  quelques  bons  artisans  de  nos  lettres  qui,  bon  an  mal  an 
conservent  le  feu  sacré. 

En   1946  comme  toujours,  nos  lecteurs  ont  tourné  les  yeux  vers 
Paris  et  l'arrivée  des  nouvelles  œuvres  françaises  était  toujours  accueillie 
avec  enthousiasme  —  un  enthousiasme  souvent  excessif  et  aveugle.  Après 
quelques  années  de  séparation  complète,  les  Canadiens  veulent  prendre 
les  bouchées  doubles  dans  la  littérature  de  la  France  contemporaine,  mais 
nos  éditeurs  montréalais  remettent  sur  le  marché  beaucoup  plus  d'œuvres 
d'avant-guerre  que  d'œuvres  nouvelles,  de  sorte  que,  alors  que  beaucoup 
aimeraient  prendre  connaissance  de  l'œuvre  récente  d'un  Sartre,  d'une  de 
Beauvoir,  d'un  Éluard  et  d'un  Bataille,  on  leur  offre  en  quantité  considé- 
rable du  Giraudoux  et  du  Bainville,  du  Valéry  et  du  Balzac.  Chose  re- 
marquable, les  dernières  œuvres  des  grands  écrivains  contemporains    les 
plus  populaires  dans  l'élite  canadienne  —  L'Œil  écoute  de  Claudel,  Mon 
Faust  de  Valéry,  La  Folle  de  Chaillot  de  Giraudoux,  La  Reine  morte  de 
Montherlant,  Monsieur  Ouine  de  Bernanos,  Benjamin  Constant  de  Char- 
les du  Bos,  Les  Noyers  de  V Altenbutg  de  Malraux,  n'ont  pas  été  réédi- 
tées au  Canada.    D'autre  part,  Lucien  Parizeau  nous  a  apporté  des  cahiers 
de  poèmes  de  Pierre  Emmanuel,  de  Loys  Masson  et  de  Pierre  Seghers, 
Variétés  a  réédité  les  Mal-aimés  de  Mauriac  et  l'Arbre  a  publié  A  l'échelle 
humaine  de  Léon  Blum,  ce  qui,  on  en  conviendra,  ne  suffit  guère  à  nous 
tenir  au  courant  de  la  production  courante  en  France.   Si  je  mentionne  des 
œuvres  françaises  ici,  c'est  qu'il  n'est  pas  possible  de  faire  le  bilan  d'une 
année  littéraire  au  Canada  français  sans  tenir  compte  des  œuvres  de  notre 
ancienne  mère  patrie  dont  nous  sommes  encore  une  colonie  culturelle. 
Cela  est  si  vrai  que  nos  journaux  et  revues  consacrent  encore  plus  d'espace 
à  la  critique  des  œuvres  françaises  qu'à  celle  des  ouvrages  canadiens,  ce  qui 
s'explique  facilement  par  le  fait  que  nos  éditeurs  rééditent  plus  d'œuvres 
de  France  qu'ils  ne  lancent  de  livres  de  nos  auteurs. 

Au  chapitre  du  roman,  il  faut  signaler,  cette  année,  deux  œuvres 
honnêtes,  Vézine  de  Marcel  Trudel  et  Impasse  de  Serge  Roy.  Consciem- 
ment ou  non,    délibérément  ou  non,  Marcel  Trudel  s'inscrit  avec  cette 


102  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

œuvre  dans  la  lignée  de  Léo-Paul  Desrosiers  non  seulement  par  le  sujet, 
mais  encore  par  l'inspiration  et  l'écriture.  Comme  Desrosiers,  Trudel  aime 
les  constructions  bien  ordonnées,  les  paysages  villageois,  les  descriptions 
détaillées;  comme  lui,  il  aime  à  associer  la  nature  aux  événements  hu- 
mains; mais  il  fait  beaucoup  plus  parler  ses  personnages  que  l'auteur  des 
Opiniâtres  et  il  recourt  fréquemment  au  parler  populaire,  alors  que  son 
aîné  préfère  conserver  son  style  aussi  solennel  que  possible,  même  pour 
évoquer  le  comportement  ou  le  langage  des  êtres  les  plus  humbles.  Vézine 
est,  en  effet,  presque  un  roman  populiste,  mais  ce  n'est  pas  un  roman  des 
faubourgs  comme  Bonheur  d'occasion  ou  Au  pied  de  la  pente  douce, 
c'est  un  roman  de  la  campagne  où  ses  humbles  respirent  l'air  pur,  boivent 
le  soleil  entre  la  forêt  immense  et  la  rivière  qui  coule  au  pied  du  village. 
Le  décor  de  Vézine  rappelle  celui  de  Nord-Sud. 

Vézine  est  le  roman  d'un  simple  qui,  orphelin  de  bonne  heure,  le 
resta  toute  sa  vie,  déshérité  à  tous  les  points  de  vue  et  qui  ne  connut  ja- 
mais d'autre  refuge  que  le  rêve.  Cet  homme  naturel  n'avait  pour  amis  que 
les  hirondelles,  les  poissons  et  les  rats  blancs,  jusqu'au  jour  où  il  s'attacha 
à  une  enfant  de  quinze  ans  que  la  mort  vint  bientôt  ravir  à  ses  espoirs. 
L'intrigue  est,  on  le  voit,  des  plus  simples  et  ne  comporte  rien  d'imprévu. 
Ce  n'est  pas  par  là  que  le  roman  intéresse,  Marcel  Trudel  n'est  pas  un 
créateur  puissant  qui  entraîne  tout  un  univers  dans  le  mouvement  de  son 
imagination  passionnée.  C'est  un  peintre  tranquille  qui,  en  plus  d'avoir 
fait  vivre  un  personnage  malgré  tout  sympathique,  brosse  par  panneaux 
le  tableau  d'un  village  au  début  du  siècle.  On  trouve  dans  Vézine  des 
descriptions  précises  et  d'un  pittoresque  quelque  peu  suranné,  de  la  rivière, 
de  la  forêt,  des  fruitages,  du  village,  de  la  messe  de  minuit,  des  noces  d'ar- 
gent et  autres  événements  qui  rompent  la  monotonie  d'une  vie  provin- 
ciale. Heureusement,  les  scènes  choisies  —  Marcel  Trudel  aime  à  faire  le 
morceau  d'anthologie  —  se  rattachent  toujours  d'une  manière  ou  d'une 
autre  à  l'histoire  du  pauvre  Vézine  et  le  roman  ne  manque  pas  d'unité» 
C'est  ce  personnage  de  rien  du  tout  qui  donne  à  l'œuvre  une  note  poéti- 
que dans  un  décor  réaliste. 

Tout  dans  Vézine  est  sobre,  modéré  et  sain;  l'œuvre  est  juste  de  ton 
et  vraisemblable,  et  le  roman  colle  au  réel;  c'est  ce  qui  en  fait  à  la  fois  la 


L'ANMÉE    LITTÉRAIRE    1946  103 

valeur  et  la  limite.     Cette  histoire  d'un  simple  est  une  œuvre  de  bon  ou- 
vrier honnête,  qui  s'inscrit  dans  la  tradition  du  roman  régionaliste. 

Impasse  est,  au  contraire,  un  roman  cosmopolite  et  urbain.  Débu- 
tant à  Pointe-au-Pic,  le  roman  de  Serge  Roy  nous  transporte  ensuite  à 
Québec  et  à  New-York.  Louis  Laurin,  biologiste,  a  quitté  le  monde  et 
ses  vanités,  pour  se  consacrer  tout  entier  à  ses  recherches.  Ce  passionné  de 
la  science  n'a  que  mépris  pour  tout  ce  qui  ne  se  rapporte  pas  à  son  unique 
préoccupation  et  se  sent  perdu  dès  qu'il  quitte  son  laboratoire.  Aussi  sa 
femme,  créature  sensible  et  nerveuse,  s'est-elle  détachée  de  lui  et,  à  la  suife 
de  plusieurs  scènes  violentes,  s'enfuit  avec  un  pilote,  Robert  Bourgeois, 
qui  est  rentré  au  pays  à  la  fin  de  la  guerre,  sans  sa  femme,  une  Anglaise 
qui  n'a  pas  voulu  le  suivre  au  Canada.  Robert,  devant  entrer  à  l'emploi 
d'une  compagnie  de  transport  aérien  qui  fait  le  service  entre  New-York 
et  Mexico,  et  apprenant  que  sa  femme  et  sa  belle-mère  ont  décidé  de  le 
rejoindre  au  Canada,  envoie  Thérèse  à  New- York,  où  il  la  rejoint  bien- 
tôt. Au  moment  où  sa  femme  arrive  à  New-York  avec  sa  mère  qui  révè- 
le à  Thérèse  que  Robert  est  marié,  ce  dernier  perd  la  vie  lorsque  son  avion 
s'écrase  quelque  part  entre  New-York  et  Mexico,  et  le  roman  prend  fin 
avec  cette  quadruple  impasse  à  laquelle  aboutissent  Louis  Laurin,  qui  a 
sacrifié  sa  femme  à  ses  recherches  scientifiques,  Thérèse,  qui,  exaspérée, 
est  partie  à  la  recherche  du  bonheur  avec  Robert,  ce  dernier  qui,  marié  en 
Angleterre,  est  revenu  seul  au  pays,  et  la  femme  de  ce  dernier  qui  a  aban- 
donné son  mari  par  faiblesse  devant  la  tyrannie  maternelle.  Tel  est  le 
sujet  de  ce  roman  qui  rappelle,  par  l'esprit,  le  style  et  la  construction,  les 
romans  à  thèse  de  Paul  Bourget. 

Cette  tranche  de  vie  se  déroule  dans  les  quelques  mois  qui  vont  du 
3  juillet  1945  au  18  septembre  de  la  même  année  et  l'auteur,  qui  ne  nous 
révèle  que  peu  de  choses  de  l'enfance  et  de  la  jeunesse  de  ses  personnages, 
nous  plonge  immédiatement  dans  la  tragédie  qui  se  dénoue  moins  de  trois 
mois  plus  tard.  Impasse  réduit  l'action  à  l'essentiel,  malgré  certaines  ré- 
pétitions de  scènes  semblables,  et  les  événements  se  succèdent  chronologi- 
quement jusqu'au  dénouement  tragique.  L'affabulation  n'a  rien  de  nou- 
veau, les  personnages  n'ont  pas  de  densité,  les  descriptions  sont  peu  abon- 
dantes et  vagues,  les  dialogues  et  monologues  rares,    le    style  simple  et 


104  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

froid.  A  l'exception  de  Robert,  qui  est  divisé  contre  lui-même  et  hésite 
à  rompre  ses  liens  pour  se  refaire  une  vie  heureuse,  les  personnages  ne  pré- 
sentent pas  beaucoup  de  complexité:  Laurin  est  tout  entier  tourné  vers  la 
science,  Thérèse  est  tout  absorbée  par  son  aventure  sentimentale  et  Betty 
Bourgeois  est  d'une  insipidité  achevée;  les  comparses  sont  plus  pittores- 
ques, mais  ne  jouent  qu'un  rôle  secondaire  dans  cette  aventure  contempo- 
raine. L'auteur  a,  en  effet,  eu  le  mérite  de  situer  sa  tragédie  au  lendemain 
de  cette  guerre  et  de  mêler  à  l'éternel  problème  du  mariage  de  l'homme 
de  science,  le  problème  renouvelé  des  difficultés  que  peut  présenter  Tinter- 
mariage.  Mais  l'œuvre  est  banale,  et  sans  intensité.  L'impasse  à  laquelle 
aboutissent  ceux  qui  ont  quitté  le  sentier  du  devoir  pour  la  route  illusoi- 
rement plus  facile  des  plaisirs  donne  au  roman  son  sens  moral. 

Montréal,  ma  ville  natale  réunit  les  pièces  d'Albert  Ferland  inspirées 
par  la  métropole,  et  cette  œuvre  posthume,  il  faut  le  dire,  n'est  pas  de  na- 
ture à  ajouter  à  la  célébrité  du  poète  des  grands  bois.  Cette  poésie  humblo 
et  délicate  est  celle  du  petit  fonctionnaire  bien  rangé,  à  l'âme  sensible,  aux 
goûts  simples  et  aux  joies  faciles;  pour  être  heureux,  il  suffit  au  poète 
d'aller  rêver  «  au  moment  vespéral  »  sur  la  montagne  qui  domine  la  cité 
turbulente.  Montréal,  ma  ville  natale  chante  davantage  la  ville  d'autre- 
fois que  la  cité  d'aujourd'hui;  le  poète  a  la  nostalgie  de  son  enfance  et  il 
regrette  que  les  progrès  mécaniques  aient  accéléré  le  rythme  autrefois  pai- 
sible et  lent  des  citadins.  Les  gratte-ciel  remplacent  peu  à  peu  les  vieilles 
maisons  de  style  français;  des  squares  de  ciment  ont  été  substitués  aux 
anciens  jardins;  les  automobiles  et  les  camions  troublent  les  rues  où  le  pié- 
ton est  devenu  un  parent  pauvre.  Ferland  ne  chante  pas,  comme  un  Clé- 
ment Marchand,  la  cité  moderne  qui  possède  malgré  tout  une  âpre  gran- 
deur; il  préfère  se  réfugier  dans  son  rêve  intérieur  peuplé  de  souvenirs  an- 
ciens. Il  chante  encore  les  vertus  solides  des  pionniers  de  la  cité  et  certains 
vieux  coins  enchanteurs;  il  veut  apporter  à  la  cité  son  «  lyrique  homma- 
ge »  et  il  le  fait  avec  une  simplicité  de  sentiment  et  d'expression  qui  se  sa- 
tisfait souvent  des  clichés  et  des  idées  reçus.  A  un  moment,  il  est  presque 
puissant  lorsqu'il  nous  montre  la  ville  se  «  ceinturant  de  quais  et  de  pa- 
quebots »,  étendant  comme  des  bras  ses  ponts  sur  le  fleuve  immense  et 
embrassant  tout  le  pays  de  ses  chemins  de  fer;  c'est  toutefois  dans  une  de 
ses  pages  les  plus  naïves  qu'il  plaît  davantage,  dans  cette  Berceuse  d'Ho- 


L'ANNÉE    LITTÉRAIRE    1946  105 

chelaga  qui,  comme  sa  Berceuse  Atoena,  est  une  chanson  de  bon  goût  et 
de  rythme  soutenu. 

Si  la  poésie  de  Ferland  est  une  poésie  sédentaire,  satisfaite  de  son 
rêve  simple  et  de  son  lieu  naturel,  celle  de  Gilles  Hénault  est  une  course 
dans  le  temps  et  l'espace,  la  réponse  à  un  appel  des  lointains,  une  évasion 
dans  l'inconnu.  Alors  que  Ferland  célèbre  Jeanne  Mance,  Hénault  nous 
dessine  le  portrait  d'une  Balinaise;  quand  Ferland  évoque  en  traits  nets 
les  figures  les  plus  connues  de  l'histoire  de  Montréal,  le  poète  de  Théâtre 
en  plein  air  tire  de  son  imagination  tourmentée  des  visages  sans  nom  dont 
les  traits  surgissent  de  la  subconscience  et  de  la  fantaisie.  Alors  que  Fer- 
land s'en  tient  toujours  aux  formes  fixes  de  la  poésie  classique,  Hénault 
préfère  les  assonances  aux  rimes  et  les  rythmes  capricieux  au  pas  régulier 
de  l'alexandrin.  Il  ajoute  au  vers  la  prose  poétique  et  se  révèle  ainsi  un 
continuateur  de  Marcel  Dugas,  à  qui  une  sensibilité  semblable  l'apparen- 
te. Hénault  aime  à  torturer  les  images  qu'il  porte  en  lui,  à  les  violenter 
pour  en  dégager  toute  la  monstruosité.  Certains  passages  sont  ensorce- 
lants, remuent  en  nous  des  régions  mystérieuses  où  nous  ne  descendons 
guère  souvent.  Mais  le  poète  ne  réussit  pas  toujours  à  donner  à  ses  rêves 
éveillés  une  cohésion  suffisante  pour  que  nous  soyons  pleinement  satisfaits 
de  ce  qu'il  nous  apporte.  Dans  un  fragment  comme  l'Invention  de  la 
roue,  publié  il  y  a  quelques  années,  il  atteignait  à  une  plénitude  de  pensée 
et  d'expression  qui  n'avait  guère  été  souvent  atteinte;  dans  son  Théâtre 
en  plein  air,  Hénault  se  livre  à  des  jeux  d'images  qui  nous  troublent  plus 
qu'ils  ne  nous  enchantent.  A  la  suite  des  surréalistes,  il  brise  les  cadres 
traditionnels  de  la  pensée  et  de  la  parole,  mais  il  ne  parvient  pas  à  cette 
espèce  de  grandeur  sybilline  qui  rend  un  Alain  Grandbois  unique  chez 
nous. 

Le  Voyage  d'Arlequin  d'Eloi  de  Grandmont  est  un  chant  qui  s'élè- 
ve léger  et  aérien,  dans  l'espace  extérieur  et  intérieur,  vers  le  soleil  et  vers 
les  sommets  de  la  conscience.  Sous  le  ciel  étoile,  à  travers  la  campagne  ou 
dans  les  villes,  Arlequin  est  accueilli  par  les  fleurs  et  les  fenêtres  qui  unis- 
sent le  marcheur  à  la  chaleur  du  foyer  qui  est  sa  tentation.  Les  mains 
pleines  de  roses,  il  improvise  le  bonheur,  malgré  la  fatigue  et  la  faim, 


106  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

appelé  par  les  étoiles;  et  lorsque,  au  terme  de  sa  course,  le  voyageur  s'en- 
dormira au  bord  de  la  route, 

Rien  n'arrêtera 
La  course  de  nos  têtes  pareilles 
Au  beau  ciel  que  demain  il  fera. 

Le  Voyage  d'Arlequin  est  un  début  prometteur  et  la  marche  du  poète  de- 
veint  fréquemment  danse,  ce  qui  est  signe  de  poésie. 

Un  autre  début  prometteur,  mais  sans  analogie  avec  le  précédent, 
est  Ballades  de  la  petite  extrace  d'Alphonse  Piché  qui,  dans  ce  recueil,  re- 
trouve la  veine  populaire  de  Ponchon  et  de  Jean  Narrache.  Nulle  littéra- 
ture ici,  tout  est  sentiment,  et  la  langue  parfois  mal  dégrossie  a  une  saveur 
perdue.  Alphonse  Piché  est  un  poète  des  petites  gens  qu'il  aime,  dont  il 
partage  les  joies  simples  comme  les  douleurs  et  les  misères.  La  souffrance 
est  dans  le  filigrane  de  chacune  de  ses  pages,  mais  ne  tourne  jamais  au  tra- 
gique: la  résignation  est  le  baume  qui  calme  ses  douleurs.  Le  sourire  est  la 
philosophie  de  ce  poète  qui  chante  les  petites  gens  des  trottoirs,  les  petits 
vieux  des  quais  et  des  parcs,  les  amoureux  rêveurs,  les  garçons  des  ruelles, 
les  déménagements,  la  mort  de  son  cher  Villon,  et  sa  mère  du  ciel.  Tous 
ces  poèmes  simples  et  sincères  rejoignent  le  tuf  humain  et  c'est  pourquoi 
ils  ont,  malgré  leurs  gaucheries  et  peut-être  à  cause  d'elles,  une  constante 
puissance  d'émotion.  Alphonse  Piché  sait  rire  et  se  moquer,  sourire  et 
rêver,  aimer  et  prier.  Il  est  accordé  à  la  sensibilité  traditionnelle  du  Cana- 
da français.  S'il  ne  renouvelle  pas  notre  connaissance  du  monde,  ne  revi- 
vifie pas  la  langue  et  ne  soulève  pas  nos  esprits  et  nos  âmes,  Alphonse 
Piché  sait  trouver  des  mots  qui  touchent  le  cœur  et  nous  faire  pénétrer 
l'âme  populaire. 

La  dernière  entreprise  poétique  de  Roger  Brien  est  par  contre  une  des 
plus  audacieuses  de  notre  littérature  poétique.  Cythère  est  l'endroit  de  la 
vision  complexe  dont  Faust  aux  enfers  était  l'envers,  et  marque  un  retour 
du  poète  aux  thèmes  universels  après  de  brefs  séjours  dans  la  flore  et 
l'histoire  indigène.  A  ce  long  poème  de  près  de  deux  mille  vers,  le  poète 
a  ajouté  de  courtes  pièces,  dont  une  charmante  Pastorale  et  une  pièce  d'une 
fraîcheur  naïve,  Ils  sont  trois  bouleaux.  Mais  Cythère  est  fort  différent 


L'ANNÉE    LITTÉRAIRE    1946  107 

de  ces  calmes  visions  champêtres.  Ce  poème  ample  et  ambitieux  est  l'évo- 
cation du  voyage  imaginaire  du  poète  à  Cythère  et  de  son  retour  au  milieu 
des  humains.  Le  poète  est  plus  intellectuel  que  sensible,  les  symboles  ayant 
presque  toujours  un  terme  abstrait:  la  vérité,  la  pureté,  la  beauté,  la  cha- 
rité. La  composition  du  poème  est  claire,  toutes  les  parties  en  sont  équili- 
brées et  nettement  définies.  L'imagination  habituellement  débridée  du 
poète  a  été  ici  soumise  à  des  règles  sévères  et,  tout  comme  le  vers  est  rigou- 
reusement traditionnel,  l'inspiration  est  contenue  dans  les  bornes  que  le 
poète  s'est  imposées. 

Après  avoir  exprimé  son  rêve  de  s'embarquer  pour  Cythère,  le  poète 
nous  donne  une  longue  description  de  l'île  enchantée  où  tous  les  plaisirs 
s'offrent  au  voyageur  pour  combler  ses  sens  et  son  esprit.  Pénétrant  dans 
ce  monde  idéal,  le  poète  se  sent  toutefois  attiré  par  la  terre  et,  sous  le  dieu, 
l'homme  reparaît.  Appelé  par  la  reine  de  Cythère  qui  lui  offre  ses  ri- 
chesses, le  poète  sent  que  la  Pureté  ne  s'atteint  que  par  degrés  et  reconnaît 
qu'il  ne  peut  monter  qu'avec  peine  et  n'enfanter  que  dans  la  douleur. 
Aspirant  à  la  perfection,  il  sent  les  chaînes  qui  le  retiennent  à  la  terre  et 
découvre  qu'il  ne  peut  atteindre  à  son  rêve  qu'en  franchissant  le  chemin 
interminable  et  plein  d'obstacles  sur  lequel  il  est  engagé  avec  ses  frères 
humains.  Mais,  de  son  voyage,  le  poète  a  retenu  que  toutes  les  perfec- 
tions qui  s'offraient  à  lui  n'étaient  que  le  symbole  de  Dieu  en  qui  elles 
sont  toutes  réunies. 

Cythère  est,  on  le  voit,  un  poème  d'une  grande  élévation  d'esprit  et 
de  sentiment,  une  reprise  de  thèmes  éternels  qui  ont  hanté  les  poètes  à 
travers  les  siècles.  Il  semble  toutefois  que,  voulant  chanter  Dieu  et  la 
Vierge.  Roger  Brien  n'ait  pas  eu  l'audace  de  les  chanter  directement  —  se 
souvenant  sans  doute  que  Boileau  nous  a  enseigné  que  «  de  la  foi  d'un 
chrétien  les  mystères  terribles  —  d'ornements  égayés  ne  sont  point  sus- 
ceptibles, —  ayant  préféré  n'attribuer  à  Dieu  qu'au  terme  du  poème  les 
perfections  longuement  décrites  de  la  déesse  qui  règne  sur  Cythère.  Son 
poème  aboutit  ainsi  au  christianisme  en  passant  par  la  nature  pensée  à 
l'antique.  Le  poème  est  partant  plus  lumineux  que  mystérieux. 

Pour  rompre  la  monotonie  à  laquelle  aurait  facilement  succombé  un 
si  long  poème,  Roger  Brien  a  varié  les  formes  poétiques  comme  savait  le 


108  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

faire  Hugo,  dont  il  a  d'ailleurs  le  goût  de  l'image  agrandie.  On  aimerait 
que  le  poète  ait  moins  recouru  au  procédé  de  la  répétition  et  à  celui  de 
l'amplification  et  que  Cythère  fût  un  poème  moins  superlatif;  certains 
mots  usés  —  or,  ambroisie,  nectar,  cristal,  marbre  —  y  reviennent  trop 
fréquemment,  et  le  poète  abuse  également  de  l'emploi  de  «  mille  »  pour 
donner  l'illusion  de  la  grandeur.  Le  poète,  plutôt  que  de  créer  de  nou- 
velles images,  élargit,  multiplie,  amplifie  des  clichés,  et  pousse  à  leur  extrê- 
me certains  procédés  chers  aux  romantiques.  Malgré  ces  faiblesses,  Cythère 
est  le  grand  poème  de  l'année,  grâce  au  souffle  ample  et  généreux  du  poète. 
Ce  dernier  poème  marque  un  progrès  sur  les  précédents  et  indique  que  le 
poète  est  en  voie  de  se  dépouiller  lentement  des  oripeaux  romantiques  qui 
recouvrent  encore  son  œuvre.  La  vision  du  poète  s'est  simplifiée,  il  ne  lui 
reste  qu'à  créer  une  imagerie  nouvelle  qui  soit  accordée  à  la  pureté  de  son 
inspiration. 

La  production  théâtrale  canadienne  est  encore  pauvre,  nos  meilleu- 
res troupes  présentant  nécessairement  des  œuvres  françaises,  classiques  et 
modernes.  Toutefois,  cette  année,  une  troupe  de  Montréal  a  créé  la 
Fille  du  soleil  de  Pierre-Cari  Dubuc,  un  jeune  poète  audacieux,  laquelle  a 
remporté  un  succès  véritable  auprès  du  public.  Il  faut  espérer  que  cette 
œuvre  sera  publiée  et,  à  ce  moment,  il  sera  possible  de  la  signaler  aux  lec- 
teurs de  la  revue. 

Marius  Barbeau  poursuit  ses  recherches  dans  divers  domaines  et  a 
publié,  cette  année,  une  monographie  sur  les  ceintures  fléchées,  un  recueil 
de  chansons  de  folklore  et  la  suite  de  ses  Saintes  artisanes,  recueil  d'études 
sur  les  principaux  arts  domestiques  pratiqués  au  Canada  sous  le  régime 
français.  Gustave  Lanetôt  a  réédité  son  Garneau,  historien  national,  et 
A4arcel  Dugas.  son  Louis  Frechette,  deux  biographies  critiques  déjà  con- 
nues de  nombreux  lecteurs.  L'abbé  Robert  Llewellyn  nous  a  entretenu 
de  la  Sagesse  du  Bonhomme,  appliquant  les  maximes  morales  du  fabu- 
•  liste  aux  conditions  contemporaines.  Jean  de  Stavelot  a  étudié  les  problè- 
mes doctrinaux  impliqués  dans  ïïntroduction  du  baccalauréat  français 
ou  Canada;  le  major  Pierre  Sévigny  a  raconté  ses  aventures  Face  à  l'enne- 
mi; et  le  père  Paul-Henri  Barabé,  O.M.I.,  a  étudié  les  moyens  de  parve- 
nir à  la  Perfection. 


L'ANNÉE    LITTÉRAIRE    1946  109 

Berthelot  Brunet,  un  de  nos  prosateurs  les  plus  originaux,  a  tenté 
d'écrire  YHistoire  de  la  littérature  canadienne- française,  mais  son  livre 
n'est  à  la  vérité,  qu'une  suite  de  brefs  portraits  d'écrivains.  L'ouvrage  vaut 
davantage  par  l'ironie  et  la  fantaisie  que  par  la  précision  historique  et 
l'exposition  méthodique.  Les  meilleures  pages  sont  sans  doute  celles  qu'il 
a  consacrées  à  nos  vieux  écrivains  du  régime  français  encore  inconnus  et 
méconnus.  L'une  des  plus  grandes  figures  de  cette  époque  des  débuts  est 
Marie  de  l'Incarnation,  dont  la  Sœur  Marie-Emmanuel,  O.S.U.,  a  fait 
le  portrait  intellectuel  et  moral  d'après  sa  correspondance,  dans  un  petit 
ouvrage  charmant  de  naturel  et  de  sincérité. 

Deux  ouvrages  remarquables  de  l'année  doivent  être  signalés  bien 
qu'ils  ressortissent  peu  à  la  littérature,  si  ce  n'est  par  la  pureté  de  la  lan- 
gue et  l'art  de  la  composition.  Edouard  Montpetit  a  continué,  dans  ses 
Propos  sur  la  montagne,  à  vulgariser  ses  idées  sur  la  civilisation,  la  cul- 
ture, l'élite,  l'économie  et  la  société,  à  la  lumière  des  encycliques  papales. 
Cet  humaniste  élève  toujours  les  sujets  qu'il  traite  au  niveau  du  spirituel 
et  il  est  un  peu  notre  Daniel-Rops  pour  l'élégance  du  langage  et  la  modé- 
ration des  idées.  L'autre  ouvrage,  Aux  sources  de  notre  histoire  de  Léon 
Gérin,  renouvelle  entièrement  notre  connaissance  de  nos  origines  en  les 
étudiant  au  point  de  vue  social  et  économique,  ce  qui  jette  une  lumière 
nouvelle  sur  cette  époque  qui  n'a  été  étudiée  jusqu'ici  qu'au  point  de  vue 
religieux,  politique  et  militaire.  Aux  sources  de  notre  histoire  est  peut- 
être  le  plus  grand  livre  de  l'année  au  Canada. 

Guy  Sylvestre. 


Chronique  universitaire 


L'Association  des  Anciens  Élèves  de  l'Université. 

Elle  existe  depuis  longtemps.  Son  histoire,  avec  ses  hausses  et  ses 
baisses,  n'est  pas  à  faire  ici.  On  veut  simplement  signaler  comment,  grâce 
au  labeur  tenace,  à  la  patiente  énergie  de  son  nouveau  directeur,  elle  re- 
prend vie,  une  vie  pleine  d'espoirs. 

La  tâche  ardue,  pénible,  d'organiser  et  de  maintenir  une  association 
d'anciens!  Du  beau  et  bon  travail  s'est  fait  dans  le  passé.  Il  importe  de 
le  repprendre,  de  le  rendrep  lus  intense  en  vue  du  prochain  centenaire  de  la 
fondation  du  Collège  de  Bytown,  devenu  en  1866  l'Université  d'Ot- 
tawa. 

Il  fallait,  en  premier  lieu,  trouver  l'homme  qui  consacrerait  à  ce 
travail  tout  son  temps,  toutes  ses  énergies,  tout  son  cœur.  Les  autorités 
ont  fait  le  plus  heureux  choix  dans  la  personne  du  R.  P.  Arcade  Guin  • 
don.  Ancien  élève  de  l'Université,  professeur,  ancien  directeur,  durant  de 
nombreuses  années,  de  la  Société  des  Débats  français,  mêlé  intimement  à 
toutes  les  organisations  d'étudiants,  qui  ne  connaît  et  n'estime  le  R.  P. 
Guindon?  Lancé  dans  la  galère,  il  ne  se  demande  pas  ce  qu'il  y  vient 
faire.  Il  le  sait.  Tout  de  suite  il  s'attaque  à  la  besogne.  Pour  retracer 
les  milliers  d'anciens,  il  compulse  patiemment  les  registres  du  secrétariat 
général.  La  liste  qu'il  dresse,  s'allonge,  s'allonge.  Un  nouveau  problème 
surgit:  comment  grouper  cette  multitude?  Il  consulte  le  Conseil  central. 
Décision:  réorganiser  l'Association  sur  un  plan  fédératif.  L'Association 
se  composera  de  sections  régionales,  indépendantes,  mais  reliées  au  Conseil 
central,  une  sorte  de  commonwealth,  quoi!  La  région  de  Montréal  s'or- 
ganise, dont  le  président  est  Me  Roger  Ouimet.  D'autres  sections  se  for- 
meront à  Québec,  aux  Trois-Rivières,  à  Hawkesbury,  Cornwall,  Wind- 
sor, Sudbury,  Timmins,  Rouyn-Noranda,  en  Nouvelle-Angleterre,  dans 
l'Ouest  canadien. 


CHRONIQUE  DE  PHILOSOPHIE  111 

On  comprend  qu'il  faut  qu'Ottawa  donne  l'exemple.  A  cette  fin, 
le  R.  P.  Guindon  convoque  tous  les  anciens  de  la  capitale  et  de  Hull  à  une 
réunion  qui  se  tient  au  gymnase  de  l'Université  le  soir  du  19  décembre. 
Les  anciens  accourent  nombreux:  près  de  trois  cents,  de  tout  âge  et  de 
toute  condition,  mais  animés  d'un  seul  et  même  esprit.  On  forme  le  co- 
mité régional,  dont  M,  le  Dr  Horace  Viau  est  élu  président.  Les  autres 
membres  sont  les  suivants: 

Président  d'honneur:  le  T.  R.  P.  Jean-Charles  Laframboise,  recteur. 

Vice-présidents  :  MM.  Louis  Farley,  Maurice  Chagnon  et  Aurèle 
Gratton. 

Secrétaires:  MM,  Maurice  Bélanger,  Gérald  Ménard  et  Paul-Émile 
Valiquette. 

Trésorier:  M.  Marcel  Laverdure. 

Vérificateur:  M.  Edgar  Levasseur. 

Aumônier:  M.  l'abbé  Lucien  Beaudoin. 

Maître  de  cérémonie:  M.  Guy  Beaulne. 

Secrétaire  pour  la  radio:  M.  Raymond  Benoît. 

Officiers  de  relations:  MM.  Pierre  de  Bellefeuille,  Jean  Lupien  et 
Fernand  Labrosse. 

Photographe:  M.  Champlain  Marcil. 

Chef  du  secrétariat:  R.  P.  Arcade  Guindon. 

Conseillers  d'Ottawa:  MM.  Roland  Gagné,  Jean- Jacques  Trem- 
blay, le  major  Armand  Letellier,  l'abbé  Allen  Kemp,  Rodolphe  Bigué, 
Denis  Ranger,  Edgar  Guay,  le  président  de  l'Association  des  Élèves  de 
Langue  française. 

Conseillers  de  Hull:  MM.  Dorius  Barsalou,  Jacques  Boucher,  Dieu- 
donné  Gratton  et  Jean-Robert  Bélanger. 

Dans  son  discours,  le  T.  R.  P.  Recteur  a  souligné  les  progrès  con- 
sidérables que  l'Université  fait  actuellement,  les  tâches  qui  s'imposent 
pour  l'avenir.  Il  a  demandé  aux  anciens  d'aider  l'Université  à  grandir 
toujours  davantage.  Avec  tout  l'enthousiasme  qu'on  lui  connaît,  le 
R.  P.  Bergevin  a  rappelé  ce  que  font  et  réalisent  les  anciens  de  la  région 
de  Montréal.  Enfin,  le  R.  P.  Guindon  a  énoncé  toute  une  série  de  projets 
réalisables  par  les  anciens  de  la  région  Ottawa-Hull.  Il  mentionna,  entre 
autres  choses,  la  publication  d'un  almanach  des  anciens,  la  création  pos- 


112  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

sible  d'un  centre  ou  d'une  maison  des  anciens,  où  chacun  aurait  libre  ac- 
cès, où  Ton  pourrait  fraterniser,  se  distraire,  entretenir  ou  renouveler  les 
contacts  d'autrefois. 

Pour  conclure,  disons  que  cette  première  réunion  a  remporté  un 
franc  succès. 

COiMMENTAIRES  SUR  NOS  PUBLICATIONS. 

Le  livre  de  la  révérende  sœur  Marie-Emmanuel,  O.S.U.,  publié  par 
les  Editions  de  l'Université,  a  été  favorablement  accueilli.  L'un  de  nos 
meilleurs  critiques  littéraires,  M.  Guy  Sylvestre,  en  a  fait  un  compte  rendu 
élogieux  dans  le  journal  Le  Droit  du  7'  décembre  dernier.  Lisez  plutôt 
vous-même.  «  A  la  vérité,  ce  portrait  de  Marie  de  l'Incarnation  se  lit 
avec  ravissement,  l'auteur  ayant  abordé  son  sujet  avec  bonhomie,  sim- 
plicité et  un  naturel  charmant.  Cet  ouvrage  est  un  peu  comme  une  con- 
versation dans  laquelle  une  lointaine  disciple  de  Marie  de  l'Incarnation 
nous  entretient  de  la  fondatrice  de  son  couvent;  l'ouvrage  n'a  rien  de 
pédant  ou  de  prétentieux,  c'est  un  témoignage  personnel  sur  les  aspects 
humains  et  divins  d'une  grande  figure  dans  l'intimité  de  laquelle  l'auteur 
vit  depuis  longtemps. 

«  La  Révérende  Sœur  Marie-Emmanuel  a  eu  l'avantage  de  consul- 
ter plusieurs  documents  inédits,  mais  elle  n'en  tire  pas  un  alourdissement 
scientifique  pour  son  livre  qui  reste  agréable,  facile  et  personnel.  En  som- 
me, l'auteur  lit  avec  nous  les  lettres  de  Marie  de  l'Incarnation  —  dont  un 
grand  nombre  sont  fort  belles  et  ne  dépareraient  pas  les  anthologies  — 
et  les  commente  brièvement  à  l'aide  de  documents  historiques  et  de  son 
expérience  personnelle  de  la  vie  religieuse.  L'auteur  s'attache  moins  au 
côté  mystique  de  Marie  de  l'Incarnation,  qui  a  souvent  été  étudié  en 
France,  qu'au  côté  humain  de  cette  grande  personnalité  de  nos  origines. 
A  l'aide  de  sa  correspondance,  elle  en  fait  un  portrait  familier  et  sensible, 
montrant  tour  à  tour  la  mère  selon  la  nature,  la  mère  selon  la  grâce,  la 
philotée,  la  femme  de  cœur,  la  femme  d'action,  l'ursuline  et  l'épistolière. 
La  correspondance  est  toujours  une  source  de  renseignements  importants 
pour  les  études  historiques  et,  sans  y  prendre  garde,  Marie  de  l'Incarna- 
tion s'est  révélée  tout  entière  dans  la  sienne;  l'auteur  en  tire  tout  ce  qu'elle 


CHRONIQUE  DE  PHILOSOPHIE  113 

peut  et  son  livre  est  des  plus  intéressants  et  des  plus  agréables  à  lire.   Il 
faut  lui  souhaiter  une  large  diffusion. 

«  La  Révérende  Sœur  Marie-Emmanuel  a  fait  preuve,  dans  son  ou- 
vrage, d'une  franchise,  d'une  tendresse,  d'un  naturel  primesautier  que 
l'on  ne  trouve  guère  souvent  dans  les  ouvrages  de  ce  genre.  .  .  Lorsque  ces 
religieuses  consentent  à  lever  leur  voile  et  à  se  montrer  face  à  face,  nous 
leur  découvrons  des  traits  humains  comme  les  nôtres,  et  nous  sentons  à 
lire  cet  ouvrage  que  l'amour  de  Dieu  ne  détruit  pas  l'amour  des  hommes, 
mais  qu'il  engendre,  au  contraire,  lorsqu'il  est  sain  et  profond,  une  cha- 
rité indéfectible.  » 

Il  est  toujours  intéressant,  parfois  très  utile  de  savoir  ce  que  l'on 
pense  de  nous  à  l'étranger,  comment  l'on  juge  nos  œuvres,  surtout  celles 
qui  touchent  de  très  près  à  notre  vie  nationale.  Si  l'on  veut  une  critique 
absolument  désintéressée,  c'est  peut-être  là  qu'il  faut  la  chercher.  On  lira 
avec  intérêt  le  commentaire  que  fait,  du  livre  du  R.  P.  Simard  —  Pour 
V Éducation  dans  un  Canada  souverain  —  la  Revue  Nouvelle  de  Bruxel- 
les, livraison  du  15  octobre  1946. 

«  Pour  un  étranger,  écrit-on,  il  est  très  difficile  —  et  imprudent  — 
de  juger  les  idées  exprimées  dans  le  présent  volume  {Pour  V Education 
dans  un  Canada  souverain) .  Tout  d'abord  parce  que  cinq  années  de  guer- 
re nous  ont  isolés  du  reste  du  monde,  et  surtout,  parce  qu'il  est  malséant 
de  prendre  parti  dans  les  querelles  intestines  d'un  pays  auquel  doivent 
aller  notre  gratitude  et  notre  admiration. 

«  En  des  pages  parfois  dures,  parfois  ironiques,  mais  toujours  mesu- 
rées, le  P.  Simard  expose  quelle  devrait  être  l'attitude  du  jeune  Canadien 
français,  face  à  quelques  problèmes  brûlants,  par  exemple  à  l'égard  de  la 
patrie  canadienne,  de  l'Etat  canadien,  de  l'Empire  britannique,  de 
l'Union  panaméricaine,  de  la  Société  des  nations  et  de  l'Eglise. 

«  S'il  conseille  souvent  l'intransigeance,  il  montre  aussi  qu'un  com- 
portement où  n'entreraient  que  l'amertume  et  l'aigreur  n'aboutirait  qu'à 
des  revendications  négatives  et  à  l'éviction  du  jeune  Canadien  français  de 
toute  vie  vraiment  nationale. 

«  Ce  qui  importe  donc,  c'est  une  pédagogie  de  présence.  Le  mot  n'y 
est  pas,  mais  il  résume,  je  crois,  la  pensée  du  P.  Simard.  La  famille  et 
l'école  doivent  donner  au  jeune  Canadien  français  la  possibilité  de  se 


114  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

trouver  un  jour  au  centre  de  l'activité  politique,  économique,  sociale,  re- 
ligieuse du  pays,  et  remédier  par  là  à  une  sorte  de  complexe  d'infériorité 
qui  l'incline  au  repli  sur  soi,  et  donc  à  une  action  diminuée. 

«  Le  jeune  Canadien  d'expression  française  doit,  au  contraire, 
prendre  conscience  d'une  supériorité  dont  il  n'a  pas  à  rougir.  Ce  n'est 
qu'à  cette  condition  qu'il  pourra  agir  avec  quelque  efficacité,  et  imposer 
à  la  patrie  commune  de  justes  et  légitimes  revendications. 

«  Cette  pédagogie  de  présence  mériterait  d'être  méditée  par  d'autres 
pays  qui  souffrent  de  querelles  analogues.  Elle  est,  en  tout  cas,  plus  noble 
et  plus  courageuse  qu'une  pédagogie  de  refus  et  de  sécession  »  (J.-M.  De 
Buck) . 

École  des  Sciences  appliquées. 

Les  universités  Laval,  de  Québec,  et  McGill,  de  Montréal,  ont  an- 
noncé officiellement  qu'elles  reconnaissent  toutes  deux  le  cours  de  l'École 
des  Sciences  appliquées  de  l'Université  d'Ottawa.  Comme  chacun  sait, 
cette  nouvelle  école  a  été  inaugurée  en  septembre  dernier;  M.  Louis  Clou- 
tier,  docteur  es  sciences,  en  a  la  direction.  L'École  ne  donne  que  les  cours 
des  deux  premières  années,  mais  on  est  maintenant  assuré  que  les  élèves 
pourront  poursuivre  leurs  études  de  troisième  année  soit  à  Québec  soit  à 
Montréal.  L'Université  s'attend  que  d'autres  universités  canadiennes  re- 
connaîtront bientôt  sa  nouvelle  École  de  Sciences. 

Bribes. 

Le  R.  P.  Arthur  Caron,  premier  vice-recteur,  a  été  élu  représentant 
principal  de  l'Université  au  prochain  chapitre  provincial  qui  se  tiendra 
en  février  en  vue  de  choisir  le  délégué  de  la  province  oblate  de  l'Est  du 
Canada  au  chapitre  général  qui  aura  lieu  à  Rome  au  mois  de  mai.  Le 
R.  P.  René  Lamoureux,  deuxième  vice-recteur,  a  été  nommé  délégué  sup- 
pléant. 

Le  R.  P.  Hector  Dubé  vient  de  terminer  sa  quarantième  année  com- 
me professeur  de  sciences,  et  plus  particulièrement  de  physique  et  de  ma- 
thématiques, à  l'Université. 

Mme  Landry-Labelle,  professeur  à  l'École  de  Musique  de  l'Univer- 
sité, a  été  nommée  directrice  de  l'enseignement  du  piano  au  Conserva- 
toire de  Musique  de  la  province  de  Québec. 


BIBLIOGRAPHIE 


Comptes  rendus  bibliographiques 


DANIEL -ROPS.  —  Histoire  sainte.  Le  peuple  de  la  Bible.  Paris,  Arthème  Fayard, 
1943;  Montréal,  Éditions  Variétés,   1946.    18  cm.,  409  p. 

—     Histoire  sainte.  Jésus  en  son  temps.  Paris,  Arthème  Fayard,    1945;   Montréal, 
Éditions  Variétés,   1946.      18,5  cm.,  640  p. 

Il  est  impossible  de  trouver  un  sens  à  l'histoire  sans  en  diriger  les  phases  vers  le 
fait  messianique,  le  seul  qui  ait  vraiment  changé  le  cours  des  choses.  C'est  à  la  lumière 
du  récit  prophétique  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament  que  peuvent  être  compris 
certains  faits  autrement  inexplicables.  Cette  influence  entre  l'histoire  sainte  et  l'histoire 
profane  est  cependant  réciproque:  l'exégèse  seule  ne  suffit  pas  à  expliquer  l'histoire  du 
peuple  hébreu  et  de  Jésus.  Il  faut  donc  replacer  le  récit  sacré  dans  le  milieu  où  sa  trame 
s'est  déroulée,  car  le  but  des  écrivains  sacrés  était  de  mettre  en  évidence  un  certain  point 
de  vue  et  non  pas  de  faire  un  récit  complet;  tout  en  étant  strictement  historiques  dans 
ce  qu'ils  racontent,  la  Bible  et  les  Évangiles  ne  font  donc  pas  entièrement  connaître  le 
peuple  choisi  et  le  Christ. 

Compléter  le  récit  biblique  ou  évangélique  en  faisant  appel  à  l'histoire  profane 
semble  être  le  but  atteint  par  Daniel-Rops  dans  son  Histoire  sainte.  Sans  faire  lui-même 
un  travail  d'exégèse,  il  est  évident  que  l'auteur  a  pris  connaissance  et  a  tenu  compte  des 
meilleurs  ouvrages  sur  ce  sujet. 

Le  premier  volume  est  consacré  au  Peuple  de  la  Bible.  Daniel-Rops  y  fait  parti- 
culièrement bien  remarquer  l'attention  spéciale  de  la  Providence  pour  le  peuple  juif. 
L'Orient,  berceau  de  l'histoire,  a  vu  se  succéder  une  longue  suite  de  peuples,  dont  les 
uns  furent  particulièrement  célèbres,  mais  qui  ont  tous  fini  par  disparaître.  La  nation 
juive,  au  contraire,  n'avait  rien  de  cette  puissance  terrestre  qui  donne  de  grands  empires, 
et  pourtant  elle  a  traversé  les  vicissitudes  des  événements  humains.  Dieu  a  veillé  à  la  con- 
servation de  ce  peuple  pour  en  faire  le  témoin  de  la  Révélation  et  préparer  la  venue  du 
Messie. 

L'histoire  du  peuple  hébreu  est  cependant  incomplète  par  elle-même;  elle  nous 
laisse  dans  l'attente  d'un  aboutissement  logique.  Cet  aboutissement,  il  existe  dans  le 
Nouveau  Testament,  quoique  les  Juifs  aient  été  assez  aveuglés  pour  ne  pas  le  reconnaî- 
tre. L'histoire  de  Jésus  en  son  temps  est  donc  la  suite  logique  de  celle  du  Peuple  de  la 
Bible.  Les  évangélistes  avouent  qu'ils  n'ont  pas  voulu  faire  toute  l'histoire  de  leur  Maî- 
tre; surtout,  ils  ont  fait  leur  récit  à  une  époque  où  les  circonstances  dans  lesquelles  le 
Christ  a  vécu  étaient  encore  connues,  tandis  que  de  nos  jours  il  faut  faire  appel  à  l'his- 
toire de  l'antiquité.  Un  volume  de  plus  de  600  pages  n'est  donc  pas  de  trop  pour  met- 
tre toutes  ces  choses  en  lumière.    En  terminant,   l'auteur  fait  justement   remarquer  qu< 


116  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

la  carrière  de  Jésus  n'a  pas  été  interrompue  par  la  mort;  sa  vie  terrestre  n'en  a  été  que 
le  commencement  et  elle  se  poursuit  maintenant  dans  son  Eglise. 

Pour  illustrer  les  faits  qu'il  raconte,  l'auteur  a  eu  soin  d'ajouter  des  cartes,  un  ta- 
bleau chronologique  et  une  bibliographie  au  moins  sommaire  pour  indiquer  les  meilleurs 
ouvrages  à  ceux  qui  veulent  approfondir  le  sujet. 

Les  Editions  Variétés  ont  pris  une  heureuse  initiative  en  faisant  avec  la  librairie 
Arthème  Fayard  des  arrangements  qui  leur  ont  permis  de  présenter  aux  lecteurs  cana- 
diens cet  ouvrage  de  valeur.  On  peut  pourtant  regretter  que  le  texte  imprimé  du  second 
volume  ne  soit  de  meilleure  qualité;  la  lecture,  du  moins  de  l'exemplaire  que  nous  avons, 
est  extrêmement  difficile. 

J.-P.  C,  o.  m.  i. 

*  *         * 

Cardinal  J.-M.-R.  VILLENEUVE,  o.m.i.  —  Le  Baptême.  Montréal,  Fides,  1946. 
19  cm.,  247  p. 

On  attribue  souvent  à  l'ignorance  des  fidèles  le  manque  de  vigueur  de  leur  vie 
chrétienne.  S'ils  avaient  conscience  de  ce  qu'ils  sont,  quelle  force  et  quel  rayonnement 
chez  eux  ! 

Ce  livre  de  S.  Em.  le  cardinal  Villeneuve  nous  apporte  l'enseignement  nécessaire  à 
cette  prise  de  conscience.  Il  réunit  onze  instructions  sur  le  sacrement  de  baptême,  pro- 
noncées il  y  a  quelques  années,  dans  la  basilique  de  Québec  et  publiées  d'abord  en  pla- 
quettes. 

Tour  à  tour,  l'éminent  A.  étudie  la  grâce,  les  éléments  sacramentels  et  les  rites 
liturgiques  du  saint  baptême.  Cet  ouvrage,  doctrinal  et  pratique  à  la  fois,  écrit  dans  un 
style  simple,  fortifiera  certainement  la  vie  spirituelle  des  lecteurs.  Du  reste,  le  seul  nom 
de  l'A.  suffit  à  le  recommander. 

Fernand  JETTE,  o.  m.  i. 

*  *         * 

Abbé  Georges  LEMAÎTRE.  —  Notre  Sacerdoce.  Paris,  Desclée,  de  Brouwer,  1945. 
22,5  cm.,  260  p. 

Voilà  certes  un  livre  magnifique,  plein  de  doctrine  tout  à  fait  pratique.  M.  l'abbé 
Lemaître  ne  se  contente  pas  de  nous  rappeler  les  grandes  thèses  de  la  doctrine  catholique 
sur  le  sacerdoce,  mais  il  entreprend  de  plus  la  tâche  de  nous  aider  à  mieux  vivre  notre 
sacerdoce.  La  première  partie  traite  du  sacerdoce  du  Christ  et  du  nôtre,  sacerdoce- 
vicaire,  ainsi  que  de  la  grâce  proprement  dite  du  sacerdoce.  Considérations  élevées  et 
très  justes  au  point  de  vue  de  la  doctrine.  L'auteur  tient  à  signaler  la  sublimité  de  cet 
enseignement  de  l'Eglise  sans  s'attarder  aux  discussions  théologiques  comme  telles.  En 
effet,  le  prêtre  trouve  toute  sa  raison  d'être  dans  le  sacerdoce  éternel  de  Jésus-Christ,  prê- 
tre parfait  et  unique,  prêtre  et  roi  qui  exerça  son  sacerdoce  de  sainteté  et  de  puissance 
dans  une  chair  mortelle  et  passible,  mais  qui  reste  toujours  prêtre  à  la  droite  du  Père, 
au  sein  de  la  très  auguste  Trinité. 

Dans  son  infinie  bonté  pour  ceux  qu'il  venait  racheter  et  sauver,  le  Christ  a  voulu 
transmettre  les  pouvoirs  redoutables  de  son  sacerdoce  et  faire  des  médiateurs  entre  Dieu 
et  les  hommes.  Ministre  du  Christ,  ministres  de  l'Eglise  et  serviteurs  des  âmes,  ils  sont 
choisis  parmi  les  hommes  pour  s'occuper  des  choses  qui  sont  de  Dieu.  Pouvoirs  merveil- 
leux que  le  prêtre  exerce  sur  le  corps  réel  du  Christ  et  sur  son  corps  mystique.  Le  Christ 
envahit  l'âme  de  son  élu  par  sa  grâce,  réalité  spirituelle  et  signe  efnVace.  Il  marque  cette 
âme  du  sceau  ineffaçable  de  son  caractère  qui  maintenant  est  une  source  inépuisable  de 


BIBLIOGRAPHIE  117 

grâces  tant  pour  les  fidèles  que  pour  k  prêtre  lui-même.     Le  prêtre  doit  croire  à  l'effica- 
cité de  la  grâce  de  son  sacerdoce. 

C'est  cette  grâce  qui  avant  tout  nous  permet  de  mieux  vivre  notre  sacerdoce.  Le 
sacerdoce  est  un  appel  authentique  à  la  plus  haute  perfection,  à  la  sainteté.  L'A.  établit 
cette  vérité  de  façon  indiscutable,  en  interrogeant  tour  à  tour  l'Ecriture  sainte,  la  Tra- 
dition, le  Pontifical,  l'enseignement  des  papes  et  la  raison  théologique.  Puis,  à  grands 
traits,  il  ébauche  la  physionomie  de  cette  sainteté  du  prêtre.  Elle  est  faite  principale- 
ment de  charité  pour  Dieu  et  les  âmes;  elle  est  par  conséquent  apostolique.  N'est-ce  pas 
cet  apostolat  qui  donne  une  beauté  unique  à  la  vie  d'un  prêtre  véritable? 

Le  prêtre  est  le  religieux  du  Père.  On  retrouve  ici  chez  l'A.  les  plus  belles  éléva- 
tions de  l'Ecole  française.  Religion  et  charité  sont  inséparables.  Saint  Thomas  ne  donne- 
t-il  pas  le  primat  à  la  religion  parmi  les  vertus  morales?  Le  prêtre  qui  tend  à  la  sainteté 
devra  de  plus  se  prémunir  contre  les  ravages  inévitables  de  la  triple  concupiscence  de 
notre  nature  déchue.  C'est  pourquoi  les  vertus  de  chasteté,  de  pauvreté  et  d'obéissance 
doivent  briller  d'un  vif  éclat  au  front  du  prêtre  en  marche  vers  la  perfection.  Tout  son 
être  devra  se  soumettre  aux  rigueurs  d'une  ascèse  indispensable.  Cette  ascèse  est  syno- 
nyme de  mortification,  de  renoncement.  Les  conseils  que  l'abbé  Lemaître  veut  bien  don- 
ner au  prêtre  de  notre  XXe  siècle  sont  des  plus  opportuns  et  on  ne  peut  plus  justes. 
Belles  pages  de  méditation  et  combien  pratiques. 

Après  avoir  parcouru  ce  beau  livre,  on  comprend  encore  mieux  les  éloges  que  l'il- 
lustre préfacier,  M^r  Guerry,  veut  bien  décerner  à  l'auteur:  «  A  travers  toutes  ces  pages, 
on  sent  passer  un  amour  de  l'Eglise  et  le  désir  ardent  d'aviver  dans  les  âmes  sacerdotales 
le  sens  de  leur  appartenance  à  l'Église.  » 

Jean-Charles  LAFRAMBOISE,  o.  m.  i. 


SCHARSCH  et  LAROCHELLE.  —  La  Confession,  moyen  de  progrès  spirituel. 
Montréal,  Granger  Frères,   1946.      18  cm.,  205  p. 

Ce  livre  n'est  pas  le  résultat  d'un  travail  de  collaboration,  à  moins  que  traduction 
et  refonte  ne  soient  synonymes  de  collaboration.  Longtemps  professeur  de  théologie  à 
Hunfeld  (Allemagne),  le  P.  Philip  Scharsch,  o.m.i.,  publia  en  1915  une  volume  sur  la 
confession,,  lequel  fut,  par  la  suite,  traduit  en  anglais.  Plus  qu'une  simple  traduction, 
le  P.  Larochelle  en  offre  une  refonte  en  langue  française.  «  C'est,  dit-il,  l'expérience 
du  confessionnal,  dix  heures  par  semaine,  durant  des  années,  qui  nous  a  poussé  à  entre- 
prendre une  telle  œuvre.  »  Et  pour  cause.  «  L'ignorance  et  la  routine  dans  leur  confes- 
sion empêchent  beaucoup  d'âmes  d'avancer  rapidement.  »  Bien  pratiquée,  la  confession 
devient  un  puissant  moyen  de  sainteté.  Malheureusement,  beaucoup  d'âmes  pieuses  et 
même  ferventes  ne  savent  pas  toujours  l'utiliser  de  manière  à  en  retirer  le  maximum  de 
profit  spirituel.  C'est  uniquement  aux  âmes  qui  vivent  habituellement  en  état  de  grâce, 
qui  cherchent  à  éviter  de  plus  en  plus  le  péché  véniel  et  à  progresser  dans  l'amour  de 
LHeu,  que  le  P.  Larochelle  s'adresse.  Elles  trouveront  dans  les  treize  chapitres  de  ce  vo- 
lume toutes  les  considérations  nécessaires,  tous  les  avis  utiles  et  pratiques  touchant  le  sa- 
crement de  pénitence.  Si  l'expérience  a  poussé  l'auteur  à  entreprendre  son  travail,  l'ex- 
périence l'a  aussi  exécuté.  C'est  dire  tout  le  bien  que  l'on  peut  retirer  de  la  lecture  at- 
tentive et  de  la  mise  en  pratique  des  conseils  que  prodigue  le  P.  Larochelle. 

Rodrigue  NORMANDIN,   o.  m.  i. 


118  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 


Comte  CRESSATY.  —  Lettre  à  mon  Fils.    Montréal,  Fides,   1946,  21  cm.,  51   p. 

Ce  livre  ne  manque  pas  de  noblesse.  Le  comte  Cressaty  donne  l'exemple  d'un  ca- 
tholique «solide»  dans  ses  convictions  religieuses.  L'intérêt  qu'il  apporte  à  l'éducation 
de  son  fils,  la  grandeur  des  sujets  qu'il  développe,  leur  utilité  (*«  La  question  religieuse 
s'impose  à  l'attention  de  tout  esprit  soucieux  de  son  propre  bonheur.  »)  ,  la  sincérité  de 
ses  intentions,  tout  cela  le  place  au-dessus  de  notre  raillerie. 

Cependant,  quoi  qu'il  en  soit  du  but  très  louable  de  l'auteur  en  l'écrivant  et  de 
Fides  en  en  faisant  une  édition  de  luxe,  nous  nous  sommes  demandé  —  et  nous  le  de- 
mandons au  lecteur  —  ce  que  vaut  ce  volume.  L'apologétique  et  la  philosophie  ont 
depuis  longtemps  épuisé  tous  les  sujets  qu'il  traite.  Passe  encore  si  l'exposé  de  la  doctri- 
ne et  des  preuves  traditionnelles  témoignait  d'une  originalité,  d'une  aisance  les  rendant 
plus  agréables  à  assimiler!  Mais  non!  Qu'il  nous  parle  des  mystères,  des  prophéties  ou 
de  l'existence  de  Dieu,  Cressaty  ne  fait  toujours  que  transcrire  le  chanoine  Boulanger  en 
parsemant  le  texte  d'une  multitude  de  citations  les  plus  hétérogènes.  Il  y  a  ici  abus  évi- 
dent de  l'argument  d'autorité.  La  citation  ne  doit  pas  dispenser  l'écrivain  de  tout  effort 
de   raisonnement  ! 

Passent  encore  les  citations,  si  l'agencement  réussissait  à  fournir  une  preuve  suffi- 
sante. Mais  non!  L'imberbe  étudiant  en  philosophie  sera  scandalisé  de  voir  Cressaty  dé- 
buter sa  preuve  de  l'existence  de  Dieu  par  l'argument  de  «  l'idée  de  l'infini  »  de  Descar- 
tes, pour  terminer  avec  la  preuve  de  la  causalité  dans  les  perfections  due  à  saint  Thomas, 
en  passant  par  Msr  Spellmann,  Pascal,  Leibnitz,  Pasteur,  Bossuet,  Voltaire,  Simon, 
saint  Jérôme  ...  en  six  pages! 

Nous  regrettons  que  l'auteur  se  soit  montré  si  esclave  en  traitant  un  sujet  qu'il 
aurait  eu  avantage  à  présenter  en  citoyen  libre,  c'est-à-dire  en  le  pensant  lui-même  et 
en  recourant  à  l'argument  d'autorité  non  pas  pour  remplacer  sa  preuve,  mais  pour  la 
confirmer.  Nous  regrettons  aussi  que  Fides  ait  porté  tant  d'attentions  à  ce  dictionnaire 
de  belles  pensées. 

J.-L.  P. 

*        *        * 

Firmin  BACCONTNIF.R.  —  Syndicalisme  et  Corporatisme.  Paris,  Librairie  de  l'Arc, 
19'44.      18  cm.,  80  p. 

Du  lien  de  nécessité  unissant  toutes  les  personnes  qui  consacrent  leur  activité  à  une 
même  entreprise  et  à  un  même  métier,  et  du  fait  que  toutes  les  activités  d'un  même  pays 
sont  solidaires,  découle  le  devoir  de  rechercher  ensemble  le  bien  commun  de  l'entreprise, 
de  la  communauté  professionnelle  et  de  la  nation.  Le  régime  corporatif,  qui  est  la  créa- 
tion non  de  l'Etat,  mais  des  hommes  de  la  profession,  qui  sous  le  contrôle  de  la  puis- 
sance publique  font  eux-mêmes  les  affaires  de  leur  profession,  assure  cette  solidarité. 
S'opposant  à  l'étatisme  et  au  totalitarisme,  la  corporation  est  une  formation  intermé- 
diaire entre  l'individu  et  l'Etat,  qui  groupe  les  entreprises  d'un  même  caractère  et  ordon- 
ne leur  activité  au  service  du  bien  commun. 

L'auteur  distingue  la  corporation  du  syndicat,  de  deux  manières.  «  La  corporation 
groupe  des  entreprises,  alors  que  le  syndicat  assemble  des  personnes.  Ensuite,  la  corpo- 
ration a  charge  de  défendre  le  bien  de  la  communauté  professionnelle;  le  syndicat  a  pour 
fonction  de  représenter,  au  sein  de  cette  communauté,  d'une  part  les  intérêts  privés  col- 
lectifs des  spécialités  professionnelles,  d'autre  part  les  intérêts  privés  collectifs  des  chefs 
d'entreprise,  des  techniciens,  des  employés  et  des  ouvriers.  En  bref,  la  corporation  est 
un  organisme  législatif,  le  syndicat  est  un  organisme  représentatif.  » 


BIBLIOGRAPHIE  119 

Après  avoir  retracé  l'histoire  longue  de  six  siècles  des  corporations  en  France  et 
indiqué  les  conséquences  de  leur  abolition  en  1791,  l'auteur  décrit  la  naissance*  du  syndi- 
calisme et  prouve  que  le  mouvement  syndical  conduit  à  l'ordre  corporatif.  Enfin,  il  ré- 
pond péremptoirement  à  certaines  objections,  dont  voici  les  principales:  le  régime  corpo- 
ratif, c'est  le  retour  à  un  passé  révolu;  c'est  un  obstacle  au  progrès  technique;  c'est  la 
primauté  des  intérêts  particuliers  des  producteurs  sur  les  intérêts  des  consommateurs  et 
sur  l'intérêt  général;  c'est  le  régime  de  la  contrainte  légale  et  de  l'étatisme. 

Dans  sa  conclusion,  il  analyse  la  législation  ouvrière  du  maréchal  Pétain,  en  par- 
ticulier la  Charte  du  Travail  du  4  octobre  1941.  Quelle  que  soit  l'opinion  qu'on  ait 
eue  au  sujet  de  Vichy,  on  ne  saurait  nier  que  cette  «  Charte  du  Travail  »  était  une  loi 
d'ordre  et  de  libération,  et  qu'elle  se  rapprochait  des  recommandations  de  Quadragesimo 
Anno. 

Henri  SAINT-DENIS,   o.m.i. 


Mason  WADE.  —  The  French -Canadian  Outlook.  New  York,  The  Viking  Press, 
1946.    19  cm.,   192  p. 

As  an  impartial  observer,  a  keen  psychologist,  a  well -informed  sociologist  and  a 
trained  historian,  Mr.  Wade  lived  two  years  in  Quebec,  on  a  Guggenheim  scholarship, 
after  having  previously  done  research  on  French  Canada,  in  connection  with  the  studies 
that  went  into  the  making  of  his  distinguished  biography  Francis  Parkman:  Heroic 
Historian,  published  in  1942.  In  his  recent  book.  The  French -Canadian  Outlook, 
which  bears  the  subtitle:  A  Brief  Account  of  the  Unknown  North  Americans,  he  avoids 
the  clichés  and  the  usual  sweeping  statements,  that  one  finds  so  often  in  descriptions 
of  other  peoples  or  other  ethnic  groups.  Refraining  from  mendacious  flattery,  he  fre- 
quently states  hard  truths,  without  any  malice  however,  but  with  a  desire  to  dispel 
ignorance,  which  breeds  suspicion,  and  to  bring  about  a  better  understanding  between 
English  and  French  North  Americans.  In  order  to  get  an  idea  of  the  scope  and  the  slant 
of  the  book,  one  has  but  to  glance  over  its  headlines:  New  France,  1534-1759 ;  The 
meeting  of  French  and  English,  1760-1790 ;  Two  peoples  make  a  nation,,  1790- 
1867 ;  The  conflict  of  nationalisms,  1867-1918 ;  Growing  pains,  1919-1945;  Quebec 
today  and  tomorrow. 

He  has  dealt  expertly  with  many  ticklish  problems,  such  as  the  conflicts  aroused 
by  conscription  for  overseas  service  in  1917  and  in  1944,  and  also  the  social,  intellectual 
and  religious  effects  of  Quebec's  increased  urbanization  and  industrialization.  In  most 
cases  where  he  ventures  a  judgment  on  an  event  or  a  person,  the  average  French- 
Canadian  would  agree  with  him  ;  and  that  is  all  the  more  extraordinary  that  Mr.  Wade, 
who  is  not  a  French-Canadian,  was  dealing  with  a  country  foreign  to  him  and  with  a 
host  of  situations  about  which  there  have  been  heated  debates. 

The  tone  of  the  whole  volume  is  revealed  in  its  last  lines  :  «  The  better  mutual 
understanding  acquired  by  French  and  English  intellectuals,  who  tried  to  avert  open 
ethnic  clashes  on  the  home  front  during  the  war,  and  who  evolved  a  closer  relationship 
between  the  two  cultural  worlds,  can  be  spread  among  the  rank  and  file  of  both  origins, 
if  tolerance  and  good  will  prevail.  Today  the  great  'Quebec  problem'  is  to  broaden  the 
base  of  that  mutual  understanding  on  a  realistic  rather  than  a  diplomatic  basis,  and  with 
mutual  respect,  for  each  group  has  something  to  give  the  other,  and  something  to  learn 
from  the  other.  French  and  English  will  never  be  wholly  one  in  Canada,  but  they  can 
come  to  understand  one  another,  and  thus  avert  the  recurrence  of  the  crises  here  chroni- 
cled.    The  problem  of  Canadian  union  is  merely  a  specialized  case  of  the  great  world 


120  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

problem  of  our  time,  for  mankind  must  learn  to  be  equal  without  being  identical,  if  it 
is  to  survive». 

The  expression  «  problem  of  Canadian  union  »  is  a  much  happier  one  than  «  Que- 
bec problem  ».  This  latter  term  seems  to  imply  that  Quebec  is  a  problem  child,  and  that 
it  is  solely  up  to  her  to  adjust  herself;  whereas  the  expression  «problem  of  Canadian 
union  »  indicates  that  the  solution,  which  is  union  rather  than  uniformity,  equality 
rather  than  identity,  rests  on  all  Canadians  alike,  in  and  out  of  Quebec. 

Because  it  will  further  this  union  based  on  understanding  and  mutual  sympathy, 
The  French -Canadian  Outlook  should  be  read  by  every  Canadian  of  English  or  French 
origin. 

Henri  SAINT- DENIS,  o.m.i. 
*        *        * 

Léon  BLUM.  —  A  l'échelle  humaine.  Paris,  Gallimard;  Montréal,  Editions  de 
l'Arbre.   [1945].   19  cm.,  215  p. 

On  veut  bien  nous  prévenir  que  ce  livre,  bien  que  publié  en  1945,  a  été  écrit  en 
1941,  «dans  la  solitude  des  prisons  successives»  où  l'ancien  chef  d'Etat  français  eut 
tout  le  loisir  de  méditer  sur  la  défaite  de  son  pays.  Cette  défaite.  M.  Blum  désire  en  re- 
chercher les  causes.  Ne  nous  fatiguons  point  à  douter  de  ses  bonnes  intentions  ni  de  sa 
sincérité.  Est-il  toutefois  si  simple  que  cela  d'oublier  qui  l'on  a  été,  qui  l'on  est,  et  de 
se  muer,  sans  qu'il  y  paraisse,  en  historien  tout  à  fait  dégagé  et  indépendant?  Consciem- 
ment ou  non,  ce  regard  en  arrière  par  le  chef  du  Parti  socialiste  français  et  du  funeste 
Front  populaire  prend  la  tournure  d'un  plaidoyer  pro  domo.  Serait-ce  pour  mieux  voi- 
ler son  dessein  que  l'A.  n'a  pas  donné  de  titres  aux  huit  chapitres  de  son  ouvrage?  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  débat  est  bien  mené,  trop  bien  mené  peut-être  pour  les  esprits  non  aver- 
tis. 

Le  principal  responsable  du  désastre,  évidemment  !  ce  n'est  aucunement  le  Front 
populaire;  c'est  la  bourgeoisie.  La  bourgeoisie  corrompue  des  fonctionnaires,  la  bourgeoi- 
sie vénale  de  la  grande  presse,  la  bourgeoisie  déchue  intellectuellement  et  moralement. 
Et  l'appareil  militaire?  Désagrégé,  toujours  par  la  bourgeoisie.  La  défaite  de  la  France 
a  scellé  le  sort  de  la  bourgeoisie;  elle  a  vécu,  pour  avoir  manqué  à  son  rôle;  son  règne  est 
fini.  Qu'est-ce  qui  la  remplacera?  Pour  M.  Blum,  la  chose  est  claire;  le  salut  de  la  Fran- 
ce repose  dans  la  démocratie  sociale.  Voici  donc,  après  le  plaidoyer,  le  manifeste  de 
politique  intérieure  (chap.  VII) ,  puis  celui  de  politique  extérieure  (chap.  VIII) . 
«  L'objet  du  Socialisme,  écrit-il,  est  l'établissement  d'une  Société  universelle  fondée  sur 
la  justice  à  l'intérieur  des  nations,  sur  la  paix  égale  entre  les  peuples  »  (p.  203)  .  Noble 
idéal.  Reste  à  voir  par  quels  moyens  le  socialisme  y  parviendra.  Chose  certaine,  l'avenir 
s'offre  à  lui;  «Le  Socialisme  a  dû  vivre  d'abord,  s'installer,  se  faire  place  ...  il  a  dû 
attaquer  pour  se  défendre  .  .  .  Mais  aujourd'hui  la  phase  de  polémique  est  révolue;  le 
Socialisme  peut  passer  de  sa  période  militante  à  sa  période  triomphante»  (p.  206).  Il 
revient  à  la  France,  nation-apôtre,  d'entreprendre  cette  nouvelle  croisade  en  faveur  de 
l'Humanité  (avec  une  grande  H).  Le  succès  semble  d'autant  moins  chimérique  que  l'en- 
tente avec  l'Église  sur  le  terrain  des  questions  sociales  n'apparaît  plus,  aux  yeux  de 
M.  Blum,  une  impossibilité.  «  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'Eglise  romaine  qui,  par  la  position 
prise  depuis  cinquante  ans  vis-à-vis  des  problèmes  de  la  propriété  et  du  travail,  et  sans 
revenir  d'ailleurs  sur  une  condamnation  de  principe,  ne  manifeste  avec  le  Socialisme  un 
parallélisme  de  direction,  une  convergence  possible  d'efforts,  et,  pour  le  moins,  une  com- 
patibilité »  (p.  207).  Quelle  séduisante  perspective:  le  socialisme  devenu  chrétien! 
Rome  se  réjouira  sans  doute  de  cette  conversion  inattendue.  Pourvu  toutefois  que  le  so- 


BIBLIOGRAPHIE  121 

cialisme  se  laisse  exorciser.  Il  ne  deviendra  chrétien  qu'à  la  condition  de  perdre  son 
âme,  car,  ainsi  que  l'affirme  Pie  XI  dans  Quadragesimo  Anno,  «  socialisme  religieux,  so- 
cialisme chrétien  sont  des  contradictions  ». 

Rodrigue  NORMANDIN,  o.  m.  i. 


Hamilton  FISH.  —  The  Challenge  of  World  Communism.  Milwaukee,  Bruce 
Publ.  Co.,    1946.   21   cm.,   224  p. 

That  the  U.S.S.R.  is  not  only  an  enigma  and  a  problem-nation  but  a  real  threat 
to  world  peace,  is  becoming  more  and  more  apparent  every  day.  Deliberate  misrepresen- 
tations, along  with  an  iron  curtain  of  censure,  account  for  much  ignorance  concerning 
the*  purposes  of  Communism,  and  the  violence  and  trickery  of  Soviet  methods;  and  it 
is  high  time  that  this  perilous  ignorance  be  dispelled,  that  the  Communist  lies  be  ex- 
posed, and  that  the  weak-kneed  appeasement  policy  of  the  democracies  come  to  an  end. 

Mr.  Hamilton  Fish,  who  was  chairman  of  the  United  States  House  Committee  to 
investigate  Communist  activity  and  propaganda,  attempts  to  arouse  freedom-loving  peo- 
ple from  their  slumber,  and  to  inform  them  of  the  challenge  of  Communism  to  Christian 
democracy. 

Avowed  communists  and  their  fellow-travellers  have  been  trying  to  laugh  away 
the  threat  of  Communism,  to  spread  the  idea  that  it  is  just  a  bogey,  and  to  drug  public 
opinion  into  becoming  unaware  of  the  real  intentions  of  the  Communists.  Just  now,  in 
Canada,  they  are  laughing  on  the  wrong  side  of  their  face,  since  the  recent  exposure  of 
the  spy-network  which  they  had  cast  over  our  country.  The  Report  of  the  Royal  Com- 
mission to  investigate  their  spy  ring  has  brought  out  the  fact  that  no  oath  of  loyalty  is 
sacred  to  Communists.  Quite  a  few  of  these  perjurers  and  conspirators  had  donned  the 
military  uniform  during  the  war,  in  order  the  better  to  deceive  the  government  and  the 
public. 

Our  country  has  been  literally  flooded  with  communist  agents  and  saboteurs  of 
every  rank  and  description.  While  we  were  allowed  but  two  or  three  diplomatic  agents 
in  Russia,  the  Soviets  have  been  dumping  their  men  here  by  the  hundreds,  to  such  an 
extent  that  the  Soviet  colony,  in  Ottawa  alone,  has  filled  up  more  than  a  score  of  the 
largest  and  finest   residences. 

Mr.  Fish  makes  it  plain  that  the  «  dissolution  »  of  the  Commintern  was  a  huge 
farce,  and  that  the  Communists  constitute  a  serious  menace  to  world  peace,  because  they 
unremittingly  work,  usually  in  the  dark  as  do  gangsters,  toward  the  realization  of  their 
sinister  aims,  which  are:  hatred  of  God,  destruction  of  private  property,  promotion  of 
class  hatred,  revolutionary  propaganda  to  cause  strikes,  riots,  sabotage,  bloodshed  and 
civil  war,  destruction  of  all  forms  of  democratic  governments  and  civil  liberties,  world 
revolution  to  establish  the  global  dictatorship  of  Red  totalitarianism. 

After  having  shown  how  Communism  is  opposed  to  Religion,  and  how  it  uses 
the  Orthodox  Church  as  a  tool  to  promote  its  policies,  Mr.  Fish  unmasks  the  nefarious 
activities  of  the  Communists  in  Europe,  in  China,  and  in  both  South  and  North  Amer- 
ica. He  gives  plenty  of  evidence  to  substantiate  his  statements  and  to  prove  his  point 
conclusively.  Mr.  Fish  does  not  mince  his  words,  and  his  warning  is  quite  clear,  as  the 
following  excerpts  show:  «There  can  be  no  compromise  between  Americanism  and 
Communism.  The  Communist  program  plots  to  throw  the  American  nation  into  in- 
dustrial chaos  and  bankcruptcy.  Communist  planners  have  infiltrated  into  the  Federal 
Government,  and  the  tolerance  of  their  fellow  travellers  in  Washington  enables  them  to 
spend  our  own  money  to  spread  the  gospel  of  destructive  revolution.  The  Communists 
do  not  want  industrial  injustices  remedied.  They  are  working  to  seize  the  government. 


122  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

By  paralyzing  industry  and  by  creating  widespread  discontent  and  resentment,  a  minor- 
ity of  Communists  is  after  complete  political  power.  While  an  apathetic  majority  sleeps, 
a  fanatical  Communist  minority  plots  and  agitates.  The  Communist  conspiracy  in  the 
United  States  must  be  exposed,  if  we  wish  to  save  America,  from  the  fate  of  other  com- 
placent nations.  We  have  been  too  long  indifferent  to  the  shocking  crimes  of  Commu- 
nism, to  the  cries  of  its  victims,  and  to  the  miserable  condition  of  millions  of  people  ter- 
rorized and  suppressed  by  its  satanic  cruelty.  The  fate  of  America  rests  with  our  people. 
We  must  arouse  them  by  presenting  the  facts.  Tell  the  people  the  truth,  and  our  coun- 
try will  be  safe.  » 

The  Catholic  Church  has,  for  many  years,  insisted  on  the  complete  incompatibility 
pnd  radical  opposition  between  Christianity  and  Communism.  It  is  heartening  to  see 
more  and  more  people  think  likewise.  Mr.  Fish  has  rendered  a  signal  service  to  Christian- 
ity and  Democracy  by  sounding  the  alarm  ;  and  it  is  to  be  hoped  that  his  timely  and 
well  documented  book  will  be  read  attentively  by  everyone  who  cherishes  human  dignity, 
itrives  after  justice,  and  appreciates  the  Christian  way  of  life. 

Henri  SAINT-DENIS,  o.  m.  i. 


Comptons  Pictured  Encyclopedia  and  Fact-Index.  Editor-in-Chief,  Guy  Stanton 
Ford;  Managing  Editor,  Ronald  Miller.  1946  edition.  15  volumes.  Compton,  1946. 
Prices  vary  according  to  binding.     Average  $94.50.    Cash  discount  $5.00. 

Compton' s  Pictured  Encyclopedia  is  truly  an  outstanding  reference  work  for 
schools.  A  most  entertaining,  instructive  and  accurate  tool,  possessing  general  and  specif- 
ic features;  it  fully  satisfies  the  requirements  for  a  first-class  encyclopedia.  The  various 
fields  of  knowledge  are  stimulatingly  introduced  in  articles,  ably  written  by  experts,  ar- 
ranged in  alphabetical  order  and  accompanied  by  bibliographies.  The  wealth  of  illustra- 
tions gives  ample  evidence  of  a  wise  choice  in  their  selection  so  that  they  appeal  both 
to  the  student  and  adult  mind. 

Written  by  authorities  in  their  various  fields,  the  language  of  the  text  is  simple, 
roncise,  direct  and  should  satisfy  all  types  of  readers.  The  list  of  editors  and  contribu- 
tors (v.  A,  p.  V-XV)  is  most  impressive,  both  by  its  length  and  by  the  academic  quali- 
fications following  each  name.  For  instance,  the  library  field  is  competently  covered 
by  such  well-known  persons  as  Nora  Beust,  Pierce  Butler,  Leon  Carnovsky,  Leora  J. 
Lewis,  Edgar  Stewart  Robinson,  Beatrice  Sawyer  Rossell,  Elva  S.  Smith,  Malcolm 
Glenn  Wyer,  and  others.  One  might  expect,  however,  that  future  revision  of  this  sec- 
tion will  include  among  library  schools,  in  Canada,  leading  to  the  degree  of  B.L.S., 
Mount  St.  Vincent  College,  Halifax,  University  of  Montreal  and  University  of  Ottawa. 

The  collaboration  of  the  Rev.  Patrick  Wm.  Browne  and  the  Rt.  Rev.  Mgr.  Peter 
Guilday  on  problems  relating  to  Catholicism  will  give  the  enquiring  mind  the  security 
tvhich  is  so  essential.  Canadian  affairs  are  effectively  dealt  with  by  such  outstanding 
authorities  as  Sir  Robert  Laird  Borden,  Sir  Arthur  G.  Doughty,  Charles  Sanderson  and 
William  Stewart  Wallace.  But  in  this  connection,  it  is  to  be  regretted  that  certain  por- 
tions of  this  section,  e.  g.  Canadian  literature,  have  not  been  brought  up-to-date  and 
contain  no  bibliography. 

Compton's  Encyclopedia,  a  work  especially  prepared  for  boys  and  girls,  is  certainly 
a  most  important  English  reference  work.  Youngsters  will  find  in  it  all  sorts  of  fascina- 
ting and  informative  material,  treated  in  a  way  which  makes  the  facts  readily  available, 
e.  g.  :  at  the  beginning  of  each  volume:  «  Here  and  There  in  This  Volume.  .  .  Interest- 


BIBLIOGRAPHIE  123 

Questions  answered  in  This  Volume  »,  «  Key  to  Pronunciation  »,  and  at  the  end  of  each 
volume:  «The  Easy  Reference  Fact-Index  .  .  .  Special  Lists  and  Tables». 

The  pictorial  value  of  Compton's  Encyclopedia  is  of  the  highest  order.  There  is  a 
profusion  of  illustrations  scattered  throughout  the  work.  All  of  them  are  clear,  many 
are  coloured,  and  they  serve  to  explain,  supplement  and  enrich  the*  text. 

Another  important  feature  can  be  found  in  the  excellent  reference  outlines  for 
organized  study  which  accompany  most  of  the  important  articles.  They  provide,  in 
condensed  form,  the  salient  points  in  all  the  larger  fields  of  knowledge,  with  volume 
and  page  references  to  related  subjects.  The  erudition  of  the  articles  is  thus  enhanced, 
and  the  reader  is  encouraged  to  enlarge  his  store  of  knowledge. The  bibliographies, 
brief,  but  generally  up-to-date,  are  listed  as  follows:  «Books  for  younger  readers»; 
f  Books  for  advanced  students  and  teachers  ». 

Compton's  Encyclopedia's  «  Fact- Index  »  is  unique  in  its  contents  and  arrange- 
ment. Being  distributed  by  letter  throughout  the  fifteen  volumes,  it  is  therefore  15  times 
more  accessible  to  a  group  of  readers.  It  is  quick,  accurate,  complete,  helpful  to  the  in- 
quisitive mind  of  the  busy  younger  reader  and  useful  to  the  studious  investigator  in  his 
patient  search. 

Above  are  some  of  the  many  reasons  why  Compton's  Pictured  Encyclopedia  is 
highly  recommended  for  the  large  class  of  general  readers,  particularly  for  those  in  the 
intermediary  institutions  of  learning.  It  has  always  been  an  excellent  tool  for  children, 
and  this  1946  edition  maintains  and  even  strenghtens  its  claim  to  distinction  in  that 
regard.  Its  editors'  long  experience  in  that  field  of  endeavour  has  enabled  them  once 
mere  to  accomplish  the  difficult  task  of  supplying  young  immature  minds  with  the  nec- 
essary and  precise  knowledge. 

The  Editor-in-Chief,  Dr.  Guy  Stanton  Ford,  his  able  associates  and  collaborators 
in  this  splendid  educational  accomplishment,  deserve  the  sincere  thanks  and  heartfelt 
congratulations  of  all  those  concerned  with  the  intellectual  growth  of  our  student  popu- 
lation. 

Auguste-M.  MORISSET,  o.  m.  i. 


Les  Professeurs  du  Grand  Séminaire  de  Tournai. —  Le  Diocèse  de  Tour- 
nai sous  l'occupation  allemande.  Tournai-Paris,  Casterman,  1946.  21,5.,  394  p. 
Prix:    90   francs  belges. 

Magnifique  volume  de  400  pages  qui  retrace  la  riche  activité  du  diocèse  de  Tour- 
nai durant  la  guerre.  Il  est  l'œuvre  de  monsieur  le  président  et  de  messieurs  les  profes- 
seurs du  grand  séminaire. 

Quoique  destiné  avant  tout  au  clergé,  ce  livre  sera  lu  avec  profit  par  les  laïcs,  chré- 
tiens ou  non,  qui  trouveront  dans  ce  travail  le  vrai  visage  de  l'Église.  Comme  le  dit  l'in- 
troduction, «  la  lecture  de  ce  livre  montrera  que  le  rôle  bienfaisant  de  l'Église  pendant 
les  temps  tragiques  que  nous  venons  de  traverser  n'a  pas  été  essentiellement  différent  de 
son  rôle  de  toujours.  Comme  son  Maître,  elle  se  tient  sans  cesse  au  service  des  hommes. 
Elle  n'a  pas  dû,  pendant  la  guerre,  improviser  sa  «résistance»;  il  lui  suffit,  en  tout 
temps,  de  reconnaître  le  visage  du  mal  pour  s'opposer  à  son  action.  » 

Ouvrage  très  intéressant  qui  se  divise  en  trois  parties:  La  Primauté  du  Spirituel  — 
La  Chanté  —  et  enfin,  La  Rançon.  Chaque  chapitre  commence  par  la  justification  doc- 
trinale de  la  position  prise  par  l'Église:  les  faits  et  gestes  suivent  en  un  large  exposé, 
etayé  de  documents,  de  cas  concrets  et  de  chiffres.  Le  diocèse  n'est-il  pas  fier  d'avoir  comp- 


124  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

té  96  prêtres  séculiers,  46  religieux,  27  religieuses  dans  les  camps  de  concentration?  tan- 
dis qu'il  se  glorifie  de  ses  enfants  qui  ont  fait  le  sacrifice  suprême  de  leur  vie  pour  défen- 
dre leur  foi  et  leur  droit:  15  prêtres  séculiers,  5  religieux  et  une  trentaine  de  laïcs  de 
l'Action  catholique. 

C'est  donc  avec  beaucoup  d'intérêt  que  ce  livre  sera  lu  par  tous,  car  il  nous  montre 
l'Église  toujours  aux  avant-postes  quand  il  s'agit  de  la  défense  du  droit  et  de  la  vérité. 

François  LEPAS,  o.  m.  i. 
Velaines-lez-Tournai,    Belgique. 

*  *        * 

R.  RUMILLY.  —  La  plus  riche  aumône.  Histoire  de  la  Société  de  Saint-Vincent- 
de-Paul  au  Canada.  Montréal,  Éditions  de  l'Arbre   [1946].  20,5  cm.,  235  p. 

L'histoire  centenaire  de  la  Société  de  Saint-Vincent-de-Paul  tient  toute  en  cette 
phrase  qui  sert  de  titre  et  de  conclusion  au  volume  de  Rumilly  :  «  La  plus  riche  aumône, 
ce  sont  les  pauvres  qui  nous  la  font»    (p.   221). 

C'est  un  témoignage  vécu  chaque  jour  depuis  un  siècle,  chez  nous.  Presque  tou- 
jours par  des  «  bonnes  gens  qui  se  contentent  de  peu  pour  eux-mêmes  et  partagent  vo- 
lontiers le  fruit  de  leurs  travaux  avec  les  plus  dépourvus»  (p.  102).  Parfois  aussi  — 
pas  assez  cependant  (p.  206)  —  par  les  hommes  les  plus  marquants  des  carrières  libé- 
rales. 

Or  ces  «  chrétiens  à  toute  épreuve»  (p.  108)  ont  réussi,  «  réussissent  et  réussiront, 
en  vérité,  mieux  que  les  philanthropes,  les  altruistes  et  les  humanitaires,  parce  qu'ils  ré- 
pandent des  grâces  en  même*  temps  que  du  bien-être»  (p.  221).  L'histoire  s'en  porte 
garant.  Le  livre  de  Rumilly  qui  nous  le  rappelle  nous  aidera  à  prendre  conscience  une 
fois  de  plus  de  nos  saines  et  fortes  et  bienfaisantes  traditions  chrétiennes  avant  de  céder 
aux  pressions  centralisatrices,  même  en  matière  de  charité. 

Ce  témoignage  et  cet  avertissement,  C.-J.  Magnan  avait  rêvé  de  nous  le  proclamer 
lui-même.  Sans  doute  l'eût-il  fait  «  avec  tout  son  grand  cœur  »  (p.  203)  .  Rumilly  relève 
«  la  plume  brisée  par  la  mort  entre  ses  doigts  ».  On  sent  à  maintes  reprises  qu'il  ne  le 
fait  pas  sans  émotion.  Le  style  est  simple,  vivant,  communicatif.  Nous  avons  relu  à 
plusieurs  reprises  les  pages  sur  la  «  messe  des  gueux  »  (199-202).  Les  personnages  sont 
attachants:  Painchaud,  les  sœurs  Bonneau  et  Sainte-Madeleine,  C.-J.  Magnan,  J.-A. 
Julien  et  les  autres.  Rumilly  signale  même  que  les  «  ultra-montains  »  et  les  «  libéraux  » 
réalisaient  le  tour  de  force  d'oublier  leurs  griefs  au  service  des  pauvres»  (p.  91-93).  Ou 
le  conflit  entre  catholiques  n'était  pas  si  violent  qu'on  le  dit  parfois,  ou  la  charité  est  une 
mystérieuse   et   admirable   pacificatrice. 

Et  nous  voilà  ramenés  au  «  secret  »  de  toute  cette  histoire.  La  charité  du  Christ  a 
fait  germer  dans  le  cœur  d'Ozanam  la  Saint-Vincent-de-Paul.  La  même  charité  du 
Christ  pousse  depuis  un  siècle  et  poussera  longtemps  encore  des  bonnes  gens  de  chez 
nous,,  des  laïcs,  ;:  aimer  et  à  secourir  les  pauvres  parce  qu'ils  y  reconnaissent  leur  Christ. 

Roger  GUINDON,  o.  m.  i. 

*  *        * 

Me  Armand  MARIN.  —  L'Honorable  Pierre-Basile  Mignault.  Montréal,  Fides, 
1946.  20,5  cm.,  135  p.  (Bibliographies  d'auteurs  canadiens  d'expression  française.) 
Prix:    $1.50. 

L'Ecole  de  Bibliothécaire  de  l'Université  de  Montréal  exige  de  ses  futurs  diplômés, 
une  bio -bibliographie  d'une  certaine  envergure.     Cette  épreuve,  en  même  temps  qu'elle 


BIBLIOGRAPHIE  125 

permet  à  chaque  candidat  de  manifester  ses  aptitudes  et  ses  connaissances  techniques, 
contribue  certes  à  enrichir  la  collection  des  répertoires  si  recherchés  des  intellectuels. 

Il  faut  remercier  sincèrement  l'A.,  bibliothécaire  du  barreau  de  Montréal,  d'offrir 
au  public  le  fruit  de  ses  recherches  où  se  traduisent  les  talents  d'un  avocat  initié  aux  dis- 
ciplines bibliographiques. 

M.  Marin  a  su  localiser,  interpréter,  grouper  et  classer  les  divers  éléments  —  ma- 
nuscrits et  imprimés  —  de  l'œuvre  d'un  membre  eminent  de  la  magistrature  canadienne. 
Les  pages  qui  précèdent  la  bibliographie  résument  la  vie  de  l'honorable  Pierre-Basile  Mi- 
gnault,  prélude  fort  utile  à  l'intelligence  de  son  imposante  production  juridique  et  litté- 
raire. 

Que  l'A.  ne  se  soit  pas  limité  à  une  simple  compilation,  cela  ressort  des  notes  des- 
criptives et  analytiques,  souvent  élaborées,  qui  accompagnent  presque  chacune  des  noti- 
ces, p.e.  :  «La  responsabilité  délictueuse  dans  la  province  de  Québec»  (sans  n°,  toute 
la  page  55)  «La  propriété  littéraire»  (n°  9,  p.  59)  «Le  code  civil  de  la  province  de 
Québec  et  son  interprétation»    (quasi  deux  pages,  n°  42,  p.   70-71). 

Bien  que  l'A.  ait  fait  peu  usage  de  sigles,  une  explication,  en  tête  de  ces  sigles.eût 
aidé  le  lecteur.     Le  «  N.B.  »  qui  précède  nombre  de  notes  paraît  superflu. 

Trois  tables  —  table  alphabétique  de  titres,  table  méthodique,  table  des  matières, 
—  permettent  de  repérer  le  renseignement  désiré.  Les  renvois  se  font  à  la  page  et  non 
pas  au  numéro  de  la  notice;  cela  s'explique,  puisque  l'ordre  numérique  des  notices  au 
lieu  d'être  consécutif,  recommence  sous  chaque  rubrique.  Cependant  l'ordre  numéri- 
que ininterrompu,  que  d'aucuns  préconisent,  permet  de  faire  les  renvois  aux  numéros, 
ce  qui  s'adapte  le  mieux,  semble-t-il,  aux  recherches  rapides  et  précises. 

La  lettre-préface  de  Maréchal  Nantel  est  fort  élogieuse  pour  l'A.  et  nous  y  sous- 
crivons volontiers. 

Rédigé  en  vue  d'un  diplôme  en  bibliothéconomie,  ce  travail  d'information  —  que 
les  éditeurs  ont  publié  avec  grand  soin  —  rend  un  beau  témoignage  tant  au  bio-biblio- 
graphe qu'aux  maîtres  qui  l'ont  formé. 

Auguste-M.  MORiSSET,  o.  m.  i. 


Jean-Marie  MARCOTTE.  —  Mektoub!  Les  récits  du  capitaine.  Montréal,  Éditions 
Lumen,    1946.    19  cm.,   205   p. 

Parmi  tant  de  grands  maux,  la  guerre  aura  eu  quelques  bons  effets,  celui,  entre  au- 
tres, de  faire  voir  du  pays  à  bien  des  gens  qui  n'auraient,  de  leur  vie,  traversé  l'Atlanti- 
que. Heureux  surtout  ceux  qui  l'ont  repassé.  Il  suffit  de  causer  avec  eux,  au  hasard 
d'une  rencontre,  pour  constater  qu'en  même  temps  que  leurs  yeux  se  sont  ouverts,  leur 
esprit  n'est  pas  resté  fermé.  Ils  reviennent  au  pays  chargés  du  précieux  butin  que  pro- 
cure le  contact  des  gens  et  des  choses.  Que  quelques-uns  songent  à  nous  en  faire  part, 
rien  de  plus  naturel:  «Qui  a  voyagé  a  sans  doute  beaucoup  à  dire.»  Qu'ils  le  fassent 
dans  le  ton  et  le  style  qui  conviennent,  on  ne  peut  que  s'en  réjouir.  Voilà  ce  que  vient 
d'entreprendre  et  de  réaliser  M.  Jean-Marie  Marcotte  dans  Mektoub.  Un  peu  plus  vit* 
qu'il  ne  faut,  il  nous  promène  en  «  jeep  »  tout  le  long  du  littoral  et  à  l'intérieur  de  l'Afri- 
que du  Nord.  On  pousse  même  jusqu'en  Terre  sainte  pour  revenir  par  Rome,  la  Côte 
d  Azur,  Toulon,  Lyon,  etc.  Mais,  c'est  l'Afrique  qui  retient  principalement  l'attention, 
/raiment,  cette  Afrique  ne  manque  pas  d'enchantements.  Si  l'on  n'aspire  guère  à  y 
vivre,  du  moins  il  fait  bon  la  visiter,  surtout  en  compagnie  d'un  excellent  cicerone.  Où 


126  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

que  l'on  aille,  tout  n'est  pas  à  voir  par  tous.  Aussi,  à  cause  de  certains  détails  sur  les 
moeurs  africaines  —  singulièrement,  sur  la  danse  du  corps  et  la  prostitution  —  ce  livre 
ne  doit  pas  tomber  entre  les  mains  des  trop  jeunes. 

Rodrigue  NORMANDIN,  o.m.i. 
*         *         * 

Anne-Marie  COUVREUR.  —  Comment  aimer  pour  être  heureux.  Paris,  Spes; 
Montréal,   Fides.    19  cm.,    190  p. 

Parmi  tous  les  Art  d'Aimer  et  les  Art  de  Vivre  que  nos  éditeurs  nous  offrent  de- 
puis quelques  années,  il  n'en  est  probablement  pas  de  plus  complet,  de  plus  élevant,  de 
mieux  inspiré  que  ce  Comment  aimer  pour  être  heureux,  d'Anne-Marie  Couvreur. 

Son  premier  avantage  est  de  s'adresser  à  un  public  illimité.  Les  jeunes,  filles  et 
garçons,  y  trouveront  des  conseils  judicieux  sur  la  préparation  de  leur  mariage,  les  jeu- 
nes époux  y  apprendront  comment  mériter  et  conserver  leur  bonheur,  les  parents  y  pui- 
seront maints  conseils  sur  l'éducation  de  leurs  enfants. 

Certains  chapitres  plairont  davantage  par  la  fine  psychologie  et  la  haute  inspiration 
dont  ils  sont  imprégnés.  Entre  plusieurs,  mentionnons  celui  de  la  Collaboration  (dans 
le  mariage),  celui  de  l'Amour  Paternel  (un  sujet  rarement  traité!),  celui  de  l'Enfant 
Unique,  celui  du  Bien-Etre  et  du  Bonheur.  Et  pour  piquer  davantage  la  curiosité  du 
lecteur  soulignons  certaines  «  questions  disputées  »  que  l'auteur  aborde  avec  beaucoup  de 
sagacité:  la  femme  et  la  profession  de  son  mari  (page  89),  le  père  de  famille  et  les  tra- 
vaux domestiques   (79),  le  père  ambitieux  pour  son  fils   (118),  etc. 

Voilà  un  livre  qui  enrichit  en  plaisant. 


J.-L.  P. 


*         *         ♦ 


Marius  BARBEAU.  —  Alouette!  Montréal,  Éditions  Lumen,  1946.  19,5  cm., 
216  p.    (Collection  Humanitas.)   Prix:   $1.50. 

Un  livre  qui  devrait  intéresser  tout  Canadien  et  plus  particulièrement  tout  Cana- 
dien français.  Alouette  est  le  fruit  de  recherches  longues  et  patientes  sur  les  chansons 
populaires  et  leurs  mélodies  au  Canada  français.  En  parcourant  ce  recueil  on  est  frappé 
de  constater  que  nombre  de  jolies  chansons  du  terroir,  autrefois  bien  connues,  sont  au- 
jourd'hui tombées  dans  l'oubli. 

Intéressant  aussi  à  noter  que  le  recueil  de  M.  Barbeau  ne  nous  donne  pas  seulement 
le  texte  et  la  mélodie  des  chansons,  il  nous  renseigne  encore  sur  les  diverses  versions  de 
chacune  des  chansons  et  sur  leur  lieu  d'origine. 

C'est  une  étude  sérieuse  dans  le  genre,  de  nature  à  nous  faire  apprécier  davantage 
le  folklore  canadien-français  et  à  nous  inviter  à  «  réinstaller  définitivement  parmi  le  peu- 
ple d'où  ils  viennent»  (p.  10)  ces  chants  qu'aimaient  les  anciens.  A  cause  de  cela, 
Alouette  a  plus  qu'une  valeur  musicale;  il  a  un  sens  patriotique. 

Nous  souhaitons  à  ce  volume  de  devenir  le  premier  d'une  série  de  recueils  qui  nous 
fassent  connaître  toute  la  chanson  populaire  de  chez  nous. 

Roland  OSTIGUY,  o.  m.  i. 


Félix  LECLERC.  —  Pieds  nus  dans  l'aube.  Montréal,  Fides,  1947.  19  cm.,  242  p. 

Un  livre  de  Félix  Leclerc,  c'est  un  régal  pour  le  goût  du  lecteur  moyen  et  pour  les 

palais  les  plus  raffinés.   Leclerc  nous  a  habitués  à  ces  splendides  descriptions  de  nos  pay- 


BIBLIOGRAPHIE  127 

sages,  de  nos  animaux  domestiques  et  forestiers,  de  notre  sol,  de1  nos  bons  Canadiens, 
descriptions  pleines  de  lumière  et  d'optimisme  malgré  la  pointe  de  mélancolie  que*  devi- 
nent au  fond  de  son  âme,  les  lecteurs  qui  ont  eu  le  plaisir  de  le  connaître  et  qui  s'appli- 
quent à  le  comprendre.  Certains  auteurs  sont  optimistes  par  tempérament,  celui-ci  l'est 
pour  une  bonne  part  par  volonté,  à  mon  avis,  et  cela  lui  fait  honneur. 

Jusqu'à  maintenant,  il  s'était  appliqué  à  faire  ressortir  la  poésie  de  sujets  menus  qui 
plaisent  par  leur  variété  et  leurs  couleurs,  mais  qui,  chaque  fois,  ne  demandent  qu'un 
etfort  limité.  Enfin,  il  vient  de  pousser  plus  avant  son  expérience1  d'écrivain  et  c'est  toute 
une  tranche  de  vie  qu'il  vient  d'étaler  devant  ses  lecteurs  dans  Pieds  nus  dans  l'aube. 
C'est  l'histoire  d'un  petit  gars  qui  a  grandi  sur  les  limites  d'une  toute  petite  ville,  l'his- 
toire aussi  de  ses  parents,  de  ses  frères  et  sœurs  et  de  ses  amis  de  jeu  :  histoire  partielle- 
ment autobiographique  mais  beaucoup  idéalisée,  histoire  de  petits  gars  de  la  rue  aux 
visages  sales,  mais  aux  idées  fières  et  à  l'âme  claire  sinon  tout  à  fait  blanche.  Vous 
voyez  bien  que  l'auteur  est  optimiste  malgré  tout.  Le  meilleur  compagnon  d'enfance  du 
héros  ne  va  pas  à  l'école  ou  ne  s'y  intéresse  pas  du  tout,  mais  il  tient  sa  réputation  d'en- 
fant net  de  toute  injure  faite  ou  reçue,  car  ses  poings  savent  cogner  dur.  Dans  la  fa- 
mille qui  nous  intéresse,  évoluent  des  bras  solides,  des  âmes  fières,  d^s  cceurs  voués  au  sol, 
des  poètes  comme  notre  héros  lui-même  et  même1  une  musicienne. 

L'auteur  laisse  flotter  un  peu  de  mystère  dans  tout  ce  manège:  quels  noms,  quels 
lieux,  à  quel  temps?  .  .  .  L'imagination  fera  sa  tâche,  ce  qui  aide  la  poésie  et  pique  la  cu- 
riosité. De  la  poésie,  il  en  a  répandu  partout,  et  c'est  à  peu  près  la  même  que  celle 
trouvée  déjà  dans  ses  œuvres  précédentes  et  dont  la  critique  a  parlé  amplement.  Ici  il 
semble  que  les  premières  pages  du  roman  —  ouvrage  sans  aucune  trame  d'ailleurs  que 
les  faits  variés  accomplis  par  des  enfants  de  douze  à  quatorze  ans  qui  ouvrent  les  yeux 
devant  la  vie  bonne  ou  mauvaise  —  soient  volontairement  plus  travaillées,  plus  artiste- 
ment  ouvrées,  moins  spontanées,  moins  claires,  moins  attachantes  aussi.  Dans  les  deux 
derniers  tiers,  c'est  l'habileté  ordinaire  de  Leclerc,  du  meilleur  Leclerc  si  habile  à  conter. 
Le  lecteur  oublie  tout:  images  flamboyantes  du  début,  trucs  de  littérateur  à  la  recherche 
de  la  beauté,  vague  connaissance  des  lieux,  pour  se  mettre  tout  entier  à  la  suite  des  héros 
qui  se  meuvent  dans  un  monde  jeune,  vivant,  très  actif,  très  intéressant.  La  fiction  est 
parfaite  et  les  cœurs  de  tous,  acteurs  et  lecteur,  battent  à  l'unisson.  Un  héros  sans  nom 
empoigne  son  homme  qui  ne  le  perd  pas  des  yeux  et  vit  de  la  même  vie  que  lui.  C'est 
bien  là  l'idée  qu'on  se  fait  d'un  roman,  œuvre  essentiellement  fictive  et  pourtant  vraie, 
comme  l'est  la  vie  elle-même.  Leclerc  poète  sait  plaire;  Leclerc  conteur  ou  romancier 
siit  manier  des  êtres  vivants,  créer  une  fiction  charmeuse  qui  fait  voir  la  vie  réelle. 

Armand  TREMBLAY,  o.  m.  i. 


Ernest  PALLASCIO-MORIN.  —  Je  vous  ai  tant  aimée.  Ottawa-Montréal,  Édi- 
tions du  Lévrier,    [1946].    19  cm.,  208  p. 

Les  lettres  d'amour  que  contient  Je  vous  ai  tant  aimée,  d'Ernest  Pallascio- 
Morin  n'ajoutent  pas  beaucoup  au  style  épistolier  et  nous  nous  étonnons  que  l'auteur 
ait  atteint  son  but  —  la  conquête  de  l'idéale  Sylvie  —  avec  si  peu  de  profondeur  et 
d'originalité.  Cette  grandiloquence  laborieuse,  ce  romanesque  affecté  dont  elles  sont 
pleines  irriteront  la  plupart  des  lecteurs.  Il  ne  faut  pas  nier  cependant  que  le  livre  leur 
procurera,   par  moments,   certain  plaisir. 

La  correspondance  s'éparpille  d'un  octobre  à  l'autre  et  sa  «  température  »  semble 
varier  avec  les  saisons:  elle  débute  en  chaleur,  se  tempère  avec  la  neige,  se  rallume  comme 
par  enchantement  au  «  premier  souffle  du  printemps  ».  L'été  finit  de  convaincre  l'élue. 


128  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

M.  Pallascio-Morin  exprime  des  idées  très  justes  sur  l'amour,  le  bonheur,  l'ami- 
tié, la  vie;  ses  blagues  ne  sont  pas  sans  humour  (i«  Le  député  propose,  le  ministre  dis- 
pose »)  ;  quelques-uns  de  ses  portraits  sont  bien  «  au  foyer  ».  Ces  réussites  lui  assurent 
notre  estime,  sans,  je  le  répète,  nous  conquérir  entièrement. 

J.-L.  P. 
*         *        * 

11  a  été  fait  mention  d^s  livres  suivants,  reçus  à  la  Revue,  dans  la  chronique  de 
M.  Guy  Sylvestre,  intitulée  l'Année  littéraire  1946. 

Roger  BRIEN.  —  Cythère.  Poèmes.  Hull,  Éditions  L'Éclair,  1946.  23  cm.,  256  p. 

Léon  GÉR1N.  —  Aux  sources  de  notre  histoire.  Montréal,  Fides,  1946.  20  cm., 
280  p. 

L'abbé  Robert  LLEWELLYN.  —  La  Sagesse  du  Bonhomme.  Illustrations  de  Jean 
Simard.   Montréal,  Fides,    [1946].   22  cm.,    173   p. 

Edouard  MONTPETÎT.  —  Propos  sur  la  Montagne.  Montréal,  Éditions  de  l'Arbre, 
1946.   19  cm.,   179  p. 

Marcel  TRUDEL.  —  Vézine.  Roman.  Montréal,  Fides,  1946.    19  cm.,  280  p. 
Publié  avec  l'autorisation  de  l'Ordinaire  et  des  Supérieurs. 


Le  T.R.P.  Léo  Deschâtelets,  o.m.i. 


La  Congrégation  des  Missionnaires  Obats  de  Marie- Immaculée  se 
réjouit  d'avoir  un  nouveau  chef.  Le  deux  mai  dernier,  à  Rome,  le  vingt  - 
quatrième  chapitre  général  de  la  Société  élisait  au  poste  de  supérieur  géné- 
ral le  très  révérend  père  Léo  Deschâtelets. 

La  nouvelle  de  cette  élection,  sans  être  une  surprise,  a  été  accueillie 
avec  une  très  vive  satisfaction.  Au  Canada,  au  Canada  français  surtout, 
les  milieux  ecclésiastiques  et  civils  ont  considéré  comme  un  honneur  ce 
choix  de  l'un  des  nôtres.  Huitième  supérieur  général  d'un  institut  reli- 
gieux qui  a  fait  sa  marque  dans  l'Église  et  qui  connaît  une  vitalité  débor- 
dante dans  toutes  les  parties  du  monde,  le  très  révérend  père  Deschâtelets 
est  le  premier  Canadien  à  occuper  ce  poste.  Né  à  Montréal  le  8  mars 
1899,  formé  au  pays,  il  y  a  dépensé  vingt  des  vingt  et  une  années  de  sa 
carrière  sacerdotale. 

Il  convient  de  reconnaître  comme  la  divine  Providence  l'a  préparé 
à  sa  noble  et  lourde  charge. 

Ceux  qui  ont  l'avantage  de  connaître  le  très  révérend  Père,  admi- 
rent en  lui  l'intelligence  vive  et  souple,  le  don  des  décisions  rapides  et 
prad.ntes,  le  dynamisme  irrésistible,  la  fermeté  et  la  constance  du  vouloir, 
l'acharnement  au  travail.  Sa  piété  et  dente  et  communicative,  sa  charité 
fidèle  et  bienfaisante,  toujours  prête  à  seconder  les  efforts  les  plus  hum- 
bles comme  les  plus  audacieux,  s'inspirent  d'un  amour  confiant  à  l'égard 
du  Christ-Prêtre  et  de  sa  Mère  immaculée,  d'une  dévotion  filiale  à  la 
s. lin  te  Église  et  au  Saint -Père. 

Professeur  de  théologie  à  l'Université  d'Ottawa  et  au  Scolastical 
Saint -Joseph,  il  a  toujours  été  un  fervent  de  la  saine  doctrine;  en  cette 
dernihc  institution,  il  a  manifesté  une  connaissance  remarquable  des  pro- 


130  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

blêmes  de  formation  sacerdotale  et  oblate  dans  l'exercice  de  ses  fonctions 
de  directeur  et  de  supérieur. 

Son  intérêt  pour  l'œuvre  des  missions  et  sa  compétence  en  ta  matière 
lui  ont  valu  d'être  président- fondateur  des  Semaines  d'Études  mission- 
naires du  Canada,  directeur  au  Conseil  national  de  l'Union  missionnaire 
du  Clergé,  représentant  du  même  organisme  au  Congrès  international  de 
Rome  en  1936.  L'année  suivante,  il  devenait  membre  du  Secrétariat  in- 
ternational de  l'Union  missionnaire  du  Clergé  avec  résidence  à  Rome.  Il 
y  demeura  jusqu'à  l'automne  de  1938  alors  que  l'obéissance  le  plaçait  à 
la  tête  du  Scolasticat  Saint-Joseph  d'Ottawa.  Animé  d'un  tel  esprit  apos- 
tolique, toujours  il  s'appliqua  à  promouvoir  le  rayonnement  mission- 
naire de  sa  province  d'origine.  Des  prêtres  qu'il  a  formés,  un  grand  nom- 
bre dépensent  en  des  champs  lointains  où  il  les  dirigea  un  zèle  reçu  de  lui. 

Le  nouveau  général  des  Oblats  possède  de  sa  congrégation  une  con- 
naissance rarement  égalée.  Le  fondateur  et  ses  écrits,  l'histoire,  l'esprit  et 
les  traditions  de  l'Institut,  ses  œuvres  et  son  personnel  ont  été  l'objet  de 
ses  recherches  incessantes.  Un  de  ses  premiers  supérieurs  —  le  futur  car- 
dinal Villeneuve,  dont  le  très  révérend  Père  reste  le  disciple  fidèle  et  le 
fils  de  prédilection  —  qualifiait  d'extraordinaire  l'amour  qu'il  apportait 
à  ces  études.  Études  complétées  et  animées  par  des  contacts  personnels 
multiples  que  lui  ont  procurés  ses  voyages  en  divers  pays  d' Amérique  et 
d'Europe,  sa  participation  active  à  deux  chapitres  généraux  et,  depuis 
1944,  l'exercice  de  ses  fonctions  de  provincial  de  l'Est  du  Canada  et  de 
vicaire  des  missions  du  Basutoland  au  Sud-Africain.  Son  grand  cœur, 
son  esprit  large  ouvert,  son  ardeur  éclairée  le  rendent  capable  d'assumer  la 
direction  de  sa  famille  religieuse  en  toute  son  ampleur  et  sa  variété  d' œu- 
vres. 

L'Université  d'Ottawa  est  particulièrement  heureuse  du  nouveau  su- 
périeur des  Oblats,  et  elle  a  le  droit  d'être  fier  de  lui:  il  est  l'un  des  siens. 
Elle  a  profité  de  la  collaboration  fidèle,  des  encouragements  efficaces  et  de 
la  puissante  impulsion  du  professeur  de  ses  facultés,  du  supérieur  du  Sco- 
lasticat et  du  provincial  d'hier;  le  haut  et  précieux  patronage  du  supé- 
rieur général  lui  est  d'avance  assuré.  Il  continuera  de  témoigner  à  l'œuvre 
universitaire  de  la  capitale  canadienne  l'amour  généreux  et  intrépide  quit 
a  hérité  de  son  illustre  maître,  le  regretté  cardinal  Villeneuve. 


LE  T.  R.  P.  LÉO  DESCHÂTELETS,  O.  M.  I.  131 

Tout  laisse  donc  présager  un  généralat  profondément  apostolique, 
brillant,  fécond  et  bienfaisant,  selon  la  grande  tradition  de  M9r  de  Maze- 
nod  et  de  ses  successeurs. 

Nous  en  formulons  le  vœu  ardent. 

Que  le  très  révérend  Père  daigne  accepter  V hommage  de  nos  respects 
et  de  noire  indéfectible  attachement. 

Sylvio  DUCHARME,  o.  m.  i., 

supérieur. 

Scolasticat  Saint-Joseph, 
Ottawa. 


Les  fondateurs  du  diocèse  d'Ottawa 


Le  diocèse  d'Ottawa  sera  bientôt  centenaire.  Au  Canada,  c'est  un 
âge  imposant  pour  une  circonscription  ecclésiastique.  ^\ussi  nous  croyons 
que  ce  centième  anniversaire  de  fondation  de  notre  diocèse  mérite  d'être 
fêté  par  de  grandioses  et  inoubliables  démonstrations. 

La  piété  filiale  fait  naître  en  nous  des  sentiments  qui  s'accordent  à 
vouloir  louer  la  clairvoyance,  le  courage  et  le  labeur  des  fondateurs  de 
notre  diocèse.  En  acclamant  ces  apôtres,  nous  glorifions  leur  œuvre  qui 
est  la  foi  catholique  et  nous  donnons  aux  fidèles  l'occasion  de  remplir 
envers  Dieu  l'impérieux  devoir  de  la  reconnaissance  pour  tous  les  bien- 
faits reçus.  «  Mementote  prœpositorum  vestrorum  qui  vobis  locuti  sunt 
verbum  Dei:  Souvenez-vous  de  vos  évêques  qui  vous  ont  prêché  la  parole 
de  Dieu  \  » 

Il  appartient  à  la  brillante  Revue  de  l'Université  d'Ottawa,  dont  le 
rayonnement  atteint  l'élite  de  nombreux  pays,  de  rappeler  les  débuts  hé- 
roïques de  l'Eglise  d'Ottawa,  sa  glorieuse  destinée  et  sa  prodigieuse  fécon- 
dité. 

En  exaltant  les  ouvriers  qui  ont  édifié  le  diocèse,  la  Revue  offrira  une 
des  pages  les  plus  glorieuses  de  la  congrégation  qui  a  fourni  au  diocèse  son 
oremier  évêque,  et  qui  a  établi  ici,  à  Ottawa,  une  université  dispensatrice 
de  haut  savoir.  Depuis  près  de  cent  ans  cette  institution  se  plaît  à  illumi- 
ner les  intelligences  et  à  ennoblir  les  cœurs. 

C'est  Mgr  Joseph-Eugène-Bruno  Guigues,  un  oblat  de  Marie-Imma- 
culée, que  Rome  appela  à  présider  aux  destinées  du  nouveau  diocèse,  ap- 
pelé Bytown.  «  Ce  pieux  évêque,  avons-nous  éarit  ailleurs,  place  la  nou- 
velle Église  sous  la  protection  spéciale  de  Marie,  adoptant  pour  armoiries 
du  diocèse  l'effigie  de  la  Vierge  sans  tache  avec  cette  devise:    Trahe  nos, 

1   Hébr.   13,  7. 


134  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Virgo  Immaculaia  2,  et  il  choisit  l'Immaculée  Conception  comme  titulaire 
de  sa  cathédrale. 

«  A  plusieurs  paroisses  qu'il  a  fondées,  Mgr  Guigues  a  donné  des 
noms  qui  rappellent  les  mystères  de  la  vie  de  la  Vierge  ou  ses  fameux 
sanctuaires.  Plus  tard  le  diocèse  de  Bytown  est  devenu  le  diocèse  d'Otta- 
wa: puis  l'archidiocèse  d'Ottawa;  et  les  successeurs  du  premier  pasteur, 
Nosseigneurs  Duhamel,  Gauthier,  Émard  et  Forbes  ont  hérité  de  sa  piété 
mariale  3.  » 

Quand  Mfcrr  Guigues  apparut,  les  premiers  apôtres  du  diocèse,  par 
leur  ardeur,  avaient  remué  l'âme  de  nos  pères,  mais  cet  évêque  sut  coor- 
donner leur  activité  et,  de  plus,  il  mérite  d'être  considéré  comme  l'ancêtre 
spirituel  des  archevêques  qui  lui  succéderont,    leur    donnant  l'exemple* 
d'une  dignité  affable,  d'une  orthodoxie  sûre  et  d'un  zèle  ardent. 

Dans  notre  Lettre  pastorale  récente  4,  nous  étions  particulièrement 
heureux  de  reconnaître  les  mérites  du  successeur  de  Mgr  Guigues:  «  Pen- 
dant l'épiscopat  de  Monseigneur  Duhamel  particulièrement  le  diocèse  a 
pris  une  expansion  merveilleuse  et  les  paroisses  se  sont  multipliées,  parois- 
ses qui  ont  été  marquées  du  sceau  de  Marie,  et,  aujourd'hui  c'est  toute  une 
litanie  d'églises  dédiées  à  Marie  qui  jalonnent  le  diocèse.  De  nombreuses 
familles  religieuses  ont  été  reçues  dans  le  diocèse,  et,  parmi  ces  familles, 
plusieurs  sont  consacrées  spécialement  à  honorer  quelques-unes  des  préro- 
gatives de  la  Mère  divine.  Dans  nos  paroisses,  «  fleurissent  des  congréga- 
tions ou  des  confréries  vouées  au  culte  de  la  Vierge  Mère,  et  il  n'est  pas  un 
foyer  où  l'on  ne  trouve  une  image  ou  une  statue  de  la  Madone  Véné- 
rée »>.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  la  piété  intense  des  pasteurs  pour 
la  Mère  de  Dieu  se  soit  communiquée  aux  prêtres  et  aux  fidèles,  qui  entre- 
tiennent un  culte  filial  pour  cette  aimable  Mère. 

Dès  lors,  notre  diocèse,  façonné  par  la  douce  et  mystérieuse  influen- 
ce de  la  Sainte  Vierge  méritait  le  titre  de  «  Royaume  de  Marie  ». 

«  Toute  l'histoire  de  l'Eglise,  a  dit  le  père  Sertillanges,  n'est  que  le 
récit  de  ses  efforts  pour  l'extension  du  royaume  de  Jésus-Christ  et  l'orga- 
nisation de  son  règne.  »  Les  archevêques  qui  viennent  dans  la  suite,  se- 
condés par  un  clergé  dévoué  et  uni  et  par  des  laïques  imbus  d'un  grand 

2  5e  antienne  de  laudes  de  l'oflice  de*  l'immaculée-Conception. 

3  Lettre  pastorale  et  mandement  de  Son  Exe.  M#r  A.  Vachon,  10  décembre  1946. 

4  Ibid. 


LES  FONDATEURS  DU  DIOCÈSE  D'OTTAWA  135 

esprit  de  foi  ont  couvert  le  diocèse  d'oeuvres  catholiques  admirables:  égli- 
ses, séminaires,  collèges,  écoles,  institutions  charitables  foisonnent  par- 
tout, méritant  de  tous  confiance  et  respect. 

L'attachement  au  pape,  l'obéissance  respectueuse  au  clergé,  les  gran- 
des dévotions  envers  Notre-Seigneur  et  Marie  immaculée,  une  générosité 
inlassable  pour  soutenir  les  œuvres  sont  les  traits  distinctifs  de  nos  diocé- 
sains. 

Nous  nous  empressons  de  signaler  que  notre  diocèse,  moins  que  tout 
autre,  ne  saurait  ignorer  combien  les  religieux  et  les  religieuses  sont  une 
cause  de  sanctification,  de  progrès  et  d'enrichissement  spirituels. 

Lorsque  nous  /repassons  nos  humbles  vies,  nous  sommes  portés  à 
redire  cette  parole  de  saint  Augustin:  Volens  quo  nollem  perveneram. 

Tel  ne  fut  pas  le  cas  de  notre  diocèse.  Les  espérances  mises  dans  le 
berceau  de  ce  siècle  qui  finit  se  sont  réalisées,  et  en  lisant  les  articles  qui 
paraîtront  dans  la  Revue  de  l'Université  d'Ottawa  sur  les  fondateurs  de 
notre  Église  particulière,  on  verra  que  les  réalisations  en  terre  outaouaise 
mettent  en  honneur  et  sanctionnent  les  vérités  amassées  par  l'expérience 
des  autres  diocèses  canadiens.  Dieu  bénit  les  œuvres  de  ceux  qui  travail- 
lent avec  lui. 

Dans  Ezéchiel  on  peut  lire  que  Dieu  dit:  «  Je  couperai  un  rameau 
[du  grand  cèdre]  et  je  le  planterai  ...  il  bourgeonnera,  portera  du  fruit 
et  deviendra  un  grand  cèdre  5.  »  En  1847,  il  semblait  bien  faible  le  ra- 
meau que  l'on  planta  ici;  mais,  grâce  à  la  bonté  de  Dieu  et  aux  soins  de 
la  Reine  des  apôtres,  il  est  devenu  un  grand  arbre  plein  de  sève  et  de  ver- 
deur, dont  la  cime  s'élève  sans  cesse  et  qui  donne  le  repos,  la  sécurité  et  la 
paix  à  ceux  qui  se  tiennent  sous  son  ombrage. 

f  Alexandre  VACHON, 

archevêque  d'Ottawa. 


5   Ezéchiel   17,  22-23. 


Mêr  Joseph-Eugène-Bruno  Guigues 

OBLAT  DE  MARIE-IMMACULÉE 
PREMIER  ÉVÊQUE  D'OTTAWA 


Il  fut  un  réalisateur. 


L  —  La  préparation. 

Se  peut-il  spectacle  plus  beau  que  celui  d'une  vie  qui  s'écoule  sans 
défaillance  comme  sans  tache,  sous  le  regard  béni  de  Dieu,  et  qui  s'élève 
chaque  jour,  toujours  égale,  toujours  elle-même,  malgré  les  peines  et  les 
soucis,  et  se  termine  dans  la  paix  et  dans  l'admiration  de  tout  un  peuple 
épi  or  é? 

Ce  fut  là,  dirons-nous,  la  grande  et  sainte  vie  du  premier  évêque 
d'Ottawa,  monseigneur  Joseph-Eugène-Bruno  Guigues,  Oblat  de  Marie- 
Immaculée. 

La  fondation  d'un  diocèse  est  toujours  une  tâche  très  lourde.  La 
fondation  du  diocèse  d'Ottawa  fut  particulièrement  pénible. 

Monseigneur  Guigues  nous  est  venu  de  loin  pour  faire  ici  l'œuvre 
de  Dieu. 

//  descend  des  montagnes. 

Si  Dieu  est  admirable  dans  ce  qu'il  donne  d'achevé,  il  ne  l'est  pas 
moins  dans  tout  ce  qu'il  prépare.  L'œuvre  de  Dieu  est  si  parfaite,  elle 
présente  tant  d'aspects  que  notre  piété  n'aura  jamais  fini  d'en  suivre  les 
contours  1.  Pouvons-nous  rester  insensibles  devant  les  merveilles  de  la 
Providence  muette,  qui,  lentement,  prépare  avec  amour  tout  ce  qui  doit 
venir? 

* 

1   Pierre  CHARLES,  S.J.,  La  Prière  de  toutes  les  Heures,  3e  série,  LXXXL 


Msr  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  137 

Quand  le  divin  Maître  voyait  Philippe,  assis  sous  le  figuier,  celui-ci 
ne  s'en  apercevait  pas;  cependant  ce  regard  était  chargé  d'un  amour  de 
prévenance,  et  cet  homme  endormi  était  pris,  à  son  insu,  aux  filets  de  la 
grâce  de  Dieu.  Aujourd'hui  sûrement  le  bon  Dieu  regarde  ainsi  quelque 
enfant,  inconscient  de  ces  prédilections,  qui,  dans  un  demi-siècle,  sera 
son  vicaire  sur  la  terre;  il  lui  confiera  son  Église.  Personne  ne  le  sait 
parmi  nous,  mais  la  vigilance  de  Dieu  précède  nos  savoirs  et  prépare  dans 
le  silence  les  chefs  et  les  pasteurs  et  tous  ceux  qui  plus  tard  continueront 
son  œuvre. 

Le  regard  de  Jésus  s'est  porté  autrefois  sur  un  enfant  qui  jouait 
dans  les  Alpes  françaises.  C'était  le  fils  d'un  capitaine  de  Napoléon. 

Nous  avons  là  deux  circonstances  qui  vont  contribuer  à  former 
l'âme  du  premier  évêque  d'Ottawa. 

La  montagne,  on  le  sait,  est  l'école  en  plein  air.  Elle  enseigne  à 
ceux  qui  la  fréquentent  journellement  l'ordonnance  parfaite  des  forces 
physiques  et  morales.  Pour  peu  qu'un  adepte  y  mette  une  idée  surnaturel- 
le, la  montagne  lui  dira  les  secrets  des  vertus  qui  font  les  grands  chré- 
tiens. 

Le  moindre  geste  dans  les  montagnes  demande  un  acte  de  volonté. 
Dans  la  conquête  d'une  aiguille,  d'un  pic  ou  d'un  piton,  le  corps  n'a 
rien  à  dire,  c'est  l'âme  qui  commande;  car  l'ascension  est  encore  plus  une 
lutte  intellectuelle  et  morale  qu'elle  n'est  un  exercice  physique.  La  réus- 
site dépendra  de  la  constante  attention  de  l'esprit  au  service  de  la  volonté 
qui  dictera  chaque  mouvement.  Ainsi  les  luttes  de  l'alpiniste  sont  une 
image  de  la  vie;  celui  qui  sait  y  prendre  des  habitudes  d'énergie  acquiert 
l'esprit  d'initiative  et  la  maîtrise  de  soi;  les  outils  qui  lui  serviront  à 
forger  ses  succès. 

Sans  être  lui-même  alpiniste  de  renom,  Eugène  Guigues  aura  subi 
l'influence  de  la  montagne.  L'isolement  et  la  vie  rude  des  montagnards, 
en  réchauffant  les  coeurs,  finissent  par  les  unir  dans  la  grande  fraternité 
du  même  sort. 

La  discipline  militaire  a  de  même  fourni  sa  quote-part  dans  le  travail 
de  formation  du  futur  évêque  de  Bytown.  Tous  les  jours  l'enfant  était 
témoin  de  la  vie  ordonnée  de  son  père.  Le  petit  homme  se  surprenait  à 
imiter,  en  jouant,  les  faits  et  gestes  du  capitaine  de  cavalerie,  Il  lui  fallait 


138  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

également  obéir  et  agir  selon  des  lois  prévues,  d'après  un  règlement  qui 
lui  dictait  ce  qu'il  avait  à  faire.  Il  avait  donc  sa  discipline  qui  tuait  chez 
lui  le  caprice  et  l'initiait  déjà  à  l'habituelle  maîtrise  de  soi. 

//  se  fait  religieux. 

De  cette  éducation  quasi  militaire  et  alpestre,  le  jeune  homme  a 
acquis  de  bonne  heure  la  faculté  précieuse  d'un  jugement  droit  et  sûr. 
C'est  un  fait  remarqué  par  ses  contemporains:  il  avait  sans  effort  la  note 
juste  sur  les  hommes  et  les  choses.  On  avait  près  de  lui  la  sensation 
d'équilibre,  d'harmonie;  car  chez  lui  le  sentiment,  l'appréciation  déri- 
vaient comme  de  source  d'un  jugement  qu'il  devait  rarement  modifier 
quand  une  fois  il  s'était  prononcé. 

Eugène  Guigues  commença  de  bonne  heure  à  montrer  au  grand 
jour  les  heureuses  dispositions  et  toutes  les  qualités  de  l'esprit  et  du  cœur 
qu'il  avait  su  acquérir.  Il  n'avait  que  seize  ans  quand  il  se  décida  d'entrer 
dans  la  Congrégation  des  Missionnaires  Oblats  de  Marie-Immaculée.  Ce 
fut  la  première  de  toutes  les  grandes  décisions  qu'il  devait  prendre  dans 
sa  vie,  et  qui  ont  eu  tant  de  répercussion  sur  un  nombre  incalculable 
d'existences  humaines. 

Il  était  étudiant  au  collège  des  Jésuites  à  Forcalquier  avec  trois  de 
ses  compagnons,  les  jeunes  Martin,  Richaud  et  Arnoux,  originaires 
comme  lui  de  Gap,  et  qui  devaient  également  devenir  Oblats. 

Tous  les  quatre  avaient  fait  la  connaissance  des  nouveaux  gardiens 
de  Notre-Dame-du-Laus,  sanctuaire  situé  à  peu  de  distance  de  Gap.  Les 
Oblats,  en  effet,  avaient  pris  en  1819  la  direction  de  ce  sanctuaire  des 
Alpes.  Tout  en  poursuivant  leurs  études  à  Forcalquier,  les  jeunes  gens 
entretenaient  de  pieuses  relations  avec  les  nouveaux  religieux.  L'un  des 
pères  du  Laus  s'arrêta  d'occasion  pour  les  voir  au  petit  séminaire.  Sa 
présence  réveilla  plus  vivement  leur  désir  d'entrer  au  noviciat  des  Oblats, 
qu'on  venait  d'établir  à  Notre-Dame-du-Laus,  et,  pour  ne  mettre  aucun 
retard  à  leur  résolution,  ils  s'entretinrent  de  l'idée  de  suivre  le  bon  père 
qui  y  retournait. 

De  graves  difficultés  s'opposaient,  on  le  pense  bien,  à  l'exécution 
de  ce  projet:  les  parents  n'étaient  pas  avertis,  et  le  père  recteur  du  petit 
séminaire  ne  voulait  pas  les  laisser  partir  sans  l'avis  préalable  et  le  con- 
sentement formel   des   familles   intéressées.   La   détermination   d'Eugène 


Mer  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  139 

Guigues  vint  briser  les  obstacles.  Il  dit  à  son  ami,  le  jeune  Martin,  qui  en 
fut  effrayé,  que  dans  des  circonstances  comme  celle-là  il  fallait  suivre 
l'inspiration  de  la  grâce;  que,  pour  lui,  il  était  décidé  à  suivre  le  père; 
que  celui-ci  saurait  bien  aplanir  les  voies,  qu'il  fallait  lui  laisser  tout  ce 
soin.  Subjugué  par  cette  résolution,  son  ami  prit  le  même  parti;  le  mis- 
sionnaire du  Laus  s'étant  porté  garant  de  l'approbation  des  familles,  le 
père  recteur  consentit  à  les  laisser  partir.  Les  deux  jeunes  gens  se  rendi- 
rent donc  directement  à  Notre-Dame-du-Laus,  où  ils  commencèrent  leur 
noviciat  le  2  août  1821.  Les  deux  autres  amis,  les  jeunes  Arnoux  et  Ri- 
chaud,  devaient  les  y  rejoindre  avant  la  fin  de  cette  année  2. 

Durant  les  six  années  qui  vont  suivre,  le  jeune  Guigues,  novice 
puis  scoîastique,  jeta  le  fondement  de  ces  vertus  religieuses  et  sacerdotales 
qui  ont  été  si  remarquables  et  qui,  tout  le  long  de  sa  vie,  ne  se  sont  ja- 
mais démenties  en  quelque  position  que  la  Providence  l'ait  appelé. 

N'allons  pas  croire  cependant  qu'il  n'eut  pas  à  prendre  de  graves 
décisions;  il  faudrait  pour  cela  oublier  que  la  lutte  contre  soi,  contre  son 
propre  cœur,  est  celle  qui  demande  le  plus  d'actes  de  volonté. 

Il  fit  tant  et  si  bien  qu'en  1827,  n'étant  encore  que  diacre,  il  fut 
nommé  professeur  de  philosophie  au  grand  séminaire  de  Marseille.  Et  à 
peine  ordonné  prêtre,  il  devint  maître  des  novices.  Bientôt  il  sera  placé 
à  la  tête  de  nos  œuvres  dans  le  diocèse  de  Grenoble,  à  Notre-Dame-de- 
l'Osier. 

Qu'on  le  remarque  ici:  à  cette  époque  de  l'histoire  de  la  congréga- 
tion, il  paraît  évident  que  monseigneur  de  Mazenod  s'en  remet  à  deux 
religieux  pour  le  progrès  des  œuvres  extérieures:  le  père  Hippolyte  Gui- 
bert  et  le  père  Eugène  Guigues.  Le  premier  est  déjà  le  héraut  de  l'Église 
et  des  Oblats  dans  le  diocèse  de  Gap:  et  l'autre  vient  d'entrer  dans  Gre- 
noble, où  il  aura  conquis  en  peu  de  temps  la  confiance  de  l'évêque  et 
l'estime  du  clergé. 

Au  mois  de  mai  1834,  le  père  Guigues  fut  chargé  de  la  restauration 
du  sanctuaire  de  Notre-Dame-de-1'Osier. 

Dans  la  crise  religieuse  suscitée  par  les  calvinistes,  très  nombreux 
dans  le  Dauphiné  au  XVIIe  siècle,  la  Sainte  Vierge  a  manifesté  sa  puis- 
sance pour  confondre  l'hérésie. 

4  Notices  nécrologiques  des  O.M.I. ,  tome  III,  p.  89-9  2. 


140  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Le  25  mars,  jour  de  l'Annonciation,  était  une  fête  chômée  autre- 
fois. Les  huguenots  s'obstinaient  à  provoquer  le  scandale  en  travaillant 
ce  jour-là  et  les  autres  fêtes  de  précepte.  En  1649,  Pierre  Combet,  l'un 
des  plus  acharnés  violateurs  de  la  loi,  se  rendit  dans  son  champ  pour  y 
tailler  son  oseraie.  Au  premier  coup  de  la  serpette,  du  sang  jaillit  de  l'ar- 
brisseau émondé.  Ebahi  par  le  prodige,  le  mécréant  s'attaqua  néanmoins 
à  d'autres  branches.  Chaque  fois,  le  sang  giclait  avec  plus  d'abondance 
jusque  sur  sa  personne.  Le  bruit  du  prodige  de  l'osier  sanglant  se  répan- 
dit dans  le  pays.  Les  sectaires  finirent  par  y  voir  un  avertissement  du  ciel  ; 
mais  il  fallut  un  second  miracle  pour  convertir  Combet  lui-même. 

Sept  ans  après  le  miraculeux  jet  de  sang,  la  Sainte  Vierge  lui  ap- 
parut. Elle  lui  reprocha  son  obstination  et  lui  dit  qu'il  n'avait  que  peu 
de  temps  à  vivre.  Ce  fut  son  coup  de  grâce;  le  repentir  dans  l'âme,  il 
abjura  l'hérésie  et  mourut  peu  après. 

C'est  de  là  qu'est  sorti  le  culte  de  Notre-Dame-de-l'Osier.  Les 
pieux  montagnards  ont  fait  de  l'oseraie  de  Pierre  Combet  un  lieu  de 
pèlerinage  où  la  Vierge  s'est  plu  à  récompenser  par  des  miracles  la  foi 
des  nombreux  visiteurs. 

La  Révolution  de  1789  est  venue  dans  les  Alpes  fermer  l'oratoire 
et  chasser  les  gardiens.  Tout  comme  si  des  païens,  pires  que  des  héréti- 
ques, eussent  dit  à  la  Vierge  d'aller  faire  ses  miracles  dans  un  autre  pays. 
Les  ronces  et  les  épines  se  sont  mises  à  pousser  à  l' endroit  où  l'osier  a 
saigné  pour  toucher  les  pécheurs. 

Il  s'écoulera  près  d'un  demi-siècle  avant  que  quelqu'un  songe  à 
donner  au  sanctuaire  profané  un  peu  de  la  splendeur  du  passé,  en  atten- 
dant que  vienne  le  véritable  restaurateur. 

Il  arriva  dans  la  personne  du  père  Eugène  Guigues. 

//  vient  au  Canada. 

Pendant  dix  ans,  le  père  Guigues  est  demeuré  à  Notre-Dame-de- 
l'Osier.  Fort  de  la  confiance  qu'avaient  en  lui  ses  supérieurs,  il  entreprit 
l'immense  tâche  de  restaurer  le  sanctuaire,  de  réveiller  la  piété  et  de  rame- 
ner les  foules  aux  pieds  de  la  Vierge  de  l'Osier.  Ceux  qui  savent  par 
expérience  ce  que  demande  d'énergie  le  maniement  quotidien  d'une  foule, 
toujours  capricieuse,  comprendront  quelle  courageuse  patience  il  fallut 


Ms1"  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  141 

au  père  Guigues  pour  redonner  au  diocèse  de  Grenoble  cette  floraison  de 
piété  mariale  qui  fait  sa  gloire  encore  aujourd'hui  3. 

Il  n'est  pas  surprenant  que  la  nouvelle  de  son  départ  de  l'Osier 
ait  causé  une  alarme  à  travers  le  diocèse:  il  était  devenu,  par  la  force 
des  choses,  la  cheville  ouvrière  des  œuvres  oblates  et  du  renouveau  reli- 
gieux dans  la  province  du  Dauphiné.  Voici  le  témoignage  que  nous 
trouvons  consigné  dans  le  journal  historique  de  la  maison  de  Notre- 
Dame-de-1'Osier  en  date  du  29  mai  1844: 

Le  départ  de  notre  bon  P.  Guigues  serait  pour  la  maison  de  Notre-Dame 
de  l'Osier  un  vrai  sujet  de  deuil,  s'il  était  permis  de  penser  à  nos  intérêts  particu- 
liers, en  présence  du  bien  général  de  notre  chère  Congrégation,  et  si  la  perspective 
d'une  mission  plus  importante  n'était  là  pour  nous  porter  à  bénir  la  Providence 
qui  la  lui  a  ménagée  par  la  médiation  du  Révérendissime  Père  Supérieur  général. 
Pourtant  il  nous  est  impossible  de  ne  pas  sentir  très  vivement  une  semblable  sé- 
paration. Le  bien  qu'a  fait  notre  bon  Père  supérieur,  pendant  les  dix  années  qu'il 
a  gouverné  la  maison  de  l'Osier,  est  réel,  frappant:  son  administration  a  été 
aussi  prudente  qu'active,  aussi  régulière  que  charitable,  et  nous  devons  ajouter: 
aussi  heureuse  sous  le  rapport  temporel  que  sous  le  rapport  spirituel.  Le  diocèse 
entier,  en  apprenant  son  départ,  en  sera  très  affligé,  comme  l'est  Msr  l'évêque, 
qui  a  compté  la  séparation  du  P.  Guigues  au  nombre  des  sacrifices  les  plus  péni- 
bles à  son  cœur  de  père,  comme  nous  le  sommes  tous  ici,  au  moment  de  lui  adres- 
ser nos  adieux  4. 

Le  père  Guigues  quittait  la  France;  il  s'en  venait  au  Canada  pour 
y  accomplir  une  œuvre  qu'un  siècle  de  recul  nous  montre  égale,  osons- 
nous  dire,  à  celle  des  de  Laval  et  des  Bourget. 

Le  2  décembre  1841,  arrivait  à  Montréal  le  premier  contingent  âc 
religieux  oblats  que  la  France  donnait  à  son  ancienne  colonie.  Ils  étaient 
six:  quatre  pères  et  deux  frères,  que  monseigneur  Bourget  adoptait  tout 
de  suite  et  sur  lesquels  il  appuyait  l'immense  espoir  d'un  renouveau  spiri- 
tuel par  des  missions  dans  les  campagnes.  Il  fut  servi  comme  à  souhait. 

Dès  le  premier  contact,  il  s'établit  entre  nos  missionnaires  et  le 
saint  évêque  de  Montréal  ces  relations  affectueuses  que  le  temps  ne  fit 
que  fortifier.  L'évêque  écrivait  le  6  décembre,  en  parlant  de  monseigneur 
de  Mazenod:  «  Il  m'a  donné  son  cœur  en  m'envoyant  ses  fils  5.  »  De  leur 
côté,  les  Oblats  ont  gardé  pour  leur  père  adoptîf  et  leur  fondateur  cana- 

3  Voir  BERNE,  O.M.I.,  Esquisse  sur  le  Pèlerinage  de  N.-D.  de  L'Osier. 

4  Not.  nécr.,  tome  III,  p.  10. 

5  Mfcr  Bourget  au  père  Jean  Lagier. 


142  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

dien  le  respect,  la  confiance  et  la  vénération  qu'on  accorde  une  fois  pour 
toujours. 

La  raison  qui  avait  motivé  la  venue  des  Oblats  à  Montréal  était, 
répétons-le,  de  prêcher  des  missions  à  travers  la  province,  tout  comme 
ils  en  prêchaient  dans  le  sud  de  la  France. 

Mais  deux  ans  n'étaient  pas  écoulés  qu'on  parlait  de  leur  faire 
entreprendre  un  travail  d'un  tout  autre  genre.  Écoutons  monseigneur 
Bourget  confier  son  projet  à  monseigneur  de  Mazenod,  dans  une  lettre 
du  19  octobre  1843.  Il  vient  de  lui  dire  la  satisfaction  qu'il  éprouve  de 
voir  ses  Oblats  réussir  dans  tout  ce  dont  il  les  charge;  puis  il  continue 
tout  ainsi,  comme  si  ce  qu'il  va  ajouter  découlait  d'un  seul  jet  du  com- 
pliment qu'il  vient  de  faire: 

Il  est  question  maintenant  de  leur  procurer  un  établissement  dans  une  ville 
naissante  du  diocèse  de  Kingston  nommée  Bytown,  à  40  ou  50  lieues  de  Mont- 
réal. Cette  ville  est  au  centre  de  toutes  les  communications  de  la  Grande  Rivière 
appelée  Ottawa.  C'est  là  qu'abondent  les  voyageurs  et  les  hommes  qui,  par 
milliers,  travaillent  à  abattre  les  immenses  forêts  qui  bordent  cette  belle  et  magni- 
fique rivière  qui  sont  tous  des  gens  bien  dignes  du  zèle  de  vos  enfants.  C'est  de 
là  que  devront  partir  ces  hommes  apostoliques  pour  aller  évangéliser  ce  que  nous 
appelons  ici  les  chantiers  .  .  . 

De  plus,  à  60  ou  80  lieues  de  Bytown,  se  trouvent  les  terres  de  chasse  des 
sauvages.  Comme  ces  pauvres  infidèles  sont  errants  et  vagabonds  dans  leurs 
épaisses  forêts  pendant  la  plus  grande  partie  de  l'année,  et  qu'ils  ne  se  réunissent 
qu'à  certaines  époques  dans  les  postes  qu'a  établis  la  Compagnie  de  Marchands 
qui  fait  le  commerce  avec  eux,  les  missionnaires  qui  travaillent  à  leur  conversion 
devront  avoir  un  établissement  central  pour  de  là  faire  des  excursions  chez  ces 
infidèles  et  revenir  ensuite  travailler  au  salut  des  blancs.  Sans  cela  ils  seraient  à  ne 
rien  faire  une  grande  partie  de  l'année.  Bytown  offre  pour  le  moment  ce  pré- 
cieux avantage.  . . 

Cette  affaire  de  Bytown  est  à  peine  amorcée  que  l'évêque  de  Québec, 
monseigneur  Joseph  Signay,  demande  des  Oblats,  en  1844,  pour  les 
missions  du  Saguenay.  Puis  arrive  par  surcroît  et  presque  en  même  temps 
la  requête  du  vicaire  apostolique  de  la  Rivière-Rouge,  monseigneur 
Joseph-Norbert  Provencher. 

Tous  ces  problèmes  devaient  être  transmis  à  Marseille;  personne 
au  Canada  n'avait  autorité  pour  accepter  ou  refuser  ces  postes  de  mis- 
sions qui  n'étaient  pas  prévus  par  les  constitutions. 

En  discutant  dans  sa  correspondance  ces  questions  importantes, 
monseigneur  de  Mazenod  songeait  à  établir  au  Canada  une  autorité  dé- 
léguée pour  régler  sans  délais  les  cas  d'administration  locale.   Il  fallait 


M?r  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  143 

un  supérieur  qui  aurait  juridiction  sur  toutes  les  missions  du  Canada  et 
sur  celles  qu'on  pourrait  établir  aux  États-Unis. 

Un  supérieur  provincial  était  hors  de  propos;  cette  charge  n'exis- 
tait pas  encore  dans  la  congrégation.  Monseigneur  de  Mazenod  trouva 
un  moyen  terme.  Il  envoya  un  visiteur  permanent  avec  des  pouvoirs  dis- 
crétionnaires très  étendus. 

Le  titulaire  de  cette  charge  fut  le  père  Eugène  Guigues,  qui  était, 
comme  on  le  sait,  supérieur  à  Notre-Dame-de-1'Osier. 

Le  supérieur  général  le  fait  venir  à  Marseille  pour  l'investir  de  ses 
pouvoirs.  Après  l'avoir  mis  au  courant  de  la  véritable  situation  des 
Oblats  au  Canada,  il  lui  fait  part  des  grandes  espérances  qu'il  entretient 
au  sujet  de  ces  missions  si  pleines  de  promesses  pour  le  salut  d'une  mul- 
titude d'âmes;  et  son  geste  prophétique  veux  dire:  Duc  in  altuml  Au 
large!  avec  sagesse  et  prudence,  sans  doute,  mais  avec  la  mâle  intrépidité 
des  Apôtres  6. 

Et  pendant  que  l'élu  se  prépare  à  partir,  monseigneur  de  Mazenod 
envoie  son  signalement  à  monseigneur  Bourget: 

Dans  cet  état  de  choses  il  ne*  suffit  pas  que  j'envoie  quelques  sujets  de  plus 
pour  former  plus  facilement  les  communautés  que  l'on  demande;  je  regarde 
comme  un  devoir  de  faire  les  plus  grands  sacrifices  pour  organiser  convenable- 
ment une  sorte  de  province  de  notre  Congrégation  en  Amérique.  J'ai  dû  choisir 
pour  cela  un  homme  distingué  et  qui  a  fait  ses  preuves  dans  une  administration 
difficile.  Il  jouit  d'ailleurs  d'une  grande  considération  soit  dans  la  Congréga 
tion  soit  au  dehors,  et  il  n'a  fallu  rien  moins  que  la  vue  de  l'utilité  de  sa  Mission 
en  Canada  pour  me  faire  pardonner  par  l'excellent  Evêque  de  Grenoble  le  cha- 
grin que  je  lui  donne  en  l'enlevant  de  Notre-Dame  de  l'Osier  où  il  était  heu- 
reux de  la  posséder.  C'est  le  Père  Guigues  que  je  charge  de  cette  Mission  avec 
les  facultés  les  plus  étendues,  ce  sera  en  quelque  sorte  un  alter  ego  qui  aura  juri- 
diction sur  tous  les  membres  de  notre  institut  quels  qu'ils  soient,  et  sur  toutes 
les  communautés  de  la  Congrégation  en  Amérique.  C'est  avec  lui  que  NN.  SS. 
les  Ëvêques  auront  à  traiter  pour  tout  ce  qui  concerne  les  services  qu'ils  désirent 
de  la  Congrégation,  pour  les  établissements  qu'ils  voudraient  former  dans  leurs 
diocèses,  etc.  Vous  trouverez  en  lui,  Monseigneur,  un  homme  capable,  mais  sans 
prétentions,  plein  de  respect  pour  l'Episcopat,  coulant  dans  les  affaires  qu'il 
entend  fort  bien  et  d'une  société  fort  agréable.  J'espère  que  vous  aurez  toujours 
à  vous  louer  de  ses  rapports  avec  vous  qu'il  considère  déjà  comme  le  second  père 
de  la  famille  à  laquelle  il  appartient.  Il  est  superflu  que  je  le  recommande  à  vos 
bontés.  Je  suis  assuré  que  dès  le  jour  que  vous  l'aurez  mis  à  l'aise  vous  serez 
très  content  de  lui  7. 

6  ORTOLAN,  O.M.I.,  Cent  Ans  d'Apostolat,  tome  I,  p.  304;  Not.  née,  tome  III, 
p.  92. 

7  M«r  de  Mazenod  à  M«r  Bourget,   7  juin   1  844. 


144  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Le  8  août  1844,  le  père  Guigues  recevait  à  Longueuil,  de  la  part  de 
nos  pères,  l'accueil  fraternel  le  plus  chaleureux.  Peu  après,  il  se  mit  en 
relation  avec  monseigneur  Bourget.  Celui-ci  fut  frappé  dès  l'abord  par 
la  justesse  du  portrait  que  lui  avait  fait  son  ami  de  Marseille.  A  la  pre- 
mière occasion,  il  lui  en  écrivait: 

Ce  que  vous  me  dites  du  P.  Guigues  est  au-dessous  de  ses  mérites;  vous  me 
pardonnerez  cette  expression.  C'est  vraiment  un  sujet  distingué  et  un  habile 
administrateur.  Je  vois  avec  consolation  que  les  membres  canadiens  de  votre 
Congrégation  l'ont  singulièrement  goûté  en  le  voyant,  et  que  déjà  ils  reposent  en 
lui  toute  confiance.  .  .  Le  P.  Guigues  a  déjà  beaucoup  fait  depuis  son  arrivée, 
tant  à  Montréal  qu'à  Bytown,  mais  ne  le  croyez  pas  [s'il  vous  dit  le  contraire]. 
Il  a  déployé  dans  cette  négociation  une  habileté  surprenante  et  c'est  ainsi  qu'il 
a  levé  les  obstacles  qui  s'opposaient  à  l'établissement  de  vos  Pères  dans  cette  ville 
naissante  8.  .  . 

Ces  paroles  de  l'évêque  de  Montréal  laissent  entendre  que  le  visi- 
teur permanent  avait  déjà  commencé  son  œuvre  d'organisation,  et  qu'il 
avait  singulièrement  réussi  à  créer  autour  de  lui  cette  atmosphère  de 
sympathie  et  de  confiance  indispensable  au  travail  qu'il  venait  accomplir. 

Nous  en  verrons  les  détails  tout  à  l'heure:  prenant  à  la  lettre  le 
duc  in  oltum  de  son  général,  il  va  lancer  ses  missionnaires  aux  quatre 
coins  du  Canada  et  des  États-Unis.  Dans  un  espace  de  trois  ans,  de 
1844  à  1847,  les  Oblats  vont  couvrir  de  leurs  missions  toute  l'Amérique 
du  Nord;  ils  vont  fonder  deux  grandes  congrégations  religieuses  et  jeter 
les  bases  du  collège  qui  deviendra  l'Université  d'Ottawa. 

Le  père  Guigues  a  voulu  tout  d'abord  voir  chacun  des  pères  dans 
l'intimité.  Il  fit  la  visite  canonique  de  Longueuil,  du  20  au  24  août; 
puis  prêcha  les  exercices  de  la  retraite  annuelle,  du  28  septembre  au  7 
octobre.  Au  matin  de  la  clôture,  tout  le  monde  était  heureux  et  enthou- 
siaste. On  se  félicitait  de  la  tournure  que  prenaient  les  affaires.  On  se 
croyait  en  France,  tant  les  choses  se  faisaient  à  la  mode  de  Marseille  9. 

8  Msr  Bourget  à  Msr  de  Mazenod,    10  octobre   1844. 

tJ  J.-M.-R.  VILLENEUVE,  O.M.I.,  La  première  page  de  l'apostolat  des  Oblats  dans 
l'Est  du  Canada  (manuscrit)  ;  AUBERT,  O.M.I.,  Notes  pour  servir  à  l'histoire  de  la  pro- 
vince du  Canada  (manuscrit)  ;  BOURNIGALLE,  O.M.I.,  Premières  fondations  des  O.M.I. 
au  Canada  (manuscrit)  .  Ces  trois  manuscrits  sont  conservés  au  Scolasticat  Saint-Joseph, 
à  Ottawa. 


M«r  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  145 

La  question  de  Bytown. 

Le  père  entreprît  aussitôt  de  régler  la  question  de  Bytown  10: 
l'affaire  qui  pressait,  celle  qui  tenait  les  esprits  en  suspens  depuis  plus 
de  dix  mois. 

Il  se  mit  au  courant  des  négociations  en  cours.  Il  ne  voulut  rien 
ignorer  de  ce  qu'avaient  fait  les  évêques  Bourget  et  Phelan,  ni  de  ce 
qu'avaient  écrit,  dit  ou  pensé  les  pères  Honorât  et  Telmon.  Il  savait  en 
partant  de  Marseille  la  détermination  de  monseigneur  de  Mazenod  de 
voir  les  Oblats  s'implanter  à  Bytown.  Il  était  donc  résolu  de  surmonter 
tous  les  obstacles,  comme  le  lui  recommandait  le  supérieur  général.  Lui 
seul  avait  en  mains  les  pouvoirs  pour  le  faire. 

Le  père  Guigues  prit  le  parti  de  se  rendre  à  Kingston  en  passant 
par  Bytown,  pour  y  voir,  sur  les  lieux,  les  personnes  et  les  choses  qui 
pouvaient  lui  aider  à  porter  un  jugement.  Il  partit  de  Longueuil  le  29 
du  mois  d'août  n. 

Nous  aurions  bien  voulu  trouver  un  bout  de  lettre  qui  donnât  de 
première  main  les  impressions  du  visiteur.  À  défaut  de  ce  document, 
les  chroniques  du  temps  nous  disent  qu'il  trouva  Bytown  dans  «  un 
état  de  malaise  général,  tant  spirituel  que  matériel.  Les  fidèles  étaient 
divisés  en  deux  camps;  d'un  autre  côté,  la  vieille  chapelle,  devenue  trop 
étroite  pour  la  population  toujours  croissante,  tremblait  au  moindre 
vent  et  menaçait,  chaque  dimanche,  d'écraser  sous  ses  ruines  la  foule 
accourue  aux  offices.  L'argent  manquait  et  la  plus  profonde  indifférence 
avait  remplacé  l'enthousiasme  des  premiers  jours  12.» 

Il  se  trouva  «  plusieurs  personnes  qui  conseillaient  au  père  Gui- 
gues. .  .  d'abandonner  13  ».  Mais  lui  ne  crut  pas  qu'il  fallût  se  décourager 
si  tôt. 

Il  avait  en  mémoire  les  motifs  qui  avaient  présidé  à  cet  établisse- 
ment; et  ces  motifs  gardaient  toujours  leur  valeur  et  leur  poids;  tandis 
que  les  mobiles  qui  auraient  appuyé  l'abandon  du  projet  tenaient  de  la 

10  Nous  ne  donnons  ici  que  la  dernière-  phase  de  la  question;  ayant  traité  l'établis- 
sement des  Oblats  à  Bytown,  ici  même,  nous  y  renvoyons  le  lecteur  qui  voudrait  con- 
naître cette  histoire  dans  les  détails  (Revue  de  l'Université  d'Ottawa,  14  (1944),  p. 
27-57,   l"74-202,  327-355,  459-497. 

11  Codex  historicus  de  Longueuil. 

12  Alexis  DE  BARBEZIEUX,  capucin,  Histoire  du  diocèse  d'Ottawa,  tome  I,  p.  225. 

13  Codex  de  Longueuil,  29  août  1844. 


146  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

fugacité  des  passions  et  du  caprice.  On  était  en  présence  d'un  fait  ac- 
compli; la  fondation  était  faite,  même  si  le  document  qui  lui  donnerait 
un  état  canonique  n'était  encore  qu'en  préparation.  Le  visiteur  pensa 
donc  que  reculer  dans  les  circonstances  c'était  compromettre  les  Oblats. 
L'honneur  de  la  congrégation  commandait  de  se  raidir  contre  l'opposi- 
tion extravagante  plutôt  que  de  céder  la  position  que  nous  avions  accep- 
tée. Il  fut  donc  décidé  que  les  Oblats  resteraient  à  Bytown.  Tout  est  à 
créer:  écoles,  hôpital,  centre  pour  les  missions  des  chantiers  comme  pour 
les  missions  indiennes;  mais  l'intérêt  de  la  religion,  celui  des  catholiques 
et  l'honneur  de  la  Congrégation  demandaient  que  nous  gardions  ce 
poste  de  commande  14. 

Les  missions  du  Saguenay. 

Le  13  août  1844,  cinq  jours  exactement  après  son  arrivée  à  Lon- 
gueuil,  le  père  Guigues  se  rendait  à  Québec  pour  régler  la  question  des 
missions  du  Saguenay.  Il  avait  avec  lui  le  père  Honorât 15. 

L'archevêque  leur  offrait  la  desserte  des  Blancs  et  des  Indiens  éta- 
blis sur  les  bords  de  la  rivière  Saguenay,  dans  les  postes  du  roi  et  ia 
seigneurie  de  Mingan,  ainsi  que  sur  les  terres  qui  s'étendent  jusqu'au  dé- 
troit de  Belle-Isle  10.  Et  pour  bonne  mesure  s'ajouteront  bientôt  avec 
les  populations  éparses  du  Labrador,  les  Tête-de-Boule  du  haut  Saint- 
Maurice, 

La  discussion  ne  fut  pas  longue;  le  père  Guigues  était  gagné  d'avan- 
ce à  la  cause  du  Saguenay.  Il  souscrivit  à  tous  les  désirs  de  monseigneur 
Signay.  Se  rendait-il  bien  compte  qu'il  acceptait  ainsi  sans  le  voir  un 
territoire  vaste  comme  la  moitié  de  la  France,  et  qu'il  se  disposait  à  n'y 
envoyer  que  quatre  missionnaires?  Les  vrais  apôtres  ont  des  audaces  qui 
donnent  le  vertige  à  ceux  qui  s'arrêtent  à  mesurer  les  étapes. 

Le  décret  qui  publie  cette  bonne  nouvelle  est  datée  du  3  octobre 
1844.  Par  cet  acte  administratif  l'archevêque  de  Québec  renouait  la 
tradition  des  religieux  au  Saguenay. 

Les  missions  indiennes  de  cette  région  remontent  aux  premiers 
jours   des   Récollets   au   Canada.     Après   eux   les   Jésuites   ont  repris  le 

-14  Not.  née,  tome  III,  p.  102. 

15  Codex  de  Longueuil. 

16  Ludger  LAUZON,  O.M.I.,  Les  Missions  des  Oblats  au  Saguenay,  dans  La  Ban 
nièce  de  M.L,  1927,  p.  96-108. 


Ms?  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  147 

travail  et  l'ont  continué  pendant  près  de  cent  cinquante  ans.  Mais  il  y 
avait  plus  de  soixante  ans  que  le  dernier  Jésuite  à  s'occuper  des  Monta- 
gnais  était  mort  à  Tadoussac.  Quelques  prêtres  séculiers  avaient  fait  des 
visites  plus  ou  moins  régulières  depuis  1782. 

Pendant  des  siècles,  cette  région  fut  le  royaume  presque  exclusif 
des  Montagnais,  des  Papinachois,  des  Betsiamites  et  des  Mistassins.  En 
1828,  Joseph  Bouchette  y  trouva  quelques  centaines  de  Blancs  employés 
à  la  chasse  et  à  la  pêche.  Les  compagnies  de  traite  ont  toujours  été  oppo- 
sées à  la  culture  de  la  terre. 

Sous  la  domination  française,  le  territoire  était  affermé  à  la  Compa- 
gnie des  Postes  du  Roi.  Après  la  cession,  il  devint  la  propriété  de  la  Com- 
pagnie du  Nord-Ouest,  puis  de  la  Compagnie  de  la  Baie-d'Hudson, 
dont  le  bail  expirait  en  1842.  En  1838,  se  forma  l'Association  des 
Vingt-et-Un,  en  vue  d'établir  le  commerce  du  bois.  Parmi  les  «  associés  », 
il  s'en  trouvait  qui  voulaient  faire  de  la  colonisation.  Même  après  que 
William  Price  eut  acheté  les  intérêts  de  la  Compagnie  de  la  Baie-d'Hud- 
son et  de  l'Association  des  Vingt-et-Un,  ceux  qui  étaient  venus  «  pour 
y  rester  »,  ont  obtenu  du  gouvernement  la  liberté  de  coloniser.  C'est  le 
point  de  départ  de  la  fortune  du  Saguenay. 

A  l'automne  de  1842,  l'archevêque  de  Québec  jugea  le  temps  venu 
de  donner  un  curé  aux  colons  de  la  Grande-Baie.  Ce  fut  l'abbé  Charles 
Pouliot.  Il  devait  desservir  en  même  temps  plusieurs  autres  petits  postes 
le  long  de  la  rivière,  jusqu'au  lac  Saint-Jean.  La  tâche  fut  bientôt  dé- 
bordante pour  un  seul.  C'est  alors  que  monseigneur  Signay  fit  appel  aux 
Oblats. 

Au  sortir  de  la  retraite  qui  fut  prêchée  à  Longueuil,  du  28  sep- 
tembre au  7  octobre  1844,  par  le  père  Guigues  lui-même,  les  quatre 
pères  désignés  pour  la  nouvelle  mission,  se  rendirent  à  Québec.  C'étaient 
les  pères  Honorât,  supérieur,  Flavien  Durcoher,  Médard  Bourassa  et 
Pierre  Fisette.  Ils  furent  l'objet  de  l'impressionnante  cérémonie  du  départ 
des  missionnaires,  dans  la  chapelle  du  séminaire,  avant  de  s'embarquer, 
le  9  octobre.  Ils  arrivèrent  le  15  au  terme  de  leur  destination,  Saint- 
Alexis  de  la  Grande-Baie,  ou  la  Baie  des  Ha!  Ha! 

Il  nous  est  impossible,  dans  cette  brève  esquisse,  d'exposer  les 
travaux  qui  ont  mérité  aux  Oblats  la  reconnaissance  de  toute  la  région. 


148  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Leur  tâche  était  écrasante.  En  plus  du  ministère  des  âmes,  ils  devaient 
s'occuper  de  la  colonisation  et  servir  de  providence  visible  aux  pauvres 
Indiens.  Comment  se  faire  une  idée  du  travail  exigé  du  missionnaire 
chargé  de  l'œuvre  de  la  colonisation?  Chaque  jour  ce  sont  de  nouvelles 
familles  qui  arrivent,  ayant  vendu  et  dépensé  tout  ce  qu'elles  possédaient 
pour  couvrir  les  frais  de  voyage.  Ces  pauvres  gens  sont  sans  demeure, 
sans  provisions,  sans  outils  bien  souvent  pour  commencer  le  travail  de 
défrichement;  ce  n'est  qu'après  quelques  années  de  privations  qu'ils 
commencent  à  pouvoir  se  suffire  à  eux-mêmes.  En  attendant,  le  mission- 
naire doit  s'occuper  de  tout. 

C'est  à  peu  près  la  même  chose  pour  le  missionnaire  des  sauvages: 
il  est  le  père,  le  maître,  le  juge,  le  conciliateur;  dans  les  différends  qui 
s'élèvent,  on  le  choisit  pour  arbitre;  il  doit  suppléer  au  manque  de  pré- 
voyance de  ces  enfants  des  bois,  qui  vivent  au  jour  le  jour,  sans  songer 
au  lendemain. 

Les  Oblats  ont  été  chez  nous,  pendant  un  siècle,  écrit  l'historien  du  Sague- 
nay,  les  vaillants  missionnaires  des  Indiens.  S'ils  y  ont  moins  longtemps  et 
moins  assidûment  desservi  la  population  blanche,  ils  ont  cependant  joué  auprès 
d'elle  un  rôle  d'une  grande  importance:  arrivés  avec  la  colonisation,  ils  ont  pré- 
sidé à  l'orientation  religieuse  de  la  première  génération;  ainsi  lemr  action  bien- 
faisante se  prolonge  indéfiniment  sur  la  race  saguenéenne,  qui  continue  de  béné- 
ficier occasionnellement  de  leur  zèle  apostolique  et  qui  se  glorifie  maintenant  de 
compter  dans  les  rangs  de  leurs  phalanges  plusieurs  de  ses  fils  17. 

Vers  la  Rivière- Rouge. 

La  correspondance  de  monseigneur  de  Mazenod  nous  apprend 
qu'il  était  non  seulement  au  courant  de  ce  qui  se  passait  en  Canada, 
mais  qu'il  devançait  en  quelque  sorte  les  établissements;  qu'il  les  croyait 
déjà  fondés  quatre  ou  cinq  mois  avant  la  date  de  leur  fondation  officielle. 

Voyez  bien:  le  4  juin  1844,  il  envoie  au  père  Pierre  Aubert,  à 
Notre-Dame-de-1'Osier,  son  obédience  pour  le  Saguenay,  avec  l'ordre 
de  s'embarquer  pour  l'Amérique  dans  trois  jours;  quand  nous  savons 
que  le  Saguenay  ne  fut  ouvert  aux  missionnaires  que  par  le  décret  du  3 
octobre  suivant. 

17   Abbé  Victor  TREMBLAY,  Les  Oblats  au  Saguenay,    dans    Les  Etudes  oblates, 
teme  III,  n°   1,  janvier-mars  1944,  p.   18. 


M*?1  JOSEPH-EUGENE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  149 

Mais  la  Providence,  qui  prépare  et  gouverne  les  hommes  et  les 
événements,  était  encore  en  avant  des  prévisions  de  notre  vénéré  fonda- 
teur. 

En  arrivant  au  Canada,  le  père  Aubert  va  trouver  que  les  cadres 
de  la  mission  du  Saguenay  sont  à  la  veille  de  se  fermer,  et  que  tout  va 
changer  à  son  propre  sujet.  C'est  lui  qui  doit  fonder  à  la  Rivière-Rouge. 

Comme  on  sait,  les  projets  de  missions  au  Saguenay  et  à  la  Rivière- 
Rouge  ont  pris  corps  presque  en  même  temps.  On  les  trouve  tous  les 
deuy  dans  une  même  lettre  de  monseigneur  de  Mazenod  à  monseigneur 
Bourget.  Elle  est  datée  du  7  juin  1844: 

Votre  dernière  lettre  et  celle  du  P.  Honorât  m'annoncent  aussi  une  nou- 
velle inattendue.  M§T  l'Evêque  de  Québec  qui  n'avait  jusqu'à  présent  témoigné 
aucune  volonté  d'employer  mes  pères  dans  son  diocèse  écrit  plusieurs  lettres  pour 
les  appeler.  Déjà  on  a  mis  à  sa  disposition  quelques  sujets,  et  l'on  me  demande 
d'en  envoyer  d'autres  pour  organiser  ce  service  et  former  une  communauté  chez 
lui.  M[onseigneur]  l'Evêque  de  Juliopolis  qui  s'est  montré  très  favorable  à 
ce  projet  réclame  pour  lui-même  des  secours  auxquels  son  zèle  et  son  amitié  don- 
neraient droit.  Voilà  donc  un  développement  considérable  qui  doit  être  ménage 
et  dirigé  avec  prudence,  voilà  des  rapports  nouveaux  qui  s'établissent  avec  divers 
prélats  qui  ne  peuvent  pas  être  pour  nous  l'Evêque  de  Montréal,  c.a.d.  le  père 
affectueux  prenant  les  intérêts  de  la  Congrégation  comme  les  siens  propres,  tou- 
jours prêt  à  expliquer  favorablement,  à  excuser  s'il  le  faut  des  démarches,  ins- 
pirées indubitablement  par  le  zèle  et  le  désir  du  bien,  mais  quelquefois  inconsi- 
dérées 1S. 

Et  pour  faire  suite  à  cette  lettre,  le  5  décembre  1844,  le  supérieur 
général  mandait  au  père  Guigues  d'ajouter  les  missions  du  Nord-Ouest 
à  toutes  celles  qu'il  avait  charge  d'organiser  19. 

Le  visiteur  hésitait-il?  Il  semble  bien.  La  hardiesse  du  projet  dé- 
passait, à  son  sens,  tous  les  moyens  humains.  Il  en  fit  la  remarque  à  son 
supérieur: 

Je  considère  cette  fondation  comme  imprudente,  et,  dès  lors,  contraire  à  la 
volonté  de  Dieu.  Nous  sommes  à  huit  cents  lieues  de  la  rivière  Rouge.  .  .  les 
communications  sont  extrêmement  difficiles.  Ce  sera  pour  les  sujets  une  vie 
d'isolement  et  de  dangers  de  toutes  sortes20.  .  . 

Mais  monseigneur  de  Mazenod  ne  l'entendait  pas  de  cette  oreille-là. 

18   OKTOLAN,  O.M.I.,  op.  cit.,  tome  II,  p.    151. 

1!'  Id.,  ib. 

20  Lettre  du   14  février  1845,  citée  par  ORTOLAN,  op.  cit.,  tome  II,  p.    151. 


150  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Je  ne  conçois  pas  comment  vous  avez  pu  vous  méprendre  si  étrangement 
sur  les  missions  du  district  de  la  rivière  Rouge.  Il  me  semble  pourtant  vous  en 
avoir  parlé  d'une  manière  assez  claire  et  précise,  pour  que  vous  comprissiez  bien 
que  ce  n'était  pas  une  simple  proposition  à  examiner  et  à  discuter,  mais  une 
détermination  arrêtée,  dont  je  vous  confiais  l'exécution.  Elle  ne*  peut  souffrir  au- 
cune sorte  de  retard  ...  Je  désigne  pour  cette  œuvre  si  importante  le  P.  Pierre 
Aubert,  auquel  vous  joindrez,  pour  commencer,  un  des  Pères  canadiens  que  vous 
jugerez  le  plus  propre  à  la  chose  -1. 

Cette  lettre  eut  l'effet  d'abolir  les  hésitations. 

Le  24  juin  1845,  à  quatre  heures  du  matin,  dans  la  petite  chapelle 
de  la  maison  de  Longueuil,  les  deux  fondateurs  des  missions  oblates 
du  Nord-Ouest  canadien  sont  à  genoux,  près  de  l'autel.  Debout  devant 
eux  le  père  Guigues  leur  transmet  le  message  de  Dieu,  au  nom  de  mon- 
seigneur de  Mazenod: 


'o' 


Allez,  frères  bien-aimés,  au  secours  des  brebis  de  la  maison  d'Israël  qui  se 
perdent  et  à  celles  qui  sont  encore  assises  dans  les  ténèbres  et  les  ombres  de  la 
mort. 

Que  les  puissances  infernales  s'écartent  de  votre  route,  et  que  l'Ange  du 
Seigneur  vous  accompagne; 

Et  que  la  bénédiction  du  Dieu  tout-puissant,  Père,  Fils  et  Saint-Esprit, 
descende  sur  vous  et  y  demeure  à  jamais. 

Ce  que  l'histoire  de  l'Église,  dans  les  prairies,  jusqu'au  delà  des 
Montagnes  Rocheuses  et  dans  les  glaces  du  pôle  nord,  nous  raconte  depuis 
un  siècle,  est  sorti  de  cette  impressionnante  cérémonie  comme  la  rose  de 
son  bouton. 

Jusque  dans  VOtégon. 

Il  n'est  personne,  de  prime  abord,  qui  mettrait  au  crédit  du  père 
Guigues  l'établissement  des  Oblats  dans  l'Orégon.  C'est  pourtant  bien 
le  cas.  Et  cela,  en  dépit  du  refus  motivé  de  monseigneur  de  Mazenod. 

Par  cet  acte,  il  étend  les  travaux  des  Oblats  de  l'Atlantique  au  Paci- 
fique. 

On  nommait  Oregon,  dans  ces  temps  reculés,  cette  bande  de  terre, 
d'une  largeur  moyenne  de  300  milles  et  d'une  longueur  de  940,  qui  va 
du  Pacifique  aux  Montagnes  Rocheuses,  à  partir  du  42e  degré  de  latitude 

21  Lettre  du  24  mars  1845,  citée  par  ORTOLAN,  op.  cit.,  tome  II,  p.   151. 


M**  JOSEPH-EUGÊNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  151 

jusqu'au  56e,  au  nord;  cela  comprend  aujourd'hui  les  deux  états  amé- 
ricains de  l'Orégon  et  de  Washington,  avec  la  moitié  de  la  Colombie 
canadienne  22. 

Les  premiers  missionnaires  catholiques  à  pénétrer  dans  cette  vaste 
région,  furent  deux  jeunes  prêtres  séculiers  du  Québec,  les  abbés  Fran- 
çois-Norbert Blanchet  et  Modeste  Demers,  cédés  par  monseigneur  Signay. 
Ils  arrivèrent  au  fort  Vancouver  en  novembre  1838  23. 

Le  1er  décembre  1843,  Grégoire  XVI  érigeait  l'Orégon  en  vicariat 
apostolique,  et  nommait  l'abbé  François-Norbert  Blanchet  au  poste  de 
vicaire. 

Monseigneur  François-Norbert  Blanchet  fut  sacré  à  Montréal,  le 
25  juillet  1845.  Il  se  rendit  tout  de  suite  en  Europe  pour  recruter  de 
l'aide  et  soumettre  à  Rome  la  création  immédiate  d'une  province  ecclé- 
siastique, qui  comprendrait  huit  diocèses.  Le  pape  accepta,  en  principe, 
mais  ne  nomma,  pour  le  moment,  que  deux  suffragants:  monseigneur 
Modeste  Demers,  évêque  de  Victoria  sur  l'île  de  Vancouver,  et  monsei- 
gneur Magloire  Blanchet,  évêque  de  Walla-Walla.  Monseigneur  Fran- 
çois-Norbert Blanchet  devenait  archevêque  d'Orégon-City,  le  24  juillet 
1846  24. 

C'est  ici  que  commence  l'histoire  des  Oblats. 

La  correspondance  de  monseigneur  de  Mazenod  va  nous  apprendre 
les  détails  des  négociations  avec  les  évêques  de  l'Orégon. 

Quelle  est  cette  histoire  de  refus,  puis  d'acceptation? 

Dans  une  lettre  au  père  Pierre  Aubert,  déjà  rendu  à  la  Rivière- 
Rouge,  le  supérieur  général  écrivait: 

Vous  serez  peut-être  surpris  d'apprendre  que  j'ai  enfin  consenti  à  accepter 
la  mission  de  l'Orégon.  J'avais  d'abord  obstinément  refusé  à  M&r  Blanchet  de 
lui  céder  de  nos  Pères,  quand  il  s'arrêta  chez  moi  en  se  rendant  à  Rome.  Je  fus 
inexorable  encore  à  son  retour.  En  même  temps,  Monseigneur  de  Walla-Walla, 
frère  de  l'archevêque,  s'adressait  au  P.  Guigues  dans  sa  détresse,  pour  lui  deman- 

2-  Nous  nous  servons  ici  du  travail  très  élaboré  du  père  George  M.  WAGGETF, 
O.M.I.,  7  he  Oblate  of  M.  I.  in  the  Pacific  Northwest  of  U.S.A.,  publié  dans  Les  Etudes 
oblates,  tome  VI,  n°   1,  janvier-mars  1947. 

'"'''  Ne  pas  confondre  ce  fort  Vancouver  avec  la  ville  du  même  nom  dans  la  Colom- 
bie canadienne.  Le  fort  Vancouver  dont  il  est  question  ici,  était  le  quartier  général  des 
bourgeois  de  la  Compagnie  de  la  Baie-d'Hudson,  sur  l'Océan  Pacifique,  situé  sur  la  rive 
nord  du  feuve  Columbia,  aujourd'hui  encore,  c'est  la  ville  américaine  du  même  nom, 
dans  l'Etat  de  Washington. 

24  LEJEUNE,  O.M.I.,  Diet.  gén.  du  Canada,  aux  articles  François-Norbert  Blan- 
chet, Magîoire  Blanchet,  Modeste  Demers. 


152  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

der  au  moins  un  prêtre  et  deux  oblats.  Le  P.  Guigues  n'osa  pas  lui  refuser  un 
si  faible  concours,  et  moi  qui  avais  t?nt  de  répugnance  pour  me  prêter  au  désir 
de  Monseigneur  l'archevêque,  je  me  sentis  puissamment  porté  à  me  rendre  aux 
vœux  de  son  frère  25. 

La  raison  principale  du  refus  à  l'archevêque  était,  on  le  conçoit, 
la  pénurie  de  sujets  disponibles.  Si  nous  lisons  la  lettre  que  monseigneur 
de  Mazenod  écrivait  à  monseigneur  Bourget,  le  9  juillet  1845,  nous  le 
comprendrons  bien: 

Pour  peu  que  cela  continue,  mon  très  cher  Seigneur,  bientôt  il  ne  restera 
plus  personne  en  France  de  notre  pauvre  petite  Congrégation.  Voilà  encore  trois 
sujets  que  je  vous  envoie  et  pour  répondre  à  l'empressement  de  nos  pères  du 
Canada  j'ai  dû  renoncer  de  faire  cette  année  un  établissement  réputé  nécessaire 
dans  le  diocèse  de  Viviers  dans  l'espoir  de  vous  fournir  des  sujets  propres  au 
service  de  l'Eglise  dans  les  ministères  qu'embrasse  la  Congrégation.  Je  fais  donc 
pour  le  Canada  plus  que  je  ne  puis  atJ. 

Et  tant  d'autres  demandes  arrivaient  de  partout;  on  venait  juste- 
ment de  lui  offrir  les  missions  de  Ceylan. 

Ce  qui  le  porta  à  revenir  sur  sa  décision,  c'était  que  le  père  Guigues 
venait  de  s'engager  envers  l'évêque  de  Walla-Walla;  et  pour  soutenir 
l'autorité  et  la  parole  donnée  il  fera  les  plus  grands  sacrifices. 

Mais  le  temps  presse.  Le  8  du  mois  de  janvier  1847,  monseigneur 
de  Mazenod  écrivait  au  père  Pascal  Ricard,  supérieur  de  la  maison  de 
Notre-Dame-de-Lumières  : 

Il  s'agit  bien  d'autre  chose,  mon  cher  Père  Ricard,  que  de  hangar  et  de  salle 
de  récréation  pour  Lumières.  Vous  êtes  destiné  à  de  plus  hautes  fonctions  que 
celle  d'architecte  et  de  maçon. 

Msr  Blanchet,  évêque  de  Walla-Walla,  frère  de  Monseigneur  l'Archevêque 
de  l'Orégon,  veut  confier  son  intéressante  mission  à  notre  Congrégation.  Il  dé- 
sire que  les  Pères  de  notre  société  concourent  avec  lui  à  étendre  le  royaume  de 
Jésus-Christ  dans  les  régions  confiées  à  sa  sollicitude.  Par  ce  choix  de  prédi- 
lection, les  travaux  de  la  Congrégation  s'étendront  d'une  mer  à  l'autre,  et  en 
nous  échelonnant  nous  communiquerons  par  là  du  Canada  aux  Etats-Unis. 

Le  nouveau  diocèse  de  Walla-Walla  est  dans  un  très  beau  pays  où  surtout 
la  récolte  des  âmes  sera  très  abondante.  Il  me  faut  pour  mettre  à  la  tête  de  cette 
mission,  un  homme  mûr  et  d'expérience  que  je  puisse  offrir  au  nouvel  évêque, 
déjà  de  nos  amis,  comme  un  religieux  sûr  et  de  bon  conseil,  puisque  nos  Pères 
forment  pour  le  moment  à  peu  près  tout  son  clergé.  J'ai  besoin  de  mon  côté  de 
ne  confier  la  direction  des  nôtres  qu'à  un  ancien  de  la  famille  sur  lequel  je  puisse 
me  reposer  entièrement,  devant  être  placé  à  cette  grande  distance  de  moi,  avec 

25  Citée  par  RAMBERT,  O.M.I.,  Vie  de  M^r  de  Mazenod,  tome  II,  p.  247. 

26  Aichives  de  l'archevêché  de  Montréal,  «  Oblats  »,  tome  I. 


Ms1  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  153 

des  membres  choisis  de  notre  société.    Ainsi,  mon  cher  Père,  voilà  à  quoi  la  di- 
vine Providence  vous  appelle. 

Vous  vous  rendrez  auprès  de  moi  vers  la  fin  de  la  semaine  prochaine  pour 
prendre  mes  instructions;  vous  partirez  ensuite  d'ici  avec  vos  compagnons  de 
voyage  de  façon  à  pouvoir  vous  embarquer,  avant  la  fin  du  mois,  au  Havre 
pour  vous  trouver  à  Montréal  au  commencement  de  mars  auprès  de  M^r  Blan- 
che!, avec  lequel  vous  vous  acheminerez  vers  son  diocèse,  dont  les  missions  vous 
sont  confiées  2". 

Il  n'entre  pas  dans  les  cadres  du  présent  article  de  raconter  l'histoire 
de  nos  missions  de  l'Orégon;  elles  n'ont  jamais  été,  d'ailleurs,  sous  la 
juridiction  du  Canada;  elles  relevaient  directement  du  supérieur  général. 

Mais  disons  cependant  que  les  Oblats  y  ont  passé  trente  et  un  ans; 
qu'ils  y  ont  établi  des  œuvres  qui  durent  et  qui  font  encore  la  gloire 
de  cinq  ou  six  diocèses  américains.  S'ils  se  sont  repliés,  en  1878,  dans 
la  partie  qui  est  devenue  la  Colombie  canadienne,  ce  ne  fut  que  pour  des 
raisons  tout  à  fait  honorables  pour  eux,  mais  en  dehors  de  leur  contrôle. 

Les  travaux  de  nos  pères  de  la  province  de  Saint-Pierre  de  New- 
Westminster  sont  la  continuation  des  labeurs  héroïques  des  premiers 
pères  de  l'Orégon.  On  célébrera  cette  année  le  centenaire  de  cette  fonda- 
tion. 

IL  —  L'évêque  de  Bytown. 

Pendant  que  le  père  Guigues  jalonnait  l'Amérique  de  ses  missions 
oblates,  les  évêques  du  Canada  reconnaissaient  en  lui  l'homme  provi- 
dentiel pour  organiser  l'Église  dans  la  vallée  de  l'Outaouais. 

Tous  les  jours  on  découvre  avec  plus  d'évidence  l'action  prépondé- 
rante de  monseigneur  Bourget  dans  la  prise  de  possession  par  l'Église 
des  vastes  régions  du  nord  et  du  nord-ouest  de  notre  Canada.  De  1840 
à  1876,  tout  le  temps  qu'il  occupa  le  siège  de  Montréal,  il  s'est  fondé 
exactement  dix-sept  diocèses,  de  l'Atlantique  au  Pacifique.  Dans  chacune 
de  ces  fondations,  on  voit  l'influence  du  vénérable  évêque  de  Montréal  28. 

Sa  méthode  nous  est  connue.  C'est  celle  de  saint  Paul,  de  saint 
François  Xavier  et  des  papes,  comme  elle  avait  été  la  méthode  de  Jésus- 

2"   Missions  des  O.M.I.,   1912,  p.  67. 

28  Lisez,  dans  le  Rapport  de  la  Société  canadienne  de  l'Histoire  de  l'Eglise  catho- 
lique,  1941-1942,  le  travail  de  M&r  Olivier  Maurault. 


154  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Christ:   lancer  des  têtes  de  pont  dans  les  régions  à  convertir    et  faire 
jouer  à  bon  escient  la  tactique  infaillible  des  boucles  d'encerclement. 

Il  y  avait  beaucoup  de  veuves  en  Israël  aux  jours  d'Elie  ...  et  pourtant  Elie 
ne  fut  envoyé  à  aucune  d'elles,  mais  à  une  veuve  de  Sarepta,  dans  le  pays  de 
Sidon.  Il  y  avait  de  même  beaucoup  de  lépreux  en  Israël  aux  jours  du  prophète 
Elisée;  et  pourtant  aucun  d'eux  ne  fut  guéri,  mais  bien  Naaman  le  Syrien  29. 

Saint  Paul  avait  plus  qu'il  n'en  pouvait  faire  en  Palestine,  il  par- 
courait quand  même  les  routes  de  César.  Les  ravages  du  protestantisme 
en  Europe  auraient  pu  retenir  plus  d'un  François  Xavier,  mais  le  grand 
missionnaire  préféra  s'en  aller;  il  convertit  l'Océanie,  le  Japon  et  mourut 
épuisé  aux  portes  de  la  Chine  30. 

Nous  soupçonnons  bien  que  c'est  à  cause  de  son  travail  en  péri- 
phérie que  monseigneur  Bourget  avait  les  bonnes  grâces  du  Saint-Siège 
et  de  la  Propagande,  dont  dépendait  la  hiérarchie  canadienne.  On  dé- 
couvrait dans  ses  rapports  et  ses  relations  ce  rayon  de  clarté  que  seuls 
l'esprit  évangélique  et  le  désintéressement  personnel  peuvent  irradier. 
L'évêque  de  Montréal  a  fait  huit  voyages  à  Rome  dans  l'intérêt  de 
l'Église  du  Canada;  sans  compter  les  messages  de  tous  genres  qu'il  con- 
fiait à.  d'autres  personnages  qui  se  rendaient  dans  la  Ville  éternelle.  Après 
chacun  de  ces  voyages,  il  se  produisait  quelque  part  au  pays  des  change- 
ments heureux,  que  l'on  trouvait  tout  naturels,  tant  ils  étaient  opportuns. 

Le  voyage  de  1841  produisit  la  création  du  diocèse  de  Toronto, 
la  venue  au  Canada  de  la  congrégation  des  Missionnaires  Oblats  de  Marie- 
Immaculée,  avec  l'assurance  d'avoir  les  Jésuites  bientôt,  enfin  l'érection 
de  la  province  ecclésiastique  de  Québec,  avec  Montréal,  Kingston  et 
Toronto  comme  suffragants. 

Mais  que  projetait-il  pour  la  vallée  de  l'Outaouais?  Il  avait  réussi 
à  faire  installer  les  Oblats  à  Bytown;  va-t-i'l  se  compter  quitte  devant 
Dieu  et  devant  sa  conscience?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Et  de  fait,  il 
entame  le  projet  d'y  placer  un  évêque.  Il  ne  semble  pas  cependant  vouloir 
mettre  le  nouvel  évêque  dans  l'angoissante  situation  de  son  ami  de  la 
Rivière-Rouge.  Si  l'on  fonde  des  diocèses  en  pays  de  missions,  il  faut 
leur  assurer  un  courant  régulier  de  prêtres  qui  épouseront  ce  genre  de  mi- 

29  Luc    4,   25-27. 

3°  Pierre  CHARLES,  S.J.,  La  Prière  missionnaire,  p.  95-99. 


M*r  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  155 

nistcre,  le  plus  pénible  qui  soit,  et  le  plus  répugnant  à  la  nature  humaine. 
Pour  aller  en  mission,  il  faut  bien  du  courage;  s'il  s'agit  d'y  rester,  il 
faut  de  l'héroïsme.  Ces  vertus  se  rencontrent  chez  les  prêtres  séculiers; 
nous  en  avons  de  grandes  preuves.  Mais  le  détachement  complet  ne  leur 
est  pas  possible  aux  mêmes  titres  qu'à  des  religieux.  Un  prêtre  séculier 
peut  allègrement  sacrifier  ses  aises  et  son  désir  légitime  de  promotions  et 
d'honneurs  ecclésiastiques;  mais  il  ne  peut  pas  oublier  qu'il  lui  faut 
pourvoir  à  ses  besoins  matériels  de  l'avenir.  La  vieillesse  viendra,  les 
maladies  peuvent  surgir;  qui  prendra  soin  de  lui  dans  les  missions,  où 
le  repos  est  un  luxe  que  l'on  ne  connaît  pas?  Ces  considérations,  plus 
qu'un  manque  de  zèle,  retiennent  dans  des  paroisses  organisées,  des  prê- 
tres vertueux  et  dévoués,  sans  que  l'on  puisse  les  en  blâmer. 

Quand  vint  le  temps  de  songer  à  placer  un  évêque  à  Bytown, 
monseigneur  Bourget  se  souvint  des  misères  de  la  Rivière-Rouge  et  de 
l'Orégon;  il  voulut,  si  possible,  épargner  à  Bytown  les  tracas  accablants 
d'un  recrutement  aléatoire.  Il  eut  dès  ce  moment  la  pensée  d'un  évêque 
oblat;  et  nous  sommes  sûr  qu'il  crut  voir  arriver  l'homme  providentiel 
quand  il  connut  le  père  Guigues. 

En  1846,  l'évêque  de  Montréal  exposa  nettement  son  projet  devant 
l'épiscopat  canadien.  Le  nouveau  diocèse  serait  grand  comme  la  France. 
Il  devait  être  pris  à  même  les  diocèses  de  Québec,  Montréal,  Kingston, 
Toronto  et  la  Rivière-Rouge;  il  comprendrait  toutes  les  terres  arrosées 
par  la  Grande-Rivière,  en  amont  des  chutes  de  Carillon,  et  par  ses  af- 
fluents, ainsi  que  le  bassin  tributaire  de  la  baie  James  81. 

Tous  les  évêques  intéressés  signèrent  la  supplique  au  Saint-Siège, 
réclamant  le  démembrement  de  leurs  diocèses  pour  former  un  nouveau 

r>1  Not.  nécr.,  tome  III,  p.  108.  Et  voici  la  description  officielle  qu'en  faisait  M^r 
Bourget  à  lord  Elgin:  Il  renferme  1°  la  partie  occidentale  du  diocèse  de  Montréal,  située 
au  nord  de  l'Outaouais,  et  qui  s'étend  depuis  le  Township  de  Chatham  inclusivement 
jusqu'il  la  hauteur  des  terres,  2°  les  Townships  qui  bordent  la  rive  sud  de  cette  même 
rivière,  .situés  dans  le  diocèse*  de  Kingston,  oVpuis  et  y  compris  Hawkesbury  (sic)  jus- 
qu'à la  rivière  Madawaska  sur  une  profondeur  de  dix  milles  dans  toute  cette  largueur; 
3°  Les  teires  qui  s'étendent  depuis  l'embouchure  de  la  dite  rivière  Madawaska  jusqu'à 
la  rivièra  Severn  et  de  là  jusqu'à  cette  partie  de  la  chaîne  de  montagnes  où  l'on  trouve 
les  lacs  Turtle  lesquels  sont  situés  dans  les  diocèses  de  Kingston  et  de  Toronto  et  dont 
les  eaux  se  déchargent  dans  l'Outaouais;  4°  la  partie  du  district  septentrional  et  occiden- 
tal appelé  Nord-Ouest,  qui  se  trouve  comprise  entre  les  diocèses  de  Québec,  Montréal  et 
Toronto  et  la  baie  d'Hudson,  et  s'étend  jusqu'au  promotoire  appelé  Henrietta-Maria,  sur 
la  rive  occidentale  de  la  dite  Baie  d'Hudson.  Cette  partie  est  détachée  du  diocèse  de  Saint  - 
Bcniface.  sur  la  rivière  Rouge,  et  formée  du  territoire  arrosé  des  rivières  qui  se  déchar- 
gent dans  la  Baie  d'Hudson    (lettre  du  28  juillet   1848). 


156  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

siège  à  Bytown,  rattaché  à  la  province  ecclésiastique  de  Québec,  et  que 
((  Le  R.P.  Eugène-Bruno  Guigues,  Supérieur  et  Visiteur  général  de  la 
Congrégation  des  Missionnaires  Oblats  de  la  Très  Sainte  et  Immaculée 
Vierge  Marie,  établis  en  Amérique,  soit  nommé  premier  évêque  titulaire 
du  nouveau  siège  32)).  C'est  l' évêque  de  Montréal  qui  devait  se  rendre 
à  Rome  pour  mener  à  bonne  fin  ces  négociations. 

Il  était  de  bon  compte  que  monseigneur  de  Mazenod  fût  mis  au 
courant  d'un  projet  qui  touchait  de  si  près  ses  enfants.  Avant  de  se  mettre 
en  voyage,  monseigneur  Bourget,  écrivant  à  son  collègue  de  Marseille, 
lui  donnait  le  motif  de  la  supplique  au  Saint-Siège,  puis  il  ajoutait:  «  Ce 
nouveau  diocèse  n'aura  pas  moins  de  sept  à  huit  cents  lieues  d'étendue: 
champ  immense  ouvert  au  zèle  de  vos  enfants.  »  Et  quelques  semaines 
plus  tard,  en  débarquant  en  France,  il  lui  fait  connaître  le  nom  de 
celui  qu'il  va  proposer  à  Rome,  en  ajoutant  qu'il  sera  sous  peu  près  de 
lui  pour  lui  soumettre  les  raisons  de  ce  choix  et  obtenir  son  assentiment. 

Le  premier  mouvement  du  Fondateur,  nous  dit  le  père  Achille  Rey,  fut  de 
refuser  cette  présentation.  Il  y  voyait  des  inconvénients  très  graves:  c'était  ap- 
pauvrir forcément  sa  petite  famille  et  ouvrir  peut-être  des  horizons  à  l'ambition 
ou  à  la  jalousie.  M«r  Bourget  combattit  avec  succès  l'opinion  du  Fondateur  en 
lui  disant  que  s'il  comprenait  le  refus  qu'il  avait  fait  au  Ministre  des  Cultes  de 
France  de  lui  présenter  des  candidats  pour  l'Episcopat,  il  ne  pouvait  en  être  de 
même  pour  un  siège  en  pays  de  mission.  .  .  où  il  n'y  aurait  de  longtemps  d'autre 
clergé  que  les  Oblats,  où  tout  serait  à  fonder  par  eux  et  où  ils  seraient  pour 
Bytown  ce  que  les  messieurs  de  Saint-Sulpice  avaient  été  pour  Montréal.  Cette 
considération  qui  mettait  en  lumière  la  possibilité  d'être  évêque-missionnaire  sans 
cesser  d'être  Oblat  militant  entraîna  le  Fondateur  et  la  pensée  d'un  plus  grand 
bien  à  opérer  avec  une  plus  grande  liberté  d'action  lui  fit  accepter  le  projet  de 
l'Evêque  de  Montréal  33. 

Dans  le  mois  de  décembre,  monseigneur  de  Mazenod  écrivit  au 
père  Guigues  et  lui  ordonna  de  se  tenir  prêt  à  se  soumettre  à  la  décision 
du  souverain  pontife.  Voici  le  passage  de  la  lettre  qui  raconte  comment 
les  choses  se  sont  passées  à  Marseille: 

Monseigneur  Bourget  arriva,  et  il  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  d'entamer 
cette  affaire  avec  moi.  Vous  connaissez  la  vénération  et  la  confiance  que  m'ins- 
pire ce  saint  évêque;   il  a  de  son  côté  quelque  considération  pour  la  droiture  de 

32  Une  copie  de  la  supplique  présentée  aux  cardinaux  de  la  Sacrée  Congrégation 
de  la  Propagande,  le  30  décembre  1846,  est  conservée  aux  archives  de  la  maison  générale 
des  Oblats,  à  Rome. 

33  Achille  REY,  O.M.I.,  Histoire  de  M^r  de  Mazenod,  tome  II,  p.   239. 


M?1,  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  157 

nus  intentions.  Nous  nous  trouvions  donc  là,  deux  évêques  en  regard,  n'ayant 
en  vue  que'  le  plus  grand  bien  de  l'Eglise.  Nous  discutâmes  quelque  temps  sur 
la  proposition.  Il  tomba  d'accord  avec  moi  que  si  la  Congrégation  devait  en 
souffrir  en  Canada,  j'avais  raison  de  ne  pas  y  consentir,  et  que  dès  lors  il  renon- 
cerait à  soumettre  ce  projet  au  Pape,  parce  qu'il  n'était  exécutable  qu'autant 
qu'un  sujet  de  la  Congrégation  serait  chargé  de  ce  siège,  et  nous  convenions  que 
ce  sujet  ne  pouvait  en  Canada  être  que  vous,  ce  qui  faisait  précisément  le  point 
de  la  difficulté.  Connaissant  son  affection  pour  la  Congrégation  dont  il  est  le 
Père  en  Amérique,  j'avais  fini  par  le  prendre  pour  juge,  et  l'avais  sommé  de 
prononcer  si  le  parti  qu'on  se  proposait  ne  serait  pas  nuisible  à  la  Congrégation 
qui  doit  en  Canada,  à  la  sagesse  de  votre  administration,  la  considération  qu'elle 
y  a  acquise.  Le  saint  évêque  n'hésita  pas  à  se  prononcer,  et  m'assura  que  la 
nouvelle  qualité  ne  mettrait  aucun  obstacle  à  ce  que  vous  puissiez  parfaitement 
remplir  les  devoirs  de  votre  charge  actuelle;  que  By  town  devait  être  considéré 
comme  un  pays  de  missions,  qu'il  n'y  aurait  de  longtemps  d'autre  cletgé  que  nos 
missionnaires,  et  que  c'était  à  eux  de  tout  fonder;  que  la  Congrégation  serait  à 
Bytown  ce  que  Saint-Sulpice  a  été  pour  Montréal,  etc.  84. 

Le  pape  Pie  IX  signa  la  bulle  d'érection  du  diocèse  de  Bytown,  le 
25  juin  1847.  Et  le  9  juillet  suivant,  il  expédiait  les  bulles  nommant 
le  père  Joseph-Eugène  Guigues,  O.M.I.,  premier  évêque  de  Bytown. 

Le  sacre  n'eut  lieu  que  le  30  juillet  1848,  dans  la  cathédrale  du 
nouveau  diocèse,  par  monseigneur  Rémi  Gaulin,  assisté  de  nosseigneurs 
Ignace  Bourget  et  Patrick  Phelan.  Le  même  jour,  à  trois  heures  de 
l'après-midi,  l'évêque  de  Bytown  prenait  possession  de  son  siège. 

Les  visées  de  l'évêque. 

Les  bulles  de  monseigneur  Guigues  arrivèrent  à  Longueuil  le  1er 
octobre  1847. 

Après  en  avoir  conféré  avec  l'évêque  de  Montréal,  il  annonça  lui- 
même,  le  même  jour,  l'importante  nouvelle  à  la  communauté.  Et  comme 
s'il  eût  répondu  à  un  appel  prévu,  il  partait  le  5  octobre  pour  Saint- 
Colomban  35.  Le  curé  de  l'endroit,  l'abbé  John  Falvey,  voulait  bien  le 
loger  et  se  constituer  son  professeur  d'anglais. 

C'est  ici  qu'apparaît  le  premier  signe  de  tout  un  plan  conçu  et 
préparé  pour  entreprendre  l'organisation  du  diocèse  de  Bytown. 

Le  père  Guigues  connaissait  la  population  catholique  du  territoire 
qu'il  devait  gouverner.  Ses  futures  ouailles  se  composaient  de  deux  prin- 

34  fyjgr  je  Mazenod  au  père  Guigues,  décembre    1846. 

35  Saint-Colomban  est  une  petite  paroisse  dont  le  territoire  a  été  détaché  de  Saint- 
Jérôme,  en   1836,  pour  y  établir  un  groupe  d'Irlandais. 


158  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

cipaux  groupes  ethniques,  des  Canadiens  français  et  des  Irlandais,  qui 
n'avaient  de  commun  que  la  religion  avec  la  détermination,  de  part  et 
d'autre,  de  prier  le  bon  Dieu,  chacun  dans  sa  langue  maternelle. 

C'est  le  grand  mérite  de  l'évêque-élu  d'avoir  saisi  le  fait  bilingue 
dans  la  vallée  de  l'Outaouais  et  de  s'être  mis  en  demeure  de  le  vivre  d'une 
manière  systématique. 

Le  bilinguisme  est  le  fruit  naturel  de  la  Cession  du  Canada  à  l'An- 
gleterre. Mais  cinquante  ans  après  le  traité  de  Paris,  le  bilinguisme  n'était 
pas  encore  sorti  des  cadres  de  la  politique.  La  question  des  deux  langues 
dans  l'Eglise  s'est  présentée  au  Canada  après  1812.  Et  la  solution  était 
alors  facile,  elle  se  confinait  dans  un  endroit  déterminé  à  un  groupe  par- 
ticulier. Ce  n'était  pas  à  proprement  parler  le  bilinguisme;  c'était  plutôt 
du  ministère  en  anglais  auprès  des  immigrés,  pendant  que  les  Canadiens 
n'avaient  rien  à  y  voir. 

Mais  tout  prit  une  autre  tournure  vers  1840. 

L'Angleterre  venait  d'unir  le  Haut  et  le  Bas-Canada;  et  l'on  sait 
qu'elle  entendait  par  là  établir  un  moyen  de  faire  disparaître  ce  qui 
restait  de  français  au  pays. 

Elle  était  bien  servie  par  un  élément  inconscient  d'abord  et  imprévu, 
mais  qui  aurait  pu  devenir  un  réel  danger;  le  courant  d'immigration  en 
masse  des  Irlandais.  C'est  vers  cette  époque  que  les  immigrés  irlandais 
ont  brisé  la  coutume  qui  les  plaçait  tous  ensemble  dans  une  même  région. 
Ils  ont  voulu  après  cela  aller  où  bon  leur  semblerait.  Ils  se  sont  transpor- 
tés en  grand  nombre  dans  la  vallée  de  l'Outaouais.  Ils  y  rencontrèrent 
les  Canadiens,  et  les  deux  groupes  manifestèrent  l'intention  de  s'y  éta- 
blir à  demeure. 

Le  pape  demandait  à  monseigneur  Guigues  de  paître  cette  agglomé- 
ration hybride. 

Dans  la  prière  et  le  silence  de  sa  retraite  à  Saint-Colomban,  le  futur 
évêque  nous  fait  penser  à  l'apôtre  saint  Jean  sur  l'île  de  Patmos. 

Où  se  crée  la  physionomie  d'un  diocèse. 

Nous  ne  voulons  pas  dire  que  monseigneur  Guigues  a  vu  clairement 
l'avenir;  mais  il  a  singulièrement  pronostiqué  les  destinées  du  diocèse. 
Quand  il  sort  de  sa  solitude  pour  recevoir  la  consécration  des  pontifes, 


iWr  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  159 

il  sait  ce  qu'il  va  faire;  il  a  déjà  forgé  le  prototype  du  diocèse  qu'il  va 
fonder.  Il  n'a  eu  pour  cela  qu'à  écouter  la  voix  de  son  grand  cœur,  et 
qu'à  suivre  les  lumières  de  sa  vaste  intelligence. 

D'après  son  cœur,  il  a  voué  le  diocèse  à  la  très  Sainte  Vierge. 

D'après  son  intelligence,  il  adopta  le  bilinguisme  et  consacra  la 
dualité  du  langage. 

Si  le  diocèse  d'Ottawa  a  sa  physionomie  propre,  il  est  caractérisé 
par  la  dévotion  à  Marie  et  par  le  bilinguisme  officiel  et  pratique. 

La  dévotion  à  Marie. 

Le  culte  mariai,  tel  que  pratiqué  dans  le  diocèse  d'Ottawa,  est 
de  la  plus  noble  lignée.  Il  remonte  à  celui  qu'on  se  plaît  à  nommer  le 
plus  grand  serviteur  de  Marie  au  XIXe  siècle,  monseigneur  de  Mazenod  3<*. 

Eugène  Guigues,  encore  enfant,  fut  attiré  chez  les  Oblats  dès  qu'il 
les  rencontra  au  sanctuaire  de  Notre-Dame-du-Laus.  La  perspective  de 
passer  toute  une  année,  comme  novice,  au  pied  de  celle  qui  est  apparue 
si  souvent  dans  les  Alpes,  lui  a  fait  quitter  le  collège  avant  la  fin  de 
l'année  scolaire.  Il  avait  hâte  de  vivre  avec  les  pères  qui  parlaient  si 
souvent  de  la  Vierge  Marie. 

Il  fut  le  témoin,  dans  la  suite,  de  l'enthousiasme  presque  délirant 
qui  s'empara  de  la  petite  phalange  de  missionnaires,  quand  le  pape 
Léon  XIII,  de  son  autorité,  baptisa  les  Oblats  du  titre  glorieux 
de  Marie-Immaculée  3".  Dès  ce  moment,  il  a  cru  qu'il  avait  son  «  brevet 
pour  le  ciel  ». 

A  un  âge  où  bien  d'autres  sont  encore  placés  dans  des  postes  subal- 
ternes, le  père  Guigues  fut  mis  à  la  tête  des  œuvres  des  Oblats  dans  le 
département  de  l'Isère.  Avec  amour,  il  s'employa  à  restaurer  le  sanctuaire 
de  Notre-Dame-de-1'Osier.  C'est  grâce  à  lui  si  cette  région  des  Alpes  et 
tout  le  diocèse  de  Grenoble  ont  revu  dans  leurs  montagnes,  les  longues 
files  de  pèlerins  chanter  les  gloires  de  Marie. 

Puis,  quand  il  vint  au  Canada,  il  contribua  pour  beaucoup  à  faire 
épanouir  la  dévotion  à  la  Mère  de  Dieu  chez  le  peuple  canadien. 

11  fut  supérieur  ecclésiastique  de  la  Congrégation  des  Sœurs  des 
Saints-Noms  de  Jésus  et  de  Marie,  aux  premières  années  de  la  fonda- 

3,5   EAFFIL,  O.M.I.,  Esprit  et  Vertus  de  M^  de  Mazenod,  p.    185-213. 
37   Missions  des  O.M.I.,  1927,  p.  103-114. 


160  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

tion.  Son  souvenir  est  encore  vivace  et  perce  à  chaque  instant  à  travers 
les  chroniques,  bien  des  années  après  son  départ  de  Longueuil. 

.  .  .  nous  voudrions  tracer  en  traits  indélébiles  dans  ces  «  annales  »,  comme 
ils  sont  gravés  dans  nos  cœurs,  les  noms  des  R.  PP.  Telmon,  Honorât,  Guigues, 
Allard,  ainsi  que  ceux  du  R.  P.  Tempier,  l'auteur  de  nos  règles,  et  de  M&r  Char- 
les Eugène  de  Mazenod  qui  a  confié  à  ses  fils  spirituels  k  soin  de  fonder  notre 
communauté,  et  de  l'asseoir  sur  des  bases  solides.  Un  des  trésors  les  plus  pré- 
cieux que  nous  lèguent  les  RR.  PP.  Oblats  est  bien  la  dévotion  à  Marie  qu'ils 
ont  cultivée  dans  nos  âmes,  avec  ce  soin  jaloux  que  les  jardiniers  donnent  à  une 
fleur  préférée  38. 

Mais  c'est  à  Ottawa  que  monseigneur  Guigues  a  donné  la  mesure 
de  sa  dévotion  à  Marie. 

a  Le  premier  titulaire  de  Notre  église  cathédrale,  écrit-il  dans  son 
mandement  d'entrée,  sera  l'Immaculée  Conception  de  Marie  39.  » 

Il  aurait  aussi  adopté  «  pour  armoiries  du  diocèse  l'effigie  de  la 
Vierge  sans  tache  avec  cette  devise:   Trahe  nos,  Virgo  immaculata  40». 

Il  statua  la  récitation,  pour  ses  prêtres,  de  l'office  de  l'Immaculée 
Conception,  sous  le  rite  semi-doubler  tous  les  samedis  libres  durant  l'an- 
née 41. 

Vint  la  proclamation  du  dogme  de  l'Immaculée  Conception. 

Son  âme  déborda  de  saints  transports  d'allégresse  quand  il  apprit 
que  le  pape  infaillible  devait  définir  cette  vérité,  dans  une  grandiose  mani- 
festation, le  8  décembre  1854.  Il  devait  y  avoir  des  fêtes  dans  tout  le 
monde  catholique.  Le  mandement  de  monseigneur  Guigues,  en  date  du 
1er  mai  1855,  est  un  chant  de  triomphe  à  la  gloire  de  Marie.  Son  cœur 
ne  peut  se  taire,  et  sa  langue  se  fait  diserte  pour  annoncer  à  ses  ouailles 
que  l'Église  venait  d'ajouter  une  autre  belle  perle  à  la  couronne  de  h 
Reine  du  ciel  et  de  la  terre. 

Nous  aimerions  citer  dans  son  entier  cette  pièce  magistrale.  Qu'on 
nous  permette  pour  le  moins  d'en  transcrire  les  derniers  paragraphes; 
c'est  un  enfant  qui  parle  de  sa  mère: 

38  Chroniques  de  la  maison-mère,  en  date  du  29  mai  1849. 

39  Mandements  des  Evêques  d'Ottawa,  tome  I,  p.   6. 

40  «  Attirez-vous,  Vierge  immaculée  »,   5e  antienne  de  Laudes  de  l'office  de  l'Im- 
maculée- Conception. 

41  Mandements  des  Evêques  d'Ottawa,  tome  I,  p.   18. 


Me*  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  161 

Vous  dirons-nous,  N.T.C.F.,  la  joie  de  l'Église,  les  pompes,  les  fêtes,  les 
solennités  au  milieu  desquelles  cette  décision  a  été  accueillie?  Nous  ne*  le  pou- 
vons pas.  Ce  que  seul  Nous  pouvons  vous  dire  sans  crainte  d'exagérer,  c'est  que 
dans  les  siècles  les  plus  renommés  peur  leur  foi,  il  ne  s'est  rien  vu  de  sembla- 
ble ..  . 

Nous  ne  pourrons  pas,  N.T.C.F.,  donner  nous-mêmes  à  l'expression  de 
notre  piété  cette  pompe,  cet  éclat  de  ces  anciennes  et  nobles  églises  de  toute  la 
chrétienté,  mais  que  l'impression  intérieure  de  notre  amour  soit  au  moins  vive, 
car  Marie*  a  des  droits  particuliers  d?  l'exiger  de  nous.  Pourrions-nous  en  effet 
oublier  que  ce  diocèse  est  consacré  à  Marie  Immaculée,  que  l'église  cathédrale,  la 
mère  des  églises  du  diocèse,  l'a  adoptée  pour  sa  patronne,  que  celui  qui  en  est  le 
premier  pasteur  a  combattu  de  longues  années  dans  les  rangs  de  cette  milice  que 
l'Eglise  a  placée  sous  l'égide  de  la  Vierge  conçue  sans  la  tache  du  péché  originel, 
que  si  ce  diocèse  a  grandi,  si  quelques  œuvres  méritoires  ont  été  accomplies,  si 
beaucoup  de  scandales  qui  affligeaient  Notre  ville  épiscopale  ont  disparu,  si  les 
divisions  s'éteignent,  si  les  fidèles  restent  attachés  à  leur  foi  et  si  les  congréga- 
tions se  maintiennent  dans  leur  première  ferveur,  c'est  à  Marie  Immaculée  à  la- 
quelle Nous  avons  consacré  et  le  pasteur  et  le  troupeau,  et  Nos  œuvres  et  le  dio- 
cèse tout  entier,  que  nous  en  sommes  redevables.  Ranimons  donc  les  sentiments 
de  notre  foi  et  de  notre  confiance  envers  la  plus  douce  des  mères  42. 

L'évêque  détermine  ici  les  détails  d'un  triduum  et  les  cérémonies 
qui  devront  avoir  lieu.  Les  chroniques  du  temps  nous  disent  que  toute 
la  ville  prit  part  à  ces  manifestations  mariales  par  des  illuminations  et 
des  processions  aux  flambeaux,  après  les  offices  religieux. 

De  bonne  heure,  à  ce  qu'il  paraît,  le  premier  évêque  de  Bytown 
a  voulu  que  la  statue  de  la  Sainte  Vierge  décorât  le  fronton  de  la  cathé- 
drale. C'est  ce  que  le  récit  suivant  nous  permet  d'inférer. 

Le  7  septembre  —  1866  —  à  l'heure  des  premières  vêpres  de  la  Nativité 
[de  la  Sainte  Vierge],  nous  placions  une  statue  en  bois  de  Marie,  à  la  place  de 
celle  en  plâtre  qui  existait  autrefois  sur  le  fronton  de  la  cathédrale,  entre  les  deux 
clochers.  Cette  statue,  qui  mesure  dix  pieds  de  hauteur,  est  due  au  ciseau  d'un 
artiste  espagnol  de  passage  à  Ottawa.  La  Sainte  Vierge  est  représentée  tenant 
l'Enfant  Jésus  entre  ses  bras,  et  le  divin  Enfant  est  dans  l'attitude  d'une  per- 
sonne qui  l^énit.  Nous  la  devons  en  partie  aux  aumônes  des  jeunes  gens  des 
chantiers,  et  en  partie  à  la  générosité  de  plusieurs  bons  catholiques  de  notre  ville. 
Son  inauguration  s'est  faite  au  son  de  toutes  les  cloches  et  ayant  pour  témoin 
toute  la  population,  qui  y  assistait  avec  cette  émotion  que  seules  savent  produire 
les  fêtes  religieuses  dans  les  cœurs  chrétiens;  aussi  je  vis  bien  des  yeux  baignes 
de  larmes. 

Tous  étaient  heureux  de  voir  nof-c  Mère  siéger  ainsi  au-dessus  du  trône  élevé 
où  on  venait  de  la  placer.  Mais  un  fâcheux  accident  changea  quelques  jours  après 

42   Mandements  des  Evêques  d'Ottawa,  tome  I,  p.  93,   94. 


162  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

la  joie  en  tristesse.  Un  ouragan  étant  tombé  sur  notre  ville,  emporta  la  statue, 
son  piédestal  et  l'échafaudage  qu'on  avait  dressé  pour  l'élever.  Le  vent  avait  été 
si  impétueux  qu'il  avait  brisé  la  barre  de  fer  placée  pour  consolider  la  statue. 
Heureusement  que  la  chute  n'avait  pas  été  aussi  considérable  que  nous  eussions 
pu  le  craindre:  la  statue  s'était  arrêtée  sur  le  toit,  retenue  par  une  des  tours  de 
Véglise,  et  n'avait  d'autres  dégradations  que  quelques  légères  égratignures  faciles 
à  réparer.  Cet  incident  eut  pour  offet  de  surexciter  la  piété  et  la  générosité  de- 
nos  fidèles.  Bientôt  après,  on  fit  un  nouveau  piédestal,  moins  élégant,  mais  plus 
solide  que  le  premier,  et  comme  avant,  il  n'y  avait  de  doré  que  le  manteau  de  la 
Sainte  Vierge  et  la  tunique  de  l'Enfant  Jésus,  on  voulut,  avant  de  la  remettre  à 
sa  place,  que  la  statue  fût  entièrement  dorée.  La  seconde  inauguration  se  fit 
avec  autant  d'éclat  que  la  première.  Depuis  ce  temps,  toute  radieuse  par  l'éclat 
que  lui  donne  le  soleil,  elle  reçoit  les  hommages  de  tous  ses  enfants,  qui  peuvent 
la  saluer  même  à  une  grande  distance  43. 

A  monseigneur  Guigues  revient  l'honneur  d'avoir  érigé  le  premier 
autel  en  l'honneur  de  Notre-Dame  de  Lourdes  en  terre  d'Amérique,  des 
1871.  Cet  autel  fut  placé  dans  le  soubassement  de  la  cathédrale,  du  côté 
de  l'Evangile,  tout  près  de  l'endroit  où  se  trouvait  le  confessionnal  de 
l'évéque.  C'est  lui  aussi  qui  fit  mettre  la  statue  de  la  Sainte  Vierge  sur 
le  maître-autel  du  soubassement;  la  première,  à  Ottawa,  à  recevoir  pareil 
honneur  41. 

'Les  successeurs  du  premier  pasteur,  écrit  Son  Excellence  mon- 
seigneur Alexandre  Vachon,  ont  hérité  de  sa  piété  mariale  45.» 

S'il  est  un  fait  qui  contribue  à  réjouir  le  cœur  du  saint  évêque  au 
ciel,  c'est  celui  d'avoir  un  successeur,  après  cent  ans,  un  prélat  qui  s'est 
donné  la  tâche  de  paître  le  troupeau  PER  MARIAM.  Sa  houlette  est  entre 
bonnes  mains. 

Le  bilinguisme  officiel. 

Jusqu'à  preuve  du  contraire,  monseigneur  Guigues  fut  le  premier 
évêque,  au  Canada,  à  faire  face  à  la  question  du  bilinguisme  à  l'église, 
peur  les  populations  blanches.  Il  le  fallait  systématiser;  l'établir  d'une 
manière  pratique. 

Le  père  Guigues,  qui  avait  envoyé  ses  Oblats  parmi  les  tribus  in- 
diennes, savait  bien  que  les  missionnaires  devaient  apprendre  la  langue 
de  ceux  qu'ils  venaient  évangéliser. 

43  Missions  des  O.M.L,   1868,  p.  60,  61. 

44  Album-Souvenir,  publié  en    1934,  p.  8. 

45  Mandement  de  Son  Excellence  monseigneur  Vachon,  annonçant  le  Congrès  ma- 
riai dOuawa. 


Msr  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  163 

Devenu  le  pasteur  d'un  vaste  diocèse,  le  visiteur  permanent  des 
Oblats  ne  crut  pas  qu'il  pouvait  s'exempter  d'entendre  et  de  parler  la 
langue  des  deux  principaux  groupes  de  ceux  qui  formaient  son  trou- 
peau. Pour  apprendre  l'anglais,  il  alla  s'enfermer  dans  la  solitude  d'un 
presbytère  ami,  et  ne  voulut  se  présenter  pour  recevoir  l'onction  des  pon- 
tifes qu'après  avoir  suffisamment  maîtrisé  cette  langue  étrangère. 

S'il  s'obligeait  à  savoir  les  deux  langues,  il  entendait  exiger  de  sas 
prêtres  que  chacun  d'eux,  tôt  ou  tard,  en  fasse  autant.  Ce  n'était  plus 
une  question  d'un  bilinguisme  de  passage  ou  d'occasion;  il  fallait  en 
créer  l'état;  le  vivre  dans  une  ambiance  qui  en  assurerait  la  permanence. 
L'évêque  de  Bytown  fondera  les  œuvres  nécessaires  pour  perpétuer  cet 
état  bilingue  dans  la  vallée  de  l'Outaouais;  et,  me  pardonnerez-vous  le 
paradoxe,  c'est  parce  qu'il  fut  bilingue,  qu'il  est  resté  français. 

C'aurait  été  se  vouer  à  l'échec  que  de  vouloir  n'y  maintenir  que  le 
français;  et  d'un  autre  côté,  c'eût  été  si  facile  de  laisser  s'établir  un  diocè- 
se à  la  file  des  caprices  d'une  population  en  mouvement.  Imaginons  pour 
lors,  ce  que  cela  a  demandé  de  courage  et  de  force  de  volonté  pour  créer 
le  système  qui  devait  conserver  le  français  dans  cette  partie  du  pays. 
Bien  plus,  en  établissant  à  Bytown  des  institutions  bilingues,  l'évêque 
préparait  la  capitale  bilingue  d'un  Canada  bilingue.  Qui  sait  si  les  Pères 
de  la  Confédération,  ceux  du  Québec  plus  que  les  autres,  n'ont  pas  exigé 
le  respect  du  français  à  l'égal  de  l'anglais  dans  l'Acte  de  l'Amérique  bri- 
tannique du  Nord,  en  voyant  fonctionner  les  institutions  catholiques 
et  bilingues  tout  à  côté  des  édifices  du  Parlement? 

Pour  nouveau  et  hardi  qu'il  fût,  ce  système  de  monseigneur  Gui- 
gues  s'est  avéré  le  grand  facteur  qui  a  conservé  le  français  depuis  cent 
ans   dans  Ottawa  et  toute  la  vallée. 

Le  collège  bilingue. 

Qu'on  ne  s'attende  pas  à  trouver  dans  ces  lignes  une  histoire  tant 
soit  peu  complète  du  collège  que  monseigneur  Guigues  a  fondé.  Nous 
voulons  simplement  exposer  l'idée  du  fondateur,  et  dire  pour  qui  et  pour- 
quoi il  a  ouvert  cette  maison. 

L'histoire  de  ce  petit  collège,  devenu  l'Université  pontificale  d'Ot- 
tawa, s'éciira  un  beau  jour.  L'heureux  historien  aura  la  partie  belle  pour 


164  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

montrer  que  l'œuvre  du  bon  Dieu  s'est  faite  à  coups  de  sacrifices  et 
d'abnégation  de  la  part  de  tous  ceux  qui  en  furent  chargés. 

L'évêque-élu,  est-il  besoin  de  le  rappeler,  héritait  des  problèmes  du 
visiteur  permanent;  de  celui  d'un  collège  à  Bytown,  en  tout  premier  lieu. 

Avant  qu'il  fût  question  de  mettre  un  évêque  à  Bytown,  on 
trouve  que  l'idée  d'y  fonder  un  collège  avait  déjà  germé. 

Le  29  décembre  1843,  dans  une  lettre  de  monseigneur  Bourget 
à  monseigneur  Phelan,  nous  lisons  ce  passage  très  significatif:  «.  .  .  et  je 
suis  persuadé  qu'ils  [les  Oblats]  n'auront  pas  résidé  quelques  années  à 
Bytown  qu'ils  auront  trouvé  moyen,  en  demandant  du  secours  en  Euro- 
pe, de  vous  faire  Collège,  Couvent,  maisons  d'école  46.  )> 

Cette  conjecture  —  il  s'en  faut  de  bien  peu  qu'elle  soit  prophéti- 
que —  rebondit  sous  la  plume  du  père  Telmon,  en  février  1845.  Il 
écrivait  à  monseigneur  de  Mazenod: 

Je  suis  venu  à  Montréal  et  je  vous  écris  de  Longueuil.  Je  vais  amener  avec 
moi  trois  religieuses,  sœurs  grises,  pour  faire  l'école'  des  petites  filles  des  deux 
langues  et  soigner  les  malades.  .  .  Après  l'établissement  des  Sœurs,  je  m'occuperai 
de  celui  des  Frères  des  Ecoles  Chrétiennes.  C'est  le  seul  moyen  de  régénérer  cette 
pauvre  ville  de  Bytown  et  d'y  faire  un  bien  permanent  47  .  .  . 

Après  cela,  le  père  Guigues,  disons  plutôt  l'évêque-élu,  reprend 
la  question  à  son  compte.  Il  est  encore  à  Saint-Colomban  quand  il  écrit 
à  monseigneur  Bourget,  le  1er  juin  1848: 

Le  Père  Telmon  m'écrit  qu'il  est  impossible  de  trouver  autre*  chose  à  louer 
dans  Bytown  que  de  petites  maisons  d'école  ordinaires.  Une  somme  de  200  livres 
suffirait,  grâce  au  concours  des  marchands  de  bois,  pour  élever  quelque  chose  de 
précaire  et  de  suffisant  pour  un  collège  dans  le  genre  de  celui  de  l'Assomption  48. 

Et  le  18  juillet  1848,  il  disait  aux  Messieurs  de  l'Ordonnance,  au 
sujet  d'un  terrain  pour  le  futur  collège:  Il  n'y  a  «isur  l'une  et  l'autre 
rive  de  l'Ottawa  que  des  écoles  élémentaires,  de  même  à  Bytown.  .  .  ia 
nécessité  de  recevoir  une  éducation  plus  proportionnée  aux  besoins  de 
l'époque.  .  .  se  fait  sentir  à  Bytown49». 

*8  Lettres  de  M<->r  Bourget,  tome  III,  p.  290. 

47  Le  père  Telmon  à  Msr  de  Mazenod.    (Archives  du   Scolasticat   Saint-Joseph, 
Ottawa.) 

48  M&  Guigues  à  M»r  Bourget,  cité  par  le  père  Georges  SIMARD,  O.M.I.,  L'Uni- 
oersité  d'Ottawa,  extrait  de  la  Nouvelle-France,  1915. 

40   Ai  chives  du   Scolasticat  Saint- Joseph,   Ottawa. 


Mer  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  165 

Exactement  deux  jours  après  sa  consécration,  le  1er  août  1848, 
il  écrit  de  nouveau  à  Montréal  :  «  Je  prie  Votre  Grandeur  de  vouloir 
bien  me  faire  parvenir  le  règlement  du  collège  de  l'Assomption.  .  .  J'es- 
père pouvoir  en  faire  l'application  à  Bytown  cette  année,  si  Dieu  prêle 
secours  5C.  » 

A  peine  sa  lettre  était-elle  rendue  à  destination,  que  l'évêque  de  By- 
town faisait  commencer  les  travaux  de  construction  à  l'ombre  de  la 
cathédrale:  «  Cette  maison  fut  construite  sur  la  rue  de  l'Église;  elle  avait 
une  longueur  de  80  pieds  et  trois  étages;  commencée  le  10  août,  elle 
fut  terminée  en  deux  mois  51.  » 

L'ouverture  en  fut  faite  le  27  octobre  1848.  Il  y  avait,  dit  le 
père  Alexis,  «  quatre-vingt-cinq  élèves,  dont  une  trentaine  de  pension- 
naires. Les  pensionnaires  couchaient  au  collège,  mais  prenaient  leurs 
repas  en  ville  52.  » 

Devant  ce  premier  groupe  d'étudiants,  l'évêque  fondateur  pouvait 
écrire: 

Les  parents  ont  bien  compris  [l'esprit  qui  Nous  guide  en  ouvrant  la  mai- 
son], car  le  nombre*  des  élèves  du  bas  Canada  ...  est  aussi  grand  que  ceux  du 
haul.  Canadiens  et  Anglais  s'y  trouvent  par  moitié.  Même  le  clergé  et  les  laï- 
ques du  bas  Canada  ont  signé  une  pétition  pour  obtenir  du  secours  avec  le  même 
empressement  que  ceux  du  haut  Canada  3S. 

Un  rapport  envoyé  à  la  maison  générale  des  Oblats  mentionne  le 
fait  que  «  chaque  classe  se  fait  dans  les  deux  langues,  le  matin  en  an- 
glais, l'après-midi  en  français  54». 

Tel  que  nous  le  voyons  au  premier  stade  de  sa  vie,  le  collège  de 
Bytown  aurait-il  accompli  sa  mission? 

11  n'y  a  pas  de  doute,  si  nous  lisons  le  rapport  qu'en  faisait  le 
Courrier  d'Ottawa: 

La  première  pensée  qui  préoccupa  ce  digne  successeur  [monseigneur  Gui- 
gues]  des  Laval  et  des  Plessis,  dès  son  arrivée  en  cette  ville,  fut  la  création  d'un 
établissement  où  la  jeunesse  catholique  pût  recevoir  une  éducation  libérale  et  chré- 
tienne, se  préparer  à  remplir  les  fonctions  les  plus  honorables  et  assurer  par  là 
aux  catholiques  du  Canada  central  une  légitime  part  d'influence. 

50  Aichives  du  scolasticat   Saint-Joseph,   Ottawa. 

51  [GLADU,  O.M.I.],  M^rr  Guigues    (petite  biographie  écrite  au  lendemain  de  la 
mort  de  l'évêque),  p.   112. 

52  Alexis,  op.  cit.,  p.  305. 

53  Notes  à  l'appui  de  la  requête  qui  réclame  du  secours  en  faveur  du  Collège  de 
Bytown    (aichives  de  l'archevêché  d'Ottawa)  . 

54  Missions  des  O.M.I.,   1868.  p.  67. 


166  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Une  autre  pensée  non  moins  noble  et  qui  se  lie  intimement  à  celle-ci  pré- 
occupe dès  lors  k  vénérable  Evêque.  Voyant  son  diocèse  occupé  par  deux  popu- 
lations dont  ks  idées  sont  différentes,  mais  dont  les  intérêts  principaux  sont  les 
mêmes,  il  se  dit:  —  Il  est  de  la  plus  haute  importance  d'unir  ces  deux  peuples, 
appelés  à  vivre  sur  k  même  sol  et  à  combattre  pour  les  mêmes  intérêts.  Rien  d? 
plus  désirable  que  de  faire  disparaître  l'antipathie  et  les  préjugés  qui  existent  gé- 
rcialement  entre  ks  différentes  races,  et  qui  naissent  la  plupart  du  temps  du  dé- 
lai! t  de  connaissances  qu'ont  ces  races  les  unes  des  autres.  Que  faire  pour  obtenir 
ce  résultat?  Etablir  une  maison  d'éducation  qui,  offrant  absolument  les  mêmes 
avantages  aux  deux  populations,  attirera  nécessairement  les  enfants  que  la  Pro- 
vidence appelle  à  jouer  plus  tard  ks  rôles  les  plus  importants  dans  cette  partie 
du  pays.  Ces  jeunes  gens  vivant  et  grandissant  ensemble  apprendront  dès  l'en- 
fance à  se  connaître  et  à  s'estimer,  et  ainsi  ils  pourront,  en  conservant  chacun 
tout  ce  qu'il  y  a  de  noble  dans  le  sentiment  national,  se  préparer  à  combattre  de 
concert  et  avec  intelligence  ks  nobles  combats  de  la  religion  et  de  la  patrie. 

Il  n'y  a  pas  longtemps,  il  nous  a  été  donné  de  visiter  nous-même  cet  éta- 
blissement. Nous  nous  empressons  de  dire  que  nous  avons  été  k  plus  agréable- 
ment surpris  en  voyant,  dans  une  ville  aussi  nouvelle  qu'Ottawa,  une  maison 
d'éducation  aussi  avancée  et  offrant  d'aussi  grands  avantages  aux  élèves.  Notre 
admiration,  nous  dit-on  —  et  nous  n'en  sommes  pas  surpris  —  a  été  partagée 
par  plusieurs  membres  du  Parlement  bas  canadien,  et  généralement  par  tous  ks 
étrangers  qui  ont  visité  ce  Collège. 

C'est  là,  en  effet,  un  établissement  dont  Ottawa  a  justement  raison  d'être 
fière  et  que  nous  sommes  heureux  de  pouvoir  signaler  à  l'attention  de  nos  com- 
patriotes du  bas  Canada,  aucun  autre  collège  sur  ce  continent  n'offrant,  outre 
l'étude  des  langues  grecque  et  latine,  des  mathématiques,  de  la  physique  et  de 
la  chimie,  k  même  avantage  pour  l'étude  de  l'anglais  et  du  français,  qui  sont 
enseignés  sur  un  pied  parfait  d'égalité  et  qui  généralement  sont  parlés  indiffé- 
remment par  tous  les  élèves  55. 

Vers  la  même  époque,  le  père  Henri  Tabaret,  celui  qui  a  le  mieux 
compris  et  mis  en  pratique  l'idée  de  monseigneur  Guigues,  consignait  de 
sages  réflexions: 

Le  mélange  des  deux  langues  ptésente  une  difficulté;  mais  elle  n'est  pas  in- 
surmontable. Autrement,  il  faudrait  dire  qu'un  homme  ne  peut  absolument 
connaître  qu'une  langue  et  que  les  peuples  modernes  ont  eu  tort  de  former  la 
jeunesse  par  l'étude  des  langues  mortes  et  des  langues  vivantes.  Les  meilleurs 
écrivains,  dans  chaque  langue,  n'ont-ils  pas  su  plusieurs  langues  parfaitement? 
Et  puis,  supposé  même  que  l'on  perdît  quelque  peu  quant  à  la  perfection  du 
style,  n'y  trouverait-on  pas  une  ample  compensation  dans  la  largeur  d'idées  que 
l'on  acquiert?  Qui  donc  a  dit  qu'un  homme  vit  autant  de  vies  qu'il  parle  de 
langues?  Au  reste,  dans  cette  partie  du  Canada,  la  nécessité  des  deux  langues  ne 
se  discute  point;    elle  s'impose5'6. 

55  Le  Courrier  d'Ottawa,   17  avril   1861. 
58  Not.  nécr.,  tome  V,  p.  487. 


Mer  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  167 

Le  témoin  le  plus  autorisé  des  premières  années  du  collège,  mon- 
seigneur Thomas  Duhamel,  s'est  exprimé  ainsi  dans  son  fameux  mé- 
moire de  1902: 

J'ai  été  un  des  premiers  à  entrer  comme  élève  dans  ce  collège.  Je  ne  l'ai 
quitté  qu'après  mon  ordination  à  la  prêtrise,  le  19  décembre  1863.  Il  m'a  été 
donné  de  constater  que  la  pensée  de  M^r  Guigues  n'avait  cessé  d'être  la  pensée 
dirigeante  des  supérieurs,  directeurs  et  professeurs  du  Collège,  pendant  tout  ce 
temps-là.     Les  prêtres  les  plus  anciens  du  diocèse  ont  constaté  le  même  esprit  5". 

Le  grand  séminaire  bilingue. 

Ce  dont  le  diocèse  avait  un  plus  pressant  besoin,  en  1848,  c'était 
de  prêtres.  Des  onze  missionnaires  séculiers,  qui  travaillaient  dans  les 
limites  du  nouveau  diocèse,  cinq  ont  préféré  retourner  dans  leurs  dio- 
cèses d'origine.  C'était  leur  droit,  mais  le  cœur  de  l'évêque  ressentit  vive- 
ment cet  abandon.  Heureusement  pour  lui,  monseigneur  Guigues  res- 
tait supérieur  des  Oblats;  il  usa  de  son  autorité  en  faveur  de  ses  œuvres. 

«  Les  Oblats  furent,  à  cette  époque,  les  instruments  vivants  de  la 
Providence,  dans  la  vallée  de  l'Ottawa  58.»  Mais  ce  fut  quelque  peu  au 
détriment  de  leur  Congrégation.  On  l'a  fait  remarquer:  après  les  grandes 
envolées  de  1844  à  1848,  ce  fut  une  accalmie;  les  œuvres  fondées  ont  été 
soutenues;  mais  presque  tout  le  personnel  et  une  bonne  partie  des  res- 
sources étaient  retenus  pour  Bytown,  On  aurait,  de  la  sorte,  retardé  de 
beaucoup  plusieurs  fondations  dans  les  États-Unis.  Mais  monseigneur 
de  Mazenod  avait  permis  cela. 

La  convention  Guigues-Mazenod,  signée  à  Marseille  le  17  août 
1856,  a  réglé  la  question  du  partage  des  biens;  elle  n'a  pas  prétendu, 
cependant,  liquider  le  mérite  et  le  dévouement  des  Oblats  59. 

Il  faut  bien  toutefois  reconnaître  que  l'évêque  a  cherché  tout  de 
suite  à  se  recruter  un  clergé.  En  fondant  son  collège,  faut-il  le  rappeler, 
il  voulait  assurer  un  courant  régulier  de  jeunes  gens  qui  se  destineraient 
les  uns  vers  le  sanctuaire,  les  autres  vers  les  professions  libérales,  voire 
le  commerce:  tous,  des  hommes  capables  de  comprendre  et  de  défendre 
les  intérêts  de  la  société  religieuse  autant  que  civile. 

r>:    Voir  note  48. 

58   ALEXIS,  op.  cit.,  tome  I,  p.  261. 

39  Missions  des  O.M.I. ,   1907. 


168  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Un  rapport  présenté  aux  Chambres  des  Deux-Canadas,  en  1861, 
certifie  que  trente-six  prêtres  étaient  déjà  sortis  du  grand  séminaire  que 
monseigneur  avait  fondé  en  même  temps  que  son  collège  60. 

Il  faut  bien  que  l'évêque  ait  ouvert  son  grand  séminaire  en  même 
temps  que  île  collège,  puisqu'un  séminariste  enseigne  l'anglais  au  collège, 
dès  la  première  année. 

Deux  autres  professeurs  sont  des  scolastiques  oblats.  C'est  ce  qui 
fait  écrire  à  l'annaliste  du  Scolasticat  Saint-Joseph  d'Ottawa,  le  père 
Rodrigue  Villeneuve,  le  futur  cardinal,  ce  qui  suit:  «  Quant  au  Scolasti- 
cat, il  a  suivi,  ou  peut-être  même  précédé,  le  Père  Allard,  dès  1848,  à 
Bytown,  pour  rendre  service  au  collège61.  .  .  » 

C'est  de  ce  moment-là,  que  les  séminaristes  et  les  scolastiques  ont 
toujours  résidé  dans  la  même  maison,  suivi  les  mêmes  cours,  jusqu'en 
1885. 

Tout  ce  monde  est  logé  sous  le  toit  de  l'évêque:  'les  pères  de  la  cure, 
les  missionnaires  des  chantiers  et  des  Indiens,  les  professeurs  du  collège, 
les  scolastiques  oblats,  et  maintenant  les  séminaristes. 

C'est  le  père  Alexis  qui  l'écrit:  «  Une  partie  de  l'évêché  fut  aména- 
gée en  séminaire.  C'est  la  sacristie  actuelle  62.  » 

La  seconde  affirmation  n'est  pas  juste;  elle  est  prématurée.  Elle 
suppose  que  l'évêché  actuel   est   bâti:  il  ne  le  sera  que  dans  deux  ans. 

Le  premier  évêché  de  Bytown,  celui  que  monseigneur  habita  avec 
son  personnel  de  1848  à  1850,  a  été  la  maison  que  le  père  Telmon  avait 
prise  à  bail,  le  7  août  1847,  sise  au  inuméro  365  de  la  rue  Sussex,  à 
l'angle  sud-est  de  la  rue  Saint-André.  Cette  maison  fut  acquise  plus  tard 
par  l'évêque,  et  devint  une  annexe  à  la  bâtisse  du  deuxième  collège,  quand 
celui-ci  fut  construit  rue  Sussex,  à  l'angle  nord-est  de  la  rue  Guigues. 
Ce  deuxième  collège  est  aujourd'hui  l'ancienne  partie  de  l'Académie 
De-La-Salle;  et  son  annexe  existe  encore.  C'est  un  edifice  historique, 
qu'il  serait  beau  de  conserver. 

L'évêché,  tel  qu'il  est  aujourd'hui,  ne  fut  pas  élevé  tout  d'un  trait. 
Il  a  même  subi  des  transformations  radicales. 

60  P.ERGEV1N,  O.M.T.,  L'Université  dOttawa,  Vocations  sacerdotales  et  profes- 
sions libérales,  1929,  p.   1 1  ;  Missions  des  OM.L,  1866,  p.  64. 

61  Rodrigue  VlLLENEUVF,  O.M.I.,  Les  Fêtes  du  Scolasticat  des  O.M.I.,  Ottawa, 
1910,  p    13. 

«2  ALEXIS,  op.  cit.,  tome  I,  p.  297. 


Me'  JOSEPH-EUGENE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  169 

Le  1er  mai  1849,  monseigneur  en  faisait  commencer  les  travaux. 
Ce  devait  être  un  édifice  à  trois  étages,  en  comptant  les  mansardes  dans 
un  comble  à  pignon.  Il  était  accoté  au  mur  de  da  cathédrale,  vis-à-vis  du 
sanctuaire;  on  en  voit  encore  les  vestiges  sur  la  pierre,  depuis  que  le  pi- 
gnon et  les  mansardes  ont  dû  être  rasés,  pour  satisfaire  aux  exigences  des 
compagnies  d'assurances. 

La  façade  donnait  du  côté  de  la  rivière,  comme  la  cathédrale; 
c'était  le  point  de  vue  vers  le  large  horizon.  Plus  tard,  on  a  dû  agrandir; 
c'est  alors  qu'on  a  mis  la  porte  principale  rue  Saint-Patrice;  on  voulait 
quelque  chose  de  pratique  en  observant  la  symétrie. 

Monseigneur  occupa  son  palais  episcopal  le  1er  mai  1850  63.  Avec 
lui  y  entra  son  nombreux  personnel,  composé  de  Français,  d'Irlandais, 
de  Belges  et  de  Canadiens.  Depuis  ce  jour,  il  a  régné  céans  la  plus  large 
hospitalité.  Monseigneur  Guigues  aimait  à  recevoir  les  ecclésiastiques  à 
sa  table;  qu'ils  fussent  ou  non  des  prêtres  de  son  diocèse. 

Pendant  plusieurs  années,  sous  son  épiscopat,  le  premier  évêque 
d'Ottawa  a  compté  plus  de  prêtres  étrangers  que  de  prêtres  sortis  des 
familles  du  pays.  Lui-même  était  allé  chercher  les  premiers  qui  soient 
venus  de  France  et  d'Irlande.  Il  eut  la  main  heureuse.  Car,  il  s'est  établi 
un  courant,  principalement  des  Hautes-Alpes,  de  pieux  ecclésiastiques, 
qui  ont  su  conserver  dans  le  diocèse  d'Ottawa  une  tradition  de  dévoue- 
ment et  de  vertus  sacerdotales  dont  les  âmes  profiteront  encore  longtemps. 

Les  écoles  bilingues. 

C'est  le  père  Telmon  qui  a  pris  l'initiative  des  écoles  bilingues  dans 
la  vallée  de  l'Outaouais,  dès  1844.  L'année  précédente,  le  père  Pierre 
Point,  un  Jésuite,  avait  inauguré  un  mouvement  similaire  dans  les  comtés 
de  Kent  et  d'Essex  64. 

63  ALEXIS,  op.  cit.,  tome  I,  p.  294. 

64  Abbé  A.-D.  EMERY,  Album-Souvenir  de  la  paroisse  de  i Immaculée-Conception 
de  Pain-Court,  Ont.,  p.  65.     Nous  avons  déjà  écrit: 

«  L'école  fut  la  première  à  ouvrir  ses  portes.  Le  lundi  matin,  3  mars  1845,  cent 
vingt  enfants  s'entassaient  dans  les  deux  salles  trop  petites.  Cet  inconvénient  ne  devait 
pas  amoindrir  le  bonheur  de  ceux  qui  s'ét3ient  donné  tant  de  mal  pour  inaugurer  l'en- 
seignement bilingue  dans  le  Haut-Canada.  »  (Le  centenaire  de  l'arrivée  des  Oblats  à  By- 
town,  dans  Revue  de  l'Université  d'Ottawa,  14  (1944),  p.  465.)  Nous  ne  sommes 
plus  si  certain  aujourd'hui  que  nous  avons  pris  connaissance  des  travaux  du  père  Point. 
La  référence  citée  plus  haut  s'exprime  comme  ceci:  «  Il  fut  le  créateur  des  écoles  catholi- 
ques canadiennes-françaises  dans  les  comtés  de  Kent  et  d'Essex.  »    Nous  posons  la  ques- 


170  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Quand  le  père  Telmon  arriva  à  Bytown,  des  écoles  publiques 
(Common  Schools)  avaient  peine  à  mourir  dans  le  fatras  des  lois  qui 
régissaient  alors  l'instruction  populaire.  L'école  catholique  n'existait  pas 
encore.  Le  bon  père  en  souffrait. 

Dans  une  lettre  d'affaires  qu'il  écrivait  à  mère  McMullen,  supérieure 
des  Sœurs  Grises  de  Montréal,  il  parle  incidemment  de  l'extrême  dé- 
tresse des  enfants  de  Bytown.  Apprenant  dans  la  suite  qu'on  sympathi- 
sait avec  lui,  il  exposa  directement  son  projet: 

L'état  de  la  ville  de  Bytown  demande  impérieusement  l'établissement  de 
tonnes  écoles;  il  y  en  a  quelques-unes  pour  les  Irlandais;  mais  telles  qu'elles 
sont,  elles  ne  satisfont  ni  eux  ni  leur  curé.  Il  n'y  en  a  point  pour  les  Canadiens. 
Je  ne  puis  attendre  que  l'église  soit  achevée  et  payée  pour  m'occuper  de  ces  ob- 
jets. L'instruction  et  l'éducation  des  enfants  pressent  plus  que  toute  autre  chose. 
Les  grandes  personnes  n'ont  pas  un  moindre  besoin  des  bons  exemples  et  de  bon- 
nes prières  de  quelques  religieuses.     Je  ferai  tout  au  monde  pour  en  avoir. 

Je  ne  suis  pas  sûr  de  descendre  à  Montréal.  Je  vous  écris  donc  aujourd'hui, 
ma  très  honorée  Mère,  non  pour  vous  inviter,  mais  pour  vous  prier  de  me  don- 
ner deux  de  vos  bonnes  sœurs  pour  faire  ici  l'école  dans  les  deux  langues  en 
attendant  qu'elles  puissent,  par  la  suite,  embrasser  toutes  les  œuvres  qui  sont  la 
fin  de  votre  Institut.  .  . 

Non,  vous  ne  refuserez  pas.  .  .  Vous  savez  que  vos  sœurs  auront  le  néces- 
saire tant  que  je  l'aurai  moi-même.  .  .  répondez-moi  au  plus  tôt,  je  vous  prie, 
que  nous  aurons  des  Sœurs  pour  notre  école  française  et  anglaise  de  petites  fil- 
les «5. 

Le  projet  entamé  dans  cet  esprit  et  sur  ce  ton  fut  le  point  de  départ 
de  la  fondation  des  Sœurs  Grises  de  la  Croix.  Elles  arrivent  à  Bytown 
le  20  février  1845. 

Le  3  mars  1845,  les  Sœurs  Grises  ouvrent  ce  que  d'aucuns  appellent 
une  école  bilingue,  et  que  d'autres  qualifient  d'école  française  66. 

En  fait  ici,  on  le  sait  par  ailleurs,  les  deux  expressions,  toutes 
deux  incomplètes,  disent  la  vérité. 

Tout  cela  se  faisait  en  marge  de  la  légalité.  Il  n'était  pas  question 
d'écoles  séparées;  elles  ne  viendront  que  plus  tard. 

tion:  Lnseignait-on  les  deux  langues  dans  ces  écoles  catholiques?  Que  pouvons-nous  dé- 
duire de  la  suite  du  document  cité,  qui  dit;  «  Un  jour  Lord  Elgin  lui  rendant  visite  dit 
combien  il  avait  été  édifié  en  revenant  de  Amhestburg,  en  entrant  dans  une  éjcole,  d'en- 
tendre le  maître  enseigner  aux  petits  enfants  leur  langue  maternelle.  .  .  ?  »  Votre  juge- 
ment vaut  le  nôtre.  Nous  donnons  tout  crédit  à  qui  crédit  est  dû. 

65   père  Telmon  à  mère  McMullen,  le  20  octobre   1844. 

06  M.  Lucien  BRAULT,  dans  Ottawa,  Capitale  du  Canada,  à  la  page  230,  parle  de 
«classes  bilingues»;  Sœur  PAUL-EMILE,  dans  Mère  Bruyère  et  son  œuvre,  écrit  «la 
première  école  française  ». 


Msr  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  171 

Et  quand  les  discussions  se  sont  faites  pour  établir  un  système 
catholique,  qui  donc  aurait  pensé  de  faire  insérer  dans  la  loi  une  clause 
qui  garantît  des  écoles  bilingues?  Personne.  On  prenait  pour  acquis 
qu'une  école  séparée  était  une  école  bilingue.  Elle  Tétait  en  fait: 
et  elle  a  fonctionné  dans  cette  bonne  foi  jusqu'au  temps  où  il  fut  trop 
card  pour  intégrer  le  mot  dans  le  texte  de  la  loi.  L'Acte  de  la  Confédéra- 
tion a  fixé  le  statut  des  écoles  séparées  dans  la  province  d'Ontario  telles 
qu'elles  existaient  dans  le  texte  de  la  loi  Scott  (Scott  Act)  de  1863. 
Dans  cette  loi,  il  n'est  pas  fait  mention  de  l'école  bilingue,  mais  simple- 
ment de  l'école  séparée. 

Mais  ne  demandons  pas  aux  pionniers  de  nos  écoles  tous  les  termes 
techniques,  qui  rendent  bien  souvent  une  loi  ambiguë.  Ils  ont  implanté 
nos  écoles;  sachons  maintenant  en  prendre  la  défense  et  les  développer 
dans  le  sens  qui  doit  fournir  l'appui  à  notre  foi  chrétienne. 

Tout  n'était  pas  parfait  quand  monseigneur  Guigues  arriva;  mais 
il  sut  trouver  bon  ce  qu'on  avait  fait  avant  lui.  A  partir  de  ce  jour,  il 
va  payer  de  sa  personne  et  de  ses  biens. 

A  la  fin  de  l'année  1848,  il  y  avait  ici  trois  écoles  publiques,  l'école 
des  Soeurs  et  un  cours  primaire  que  monseigneur  lui-même  venait  d'ou- 
vrir dans  son  collège.  Son  premier  pas  fut  d'écrire  au  surintendant  de 
l'éducation  pour  exiger  parité  de  traitement  pour  les  deux  catégories 
d'écoles.  Il  obtint  des  subsides  6". 

Puis,  se  plaçant  en  marge  de  la  loi,  il  fait  organiser  une  commission 
scolaire  catholique;  il  donne  des  terrains;  il  bâtit  des  écoles68;  il  fait 
venir  les  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  (1864) ,  qu'il  installera  dans  l'édi- 
fice qui  a  servi  à  son  premier  collège,  rue  Sussex,  aussitôt  qu'il  pourra 
résilier  (1870),  le  bail  par  lequel  l'Ordonnance  l'occupait  depuis  que 
le  collège  était  rendu  sur  la  Côte-de-Sable.  Il  établit  les  Sœurs  de  la 
Congrégation  de  Notre-Dame  dans  la  haute  ville,  le  1er  octobre  1868. 
Enfin,  quatre  jours  avant  sa  more,  il  signe  l'acte  de  fondation  de  la 
Communauté  des  Clercs  doctrinaires,  que  l'abbé  Eugène-Henri  Porciïe, 
curé  de  la  paroisse  de  Saint-Jean-Baptiste,  venait  de  réunir  pour  «  l'en- 

07  Alexis,  op.  cit.,  tome  I,  p.  313. 

68   Lucien  BRAULT,  op.  cit.,  p.   231. 


172  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 


69 


seignement  commercial  français  et  anglais  dans  les  écoles  des  garçons 
Ce  fut  le  dernier  acte  public  de  cette  belle  existence. 

Sa  sollicitude  pastorale  l'avait  porté  à  venir  aux  secours  des  curés, 
en  leur  offrant  de  former  gratuitement  des  instituteurs  pour  leurs  écoles 
de  campagne. 

Nous  voyons  avec  la  plus  grande  peine  que  le  nombre  des  instituteurs  ca- 
tholiques est  bien  insuffisant  pour  les  besoins  du  diocèse,  et  comme  Nous  avons 
grandement  à  cœur  de  remplir  un  vide  qui  est  aussi  pénible  pour  vous  que  pour 
Nous-même,  Nous  vous  offrons  de  faire  donner  gratuitement  au  Collège,  un 
cours  d'instruction  propre  à  compléter  les  études  et  obtenir  les  qualifications  né- 
cessaires pour  l'enseignement,  aux  personnes  que  vous  Nous  enverrez,  munies 
d'une  lettre  de  recommandation.  Il  ne  resterait  à  leur  charge  que  de  pouvoir 
payer  leur  pension  en  ville;  car  vous  savez  que  les  élèves  ne  sont  point  nourri? 
dans  le  Collège.  Peut-être  bien  qu'un  jour  le  gouvernement,  touché  de  Nos 
efforts  comprendra  qu'en  Nous  accordant  quelque  part  aux  sommes  énormes  dé- 
pensées à  Toronto  pour  quelques  élèves  privilégiés,  il  travaillera  efficacement  à 
l'intérêt  de  l'éducation  et  Nous  serons  alors  heureux  de  faire  plus  encore  que  ce 
que  Nous  Nous  proposons  de  faire  aujourd'hui  '°. 

Nous  serions  donc  ici  en  présence  de  la  première  trace  d'une  école 
normale. 

Les  œuvres  de  secours. 

Pour  n'être  pas  aussi  pressantes,  quelques  œuvres  sont  cependant 
nécessaires.  Elles  forment  un  organisme  de  services  auxiliaires  qui  attei- 
gnent tous  les  membres  de  l'humanité  souffrante.  C'en  est  la  plus  grande 
partie. 

Les  malades,  les  vieillards  et  les  orphelins:  mais  ce  sont  les  amis 
de  Jésus;  c'est  le  soin  qu'on  en  prend  qui  fera  notre  gloire  ou  notre 
réprobation  au  dernier  jugement.  «  J'étais  pauvre,  j'étais  nu,  j'étais  mala- 
de, prisonnier,  et  vous  avez  ...  ou  vous  n'avez  pas  fait  de  cas  de  ma 
misère,  venez  posséder  le  royaume.  .  .  ou  allez  au  feu  éternel  »,  pas  d'autre 
mesure  de  notre  charité;  pas  d'autres  causes  énumérées  pour  nous  donner 
le  ciel,  ou  pour  nous  jeter  en  enfer. 

Comme  pour  les  écoles,  ces  œuvres  de  secours  étaient  déjà  fondées 
quand  monseigneur  Guigues  devint  évêque  de  Bytown.  Mère  Bruyère  et 

69    [GLADU,  O.M.I.],  op.  cit.,  p.    123. 

™  Mandements  des  Evêques  d'Ottawa,  tome  I,  p.   76. 


M^  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  173 

le  père  Telmon  avaient  trouvé  l'espace  et  pas  beaucoup  d'argent  pour 
préparer  un  gîte  à  tous  les  malheureux. 

Mettons  ces  œuvres  au  jour,  si  pauvrement  que  ce  soit;  la  lutte 
pour  la  vie  s'organisera  après.  Voilà  l'esprit  qui  a  guidé  les  fondateurs. 
Quand  une  fois  les  œuvres  sont  lancées  dans  cette  sainte  imprévoyance, 
le  bon  Dieu  se  doit  à  lui-même  de  les  faire  prospérer. 

L'évêque,  en  arrivant,  épousa  les  soucis  que  causaient  l'hôpital, 
l'orphelinat  et  l'hospice. 

Il  n'existait  pas  dans  le  temps  de  pension  de  vieillesse  ni  d'assu- 
rance-maladie; monseigneur  Guigues  a  créé  tout  cela,  ou  à  quelque  chose 
près,  dans  l'espace  de  trois  semaines  après  avoir  pris  possession  de  son 
siège.  Ce  fut  l'objet  du  premier  de  ses  mandements,  si  nous  ne  comptons 
pas  son  mandement  d'entrée. 

S'adressant  aux  bourgeois  et  aux  jeunes  gens  de  chantiers,  l'évê- 
que  leur  disait: 

Le  soin  de  vos  âmes,  Chers  Jeunes  Gens,  est  un  des  premiers  objets  d.Q 
Notre  sollicitude.  .  .  Nous  avons  depuis  plusieurs  années  [comme  supérieur  des 
Oblats]  envoyé  à  votre  secours  des  missionnaires  que  vous  avez  accueillis  avec 
tant  de  bonheur  et  Nous  dirons  aussi  dont  le  zèle  a  été  couronné  d'un  succès  si 
consolant  .  .  . 

Mais  si  le  soin  de  vos  âmes  Nous  touche,  celui  de  votre  santé  ne  peut  aussi 
Nous  être  indifférent.  Combien  de  fois  des  jeunes  gens  des  chantiers  sont  arri- 
vés à  Bytown,  les  uns  épuisés  de  forces,  d'autres  blessés,  meurtris  à  la  suite  de 
leurs  pénibles  travaux  !  Dans  une  si  pénible  situation  ils  se  voyaient  obligés  de 
dépenser  tout  le  fruit  de  leurs  épargnes  pour  obtenir  la  santé. 

Nous  croyons  donc  vous  être  agréable  en  vous  proposant  de  faire  une  œu- 
vre qui  sera  en  même  temps  dans  votre  intérêt  particulier,  c'est  de  concourir  avec 
Nous  et  avec  les  maîtres  de  vos  chantiers  à  bâtir  un  hôpital  à  Bytown.  Vous  en 
aurez  la  gloire  comme  aussi  vous  en  recueillerez  les  avantages  71.  .  . 

Pour  une  modique  souscription  annuelle,  retenue  sur  leurs  gages, 
les  jeunes  gens  des  chantiers  étaient  soignés  gratuitement  à  l'hôpital  de 
Bytown,  quand  ils  avaient  besoin  d'être  hospitalisés.  En  santé  comme 
en  maladie,  tous  les  souscripteurs  participaient  aux  prières  et  aux  bonnes 
œuvres  de  la  communauté  des  Sœurs  Grises. 

Et  le  8  septembre  suivant,  l'évêque  écrivait  un  autre  mandement, 
qui  débutait  ainsi: 

71   Mandements  des  Evêques  d'Ottawa,  tome  I,  p.   9. 


174  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

La  Religion,  N.T.C.F.,  offre  comme  une  tendre  mère  un  soulagement  à 
toutes  les  misères  et  à  toutes  les  douleurs.  Elle  prépare  un  asile  au  vieillard  qui 
est  près  de  la  tombe,  veille  au  chevet  du  malade  et  ouvre  surtout  son  sein  mater- 
nel à  l'enfant  orphelin  ~2  .  .  . 

Des  mots  aussi  suaves  laissent  entendre  que  bientôt  vont  s'ouvrir 
des  asiles  bénis  pour  tous  les  déshérités. 

La  sollicitude  pastorale  de  l'évêque,  qui  s'étendait  à  tout,  s'inté- 
ressa bientôt  à  une  œuvre  de  charité  par  excellence;  celle  du  Bon  Pasteur 
accueillant  Madeleine  à  ses  pieds.  Car  la  femme  ou  la  fille  dont  la  répu- 
tation est  entachée  devient  la  victime  de  la  vindicte  publique;  et  l'on  sait 
que  le  monde  est  encore,  comme  au  temps  de  Notre- Seigneur,  sans  merci 
pour  des  crimes  qu'il  commet  tous  les  jours.  Il  faudrait  que  le  Maître 
revînt  écrire  de  son  doigt  dans  le  sable  les  fautes  des  accusateurs,  ne  per- 
mettant qu'à  ceux  qui  sont  sans  péché  de  jeter  la  première  pierre. 

Le  cœur  de  monseigneur  Guigues  souffrait  de  voir  ces  malheureu- 
ses  honnies  et  méprisées  par  une  société  hypocrite. 

La  Providence  le  conduisait  à  Buffalo,  en  1860.  Il  y  avait  cinq 
ans  que  les  Sœurs  du  Bon-Pasteur  dirigeaient  un  refuge  dans  la  ville 
épiscopale  de  monseigneur  Timon.  L'évêque  comprit  tout  de  suite  qu'il 
avait  devant  lui  une  œuvre  comme  il  lui  en  fallait  dans  Ottawa.  Il  en 
fit  la  demande  à  la  supérieure;  mais  il  fallut  attendre  six  longues  années. 

Les  sœurs  arrivèrent  le  3  avril  1866.  Elles  logèrent  six  mois  dans 
une  masure,  rue  Saint-Patrice,  avant  de  s'installer  au  bout  de  la  rue 
Saint-André,  où,  depuis  quatre-vingts  ans,  eilles  exercent  leur  sublime 
apostolat  ~s. 

Dans  la  forêt  canadienne. 

Oh!  oui,  je  consens  volontiers  à  ce  que  notre  Congrégation  s'occupe  de  la 
sanctification  des  chantiers  et  de  la  conversion  des  sauvages.  Ainsi  l'établissement 
de  Bytown  est  parfaitement  de  mon  goût  "4. 

C'est  par  ces  paroles,  où  l'on  sent  la  ferveur  conquérante  des  apô- 
tres, que  monseigneur  de  Mazenod  brise  pour  toujours  des  cadres  devenus 

72  Mandements  des  Evêques  d'Ottawa,  tome  I,  p.  13. 

"3  Abrégé  de  la  Vie  et  des  Vertus  de  nos  Chères  Sœurs  décédées  en  ce  Monastère  de 
Notre -Dome  de  Charité  du  Refuge'  d'Ottawa,  sans  nom  d'auteur,  p.  30. 
74   M»1  de  Mazenod  au  père  Honorât,  4  janvier  1844. 


Msr  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  175 

trop  étroits  pour  lancer  ses  enfants  sur  toutes  les  routes  du  monde.  Elles 
ouvrent  aujourd'hui  les  forêts  de  la  vallée  de  l'Outaouais;  demain,  les 
plaines  inconnues  du  grand  Nord  canadien;  et  bientôt  Ceylan  et  les 
brousses  d'Afrique.  Les  Oblats  n'auront  plus,  pratiquement,  de  limites 
à  leur  zèle.  C'est  le  Christ,  par  l'Église,  qui  se  rend  responsable  de  toutes 
ces  vies  d'apôtres  perdues  pour  la  gloire  de  Dieu  "5. 

Personne  ne  connaissait  encore  ce  que  ces  nouvelles  missions  deman- 
deraient d'efforts,  de  sacrifices  et  d'abnégation,  à  ceux  qui  en  seraient 
chargés. 

Si  monseigneur  Bcurget  en  fut  l'instigateur,  c'est  le  père  Guigues, 
somme  supérieur  des  Oblats,  puis  comme  évêque  de  Bytown  —  autant 
dire  l'évêque  des  chantiers,  —  qui  en  a  pris  la  direction. 

Le  13  janvier  1845  est  une  date  à  retenir  dans  l'histoire  pittoresque 
des  chantiers.  Ce  jour-là,  les  pères  Eusèbe  Durocher  et  Augustin  Brunet 
quittaient  Longueuil  pour  Bytown  "6.  Ils  déclenchaient  l'offensive  sys- 
tématique contre  un  ennemi  qui  menaçait  la  foi  des  Canadiens  et  infir- 
mait sûrement  les  forces  vives  de  notre  peuple. 

On  a  passablement  écrit  sur  l'œuvre  des  chantiers.  Mais  les  auteurs 
se  sont  tous  contentés  d'un  recul  de  cinquante  ans.  Déjà,  à  cette  époque, 
l'industrie  du  bois  avait  sa  technique,  ses  ingénieurs,  peut-être  sa  moto- 
risation; et  aujourd'hui  elle  a  son  code  d'hygiène  et  la  visite  mensuelle 
du  médecin.  Toutes  ces  améliorations  font  rire  les  anciens  quand  les 
jeunes  parlent  de  la  misère  des  chantiers. 

—  De  la  misère  ...  les  jeunesses  d'à  présent  ne  savent  pas  ce  que  c'est  que 
d'avoir  de  la  misère.  Quand  elles  ont  passé  trois  mois  dans  les  bois,  elles  se  dépê- 
chent de  redescendre.  .  .  Et  même  dans  les  chantiers,  à  cette  heure,  ils  sont  nour- 
ris pareil  comme  dans  les  hôtels,  avec  de  la  viande  et  des  patates  tout  l'hiver.  Il 
y  a  trente  ans.  .  .  Il  se  tut  quelques  instants  et  exprima  d'un  seul  hochement  de 
tête  les  changements  prodigieux  qu'avaient  amenés  les  années  77. 

Quand  les  Oblats  entreprirent,  en  1845,  la  sanctification  des  chan- 
tiers, ils  O'nt  trouvé  du  premier  coup  la  formule  qui  régit  encore  ces 
missions  dans  les  bois. 


10   Voir  les  livres  du  père  Pierre  Duchaussois,  O.M.I. 

[fl   Codex  de  Longueuil. 

'  "  Louis  HÉMON,  Marie  Chapdelaine. 


176  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Ces  voyages  étaient  souvent  très  pénibles,  mais  toujours  conso- 
lants. 

Il  y  a  maintenant  douze  ans,  écrivait  monseigneur  Guignes,  aux  directeurs 
de  la  Propagation  de  la  Foi,  que  ce  rude  ministère  a  été  confié  aux  RR.  PP. 
Oblats,  qui  le  remplissent  avec  un  dévouement  à  toute  épreuve;  et  l'on  peut  dire 
qu'à  raison  des  résultats  obtenus,  cette  œuvre  est,  à  nos  yeux,  la  première  du 
diocèse.  On  ne  sera  pas  surpris  de  l'importance  que  nous  y  attachons,  si  l'on 
songe  qu'il  s'agit  de  préserver  une  très  grande  partie  de  la  jeunesse  canadienne  des 
désordres,  de  la  dissipation,  des  foîhs  prodigalités,  de  l'oubli  des  sacrements,  qui 
semblaient  autrefois  le  partage  des  engagés,  devenus  le  scandale  et  le  fléau  de 
leurs  paroisses,  et  qui  préparaient,  à  un  pays  encore  plein  de  foi,  un  avenir  bien 
sombre.  Aussi  le  clergé  du  Bas-Canada,  qui  repoussait  autrefois  ces  jeunes  gens 
comme  des  malheureux  voués  à  une  perte  certaine,  les  reçoit  avec  empressement, 
les  encourage,  et  rend  le  ministère  du  missionnaire  aussi  facile  que  fructueux  "8. 

Les  missions  indiennes. 

Il  n'en  est  pas  des  missions  indiennes  comme  il  en  était  de  celles 
des  chantiers.  Ici,  tout  était  découvert.  La  Nouvelle-France  avait  vu  des 
héros  et  des  saints  dans  les  Récollets  et  les  Jésuites.  Saint-Sulpice  a  fait 
aussi  sa  part  dans  la  glorieuse  épopée  de  la  conversion  des  sauvages. 

Même  aux  jours  les  plus  sombres  de  notre  histoire  religieuse,  les 
cvêques  du  Canada  ne  se  sont  jamais  désintéressés  des  missions  indiennes. 

Avant  la  conquête.  .  .  le  séminaire  de  Québec  était  chargé  de  missions,  aux 
IIJinois,  sur  le  Mississipi  et  dans  i'Acadie,  missions  auxquelles  il  continua  de 
pourvoir  jusque  vers  l'année  1789.  M*r  Hubert,  avant  d'être  évêque,  avait  été 
missionnaire  aux  Illinois  et  au  Détroit,  d'où  il  avait  rapporté  les  fièvres  trem- 
blantes. Les  évêques  de  Québec  pourvoyaient  autant  qu'ils  le  pouvaient  aux  be- 
soin-; spirituels  des  catholiques  de  Terre-Neuve,  du  Cap-Breton  et  de  l'Ile  du 
Prince-Edouard.  En  1818,  M§'r  Plessis  établissait  la  mission  de  la  Rivière-Rouge, 
à  plus  de  600  lieues  de  Québec  "9. 

C'est  à  la  fois  des  prêtres  séculiers  et  des  Messieurs  de  Saint-Sulpice 
que  les  Oblats  ont  appris  le  chemin  des  missions. 

Nous  avons  déjà  vu  comment  le  père  Guigues  avait  envoyé  ses 
missionnaires  vers  les  Montagnais  du  Saguenay  et  les  autres  tribus  du  lac 
Saint-Jean  et  de  la  Côte-Nord,  vers  les  Tête-de-Boule  du  haut  Saint- 
Maurice,  vers  la  Rivière-Rouge  et  l'Orégon. 

78   Cité  par   [Gl.ADU,  O.M.I.],  M^>r  Guigues,  sa  vie,  ses  œuvres. 
"9  Abbé  FERLAND,  Observations  sur  un  ouvrage,  cité  par   [GLADU,  O.M.I.],  op. 
cit.,  p.  14. 


M*?'  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  177 

Il  lui  faut  maintenant  pourvoir  aux  missions  dans  tout  le  bassin 
de  la  rivière  Ottawa  et  dans  celui  de  la  baie  James;  c'est  précisément  le 
territoire  qui  deviendra  bientôt  son  propre  diocèse. 

Le  premier  Oblat  à  se  rendre  en  canot  à  la  baie  d'Hudson  fut  le 
père  Laverlochère.  Sa  vie  et  ses  exploits  touchent  à  la  légende.  Témisca- 
mingue,  Abitibi,  Albany,  région  du  grand  lac  Victoria  —  ce  sont  autant 
de  diocèses,  aujourd'hui:  —  il  en  a  parcouru  les  rivières  et  les  lacs. 
Il  ne  s'est  arrêté  que  le  jour  où  il  fut  frappé  de  paralysie,  à  mi-chemin 
entre  Moose-Factory  et  l' Abitibi;  il  revenait  de  la  baie  d'Hudson.  C'était 
en  1850,  et  il  devait  vivre  jusqu'en  1884,  toujours  soumis  à  la  volonté 
du  bon  Dieu.  Il  repose  au  Vieux-Fort  du  lac  Témiskamingue,  entre 
deux  Indiens,  comme  il  l'avait  demandé. 

Les  Algonquins  avaient  fini  par  se  grouper  dans  le  haut  de  la 
rivière  Gatineau,  sous  la  conduite  du  chef  Pakenawatik.  Avec  l'influence 
de  monseigneur  Guigues,  ils  obtinrent,  en  1851,  une  réserve  de  soixante 
mille  arpents  de  terre,  près  de  l'endroit  où  la  rivière  Désert  se  jette  dans 
la  rivière  Gatineau,  à  quatre-vingt-dix  milles  au  nord  d'Ottawa. 

Bien  que  le  père  Clément  ait  visité  ces  Indiens  dès  1849,  la  mission 
permanente  ne  date  que  de  1851. 

Monseigneur  Gigues  avait  en  vue  deux  choses  en  envoyant  les 
Oblats  établir  une  résidence  au  milieu  des  forêts  de  la  Gatineau:  la 
desserte  plus  suivie  des  nombreuses  familles  sauvages  qui  habitaient  la 
réserve,  et  les  missions  des  chantiers  qui  se  faisaient  durant  l'hiver.  C'est 
aussi  de  la  résidence  de  Maniwaki  que  les  pères  se  rendaient  dans  les 
missions  sauvages  plus  éloignées  80. 

L'évêque  y  vint  lui-même  en  1853;  et  peu  après,  le  4  avril  1853, 
il  y  envoya  le  père  Déléage  comme  directeur;  on  le  peut  regarder  comme 
le  fondateur  de  ce  poste. 

Il  y  aurait  bien  des  choses  à  dire  au  sujet  du  père  Déléage,  si  aimé 
par  les  Indiens,  si  utile  aux  Blancs,  si  ardent  au  travail  et  si  heureux 
dans  tout  ce  qu'il  a  entrepris. 

8°  Missions  des  O.M.I. ,   1914,  p.   157-166. 


178  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

La  colonisation. 

La  colonisation  fut  pour  monseigneur  Guigues  la  grande  affaire 
de  sa  vie.  L'immense  territoire  qu'on  lui  avait  donné  comme  diocèse 
n'avait  rien  qui  ressemblât  à  un  pays  civilisé.  Il  fallait  tout  créer.  L'action 
de  l'évêque  s'est  exercée  dans  tous  les  domaines,  pour  en  arriver  au  but 
que  l'Eglise  lui  demandait  d'atteindre:  l'organisation  religieuse  de  la 
vallée  de  l'Outaouais. 

Dans  tout  ce  qu'il  faisait,  l'évêque  avait  en  vue  l'érection  d'une 
paroisse  dans  quelque  coin  de  son  domaine.  On  l'a  vu  réussir  à  tout 
mettre  sur  pied,  dans  sa  ville  épiscopale;  toutes  les  œuvres  fonctionnent, 
de  celles  que  l'on  trouve  dans  les  diocèses  plus  anciens. 

En  même  temps,  il  envoyait  des  missionnaires  au  delà  de  la  zone 
habitée.  C'était  imiter  l'araignée  filandière,  dont  le  premier  souci  est 
d'atteindre  les  points  extrêmes;  elle  y  fixe  son  fil  d'attache,  puis  revient 
ensuite  tisser  la  trame  concentrique. 

La  tactique  de  l'évêque  est  semblable  à  cela.  Il  se  porte  en  avant 
de  la  colonisation,  qui  se  fait,  comme  on  sait,  en  remontant  les  rivières. 
Les  colons  catholiques  s'arrêtent  volontiers  dans  un  poste  où  se  trouve 
une  église,  si  pauvre  soit-elle. 

Voici  un  exemple  concret  que  nous  trouvons  dans  les  lettres  du 
père  Déléage.  C'est  un  fait  typique,  et  qui  se  produit  chaque  fois  que 
l'évêque  veut  attirer  des  colons  dans  une  région. 

Le  père  Déléage  et  son  compagnon,  le  père  Pian,  viennent  de  donner 
douze  missions  près  de  la  décharge  du  lac  Témiskamingue;  dans  le  récit 
qu'ils  en  font,  le  père  Déléage  écrit  pour  sa  part: 

Les  Indiens  de  Témiskamingue  sont  toujours  pleins  de  zèle  pour  la  Reli- 
gion, et  la  Foi  a  jeté  de  profondes  racines  dans  leurs  cœurs;  ils  ont  témoigné, 
cette  fois-ci,  le  grand  désir  qu'ils  cm  d'être  bons  Chrétiens,  par  une  démarche 
qui  surpasse  ce  que  nous  pouvions  attendre  de  leur  part.  Ils  convoquèrent  une 
assemblée  de  tous  les  chasseurs  dans  la  grande  salle  du  poste,  ils  s'y  trouvèrent 
environ  quatre-vingts;  on  les  fit  asseoir  sur  des  planches  tout  autour  de  la  salle; 
je  fus  invité  à  m'y  rendre  avec  mon  confrère;  on  nous  fit  asseoir  sur  une  petite 
estrade;  le  maître  du  poste  et  ses  trois  agents  se  tinrent  près  de  nous,  hors  de 
!'et>trade.  Tout  le  monde  étant  assis,  l'un  des  chefs  indiens  se  leva  pour  m'a- 
dresser  la  parole,  et  il  me  pria  de  prendre  connaissance  d'une  requête  écrite  dont 
je  vais  donner  la  fidèle  traduction,  vous  affirmant  qu'ils  l'ont  faite  eux-mêmes 
et  que  nous  n'avons  été  pour  rien  dans  la  détermination  qu'elle  énonce.  Je  me 
tins  debout  et  je  lus  tout  haut  ce  qui  suit: 


M&r  JOSEPH-EUGÈNE-BRUNO  GUIGUES,  O.M.I.  179 

«  Mon  Père, 

«  Tu  sais  que  nous  ne  sommes  pas  capables  d'aller  voir  le  Gardien  de  la 
Prière  —  l'Evêque  —  mais  nous  espérons  que  tu  feras  auprès  de  lui  ce  que  nous 
voudrions  faire  nous-mêmes. 

«  Nous  lui  demandons  en  grâce  de  nous  envoyer  des  Robes  noires  qui  ré- 
sident au  milieu  de  nous. 

«  Toutes  les  années  un  certain  nombre  de  sauvages  meurent,  et  pas  un  n'a 
la  consolation  de  recevoir  les  derniers  Sacrements. 

«  Tu  sais  qu'il  est  bien  difficile  de  ne  pas  offenser  le  bon  Dieu.  Ah!  si  tu 
savais  combien  nous  éprouvons  de  peine  à  les  voir  mourir  sans  se  confesser. 

«  Nos  femmes  et  nos  enfants  restent  autour  du  poste  presque  tout  l'été,  Us 
pourraient  bien  profiter  de  tes  instructions. 

«  De  notre  côté,  nous  nous  cotiserons  selon  nos  faibles  moyens  pour  t'aidcr 
à  vivre  au  milieu  de  nous. 

«  Nous  ne  t'oublions  jamais,  Père,  dans  nos  prières;  nous  n'oublions  pas  non 
plus  le  Gardien  de  la  Prière  —  i'Evêque  —  nous  n'oublions  pas  non  plus  le 
Grand  Gardien  de  la  Prière  —  le  Pape  —  .Oui,  tant  que  nous  foulerons  sous  nos 
pieds  cette  terre,  tant  qu'un  souffle  de  vie  restera  dans  notre  corps,  nous  nous 
souviendrons  de  tes  instructions.  Tels  sont  nos  sentiments,  tels  seront-ils  tou- 
jours.    Va,  que  la  Sainte  Vierge  t'accompagne.  » 

Comme  je  finissais  de  lire  à  haute  voix  cette  supplique,  un  des  sauvages 
me  remit  une  liste  de  souscriptions,  par  laquelle  j'avais  le  droit  de  recevoir  une- 
partie  de  l'argent  que  l'Honorable*  Compagnie  devait  aux  Indiens.  Le  montane 
était  de  80  piastres,  que  le  bourgeois  du  poste  a  bien  voulu  me  remettre  tout  de 
su?te.  Je  leur  répondis  que  le  Gardien  de  la  Prière  serait  aussi  chargé  de  lire 
leur  pétition  que,  mon  confrère  et  moi,  étions  émus  de  l'empressement  que  cette 
manifestation  montrait  pour  notre  sainte  Religion,  et  que  je  me  ferais  une  gloire 
d'appuyer  leur  demande;  et,  quant  à  leur  offrande,  je  leur  dis  que  j'allais  con- 
sacrer tout  cet  argent  à  leur  acheter  une  cloche  pour  leur  Chapelle,  les  Stations 
du  Chemin  de  la  Croix  et  quelques  petits  ornements  pour  leur  Autel. 

Je  vous  demande  ici  la  permission,  Monseigneur,  de  remplir  la  promesse 
dont  je  viens  de  parler. 

S'il  était  permis  que  nous  dussions  avoir  une  résidence  dans  l'un  des  pos- 
tes de  l'Honorable  Compagnie,  j'oserais  dire  que  notre  établissement  à  Albany 
m'a  paru  présenter  actuellement  de  grandes  difficultés,  et  qu'on  pourrait,  au  con- 
traire, ajouter  en  faveur  de  la  pétition  de  Témiskamingue  plusieurs  raisons  dont 
je  vais  exposer  quelques-unes  81. 

Et  le  père  Déléage  donne  bien  une  douzaine  d'excellentes  raisons 
de  fonder  la  maison  que  les  Indiens  demandent. 

Comme  si  monseigneur  n'eût  attendu  qu'un  exposé  aussi  clair 
et  aussi  serein  lui  fût  présenté,  il  décida  que  les  missionnaires  s'établi- 
raient en  permanence  à  la  décharge  du  lac  en  1862.  Ce  fut  la  résidence 
de  Saint-Claude.  Et  quelques  années  plus  tard,  tout  le  Témiskamingue 
québécois  s'ouvrait  devant  un  monde  émerveillé. 

»!   Missions  des  O.M.I.,  1866,  p.  5  1 .  52. 


180  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Dans  d'autres  régions,  la  méthode  varie,  mais  c'est  toujours  le 
poste  que  l'évêque  a  fondé,  qui  joue  le  rôle  actif  du  levain  dans  la  pâte. 

C'est  par  nos  Pères  de  Notre-Dame  du  désert  [Maniwaki],  écrit  le  provin- 
cial, que  le  bassin  de  la  rivière  Gatineau  a  été  évangélisé;  ce  sont  eux  qui  y  ont 
attiré  la  population  catholique  et  formé  les  paroisses  82. 

Le  21  décembre  1850,  monseigneur  Guigues  ordonnait  à  la  prê- 
trise le  père  Henri  Tabaret,  et  l'envoyait  à  la  mission  de  l'Orignal. 
C'était  à  l'époque  tout  un  diocèse,  tant  il  s'est  formé  de  paroisses  sur  ce 
territoire.  Le  père  devait  desservir  une  dizaine  de  chapelles;  et  quand  un 
groupe  était  capable  de  subvenir  à  l'entretien  de  son  curé,  l'évêque  éta- 
blissait une  paroisse.  L'Orignal,  dans  le  temps,  comprenait  outre  la 
paroisse  actuelle,  Alfred,  Saint-Charles,  la  Baie,  Caledonia,  Vankleek- 
Hill,  Hawkesbury,  Hawkesbury-Est,  Hawkesbury-Nord,  Chatham, 
Grenville  et  ses  concessions,  Bonsecours,  aujourd'hui  Montebello,  et 
Sainte-Angélique.  Le  courage  du  jeune  père  Tabaret  fut  à  la  hauteur 
de  la  tâche.  Après  deux  ans  de  ce  ministère  ambulant,  monseigneur  le 
rappela  près  de  lui,    pour  lui  confier  la  direction  de  son  collège  83. 

Eloqe  mérité. 

Sa  mémoire  ne  s'effacera  pas 

Et  son  nom   sera   transmis  de  génération   en   génération. 

(ECCLÉSIIASTE.) 

C'est  le  texte  de  l'oraison  funèbre  que  prononçait  monseigneur 
Charles-Edouard  Fabre  devant  le  cercueil  du  grand  évêque  défunt  84. 

Ces  paroles  sacrées  n'ont  peut-être  jamais  trouvé  une  application 
d'un  aussi  parfait  à  propos.  Trois  quarts  de  siècle  se  sont  écoulés  depuis 
le  jour  à  jamais  regrettable,  où  il  fallut  rendre  au  fondateur  du  diocèse 
les  suprêmes  devoirs  de  la  piété  filiale;  et  pourtant  sa  mémoire  est  aussi 
vivace  qu'au  premier  jour  de  notre  deuil;  elle  nous  reste  avec  ses  œuvres. 

Peu  de  vies  ont  été  plus  belles  que  la  sienne,  parce  qu'il  fut  un  opti- 
miste. 

Peu  de  succès  peuvent  être  comparés  à  ceux  qui  ont  marqué  sa 
brillante  carrière,  parce  qu'il  fut  un  réalisateur. 

Henri  MORISSEAU,  o.  m.  i., 

archiviste  de  l'Université  d'Ottawa. 

82  Missions  des  O.M.L,  1914,  p.   161. 

83  Not.  nécr.,  tome  V,  p.  482. 

84  [Gi.Adu,  O.M.L],  op.  cit.,  p.  72. 


Mgr  Joseph-Thomas  Duhamel 

PREMIER  ARCHEVÊQUE  D'OTTAWA. 


En  1797,  Philemon  Wright,  de  Woburn,  Massachusetts,  aux  États- 
Unis,  pénètre  au  Canada  et  remonte  la  rivière  Ottawa  jusqu'aux  chutes 
des  Chaudières.  En  1800,  il  revient  avec  des  emigrants  de  son  pays  qui, 
près  des  chutes,  abattent  des  arbres,  s'établissent,  puis  défrichent  et  ense- 
mencent le  sol.  En  1807,  Wright  et  ses  hommes  inaugurent  à  cet  endroit 
le  commerce  du  bois. 

Au  cours  de  l'invasion  américaine,  de  1812  à  1814,  l'armée  anglai- 
se, chargée  de  ravitailler  les  pionniers  du  Nord-Ouest,  choisit  la  rivière 
Ottawa  comme  une  voie  plus  sûre  que  celle  du  Saint-Laurent  et  des 
Grands  Lacs,  En  1818,  les  soldats  licenciés  des  régiments  du  99e  et  100e 
de  ligne  décident  de  coloniser  les  bords  de  l'Ottawa. 

En  1826,  les  autorités  militaires  de  Londres  envoient  au  Canada 
le  lieutenant-colonel  John  By  avec  la  mission  de  creuser  un  canal  pour 
établir  une  voie  de  communication  avec  Kingston.  En  1832,  le  canal 
Rideau  s'ouvre  à  la  navigation  et  le  lieutenant-colonel,  avec  sa  famille, 
fait  en  bateau  à  vapeur  le  voyage  à  Kingston.  L'embouchure  du  canal 
donne  sur  la  rivière  Ottawa  à  une  faible  distance  des  Chaudières. 

Durant  le  même  temps,  monsieur  By  fait  diviser  en  lots  le  terrain 
compris  entre  les  deux  nappes  liquides.  A  son  décès  en  Angleterre  quatre 
ans  plus  tard  le  premier  février  1836,  on  aura  donné  en  son  honneur 
le  nom  de  Bytown  au  très  actif  centre  commercial  de  bois  de  l'endroit 
où  Anglais,  Irlandais,  Ecossais  et  Canadiens  français  affluent  en  nombre 
sans  cesse  grossissant. 

Quatre  ans  plus  tard,  en  1840,  les  catholiques  du  lieu,  de  même 
que  les  protestants,  bûcherons,  voyageurs  et  commerçants,  reçoivent  la 


182  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

visite  du  jeune  évêque  de  Montréal,  monseigneur  Ignace  Bourget,  sacré 
le  19  avril  précédent,  et  dont  le  diocèse  s'étend  sur  toute  la  rive  nord  de 
la  rivière  Ottawa  tandis  que  la  rive  sud,  depuis  le  27  janvier  1826,  ap- 
partient au  diocèse  de  Kingston.  Continuant  sa  randonnée  par  la  rivière 
Gatineau  et  par  les  chemins  de  chantiers,  monseigneur  Bourget  étudie 
sur  place  la  voie  des  missionnaires  qu'il  enverra  aux  coupeurs  de  bois  et 
aux  Indiens  et  il  conçoit  de  grands  desseins  qu'il  révèle  immédiatement 
à  ses  fidèles  dans  une  lettre  pastorale  inspirée  du  zèle  apostolique  le  plus 
pur.  Il  désire  fixer  des  missionnaires  à  Bytown  pour  l'évangélisation  de 
cette  ville  et  de  l'immense  contrée  qui  l'entoure.  Alors,  il  s'embarque 
pour  l'Europe  où  la  Providence  le  conduit  à  l'évêque  de  Marseille,  mon- 
seigneur Charles-Joseph-Eugène  de  Mazenod,  fondateur  d'une  jeune 
communauté,  qui  lui  promet  les  missionnaires  demandés.  Le  2  décem- 
bre 1841  il  accueille  à  Montréal  quatre  pères  et  deux  frères,  Oblats  de 
Marie-Immaculée,  fils  spirituels  du  saint  pontife  à  qui  il  a  confié  ses  an- 
goisses et  décrit  les  besoins  de  son  immense  diocèse,  en  particulier  ceux 
des  rives  de  l'Ottawa  et  des  chantiers  du  Nord. 

Ayant  contribué  à  la  nomination  de  monseigneur  Phelan  comme 
coadjuteur  de  monseigneur  Gaulin,  évêque  de  Kingston,  et  comme  ad- 
ministrateur de  ce  diocèse,  il  agira  auprès  de  ce  prélat  afin  d'introduire 
à  demeure  dans  Bytown  au  moins  deux  pères  oblats  pour  le  ministère 
de  l'endroit  et  les  missions  de  la  forêt. 

Après  toute  une  correspondance  avec  les  autorités  de  Kingston  et 

de  Marseille,  monseigneur  Bourget  a  le  bonheur  de  voir  partir  le  père 
Pierre  Telmon  pour  Bytown  dès  le  début  de  l'année  1844.  Il  a  triomphé 
des  hésitations  de  monseigneur  Phelan,  il  renverse  maintenant  les  crain- 
tes du  père  Telmon  qui  croit  impossible  dans  le  moment  la  répression  des 
excès  d'une  population  flottante  par  un  service  religieux  régulier.  Le  père 
Damase  Dandurand  arrive  à  Bytown  au  mois  de  mai  suivant.  Les  deux 
oblats  y  construisent  une  résidence  et  une  église,  ils  y  organisent  la  vie 
paroissiale,  ils  y  créent  des  œuvres  d'enseignement  et  d'hospitalisation, 
de  conceit  avec  quatre  Sœurs  Grises  de  Montréal  que  monseigneur  Bour- 
get ne  tardera  pas  à  obtenir. 

Or,  à  cette  époque,  le  commerce  du  bois  commençant  à  faiblir  et 
laissant   inemployés   dix-huit   mille   hommes   sur   les   trente-cinq   mille 


Msr  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  183 

jusque-là  occupés,  monseigneur  Bourget  songe  aux  moyens  de  fixer  au 
sol  ces  bûcherons  pour  en  faire  des  colons  et  des  cultivateurs.  Le  meilleur, 
celui  qui  s'impose,  c'est  de  fonder  des  paroisses.  Pour  cela,  il  rêve  d'un 
diocèse  dont  la  ville  épiscopale  serait  Bytown. 

Il  élabore  un  projet  et  en  discute  avec  les  évêques  intéressés  de 
Kingston,  de  Toronto,  de  Québec  et  de  la  Rivière -Rouge.  A  l'automne 
de  1848,  contre  mille  difficultés,  il  se  rend  à  Marseille  et  à  Rome  en  vue 
de  négocier  l'affaire.  Son  voyage  réussit.  Le  25  juin  1847,  Pie  IX  érige 
un  évêché  à  Bytown,  puis,  sur  la  recommandation  de  l'épiscopat  cana- 
dien qui  appuie  monseigneur  Bourget,  il  demande  à  un  petit  institut 
encore  très  jeune  le  sacrifice  d'un  de  ses  meilleurs  sujets,  le  père  Joseph- 
Eugène-Bruno  Guigues,  arrivé  au  Canada  comme  supérieur  provincial 
le  8  août  1844,  et,  le  9  juillet  1847,  il  le  nomme  premier  évêque  du 
nouveau  diocèse  1. 

La  circonscription  renferme  le  territoire  couvert  aujourd'hui  par 
les  diocèses  d'Ottawa,  de  Pembroke,  de  Mont-Laurier,  d'Amos,  de 
Timmins,  de  Hearst,  et  par  le  vicariat  apostolique  de  la  Baie-James. 

Le  30  juillet  1848,  à  l'âge  de  43  ans,  monseigneur  Guigues  reçoit 
la  consécration  épiscopale  des  mains  de  monseigneur  Gaulin,  évêque  de 
Kingston,  assisté  de  monseigneur  Phelan  et  de  monseigneur  Bourget.  Il 
se  met  aussitôt  à  la  tâche  avec  quinze  prêtres  dont  sept  Oblats.  Il  trouve 
trois  églises  de  pierre,  trente  chapelles  de  bois  et  une  cathédrale  inache- 
vée. A  sa  mort,  en  1874,  vingt-six  ans  plus  tard,  sa  ville  épiscopale  se 
nomme  Ottawa  depuis  1855,  elle  s'honore  du  titre  de  capitale  du  Ca- 
nada depuis  1857,  tandis  que,  outre  un  grand  séminaire  et  un  collège 
fondés  l'année  même  de  son  élévation  à  l'épiscopat,  et  outre  une  charte 
universitaire  accordée  au  collège  en  1866,  son  diocèse  compte  environ 
97.000  catholiques.  54  prêtres  dont  26  Oblats,  164  Sœurs  Grises  de  h 
Croix  avec  leurs  34  novices  et  leurs  36  postulantes,  67  églises,  48  cha- 
pelles, autant  d'écoles  pour  garçons  et  filles,  un  hôpital,  un  hospice,  deux 
orphelinats,  un  refuge  du  Bon-Pasteur,  quelques  religieux  des  Écoles 
chrétiennes,  quelques  religieuses  de  la  Congrégation  de  Notre-Dame, 
quelques  sœurs  de  Notre-Dame  de  la  Charité,  et  plusieurs  associations. 

1   Edgar  THIVIERGF,  O.M.I.,  A  la  naissance  du  diocèse  d'Ottawa,    dans  la  Revue 
de  l  Université  d'Ottawa  7  (1937),  p.  424.  8  (1938),  p.  6. 


184  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Le  diocèse  d'Ottawa  aura  donc  cent  ans  d'existence  cette  année, 
le  25  juin.  Son  archevêque,  monseigneur  Alexandre  Vachon,  a  pater- 
nellement exprimé  à  ses  deux  cent  mille  diocésains  le  désir  de  les  voir 
tous  participer  au  congrès  mariai  de  juin  1947  qui  constituera  la  célé- 
bration du  centenaire. 

Ayant  pris  une  part  active  à  cette  création  et  à  cette  organisation 
par  leur  premier  provincial  au  Canada,  monseigneur  Guigues,  et  par 
leur  vénéré  fondateur  lui-même,  monseigneur  de  Mazenod,  qui  non  seu- 
lement fit  alors  converger  toutes  les  ressources  de  ses  fils  vers  les  œuvres 
diocésaines,  mais  y  alla  aussi,  dans  les  débuts,  de  ses  propres  biens  patri- 
moniaux, les  Oblats  qui  dirigent  la  Revue  de  l'Université  d'Ottawa  veu- 
lent souligner  cette  date  heureuse  par  quelques  pages  de  cette  belle  histoire 
d'un  grand  diocèse  canadien  2.  Ces  pages,  ils  désirent  les  consacrer,  ici, 
à  évoquer  la  mémoire  de  celui  qui  a  jeté  tant  d'éclat  sur  les  œuvres  de 
monseigneur  Guigues,  parce  qu'il  en  fut  le  fils  spirituel  le  plus  illustre 
et  le  successeur  immédiat,  monseigneur  Joseph-Thomas  Duhamel,  pre- 
mier archevêque  d'Ottawa,  dont  le  monument  occupe  une  belle  place 
en  face  de  la  basilique  de  la  capitale  de  notre  pays,  à  côté  de  celui  du 
fondateur  du  diocèse  qui  a  pour  siège  cette  capitale. 

Les  qualités 

Au  registre  des  correspondances  des  archives  de  l'archevêché  de 
Montréal,  deux  lettres  de  monseigneur  Bourget  à  monseigneur  Phelan, 
en  date  du  21  octobre  1843  et  du  29  décembre  suivant,  nous  apprennent 
que  l'intention  bien  précise  de  l'évêque  de  Montréal  et  de  son  chapitre 
est  d'obtenir  rétablissement  des  Oblats  à  Bytown  afin  de  constituer  en 
cette  jeune  ville  un  centre  de  missions  et  d'assurer  aux  catholiques  de 
l'endroit  la  construction  immédiate  d'un  collège,  d'un  couvent  et  de  quel- 
ques écoles. 

En  septembre  1848,  deux  mois  seulement  après  son  sacre,  dans  un 
local  en  bois  près  de  sa  cathédrale,  monseigneur  Guigues  fonde  le  collège 
qui  deviendra  plus  tard  l'Université  d'Ottawa,  et  il  y  reçoit  dès  l'ouver- 
ture 80  élèves.  Le  geste  répond  à  un  pressant  besoin  et  laisse  soupçonner 
une  profonde  satisfaction  chez  les  citoyens. 

2  Louis  LE  JEUNE,  O.M.L,  Dictionnaire  général  du  Canada,  t.  I,  p.  726. 


Msr  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  185 

Or,  dans  le  groupe  de  la  première  entrée,  il  y  a  un  enfant  de  sept 
ans,  Joseph-Thomas  Duhamel,  né  le  6  novembre  1841,  à  Contrecœur, 
comté  de  Verchères,  dans  la  région  de  Montréal,  de  François  Duhamel 
et  de  Marie-Joseph  Audet-Lapointe,  le  dernier-né  de  douze  enfants 
d'une  famille  de  modestes  cultivateurs  émigrés  à  Bytown  en  1844,  éta- 
blis rue  Saint-Patrice,  non  loin  du  palais  episcopal.  Le  jeune  Duhamel 
y  poursuit  de  brillantes  études  durant  neuf  années.  A  16  ans,  le  3 
septembre  1857,  il  entre  au  grand  séminaire  comme  élève  en  théologie 
et  comme  professeur  du  collège. 

Prêtre  le  19  décembre  1863,  vicaire  à  Buckingham  le  3  1  décembre 
suivant,  et,  sous  la  direction  de  son  curé,  desservant  des  nombreuses 
missions  environnantes,  curé  de  Saint-Eugène  de  Prescott  en  août  1864. 
à  23  ans,  il  prend  possession  de  sa  paroisse  trois  mois  plus  tard,  en  no- 
vembre, après  le  retour  d'Europe  du  curé  de  Buckingham  qu'il  remplace 
en  son  absence.  Dès  son  arrivée  à  Saint-Eugène,  grâce  à  un  tact  parfait, 
il  réussit  à  chasser  la  discorde  de  son  bercail.  Le  savoir-faire  qu'il  possède 
lui  permet,  à  la  grande  satisfaction  des  paroissiens,  de  parachever  l'église 
et  de  l'embellir  d'une  façon  remarquable.  Sa  vigueur  et  sa  jeunesse  lui 
donnent  de  pouvoir  desservir  un  territoire  considérable  englobant  la  mis- 
sion de  Saint-Joachim  et  la  paroisse  actuelle  de  Sainte-Anne  de  Prescott. 
Prêchant  très  bien  en  français  et  en  anglais,  il  laisse  libre  cours  à  son  zèle 
en  acceptant  de  ses  confrères  l'invitation  à  donner  des  sermons  de  circons- 
tance dans  les  paroisses  bilingues.  Apprécié  et  estimé  de  monseigneur 
Guigues,  il  ne  tarde  pas  à  se  faire  connaître  de  monseigneur  Bourgct 
dont  le  diocèse  touche  aux  limites  de  Saint-Eugène.  En  septembre  1869, 
à  28  ans,  il  accompagne  son  évêque  à  Rome  pour  le  concile  du  Vatican. 
Hn  l'automne  de  1873,  à  32  ans,  il  accompagne  comme  théologien, 
monseigneur  Guigues  au  conçue  provincial  de  Québec.  Vers  le  même 
temps,  il  fait  partie  d'une  commission  chargée  de  préparer  une  modifica- 
tion de  la  loi  sur  la  construction  des  églises. 

Quelques  mois  plus  tard,  le  8  février  1874,  il  a  la  douleur  de 
perdre  son  évêque,  mais,  avant  de  mourir,  celui-ci  a  jeté  les  yeux  sur  le 
jeune  curé  de  33  ans,  puis,  appuyé  par  l'épiseopat  du  pays,  il  l'a  désigné 
au  souverain  pontife  pour  son  successeur  sur  le  siège  episcopal  de  ia 
capitale  canadienne.    Aussi,  le  premier  septembre  suivant,  Pie  IX  choisit 


186  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

l'abbé  Joseph-Thomas  Duhamel  et  le  nomme  évêque  d'Ottawa.  Le  28 
octobre,  monseigneur  Elzéar- Alexandre  Taschereau,  archevêque  de  Qué- 
bec, préside  la  cérémonie  de  sa  consécration  en  la  cathédrale  même  où, 
pendant  35  ans,  le  nouveau  pontife  occupera  le  trône  avec  éclat,  sera  le 
centre  magnétique  des  pompes  de  la  sainte  liturgie  et  portera  la  parole 
avec  puissance. 

Les  journaux,  les  cérémonies  et  les  assemblées  saluent  cet  événe- 
ment par  d'enthousiastes  acclamations.  Les  paroissiens  de  Saint-Eugène, 
désolés  de  le  perdre,  se  consolent  en  lui  témoignant  à  son  départ  la  plus 
vive  affection  et  en  songeant  à  tout  l'honneur  qui  rejaillit  alors  sur  eux 
par  la  personne  de  leur  curé.  Malgré  la  pluie,  les  citoyens  de  la  capitale 
lui  font  une  réception  grandiose  à  la  gare,  dans  les  rues,  et  à  la  cathé- 
drale. La  consécration  donne  lieu,  le  lendemain,  à  une  fête  incomparable 
à  laquelle  prennent  part  l'épiscopat  du  pays,  un  très  grand  nombre  de 
prêtres  et  de  fidèles,  les  chorales  de  la  ville  et  des  environs,  divers  corps 
de  musique,  et  toute  une  population  qui,  le  soir,  termine  cette  journée 
de  liesse  par  une  longue  procession  avec  flambeaux. 

Un  quart  de  siècle  plus  tard,  le  25  octobre  1899,  à  ses  noces 
d'argent  épiscopales,  monseigneur  Duhamel,  rappelant  ces  heures  de 
joie  au  milieu  d'une  foule  accourue  à  lui  pour  le  féliciter,  s'écriera:  «  Oh! 
le  grand  jour!  Jour  de  grâces  ineffables  où  l'on  reçoit  la  plénitude  du 
sacerdoce!  Vous-même  l'avez  proclamé  jour  de  joie  pour  le  clergé  et 
les  fidèles.  Je  me  souviens  des  acclamations  de  cette  journée  bénie:  Ad 
rtmltos  annosl  Elles  étaient  dans  tous  les  cœurs.  »  L'intrépide  prélat 
souligne  que  la  joie  ne  fut  pas  tout  à  fait  pour  lui.  Même,  il  n'a  pas 
caché  que  l'acceptation  de  l'épiscopat  lui  imposa  un  grand  sacrifice.  Dans 
l'allocution  que  nous  venons  de  citer,  il  révèle  un  peu  ce  qui  s'est  passé 
chez  lui  en  cette  mémorable  occasion.  «  Il  est,  dit-il,  dans  la  vie  des  prê- 
tres des  heures  solennelles  qui,  à  différentes  époques,  marquent  les  phases 
divines  de  leur  carrière  sacerdotale.  Il  est  dans  la  vie  de  quelques-uns 
d'entre  eux  une  heure  à  nulle  autre  pareille,  heure  de  lutte  et  d'anxiété, 
de  résistance  et  d'acquiescement,  de  combat  et  de  résignation;  c'est  celle  où 
la  voix  du  Vicaire  de  Jésus-Christ  les  appelle  à  quitter  la  vie  calme  e: 
sereine  d'une  paroisse  aimée  de  campagne  pour  aller  mener  l'existence 
active  des  villes  avec  les  responsabilités  redoutables  de  l'épiscopat.   Alors 


Ms*  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  187 

l'âme  ressent  une  angoisse  indicible,  comme  une  torture  intérieure,  que 
ceux-là  seuls  peuvent  connaître,  qui  l'ont  éprouvée  3.  » 

Ce  qui  jetait  dans  l'émoi  le  .curé  de  Saint-Eugène,  c'était  d'avoir 
à  succéder  «  au  saint  fondateur  du  diocèse,  le  vénéré  monseigneur  Gui- 
gues,  dont  'la  mémoire  se  conservera  plus  longtemps  que  sa  statue  de 
bronze,  érigée  à  côté  de  la  cathédrale  »;  c'était  de  n'avoir  pas  «  l'âge  que 
Jésus  avait  attendu  pour  consommer  son  sacrifice  »  ;  c'était  de  représenter 
«  l'épiscopat  comme  une  vaste  mer,  remplie  d'écueils,  dont  les  flots, 
souvent  soulevés  par  la  tempête,  brisent  toute  frêle  nacelle,  et  quelque- 
fois même  'la  barque  la  plus  solide»;  c'était  de  penser  que  les  moyens  à 
sa  disposition  pour  conduire  un  si  imposant  vaisseau  ne  suffisaient  pas. 

Comme  le  Maître,  il  s'est  permis  de  dire:  «  Que  ce  calice  s'éloigne 
de  moi!  »  Il  alla  murmurer  sa  plainte  devant  «  les  anges  des  diocèses 
du  Canada,  les  évêques  réunis  à  Québec  à  l'occasion  de  grandes  solenni- 
tés ».  Après  l'avoir  écouté  avec  recueillement,  ceux-ci  répondirent:  «  Duc 
in  altum  »  (Luc  5,4):  Avancez.  C'était  le  dernier  mot  du  Seigneur. 
Se  souvenant  de  Simon-Pierre  dans  une  semblable  circonstance,  le  jeune 
prêtre  se  lança  sur  la  haute  mer  en  disant:  «  In  verbo  tuo  laxabo  rete.  » 
Se  rappelant  le  trouble  de  la  très  Sainte  Vierge  quand  l'ange  l'invita  à 
devenir  Mère  de  Dieu,  il  se  demandait,  lui,  dont  on  voulait  faire  un 
évêque:  «  Quomodo  fiet  istud?  »  Et  il  entendit  une  voix  chuchoter  la 
îéponse:  «  Spiritus  Sanctus  superveniet  in  te»  (Luc  5,  35).  Alors,  il 
prononça  le  Fiat  de  l'Annonciation  et  il  mit  définitivement  toute  sa  con- 
fiance dans  cette  prière  à  Marie  immaculée  qui  fut  sa  devise:  «  Trahc 
nos,  Virgo  Immaculata.  » 

Ses  sentiments,  en  cette  heure  solennelle,  furent  ceux  d'une  âme 
humble  dont  Dieu  s'empara  avec  plus  d'emprise  à  'l'instant  où  lui  fut 
communiquée  la  plénitude  du  sacerdoce.  Sa  modestie,  exempte  de  pu- 
sillanimité en  fit  un  instrument  docile  de  Celui  qui  gouverne  tout  et  un 
imitateur  fidèle  des  grands  évêques  Bourget  et  Guigues.  Monseigneur 
Duhamel  portera  sans  fatigue  plus  d'un  tiers  de  ce  siècle  d'histoire  que 
le  diocèse  d'Ottawa  célèbre  cette  année.  Durant  toute  sa  longue  carrière 
épiscopale,  il  fera  impression  chez  les  grands  et  chez  les  petits  dans  l'Égli- 
se et  dans  l'État.    Il  gravera  sa  marque  d'une  façon  ineffaçable  sur  l'im- 

3  M*r  DUHAMEL,  Fêtes  jubilaires,  Ottawa,   1899,  p.  60  et  61. 


188  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

mense  territoire  à  lui  confié  et   au  sein  d'une  multitude  d'oeuvres  qui  lui 
devront  de  naître  ou  de  s'installer  en  son  diocèse. 

Si  le  diocèse  d'Ottawa  doit  sa  naissance  à  monseigneur  Guigues, 
il  devra  sa  croissance  à  monseigneur  Duhamel.  En  étudiant  son  histoire, 
on  trouve,  en  effet,  une  période  de  trente-cinq  ans  où  il  faut  regarder 
de  tous  les  côtés  à  la  fois  pour  suivre  les  mouvements  du  bras  de  cet 
évêque  qui  semble  plein  d'yeux,  plein  d'oreilles,  plein  de  paroles,  plein 
de  silence  et  plein  d'entreprises,  plein  en  un  mot  de  tout  ce  qui  constitue 
le  chef  et  le  père,  l'homme-type  de  tout  un  immense  territoire  au  cours 
de  toute  une  époque. 

Dès  son  installation,  à  33  ans,  monseigneur  Duhamel  commence 
sa  carrière  épiscopale  avec  une  autorité  incontestable.  Il  pénètre  les  pro- 
blèmes. Il  s'impose  des  démarches  pénibles  pour  en  saisir  tous  les  angles 
et  analyser  de  son  regard  perçant  les  hommes  concernés. 

L'abbé  Élie  Auclair  a  fait  de  lui  ce  portrait:  «  J'avais  vu  quelque- 
fois monseigneur  Duhamel,  jeune  évêque,  au  séminaire  de  Sainte-Thérè- 
se, car  il  y  venait  en  visite  de  temps  en  temps.  Je  l'ai  mieux  connu, 
sexagénaire,  à  l'archevêché  de  Montréal,  où  il  était  souvent  de  passage. 
Pas  très  grand  de  taille,  assez  gros  et  replet,  de  figure  plutôt  sévère  mais 
affable,  les  traits  réguliers  et  délicats,  les  yeux  clairs  et  expressifs,  le  nez 
droit,  'le  front  large,  portant  une  perruque  sous  la  calotte  violette,  très 
soigneux  dans  sa  mise  et  de  tenue  irréprochable,  le  digne  vieillard  était 
un  prébt,  de  tous  points  distingué,  qui  imposait  respect  et  inspirait  con- 
fiance 4.  » 

Dans  une  causerie  radiophonique  au  poste  CKCH  de  Hull,  le  20 
mai  1934,  monsieur  le  chanoine  J.-A.  Carrière,  curé  du  Très-Saint-Ré- 
dempteur de  Hull,  celui  qui  lui  administra  les  derniers  sacrements,  disait 
de  lui  ces  paroles:  «  Oui,  l'autorité  émanait  de  toute  sa  personne,  de  son 
regard  droit  et  magnétique,  de  son  accent,  de  sa  parole,  de  son  visage, 
de  ses  attitudes.  Debout,  assis  ou  marchant,  de  tout  son  aspect  extérieur 
qui  était  noble  et  souple,  actif  et  calme,  il  se  montra,  dès  sa  prise  de 
possession  du  siège  d'Ottawa,  le  vrai  chef  de  ses  prêtres  et  de  ses  diocé- 
sains. » 

4   Abbé  Elie  AUCLAIIR,  Figures  canadiennes,  Montréal,   1933,  p.  99. 


Mgr  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  189 

D'une  voix  forte  et  d'un  tempérament  impérieux,  ce  travailleur 
infatigable,  méthodique,  soigneux  et  expéditif,  se  dominait  d'une  ma- 
nière admirable  et  ne  laissait  paraître  dans  les  occasions  les  plus  difficiles 
le  feu  qu'il  ne  maîtrisait  en  lui  que  par  une  légère  crispation  qu'il  conver- 
tissait en  un  sourire  ou  en  un  bon  mot.  Grâce  à  une  volonté  énergique, 
son  jugement,  sa  prudence  et  sa  discrétion  lui  dictaient  toujours  l'atti- 
tude qui  triomphe  des  difficultés  ou  bien  qui  les  empêche  de  naître.  Con- 
naissant tous  ses  prêtres  et  les  appréciant  à  leur  vrai  mérite,  traitant  les 
questions  avec  un  grand  sérieux,  tenant  à  la  plus  stricte  justice  dans  ses 
nominations,  sachant  écouter  les  remarques  et  en  profiter  sans  subir 
d'influence,  visant  à  être  ferme  dans  les  principes,  habile  dans  la  pratique 
et  parfaitement  impartial  dans  les  affaires  délicates,  se  défiant  de  lui- 
même  et  donnant  confiance  à  ses  subordonnés,  faisant  preuve  d'énergie 
contre  les  torts  et  de  compassion  à  l'égard  des  misères,  il  a  su  mettre  à 
l'aise  avec  lui  tous  ses  fidèles,  prêtres  et  laïques,  depuis  le  plus  humble 
jusqu'au  plus  élevé  en  dignité  dans  les  chambres  du  Parlement  canadien 
et  dans  les  officines  de  la  diplomatie,  et  ainsi  il  a  pu  conduire  son  immen- 
se barque  sur  des  eaux  tranquilles.  Le  lendemain  de  sa  mort,  un  quoti- 
dien anglais  de  la  capitale  écrivait  de  lui:  «  He  was  a  man  of  great  energy 
and  zeal,  never  making  a  distinction  between  French  and  English,  and 
being  very  good  to  his  clergy  5.  »  Le  même  jour,  le  Temps,  journal 
français  de  la  capitale,  traçait  les  lignes  suivantes  dans  son  article  edito- 
rial: «  Fait  extraordinaire,  au  dire  de  vieux  et  vénérables  membres  du 
clergé,  pendant  toute  sa  longue  carrière  de  premier  pasteur,  Sa  Grandeur 
n'a  jamais  porté  aucun  décret,  rendu  aucune  décision  ou  jugement  qui 
n'aient  pas  été  acceptés  avec  la  plus  grande  soumission  par  toutes  les  par- 
ties intéressées.  Jamais  on  n'a  vu  des  paroisses  protester  ou  refuser,  avec 
scandale,  d'accepter  les  décisions  rendues.  » 

La  discrétion  fut  sa  force  dans  l'exercice  de  l'autorité.  Avenant  et 
gai  dans  l'intimité,  il  gardait  un  silence  absolu  sur  les  affaires  de  gou- 
vernement et  d'administration.  Il  a  emporté  dans  son  cercueil  des  con- 
fidences nombreuses.  Cela  lui  valut  bien  des  succès.  Sous  une  apparence 
réservée  qui  n'écartait  jamais  la  courtoisie,  la  politesse  et  l'urbanité,  il 
portait  un  cœur  tendre,  sensible  et  fidèle.  Nul  ne  sait  combien  de  pauvres 

5   The  Journal,  June  7,  p.    10. 


190  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

il  a  secourus,  combien  de  misères  il  a  soulagées  et  combien  de  vocations 
il  a  encouragées.  Cela  aussi  contribuait  à  lui  créer  un  ascendant  tel  que 
personne  n'aurait  osé  le  contredire  ni  encore  moins  paralyser  sa  marche 
vers  ce  que,  d'une  façon  toujours  nette  et  si  sûre,  il  croyait  juste  et  bon. 

Quand  il  abordait  une  question,  il  y  faisait  briller  tout  de  suite 
un  sens  très  rare  et  une  précision  d'esprit  qui,  ne  laissant  rien  au  hasard, 
envisageait  sérieusement  tous  les  aspects.  Il  voyait  par  le  détail  à  la 
bonne  administration  des  affaires  de  chaque  paroisse,  se  rendant  compte 
de  tout  par  lui-même,  et  cela  du  commencement  à  la  fin  de  son  règne. 
A  ce  propos,  le  Citizen,  quotidien  anglais  d'Ottawa,  lui  a  rendu  un  bel 
hommage  dans  son  numéro  du  7  juin  1909,  à  l'occasion  de  son  décès: 
u  Probably  the  Church  in  Canada  does  not  contain  a  better  adminis- 
trator than  was  he.  »  De  fait,  en  mourant,  il  laissa  le  diocèse  dans  une 
situation  financière  prospère. 

Il  porta  le  fardeau  de  l'autorité  avec  un  succès  remarquable  parce 
qu'il  aima  à  remplir  parfaitement  son  devoir  d'évêque.  Ce  devoir,  il  le 
trouvait  dicté,  non  seulement  par  les  besoins  sans  cesse  accrus  des  âmes 
et  d'une  région  en  pleine  période  de  progrès,  mais  par  les  lois  de  l'Église 
auxquelles  son  esprit  solide  recourait  en  tout  et  partout  avec  un  courage 
indomptable  et  une  confiance  absolue.  Dans  toute  la  mesure  permise  par 
les  circonstances,  il  régla  sa  conduite  et  le  gouvernement  de  ses  ouailles 
suivant  les  prescriptions  canoniques.  Si  tel  ou  tel  décret  lui  paraissait 
gênant,  il  disait  d'un  ton  bref  et  décidé:  «C'est  le  Droit!  » 

Cette  fidélité  au  devoir  s'appuyait  sur  une  confiance  très  vive  en 
Jésus  et  en  Marie.  Sa  foi  était  celle  d'un  petit  enfant  envers  son  père  et  sa 
mère.  Elle  le  remplissait  de  tranquillité.  Monseigneur  Paul  Bruchési, 
archevêque  de  Montréal,  dans  l'oraison  funèbre  qu'il  fit  à  ses  funérailles, 
laissant  entendre  le  son  d'une  âme  douloureusement  éprouvée  par  la 
perte  d'un  ami  très  cher,  déclara  que  la  vertu  de  foi  de  l'illustre  disparu 
était  éclairée,  tendre  et  inébranlable,  qu'elle  tenait  son  âme  en  union 
constante  avec  Notre-Seigneur  et  avec  la  très  Sainte  Vierge,  et  qu'elle 
«  'lui  faisait  estimer  par  dessus  toutes  les  autres  les  heures  données  à  la 
prière  ».  Dieu  le  dirigeait  dans  tous  ses  actes  importants  par  la  voix  du 
souverain  pontife.  Non  seulement  il  correspondait  à  l'appel  de  la  grâce 
qui    parlait    sans    cesse  intérieurement  à  son  âme,  mais  il  demeurait  les 


Ms*  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  191 

yeux  tournés  vers  Rome,  il  éprouvait  un  grand  amour  pour  le  pape, 
épiant  le  moindre  de  ses  gestes,  écoutant  avec  reconnaissance  et  mettant 
en  pratique  avec  tranquillité  ses  ordres,  ses  conseils  et  ses  désirs.  Aussi, 
jouissait- il  en  tout  d'une  sérénité  étonnante  au  milieu  des  épreuves.  Les 
incendies,  les  contradictions,  les  deuils,  les  luttes  contre  des  lois  iniques 
imposées  aux  écoles,  les  incessantes  difficultés  d'une  administration  ferme 
et  appliquée,  ne  troublaient  jamais  la  paix  de  son  cœur.  Il  gardait  le  cal- 
me, agissait  et  ne  blessait*  personne.  Durant  son  enfance,  il  avait  entendu 
sa  mère  dire  à  son  père  au  sujet  de  l'avenir  qui  inquiétait  celui-ci  sur  le 
compte  de  ses  nombreux  enfants:  «  Ayons  confiance,  la  Providence  saura 
bien  pourvoir  à  tout.  »  Ces  dispositions,  fruit  d'une  robuste  santé  morale, 
étaient  passées  dès  l'enfance  dans  le  fils  qui  en  fut  le  témoin  assez  long- 
temps, puisque  madame  Duhamel  mourut  au  presbytère  même  de  Saint- 
Eugène  en  1869. 

En  monseigneur  Duhamel,  le  chef  était  aussi  un  père.  Il  considé- 
rait ses  diocésains,  prêtres  et  laïques,  comme  ses  fils.  Dévoué  aux  âmes, 
il  cherchait  le  bien  des  âmes,  et  cela  seulement.  Pasteur  vigilant  et  bon, 
il  voulait  nourrir  également  toutes  les  brebis  de  son  bercail.  Il  puisait 
dans  une  piété  simple,  franche  et  profonde  le  zèle  inlassable  qu'il  mettait 
à  l'accomplissement  de  son  sublime  ministère.  Il  faut  dire  que  la  sensi- 
bilité si  délicate  de  son  cœur  l'inclinait,  pour  sa  part,  à  ce  dévouement 
absolu  qui  a  usé  ses  forces  et  a  fait  tomber  trop  tôt  en  pleine  tournée 
pastorale  à  Casselman,  Ontario,  ce  colosse  de  l'apostolat.  Ce  qu'il  y 
avait  en  lui  d'intensément  bon  transpirait  au  dehors  sous  la  forme  d'une 
affabilité  pleine  de  réserve.  C'est  ce  qui  donnait  tant  de  prix  aux  manifes- 
tations si  nobles  de  son  amitié  et  ce  qui  les  rendait  infailliblement  con- 
quérantes auprès  de  tous. 

Dans  l'allocution  de  son  jubilé  d'argent,  comme  toujours  il  fut 
délicieux  parce  que  paternel.  Voici  quelques-unes  de  ses  paroles:  «  Vingt- 
cinq  années  se  sont  écoulées  depuis!  La  mort  a  fait  bien  des  vides  dans 
les  rangs  des  saints  évêques,  des  prêtres  amis  et  aimés,  des  fidèles  généreux 
et  pleins  de  foi,  qui  se  pressaient  alors  dans  cette  enceinte  sacrée.  Mes 
pleurs  les  ont  suivis  jusqu'à  la  tombe.  .  .  Mais  tous  ici  nous  avons  la 
douce  conviction  que  du  haut  du  ciel  ils  se  réjouissent  en  ce  jubilé  que 
vous  célébrez  avec  tant  d'enthousiasme. 


192  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

((  Vingt-cinq  ans  cTépiscopat!  Faut-il  l'avouer?  La  pensée  des  juge- 
ments de  Dieu  jette  l'effroi  jusqu'au  fond  de  mon  être.  Si  je  n'étais  sûr 
de  ma  bonne  volonté,  je  n'aurais  point  de  paix.  Mais  cette  paix,  je  veux 
la  garder  moi-même,  puisque  dès  le  début  je  l'ai  promise  aux  hommes 
de  bonne  volonté:  Pax  hominibus  bonœ  voluntatis.  » 

Le  ton  de  bonhomie  émue  que  nous  trouvons  dans  ces  phrases 
n'est-il  pas  celui  de  la  conversation  intime  et  chaleureuse  d'un  père  avec 
ses  enfants? 

Cette  tendresse  de  son  cœur  qui  lui  attira  toute  sa  vie  l'affectueuse 
veneration  de  ses  fils  spirituels,  il  en  a  toujours  donné  des  marques  à  ses 
parents,  aux  membres  de  sa  famille  et  à  ses  serviteurs  comme  à  ses  nom- 
breux amis.  En  1869,  la  nouvelle  de  la  maladie  de  sa  mère  le  fit  revenir 
en  toute  hâte  du  concile  du  Vatican;  il  eut  la  douleur  de  la  revoir  morte 
depuis  trois  jours,  le  31  décembre.  Il  goûta  la  consolation  de  garder  son 
père  près  de  lui  encore  neuf  ans,  c'est-à-dire  jusqu'en  1878,  quatre  an- 
nées r.près  sa  consécration  épiscopale.  Son  frère  aîné,  Laurent,  fut  un 
grand  soutien  dans  l'œuvre  de  son  éducation  et  de  celle  de  quelques-uns 
des  siens,  en  particulier  au  docteur  Louis  Duhamel  qui,  durant  seize 
ans,  occupa  le  siège  de  député  du  comté  de  Wright  à  la  Législature  de 
Québec:  il  lui  témoigna  en  retour  une  très  affectueuse  gratitude. 

Ayant  fait,  durant  quinze  ans,  ses  études  élémentaires,  classiques 
et  théologiques  au  collège  des  Oblats,  il  ne  surprenait  personne  en  vouant 
un  culte  filial  à  ces  religieux  ou  en  disant  avec  un  accent  de  ferveur: 
«  Pendant  toute  ma  vie,  aux  heures  lourdes  des  difficultés  et  des  tristesses, 
ma  pensée  s'est  toujours  tournée  vers  eux  et  elle  y  a  puisé  du  réconfort.  » 
A  l'égard  de  monseigneur  Guigues,  son  père  spirituel,  il  nourrissait  une 
affection  exquise  qui  lui  suggéra  d'élever  un  splendide  monument  au 
premier  évêque  d'Ottawa  qu'il  considérait  comme  un  saint,  de  transférer 
ses  restes  mortels  dans  un  tombeau  construit  à  cette  fin  dans  la  crypte  de 
la  cathédrale  près  de  l'autel  d'une  chapelle  dédiée  à  Notre-Dame  de 
Lourdes. 

Il  conservait  de  même  dans  son  cœur  une  place  spéciale  pour  sa 
chère  paroisse  de  Contrecœur  où  il  était  né.  Un  jour,  il  y  revenait  à  la 
demande  du  pasteur.  C'était  le  soixantième  anniversaire  de  sa  naissance. 
On  lui  fit  une  fête  de  famille  dont  le  souvenir  s'est  gravé  dans  la  mé- 


Mgr  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  193 

moire  de  tous  ceux  qui  y  prirent  part.  En  entrant  dans  le  sanctuaire,  il 
aperçut  sur  son  prie-Dieu  le  registre  paroissial  ouvert,  par  une  attention 
délicate  du  curé,  à  la  page  de  l'acte  de  son  baptême.  Aussitôt,  une  vive 
émotion  s'empara  de  lui  et  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes.  Il  baisa 
avec  amour  cette  feuille  bénie  qui,  attestant  sa  naissance  à  la  vie  chré- 
tienne, lui  mettait  dans  les  mains  la  plus  belle  lettre  de  noblesse  que 
l'homme  puisse  posséder  ici-bas. 

Ces  quelques  traits  de  la  physionomie  du  premier  archevêque  d'Ot- 
tawa expliquent  jusqu'à  un  certain  point  l'exceptionnelle  fécondité  de 
son  épiscopat  qui  a  été  l'un  des  plus  longs  en  notre  pays,  et,  du  com- 
mencement à  la  fin,  l'un  des  plus  actifs. 

Les  œuvres. 

A  la  mort  de  monseigneur  Guigues,  des  besoins  pressants  surgis- 
saient en  son  grand  diocèse  où  d'innombrables  immigrés  venaient  s'éta- 
blir un  peu  partout  dans  les  gorges  des  Laurentides  et  sur  le  bord  des 
lacs  comme  dans  les  vallons  déboisés  de  la  grande  rivière  Ottawa  et  de  ses 
affluents.  Un  peu  partout,  des  villages,  des  centres  et  des  familles  isolées 
s'installaient,  tandis  que  les  hommes  des  chantiers  pénétraient  toujours 
en  masses  épaisses  dans  les  forêts  à  chaque  automne  pour  y  «  faire  du 
bois  >>. 

Les  problèèmes  rencontrés  par  monseigneur  Guigues  se  multipliaient, 
mais  les  ressources  matérielles,  de  leur  côté,  devenaient  meilleures.  Il  ne 
fallait  pas  seulement  fonder  des  paroisses,  construire  des  églises,  ériger 
des  écoles,  donner  des  hôpitaux  aux  malades  et  des  asiles  aux  orphelins, 
des  refuges  aux  repentantes  et  des  hospices  aux  vieillards,  il  fallait  aussi 
surveiller  de  près  en  chaque  endroit  l'administration  des  biens  ecclé- 
siastiques, en  faisant  tenir  les  comptes  et  les  registres  paroissiaux  de  façon 
que  l'œil  vigilant  du  chef  ne  laissât  rien  échapper  qui  fût  d'importance 
dans  l'état  financier  du  diocèse.  Il  fallait  imprimer  un  élan  au  culte  reli- 
gieux afin  de  le  revêtir  de  splendeur  et  de  le  rendre  aussi  expressif  que 
possible  en  le  conformant  avec  fermeté  aux  règles  de  la  liturgie.  Il  fallait 
trouver  des  prêtres  ou  en  préparer  sans  retard  et  sans  relâche,  car,  débor- 
dés, les  missionnaires  oblats  qui  allaient  de  poste  en  poste  visiter  les 
bûcherons,  les  colons  et  les  Indiens,  ne  suffisaient  pas,  ils  désiraient  l'éta- 


194  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

blissement  de  prêtres  résidents  au  sein  des  agglomérations  plus  considé- 
rables. C'est  par  le  zèle  et  le  savoir-faire  de  ces  curés  que,  sous  l'inspira- 
tion ou  sur  les  ordres  et  avec  les  conseils  attentifs  de  monseigneur  Du- 
hamel, les  belles  églises  ont  surgi  de  terre  pour  remplacer  les  modestes 
chapelles  ou  pour  inaugurer  les  services  paroissiaux  réguliers. 

Après  son  entrée  à  Ottawa,  le  jeune  évêque  se  nomme  un  vicaire 
général  dans  la  personne  de  l'abbé  Laurent  Jouvent,  curé  de  Pembroke, 
que  monseigneur  Guigues  avait  toujours  tenu  en  haute  estime  et  que 
monseigneur  Duhamel  lui-même,  de  son  temps  de  vicaire  à  Buckingham, 
avait  eu  pour  curé.  Puis,  sans  tarder,  il  commence  ces  nombreuses  tour- 
nées pastorales  qui  lui  permettent  de  se  tenir  sans  cesse  au  courant  des 
nécessités  de  son  clergé  et  de  son  peuple  comme  de  l'administration  des 
paroisses  aux  points  de  vue  spirituel,  liturgique  et  financier.  Pour  la 
famille  diocésaine,  ces  longues  et  fatigantes  visites  de  chaque  année  au 
cours  d'un  épiscopat  de  trente-cinq  ans,  ressemblent  à  de  véritables  mis- 
sions où  le  zélé  pontife,  donnant  de  son  temps  et  de  sa  personne,  distri- 
bue le  pain  de  la  doctrine,  la  lumière  de  ses  conseils  et  le  baume  de  ses 
encouragements.  C'est  au  cours  de  ces  multiples  randonnées  que  le  pa- 
ternel prélat  se  documente  à  la  source  sur  le  défrichement  des  terres  er 
la  conquête  du  sol.  C'est  en  sillonnant  ces  étendues  qu'il  puise  et  fortifie 
l'inspiration  qui  le  porte  à  favoriser  de  toutes  ses  forces  le  fameux  curé 
de  Saint-Jérôme  de  Terrebonne,  monseigneur  Antoine  Labelle,  sous- 
ministre  de  l'Agriculture  et  de  la  Colonisation  à  Québec,  dans  son  vaste 
mouvement  en  vue  d'établir  des  colons  nombreux  d'abord  dans  la  ré- 
gion appelée  aujourd'hui  le  comté  de  Labelle  et  ensuite  de  l'est  à  l'ouest 
du  pays  vers  Winnipeg,  vers  les  Rocheuses  et  vers  le  Pacifique.  Mon- 
seigneur Duhamel  encourage  ce  mouvement  parce  qu'il  y  voit  une  pré- 
cieuse garantie  d'avenir  pour  l'Église  et  pour  les  âmes. 

Aussi,  à  sa  mort,  en  regardant  le  chemin  parcouru  depuis  les  pre- 
miers jours  de  son  élévation  à  l'épiseopat,  on  constate  que  son  territoire, 
en  plus  d'avoir  engendré  les  deux  diocèses  de  Pembroke  et  de  Hailey- 
bury,  et  d'avoir  par  le  fait  même  restreint  les  limites  confiées  à  sa  garde, 
possède  néanmoins  une  organisation  religieuse  incomparablement  supé- 
rieure à  celle  qui  existait  en  1874  lors  de  sa  nomination  comme  évêque 
d'Ottawa.  Malgré  deux  fractionnements  considérables,  monseigneur  Du- 


Ms*  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  195 

hamel,  devenu  archevêque  dès  le  8  juin  1886,  aperçoit  sous  sa  houlette,  eti 
1909,  136  paroisses,  250  prêtres  et  150.000  fidèles,  tandis  qu'en  1874, 
sur  une  région  beaucoup  plus  étendue,  il  trouvait  60  paroisses,  80  prê- 
tres et  100.000  fidèles.  Or,  en  très  grande  majorité,  les  paroisses  fondées 
dans  l'intervalle  n'appartiennent  pas  à  la  ville,  elles  se  composent  d'hé- 
roïques colons,  bâtisseurs  de  pays,  et  de  braves  fermiers,  soutiens  des 
traditions,  propagateurs  de  paix,  multiplicateurs  de  foyers,  pères  de 
prêtres,  de  religieux  et  de  missionnaires.  Quant  à  tout  le  territoire  érigé 
en  province  ecclésiastique,  le  8  juin  1886,  avec  monseigneur  Duhamel 
comme  métropolitain,  il  renferme,  en  1909,  250.000  catholiques,  425 
paroisses  et  missions  et  312  prêtres  tant  séculiers  que  réguliers.  Le  grand 
archevêque  fonda  des  paroisses  afin  de  promouvoir  le  progrès  spirituel 
de  son  peuple.  Mais  il  fallait  des  prêtres. 

Des  prêtres,  il  en  demandait  aux  évêques  capables  de  lui  en  fournir, 
et  il  en  recevait.  Toutefois,  il  s'occupa,  d'autre  part,  au  recrutement  des 
vocations  sacerdotales  dans  son  diocèse.  De  bonne  heure,  il  institua  en 
chaque  paroisse  une  quête  spéciale  pour  le  paiement  des  études  des  élèves 
et  des  séminaristes  pauvres.  On  sait  qu'il  introduisit  dans  la  capitale  les 
dominicains,  les  pères  de  Marie,  les  rédemptoristes  et  les  capucins.  Le 
nombre  des  membres  du  clergé  s'accrut  rapidement  et  d'une  manière 
continue  autour  de  l'archevêque.  Afin  de  cultiver  parmi  eux  l'amour  de 
l'étude  comme  le  souci  de  la  doctrine  et  de  la  liturgie  et  l'art  des  bien- 
faisantes relations  fraternelles,  il  institua,  en  1878,  les  conférences  ec- 
clésiastiques dans  tout  le  diocèse  partagé  alors  à  cette  fin  en  sept  arron- 
dissements dirigés  chacun  par  un  prêtre.  Chaque  année,  il  dressait  et 
faisait  distribuer  à  tous  ses  prêtres  la  liste  des  questions  étudiées  au  cours 
de  ces  assemblées. 

Pendant  qu'il  multipliait  les  paroisses  et  les  prêtres,  il  ne  se  lassait 
pas  non  plus  de  faire  sortir  de  terre  les  écoles  nécessaires.  Dans  ses  visites 
pastorales,  il  s'enquérait  minutieusement  de  la  situation  des  écoles.  La 
violation  des  droits  de  celles  du  Manitoba  le  rendait  de  plus  en  plus 
vigilant  sur  ce  point.  Voici  quelques  phrases  que  nous  extrayons  d'une 
circulaire  à  son  clergé,  à  ses  «chers  coopérateurs  »,  en  date  du  8  septembre 
1878:  «Vous  trouverez  donc  bon,  écrit-il,  que  je  vous  demande  de 
donner,  cette  année  encore  et  toujours,  à  l'œuvre  de  l'éducation,   toute 


196  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

votre  attention  et  vos  soins  les  plus  constants.  Rappelez  aux  parents 
leur  étroite  obligation  d'instruire  ou  de  faire  instruire  leurs  enfants, 
chacun  selon  son  état  et  les  moyens  que  la  Providence  lui  accorde;  rap- 
pelez-leur surtout  que  la  Religion  veut  que  l'on  donne  à  la  jeunesse  une 
éducation  catholique.  »  Constatant  que  des  «  loups  ravisseurs  veulent 
enlever,  pour  les  dévorer,  les  petits  agneaux  du  troupeau  de  Jésus- 
Christ  »,  il  conjure  les  pasteurs  de  sacrifier  tout,  même  leur  vie,  pour 
défendre  le  bercail  contre  l'ennemi.  Il  leur  enjoint  de  fonder  des  écoles, 
de  les  maintenir  et  de  les  rendre  efficaces  en  les  visitant  souvent  et  en  por- 
tant beaucoup  d'intérêt  à  l'instruction  des  enfants  et  à  la  tâche  ingrate 
des  instituteurs  et  des  institutrices.  Aussi  bien,  le  clairvoyant  archevêque, 
pour  venir  en  aide  à  son  clergé  dans  l'œuvre  de  l'éducation  chrétienne 
de  l'enfance  et  de  la  jeunesse,  a-t-il  eu  recours  aux  services  de  plusieurs 
instituts  religieux  d'hommes  et  de  femmes  qui  constitueront  pour  le 
diocèse  un  riche  et  précieux  ornement. 

En  1878,  au  cours  de  son  premier  voyage  à  Rome  comme  évêque, 
ayant  exposé  à  Sa  Sainteté  le  pape  Léon  XIII  l'état  de  son  diocèse  et 
lui  ayant  demandé  une  direction  pour  l'avenir,  il  entendit  l'illustre  pon- 
tife lui  recommander  ceci:  «Multipliez  les  défenseurs  de  l'Église».  Ce 
mot  du  vicaire  de  Jésus-Christ  lui  fut  tout  un  programme  et  lui  inspira 
d'établir  à  Ottawa  plusieurs  maisons  d'éducation.  C'est  à  ce  mot  trans- 
mis par  le  chef  de  l'Église  à  monseigneur  Duhamel  que  la  capitale  du 
Canada  doit  l'insigne  privilège  d'être  un  centre  d'études  ecclésiastiques 
et  donc  un  foyer  de  vie  intellectuelle  alimenté  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  pur 
ici-bas,  les  vérités  éternelles,  ces  réalités  sur  lesquelles,  comme  sur  un  gra- 
nit infrangible,  s'édifie  la  grandeur  des  peuples.  Au  moins  six  communau- 
tés de  religieux  prêtres  sont  appelées  par  le  grand  archevêque  à  y  grouper 
leurs  étudiants  et  leurs  professeurs  en  même  temps  que  les  membres  du 
clergé  séculier,  constituant  ainsi  une  force  pour  l'Église  et  pour  l'État 
dans  une  ville  où  se  trouve  le  siège  du  gouvernement  de  tout  un  pays, 
où  se  rencontrent  des  législateurs  et  des  juristes  chargés  de  veiller  sur  la 
paix  et  de  promouvoir  la  justice,  où  se  confrontent  les  ambitions  et  les 
intérêts  d'hommes  placés  dans  les  hautes  sphères  et  exposés  à  perdre  de 
vue  ce  qui  ne  passe  pas  devant  la  présence  continuelle  et  séductrice  de 
tout  ce  qui  passe. 


Msr  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  197 

A  la  tête  de  ces  institutions,  monseigneur  Duhamel  voulut  placer 
le  collège  où  il  avait  étudié.  Il  lui  obtint  de  Rome,  par  un  bref  du  15 
février  1889,  une  charte  d'université  catholique.  Destinée  à  la  formation 
classique  des  jeunes  gens  de  langue  française  et  de  langue  anglaise  de  la 
région  et  capable  depuis  1866,  par  sa  charte  d'université  civile,  de  fournir 
à  ses  étudiants  les  qualités  nécessaires  au  succès  dans  le  monde,  l'Univer- 
sité d'Ottawa  acquérait  maintenant  le  pouvoir  d'organiser  des  facultés 
ecclésiastiques  et  de  conférer  des  grades  en  philosophie,  en  théologie  et 
en  droit  canonique.  Avec  succès,  l'archevêque  d'Ottawa  avait  obtenu 
du  Saint-Siège  l'élévation  de  son  collège  au  rang  d'université  catholique 
«  pour  'ies  fins  que  les  fondateurs  avaient  en  vue  lorsqu'ils  l'établirent  », 
c'est-à-dire  pour  tout  le  diocèse  d'Ottawa  dont  le  territoire  s'étend  bien 
loin  dans  Québec  et  dans  une  certaine  partie  d'Ontario.  Chaque  fois  que 
l'occasion  lui  en  fut  donnée,  le  vénéré  prélat  mit  son  prestige  comme 
son  dévouement  au  service  de  l'Université  d'Ottawa,  son  Aima  Mater, 
dont  il  appréciait  l'œuvre  nécessaire  au  milieu  d'une  population  catholique 
où  l'on  parle  le  français  et  l'anglais  6. 

C'est  au  cours  de  son  troisième  voyage  ad  limina,  commencé  le  10 
octobre  1888  et  terminé  le  9  avril  1889,  que  monseigneur  Duhamel  ob- 
tint de  Rome  le  bref  en  question.  On  peut  remarquer  qu'à  son  retour 
dans  sa  ville  épiscopale,  cette  fois-là,  il  apportait,  en  plus  du  bref  de  son 
université,  l'approbation  formelle  et  définitive  des  règles  et  constitutions 
de  la  communauté  des  Sœurs  Grises  de  la  Croix  et  il  était  aussi  muni 
d'un  décret  de  Léon  XIII  érigeant  en  son  diocèèse  un  chapitre  de  cha- 
noines chargés  de  l'assister  dans  l'exercice  du  gouvernement  et  le  dé- 
ploiement des  splendeurs  de  la  liturgie.  L'installation  des  nouveaux  di- 
gnitaires de  la  jeune  Eglise  métropolitaine  d'Ottawa  coïncida  même  avec 
l'inauguration  de  l'Université,  les  9  et  10  octobre  1889,  au  milieu  d'une 
grande  assemblée  de  prêtres  et  d'évêques. 

Depuis  dix  ans,  les  événements  s'étaient  succédé  pour  fournir  au 
siège  ecclésiastique  d'Ottawa  le  lustre  et  les  cadres  convenables.  Le  9 
août  1879,  la  cathédrale  recevait  la  dignité  de  basilique  et  des  privilèges 
accordés  aux  basiliques  mineures  de  Rome.  A  cette  occasion,  elle  fut 
parachevée  et  restaurée.  Le  3  mai  1882,  elle  était  affiliée  à  la  basilique  de 

6  Georges  SlMARD,  O.M.I.,  L'Université  d'Ottawa,  Québec  1915,  p.  26-35. 


198  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Sainte-Marie-Majeure  et  depuis  elle  participe  aux  indulgences,  grâces 
et  faveurs  de  ce  glorieux  monument.  Le  23  mai  1882,  monseigneur 
Duhamel  était  nommé  assistant  au  trône  pontifical  et,  le  1 1  juillet  sui- 
vant, il  obtenait  de  la  Sacrée  Congrégation  de  la  Propagande  la  division 
de  son  vaste  diocèse  par  la  création  du  vicariat  apostolique  de  Pontiac, 
futur  diocèse  de  Pembroke,  et  par  la  cession  d'une  partie  de  territoire  au 
diocèse  de  Peterborough  créé  ce  jour-là.  Le  8  juin  1886,  Sa  Sainteté 
Léon  XIII  érigeait  la  province  ecclésiastique  d'Ottawa  et  revêtait  de  la 
qualité  d'archidiocèse  le  fief  de  monseigneur  Duhamel,  faisant  de  celui-ci 
un  archevêque  en  même  temps  que  monseigneur  Edouard-Charles  Fabre 
devenait  premier  archevêque  de  Montréal. 

A  ce  merveilleux  avancement  de  l'organisation  diocésaine  et  parois- 
siale correspondait  l'accroissement  de  la  vie  religieuse. 

Au  cours  des  retraites  pastorales  qu'il  annonçait  toujours  à  l'avance 
avec  soin  par  une  lettre  circulaire  brève  et  expressive,  le  vénéré  prélat, 
qui  «  imposait  respect  et  inspirait  confiance  »,  rencontrait  ses  prêtres  et 
leur  parlait  comme  un  chef  et  comme  un  père  de  la  vie  de  l'Eglise  et  du 
zèle  des  âmes.  Il  veillait  alors  sur  les  examens  que  les  jeunes  prêtres  de- 
vaient subir  et  il  se  faisait  remettre  le  sermon  qu'il  leur  avait  ordonne 
de  préparer.  Dans  une  circulaire  du  5  octobre  1896,  par  exemple,  il 
demandait  un  sermon  sur  les  «  pouvoirs  donnés  par  Jésus-Christ  aux 
évêques  »  et  il  ajoutait  que  ce  sermon  devait  être  fait  pour  être  prêché 
dans  les  paroisses  et  les  missions  7.  De  même,  en  vue  de  la  sanctification 
de  son  clergé,  il  organisa  l'Association  des  Prêtres-Adorateurs  et  lui 
donna  pour  premier  directeur  diocésain  monsieur  le  chanoine  L.-N. 
Campeau,  lequel  avait  instruction  de  s'en  occuper  d'une  façon  active 
et  suivie. 

Durant  ses  nombreuses  et  pénibles  randonnées  au  milieu  de  ses 
ouailles,  il  stimulait  la  ferveur  par  son  éloquence  convaincante  et  pratique 
et  par  sa  facilité  à  se  faire  tout  à  tous  sans  se  départir  des  traits  de  sa  haute 
distinction.  Par  son  affabilité  et  sa  réserve,  par  sa  finesse  et  sa  prudence, 
par  sa  maîtrise  de  soi  et  sa  douceur,  par  son  sens  des  hommes  et  son  impar- 
tialité, il  savait  délier  les  consciences  et  ouvrir  les  cœurs  des  grands  et  des 
petits,  des  riches  et  des  pauvres.   Que  de  confidences  il  a  reçues  et  que  d'en- 

'    M«r  Joseph-Thomas  DUHAMEL,  Mandements,  vol.  5,  p.  342. 


MP"  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  199 

couragements  il  a  donnés  entre  les  murs  d'un  salon  ou  d'un  confession- 
nal! Avec  un  empressement  remarquable,  le  25  mars  1893  il  promulgua 
les  brefs  et  documents  de  Léon  XIII  établissant  l'Association  universelle 
des  Familles  chrétiennes  consacrées  à  la  Sainte  Famille  de  Nazareth,  et  il 
déclara  ladite  association  installée  dans  son  diocèse  et  confiée  à  la  direc- 
tion de  monsieur  le  chanoine  Jean-Antoine  Plantin.  Par  ce  moyen,  il 
fournissait  aux  foyers  l'occasion  de  se  placer  officiellement  sous  la  protec- 
tion de  Jésus,  Marie  et  Joseph,  à  l'exemple  de  nos  ancêtres  chez  qui, 
depuis  monseigneur  de  Laval  et  mère  Marguerite  Bourgeoys,  le  culte  de  la 
Sainte  Famille  a  été  en  honneur  pour  la  joie  des  époux  et  la  fécondité  de 
leur  union.  Dans  le  même  esprit  de  zèle  et  pour  le  même  but  de  la  pro- 
tection et  de  la  sanctification  de  la  famille,  il  avait  publié,  le  2  février 
1883,  une  lettre  pastorale  sur  les  journaux,  les  livres  et  tous  les  imprimés 
en  circulation  dont  plusieurs  véhiculaient  des  poisons  ruineux  pour  la 
foi  et  les  mœurs  dans  les  foyers.  Il  avait  supplié  ses  prêtres  de  traiter 
souvent  cette  question  au  prône. 

Quand  monseigneur  Duhamel  devint  le  doyen  de  tout  l'épiscopat 
canadien,  en  1906,  il  était  déjà,  depuis  la  mort  du  cardinal  Taschereau, 
une  des  figures  les  plus  en  vue  du  pays.  C'est  en  cette  qualité  que,  quelques 
semaines  avant  de  mourir,  il  présida  à  Ottawa  une  réunion  des  archevê- 
ques en  préparation  du  premier  concile  plénier  qui  devait  avoir  lieu  à 
Québec  au  mois  de  septembre  suivant  et  qu'ainsi  il  put  mettre  à  profit 
pour  la  vie  religieuse  du  Canada  sur  un  champ  aussi  vaste  l'étendue  de 
son  expérience  d'homme  d'Église. 

Convaincu  que  l'âme  d'une  vie  religieuse  authentique  n'est  autre 
que  la  charité,  le  grand  archevêque  travaille  à  répandre  cette  vertu  par- 
tout dans  son  diocèse.  Aussi  s'adresse-t-il  souvent  à  la  générosité  de  ses 
ouailles,  qu'il  ne  cesse  de  louer  d'ailleurs,  et  s'efforce- t-il  de  lui  inspirer 
des  motifs  tout  à  fait  surnaturels. 

En  1875,  quelques  mois  après  sa  consécration  épiscopale,  appre- 
nant, par  une  lettre  de  l'évêque  d'Agen,  les  grands  dégâts  causés  dans  le 
midi  de  la  France  par  un  débordement  de  la  Garonne,  il  ordonne  dans 
tout  le  diocèse  une  quête  en  faveur  des  inondés  à  qui  il  a  la  consolation 
d'envoyer  la  jolie  somme  de  $495,00.  L'année  suivante,  en  1876,  lors 
de  l'affreux  incendie  de  Saint-Hyacinthe,  se  sentant  profondément  ému 


200  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

par  les  cris  de  détresse  des  pauvres  sinistrés,  il  s'adresse  de  nouveau  à 
ses  diocésains  qui  répondent  à  son  appel  en  versant  la  somme  de  $928,00 
en  faveur  de  la  jeune  ville  ruinée.  Le  15  février  1880,  recevant  de  mon- 
seigneur Gillhooly,  évêque  d'Elphine,  en  Irlande,  une  lettre  qui  implore 
la  pitié  des  catholiques  du  Canada  pour  les  victimes  de  la  famine  en  son 
diocèse,  il  lance  un  autre  appel  et,  cette  fois,  il  recueille  pour  les  pauvres 
affamés  $3240,00.  Enfin,  au  mois  d'avril  de  cette  même  année  1880, 
à  Hull,  ville  voisine  d'Ottawa,  le  feu  détruit  complètement  quatre  cents 
maisons  et  huit  cents  logements.  Devant  cette  affreuse  catastrophe,  mon- 
seigneur réussit,  malgré  les  demandes  précédentes  si  rapprochées  l'une  de 
l'autre,  à  recueillir  plus  de  $1000,00  pour  réparer  le  désastre.  Durant 
tout  le  cours  de  ses  trente-cinq  ans  d'épiseopat,  il  commande  annuelle- 
ment une  quête  diocésaine  pour  son  séminaire  et  l'œuvre  de  la  formation 
de  ses  futurs  prêtres.  Des  survivants  de  son  époque,  qui  l'ont  connu  inti- 
mement, assurent  que  ses  dons  personnels  en  faveur  de  tous  ceux  qui 
avaient  recours  à  lui,  ne  se  comptent  pas,  d'autant  plus  que  sa  discré- 
tion savait  laisser  ignorer  à  sa  main  gauche  ce  que  sa  droite  faisait  de 
bien  s. 

Au  début  de  son  épiscopat,  dans  une  «  circulaire  au  clergé  »  du  20 
mai  1877,  il  écrit  ces  lignes:  «Les  peuples  au  salut  desquels  nous  tra- 
vaillons incessamment,  chers  Coopérateurs,  ont  une  foi  qui  n'est  point 
morte.  Ils  ne  reculeront  devant  aucune  bonne  œuvre  qui  leur  sera  légi- 
timement proposée.  Ils  en  donnent  des  preuves  en  bâtissant  des  chapelles 
et  des  églises,  en  établissant  et  en  soutenant  des  écoles  catholiques,  en 
donnant  généreusement  pour  les  orphelinats,  les  hospices,  les  hôpitaux 
et  le  Séminaire.  »  Plus  loin,  il  fait  la  réflexion  suivante:  «  Plus  Nous 
réfléchissons  sur  les  moyens  de  conserver  la  foi  dans  ce  diocèse,  plus 
Nous  sommes  convaincu  que  les  plus  efficaces  ce  sont  les  œuvres  de 
charité,  les  œuvres  de  zèle.  »  Dans  cette  lettre,  il  communiquait  à  ses 
prêtres  des  documents  relatifs  à  l'Œuvre  de  Saint-François-de-Sales  qui 
tenait  au  cœur  de  Sa  Sainteté  le  pape  Pie  IX,  lequel  voulait  voir  cette 
association  s'établir  dans  l'Église  entière  pour  la  «  Propagation  de  la 
Foi  au  dedans  »  et  le  développement  de  l'amour  de  l'Église  dans  le  cœur 
de  tous  les  fidèles.  Monseigneur  Duhamel  entrait  dans  les  vues  du  souve- 

8  Père  ALEXIS,  capucin,  Histoire  du  diocèse  d'Ottawa,  t.  II,  p.   13. 


Msr  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  201 

rain  pontife  en  implantant  cette  œuvre  dans  son  diocèse  et  en  voulant 
qu'elle  rayonne  surtout  dans  les  écoles  et  les  maisons  d'éducation.  C'était 
encore  faire  appel  à  la  générosité  de  ses  enfants  spirituels  à  qui  il  deman- 
dait alors  un  centin  par  mois  pour  le  maintien  des  églises,  des  écoles,  des 
ouvroirs,  des  asiles,  des  bibliothèques  paroissiales  et  de  toutes  les  entre- 
prises diocésaines  nécessaires  à  la  diffusion  de  la  vérité. 

Son  culte  pour  la  pratique  de  la  charité  s'animait  d'un  amour 
passionné  pour  notre  mère,  la  sainte  Église.  Une  preuve  de  cela,  ce  fut 
la  régularité  qui  marqua  ses  visites  d'évêque  à  Rome  tous  les  quatre  ou 
cinq  ans  pour  rendre  compte  de  l'état  de  son  diocèse  et  en  promouvoir 
ies  intérêts,  mais  surtout  pour  témoigner  de  son  union  avec  le  chef  de 
1  Église  et  pour  trouver  auprès  de  lui  lumière  et  force.  Son  mandement 
du  8  septembre  187'8  par  lequel  il  annonçait  son  premier  voyage  ad 
limina  est  empreint  d'une  émotion  qui  se  cache  difficilement.  Qu'on  en 
juge  par  ce  magnifique  paragraphe:  «  Nous  irons  donc  à  Rome,  écrit-il. 
Le  jour  de  Notre  départ  est  fixé  au  huit  octobre  prochain.  Nous  irons  là 
où  se  trouve  le  centre  de  l'unité  catholique,  le  foyer  du  zèle  sacerdotal, 
du  vrai  zèle  dont  l'âme  du  pasteur  doit  être  embrasé.  Il  n'y  a  pas  un  lieu 
au  monde  plus  favorable  à  méditer  sur  les  vertus  de  Notre  saint  état 
et  sur  les  grandes  obligations  de  Notre  charge.  Nous  te  saluons  déjà  de 
lcin,  chaire  de  Pierre  indéfectible  dans  la  foi,  chaire  immortelle  que  les 
révolutions  des  âges  n'ont  pu  ébranler!  Ohî  qu'il  me  tarde,  Sainte 
Église  Romaine,  d'aller  offrir  à  la  suprématie  universelle  l'amour  d'un 
filial  dévouement  9.  »  Qu'il  s'agisse  de  Pie  IX  ou  de  Léon  XIII,  et  quelles 
que  soient  les  directives  émanées  de  l'un  ou  de  l'autre,  monseigneur  Du- 
hamel manifeste  les  sentiments  de  la  plus  profonde  vénération  et  de  la 
plus  entière  soumission  depuis  le  jour  de  son  avènement  sur  le  siège 
d'Ottawa  jusqu'à  sa  mort.  Cela  explique  ses  mandements  sur  la  franc- 
maçonnerie  10,  sur  l'unité  de  l'Église  n  et  sur  l'enseignement  de  la  théolo- 
gie d'après  saint  Thomas  d'Aquin  r-\ 

On   peut   dire   qu'il  puise  ce  zèle   dans  une   piété  sérieuse  et  vive 
à   l'égard  de   Jésus-Christ,   le   fondateur  de   l'Église.   Le   21    novembre 

9   M?r  Joseph-Thomas  DUHAMEL,  Mandements,  t.  II,  p.  24  et  25. 
!0  Id.,  ib.,  t.  Ill,  p.   108-160. 

11  Id.,  ib.,  t.  V,  p.  345. 

12  Id.,  ib.,  t.  II,  p.  93. 


202  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

1879,  en  effet,  dans  un  mandement  qu'il  publie  pour  l'établissement  de 
la  dévotion  des  Quarante-Heures  dans  toutes  les  paroisses  et  missions  de 
son  diocèse,  il  démontre  avec  éclat  combien  il  désire  que  Jésus-Christ 
soit  mieux  connu  et  mieux  aimé  13  parce  que,  Fils  de  Dieu  et  Dieu  lui- 
même,  il  est  le  fondement  de  la  religion  et  la  nourriture  des  âmes.  Voici 
les  termes  dans  lesquels  il  invite  ses  ouailles  à  accueillir  avec  allégresse 
l'institution  des  Quarante-Heures:  «  Vous  viendrez  donc,  dit-il,  Nos 
Très-Chers-Frères,  durant  l'exposition  solennelle  qui  sera  faite  du  Très- 
Saint-Sacrement  dans  vos  églises,  vous  viendrez  adorer  votre  Dieu,  pro- 
tester de  votre  amour  pour  ce  Dieu  caché,  le  prier  pour  l'Église  et  le 
Pape  et  pour  la  Patrie,  lui  demander  les  grâces  qui  vous  sont  nécessaires, 
et  réparer  par  vos  actes  de  foi,  de  piété  et  de  reconnaissance,  tous  les 
outrages  qui  lui  sont  faits.  »  Plus  loin,  après  avoir  exprimé  le  regret  de 
constater  qu'il  n'est  pas  encore  possible  d'avoir  cette  exposition  tous  les 
jours  de  l'année,  le  nombre  des  églises  et  des  chapelles  n'étant  pas  assez 
considérable  et  pas  possible  non  plus  de  l'avoir  pendant  la  nuit,  il 
demande  des  prières  pour  obtenir  de  Dieu  que  les  circonstances  changent 
et  permettent  bientôt  l'exposition  perpétuelle. 

C'est  certes  par  attachement  au  Sauveur  qu'il  dote  son  diocèse  de 
deux  communautés  de  contemplatives  vouées  d'une  façon  particulière 
au  culte  de  Jésus-Christ:  les  Adoratrices  du  Précieux-Sang  et  les  Servantes 
de  Jésus-Marie.  Le  19  mai  1887,  publiant  une  lettre  pastorale  pour  an- 
noncer la  fondation  d'un  monastère  du  Précieux-Sang  à  Ottawa  dans  la 
maison  même  qui  a  été  le  berceau  des  Soeurs  Grises  de  la  Croix,  rue 
Saint-Patrice,  tout  près  de  l'archevêché,  il  proclame  que  les  nouvelles 
religieuses,  venues  de  Saint-Hyacinthe,  ont  pour  «  fin  spéciale  de  rendre 
mille  et  mille  amoureux  hommages  au  Sang  du  Dieu  fait  homme,  d'ado- 
rer assidûment  Jésus  dans  le  Sacrement  de  l'Autel  et  de  s'offrir  conti- 
nuellement au  Seigneur  par  les  mérites  du  Sang  de  Jésus-Christ,  pour 
obtenir  la  conversion  des  pécheurs  ».  Le  pieux  archevêque  affirme  aussi 
aimablement  qu'un  autre  motif  lui  a  fait  choisir  ces  moniales,  c'est 
qu'elles  «  se  proposent  de  glorifier  et  honorer  particulièrement  Celle-là 
même  qui  est  l'Auguste  Patronne  de  cet  archidiocèse,  la  Vierge  Marie, 
immaculée   dans   sa   conception,    en   union   avec   laquelle   ces   religieuses 

» 

13  Id.,  ib.,  t.  II,  p.  97. 


Ms*  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  203 

adorent  le  Sang  du  Rédempteur  ».  De  même,  en  1897,  lorsqu'il  approuve 
les  Servantes  de  Jésus-Marie  que  l'abbé  A.-L.  Mangin  a  fondées  à 
Masson  trois  ans  plus  tôt,  il  avoue  que  la  nouvelle  communauté  de 
contemplatives,  dont  le  but  est  d'aider  le  prêtre  par  la  prière  devant  le 
saint  sacrement  perpétuellement  exposé,  répond  à  un  vceu  qu'il  forme 
depuis  longtemps:  établir  dans  son  diocèse  un  institut  où  Jésus-Hostie 
serait  exposé  solennellement  le  jour  et  la  nuit,  afin  que,  le  Roi  éternel 
des  siècles  ayant  un  trône  au  milieu  de  ses  diocésains,  il  puisse  y  recevoir 
des  honneurs  royaux,  et  y  soit  à  jamais  entouré  de  cœurs  brûlants  de 
son  amour,  unis  aux  anges  de  l'ostensoir  pour  chanter  un  perpétuel 
hosanna  en  son  honneur  14. 

L'expression  de  tels  sentiments  nous  fait  comprendre  mieux,  si 
possible,  pourquoi  le  grand  archevêque  est  entré  sans  effort  et  est  tou- 
jours demeuré  dans  l'esprit  de  l'Eglise  au  sujet  de  la  dévotion  au  Sacre- 
Cœur.  Le  3  septembre  1899,  il  adresse  à  ses  prêtres  une  circulaire  qu'il 
commence  par  les  termes  suivants:  «  Il  m'est  particulièrement  agréable  de 
vous  communiquer  la  traduction  d'une  lettre  de  la  Sacrée  Congrégation 
des  Rites  sur  le  développement  à  donner  au  culte  du  Sacré-Cœur  de 
Jésus.  Ce  culte  s'est  déjà  beaucoup  développé  dans  ce  diocèse,  mais  il 
y  a  encore,  sans  doute,  des  cœurs  qui  ont  besoin  d'être  animés  d'un  amour 
plus  grand  pour  le  Cœur  qui  a  tant  aimé  les  hommes.  Il  nous  appartient 
à  nous,  prêtres  de  Jésus-Christ,  de  propager  la  dévotion  au  Sacré-Cœur.  » 
Pourquoi  ce  culte  a-t-il  grandi  dans  le  diocèse  d'Ottawa,  comme  en 
témoigne  monseigneur  lui-même?  C'est  sans  doute,  pour  une  part  im- 
portante, parce  qu'au  début  de  son  épiscopat,  le  vénéré  pontife,  sur  le 
désir  de  Sa  Sainteté  Pie  IX,  a  consacré  au  Sacré-Cœur  de  Jésus  le  clergé, 
ies  communautés  religieuses  et  les  fidèles  de  son  diocèse  15. 

Mais  convaincu  que  nul  ne  peut  aller  à  Jésus  si  ce  n'est  par  Marie, 
l'illustre  prélat,  toujours  en  vue  de  stimuler  la  vie  religieuse  de  son  peu- 
ple, marqua  sa  piété  d'un  trait  prédominant  que  monseigneur  Paul  Bru- 
chési  souligna  avec  bonheur  dans  son  oraison  funèbre  du  10  juin  1909, 
le  jour  même  des  funérailles:  «  II  ne  cessait,  dit-il,  de  rendre  à  la  Vierge 
Marie  le  culte  du  plus  filial  amour.  Il  l'invoquait  et  se  plaisait  à  la  faire 

14  Paul-Henri  BARABÉ,  O.M.I.,   Une  pierre  d'angle,    Mère  Marie-Zita  de  Jésus, 
Ottawa,  Les  Editions  de  l'Université  d'Ottawa,   1945,  p.  89. 

15  Monseigneur  Joseph-Thomas  DUHAMEL,  Mandements,  t.  I,  p.   77. 


204  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

honorer  sous  le  titre  de  Reine  des  Cœurs.  Il  avait  mis  son  image  dans  son 
blason  et  sa  devise  était  une  invocation  continuelle  à  cette  bonté  mater- 
nelle qui  ne  trompe  jamais:   Trahe  nos  Virgo  Immaculata.  » 

Une  tradition  orale  nous  assure  que  monseigneur  Duhamel  avait 
appris  sur  les  genoux  de  sa  mère  la  petite  couronne  à  la  Sainte  Vierge 
recommandée  par  le  bienheureux  Grignon  de  Montfort.  Au  collège  et 
au  séminaire,  il  avait  vécu  dans  une  atmosphère  toute  mariale  auprès 
d'éducateurs  consacrés  à  Marie  immaculée.  Jeune  curé,  il  eut  la  confiance 
de  monseigneur  Guigues,  son  évêque,  un  grand  dévot  de  la  Vierge.  De- 
puis son  arrivée  à  Ottawa  en  sa  tendre  enfance,  il  gardait  contact  avec 
la  vie  liturgique  et  paroissiale  d'une  église,  la  cathédrale,  ayant  pour 
titulaire  l'Immaculée  Conception.  Au  cours  de  son  épiscopat,  il  a  couvert 
le  diocèse  à  lui  confié  d'une  «  blanche  robe  d'églises  »  dédiées  à  Marie, 
il  y  a  introduit  des  familles  religieuses  consacrées  spécialement  à  Marie, 
il  a  favorisé  la  diffusion  des  encycliques  de  Léon  XIII  sur  le  très  saint 
rosaire,  il  a  institué  avec  empressement,  le  21  septembre  1884,  les  exer- 
cices du  rosaire,  il  a  encouragé  de  toutes  ses  forces  les  congrégations  ou 
les  confréries  vouées  à  la  Sainte  Vierge  dans  les  paroisses.  En  1887,  il 
érigea  l'église  Notre-Dame-de-Lourdes,  à  l'entrée  d'Ottawa,  et  il  voulut 
en  faire  un  lieu  de  pèlerinage  mariai  qu'il  confia  aux  religieux  de  la 
Compagnie  de  Marie. 

Le  25  mars  1899,  il  publia  un  mandement  pour  expliquer  et  pour 
établir,  selon  l'esprit  du  bienheureux  de  Montfort,  la  Confrérie  de  Marie, 
Reine  des  Cœurs  16.  Vers  la  fin  de  ce  splendide  écrit  à  l'honneur  de  notre 
céleste  Mère,  il  trace  les  lignes  suivantes:  «  Il  est,  dit-il,  bien  consolant 
pour  moi  de  vous  annoncer  que  j'ai  reçu  des  adhésions  précieuses  et  hono- 
rables à  cette  œuvre  que  je  viens  d'établir.  Je  tiens  à  vous  faire  part  de 
celle  du  vénérable  évêque  de  Saint-Albert,  monseigneur  Vital  Grandin, 
O.M.I.  Voici  ce  que  Sa  Grandeur  m'écrit  à  la  date  du  premier  de  ce 
mois:  «  Monseigneur,  je  ne  saurais  vous  dire  avec  quel  plaisir,  quelle 
édification  et  je  puis  ajouter  quel  profit,  j'ai  lu  votre  beau  et  excellent 
mandement.  Bien  que  par  ma  profession  religieuse,  je  me  sois  en  réalité 
consacré  à  tout  jamais  à  Jésus  par  Marie,  je  viens  de  renouveler  cette 
consécration  en  me  servant  de  la  formule  du  Bienheureux  L.-M.  Grignon 

i«  Id.,  ib.,  t.  V,  p.  579. 


M^  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  205 

de  Montfort  et  sans  restriction  aucune  bien  entendu.  Veuillez  donc  me 
faire  inscrire  dans  votre  pieuse  association.  »  Au  bout  de  quelque  temps, 
58  paroisses  sur  80,  de  son  diocèse,  s'étaient  consacrées  à  la  Reine  des 
Cœurs.  Parti  d'Ottawa,  ce  mouvement  envahit  d'autres  diocèses  au 
Canada,  aux  États-Unis  et  en  Europe.  Le  zélé  archevêque,  qui  portait 
toujours  sur  lui  ostensiblement  la  médaille  de  la  Confrérie,  qui  mettait 
en  tête  de  tous  ses  mandements  l'inscription:  «  Tout  à  Jésus,  par  Marie, 
Reine  des  Cœurs»  sans  omettre  l'invocation:  «Loués  soient  Jésus- 
Christ  et  Marie  Immaculée  »,  pouvait  écrire  aux  pères  de  la  Compagnie 
de  Marie,  le  25  mars  1904,  dans  le  Messager  de  Marie,  Reine  des  Cœurs: 
«  Quelle  joie  pour  nous  de  constater  les  progrès  accomplis  en  cinq  ans! 
Les  associés  répandus  par  toute  la  terre,  se  comptent  déjà  par  cent  mille.  » 
Aussitôt  que  fut  approuvée  par  sa  Sainteté  le  pape  Pie  X,  le  13 
février  1907,  l'Association  des  Prêtres  de  Marie,  Reine  des  Cœurs,  il 
s'empressa  d'y  donner  son  nom  et  d'engager  ses  prêtres  à  y  entrer. 

Le  27  avril  suivant,  dans  une  lettre  pastorale,  il  engageait  tous  ses 
diocésains  à  signer  la  supplique  demandant  au  pape  de  consacrer  le 
genre  humain  au  cœur  immaculé  de  Marie.  Bientôt,  cinquante  mille  si- 
gnatures furent  obtenues,  envoyées  à  Rome  et  présentées  au  Saint-Père 
dans  deux  magnifiques  albums  richement  reliés. 

Quelques  semaines  avant  sa  mort,  le  soir  de  la  Pentecôte,  il  se  ren- 
dait à  l'église  du  Très-Saint-Rédempteur,  à  Hull,  pour  y  bénir  un  groupe 
de  Marie,  Reine  des  Cœurs.  Après  avoir  récité  le  chapelet  avec  ferveur, 
il  parla  avec  éloquence,  et  pour  la  dernière  fois  en  public,  de  sa  chère 
dévotion  du  saint  Esclavage.  Il  loua  le  zélé  curé,  monsieur  J.-A.  Carriè- 
re, aujourd'hui  vénérable  chanoine  encore  à  la  tête  de  cette  paroisse, 
d'avoir  été  le  premier  prêtre  du  diocèse  à  ériger  dans  son  église  un  groupe 
de  Marie,  Reine  des  Cœurs.  Puis,  comme  voyant  venir  la  fin  de  son  long 
épiscopat,  il  se  consolait  à  la  pensée  qu'il  avait  pu  contribuer  à  répandre 
l'amour  de  la  Sainte  Vierge  dans  son  diocèse  et  dans  l'Église. 


Le  prélat  aux  généreuses  envolées  achevait  sa  vie  dans  le  rayonne- 
ment de  Marie.  Chez  lui,  l'homme  et  l'œuvre  sont,  semble-t-il,  dignes  de 
la  galerie  des  plus  grands  pontifes  qui  ont  fait  notre  pays. 


206  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Le  samedi  5  juin  1909,  après  avoir  consacré  la  matinée  à  ordonner 
soixante-six  prêtres,  diacres  et  sous- diacres,  il  se  disposa  à  commencer 
sa  visite  pastorale.  Atteint  au  cœur  depuis  deux  ans  et  subissant  parfois 
des  crises  de  poitrine,  il  ne  reculait  cependant  pas  devant  la  tâche,  et  cela 
malgré  de  charitables  avertissements  de  la  part  de  ses  médecins  et  de 
ses  proches.  Dans  l'après-midi  du  même  jour,  partant  pour  Casselman. 
Ontario,  où  il  ferait  les  confirmations  le  lendemain  matin,  il  entra  à  la 
basilique  pour  les  prières  de  la  sainte  liturgie.  En  sortant,  il  se  retourna 
et  jeta  un  regard  vers  l'intérieur,  puis,  continuant,  il  descendit  les  degrés 
du  portique,  un  moment  il  s'arrêta  et  regarda  avec  douceur  la  statue  de 
monseigneur  Guigues,  son  prédécesseur,  il  essuya  une  larme  à  sa  paupiè- 
re, et,  d'un  pas  rapide,  il  s'avança  vers  sa  voiture  dans  laquelle  il  monta 
en  compagnie  de  monsieur  le  curé  J.-A.  Carrière,  du  Très-Saint-Ré- 
dempteur de  Hull. 

Le  lendemain,  dimanche,  6  juin,  au  même  moment,  à  trois  heures 
et  demie  de  l'après-midi,  revenu  à  Ottawa,  il  rentrait  en  sa  basilique:  il 
était  dans  son  cercueil  et  il  dormait  de  son  dernier  sommeil.  Il  avait  été 
foudroyé  soudainement  à  Casselman  au  cours  de  la  nuit  en  prononçant 
les  noms  de  Jésus,  Marie,  Joseph,  et  après  avoir  reçu  les  derniers  secours 
de  la  religion. 

La  veille  de  sa  mort,  le  vendredi  4  juin,  il  avait  dit  à  son  vicaire 
général,  monseigneur  J.-O.  Routhier,  que  s'il  lui  survenait  quelque  chose, 
il  trouverait  alors  ses  instructions  sous  enveloppe  scellée  dans  le  coffret 
de  sûreté.  Ce  «  quelque  chose  D)  étant  survenu,  la  lettre  fut  trouvée  et 
ouverte.  Le  grand  archevêque  avait  écrit,  entre  autres,  ces  lignes:  «  Mon- 
seigneur, ce  qui  m'attriste  en  pensant  à  la  mort,  c'est  que  je  vais,  pour 
un  temps,  être  séparé  de  vous,  mais  je  me  console  en  pensant  que  je  ne 
pouvais  pas  confier  à  un  prêtre  plus  sûr  et  plus  digne  l'administration 
de  ce  siège  episcopal,  sede  vacante,  Monseigneur.  Je  vous  prie  de  me  par- 
donner tout  ce  que  vous  pourriez  me  reprocher  pendant  les  longues  an- 
nées que  vous  avez  travaillé  si  généreusement  à  mes  côtés.  Agréez,  Mon- 
seigneur, mes  meilleurs,  mes  plus  sincères  remerciements,  pour  tout  le 
bien  que  vous  avez  fait,  pour  les  services  signalés  que  vous  m'avez  rendus. 
Que  Dieu  vous  accorde  encore  longue  vie,  vous  comble  de  ses  grâces  et 
nous  réunisse  dans  son  beau  ciel.  » 


M^  JOSEPH-THOMAS  DUHAMEL  207 

Sa  mort  bouleversa  tout  un  peuple  qui  reconnaissait  perdre  en  lui, 
le  premier  archevêque  d'Ottawa,  un  vrai  père  à  l'âme  tendre  et  sympa- 
thique, un  père  au  cœur  généreux  et  ferme,  et  un  chef  au  caractère  aimable, 
simple  et  noble. 

Paul-Henri  BARABÉ,  o.  m.  i. 


La  maternité  spirituelle 
dans  les  mystères  de  Marie 


L'activité  que  notre  Mère  a  déployée  et  déploie  pour  nous  donner 
la  vie  nous  donnera  une  idée  plus  concrète  de  la  figure  maternelle  de  la 
Sainte  Vierge.  Relevons,  grâce  à  la  Tradition  et  surtout  à  l'Évangile, 
la  trace  des  événements  marquants  de  sa  maternité.  Ces  événements  la  lan- 
gue chrétienne  les  appelle  mystères,  mystères  de  la  vie  du  Verbe  incarné  et 
de  sa  Mère  immaculée.  J'en  parlerai  d'abord  en  général  —  toujours  ce- 
pendant en  rapport  avec  la  maternité  spirituelle;  ensuite  j'essaierai  d'en 
considérer  quelques-uns  plus  au  concret. 

I.  —  Les  mystères  de  Marie  en  général. 

Les  mystères  du  Christ  et  de  sa  Mère  ont  d'abord  caractère  de  faits 
historiques,  soit  perceptibles  aux  sens  comme  la  Passion,  soit  du  moins 
attestés  par  des  témoins  accrédités,  ainsi  l'Annonciation.  Mais  ce  serait 
s'arrêter  à  l'écorce  que  de  se  contenter  du  simple  déroulement  historique 
et  expérimental  des  faits  et  gestes.  Déjà  la  plus  humble  vie  a  des  secrets 
dont  le  reflet  extérieur  traduit  mal  le  sens  et  la  plénitude;  la  pénétration 
de  l'amitié  peut  seule  percer  le  mystère  d'une  vie.  Ainsi  faut-il  plus  que 
la  connaissance  de  l'histoire  évangélique  pour  entrer  dans  le  sanctuaire  de 
la  vie  humaine  du  Verbe  incarné  et  de  sa  Mère  immaculée;  il  faut  la  foi, 
le  sens  infus  du  divin. 

a)    Les  mystères  du  Verbe. 

Cela  est  nécessaire  pour  se  rendre  bien  compte  d'abord  que  tous  les 
actes  du  Christ,  sous  leur  apparence  et  réalité  si  humaines,  ne  sont,  selon 
une  réalité  plus  intérieure  et  plus  mystérieuse,  que  les  actes  humains  d'une 
Personne  divine.   Humbles  dans  leur  texture  humaine,  sublimes  dans  leur 


LA  MATERNITÉ  SPIRITUELLE  DANS  LES  MYSTÈRES  DE  MARIE     209 

réalité  divine,  engagés  dans  un  contexte  profondément  terrestre,  ils  sont 
pourtant  uniques  dans  leur  valeur  divine.  Le  Christ  est  aussi  sincèrement 
homme  que  n'importe  lequel  d'entre  nous,  mais  là  n'est  pas  le  dernier  mot 
de  sa  vie  humaine.  Car  si  le  dernier  mot  d'un  être  réside  moins  en  ce  qu'il 
est  que  dans  l'être  même,  si  donc  la  subsistance  d'un  être  vous  donne  la 
clé  de  sa  valeur  proprement  personnelle,  qui  n'entrevoit  la  valeur  incom- 
mensurable, divine,  mystérieuse  de  l'activité  humaine  du  Christ? 

Mais  le  Verbe  ne  s'étant  incarné  que  pour  sauver  les  hommes,  toute 
cette  valeur  des  actes  du  Christ  va  prendre  en  plus  un  caractère  de  salut, 
ils  vont  devenir  pour  nous  cause  de  salut,  principe  premier  et  universel 
(dans  l'ordre  créé)  de  la  grâce  en  la  possession  de  laquelle  consiste  le 
salut.  L'activité  du  Sauveur  est  toute  salutaire  pour  nous;  notre  salut  y 
est  tout  entier;  cet  homme  porte  véritablement  notre  salut  à  tous,  il  porte 
tous  les  sauvés,  tout  ce  qu'il  y  a  d'êtres  à  sauver.  Cet  homme  dont  la  di- 
gnité d'être  est  infinie  et  dont  la  sainteté  est  immense  constitue  à  lui  seul 
l'univers  de  la  grâce;  il  n'y  a  de  grâce,  de  salut,  d'union  à  Dieu  qu'en  lui, 
en  ne  faisant  qu'un  avec  lui.  Cet  homme  n'est  pas  que  lui,  il  est  tous  les 
hommes  à  sauver.  Son  activité,  par  conséquent,  est  aussi  notre  activité. 
En  lui  nous  sommes  nés,  nous  avons  été  baptisés,  nous  sommes  morts  et 
ressuscites  et  assis  à  la  droite  du  Père,  non  pas  rien  que  symboliquement, 
mais  par  une  précontenance  très  réelle.  Les  événements  de  la  vie  du  Christ 
sont  donc  des  mystères  non  seulement  parce  qu'ils  sont  les  gestes  et  pas- 
sions de  Dieu  incarné,  mais  aussi  parce  que  ces  gestes  et  passions  nous  sont 
salutaires,  parce  qu'ils  sont  porteurs  d'êtres  à  sauver,  à  gratifier,  à  sanc- 
tifier. 

b)    Les  mystères  de  Marie. 

Nous  sommes-nous  éloignés  de  notre  sujet?  Apparemment.  Mais  le 
détour,  si  vous  voulez  l'appeler  ainsi,  n'allonge  pas,  parce  qu'il  fera  saisir 
plus  vite  ce  que  sont  les  mystères  de  Marie;  les  mystères  de  la  Mère  sont 
ceux  du  Fils. 

Marie  est  tout  ce  qu'elle  est  par  son  union  à  Jésus.  Entendons  avant 
tout  l'union  de  la  Mère  comme  telle  à  son  Fils.  Marie  est  la  Mère  du 
Verbe  de  Dieu  incarné.  Elle  en  revêt  du  coup  une  dignité  dépassant  toutes 
les  autres,  elle  est  élevée  à  une  hauteur  qui  laisse  loin  en  arrière  toutes  les 
grandeurs  créées.  Sa  grandeur  et  sa  dignité  ne  se  comparent  qu'à  la  gran- 


210  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

deur  et  à  la  dignité  du  Dieu  son  Fils;  elle  partage  la  dignité  du  Fils.  Sans 
être  personne  divine,  elle  a  avec  la  Personne  divine  une  relation  d'un 
genre  unique  qui,  tout  en  distinguant  les  deux  personnes  de  la  Mère  et  du 
Fils,  les  conjoint  en  un  lien  que  personne  d'autre  ne  partage.  De  là  la 
dignité  des  actes  de  la  Sainte  Vierge,  de  là  le  mystère  des  événements  qui 
la  concernent.  Ces  événements  sont  des  mystères  parce  qu'ils  concernent 
la  Mère  de  Dieu. 

Voilà  précisément  ce  qui  l'habilite  —  d'après  le  décret  divin  —  à 
s'unir  à  son  Fils  comme  au  Sauveur.  Elle  ne  lui  donne  pas  seulement  un 
habitacle  sur  terre  en  lui  fournissant  une  nature  humaine,  mais  en  consé- 
quence elle  prend  part  à  sa  mission  même,  elle  embrasse  avec  lui  et  en  lui 
toute  la  race  humaine,  elle  le  reçoit  et  le  donne  pour  le  salut  d'une  multi- 
tude. En  contractant  avec  Jésus  le  lien  unique  qui  fait  d'elle  et  de  lui 
une  famille,  elle  se  trouve  intimement  mêlée,  à  l'œuvre  du  salut;  conjoin- 
te au  nouvel  Adam,  elle  devient  avec  lui,  sur  un  plan  inférieur  mais  en- 
core universel,  un  principe  de  gratification  et  de  renouveau  pour  toute  sa 
race.  Aussi  sa  vie  comme  celle  de  son  Fils  est-elle  tout  imprégnée  de 
grâce;  ses  actes  et  ses  douleurs  sont  pour  nous  cause  de  salut  et  de  résur- 
rection. Pour  cela  les  événements  qui  concernent  la  Mère  de  Dieu  sont 
des  mystères,  parce  qu'ils  contiennent  notre  salut;  ils  sont  les  mystères  de 
sa  maternité  spirituelle. 

On  le  voit,  il  n'y  a  pas  en  Marie,  pas  plus  d'ailleurs  que  dans  le 
Christ,  une  double  série  parallèle  d'activités  et  d'événements;  une  série 
concernant  la  Mère  de  Dieu,  l'autre  la  Mère  des  hommes.  Toute  sa  vie  — 
ce  qu'elle  fait  et  ce  qui  lui  arrive  —  est  très  unifiée.  Elle  n'a  pas  à  se  don- 
ner d'abord  à  son  Fils  premietr-né  et  puis  à  ses  fils  spirituels:  à  vrai  dire, 
elle  n'a  qu'un  Fils  unique,  en  se  donnant  à  lui,  elle  se  donne  à  tous,  parce 
que  tous  ne  font  qu'un  en  lui.  Son  activité  de  Mère  à  l'égard  de  Dieu  in- 
carné devient  une  activité  maternelle  à  l'égard  de  tous  ceux  qui  revivent 
en  Dieu  incarné.  Quand  elle  reçoit  le  Verbe  en  son  sein,  quand  elle  le  porte 
et  puis  le  montre,  quand  elle  le  nourrit,  le  prépare  et  l'accompagne  au 
sacrifice  de  la  croix,  quand  elle  le  prie  au  Cénacle,  l'attend  et  le  rejoint  à 
l'Assomption  pour  régner  à  ses  côtés,  nous  croyons  bien  que  ces  mystères 
sont  les  mystères  de  la  Mère  du  Verbe;  croyons  aussi  qu'ils  sont  en  même 
temps  les  mystères  de  la  Mère  du  Sauveur,  de  notre  Mère,  par  lesquels  elle 


LA  MATERNITÉ  SPIRITUELLE  DANS  LES  MYSTÈRES  DE  MARIE     211 

exerce  sa  maternité  à  notre  égard   dans   le   Christ:  en   un   mot   les   actes 
mêmes  de  sa  maternité  spirituelle. 

Ces  principes  sont  bien  autre  chose  que  de  pures  déductions  en  l'air. 
On  les  lit,  par  exemple,  en  un  vigoureux  raccourci,  dans  l'encyclique  de 
Pie  X,  Ad  diem  illum.  J'en  cite  quelques  mots  seulement:  «  In  uno  igitur 
eodemque  alvo  castissimae  matris  et  carnem  Cbristus  sibi  assumpsit  et 
spiritale  simul  corpus  adjunxit  ex  iis  nempe  coagmentatum  qui  credituri 
erant  in  eum.  Ita  ut  Salvatorem  habens  Maria  in  utero,  illos  etiam  dici 
queat  gessisse  omnes,  quorum  vitam  continebat  vita  Salvatoris.  Universi 
ergo,  quotquot  cum  Christo  jungimur,  quique,  ut  ait  Apostolus,  membra 
sumus  corporis  ejus,  de  ossibus  ejus,  de  Maria?  utero  egressi  sumus,  tam- 
quam  corporis  instar  cohaerentis  cum  capite.  » 

J'ajouterai  une  dernière  considération  générale  pour  faire  voir  un 
autre  aspect  des  mystères  du  salut,  bien  propre  à  révéler  la  profondeur  et 
l'influence  concrète  de  la  maternité  spirituelle  de  la  Sainte  Vierge. 

c)    Les  mystères  de  Marie, 
forme  de  notre  vie  spirituelle. 

Une  mère  ne  fait  pas  que  donner  la  vie  et  la  développer,  elle  la  donne 
et  la  développe  à  son  image  et  ressemblance.  C'est  un  vieux  fait  d'expé- 
rience que  les  sciences,  la  philosophie  et  la  théologie  ont  homologué  dans 
la  définition  classique  de  la  génération:  «  Generatio  est  origo  viventis  a 
vivente  conjuncto  in  similitudinem  naturae.  »  La  forme  de  vie  de  la  mère 
passe  nécessairement  en  son  enfant:  elle  le  forme  physiquement  et  mora- 
lement. Observez  la  mère  et  vous  saurez  ce  qu'est  l'enfant,  il  ressemblera 
d'autant  plus  à  celle-là  qu'il  aura  davantage  reçu  d'elle.  Les  activités  de 
la  mère  par  la  force  des  choses  physiques  et  morales  tendent  à  se  repro- 
duire dans  le  fils  en  sorte  que  l'histoire  de  celui-ci  est  préformée  en  celle-là. 

Notre  vie  spirituelle,  divine  parce  que  venant  de  Dieu,  chrétienne 
parce  qu'issue  du  Christ,  est  mariale  parce  que  préformée  en  notre  Mère. 
Ses  mystères  étant  des  activités  maternelles,  tracent  la  ligne  de  notre  vie 
de  grâce.  Par  ses  instincts  profonds  notre  grâce  ne  tend  pas  seulement  à 
nous  faire  vivre  divinement  ou  chrétiennement,  mais  encore  à  reproduire 
en  nous  la  figure  de  la  Mère  de  grâce,  elle  tend  à  nous  faire  revivre  les 
mystères  de  Marie.   Pour  nous  avoir  été  acquise  par  ces  mystères,  la  grâce 


212  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

chrétienne  a  pris  des  tournures,  des  instincts,  des  poussées,  des  traits,  une 
forme,  qui  sont  de  Marie,  qui  nous  configurent  à  Marie.  Etudiez  les 
traits  de  la  vie  de  Marie,  et  vous  saurez  quels  sont  ou  quels  doivent  être 
les  traits  de  votre  vie;  vous  saurez  à  quoi  vous  incline  la  grâce  et  quel 
modèle  vous  avez  à  imiter.  Les  mystères  de  Marie  —  avec  une  force  et  une 
suavité  maternelles  —  vous  montrent  la  figure  que  vous  devez  prendre, 
et  font  que  vous  soyez  ce  qu'ils  vous  montrent.  Un  peu  comme  les  sacre- 
ments, ils  signifient  ce  qu'ils  opèrent  et  ils  opèrent  ce  qu'ils  signifient,  tout 
en  nous  enseignant  ce  qu'il  faut  faire  pour  se  plier  au  courant  de  vie  qu'ils 
canalisent. 

Regardons  d'un  peu  plus  près  —  très  sommairement,  plutôt  à  titre 
d'exemples  —  quelques-uns  des  mystères  de  notre  Mère. 

II.  —  Les  mystères  de  Marie  en  particulier. 

La  piété  chrétienne  a  accoutumé  de  partager  les  mystères  de  Marie  en 
trois  groupes;  bien  loin  d'avoir  à  y  reprendre,  le  théologien  peut  s'inspi- 
rer de  ce  groupement.  Ainsi  le  père  Bernard,  O.P.  \  voit  dans  les  mystè- 
res centrés  respectivement  sur  la  naissance  et  la  passion  de  Jésus  comme 
une  conception  et  un  enfantement  du  Christ  mystique,  du  Corps  mysti- 
que, de  nous  tous,  virtuellement  et  éminemment  réunis  dans  le  Chris:. 
Quant  aux  mystères  de  la  gloire,  le  rôle  de  Marie  y  prend  l'air  d'  «  une 
œuvre  d'éducation  dans  laquelle  la  mère  connaît  nommément  ses  enfants 
et  les  a  distinctement  sous  les  yeux  et  dans  les  mains  ».  Vue  assurément 
maternelle  des  mystères  de  Marie,  à  condition  de  garder  —  comme  le  P. 
Bernard  en  est  le  premier  à  s'aviser  —  toute  la  souplesse  de  l'analogie.  Ar- 
rêtons-nous à  certains  faits  plus  concrets. 

a)    La  Visitation. 

Du  premier  groupe  des  mystères,  choisissons  un  seul  épisode,  bien 
vivant,  peut-être  pas  le  plus  grand,  mais  très  pittoresque  et  loin  d'être  dé- 
pourvu de  signification,  la  visitation  de  Marie  à  sa  cousine  Elisabeth. 
Vous  connaissez  les  faits  et  leur  enchaînement  historique.  Cherchons  plu- 
tôt quelle  influence  ils  eurent  pour  nous  engendrer  au  Christ  et  quel  sens 
ils  impriment  à  notre  vie  chrétienne. 

1   La  Maternité  spirituelle  de  Marie  et  la  pensée  de  saint  Thomas,  dans  le  Bull,  de 
la  Soc.  française  d'Etudes  mariales,   1935,  p.  99. 


LA  MATERNITÉ  SPIRITUELLE  DANS  LES  MYSTÈRES  DE  MARIE     213 

Sans  vouloir  tout  voir,  on  a,  à  regarder  l'événement,  l'impression 
bien  nette  que  la  visite  de  la  jeune  Mère  à  sa  cousine  a  pour  objet  et  effet 
d'apporter  à  la  famille  du  Précurseur  et  à  celui-ci  particulièrement  le  con- 
tact réjouissant  et  sanctifiant  du  Sauveur  nouvellement  conçu.  Le  signe,, 
c'est  qu'à  l'arrivée  et  en  présence  de  Marie  les  interventions  extraordinai- 
res de  l'Esprit-Saint  se  multiplient  manifestement:  chez  Elisabeth,  pour 
lui  révéler  en  sa  jeune  cousine  la  Mère  de  son  Seigneur;  chez  Jean-Bap- 
tiste, pour  le  sanctifier  et  le  faire  exulter  de  joie  dès  le  sein  de  sa  mère  ;  chez 
Zacharie  un  peu  plus  tard,  pour  lui  délier  la  langue  et  lui  inspirer  son 
Benedictus;  chez  la  Mère  de  Jésus,  enfin,  pour  lui  faire  exhaler  son  can- 
tique du  Magnificat. 

Marie  se  rend  compte  qu'elle  porte  et  apporte  une  présence  sancti- 
fiante dont  elle  aperçoit  les  premiers  fruits.  Dans  sa  maternité  divine 
commençante,  elle  goûte  les  prémices  de  sa  maternité  spirituelle.  Il  y  a  là 
une  germination  et  un  symbole;  ce  qui  s'opère  dans  un  petit  cercle  préfi- 
gure comme  exemplaire  et  prépare  en  le  méritant  tout  ce  qui  va  s'accom- 
plir en  temps  et  lieu  pour  chacun  des  membres  du  Corps  mystique. 

De  même  qu'au  jour  de  l'Annonciation  la  Sainte  Vierge  représen- 
tait et  portait  en  elle  toute  la  race  humaine  pour  la  hausser  et  la  joindre 
au  Verbe  qui  s'incarnait,  ainsi  à  la  Visitation,  remplie  du  Verbe  incarne, 
elle  commence  de  le  porter  aux  hommes,  de  le  mettre  en  contact  à  la  fois 
sensible  et  sanctifiant  avec  les  hommes.  Par  elle  Dieu  incarné  commence 
sa  recherche  des  âmes,  son  œuvre  de  rayonnement;  le  portant,  la  jeune 
Mère  commence  de  le  donner,  lui  qui  est  la  vie.  Cette  vie  que  la  Vierge 
cache  en  elle  et  qui  est  de  droit  la  vie  de  tous,  elle  commence  à  la  commu- 
niquer de  fait. 

Le  Christ  aurait  pu  d'un  seul  acte  intérieur  de  sa  volonté  sanctifier 
tout  son  monde,  mais  nous  savons  bien  qu'il  n'a  voulu  le  faire  que  par 
l'exercice  normal  d'une  vie  très  semblable  et  très  mêlée  à  la  nôtre.  De 
même  la  très  Sainte  Vierge  aurait  pu  nous  donner  son  Fils  et  notre  vie 
dans  un  sublime  acte  d'amour  tout  intérieur  où  se  serait  consommée  sa 
maternité  spirituelle;  en  réalité,  selon  la  loi  de  conformité  qui  fait  des 
mystères  du  Christ  et  de  la  Vierge  une  série  étroitement  enlacée,  il  faut 
que  la  Mère  nous  donne  son  Enfant,  notre  vie,  par  l'exercice  normal  de 
sa  maternité,  et  donc  tout  d'abord  en  le  portant  et  en  nous  l'apportant 


214  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

corporellement.  Allègrement  —  cam  festinatione  —  chargée  de  son  ma- 
ternel fardeau,  elle  nous  procure  le  premier  contact  vivifiant  qui  fait  que 
l'humanité  commence  de  revivre  spirituellement  par  le  Christ.  Sa  gesta- 
tion corporelle  du  Fils  de  Dieu  n'est-elle  pas  ainsi  comme  une  gestation 
spirituelle  de  ses  enfants  d'adoption? 

De  tenir  leurs  origines  spirituelles  du  zèle  de  la  vaillante  Mère,  ses 
enfants  qui  forment  l'Eglise  n'en  gardent-ils  pas  un  instinct  d'apostolat, 
un  instinct  missionnaire?  Comme  leur  Mère,  ils  savent  et  ils  doivent  se 
lever,  se  déranger,  partir,  s'exiler  même,  pour  porter  le  Christ,  le  montrer, 
l'emmener  en  contact  avec  toutes  les  âmes,  l'y  faire  naître,  et,  comme  ex- 
plique Bède  le  Vénérable  2,  concevoir  et  nourrir  le  Christ  dans  les  âmes 
telle  une  mère.  Tout  l'apostolat  de  l'Eglise  était  en  germe  dans  la  visita- 
tion de  Marie  à  Elisabeth. 

b)  La  Compassion. 

La  trame  de  l'histoire  du  Christ  devait  le  conduire,  en  exécution  des 
desseins  de  son  Père,  au  mystère  d'abaissement  où,  sous  semblant  de  mort 
et  de  défaite,  son  amour  triompherait  du  péché.  Moment  décisif  de  la  Pas- 
sion sans  lequel  rien  ne  se  serait  accompli  et  d'où  le  reste  doit  jaillir.  La 
Vierge  est  trop  associée  au  Rédempteur  pour  n'être  point  mêlée  à  sa  pas- 
sion; elle  aura  aussi  sa  compassion  rédemptrice. 

Alors  qu'elle  avait  disparu  durant  le  ministère  public  du  Sauveur, 
il  est  bien  significatif  qu'elle  réapparaisse  au  premier  plan,  à  ses  côtés,  pour 
l'assister  au  crucifiement.  Elan  certes  de  son  amour  maternel,  qui  offre 
aujourd'hui  sa  présence  et  sa  compassion,  de  même  qu'autrefois  elle  of- 
frait ses  services.  Mais  il  faut  bien  voir  toute  la  portée  de  cette  présence. 
L'événement  du  Calvaire  n'intéresse  pas  seulement  les  quelques  personnes 
présentes:  tout  l'univers  est  là.  Le  rôle  de  Jésus  et  de  Marie  a  une  répercus- 
sion universelle.  Sans  doute  tout  apparaîtra  et  s'épanouira  en  temps  et 
lieu;  mais  la  réalité  est  là;  c'est  un  monde  nouveau  qui  se  forme  du  côté 
ouvert  du  Sauveur.  Toute  proportion  gardée,  ce  monde  naît  aussi  du 
cœur  transpercé  de  la  Vierge  des  douleurs;  elle  lui  donne  naissance  par 
ses  souffrances.  Elle  «rachète  le  monde,  elle  en  expie  le  péché,  elle  lui 
mérite  par  son  amour  et  sa  générosité,  par  son  union  au  sacrifice,  la  récon- 

11  In  Luc,  lib.  IV,  cap.  49. 


LA  MATERNITÉ  SPIRITUELLE  DANS  LES  MYSTÈRES  DE  MARIE      215 

ciliation  avec  Dieu,  la  paix,  la  grâce,  la  vie.  Vaillamment  —  stabat  — 
au  milieu  de  ses  souffrances  elle  donne  le  jour  à  ses  enfants  en  les  rache- 
tant. 

Est-ce  trop  dire  que  de  l'associer  à  ce  point  au  Rédempteur?  Il  ne 
semble  pas,  puisqu'on  ne  fait  que  reprendre  le  mot  de  Benoît  XV:  «  Tta 
cum  Filio  patiente  et  moriente  passa  est  et  pasne  commortua,  sic  materna 
in  Filium  jura  pro  hominum  salute  abdicavit  placandaeque  justitiae,  quan- 
tum ad  se  pertinebat,  Filium  immolavit,  ut  dici  merito  queat  Ipsam  cum 
Christo  humanum  genus  redemisse  3.  » 

Faut- il  à  ce  rachat  attribuer  un  sens  maternel?  Écoutez  à  ce  propos 
saint  Albert  le  Grand  dont  je  traduis  le  texte  d'aussi  près  que  possible: 
«  Au  moment  de  la  Passion  la  Mère  de  miséricorde  se  joignit  au  Père  des 
miséricordes  pour  accomplir  une  œuvre  de  la  plus  haute  miséricorde.  Elle 
supporta  la  douleur  de  la  Passion,  car  un  glaive  lui  transperce  l'âme;  ainsi 
participante  de  la  Passion,  elle  est  devenue  l'auxiliaire  du  Rédempteur  et 
la  mère  de  régénération.  Aussi  à  cause  de  la  fécondité  spirituelle  qui  en 
fait  la  mère  spirituelle  de  tout  le  genre  humain,  non  sans  un  enfantement 
laborieux  elle  nous  appelle  et  nous  régénère  tous  à  la  vie  éternelle  en  son 
Fils  et  par  son  Fils.   A  bon  droit  elle  a  donc  été  appelée  femme.  » 

Les  derniers  mots  de  la  citation  font  allusion  à  la  déclaration  du  Ré- 
dempteur lui-même.  Déclaration  autorisée  et  définitive  où  les  fidèles,  au 
moins  depuis  le  12e  siècle,  entendent  le  rôle  maternel  de  Marie  au  Calvai- 
re: «  Mulier,  ecce  filius  tuus.  .  .  Ecce  mater  tua  4.  » 

A  ces  divines  paroles  n'ajoutons  plus  rien  que  ceci:  il  faut  apprécier 
d'autant  le  don  d'une  vie  qui  a  tellement  coûté.  Et  l'exemple  de  notre 
Mère  est  pour  beaucoup  pour  nous  inspirer  courage  et  adoucir  nos  souf- 
frances quand  il  les  faut  accepter  pour  arriver  avec  elle  à  la  gloire:  «  si 
compatimur  ut  et  conglorificemur  »   (Rom.  8,  17) . 

c)    U Assomption. 

Car  l'aboutissement  des  mystères  et  de  la  vie  qu'ils  transmettent, 
c'est  la  gloire  céleste.  La  glorieuse  Vierge  Marie  en  prit  possession  au  jour 

••   Benoît  XV,  Inter  sodalicia. 

•'    Saint  ALBERT  LE  GRAND,  Mariale,  q.  29,  par.  3. 


216  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

de  son  assumption  corporelle.  Privilège  exclusif  à  la  Mère  de  Dieu,  il  ne 
peut  cependant  pas  être  étranger  à  la  maternité  spirituelle. 

Et  tout  d'abord  l'Assomption  est  le  terme  d'un  achèvement  spiri- 
tuel. Par  les  mystères  de  l'Enfance  et  de  la  Compassion,  notre  Mère  nous 
a  conçus  et  enfantés  à  la  grâce;  elle  a  formé  le  Corps  mystique  par  l'acqui- 
sition d'un  immense  mérite.  Mais  différente  en  ceci  de  son  Fils,  elle  doit 
continuer  de  mener  pour  quelque  temps  la  vie  de  voyageuse,  et  donc  elle 
continue  de  mériter.  Que  nous  mérite-t-elle?  Quelque  chose  semble-t-il 
qui  correspondra  en  nous  à  ce  qui  s'opère  en  elle.  Il  s'opère  en  elle  un 
achèvement,  une  maturation,  une  attirance  vers  le  ciel:  cupio  esse  curn 
Christo;  elle  s'en  approche  toujours  plus  en  mettant  le  comble  à  sa  sain- 
teté. Aïeule  vénérable,  tout  en  veillant  au  dehors  sur  le  berceau  de  l'Egli- 
se naissante,  intérieurement  elle  s'évade  de  plus  en  plus  de  ce  monde  pour 
ne  plus  vivre  qu'avec  Jésus,  jusqu'à  ce  que  son  rôle  étant  terminé  ici-bas, 
sa  tâche  accomplie,  elle  touche  la  fin  de  l'épreuve,  le  moment  où  le  voile 
de  la  foi  cédant  à  la  pression  d'un  amour  extrême  et  d'un  mérite  débor- 
dant fait  place  à  la  vision.  Voilà  bien  la  source  et  le  modèle  de  cette  ten- 
sion qui  fait  continuellement  prier  l'Église:  Veni  Domine  Jesu,  de  cette 
tension  eschatologique,  comme  aiment  à  l'appeler  quelques-uns  aujour- 
d'hui. Voilà  la  source  et  le  modèle  de  ces  saintetés  achevées,  de  ces  géants 
de  sainteté  qui  atteignent  l'âge  parfait  du  Christ  et  qui  emportent  l'Église 
vers  sa  consommation  définitive.  Durant  les  années  qui  précédèrent  l'As- 
somption, la  vénérable  Mère  aura  donc  vécu  et  appris  à  ses  enfants 
à  vivre  le  temps  de  la  maturation. 

L'Assomption  est  aussi  une  entrée  triomphale  en  la  vie  éternelle. 
Transportée  au  ciel  corps  et  âme,  la  divine  Mère  mérite  qu'on  lui  attribue 
aussi  ce  que  saint  Paul  écrivait  du  Christ  ressuscité:  «  Factus  est  primus 
homo  Adam  in  animam  viventem,  novissimus  Adam  in  spiritum  vivifi- 
cantem.  .  .  Primus  homo  de  terra,  terrenus;  secundus  homo  de  caelo,  cae- 
lestis.  .  .  Sicut  portavimus  imaginem  terreni,  portemus  et  imaginem  cae- 
lestis  5.  »  Marie  devient,  corps  et  âme,  esprit  vivifiant.  Toute  la  spiri- 
tualité qu'elle  a  accumulée  au  cours  de  sa  vie  terrestre,  devient  extrême- 
ment vivifiante  et  rayonnante.  Tout  le  Corps  mystique  qu'elle  a  porté, 
auquel  elle  a  donné  vie  et  jour,  qu'elle  a  modelé  et  formé  en  ses  mystères 

«   1  Cor.   15,  45-49. 


LA  MATERNITÉ  SPIRITUELLE  DANS  LES  MYSTÈRES  DE  MARIE     217 

terrestres,  elle  va  maintenant  l'élever  en  chacun  de  ses  enfants.  Vivant 
d'abord  en  Jésus  et  Marie,  le  Corps  mystique  va  désormais  vivre  en  cha- 
cun de  nous  à  mesure  qu'arrivant  à  l'existence,  nous  sommes  incorporés 
au  Christ  par  la  grâce  que  nous  dispense  notre  Mère  du  ciel. 

Mère,  elle  l'est  plus  que  jamais,  maintenant  qu'en  pleine  possession 
de  sa  gloire,  de  ses  mérites  et  de  ses  pouvoirs  elle  a  charge  de  dispenser  à 
chacun  les  grâces  de  vie  chrétienne.  Maîtresse  en  la  maison  de  Dieu  qui 
est  l'Eglise,  corps  du  Christ  son  Fils,  elle  voit  à  tout  en  pleine  connais- 
sance de  cause,  elle  nous  chérit  tous  d'un  amour  immense  et  compatissant, 
elle  nous  est  d'une  sollicitude  qu'on  ne  peut  que  qualifier  de  maternelle. 
Grâce  à  sa  vision  et  à  science  infuse,  elle  nous  scrute  tous  et  chacun,  elle 
lit  jusqu'au  tréfonds  de  notre  cœur  beaucoup  plus  loin  que  nos  intro- 
spections les  plus  clairvoyantes,  elle  voit  clair  dans  le  fouillis  qui  nous  a 
l'air  si  embrouillé  de  nos  petites  voies  humaines.  Sa  charité  embrasse  tout 
son  monde  et  se  donne  à  chacun  avec  des  privautés  de  choix;  spirituelle 
comme  la  charité  de  Dieu,  elle  est  tendre  comme  l'affection  qui  fait  pal- 
piter un  cœur  de  chair;  elle  est  détrempée  de  toute  l'expérience  que  notre 
Mère  a  acquise  autrefois  en  passant  comme  nous  par  l'épreuve  d'une  vie 
vécue  dans  la  foi.  Aussi  quelle  sympathie  attentive  et  comprehensive,  et 
quels  soins  elle  prend  de  sa  famille.  Avec  cela  les  pouvoirs  d'une  reine, 
puissante  sur  le  cœur  du  Roi,  et  jouissant  de  tout  loisir  et  de  toute  faculté 
de  distribuer  comme  siennes,  et  donc  avec  un  cachet  maternel,  les  largesses 
royales. 

L'activité  maternelle  de  Marie  au  ciel,  c'est  à  la  fois  tout  le  réalisme 
de  sa  maternité  dans  les  mystères  terrestres  et  tout  le  déploiement  incom- 
mensurable qu'elle  prend  dans  le  mystère  de  sa  gloire  céleste.  Au  moment 
de  son  assumption  tout  ce  qu'il  y  avait  de  maternité  vécue  sur  la  terre  en 
son  corps  et  en  son  âme  s'est  en  quelque  sorte  condensé  et  puis  a  commen- 
cé de  se  dilater,  de  s'étendre,  de  rayonner  pour  nous  atteindre  tous  et  nous 
joindre  à  elle  et  au  Christ. 

Tout  le  temps  elle  nous  accompagne  jusqu'à  l'heure  de  la  mort;  ec 
tous  ceux  dont  elle  a  le  bonheur  de  bénir  le  trépas,  elle-même  les  introduit 
à  la  vision  bienheureuse.  Laissons  un  poète  théologien  nous  décrire  cet 
heureux  passage.  Vous  savez  déjà  —  mais  se  lasse-t-on  d'en  goûter  l'en- 
chantement —  comment  Dante    décrit,    au    dernier    chant  de  la  Divina 


218  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Commedia,  son  arrivée  au  terme  du  voyage  qui  l'a  conduit  jusqu'au  seuil 
de  la  lumière  divine.  Celle-ci  est  trop  brillante  pour  un  regard  créé,  le 
voyageur  prie  la  Vierge  de  «  lui  obtenir  vertu  si  grande  qu'il  puisse  de  ses 
yeux  s'élever  plus  haut  vers  la  dernière  félicité  »;  il  prie  la  Reine  «  qui 
peut  ce  qu'elle  veut  »,  «  de  conserver  saines  après  une  telle  vision  toutes 
ses  affections  ».  Pour  toute  réponse,  Marie  d'un  simple  regard  l'invite  à 
suivre  le  sien;  «  de  là  ses  yeux  se  dirigèrent  vers  l'éternelle  lumière,  dans 
laquelle  on  ne  peut  croire  que  pénètre  d'une  autre  créature  un  regard  aussi 
clair  ».  Aussitôt,  ainsi  protégée,  ajoute  le  poète,  «  ma  vue  devenant  sin- 
cère, de  plus  en  plus  entrait  dans  le  rayon  de  la  sublime  lumière  qui  est 
vraie  par  elle-même.  Ô  abondante  grâce,  par  laquelle  je  présumai  fixer 
mon  regard  sur  la  lumière  éternelle  si  avant  que  j'y  consumai  ma  vue.  » 
Mais  pourquoi  multiplier  les  mots:  les  mêmes  mots  les  plus  soyeux 
seront  toujours  trop  grossiers  pour  envelopper  les  choses  si  hautes  et  si 
simples  que  chante  cette  prière  de  tous  les  soirs:  «Mater  misericordiae, 
vita,  dulcedo  et  spes  nostra,  illos  tuos  miséricordes  oculos  ad  nos  couverte 
et  Jesum  benedictum  fructum  ventris  tui  nobis  post  hoc  exilium  osten- 
de.  « 

Jacques  GERVAIS,  o.  m.  i., 
professeur  à  la  faculté  de  théologie. 


L'anglicanisme  libéral 
et  le  mouvement  œcuménique 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL 
ET  LE  CATHOLICISME. 

<(  C'est  le  catholicisme  libéral  qui  a  guidé  la  «  Church  of  England  >> 
entre  les  écueils  du  protestantisme  libéral,  du  modernisme  catholique  ro- 
main et  de  l'obscurantisme  catholique.  Il  nous  a  sauvés  de  Harnack,  Tyr- 
rell et  Pie  X  *.»  Cette  phrase,  relevée  dans  un  périodique  anglican  à  la  veil- 
le de  la  guerre,  esquisse  la  ligne  du  progrès  suivi  par  l'anglicanisme  au 
cours  des  dernières  décades  du  XIXe  siècle  et  des  premières  du  XXe,  et  la 
représente  comme  si,  grâce  à  un  cheminement  équilibré,  elle  s'était  cons- 
tamment maintenue  dans  la  voie  moyenne,  la  «  via  media  »  entre  les  exa- 
gérations de  droite  et  de  gauche.  Nous  sommes  loin  de  souscrire  à  ce  juge- 
ment. 

Il  faut  néanmoins  admettre  que  l'anglo-catholicisme  libéral  consti- 
tue aujourd'hui  la  fraction  la  plus  importante  et  comme  le  noyau  central 
de  cette  Église.  A  sa  droite  figurent  les  ritualistes  ou  «  papalists  »,  qui  se 
donnent  comme  les  héritiers  directs  du  mouvement  d'Oxford  à  l'intérieur 
de  l'anglicanisme,  mais  qui  n'en  ont  retenu  que  les  éléments  accidentels  et 
extérieurs;  à  sa  gauche,  le  groupe  moderniste  du  Dr  Major,  dont  les  ou- 
trances mêmes  ont  pour  la  mentalité  religieuse  anglo-saxonne  quelque  cho- 
se de  choquant.  Il  y  a  lieu  de  faire  aussi  état  des  évangéliques,  qui  à  eu;: 
seuls  forment  bloc  en  face  des  précédents  et  représentent  la  tendance  pro- 
testante; par  eux,  l'Eglise  officielle  se  rapproche  des  multiples  sectes  qui 
sont  sorties  de  son  sein  et  qui  constituent  aujourd'hui  la  dissidence  angli- 

*  Cet  article  est  le  premier  d'une  série  de  trois  qui  paraîtront  au  cours  de  la  pre- 
serve année. 

3    E.  L.  MASCALL,  dans  The  Church  Times,   15  juillet   1938. 


220  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

cane:  on  les  appelle  non-conformistes  (presbytériens,  congrégationalistes, 
méthodistes) .  S'ils  se  distinguent  par  leur  zèle,  qui  anime  de  nombreu- 
ses sociétés  bibliques  et  missionnaires,  les  évangéliques  en  Grande-Breta- 
gne n'ont  point  de  signification  théologique,  pas  plus  d'ailleurs  que  leurs 
antagonistes  extrêmes,  les  ritualistes. 

Deux  partis  dès  lors  méritent  surtout  de  retenir  l'attention  du  théo- 
logien: les  anglo-catholiques  libéraux  et  les  modernistes.  Le  modernisme 
nous  est  connu,  du  moins  sous  la  forme  qu'il  a  revêtue  dans  le  catholicis- 
me romain,  où,  comme  on  le  (rappelait  plus  haut,  il  est  associé  aux  noms 
de  Tyrell  et  de  Loisy,  et  où  il  fut  frappé  des  condamnations  de  Pie  X. 
En  revanche,  le  libéralisme  anglo-saxon  présente  un  caractère  sui  generis, 
et  ce  serait  commettre  une  erreur  que  de  le  confondre  avec  ce  qui,  en  Alle- 
magne ou  en  France,  se  couvre  de  la  même  étiquette. 

I.  —  Les  étapes  du  libéralisme. 

Les  protestants  libéraux  allemands,  dont  Harnack  fut  le  coryphée 
et  qui  ont  suscité  par  réaction  la  renaissance  luthérienne  et  le  mouvement 
barthien,  niaient  la  transcendance  divine  et  n'admettaient  comme  don- 
nées religieuses  que  celles  que  l'homme  peut  acquérir  par  le  seul  travail  de 
la  raison  réfléchissant  sur  les  faits  de  l'histoire  et  de  la  psychologie.  En 
France,  les  libéraux  se  reconnurent  surtout  à  leurs  aspirations  politiques. 
Newman,  qui  était  taxé  d'anti-libéral  dans  son  pays,  admirait  profondé- 
ment des  hommes  comme  Lacordaire  et  Montalembert,  ses  contempo- 
rains, qui  passaient  chez  nous  pour  libéraux,  et  il  sentait  qu'au  fond,  en 
dépit  de  la  divergence  des  points  de  vue  et  des  étiquettes,  il  avait  avec  eux 
partie  liée.  Néanmoins,  chez  nous,  les  libéraux  étaient  enclins  à  réduire 
les  droits  de  l'autorité  même  en  matière  religieuse,  ce  que  Newman  n'eût 
pas  admis.  Même  un  penseur  indépendant,  comme  von  Hugel,  situé  à 
l'intersection  du  catholicisme  et  du  modernisme,  s'entendait  dire  par 
l'abbé  Huvelin:  «  Non,  vous  n'êtes  point  catholique  libéral,  vous  êtes 
beaucoup  plus  dogmatique  qu'ils  ne  l'étaient.  Vous  êtes  très  dogmatique. 
Aussi  s'occupaient-ils  surtout  de  politique:  la  politique  n'est  que  peu  ou 
rien  pour  vous  2.  » 

2  Cité  par  M.  NÉDONCELLE,  La  pensée  religieuse  de  Friedrich  von  Hiïgel,  [1935], 
p.  8. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE     221 

a)    Définition  du  libéralisme. 

Qu'est-ce  donc  que  le  libéralisme  doctrinal  au  sens  anglais?  New- 
man l'a  bien  défini:  «  c'est  le  principe  anti-dogmatique  »,  et  plus  expli- 
citement: «  Par  libéralisme,  j'entends  la  fausse  liberté  de  pensée,  ou  l'exer- 
cice de  la  pensée  sur  des  questions  dans  lesquelles,  d'après  la  nature  même 
de  l'esprit  humain,  la  pensée  ne  peut  arriver  à  un  heureux  résultat  et  n'est 
plus  à  sa  place.  Au  nombre  de  ces  questions,  je  range  tous  les  principes 
fondamentaux  quelle  que  soit  leur  nature,  et  de  ces  principes,  les  vérités 
de  la  Révélation  doivent  être  considérées  comme  les  plus  sacrées  et  les  plus 
importantes:  le  libéralisme  est  donc  l'erreur  par  laquelle  on  soumet  au 
jugement  humain  les  doctrines  révélées  qui,  par  leur  nature,  le  surpassent 
et  en  sont  indépendantes:  erreur  par  laquelle  on  prétend  déterminer,  en 
pesant  leurs  mérites  intrinsèques,  la  vérité  et  la  valeur  de  propositions  qui 
s'appuient  uniquement  pour  être  reçues  sur  l'autorité  de  la  parole  di- 
vine 3.  » 

La  raison  humaine  est  avide  d'évidence,  de  certitude  lucide;  le  pro- 
grès des  sciences  l'a  gâtée  et  lui  a  fait  concevoir  l'univers  en  termes  de  re- 
lations et  de  lois.  Dans  cette  synthèse  point  de  place  pour  le  mystère,  la 
foi  qui  nous  met  en  rapport  avec  l'inconnu:  il  faut  que  bon  gré  mal  gré, 
son  objet  se  prête  aux  investigations  rationnelles.  A  leur  tour,  les  faits 
qui  sont  objet  d'observation  ou  qui  forment  la  trame  de  l'histoire  humai- 
ne, s'imposent  à  l'attention,  d'autant  plus  qu'en  Angleterre,  depuis  le 
XVIIIe  siècle  domine  un  certain  empirisme.  La  religion  se  présente-t-elle: 
elle  sera  surtout  retenue  à  titre  de  fait  de  conscience,  et  la  porte  est  ouverte 
au  subjectivisme  religieux.  Si  par  ailleurs  la  science  travaille  sur  les  don- 
nées que  lui  offre  le  monde  extérieur  avec  des  postulats  immanentistes, 
c'en  est  fait  de  la  transcendance  du  christianisme. 

Parti  d'une  attitude  initiale  critique  à  l'égard  de  la  Révélation,  le 
libéralisme  anglo-saxon  devait,  de  négation  en  négation,  aboutir  à  une 
teligion  sans  essence,  se  résorbant  entièrement  dans  le  sentiment  religieux, 
individuel  ou  collectif.  Ce  dernier  pas  fut  franchi  avec  le  modernisme, 
auquel  le  libéralisme  anglican  servit  de  litière,  ou  si  l'on  préfère  une  autre 
métaphore,  de  bouillon  de  culture.  Sans  doute,  sous  la  forme  extrême  et 
virulente  que  lui  ont  prêtée  Rashdall  et  Major,  le  modernisme  anglican 

*  NEWMAN,  Apologia  pro  vita  sua,  éd.  Nédoncelk,  p.   321   et  3  24. 


222  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ne  sera  jamais  qu'une  petite  école:  ici  les  grandes  affirmations  historiques 
du  credo,  qui  étayent  le  christianisme  passent  à  la  barre  de  la  raison  et  ne 
sont  retenues  qu'à  titre  de  symboles  ou  d'expressions  d'un  principe,  sorte 
de  donnée  constante  du  sentiment  religieux.  Néanmoins,  sous  un  mode 
mineur  et  plus  bénin,  le  modernisme  s'est  glissé  dans  les  rangs  de  la  frac- 
tion libérale,  et  il  est  peu  d'esprits  avides  de  réconcilier  la  théologie  avec 
la  science,  et  l'Eglise  avec  son  siècle  qui  se  soient  entièrement  soustraits  à 
son  influence. 

b)    Origines  du  libéralisme  anglican. 

Il  serait  vain  de  chercher  à  faire  le  départ  entre  les  différents  courants 
qui  ont  concouru  à  former  l'anglo-catholicisme  libéral  tel  qu'il  se  révèle 
aujourd'hui  et  qui,  se  mêlant  les  uns  aux  autres,  par  des  interférences  sou- 
vent imprévisibles,  n'ont  cessé  de  grossir  ses  eaux  et  de  les  rendre  tou- 
jours plus  tumultueuses.  Sans  doute,  une  étude  de  ce  genre  serait  bien 
fructueuse,  mais  elle  serait  aussi  bien  difficile,  d'autant  plus  qu'à  la  diffé- 
rence de  ce  qu'on  relève  sur  le  continent  à  propos  du  protestantisme  libé- 
ral, l'Angleterre  libérale  n'a  point  produit  de  théologiens,  d'écrivains  qui 
soient  vraiment  des  chefs  de  file  et  dont  on  puisse  étudier  les  œuvres  avec 
quelque  chance  de  déceler  les  orientations  principales  de  leur  époque.  Le 
libéralisme  anglican  n'a  point  eu  ses  Schleiermacher  et  ses  Ritschl,  ni  ses 
Sabatier  et  ses  Ménégoz;  de  nos  jours,  il  a  subi  l'influence  d'hommes 
comme  Tyrell  et  von  Hugel  qui  n'étaient  pas  sortis  de  ses  rangs:  le  pre- 
mier était  un  jésuite  anglais  et  le  second,  catholique  également,  autrichien 
par  son  père,  était  un  génie  cosmopolite  à  tendance  germanique.  Qu'est- 
ce  donc  qui  a  fait,  outre  son  accord  fondamental  avec  le  «  Zeitgeist  )>,  le 
succès  du  libéralisme  anglican? 

Dès  son  origine4,  et  tout  au  cours  de  son  évolution,  le  mouve- 
ment libéral  a  été  lié  à  une  coterie  de  professeurs,  de  «  scholars  »,  sortis  des 
rangs  ou  recrutés  parmi  les  «  gradués  »  ou  titulaires  des  chaires  d'Oxford: 
héritiers  et  porteurs  d'une  tradition  de  haut  savoir,  d'une  raideur  un  peu 
académique,  ils  se  montraient  en  même  temps  condescendants  aux  nou- 
veautés, surtout  quand  elles  étaient  parées  du  prestige  d'une  science  nou- 

4  On  pourrait  situer  cette  origine  bien  au  delà:  voir  NEWMAN,  Apologia,  éd.  Né- 
doncelle,  p.  389:  Le  parti  libéral,  connu  dans  les  siècles  qui  nous  ont  précédés  sous  le 
nom  moins  honorable  de  latitudinaire. 


L  ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE     223 

vellement  découverte  et  dont  on  ne  discutait  pas  trop  les  titres.  Nourris 
dans  la  lecture  des  livres  saints  et  des  Pères  grecs,  autant  que  de  Platon  et 
de  Plotin,  ils  se'plaisaient  à  consulter  tour  à  tour  le  témoignage  de  la  tra- 
dition, de  la  raison  et  de  l'expérience,  puis  à  les  mêler  pour  élaborer  le 
dogme,  suivant  un  certain  dosage  dont  la  formule  est  sans  doute  finale- 
ment à  chercher  dans  le  tempérament  religieux  anglo-saxon  ou  dans  un 
complexe  personnel. 

Dès  avant  1833,  nous  rencontrons  ces  libéraux  dans  l'entourage 
de  Newman:  ils  se  nomment  Palmer,  Rose  et  Whately.  Ils  aiment  à  se 
prévaloir  entre  eux  et  devant  leurs  collègues  d'Oxford,  d'une  attitude  in- 
dépendante à  l'égard  de  ce  qui  passait  alors  pour  les  principes  et  les  dog- 
mes irréfragables  du  christianisme.  Puis,  à  la  suite  de  l'échec  du  mouve- 
ment newmanien,  ils  virent  arriver  à  eux  des  esprits  qui  avaient  un  instant 
suivi  le  grand  leader  religieux,  et  qui,  déçus  par  sa  conversion  dont  ils  ne 
pénétraient  point  les  motifs  secrets,  étaient  en  proie  au  scepticisme:  ainsi 
l'helléniste  Benjamin  Jowett.  On  assista  alors  à  la  naissance  de  ce  qu'on 
a  appelé  le  «  second  mouvement  d'Oxford  »,  auquel  sont  restés  associés 
les  noms  de  Mark  Pattison  et  du  doyen  Stanley.  Il  se  développa  paral- 
lèlement à  l'anglo-hégélianisme  lequel  prenait  à  tâche  d'acclimater  en  An- 
gleterre, et  de  greffer  sur  une  théologie  la  doctrine  du  grand  métaphysicien 
allemand.  Nous  en  reparlerons.  Essays  and  Reviews  (1860)  est  le  mo- 
nument qui  a  consacré  cette  période  et  cette  alliance. 

c)    Progrès  du  libéralisme. 

C'est  aussi  la  première  borne  sur  la  voie  du  progrès  qui  devait  nous 
mener  jusqu'aux  Essays  Catholic  and  Critical  parus  en  1926,  en  passant 
par  Lux  Mundi  (1889),  Contentio  Veritatis  (1902),  et  Foundations 
(1912) .  Ainsi,  à  chaque  tournant  du  mouvement  libéral,  nous  rencon- 
trons non  pas  une  œuvre  maîtresse  due  à  la  plume  d'un  théologien  de 
marque  et  qui  suffise  à  orienter  la  pensée  d'une  génération,  mais  bien  une 
collection  d'essais,  un  symposium,  qui  a  plutôt  le  caractère  d'un  manifeste 
de  parti  ou  d'un  programme  d'école,  et  qui  vaut  moins  par  les  doctrines 
qu'il  propose  —  dont  au  surplus  les  contours  ne  sont  pas  toujours  nette- 
ment arrêtés,  —  que  par  les  tendances  qu'il  implique.  Ce  jugement  s'ap- 
plique aussi,  et  a  fortiori,  au  mouvement  œcuménique  dans  lequel  le  mou- 


224  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

vement  libéral  a  débouché,  et  qui  a  produit  jusqu'à  présent  surtout  des 
jeuvres  de  ce  genre  qui  ont  la  marque  du  provisoire  (tentative)  et  qui  of- 
frent des  échantillons  de  pensée  souvent  hétérogènes,  réunis  seulement  par 
une  commune  inspiration  dont  il  faut  se  louer. 

Sans  doute  la  pensée  du  lecteur  averti  est-elle  hantée  ici  par  le  souve- 
nir de  Ch.  Gore,  qui  fut  associé  d'assez  près  à  ce  mouvement,  du  moins 
jusqu'à  la  publication  de  Lux  Mundi  5  et  qui  en  émerge.  C'est  vrai:  vers 
1880,  Ch.  Gore  croyait  encore  pouvoir  concilier  avec  la  foi  aux  trois 
symboles  historiques  et  à  la  succession  apostolique,  des  idées  assez  libres 
concernant  l'inspiration  des  Livres  saints  et  la  valeur  apologétique  du 
miracle,  et  son  autorité  incontestable  et  dûment  méritée  contribua  sans 
doute  pour  un  temps  à  maintenir  dans  le  lit  de  l'anglicanisme  tradition- 
nel et  classique,  un  courant  doctrinal  qui  prenait  de  plus  en  plus  l'allure 
d'un  torrent  impatient  de  s'échapper  de  ses  rives  et  de  se  frayer  lui-même 
un  chemin  à  travers  les  sables  d'une  pensée  religieuse  de  plus  en  plus  mou- 
vante et  fuyante.  Mais  les  positions  prises  par  Ch.  Gore  furent  bientôt 
dépassées,  et  dès  lors  il  ne  lui  reste  plus  qu'à  résilier  ses  fonctions  épisco- 
pales  et  à  assister  impuissant  à  la  rencontre  du  flot  libéral  et  de  la  vague 
moderniste  qu'il  avait  en  vain,  nous  le  verrons,  essayé  de  conjurer. 

Voici  comment  rétrospectivement  le  Chan.  Lilley,  esprit  lui-même 
assez  aventureux,  résume  ces  étapes:  «  J'ai  cru  désirable,  écrit-il  dans  ses 
Paddock  Lectures  de  1931,  de  fixer  ainsi  délibérément  votre  attention 
sur  les  distances  immenses  traversées  presque  inconsciemment  par  la  théo- 
logie anglicane  en  un  peu  moins  de  deux  générations.  Chaque  étape  de 
cette  odyssée:  savoir  «  Essays  and  Reviews  »,  «  Lux  Mundi  »,  «  Conten- 
tio  Veritatis  »,  «  Essays  Catholic  and  Critical  »  a  été  marquée  par  un  cri 
de  protestation  et  le  sentiment  alarmé  d'une  infidélité  au  passé.  Mais 
rien  n'a  pu  arrêter  la  marche  en  avant.  »  Et  plus  loin  cet  aveu  qu'on  ne 
peut  manquer  de  relever:  «  Nous  ferons  bien  de  réaliser  que  notre  position 
théologique  est  au  bas  mot  peu  ordinaire,  que  la  course  que  nous  poursui- 
vons autour  du  soleil  de  la  vérité  révélée  pourrait  être  regardée  avec  rai  - 

5  Evénement  important  dans  l'histoire  de  ce  mouvement.  N.  P.  Williams  recon- 
naît que  l'altitude  adoptée  à  partir  de  1889  «  était  évidemment  tout  à  fait  différente  de 
l'attitude  à  l'égard  des  vérités  chrétiennes  qui  était  caractéristique  de  la  manière  de  pen- 
ser tractarienne  aussi  bien  que  catholique  romaine»  (Northern  Catholicism,  1933,  p. 
150) . 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE     225 

son  comme  quelque  peu  erratique,  à  la  fois  par  l'orthodoxie  traditiona- 
liste et  par  la  critique  hostile  du  christianisme  historique  6.  » 

IL  —  Les  positions  du  libéralisme. 

On  aimerait  savoir  quels  sont  les  différents  facteurs  qui  ont  contri- 
bué à  précipiter  cette  évolution  et  s'il  y  a  eu  des  interférences  étrangères. 

a)  L'influence  allemande. 

J'ai  déjà  nommé  l'anglo-hégélianisme,  contemporain  d'Essays  and 
Reviews  (1860).  École  de  pensée  philosophique,  il  était  mû  par  une  in- 
tention religieuse  droite,  chrétienne  même.  Au  milieu  du  désarroi  des  es- 
prits qui  suivit  le  départ  de  Newman,  voulant  prévenir  un  retour  en  arriè 
re  vers  l'empirisme  ou  le  scepticisme  du  XVIIIe  siècle,  il  s'efforça  de  faire 
œuvre  constructive,  et,  à  défaut  d'autre  philosophie  disponible  en  Grande- 
Bretagne,  il  se  tourna  vers  l'Allemagne  hégélienne:  ce  fut  la  tentative  d.% 
Th.  Hill  Green  et  des  frères  Caird,  qui  se  traduisit  par  un  certain  radicalis- 
me en  matière  de  théologie,  bien  que  voilé  par  les  intentions  excellentes  de 
ses  auteurs.  A  la  génération  suivante,  on  eut  Bradley,  Bosanquet  et  Mc- 
Taggart,  chez  qui  la  doctrine  philosophique  a  perdu  son  orientation  reli- 
gieuse. 

En  exégèse,  l'influence  de  l'école  de  Tubingue  se  heurta  à  l'écran 
constitué  par  les  travaux  de  Westcott,  Lightf oot  et  Hort  :  grâce  à  lui,  les 
Livres  saints  furent  longtemps  protégés  contre  les  rigueurs  excessives  de 
la  critique  dite  indépendante,  et  jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier,  l'exégèse 
anglicane  resta  d'allure  conservatrice.  J.  Dickie,  dans  son  ouvrage  Fifty 
Years  of  British  Theology,  cite  l'exemple  du  commentateur  de  saint  Paul 
le  plus  connu  de  cette  période  après  Lightfoot:  celui-ci  confessait  naïve- 
ment que,  quand  il  n'était  pas  sûr  de  l'opinion  de  l'Apôtre  sur  un  point 
de  doctrine,  il  se  référait  aux  XXXIX  Articles  et  aux  «  Anglican  Divi- 
nes »  du  XVII6  siècle. 

Quant  à  l'influence  de  Ritschl,  elle  se  fit  sentir  surtout  chez  les  non- 
conformistes:  presbytériens  et  «  Free  Churchmen  »  d'Ecosse  surtout 
(Forsyth,  Garvie,  W.  Forrest,  H.  R.  Mackintosh),  et  indirectement  seu- 
lement dans  la  «  Church  of  England  »,  et  cela  du  fait  surtout  des  traduc- 

6    A.  L.  LlLLEY,  Religion  and  Revelation   (S.P.C.K.,   1932),  p.  8-9. 


226  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

tions  parues  vers  1900  et  de  l'ouvrage  capital  de  Mackintosh:  The  Place 
and  Person  of  Jesus  Christ,  qui  contribua,  avec  les  commentaires  de  West 
cott,  à  situer  le  Christ  au  centre  de  la  synthèse  théologique  anglicane.  11 
n'y  eut  donc  pas  à  proprement  parler  d'école  ritschlienne  en  Grande-Bre- 
tagne (on  ne  cite  que  J.  K.  Mozley) ,  et  le  barthianisme,  qui  se  présente 
comme  une  réaction  contre  Ritschl,  n'avait  pas  pour  ces  esprits  d'attrait 
spécial  7.  Ce  n'est  donc  pas  de  ce  côté  qu'il  faut  se  tourner  pour  saisir  à 
sa  source  l'inspiration  de  nos  auteurs. 

b)    Influence  de  von  Hùgel. 

Prépondérant,  en  revanche,  fut  le  rôle  joué  par  von  Hugel  qui,  du- 
rant ces  dernières  décades,  servit  de  médiateur,  entre  la  pensée  théologique 
anglaise  et  les  courants  qui  se  dessinaient  sur  le  continent  sous  le  nom  de 
modernisme.  Lui-même  a  laissé  une  œuvre  assez  considérable,  où  l'on 
retrouve  plusieurs  traits  du  système  libéral  anglais:  son  réalisme  critique, 
ses  réflexions  sur  la  nature  intuitive  et  immédiate  de  la  connaissance  reli- 
gieuse, l'analyse  de  la  religion  décomposée  en  trois  aspects  —  l'aspect 
mystique,  l'aspect  rationnel  et  l'aspect  institutionnel,  —  la  part  qu'il 
attribue  à  la  raison  dans  l'épuration  des  dogmes,  le  christocentrisme  de 
sa  théologie;  autant  d'éléments  qu'on  retrouve  aujourd'hui  chez  un  Raw- 
linson  8,  ou  un  Selwyn  9,  un  Temple  10  ou  un  Williams  n.  On  regrettera 
seulement  que  l'école  libérale  qui  doit  tant  à  ses  études  de  psychologie  reli- 
gieuse, ne  l'ait  pas  suivi  jusque  dans  ses  affirmations  d'un  caractère  plus 
dogmatique  et  catholique.  Ainsi  von  Hùgel,  tout  en  faisant  très  large  la 
part  de  l'expérience  religieuse,  a  toujours  soin  de  maintenir  hors  de  con- 
teste la  transcendance  divine.  Le  sens  du  mystère,  la  distinction  très  nette 
du  naturel  et  du  surnaturel,  le  culte  de  l'élément  institutionnel  et  corpo- 

"  En  revanche  le  presbytérianisme,  qui  s'était  franchement  ouvert  aux  théories  libé- 
rales de*  Ritschl,  fit  bon  accueil  à  la  réaction  barthienne,  à  l'exception  toutefois  de  E. 
Garvie  et  de  Omann.  Sur  tous  ces  points,  voir  John  DlCKÎIE  (presbyt.)  ;  Fifty  years 
of  British  Theology,  A  personal  Retrospect   (T.A.T.  Clark,    1937),  passim. 

s  A.  E.  J.  RAWLINSON  (évang.  de  Derby) ,  The  Principle  of  Authority,  dans 
Foundations  (1914);  Catholicism  and  Freedom  (1922);  Authority  and  Freedom 
(Bishop  Paddock,  Lectures,  1923)  1924;  Authority  as  a  Ground  of  Belief,  dans  Es- 
says Catholic  and  Critical  (1926). 

*>  E.  G.  SELWYN,  The  Approach  to  Christianity   (1934). 

10  W.  TEMPLE,  Mens  Creatrix  (1917)  ;  Christus  Veritas  (1924)  ;  Nature,  Man 
and  God  (Gifford  Lectures),   1934. 

11  N.  P.  WILLIAMS,  Form  and  Content  in  the  Christian  Tradition  (1916); 
Northern  Catholicism   (1933). 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE     227 

ratif  dans  la  religion  —  par  où  histoire  et  dogme  s'enchaînent,  —  autant 
de  fidélités  du  baron  à  son  idéal  catholique,  qui  n'ont  point  trouvé  dans 
l'anglicanisme  d'émulés  ou  d'échos. 

Aussi,  toutes  les  fois  qu'ils  font  appel  au  principe  d'autorité,  nos 
auteur?  éprouvent  le  besoin  non  seulement  de  l'équilibrer  et  de  le  complé- 
ter, mais  de  le  corriger  et  de  le  neutraliser  en  faisant  appel  à  d'autres  fac- 
teurs d'ordre  psychologique  et  historique:  «  L'appel  à  l'autorité,  écrit 
E.  G.  Selwyn,  est  contrebalancé  par  l'appel  à  la  raison,  ou  plutôt  la  rai- 
son compte  (avec  l'expérience  et  la  tradition)  comme  l'un  des  facteurs 
qui  composent  le  système  complet  d'autorité12.  »  Et  Rawlinson:  «  Ce 
n'est  pas  à  dire  que  l'autorité  de  la  Bible  ou  de  l'Eglise  ou  des  Docteurs  et 
des  Conciles  ait  cessé  d'être  réelle.  On  prétend  seulement  qu'une  telle  au- 
torité n'est  plus  à  prendre  au  sens  oraculake,  et  que  l'autorité  finale  n'est 
rien  qui  soit  ou  mécanique  ou  purement  oraculaire,  mais  plutôt  consiste 
dans  l'autorité  intrinsèque  de  la  vérité  se  rendant  témoignage  à  elle-même. 
Cela  signifie  que  l'autorité  comme  telle  ne  peut  jamais  être  ultimement  sa 
propre  garantie,  que  les  revendications  de  l'autorité  légitime  doivent  être 
en  dernier  ressort  capables  de  vérification.  L'appel  final  est  au  contenu 
spirituel,  intellectuel  et  historique  de  la  Révélation  comme  verifiable  à  la 
tiiple  barre  de  l'histoire,  de  la  raison  et  de  l'expérience  spirituelle  13.  »  Par 
quoi  il  faut  entendre,  ainsi  que  le  contexte  le  prouve,  non  seulement  le 
sens  intime  personnel,  mais  l'expérience  collective  et  séculaire  de  la  chré- 
tienté. Et  voici  une  formule  lapidaire  qui  en  dit  long:  «  La  théologie  ro- 
maine tend  à  regarder  l'autorité  de  l'Eglise  comme  finissant  le  débat,  l'an- 
glicanisme comme  l'ouvrant 14.  » 

Ces  quelques  citations  suffiraient  à  nous  convaincre  qu'en  dépit  des 
revirements  et  des  métamorphoses  qui  jalonnent  sa  longue  carrière,  subis- 
sant comme  par  contre-coup  le  flux  et  le  reflux  de  la  théologie  continen- 
tale, le  libéralisme  anglican  est  resté  semblable  à  lui-même,  puisant  la  ma- 
jeure partie  de  sa  force  dans  son  insularité.  Newman  l'a  bien  défini:  il 
est  le  principe  anti-dogmatique,  une  usurpation  de  la  .raison  s'arrogeant 
un  droit  de  contrôle  des  principes  et  des  données  de  la  foi    qui  ne  lui  a 

12  E.  G.  Selwyn,  op.  cit.,  p.  271. 

1::   A.  E.  J.  RAWLINSON,  Authority  as  a  Ground  of  Belief,  dans  Essays  Catholic 
and  Critical,  p.  95. 

14  E.  G.  Selwyn,  op.  cit.,  p.  271. 


228  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

point  été  dévolu  —  ce  qui  suppose  que  la  Révélation  est  intrinsèquement 
rationnelle,  ou  que  le  surnaturel  n'est  pas  en  dehors  de  nos  prises,  que 
nous  pouvons  l'atteindre  du  moins  grâce  à  l'étau  de  l'expérience  religieuse. 

d)    Le  libéralisme  comme  système. 

De  tendance  qu'il  était  à  ses  débuts,  depuis  Newman,  le  libéralisme 
anglican  a  pris  conscience  de  lui-même,  et  s'est  élevé  à  la  hauteur  d'un 
système  dont  l'originalité  consiste,  selon  le  mot  de  Selwyn,  dans  «  une 
certaine  proportion  intérieure  de  la  foi 15  ».  Entendez  que  les  divers  élé- 
ments ou  ingrédients  qui  composent  le  christianisme,  y  sont  combinés 
selon  une  formule  différente  de  celle  qui  caractérise  le  catholicisme  romain 
et  le  protestantisme,  sans  parler  de  l'orthodoxie.  Sur  des  fondations  que 
nous  jugeons  ruineuses  s'est  édifiée  une  structure  qui  rappelle  d'assez  près 
le  catholicisme  traditionnel:  la  place  centrale  de  l'Incarnation  rédemptri- 
ce, la  causalité  objective  des  sacrements,  l'affirmation,  non  qualifiée  d'ail- 
leurs, de  la  présence  réelle,  le  relief  donné  à  l'ecclésiologie,  autant  de  faces 
de  cet  édifice  dogmatique  qui  en  impose  à  qui  l'observe  du  dehors.  Ce- 
pendant, même  alors  —  et  cette  remarque  est  capitale  —  on  a  le  senti- 
ment, confirmé  d'ailleurs  par  les  textes,  que  ces  doctrines  sont  retenues  à 
raison,  non  pas  tant  de  leur  vérité  intrinsèque  attestée  par  la  Révélation, 
que  de  leur  valeur  pour  l'expérience  religieuse  et  la  vie,  qui  est  aux  yeux 
de  nos  auteurs  le  premier  critère. 

Dès  lors  on  ne  saurait  trop  s'étonner  que  ces  affirmations  globales, 
dictées  par  le  traditionalisme  religieux,  voisinent  avec  des  négations  qui 
sont  comme  autant  de  vides  qui  rompent  la  contexture  du  dogme  et  ris- 
quent de  rendre  caduc  l'édifice  doctrinal  tout  entier:  ainsi  la  négation  du 
péché  originel  et  de  la  grâce  au  sens  réaliste  du  mot,  le  silence  sur  la  pré- 
destination, l'interprétation  allégorique  de  la  parousie,  la  négation  de 
l'inerrance  du  Christ  allant  de  pair  avec  celle  de  l'inerrance  biblique,  le 
discrédit  dans  lequel  est  tombée  la  doctrine  de  la  succession  apostolique, 
etc.  La  carence  de  l'anglicanisme  sur  tous  ces  points  fait  parfois  croire 
aux  modernistes  qu'ils  ont  gagné  la  partie.  «  Our  occupation  is  gone!  » 
s'écria,  du  fond  de  sa  solitude,  le  doyen  Inge,  quand  il  eiit  pris  connais- 
sance du  Rapport  sur  la  doctrine  dans  l'Église  d'Angleterre,  véritable 
charte  du  libéralisme  contemporain. 

15  Ibid.,  p.  240. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE     229 

III.  —  Le  triomphe  du  libéralisme. 

Il  est  temps  que  nous  l'abordions,  et  tout  ce  que  nous  pourrons  en 
dire  restera  sans  doute  en  dessous  de  son  importance  dans  l'histoire  du 
mouvement  libéral. 

a)  Le  «  Rapport  sur  la  Doctrine  dans  V Église  d' Angleterre  ». 

Paru  à  la  veille  de  la  guerre  (1938) ,  ce  rapport  16  venait  en  conclu- 
sion des  études  et  discussions  poursuivies  durant  seize  ans  par  la  commis- 
sion doctrinale  à  laquelle  l'archevêque  Davidson  avait  donné  mandat  de 
rechercher  une  solution  aux  conflits  doctrinaux  qui  déchiraient  périodi- 
quement l'Église  établie.  La  crise  moderniste  n'était  pas  encore  très  éloi- 
gnée, et  en  Grande-Bretagne  même,  les  revendications  du  Dr  Major  et  de 
ses  collègues  avaient  incité  Ch.  Gore  à  sonner  l'alarme.  Il  écrivit  à  David- 
son une  lettre  comminatoire  qui  est  à  l'origine  de  la  commission  et  du 
rapport.     On  y  lit  entre  autres  ceci: 

J'ai  de  la  peine  à  comprendre  votre  attitude.  Le  groupe  moderniste  n'a-t-il 
pas  montré  son  jeu?  Vous  avez  beau  faire  et  chercher  à  me  persuader  que  leur 
position  (comme  Sanday  nous  l'a  assuré)  concernait  seulement  les  faits  (mira- 
cles) et  non  les  doctrines.  Or  il  est  tout  à  fait  manifeste  que  les  croyances  les 
plus  fondamentales  enseignées  par  S.  Paul  et  S.  Jean  et  l'Eglise  sont  en  train 
d'être  répudiées,  de  différents  points  de  vue,  par  Major,  Rashdall  et  les  autres. 
Il  me  semble  que  si,  dans  ces  circonstances,  les  évêques  ne  leur  adressent  pas  du 
moins  un  blâme,  avec  la  réaffirmation  solennelle  des  principes  de  foi  qui  sont  à 
la  base  de  la  «  Church  of  England  »  et  du  message  que  ses  ministres  ont  charge 
de  promulguer,  c'en  est  fait:  elle  aura  acquiescé  à  l'idée  que  l'enseignement  de 
Major  et  Rashdall  est  légitime,  qu'il  constitue  une  école  de  pensée  ayant  sa  place 
dans  la  «  Church  of  England  ».  En  fait  ce  sont  des  hérésiarques,  et  pas  autte 
chose,  et  des  hérésiarques  formidables.  Tel  est  mon  avis.  Je  ne  sais  qu? 
faire.  Mais  j'estime  que  quelque  chose  doit  être  fait  pour  mettre  les  évêques  en 
face  de  la  gravité  de  la  situation.  L'optimisme  officiel  ne  m'a  jamais  paru  aussi 
rebutant  17. 

Le  rapport  n'est  pas  un  catéchisme,  ni  un  traité  de  dogmatique  an- 
glicane. Néanmoins,  il  aborde  successivement  les  grands  thèmes  de  la  caté- 
chèse anglicane,  et  ses  omissions  sont  déjà  significatives.    «  Si  quelqu'un 

1<J  Doctrine  in  the  Church  of  England.  The  R.eport  of  the  Commission  on  Chris- 
tian Doctrine  appointed  by  the  Archbishops  of  Canterbury  and  York,  in  1922,  S.  P. 
C.K.,   1938,  2  vol. 

17  Voir  G.  K.  A.  BELL,  Randal  Davidson,  Archbishop  of  Canterbury,  193  8,  p. 
1140-1141. 


228  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

point  été  dévolu  —  ce  qui  suppose  que  la  Révélation  est  intrinsèquement 
rationnelle,  ou  que  le  surnaturel  n'est  pas  en  dehors  de  nos  prises,  que 
nous  pouvons  l'atteindre  du  moins  grâce  à  l'étau  de  l'expérience  religieuse. 

d)    Le  libéralisme  comme  système. 

De  tendance  qu'il  était  à  ses  débuts,  depuis  Newman,  le  libéralisme 
anglican  a  pris  conscience  de  lui-même,  et  s'est  élevé  à  la  hauteur  d'un 
système  dont  l'originalité  consiste,  selon  le  mot  de  Selwyn,  dans  «  une 
certaine  proportion  intérieure  de  la  foi 15  ».  Entendez  que  les  divers  élé- 
ments ou  ingrédients  qui  composent  le  christianisme,  y  sont  combinés 
selon  une  formule  différente  de  celle  qui  caractérise  le  catholicisme  romain 
et  le  protestantisme,  sans  parler  de  l'orthodoxie.  Sur  des  fondations  que 
nous  jugeons  ruineuses  s'est  édifiée  une  structure  qui  rappelle  d'assez  près 
le  catholicisme  traditionnel:  la  place  centrale  de  l'Incarnation  rédemptri- 
ce, la  causalité  objective  des  sacrements,  l'affirmation,  non  qualifiée  d'ail- 
leurs, de  la  présence  réelle,  le  relief  donné  à  l'eoclésiologie,  autant  de  faces 
de  cet  édifice  dogmatique  qui  en  impose  à  qui  l'observe  du  dehors.  Ce- 
pendant, même  alors  —  et  cette  remarque  est  capitale  —  on  a  le  senti- 
ment, confirmé  d'ailleurs  par  les  textes,  que  ces  doctrines  sont  retenues  à 
raison,  non  pas  tant  de  leur  vérité  intrinsèque  attestée  par  la  Révélation, 
que  de  leur  valeur  pour  l'expérience  religieuse  et  la  vie,  qui  est  aux  yeux 
de  nos  auteurs  le  premier  critère. 

Dès  lors  on  ne  saurait  trop  s'étonner  que  ces  affirmations  globales, 
dictées  par  le  traditionalisme  religieux,  voisinent  avec  des  négations  qui 
sont  comme  autant  de  vides  qui  rompent  la  contexture  du  dogme  et  ris- 
quent de  rendre  caduc  l'édifice  doctrinal  tout  entier:  ainsi  la  négation  du 
péché  originel  et  de  la  grâce  au  sens  réaliste  du  mot,  le  silence  sur  la  pré- 
destination, l'interprétation  allégorique  de  la  parousie,  la  négation  de 
l'inerrance  du  Christ  allant  de  pair  avec  celle  de  l'inerrance  biblique,  le 
discrédit  dans  lequel  est  tombée  la  doctrine  de  la  succession  apostolique, 
etc.  La  carence  de  l'anglicanisme  sur  tous  ces  points  fait  parfois  croire 
aux  modernistes  qu'ils  ont  gagné  la  partie.  «  Our  occupation  is  gone!  » 
s'écria,  du  fond  de  sa  solitude,  le  doyen  Inge,  quand  il  eiit  pris  connais- 
sance du  Rapport  sur  la  doctrine  dans  l'Église  d'Angleterre,  véritable 
charte  du  libéralisme  contemporain. 

15  Ibid.,  p.  240. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE     229 

III.  —  Le  triomphe  du  libéralisme. 

Il  est  temps  que  nous  l'abordions,  et  tout  ce  que  nous  pourrons  en 
dire  restera  sans  doute  en  dessous  de  son  importance  dans  l'histoire  du 
mouvement  libéral. 

a)  Le  «  Rapport  sur  la  Doctrine  dans  V Église  d' Angleterre  ». 

Paru  à  la  veille  de  la  guerre  (1938) ,  ce  rapport  16  venait  en  conclu- 
sion des  études  et  discussions  poursuivies  durant  seize  ans  par  la  commis- 
sion doctrinale  à  laquelle  l'archevêque  Davidson  avait  donné  mandat  de 
rechercher  une  solution  aux  conflits  doctrinaux  qui  déchiraient  périodi- 
quement l'Église  établie.  La  crise  moderniste  n'était  pas  encore  très  éloi- 
gnée, et  en  Grande-Bretagne  même,  les  revendications  du  Dr  Major  et  de 
ses  collègues  avaient  incité  Ch.  Gore  à  sonner  l'alarme.  Il  écrivit  à  David- 
son une  lettre  comminatoire  qui  est  à  l'origine  de  la  commission  et  du 
rapport.     On  y  lit  entre  autres  ceci: 

J'ai  de  la  peine  à  comprendre  votre  attitude.  Le  groupe  moderniste  n'a-t-il 
pas  montré  son  jeu?  Vous  avez  beau  faire  et  chercher  à  me  persuader  que  leur 
position  (comme  Sanday  nous  l'a  assuré)  concernait  seulement  les  faits  (mira- 
cles) et  non  les  doctrines.  Or  il  est  tout  à  fait  manifeste  que  les  croyances  les 
plus  fondamentales  enseignées  par  S.  Paul  et  S.  Jean  et  l'Eglise  sont  en  train 
d'être  répudiées,  de  différents  points  de  vue,  par  Major,  Rashdall  et  les  autres. 
Il  me  semble  que  si,  dans  ces  circonstances,  les  évêques  ne  leur  adressent  pas  du 
moins  un  blâme,  avec  la  réaffirmation  solennelle  des  principes  de  foi  qui  sont  à 
la  base  de  la  «  Church  of  England  »  et  du  message  que  ses  ministres  ont  charge 
de  promulguer,  c'en  est  fait:  elle  aura  acquiescé  à  l'idée  que  l'enseignement  de 
Major  et  Rashdall  est  légitime,  qu'il  constitue  une  école  de  pensée  ayant  sa  place 
dans  la  «  Church  of  England  ».  En  fait  ce  sont  des  hérésiarques,  et  pas  autte 
chose,  et  des  hérésiarques  formidables.  Tel  est  mon  avis.  Je  ne  sais  qu? 
faire.  Mais  j'estime  que  quelque  chose  doit  être  fait  pour  mettre  les  évêques  en 
face  de  la  gravité  de  la  situation.  L'optimisme  officiel  ne  m'a  jamais  paru  aussi 
rebutant 17. 

Le  rapport  n'est  pas  un  catéchisme,  ni  un  traité  de  dogmatique  an- 
glicane. Néanmoins,  il  aborde  successivement  les  grands  thèmes  de  la  caté- 
chèse anglicane,  et  ses  omissions  sont  déjà  significatives.    «  Si  quelqu'un 

1<J  Doctrine  in  the  Church  of  England.  The  R.eport  of  the  Commission  on  Chris- 
tian Doctrine  appointed  by  the  Archbishops  of  Canterbury  and  York,  in  1922,  S.  P. 
C.K.,   1938,  2  vol. 

17  Voir  G.  K.  A.  BELL,  Randal  Davidson,  Archbishop  of  Canterbury,  193  8,  p. 
1140-1141. 


230  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

des  théologiens  continentaux,  écrit  le  Dr  Temple,  président  de  la  Com- 
mission, nous  fait  l'honneur  de  nous  lire,  il  sera  surpris  de  trouver  si  peu 
d'explication  au  sujet  de  la  chute  originelle,  la  liberté,  l'élection  et  la  pré- 
destination, la  justification  par  la  foi,  l'ordre  de  la  création  et  l'ordre  de 
la  rédemption,  la  possibilité  de  la  théologie  naturelle.  Il  sera  rempli 
d'étonnement  en  voyant  si  brièvement  traité  le  sujet  de  la  grâce  divine. 
Si  nous  lui  répondons  que  presque  tout  notre  rapport  a  à  faire  avec  la 
grâce  divine  en  ses  manifestations  variées,  sa  surprise  n'en  sera  guère  di- 
minuée 18.  »  A  l'opposition  «  grâce-nature  »,  que  le  protestantisme  a  hé- 
ritée de  saint  Paul  et  de  saint  Augustin,  ainsi  que  de  la  tradition  scolasti- 
que,  l'anglicanisme  préfère  le  binôme  «  péché-rédemption  »,  qui  remonte 
à  saint  Jean  et  aux  Pères  grecs.  Aussi  la  Rédemption  forme-t-elle  avec 
l'Église  et  les  sacrements  qui  lui  font  suite,  presque  toute  la  substance  de 
ce  rapport. 

b)  Doctrine  et  méthode. 

La  contexture  unie  de  ce  document  ferait  croire  au  premier  abord 
que  l'unanimité  a  été  obtenue  sur  les  points  controversés,  mais  il  n'en  est 
rien,  et  il  serait  facile  d'en  dissocier  la  trame  et  de  le  réduire  à  deux  docu- 
ments de  base,  représentant  les  deux  tendances  qui  se  partagent  aujour- 
d'hui l'opinion  théologique  anglaise:  l'une,  libérale  modérée,  qui,  par 
respect  pour  l'antiquité  et  la  tradition,  maintient  les  affirmations  essen- 
tielles des  symboles  et  le  caractère  historique  du  christianisme  fondé  sur 
la  transcendance  divine;  l'autre,  moderniste,  que  n'effraye  aucune  innova- 
tion et  qui  interprète  dans  un  sens  symbolique  toutes  les  clauses  du  sym- 
bole, y  compris  celles  afférentes  à  la  divinité  du  Christ.  A  la  racine,  ces 
deux  tendances  se  résolvent  en  deux  conceptions  opposées  du  lien  religieux 
que  von  Hùgel  lui-même,  au  soir  de  sa  vie,  soulignait  en  ces  termes:  «  La 
différence  capitale  et  décisive  m'apparaît  maintenant  être  la  différence  en- 
tre la  religion  conçue  comme  phénomène  purement  intra-humain,  non 
évidentiel  au  delà  des  aspirations  de  la  race  humaine,  et  la  religion  con- 
çue comme  essentiellement  évidentielle,  métaphysique,  l'effet  en  nous  de 
plus  que  nous-mêmes,  de  plus  que  n'importe  quels  faits  et  désirs  pure- 

!*>  Report  on  Doctrine,  ut  supra,   p.  4-5. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE     231 

ment  humains  19.  »  Si  la  commission  avait  été  conséquente  avec  elle- 
même,  elle  eût  reconnu  et  se  fût  avoué  à  elle-même  cette  hétérogénéité  ra- 
dicale de  points  de  vue.  Cependant  ses  membres,  pratiquant  cette  politi- 
que à  courte  vue  qui  tient  plus  compte  du  fait  que  du  principe,  a  préféré 
obtenir  un  accord  verbal  recouvrant  un  abîme  d'incompréhension  réci- 
proque. Le  Rév.  A. -G.  Hébert  le  constate:  la  théologie  naturaliste  qui 
a  donné  naissance  aux  fausses  doctrines  concernant  Dieu,  l'homme  et  la 
Rédemption,  qu'on  relève  dans  le  Rapport  «  menace  de  détruire  la  bas: 
même  sur  laquelle  l'anglicanisme  s'est  constitué  »,  et  il  ajoute:  «  La  fai- 
blesse de  la  discipline  en  usage  dans  l'Église  anglicane  se  révèle  ici  de  façon 
typique,  dans  son  impuissance  à  prévenir  efficacement  un  tel  danger  20.  » 

Mais  plus  que  les  doctrines  en  présence,  ce  qui  nous  intéresse  dans 
ce  document,  c'est  l'attitude  d'esprit  qu'il  décèle,  ou  pour  mieux  dire,  la 
méthode  selon  laquelle  il  aborde  les  problèmes.  Or  ici  force  est  de  cons- 
tater qu'entre  les  membres  de  la  commission,  qui  excluait  d'ailleurs  les 
extrémistes  de  droite  et  de  gauche,  une  certaine  unanimité  s'est  instaurée. 
La  méthode  la  plus  obvie  et  seule  orthodoxe  consistait  à  sonder  la  tradi- 
tion catholique,  fût-ce  sous  la  forme  insulaire  qu'elle  a  revêtue  dans  la 
«  Church  of  England  »  et  que  le  Prayer  Book  et  les  XXXIX  Articles  ont 
consignée.  Ainsi  ont  toujours  procédé  dans  l'Eglise  les  conciles,  grands  ou 
petits:  ils  ont  interrogé  cette  conscience  universelle  de  l'Église  que  repré- 
sente la  Tradition  et  lui  ont  demandé  raison  de  tel  ou  tel  développement 
dogmatique.  Nos  théologiens  ont  préféré  suivre  une  autre  voie:  ils  ont 
adopté  la  méthode  dite  critique  et  positive,  «  qui  passe  au  crible  tous  les 
matériaux  qui  s'offrent  à  l'intelligence  et  juge  de  leur  valeur  de  quelque 
source  qu'ils  proviennent,  et  aussi  explore  la  vérité  qui  est  sous-jacente  à 
toute  conviction  sincèrement  et  constamment  professée  parmi  les  chré- 
tiens 21  ».  Ainsi  on  peut  être  sûr  que  le  résultat  final  est  l'œuvre  de  la  rai- 
son opérant  sur  les  données  fournies  par  la  psychologie  religieuse  et  l'his- 
toire, en  même  temps  que  par  la  Tradition  et  se  rendant,  à  chaque  occa- 
sion, témoignage  à  elle-même  bien  plus  qu'à  l'objectivité  de  la  vérité  con- 

1!t  Selected  Letters,  p.  33  3-334    (cité  par  M.  NÉDGNCELLE,  La  philosophie  reli- 
gieuse de  von  Hiiçrcl,  p.    18). 

2u  A.  G.  HEBERT,  S. S. M.,  Memorandum    on    the    Report    of  the  Archbishop's 
Commission,  S.P.C.K.,   193  9,  p.  46. 

23    Report  on  Doctrine,   ut  supra,  p.   23. 


232  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

tenue  dans  ses  sources.     Bref  le  Rapport  consacre  le  triomphe  du  libéra- 
lisme sous  sa  forme  la  plus  contestable  22. 

c)    Accueil  fait  au  Rapport. 

On  songe  à  l'impression  que  sa  lecture  eût  causée  non  seulement  à  un 
Newman,  mais  à  un  Liddon  et  à  un  Pusey,  à  Ch.  Gore.  Et  cependant 
aucun  des  développements  pris  par  le  libéralisme  depuis  leur  époque 
n'était  imprévisible:  tous  ils  découlent  du  principe  de  l'autonomie  de  la 
raison  affirmé  clairement  au  début  du  XIXe  siècle  par  les  disciples  de  Wha- 
tely  et  d'Arnold.  Newman  d'ailleurs  les  avait  prévus,  sauf  que  peut- 
être  i)  avait  surestimé  la  puissance  de  résistance  de  l'Église  établie,  qui, 
pensait-il,  ancrée  dans  ses  traditions  et  nantie  de  ses  privilèges,  était  assu- 
rée contre  le  danger  des  nouveautés  par  son  inertie  même  2S.  En  fait,  les 
évêques  réagirent  en  1905,  1908  et  1914  24,  mais  en  1938  ils  prirent 
connaissance  du  Rapport  et  le  recommandèrent  à  l'attention  de  leur 
Eglise. 

Cependant  les  critiques,  les  protestations  même  auxquelles  le  Rap- 
port donna  lieu,  comme  aussi  d'autres  indices  d'un  besoin  religieux  plus 
profond  que  ne  satisfait  pas  le  minimisme  doctrinal  du  libéralisme,  sem- 
blent annoncer  l'échec  final  de  celui-ci.  A  la  longue,  le  principe  du  libre 
examen,  destructeur  du  dogme,  ne  peut  prévaloir  contre  le  principe  d'au- 
torité qui  vise  à  édifier  l'édifice  du  christianisme  sur  des  bases  historiques 
stables.  E.  L.  Mascall,  dont  nous  citions  en  tête  le  témoignage  en  faveur 
du  libéralisme,  est  près  de  le  considérer  lui-même  comme  une  forme  déjà 
révolue  du  rationalisme  et  du  scepticisme  religieux:  «  Il  a  tendu  inévita- 
blement à  minimiser  la  foi  et  à  la  présenter  sous  un  certain  aspect  néga- 
tif )»,  avoue-t-il.  Et  il  ajoute:  «  Il  n'est  peut-être  pas  injuste  de  dire 
qu'il  a  voulu  démontrer  comme  une  vérité  première  combien  peu  il  faut 

22  «  La  pensée  de  la  «  Church  of  England  »  et  de  la  Communion  anglicane  est  au- 
jourd'hui principalement  déterminée  par  les  principes  sur  lesquels  s'appuyait  «  Lux 
Mundi  »,  et  le  présent  rapport  représente  le  triomphe  complet  de  ces  principes  dans  le* 
corps  représentatif  des  théologiens  anglicans»  (Church  Times,  14  janvier  1938).  Voir 
NHWMAN:  «  La  pensée  qui  m'accabla  le  plus  pendant  tout  le  temps  que  dura  mon  chan- 
gement d'idées  fut  le  pressentiment  très  net,  vérifié  par  le  fait,  que  tout  se  terminerait 
par  le  triomphe  du  libéralisme»   (Apologia,  p.  240,  éd.  Nédoncelle). 

25  Apologia  pro  vita  sua,  éd.  Nédoncelle,  p.  3  89-390;  voir  cependant,  ibid,, 
p.  >63. 

2*   Voir  G.  K.  A.  BELL,  op.  cit.,  p.  682-683. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE     233 

croire  pour  être  chrétien,  et  il  lui  a  manqué  la  puissance  architectonique 
des  grands  systèmes  théologiques  du  passé.  En  un  temps  où  l'idée  même 
de  dogme  était  odieuse,  ceci  a  pu  paraître  un  bon  calcul  ;  mais  cette  tacti- 
que est  tout  à  fait  inadaptée  au  monde  d'aujourd'hui.  Ses  résultats  de- 
meurent dans  le  domaine  de  la  science,  mais  non  de  l'apologétique. 
L'homme  d'aujourd'hui  est  prêt  à  avaler  le  dogme  tout  entier  et  à  défaut 
de  mieux,  il  dévorera  les  faux  dogmes  du  marxisme  et  du  fascisme.  Il  est: 
intéressant  de  remarquer  que  l'opposition  la  plus  véhémente  qui  se  soit 
élevée  contre  le  type  de  discussion  de  la  religion  chrétienne  représentée 
dans  le  Rapport  de  la  commission  doctrinale  n'est  pas  sortie  des  rangs  de 
l'Eglise,  mais  du  dehors,  des  gens  qui  réclament  que  l'Église  leur  déclare 
ce  qu'elle  croit  réellement.  L'attitude  de  celui  qui  observe  aujourd'hui  du 
dehors  l'Eglise  chrétienne  est  en  train  de  passer  de  celle  du  spectateur  amu- 
sé et  tolérant  des  excentricités  humaines,  à  celui  d'un  homme  affamé  et 
désespéré  qui  demande  si  l'on  n'a  rien  à  lui  donner  à  manger.  S'il  est  ca- 
ractéristique de  l'homme  moderne  de  se  figurer  l'Eglise  comme  une  insti- 
tution qui  n'intéresse  pas  sa  vie,  ce  n'est  pas,  disons-le-nous  bien,  qu'il 
croit  que  le  dogme  tue  et  qu'il  reproche  à  l'Eglise  de  s'occuper  de  dogme: 
cela  est  dû  au  contraire  à  une  soif  de  plus  en  plus  aiguë  de  dogmes  et  à  la 
conviction  que  l'Eglise  ne  fournit  pas  de  quoi  l'étancher,  et  l'apologéti- 
que qui  aura  chance  de  le  toucher  ne  sera  pas  celle  qui  enseignera  le  plus 
qu'il  est  obligé  de  croire,  mais  plutôt  les  articles  qu'il  est  invité  à  croire 
pour  devenir  chrétien.  .  .  Notre  apologétique  s'attachera  donc  première- 
ment à  présenter  toute  la  foi  catholique  dans  son  immensité  architectoni- 
que surnaturelle  et  exclusive:  il  ne  s'agit  pas  tant  de  prouver  que  telle 
ou  telle  doctrine  est  vraie,  quoiqu'on  ait  toujours  besoin  que  la  preuve 
soit  faite,  que  de  donner  aux  gens  une  idée  de  ce  qu'est  le  catholicisme  25.  » 

d)  Le  catholicisme,  seul  remède  efficace  au  libéralisme. 

Ces  préoccupations  rencontrent  celles  de  Newman,  et  il  est  probable 
que  si  Newman  avait  trouvé  des  émules  au  sein  de  l'Eglise  établie,  celle-ci 
n'aurait  pas  ouvert  si  largement  ses  rangs  aux  libéraux.  Malheureusement 
le  parti  qu'il  avait  contribué  à  former  ne  compta  guère  après  son  départ 
que  des  hommes  effacés,  et  il  glisse  bientôt  sur  la  pente  du  ritualisme.  Le 

«"•   E.  L.  MASCALL,  dans  The  Church  Times,  15  juillet  1938. 


234  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ritualisme  est  aux  antipodes  du  libéralisme:  il  n'en  constitue  pas  l'anti- 
dote, car,  comme  l'a  souligné  W.  Ward:  «  D'un  système  purement  rituel 
qui  est  en  désaccord  avec  les  tendances  encore  très  vivaces  manifestées  dans 
l'Eglise  établie  et  qui  passe  pour  comporter  une  certaine  dose  d'obscuran- 
tisme, on  ne  saurait  attendre  qu'il  donne  à  l'Église  nationale  la  force  de 
contrecarrer  avec  succès  une  philosophie  destructrice  de  la  vie.  Un  tel 
système  ne  s'accorde  avec  les  éléments  ni  les  plus  puissants  ni  les  plus  in- 
telligents de  cette  Église  26.  » 

En  revanche,  la  réaction  inspirée  par  Newman  se  dessinait  tout 
autrement.  Que  peut,  se  demandait  l'initiateur  du  mouvement  d'Oxford, 
l'individu  laissé  à  lui-même,  à  son  jugement  privé,  contre  les  assauts  du 
rationalisme  scientifique  et  de  la  critique  biblique?  Il  y  succombera  fata- 
lement. Voulons-nous  l'assurer  contre  sa  fragilité  native  en  l'arrachant 
à  lui-même  et  en  le  plaçant  dans  le  cadre  d'un  parti  fortement  discipliné  * 
Mais  un  parti  réactionnaire  qui  prend  la  défense  de  la  tradition,  ne  lutte 
pas  à  armes  égales  avec  des  esprits  distingués,  aventureux  et  prétendant 
mettre  les  exigences  du  christianisme  en  accord  avec  les  aspirations  du 
siècle.  Seule  une  Église  qui  plonge  ses  racines  dans  le  passé  et  possède  un 
pouvoir  de  renouvellement  indéfini,  qui  favorise  l'éclosion  et  le  progrès 
de  la  pensée  chez  l'individu  tout  en  maintenant  autour  de  lui  certaines 
sauvegardes  d'ordre  dogmatique  et  institutionnel,  peut  obvier  au  danger 
de  la  libre  pensée  moderne. 

Tel  est  donc  le  remède  au  fléau  du  libéralisme:  replonger  l'individu 
dans  le  milieu  vital  de  l'Église  où  sa  pensée,  son  imagination,  sa  sensibilité 
religieuse  trouvent  un  aliment  sain  et  assimilable:  ensuite,  en  vue  d'assurer 
la  croissance  normale  de  l'idée  religieuse  et  de  la  préserver  des  déviations 
possibles,  élever  entre  lui  et  les  préjugés  rationalistes  répandus  dans  le 
monde,  cette  double  barrière  que  constituent  le  système  dogmatique  e: 
l'Eglise  institutionnelle  avec  ses  croyances,  ses  coutumes,  son  rituel,  sa 
sagesse  séculaire,  l'héritage  de  ses  docteurs  et  de  ses  saints.  Le  génie  de 
Newman,  ce  fut  de  ne  pas  séparer  le  côté  spéculatif  et  le  côté  pratique  de 
la  religion.  Le  libéralisme  est  fondé  sur  leur  dissociation:  dans  l'homme 
même,  il  isole  la  raison  critique,  puis  il  oppose  liberté  du  jugement  privé 

2G  w.  WARD,  The  Oxford  Movement,  p.   85. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE     235 

et  autorité  oraculaire,  enfin  il  sèvre  le  sujet  individuel  de  tout  rapport 
avec  son  milieu  vital,  la  société  religieuse  à  laquelle  il  appartient.  A  l'in- 
verse, Newman  montra  qu'  «  en  dépit  des  abus  et  des  exagérations,  l'au- 
torité de  l'Église  et  le  système  ecclésiastique  incorporent  une  philosophie 
de  la  religion  et  de  la  vie  plus  profonde  que  l'individualisme  et  le  juge- 
ment privé  27  ». 

Dans  l'Église  catholique,  cette  philosophie  de  la  'religion  et  de  la  vie 
est  entièrement  assimilée  et  incorporée  sous  la  forme  d'une  sagesse,  qui  se 
transmet  héréditairement  et  qui  à  chaque  rencontre  avec  la  pensée  du 
temps,  doit  être  à  même  de  faire  les  discriminations  nécessaires.  La  théo- 
rie du  développement  du  dogme  est  construite  sur  cette  vue  de  la  religion 
et  de  l'Église:  elle  n'est  pas  une  pièce  artificielle  de  la  synthèse  newmanien- 
ne,  pas  plus  que  son  ecclésiologie  n'est  une  invention  arbitraire  répondant 
à  des  préoccupations  purement  théologiques.  Non,  toutes  deux  sortent, 
comme  une  réalité  vivante  et  d'une  grande  fécondité  apologétique,  du  con- 
flit entre  dogme  et  libre  examen,  qui  éclata,  il  y  a  un  siècle,  dans  les  cer- 
cles académiques  d'Oxford,  et  dont  l'Angleterre  du  XXe  siècle  subit  en- 
core les  soubresauts.  Avant  d'aborder  l'aspect  spéculatif  du  sujet,  il  con- 
venait d'en  rappeler  le  contexte  historique;  il  aide  à  situer  l'ecclésiologie 
anglicane  du  présent  dans  sa  vraie  perspective  et  à  en  mieux  discerner  les 
lumières  et  les  ombres. 

e)  Deux  attitudes  religieuses  en  conflit. 

Mais  le  conflit  entre  libéralisme  et  catholicisme  qui  représentent  des 
principes  opposés:  principe  du  libre  examen,  principe  d'autorité,  ne  prend 
tout  son  sens  que  si  l'on  s'avise  que  deux  attitudes  religieuses  sont  ici  en 
présence,  dont  l'une  prétend  détruire  l'écorce  du  dogme,  afin  de  mieux 
isoler  le  noyau  central  de  la  Révélation,  dont  l'autre  en  revanche  accepte 
l'idée  chrétienne  tout  entière,  le  grain  avec  ses  enveloppes  dogmatiques  et 
attend  de  la  loi  de  la  crossance  vitale  le  développement  de  toutes  les  vir- 
tualités incluses  dans  l'idée.  La  première  attitude,  en  dissolvant  le  dog- 
me, risque  de  voir  s'évanouir  le  mystère  que  la  seconde  s'efforce  d'enclore 
dans  l'enceinte  de  ce  même  dogme  en  vue  de  l'acclimater  dans  les  âmes.  Il 
est  à  craindre  que  la  première  attitude,  qui  est  essentiellement  critique  et 

2<  Ibid.,  p.  81. 


236  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

négatrice,  n'arrête  pas  ses  effets  destructeurs  au  dogme  lui-même  et  qu'elle 
sape  peu  à  peu  tous  les  fondements  de  la  foi  et  de  la  moralité  chrétienne, 
car  libéralisme  et  laxisme  vont  de  pair.  On  Ta  bien  vu  dans  l'Angleterre 
moderne  où  les  libéraux  se  sont  signalés  non  seulement  par  leur  tolérance 
dogmatique,  mais  par  leur  condescendance  abusive  en  matière  morale: 
ainsi  dans  la  question  du  divorce. 

D'autre  part,  l'attitude  catholique,  ancrée  sur  le  principe  d'autorité, 
est  ouverte  à  d'autres  valeurs:  elle  consulte  tour  à  tour,  elle  aussi,  la  Tra- 
dition, la  raison  et  l'expérience.  Seulement,  ces  derniers  éléments  demeu- 
rent subordonnés  au  premier.  L'exercice  de  la  raison  tend  surtout  à  faire 
reconnaître  les  garanties  et  le  siège  de  l'autorité:  c'est  le  «rôle  de  l'apologé- 
tique, tandis  que  l'expérience  mystique  se  laisse  guider  par  les  indications 
du  magistère.  Ainsi  apologétique  et  mystique  encadrent  la  foi  et  la  théo- 
logie qui  reçoit  directement  de  l'autorité  la  proposition  du  dogme.  Seule 
cette  distribution  des  rôles  paraît  en  harmonie  avec  les  exigences  impera- 
tives du  Dieu  qui  parle  par  l'organe  de  son  Église  et  devant  l'autorité  sou- 
veraine de  qui  l'homme  n'a  qu'à  s'incliner.  Néanmoins,  à  la  différence  du 
protestantisme  barthien,  le  catholicisme  respecte  les  droits  de  l'homme 
qui  demeurent  entiers.  Ils  s'affirment  à  tous  les  stades  de  la  croyance: 
qu'il  s'agisse  des  démarches  préliminaires  de  la  raison,  de  l'engagement 
par  la  foi  ou  de  l'écho  mystérieux  de  la  parole  de  Dieu  dans  notre  sens 
intime,  c'est  tout  l'homme  dont  les  facultés  sont  surélevées  par  la  grâce, 
qui  se  présente  face  au  divin  et  qui  tente  de  le  capter,  puis  de  se  l'assimiler 
et  d'en  vivre.  Sans  doute,  on  l'accusera  d'y  introduire  du  sien,  et  là  où 
il  y  a  simple  développement  d'une  idée  primitive  reçue  de  Dieu,  on  par- 
lera de  déviation,  et  l'on  préconisera  le  retour  au  donné  primitif.  Le  ca- 
tholicisme ne  s'engagera  pas  sur  cette  voie.  Mais  ni  l'enchaînement  des 
dogmes,  ni  les  floraisons  de  la  piété,  ni  les  effusions  de  la  mystique  ne 
l'éloigneront  des  croyances  fondamentales.  Elles  les  entoureront  plutôt 
d'une  gaine  protectrice,  alors  que  laissées  à  elles-mêmes,  elles  risqueraient 
de  se  dissoudre  en  un  sentimentalisme  religieux  vague,  qui  est  la  rançon 
du  criticisme  outrancier. 

Ces  deux  aspects  contrastés  de  la  religion  sont  symbolisés  dans  l'apo- 
logue suivant,  qui  a  en  outre  l'avantage  d'être  une  histoire  réelle  et  pres- 
que actuelle:  elle  ne  date  que  d'un  demi-siècle  à  peine. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE     237 


Quand  von  Hûgel  rendit  visite  au  grand  penseur  écossais  qu'était 
Martineau,  celui-ci  lui  raconta  que  l'année  précédente,  à  la  même  place 
s'était  assis  un  visiteur  américain  de  marque.  Propagandiste  très  actif  de 
l'irréligion,  il  éprouvait  une  sourde  inquiétude  et  sa  manière  d'envisager 
la  vie  le  laissait  insatisfait.  Il  venait  à  Martineau  pour  le  consulter,  com- 
me «  un  croyant,  mais  un  croyant  sobre  dans  ses  croyances  ».  Voulant 
éprouver  la  sincérité  de  sa  démarche,  Martineau  lui  imposa  le  traitement 
suivant.  Pendant  six  mois,  il  demeurerait  au  milieu  de  gens  chez  qui  la 
culture,  l'éducation  et  les  qualités  intellectuelles  brillaient  avec  un  certain 
lustre,  mais  en  qui  la  religion  faisait  totalement  défaut:  par  exemple, 
l'élite  intellectuelle  des  étudiants  en  médecine  de  l'Université  de  Berlin. 
Puis,  pour  éliminer  autant  que  possible  les  différences  de  race  et  de  tem- 
pérament, il  passerait  les  six  mois  suivants  parmi  d'autres  allemands,  qui, 
sans  posséder  aucune  de  ces  qualités,  se  recommanderaient  par  une  religion 
profonde,  demeurée  à  l'abri  des  atteintes  de  l'esprit  critique  moderne:  di- 
sons, dans  un  village  de  paysans  catholiques  de  l'Allemagne  du  sud.  Après 
quoi,  il  reviendrait  et  lui  rendrait  compte  du  résultat. 

Ainsi  fut  fait.  L'Américain  se  conforma  à  l'avis  de  Martineau.  Au 
temps  fixé,  il  revint  et  lui  rapporta  comment  il  avait  réagi  en  face  de  ces 
deux  milieux  si  complètement  différents.  Pour  ce  qui  concernait  tous  les 
agréments  de  la  vie,  il  avait  trouvé  le  cercle  berlinois  parfaitement  à  sa 
convenance,  et  il  avait  beaucoup  goûté  son  séjour  au  milieu  de  lui,  mais 
il  avait  en  même  temps  acquis  l'impression  que  ses  membres  n'avaient  pas 
accès  aux  problèmes  fondamentaux  de  la  vie.  Placés  en  face  des  épreuves 
qui  tôt  ou  tard  assaillent  chacun  d'entre  nous:  maladie,  deuil  ou  mort, 
ils  se  trouvaient  désarmés.  En  revanche,  dans  les  pays  catholiques,  il 
avait  rencontré  beaucoup  d'ignorance  et  de  superstition  manifeste.  Il 
avait  trouvé  aussi  parmi  ses  habitants  des  choses  qui  lui  avaient  inspiré 
de  l'aversion,  voire  du  dégoût.  Mais  tout  cela  était  superficiel.  Quand 
ils  étaient  aux  prises  avec  les  circonstances  extraordinaires  de  la  vie,  ces 
paysans  leur  faisaient  face  avec  un  courage,  un  calme  et  une  confiance  qui 
montraient  qu'ils  étaient  maîtres  d'eux-mêmes  et  de  leur  destin  d'une  ma- 
nière qui  était  tout  à  fait  étrangère  au  cercle  érudit  et  superficiellement 
brillant,  mais  athée. 


238  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Ce  qu'entendant,  Martineau  lui  dit:  Vous  avez  bien  appris  votre 
leçon.  Faites  en  sorte  de  vous  y  conformer  dans  la  pratique.  Vous  savez 
combien  j'ai  d'aversion  pour  bien  des  pratiques  catholiques,  mais  je  vous 
le  dis,  avec  toute  la  sincérité  dont  je  suis  capable:  Tout  en  espérant  et  en 
ayant  la  confiance  qu'il  vous  sera  possible  de  trouver  Dieu  sans  ces  addi- 
tions, mieux  vaut  cependant  Dieu  et  le  Pape,  et  tout  ce  que  le  Pape  repré- 
sente, que  pas  de  Pape  et  en  même  temps  pas  de  Dieu  28. 

J.-V.-M.  POLLET,  o.  p. 

Strasbourg. 


*s  Cité  d'après  J.  DICKIE,  op.  cit.,  p.  23-29. 


Les  dix  ans  universitaire 
du  Séminaire 

(1937-1947) 


Le  jour  de  la  Pentecôte,  12  juin  1931,  Pie  XI  promulguait  l'im- 
portante constitution  apostolique  Deus  scientiarum  Dominus.  Elle  a 
pour  objet  de  bien  déterminer  la  nature  d'une  université  catholique,  de 
préciser  le  rôle  qu'elle  a  à  jouer,  de  rappeler  quelle  doit  être  la  haute 
qualité  de  ses  maîtres  et  de  son  enseignement,  comment  elle  doit  s'imposer 
à  l'estime  du  monde  savant  et  s'acquérir  un  prestige  incontestable  auprès 
des  maisons  de  haut  savoir. 

Ce  document,  ainsi  que  les  Adnotationes  qui  lui  sont  adjointes, 
prescrit  aux  universités  existantes  de  reviser  leurs  statuts,  de  les  adapter 
aux  exigences  nouvelles,  de  les  rendre  conformes  aux  conditions  que  h 
Saint-Siège  juge  nécessaires  à  la  haute  réputation  d'un  enseignement  uni- 
versitaire, puis  de  présenter  ces  statuts  revisés  au  jugement  de  la  Sacrée 
Congrégation  des  Séminaires  et  Universités  et  de  s'en  remettre  à  sa 
décision. 

L'Université  d'Ottawa,  dont  Léon  XIII  avait  approuvé  la  Charte 
par  ses  lettres  apostoliques  Cum  apostolica  Sedes  du  5  février  1889, 
l'Université  reçoit  cette  constitution  apostolique  avec  une  joie  d'autant 
plus  grande  que  sa  première  approbation  l'avait  déjà  amplement  adaptée 
à  la  nouvelle  constitution  et  comme  préalablement  harmonisée  avec  ses 
exigences.  Aussitôt,  surtout  sous  la  direction  renseignée  du  T.  R.  P. 
Joseph  Rousseau,  O.M.I.,  actuellement  notre  procureur  général  auprès 
du  Saint-Siège,  est  élaborée  une  rédaction  nouvelle  dont  le  texte  est  dû 
à  sa  plume  élégante,  précise,  familiarisée  avec  le  style  des  documents  de 
la  curie  romaine. 

Présentés  à  la  Sacrée  Congrégation  des  Séminaires  et  Universités, 
ces  statuts,  avec  quelques  légères  modifications,  sont  approuvées  définiti- 


240  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

vement  et  des  tout  premiers  dans  l'univers  catholique,  le  15  novembre 
1934.  Mais  cette  approbation  qui  honore  si  grandement  l'Université 
d'Ottawa  est  aussi  un  ordre,  celui  d'en  observer  fidèlement  les  prescrip- 
tions: Approbat  et  ut  ûdeliter  observentur  prœscribit.  De  ces  dernières, 
la  plus  importante  est  celle  du  développement  des  facultés  ecclésiastiques 
de  philosophie,  de  théologie   et  de  droit  canonique. 

De  là  est  né  le  Séminaire  universitaire. 

Cette  fondation  si  ardemment  désirée  du  Saint-Siège  a  reçu  de  lui 
des  marques  non  équivoques  de  contentement.  «  Dans  une  lettre  du  28 
août  1936,  adressée  au  révérendissime  père  Théodore  Labouré,  supérieur 
général  des  Oblats  de  Marie-Immaculée,  la  Sacrée  Congrégation  des 
Séminaires  et  Universités  félicite  l'Université  d'Ottawa  de  cette  initiative 
et  l'assure  de  ses  plus  vifs  encouragements.  Son  Eminence  le  cardinal 
Bisleti,  préfet  signataire  de  la  lettre,  ajoute  que  leurs  Excellences  les 
Evêques  seront  heureux  de  voir  la  création  de  cette  maison  qui  facilitera 
à  quelques-uns  de  leurs  clercs  l'accès  aux  grades  académiques  »  (Revue 
de  l'Université  d'Ottawa,    1937,  p.  391-392). 

Le  Séminaire  universitaire  est  destiné  à  réaliser  un  des  plus  chers 
désirs  de  l'Eglise,  «  qui  veut,  dans  son  clergé,  un  corps  d'élite,  non  seule- 
ment des  esprits  au  fait  de  l'enseignement  commun  et  traditionnel  des 
docteurs,  mais  des  cerveaux  disciplinés  selon  les  méthodes  les  plus  sé- 
vères, familiarisés  avec  les  doctrines  et  les  courants  de  la  pensée  moderne, 
capables  au  besoin  de  se  porter  victorieusement  à  la  défense  des  dogmes 
attaqués  et  d'émettre  des  jugements  de  valeur  sur  les  nouvelles  décou- 
vertes de  la  science,  sans  apriorisme  réactionnaire  comme  sans  emballe- 
ment téméraire»    (ibidem,  p.    128). 

La  pierre  angulaire  fut  bénite  le  27  septembre  1936,  par  MKr 
Guillaume  Forbes,  archevêque  d'Ottawa,  chancelier  de  l'Université.  Cette 
première  bénédiction  nous  en  a  attiré  d'autres  tellement  abondantes  et 
inattendues  que  cela  semble  tenir  vraiment  du  miracle. 

D'abord,  ce  premier  édifice  d'architecture  modeste  et  de  dimensions 
restreintes,  a  vu  son  parachèvement  devancer  de  beaucoup  les  prévisions 
les  plus  optimistes.  Le  samedi  saint,  27:  mars  1937,  il  ne  pouvait  offrir 
qu'une  étroite  enceinte  à  la  petite  communauté  qui  en  prenait  possession, 
mais  le  19  mai  1943,  Son  Excellence  Mgr  Ildebrando  Antoniutti,  délé- 


LES  DIX  ANS  DU  SÉMINAIRE  UNIVERSITAIRE  241 

gué  apostolique  au  Canada  et  à  Terre-Neuve,  couronnait  magnifiquement 
une  longue  suite  de  travaux  et  en  fermait  définitivement  les  chantiers  par 
la  bénédiction  solennelle  de  notre  très  belle  chapelle  déjà  dédiée  à  la 
Conversion  de  saint  Paul.  Le  grand  Apôtre  s'était  hâté  de  se  construire 
une  demeure  pour  y  abriter  sa  large  famille  de  candidats  au  sacerdoce 
qu'il  couvre  de  son  puissant  patronage. 

Large  famille!  C'est  à  cause  d'elle,  en  effet,  que  nous  avons  suivi  la 
recommandation  du  prophète:  «  Élargis  l'espace  de  ta  tente;  étends  les 
peaux  de  tes  tabernacles,  ne  les  épargne  pas;  allonge  tes  cordages  et  affer- 
mis tes  pieux  »  (Isaïe  54,  2) .  Sous  la  poussée  des  bénédictions  divines,  le 
Séminaire  a  élargi  l'espace  de  sa  tente,  allongé  les  cordages  qui  la  fixent 
au  sol  et  voilà  que,  déjà,  il  semble  n'avoir  pas  répondu  à  toute  l'attente 
du  ciel  et  que  les  largesses  d'en-haut  le  pressent  d'oser  de  nouveaux 
agrandissements.  La  rentrée  de  septembre  1937  comptait  20  séminaristes, 
celle  de  septembre  1946  en  comptait  121,  plus  24  prêtres-étudiants.  La 
confiance  que  témoignent  au  Séminaire  les  Ordinaires  d'une  quarantaine 
de  diocèses  est  une  des  grâces  de  choix  que  lui  obtient  la  puissante  inter- 
cession de  saint  Paul.  Du  Canada,  des  Etats-Unis,  de  Terre-Neuve,  du 
Mexique  des  évêques  confient  à  cette  institution  la  formation  intellec- 
tuelle et  spirituelle  de  quelques-uns  de  leurs  sujets  dans  l'espoir  fondé 
que  se  réalisera  en  eux  le  désir  de  cette  prière  qu'ils  récitent  si  souvent  sur 
leurs  ordinands:  poscentes.  .  .  ut  eorum  mentes  et  lumine  scîentiœ  illus- 
tres et  pietatis  tuœ  tore  irriges.  Les  supérieurs  majeurs  des  congrégations 
et  d'ordres  religieux,  imitant  cet  exemple,  viennent  mêler  la  variété  de 
leurs  costumes  à  l'uniforme  ecclésiastique  des  séminaristes. 

Ainsi,  dans  l'espace  de  cinq  ans,  le  Séminaire  universitaire  s'est 
développé  à  la  plénitude  de  la  taille  que  lui  avaient  fixée  les  plans  de 
l'architecte,  tandis  que  ses  hôtes,  venus  de  partout,  consentent  de  bonne 
grâce  à  attendre  les  agrandissements  qui  les  logeront  encore  plus  com- 
modément. La  divine  Providence  a  calmé,  à  sa  manière,  les  craintes  des 
autorités  qui  redoutaient  une  pareille  entreprise,  et  une  fois  encore, 
dépassant  les  espoirs  de  ceux  qui  la  prient,  elle  les  a  comblés  de  cet 
excédent  que  leur  demande  n'osait  présumer. 

Le  premier  janvier  1937,  le  très  révérend  père  Théodore  Labouré, 
signait  à  Rome   le   décret   d'érection   canonique   de  la   nouvelle   maison 


242  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

religieuse,  le  Séminaire  universitaire,  mais  c'est  le  samedi  saint  27  mars 
1937  qui  est  le  jour  de  sa  naissance.  En  cette  journée,  il  recevait  chez  lui, 
avec  le  premier  personnel  dirigeant,  le  petit  groupe  de  séminaristes  que 
l'Université  avait  préparés  chez  elle.  La  bénédiction  du  Séminaire  par 
monseigneur  Guillaume  Forbes,  eut  lieu  le  23  mai  1937.  En  ce  jour 
de  son  baptême  on  lui  donna  le  nom  de  Saint-Paul,  l'Apôtre,  le  patron 
puissant  qu'il  invoque  en  la  fête  liturgique  de  sa  Conversion,  le  25  jan- 
vier. Patron  puissant,  saint  Paul  en  sa  Conversion,  est  aussi  le  modèle 
incomparable  de  cette  science,  de  cette  piété  que  cette  jeunesse  doit  ac- 
quérir dans  cette  maison. 

Le  Séminaire  Saint-Paul  de  l'Université  d'Ottawa  —  tel  est  son 
nom  —  est  une  communauté  tout  à  fait  distincte  de  celle  de  l'Université. 
Elle  est  composée,  avec  son  personnel  dirigeant,  de  séminaristes  venus, 
nous  l'avons  dit,  d'une  quarantaine  de  diocèses  différents,  vivre  de  la 
règle  d'un  séminaire,  en  observant  les  prescriptions  du  Saint-Siège.  Celui- 
ci  a  bien  voulu  honorer  de  ses  louanges  les  détails  du  règlement  tel  qu'il 
a  été  fixé  pour  le  Séminaire  universitaire.  Les  prêtres  étudiants,  logés  sous 
le  même  toit,  y  mènent  cependant  une  vie  à  part.  Mais  tous  sont  soumis 
à  l'autorité  du  même  supérieur. 

Les  élèves  qui  ont  passé  par  le  Séminaire  Saint-Paul  de  1937  au  7 
mars  1946,  ont  voué  un  véritable  culte  à  la  mémoire  du  premier  supé- 
rieur de  cette  maison,  le  R.P.  Jean -Charles  Laframboise,  O.M.I.,  culte 
d'estime,  de  vénération,  d'affection  sincère  et  par  là  d'un  attachement 
profond  à  leur  Aima  Mater.  Supérieur  pendant  neuf  ans,  moins  vingt 
jours,  le  révérend  Père  a  reçu  de  saint  Paul  la  grâce  de  créer  ici  une  famille 
animée  de  son  esprit,  esprit  de  concorde,  de  charité,  de  mutuelle  com- 
préhension, de  noble  émulation  pour  mériter  à  leur  séminaire  la  juste 
réputation  d'une  formation  sacerdotale  digne  du  nom  qu'il  porte.  Maî- 
trisant les  deux  langues,  au  courant  des  tendances  de  pensée,  de  mœurs, 
d'habitudes,  de  mentalité  des  éléments  bilingues  qui  composent  sa  com- 
munauté, le  premier  supérieur  a  accompli  l'œuvre  difficile  d'utiliser  ce 
matériel  varié  et  de  faire  servir  au  profit  de  tous  les  qualités  apparemment 
divergentes  de  chacun. 

Les  rapports  élogieux  des  Ordinaires  intéressés  au  Séminaire  té- 
moignent de  la  haute  estime  qu'ils  se  faisaient  de  sa  personne,  de  son 


LES  DIX  ANS  DU  SÉMINAIRE  UNIVERSITAIRE  243 

mérite,  de  sa  vertu,  du  crédit  dont  il  jouissait  auprès  d'eux,  et  leur  con- 
fiance s'est  manifestée  par  l'envoi  continu  de  nouveaux  élèves.  Le  Sémi- 
naire Saint-Paul  est  redevable  au  révérend  père  Laframboise  de  l'état 
florissant  où  il  se  trouve  à  la  fin  de  sa  dixième  année. 

Pour  la  régie  interne  de  sa  maison,  le  supérieur  est  aidé  d'un  per- 
sonnel dont  la  plupart  des  membres  forment  son  conseil  de  direction. 
«  La  fin  la  plus  excellente  de  notre  Congrégation  —  les  Oblats  de 
Marie- Immaculée  —  après  les  missions,  est,  sans  contredit,  la  direction 
des  séminaires  où  les  Clercs  reçoivent  l'éducation  qui  leur  est  propre.  .  ., 
où  sont  formés  ceux  qui  devront  enseigner  aux  peuples  la  saine  doctrine 
et  les  conduire  dans  la  voie  du  salut.  »  La  formation  des  clercs  dans  les 
séminaires  est  considérée  chez  les  Oblats  de  Marie-Immaculée  comme 
une  des  œuvres  les  plus  importantes  de  leur  congrégation.  Celle-ci  porte 
une  attention  spéciale  à  façonner  ceux  de  ses  sujets  qu'elle  juge  plus  aptes 
à  ce  ministère  de  choix,  à  les  ajuster  aux  exigences  d'une  si  haute  fonction. 
Elle  sait  «  qu'il  faut  une  longue  expérience  pour  acquérir  les  qualités 
réclamées  pour  cette  sorte  d'emploi,  à  savoir:  profonde  connaissance  des 
sciences  sacrées,  méthode  de  sage  direction,  sagacité  puisée  dans  l'oraison 
et  l'expérience  pour  discerner  les  esprits  et  modeler  petit  à  petit  les  âmes 
selon  le  divin  exemplaire,  le  Christ  ». 

La  première  équipe  de  septembre  1937  était  composée  d'ouvriers 
plutôt  jeunes,  hormis  l'auteur  de  ce  rapport,  sexagénaire  avancé,  le  seul 
à  jeter  un  peu  de  neige  sur  ce  printemps.  La  demi-douzaine  du  début 
a  triplé  au  fur  et  à  mesure  de  l'agrandissement  du  local.  Elle  s'est  per- 
fectionnée aussi  en  prenant  de  l'expérience  par  ce  contact  qu'une  étude 
assidue  établit  avec  les  maîtres  de  la  pensée  humaine,  surtout  de  la  pensée 
chrétienne;  par  ce  contact  plus  précieux  encore  que  commande  la  Règle 
des  Oblats:  «  Aux  heures  de  récréation  et  de  promenade,  les  directeurs 
se  mêleront  fréquemment  aux  séminaristes  avec  une  aimable  simplicité, 
qui,  sans  porter  préjudice  à  leur  autorité,  leur  attachera  les  cœurs  qu'ils 
donneront  au  Christ.  »  Le  personnel  résidant  au  Séminaire,  né  et  grandi 
avec  lui,  compte  actuellement  dix-huit  prêtres  oblats,  atteignant,  avec 
l'âge,  cette  maturité  de  pensées  et  d'habitudes  qui  est  la  qualité  maîtresse 
du  professeur  et  directeur  de  carrière. 


244  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Une  attention  providentielle  a  mis  sous  les  yeux  de  la  communauté 
un  exemplaire  vivant  de  ce  que  peut  produire  de  vraiment  universitaire 
une  vie  de  fortes  études,  alliée  à  la  pratique  des  observances  religieuses. 
Le  T.R.P.  Joseph  Rousseau,  O.M.I.,  procureur  général  des  Oblats 
auprès  du  Saint-Siège,  exilé  de  son  peste  par  la  guerre  insensée,  a  choisi 
le  Séminaire  universitaire  comme  résidence  durant  son  séjour  temporaire 
au  Canada.  Ce  grand  honneur  qu'il  a  fait  à  notre  maison  lui  procurait 
à  lui-même  la  joie  vivement  ressentie  de  vivre  dans  un  milieu  universi- 
taire qu'il  avait  tant  travaillé  à  créer,  dont  il  avait  rédigé  la  charte  ap- 
prouvée par  l'Eglise,  de  prendre  une  part  active  au  développement  de 
cette  institution  naissante,  de  la  sentir  vraiment  animée  de  l'esprit  de  la 
constitution  apostolique  Deus  scientiarum  Dominus,  s'efforçant  de  ré- 
pondre à  ses  exigences  par  une  amélioration  constante  de  son  personnel, 
de  ses  méthodes,  de  chacun  des  rouages  de  son  organisme.  Mais  la  pré- 
sence de  cet  hôte  providentiel  fut,  un  lustre  durant,  une  leçon  permanente 
de  ce  qui,  d'après  la  Règle  des  Oblats,  doit  distinguer  un  directeur  de 
séminaire:  «  Intelligence  perspicace,  sens  rassis,  grande  rectitude  de  juge- 
ment et  surtout  vraie  et  solide  piété.  »  A  cela  s'ajoute  le  don  ou  l'art 
d'exposer  clairement  les  données  d'une  science  aussi  profonde  qu'étendue 
et  cet  ensemble  de  qualités  auquel  rend  hommage  l'estime  du  Saint- 
Siège  chargeant  le  T.R.P.  Rousseau  de  missions  importantes,  l'appelant 
à  des  postes  de  confiance  au  sein  des  Congrégations  romaines. 

Avant  de  retourner  à  ses  hautes  fonctions,  le  T.R.P.  Rousseau  a 
pu  se  réjouir  d'un  développement  qui  lui  est  particulièrement  cher, 
développement  merveilleux  et  qui  tient  du  charisme,  celui  de  la  biblio- 
thèque. L'heureux  bénéficiaire  de  ce  charisme,  vraiment  paulinien,  c'est 
le  R.P.  Jean-Léon  Allie,  O.M.I.,  bibliothécaire  général  du  Séminaire 
Saint-Paul.  Un  flair  sûr  et  toujours  en  éveil  lui  fait  discerner  dans  les 
publications  récentes  les  ouvrages  de  réelle  valeur,  en  même  temps  qu'il 
le  dirige  vers  les  cachettes  poussiéreuses  où  dorment,  d'un  sommeil  d'ou- 
bliette, les  vénérables  in-folio  d'un  passé  déjà  lointain.  Quelle  délicieuse 
stupeur  pour  ces  endormis  de  se  sentir  tirés  d'une  longue  sieste  par  un 
chercheur  curieux  qui  vient  les  consulter  sur  le  secret  de  leurs  pensées  et 
celui  de  leur  époque.  Vingt  à  trente  mille  volumes,  différents  d'âge,  de 
taille,  de  couleur,  de  format,  de  reliure,  se  tiennent  en  permanence  à  la 


LES  DIX  ANS  DU  SÉMINAIRE  UNIVERSITAIRE  245 

disposition  des  étudiants  universitaires.  Le  dévouement  inlassable  et 
très  averti  du  bibliothécaire  leur  met  sous  la  main  ces  matériaux  dont 
a  besoin  le  jeune  philosophe  en  ses  premiers  tâtonnements,  l'élève  plus 
avancé  qui  prépare  sa  licence  ou  son  doctorat,  le  professeur  diplômé  qui 
élargit  le  domaine  de  ses  connaissances  et  perfectionne  son  enseignement, 

Le  Séminaire  universitaire  a  dix  ans  d'âge.  Il  est  bien  jeune  encore, 
mais  combien  vigoureux,  car  il  est  de  haute  lignage,  fils  robuste  de  cette 
génération  d'Oblats  d'Ottawa  à  laquelle  l'âme  ardente  de  monseigneur 
de  Mazenod  a  communiqué  le  meilleur  de  son  feu  pour  l'engager  en 
cette  œuvre  éminemment  apostolique,  l'œuvre  du  haut  enseignement. 
Héritier  des  Guigues,  des  Tabaret  et  de  leurs  successeurs,  il  est  animé  de 
la  noble  ambition  de  réaliser  leurs  espoirs:  former  une  jeunesse  d'une 
riche  vie  spirituelle  et  intellectuelle. 

Durant  les  dix  dernières  années,  l'Université  d'Ottawa  a  conféré 
les  grades  académiques  aux  élèves  qui  suivent  les  cours  au  Séminaire 
universitaire,  comme  résidents  ou  externes.  La  faculté  de  philosophie  a 
décerné  7  diplômes  de  doctorat  et  126  de  licence.  La  faculté  de  théologie 
a  décerné  1  1  diplômes  de  doctorat  et  115  de  licence.  La  faculté  de  droit 
canonique:  9  diplômes  de  doctorat  et  21  de  licence. 

Les  heureux  candidats  qui  ont  subi  avec  succès  les  épreuves  des 
examens  sont  des  membres  du  clergé  séculier  ou  religieux,  ou  des  laïques 
de  l'In^litut  de  Philosophie.  Nous  pensons  bien  que  ces  premiers  gradués 
porteront  au  loin  la  bonne  renommée  du  Séminaire  universitaire,  se 
faisant  honneur  à  eux-mêmes  en  emportant  d'ici  la  récompense  méritée 
d'un  travail  ardu  et  celle  d'avoir  répondu  victorieusement  aux  objections 
serrées  des  examinateurs. 

Ceux-ci  reçoivent  en  ces  premiers  succès  une  première  récompense 
de  leurs  propres  labeurs.  L'Université  met  tous  ses  efforts  à  se  former 
un  corps  professoral  à  la  hauteur  des  exigences  d'un  enseignement  uni- 
versitaire. Pour  cela  elle  fait  appel  à  ses  propres  sujets  oblats,  dont  elle 
surveille  de  près  la  préparation  et,  plus  encore,  les  progrès  continus,  car 
un  professeur  d'université  n'a  jamais  fini  d'étudier  et  d'apprendre.  Elle 
ferait  ?ppel  aussi  à  des  professeurs  émérites  du  dehors,  remplissant  les 
conditions  d'aptitude  qu'impose  le  Saint-Siège.  C'est  ainsi  que  sont  venus 
enseigner  dans  nos  murs  des  maîtres  éminents  du  clergé  séculier  et  régu- 


246  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

lier.  En  plus  des  professeurs  réguliers,  nombre  de  conférenciers,  maîtres 
en  leurs  matières  spécialisées  se  succèdent  dans  nos  chaires  pour  y  traiter 
de  sujets  particuliers  qui  ne  font  pas  partie  du  curriculum  ordinaire, 
mais  le  complètent  admirablement.  Les  élèves  et  leurs  maîtres  ont  eu 
ainsi  l'occasion  fréquente  d'entendre  des  conférences  de  grande  valeur 
sur  les  questions  sociales,  ouvrières,  missionnaires,  historiques,  économi- 
ques et  autres. 

Ajoutons  aussitôt  que  les  efforts  de  ces  dix  premières  années,  si 
réussis  qu'ils  puissent  être,  ne  réalisent  pas  encore  tout  le  dessein  de 
l'Université,  tout  ce  qu'elle  ose  espérer  de  l'enseignement  de  ses  facultés 
ecclésiastiques.  Elle  sait  qu'une  Université  doit  s'élever  à  une  supériorité 
vraiment  rayonnante.  Le  R.P.  Arthur  Caron,  O.M.I.,  l'a  dit  excellem- 
ment lors  de  la  bénédiction  de  la  pierre  angulaire:  «  L'Église  cherche 
à  donner  à  ses  clercs,  surtout  aux  maîtres  de  demain  une  formation  intel- 
lectuelle et  scientifique  inférieure  à  nulle  autre.  Voilà  pourquoi  elle  fonde 
des  universités  et  des  facultés  de  sciences  ecclésiastiques  pour  lesquelles 
elle  a  des  exigences  rigoureuses  et  minutieuses.  »  Des  branches  nombreuses 
de  haut  savoir  s'ajoutent  à  l'enseignement  essentiel  des  facultés  ecclé- 
siastiques; il  appartient  au  corps  professoral  de  les  faire  se  développer 
en  les  animant  de  la  sève  vigoureuse  d'une  science  toujours  plus  étendue, 
d'en  donner  la  preuve  non  seulement  dans  leurs  doctes  leçons  à  un  audi- 
toire restreint,  mais  dans  des  publications  de  réelle  valeur  et  qui  s'impo- 
sent à  l'attention  des  savants.  Actuellement,  il  y  a  quarante  Oblats  de 
Marie-Immaculée  au  service  des  facultés  ecclésiastiques,  quatre  prêtres  du 
clergé  séculier  et  trois  religieux  ainsi  que  deux  professeurs  laïcs.  Un  total 
d'environ  cinquante  professeurs.  Tous  sont  vivement  conscients  de  Ja 
grave  responsabilité  attachée  à  leur  fonction,  animés  du  désir  d'aider  à 
l'essor  de  l'Université,  de  mettre  au  service  de  ce  développement  leurs 
travaux,  leur  maturité  ou  leur  jeunesse.  Un  artiste  moqueur  n'aurait  pas, 
comme  à  l'Abbaye  de  Solesmes,  occasion  d'exercer  sa  verve  en  sculptant 
un  groupe  de  docteurs  parmi  lesquels  «  la  solennelle  obésité  de  plusieurs 
ferait  un  piquant  contraste  avec  la  docte  maigreur  de  quelques  autres  ». 

L'Université  fait  tous  ses  efforts  pour  que  son  enseignement  soit 
véritablement  universitaire,  mais  elle  n'oublie  pas,  loin  de  là,  qu'un 
séminaire,  fût-il  universitaire,  est  toujours  et  avant  tout  un  séminaire. 


LES  DIX  ANS  DU  SÉMINAIRE  UNIVERSITAIRE  247 

De  celui-ci  le  pape  Pie  XI  disait  aux  évêquesitfll  est,  et  il  doit  être, 
comme  la  pupille  de  vos  yeux.  »  Le  séminaire  «  est  et  il  doit  être  l'ob- 
jet principal  de  vos  préoccupations.  Avant  tout,  le  premier  soin  doit 
être  le  choix  des  supérieurs,  des  maîtres  et  tout  particulièrement  du 
Directeur  spirituel  auquel  incombe  une  part  si  délicate  et  si  importante 
dans  la  formation  de  l'âme  sacerdotale.  »  Ainsi,  de  même  que  le  séminaire 
a  sa  charte  de  vie  intellectuelle,  a-t-il  aussi  la  charte  de  sa  vie  spirituelle. 
Cette  encyclique  Ad  catholici  sacerdotii  fastigium  est  le  code  magnifique 
de  la  vie  sacerdotale,  telle  que  le  prêtre  doit  la  vivre  dès  le  séminaire. 
Elle  complète  ces  documents  pontificaux  qui  l'ont  précédée,  son  exposé 
lumineux  projette  aussi  sa  clarté  sur  ceux  qui  l'ont  suivie.  Elle  est  le 
commentaire  autorisé  des  saintes  Écritures,  en  particulier  de  l'Evangile 
et  des  Epîtres  de  saint  Paul  qui  dessinent  du  Christ-Prêtre,  de  ses  pou- 
voirs et  de  sa  sainteté,  ce  portrait  grandiose  dont  le  séminariste  doit 
essayer  de  reproduire  en  lui  une  copie  fidèle.  La  pratique  des  prescriptions 
de  cette  charte  forme  en  lui  le  prêtre.  Ce  que  l'Eglise  exige  d'un  séminaire, 
c'est  qu'il  lui  forme  un  prêtre.  Le  séminaire  n'existe  que  pour  donner 
naissance  à  un  prêtre.  Il  pourra  être  plus  ou  moins  savant,  plus  ou  moins 
érudit,  plus  ou  moins  brillant,  mais  avant  tout  il  faut  qu'il  soit  prêtre. 
Le  sens  de  ce  mot  est,  à  la  fois,  si  plein  et  si  évident,  qu'il  est  inutile 
de  lui  ajouter  un  qualificatif.  La  pensée  du  peuple  chrétien  cependant, 
et  même  celle  des  mondains,  allie  toujours  l'idée  du  prêtre  avec  celle  de 
saint.  Le  Séminaire  universitaire  le  sait  et  il  s'efforce  de  n'être  pas  infé- 
rieur à  cette  redoutable  obligation.  Il  donne  le  meilleur  de  ses  attentions 
à  la  vie  spirituelle  des  séminaristes,  telle  que  le  précise  l'enseignement 
de  l'Eglise.  Cet  enseignement  sur  l'essence  même  de  sa  spiritualité,  ce  qui 
lui  épargne  le  souci  de  ceux  dont  la  spiritualité  consiste  à  satisfaire  la 
démangeaison  de  s'en  trouver  une,  à  notre  époque  de  foisonnement  de 
prétendues  spiritualités. 

Il  serait  fastidieux  de  détailler  par  le  menu  le  programme  de  la 
formation  spirituelle  du  séminariste  ;  le  récit  de  la  vie  spirituelle  du 
Séminaire  Saint-Paul  durant  ses  dix  premières  années  n'est  pas  du  domai- 
ne de  l'histoire,  on  ne  peut  la  lire  que  dans  la  conduite  des  prêtres 
sortis  de  chez  nous  depuis  dix  ans.  Car,  c'est  leur  saint  Patron  qui  le 
dit:  «  Vous  êtes  manifestement  la  lettre  du  Christ,  rédigée  par  nous,  e: 


248  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

écrite,  non  avec  de  l'encre,  mais  avec  l'Esprit  du  Dieu  vivant;  non  sur 
des  tables  de  pierre  mais  sur  les  tables  de  chair  de  vos  cœurs»  (2  Cor. 
3,  3).  Le  Séminaire  Saint-Paul  ose  se  donner  l'assurance  que,  pour  la 
grosse  majorité,  la  conduite  ne  fera  pas  mentir  la  signature.  Le  directeur 
spirituel,  auteur  de  ces  lignes,  se  l'est  laissé  dire  par  certains  recenseurs  d^ 
son  ouvrage  Heures  d' Adoration  sacerdotales,  qui  livre  au  public  une 
très  minime  partie  de  la  doctrine  spirituelle  dont,  depuis  dix  ans,  il 
alimente  la  jeunesse  du  Séminaire  universitaire.  Auditeurs  des  retraites 
pastorales  qu'il  a  préchées  dans  une  douzaine  des  diocèses  du  Québec  et 
d'Ottawa,  ils  veulent  bien  lui  dire  qu'ils  retrouvent  en  ces  pages  le 
sens  sacerdotal  dont  ils  ont,  alors,  apprécié  l'accent,  et  expriment  le 
désir  que  tous  les  prêtres  soient  animés  de  ce  même  esprit. 

Le  Séminaire  Saint-Paul,  malgré  sa  jeunesse,  sent  en  lui  la  noble 
ambition  d'imiter  la  vertu  et  les  efforts  de  ses  aînés  pour  donner  au  pays 
et  à  l'Eglise  ce  qu'ils  attendent  de  lui,  des  prêtres,  au  sens  plénier  de  ce 
mot.  Confesseurs,  directeur  spirituel,  professeurs,  sous  l'autorité  et  la 
direction  du  recteur,  rivalisent  de  zèle  pour  mener  à  bien  l'œuvre  spi- 
rituelle d'un  séminaire. 

Le  Séminaire  universitaire  a  dix  ans  d'âge.  La  Vierge  immaculée, 
patronne  des  Oblats,  le  grand  saint  Paul,  patron  du  Séminaire,  ont 
obtenu  du  Ciel  cette  surabondance  de  faveurs  qui  ont  béni  son  berceau. 
Fils  choyé  de  l'Université  d'Ottawa,  d'année  en  année  il  a  grandi  vigou- 
reux, nourrissant  en  son  âme  le  désir  ardent  de  faire  honneur  à  la  mère 
généreuse  qui  lui  a  donné  naissance  et  continue  de  lui  prodiguer  des 
attentions. 

Alexandre  FAURE,  o.  m.  i., 

directeur  spirituel  du  Séminaire  Saint-Paul 

de  l'Université  d'Ottawa. 


Chronique  universitaire 


Visite  de  Son  Excellence  le  vicomte  Alexander  of  Tunis, 
gouverneur  général  du  canada. 

Le  vendredi  18  avril  dernier,  l'Université  recevait  officiellement 
Son  Exe.  le  vicomte  Alexander,  gouverneur  général  du  Canada,  et  lui 
conférait  le  titre  de  docteur  en  droit  honoris  causa.  L'imposante  cérémo- 
nie, présidée  par  Son  Exe.  Mgr  Alexandre  Vachon,  chancelier  de  l'Uni- 
versité, eut  lieu  dans  la  rotonde  de  l'édifice  central.  En  plus  des  élèves 
des  diverses  facultés  et  écoles,  un  groupe  nombreux  de  laïcs  éminents 
s'étaient  joints  au  corps  professoral  pour  rendre  hommage  au  représen- 
tant de  Sa  Majesté  le  roi.  Signalons,  entre  autres,  l'honorable  Thibau- 
deau-Rinfret,  juge  en  chef  du  Canada,  l'honorable  Robert  Taschereau, 
de  la  Cour  suprême  du  Canada,  M.  le  comte  Bernard  de  Men  thon,  re- 
présentant Son  Exe.  le  comte  de  Hauteclocque,  ambassadeur  de  France 
au  Canada,  Son  Honneur  le  maire  Stanley  Lewis,  M.  J. -Edouard  Jean- 
notte,  président  général  de  l'Association  des  Anciens  Elèves  de  l'Univer- 
sité, etc. 

Ce  que  l'on  a  particulièrement  remarqué,  nous  dit-on,  c'est  le  ca- 
chet de  haut  éclat  ainsi  que  le  caractère  nettement  bilingue  de  la  céré- 
monie. La  partie  musicale  du  programme  fut  exécutée  par  la  chorale  du 
Scolasticat  Saint-Joseph,  sous  l'habile  direction  du  R.P.  Maurice  Giroux. 
Notons  enfin  que  le  poste  radiophonique  de  Hull  fit  l'émission  de  ia 
cérémonie. 

Après  le  chant  d'ouverture  du  God  Save  the  King,  le  T. R.P.  Rec- 
teur prononça  une  brillante  allocution,  dont  on  nous  saura  gré  de  repro- 
duire ici  le  texte  intégral. 

This  is  truly  a  great  day  in  the  annals  of  our  institution  upon  which  it  is  our 
privilege  and  honour  to  tender  an  official  welcome  to  the  valiant  hero  of  so  many 
illustrious  victories  and  to  the  noble  Vice-Roy  of  Canada.  His  Excellency  Viscount 
Alexander  of  Tunis.   Nearly   a  year  has  elapsed  since  the  arrival   of  Your  Excelletncy 


250  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

in  our  midst  as  the  representative  of  His  Majesty,  our  beloved  King,  George  VI.  Your 
sojourn  jn  Canada  has  been  an  unending  series  of  triumphant  receptions  throughout 
the  entire  width  of  our  fair  Dominion.  We  are  deeply  grateful  to  Your  Excellency  for 
the  honour  which  is  ours  today  of  expressing,  within  these  University  walls,  those 
same  words  of  praise  and  congratulations  as  have  already  been  echoed  and  re-echoed  in 
so  many  cities,  provinces  and  seats  of  learning. 

Indeed  we  deem  it  an  honour  to  extend  to  Your  Excellency  a  cordial  and  respectful 
welcome  as  the  worthy  representative  of  all  civil  power  and  authority  in  Canada.  In 
presenting  to  you  the  tribute  of  our  sincere  respect  and  veneration  we  are  deeply 
conscious  of  remaining  faithful  to  the  centennial  traditions  of  this  University.  Not 
long  ago,  in  going  over  the  pages  of  our  century-old  annals  I  read  the  description  of 
z.  visit  which  the  Rector  and  founder  of  the  University,  Father  Tabaret,  in  company 
with  the  Lord  Bishop  of  Ottawa,  Dr.  Guigues,  had  made  to  Rideau  Hall  in  1867  in 
order  to  gieet  the  first  Governor-General  of  Canada,  Lord  Monk  on  the  day  of  his 
arrival  in  Ottawa.  In  the  stately  carriage  of  His  Grace,  on  an  ideal  Canadian  winter 
mid-afternoon,  it  must  have  been  a  pleasant  drive.  Happy  Canadians,  who,  more 
fortunate  than  we  over-busy  moderns,  could  find  time  for  such  a  cordial  exchange  of 
good  sentiments  with  their  temporal  leaders.  Yet  the  change  demonstrates  how  our 
country  has  grown  from  the  tiny  mustard  seed  to  the  magnificent  proportions  of  a 
vigourous  tree. 

In  recalling  this  incident  of  well-nigh  80  years  ago,  I  wish  to  emphasize  the  true 
and  historical  character  and  personality  of  this  institution.  It  is  the  embodiment  of  the 
civil  and  religious  sentiments  and  customs  which,  during  a  century,  animated  both  a 
city  and  its  people.  With  the  pioneer  town  that  became  a  nascent  city  and  then  the 
fair  Capital  of  a  young  and  healthy  nation,  this  institution  has  grown  from  its  humble 
beginnings  into  a  seat  of  true  liberal  education,  of  sound  patriotic  endeavours,  of 
devoted  service  to  the  cause  of  christian  civilization.  Its  prosperity  has  been  identified 
with  that  of  the  Dominion's  Capital  City.  Primarily  established  to  look  after  the 
education  of  the  catholic  population  of  both  French  and  Irish  extraction,  it  has  re- 
mained faithful  to  its  origin,  bilingual  in  its  faculty  and  student-body,  fostering  thus 
one  of  Canada's  worthiest  characteristics,  duality  of  traditions  and  culture  in  the  unity 
•of  social  ambitions. 

The  College  of  Bytown,  and  of  Ottawa,  just  as  the  young  University  of  Ottawa, 
during  the  last  century,  has  always  sheltered  within  its  walls,  with  our  Catholic  boys 
and  young  men,  Canadian  youth  of  different  races  and  creeds. 

We  are  really  proud  of  the  record  of  our  predecessors.  Theirs  was  the  wisdom 
and  devotion  of  true  educators.  Before  the  end  of  the  19th  century  they  had  laid  the 
foundations  here  of  Schools  of  Law,  Engineering  and  Médecine.  It  was  the  disastrous 
fire  of  1903  which  frustrated  their  fond  hopes  and  ruined  their  painstaking  efforts.  The 
decades  that  followed  saw  years  of  more  obscure  sacrifice  to  the  same  great  cause.  With 
the  dawn  of  the  second  century  we  look  confidently  into  the  horizon  of  the  future. 

But  the  plans,  foundations  and  achievements  of  the  past  stand  as  a  monument 
to  the  lofty  ideal  of  our  forefathers.  The  University  of  Ottawa  with  its  modest  means 
has  really  stood  as  the  champion  of  University  education,  that  education  which  is  «  an 
enlargement  of  the  mind.  —  University  education  which  raises  the  intellectual  tone 
of  society,  cultivates  the  public  mind,  purifies  the  national  taste,  gives  enlargement  and 
sobriety  to  the  ideas  of  the  age,  facilitates  the  exercise  of  political  power,  and  refines  the 
intercourse  of  private  life»   (Card.  Newman). 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  251 

Convinced  that  this  ideal  has  been  carried  on  successfully  in  the  past,  we  realize 
lhat  the  hour  has  arrived  when  we  will  be  able  to  accomplish  much  more  for  ouf 
City  and  for  our  dear  Country. 

As  a  pledge  of  this  cherished  hope  may  I  mention  to  Your  Excellency  the  heroism 
of  our  boys  en  the  battlefields  of  Europe  and  Africa,  their  daring  flights  over  darkened 
skies  of  the  doomed  nazi  Empire  of  yesterday.  In  World-War  I  and  World-War  II,  the 
University  of  Ottawa  bade  farewell  and  Godspeed  to  hundreds  of  its  students  and 
professors  who  became  heroic  Padres,  aviators,  seamen  and  soldiers,  and  many  of  whom 
sacrificed  their  lives  and  their  youthful  ambitions  that  the  welfare  of  their  country 
and  the  freedom  of  mankind  might  be  made  safe  from  totalitarian  tyranny.  They  have 
sealed  with  their  generous  blood  the  lessons  of  loyal  and  true  patriotism  of  their  teachers 
and  masters  in  this  University.  They  will  be  long  remembered  as  true  heroes  together 
with  the  thousand  others  that  have  come  back  laded  with  the  laurels  of  victory  to  work 
and  toil  in  the  building  of  a  new  world  of  justice  and  peace. 

The  Alma  Mater  hails  all  of  them  as  her  beloved  sons  and  prays  with  fervor 
tor  the  eternal  repose  of  the  dead  and  for  the  happiness  and  success  of  the  living. 

Your  presence  here  today  gives  a  deeper  meaning  to  the  heroism  of  our  youth  as 
we  present  to  our  student-bedy  the  recorded  memory  of  those  that  have  generously 
sacrificed  their  lives. 


Cent  années  de  dévouement  inlassable  au  bénéfice  d'une  œuvre  que  des  mains  et 
des  cœurs  français  ont  conçue  et  bâtie,  ont  donné  ici-même  un  droit  imprescriptible  au 
verbe  français  et  à  la  culture  française.  C'est  avec  une  émotion  bien  vive,  Excellence, 
que  je  vous  souhaite  la  bienvenue  au  nom  des  professeurs  et  étudiants  de  langue  fran- 
çaise de  cette  Université.  Je  vous  suis  profondément  reconnaissant  d'avoir  accepté  notre 
invitation.  Je  remercie  également  nos  invités  d'honneur,  ministres  fédéraux,  juges  de  la 
Cour  suprême,  députés,  membres  des  diverses  professions,  et  autres,  qui,  par  leur  pré- 
sence, veulent  ajouter  à  l'éclat  de  notre  réception. 

Votre  visite  dans  cette  Université,  Excellence,  revêt  une  signification  tout  à  fait 
exceptionnelle.  Elle  vient  confirmer  de  tout  le  poids  de  son  auguste  autorité  la  mission 
élevée  et  sublime  d'une  institution  comme  la  nôtre.  L'idéal  qui  anime  ces  vastes  orga- 
nismes que  sont  les  universités  n'est  pas  terre  à  terre,  loin  de  là,  ou  du  moins  il  ne 
devrait  jamais  l'être.  Le  but  que  l'université  se  propose  dans  la  diffusion  du  savoir  hu- 
main doit  être  souverainement  altruiste  et  désintéressé:  mûrir  et  former  les  jeunes  qui  se 
confient  à  nous,  les  rendre  tous  et  chacun  plus  hommes  et  meilleurs  hommes  en  les 
outillant  pour  la  lutte  de  la  vie,  c'est-à-dire  les  rendre  plus  conscients  de  leur  véritable 
destinée  comme  des  lourdes  responsabilités  qui  pèsent  sur  les  épaules  de  tout  homme 
qui  voir  le  jour.  Idéal  de  pensée  chrétienne  et  humaine.  Moins  que  jamais  les  univer- 
sités doivent  négliger  cet  aspect  de  la  formation  totale  des  candidats  aux  grades  acadé- 
miques et  aux  carrières  professionnelles,  ^es  peuples  ont  besoin  de  chefs  aux  idées 
claires,  luttes,  à  l'intelligence  souple  et  exercée,  aux  mœurs  intègres,  au  jugement  pruden- 
tiel  consommé.  Car  en  présence  des  idéologies  adverses  et  des  ruines  qu'elles  ont  causées 
il  faut  repenser  tous  les  problèmes  politiques,  économiques  et  sociaux,  avant  de  réor- 
ganiser le  monde  moderne. 

Ce  qu'il  en  faut  de  la  lumière  et  des  connaissances  diverses  et  profondes  pour 
accomplir  ce  travail  de  géant.  Quelle  sûreté  et  quelle  précision  dans  le  jugement  sont 
nécessaires.  I!  faut  de  toute  évidence  entrer  en  pleine  possession  des  principes  de  sagesse 
chrétienne    qui    ont    bâti    notre    civilisation    européenne    occidentale:     autrement     nous 


252  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

sommes  voués  aux  régimes  absurdes  de  l'arbitraire,  de  la  tyrannie  et  de  l'illuminisme 
ou  encore  de  la  violence  et  de  la  brutalité.  L'homme,  lorsqu'il  oublie  la  noblesse  de  ses 
origines  et  de  son  unique  destinée,  descend  vite  à  des  excès  propres  aux  êtres  privés  de 
raison. 

Il  ne  peut  donc  être  question  de  nos  jours,  moins  que  jamais  dans  l'histoire  du 
genre  humain,  de  mettre  en  doute  la  valeur  et  l'utilité  d'une  université,  foyer  de  science 
universelle.  Les  universités  ne  doivent  pas  mendier  leur  droit  à  la  vie*  et  au  progrès. 
C'est  pour  elles  un  devoir  des  plus  impérieux  de  former  des  penseurs,  justes,  courageux 
et  héroïques,  des  penseurs  désintéressés. 

Votre  présence,  Excellence,  nous  prêche  ces  nobles  sentiments  de  dévouement,  de 
respect  à  l'endroit  de  notre  université,  une  mère  aimée,  Aima  Mater,  mère  des  intelligen- 
ces chrétiennes  et  des  cœurs  vraiment  humains. 


Universities,  as  seats  of  higher  learning  and  chairs  of  human  wisdom,  have 
always  considered  to  be  part  of  their  responsibility  to  determine  as  it  were  among  men 
the  standards  of  merit  and  virtue.  They  teach  young  men  the  meaning  of  virtue,  honour 
ind  heroism.  They  devise  for  them  means  by  which  such  lofty  heights  of  human  en- 
deavour may  be  achieved.  But  it  is  moreover  part  of  their  mission  to  officially  recognize 
and  to  pi  aise  adequately  the  outstanding  accomplishments  of  those  whose  lives  are  the 
realization  of  such  ideals  and  standards  of  virtue  and  heroism. 

A  university  if  it  is  at  all  to  teach  must  make  it  a  duty  to  respect,  venerate  and 

honour  men  who  have  merited  the  esteem  and  highest  consideration  of  their  fellow  men. 

Ladies  and  Gentlemen,  we  are  most  privileged  to  have  as  our  guest  of  honour  today, 

one  of  the  few  that  have  accomplished  great  deeds  and  shine  like  stars  in  the  heaven 

of  the  great  ones. 

We  hail  Viscount  Alexander  of  Tunis  as  the  hero  of  the  dark  days  of  Dunkirk, 
when  he  was  the  last  man  to  leave  the  bomb-torn  beaches:  a  feat  of  heroism,  the 
determined  resistance  of  a  great  soldier  and  an  accomplished  strategist.  The  same  skill, 
the  same  authentic  virtues  were  displayed  by  General  Alexander  when  the  hour  of  the 
offensive  came.  Burma,  Lybia,  Sicily,  Southern  Italy  are  names  of  victories  forever 
linked  with  his.  An  indomitable  courage  serving  a  keen  and  fast-moving  military 
mind,  such  was  Viscount  Alexander  of  Tunis  all  along  the  years  of  World-War  II. 

Under  his  leadership  the  British  military  occupation  in  North  Africa  and  then 
in  Italy  won  the  grateful  appreciation  of  those  peoples  whom  the  conflict  left  poorer 
[n  material  means  and  humbled  in  their  national  pride.  Viscount  Alexander  of  Tunis 
displayed  high  qualities  of  statesmanship  in  the  discharge  of  his  duties  of  Commander- 
in-chief  of  the  Allied  Armies  in  Italy. 

His  appointment  as  Governor-General  to  our  Country  and  personal  representative 
of  our  King  George  VI  was  received  with  joy  and  gratitude.  Once  more  Canada  could 
look  to  its  First  Citizen  as  a  great  man,  be  proud  of  his  achievements  and  really 
worship  him  as  a  hero. 

Jn  asking  Your  Excellency  to  accept  the  honorary  degree  of  Doctor  of  Laws  of 
this  University,  our  aim  is  twofold;  intensify  the  influence  of  this  institution  over  its 
student-body  and  enhance  its  prestige  with  the  people  of  our  City  and  of  our  Country. 

WTe  are  happy  to  present  Viscount  Alexander  of  Tunis  to  our  students  as  a  hero 
and  a  great  statesman  and  to  our  friends  the  First  Citizen  of  this  country  honouring 
tbf   Hall  cf  Fame  of  our  worthy  graduates. 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  253 

The  Senate  of  the  University  of  Ottiwa  is  happy  to  confer  on  Viscount  Alex- 
ander of  Tunis  the  honourary  degree  of  Doctor  of  Laws.  I  humbly  beg  our  venerable 
Chancellor,  the  Most  Reverend  Archbishop  of  Ottawa,  to  present  the  degree  to  His 
Excellency  the  Governor  General  of  Canada 

Aux  applaudissements  prolongés  de  l'assistance,  Son  Exe.  Mgr 
Alexandre  Vachon  remet  le  diplôme  à  Son  Exe.  le  vicomte  Alexander. 
Celui-ci,  en  réponse  au  discours  du  T.R.P.  Recteur,  prononça  l'allocution 
suivante: 

On  rising  to  address  ycu,  my  first  words  must  be  to  thank  you  for  the  honour 
you  have  done  me  today. 

Since  I  have  been  in  Canada,  just  over  one  year,  I  have  seen  and  visited  man^ 
Colleges  and  Universities  and  I  have  been  greatly  impressed  by  the  popularity  and 
prestige  enjoyed  by  your  great  Institute  of  learning. 

It  is  this  spirit  which  has  made  possible  the  growth  and  development  of  these 
splendid  educational  establishments,  which  in  turn  have  sent  out  into  the  world  men 
who  have  built  up  this  country  and  made  Canada  what  she  is  today. 


L'année  prochaine  vous  célébrerez  votre  centenaire;  et,  bien  que  l'Université 
d'Ottawa  ne  soit  pas  une  des  plus  grandes  universités,  elk  est  une  des  plus  anciennes, 
et  n'est  surpassée  par  aucune  dans  la  part  qu'elle  a  prise  à  former  des  hommes  distingués, 
de  toutes  les  classes  de  la  société,  qui  ont  apporté  au  Canada  leur  contribution  glorieuse. 

Parmi  tous  ces  étudiants  et  étudiantes,  qui  ont  ici  reçu  leurs  diplômes,  et  parmi 
lesquels  nous  comptons  des  ecclésiastiques,  des  hommes  politiques,  des  docteurs,  ingé- 
nieurs, hommes  d'affaires,  les  soldats  sont  aussi  nombreux;  ils  ont  fait  leur  devoir 
comme  de  viais  citoyens  de  ce  grand  pays,  et  ont  généreusement  contribué  à  la  gloire  du 
Canada,  et  à  la  renommée  de  leur  Collège. 


During  the  war  the  numbers  of  those  who  enlisted  in  the  military  forces  of  the 
Crown  and  the  list  of  promotions  and  decorations  of  former  members  of  the  University 
Contingent  has  established  a  record  you  may  well  be  proud  of. 

It  is  not  only  of  interest  but  of  great  importance  that  you  are  the  only  bilingual 
University  ir.  the  Dominion.  There  can  be  no  better  instrument  of  national  unity  than 
this  —  where  youth  of  two  racial  groups  are  brought  together  in  work  and  play  and 
get  to  know  each  other  by  learning  each  other's  language. 

There  is  another  aspect  of  your  organi7ation  which  I  greatly  admire  and  that  is 
your  tolerant  and  broad-minded  approach  towards  those  who  wish  to  enter  your  doors 
and  study  under  your  roof.  I  think  it  is  a  fine  and  noble  thing  that  students  of  other 
denominations  can  become  graduates  of  this  splendid  Catholic  Institution. 

To  my  way  of  thinking,  there  is  no  argument,  but  that  this  is  right,  and  apropos 
of  this  I  should  like  to  tell  you  of  a  personal  experience  which  has  left  a  profound 
impression  on   my   mind. 

After  the  liberation  of  Rome  in  the  summer  on  1944,  thousands  of  my  Allied 
soldiers  came  to  the  Eternal  City  to  pay  their  respects  to  His  Holiness  the  Pope.  Every 


254  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

morning  His  Holiness  received  them,  talked  to  them  and  sent  them  away  with  his  bless- 
ing. One  day  when  I  myself  was  having  a  private  audience  of  the  Pontiff,  and  feeling 
that  perhaps  it  was  too  much  of  a  strain  for  him  to  see  so  many,  I  suggested  that  per- 
haps he  might  like  me  to  limit  the*  numbers  and  confine  it  to  those  only  of  the  Catholic 
faith.     His  answer  was:  «  No,  I  want  them  to  come,  I  love  them  all.  » 

I  have  mentioned  this  story  because  it  seems  to  me  that  it  fits  in  so  well  with  the 
life  and  history  of  your  own  University. 


Le  Père  Tabaret,  et  son  petit  groupe  d'assistants,  aux  jours  de  la  fondation  de 
Bytown,  auraient  été  heureux  et  fiers,  s'ils  avaient  prévu  que  les  humbles  débuts  de  la 
rue  Sussex,  se  transformeraient  en  ce  que  nous  voyons  aujourd'hui,  et  surtout  ce  qui  a 
été  accompli  pour  amener  ce  résultat  magnifique. 

Fiers  d'un  tel  succès,  qui  couronne  un  passé  de  cent  ans,  vous  pouvez  maintenant 
envisager  l'avenir  avec  confiance.  Toutefois  l'expérience  nous  enseigne  qu'il  est  rare,  ou 
plutôt  qu'il  n'arrive  jamais,  que  le  succès  se  présente  de  lui-même,  ou  par  les  effets  d'une 
vieille  tradition.  Le  succès  ne  vient  qu'à  ceux  qui  l'ont  préparé  avec  sagesse. 

Je  désire  bien  vous  faire  comprendre  que  je  ne  suis  pas  un  expert  en  matière  d'édu- 
cation. De  fait,  je  n'ai  jamais  eu  les  avantages  d'une  éducation  universitaire;  mais  je 
puis  me  réclamer  d'être  un  homme  du  monde,  et  d'avoir  eu  de  la  vie  des  expériences 
variées,  suttout  dans  le  commandement  des  hommes;  je  vous  donne  donc  mes  idées  pour 
ce  qu'elles  valent. 

J'hésite  quelque  peu  à  exprimer  mes  vues  sur  l'éducation  au  Canada,  parce  que  je 
n'ai  pas  encore  été  assez  longtemps  dans  le  pays  pour  m'en  former  une  juste  opinion, 
mais  j'ai  l'impression  que  la  balance  est  portét  à  osciller  trop  violemment  d'un  extrême 
à  l'autre. 

Un  temps  viendra  où  l'on  insistera  davantage  sur  les  sujets  académiques,  c'est-à- 
dire  sur  l'aspect  culturel  de  la  vie;  puis  il  y  aura  une  oscillation  en  sens  contraire,  du 
culturel  à  l'enseignement  de  sujets  pratiques  et  matériels. 

Je  pense  que  nous  sommes  tous  d'accord,  que  l'éducation  n'a  pas  pour  but  la  sim- 
ple acquisition  du  savoir,  mais  plutôt  la  formation  de  l'esprit. 

Il  ne  faut  pas  oublier  cependant  que  nos  étudiants  doivent  être  instruits  dans  la 
science  pratique,  qui  les  préparera  à  une  carrièie,  ou  à  divers  moyens  d'existence. 

Il  est  dit  des  deux  plus  vieilles  universités  de  l'Angleterre  que  dans  l'une  on  n'a 
rien  lu  et  en  sait  tout,  et  que  dans  l'autre,  on  a  tout  lu  et  on  ne  sait  rien. 

A  mon  point  de  vue,  tout  ce  qui  est  requis  est  un  parfait  équilibre  entre  les  deux 
résultats.   J'irai  encore  plus  loin  et  j'ajouterai  quelques  idées. 


Whatever  your  curriculum  may  be,  it  v^on't  be  far  wrong  if  one  of  its  chief  aims 
is  to  encourage  and  develop  character.  Because  it  is  from  people  of  character  that  we 
find  leaders,  and  leaders  of  the  right  sort  are  wanted  in  the  world  today,  as  never  before. 

And  when  I  speak  of  leaders,  I  refer  to  men  in  all  walks  of  life,  whether  they  be 
clerics,  soldiers,  politicians  or  merchants. 

It  is  one  on  man's  highest  privileges  to  lead  others  towards  a  better  way  of  life, 
both  spiritually  and  materially. 

When  I  emphasize  the  value  of  leadership,  I  do  not  wish  you  to  think  that  the 
mass  of  the  people,  having  gotten  a  leader,  should  sit  idly  aside  and  expect  their  leader 
to  do  everything  for  them  —  a  leader  with  us  is  one  who  expresses  the  people's  will.  We 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  255 

in  this  Commonwealth  of  Nations  are  a  democratic  people,  and  ultimately  it  is  the  will 
of  the  people  which  has  the'  last  to  say.  But  if  the  majority  is  to  rule,  we  must  insure 
that  it  is  a  majority  of  educated  and  enlightened  people. 

The  trouble  today  in  many  parts  of  the  world  lies  in  the  fact  that  the  great  mass 
of  the  people  are  neither  educated  or  enlightened  as  we  understand  that  term,  with  the 
result  that  they  have  no  will  to  express.  Hence  the  growth  of  Dictatorships. 

If  we  wish  to  preserve  the  most  precious  thing  of  our  civilization,  namely,  the  in- 
dividuality of  the  citizen,  we  must  insure  him  education  and  enlightenment,  so  that  he 
can  take  his  place  and  play  his  part  as  a  free  man  in  a  free  country.  In  this  respect,  none 
have  a  greater  responsibility  than  the  Universities  of  our  country,  through  whose  hands 
pass  the  cream  of  this  Nation. 

That  you  will  continue  to  fulfill  your  great  task  in  the  future  as  successfully  as 
you  have  done  in  the  past,  I  have  no  doubts  or  fears. 

My  earnest  wish  is  that  you  will  go  on  giving  to  Canada  men  and  women  of  the 
type  who  have  already  made  the  name  of  this  great  country  respected  throughout  the 
whole  world,  and  in  this  noble  work  you  have  my  blessing. 


Le  programme  comportait  aussi  le  dévoilement,  par  Son  Exe.  le 
gouverneur  général,  d'un  tableau  d'honneur  des  anciens  élèves  de  l'Uni- 
versité tombés  au  champ  d'honneur  au  cours  de  la  dernière  guerre.  Pour 
terminer,  la  chorale  chanta  «  O  Canada  ».  Le  défilé  se  reforma.  Aux  sa- 
lons de  l'Université,  où  Son  Exe.  le  vicomte  Alexander  voulut  bien  ac- 
cueillir les  hommages  personnels  de  chacun  des  invités,  le  thé  fut  servi. 

Dons  faits  à  l'Université  par  les  gouvernements  des  provin- 
ces d'Ontario  et  de  Québec. 

Ce  n'est  plus  une  nouvelle  pour  personne,  mais  le  fait  mérite  d'être 
signalé:  le  gouvernement  de  la  province  d'Ontario  a  fait  un  octroi  spécial 
de  $250.000,00  à  l'École  de  Médecine  de  notre  Université.  Ce  don 
généreux  arrive  à  point:  l'École  de  Médecine,  fondée  il  y  a  deux  ans,  a 
besoin  de  locaux  spacieux  et  modernes.  Le  geste  posé  par  le  gouvernement 
de  l'honorable  George  Drew  permettra  à  cette  jeune  École  de  prendre  son 
essor,  et  d'envisager  l'avenir  avec  plus  de  sérénité.  La  discrétion  nous 
oblige  à  taire  ici  le  nom  des  personnes  qui  ont  aidé  l'Université  à  obtenir 
cet  octroi,  mais  nous  ne  saurions  omettre  de  dire  que  notre  reconnaissance 
très  vive  va  tout  premièrement  au  chef  du  gouvernement  de  l'Ontario, 
l'honorable  George  Drew,  dent  la  bienveillance  à  notre  endroit  a  été 
vraiment  très  grande. 


256  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Nous  adressons  aussi  nos  remerciements  les  plus  sincères  au  gou- 
vernement de  la  province  de  Québec,  et  en  particulier  à  l'honorable  Mau- 
rice Duplessis,  premier  ministre.  Bien  que  située  en  dehors  du  Québec, 
notre  Université  a  reçu  un  don  de  $50.000,00  du  gouvernement  de  cette 
province.  Dans  une  lettre  au  T.  R.  P.  Recteur,  l'honorable  Orner  Côté, 
secrétaire  de  la  province,  écrit:  «  Ce  geste  posé  par  le  gouvernement  de 
l'Union  nationale  est  un  témoignage  d'admiration  et  de  gratitude  pour 
l'œuvre  magnifique  accomplie  par  les  Révérends  Pères  Oblats,  tant  dans 
le  domaine  éducatif  que  dans  le  domaine  religieux.  »  Ce  témoignage,  en 
même  temps  qu'il  nous  honore,  nous  encourage  à  poursuivre  plus  vail- 
lamment encore  que  par  le  passé  l'œuvre  d'éducation  entreprise  à  Ottawa 
il  y  aura  bientôt  cent  ans. 


BIBLIOGRAPHIE 


Comptes  rendus  bibliographiques 


Abbé  Paul  LACHAPF.LLE.  —  Pax.  Montréal,  Éditions  Lumen,  1946.  20 
cm.,   457   p. 

Que  l'A.  me  pardonne:  je  lui  ai  désobéi  en  lisant,  presque  d'affilée,  les  365  médi- 
tations de  son  volume.  «  N'en  lisez  »,  dit-il  dans  l'avant-propos,  et  c'est  imprimé  en 
caractères  gias,  «  n'en  lisez  qu'une  page  par  jour.  .  .  »  Alors,  il  eût  fallu  attendre  l'an 
de  grâce  1948  pour  signaler  aux  lecteurs  de  la  Revue  cet  excellent  ouvrage'.  Tout  y  pas- 
se: vérités  religieuses,  vérités  humaines,  conseils  pratiques  dictés  par  le  souci  d'éviter  les 
exagérations  toujours  dangereuses,  sinon  toujours  fatales.  Si  tout  y  passe,  qu'on  ne  s'at- 
tende pas  toutefois  à  un  méli-mélo.  Dans  ces  méditations,  un  ordre  règne  du  moins  à 
l'intérieur  de  chaque  mois.  Souvent  le  thème  principal  sera  suggéré  par  l'une  ou  l'au- 
tre fête  liturgique.  La  saison  des  vacances  elle-même  fournira  un  mois  entier  d'utiles 
réflexions  sur  des  sujets  touchant  la  vie  sensible.  Ce  n'est  pas  un  hors-d'ceuvre:  l'âme 
est  tellement  proche  du  corps  .  .  . 

Se  pénétrer  de  toutes  ces  vérités  à  doses  journalières,  conduire  sa  vie  religieuse,  in- 
tellectuelle, morale  et  sociale  selon  les  sages  avis  que  l'A.  prodigue,  quel  moyen  plus  sûr 
d'arriver  à  cette  paix  intérieure  qui  fait  le  principal  charme  de  la  vie  et  qui  est  la  ré- 
compense de  la  soumission  à  l'ordre?  Nulle  part  il  n'est  explicitement  question  de  paix. 
Mais,  sur  la  couverture  argent,  le  mot  Pax  s'étale,  tel  un  monogramme,  dans  un  isoh- 
ment  absolu  qui  donne  au  titre  du  volume  un  saisissant  relief.  A  cette  première  impres- 
sion de  richesse  et  de  beauté  s'ajoute  celle  d'un  texte  soigneusement  imprimé,  où  le  jeu 
des  caractèies  s'adapte  à  l'expression  de  la  pensée.  Il  faut  en  dire  autant  des  nombreuses 
illustrations  de  Marcel  Baril. 

En  somme,  un  très  beau  et  très  bon  livre  de  quotidiennes  méditations. 

Rodrigue  NORMANDIN,   o.  m.  i. 


Céraid  PETIT,  c.  s.  c.  —  L'Art  vivant  et  nous.  Montréal,  Fides,  1946.  21  cm., 
406  p.    (Philosophie  et  Problèmes  contemporains.) 

Avec  c  l'unité  substantielle  de  l'homme  »  comme  point  de  départ,  l'A.  pose  en  pré- 
miss:  qu'on  ne  peut  se  montrer  indifférent  «à  la  manière  habituelle  de  penser  au  sujet 
de  l'art  »,  car  la  métaphysique  consciente  ou  inconsciente  de  l'artiste  influe  fatalement 
sur  la  vertu  de  l'art  et  sur  la  qualité  de  l'œuvre.  Chaque  école  possède  sa  philosophie, 
sa  façon  à  elle  d'envisager  la  nature,  le  rôle  de  l'artiste  et  la  part  qui  revient,  dans  la 
création  artistique,  à  l'intelligence,  à  l'imagination  et  à  l'instinct.  Selon  que  sa  phi- 
losophie tient  compte  de  la  réalité  totale  et  de  la  hiérarchie  des  êtres  ou  selon  qu'elle 
bouscule  tout,  l'artiste  trouvera  la  sérénité  qui  lui  permettra  d'unir  «  l'Art  et  la  Pru- 
den*e  »,  ou  il  cherchera  en  vain. 

L'A.  rappelle  les  modifications  qu'a  subies  le  concept  fondamental  de  «  nature  » 
d'abord  chez  Démocrite,  Aristote  et  saint  Thomas,  et  ensuite  dans  la  pensée  d'Occam, 
de  Descartes,  de  Comte  et  de  Freud.    Et  il  découvre  une  évolution  analogue  dans  la  pen- 


258  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

sée  des  maîtres  de  la  peinture  depuis  les  pré-raphaélistes  jusqu'aux  anarchistes  des  écoles 
contempoiaines. 

Le  lecteur  peut  deviner  assez  facilement  que  les  préférences  toutes  personnelles  de 
l'A.  le  portent  à  admirer  premièrement  l'art  religieux  de  l'Egypte  et  de  l'Extrême-Orient 
et  l'art  médiéval,  et  deuxièmement,  plus  près  de  nous,  l'art  des  posit-impressionistes  tels 
que  Cézanne,  Van  Goch  et  Gauguin.  Cependant,  quand  c'est  le  thomiste  qui  parle 
chez  l'auteur,  il  nous  fait  le  portrait  de  l'artiste  conforme  aux  exigences  de  l'esthétique. 
Alors  l'artiste  authentique  placera  la  spiritualité  au-dessus  de  l'animalité,  la  forme  subs- 
tantielle au-dessus  de  la  matière  et  des  accidents,  la  permanence  de  l'être  au-dessus  de 
l'éphémère  des  phénomènes,  la  ligne  au-dessus  de  la  couleur,  l'intelligence  intuitive  au- 
dessus  de  l'instinct  et  de  la  technique. 

C'est  ainsi  que  les  dispositions  intérieures  de  l'artiste,  ses  vues  sur  le  monde  et  sa 
philosophie,  conditionnent  véritablement  le  climat  psychologique  dans  lequel  l'œuvre 
sera  créée.  L'A.  considère  donc  ces  facteurs  comme  causes  efficientes  de  l'oeuvre  et  son 
livre,  par  son  caractère,  n'était  pas  tenu  d'indiquer  d'autres  critères  pour  juger  l'artiste 
et  son  œuvre.  Sans  doute,  si  l'on  avait  jugé  bon  d'introduire  le  facteur  historique,  avec 
toutes  ses  circonstances,  ou  si  l'on  avait  cru  devoir  juger  l'œuvre  dans  son  existence  et 
dans  sa  finalité  sociale,  peut-être  la  norme  aurait-elle  perdu  un  peu  de  sa  valeur  abso- 
lue, et  les  jugements  auraient  été  teintés  d'un  certain   relativisme. 

Thomiste  remarquablement  renseigné  sur  l'art  moderne  et  contemporain,  l'A.  passe 
en  revue  les  impressionistes,  les  cubistes,  les  fauves  et  les  surréalistes.  Ses  jugements 
portent  parfois  sur  les  œuvres  elles-mêmes  (et  l'on  sent  une  certaine  nostalgie  pour  ics 
époques  antérieures  où  l'on  respectait  encore  les  formes  de  la  nature) ,  mais  c'est  surtout 
aux  aberrations  philosophiques  que  l'A.  s'en  prend.  En  s'attaquant  ainsi  aux  erreurs  de 
métaphysiques,  l'A.  dénonce  une  des  causes  (car  il  en  est  d'autres)  de  la  «  dévolution  » 
des  arts  dont  nous  sommes  témoins. 

Dans  un  superbe  chapitre  sur  la  «création  artistique»  l'A.,  par  une  fine  analyse 
psychologique,  remet  en  honneur  la  part  qui  revient  à  l'intelligence  non  pas  raison- 
neuse, mais  intuitive.  De  là  à  voir  dans  la  technique  de  l'art  un  instrument  au  service 
de  l'intelligence,   il  n'y  a  qu'un  pas. 

Ce  n'est  peut-être  qu'au  dernier  chapitre  cependant  que  le  lecteur  peut  comprendre, 
dans  toute  sa  grandeur,  la  position  prise  par  l'A.  dans  son  étude.  Ce  chapitre  fourni- 
rait matière  à  tout  un  ouvrage  si  l'on  osait  donner  des  précisions  sur  les  moyens  à  pren- 
dre pour  réformer  les  institutions  par  les  hommes  et  ceux-ci  par  celles-là.  On  lit  en  effet 
au  dernier  paragraphe:  «  Seuls  les  Saints  peuvent  se  livrer  à  l'art  sans  conflit  et  sans  dé- 
chirement, parce  que,  mus  par  l'Esprit,  ils  savent  réconcilier  l'Art  et  la  Prudence.  » 

Roger  saint-Denis. 
*       *       * 

Jules  CARLES.  —  Unité  et  Vie.   Paris,  Beauchesne,   1946.  23  cm.,  235    p. 

Dans  une  lumineuse  esquisse  de  bicphilosophie,  qui  fait  partie  de  la  collection 
«  Bibliothèque  des  Archives  de  Philosophie  »,  M.  Caries,  docteur  es  sciences  et  es  let- 
tres, traite  de  l'unité  foncière  du  vivant,  qui  se  manifeste  dans  le  métabolisme,  l'onto- 
genèse et  l'évolution.  L'équilibre  vivant  ou  le  métabolisme  se  maintient  identique  jus- 
qu'au moment  où  la  mort  vient  dissocier  la  collaboration  des  forces  qu'il  utilise.  Dans 
l'édification  de  l'organisme,  c'est-à-dire  l'ontogenèse,  l'unité  apparat  encore  au  cours 
de  cette  prodigieuse  embryogenèse  qui,  à  partir  d'une  simple  cellule  indifférenciée,  pré- 
pare l'adulte  futur.  L'auteur  voit  aussi  de  l'unité  dans  l'évolution,  qu'il  appelle  «  l'uni- 
fication de  la  phylogénèse,  ce  progrès  des  espèces,  qui  semblent,  au  cours  des  millénaires, 
préparer  lentement  l'émergence  du  plus  unifié  des  êtres,  l'homme  ». 


BIBLIOGRAPHIE  259 

Ayant  distingue  les  unités  artificielles,  qui  sont  l'œuvre  de  l'homme,  des  unités 
naturelles,  il  fait  ressortir  l'originalité  de  l'unité  vivante  et  il  analyse  la  vie,  en  faisam 
l'inventaire  des  forces  en  jeu  et  en  montrant  leur  centrage  précis  et  stable.  Puis,  il  expli- 
que la  structure  de  cette  unité  dynamique,  qu'il  fait  reposer  en  un  principe  de  finalité 
interne.  Il  conclut  en  exposant  la  théorie  aristotélicienne  de  la  vie,  qui  sauvegarde  l'uni- 
té et  l'autonomie  du  vivant  et  qui  rend  compte  de  son  fonctionnement,  de  son  dévelop- 
pement et  de  son  progrès.  «  Il  est  vivant,  l'être  au  sein  duquel  s'affirme  un  dynamisme, 
une  ferce  unificatrice  qui,  malgré  les  obstacles,  va  toujours  de  l'avant  vers  son  inaltéra- 
ble idéal.  Et  la  vie  la  plus  belle,  en  même  temps  que  la  plus  vraie,  sera  celle  qui  réalise 
la  plus  pure  unité.  » 

C'est  une  vive  joie  pour  l'esprit  de  parcourir  cet  ouvrage  magistral,  où  la  biologie 
et  la  philosophie  s'entendent  à  merveille  pour  élucider  le  problème  si  passionnément  inté- 
ressant de  la  vi€. 

Henri  SAiINT-DEMIS,  o.m.i. 
*        *        * 

Honoré  DE  BALZAC.  —  Le  Médecin  de  Campagne.  Montréal,  Editions  Lumen, 
[1946],    19  cm.,   269  p.    (Collection  Humanitas.) 

Genestas,  officier  de  la  Grande  Armée,  vient  séjourner  chez  Bénassis,  médecin  d'un 
petit  village  du  pied  des  Alpes.  Autrefois  pauvre  et  moralement  pourri,  ce  village  a  été 
totalement  transformé  grâce  au  dévouement  inlassable  de  son  médecin.  L'officier,  qui 
étudie  son  hôte,  essaie  de  percer  le  mystère  de  sa  vie,  quand  un  soir  Bénassis  lui  ouvre 
son  cœur.  Une  affection  déréglée  l'a  conduit  au  péché:  il  a  eu  un  enfant.  La  mère  de 
ce  fils  morte,  il  s'est  épris  d'un  amour  chaste,  mais  .  .  .  Evélina  n'était  pas  pour  lui. 
Cette  déception,  ajoutée  à  la  perte  de  son  enfant,  l'a  décidé  à  se  donner  aux  pauvres. 

Mis  en  verve,  Genestas  narre  à  son  tour  sa  triste  histoire.  Il  a  à  sa  charge  le  fils 
d  un  de  ses  anciens  compagnons  de  combat,  fils  dont  il  a  courtisé  la  mère  au  temps  de  la 
Grande  Retraite.  Mais  cet  enfant  est  malade:  c'est  pour  cela  qu'il  est  venu  voir  Bénas- 
sis. Le  médecin  de  campagne  accepte  de  s'occuper  du  malade,  et,  peu  à  peu,  il  en  fait 
un   homme. 

Hélas!  épuisé  par  le  travail,  Bénassis  meurt  après  avoir  reçu  une  lettre  mysté- 
rieuse d'Evélina. 

La  grande  leçon  sociale  qui  se  dégage  du  roman  est  la  lutte  contre  l'individualisme. 
Four  Balzac,  le  christianisme  est  la  seule  force  capable  de  sauver  notre  société  abîmée  par 
l'égoïsme.  «  Le  christianisme  est  un  système  complet  d'opposition  aux  tendances  dépra- 
vées de  l'homme.  »  Le  grand  mérite  de  Bénassis  est  «  d'avoir  fait  passer  toute  une  con- 
trée de  l'état  irréligieux  à  l'état  catholique,  de  la  barbarie  à  la  civilisation  ». 

Comme  toute  la  Comédie  humaine  —  dont  ce  roman  n'est  qu'un  extrait  —  le 
style  est  souvent  lourd  et  enchevêtré.  Certaines  phrases  repoussent  par  leur  longueur. 
De  plus,  le  style  narratif  est  déplaisant:  on  voudrait  plus  de  vie  et  moins  de  rhétorique. 
Ce  livre,  exception  faite  du  dernier  chapitre,  n'est  qu'un  chapelet  de  discours  où  Bénas- 
sis raconte  l'œuvre  qu'il  a  accomplie,  sa  vie,  ses  affections.  Quant  à  Genestas,  on  craint 
de  le  voir  prendre  la  parole,  car  on  le  sait  toujours  à  l'affût  de  quelque  tirade  patrioti- 
que à  la  gloire  de  Napoléon,  tirades  dont  il  a  le  secret.  D'ailleurs,  Napoléon  tient  beau- 
coup de  place  dans  le  roman. 

Remaïquons  cependant  la  vigueur  des  portraits.  Bénassis  vit  vraiment  devant  nous; 
Genestas,  c'est  le  bon  grognard  épris  de  l'empereur;  Jacquotte,  la  vieille  bonne  de  cam- 
pagne qui,  anciennement,  tenait  le  presbytère.  Quant  à  La  Fosseusc,  elle  est  délicieuse. 

Paul  Châtelain. 


Ouvrages  envoyés  au  bureau  de  la  Revue 


BEAUDELAIRE.  —  Pages  choisies.  Montréal,  Fides,  1946.  17,5  cm.,  96  p.  (Se- 
lecta.) 

Pierre  BENOÎT.  —  La  Vie  Inspirée  de  Jeanne  Mance.  Montréal,  Granger  Frères. 
25  cm.,   192  p. 

René  BERGERON.  —  Art  et  bolchévisme.  Montréal,  Fides,   1946.    19  cm.,   135  p. 

Berthe  BERNAGE.  —  La  Fillette  à  l'Âge  ingrat.  Montréal,  Fides,  [1946].  19  cm., 
63  p. 

Fernand  BlRON,  prêtre.  —  Le  Chant  grégorien,  sa  Valeur  esthétique.  Québec, 
Librairie  de  l'Action  catholique,    1946.   22,5   cm.,   41    p. 

Guy  BOULIZON.  —  Les  mille  et  une  nuits.  Montréal,  Fides.  20  cm.,  251  p. 
Prix:  $1.50. 

Canadian  Art  in  Brazil.  Press  Review.  Art  canadien  au  Brésil.  Revue  de  la  Presse 
à  Rio  de  Janeiro,  Sao  Paulo,   18,5  cm.,  323  p. 

Béatrice  CLÉMENT. — Sainte  Bernadette.  Montréal,  Granger  Frères.  19  cm.,  111p. 

M.-A.  COUTURIER.  —  Marcel  Parizeau.  Montréal,  L'Arbre,   1945.    22  cm.,  79  p. 

Abbé  Adélard  DESROSIERS.  —  Notre  Jacques  Cartier.  Montréal,  Granger  Frères, 
1946.  24,5  cm.,   160  p.  Prix:   $0.75. 

Robert  DE  LONGEAC.  —  Virgo  Fidelis.  Le  prix  de  la  vie  cachée.  Commentaire  spi- 
rituel du  Cantique  des  Cantiques.  4e  éd.  Paris,  Lethielleux,  [1931]  ;  Montréal,  Granger 
Frères.   18,5  cm.,  XIV-418  p.  Prix:   $1.35. 

R.  FRISON-ROCHE.  —  Premier  de  cordée.  Roman.  Grenoble,  B.  Orthaud;  Mont- 
réal, Édit.  de  l'Arbre,   [1946].   18  cm.,  382  p. 

Albert  GERVAIS.  —  Au  Soleil  de  Minuit.  Manifeste  de  la  Nouvelle  Pléiade.  Mont- 
réal, Editions  Serge  Brousseau,    1946.    18  cm.,    151   p. 

John-A.  GUISCHARD.  —  Le  conte  fantastique  du  XIXe  siècle.  Montréal,  Fides, 
19  cm.,  181  p. 

Frère  Eucbariste  GOYETTE,  c.s.c.  —  Contes  du  charpentier  Joseph.  Montréal,  Fi- 
des,   1946.  20  cm.,  99  p. 

Frère  Euchariste  GOYETTE,  c.s.c.  —  Contes  dorés.  Montréal,  Fides,  1946.  20  cm., 
109  p.  Prix:   $0.50. 

Lucien  GRANDGÉRARD.  —  L'Art  de  Peindre.  Confidences  d'un  artiste.  Montréal, 
Parizeau,   1945.  24  cm.,  79  p. 

Paul  JOURDE.  —  Chitalpur,  Terre  du  passé.  Montréal,  Parizeau,  1945.  19  cm., 
211    p. 

Ambroise  LAFORTUNE.  —  Le  Secret  de  la  Rivière  Perdue.  Montréal,  Fides,  1946. 
19,5  cm.,   144  p. 

LAMARTINE.  —  Présies  choisies.  Montréal,  Fides,  1946.  17  cm.,  95  p.  (Se- 
lecta.) 

Publié  avec  l'autorisation  de  l'Ordinaire  et  des  Supérieurs. 


La  France  renaît 


Un  faisceau  de  forces  concourantes  groupées  dans  une  étonnante 
unité  a  fait  la  grandeur  de  la  France  au  siècle  de  Louis  XIV;  les  divi- 
sions continuelles  seront  la  hache  qui  s'attaquera  sans  cesse  au  robuste 
tronc,  et  l'empêchera  de  produire  ses  meilleurs  fruits. 

Sur  les  bords  enchanteurs  d'une  paisible  baie  de  l'Atlantique,  je 
fis  jadis  un  court  séjour  dans  une  riche  maison  d'été  entourée  d'un 
immense  parterre  à  multiples  plans  en  forme  d'escalier  dont  l'ensemble 
était  multicolore  comme  une  énorme  corbeille  de  fleurs.  Un  jardinier 
habile  avait  planté  sur  le  plus  bas  degré  de  la  côte,  avant  la  pente  douce 
qui  conduit  à  la  mer,  un  rosier  choisi  de  grande  valeur.  La  plante 
robuste  avait  été  déposée  dans  une  terre  grasse  et  bien  préparée,  riche  en 
suc  de  toutes  espèces.  Le  jardinier  attentif  la  surveille  avec  amour, 
Témonde  à  toute  heure  du  jour,  empêche  'les  folles  efîloraisons,  tranche 
les  boutons  rachitiques;  au  contraire,  il  conserve  les  branches  magnifi- 
ques et  fortes  groupées  autour  du  tronc,  soigne  les  boutons  pleins  de 
vitalité.  Le  rosier  produit  des  merveilles  que  nous  appelions  gaiment: 
les  roses  de  vingt-cinq  dollars. 

On  m'a  dit  que  le  jardinier  avait  bien  vieilli  depuis  ces  heureux 
jours.  Avec  ses  forces  est  disparu  son  dévouement,  son  habileté.  Il  lui 
arrive  même  des  maladresses  incroyables:  des  branches  ont  été  déchirées, 
les  sauvageons  y  courent  librement,  comme  en  pays  conquis,  la  terre 
s'épuise  sans  qu'on  y  renouvelle  l'engrais  nécessaire,  la  gelée  et  le  vent 
marin  ont  brisé  les  racines  courant  sur  la  terre  sèche.  Le  rosier  si  splen- 
dide  jadis,  vivote  aujourd'hui  tristement. 

*        *        * 

La  France  de  1594,  point  n'est  besoin  de  s'y  attarder,  est  aussi 
un  rosier  épuisé,  maigre  et  sans  force.  Elle  est  iréduite  à  fort  peu  de 
chose!  Mais  elle  a  trouvé,  dans  les  trésors  d'un  cœur  jeune  et  hardi,  des 


264  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

lui-même,  sur  les  libres  penseurs  de  son  temps  parmi  lesquels  il  avait 
vécu,  ou  sur  tout  autre  sujet  vivant  à  ses  côtés.  Ainsi  encore  la  philoso- 
phie de  Descartes  qui  tourne  le  dos  à  la  seolastique  et  ne  veut  dépendre 
que  de  sa  propre  observation  et  de  la  raison  humaine.  On  peut  en  dire 
autant  de  Molière,  de  La  Fontaine,  de  Racine,  de  la  plupart  des  grands 
écrivains  du  siècle;  et  cet  intérêt  donné  à  l'âme  humaine  est  si  considé- 
rable qu'on  le  trouve  même  dans  les  œuvres  médiocres  du  grand  siècle. 
Le  lecteur  assez  patient  pour  se  trouer  un  chemin  à  travers  les  insipides 
et  interminables  romans  du  XVIIe  siècle,  sera  bien  récompensé  de  sa 
peine  et  fera  d'inappréciables  rencontres  même  dans  les  romans  de 
Madeleine  de  Seudéry,  dans  les  Essais  de  Nicole,  dans  les  Charactères 
des  Passions  de  La  Chambre.  Nous  voilà  donc  dans  un  domaine  philo- 
sophique: la  psychologie. 

Au  tout  début  du  siècle  se  dessine  un  mouvement  de  scepticisme, 
a  la  suite  de  Montaigne.  En  effet,  Charron,  son  disciple,  La  Mothe  le 
Vayer  mettent  volontiers  en  doute  tout  ce  que  le  XVIe  a  accepté  avec 
une  bonne  foi  imperturbable.  Le  scepticisme  et  l'indépendance  dans  les 
idées  conduisirent  au  libertinage  dans  les  mœurs,  et  nous  avons  Théo- 
phile, Saint-Amant,  Des  Barreaux,  d'Assouci.  Nous  arrivons  ainsi  à 
l'épicurisme,  un  épicurisme  flou,  insaisissable,  sans  doctrine  cohérente, 
n'offrant  aucune  prise  aux  coups.  Sa  force  réelle  est  justement  cet  état 
de  tendance  subtile  et  insinuante  cherchant  à  faire  son  chemin  hypocrite- 
ment partout.  Je  n'en  veux  pour  exemple  que  ce  logis  inopiné  où  je  le 
trouve  soudain  réfugié:  le  bon  La  Fontaine.  Vous  ne  m'en  croyez  pas? 
Faites  seulement  appel  à  vos  souvenirs,  vous  y  trouverez  ces  quelques 
vers  de  La  Fontaine  lui-même  s'aecusant  bien  gentiment: 

Jean  s'en  alla  comme  il  était  venu, 
Mangea  le  fonds  avec  le  revenu, 
Tint  les  trésors  chose  peu   nécessaire; 
Quant  à  son  temps  bien  le  sut  dispenser, 
Deux  parts  en  fit  dont  il  soûlait  passer 
L'une  à  dormir  et  l'autre  à  ne  rien  faire. 


Et  ailleurs: 


J'aime  le  jeu,  l'amour,  les  livres,  la  musique, 
la  ville  et  la  campagne,   enfin   tout  .  .  . 


LA  FRANCE  RENAÎT  265 

L'athéisme  plus  ou  moins  sincère  dont  quelques-uns  font  rarement 
et  prudemment  profession,  c'est  la  menace  contre  l'Église  et  contre  la 
foi  qui  est  la  base  même  sur  laquelle  s'édifie  le  XVIIe  siècle. 

Les  affinités  entre  l'esprit  chrétien  et  la  philosophie  platonicienne 
se  sont  manifestées  depuis  bien  longtemps  dans  le  christianisme,  en 
particulier  chez  saint  Augustin.  Il  ne  sera  donc  pas  étonnant  de  voir 
revivre  cette  tradition  ancienne  au  XVIIe  siècle.  Cette  doctrine  corres- 
pond à  la  Renaissance  dans  sa  jeunesse,  à  son  optimisme,  son  enthou- 
siasme idéaliste.  Saint  François  de  Sales,  l'humanisme  dévot,  l'Oratoire, 
Descartes,  Malebranche  en  nourriront  leur  métaphysique  et  la  théorie 
des  idées  innées  connaîtra,  grâce  aux  Jésuites,  une  nouvelle  vogue.  Du 
Platonisme  ancien,  on  prendra  surtout  l'idéalisme  esthétique  qui  orne  le 
Traité  de  l'amour  de  Dieu,  les  beaux  dialogues  de  Malebranche  et  même 
la  pensée  magnifique  et  tranquille  de  Bossuet  enveloppée  dans  cette 
ample  mante  qu'est  la  phrase  cadencée  empruntée  aux  auteurs  latins.  A 
l'école  de  Platon,  artiste  autant  que  philosophe,  on  apprend  que  même 
en  théologie,  il  faut  savoir  tirer  parti  de  la  beauté  de  la  forme,  de 
{'harmonie  dans  la  composition,  de  l'éloquence  dans  le  style.  Biref,  il 
faut  utiliser  la  beauté  de  la  forme,  l'art  pour  instruire,  et  il  est  b'.en 
permis  de  s'y  arrêter  un  peu.  La  beauté  élève  l'âme,  la  soulève  de  terre, 
l'arrache  au  matérialisme.  Le  père  Lemoyne  est  un  poète  et  un  mystique 
également,  comme  le  sont  les  représentants  de  l'humanisme  dévot.  Ils 
veulent  mener  les  âmes  à  Dieu  par  la  voie  de  la  joie,  en  les  encourageant 
au  début  de  l'ascension. 

Place  donc  à  l'humanisme  dévot  que  l'abbé  Bremond  définit  fort 
joliment  «  le  printemps  de  la  dévotion  ».  Une  sorte  de  Fête-Dieu  «  où 
tout  le  sensible,  tout  le  brillant,  toutes  les  modes,  tout  le  bon  et  tout 
le  mauvais  goût  issus  de  la  Renaissance  et  du  baroque,  la  verroterie  de 
Ronsart  et  le  clinquant  du  Tasse,  servent  à  orner  les  reposoirs,  à  égayer 
la  procession  ».  La  religion  épouse  la  littérature,  et  elle  n'est  incompa- 
tible avec  aucune  des  conditions  de  la  vie  humaine,  ni  avec  aucune  des 
exigences  de  la  société.  Passe  encore  pour  ces  deux  affirmations,  mais  on 
comprend  moins  certains  sacrifices  consentis  à  la  mondanité,  à  savoir 
un   mélange   du  sacré  et   du  profane,   de  beaux   compliments  fleuris   à 


266  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

l'adresse  du  roi,  un  ton  caressant,  sans  cesse  employé  pour  captiver  le 
lecteur  ou  l'auditeur   (saint  François  de  Sales,  Bossuet) . 


Le  stoïcisme,  lui,  vient  du  Nord  et  fait  son  apparition  assez  tôt, 
mais  se  développe  à  l'époque  des  guerres  civiles  et  religieuses,  époque  de 
pessimisme  et  de  découragement.  Il  est  fait  pour  les  intelligences  «  raison- 
nables »  et  douées  de  volonté;  on  le  trouve  chez  les  moralistes.  Il  fouette 
le  courage  et  la  volonté  dans  le  malheur  des  temps  et  aboutit  au  déter- 
minisme et  à  la  fatalité.  Il  persuade  que  la  douleur  et  la  mort  ne  sont 
pas  des  maux  et  trouve  donc  un  terrain  propice  dans  les  guerres  reli- 
gieuses et  civiles  du  XVIIe  siècle,  au  moment  où  chacun  se  sent  menacé 
dans  ses  biens  et  dans  sa  vie.  Esprits  graves  et  austères,  les  stoïciens  for- 
ment les  premières  générations  méthodiques. 

C'est  cette  doctrine  que  le  christianisme  et  (le  classicisme  doivent 
assimiler.  Il  faut  apprendre  au  stoïque  à  «  vivre  en  Dieu  »  et  à  être 
artiste.  Et  le  stoïcisme  apportera  à  la  religion  et  au  classicisme  son  élé- 
ment rationnel,  sa  volonté  persistante  d'atteindre  le  beau.  Vous  pensez 
tous  à  Boileau  et  vous  avez  raison.  Nous  le  retrouvons  également  dans 
la  bourgeoisie  française  de  tendance  réaliste  et  raisonnable,  économe  et 
un  peu  sèche.  Nous  le  retrouvons  surtout  dans  les  héros  de  Corneille 
ces  surhommes  volontaires  jusqu'au  raidissement,  jusqu'au  point  de  ne 
plus  être  humains,  héros  qui  sont  des  stoïques  chrétiens.  Nous  le  retrou- 
vons chez  Condé,  Turenne  et  la  noblesse  en  général;  nous  le  retrouvons 
chez  les  jansénistes  exigeant  l'héroïsme  de  tous  les  chrétiens.  Nous  le 
retrouvons  même  chez  Descartes  avec  sa  confiance  dans  la  raison,  son 
déterminisme   de  la  volonté. 

Les  classiques  sont,  avant  la  lettre,  des  rationalistes  chrétiens,  car 
la  foi  et  la  raison  sortent  de  la  même  source,  Dieu,  et  peuvent  habiter 
ensemble.  Chacune  a  son  domaine;  pourra  raison,  les  vérités  naturelles; 
pour  la  foi,  les  vérités  surnaturelles.  Les  classiques  ne  les  opposent  pas, 
mais  les  distinguent  dans  leur  nature,  leurs  opérations  et  leur  domaine. 
En  sorte  que  ce  rationalisme  chrétien  est  de  l'aristotélisme  chrétien,  ou 
simplement  de  la  scolastique. 


LA  FRANCE  RENAIT  267 

Mais  on  s'aperçoit  bien  vite  que  cette  doctrine  est  dangereuse  pour 
la  religion  même  à  laquelle  on  voulait  l'associer  ou  la  faire  servir. 
Force  de  la  volonté,  confiance  dans  la  raison,  fort  bien,  mais  oubli  de 
la  grâce,  mépris  de  l'humilité.  Pascal  semble  avoir  prévu  cette  lutte 
entre  la  raison  et  la  foi;  avoir  prévu  que  la  Renaissance  romprait  les  di- 
gues du  classicisme  pour  reparaître  plus  tard  (en  réalité  du  XVIIIe  siècle, 
le  siècle  de  Voltaire) .  De  fait  le  rationalisme  a  menacé  d'envahir  la 
religion  pendant  tout  le  XVIIe  siècle.  Et  cette  emprise  de  la  raison  est 
la  tendance  constante  de  l'esprit  français.  Ce  sera  la  faiblesse  du  classi- 
cisme de  ne  pas  avoir  assez  profondément  concilié  foi  et  raison. 

Scepticisme,  épicurisme,  platonisme  et  rationalisme  stoïcien  vien- 
nent donc  tour  à  tour  s'écraser  ou  s'ébrécher  sur  la  pensée  catholique 
en  voie  de  réforme.  C'est  même  le  fait  fondamental  de  l'époque,  fait 
qui  révèle  l'étonnante  force  d'adaptation  que  possède  l'Eglise.  En  effet, 
la  Réforme  protestante  écartée,  l'Eglise  va  chercher  dans  la  Renaissance 
tous  les  éléments  assimilables.  La  réforme  catholique  est  d'abord  retar- 
dée en  France  par  les  guerres  civiles  et  religieuses,  par  le  gallicanisme,  le 
jansénisme  dont  le  mouvement  important  a  longtemps  marqué  de  son 
empreinte  la  réforme  elle-même;  mais  le  concile  de  Trente  finit  par 
avoir  raison  de  ses  adversaires,  et  sous  le  règne  de  Louis  XIII  la  paix 
religieuse  est  rétablie  pour  toute  la  durée  du  siècle.  La  réforme  s'est 
développée  dans  le  cadre  du  christianisme  dont  elle  maintient  la  doctrine 
intacte.  Le  renouveau  catholique  fut  si  profond  que  la  France  a  pu 
y  puiser  sans  cesse  jusqu'à  nos  jours. 

Songez  que  le  vent  aride  du  rationalisme  a  pu  souffler  pendant 
tout  le  XVIIIe  et  le  XIXe  siècles,  et  cependant  la  pensée  catholique  a 
poursuivi  sa  route  accidentée,  a  montré  une  vigueur  qui  lui  permet  de 
refleurir  sans  cesse.  La  Révolution,  le  romantisme,  le  positivisme,  le 
îaïcisme  ont  passé;  la  science  a  passé  aussi  et  tous  sont  venus  s'écorner 
les  coins  sur  le  roc  solide  de  la  pensée  catholique.  Et  depuis  1885  envi- 
ron, le  monde  catholique  a  le  bonheur  de  voir  sans  cesse  les  élites 
françaises  revenir  au  bercail  de  l'Église.  On  ne  pourra  bien  expliquer  ce 
phénomène  si  l'on  ne  tient  compte  de  la  forte  rééducation  religieuse  que  le 
XVIIe  siècle  a  donnée  à  la  pensée  française. 


268  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Le  véritable  esprit  chrétien  donné  à  la  France,  il  faut  en  chercher 
les  promoteurs  dans  saint  Vincent  de  Paul,  Bossuet  et  les  autres  grands 
prédicateurs  de  l'époque.  Assez  longtemps  on  a  tenté  de  faire  croire 
que  la  réforme  catholique  était  due  à  Port-Royal,  siège  d'un  mouvement 
qui  fut  un  élément  d'excitation  morale,  mais  qui  est  vite  devenu  un 
élément  de  désorganisation  et  de  désordre,  et  par  conséquent  ne  peut 
être  cause  adéquate  d'un  véritable  esprit  chrétien. 

Un  faisceau  de  forces  a  fait  la  grandeur  de  la  France;  les  divisions 
continuelles  vont  la  ronger.  Et  cela  a  commencé  dès  le  XVIIe  siècle 
lui-même.  La  révocation  de  l'édit  de  Nantes  a  dressé  de  nouveau  protes- 
tants contre  catholiques.  Et  cette  division  a  entraîné  d'autres  divisions: 
celle  des  forces  sociales,  intellectuelles  et  même  économqiues.  Un  bon 
nombre  de  protestants  se  réfugièrent  à  l'étranger,  à  jamais  opposés  au 
régime,  dans  tous  les  domaines.  Le  mouvement  philosophique  rationa- 
liste si  longtemps  une  simple  menace  à  la  pensée  catholique,  ira  se  renfor- 
cir  à  l'étranger.  De  l'étranger  également  viendra  en  partie  le  grand 
mouvement  romantique. 

A  l'intérieur  du  royaume,  la  noblesse  inactive  devenue  inutile  se 
trouve,  par  la  force  des  choses,  dressée  contre  la  bourgeoisie  riche  et 
contre  le  prolétariat. 

La  vie  artistique,  scientifique  et  littéraire  a  adopté  définitivement 
Paris,  faisant  de  tout  le  reste  de  la  France  une  immense  Béotie.  La  que- 
relle des  jansénistes  et  des  Jésuites  affaiblit  la  religion.  Le  sentimenta- 
lisme et  le  mysticisme  de  Fénelon  étouffent  les  vertus  actives  et  fortes. 
Le  goût  des  sciences  exactes  grandit;  la  science  elle-même,  croit-on,  suffit 
à  assurer  le  progrès  et  le  bonheur  de  l'humanité  qui  ignore  la  foi  avant 
de  la  combattre. 

Le  courant  de  la  Renaissance  naturiste  et  païenne  filtre  partout. 
Les  philosophes  se  disent  toujours  classiques;  mais  ils  ne  sont  en  réalité 
qu'un  étiolement  du  classicisme  qu'on  a  privé  de  ses  formes  vives.  La 
doctrine  classique  est  maintenant  desséchée,  trétrécie  et  on  en  conteste 
étourdiment  les  principes  essentiels  dans  la  querelle  des  anciens  et  des 
modernes.  Les  esprits  sont  à  jamais  divisés  et  la  Révolution  française 
est  un  amer  fruit  déjà  mûr. 


LA  FRANCE  RENAÎT  269 


Si  l'on  me  dit  que  l'unité  s'est  faite  en  France  autour  du  classi- 
cisme, cette  doctrine  forte  et  énergique,  doctrine  du  bon  sens  même, 
de  l'équilibre  des  facultés;  je  le  concède  volontiers  et  nous  venons  de 
voir  comment  elle  s'est  opérée. 

Si  je  considère  ensuite  le  romantisme,  c'est-à-dire  la  liberté  dans 
l'art,  l'effusion  du  sentimentalisme,  de  la  vie  personnelle  du  poète,  je 
verrai  difficilement  l'unité  possible. 

Si  je  considère  l'école  réaliste  ou  parnassienne,  je  constate  qu'elle 
n'est  qu'un  point  restreint  dans  le  domaine  de  l'art.  Autour  de  lui  seul, 
l'unité  n'est  pas  facile. 

Si  je  considère  le  symbolisme,  le  problème  est  plus  complexe. 
J'admets  volontiers  que  tel  symbole  me  suggère  telle  idée.  Je  consens 
même  à  admettre  que  tel  son  dans  le  vers  peut  me  suggérer  telle  ou  telle 
impression.  Mais  si  l'on  veut  nous  amener  à  admettre: 

A  noir,  E  blanc,  I  rouge,  U  vert,  O  bleu,  voyelles, 
Je  dirai  quelque  jour  vos  naissances  latentes  .  .  . 

puis- je  être  assuré  de  faire  ici  l'unité? 

Si  l'on  veut  me  présenter  Cyrano  et  qu'on  me  décrit  un  nez  si 
volumineux,  si  rouge,  si  grand,  si  disproportionné  que  la  personne 
même  de  Cyrano  n'apparaît  plus  du  tout  et  qu'on  l'oublie  sciemment, 
je  me  récrie:  On  l'a  vu  pourtant,  il  n'y  a  pas  si  longtemps.  Voici  un 
tableau.  La  couleur  prend  toute  la  place;  si  bien  que  je  puis  enlever 
le  dessin,  le  remplacer  par  un  autre  de  fortune  et  je  garderai  la  repré- 
sentation, le  sens  réel;  c'est  le  subconscient  qui  donne  à  l'objet  le  sens 
désiré  comme  c'est  dans  le  subconscient  qu'on  l'a  cherché;  j'arrive  ainsi 
à  exprimer  un  sens  plein,  une  symphonie  de  couleurs.  .  .  Par  exemple, 
je  vois  une  image  projetée  d'un  appareil  cinématographique,  une  figure 
vague,  disons  une  boule  faite  de  lanières  blanches,  rouges,  vertes,  noires, 
qui  se  oroisaillent  avec  élégance,  si  vous  voulez;  si  l'on  énonce  alors  la 
légende:  le  toréador  et  le  taureau,  j'accepte  peut-être,  mais  ma  raison 
n'y  voit  goutte,  pas  plus  qu'elle  ne  voit  quelque  chose  de  sensé  dans 
«  la  rencontre  fortuite  d'un  parapluie  et  d'une  machine  à  coudre  sur 
une  table  de  dissection  »   (iLauréatmont) .  Et  que  dire  de  l'unité  autour 


270  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

d'une  telle  doctrine?  Le  surréalisme.  .  .  ?  J'aime  mieux  l'assurance  que 
me  donnent  ces  deux  vers  si  connus: 

Ce  que  l'on  conçoit  bien  s'énonce  clairement 
Et  les  mots  pour  le  dire  arrivent  aisément. 

Si  je  rencontre  un  philosophe  qui  raisonne  ainsi  devant  moi:  Je 
ne  sais  pas  d'où  je  viens,  car  je  n'accepte  que  ce  que  je  trouve  par 
moi-même  et  en  plongeant  l'œil  dans  le  passé,  je  ne  puis  trouver  d'où 
je  suis  venu. 

Je  ne  sais  où  je  vais,  car  en  scrutant  l'horizon  lointain  de  ma  vie 
future,  je  ne  vois  en  rien  où  je  pourrai  bien  aboutir. 

De  moi,  je  sais  très  peu  de  choses.  J'existe,  fort  bien.  Je  ne  vois 
pas  l'utilité  de  cette  existence,  elle  est  absurde.  Je  constate  en  moi  des 
tendances,  surtout  mauvaises.  Je  trouve  autour  de  moi  des  méchants.  .  . 
Le  mal  m'entoure  de  toutes  parts.  Où  irai-je,  quel  monstre  me  surveille  et 
m'attend?  Mieux  vaut  en  finir  tout  de  suite,  serai- je  tenté  de  dire,  puisque 
je  n'ai  rien  à  attendre  de  qui  que  ce  soit.  L'unité.  .  .?  Tout  le  monde 
ne  caresse  pas  la  pensée  souriante  de  finir  par  le  suicide. 

Je  vous  ai  fait  grâce,  sans  demander  votre  permission,  des  autres 
écoles:  les  futuristes  et  leurs  chantiers,  les  cubistes  et  les  faces  sensibles 
des  objets,  fies  dadaïstes  et  l'exaspération  de  l'individu,  les  unanimistes  que 
nous  reverrons  ailleurs  avec  Jules  Romain. 

Rien  d'étonnant  si  toutes  ces  doctrines  ne  réussissent  pas  à  attirer 
un  grand  nombre  d'adeptes,  encore  moins  à  faire  l'unité. 


Reverrons-nous  un  jour  l'unité  en  France?  Unité  politique,  unité 
religieuse,  sociale,  philosophique,  artistique,  littéraire.  .  .  l'avenir  seul 
le  dira.  Mais  nous  savons  que  depuis  nombre  d'années,  le  malheur  aux 
bras  maigres  et  crochus  s'est  acharné  sur  la  France:  révolutions  de  1789, 
de  1830,  de  1848;  perte  d'une  guerre  en  1870;  nouvelle  guerre  en 
1914;  et  enfin  en  1939  dernière  guerre  qui  a  accumulé  tant  de  ruines 
sur  la  France.  On  peut  se  rappeler  l'exacte  vérité  en  songeant  seulement 
qu'une  seule  ville  a  subi  cinq  cent  douze  bombardements  aériens,  sans 
compter  les  obus  nombreux  venant  des  côtes  anglaises  ou  de  l'artillerie 


LA  FRANCE  RENAÎT  271 

de  marine.  Aussi,  en  approchant  la  côte  française,  quel  serrement  de 
cœur  n'éprouve-t-on  pas  à  voir,  par  exemple,  le  port  de  Cherbourg, 
véritable  cimetière  marin  où  dépassent  ici  et  là  une  coque  de  navire 
rouillée,  ou  toute  espèce  de  ferraille;  et  encore  bien  davantage  à  voir 
les  docks  et  même  la  ville  tout  entière  réduite  à  un  amas  de  ruines;  il 
faut  dire  que  toutes  ces  ruines  ne  se  relèvent  pas  vite.  Et  sur  la  route 
Cherbourg-Paris,  les  églises  restent  désertes,  véritables  cadavres  aux 
yeux  vides  dressant  en  l'air  des  bras  aux  chairs  pantelantes.  Les  écoles 
n'ont  pu  rouvrir  leurs  portes,  des  milliers  de  familles  se  sont  réfugiées 
chez  des  voisins  de  la  campagne  ou  simplement  dans  des  maisons  mi- 
détruites,  sinon  sous  un  simple  monceau  de  béton  ou  de  pierre.  La 
reconstruction  des  foyers  est  donc  lente,  oui  et  fort  lente. 

C'est  que  les  matériaux  font  défaut  et  que  le  gouvernement  a  du 
songer  en  premier  lieu,  aux  services  essentiels.  Et  d'abord  il  faut  donner 
à  manger  à  la  France,  et  pour  ce  faire  encourager  le  produit  de  la  ferme, 
réparer  les  routes,  relever  les  usines  détruites,  reconstruire  les  voies  fer- 
rées, remplacer  les  ponts.  Voilà  de  quoi  occuper  tous  les  bras  capables 
de  porter  l'instrument  du  travail.  Le  système  de  production  alimentaire 
doit  se  remettre  en  marche,  s'améliorer.  Et  quelle  merveille,  une  année 
après  l'armistice,  de  nous  voir  rouler  à  quatre-vingt-cinq  milles  à 
l'heure,  là  où  quelques  mois  plus  tôt  on  ne  pouvait  voir  que  ruines;  de 
voir  les  produits  de  la  ferme  transportés  d'un  bout  du  pays  à  l'autre 
sur  des  wagons  de  fortune,  souvent  fort  anciens  et  rudimentaires,  avec 
de  simples  roues  de  bois.  Il  y  a  donc  de  la  nourriture  en  France.  Rien 
d'étonnant  dans  un  pays  si  riche.  D'ailleurs  la  récolte  a  été  fort  belle 
et  abondante. 

Seulement,  il  n'était  pas  facile  d'atteindre  cette  nourriture,  du 
moins  en  juillet  dernier.  En  effet,  pour  construire  il  faut  importer  du 
matériel  de  construction,  et  le  franc  a  fait  une  chute  comme  il  n'en 
a  jamais  connu  dans  son  histoire.  La  France  pourra  donc  importer,  se 
procurer  des  devises  étrangères  en  exportant  elle-même.  Et  voilà  que 
les  riches  vins  français  partent  pour  l'étranger.  Le  Français  se  contentera 
de  pain  brun  —  il  n'a  pas  vu  de  pain  blanc  depuis  1939,  —  de  vin 
de  basse  qualité  qu'il  paiera  un  prix  exorbitant.  Le  contrôle  serré 
permettra  ainsi  d'exporter  vins  de  Champagne,  cognacs,  laines  et  tissus, 


272  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

coton,  oyonne,  fruits  et  légumes,  bijouteries,  gants,  ameublements,  etc. 
C'est  grâce  aux  nombreux  sacrifices  du  Français  moyen  ou  pauvre  que 
la  France  peut  reconstruire. 

Comme  la  vente  du  produit  français  est  contrôlée  partout,  que  sa 
rareté  est  plus  grande  à  Paris  qu'ailleurs,  le  terrible  marché  noir  s'orga- 
nise partout  sur  une  échelle  nationale  et  devient  un  facteur  important 
dans  la  dévaluation  du  franc.  On  ne  se  nourrit  pas  de  ces  pauvres  francs 
de  papier,  si  jolis  soient-ils,  ni  de  monnaie  de  fer-blanc,  l'or  et  l'argent 
ont  été  raflés  par  les  occupants.  Alors,  on  offrira  son  porte-monnaie 
entier  pour  un  peu  de  beurre,  pour  une  ilivre  de  fromage,  pour  une  barre 
de  savon,  pour  une  cigarette  américaine,  pour  je  ne  sais  trop  quoi.  Si 
votre  costume  vous  désigne  comme  américain,  gare  à  vous;  vous  serez 
abordé  partout,  surtout  sur  la  grande  place  de  l'Opéra  aux  abords  des 
édifices  d'agence  étrangère.  Et  si  vous  êtes  abordé  par  un  individu  aux 
allures  peu  rassurantes,  vous  devrez  mentir  effrontément  et  répondre: 
Non,  monsieur,  je  n'ai  pas  de  dollars  américains.  Si  par  malheur,  vous 
avez  un  paquet  sous  le  bras,  regagnez  votre  logis.  .  .  Le  savon  de  mon- 
sieur Lamarre  de  Québec,  c'est  une  aventure  qu'on  ne  raconte  pas  devant 
un  tel  auditoire. 

Malgré  une  abondance  relative,  la  France  boit  moins,  ce  qui  est 
excellent  pour  sa  santé  physique  et  morale,  et  mange  moins.  La  situation 
s'améliore  évidemment,  et  ainsi  une  différence  sensible  était  évidente  entre 
la  nourriture  qu'on  nous  offrait  au  tout  début  de  juillet,  et  celle  qu'on 
pouvait  facilement  atteindre  à  la  fin  d'août;  différence  remarquable 
surtout  dans  la  viande,  le  vin,  les  légumes  et  les  fruits.  Il  faut  dire 
que  l'étranger  tombant  à  Paris  au  début  de  juillet  n'avait  qu'une  alter- 
native: serrer  sa  ceinture  ou  verser  ses  dollars.  Séraphin  Poudrier  y  eût 
vite  crevé  comme  un  chien.  Un  Canadien  ordinaire  se  trouvait  simple- 
ment dans  une  situation  tragi-comique.  Ainsi,  après  deux  ou  trois 
jours,  nous  n'avions  pas  encore  pris  le  tour  de  trouver  la  nourriture 
convenable,  proportionnée  à  notre  bourse.  Par  exemple,  ce  soir  gris, 
au  souper:  nous  étions  six  Canadiens  dont  trois  Canadiens  anglais.  Sur 
notre  demande  on  nous  a  servi  une  soupe,  comme  toujours  prétendue 
soupe  aux  légumes,  une  fricassée:  mélange  d'épinards,  de  gélatine,  de  riz 
peut-être   et   l'éternelle    mortadelle.    Personne    n'osa    atteindre    le    fond 


LA  FRANCE  RENAÎT  273 

d'une  telle  assiette.  Pour  compléter,  de  la  confiture  aux  cerises  non  su- 
crée: trois  ou  quatre  cerises  dans  un  jus  clair  et  noir.  Ce  menu  n'est 
guère  de  nature  à  relever  la  conversation.  L'un  de  nos  compagnons 
anglais  était  particulièrement  abattu,  taciturne.  Tout  à  coup  il  relève 
la  tête:  «Ces  cerises,  elles  sont  du  marché  noir,  elles  noircissent  toutes 
les  dents.  »  Ce  fut,  vous  le  comprenez,  le  signal  de  la  gaieté.  En  juillet 
donc,  à  Paris,  on  survit,  et  c'est  assez.  Je  connais  des  messieurs  qui 
auraient  fort  bien  survécu  d'ailleurs  s'ils  avaient  continué  à  prendre  le 
bon  repas  d'un  certain  soir,  lequel  leur  a  coûté  huit  cents  francs  à 
chacun.  Ce  soir-là,  ils  ont  dû  patauger  dans  le  marché  noir. 

Voyager  vers  l'Europe  présentement  d'ailleurs,  c'est  s'exposer  aux 
aventures.  En  juin  dernier,  les  aventures  ont  commencé  dès  notre  montée 
sûr  Vile  de  France,  au  quai  de  Boston,  car  ce  soir-là,  les  employés  ont 
fait  plusieurs  heures  de  grève,  et  ces  braves  Bostonnais  sans  méchanceté, 
j'imagine,  m'ont  forcé  à  rester  trois  semaines  sans  changer  de  sous- 
vêtements,  de  chemise,  ni  de  chaussettes,  voyageant  hardiment  avec  une 
simple  serviette  contenant  un  nécessaire  à  barbe  et  cinq  cents  cigarettes 
américaines  qui  n'avaient  pas  cette  destination,  tandis  que  mon  bagage 
reposait  paisiblement  dans  la  cale  du  paquebot  qui  n'avait  plus  rien 
de  son  luxe  d'autrefois,  je  vous  le  jure. 

A  bord,  il  nous  a  fallu,  coûte  que  coûte,  prendre  l'habitude  de 
faire  la  queue  (nous  étions  deux  mille  deux  cents)  :  queue  pour  faire 
visiter  nos  papiers,  pour  avoir  sa  place  à  table,  pour  le  goûter  tous  les 
jours,  pour  faire  changer  son  argent,  pour  acheter  des  bagatelles,  queue 
pour  tout,  des  heures  de  queue,  queue  au  point  de  donner  les  nerfs  à  la 
personne  la  plus  calme  de  l'îlot  flottant.  En  France,  queue  encore  pour 
la  douane,  queue  pour  les  coupons  de  rationnement,  queue  et  queue 
partout.  Il  aurait  fallu  douze  à  dix-huit  heures  de  queue  pour  pouvoir 
traverser  les  frontières  suisses.  Nous  savons  maintenant  que  l'adminis- 
tration française  n'est  pas  pressée,  que  les  formalités  abondent  partout: 
trois  bureaux  à  visiter  et  queue  à  chacun  pour  avoir  une  place  dans  le 

train  de  Lourdes. 

*        *        * 

En  France,  à  la  suite  de  la  guerre,  un  renouveau  catholique  peu 
sensible  cependant,  se  dessine  ici  et  là.  Je  n'en  veux  comme  exemple  que 


274  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

cet  extraordinaire  «  pèlerinage  de  Péguy  »  que  les  étudiants  ont  voulu 
encore  une  fois  renouveler:  quatre  mille  étudiants  se  rendant  à  pied,  le 
long  des  routes  de  la  Beauce  aux  Champs  d'Or,  de  Paris  à  Chartres. 
Nous  n'avons  là  rien  de  moins  que  la  foi  du  moyen  âge. 

Donc,  renaissance  assez  générale  en  France.  Paris  demeuré  intact 
extérieurement,  mais  marqué  de  nombreuses  plaies  au  cœur,  reprend  son 
vieux  visage  d'avant-guerre,  même  si  la  mélancolie  rôde  encore.  Les 
musées  sont  ouverts,  les  églises  reprennent  tour  à  tour  leurs  verreries 
splendides  et  leurs  habitués,  les  parcs  sont  ornés  et  fréquentés,  les  cafés- 
terrasse  ont  refleuri,  les  théâtres,  les  salles  de  concert  et  de  cinéma  sent 
toujours  remplis.  Le  14  juillet  au  sortir  de  la  Comédie-Française,  les 
jeunes  couples  n'ont  pas  été  lents  à  entrer  en  danse  sur  la  place  proche. 
Les  plages,  les  chalets  d'été  sont  fréquentés;  en  effet  les  employés  pari- 
siens se  sont  permis  pour  la  première  fois  un  mois  de  vacances. 

La  vie  intellectuelle  est  en  pleine  activité,  comme  l'ont  fort  bien 
démontré  les  cours  d'été  donnés  à  la  Sorbonne  à  quelque  cinq  cents 
étudiants  venus  de  tous  les  pays  d'Europe  et  d'Amérique  du  Nord. 
L'esprit  français  continue  sa  recherche  perpétuelle  au  fond  du  vieux 
cœur  humain.  Les  théories  en  vogue  ne  sont  pas  toujours  splendides, 
mais  il  serait  cruel  de  dire  avec  André  Malraux:  «  L'Europe  ravagée  et 
sanglante  n'est  pas  plus  ravagée  ni  plus  sanglante  que  le  visage  de 
l'homme  qu'elle  a  voulu  créer.  » 

Il  est  trop  vrai  qu'il  existe  une  «  jeunesse  blasée,  dégoûtée,  sans 
espoir  ni  foi  »,  cherchant  à  s'évader  en  réalité  ou  en  imagination  (roman, 
poésie  ou  doctrine  philosophique)  ;  mais  la  plus  grande  partie  de  la 
jeune  génération  s'est  remise  au  travail  avec  courage,  conservant  l'idéal 
humain  et  chrétien  des  jours  heureux,  cherchant  à  reconstruire  un  monde 
viable.  C'est  là  du  moins  la  constatation  faite  par  nous-même,  l'opinion 
exprimée  par  nos  professeurs  de  la  Sorbonne,  et  rencontrée  d'ailleurs 
dans  les  œuvres  récentes  et  les  revues. 

Au  début  du  siècle,  s'était  développé  le  débat  du  Moi  (sens  indi- 
viduel) et  de  l'Autre  (altruisme,  sens  social,  collectif),  débat  venant 
d'influences  étrangères.  Les  théoriciens  du  Moi,  de  l'égotisme,  de  l'épa- 
nouissement de  l'individu  sont  Nietzche,  D'Annunzio.  Les  apôtres  de 
l'humanisme,  de  la  communion  humaine  à  base  de  charité  sont  Vogue, 


LA  FRANCE  RENAÎT  275 

Tolstoï,  Dostoieski.  Les  trois  maîtres  en  France,  lesquels  évoluèrent  de 
l'égotisme  au  collectif,  sont  Brunetière,  scientiste  traditionaliste  et  bour- 
geois; Jules  Lemaître,  impressionniste  et  royaliste;  Anatole  France,  dilet- 
tante et  socialiste  à  l'esprit  insaisissable. 

Les  trois  plus  grands  poètes  de  la  même  époque  sont  trois  impres- 
sionistes  personnels,  faisant  eux-mêmes  leur  propre  manifeste;  Péguy, 
une  flamme,  une  école  de  ferveur,  un  propagandiste  catholique,  le  plus 
beau  poète  patriotique  français;  Henri  de  Régnier,  réservé,  discret,  musi- 
cal; Toulet,  humoriste  délicat,  fondateur  de  l'école  fantaisiste,  aimant 
la  pitrerie. 

Dans  la 'littérature  de  guerre  1914,  nous  distinguons  deux  grands 
poètes;  Jean-Marc  Bernard,  la  voix  d'une  âme  tendre,  rêveuse  ou  joyeuse 
et  Appollinaire  avec  ses  Calligrammes  que  nous  trouvons  à  l'origine  du 
surréalisme.  Parmi  les  tromaneiers,  il  faut  signaler  le  classique  Duhamel 
et  sa  Vie  des  martyrs,  Dorgelès  et  Les  croix  de  bois;  enfin  Barrés, 
l'apologiste  de  l'énergie  nationale  et  Loti  le  marin,  qui  en  réalité  ont 
tous  deux  plus  de  chaleur,  plus  de  substance.  L'Enquête  sur  les  maîtres 
de  la  jeune  littérature,  conduite  en  1923  par  Varillon  et  Rambaud  nous 
éclaire  parfaitement  sur  les  tendances  de  l'époque. 

Depuis  vingt-cinq  ans,  en  littérature,  la  confusion  est  grande.  La 
querelle  des  «  Tricheurs  »  peut  fort  bien  servir  ici  de  transition.  On 
reproche  à  Barrés  et  à  Gide  d'être  passés  de  l'égotisme  à  l'intérêt  de  la 
nation,  à  l'adhésion  à  un  parti  politique,  et  en  cela  d'avoir  triche. 
Mauriac  les  excuse;  tout  écrivain  a  droit  d'évoluer,  Barrés  et  Gide  comme 
les  autres.  Nous  assistons,  nous,  à  la  naissance  d'une  génération  politique 
s'intéressant  aux  problèmes  nationaux,  internationaux,  guerriers. 

Donnons  ici,  en  prose,  la  première  place  à  Duhamel  qui  cherche 
la  définition  de  l'homme  dans  toutes  ses  valeurs;  l'individu  et  la  famille 
dans  la  société,  Salavin  et  les  Pasquiers. 

Jules  Romain,  c'est  le  créateur  de  l'unanimisme,  cette  théorie  de 
«  l'humanité  une  ».  L'individu  qui  regarde  vivre  ses  contemporains 
prend  conscience  de  la  solidarité  qui  les  unit  tous.  L'individu  n'existe 
pas  seul,  la  société  le  constitue  à  tel  point  qu'il  n'existe  qu'en  relation 
avec  d'autres  êtres,  d'autres  hommes,  un  paysage,  la  nature.  Il  écrit  donc 
Les  hommes  de  bonne  volonté,  roman-fleuve  qui  est  le  panorama  solide 


276  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

de  la  société  française  au  XIXe  siècle,  peinture  qui  décrit  l'enchevêtrement 
des  incidents  de  la  vie  comme  on  les  trouve  dans  la  réalité.  Romain  a 
voulu  mettre  ces  idées  en  pratique:  l'homme  en  société.  Ce  fut  l'expé- 
rience de  l'abbaye  de  Créteil  qui  dura  peu  et  laissa  beaucoup  de  souvenirs. 

François  Mauriac,  c'est  le  romancier  de  la  conscience  tourmentée, 
romancier  chez  qui  l'on  retrouve  un  grand  nombre  de  caractères  classi- 
ques. 

Dans  le  théâtre,  on  nous  a  signalé  Claudel  dont  le  théâtre  dépasse 
le  commun  des  mortels,  même  l'Annonce  faite  à  Marie;  Jean  Girau- 
doux qui  renonce  volontairement  à  être  clair;  Jean- Jacques  Bernard, 
jeune  Juif  dont  les  pièces  pourraient  être  la  réalisation  de  ce  qu'on  a 
appelé  les  drames  «  du  silence  ». 

En  poésie,  Claudel  encore  dont  l'œuvre  est  bien  connue,  pas  tou- 
jours comprise  et  pour  cause:  elle  est  vaste  comme  l'univers  et  en  épouse 
la  complexité;  Paul  Faure  et  la  forme  rythmique  des  anciennes  canti- 
lènes  qu'il  donne  à  ses  ballades;  les  surréalistes  qui  sont  fort  nombreux 
et  dont  nous  avons  entrevu  la  doctrine.  Nommons  cependant  en  passant: 
André  Bireton,  Paul  Eluard,  Louis  Aragon,  Pierre  Reverdy. 

Depuis  l'occupation  allemande,  la  littérature  clandestine  a  mis 
en  relief  Vercors  et  Mauriac  dans  la  littérature  de  résistance,  la  littéra- 
ture nationale,  anti-allemande.  Nouvelliste  également  de  l'après-guerre, 
Vercors  se  distingue  par  une  prose  toute  classique  comme  on  peut  Je 
constater  dans  Les  chemins  de  la  mer  et  La  marche  à  l'étoile.  Polémiste 
de  première  force,  ce  sera  la  dernière  consécration  du  talent  de  Mauriac. 

Il  faut  noter  aussi,  depuis  la  libération,  un  regain  énorme  du  jour- 
nalisme: une  fois  et  demie  plus  de  publications  qu'avant  1939,  malgré 
la  crise  du  papier.  Les  revues  et  hebdomadaires  anciens  n'ont  presque 
pas  reparu,  mais  les  nouveaux  sont  nombreux:  genres,  luxe  ou  demi- 
luxe,  magazine  et  revue  à  la  fois,  donnant  une  grande  importance  aux 
gravures. 

Parmi  les  romanciers  mentionnons  Marcel  Aymé  avec  son  bouquin 
Le  chemin  des  écoliers,  lequel  fait  un  effort  pour  créer  un  monde  qui  ne 
soit  pas  le  monde  réel.  Signalons  également  le  remarquable  roman  de 
Bori:  Mon  village  à  l'heure  allemande. 

La  poésie,  connaît  aussi  un  regain  considérable.     Le  poète  obscur 


JV  FRANCE  RENAÎT  277 

s'est  aliéné,  temporairement  du  moins,  le  lecteur.  La  poésie  de  la  résis- 
tance est  souvent  claire,  simple,  à  la  portée  de  tous.  On  a  raison  de 
croire  cependant  que  les  recherches  se  poursuivront  incessamment.  En 
réalité  les  recueils  manifestent  toujours  le  goût  du  clair-obscur,  un  peu 
de  laisser-aller,  si  bien  que  l'on  ne  voit  souvent  ni  commencement,  ni 
milieu,  ni  fin. 

Certains  maîtres  continuent  à  exercer  leur  influence:  Racine  par 
exemple  et  le  classicisme  qui  couvre  tout  le  terrain  poétique;  puis  les 
écoles  à  tendances  particulières:  Mallarmé  et  le  symbolisme,  Claudel  et 
son  renouveau  chrétien  et  mystique,  Valéry  et  son  intellectualisme, 
Apollinaire  et  le  surréalisme.  Arrêtons-nous  davantage  sur  la  jeune 
génération  qui  est  nombreuse  et  hardie,  preuve  que  la  renaissance  intel- 
lectuelle n'a  pas  été  plus  lente  que  la  reconstruction.  En  somme  il  est 
assez  facile  d'indiquer  par  quels  liens  elle  se  rattache  aux  écoles  anté- 
rieures; mais  il  est  plus  difficile  de  trouver  les  tendances  nouvelles,  le  lien 
de  parenté  qui  nous  permettrait  de  classer  définitivement  la  nouvelle 
production,  et  de  la  caractériser.  J'y  renonce.  Il  suffit  à  mon  propos  de 
constater  que  ces  poètes  sont  nombreux  et  bien  vivants.  Je  noterai  la 
caractéristique  de  chacun.  Si  vous  êtes  capables  de  découvrir  la  teinte 
de  la  prochaine  école  contemporaine,  j'admirerai  votre  extraordinaire 
habileté. 

Supervielle,  qu'on  me  permettra  d'appeler  néoclassique,  reste  le 
poète  de  l'amitié  avec  les  hommes,  avec  les  animaux  et  avec  les  choses. 

Paul  Eluart  se  montre  poète  surréaliste  assagi  et  demeure  délicat, 
fugitif  et  limpide. 

Aragon  surréaliste  également,  a  déclaré  la  guerre  à  sa  propre  école 
et  il  stigmatise  une  société  en  putréfaction.  «  Un  nouveau  vice  vient  de 
naître,  dit-il,  ...  le  surréalisme  »   (Le  Paysan  de  Paris,  1924). 

Patrice  de  La  Tour  du  Pin  se  situe  dans  la  tradition  symboliste, 
s'est  créé  tout  un  monde  imaginaire  et  aborde  des  sujets  philosophiques: 
La  Quête  de  joie,  Y  Enfer,  Psaume. 

Pierre  Emmanuel  a  une  double  ambition:  reprendre  les  procédés 
anciens  débarrassés  de  leurs  conventions  vétustés  et  redonner  toute  sa 
vigueur  à  la  poésie  à  sujet;  il  se  distingue  par  la  violence. 


278  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Jacques  Audiberti  au  verbe  méridional  brasse  dans  ses  couleurs 
tout  ce  qu'il  a  pu  trouver  de  poésie  dans  la  littérature  française  et  fait 
entendre  parfois  des  accents  inattendus,  d'une  grande  pureté. 

Robert  Canzo  est  remarquable  par  son  mouvement,  sa  logique. 

Lanza  del  Vasto,  dans  son  recueil  Le  chiffre  des  choses,  se  distingue 
par  la  densité. 

Les  poètes  sont  nombreux  en  France,  mais  nous  ne  parlerons  pas 
de  Marius  Grout,  d'Armand  Robin,  de  Rolland  de  Renéville,  de  Jean 
Tardieu,  d'Henri  Thomas. 

Au  théâtre,  un  pivot  artistique  semblable  à  ce  qu'a  été  Valéry 
en  poésie:  Jean  Giraudoux  avec  son  art  savant,  plein  d'émotion,  de 
forme  intellectuelle,  de  goût  précieux  genre  concetti,  art  mis  au  service 
d'une  mythologie  d'enfance.  Comme  antagoniste,  Anouilh  avec  son 
théâtre  profond  et  noir.  C'est  en  voyant  les  pièces  de  Giraudoux  qu'il 
a  connu  ce  qu'était  le  style  de  théâtre. 

Je  ne  puis  terminer  sans  revenir  sur  Sartre  avec  son  existentialisme 
qui  n'est  pas  de  lui,  qui  n'est  pas  à  lui  seul,  mais  qu'il  sait  fort  bien 
faire  valoir.  Il  est  plutôt  un  philosophe  et  les  allusions  qu'on  a  faites 
tout  à  l'heure  à  son  influence  restreinte,  nous  suffisent.  On  ne  connaît 
trop  la  nature  de  cette  influence  sur  plusieurs,  mais  on  en  conteste  générale- 
ment la  durée  possible. 

Toute  cette  course  à  travers  la  littérature  française  nous  permet 
de  conclure  aisément  que  la  France  a  été  grande  —  la  période  classique, 
■ —  qu'elle  a  subi  de  grands  malheurs  —  les  divisions  de  toutes  sortes  et 
la  défaite,  —  mais  qu'elle  sait  encore  se  relever  sûrement  et  en  vitesse  — 
nous  le  voyons  présentement. 

*        *        * 

Nous  aimons  à  constater  que  la  prospérité  revient  à  grands  pas  en 
France,  que  le  pain  se  fait  plus  abondant,  même  sur  la  planche  des 
foyers  les  plus  pauvres.  Cela  devait  être,  puisque  la  France  est  la  plus 
riche  contrée  de  l'Europe.  Il  me  souvient  d'avoir  entendu,  l'été  dernier, 
dans  un  autocar,  à  Versailles,  une  bonne  Anglaise  dire  à  sa  voisine: 
«  Dans  un  an,  la  France  sera  redevenue  prospère.  »  Elle  exagérait,  la 
bonne  Anglaise,  mais  c'était  bien  l'idée  qui  se  présentait  à  l'esprit  lorsque 
nous  voyions  de  riches  plaines  de  blés  d'or  ou  de  raisins  verts,  se  dérouler 


LA  FRANCE  RENAÎT  279 

sans  fin  sous  nos  yeux  ébahis.  Et  cela  pendant  des  heures  d'un  wagon 
de  chemin  de  fer,  roulant  à  toute  vitesse.  Il  est  singulier  de  constater  que 
nous,  Canadiens,  nous  avons  plus  grande  confiance  en  l'avenir  qu'un 
grand  nombre  de  Français  même,  de  jeunes  surtout. 

Paris  m'a  plu  infiniment,  malgré  sa  nourriture  pauvre  d'alors, 
malgré  toutes  les  conserves  que  j'ai  dû  y  absorber.  Paris  reste  le  grand 
centre  des  arts,  le  pays  des  merveilles.  En  une  heure,  je  puis  y  visiter 
plus  d'oeuvres  magnifiques  que  partout  ailleurs  dans  des  semaines.  Les 
parcs,  les  musées,  les  vieilles  églises,  les  monuments  abondent.  Et  Paris 
plus  que  jamais  c'est  chez  nous.  Je  salue  ici  notre  bonne  maman  du 
quartier  latin,  Mme  Mâcle  du  restaurant  «  Le  pommier  normand  »,  mon 
ami  M.  l'ingénieur  Dreyfus,  et  combien  d'autres. 

Vous  ne  savez,  chers  amis  de  France,  quelle  joie  c'est  pour  nous 
de  nous  voir  reçus  comme  des  frères.  Pour  nous  certes,  c'est  tout  naturel 
de  voir  dans  un  parisien  un  frère.  Pour  lui,  ça  pourrait  être  différent: 
nous  venons  de  si  loin  dans  le  temps  et  dans  l'espace.  Cependant  le 
temps  et  l'espace  n'y  changent  rien.  Et  c'est  un  plaisir  de  voir  se  dérider 
les  visages,  de  voir  s'éclairer  les  regards,  quand  nous  apprenons  à  un 
interlocuteur  que  nous  sommes  Canadiens.  Il  m'est  arrivé  de  chercher 
d'où  venait  pareille  sympathie  manifestée  de  mille  manières.  Certes  il  y 
a  la  guerre,  les  rencontres  imprévues,  les  secours  inattendus,  la  langue 
légèrement  archaïque  ayant  le  goût  savoureux  des  choses  anciennes  et 
aimées.  Mais  il  y  a  aussi  la  sympathie  inexplicable  venant  d'un  même 
sang,  d'un  même  passé  lointain. 

Souvent  il  est  arrivé  à  des  parisiens  de  découvrir  eux-mêmes  que 
j'étais  Canadien,  comme  ce  coiffeur,  qui  l'affirmais  avec  le  plus  grand 
naturel  du  monde.  Et  Canadien  c'est  un  «  mot  de  passe  »  à  Paris.  Grâce 
z  ce  mot  magique,  nous  avons  vu  des  hôtels  s'ouvrir  à  larges  battants, 
nous  avons  vu  des  conversations  s'engager  sans  fin  avec  un  ingénieur  des 
ponts  et  chaussées,  avec  un  avocat  célèbre,  avec  un  industriel  distingué 
de  l'Indo-Chine;  nous  avons  vu  des  chauffeurs  faire  place  dans  leur 
voiture,  des  bateaux  élargir  leurs  flancs.  Voilà  une  sympathie  qui  voui 
ira  droit  au  cœur,  chers  compatriotes  canadiens,  si  vous  avez  l'immense 
bonheur  de  faire  ou  de  refaire  un  magnifique  voyage  chez  vos  cousins 
et  amis  de  France.  Armand    TREMBLAY,  o.m.i. 


En  marge  de  trois  siècles 
d'histoire  domestique  * 


LA  DESCENDANCE  DE  PIERRE  LEFÈVRE  \  1646-1694, 

DE  ROUEN,  MARIÉ  À  LAPRAIRIE  EN  1673, 

À  MARGUERITE  GAGNÉ,   1653-1720. 

«  Et  je  sais  d'où  je  viens  si  j'ignore  où  je  vais.» 

1646.  A  Paris,  Louis  XIV  a  huit  ans.  La  reine-mère,  la  régente, 
Anne  d'Autriche,  vient  de  choisir  Mazarin  comme  premier  ministre,  pour 
relever  le  cardinal  de  Richelieu. 

Dans  les  forêts  d'Amérique,  un  fort  de  pieux,  depuis  trois  ou  quatre 
ans,  s'élève  en  l'île  de  Montréal,  à  la  clôture  même  du  pays  des  Iroquois. 

A  Québec,  le  Conseil  des  Habitants  s'assemble  pour  essayer  de  con- 
jurer le  péril  indien. 

A  Rouen,  dans  la  maison  bourgeoise  de  Jean  Cavelier,  un  enfant 
mutin  de  trois  ans  commence  à  s'échapper  d'une  porte  sévère  et  à  regarder 
dans  la  rue.  C'est  le  futur  Robert  Cavelier  de  La  Salle  et,  au  regard  de 
l'histoire  de  l'Amérique,  l'un  des  plus  grands  hommes  du  siècle. 

*  Texte  présenté  à  l'assemblée  de  la  Société  généalogique  C.-F.,  tenue  à  la 
Bibliothèque  de  la  Ville  de  Montréal,  le  1 1  décembre  1946.  Préface  à  La  Famille 
Lefèvre,  de  Laprairie,   1646-1946,  472  pp.,  ouvrage  en  préparation. 

1  Orthographe  adoptée  pour  ce  patronyme  partout  en  cette  étude  et  autorisée 
par  l'usage  suivi  par  la  moitié  des  membres  de  cette  famille  jusque  vers  1900.  Par 
la  diffusion  de  l'imprimé,  depuis,  la  forme  LEFEBVRE,  avec  un  b  qui  embarrasse  tout 
le  monde,  a  prévalu,  hélas!  Inutile  d'ajouter  que  cette  question  d'orthographe  n'a 
guère  d'importance.  En  état  civil,  en  droit,  en  histoire  et  en  généalogie,  tout  est  dans 
la  filiation,  attestée  par  des  actes  authentiques,  notamment  par  les  actes  ou  les  contrats 
de  mariage. 

Quant    à    l'étymologie    du    nom     (FABER,    Fèbre,    Febvre,    Lefèvre,    Lefebvre) 
{fabricant,  forgeron)  ,  les  études  déjà  publiées  sont  trop  nombreuses  pour  s'y  attarder 
ici    (V.  TANGUAY,  Dictionnaire  généalogique  des  familles  canadiennes,  Montréal,   1871, 
vol.  I,  XXIII;   Albert  DAUZAT,    Les  noms  de  personnes,  Paris,  Delagrave,    1934,    pp. 
10-11,    113,    118,    121,    122,    150). 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  281 

A  l'autre  bout  de  la  ville,  dans  le  faubourg  de  Bois-Guillaume,  au 
foyer  de  l'artisan  Robert  Lefèvre  et  de  Jeanne  Autin  la,  naît  un  garçon, 
qui  reçoit  le  prénom  de  Pierre. 

Laissons-le  grandir  pendant  que  la  Fronde  divise  la  France,  à  peu 
près  autant  qu'aujourd'hui,  entre  gaullistes  et  pétainistes. 

Quelque  quinze  ans  plus  tard,  le  futur  roi-soleil  va  échapper  à  la 
tutelle  de  sa  mère  et  de  ses  ministres  —  Mazarin  vient  de  mourir  —  et 
prendre  le  pouvoir  suprême.  De  l'action  personnelle  du  grand  roi  sur  son 
gouvernement,  avec  l'appui  d'un  non  moins  grand  ministre,  Colbert,  la 
Nouvelle-France,  comme  on  le  sait,  reçut  en  1663  et  en  1665,  l'impul- 
sion qui  devait  l'asseoir  définitivement  comme  pays  de  colonisation  véri- 
table. De  cette  grande  étape,  le  Canada  cessa  d'être  uniquement  un  comp- 
toir de  commerce. 

La  création  du  gouvernement  royal  et  du  Conseil  souverain,  l'arri- 
vée du  régiment  de  Carignan  et  du  premier  vice-roi,  le  marquis  de  Tracy, 
sont  des  faits  trop  familiers  aux  étudiants  de  l'histoire  canadienne  pour 
que  nous  nous  y  arrêtions  ici. 

En  1665,  le  fils  de  l'artisan  Robert  Lefèvre,  de  Rouen,  prénommé 
Pierre,  a  19  ans.  Est-il  possible  qu'il  soit  venu  en  Nouvelle-France  com- 
me l'un  des  troupiers  de  l'une  des  vingt  compagnies  du  régiment  de  Cari- 
gnan? 

Après  vingt  années  de  recherches  —  intermittentes,  il  est  vrai  —  je 
n'ai  encore  rien  trouvé  de  précis  sur  l'arrivée  de  ce  fondateur  de  famille 
canadienne. 

De  tous  les  traits  qui  nous  distinguent  dans  les  cohues  humaines  à 
chaque  génération,  il  en  est  deux  que  la  nature  et  la  société  nous  ont  don- 
nés pour  nous  caractériser  entre  tous  —  la  philosophie  scolastique  les  ap- 
pellerait les  notes  individuantes  —  c'est  notre  visage  et  notre  nom. 

Tout  a  été  dit  et  formulé  sur  l'infinie  variété  des  physionomies  hu- 
maines. Depuis  la  sculpture  informe  des  premiers  âges,  en  passant  par  les 
statuaires  grecs,  les  graveurs  romains,  les  grands  peintres  de  la  Renais- 
sance, les  caricaturistes  des  XVIIIe  et  XIXe  siècles,  et  ces  autres  caricatu- 
ristes que  sont  les  pamphlétaires  de  tous  les  temps,  sans  oublier  les  psycho- 
logues et  les  portraitistes  littéraires  de  toutes  les  langues  et  de  tous  les 

la  Mariés  à  l'église  de  la  Sainte-Trinité  de  Rouen  en    1636. 


282  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

pays,  la  nature  profonde  des  êtres  est  restée  et  restera  quand  même  et  mal- 
gré tout,  toujours  indiscernable  au  plus  pénétrant  regard,  comme  au 
stylet  le  plus  précis. 

Mais  la  société  nous  a  donné  également  un  autre  signe  de  reconnais- 
sance, non  seulement  pour  nos  contemporains,  et  depuis  quelques  siècles, 
grâce  à  un  ingénieux  système,  de  plus  en  plus  compliqué,  pour  ne  pas 
dire  perfectionné,  c'est  notre  nom,  le  nom,  qui  parvient,  pour  quelques 
privilégiés,  à  survivre  à  la  cité. 

Les  généalogistes  de  profession,  familiers  avec  les  rébus  de  l'état 
civil,  savent  le  jeu  passionnant  que  devient  la  reconstitution,  à  travers 
les  générations  éteintes,  de  l'identité  des  disparus,  grands  ou  modestes. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'insister  sur  les  difficultés  que  présente  rétablis- 
sement de  l'identité  précise  des  membres  d'une  famille  portant  un  nom 
aussi  répandu  que  celui  de  LEFÈVRE. 

La  méthode  suivie  au  cours  de  cet  exposé  est  purement  inductive. 
J'appliquerai  la  belle  formule  de  Paul  Bourget  et  qui  lui  venait,  je  pense, 
d'Alfred  Capus:  «  Faire  son  œuvre  à  travers  son  métier,  et  faire  son 
esprit  à  travers  son  œuvre.  »  Ce  cheminement  paraîtra  peut-être  labo- 
rieux; qu'on  veuille  m'en  croire,  il  l'a  été  également  pour  moi. 

A  l'aide  de  l'inévitable  Dictionnaire  généalogique  des  familles  cana- 
diennes de  Tanguay  2,  rien  que  pour  le  Régime  français,  j'ai  relevé  pas 
moins  de  36  Lefèvre  venus  de  France  et  qui  ont  fait  souche  au  Canada  — 
en  comptant  naturellement  tous  les  Lefèvre  qui  ont  pris  des  surnoms  — 
et  dont  23  ont  eu  de  la  descendance  en  ligne  masculine. 

Ainsi,  au  moment  où  nous  trouvons  à  Montréal,  pour  la  première 
fois,  le  30  septembre  1670,  Pierre  Lefèvre,  de  Rouen,  témoin  au  mariage 
de  Mathieu  Faille  et  de  Françoise  Moreau,  déjà  aux  Trois-Rivières,  l'un 
de  ses  homonymes,  Pierre  Lefèvre,  un  Percheron  de  Mortagne  3,  y  a  ache- 
vé sa  carrière.  L'un  des  pionniers  de  la  ville  de  Laviolette,  il  y  éleva  une 
belle  famille  dont  les  descendants  ont  fondé  Baie-du-Febvre  et  proliféré 
partout  dans  la  région  de  Montréal,  en  particulier  dans  l'ouest  de  l'île, 
les  comtés  de  Vaudreuil-Soulanges,  des  Deux-Montagnes,  de  Beauharnois 
et  de  Huntingdon. 

2  Op.  cit.,  vol.   I,   pp.   365-368;    vol.   V,  pp.   263-286. 

3  V.R.P.  Archange  GODBOUT,  Les  pionniers  de  la  région  trifluvienne,  1634-1647, 
Trois-Rivières,    1934,   pp.   40-41. 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  283 

La  première  mention  que  nous  retrouvons  de  Pierre  Lefèvre,  de 
Rouen,  à  Laprairie,  est  le  30  novembre  1671,  alors  qu'il  est  parrain,  avec 
Marguerite  Tenard-Boyer,  de  Marguerite,  enfant  d'André  Robidoux  et 
Jeanne  Denot.  Deux  ans  plus  tard,  lui-même  contractait  mariage,  le  4 
septembre  1673,  à  Laprairie4  même,  avec  une  jeune  veuve,  âgée  de  20 
ans,  déjà  chargée  de  deux  enfants  et  dont  le  premier  mari,  Martial  Sau- 
ton,  s'était  noyé  l'année  précédente. 

La  jeune  veuve,  née  à  Québec  en  1653,  issue  d'une  famille  origi- 
naire du  Mans,  avait  nom,  Marguerite  Gagné.  Le  P.  Archange  Godbout, 
a  déjà  suivi  et  présenté  les  origines  et  la  primitive  histoire  de  la  famille 
Gagné  au  Canada  5.    Je  ne  m'y  attarderai  pas. 

Du  mariage  Lefèvre-Gagné  devaient  naître,  dans  leurs  vingt  années 
d'union,  à  Laprairie,  neuf  enfants.  Tous  devinrent  adultes  et  on  peut 
suivre  l'existence  jusqu'à  la  fin  de  sept  au  moins  d'entre  eux,  qui  se  ma- 
rièrent. La  trace  des  deux  autres,  apparemment  restés  célibataires,  passé 
un  certain  âge,  est  aujourd'hui  inconnue. 

Que  fut  principalement  Pierre  Lefèvre,  l'un  des  premiers  colons  de 
Laprairie?  Il  avait  acquis,  vers  1675,  deux  concessions  formant  160 
arpents  de  terre  à  la  Côte  Saint-Lambert,  dans  le  voisinage,  aujourd'hui, 
de  la  belle  propriété  Simard  et  du  Country  Golf  Club  6.  C'était  l'épo- 
que où  les  seigneurs,  les  Jésuites,  se  servaient  de  tabellions  —  notaires  sei- 
gneuriaux —  qui  ne  constituaient  pas  de  greffe,  et  les  actes  de  cession  de 
ces  propriétés  n'ont  pas  été  conservés. 

Plus  que  cela,  quand  Pierre  Lefèvre  mourut  prématurément,  en 
1694,  il  laissait  tous  ses  enfants  mineurs.  Il  n'y  eut  pas  donc  de  règle- 
ment de  succession  à  ce  moment  et  ce  n'est  même  qu'après  la  mort  de  sa 
femme,  quelque  trente  ans  après  la  sienne,  que  nous  retrouvons  le  partage 
de  sa  succession  dans  le  greffe  de  G.  Barette  7,  le  notaire  royal  de  Laprai- 
rie. 

4   C'est  le  second  mariage  célébré  à  Laprairie,  le  premier,  le   19   novembre    1670, 
ayant  été  celui  de  son  beau-frère,  Pierre  Gagné  et  de  Catherine  Daubigeon. 

}  Mémoires,  Société  généalogique  canadienne-française,  vol.  I,  n°  2,  juin  1944, 
pp.   111-114. 

A  26  arpents,  aujourd'hui  du  pont  Victoria,  me  dit  M.  Elisée  Choquet, 
c  étaient  les  15°  et  29e  concessions  de  Saint-Lambert.  Concessionnaire  dès  le  21  juin 
\673 — dixit  M.  Choquet  —  d'une  terre  à  la  rivière  Saint-Jacques,  il  l'avait  cédée 
l'année  suivante  à  Joseph  Tissot. 

7  Actes  des  22  juillet  et  9  août   1725. 


284  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

C'est  en  partie  à  M.  Elisée  Choquet,  le  savant  historiographe  de 
Laprairie,  que  je  dois  d'avoir  pu  identifier  exactement  où  se  trouvait  l'em- 
placement des  quelque  160  arpents  de  terre  que  posséda  Pierre  Lefèvre, 
à  la  Côte  Saint-Lambert,  de  Laprairie,  depuis  1675  à  tout  le  moins  jus- 
qu'à sa  mort  en  1694. 

Au  surplus,  il  avait  un  emplacement  dans  le  fort  de  Laprairie,  rue 
Saint-Ignace,  emplacement  voisin,  aujourd'hui,  de  la  cour  du  collège. 

C'est  au  moment  où  je  croyais  avoir  le  moins  de  documents  sur  le 
colon  que  je  découvris  un  jour,  assez  fortuitement,  aux  Archives,  les 
pièces  de  ce  que  j'appellerais,  aujourd'hui,  le  plus  gros  procès  en  diffama- 
tion du  siècle  et  où  Pierre  Lefèvre  fut  le  principal  témoin.  Il  s'agit  de  la 
poursuite8  intentée,  en  1680,  par  son  beau-frère  Nicolas  Gagné,  le  bou- 
langer de  Ville-Marie,  au  marguillier  du  temps,  Jean  Leduc,  qui,  au  sor- 
tir de  la  grand-messe,  lui  avait  dit,  devant  plusieurs  témoins,  qu'il  le 
savait  sur  le  <c  papier  rouge  »,  au  greffe,  pour  avoir  volé  son  beau-frère, 
Pierre  Lefèvre,  du  temps  qu'il  était  à  Laprairie. 

Je  raconterai  ailleurs  ce  procès,  peut-être  moins  pour  son  intérêt 
intrinsèque,  que  pour  montrer  la  procédure  du  temps,  quasi  identique  à 
celle  d'aujourd'hui,  avec  dépositions  ad  verbatim  —  on  dirait  aujour- 
d'hui sténographiées  —  et  le  soin  apporté  à  l'enquête  avant  l'instruction. 

Ce  que  m'a  valu  cette  pièce  majeure,  aux  fins  qui  nous  occupent  ici, 
c'est  la  déposition  de  Pierre  Lefèvre,  où  il  révèle  son  caractère,  si  bon- 
homme, si  soucieux  de  se  montrer  équitable  et,  je  dirais,  de  ne  pas  prendre 
parti.  Autre  trait  également  qui  y  perce,  c'est  que  dans  ce  procès  entre 
particuliers,  il  ne  décline  pas  de  percevoir  ses  droits  de  témoin. 

Mais  la  pièce  est  beaucoup  plus  importante  encore,  parce  que  c'est  la 
seule  qui  m'ait  permis,  à  l'aide  de  sa  déposition,  d'attester  son  âge,  dont 
il  n'est  question  avec  certitude  nulle  part  ailleurs.  En  son  témoignage 
d'avril  1680,  il  se  déclare  âgé  de  33  ans  8a.  Ce  qui  le  fait  naître  entre  mars 
1646  et  avril  1647. 

Pierre  Lefèvre  fut-il  sur  ses  terres  de  la  Côte  Saint-Lambert  de  La- 
prairie un  bon  défricheur?  8a   rien  ne  nous  le  dit. 

l^^s^t^T^TE,  Hteo*  des  Canals  fronçai*,  Montréal 
1882,  t.  i,  p.  71. 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  285 

En  1684,  mordu  lui  aussi  du  voyage  alors  classique  dans  les  Pays- 
d'En-Haut,  en  société  avec  ses  voisins,  Antoine  Caillé  et  Charles  Diel,  ils 
engagent  Jean  Le  Sueur  Calot  pour  les  conduire  à  Michilimakinac  9.  Il 
ne  dut  guère  en  revenir  plus  riche  10  et  il  ne  semble  pas  avoir  recommencé 
l'expérience. 

Cinq  ans  plus  tard,  1689,  a  lieu  l'affreux  massacre  de  Lachine  11 
L'année  d'après,  pendant  que  Québec  se  défend  contre  Phipps  en  sep- 
tembre 1690,  les  Iroquois  viennent  marauder  jusque  sous  le  nez  des  gar- 
nisons des  forts  de  l'île  et  des  environs.  Ses  concitoyens  et  voisins,  Jean 
Bareau,  Jean  Bourbon,  Jean  Duval  y  laissent  leur  vie.  Enfin,  en  août 
1691,  c'est  «  la  bataille  »  de  Laprairie,  livrée  par  Schuyler  12  et  où  les  ca- 
pitaines de  Saint-Cirque  et  Dosta,  le  lieutenant  Domergue  et  les  Montréa- 
lais Jean  Leber  du  Chesne,  Louis  Ducharme,  Pierre  Cabazié,  Pierre  Pin- 
guet  de  Montigny,  Nicolas  Barbier,  François  Cibardin  et  autres  périssent. 

Au  lendemain  du  massacre  de  Lachine,  Pierre  Lefèvre,  qui  a  été 

témoin  déjà  de  tant  de  coups  de  mains,  de  scalpes,  de  meurtres  sur  ses  voi- 
sins 18,  par  les  terribles  démons  des  Cinq-Cantons,  visiblement  prend 
peur,  et  il  se  fait  concéder  par  les  Sœurs  de  l'Hôpital  un  terrain  dans  le 
cœur  de  la  ville,  ici,  à  la  Côte  Saint-Lambert  (de  Montréal) ,  aujour- 
d'hui rue  Saint-Laurent,  côté  est,  entre  Saint-Jacques  et  Notre-Dame. 
Passa-t-il  une  couple  d'hivers  en  ville  avec  sa  famille  qui  grandissait? 
Deux  années  plus  tard,  il  cédait  ce  terrain  à  Etienne  Forestier  t4. 

Dans  sa  conférence  15  sur  la  fondation  de  la  maison  des  frères  Char- 
ron, Mme  Albertine  Ferland-Angers  nous  a  montré  que  Pierre  Lefèvre 
avait  eu,  en  1692,  le  contrat  de  fourniture  du  bois  de  charpente  pour 


9  V.  actes  de  Bénigne  Basset,  notaire,  les  21   et  23   septembre   1684: 
obligation  conjointe  pour  2616  livres  à  Hilaire  Bourgine*; 

cession  pour  240  livres  à  Antoine  Brunet-Bellehumeur,  d'une  gabare  ou 
pinasse  de  1  2  tonneaux  «  la  moitié,  par  lui  bastie  »,  et  l'autre,  acquise  de  Jean  Caillau 
le  Baron. 

10  V.  obligation  du  30  août  1688  à  Hilaire  Bourgine. 

11  [Jean-Jacques  LEFEBVRE],  Le  massacre  de  Lachine  du  5  août  1689,  dans  le 
Programme-Souvenir  de  la  Célébration  de  la  St-Jean-Baptiste...,  Montréal,  1939,  pp. 
23-26. 

12  V.  le  Dr  J.-C.  POISSANT,  Généalogie  de  la  famille  Poissant,  1684-1909, 
Montréal,   1909,  Préface,  pp.  24-27. 

«    ibid. 

1Am  Actes  B.  Basset,   25  octobre   1689;    14  août   1691. 

15  A  la  Société  historique  de  Montréal.  V.  acte  d'Antoine  Adhémar  du  27 
décembre    1692. 


286  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

cette  construction,  qui  est  encore  debout,  en  arrière  de  l'édifice  actuel  des 
douanes. 

Cette  même  année,  témoin  au  mariage  de  Toussaint  Raymond  et 
d'Ursule  Lemaître,  il  a  la  qualité  d'ancien  marguillier. 

En  1690,  il  avait  déjà  apporté  sa  pierre  à  l'érection  du  presbytère  de 
Laprairie  et  sa  cotisation  volontaire,  remarque  M.  Elisée  Choquet,  est  la 
plus  élevée  avec  celle  du  plus  riche  habitant  de  Laprairie,  le  sieur  Cailiau 
le  Baron. 

Le  20  juin  1693,  c'est  la  naissance  de  son  dernier  fils,  Gabriel,  qui  a 
pour  parrain  Gabriel  Testard  de  la  Forest,  décédé  à  Londres  en  1697,  le 
frère  aîné  de  ce  héros,  Jacques  Testard  de  Montigny,  mort  en  1737  «  cou- 
vert de  40  blessures  ». 

Le  4  avril  1694,  à  l'âge  de  48  ans  et  après  vingt  ans  de  mariage, 
Pierre  Lefèvre  s'éteignait  à  Laprairie.  Il  laissait  à  sa  femme,  pour  la 
deuxième  fois  veuve,  outre  les  deux  enfants  qu'il  avait  élevés  de  son  pre 
mier  mari,  Pierre  et  Mathieu  Sauton,  cinq  fils,  Joseph,  François,  Pierre, 
Laurent  et  Gabriel,  et  quatre  filles,  Marguerite,  Marie,  Anne  et  Suzanne. 
A  son  acte  de  sépulture,  le  témoin  est  «  son  ami  ;»  Etienne  Bisaillon.  En 
1695,  Mathieu  Faille,  au  mariage  de  qui  il  avait  été  témoin  en  1670,  était 
tué,  par  les  terribles  Iroquois,  avec  l'un  de  ses  fils  âgé  de  17  ans.  Trois 
ans  plus  tard  (1697) ,  son  ami,  Etienne  Bisaillon  était  aussi  massacré  par 
les  mêmes  Indiens. 

Relevons  les  noms  des  parrains  et  marraines  de  ses  enfants: 
Joseph  Tissot-Jansenay ,  l'homme  de  confiance  des  Jésuites  et,  plus  tard, 

fabricant  de  fausse  monnaie; 
son  beau-frère  Nicolas  Gagné,  avec  Jeanne  Roannes,    épouse    d'Etienne 

Bisaillon; 

Jean  Duval  et  Ursule  Lemaître; 

Antoine  Caillé  (son  voisin  et  son  ami  de  toujours) ,  celui  avec  lequel  il 
organisa,  plus  tard,  son  expédition  de  traite  des  fourrures; 

Jacques  Perrot,  dont  le  frère  Joseph,  fut  le  seigneur  de  Saint-François-de- 
l'Ile-d'Orléans,  et  la  nièce,  la  célèbre  Madeleine  de  Verchères; 

Claude  Caron,  le  père  de  Vital  Caron,  qui  devait  devenir  l'un  des  pre- 
miers capitaines  de  milice  de  Lachine; 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  287 

Jean  Chevalier  et  Suzanne  Beausang-Moquin; 

M.  Gabriel  Testard  de  La  Forest. 

Quant  aux  marraines,  elles  étaient  généralement  les  nièces  de  sa  femme, 

nées  Gagné. 

A  la  mort  de  Pierre  Lefèvre,  Marguerite  Gagné  dut  suffire  désor- 
mais à  la  tâche  familiale.  Des  cinq  fils  que  lui  laissait  son  mari  en  mou- 
rant, l'aîné,  Joseph,  avait,  à  ce  moment,  20  ans  et  le  dernier,  Gabriel, 
était  au  berceau. 

Les  deux  fils  qu'elle  avait  eus  de  son  premier  mari  (Sauton)  se  firent 
coureurs  des  bois  et  ne  laissèrent  guère  de  trace. 

Des  cinq  fils  de  Pierre  Lefèvre,  les  quatre  aînés,  Joseph,  François, 
Pierre  et  Laurent,  devaient  se  marier  et  trois,  Joseph,  Laurent  et  Gabriel, 
devenir,  à  l'exemple  paternel,  coureurs  des  bois.  De  leurs  quatre  filles, 
trois,  Marguerite,  Anne  et  Suzanne,  également,  contractèrent  mariage. 

Le  frère  de  Marguerite  Gagné,  Pierre,  devint,  lors  de  l'organisation 
des  milices,  le  premier  capitaine  de  la  Côte  connu  à  Laprairie.  Quant  à 
elle,  elle  fut  élue  sage-femme  et,  à  la  française  16,  elle  mit  au  monde  un 
grand  nombre  d'enfants,  avant  de  s'éteindre,  à  la  fin  de  son  règne,  comme 
aurait  dit  Samuel  Chapdelaine,  à  l'âge  de  67  ans,  le  7  juin  1720. 

La  bonne  aïeule,  Marguerite  Gagné,  devait  être  fortement  consti- 
tuée. Ses  onze  enfants  devinrent  tous  adultes  et  la  moyenne  d'âge  de  sept 
d'entre  eux,  dont  la  date  de  décès  est  connue,  a  été  de  54  ans. 

Des  trois  filles  de  Pierre  Lefèvre  et  de  Marguerite  Gagné,  qui  se  sont 
mariées,  notons  que  l'aînée,  Marguerite  épousa  en  1700  Pierre  Bourdeau, 
déjà  veuf  à  ce  moment  et  père  de  deux  fils,  le  fondateur,  dans  îâ  région 
de  Montréal,  de  la  nombreuse  famille  de  ce  nom;  que  certains  descen- 
dants de  la  seconde,  Anne,  mariée  vers  1705  à  Jean  Gervais,  partis  de  la 
province  à  l'époque  de  la  Révolution  américaine,  sont  aujourd'hui  fixés 
dans  les  États  limitrophes  du  Mississippi  et,  en  particulier,  dans  l'Ilîi- 
nois;  enfin,  que  la  descendance  de  la  troisième,  Suzanne,  mariée  à  Louis 
Bouchard,  se  retrouve  à  Saint-Constant  jusqu'au  milieu  du  XIXe  siècle; 
quant  à  la  dernière,  Marie,  la  dernière  mention  s'en  trouve  à  Laprairie  en 
1725. 

1(]  On  le  sait,  encore  aujourd'hui,  en  France,  ce  sont  les  sages -femmes,  et  non 
les  médecins,  qui  font  les  accouchements  dans  9  cas  sur  10  (V.  Larousse  Médical 
illustré,    1941,  p.    1080). 


288  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

De  leurs  cinq  fils,  dont  quatre  se  marièrent,  deux,  Joseph  et  Fran- 
çois, ont  une  descendance  en  ligne  masculine  suivie  jusqu'à  ce  jour.  Celle 
d'un  troisième  (Laurent),  s'arrête  en  1835  dans  l'Indiana. 

Liquidons  d'abord  ceux  qui  n'ont  pas  eu  de  descendance  en  ligne 
masculine. 

Le  capitaine  Pierre  Lefèvre  (II),  1685-1756. 

Le  sixième  des  enfants  de  Pierre  Lefèvre  et  de  Marguerite  Gagné, 
aussi  prénommé  Pierre,  né  à  Laprairie  en  1685,  y  épousa  en  janvier  1711, 
Marie-Louise  Brosseau,  de  qui  il  avait  déjà  une  fille  naturelle  17. 

Il  devint,  lui  aussi,  propriétaire  terrien,  et  comme  son  père,  entre- 
preneur en  construction.  Il  fut  longtemps,  au  moins  depuis  1735,  le 
second  capitaine  de  la  lre  compagnie  de  milice  de  Laprairie.  Il  laissa  plu- 
sieurs filles  et  deux  fils  dont  un  seul,  Jean-Marie,  eut  des  enfants,  qui  ne 
se  sont  apparemment  pas  continués  en  ligne  masculine.  Il  signait: 
P.  Febvte. 

Quant  à  ses  descendants  par  les  filles,  dont  l'une  épousa  François 
Bourassa,  le  bisaïeul  de  l'artiste  et  écrivain,  Napoléon  Bourassa,  1827- 
1916,  nommons,  par  exemple,  nos  contemporains,  l'ancien  maire  de 
Laprairie,  le  Dr  J.-M.  Longtin  et  le  lieutenant-colonel  Robert  Bourassa. 
Décédé  à  Laprairie  en  1756,  il  fut  inhumé  dans  l'église.  Sa  veuve  s'étei- 
gnit quelques  mois  avant  l'invasion  de  1760. 

Laurent  Lefèvre,  1690-1733? 

L'avant-dernier  des  enfants  de  Pierre  et  de  Marguerite,  Laurent, 
devait  tôt  s'engager  dans  la  voie  prise  un  moment  par  son  père.  En  1717, 
il  se  rend  à  Québec  chercher  femme,  Geneviève  Beaudin.  Depuis  lors,  on 
le  voit  constamment  engagé  dans  la  traite  des  fourrures,  bien  qu'il  garde 
domicile  à  Laprairie,  où  il  n'est  le  plus  souvent  que  de  passage  pour  le 
baptême  de  ses  enfants.  Il  mourut  entre  1730  et  1735  dans  les  Pays- 
d'En-Haut.  J'ai  suivi  sa  descendance,  en  ligne  masculine,  dans  l'Indiana, 
jusqu'au  début  du  siècle  dernier.  Elle  s'y  est  peut-être  continuée. 

17   TANGUAY,  op.  cit.,  V,    168- 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  289 

Quant  à  sa  descendance  par  les  filles,  elle  se  retrouve,  dans  l'im- 
portante famille  Fouché,  de  Châteauguay,  du  début  du  siècle  dernier  — 
son  petit-fils,  M.  Antoine  Fouché,  1741-1812,  est  mort  curé  de  Lache- 
naie,  en  1812,  —  et  dans  la  famille  Sentenne,  illustrée  en  cette  ville  par 
M.  Alfred  Sentenne,  prêtre  de  Saint-Sulpiee,  ancien  curé  de  Notre-Dame 
(1882-1894),  et  président  de  la  Commission  des  écoles  de  Montréal. 

Gabriel  Lefèvre,  1693-1748  ? 

Enfin,  le  dernier-né  de  Pierre  Lefèvre  et  de  Marguerite  Gagné,  Ga- 
briel, devait  se  faire  lui  aussi  coureur  des  bois  et  apparemment  devenir  le 
plus  riche  membre  de  la  famille.  Il  n'avait  pas  un  an  quand  il  perdit  son 
père  et  c'est  peut-être  pour  cela  qu'au  règlement  de  la  succession  de  ses 
père  et  mère,  en  1725,  il  met  sa  coquetterie  à  racheter  la  plus  grande  par- 
tie de  ce  qui  revenait  à  ses  frères  et  sœurs  18  et  à  se  payer  l'un  des  plus 
beaux  bancs  à  l'église  de  Laprairie.  La  dernière  trace  qu'on  en  ait,  est 
au  moment  où  il  signait,  en  1748,  de  Michilimackinac,  une  procuration 
à  sa  nièce  Louise  Lefèvre-Fouché. 

Il  semble  qu'il  ne  s'était  pas  marié.  Cet  adepte  de  saint  Paul  eut  plus 
d'un  imitateur  parmi  ses  arrière-neveux. 

Le  major  Joseph  Lefèvre,  1674-1742. 

Je  l'ai  déjà  noté,  deux  seulement  des  fils  de  Pierre  et  de  Marguerite 
firent  souche,  en  ligne  masculine,  ce  sont,  l'aîné,  Joseph,  et  le  cadet,  Fran- 
çois. 

Joseph  Lefèvre,  qui  avait  20  ans  au  moment  du  décès  de  son  père, 
très  probablement  né  à  Laprairie,  aurait  eu  pour  parrain,  le  sieur  Joseph 
Tissot-Jansenay,  et  la  seule  trace  que  nous  en  trouvons  est  la  récusation 
de  ce  témoin,  au  procès  précité  de  Nicolas  Gagné  19,  en  1680,  en  sa  qua- 
lité de  compère  du  sieur  Lefèvre. 

En  1703,  Joseph  épousait  Marie  Testard,  fille  de  Charles  Testard 
de  Folleville  et  d'Anne  Lamarque.    Celle-ci  subit,  vers   1686,  un  long 

18  Actes  de  G.  Barette,  notaire,   23  juillet,   9  août    [1725],    Archives  judiciaires 
de  Montréal. 

19  Archives  judiciaires  de  Montréal. 


290  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

procès  de  mœurs  20  à  l'instigation  du  curé  de  Notre-Dame,  et  semble  avoir 
eu  une  fin  ignominieuse  (on  ne  lui  trouve  pas  d'acte  de  sépulture) . 

Joseph  Lefèvre,  maître  forgeron  à  Laprairie,  tâta  lui  aussi  de  l'aven- 
ture des  Pays-d'en-Haut,  au  moment  où  le  commerce  des  fourrures  bat- 
tait son  plein,  vers  1717.  Mais  pas  plus  que  son  père,  trente  ans  aupa- 
ravant, il  ne  semble  en  avoir  rapporté  fortune.  Il  mit  du  temps  à  rem- 
bourser ses  commanditaires.  Major  de  milice  de  Laprairie  et  des  lieux 
circonvoisins,  dès  1738,  il  s'éteignit  en  1742.  Il  orthographiait  son  pa- 
tronyme: Lefeivre.  Il  laissa,  entre  autres,  trois  fils,  dont 

l'aîné,  François  (1703-1767?),  avait  reçu  une  bonne  instruction 
et  devint  l'un  des  plus  importants  marchands  de  la  rive  sud  à  la  fin  du 
régime  français; 

le  deuxième,  Louis,  aujourd'hui  sans  descendance  masculine,  fut 
l'un  des  donateurs  (1744)  du  terrain  de  l'église  de  Saint-Constant  20a: 

quant  au  dernier,  Joseph,  né  à  Montréal  en  1717,  il  avait  eu  pour 
parrain  Claude  Barolet,  le  secrétaire  du  marquis  de  Vaudreuil  et  pour 
marraine,  la  cousine  de  sa  mère,  Anne  La  Marque,  veuve  Nolan  21,  épouse 
du  découvreur  Alphonse  de  Tonty.  Aussi  établi  à  Saint-Constant,  dont 
il  fut  l'un  des  premiers  colons  et  où  il  est  décédé  en  1761,  c'est  de  lui  que 
descendent  les  familles  Lefèvre,  de  Saint-Constant  et  de  Saint-Remi,  et  en 
particulier  les  Lefèvre-Rigoehe. 

La  seule  des  filles  du  major  Joseph  Lefèvre  qui  devint  adulte,  Char- 
lotte, 1708-1790,  épousa  en  1730,  François  Leber,  fils  du  capitaine 
François  Leber.  Devenu  à  son  tour  capitaine,  puis  premier  capitaine  des 
milices  de  Laprairie,  son  propre  fils,  François  Leber,  marié  en  1756  à 
Angélique  Bourdeau,  et  son  petit-fils,  Louis,  marié  en  1790  à  Madeleine 
Page  eurent  la  même  qualité  et  c'est  un  des  rares  exemples  du  genre,  d'hé- 
rédité des  charges,  si  l'on  peut  dire,  pendant  quatre  générations,  dans 
l'histoire  des  paroisses  de  la  rive  sud. 


20  Archives  judiciaires  de  Montréal. 

20a  V.  Saint-Constant,  Saint-Philippe  de  Laprairie,  les  Editions  de  l'Eclair,  Hull, 
P.  Q.,   1947,  41  pp. 

21  Sa    fille,    Louise,    épousa    François    Mesières    de    l'Epervanche    «  commandant 
pour  le  Roy  à  Laprairie»  lors  de  son  décès  en  1750. 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  291 

François  Lefèvre  II,  1679-1725. 

Le  fils  cadet  de  Pierre  Lefèvre  et  de  Marguerite  Gagné,  François,  qui 
devait  également  continuer  la  lignée  et  avoir  la  plus  nombreuse  descen- 
dance recensée  dans  la  présente  compilation,  se  fixa  à  la  Côte  Sainte  - 
Catherine  avec  ses  cousins,  les  Gagné,  qui  possédaient  la  plus  grande  par- 
tie des  terres  de  l'endroit.  Il  avait  sa  propriété  vis-à-vis  l'ancien  quai  de 
la  traverse  de  La  Tortue  et,  en  1716  22,  il  fut  le  premier  concessionnaire 
de  la  petite  île  à  Boquet. 

Marié  deux  fois,  il  n'eut  d'enfants  devenus  adultes  que  de  sa  deuxiè- 
me femme,  Louise  Vandandaigue:  une  fille,  Louise,  et  un  fils,  Louis. 

François  Lefèvre  II  mourut,  comme  son  père,  dans  la  quarantaine. 
Son  fils  Louis,  1720-1805,  fut  le  premier  à  se  fixer  en  1741,  à  la  Côte 
Saint-Joseph  de  Saint-Philippe  et  Pascal  Poirier  23  l'a  écrit  déjà,  avec  une 
pointe  de  rhétorique,  ses  descendants  y  sont  aussi  innombrables  que  les 
sables  de  la  mer.  La  terre  que  Louis  Lefèvre  y  acquit  dès  lors  a  été  occu- 
pée depuis  sans  discontinuité  par  des  descendants  de  son  nom  24. 

UN  PEU  DE  STATISTIQUES  DÉMOGRAPHIQUES. 

Pour  fins  de  statistiques,  la  division  est  fixée  arbitrairement  par  géné- 
ration de  30  ans,  de  façon  à  coïncider  avec  la  date  du  mariage  du  colon  à 
venir  jusqu'à  1945.  Mais  à  partir  de  la  fin  du  XVIIIe  siècle,  les  périodes 
ne  correspondent  pas  nécessairement  à  l'état  des  générations. 

Au  moment  de  la  Cession  de  1763  —  en  ligne  masculine  toujours, 
car  il  est  convenu  dans  un  travail  comme  celui-ci  de  ne  pas  suivre  les 
femmes  au-delà  de  leur  mariage  et  de  leur  décès  —  à  la  troisième  généra- 
tion, qui  était  déjà  en  terre,  ou  sur  le  point  d'y  retourner,  il  n'y  avait  eu 
encore  que  15  descendants  de  Pierre  Lefèvre  et  de  Marguerite  Gagné  à 
avoir  contracté  mariage,  soit  5  à  la  deuxième,  et  10  à  la  troisième.  La 
moyenne  des  naissances,  à  .la  deuxième,  avait  été  de  6,8  et,  à  la  troisième, 
de  6,1. 

Chose  étonnante,  les   10  Lefèvre  de  la  troisième  génération,   déjà 

22  Devant  Lepailleur. 

23  Le  P.  Lefebvre  et  L'Acadie,  Montréal,    1898. 

24  Propriété,  en   1945,  de  Mme  veuve  Ulric  Lefèvre,  née  Alexandrine  Dupuis. 


292  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

mariés  au  moment  de  la  Cession,  n'eurent,  à  la  génération  suivante,  que 
9  de  leurs  descendants,  en  ligne  masculine,  à  contracter  mariage  —  je  ne 
puis  parler  naturellement  que  de  ceux  qui  ont  été  recensés.  Cela  nous 
mène  donc,  à  1794,  fin  du  XVIIIe  siècle,  et  cent  ans  après  la  mort  du 
colon,  avec  seulement  24  de  ses  descendants,  mariés.  Ce  qui  peut  expli- 
quer partiellement  que  des  huit  générations  de  ses  descendants  recensés  ici, 
je  n'ai  trouvé,  à  ce  jour,  1945,  qu'un  total  de  411  mariages,  en  ligne 
masculine. 

Les  9  représentants  de  la  famille  qui  se  marièrent  au  lendemain  de 
la  Cession  eurent  à  eux  seuls  94  enfants,  soit  une  moyenne  de  10,4  en- 
fants par  famille,  et  c'est  la  moyenne  la  plus  élevée  de  toute  l'histoire  de 
la  famille. 

La  période  1794-1824,  qui  compte  28  mariages  et  234  naissances, 
enregistre  déjà  un  déclin  de  quelque  deux  enfants  par  famille  et  s'établit 
à  une  moyenne  de  8,3  naissances  par  ménage. 

A  partir  de  1825,  le  déclin  est  continu.  D'abord  de  7  pendant  la 
génération  suivante,  1824-1854,  la  moyenne  tombe  à  5,3,  de  1854  à 
1884.  Pour  la  période  1884-1910,  cette  moyenne  s'établit  à  4,6,  pour 
finir,  avec  la  génération  qui  vient  de  se  terminer,  1910-1945,  à  2,8.  Mais 
ici  les  chiffres  sont  donnés  sous  réserve  de  rectification,  car  il  est  évident, 
par  suite  de  la  grande  dispersion  moderne,  que  je  n'ai  pu  recenser  tous  les 
enfants  nés  des  couples  qui  ont  alors  contracté  mariage. 

Dans  le  grand  total  des  411  mariages  et  2.080  naissances  consi- 
gnés, la  moyenne  des  naissances,  par  ménage,  s'établir  à  5,06. 

Dans  ce  relevé,  196  naissances  eurent  lieu  à  Laprairie,  560,  à  Saint- 
Philippe,  317,  à  Saint-Constant  et  907,  en  lieux  divers,  principalement 
dans  les  paroisses  du  comté  de  Napierville,  depuis  1900,  à  Montréal  et, 
pour  le  reste,  j'ajouterai  aux  quatre  coins  du  continent. 

Quant  aux  décès,  moins  de  la  moitié  ont  été  trouvés  25. 

Il  est  évident  que  la  famille  dont  j'ai  retracé  brièvement  la 
carrière  du  colon  et  de  ses  descendants  les  plus  immédiats,  n'est 
pas  l'une  des  plus  nombreuses  qui  se  puissent  rencontrer,  soit  à  Laprairie, 
soit  dans  la  province.  Mais  avant  d'arriver  à  des  conclusions,  re- 
cherchons encore  d'autres  traits  généraux  qui  s'inféreront  d'eux-mêmes  de 

25   Compilation  de  Mlle  Françoise  Savard. 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  293 

la  biographie  de  quelques  types  plus  intéressants,  soit  par  leur  carrière  ou 
par  celle  de  leurs  proches  alliés. 

Une  chose  m'a  toujours  singulièrement  frappé  au  cours  de  mes 
investigations  aux  Archives  de  Montréal,  c'est  combien  tardif  a  été  le 
défrichement  des  terres  dont  on  trouve  tant  d'actes  de  concession  tout  le 
long  du  régime  français.  A  l'examen  des  concessions  ou  échanges  de  ces 
propriétés,  on  peut  presque  poser  en  thèse  que  pour  la  période  qui  va  jus- 
qu'à la  Révolution  américaine,  il  n'y  a  pas  plus  que  le  tiers  de  ces  terres 
de  défrichées,  du  moins  dans  la  région  au  sud  de  Montréal. 

Mais  c'est  de  l'arrivée  des  commerçants  yankees  au  pays  qui 
s'emparèrent  peu  à  peu  des  avenues  du  commerce  des  fourrures,  la 
densité  de  la  population  augmentant  et  le  malaise  économique  qui  suivit 
les  événements  de  1775-1780  y  contribuant  pour  beaucoup,  que  date  le 
véritable  effort  de  la  colonisation  en  notre  province.  Illustrons  une  page 
de  cette  période  par  une  biographie. 

Le  capitaine  Pierre  Lefèvre,  1746-1822. 

Arrière-petit-fils  du  colon  et  fils  de  l'un  des  premiers  habitants  de 
Saint-Philippe,  Pierre  Lefèvre  (fils  de  Louis  et  d'Agnès  Pinsonneau)  na- 
quit en  1746,  là  même  où  son  père  s'était  fixé  cinq  ans  auparavant,  à  la 
Côte  Saint-Joseph  (Saint-Philippe  de  Laprairie) ,  où  ses  descendants  se 
trouvent  encore. 

En  1761,  devant  Pierre  Panet,  notaire  de  Montréal,  il  recevait  des 
seigneurs  jésuites  une  concession  de  terre  à  la  Côte  Saint-Pierre,  seigneurie 
du  Sault-Saint-Louis.  A  la  faveur  de  l'arrivée  des  nouveaux  gouver- 
nants, les  Indiens  du  Sault  contestent  la  validité  des  titres  de  la  seigneurie 
des  Jésuites,  obtiennent  du  gouverneur  Gage  une  suspension  de  la  con- 
cession de  Lefèvre,  et,  au  dire  du  P.  Devine,  historien  de  Caughnawaga, 
cette  contestation  n'était  pas  encore  réglée  à  la  fin  du  siècle,  avec  la  mort 
du  dernier  Jésuite.     On  sait  que  leurs  biens  passèrent  alors  à  la  Couronne. 

Dix  ans  plus  tard,  en  1771,  Pierre  Lefèvre  épousait  une  veuve, 
Marie-Josephte  Dupuis,  de  quelque  sept  ans  son  aînée  et  qui  avait  déjà  de 
son  premier  mari,  Pierre  Pinsonneau,  un  fils,  qui  fut  l'aïeul  d'Alfred 
Pinsonneault,  1829-1897,  le  premier  député  de  Laprairie  sous  la  Confé- 


294  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

dération.  De  ce  premier  mariage,  Pierre  Lefèvre  eut  un  fils  unique,  pré- 
nommé comme  lui  26,  et  qui  est  le  bisaïeul  paternel,  entre  autres,  de  notre 
eminent  contemporain,  Mgr  Philippe  Perrier,  1870-1947'. 

Survient  une  nouvelle  invasion  par  l'ennemi  traditionnel  —  à  l'épo- 
que —  d'outre-45e.  Carleton  organise  en  hâte  une  nouvelle  milice  et  la 
commission  de  capitaine  pour  la  compagnie  de  Saint-Philippe  va  à  son 
beau-frère,  Louis-Albert  Dupuis  1731-1805,  et  Pierre  Lefèvre  en  est  le 
lieutenant.  Sur  les  entrefaites,  sa  femme  meurt,  177'6,  et,  à  l'inventaire  des 
biens  de  la  communauté  (devant  P.  Lalanne)  dressé  comme  la  loi  du 
temps  l'exige,  fait  rare  à  l'époque,  on  trouve  mention  d'une  somme  assez 
rondelette  en  pièces  d'or. 

Son  père  avait  laissé  quelques  milliers  de  livres  dans  la  faillite  du 
gouvernement  de  la  Nouvelle-France  en  1760.  Dans  le  conflit  présent  où 
l'anarchie  était  à  peu  près  complète  dans  la  province,  une  partie  de  la 
population,  surtout  dans  le  peuple,  étant  favorable  à  l'envahisseur,  et 
l'autre,  surtout  dans  les  classes  dirigeantes,  antipathique,  Pierre  Lefèvre, 
tout  officier  qu'il  fût  dans  les  forces  britanniques,  eut-il  à  subir  les  réqui- 
sitions des  envahisseurs  et  se  faisait-il  payer  en  espèces  d'or? 

Quelque  deux  ou  trois  ans  après  la  fin  des  hostilités,  du  moins  après 
le  départ  des  troupes  américaines,  il  convolait,  en  1779,  à  Saint-Philippe, 
avec  une  enfant  de  1 5  ans,  Amable  Sorel-Marly,  fille  du  maître  forgeron, 
Luc  Sorel-Marly,  de  Montréal,  et  dont  les  autres  filles  étaient  mariées  aux 
Lenoir-Rolland,  de  la  famille  bien  connue  des  tanneurs  de  Saint-Henri. 
Cette  nouvelle  épouse  devait  lui  donner  sept  filles  et  quatre  fils,  dont  l'aîné 
mourut  dans  la  vingtaine  et  les  trois  autres  devinrent  les  fondateurs  de 
quelques-unes  des  familles  les  plus  notables  des  comtés  de  Laprairie  et  de 
Napierville,  au  siècle  dernier. 

Ses  filles  firent,  de  même,  de  bonnes  alliances,  en  particulier,  les  deux 
aînées  27  mariées  aux  deux  frères,  gens  de  notre  nom,  descendants  à  la 
cinquième  ou  sixième  génération  au  Canada  de  Jean-Baptiste  Lefèvre 
marié  à  Montréal  en  1676  à  Cunégonde  Gervaise.  Et  depuis  cette  épo- 
que, les  alliances  ont  été  continues  entre  les  descendants  du  Normand 
Pierre  Lefèvre,  de  Rouen,  et  du  Picard,  Jean-Baptiste  Lefèvre,  d'Amiens. 

26  Pierre  Lefèvre  dit  Fevrette,    1774-1840,  marié  en   1798  à  Julie  Derome. 

27  Marie-Louise,  mariée  en  1797  à  Toussaint  Lefèvre,  capitaine  de  milice  en  1828; 
Marie- Amable,  mariée  en  1801  à  Geofïroi  Lefèvre,  le  bisaïeul  du  brigadier-géné- 
ral Hercule  Lefebvre,  i.e.,  l'attaché  commercial  du  Canada    (1946),  près  l'U.R.S.S. 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  295 

En  1805,  au  moment  où  lui  naît  sa  dernière  fille,  Adélaïde,  qui  de- 
vait épouser,  vingt  ans  plus  tard,  François  Barbeau  27a  (devenu  le  premier 
maire  de  Saint-Constant  en  1845),  son  vieux  père,  Louis,  l'un  des  pre- 
miers habitants  de  Saint-Philippe,  s'éteint  à  85  ans.  L'année  suivante, 
son  beau-frère,  le  premier  capitaine,  Louis-Albert  Dupuis,  meurt  égale- 
ment et  Pierre  Lefèvre,  qui  est  déjà  commandant  de  sa  compagnie,  de- 
puis 1789,  prend  la  qualité  de  premier  capitaine  de  la  paroisse,  qu'il  gar- 
dera jusqu'à  sa  mise  à  la  retraite  en  1814. 

Mais  de  nouveau  les  proclamations  de  Québec  appellent  tous  les  mi- 
liciens sous  les  armes.  Et  pendant  que  les  Voltigeurs  de  Salaberry  établis- 
sent (août  1812),  leur  camp  à  Saint-Philippe,  les  cinq  compagnies  de 
Saint-Philippe,  sous  le  commandement  des  capitaines  Pierre  Lefèvre,  Jac- 
ques Robert,  Pierre  Hébert,  Etienne  Rivet,  François  Robert  et  Ambroise 
Sanguinet  28,  sont  mobilisées,  et  à  l'automne  de  1813,  font  le  guet  quel- 
que part  dans  la  plaine  de  Montréal  pendant  soixante  jours,  en  octobre 
et  novembre.  C'est  la  période  où  la  stratégie  de  Salaberry  parvient  à 
repousser  l'invasion  des  Yankees  dans  les  forêts  de  la  rivière  Châteauguay 
et  dont  nos  écrivains  et  historiens  ont  tiré  depuis  un  si  grand  parti. 

Le  rôle  des  miliciens  commandés  par  les  officiers  de  Saint-Philippe 
est  fidèlement  conservé  aux  Archives  du  Canada,  à  Ottawa.  Malgré  ses 
67  ans,  on  y  voit  le  capitaine  Pierre  Lefèvre  encore  à  la  tête  de  ses  mili- 
ciens 29.  Mis  à  sa  retraite  en  février  suivant,  Guillaume  Péladeau  lui  suc- 
cédait au  commandement  de  sa  compagnie. 

En  1815,  devant  Thomas  Bedouin,  notaire,  de  Montréal,  il  s'est 
délesté  de  ses  derniers  biens  en  «  se  donnant  »,  comme  on  disait  à  l'épo- 
que, à  son  fils  Luc. 

Le  dernier  acte  public  où  on  le  voit  apparaître,  c'est  au  printemps 
1822,  quand  il  va  conduire  en  terre  son  collègue  de  la  milice,  le  capitaine 
Joseph-Ignace  Hébert,  de  Laprairie.  Au  mois  d'août  suivant,  il  s'éteint 
lui-même  à  l'âge  de  75  ans,  et  on  remarque  à  son  inhumation  dans  l'église 
de  Saint-Philippe,  tous  ses  vieux  collègues  de  la  milice,  entre  autres, 
son  ami  de  toujours,  le  capitaine   (plus  tard  major)    Constant  Cartier, 

27a  Le  bisaïeul  de   notre   regretté  contemporain,   le  Dr   Antonio   Barbeau    (1901- 
1947). 

28  L.  H.  IRVING,    Officers  of  the  British  Forces    in    Canada    during    the    war  of 
1812-15,  Toronto,    1908,  pp.   191. 

29  V.  aux  Archives  publiques  du  Canada,  Ottawa,  le  rôle  des  miliciens  comman- 
dés par  le  capitaine  Pierre  Lefèvre.  Obligeance  de  M.  Gustave  Lanctot. 


296  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

1758-1848,  de  l'Acadie,  le  fils  de  l'ancien  seigneur  de  La  Salle,  René 
Cartier,  et  le  capitaine  Jacques  Robert,  qui  avait  été  commissionné  en 
même  temps  (1789),  et  qui  fut  le  père  du  patriote  Joseph  Robert,  exé- 
cuté en  1839. 

Cette  carrière  du  capitaine  Pierre  Lefèvre,  témoin  des  événements  les 
plus  remarquables  de  notre  passé,  comme  les  campagnes  de  Montcalm,  la 
Révolution  américaine,  la  guerre  de  1812,  est,  à  coup  sûr,  Tune  des  plus 
représentatives  de  toute  l'histoire  de  famille. 

les  lieutenants-colonels  louis-albert 
et  Pierre-Narcisse  Lefèvre. 

Son  fils,  Louis-Albert,  1788-1859,  marié  en  1810  à  Saint-Mathias, 
à  la  nièce  de  l'ancien  curé  Prévost,  de  Saint-Philippe,  fut  l'un  des  pre- 
miers habitants  de  Saint-Remi.  La  belle  maison  de  pierre  qu'il  érigea 
vers  1830  —  non  loin  du  monument  élevé  il  y  a  vingt  ans  à  sir  Joseph 
Dubuc  —  est  encore  debout.  Il  orthographiait  son  patronyme  Lefèvre.  Il 
devint  à  son  tour  capitaine  de  milice  en  1831,  et  lieutenant-colonel  du  8e 
bataillon  du  comté  de  Huntingdon  de  1846  à  1856.  En  1856,  le  com- 
mandement du  bataillon  passait  à  son  fils,  le  lieutenant-colonel  Pierre- 
Narcisse  Lefèvre,  1810-1885,  qui,  soit  dit  en  passant,  avait  été  condis- 
ciple ,1824-1832,  au  collège  de  Montréal,  du  futur  sir  Georges-Etienne 
Cartier.  Il  signait  comme  son  père. 

Ces  Lefèvre  de  Saint-Remi,  m'a  raconté  feu  Maximilien  Coupai, 
notaire,  leur  neveu,  menèrent  une  vie  fastueuse  pour  l'époque.  Grands 
propriétaires  terriens,  actionnaires  dans  les  premiers  vapeurs  qui  firent  le 
service  entre  Laprairie  et  Montréal,  administrateurs  pour  les  de  Roche- 
blave  et  le  curé  Chèvrefils,  de  Saint-Constant,  amateurs  de  chevaux  de 
race,  leur  hospitalité  et  leur  galanterie  étaient  proverbiales  dans  la  région. 

Ce  n'est  qu'après  avoir  lu  les  mémoires  du  bon  Philippe  Aubert  de 
Gaspé,  qui  raconte  quelque  part  n'avoir  jamais  osé,  en  son  enfance,  dis- 
cuter un  ordre  paternel,  qu'un  jour  je  questionnai  l'un  de  mes  grands- 
oncles  :3°,  lui-même  arrière-petit-fils  du  combattant  de  1813,  sur  certains 
traits  de  caractère  qui  me  paraissaient  propres  à  la  famille,  comme  l'extrê- 
me rigueur  apportée  à  la  conception  et  à  l'exécution  de  l'œuvre  ou  du  tra- 

30  M.  Jérémie  Lefebvre,   de  Saint-Philippe. 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  297 

vail  à  accomplir.  La  réponse  ne  se  fit  pas  attendre:  «  Il  en  a  été  toujours 
ainsi,  mon  garçon,  non  seulement  de  mémoire  d'homme,  mais  depuis 
quatre  générations.  »  Par  cette  simple  parole  du  grand-oncle,  je  retrou- 
vais la  source  d'une  tradition  remontant  à  deux  siècles. 

Joseph  Lefèvre  IV,  1753-1838,  de  Saint-Constant, 
et  le  capitaine  J.-B.  Lefèvre,    1782-1832. 

Pendant  la  même  période,  à  Saint-Constant,  le  contemporain  du 
capitaine  Pierre  Lefèvre,  le  petit-fils  du  major  Joseph  Lefèvre,  également 
prénommé  Joseph,  comme  ses  père  et  grand-père,  n'occupait  aucune  char- 
ge publique,  si  ce  n'est  celle  de  marguillier,  comme  il  sied  à  tous  nos  hon- 
nêtes paroissiens.  Défricheur,  il  trouvait  moyen  de  se  marier  deux  fois  et 
d'avoir  de  ses  deux  mariages  vingt-cinq  enfants.  Sa  deuxième  femme, 
née  Girardin,  était  la  cousine  de  Clotilde  Girardin,  l'épouse,  d'abord,  de 
J.-B.  Raymond,  le  riche  marchand  de  La  Tortue,  député  de  Laprairie  de 
1800  à  1808,  puis  d'Edme  Henry,  le  fondateur  d'Henryville.  L'un  de  ses 
fils,  Jean-Baptiste,  (marié  en  1805  à  Marie  Lanctot) ,  nommé  capitaine 
de  milice  en  1830,  mourut  pendant  l'épidémie  de  1832. 

Mais  du  foyer  modeste  de  ce  défricheur  devait  proliférer  une  descen- 
dance très  nombreuse,  qui  se  retrouve  surtout  à  Saint-Constant  et  à  Saint- 
Remi  et  que  j'ai  pu  suivre  dans  le  nord  de  l'État  de  New- York  jusqu'à 
la  fin  du  siècle  dernier,  dans  les  États  du  Mississippi  et  l'Ouest  canadien 
et,  naturellement,  à  Montréal,  jusqu'à  ce  jour. 

DEUX   RICHARDS. 

Dans  la  plupart  des  cas  recensés  en  cette  compilation,  il  suffirait  sou- 
vent de  paraphraser,  pour  épitaphe,  le  mot  de  La  Rochefoucauld:  il  n'y 
a  que  trois  événements  pour  l'homme,  naître,  vivre  et  mourir.  Et  c'est 
bien  à  cela  que  se  résument  le  plus  souvent  les  études  généalogiques.  Les 
pages  d'un  livre  sont  formées  de  beaucoup  plus  de  minuscules  que  de 
majuscules.  Mais  selon  les  normes  de  notre  vie  sociale,  à  part  ces  favoris 
du  sort  que  sont  les  artistes  ou  les  soldats  heureux  portés  par  la  renom- 
mée aux  mille  bouches,  il  n'est  personne  que  la  société  n'entoure  de  plus  de 
considération,  de  respect  et,  il  faut  bien  le  dire,  le  plus  souvent,    d'envie, 


298  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

que  ceux  à  qui  sont  revenus  en  abondance  les  biens  de  ce  monde.  «  The 
happy  fewi»,  comme  disent  nos  compatriotes  de  l'autre  langue,  qui  s'y 
connaissent  bien. 

On  sait  la  description  désolée  faite  du  comté  de  Laprairie  par 
le  grand  géographe,  notre  contemporain,  M.  Raoul  Blanchard,  dans  sa 
Plaine  de  Montréal.  Quand,  après  avoir  parcouru  la  province  à  pied,  com- 
me il  le  dit,  il  arrive  à  ces  terres  plates,  dénudées  trop  souvent  de  végé- 
tation et  pas  même  ornées  d'une  architecture  quelque  peu  originale  qui  en 
animerait  la  monotonie,  Blanchard,  toujours  si  objectif,  ne  peut  répri- 
mer l'expression  de  son  ennui.  Mais  —  il  y  a  toujours  un  mais  —  cette 
terre  désolée,  si  peu  faite  pour  l'agrément  du  touriste  ou  du  voyageur,  là 
où  n'iront  jamais  s'installer  les  villégiateurs  des  villes  ou  les  retraités  de 
tout  genre,  renferme  un  sol  arable,  d'une  richesse  quasi  incomparable  en 
la  province  et  qui  contient  de  ces  terres  et  de  ces  fermes  qui  ne  manquent 
jamais  à  leur  homme  31. 

Les  descendants  de  Pierre  Lefèvre,  de  Rouen,  agriculteurs  pour  le 
plus  grand  nombre  depuis  deux  siècles,  s'y  connaissent  en  bonne  terre  et 
savent  choisir  les  endroits  où  poussent  les  ormes  et  les  chênes. 

Je  me  suis  souvent  demandé,  moi  qui  ai  mis  tant  de  temps  à  recons- 
tituer trait  par  trait  l'histoire  de  cette  famille,  comment  aux  siècles  pas- 
sés, avec  si  peu  de  moyens  à  leur  disposition,  en  regard  de  notre  génération 
qui  s'est  révélée  si  pauvre  au  lendemain  de  1930,  quoique  avec  tant  de 
richesses  autour,  comment,  dis-je,  certains  de  ces  défricheurs,  ou  de  sim- 
ples cultivateurs,  ont  trouvé  moyen  d'amasser  des  petites  fortunes,  qui 
feraient  souvent  l'envie,  aujourd'hui,  de  quelques-uns  des  bruyants  mem- 
bres de  nos  chambres  de  commerce,  anatomistes  des  crises  et  scrutateurs 
de  toutes  sortes  de  l'organisation  sociale. 

Cette  loi  a  été  formulée  depuis  longtemps  par  les  économistes  et  les 
sociologues,  l'élément  le  plus  précieux  de  l'actif  social,  c'est  encore  le  père 
de  famille  qui,  créateur  de  richesse,  par  son  énergie  et  son  travail,  parvient 
à  établir  convenablement  dans  le  monde  ses  enfants,  après  avoir  contri- 
buée lui-même  aux  services  sociaux  de  sa  communauté. 

31  II  y  a  deux  siècles,  déjà,  le  naturaliste  suédois,  Pierre  Kalm,  de  passage  en 
Nouvelle-France,  avait  entrevu  cette  richesse  (V.  Voyage.  .  .  en  Amérique,  Montréal, 
1880,  vol.  II,  pp.  38-41). 

Saint-Philippe  avait  vers  1935  la  coopérative  de  céréales  la  plus  productive  — 
proportions  gardées  —  de  la  province. 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  299 

LE  LIEUTENANT-COLONEL    LOUIS-ALBERT  LEFÈVRE. 

Ainsi  je  remarque  qu'au  lendemain  de  la  mort  du  lieutenant-colonel 
Louis- Albert  Lefèvre,  de  Saint-Remi,  en  1859,  sa  veuve,  Marie- Josephte 
Prévost,  distribuait  32  à  ses  deux  fils  ô3  et  à  sa  fille,  la  même  année,  après 
s'être  réservé  une  pension  viagère  de  3.000  livres  (disons,  aujourd'hui 
$3.000.),  tout  près  de  600  arpents  de  terre,  sans  compter  des  sommes 
considérables  en  espèces  et  chargeait  son  légataire  principal  du  soin  des 
quatre  ou  cinq  vieilles  servantes  qu'elle  avait  dans  sa  maison.  Heureux 
temps  ! 

Pierre  Lefèvre  -Zinette,  1821-1895. 

Quelque  douze  ans  plus  tard,  en  1872  34,  le  neveu  du  lieutenant- 
colonel  Lefèvre,  Pierre  Lefèvre  dit  Zinette,  de  Saint-Philippe,  cultivateur 
de  profession,  léguait  à  cinq  de  ses  fils,  1.000  arpents  de  terre.  Quinze 
autres  années  plus  tard,  en  février  1887  35,  lors  du  règlement  de  la  suc- 
cession indivise  de  sa  première  femme,  il  partageait  $134.000,  avec  sa 
fille  et  ses  huit  fils.  A  eux  seuls,  l'oncle  et  le  neveu,  Louis-Albert  et  Pierre 
Lefèvre,  qui,  à  l'instar  de  je  ne  sais  plus  lequel  de  leurs  contemporains, 
président  de  la  grande  république  d'outre  45e,  avaient  appris  à  écrire,  une 
fois  mariés,  avec  leur  femme  pour  institutrice,  signèrent  tellement  d'actes 
qu'ils  auraient  pu  faire  vivre  un  notaire  à  eux  seuls. 

On  le  sait,  la  première  prospérité  économique  en  notre  province 
coïncida  avec  la  mise  en  vigueur  du  traité  de  réciprocité  de  1854  et  les 
besoins  des  armées  du  Nord  pendant  la  guerre  de  Sécession  américaine  de 
1860-1865.  Une  fois  encore,  le  conflit  créa  une  sorte  d'euphorie  écono- 
mique, qui  dura  sept  ans  après  l'événement.  Mais  il  fut  suivi  d'une  pério- 
de de  marasme  qui  s'étendit  sur  pas  moins  d'un  quart  de  siècle. 

32  Greffe  de  P.  Benoit,  Palais  de  justice  de  Saint-Jean-sur-Richelieu. 

33  A  son  tour,  l'un  de  ceux-ci,  Louis-Chéri,  légua  par  son  testament  (M. 
Garant,  le  18  octobre  1892)  dix  mille  dollars  à  l'Œuvre  et  Fabrique  de  Saint-Remi,  et 
deux  mille  au  collège. 

34  Greffe  de  J.-L.  Coutlce,  Archives  judiciaires  de  Montréal. 

35  Greffe  de  A.-J.-A.  Roberge,  Archives  judiciaires  de  Montréal.  V.  aussi,  allocu- 
tion du  lieutenant-gouverneur  de  la  province,  l'hon.  E.-L.  Patenaude,  à  la  commémo- 
ration, à  Laprairie,  du  centenaire  du  premier  chemin  de  fer  canadien.  Le  Richelieu,  Saint- 
Jean,  P.  Q.,  ....  août  1936. 


300  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

LA  FAMILLE  LEFÈVRE 
ET  LES  ÉVÉNEMENTS  DE  1837-1838. 

Mais  auparavant,  un  événement  capital  s'était  passé  en  nos  régions, 
c'est  la  fameuse  insurrection  de  1837-38,  surtout  remarquable  dans 
Laprairie-Napierville,  par  les  événements  de  1838,  et  qui  valut  l'écha- 
faud  à  six  des  enfants  du  comté  —  une  bien  forte  proportin  des  douze 
victimes  —  l'exil  et  la  ruine  à  un  grand  nombre  d'autres. 

En  cette  lutte  fratricide  où  souvent  le  frère  dénonça  hélas!  son  pro- 
pre frère,  il  est  bien  difficile,  aujourd'hui,  de  prendre  parti. 

Ce  que  nous  savons,  c'est  que  pas  moins  de  sept  des  membres  de  la 
famille  Lefèvre  furent  arrêtés  et  incarcérés  à  l'automne  de  1838,  dont 
trois  des  fils  du  capitaine  Pierre  Lefèvre,  le  commandant  des  miliciens  de 
1813. 

D'autres  furent  impliqués  dans  les  troubles  et  ne  durent  souvent 
leur  salut  qu'aux  suppliques  ou  à  l'exil.  Au  lendemain  de  1840,  il  est 
fréquent  de  voir  des  mentions  dans  les  actes  de  naissance  où  le  père  est 
dit  absent  aux  États-Unis. 

On  le  sait,  le  comté  de  Laprairie  avait,  à  l'époque,  la  plus  forte 
densité  de  population  de  toutes  les  régions  rurales  de  la  province. 

Hubert  Lefèvre-Rigoche,  1817-1899. 

Une  figure  à  qui  il  faudra  dresser  une  page  un  jour,  est  le  sieur 
Hubert  Lefèvre  dit  Rigoche  —  ce  sobriquet  provenant  du  prénom  de  son 
grand-père,  Rigobert.  Presque  un  adolescent,  à  peine  majeur,  en  1837, 
il  fut  l'un  des  principaux  agents  des  insurgés  en  1838  dans  Laprairie  et, 
lorsque  je  donnai  ma  petite  étude  sur  le  capitaine  Joseph  Robert  36,  je 
l'aurais  bien  fait  pendre,  rétrospectivement  du  moins,  en  lieu  et  place  de 
ce  vieillard,  si  j'avais  su  alors  le  rôle  d'Hubert  Rigoche. 

Mais  plus  heureux  que  son  cousin  René  Hamelin,  les  deux  frères 
Ambroise  et  Charles  Sanguinet,  ses  voisins,  Joseph  Robert,  Rémi  Nar- 
bonne  et  Théophile  Decoigne,  il  sut  mettre  la  frontière  entre  lui  et  les 
sbires  de  Colborne.     A  son  retour  d'exil,  il  se  maria  et,  après  avoir  été 

36  La  Presse,  24  juin  1933. 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  301 

cultivateur  et  instituteur  à  La  Tortue,  pendant  près  de  trente  ans,  il  alla 
passer  les  dernières  années  de  sa  vie  à  Minneapolis,  où  il  mourut  avec  le 
siècle. 

LES  LEFÈVRE  ET  LA  VIE  MUNICIPALE. 

Mais  tout  passe,  même  les  rebellions,  même  les  guerres  et  même  les 
après-guerres.  En  1845,  la  province  reçoit  un  commencement  d'organi- 
sation municipale  et  le  premier  maire  à  être  élu  dans  Saint-Remi  est  le 
sieur  Basile  Lefèvre-Rigoche,  à  l'élection  que  préside  son  voisin,  le  capi- 
taine Louis-Albert  Lefèvre.  Le  fils  du  premier  maire  de  Saint-Remi  de- 
vait, plus  tard,  construire  la  cathédrale  érigée  à  Saint-Boniface  par  Mrr 
Taché. 

Trois  Lefèvre,  MM.  Wilfrid,  Zénophile  et  le  Dr  Arthur  Lefebvre. 
ont  été  maires  de  Saint-Philippe,  un  autre,  Médéric,  de  Laprairie,  J.-B. 
Lefebvre,  de  la  municipalité  rurale  de  Saint-Remi,  etc. 

D'autres  furent  présidents  de  nos  commissions  d'écoles. 

DEUX  PROVINCIAUX  DE  LEUR  ORDRE. 

Dans  le  même  temps,  l'organisation  de  l'Église  s'étend.  Le  deuxième 
évêque  de  Montréal,  Mgr  Bourget,  amène  de  France  des  ordres  religieux, 
qui  se  recrutent  principalement  dans  nos  paroisses  rurales. 

A  ma  connaissance,  la  famille  Lefèvre  n'a  donné  que  deux  de  ses 
enfants  à  l'Eglise.  Mais  ces  deux-là  se  sont  classés  tout  de  suite,  puis- 
qu'ils oint  été  respectivement  provinciaux  de  leur  ordre.  Ce  sont,  le  P. 
Camille  Lefebvre,  né  à  Saint-Philippe  en  1831,  clerc  de  Sainte-Croix,  pré- 
dicateur de  missions,  fondateur,  en  1864,  du  collège  de  Memramcook, 
N.-B.,  aujourd'hui  université  Saint-Joseph  et  à  qui  le  sénateur  Pascal 
Poirier  a  consacré  un  bel  ouvrage  biographique;  et  le  P.  Joseph  Lefebvre, 
né  à  Saint-Constant  en  1835,  décédé  à  Lowell  en  1912,  oblat,  et  trois 
fois  provincial  de  son  ordre,  orateur  sacré  remarquable,  fondateur  de 
missions  à  la  Baie  d'Hudson,  au  Texas  et  au  Mexique. 

Quatre  autres  membres  du  clergé  ont  eu,  à  ma  connaissance,  des 
mères,  nées  Lefèvre,  de    cette  famille-ci,  ce  sont:  MM.  Antoine  Fouché, 


302  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

mort  curé  de  Lachenaie  en  18 1 2,  et  nos  contemporains,  MRr  Philippe  Per- 
rier,  vicaire  général  de  Montréal,  le  P.  Honorius  Chabot,  oblat,  curé  au 
Cap-de-la-Madeleine  en  1931,  et  Mgr  Romain  Boulé,  l'actuel  curé  de 
Longueuil. 

A  mon  regret,  les  religieuses  n'ont  pas  encore  été  dénombrées. 

LES  PROFESSIONS  LIBÉRALES,  COMMERCIALES, 
ADMINISTRATIVES. 

Les  maisons  d'éducation  secondaire  les  plus  fréquentées  par  les  mem- 
bres de  la  famille,  sont  l'École  normale  de  la  rue  Sherbrooke  et  les  col- 
lèges de  Montréal,  de  l'Assomption,  de  Rigaud,  de  Sainte-Thérèse  et 
l'Université  d'Ottawa. 

La  famille  compte  son  notaire,  Alphonse,  frère  du  provincial  des 
Oblats,  mort  jeune,  dont  le  petit-fils,  Jean,  ingénieur  civil,  est  aujour- 
d'hui représentant  d'une  grande  société  commerciale  à  Bogota,  Co- 
lombie; plusieurs  médecins,  dont  nos  contemporains,  le  Dr  Arthur  Le- 
fèvre,  maire  de  Saint-Philippe,  et  le  Dr  Gabriel  Lefebvre,  de  la  rue  Saint- 
Denis;  son  avocat,  avec  Me  Paul  Lefebvre,  du  barreau  depuis  1932  ;  des 
ingénieurs  civils,  des  licenciés  des  Hautes  Études,  des  bachelières,  des  gar- 
des-malades, plusieurs  médecins  vétérinaires,  des  financiers,  de  grands  né- 
gociants, des  industriels  36a,  des  instituteurs,  et,  chose  étonnante,  pour  tant 
d'agriculteurs  et  de  propriétaires  terriens,  et  lauréats  du  Mérite  agricole  "7, 
aucun  agronome. 

LA  MILICE  ET  L'ARMÉE. 

La  distinction  la  plus  recherchée  est  encore,  selon  une  vieille  tradi- 
tion, la  gloire  des  champs  de  bataille.  Nous  retrouvons  des  Lefèvre,  de 
Saint-Remi,  combattant  dans  les  armées  du  Nord  pendant  la  guerre  de 
Sécession  américaine,  et  certains  y  laissèrent  leur  vie. 

Également,  quand  l'évêque  de  Montréal  lança  son  appel  pour  aller 
au  secours  du  Saint-Père,  assiégé  par  les  troupes  de  Garibaldi,  François- 

36a  V.    Biographies   canadiennes-françaises,   éd.    par   R.    Ouimet,    1922,    pp.    235, 
412,    1929,  p.   393,    1932,  p.   324. 

37   V.  Concours  de  Mérite  agricole,  Québec,   1940,  pp.  57,  84  et  144,  et  145. 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  303 

Xavier  Lefèvre,  marchand  à  Laprairie,  fut  l'un  des  premiers  à  s'enrôler 
au  bataillon  des  zouaves  38.  Il  continua  par  la  suite  sa  carrière  aventu- 
reuse et  alla  mourir  à  Vancouver,  après  avoir  été  l'un  des  chercheurs  d'or 
du  Yukon. 

La  guerre  de  1914-1918  a  vu  deux  des  nôtres  laisser  leur  vie  en 
Europe,  le  lieutenant  Henri  Lefèvre,  et  le  capitaine  René  Lefèvre  39,  tué  à 
la  tête  de  sa  compagnie,  à  Courcelette,  en  septembre  1916.  Le  docteur 
Gabriel  Lefebvre  a  servi  également  comme  officier  au  corps  médical  cana- 
dien, en  particulier  aux  hôpitaux  Laval  et  Joinville-le-Pont. 

Enfin,  en  cette  dernière  guerre,  1939-1945,  des  nôtres  ont 
pris  du  service  et  sans  qu'ils  soient  tous  recensés  encore,  consignons  à 
tout  le  moins  que  certains,  tombés  au  cours  de  la  campagne  des  Pays- 
Bas,  d'autres,  aux  Philippines,  ne  revinrent  pas. 

ÉMIGRATION  ET  DISPERSION. 

Un  fait  universel  et  qui  a  atteint  naturellement  la  famille,  a  été  la 
grande  dispersion  qui  a  suivi  les  événements  de  1914-1918.  Les  Lefèvre, 
qui  avaient  été  si  compacts,  en  particulier  à  Saint-Philippe-de-Laprairie 
—  en  l'année  de  ma  naissance  (1905),  sur  105  actes  inscrits  au  registre 
de  l'état  civil,  24  concernaient  la  famille  —  se  retrouvent  aujourd'hui 
intégrés  en  la  grande  ville  (Montréal) ,  dans  les  services,  le  commerce,  les 
professions  libérales,  ou  sont  partis  pour  les  États-Unis. 

Autre  fait  remarquable,  les  gens  de  la  rive  sud  émigrent  peu  vers  les 
régions  du  nord,  ou  même  de  l'Ouest  canadien,  où  s'en  trouve  pourtant 
un  noyau  à  Sedley,  Saskatchewan.  Le  courant  migratoire  se  dirige  plutôt 
vers  les  États-Unis. 

SURNOMS. 

Les  quelques  surnoms  de  la  famille  Lefèvre,  restés  plutôt  au  domai- 
ne familier,  et  qui  apparaissent  quelquefois  dans  les  actes  notariés  mais 
jamais  à  l'état  civil,  sont  ceux  de:  Lefèvre-Forest,  qui  ne  s'est  pas  con- 

38  V.  Bulletin  des  Recherches  historiques,  juin   1946. 

39  Son  père,  Médéric  Lefèvre,  1855-1904,  avait  été  l'un  des  premiers  officiers  du 
85e  bataillon,  devenu  le  régiment  de  Maisonneuve.  V.  B.  SULTE,  Histoire  de  la  Milice 
canadienne-française,   Montréal,    1897,   pp.    105-106. 


304  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

tinué,  Lefèvre-Josine,  Lefèvre-Fevrette,  Lefèvre-Bénac,  Lefèvre-Zinette, 
Lefèvre-Bramme,  Lefèvre-Rigoche,  Lefèvre-Bimbette,  Lefèvre-Chapeau. 
Le  surnom  de  Forest  n'a  été  accolé  qu'au  colon  de  Saint-Constant, 
qui  donna  le  terrain  de  l'église.  Lefèvre-Josine  remonte  au  pionnier,  pète 
des  25  enfants,  dont  il  est  question  plus  haut.  Lefèvre-Fevrette,  dont 
l'explication  est  facile,  provient  du  fils  issu  du  premier  mariage  du  capi- 
taine Lefèvre,  le  combattant  de  1813,  Pierre,  marié  à  Julie  Derome.  Le- 
fèvre-Bénac, date  de  Cyprien  Lefèvre,  autre  fils  du  capitaine  Lefèvre,  qui 
avait  eu  pour  parrain  Cyprien  Porlier-Bénac,  marchand  de  Saint-Philippe. 
Lefèvre-Zinette,  date  de  Luc  Lefèvre,  frère  des  précédents,  marié  à  Saint- 
Constant  en  1817,  à  Rebecca  Lanctot.  Il  bégayait  sûrement,  ou  plutôt 
zézayait,  caractère  qui  se  retrouve  jusqu'à  certains  de  mes  oncles  paternels. 
Lefèvre-Bramme  remonte  à  Abraham  Lefèvre,  marié  en  1836  à  Louise 
Vautrin.  Lefèvre-Rigoche  date  de  Rigobert  Lefèvre,  marié  en  1780,  à 
Boucherville,  à  Elizabeth  Santon,  nom  canadianisé  en  Sentenne.  Eliza- 
beth Sentenne  était  la  fille  de  John  Santon,  un  sergent  du  Royal  améri- 
cain. Enfin,  les  Lefèvre-Bimbette,  dateraient,  mais  je  n'en  suis  pas  sûr, 
d'Athanase  Lefèvre,  marié  en  1818  à  Josephte  Bruneau.  Les  Lefèvre- 
Chapeau  se  retrouvent  à  Vincennes,  Indiana. 

PRINCIPALES  ALLIANCES. 

J'énumère  les  noms  que  j'ai  rencontrés  le  plus  fréquemment  parmi 
les  alliances,  dans  les  quelque  600  mariages  recensés.  Tous  les  noms  que 
je  vais  citer,  comptent  au  moins  cinq  alliances  avec  les  Lefèvre,  de  Laprai- 
rie:  Barbeau,  Beaudin,  Bourdeau,  Boire,  Boyer,  Brossard,  Brosseau,  Bru- 
neau, Caillé,  Cardinal,  Coupai,  Daigneau,  Demers,  Deneau,  Dupuis, 
Gagné,  Gagnon,  Hébert,  Lamarre,  Lanctot,  Lécuyer,  Lefèvre,  Lériger, 
Létourneau,  Longtin,  Lussier,  Marcil,  Martin,  Moquin,  Perras,  Perrier, 
Poissant,  Poupart,  Prévost  ou  Provost,  Rémillard,  Robert,  Roy,  Sainte- 
Marie,  Surprenant,  Tremblay. 


EN  MARGE  DE  TROIS  SIÈCLES  D'HISTOIRE  DOMESTIQUE  305 


CONCLUSION. 

Pour  ma  part,  et  ce  sera  ma  conclusion,  je  déplorerai  toujours  que 
dans  le  demi-siècle  qui  a  précédé  1914,  les  autorités  de  l'éducation  dans  la 
province  n'aient  pas  prévu  l'expansion  technique  qui  a  caractérisé  notre 
âge  et  le  continent  entier.  Si  l'on  regrette  souvent,  et,  à  mon  avis,  de  façon 
bien  stérile,  la  prétendue  désertion  des  campagnes,  c'est  que  l'on  ne  va 
pas  aux  causes  véritables,  qui  ont  été  un  manque  d'instruction  supérieure 
ou  même  intermédiaire,  donnée  sur  place  et,  par  instruction  supérieure, 
je  n'entends  pas  seulement  la  formation  classique  par  les  langues. 

Y  aurait-il  eu  dès  lors,  dans  chacun  de  nos  comtés,  une  ou  des  écoles 
supérieures,  que  la  face  de  la  province  en  eût  été  changée.  Heureusement, 
l'effort  éducationnel  de  la  province,  depuis  quelque  trente  ans,  peut  se 
comparer  avantageusement  avec  celui  des  États  les  plus  avancés  de  la 
grande  république  voisine.  Les  historiographes  de  nos  familles  de  l'an 
2050,  partant  des  travaux  de  déblaiement  faits  par  la  Société  généalogi- 
que ou  par  les  courageux  auteurs  de  monographies  familiales,  que  pré- 
pare la  piété  filiale,  trouveront  peut-être  dans  les  revisions  qu'ils  prépa- 
reront alors,  l'artiste,  le  penseur,  le  savant  ou  l'administrateur  de  génie 
qui,  par  leur  lustre,  non  seulement  font  méditer  ceux  de  leur  sang  et  leurs 
contemporains,  mais  encore  constituent  les  plus  beaux  exemples  qu'ali- 
gnent les  grandes  nations  dans  l'établissement  de  leur  panthéon  respectif. 

Jean-Jacques  LEFEBVRE 

Montréal,   décembre    1946. 


Katherine  Mansfield 


«  La  vie  ne  devient  jamais  une  habitude  pour  moi:  elle  est  tou- 
jours un  émerveillemnet.  »  Telle  était  l'attitude  de  Katherine  Mansfield 
en  face  du  monde.  Telle  semble  être  l'attitude  du  public  lettré  en  face 
de  l'œuvre  de  Katherine  Mansfield  qui  n'a  cessé  depuis  sa  mort,  survenue 
brusquement  en  1923,  d'intriguer  et  de  passionner  le  lecteur  par  sa 
lucidité,  sa  sincérité,  sa  sympathie  devant  l'existence.  Peu  d'écrivains, 
en  effet,  ont  atteint  une  telle  vitalité  depuis  qu'ils  sont  morts,  parce 
qu'on  découvre  à  chaque  publication  d'œuvres  posthumes,  et  à  mesure 
qu'on  peut  en  étudier  l'ensemble,  des  motifs  additionnels  de  les  aimer. 

Pourquoi  cet  intérêt  toujours  croissant  manifesté  envers  les  livres 
et  la  pensée  profonde  de  cette  romancière,  née  en  Nouvelle-Zélande, 
éduquée  en  Angleterre,  et  morte  en  France,  dans  sa  trente-cinquième 
année,  après  une  vie  d'angoisses  causées  par  la  maladie  et  le  doute? 
Qu'il  nous  suffise  de  remarquer,  pour  le  moment,  la  popularité  dont 
jouissent  dans  les  bibliothèques  ses  contes  et  ses  nouvelles,  son  journal, 
ses  lettres.  Quelques  écrivains  de  premier  plan  n'ont  pas  cru  déroger  en 
lui  consacrant  soit  des  préfaces,  soif  des  études  particulières,  et  parmi 
ces  éminents  personnages,  citons:  Gabriel  Marcel,  Louis  Gilet,  Edmond 
Jaloux,  Francis  Carco,  Jean-Louis  Vaudoyer,  André  Maurois  et  Edouard 
Henriot.  Une  poétesse  américaine,  Ruth  Manz,  a  fait  le  tour  du  monde 
pour  retrouver  les  traces  documentaires  et  biographiques  de  Katherine 
Mansfield  et  une  romancière  de  New-York,  Nelia  Gardner  White,  a 
choisi  comme  sujet  de  roman  la  vie  tourmentée  de  cette  jeune  femme, 
sous  le  titre  de  Daughter  of  Time  (MacMillan,   1942). 

*  Cet  essai  a  été  primé  par  la  Société  d'Etudes  et  de  Conférences  de  Montréal,  au 
printemps  de  1947. 


KATHERINE   MANSFIELD  307 

Toutes  ses  œuvres,  même  ses  poèmes,  ont  été  traduites  en  français 
et  lorsque  son  beau-frère,  le  docteur  J.  Macintosh  Bell,  passa  par  Pékin, 
il  fit  la  connaissance  d'un  philosophe  chinois  très  en  vue  qui  lui  annonça 
tout  naturellement  qu'il  avait  traduit  dans  sa  langue  plusieurs  contes 
de  Katherine  Mansfield. 

Ce  qu'elle  a  produit  n'est  pas  d'égale  valeur,  mais  le  temps  de  son 
souffle  justicier  a  chassé  l'ivraie  du  bon  grain  et  quelques-unes  de  ses 
courtes  nouvelles  placent  Katherine  Mansfield  sur  le  même  rang  que 
Maupassant  pour  les  Français  et  O.  Henry  pour  les  Américains.  Elles 
figurent  d'ailleurs  dans  la  plupart  des  anthologies  du  monde  comme 
des  modèles  du  genre.  Mentionnons  au  passage  La  Maison  de  Poupée. 
Des  œuvres,  comme  Pension  allemande  sont  de  simples  crayons  sur  la  vie 
matérialiste  de  la  bourgeoisie  germanique  avant  la  guerre  de  1914.  Mais 
au  cours  des  dix  ans  qui  ont  suivi  la  disparition  prématurée  de  l'auteur, 
la  publication  de  sa  correspondance  a  révélé  les  délicatesses  et  les  pertur- 
bations de  cette  âme  à  la  recherche  de  {îa  beauté,  en  quête  de  Dieu. 

Avant  sa  mort,  jeune  encore,  elle  sent  la  marche  de  la  grâce.  «  Plus 
j'étudie  la  religion  du  Christ,  dit-elle,  plus  elle  m'émerveille.  Le  seul 
héritage  que  nous  puissions  laisser,  c'est  notre  petit  grain  de  vérité  » 
(Revue  des  Deux  Mondes,   Elizabeth    Tasset-Nissole) . 

La  valeur  littéraire  de  l'œuvre  de  Katherine  Mansfield  la  situe  sur 
un  plan  élevé  dans  l'échelle  des  romanciers  et  conteurs  de  la  littérature 
anglaise  et  universelle.  Mais  nous  croyons  surtout  pouvoir  ajouter  à  la 
documentation  déjà  riche  sur  sa  biographie,  car  plusieurs  des  notes  que 
nous  utiliserons  ont  été  obtenues  grâce  à  l'amabilité  de  Mme  J.  Macintosh 
Bell,  d'Ottawa,  sœur  de  Katherine  Mansfield,  qui  a  bien  voulu  nous 
laisser  consulter  ses  archives  personnelles. 

Mme  Bell,  incidemment,  tout  comme  son  illustre  sœur,  parle  très 
bien  notre  langue,  et  elle  possède  sur  l'écrivain  de  nombreux  et  pieux 
souvenirs.  Nous  verrons  ainsi  comment  cette  frêle  créature  qui  n'est 
jamais  venue  en  Amérique  est  cependant  apparentée  au  Canada.  Elle 
l'était  déjà  doublement  par  la  culture,  puisque  lors  de  l'inauguration 
d'une  plaque  commemorative  dévoilée  à  Fontainebleau  (Avon)  où  elle 
est  morte,  l'ambassadeur  anglais  qui  assistait  à  la  cérémonie  à  titre 
officiel,   avec  Henry  Bordeaux,   de  l'Académie   française,   pouvait   dire: 


308  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

«  L'œuvre  de  Katherine  Mansfield  est  un  parfait  exemple   de  culture 
française  et  anglaise.  » 


À  examiner  sa  vie  et  son  oeuvre  un  fait  curieux  se  révèle,  bien 
qu'il  ne  semble  pas  avoir  frappé  jusqu'ici  ses  biographes  et  ses  critiques, 
et  c'est  l'antagonisme  perpétuel,  qui  se  mue  parfois  en  dualisme,  et  qui 
se  dispute  l'âme,  l'esprit,  le  talent  et  les  aspirations  de  Katherine  Mans- 
field. Bien  entendu,  il  n'existe  pas  en  elle  deux  personnes  distinctes, 
comme  le  docteur  Jeckil  et  monsieur  Hyde.  Le  problème  n'est  ni  si 
clair,  ni  les  lignes  de  démarcation  aussi  rigidement  tirées.  C'est  l'exis- 
tence chez  une  même  personne  de  deux  états  d'âme  mettant  en  conflit 
l'esprit  et  la  matière,  l'amour  de  son  pays  et  sa  passion  de  le  fuir,  et 
finalement,  le  combat  entre  le  doute,  presque  le  désespoir,  et  la  foi. 
L'âme  tirée  entre  deux  pôles,  le  corps  miné  par  une  maladie  contractée 
par  suite  de  ce  déchirement  peut-être,  la  petite  flamme  s'est  éteinte  après 
avoir  jeté  un  très  vif  éclat,  mais  sans  avoir  donné  la  plénitude  de  sa 
lumière.  Dégager  les  éléments  de  cette  lutte  nous  expliquera  mieux  la 
personnalité  de  l'écrivain,  la  richesse  de  son  oeuvre,  et  les  titres  toujours 
présents  qu'elle  possède  à  notre  admiration  et  à  notre  sympathie. 

L'ESPRIT  CONTRE  LA  CHAIR. 

Quel  rêve  pour  une  petite  «coloniale)),  c'est  le  terme  qu'elle  em- 
ploie, de  quitter  Wellington,  Nouvelle-Zélande,  et  de  se  trouver  à 
Londres,  où  la  vie  artistique  est  presque  aussi  active  qu'à  Paris.  Errer 
dans  les  rues  de  Londres  c'est  soulever  toute  une  poussière  de  souvenirs. 
Entrer  dans  l'abbaye  de  Westminster  c'est  pénétrer  dans  le  temple  de 
la  littérature,  de  la  peinture,  de  la  longue  histoire  de  gloire  de  l'Angle- 
terre, beaucoup  plus  que  dans  la  maison  de  Dieu.  À  l'époque  où  la 
petite  Beauchamp  y  fréquentait  Queen's  College,  c'était  l'heure  de  la 
grande  vogue  d'Oscar  Wilde  et  de  D.  H.  Lawrence,  et  la  remarque 
s'impose  que  ces  deux  auteurs,  enchanteurs  par  le  style,  comptent  quand 
même  parmi  les  plus  pernicieux  de  la  langue  anglaise.  Ce  sont  naturelle- 
ment ceux  qu'elle  lira  en  cachette.  L'emprise,  la  fascination  de  Londres, 


KATHERINE   MANSFIELD  309 

c'est-à-dire  la  culture,  est  si  forte  sur  elle  qu'elle  se  sentira  toujours 
dépaysée  dans  un  endroit  où  la  vie  intellectuelle  est  inexistante  ou  nulle. 
L'influence  de  l'entourage  aura  toujours  une  profonde  répercussion  sur 
elle. 

Cependant  elle  venait  d'un  rude  et  beau  pays  où  son  enfance  avait 
été  heureuse  et  choyée.  Celle  qui  devait  conquérir  la  renommée  dans  la 
littérature  anglo-saxonne  venait,  en  effet,  de  ce  lointain  dominion  où  là 
comme  ailleurs  la  lutte  pour  la  vie  est  âpre,  mais  où  les  résultats  maté- 
riels répondent  à  l'effort.  Elle  s'appelait,  dans  son  île  natale,  Kathleen 
Beauchamp,  que  l'on  prononce  comme  celui  du  chef  d'orchestre  bien 
connu  Beecham.  Quand  ses  ancêtres  français  avaient-ils  traversé  en 
Grande-Bretagne?  Avec  Guillaume  le  Conquérant?  Avec  les  huguenots 
de  redit  de  Nantes,  à  une  date  ultérieure?  Impossible  de  le  préciser. 
Mais  son  père  appartenait  à  ce  groupe  de  pionniers  qui,  à  l'exemple  de 
nos  pères,  quittaient  leur  pays  pour  gagner  leur  vie  dans  une  contrée 
encore  sauvage.  A  proximité  de  Karori,  où  la  romancière  est  née,  vivent 
encore  les  Maoris  que  l'enfant  put  connaître  toute  petite. 

Ses  souvenirs  d'enfance  et  de  son  pays  natal  remplirent  toute  sa 
vie,  et  elle  a  écrit  plus  tard:  «  Je  bénis  le  ciel  d'être  née  là-bas.  Un  jeune 
pays  est  un  véritable  héritage,  encore  qu'on  ne  s'en  aperçoive  pas  tout 
de  suite.  La  Nouvelle-Zélande  est  dans  la  moelle  de  mes  os.  » 

Les  influences  qu'on  reçoit  enfant  sont  souvent  impondérables. 
Ce  qui  lui  manquera  le  plus  quand  elle  atteindra  dix-huit  ans  —  la 
vie  de  l'esprit  dans  un  pays  à  ses  débuts  où  la  population  doit  d'abord 
songer  à  vivre:  quelle  ressemblance  avec  nos  débuts  à  nous  au  Canada! — 
n'est  guère  sensible  à  son  (âme  d'enfant.  Elle  écoute  les  histoires  mer- 
veilleuses et  pittoresques  d'un  vieux  cocher  irlandais,  Pat  Sheenan.  Elle 
prête  l'oreille  aux  récits  d'un  vieil  oncle  maternel  qui,  commissaire- 
priseur  par  métier,  possède  un  tel  talent  d'acteur,  et  une  telle  mémoire 
des  textes,  qu'un  jour  il  tient  en  haleine  pendant  soixante-quinze  minu- 
tes un  attroupement  sans  cesse  plus  nombreux  de  chalands  —  c'est  le 
but  qu'il  voulait  atteindre,  —  en  leur  récitant  le  long  poème  de  Childe- 
Harold  de  Byron. 

La  petite  Kathieen,  elle,  cueille  des  fleurs  et  prend  au  ruisseau  des 
poissons  de  couleur  qu'elle  dépose  dans  un  bocal  et  sa  plus  grande  peine 


310  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

est  de  les  voir  mourir.  Elle  est  accompagnée  partout  dans  son  imagina- 
tion «  des  frêles  enfants  du  rêve  »  et  elle  a  toujours  «  son  sac  plein 
d'espoirs  de  toutes  couleurs  ».  Elle  boit  l'air  natal  avec  l'amour  de  la 
nature.  Elle  éprouve  de  ces  lueurs  «  où  l'on  voit  le  monde  des  fées 
envahir  le  nôtre  ». 

Cette  impression  de  fraîcheur  restera  si  vive  chez  Katherine  Mans- 
field que  Francis  Carco  qui  l'a  beaucoup  fréquentée  plus  tard  a  écrit: 
«  J'éprouvais  auprès  d'elle  une  espèce  de  charme  que  je  portais  au  compte 
de  la  jeunesse  et  qui  venait  du  fond  d'elle-même,  de  la  source  qu'elle 
était.  Vraiment,  c'est  là  l'image  qu'elle  m'a  laissée,  une  source  claire, 
limpide  et  qui  fait  penser  au  vers  de  St-Amand: 

Petit  ruisseau  qui  cours  après  toy-même 

et  qui  reflète  pour  les  mieux  prolonger  toutes  les  heures  changeantes  du 
jour  et  de  la  nuit.  » 

A  l'école  primaire  encore  primitive,  elle  fréquentera  les  classes  avec 
les  filles  de  la  blanchisseuse  et  de  la  femme  de  peine,  et  cette  expé- 
rience non  plus  ne  sera  pas  perdue  pour  elle.  Dans  ses  nouvelles,  rien 
n'est  touchant  comme  la  finesse  avec  laquelle  elle  exprime  sa  sympathie 
pour  les  parias  et  pour  les  pauvres  qu'elle  aimait  parce  qu'ils  avaient 
besoin  encore  plus  que  les  autres  d'être  aimés. 

Au  couvent  de  Wellington  où  elle  entre  avec  ses  sœurs,  en  1898, 
une  nouvelle  compagne  l'y  attendait  qui  lui  donne  le  goût  des  lointains 
horizons.  C'était  une  petite  Canadienne,  Marion  Ruddick,  qui  devint 
son  amie  intime.  Elle  la  trouvait  si  bien  habillée,  avec  un  tailleur  bien 
coupé  et  d'élégants  souliers.  Elle  avait  une  allure  totalement  inconnue 
chez  les  autres  enfants  de  Wellington.  Elle  venait  d'un  pays  extra- 
ordinaire où  l'on  mange  du  sucre  d'érable,  où  l'on  se  promène  l'hiver 
dans  des  carioles  bordées  de  robes  en  fourrure  et  tirées  par  un  cheval 
dont  le  harnais  est  muni  de  clochettes  qui  tintinnabulent  et  l'on  passe, 
au  milieu  des  forêts,  parmi  les  sapins  qui  tous  ont  d'air  d'être  des  arbres 
de  Noël.  Les  questions  sur  le  Canada  se  multiplient  et  lient  davantage 
les  deux  écolières.  Mlle  Ruddick,  qui  demeure  encore  à  Ottawa,  était 
la  fille  de  notre  attaché  commercial  en  Nouvelle-Zélande. 

Katherine  Mansfield  écrira  en  retournant  vers  autrefois:  «  A  quel 
moment  commence-t-on  vraiment  un   voyage,   ou   une  amitié  ou   une 


KATHERINE   MANSFIELD  311 

aventure  amoureuse?  Ce  sont  ces  débuts  qui  sont  si  passionnants  et  si 
incompris  !  Il  vient  un  moment  où  nous  nous  apercevons  que  nous 
sommes  partis,  —  déjà!  » 

C'est  vers  ce  temps-là  que  le  père  Beauchamp,  dont  le  commerce 
bancaire  s'achemine  vers  la  prospérité,  décide  d'envoyer  trois  de  ses  filles 
parfaire  leur  éducation  en  Angleterre.  Ce  séjour  de  trois  ans  à  Londres 
marquera  réellement  le  point  de  bifurcation  dans  le  destin  de  la  fillette. 
C'est  à  partir  de  cette  époque  qu'elle  décide  de  devenir  une  artiste,  et 
pour  elle,  à  cause  des  influences  subies,  ce  terme  signifie  tout  d'abord: 
vivre  sa  vie,  en  d'autres  termes,  être  libre!  Elle  trouve  à  Londres  l'at- 
mosphère raffinée  dont  avait  besoin  son  âme.  Elle  en  restera  marquée 
toute  sa  vie  jusqu'à  ce  que  son  esprit  épuré  se  mette  en  quête  de  sa 
préoccupation  finale:  Dieu. 

Elle  retrouve  à  Londres  un  compagnon  d'enfance  devenu  musicien 
et  elle  prend  des  leçons  de  violoncelle.  Mais  elle  préfère  encore  ceux  qui 
expriment  des  pensées  et  des  idées,  au  lieu  des  sentiments,  et  elle  dévore 
ies  auteurs  qui  agissent  sur  l'opinion  des  cercles  cultivés  à  ce  début  de 
siècle:  Oscar  Wilde,  Tchécov,  Dostoïewski.  Son  talent  s'épanouit  et  se 
développe.  Elle  acquiert  le  réalisme  observateur,  l'objectivité,  l'absence 
de  commentaires,  qui  seront  plus  tard  l'une  de  ses  qualités  littéraires. 
Le  cynisme  aussi. 

Nous  voyons,  en  effet,  qu'elle  copie  de  sa  grande  écriture  les  pas- 
sages saillants  et  presque  toujours  dépravés  de  Wilde:  «  Aucune  influence 
n'est  immorale,  au  point  de  vue  scientifique.  L'âme  ne  peut  être  guérie 
que  par  les  sens,  de  même  que  les  sens  ne  peuvent  être  guéris  que  par 
l'âme.  »  Toute  cette  culture  rapidement  absorbée  par  la  jeune  Kate  nous 
indique  déjà  son  goût  pour  les  lettres,  l'exaltation  de  sa  belle  nature 
rêveuse  et  qui  cherche  le  beau.  Mais  elle  nous  révèle  aussi  le  danger  que 
constitue  pour  elle  la  manipulation  d'explosifs  évidemment  destinés  à 
des  mains  plus  expertes,  à  des  esprits  plus  mûris.  Bienfait  pour  son  art,  qui 
en  a  certainement  profité,  germe  nocif  pour  cette  âme  passionnée  et  délicate 
qui  commence  déjà  à  souffrir  des  chocs  de  l'existence.  Elle  eût  pu  avoir 
des  fréquentations  littéraires,  des  nourritures  spirituelles,  mieux  appro- 
priées, qui  lui  eussent  apporté  une  meilleure  formation  morale  sans  nuire 
à  sa  faculté  créatrice. 


312  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Elle  nous  laisse  l'impression  qu'elle  s'en  rendait  compte  parfois. 
Invitée  à  participer  à  une  discussion  sur  Shakespeare  elle  déclare:  «  Pour 
celui  qui,  dès  son  enfance,  a  des  aptitudes  littéraires,  la  seule  idée  d'être 
obligé  d'apprendre  du  Shakespeare  tue  la  faculté  qu'il  peut  avoir  d'ap- 
précier le  beau.  Les  plus  célèbres  passages  de  Shakespeare  ont  été  lus  et 
telus,  cités  bien  ou  mal  par  une  foule  de  maniaques,  de  commentateurs, 
à  tel  point  qu'ils  n'ont  aucun  sens.  Shakespeare  n'est  pas  pour  les 
enfants.  » 

C'est  cependant  dans  le  Grand  Will  qu'elle  prendra  une  maxime 
qu'elle  suivra  toute  sa  vie  et  qui  a  été  gravée  sur  sa  tombe  dans  la 
forêt  de  Fontainebleau:  «  Mais  je  vous  le  dis,  mylord  stupide,  que  c'est 
sur  cette  épine,  le  danger,  que  nous  cueillerons  cette  fleur,  la  sécurité.  » 

Se  détacher  de  Londres  lui  devient  dès  lors  impossible.  Son  retour 
à  Wellington  est  considéré  par  elle  comme  une  catastrophe.  De  cet 
instant  date  l'antagonisme  entre  la  vie  rêvée  et  la  vie  réelle.  Son  désir 
de  fuir  la  Nouvelle-Zélande  se  mue  en  véritable  obsession  qui  ne  ruinera 
pas  sa  carrière,  mais  qui  bouleversera  sa  santé  et  entraînera  une  série  de 
perturbations  physiques  et  morales  qui  l'achemineront  vers  la  mort. 
Elle  veut  tenter  l'expérience  des  doctrines  qu'elle  admire  et  qui  la  fasci- 
nent, elle  prête  l'oreille  à  la  voix  enchanteresse  de  Wilde  qui  fait  dire 
à  Dorian  Gray:  «  J'aime  avant  tout  les  gens  qui  sont  dénués  de  prin- 
cipes. » 

«  Je  vis  avec  mes  parents,  écrit-elle,  des  gens  qui  me  sont  éminem- 
ment chers,  mais  ce  ne  sont  pas  des  artistes.  Nous  n'appartenons  pas  au 
même  monde.  »  A  de  multiples  indices  on  remarque  l'influence  wildienne, 
bien  qu'elle  s'en  défende,  et  qui  relève  de  Freud.  Dans  sa  chambre  elle 
possède  une  copie  de  la  Vénus  de  Velasquez  et  six  petites  statues  repré- 
sentent des  nus.  Ses  premières  tentatives  dans  le  domaine  de  la  production 
littéraire  sont  de  courtes  nouvelles  qu'elle  adresse  au  directeur  du  New 
Zealand  Mail  qui  les  lui  renvoie  parce  qu'il  les  considère  trop  erotiques 
«  too  sexy  »,  disait-il.  Mais  il  trouve  qu'elle  a  tant  de  talent  qu'il  lui 
:onseille  de  les  envoyer  à  un  autre  périodique,  le  Native  Companion.  Le 
directeur  de  cette  feuille  Iles  accepte,  mais  il  se  refuse  à  croire  que  l'auteur 
n'a  que  dix-huit  ans.   Il  lui  en  donnerait  plutôt  trente  d'après  les  con- 


KATHERINE    MANSFIELD  313 

naissances  que  ses  nouvelles  révèlent.  Elle  n'avait  pu  résister  à 
l'envie  de  dire  dans  sa  lettre  d'envoi:  «  Je  suis  pauvre,  inconnue,  avec 
un  appétit  vorace  pour  tout,  —  et  des  principes  aussi  légers  que  ma 
prose.  » 

}«  J'ai  honte,  dit-elle,  de  la  jeunesse  néo-zélandaise.  Mais  que 
taire?  Il  faudra  d'abord  désencrouter  leur  cervelle  avant  qu'ils  com- 
mencent à  apprendre.  »  Où  trouver  des  gens  qui  puissent  parler  de 
Wilde  et  de  Rosetti,  de  Tolstoï,  de  Rodenbach,  de  d'Annunzio?  Ces 
gens-là  n'ont  pas  encore  appris  leur  alphabet.  Tous  ces  noms,  entre 
nous,  ne  sentent-ils  pas  leur  1900?  Et  l'attitude  de  Katherine  Mans- 
field n'est-elle  pas  celle  de  tant  de  jeunes  d'aujourd'hui  qui  demandent: 
u  Où  trouver  des  cœurs  sympathiques  pour  parler  de  Valéry,  de  Claudel 
et  de  Jean-Paul  Sartre?  » 

Son  père,  homme  de  bon  jugement,  redoutait  le  retour  à  Londres 
d'une  jeune  fille,  talentueuse  sans  doute,  mais  il  ne  voulait  pas,  en  même 
temps,  lui  rendre  la  vie  intolérable  en  la  retenant  malgré  elle.  Il  crut 
qu'un  voyage  la  distrairait  et  il  organisa  pour  elle  une  excursion  à 
l'intérieur  du  pays  maori.  Cette  expédition  dans  le  nord  de  son  île 
natale  ce  fut  aussi  un  voyage  en  elle-même.  Elle  y  puisera  des  notes  qui 
lui  feront  écrire  La  Femme  à  la  Cantine,  et  tout  un  fonds  de  richesses 
documentaires  qu'elle  aurait  pu  exploiter  si  elle  eût  vécu. 

Mais  le  démon  de  l'évasion,  la  poussée  secrète  de  sa  carrière  aussi, 
devenaient  plus  pressants,  et  elle  obtint  de  repartir  pour  Londres  le  9 
juillet  1908.  Elle  avait  vingt  ans  et  son  père  lui  assurait  une  pension 
de  cent  livres  par  an,  à  peine  de  quoi  vivre,  juste  assez  pour  ne  pas 
mourir.  Elle  suivait  son  rêve.  Elle  allait  faire  le  double  apprentissage 
de  l'art  et  de  la  vie. 

Jamais  elle  ne  reviendrait,  sinon  par  le  souvenir,  au  foyer  familial 
qu'elle  était  si  désireuse  de  quitter,  mais  qu'elle  évoquera  quand  les  mal- 
heurs s'abatteront  sur  elle.  Elle  retrouve  son  Ultima  Thulé.  Elle  peut 
écrire  maintenant,  mais  vivre  surtout  selon  ses  aspirations,  vivre  d'abord, 
prendre  la  vie  à  pleines  mains.  «  Pour  réussir,  écrit-elle,  la  tapisserie 
compliquée  de  notre  existence,  il  est  bon  de  prendre  des  brins  variés 
dans  une  quantité  d'écheveaux  bien  assortis  et  de  savoir  qu'ils  doivent 
former  un  ensemble  harmonieux.  Il  faut  profiter  joyeusement  de  tout 


314  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ce  qu'on  trouve,  —  afin  de  gagner  du  temps  pour  aller  plus  loin!  » 

Or,  Katherine  Mansfield  n'est  maîtresse  d'elle-même  que  la  plume 
à  la  main.  Dans  tous  les  autres  domaines  elle  est  à  la  merci  de  son 
entourage.  Les  bohèmes  qu'elle  fréquente  ne  lui  offrent  que  la  camara- 
derie, mais  son  cœur  cherche  l'affection  qui  lui  manque,  la  sécurité  dont 
elle  a  besoin.  La  tragédie  de  sa  vie,  a-t-on  pu  dire,  c'est  la  recherche 
constante  du  bonheur. 

Et  elle  contracte  un  de  ces  mariages  voués  d'avance  à  l'échec  avec 
un  musicien  du  nom  de  Bowden.  Ils  concluent  un  curieux  pacte  où 
chacun  des  deux  conjoints  garde  sa  liberté  de  suivre  sa  carrière  d'artiste, 
comme  si  les  choses  qu'on  désire  ne  devaient  pas  s'acquérir  au  prix  d'un 
sacrifice  d'indépendance,  de  liberté.  Son  mari  était  professeur  de  chant 
et  c'est  lui  qu'elle  décrit  sous  les  traits  de  Raymond  Peacock.  Sous  ce 
pseudonyme  transparent  de  Peacock  a-t-elle  voulu  dépeindre  la  fatuité 
du  personnage?  Elle  est  si  consciente  de  faire  un  mariage  raté  qu'elle 
se  présente  à  la  cérémonie  nuptiale  en  robe  noire  et  accompagnée  d'une 
seule  amie,  Ida  Baker,  qu'elle  peindra  sous  les  traits  attendrissants  de 
Little  Mouse  dans  sa  très  belle  nouvelle  intitulée:  Je  ne  parle  pas 
français. 

Le  temps  des  méprises  et  des  mécomptes  est  arrivé.  Elle  abandonne 
son  mari,  elle  n'a  plus  d'amis,  elle  a  très  peu  d'argent,  une  dose  très 
minime  de  courage,  et  elle  attend  un  enfant.  Elle  loge  dans  des  cham- 
bres d'occasion  et  des  hôtels  de  dixième  ordre.  Elle  fait  un  peu  de  cinéma 
et  elle  participe  même  à  diverses  représentations  d'opéra  à  titre  de  cho- 
riste. Elle  est  complètement  démoralisée  et  souvent  elle  recourt  à  un 
vieux  truc  qui  lui  a  toujours  réussi  dans  ses  heures  {es  plus  noires  et 
qui  consiste  à  se  regarder  dans  la  glace  et  à  se  dire:  «  Courage,  Katherine, 
courage!  » 

La  pauvre  femme  décide  d'aller  cacher  son  chagrin  dans  une  pen- 
sion en  Allemagne  où  elle  met  au  monde  un  enfant  mort-né.  La  peine 
que  lui  cause  cette  perte  est  telle  qu'on  lui  prête  pendant  plusieurs 
semaines  un  petit  enfant  pauvre  et  rachitique  dont  elle  prend  un  soin 
jaloux  et  qui  a  servi  de  prototype  à  Lennie  dans  l'une  de  ses  plus 
émouvantes  histoires  Ma  Parker. 

Pendant  qu'elle  tente  de  se  remettre  de  sa  faiblesse  elle  écrit  son 


KATHERINE   MANSFIELD  315 

livre  Pension  allemande  qui  est  son  premier  succès.  C'est  une  image  sati- 
rique et  réaliste  des  gens  qui  l'entourent  dans  la  ville  d'eau  où  elle  passe 
sa  convalescence.  La  douleur  avait  affiné  son  talent,  mais  elle  gardait 
encore  sa  tendance  à  l'ironie  que  lui  avaient  enseignée  ses  modèles,  et  qui 
ne  lui  était  pas  naturelle.  Elle  refusa  plus  tard  de  laisser  réimprimer  ce 
volume  parce  qu'elle  ne  le  trouvait  pas  juste,  bien  qu'elle  eût  un  pres- 
sant besoin  de  l'argent  qu'elle  aurait  pu  en  retirer. 

Ses  souffrances  sont  si  intenses,  isolée  qu'elle  est  dans  son  mélan- 
colique pèlerinage,  qu'elle  doit  se  raidir  contre  la  tentation  de  mettre 
fin  à  ses  jours  en  absorbant  juste  un  peu  trop  de  veronal  qu'elle  doit 
prendre  pour  dormir.  Elle  gravissait  péniblement  une  pente  pierreuse, 
les  yeux  toujours  fixés  sur  ce  sommet  lumineux  où  l'appelait  la  voix 
mystérieuse  de  son  génie. 

De  retour  à  Londres,  encore  chancelante  de  son  épreuve,  mais  plus 
ferme  que  jamais  dans  sa  décision  de  poursuivre  sa  tâche  littéraire  en 
cherchant  les  choses  vraies  qu'elle  enrobait  ensuite  de  poésie,  elle  fait 
la  rencontre  d'un  jeune  étudiant  d'Oxford,  John  Middleton  Murry,  un 
idéaliste  comme  elle.  On  cause  livres,  auteurs,  on  parle  surtout  des  écri- 
vains qu'on  aime  et  des  motifs  qu'on  a  de  les  admirer.  C'est  l'entente 
cordiale.  Murry  partagea  d'abord  ses  opinions,  et  ses  enthousiasmes, 
il  fut  l'éditeur  de  ses  œuvres  dans  sa  revue  Y  Atheneum,  et  il  finit  par 
partager  sa  vie,  car  ils  s'épousèrent  au  bout  de  quelques  mois. 

Elle  n'écrit  pas  que  des  nouvelles  et  des  contes,  elle  fait  aussi  des 
critiques  de  livres  nouveaux  où  se  distingue  une  justesse  de  vues  éton- 
nante chez  une  femme  si  jeune,  car  elle  n'a  que  vingt-cinq  ans.  Ce 
qu'elle  dit  de  Bernard  Shaw,  par  exemple,  est  si  net  et  si  incisif  qu'elle 
nous  semble  avoir  fixé  définitivement  le  caractère  du  vieil  iconoclaste. 

«Vous  connaissez  le  sentiment  que  donne  un  grand  écrivain: 
«  Mon  esprit  a  été  nourri  et  rafraîchi;  il  a  participé  à  quelque  chose  de 
neuf.  »  On  ne  saurait  rien  éprouver  de  pareil  avec  Shaw.  C'est  le  claque- 
ment  de  la  grille  dans  l'oreille  quand  tout  est  fini.  Dans  ses  pièces  on  rit 
■"oujours  de  ses  personnages,  jamais  avec  eux.  On  peut  être  de  son  avis 
ant  qu'on  (le  voudra;  mais  il  écrit  contre  et  non  avec.  C'est  une  espèce 
de  concierge  dans  la  maison  de  la  littérature,  assis  dans  une  cage  de 
i-erre,    voyant   tout,    sachant    tout,    examinant   les   lettres,    (c  nettoyant 


316  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

l'escalier  »,  mais  ne  prenant  absolument  aucune  part  à  la  vie  qui  l'en- 
toure. »  En  quelques  traits  de  plume  nous  avons  une  silhouette  de 
l'esprit  satirique,  égoïste,  et  vaguement  méphistophélique  du  grand  humo- 
riste irlandais. 

La  santé  de  Katherine  est  cependant  gravement  touchée,  et  elle 
doit  avec  son  mari  faire  plusieurs  séjours  dans  les  Cornouailles.  Ils  se 
sont  liés  d'amitié  avec  un  couple  fort  mal  assorti,  l'immoraliste  anglais 
D.  H.  Lawrence  qui  vit  depuis  plusieurs  années  avec  l'Allemande  Frieda. 
Encore  une  liaison  dangereuse,  malgré  la  communauté  spirituelle  qui 
existe  entre  le  poétique  écrivain  de  la  chair,  l'Amant  de  Lady  Chatter- 
ley,  et  la  délicate  auteur  de  la  Maison  de  Poupée.  Lawrence  a  toujours 
été  une  de  ses  idoles,  et  les  propos  qu'ils  échangent  sur  l'art  et  la  vérité 
les  tiennent  souvent  de  longues  heures  à  contempler  la  nature  dans  ce 
coin  pittoresque  de  la  côte  anglaise. 

Mais  les  deux  époux  Lawrence  qui  forment  une  alliance  en  marge 
des  conventions  se  battent  comme  plâtre  et  la  tranquillité  si  nécessaire 
à  la  jeune  femme  en  souffre,  autant  que  ses  illusions  d'ailleurs  qui  battent 
de  l'aile.  Pour  échapper  à  ces  laideurs  et  pour  trouver  un  climat  plus 
favorable  à  ses  poumons  —  «  la  vie  ne  nous  est  donnée  qu'une  fois, 
dit-elle,  et  nous  la  gaspillons  »,  —  elle  part  pour  le  continent,  mais 
cette  fois  ce  n'est  plus  pour  l'Allemagne,  mais  bien  pour  la  France. 
«  Vivre  en  France,  écrit-elle,  c'est  un  tel  repos.  » 

Et  l'un  des  premiers  écrivains  qu'elle  croise  à  Paris  c'est  Francis 
Carco  dont  elle  dessine  l'esquisse  de  si  lumineuse  façon  dans  la  nouvelle 
Je  ne  parle  pas  français  que  nous  avons  déjà  mentionnée.  Il  y  porte  le 
nom  de  Raoul  Duquette.  Elle  en  fait  connaissance  évidemment  dans  un 
bouge,  puisque  Carco  à  ses  débuts  s'est  surtout  spécialisé  dans  la  des- 
cription de  la  pègre.  De  son  côté,  Carco  devait  se  souvenir  de  la  jolie 
et  pâle  néo-zélandaise  qu'il  peindra  dans  les  Innocents  sous  les  traits 
de  Winnie.  C'est  encore  chez  Carco  qu'elle  ira  demeurer  durant  l'avance 
des  Allemands  sur  Paris,  au  début  de  la  guerre  1914-1918.  C'est  en 
France  qu'elle  passera  désormais  la  majeure  partie  de  son  temps  et  c'est 
là  qu'elle  finira  ses  jours.  Elle  ne  peut  plus  supporter  Londres,  la  ville 
des  rêves  de  sa  jeunesse. 

Combien  de  fois  on  assiste  ému  à  la  lutte  qui  se  livre  dans  l'âme 


KATHERINE   MANSFIELD  317 

de  l'écrivain  entre  les  exigences  de  son  corps  et  la  poursuite  de  la  vérité 
et  de  la  beauté?  Combien  de  fois  cette  sensation  de  dédoublement  surgit 
devant  nous  comme  une  réalité  tangible?  Elle  dira  par  exemple:  «  J'avais 
laissé  voir  à  quelqu'un  les  deux  côtés  de  ma  vie.  Je  lui  avais  tout  dit  aussi 
sincèrement  et  véridiquement  que  possible.  J'avais  pris  une  peine  infinie 
pour  lui  expliquer  au  sujet  de  ma  vie  immergée  des  choses  qui,  à  la 
vérité,  étaient  dégoûtantes  et  qui  ne  verraient  jamais  la  lumière  du  jour 
littéraire.  »  Et  plus  loin  encore:  «Tout  à  coup  je  me  rendis  compte 
qu'indépendamment   de   moi-même  je  souriais.  » 

LA  HANTISE  DU  PAYS. 

L'amour  de  son  art  a  consumé  peu  à  peu  ses  forces.  Elle  a  refusé 
de  s'adapter,  comme  tout  le  monde,  à  la  vie  utilitaire  et  c'est  elle  qui 
en  subit  tous  les  chocs  en  retour.  Mais  un  élément  nouveau  vient  tout 
à  coup  apporter  un  dérivatif  à  son  inspiration,  un  événement  à  la  fois 
joyeux  et  douloureux.  La  guerre  de  1914  vient  d'éclater.  L'un  des 
premiers  à  courir  aux  armes  et  à  venir  combattre  est  le  jeune  et  unique 
frère  de  Katherine  Mansfield,  Leslie,  à  qui  elle  avait  toujours  voué  une 
ardente  affection.  Leur  réunion  fut  une  explosion  de  joie  et  la  source 
des  souvenirs  coula  comme  un  flot  jaillissant. 

N'avait-elle  pas  écrit:  «  Ah!  quiconque  me  dit:  «  Vous  rappelez- 
vous?  »  me  prend  le  cœur.  Je  me  rappelle  tout  et  la  grande  joie  de  la  vie 
pour  moi  est  peut-être  de  jouer  à  ce  jeu:  m'en  retourner  avec  quelqu'un 
vers  le  passé.  »  Ce  voyage  vers  le  passé  elle  l'accomplit  en  compagnie 
de  son  frère.  Son  talent  avait  besoin  d'un  fixatif  et  l'évocation  de  sa 
famille,  de  son  enfance,  de  son  lointain  pays  lui  fournit  la  dose  nécessaire 
de  sels  d'argent. 

Son  pays,  elle  ne  l'avait  jamais  réellement  oublié.  Elle  l'avait 
calomnié,  dans  sa  jeune  impétuosité,  pour  son  manque  de  culture  et  de 
sens  artistique,  mais  elle  y  pensait  toujours.  Quand  elle  était  malade 
dans  Pension  allemande,  elle  se  rappelle  les  soins  câlins  dont  l'entourait 
sa  grand-mère  et  qui  lui  font  défaut.  Elle  songe  au  Garden  Party  de  ses 
seize  ans  quand  elle  connaît  ses  heures  de  noire  purée,  quand  elle  court 
les  agences  de  théâtres  pour  se  trouver  un  bout  de  rôle.  Kathleen  Beau- 


318  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

champ  a  pu  se  révolter  contre  la  Nouvelle-Zélande,  mais  telle  n'est  pas 
l'opinion  de  Katherine  Mansfield.  Elle  retrouve  dans  son  frère  la  person- 
nification même  de  son  cercle  de  famille.  Comme  ils  seront  heureux 
désormais,  et  comme  ils  feront  ressusciter  devant  les  yeux  de  leur  âme 
la  mer  en  courroux,  les  jardins  odorants,  les  arbres  de  l'avenue,  toutes 
les  années  heureuses  d'autrefois.  Leslie  partit  pour  le  front  le  cœur 
joyeux.  Quelques  mois  plus  tard,  en  1915,  il  était  tué  par  un  éclat 
d'obus. 

La  peine  que  Katherine  Mansfield  en  éprouva  ajouta  un  fardeau 
de  plus  à  la  lourde  charge  d'épreuves  qu'elle  avait  déjà  subies.  Mais  elle 
prit  une  résolution  dont  le  monde  littéraire  a  largement  profité:  c'est 
par  le  travail  qu'elle  lutterait  contre  le  chagrin.  Elle  essaierait  de  réparer 
l'oubli  commis  envers  son  pays  en  choisissant  des  sujets  puisés  là-bas 
comme  thème  d'inspiration.  Ce  serait  la  réparation  offerte  à  la  mémoire 
de  son  frère  mort  en  France  pour  la  Nouvelle-Zélande. 

La  plupart  des  critiques  affirment  que  c'est  lorsqu'elle  parle  de  son 
pays  qu'elle  est  à  son  mieux.  Elle  jette  alors  le  manteau  d'impassibilité 
qui  était  jusque  là  son  uniforme  de  rigueur.  Elle  enlève  ce  masque  qui 
lui  permettait  de  voir  si  distinctement  le  monde  tout  en  dissimulant  ce 
qu'elle  en  pensait.  Elle  fait  baigner  cette  fois  ses  caractères  dans  une  douce 
lumière  de  sympathie  et  d'affection.  Elle  avait  écrit  des  contes  remplis 
d'habileté  depuis  le  début  de  sa  carrière.  Maintenant,  elle  retouchait  la 
terre,  elle  ouvrait  son  cœur. 

Et  l'on  vit  paraître  successivement  Sur  la  Baie  qui  a  souvent  été 
comparé  à  La  Mer  de  Debussy.  Elle  écrit  La  Mouche  où  l'on  trouve 
Maison  de  Poupée  et  tant  de  nouvelles  qui  sont  des  merveilles.  De  fines 
images  tombent  de  sa  plume  comme  la  suivante:  «Que  le  monde  est 
beau!  je  me  sens  un  peu  ivre  comme  un  insecte  qui  viendrait  de  tomber 
de  la  corolle  d'un  magnolia.  »  Elle  nous  ouvre  l'univers  de  poésie  que 
son  imagination  a  créé.  Jean-Louis  Vaudoyer  déclare:  «Elle  transfigure, 
elle  épure  jusqu'à  la  désincarnation,  elle  métamorphose  les  personnages 
les  plus  humbles  de  la  vie  quotidienne  en  les  plongeant  dans  la  lumière 
dont  Fra  Angelico  baigne  ses  élus  au  seuil  du  Paradis.  » 

À  côté  de  l'artiste  c'est  le  pionnier  de  la  Nouvelle-Zélande  qui  se 
réveille.  Elle  note  dans  son  journal  qq'elle  a  l'intention  d'écrire  un  livre 


KATHERINE   MANSFIELD  319 

intitulé  Maata  et  qui  ferait  revivre  l'exotisme  des  Maoris,  les  indigènes 
du  dominion  des  antipodes.  Sa  disparition  prématurée  nous  a  certaine- 
ment privés  d'une  fresque  de  l'épopée  coloniale. 

La  crise  religieuse. 

Depuis  qu'elle  doit  prendre  des  soins  exagérés  de  sa  santé,  elle 
sent  des  bouffées  d'angoisse  et  de  doute  l'étreindre  devant  l'inconnu  qui 
nous  attend  après  la  mort.  Son  amour  de  la  nature  la  rapproche  cepen- 
dant de  son  créateur  et  elle  s'exclame  devant  un  beau  spectacle:  k  Je 
voudrais  qu'il  y  eût  un  Dieu.  J'aspire  à  le  remercier.  » 

Dans  une  lettre  elle  nous  confie:  «  C'est  le  soir  du  Vendredi  Saint: 
le  jour  de  l'année  le  plus  significatif,  certainement.  Je  sens  toujours  dans 
mes  mains  l'empreinte  des  clous.  .  .  l'agonie  de  Jésus.  Il  n'est  sûrement 
pas  mort,  et  tous  ceux  que  nous  aimons  et  que  nous  avons  perdus  sont 
sûrement  près  de  nous.  Grand-mère  et  Jésus  et  tous  les  autres.  Mais 
prêtez-moi  secours,  j'ai  soif,  moi  aussi,  —  je  suis  sur  la  croix.  Laissez- 
moi  finir  pour  que  je  puisse  m'écrier:   «  Tout  est  consommé.  » 

La  maladie,  les  épreuves,  les  erreurs,  ont  affiné  sa  perceptibilité: 
l'expérience  wildienne  ne  lui  a  pas  apporté  la  paix  qu'elle  souhaitait,  ni 
le  bonheur  rêvé.  Mais  elle  a  compris,  à  travers  ses  douleurs,  ce  qu'est 
le  bonheur,  elle  en  fait  bénéficier  son  œuvre.  Elle  écrit  le  21  octobre 
1922:  «J'ai  traversé  une  petite  révolution  depuis  ma  dernière  lettre. 
J'ai  subitement  décidé  d'essayer  d'apprendre  à  vivre  d'après  mes  croyan- 
ces au  lieu  de  continuer,  comme  je  l'ai  toujours  fait,  à  vivre  d'une  façon 
et  à  penser  d'une  autre.  J'ai  décidé  de  faire  un  grand  nettoyage  de  ce 
qu'il  y  a  de  superficiel  en  moi  et  de  recommencer  tout,  afin  de  voir  si 
je  peux  parvenir  à  cette  vie  simple,  vraie,  pleine,  dont  je  rêve.  » 

Ces  croyances,  à  cette  époque,  quelles  sont-elles?  Nous  pensons 
qu'il  s'agit  surtout  d'un  immense  désir  de  rachat  et  dans  sa  soif  de 
beauté  d'en  arriver  à  croire  en  Dieu.  «  Seigneur,  écrit-elle,  rends-moi 
pareille  au  cristal  pour  que  ta  lumière  brille  à  travers  moi.  »  Cette 
vérité,  elle  l'a  trouvée  peut-être  avant  d'expirer,  mais  nous  avons  sur 
ses  derniers  moments  des  détails  aussi  étranges  que  sa  vie. 

Fatiguée,  sans  doute,  des  soins  de  toutes  sortes  dont  on  l'entourait, 


320  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

elk  obtint  son  admission  dans  une  maison  de  santé  dirigée  par  un  Russe 
du  nom  de  Gurdjieff  qui  prêchait  à  ses  patients  le  retour  à  la  santé 
par  la  régénération  morale.  Il  invoquait  les  esprits  à  heure  fixe  après 
avoir  revêtu  une  simarre  somptueuse.  C'est  dans  ce  décor  inattendu  et 
insolite  de  la  forêt  de  Fontainebleau,  dans  un  ancien  prieuré,  que  Kathe- 
rine Mansfield  fut  brusquement  emportée  en  pleine  beauté,  en  plein 
talent,  en  pleine  jeunesse,  le  9  janvier  1923,  par  une  hémorragie  pulmo- 
naire. Ses  derniers  mots,  dans  les  bras  de  son  mari,  avaient  été:  <c  All  is 
well  »,  «  Tout  va  bien  »,  comme  la  sentinelle  qui  prend  sa  faction 
devant  l'éternité,  comme  le  capitaine  qui  largue  les  amarres  avant  de 
partir  pour  le  grand  voyage.  Elle  laissait  au  monde  des  contes  et  des 
nouvelles  d'une  forme  inoubliable  et  d'un  charme  inégalé. 


Katherine  Mansfield  a  eu  le  courage  exceptionnel  de  se  montrer 
femme,  c'est-à-dire  un  être  un  peu  compliqué,  sans  doute,  mais  haute- 
ment délicat  et  net,  quelquefois  mystique  et  toujours  frappé  par  les 
beautés  du  monde.  Jean-Pierre  Anquis  a  dit  d'elle:  «Elle  demeure  à 
travers  le  temps  qui  passe  l'héroïne  d'une  vie  qui  ne  meurt  pas:  cette 
vie  dont  ses  livres  gardent  l'écho  ravissant,  cette  vie  où  l'idée  du  bonheur 
fait  un  bruit  de  cristal  au  point  de  se  briser.  Elle  laisse  la  nostalgie 
d'une  autre  chose  que  la  chose  exprimée.  » 

Quelle  impression  garder  de  l'œuvre  de  Katherine  Mansfield?  Elle 
se  prête  assez  difficilement  à  l'analyse  et  elle  a  emporté  avec  die  dans  la 
tombe  sa  méthode  qui  s'apparente  à  la  fois  au  réalisme  de  Maupassant 
et  à  l'impressionnisme  des  romanciers  russes.  L'explication  de  son  charme 
c'est  surtout  de  participer  à  la  vie  de  ses  personnages  et  d'aboutir  dans 
chacune  de  ses  nouvelles  à  une  subtile  pointe  d'émotion.  C'est  d'être 
profondément  humaine.  Elle  avait  aussi  beaucoup  de  talent,  d'aucuns 
disent  du  génie,  ce  qui  supplée  à  toute  espèce  de  formule. 

Au  cours  de  l'apprentissage  pénible  qu'elle  avait  elle-même  fait 
de  l'existence,  nous  assistons  à  ce  tiraillement  entre  l'appel  de  la  liberté 
de  la  chair  et  de  la  discipline  de  l'esprit,  à  ces  fluctuations  de  l'enthou- 
siasme et  du  découragement,  entre  la  séduction  de  la  vie  de  bohème  et  la 
voix  de  son  pays,  entre  les  tortures  du  doute  et  le  désir  de  croire. 


KATHERINE   MANSFIELD  321 

A  cette  heure  où  nous  évoquons  sa  mémoire,  à  peine  vingt-cinq 
ans  après  sa  disparition,  et  où  nous  déposons  en  esprit  les  fleurs  qu'elle 
aimait  sur  sa  tombe  solitaire,  n'importe-t-il  pas  de  souligner  qu'elle  a 
trouvé  la  véritable  inspiration  quand  elle  Ta  cherchée  chez  elle,  dans 
sa  propre  enfance,  dans  sa  Nouvelle-Zélande  natale?  Elle  a  réussi  à  nous 
livrer  ses  trésors  en  exploitant  une  veine  extrêmement  riche  et  en  lui 
donnant  une  signification  universelle.  N'est-ce  pas  une  leçon  pour  nous 
tous,  puisque,  de  culture  française,  c'est  chez  nous  qu'il  s'agit  d'extraire 
le  minerai  que  le  talent  de  nos  auteurs  doit  convertir  en  lingots  d'or? 

Pour  tous  ces  motifs,  Katherine  Mansfield  restera  pour  nous  une 
amie,  à  cause  de  sa  dure  expérience,  de  son  émouvant  cœur  de  femme, 
et  de  l'œuvre  resplendissante  et  actuelle  qu'elle  nous  a  léguée. 

Madame  Fulgence  CHARPENTIER. 


"L'immortelle  inquiétude  du  cœur 
qui  sait  s'entendre" 

(Le  voyage  du  Centurion,  p.   66). 


ERNEST  PSICHARI. 

Toute  personne  humaine,  en  s'enveloppant  de  plus  ou  moins  de 
mystère,  tend  irrésistiblement  vers  la  réponse  illimitée  à  ses  profonds  dé- 
sirs de  bonheur.  Cette  loi  universelle,  inscrite  chez  tous  en  des  caractères 
immortels,  se  particularise  pour  chacun  dans  un  mode  unique  et  bien  ca- 
ractérisé d'atteindre  au  Bien  suprême. 

Cette  attirance  divine  prend  chez  le  chrétien  l'aspect  d'un  pèlerinage 
vers  l'Ami  qui  habite  au  plus  intime  de  nos  âmes.  Tout  le  mystère  de  la 
vie  ne  se  résout-il  pas  dans  cette  amoureuse  rencontre  à  nouer  entre  notre 
personne  et  celle  de  l'Ami  présent  en  nous  x?  et  selon  que  la  personne 
humaine  consent  dès  l'abord  et  avec  amour,  ou  retarde  et  refuse  ce  don 
total,  elle  se  hausse  aux  grandeurs  de  l'intimité  divine  ou  se  rabaisse  au- 
dessous  d'elle-même  en  un  stérile  égoïsme. 

Que  de  nuances  entre  les  âmes,  aussi  variées  que  l'est  la  grâce  elle- 
même.  Ce  qui  fait  dire  à  Emmanuel  Mounier  que  la  «  participation  sur- 
naturelle à  la  possession  de  toutes  choses  par  l'union  au  Christ  personnel  » 
offerte  «  à  tous  sans  privilèges  et  sans  exclusion.  .  .  n'est  cependant  tissée 
que  d'intentions  divines  particulières  2  ».    Mais  chez  tous,  recherche  de 

1  Le  grand  livre  de  Maurice  ZUNDEL  développe  cette  thèse:  Recherche  de  la 
Personne,  Paris,  Desdée,  De  Brouwer  et  Cie,   1938. 

2  De  la  Propriété  capitaliste  à  la  Propriété  humaine,  Paris,  Desdée,  De  Brouwer 
et  Cie,  1936,  p.  20-21. 


L'IMMORTELLE  INQUIÉTUDE  DU  CŒUR  QUI  SAIT  S'ENTENDRE     323 

Dieu:  recherche  affectueuse  et  pleine  de  charmes,  ou  recherche  menée  à 
travers  l'épreuve  et  l'obscurité,  recherche  toujours  inapaisée  et  toujours 
inlassable.  C'est  «  l'immortelle  inquiétude  du  cœur  ;»  marquée  par  l'ab- 
sence de  repos,  le  constant  avertissement  d'une  âme  insatisfaite,  désireuse 
d'une  pénétration  sans  cesse  portée  plus  avant. 

En  Psichari,  nature  violente  et  d'une  logique  extrême,  ce  penchant 
altruiste  nous  laisse  voir  tout  ce  que  Dieu  y  a  inscrit  d'exigence  et  d'ab- 
solu. «  Se  donner  à  sa  chimère,  écrit-il  dès  sa  dix-huitième  année,  c'est 
selon  moi  la  seule  force  et  la  seule  sagesse  »  (Lettres  du  Centurion) .  Il 
expérimente  cette  inquiétude  de  l'infini,  il  en  subit  les  tumultes,  il  la  sent 
tyrannique;  pour  ne  la  point  diriger,  il  la  voit,  extravagante  jusqu'à  la 
démence,  s'infléchir  en  un  désordre  presque  fatal.  Aidé  d'une  grâce  puis- 
sante à  tout  instant  renouvelée,  il  redresse  enfin  sa  recherche  et  se  trouve 
possédé  de  cette  immortelle  inquiétude  d'un  amour  qui  tend  à  l'éternelle 
possession  du  premier  Amour.  Qui  me  edunt  adhuc  esurient.  «  A  qui 
cherche  Dieu,  comment  assigner  un  terme  dans  cette  recherche?  ...  le 
bonheur  d'avoir  trouvé  n'apaise  pas  un  saint  désir,  mais  l'avive.  .  .  c'est 
l'huile  sur  le  feu  3  .  » 

Cette  inquiétude,  nous  voudrions  la  saisir  chez  Psichari  dans  ce 
qu'elle  offre  successivement  d'espérance,  de  douleur  et  de  misère,  de  triom- 
phe et  de  gloire.  Au  lieu  de  nous  attarder  aux  dates  d'une  vie  connue, 
nous  voulons  nous  agenouiller  immédiatement  au  point  où  l'âme  se  dé- 
bat contre  Dieu  qui  la  lie. 

I. OÙ  L'INQUIÉTUDE  DÉSESPÈRE. 

Comme  Claudel,  qui,  dans  sa  jeunesse,  était  à  l'égard  de  la  religion 
«  dans  une  ignorance  de  sauvage  »,  et  comme  nombre  de  convertis  fran- 
çais, le  petit-fils  de  Renan,  élevé  dans  la  méconnaissance  la  plus  complète 
de  Dieu,  imbu  des  préjugés  de  l'atmosphère  familiale  renanienne,  la  tête 
encombrée  des  broussailles  doctrinales  de  la  Sorbonne,  n'était  pas  armé 
pour  la  lutte  de  la  vie,  et  la  vie  vint  de  bonne  heure  à  cette  âme  précoce, 
avec  ses  problèmes,  ses  ivresses  et  ses  désenchantements.  Ses  brillants  pro- 
fesseurs ne  l'avaient  pas  accrochée  au  roc  inexpugnable  des  principes  mé- 

3   Saint  BERNARD,  In  Cantico,  Sermo  84,  1. 


324  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

taphysiques  derrière  lesquels  la  morale  trouve  une  rade  pour  jamais  assu- 
rée. 

Vers  la  fin  de  ses  dix-huit  ans,  à  l'improviste,  alors  que  rien  encore 
«  n'avait  préparé  ce  cœur  à  l'amour  »  (Le  Voyage  du  Centurion) ,  un 
amour  des  plus  violents  s'y  installe  en  maître  incontesté.  C'est  un  moin- 
dre mal  «  si  le  cœur  demeure  ouvert,  si  l'être  aimé,  quand  il  n'est  pas  su- 
prême, ne  ferme  point  l'horizon,  s'il  n'est  que  le  reposoir  d'un  élan  qui 
rebondit  plus  loin  i  »,  mais  en  l'élan  qui  l'emporte  hors  de  la  voie,  notre 
jeune  homme  met  toute  l'ardeur  et  l'impatience  que  ses  secrets  instincts 
de  béatitude  allument  en  lui,  et  rassemble  éperdûment  tous  ses  espoirs  sur 
une  créature  unique  et  exclusive. 

Quand  l'élue,  faussement  nantie  de  toutes  les  aimantations  de  la 
divinité,  vient  à  se  détourner  de  celui  qui  l'en  a  parée,  le  malheureux,  dans 
l'écroulement  de  toutes  choses,  voit  s'ouvrir  sous  ses  pas  un  gouffre  im- 
mensément noir,  et  pour  s'y  ensevelir,  tente  à  deux  reprises,  dans  le  vertige 
d'une  nuit  de  désespérance,  de  s'enlever  la  vie.  On  ne  la  lui  sauve  que 
pour  lui  laisser  l'angoisse  de  la  voir  fuir,  heure  par  heure,  pendant  de 
longs  mois.  «  Appelez-moi  un  fou  et  un  insensé,  écrit-il  à  la  mère  de 
son  ami  Jacques  Maritain,  vous  ne  pouvez  savoir  à  quel  point  vous  serez 
encore  éloignée  de  la  vérité.  La  vie  m'a  donné  des  joies  excessives  et  des 
peines  excessives  que  je  ne  voudrais  échanger  pour  rien  au  monde  »  (Let- 
tres) .  Vraiment,  on  ne  lui  a  pas  enseigné  que  rien  n'est  perdu  quand  un 
amour  vient  à  manquer,  si  on  a  retenu  l'Amour. 

«  Le  prédestiné  des  grandeurs,  comme  il  dira  de  lui  plus  tard,  vivait 
ses  plus  sombres  jours.  A  vingt  ans,  Maxence  [c'est-à-dire  lui-même] 
errait  sans  conviction  dans  les  jardins  empoisonnés  du  vice,  mais  en  ma- 
lade et  poursuivi  par  d'obscurs  remords.  Cet  homme  droit  suivait  une 
route  oblique,  une  route  ambiguë  et  rien  ne  l'en  avertissait,  si  ce  n'est  ce 
battement  précipité  du  cœur,  cette  inquiétude,  lorsque,  amoncelant  des 
ruines,  l'on  se  retourne,  et  que  l'on  contemple  l'œuvre  maléfique  du  sa- 
crilège »   (Le  Voyage) . 

Peut-on  imaginer  plus  profonde  abjection  d'une  personne  humaine 
en  ce  désarroi  extrême:  au-dessus  d'elle,  un  ciel  sans  ouverture  l'écrase  de 

4  Maurice  ZUNDEL,  Notre-Dame  de  ta  Sagesse,  Juvisy,  Edition  du  Cerf,  1935, 
p.  60.    (Les  Cahiers  de  la  Vierge,  no  12). 


L'IMMORTELLE  INQUIÉTUDE  DU  CŒUR  QUI  SAIT  S'ENTENDRE     325 

son  plafond  d'airain;  à  niveau,  «les  sophismes  et  les  piperies  »  d'intel- 
lectuels sans  cœur  fermés  à  la  douleur;  il  reste  une  issue,  la  dissolution 
dans  la  matière,  et  voilà  que  notre  jeune  homme  veut  s'y  confondre  par 
l'anéantissement  de  son  être. 

Si  bas  que  l'on  puisse  descendre,  l'être  ne  se  peut  mentir  indéfini- 
ment à  lui-même.  Il  aspire  à  reprendre  son  aplomb  dans  l'ordre  en  dépit 
des  gauchissements  qui  l'ont  faussé.  Plus  fort  que  les  voix,  en  lui,  affir- 
mant la  suprématie  et  l'exclusivité  des  lois  cosmiques,  Ernest  Psichari 
entend  les  battements  précipités  de  son  cœur;  à  travers  les  négations  téné- 
breuses et  les  ricanements  des  sceptiques,  filtre  l'ultime  et  mourant  rayon 
d'une  étoile  qui  pourrait  renaître  et  vivifier  son  intelligence.  L'intelli- 
gence et  le  cœur  perçoivent,  impitoyable,  l'immortelle  inquiétude  jus- 
qu'au jour  où  Dieu  aura  pitié  de  cette  langueur  et  de  cette  trop  grande 
infortune. 

IL  —  OÙ  L'INQUIÉTUDE  SE  REDRESSE. 

«  Comme  le  plongeur  pris  dans  les  algues  et  qui  donne  un  vigou- 
reux coup  de  pied  pour  remonter  vertical,  les  bras  tendus  vers  la  lumière 
du  monde  »  (Le  Voyage) ,  Ernest  Psichari  secoue  la  vase  des  bas-fonds 
où  prolifèrent  les  dégoûts  et  les  remords.  Du  désordre  complet  à  l'ordre 
d'une  lumineuse  chanté,  de  l'inquiétude  navrante  à  la  sérénité  des  saints, 
il  décrit  une  ascension  admirable  qui  attire  depuis  les  générations  de  jeu- 
nes par  l'héroïcité  unie  à  l'humanité  de  son  envol.  La  soif  de  Tordre  a 
sauvé  Psichari,  comme  ensuite,  son  inviolable  vigilance  en  face  du  devoir 
d'état  l'a  conduit  au  sommet  des  pures  grandeurs. 

La  richesse  d'une  personnalité  reluit  en  la  perfection  de  son  être,  et 
celle-ci  éclate  en  ses  actes  de  valeur.  Une  âme  capable  de  se  sortir  par  elle- 
même  de  grandes  difficultés  quand  tout  cède  au  dedans  comme  au  dehors, 
rend  le  son  d'une  véritable  personnalité,  surtout  si  elle  persévère  long- 
temps dans  la  droite  ligne  choisie  et  s'affirme  magnanime  en  son  inalté- 
rable fidélité. 

Seul,  ignorant  encore  tout  de  Dieu,  ne  trouvant  en  lui-même  aucun 
principe  unificateur,  Psichari  cherche  hors  de  lui-même,  et  contre  le  sen- 
timent de  tout  le  monde,  contre  fes  idées  antimilitaristes  de  sa  famille, 
contre  ses  goûts  personnels  et  ses  propres  habitudes  d'intellectuel  et  de  li- 


326  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

cencié  en  philosophie,  il  décide  de  demander  à  l'armée  ce  qui  lui  manque: 
une  sévère  discipline,  un  joug  d'acier,  un  moule  de  fer.  Acte  initial  de 
force  et  de  droiture,  clef  des  grandes  conquêtes  sur  lui-même,  et  source  des 
spirituels  assouvissements  qui  ne  calment  pas  mais  allument  les  brûlantes 
soifs  de  la  pleine  vérité  et  de  la  charité  parfaite. 

Depuis  lors,  Dieu  agit  manifestement  par  sa  grâce  dans  cette  âme. 
Avant  de  l'éclairer  des  vérités  chrétiennes,  il  la  travaille  par  une  longue 
préparation,  par  le  feu  purificateur  d'un  désir  torride,  par  l'éloquente  cla- 
meur des  soupirs  et  des  larmes.  Il  provoque  en  cet  être  insoumis,  un  as- 
sainissement moral,  rétablit  la  hiérarchie  des  facultés,  assure  la  maîtrise 
des  passions  bouillantes  et  tumultueuses,  pour  qu'un  jour  il  puisse  enfin, 
en  un  geste  de  suprême  liberté,  remettre  la  totalité  de  son  être  à  sa  direc- 
tion divine.  Rien  n'est  plus  poignant  que  cet  acheminement  à  pas  accé 
lérés  vers  l'ordre,  la  vérité,  la  foi  et  la  charité:  toutes  vertus  dont  notre 
soldat  éprouve  la  plus  cuisante  des  soifs. 

L'ordre  que  Dieu  exige  de  lui,  Psichari  le  demande  à  l'armée  et  au 
désert.  Il  note  avant  son  départ  pour  la  Mauritanie:  «  Il  n'est  pas  en 
moi  de  volonté  plus  arrêtée,  de  plus  ferme  propos  que  d'aller  mainte- 
nant à  travers  le  monde,  tendu  sur  moi-même,  décidé  à  me  conquérir 
moi-même  par  la  violence.  Je  ne  traverserai  pas  en  amateur  la  terre  de 
toutes  les  vertus,  mais  à  toute  heure  je  lui  demanderai  la  force,  la  droi- 
ture, la  pureté  de  cœur,  la  noblesse  et  la  candeur.  J'exige  qu'elle  me 
donne  le  vrai,  le  bien,  le  beau  et  rien  moins  »  (Les  Voix  qui  crient  dans 
le  Désert) . 

Phrase  remarquable:  «  Se  conquérir  soi-même  par  la  violence  ». 
Comme  nous  sommes  loin  du  programme  d'André  Gide:  ne  pas  arrêter 
le  courant  de  ses  sensations,  les  analyser  à  l'infini,  réciter  ses  états  d'âme 
sans  les  provoquer  ni  les  hausser.  C'est  la  répudiation  officielle  de  tout 
effort.  La  scission  à  l'intérieur  d'un  être  charme  Gide  comme  l'enchante 
la  simultanéité  des  contradictoires,  affolant  et  dispersant  le  moi  pro- 
fond 5.  Et  il  se  trouve  des  foules  de  lecteurs  qui  hument  avec  délices 
l'odeur  fumant  de  ces  nourritures  terrestres. 

Conquête  de  soi-même,  création  et  synthèse,  autant    de    marques 

5   Voir  Henri  MASSIS,  L'honneur  de  servir,  Paris,  Pion,    1937. 


L'IMMORTELLE  INQUIÉTUDE  DU  CŒUR  QUI  SAIT  S'ENTENDRE     327 

d'une  merveilleuse  personnalité  qui  s'élabore  et  s'édifie  en  l'éveil  enrichis- 
sant d'une  inquiétude  ouverte  à  tous  les  perfectionnements. 

Le  théâtre  des  premières  luttes  se  situe  en  pleine  angoisse,  au  fond 
de  l'âme.  L'ordre  de  l'armée  s'est  imposé  à  la  périphérie,  mais  les  pro- 
fondeurs? Et  c'est  bien  d'elles  que  maintenant  il  s'agit.  Ailleurs,  les 
distractions  abondent,  et  les  prétextes  de  s'étourdir,  davantage;  la  con- 
frontation de  ce  qu'il  est  avec  ce  qu'il  doit  être  se  fût  trouvée  indéfiniment 
différée.  Ici,  dans  le  silence  des  plaines  fauves  étendues  à  l'infini  sous  un 
soleil  implacable,  la  solitude  l'oblige  inexorablement  à  descendre  en  lui- 
même,  à  se  regarder  bien  en  face. 

Que  découvre-t-il?  La  bizarrerie  de  sa  condition,  l'inextricable  dé- 
sordre des  idées  et  des  sentiments,  l'aberration  de  ne  pas  croire  on  un 
Être  suprême  alors  que  le  Maure  l'adore  dans  la  grandeur  des  cieux,  l'in- 
fidélité de  la  France,  traîtresse  à  sa  mission  chrétienne,  le  ridicule  d'un  en- 
seignement rationaliste  et  l'absurdité  d'une  civilisation  athée  qui  se  croit 
capable  avec  une  présomptueuse  suffisance  de  remplacer  tout,  mais  qui  ne 
suffit  à  rien.  Dilettantisme,  placage,  surface,  rien  n'est  en  profondeur, 
tien  n'est  vrai.  Le  dégoût  saisit  notre  voyageur,  un  vide  immense  se 
creuse  en  lui. 

Il  voudrait  se  fuir  et  toujours  le  cercle  des  horizons  le  ramène.  Fina- 
lement il  prend  le  parti  de  s'accepter;  il  en  vient  à  se  recueillir,  à  aimer  à 
entrer  en  lui-même,  à  y  vivre  là.  Clair  et  inéluctable  maintenant,  se  pose 
le  problème  de  l'option  fondamentale:  pour  ou  contre  Dieu,  suivant  ou 
contre  sa  conscience.  Coincé  par  l'un  et  l'autre  parti,  il  choisira  et  loin 
de  réciter  complaisamment  ses  sentiments,  il  les  brusquera,  il  se  fera  vio- 
lence, il  se  créera  —  au  sens  augustinien  du  mot.  «  Ah!  non,  nous  ne 
rions  pas  en  Afrique.  Je  sais  bien  que  nous  n'y  serons  pas  des  sceptiques, 
que  nous  choisirons,  que  toujours  nous  voudrons  choisir.  Que  tous  ceux 
qui  hésitent,  tous  ceux  qui  trembleraient  devant  une  vérité  trop  forte,  ne 
viennent  pas  prendre  la  rude  nourriture  de  l'Afrique  »   (Les  Voix)  ! 

Qu'on  ne  s'abandonne  pas  à  l'illusion,  la  maîtrise  de  soi  ne  s'ob- 
tient qu'à  coups  de  victoires  répétées.  Mais  certains  augures  ne  trompent 
pas.  «  Il  me  semblait  percevoir  comme  une  ascension  de  mon  âme  dans 
l'espace  .  .  .  Nous  avons  la  sensation  fortifiante  d'aller  à  des  excès,  de 
nous  élever  au-dessus  de  la  médiocrité  quotidienne  »    (Les  Voix) .     Le 


328  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

désir  de  l'inflexible  droiture,  «  des  pensées  de  gloire,  d'héroïque  vertu,  de 
mâle  fierté  »  le  font  marcher  «  dans  le  vertige  de  ces  horizons  singuliers, 
la  sueur  aux  tempes,  avec  des  battements  d'impatience  ».  Il  supplie,  il 
crie  après  l'ordre,  la  paix  et  la  lumière,  «  il  veille,  étant  celui  qui  est  tou- 
jours debout  »   (Le  Voyage) . 

Une  condition  nécessaire  du  perfectionnement  intérieur  est  bien  la 
vigilance  continuelle:  «  vigilate  »,  ne  pas  s'appesantir  sur  l'instant  donné 
pour  être  prêt  à  accueillir  l'instant  d'après  avec  ses  exigences  de  rénova- 
tion, dans  toute  la  jeunesse  et  la  latitude  d'une  âme  libre.  Cette  humble 
expectative  et  cet  engageant  accueil,  comment  l'auront-ils  les  repus,  les 
satisfaits,  les  assoupis,  suivant  ce  mot  de  Claudel:  «  Ce  n'est  pas  en  res- 
tant assis  que  je  fournirai  prise  à  l'action  divine:  c'est  en  me  mettant  à 
genoux  6.  »  Quant  aux  cœurs  tenus  dans  l'attente,  il  n'y  a  pas  d'ascen- 
sions dont  ils  ne  soient  capables. 

Opposition  éloquente  et  attitude  tranchée:  «Là-bas  [en  France], 
ceux  qui  font  profession  de  l'intelligence  et  qui  en  meurent,  les  rassasiés 
et  les  contents  d'eux-mêmes,  les  sourires  épanouis,  les  ventres  larges.  .  . 
misérables  prisonniers  de  leur  hérésie,  sombres  à  pic  dans  l'erreur  »,  ces 
mondains,  ces  élégants,  «  ces  raffinés  plus  grossiers  que  des  porcs  sous  leurs 
masques  de  politesse.  .  .  Ici  [au  désert],  les  fronts  soucieux,  la  prudence 
devant  l'ennemi,  l'œil  circonspect  »  (Le  Voyage) .  Les  soldats  sont  les 
hommes  de  lutte  et  de  douleur,  à  l'activité  tendue.  «  Leur  âme  ne  ressem- 
ble pas  à  celle  des  autres,  à  ceux  qui  restent  en  place,  enclos  dans  leur  mo- 
notone et  inféconde  songerie.  Ils  sont,  eux,  des  voyageurs  et  des  soldats. 
Ils  sont  ceux  qui  marchent,  ceux  qui  n'en  peuvent  plus  de  marcher  et  qui 
veulent  mourir  de  leur  idée  »  (Terres  de  Soleil  et  de  Sommeil) . 

Chez  ces  actifs,  dans  les  couches  profondes  de  l'être,  le  silence  de 
l'Afrique  suscite  des  remous,  il  brise  la  croûte  comprimante  des  situations 
toutes  faites,  et  par  delà  «  les  impressions  extérieures  et  le  limon  de  la  ci- 
vilisation, il  fait  atteindre  le  substratum  des  énergies  latentes,  des  forces 
vives  qui  dorment.  .  .  cette  mystérieuse  région  des  tumultes  et  des  oura- 
gans, des  passions  fortes  montées  de  quelles  profondeurs!  Quelle  richesse 
dans  cette  merveilleuse  ascension!  Quels  insoupçonnés  trésors»  (Terres 
de  Soleil .  .  .)  ! 

6  Un  Poète  regarde  la  Croix,  Paris,  Gallimard,  nrf.   1936,  p.  272-273. 


L'IMMORTELLE  INQUIETUDE  DU  CŒUR  QUI  SAIT  S'ENTENDRE     329 

Le  grand  nombre  des  humains  vivotent,  parce  qu'ils  rôdent  à  la  pé- 
riphérie sans  pratiquer  de  ces  profondes  entailles  qui  font  jaillir,  avec  le 
sang,  les  actes  de  grandeur.  Les  personnes  vivent.  «  Je  suis  ramené  à  la  vie 
même,  à  la  source  de  la  vie,  et  je  sens  sourdre  en  moi  d'immenses  fleuves 
de  vie  et  de  beauté  »  (Terres  de  Soleil .  .  .) .  C'est  le  jaillissement  des  ini- 
tiatives, des  nouveautés,  des  vouloirs  créateurs.  Parce  qu'il  veille,  cherche 
et  demande  l'ordre  et  la  vérité;  parce  qu'il  se  fait  homme  de  désir  et  d'in- 
quiétude, les  cieux  eux-mêmes  en  l'abondance  de  leurs  dons,  vont  s'ou- 
vrir et  Dieu  se  donnera,  lui,  la  lumière  et  la  vie. 

Souvent,  pour  aiguiser  les  désirs  et  faire  sentir  le  besoin  que  l'âme 
a  de  lui,  Dieu  tarde  à  se  donner.  Quelle  angoisse:  «  Jusqu'à  sa  mort  il 
[lui-même]  garde  l'inquiétude  de  la  perfection,  ce  mécontentement  de 
soi-même  qui  n'est  que  le  sentiment  de  sa  réelle  impuissance.  A  mesure 
qu'il  s'affine  dans  sa  vie  morale,  il  voit  se  creuser  l'abîme  qui  le  sépare  de 
Dieu.  Plus  il  s'approche  de  la  perfection,  plus  il  la  voit  fuir  devant  lui. 
Aussi  sa  vie  est-elle  un  rejaillissement  perpétuel,  un  perpétuel  mouvement, 
une  glorieuse  ascension,  et  comme  une  escalade  du  ciel  qui  ne  laisse  nul 
répit.  »  Comment  remédier  à  cette  impuissance  foncière?  La  voix  qui  crie 
dans  le  désert  le  lui  indique:  «  Ce  n'est  pas  toi  qui  te  donneras  des  ailes.  .  . 
Prends  cette  main  sanglante  qui  t'est  tendue.  Veille  et  prie  ...»  Et  le 
vovageur,  la  gorge  serrée  supplie:  «Mon  Dieu,  manifestez-vous  enfin, 
puisque  vous  seul  pouvez  le  faire  et  que  je  ne  suis  rien  »  (Les  Voix)  . 

De  plus  en  plus  son  âme  devient  une  inquiétude  qui  se  dit:  elle  se 
fait  désir,  vivante  supplique,  ouverture  béante,  exigeant  la  vérité  d'abord, 
et  toutes  les  vertus.  Les  sommets  de  la  vérité  seront  pour  jamais  fermés 
à  bien  des  esprits.  Sa  lumière  vierge  requiert  la  virginité  d'esprit,  c'est- 
à-dire  une  adhésion  inconditionnée,  une  requête  simple,  sans  cadre  impo- 
sé et  sans  mainmise  anticipée  sur  ce  qui  paraît  être  le  vrai,  une  demande 
blanche  sans  prises  tenaces  sur  d'inaliénables  préjugés,  l'humilité  en  som- 
me, celle  qui  dans  l'ordre  surnaturel  fait  les  saints  et  qui,  en  philosophie, 
suscite  les  vrais  métaphysiciens. 

Dès  son  arrivée  en  Mauritanie,  Psichari  se  dispose  à  cette  purifica- 
tion de  ses  facultés.  Son  honnêteté  de  soldat  qui  «  est  une  candide  bonne 
foi,  une  sincérité  naïve,  une  enfantine  naïveté  .  .  .  qui  n'a  peur  de  rien, 
pas  même  de  la  vérité  »,  s'accommode  bien  de  cette  terre  «  sans  ambages 


330  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

sans  feintes,  sans  fourberie  ni  cafardise  »  (Les  Voix) .  A  tout  instant,  à 
cette  âme  méditative  et  droite,  la  nature  fraternelle  indique  le  ciel  ou 
s'éclipse  devant  la  Divinité  qu'elle  vient  de  révéler.  «  Voici  une  plaine  si- 
lencieuse et  nue,  et  comme  elle,  notre  âme  sera  silencieuse  et  nue,  pour 
qu'elle  entende  ce  grand  bruit  et  cette  présence  qui  y  était  »   (Les  Voix) . 

Soupçonner  l'existence  et  le  prix  des  royaumes  réservés  de  la  pureté 
témoigne  déjà  d'une  certaine  intériorité  du  regard;  les  envier  et  les  vouloir 
mériter  supposent  beaucoup  de  renoncement  à  soi-même  et  une  grande  ob- 
jectivité. «  O  beaux  royaumes  de  l'intelligence,  qui  ne  souffrez  que  les 
âmes  transparentes  des  saints,  belles  régions  .  .  .  qui  ne  voulez  que  les  purs 
et  les  sages  selon  le  ciel  .  .  .  heureux  et  bienheureux  ceux  qui  vous  ont 
désirés  dans  l'innocence  et  dans  la  force  de  leur  âge  »  (Le  Voyage)  !  Et 
ce  texte,  le  plus  caractéristique  de  son  attitude  devant  la  vérité:  «  Voilà 
la  base;  ne  pas  résister  à  la  vérité  quelle  qu'elle  soit,  attendre,  attendre  pa- 
tiemment, sans  nervosité,  sans  inquiétude,  attendre  l'hôte  que  l'on  désire, 
et  dent,  pourtant,  on  ne  sait  rien  »  (Les  Voix) .  Nous  ne  serons  jamais 
que  de  grands  quêteurs,  surtout  dans  l'ordre  de  la  Grâce.  Aussi  bien, 
cette  main  tendue,  voilée  d'humble  patience,  sera  toujours  le  geste  qu'il 
faut. 

Cette  démission  de  notre  sens  propre  tournera-t-elle  en  insignifiante 
obséquiosité,  ou  bien,  nous  sera-t-il  permis  d'associer  à  cette  attitude  res- 
pectueuse vis-à-vis  de  la  vérité,  un  peu  de  stimulant  et  de  rigueur  à  notre 
endroit?  Certains  textes  de  notre  ami  apparemment  contradictoires  s'ex- 
pliqueraient de  la  sorte,  de  même  que  certains  cris  de  l'âme  à  la  fois  légiti- 
mes, normaux  et  si  humains. 

La  vérité,  il  se  violente  pour  l'obtenir.  Exercée  contre  et  en  soi-même, 
et  née  de  telles  dispositions,  la  violence  pousse  aux  louables  hardiesses  et 
conduit  promptement  au  but.  «  Il  ne  s'arrêtera  plus  qu'il  n'ait  trouvé 
l'ordre  parfait  et  la  suave  harmonie  de  la  vérité  ...  Il  est  embarqué  dans 
l'absolu  »  et  «  est  assuré  de  ne  plus  s'arrêter  dans  la  voie  du  perfectionne- 
ment intérieur  »  (Les  Voix) .  «  Il  veut  la  vérité  avec  violence.  Il  est  celai 
qui  forcera  le  ciel,  il  est  ce  violent  qui  ravira  de  haute  main  l'éternité  » 
(Le  Voyage)  . 

L'ordre  de  l'armée  ne  lui  suffit  plus,  il  aspire  à  l'ordre  parfait  et  à  la 
vérité  totale.   Son  ami  Jacques  Maritain,  ses  propres  lectures  de  l'Evan- 


L'IMMORTELLE  INQUIÉTUDE  DU  CŒUR  QUI  SAIT  S'ENTENDRE     331 

gile  et  de  Bossuet  lui  révèlent  un  ordre  supérieur,  l'ordre  chrétien  où  l'âme 
trouve  à  l'infini  les  possibilités  de  dilatation.  Quelle  merveille  et  quelle 
fascination.  Cette  innombrable  armée  des  apôtres,  des  vierges  et  des  mar- 
tyrs, si  beaux  et  si  hauts  dans  l'éclat  de  leur  lumineuse  charité!  Quelle  avi- 
dité de  les  aller  rejoindre!  «  Tous  me  font  violence,  m'enlèvent  par  la 
force  vers  le  ciel  supérieur,  et  je  veux,  je  veux  de  tout  mon  cœur  leur  pu- 
reté, je  veux  leur  humilité  et  leur  pitié,  je  veux  la  chasteté  qui  les  ceint,  et 
la  piété  qui  les  couronne,  je  veux  leur  grâce  et  leur  force.  Je  ne  m'arrê- 
terai pas,  je  m'avancerai  vers  la  plus  haute  humanité,  vers  ce  grand  peu- 
ple qui  est  là-bas,  derrière  le  dernier  étage  de  l'horizon,  entraîné  dans  le 
sillage  immense  du  souffle  divin  »   (Les  Voix) . 

Prévenant  l'objection  de  rêveries  mélancoliques,  de  clair-obscur 
romantique,  dont  on  pourrait  étiqueter  ses  soupirs  passionnés,  il  affirme: 
«  Ce  n'est  pas  un  rêveur,  c'est  un  homme  de  réalités.  Il  vomit,  ce  violent, 
les  consolations  d'un  soir  religieux,  car  il  n'est  pas  de  consolation  hors  de 
la  clarté  de  midi  et  de  l'étincelante  certitude.  Il  maudit  la  paix  du  cœur 
(non  celle  qui  est  dans  l'ordre) ,  car  il  n'est  de  paix  que  de  la  raison  ».  Il 
n'a  plus  qu'un  tourment:  «  le  désir  de  la  connaissance  essentielle.  .  .  le 
pain  de  la  substantielle  réalité  »  (Le  Voyage) .  Ses  effusions  jaillissent  de 
sources  surnaturelles,  et  la  grâce  qui  les  produit  ne  tarde  pas  à  se  commu- 
niquer tout  entière.  Il  pressent  tout  ému  de  reconnaissance  que  le  Christ 
le  lie.  Claudel  prête  à  Dieu  ces  paroles  adressées  à  Psichari:  «  Pleure,  tu 
n'auras  jamais  assez  de  larmes  pour  comprendre  à  quel  point  tu  m'étais 
indispensable  T  !  » 

Bénis  soient  les  désirs  et  l'attente  de  ce  voyageur,  puisque  par  eux  et 
à  cause  d'eux  il  débouche  enfin  sur  une  avenue  baignée  de  la  jeunesse  d'une 
aube  naissante:  w  O  la  douce,  la  pénétrante  lumière!  Qu'il  est  heureux 
l'inquiet  soldat,  quand  il  aperçoit  ce  bel  équilibre  de  la  raison  chrétien- 
ne ..  .  Tout  est  lié,  désormais,  en  lui  et  hors  de  lui.  Il  se  connaît  et  il  con- 
naît Dieu.  Il  s'est  taillé  sa  part  dans  l'héritage  de  la  Croix,  et  ce  champ 
où  il  se  promène,  il  est  sa  possession  dans  l'éternité  »   (Le  Voyage) . 


7  Lettres  du  Centurion,  Préface,  Paris,  Conard,  1933,  p.  XIV.  Par  la  hauteur 
de  pensée  où  elle  atteint,  cette  préface,  qui  unit  les  plus  hautes  conceptions  à  la  plus 
étonnante  simplicité,  nous  rappelle  le  Mystère  de  Jésus.  Chez  Pascal  et  Claudel,  c'est 
le  même  attendrissement  ravi  devant  l'amour  gratuit  de  Dieu  auquel  nous  ne  pouvons 
échapper  et  qui  s'impose  au  nôtre. 


332  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

Dieu  exauce  les  prières  ininterrompues  de  cette  âme  pour  obtenir  la 
foi,  une  foi  couronnée  d'actes  jaillissants  et  forts.  Un  matin  de  janvier 
1913,  le  petit-fils  de  Renan  s'agenouille  et  reçoit  son  Dieu  pour  la  pre- 
mière fois  en  son  cœur  purifié  et  heureux  de  la  joie  des  anges.  L'inquié- 
tude jamais  apaisée  de  son  cœur  de  vaillant  l'a  conduit  jusqu'à  l'union 
eucharistique,  et  cette  première  visite  laisse  en  lui  l'irrépressible  aspiration 
vers  une  union  constante  et  un  éternel  amour. 

III.  —  OÙ  L'INQUIÉTUDE  N'ASPIRE  PLUS  QU'À  AIMER. 

Une  irrésistible  poussée  lance  les  âmes  en  des  cheminements  frater- 
nels vers  Jésus-Christ  qui  suscite  la  soif  et  les  désirs  pour  qu'on  le  recher- 
che, et  qu'on  trouve  en  lui  réponse  et  apaisements.  Il  pousse  à  l'amour 
et  lui-même  se  découvre  l'Amour.  Très  tôt,  Ernest  Psichari  se  sent  vive- 
ment attiré  vers  l'eucharistie.  Cet  amant  du  concret,  de  la  réalité  vraie, 
dédaigneux  des  formules  vagues  et  abstraites,  considère  Jésus-Eucharis- 
tie —  ainsi  qu'on  doit  le  faire  —  comme  un  être  personnel  avec  qui  i! 
entretient  des  communications  de  personne  à  personne,  qui  devient  nous 
pour  que  nous  devenions  lui  dans  l'étonnant  mystère  du  don  de  son  corps 
et  de  son  sang. 

«  Il  est  beau  de  n'avoir  qu'une  idée,  l'Eucharistie.  Ô  Jésus,  j'ai  faim 
et  soif  de  vous,  je  vous  désire  de  tout  mon  cœur.  »  Il  voit  en  elle  «  une 
lumière  suave  et  incomparable,  une  vie,  la  seule  vie  »  (Lettres) .  Peut- 
être  aussi  un  instinct  surnaturel  le  pousse-t-il  à  s'appuyer  contre  la  Force 
pour  rester  fidèle  à  son  idéal  de  sacerdoce  et  exorciser  ce  Paris  de  tentations 
et  de  luttes  qui  menace  d'envahir  son  âme.  «  L'idée,  c'est  une  image,  une 
représentation  abstraite,  dit  Paul  Bourget,  la  passion,  c'est  du  réel  qui 
vous  mord,  qui  vous  brûle  8.  »  Pour  Psichari,  rien  de  plus  réel  mainte- 
nant et  de  plus  brûlant  que  son  désir  de  Jésus-Christ.  «  Personne  infinie 
et  différenciée,  une  Personne  invisible  et  pourtant  réelle  »  qui  est  plus 
qu'un  principe  ou  une  idée,  «  qui  n'est  pas  le  Bien,  ou  la  Raison,  ou 
l'Idéal,  mais  qui  est  une  Personne,  c'est-à-dire,  Jésus-Christ,  le  Média- 
teur, Jésus-Christ,  la  Deuxième  Personne  «   (Le  Voyage) . 

8  Le  Démon  de  Midi,  cité  par  le  R.  P.  S.  PELLETIER,  o.m.i.,    La    Nature    et    la 
Grâce  chez  Paul  Bourget,  Ottawa,  Editions  de  l'Université  d'Ottawa,   1940,  p.  92. 


L'IMMORTELLE  INQUIÉTUDE  DU  CŒUR  QUI  SAIT  S'ENTENDRE     333 

Cet  amour  victorieux  de  toute  autre  flamme  ne  nous  surprend  pas. 
Comment  n'aurait-il  pas  cédé  à  sa  nature  capable  d'excès  et  d'emporte- 
ments inouïs,  et  exaucé  ce  cœur  dont  il  n'avait  pu  sonder  le  fond,  lorsque 
enfin  il  a  rencontré  et  possède  Celui  que  jamais  il  ne  peut  trop  aimer,  le 
Bien  souverain,  seul  objet  que  n'excèdent  pas  les  grands  mots  d'adoration, 
de  dévouement  éternel,  d'amour  exclusif  et  absolu. 

Cette  exclusivité  pour  Dieu  n'entraîne  pas  pour  autant  le  rejet  des 
autres  choses.  Elle  fait  bon  accueil  à  toutes  les  œuvres  divines  et  surtout 
à  l'homme,  car  en  lui  c'est  Dieu  qu'elle  retrouve  dans  le  rejaillissement 
multiforme  de  son  cœur.  Le  père  d'Ernest  remarquait  que  son  fils  ne 
rencontrait  personne  «  sans  que  son  œil  et  son  cœur  ne  cherchassent  à  re- 
connaître .  .  .  l'être  humain,  à  repérer  chez  chacun,  dans  le  civil  comme 
dans  le  militaire,  l'individu  distinct,  intéressant  9  »,  nous  ajouterions  le 
chrétien,  aimé  d'un  amour  particulier  et  qu'il  cherchait  à  rapprocher  da- 
vantage de  Dieu. 

Par  un  vrai  culte  de  la  croix  qui  fixe  son  cœur  «  inter  mundanas  va- 
rietates  »  et  qui  répare  ses  faiblesses  et  ses  reprises,  la  démission  de  lui- 
même  et  l'appartenance  à  Jésus-Christ  se  poursuivent  sans  cesse  au  de- 
dans de  lui-même.  Cette  désappropriation  de  son  être  et  cette  appropria- 
tion de  Dieu,  par  un  apparent  paradoxe,  le  conduisent  à  une  plus  sûre  pos- 
session de  lui-même  dans  une  vie  transposée  où  la  personnalité  divine  ins- 
pire et  modèle  ses  pensées  et  ses  actions.  Son  âme  grandit  en  transparence 
et  en  sérénité,  elle  «  renonce  à  toute  agitation  pour  n'être  qu'à  la  paix  de 
Jésus,  à  tout  excès  sinon  de  charité,  à  tout  désordre  pour  n'être  plus  que 
mansuétude  »  (Lettres) ,  pour  n'être  plus  qu'une  silencieuse  et  pure  épi  • 
phanie  de  Dieu. 

Quand  sa  mort  héroïque,  en  Belgique,  au  mois  d'août  1914,  s'en 
vient  changer  sa  vie  généreusement  offerte  pour  l'Église  et  la  France,  ii 
va  rapidement  à  la  rencontre  de  l'Ami,  par  la  fidélité  à  son  devoir  d'état, 
par  une  présence  d'esprit  presque  continue  auprès  de  l'Eucharistie,  et  une 
charité  étonnante  auprès  des  hommes,  ses  frères,  compagnons  des  mêmes 
peines,  héritiers  des  mêmes  espérances  éternelles.  Ses  désirs  ont  atteint  la 
limite  où  ils  peuvent  raisonnablement  tendre. 

0   Soeur  ANSELMINE,  Jean  Psicharî,  Pl.N.  Paris   1919,  p.   15  7. 


334 


REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 


Entre  la  pointe  de  ses  désirs  et  l'état  où  il  est  parvenu,  il  y  a  une 
grande  marge  pour  lui  comme  pour  toutes  les  âmes.  C'est  la  distance  où 
s'alimente  à  tout  instant  «  l'immortelle  inquiétude  du  cœur  qui  sait  s'en- 
tendre ». 


Hermann  MORIN,  o.  m.  i. 


La  vie  religieuse  en  France 


NOS  FRÈRES  ENSEIGNANTS. 

Des  livres  récents,  St.  Jean  Baptiste  de  la  Salle,  et  le  Bx  Gtignion 
de  Montfort  de  Gaétan  Bernoville,  ont  appelé  l'attention  du  public  sur 
l'histoire  de  l'éducation  populaire  en  France. 

C'est  à  la  fin  du  XVIIe  siècle  que  l'école  rurale,  jusque  là  rattachée 
à  la  mission  des  campagnes,  devient  autonome  et  prend  l'ampleur  que 
réclament  les  besoins.  Dans  tous  les  milieux,  dans  ce  qu'on  appelle  le 
monde,  dans  les  cercles  lettrés,  chez  les  philosophes  aussi  bien  que  dans 
l'Eglise,  naît,  grandit  et  se  propage  une  véritable  ferveur  pédagogique. 
L'Emile  de  Rousseau  n'a  pas  opéré  une  révolution,  il  a  consacré  une 
évolution. 

Sauf  dans  l'aristocratie  et  dans  la  bourgeoisie,  on  donne  moins 
d'attention  à  l'éducation  des  filles  qu'à  celle  des  garçons.  Les  grandes 
congrégations  féminines  pour  l'enseignement  populaire  ne  paraîtront 
qu'au  XIXe  siècle;  il  est  vrai  qu'elles  foisonneront. 

Au  début  du  XVIIIe  siècle,  la  grande  innovation  dans  ce  domaine 
est  la  création  du  frère,  maître  d'école.  Alors  naissent  la  congrégation 
des  Frères  des  Ecoles  chrétiennes,  fondée  par  saint  Jean-Baptiste  de  la 
Salle,  et  la  Congrégation  des  Frères  de  Saint  Gabriel  fondée  par  le  Bx 
Grignion  de  Montfort,  modeste  au  début  et  appelé  à  une  brillante  fortune. 
Si  on  ajoute  à  ces  deux  grandes  sociétés  celles  qui  se  sont  développées  au 
XIXe  siècle,  les  Frères  Marianites,  les  Frères  de  Saint  Vincent  de  Paul 
et    d'autres   encore,    on    se   trouve    en   présence  d'une  milice  compacte  de 


336  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

quarante  mille  instituteurs.  Dispersés,  éprouvés,  décimés  par  la  grande 
tourmente,  où  ils  ont  fait  simplement  leur  devoir,  ils  achèvent  leur 
regroupement;  ils  ont  renouvelé  leurs  états-majors,  et  ils  sont  prêts 
pour  une  activité  nouvelle,  fidèle  à  la  tradition  séculaire,  et  adaptée  avec 
souplesse  aux  besoins  chaque  jour  nouveaux. 

La  physionomie  du  frère  n'a  pas  changé.  Comme  autrefois,  il  est 
presque  toujours  fils  du  laboureur  des  champs  ou  de  l'ouvrier  des  fau- 
bourgs; destiné  à  former  les  enfants  du  peuple,  il  est  du  peuple.  Au 
début  de  sa  vocation,  on  a  limité  son  horizon  et  il  a  accepté  volontaire- 
ment ces  limites;  il  s'interdira  le  désir  de  devenir  prêtre  et  il  n'aura  ni 
le  prestige,  ni  les  joies  du  sacerdoce.  Humble  religieux,  attaché  par 
vœux  à  l'instruction  du  peuple,  il  enferme  ses  rêves  et  ses  élans  dans 
l'étroite  enceinte  d'une  salle  de  classe.  Il  ne  sortira  pas  de  là.  Il  n'ira 
pas,  comme  le  missionnaire,  à  travers  le  monde  à  la  recherche  de  nou- 
veaux fidèles.  Il  viendra  peut-être  après,  quand  la  chrétienté  sera  consti- 
tuée, serviteur,  non  maître.  Partout  où  il  y  aura  des  enfants  à  instruire, 
si  ses  chefs  l'y  envoient,  il  ira,  bon  routier  du  Seigneur,  toujours  prêt 
à  recommencer  l'alphabet. 

Il  ne  s'en  fait  pas  accroire.  Sa  robe  n'est  pas  une  soutane  ajustée 
suivant  certaines  règles  d'élégance;  c'est  un  manteau  flottant,  sans  pré- 
tention, pour  garantir  de  la  pluie  et  du  froid;  quelquefois  même,  les 
manches  en  sont  flottantes  pour  bien  montrer  que  les  bras  sont  toujours 
prêts  à  l'action. 

Il  apporte  avec  lui  sa  méthode.  Certes,  elle  s'est  modifiée  au  cours 
des  siècles,  mais  elle  est  restée  fidèle  à  quelques  principes  qu'on  a  aban- 
donnés depuis  et  dont  on  commence  à  comprendre  qu'il  est  plus  facile 
d'en  déceler  le  caractère  élémentaire  que  de  les  remplacer;  l'école  popu- 
laire apprendra  d'abord  à  l'enfant  à  bien  lire  à  haute  voix,  à  écrire 
lisiblement  et  élégamment,  à  compter  vite  et  d'une  manière  pratique. 
C'est  ce  mot  de  pratique  qui  qualifie  à  merveille  toutes  les  démarches 
de  la  pédagogie  des  Frères.  Ils  ne  se  proposent  pas  un  but  abstrait,  la 
culture  de  l'homme  idéal.  Sincères  dans  leur  humilité,  comme  le  leur 
ont  recommandé  leurs  fondateurs,  ils  ont  en  vue  l'éducation  d'un  enfant 
du  peuple  qui  devra  exceller  dans  son  milieu  et  dans  son  métier,  labou- 
reur, horticulteur,  artisan,  ouvrier  de  toutes  mains.  Et  c'est  pour  cela 


LA  VIE  RELIGIEUSE  EN  FRANCE  337 

qu'ils  ont  créé  leurs  écoles  d'agriculture  et  leurs  écoles  d'arts  et  métiers 
où  les  théories  savantes  ne  dévorent  pas  la  pratique.  L'enfant  y  apprend 
les  principes  essentiels,  et  surtout  les  procédés  techniques  et  acquiert  la 
rapidité  du  coup  d'œil  et  la  souplesse  de  la  main,  non  pas  par  des 
exercices  d'application,  comme  on  dit  dans  les  livres,  mais  en  s'appli- 
quant  réellement  au  métier,  sous  la  direction  d'un  professionnel. 

Le  frère  enseignant  a  suivi  l'élan  colonisateur  et  missionnaire  qui 
a  entraîné  les  jeunes  français  à  travers  le  monde  depuis  environ  un  siècle. 
On  le  trouve  sous  toutes  les  latitudes  et,  à  voir  les  flots  pressés  de  ses 
élèves,  comme  à  Alexandrie  ou  au  Liban,  au  Brésil  ou  ailleurs,  on 
mesure  la  confiance  spontanée  que  lui  ont  donnée  tous  les  peuples.  C'est 
que  s'il  reste  français  de  cœur,  comme  il  est  naturel,  il  se  sent  en  même 
temps  catholique,  c'est-à-dire  universel,  prêt  à  comprendre  et  à  aimer 
les  enfants  de  la  nation  qui  l'a  accueilli.  Il  les  élève,  en  homme  pratique, 
dans  le  sens  où  ils  réaliseront  le  plus  parfaitement  leur  idéal  national. 
Inventif,  débrouillard,  il  a  vite  discerné  le  parti  que  l'on  peut  tirer  des 
habiletés  locales;  et  comme  il  est  humble  et  se  méfie  de  ses  propres 
lumières,  il  profite  de  tout  ce  qu'il  rencontre  et  en  apporte  le  bénéfice 
au  centre  de  son  institut.  C'est  ainsi  que  dans  les  communautés  de  frères, 
françaises  par  leur  fondateur  et  par  leur  direction  générale,  mais  en 
fait  internationales  par  leur  esprit  et  par  leur  activité,  il  circule  un  cou- 
rant continu  d'innovations  et  de  transformations;  ce  ne  sont  pas  de 
grandes  idées,  des  systèmes  idéologiques,  le  frère  se  méfie  de  ces  thèmes 
ambitieux;  ce  sont  des  méthodes,  des  procédés,  des  recettes,  dont  on  a 
vu  ailleurs  les  effets  merveilleux,  et  qu'on  essaie  prudemment  de  trans- 
planter, comme  on  tente  d'acclimater  une  faune  ou  une  flore  inconnue 
à  nos  climats. 

J'ai  parlé  d'esprit  débrouillard,  d'esprit  pratique,  de  souplesse  dans 
l'adaptation.  Cela  ne  suffirait  pas  à  expliquer  le  rendement.  Il  y  faut 
ajouter  le  dévouement  et  cette  possibilité  quasi  illimitée  d'action  que 
donne  une  règle  qui  enferme  l'homme  entre  quatre  murs,  le  met  debout 
en  toute  saison  à  cinq  heures  du  matin,  lui  fixe  pour  chaque  minute  un 
labeur  précis  et  l'oblige  à  se  coucher  à  neuf  heures  du  soir  pour  établir 
une  fois  pour  toutes  l'équilibre  du  jour  et  de  la  nuit,  l'équilibre  sauveur. 
C'est  la  règle  religieuse,   non  pas  imposée,  mais  aimée,   car  le  frère  est 


338  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

un  homme  qui  aime  son  métier,  qui  aime  Dieu  dans  les  enfants,  et  les 
enfants  comme  des  créatures  de  Dieu. 

Ces  sentiments  simples  prenant  leur  point  d'appui  sur  la  connais- 
sance exacte  du  catéchisme,  voilà  bien,  je  crois,  à  peu  près  toute  la 
spiritualité  du  frère,  toute  sa  mystique.  Comme  on  dit  aujourd'hui. 
C'est  efficient  et  ce  n'est  pas  encombrant.  Il  ne  faut  pas  l'encombrer,  car 
il  doit  être  toujours  prêt  à  partir  pour  les  extrémités  du  monde,  comme 
un  voyageur  sans  bagages,  chargé  seulement  de  son  idéal  et  de  son  obéis- 
sance; et  ce  ne  sont  pas  (là  des  fardeaux,  ce  sont  des  ailes. 

Il  m'a  été  donné  de  visiter  en  France  et  hors  de  France  des  types 
divers  d'écoles  tenues  par  des  frères  de  diverses  communautés.  J'ai  ren- 
contré partout  le  même  accueil,  simple  et  déférent;  et  j'ai  l'impression 
d'avoir  vu  partout  les  mêmes  visages  d'enfants,  malgré  les  différences 
de  races:  partout  la  même  politesse,  le  même  regard  très  droit,  et  le 
même  rire.  Oh!  le  rire  des  enfants  des  frères! 

Dire  que  j'ai  eu  la  fatuité  de  penser  que  c'était  le  rire  français; 
c'est  le  rire  de  l'enfant,  le  rire  qui  est  au  fond  de  l'âme  enfantine,  de 
toute  âme  enfantine;  seulement,  les  frères  savent  le  faire  éclore.  Pour  y 
réussir  il  faut  avoir  des  âmes  candides  et  fraîches  comme  celles  des 
enfants. 

J.  Cal vet, 

Recteur  éméritc 

de  l'Institut  catholique 

de  Paris. 


L'orfèvre  Michel  Levasseur 


A  L'ONCLE  GASPARD 

Rien  de  plus  décevant  que  la  chronique,  pleine  d'incertitude  et 
J'embûches,  de  certains  artisans  de  la  Nouvelle-France  du  début  du 
XVIIIe  siècle.  Rien  de  plus  odieux,  semble-t-il,  que  l'ombre  opaque 
qui  les  dissimule  à  nos  investigations,  s'il  arrive  par  hasard  qu'ils  ont 
joué  un  bout  de  rôle  au  milieu  de  leurs  contemporains  ou  pesé  sur 
l'évolution  de  (leur  art.  On  a  beau  remuer  des  monceaux  de  paperasses 
et  interroger  des  dizaines  de  gros  livres,  on  ne  découvre  que  des  anecdotes 
banales  ou  douteuses,  de  sèches  mentions  d'état  civil  ou  des  références 
invérifiables;  on  s'ingénie  à  retrouver  leurs  œuvres,  ne  serait-ce  qu'une 
seule  parfaitement  authentique,  et  rien  ne  se  laisse  saisir,  sauf  quelque 
lointaine  allusion  à  un  ouvrage  qui,  d'ailleurs,  aurait  disparu.  .  . 

C'est  le  cas  de  Micheil  Levasseur.  Orfèvre,  il  l'a  été  sans  aucun 
doute  possible:  plusieurs  actes  de  l'état  civil  lui  donnent  ce  titre;  et  un 
contrat  notarié,  dont  on  lira  plus  loin  la  description,  se  rapporte  préci- 
sément à  l'un  de  ses  apprentis-orfèvres.  Si  l'on  admet  —  et  pour  ma  part, 
j'en  conviens  volontiers  —  que  Jean  Villain,  cet  «  orpheure  trauaillant, 
demeurant  en  l'Isle  d'Orléans»  que  signale  le  recensement  de  1667, 
n'a  laissé  aucun  témoignage  de  sa  maîtrise  ni  de  son  art,  il  faut  bien 
alors  considérer  Michel  Levasseur  comme  notre  premier  orfèvre,  tout 
au  moins  notre  premier  maître  en  argenterie,  le  maître  des  deux  plus 
anciens  orfèvres  nés  en  Nouvelle-France,  Pierre  Gauvreau  et  Jacques 
Page. 


340  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Michel  Levasseur  est  un  Français  de  France.  Quand  il  débarque  à 
Québec  à  l'automne  de  1699,  il  est  déjà  orfèvre,  marié,  peut-être  même 
père  de  famille.  Il  ne  peut  donc  être  question,  à  son  sujet,  de  brevet 
d'apprentissage  avec  l'un  de  nos  orfèvres,  ni  d'acte  de  mariage  —  autant 
de  raisons  de  ne  pas  connaître  le  nom  de  son  maître,  ni  sa  ville  d'origine, 
ni  les  noms  de  ses  parents. 

Le  20  juin  1700,  sa  femme,  Madeleine  de  Villers,  lui  donne  une 
fille,  Elisabeth,  dont  le  parrain  est  le  lieutenant  de  Champigny  et  la 
marraine,  dame  François  Hazeur,  épouse  d'un  négociant  de  la  Basse- 
Ville.  Deux  ans  après,  le  10  septembre,  Madeleine  de  Villers  met  au 
monde  un  fils,  Jean,  que  le  marchand  Jean  Sébille  et  la  fille  de  l'armu- 
rier Thibierge  tiennent  sur  les  fonts  baptismaux  de  la  cathédrale.  Le 
26  septembre  1704,  les  époux  Levasseur  font  encore  baptiser;  c'est  une 
fille,  Catherine,  dont  le  parrain  est  l'avocat  Duchesneau  et  la  marraine, 
Catherine  Delino.  Le  25  avril  17'06.  .  . 

En  continuant  de  feuilleter  les  pages  de  l'état  civil  de  Notre-Dame 
de  Québec,  on  en  arrive  à  connaître  non  seulement  toute  la  famille 
Levasseur,  mais  encore  quelques-uns  de  ses  familiers.  Que  pendant  son 
séjour  à  Québec,  sa  femme  lui  donne  sept  enfants,  dont  les  deux  derniers, 
Marguerite  et  Marie-Angélique,  meurent  en  nourrice  à  l'Ancienne- 
Lorette  en  1711  et  en  1712,  rien  de  bien  important  dans  ces  faits.  Ce 
sont  les  parrainages  qui  offrent  quelque  intérêt.  En  1706,  au  baptême 
de  Marie-Anne,  c'est  le  marchand  Jean-François  Hazeur  qui  est  le  com- 
père; la  commère  est  la  future  madame  Regnard-Duplessis.  Le  parrain 
de  Robert  né  en  1707  est  le  garde-magasin  Desnoyers  et  la  marraine, 
Marie  Vinard,  «  femme  de  monsr  le  seruiteur  de  Monsieur  le  gouuer- 
neur  »  ;  les  parrains  des  autres  enfants  sont  l'armurier  Etienne  Thibierge 
et  Antoine  Desnoyers. 

Ces  mentions  d'état  civil  nous  font  voir  que  Levasseur  est  mêlé 
d'assez  près  à  la  vie  bourgeoise  et  artisanale  de  la  petite  ville.  Il  a  sa 
boutique  à  l'angle  des  rues  Cul-de-Sac  et  Sous-le-Fort.  Il  ne  manque 
pas,  semble-t-il,  de  besogne.  On  sait  peu  de  chose,  il  est  vrai,  de  sa 
production  artistique  ;  mais  ce  peu  de  chose  ne  manque  pas  d'intérêt, 
et  je  le  fais  connaître  dans  le  seul  dessein  d'orienter  les  recherches  de 
quelque  curieux  d'histoire. 


L'ORFÈVRE  MICHEL  LEVASSEUR  341 

Je  commence  par  les  imprimés.  La  plus  ancienne  mention  qui 
concerne  Michel  Levasseur  se  trouve  dans  les  Mémoires  de  la  Société 
royale  du  Canada,  à  la  date  de  1 9 1 8  1  ;  Alfred  Jones  y  publie  une  assez 
longue  étude  de  l'argenterie  religieuse  du  Canada  et  écrit  quelques  mots 
sur  Levasseur  et  ses  deux  apprentis.  Ce  sont  ces  quelques  mots  qui,  je 
le  confesse,  m'ont  permis  de  retrouver  les  textes  originaux  que  je  trans- 
cris plus  loin. 

Onze  ans  après,  Edward  Wenham  fait  paraître,  dans  la  revue 
américaine  The  Spur,  un  article  sur  notre  orfèvrerie;  dans  les  phrases 
qu'il  consacre  à  Levasseur,  il  ne  nous  apprend  rien  de  nouveau,  mais 
il  lui  attribue  un  joli  vase  à  fleurs  qui  se  trouve  dans  le  trésor  de  Lorette 
et  qui,  malheureusement  pour  Wenham,  porte  des  poinçons  de  province 
française. 

Dans  Deux  cents  ans  d'orfèvrerie  chez  nous  2,  monsieur  Marius 
Barbeau  donne  peu  de  détails  sur  Levasseur.  Mais  dans  The  Old  Silver 
of  Quebec ^,  monsieur  Ramsay  Traquair  écrit  ces  lignes:  «His  name 
appears  in  the  accounts  of  the  Basilica  at  Quebec  in  1707  and  1703 
and  in  those  of  the  Seminary  for  1709  (Barbeau).  His  eldest  daughter 
Elizabeth  was  born  in  Montreal  in  1700  (Tanguay) .  »  Monsieur 
Traquair  a  bien  tort  d'attribuer  à  monseigneur  Tanguay  la  naissance 
d'Elisabeth  Levasseur  à  Montréal,  car  le  généalogiste  la  fait  naître  à 
Québec4;  mais  il  a  raison  de  signaler  les  comptes  de  Notre-Dame  et  du 
Séminaire,  car  ils  nous  apprennent  que  Levasseur  a  effectué  des  répara- 
tions de  vases  d'argent,  entre  1707  et  1709.  Et  il  est  possible  que  l'on 
trouve  son  nom  dans  d'autres  archives  paroissiales,  parmi  celles  que 
l'on  a  su  conserver.  .  . 

Et  voici  maintenant  les  pièces  d'archives  inédites.  Elles  ne  sont 
pas  nombreuses,  mais  elles  projettent  un  peu  de  clarté  sur  la  carrière 
de  notre  orfèvre.  Interrogeons  d'abord  les  inventaires  après  décès  dressés 
de  1700  à  1710  et  conservés  aux  Archives  judiciaires  de  Québec.  Il 
serait  étonnant  de  n'y  pas  voir  figurer  le  nom  de  Levasseur.  Il  y  figure, 
et  à  plusieurs  reprises,  à  des  titres  divers.  Dans  l'inventaire  de  Jacques 
de  Joybert,  «  chevalier  Seigneur  de  Soulange  et  de  marsan  viuant  Ensei- 

1  Voir  p.    141    et  suiv. 

2  Ottawa,   1939    {Mémoires  de  la  Société  royale  du  Canada). 

3  Toronto,    1940,  p.   28. 

4  Voir  Dictionnaire  généalogique,  vol.  I,   p.   392. 


342  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

gne  sur  les  vaisseaux  du  Roy  et  Capitaine  d'une  Compagnie  franche 
des  trouppes  du  détachement  de  la  marine  »,  fait  en  présence  du  comte 
de  Vaudreuil,  la  veuve  du  défunt  «  déclare  que  Led  Feu  Sieur  de  Sou- 
lange  a  donné  es  mains  du  Sieur  Levasseur  orfèvre  quatre  marcs  trois 
onces  deux  gros  de  Vieil  argent  (dans  Lequel  est  entré  Six  Vieilles 
CeiiiMeres  et  six  vieilles  fourchettes  qui  apartenaient  a  lad  dame  veuve) 
et  quatre  vingt  Seize  livres  monnoye  de  France  et  une  vieille  espée 
poignée  dargent  que  led  Levasseur  a  dit  alad  dame  veuve  avoir  vendue 
vingt  cinq  Livres  du  pays,  pour  luy  fabriquer  douze  Ceûilleres  et  douze 
fourchettes  d'argent  a  la  mode 5  .  .  .  »  Douze  cuillers  et  douze  four- 
chettes d'argent  à  la  model  Souhaitons  que  cette  argenterie  n'ait  pas 
été  toute  envoyée  à  la  fonte. 

Un  autre  inventaire,  celui  de  Marie-Jeanne  Baby 6,  épouse  du 
marchand  québécois  Claude  Pauperet,  contient  le  nom  de  Levasseur, 
mais  cette  fois  comme  débiteur  de  la  communauté  Pauperet-Baby;  au 
reste,  il  est  en  bonne  compagnie,  puisque  ses  codébiteurs  se  nomment 
Noël  Levasseur,  François  de  La  joue  l'architecte,  Joseph  Maillou  le 
maître-maçon  et  Jean  Maillou,  aussi  maçon  et  architecte  à  ses  heures; 
voici  l'entrée:  «  (Dû)  par  le  Sieur  Levasseur  orphevre  a  folio  118. 
La  somme  de  neuf  Livres  dix  Sols  cy  .  .  .  » 

Dans  un  acte  de  conventions  dressé  le  9  juillet  1706  par  Maître 
Barbel,  intervenu  entre  Pierre-Normand  Labrière,  taillandier,  et  l'arque- 
busier Pierre  Gauvreau,  au  sujet  du  mur  mitoyen  qui  sépare  leurs 
propriétés  respectives,  Michel  Levasseur  signe  comme  témoin.  Et  le 
lendemain,  10  juillet,  il  devient  locataire  pour  deux  années  du  même 
Pierre-Normand  Labrière;  je  cite  la  pittoresque  description  des  lieux 
loués,  due  au  talent  de  Maître  Barbel  :  «...  une  partie  de  maison  consis- 
tant en  La  moitié  dune  caue  une  chambre  et  deux  cabinets  ayant  veùe 
dun  costé  à  la  Rue  de  Sous  Le  fort  dautre  costé  Sur  La  Rue  du  cul  de 
sac,  une  chambre  et  un  cabinet  au  dessus  auec  un  grenier  et  La  moitié 
dune  Cours  étant  au  bout  delad  maison  et  Les  lieux  ou  priues  dicelle 
maison  ainsy  que  le  tout  se  poursuit  ...» 

Avec    l'affaire    Blondeau,    nous  apprenons  beaucoup  de  choses  sur 

5  Minutier  de  Maître  Louis  Chambalon,  acte  du  2  mai   1703. 

6  Minutier  de  Maître  Louis  Chambalon,  acte  du  27  juillet   1703    (Archives  judi- 
ciaires de  Québec) . 


L'ORFÈVRE  MICHEL  LEVASSEUR  343 

Michel  Levasseur,  Nicolas  Blin  le  graveur  et  Jean-Baptiste  Soulard 
l'arquebusier.  Mais  que  de  complications  inutiles!  Dans  les  Jugements 
et  délibérations  du  Conseil  souverain,  cette  affaire  d'escamotage  d'argen- 
terie occupe  plus  d'une  vingtaine  de  pages  touffues,  écrites  en  ce  style 
tarabiscoté  et  plein  d'abréviations  inattendues,  dont  nos  greffiers  d'autre- 
fois possédaient  le  secret  —  qu'on  essaie,  par  exemple,  de  comprendre 
quoi  que  ce  soit  à  certains  procès-verbaux  de  François  Daine  ...  Il  ne 
peut  être  question  de  raconter  au  long  cette  interminable  histoire.  Je 
la  résume  le  plus  clairement  possible.  Elle  se  divise  en  deux  épisodes 
distincts:  le  premier  a  lieu  en  1703;  le  second,  de  beaucoup  le  plus 
important,  se  déroule  au  cours  de  l'année  1707. 

À  l'automne  1 7'0 3 ,  meurt  à  Québec  un  certain  J)ean-Baptiste 
Blondeau;  il  laisse  dans  le  deuil  sa  femme  Marie  Hot  et  quatre  enfants 
en  bas  âge;  à  Maître  Florent  de  la  Cetière  qui,  le  26  novembre  1703, 
dresse  l'inventaire  des  biens  de  la  communauté,  la  veuve  Hot  fait  la 
plaisante  déclaration  qui  suit:  «...  a  déclaré  Lad  Veuue  avoir  mené 
trois  autres  Cochons  a  la  ville  de  quebecq,  un  Et  La  moitié  d'un  au  Sr 
Levasseur  orpheure  pour  trente  Cinq  livres  duquel  Sr  (Levasseur)  elle 
na  Reçu  que  douze  livres  dont  Elle  En  a  donné  au  Sr  Le  boulangé  curé 
de  Charlebour  dix  livres  pour  acquitter  un  Legs  fait  par  île  deffunt  son 
mari  quelle  Espère  repeter  En  se  Chargent  de  lad  Somme  de  trente 
Cinq  Livres  ...»  D'où  il  résulte  que  l'argent  n'a  pas  d'odeur,  et  que 
notre  orfèvre  redoit  à  la  communauté  Blondeau-Hot  la  somme  de  vingt- 
trois  livres. 

Le  second  épisode,  indépendant  du  premier,  je  le  répète,  met  en 
scène  le  frère  du  précédent  défunt,  Joseph  Blondeau,  capitaine  de  milice 
à  Chardesbourg,  et  sa  femme  Agnès  Giguère,  ci-devant  veuve  de  Charles 
Marquis,  négociant  québécois  qui  s'est  laissé  mourir  en  décembre  1701; 
Charles  Marquis  a  laissé  une  fille,  Marie-Madeleine,  épouse  de  François 
Châteauneuf  de  Montel,  absent  du  pays  à  la  date  de  1707.  Le  procès 
a  lieu  entre  cette  fille,  femme  Montel,  et  l'ex-madame  Marquis,  devenue 
femme  Blondeau;  c'est  donc  une  querelle  de  belle-mère.  Voici  les  chefs 
d'accusation. 

La  belle-fille  Montel  accuse  sa  belle-mère  d'avoir  recelé  la  somme 
de  trois  cent  cinquante  livres  en  argent,  quinze  jours  après  la  mort  de 


344  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Charles  Marquis;  de  s'être  fait  donner,  de  la  main  à  la  main,  par  le 
sieur  Bonniault  7,  des  marchandises  et  de  la  vaisselle  qui  appartenaient 
à  la  succession  Marquis;  d'avoir  fait  main  basse,  dès  la  mort  de  son 
mari,  sur  «  six  grosses  Cuillères  et  Six  fourchettes,  Et  deux  Tasses  à 
deux  Oreilles  8  Le  Tout  d'argent  »  ;  de  ne  pas  avoir  déclaré  à  l'inventaire 
dudit  Marquis  des  biens  qui  relevaient  de  la  succession;  enfin  de  lui 
avoir  extorqué  des  signatures  sur  de  fausses  représentations  .  .  .  Je  laisse 
de  côté  la  plupart  de  ces  accusations,  pour  ne  retenir  que  celle  qui  con- 
cerne l'orfèvrerie.  Devant  les  allégations  de  la  femme  Montel,  le  Conseil 
souverain  ordonne  une  expertise;  Michel  Levasseur  en  est  chargé.  Mais 
les  époux  Blondeau,  soit  par  manque  de  confiance  en  Levasseur,  soit 
pour  retarder  le  procès,  demandent  une  contre-expertise;  le  Conseil  se 
rend  à  leur  demande  et  désigne  le  graveur  Nicolas  Blin  9,  à  qui  l'on 
remet  aussitôt  le  corps  du  délit.  Chose  vraiment  étonnante,  les  deux 
experts  s'entendent.  Dans  son  rapport,  Michel  Levasseur  admet  avoir 
examiné  «  Six  Cuillères  et  Six  fourchettes  a  quatre  fourchons,  dont  une 
a  un  fourchon  Cassé,  et  deux  Tasses  a  deux  Oreilles  Le  Tout  d'argent 
pezant  ensemble  Cinq  Marcs,  Vne  Once  Sept'  gros.  .  .  »  ;  mais  il  constate 
une  chose  bizarre:  .  .  .  auxquelles  Cuillères  et  fourchettes  il  n'a  trouvé 
aucune  marque  de  poinçon,  Tous  les  Manches  d'Icelles  ayants  Esté 
dessus  et  dessous  Limées  et  marquées  I:  Mallet,  en  Lettres  bâtardes10 
tout  nouvellement,  ce  qui  paroist  très  Clairement,  Et  a  l'Egard  des  deux 
tasses  quelles  Sont  marquées  au  poinçon  de  Paris,  et  qu'elles  ont  aussy 
esté  tout  nouvellement  Limées  et  Ensuitte  battëues  au  Marteau  Et  Vne 
d'Icelle  aussy  marquée  J.  Mallet  comme  les  Cuillères  et  fourchettes; 
l'Autre  Tasse  N'ayant  aucune  Marque  que  celle  dudit  poinçon  ...» 
Nicolas  Blin,  qui  a  eu  entre  les  mains  les  mêmes  pièces  d'argenterie,  fait 
les  mêmes  constatations  que  Levasseur;  mais  il  s'aperçoit,  de  plus, 
qu'entre  l'expertise  de  Michel  Levasseur  et  la  sienne  propre,  une  main 
étrangère  s'est  exercée  sur  les  pièces  d'orfèvrerie  déposées  au  greffe  du 
Conseil  souverain  ;  il  remarque  notamment  que  «  lesd  Cuillères  et  four- 

7  Agent  d'affaires  de  Charles  Marquis;   il  se  trouvait  à  La  Rochelle  à  la  date  du 
procès. 

8  Ces  «  deux  tasses  à  deux  oreilles  »  étaient  simplement  des  écuelles. 

9  On  le  désigne  sous  le  nom  de  Blin  ou  Bellin.      Je  reviendrai  plus  tard  sur  ce 
personnage. 

10  Lettres  bâtardes:  écriture  à  jambages  pleins,  intermédiaire  entre  ce  qu'on  appelle 
la  ronde  et  l'anglaise. 


L'ORFÈVRE  MICHEL  LEVASSEUR  345 

chettes  ont  esté  Limées  et  battues  depuis  qu'elles  ont  Sorty  de  Chez 
FOrpheure  la  premiere  fois  et  mesme  que  la  Graveure  qui  est  marquée 
Sur  Chaque  piece  par  I:  et  Mallet  tout  du  Long  n'est  pas  bien  Vieille 
non  plus  que  tout  le  reste,  qu'a  L'Egard  des  deux  Tasses  a  deux  Oreilles 
le  tout  d'Argent,  dont  Vne  marquée  de  mesme  les  autres  pieces  a  esté 
battue  et  Limée  Comme  les  autres  pieces,  et  L'autre  autant  qu'il  la  pu 
Connoistre  N'a  que  des  Coups  de  marteau  ...» 

Les  expertises  de  Levasseur  et  de  Blin,  les  déclarations  de  Bon- 
niault  et  l'examen  des  écritures  du  défunt  Marquis  paraissent- ils,  aux 
membres  du  Conseil,  des  preuves  suffisantes  de  la  culpabilité  du  couple 
Blondeau?  On  en  peut  douter,  car  madame  Montel  ne  cesse  d'argumenter 
contre  les  malheureux  receleurs  et,  voulant  se  garder  contre  leurs  agisse- 
ments, arrache  à  l'intendant  Raudot  une  ordonnance  datée  du  12  jan- 
vier 1708,  «portant  deffences  aux  nommez  Soullard,  Le  Vasseur  et 
Bellin  de  faire  aucun  Changement  aux  Tasses  qui  leur  seront  apportées 
Marquées  d'Vn  C:  et  M.  (Charles  Marquis),  et  aux  Cuillères  et  four- 
chettes ou  il  y  aura  Escrit  Charles  Marquis  .  .  .  :» 

On  comprend  que  Raudot  a  raison  d'interdire  à  Levasseur  et  à 
Blin  de  toucher  désormais  à  l'orfèvrerie  en  litige.  Mais  que  vient  faire 
Jean-Baptiste  Soulard  dans  cette  affaire?  Est-ce  à  titre  d'orfèvre  u  que 
l'intendant  lui  fait  la  même  défense  qu'à  Levasseur  et  à  Blin?  Ou  ne 
serait-ce  pas  lui  qui  aurait  «  limé  et  battu  »  puis  remarqué  au  chiffre  de 
J.  Mallet  l'argenterie  de  table  de  feu  Charles  Marquis?  On  l'ignore. 
Mais  il  existe  un  document  qui  paraît  avoir  quelque  relation  avec  cette 
falsification  d'orfèvrerie;  je  le  trouve  dans  l'inventaire  après  décès  du 
même  Soulard12;  dans  les  papiers  du  défunt,  le  notaire  inventorie: 
u  Vn  Arrest  du  Conseil  d'Estat  du  Roy  Au  proffit  dud  deffunt  Soullard 
portant  deffences  de  mettre  a  Exécution  un  Jugement  rendu  Contre 
Luy  par  Monseigneur  de  Beauharnois  lors  Intendant  de  ce  pays  au 
proffit  de  Michel  Le  Vasseur  Orpheure  avec  le  Sceau  en  Cire  jaune, 
que  nous  avons  paraphé  et  Cotté.  .  .  »  Évidemment,  on  peut  faire  dire 
ce  qu'on  veut  à  cet  écrit.  Mais  l'on  imagine  aisément  qu'après  l'incident 

11  Né  dans  les  environs  de  La  Rochelle  vers  1645,  mort  à  Québec  le  8  juillet  1710. 
Armurier  de  profession,  il  a  parfois  exercé  l'orfèvrerie. 

12  Minutier  de  Maître  Rivest,   acte  du   23   juillet    1710    (Archives  judiciaires  de 
Québec) . 


346  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

de  l'affaire  Blondeau,  Michel  Levasseur  ait  voulu  exercer  des  représailles 
contre  Soulard  et,  notamment,  lui  faire  interdire  l'exercice  d'un  art  qui 
n'était  pas  le  sien  ,  .  . 

Dès  lors,  le  procès  ne  traîne  plus  en  longueur.  Il  se  termine  à  la 
fin  de  janvier  1708  par  une  sorte  de  jugement  à  la  Salomon.  La  dame 
Montel  obtient  gain  de  cause,  oui;  mais  elle  doit  partager  les  sommes 
qui  lui  reviennent  et  l'orfèvrerie  de  famille,  avec  son  demi-frère,  dont 
le  tuteur  est  précisément  Joseph  Blondeau.  Quant  aux  receleurs  —  et 
ils  sont,  du  même  coup,  parjures,  —  ils  continuent,  ô  ironie  du  sort! 
à  administrer,  pour  le  compte  de  leur  pupille,  la  moitié  des  biens  qu'ils 
doivent  restituer  .  .  .  Enfin,  Michel  Levasseur  touche  six  livres  pour  son 
travail  d'expert  et  Nicolas  Blin,  trois  livres. 


Que  tous  ces  papiers  jaunis  et  souvent  à  peine  lisibles  ne  nous 
î enseignent  que  fort  imparfaitement  sur  l'activité  artisanale  de  notre 
orfèvre,  j'en  conviens  volontiers.  Mais  il  faut  bien  que  sa  boutique  ne 
manque  pas  de  clients,  puisqu'à  deux  reprises  il  s'assure  les  services 
d'un  apprenti;  le  premier,  vers  1705;  le  second,  en  mai  1708.  Le 
premier  brevet  d'apprentissage,  s'il  existe,  n'a  pas  été  retrouvé.  Mais  le 
second  existe  aux  Archives  judiciaires  de  Québec;  et  cette  pièce  inédite 
est  si  importante  dans  l'étude  des  débuts  de  notre  orfèvrerie,  que  je  me 
permets  de  la  transcrire  ici  intégralement.  Je  la  fais  précéder  d'une 
ordonnance  de  l'intendant  Raudot,  qui,  à  ma  connaissance,  n'a  pas 
encore  eu  les  honneurs  de  la  publication  13.  Voici  d'abord  l'ordonnance 
de  Raudot. 

Ayant  été  informé  que  Me  Leuasseur  orpheure  de  cette  ville  a  dessein  de 
repasser  cette  année  en  france,  et  n'ayant  fait  qu'un  apprenty  de  son  metier  qui 
est  Pierre  Gauureau  14,  et  ne  voulant  pas  en  faire  un  autre  acause  que  dans  le 
marché  quil  a  fait  auec  luy  il  s'est  obligé  de  ne  montrer  son  metier  qu'a  luy 
seul,  et  comme  cette  Stipulation  est  contraire  au  bien  publique  lequel  demande 

13  Elle  ne  se  trouve  point  dans  Edits  et  Ordonnances  des  Intendants,  pour  l'excel- 
lente raison  que  l'original  est  annexé  à  la  minute  du  brevet  d'apprentissage  de  Jacques 

Page. 

14  Né  à  Québec  en  1674,  mort  dans  la  même  ville  le  4  février  1717.  —  Fils  d'ar- 
murier et  lui-même  armurier  du  roi  à  Québec.  On  ne  connaît  de  lui  qu'une  admirable 
fourchette. 


L'ORFÈVRE  MICHEL  LEVASSEUR  347 

tout  au  moins  pour  un  metier  comme  celuy  là  quil  y  ait  deux  personnes  qui  en 
fassent  la  profession,  et  ayant  jugé  que  celuy  qui  étoit  le  plus  propre  a  l'entre- 
prendre et  a  y  réussir  étoit  Jacques  Paget  dit  Carsy  par  plusieurs  choses  quil  a 
desjà  fait  de  sa  main  et  de  son  génie  par  lesquelles  il  a  fait  connoître  quil  pou- 
uoit  y  réussir  15. 

Nous  ordonnons  aud  Leuasseur  de  luy  apprendre  Son  metier,  deffendons 
aud  Gauureau  dinquieter  led  Leuasseur  et  led  Carsy  à  ce  sujet,  leur  permet- 
tant de  faire  ensemble  tels  marchez  que  bon  leur  Semblera  fait  a  quebec  le  2°. 
jour  de  May   1708. 

Raudot 
Par  Monseigneur 

Lebour. 

À  la  suite  de  l'ordonnance,  voici  le  texte  du  brevet  d'apprentissage 
de  Jacques  Page  dit  Quercy,  tel  que  l'a  rédigé  le  notaire  Barbel. 

Pardeuant  Le  notaire  Royal  en  la  preuosté  de  quebec  soussigné  y  Resident 
fut  pnl  [présent]  le  Sieur  Michel  Leuasseur  orpheure  demeurant  en  cette  ville 
de  quebec  Leq1.  en  execution  de  l'orde.  de  Monseigneur  l'Intendant  datte  de  ce 
jour  demeurée  jointe  aux  présentes  pour  y  auoir  Recours  En  cas  de  besoing  a 
promis  et  S'est  obligé  Enuers  le  Sieur  Jacques  page  (Page)  dit  carcy  1€  demeu- 
rant en  cette  ville  a  ce  pnl  de  montrer  et  enseigner  aud  Sieur  Carcy  son  art  d'or- 
pheure  au  mieux  possible  et  autant  que  faire  et  poura  comprendre  Led  Sieur 
Carcy  a  commencer  Led  aprentissage  Le  quinze  du  pn1  mois  et  continuer  jus- 
qu'au départ  des  Vaux  (vaisseaux)  qui  partiront  de  cette  ville  Lautonne  pro- 
chain de  la  pnte  année  auquel  temps  Led  Sieur  Leuasseur  doit  Sembarquer  luy 
et  sa  famille  pour  Le  voyage  de  lancienne  france  —  ne  Sera  tenu  Led  Leuasseur 
de  fournir  aucuns  aliments  aud  Sr  page  Carcy  Leq1.  sera  tenu  de  se  nourir  Blan- 
chir et  Entretenir  et  Loger,  Led  Sieur  Carcy  sera  tenu  de  se  rendre  tous  les  mat- 
tins  aux  heures  ordinaires  En  la  maison  dud  Sr.  Leuasseur  pour  trauailler  a  tous 
les  ouurages  dorpheuerie  ou  autres  concernants  Led  art  Lequel  Sieur  Leuasseur 
promet  montrer  led  art  pendant  Led  temps  aud  Sr.  Carey  sans  luy  rien  Cacher, 
tous  les  trauaux  que  fera  Led  Sieur  Carey  pendant  Led  temps  seront  pour  et  au 
projffit  dud  Sieur  Leuasseur  sans  pouuoir  par  Led  Sieur  Carcy  y  rien  prétendre 
ny  demander  ny  mesme  pouuoir  pendant  Led  temps  trauailler  pour  qui  que  ce 
soit  Sans  la  permission  dud  Sieur  Leuasseur  Est  aresté  et  conuenu  entre  Lesd 
parties  quau  cas  que  Led  Sieur  Leuasseur  passe  en  france  cet  autonne  Led  Sieur 
Carcy  sera  tenu  de  trauailler  pour  et  promt  dud  Sr.  Leuasseur  jusqu'au  Jour  du 
départ  du  Vau  du  Roy  sy  Led  Leuasseur  ne  passe  point  ...  17  et  que  Led  Sieur 
Carcy  veille  passer  en  france  Son  temps  finira  dix  Jours  auparauant  Le  départ 
dud  Vau  ou  autre  vaisseau  marchand  qui  pratira  le  dernier  et  ce  pour  faciliter  et 

15  Les  «  choses  »  que  Jacques  Page  a  «  desjà  fait  de  sa  main  »  sont  peut-être  les 
deux  grands  plateaux  en  argent  du  Musée  Notre-Dame,  à  Montréal,  si  abîmés  et  rapié- 
cés ..  . 

16  Jacques  Page  dit  Quercy  est  né  à  Québec  le  1  1  décembre  1682;  il  est  mort  dans 
la  même  ville  le  2  mai  1742.  —  Il  a  été  orfèvre,  horloger  et  brasseur.  Son  œuvre  com- 
prend actuellement  une  trentaine  de  pièces. 

17  En  réalité,  Michel  Levasseur  est  resté  à  Québec,  à  l'automne   1708. 


348  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

donner  loisir  aud  Sr  Carcy  de  faire  ses  affaires  Est  en  outre  aresté  et  conuenu  quau 
cas  de  départ  dud  Sieur  Leuasseur  Les  outils  quil  aura  consernant  Led  art  Le 
Sieur  guillaume  page  dit  Carcy  père  dud  Carcy  Sest  obligé  de*  les  achepter  dud 
Sieur  Leuasseur  et  conuiendront  alors  du  prix  diceux  —  sera  néanmoins  Loisi- 
ble aud  Sr  Leuasseur  den  disposer  En  faueur  de  quelque  autre  ou  de  Les  Em- 
porter; Soblige  led  Sieur  Leuasseur  dEnseigner  Led  art  aud  Sieur  Carcy  tant 
pour  Lor  et  argent,  ferblanc  et  autres  concernant  Led  art  et  louurer  Les  soudu- 
res 18  et  d'aprendre  donner  conne  aud  Carcy  des  le  commencement  de  septem- 
bre prochain  des  figures  qui  Regarde  Led  art  sans  rien  cacher  aud  Sr  Carcy  — 
Led  Sr  Carcy  Sest  soumis  et  obligé  dobéir  aud  Sieur  Leuasseur  pendant  led 
temps  et  fera  tout  ce  qui  luy  sera  Commandé  consernant  Led  art  Luy  porter 
honneur  et  Respect  et  a  son  Epouse  —  Est  aussi  aresté  et  conuenu  quau  cas  que 
Led  Sieur  Carcy  père  ayant  besoing  de  son  fils  pour  quelques  jours  led  Sr  Carcy 
auisera  auec  Led  Sr  Leuasseur  qui  conuiendront  du  temps  au  cas  que  led.  Sr 
Leuasseur  nen  aye  point  besoing  —  Sera  tenu  Led  Sr  Leuasseur  de  fournir  des 
outils  pendant  Led  temps  aud  Sr  Carcy  —  Est  aresté  et  conuenu  par  clause  et 
conuention  expresse  quau  cas  que  Led  Sr  Leuasseur  ne  passe  point  en  france,  que 
led  Sieur  Carcy  ne  pourra  point  Setablir  ny  trauailler  dud  metier  pour  son 
promt  quaprès  le  départ  des  Vaux  pour  france  de  l'année  mil  sept  cent  neuf  et 
encore  que  Led  Sieur  Leuasseur  ne  passe  point  en  france  Led  Sr  Carcy  père  ne 
sera  point  tenu  de  prendre  les  outils  dud  Sr  Leuasseur  —  Car  ainsy  (.  .  .)  fait 
et  passé  aud  quebec  Etude  dud  notaire  après  midy  le  deuxe  Jour  de  May  mil 
sept  cent  huit  pnce  (présence)  des  Sieurs  Pierre  haimard  marchand  et  Me  René 
hubert  huissier  témoins  demeurants  aud  quebec  qui  ont  auec  Lesd  parties  et  notre 
signé  lecture  faite  19    (Suivent  les  signatures  des  parties  et  celle  du  notaire)  . 

Sauf  oubli,  voilà  tout  ce  que  l'on  sait  présentement  de  la  vie  et  de 
la  carrière  de  Michel  Levasseur.  Apparemment,  il  est  retourné  en  France 
en  1709  ou,  ce  qui  est  plus  probable,  Tannée  suivante.  Et  Ton  perd 
aussitôt  sa  trace. 

De  son  côté,  madame  Levasseur  reste  à  Québec  encore  deux  ou 
trois  ans,  sans  doute  pour  prendre  soin  de  ses  derniers-nés.  Elle  disparaît 
en  1712,  et  Ton  n'entend  plus  parler  de  la  famille  Levasseur. 

Un  amateur  m'a  déjà  posé  cette  question:  «N'y  aurait-il  pas, 
dans  le  trésor  de  notre  orfèvrerie,  quelque  ouvrage  de  style  archaïque 
qu'il  serait  possible  d'attribuer  à  Michel  Levasseur?»  Sans  doute,  les 
ouvrages  archaïques  ne  manquent  pas  dans  notre  orfèvrerie  du  XVIIIe 
siècle.  Mais  de  quel  droit  pourrait-on  en  attribuer  quelques-uns  à  notre 


18  Voici  l'un  des  rares  brevets  d'apprentissage  où  il  soit  question  d'autres  métaux 
que  l'or  et  l'argent.  Les  figures  dont  il  est  question  plus  loin  sont  des  modèles  d'orne- 
ments et  des  gabarits. 

19  Minutier  de  Maître  Barbel,  acte  du  2  mai  1708  (Archives  judiciaires  de  Qué- 
bec). 


L'ORFÈVRE  MICHEL  LEVASSEUR  349 

orfèvre?  Ne  s'engage-t-il  pas  envers  madame  de  Joybert  à  façonner  des 
couverts  à  la  mode  de  1 703  ?  Et  pour  quelle  raison  aurait-il  été  un  arti- 
san retardataire?  .  .  . 

Résignons-nous  à  ne  rien  savoir  de  son  œuvre,  et  souhaitons  que 
le  hasard,  qui  parfois  fait  bien  les  choses,  nous  fasse  découvrir  bientôt 
quelque  œuvre  de  cet  orfèvre  énigmatique. 

Gérard  MORISSET, 

de  la  Société  royale  du  Canada. 


Gustave  Thibon 


Il  faudrait  un  livre  pour  présenter,  même  fort  sommairement,  Gus- 
tave Thibon  au  public  canadien  T  (présenter  est  une  façon  de  parler:  l'œu- 
vre de  Thibon  est  trop  importante  pour  que  les  échos  n'en  soient  pas  par- 
venus au  Canada,  malgré  les  difficultés  de  toute  sorte  nées  de  la  guerre) . 
Penseur  et  philosophe,  croyant  profond  et  sincère,  Gustave  Thibon  est 
aussi  l'on  des  plus  grands  écrivains  français  et  catholiques  contemporains. 

Dans  une  petite  préface,  qu'il  consacrait  à  la  réunion  de  quelques- 
unes  des  meilleures  réflexions  de  Thibon,  Marcel  de  Certe,  professeur  à 
l'Université  de  Liège,  et  son  ami,  pouvait  écrire  à  juste  titre: 

Je  n'hésite  pas  à  le  dire:  il  faut  remonter  jusqu'à  Nietzsche  et  jusqu'à 
Pascal,  il  faut  imaginer  la  combinaison  en  une  seule  et  même  pensée,  perpétuel- 
lement brûlante  et  jamais  consumée,  de  la  pénétration  humaine,  trop  humaine, 
d'un  Nietzsche  et  de  l'ample  vibration  chrétienne  d'un  Pascal,  pour  apprécier  z 
leur  juste  valeur  ces  aphorismes  inoubliables  et  les  fixer  à  leur  vraie  place. 

«  Leur  vraie  place  »  c'est  le  monde  déséquilibré  de  l'avant-guerre  et 
de 'la  guerre,  et  c'est  la  France  bouleversée  de  1940  et  des  années  obscures 
qui  ont  suivi.  Là,  la  grande  voix  de  G.  Thibon  s'élève,  décelant  le  mal 
contemporain  cause  de  tout  le  désordre:  déséquilibre,  déclassement  et  dé- 
placement des  valeurs,  idolâtrie.  Elle  apporte  le  remède:  «  Retour  au 
Réel  »,  partant  à  Dieu.  Ainsi  Thibon  essaye  de  remettre  à  leur  juste  place 
ces  valeurs  essentielles  bafouées  par  trop  de  ses  contemporains  en  leur  mon- 
trant qu'en  définitive  la  seule  réalité  c'est  Dieu,  la  seule  solution  possible 
est  le  retour  à  Dieu: 

On  n'échappe  pas  à  Dieu.  Une  seule  alternative:  devenir  Dieu  (par  l'ascé- 
tisme et  l'amour)  ou  jouer  à  Dieu.  Le  diable  et  ses  victimes  sont  les  êtres  les 
plus  dépendants  de  Dieu.  Ils  sont  liés  à  lui,  non  par  une  attache  vivante,  comme 
les  saints,  mais  d'une  façon  servile  et  morte,  comme  le  copiste  à  un  texte  qu'il 
transcrit  sans  le  comprendre.  .  . 

On  n'échappe  pas  à  Dieu:  qui  refuse  d'être  son  enfant  sera  éternellement 
son  singe.  L'effrayante  caricature  des  mœurs  divines  qui  sévit  partout  où  Dieu 
cesse  d'être  connu  et  aimé,  témoigne  assez  haut  de  cette  fatalité. 


GUSTAVE    THIBON  351 

J'essayerai  de  dire  une  autre  fois  comment  l'œuvre  de  G.  Thibon 
s'intègre  dans  le  grand  mouvement  de  pensée  qui,  en  France,  étudiant  les 
problèmes  de  l'homme  moderne,  cherche  à  y  apporter  les  solutions  qui 
s'imposent,  avec  Carrel,  Perroux  et  Urvoix,  et  tant  d'autres,  mais  ce  que 
je  voudrais  montrer  aujourd'hui,  au  contraire,  c'est  l'indépendance  de  la 
pensée  chez  Thibon,  et  sa  force. 

Thibon,  au  sens  le  plus  profond  du  mot,  est  un  autodidacte.  Fils 
d'un  vigneron  des  environs  de  Pont-Saint-Esprit,  il  est  lui-même  un  vrai 
paysan.  Il  a  puisé  son  réalisme  et  sa  vigueur  à  même  la  terre,  qu'il  n'a  ja- 
mais quittée.  Il  a  connu  dès  son  enfance  qu'il  est  des  lois  éternelles,  iné- 
luctables, auxquelles  il  est  inutile  d'essayer  de  se  soustraire,  auxquelles  il 
est  fécond  de  se  soumettre,  et  comme  tous  les  paysans,  il  a  appris  qu'en 
leur  obéissant,  on  rencontre  la  véritable  liberté,  on  apprécie  le  sens  exact 
des  choses,  on  trouve  la  seule  réelle  indépendance: 

On  n'échappe  à  l'obéissance  que  pour  choir  dans  la  servitude.  Tu  t'affliges 
de  voir  de  quoi  les  hommes  sont  esclaves.  Pour  avoir  la  clef  de  ce  mystère 
d'abaissement,  cherche  donc,  de  qui,  ils  ont  refusé  d'être  les  serviteurs. 

Et  encore: 

Toute  liberté  commence  par  une  entrave.   Oui  commence   à  non  ! 

Cette  discipline  consentie,  cette  liberté  dans  l'acceptation,  sont  à  la 
base  de  l'étonnant  bon  sens  paysan  qu'on  rencontre  partout  dans  les  cam- 
pagnes de  France  et  c'est  par  ce  bon  sens,  par  cette  acceptation  qui  n'en- 
trave pas  la  liberté,  mais  la  nourrit,  par  cette  raison  vivante,  profonde  et 
juste,  que  Thibon  est  bien  d'abord,  l'homme  de  la  terre,  l'homme  du 
pays,  le  paysan  sensé,  soumis,  profond  et  juste. 

Les  hasards  d'un  héritage  ont  pu  ensuite  mettre  à  la  disposition  du 
futur  philosophe,  avec  une  bibliothèque,  le  moyen  de  s'instruire  et  de  se 
cultiver,  sa  formation  première  reste  (et  c'est  heureux!)  essentiellement 
terrienne. 

Profondément  enraciné  dans  le  sol  de  ses  aïeux,  Thibon  reçoit  la 
bonne  sève  qui  donne  les  bons  fruits,  et  il  essaye  de  la  communiquer  à 
l'homme  moderne,  coupé  de  ses  racines,  sur  lequel  il  se  penche  avec  une 
sollicitude  pleine  de  pitié  et  d'amour. 


352  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Thibon  fut  doué  d'une  intelligence  peu  commune  et  si  grande  était 
la  passion  de  savoir  chez  lui,  que  ce  petit  cultivateur,  adolescent,  apprit 
seul,  sans  cesser  son  travail  de  vigneron,  le  grec  et  le  latin,  l'allemand  et 
les  mathématiques,  la  philosophie  et  la  poésie. 

«  Mais  en  même  temps,  nous  dit  le  grand  philosophe  G.  Marcel, 
dans  la  préface  de  Diagnostics,  par  une  libre  démarche  de  son  esprit, 
il  accédait  à  la  plénitude  d'une  foi  catholique,  qui  devait  satisfaire  toutes 
les  aspirations  de  son  intelligence  et  non  pas  seulement  une  affectivité  dont 
il  s'est  toujours  méfié.  » 

Voici  donc  la  seconde  grande  ligne  et  la  plus  importante  de  la  for- 
mation de  G.  Thibon:  Thibon  est  un  chrétien,  mais  non  pas  un  de  ces 
chrétiens  tièdes  et  routiniers,  qui,  ayant  reçu  de  leur  père  la  religion  catho- 
lique, continuent  à  la  pratiquer  sans  l'approfondir  et  sans  la  vivre  vrai- 
ment. 

Thibon,  lui,  a  cherché  le  christianisme  et  l'a  choisi. 

On  ne  s'étonnera  donc  pas,  qu'à  travers  toute  son  œuvre,  comme  son 
divin  Maître,  le  grand  philosophe  français  «  parlât  avec  autorité  »  «  et 
non  pas  comme  les  Scribes  ».  Thibon  a  rencontré  la  Vérité  unique. 

Ajoutons  encore  que  la  souffrance  a  mûri  davantage  la  pensée  pro- 
fonde du  grand  philosophe,  et  que,  d'autre  part,  son  œuvre  a  été  influen- 
cée, en  partie,  par  la  lecture  de  Pascal  et  de  Nietzsche. 

De  Pascal,  cela  est  compréhensible,  et  Thibon  devait  inévitablement 
le  rencontrer  et  l'aimer.  Mais,  à  première  vue,  il  semble  étrange  que  la 
pensée  du  philosophe  chrétien  se  soit  tournée  vers  celle  du  philosophe 
athée. 

Mais,  comme  le  fait  excellement  remarquer  M.  G.  Marcel,  dans  la 
même  préface,  «  en  Nietzsche,  c'est  l'ascète  que  G.  Thibon  admire  et  re- 
cherche: «  c'est  d'une  ascèse  de  l'esprit,  de  l'intelligence,  elle-même  qu'il 
s'agit  ici  —  celle  pour  laquelle  il  nous  est  donné  de  combattre  toutes  les 
formes  que  peut  présenter  notre  complaisance  à  nous-mêmes,  de  percer  à 
jour  toutes  les  comédies  que  nous  nous  jouons  et  dont  nous  sommes  du- 
pes. » 

C'est  donc  la  recherche  de  la  Vérité  et  de  la  Réalité  —  toujours,  — 
qui  tourne  Thibon  vers  Nietzsche.  Mais,  là  encore,  le  danger  de  l'ascèse 
—  à  sa  limite  —  est  perceptible  au  philosophe  qui  ne  se  laisse  pas  aveu- 
gler par  sa  sympathie: 


GUSTAVE    THIBON  353 

Danger  de  l'ascétisme:  On  peut  immoler  son  moi  inférieur  à  son  moi  su- 
périeur sans  se  douter  que  l'Autre  existe  et  qu'il  attend.  .  . 

Et  s'il  était  vain  de  nier  les  affinités  qui  existent  entre  les  deux  hom- 
mes (Thibon  le  remarque  lui-même) ,  il  serait  plus  sot  encore  de  faire  de 
Thibon  un  disciple  exact  de  Nietzsche,  car  Nietzsche  représente  justement 
cet  homme  échappé  à  Dieu,  que  stigmatise  Thibon  : 

Nietzsche  a  commencé  par  être  un  chrétien,  nous  dit  M.  G.  Marcel,  la  vé- 
hémence même  de  ses  diatribes  contre  le  christianisme  mesure,  me  semble-t-il, 
l'ampleur  de  son  abjuration. 

Rapprochée  de  la  pensée  de  Thibon  que  nous  avons  citée  au  début, 
cette  phrase  éclaire  la  nature  des  rapports  de  Thibon  avec  Nietzsche. 
Thibon  ne  dit-il  pas  de  lui-même: 

Les  aphorismes  qu'on  va  lire  sont  le  fruit  d'une  expérience  intérieure  et 
non  d'une  méditation  abstraite;  leur  portée  est  moins  spéculative  que  pratique. 
On  ne  saurait  donc,  sans  trahir  les  intentions  de  l'auteur,  leur  demander  la  vi- 
gueur et  l'universalité  des  jugements  d'essence:  débouchant  sur  la  diversité  infi- 
nie de  l'existence  concrète,  ils  restent  susceptibles  d'additions  et  de  retouches 
sans  nombre  et  n'excluent  pas  que  sous  d'autres  rapports,  la  pensée  contraire 
puisse  être  vraie.  .  .  le  fait  qu'une  vérité  se  diversifie  suivant  le  temps,  le  lieu 
ou  l'individu  ne  supprime  ni  son  existence,  ni  sa  valeur.  Le  soir  ne  contredit 
pas  l'aurore,  et  l'automne  n'est  pas  la  réfutation  du  printemps. 

On  retrouve  là  l'essentiel  de  l'œuvre  du  philosophe:  la  recherche  de 
la  Vérité,  quels  que  soient  ses  aspects.  Elle  peut  avoir  plusieurs  faces  et 
c'est  la  limiter  qu'en  nier  une.  Toujours  Thibon  est  respectueux  des 
faits,  des  réalités.  Mais  il  ne  se  laisse  pas  arrêter  à  la  surface  et  prendre  à 
l'apparence,  il  lui  faut  une  Vérité  profonde  et  totale:  «  Les  révélations 
profondes  ressemblent  aux  éclairs.  Une  «  vérité  »  verifiable  en  tout  temps 
et  en  tout  lieu,  mérite  à  peine  d'être  connue.  .  .  »  Vérité,  Réalité,  on  re- 
trouve ces  mots  tout  au  long  de  l'œuvre  de  Thibon,  et  l'un  de  ses  ouvra- 
ges les  plus  récents  a  pour  titre  Retour  au  Réel. 

Dans  l'avant-propos  de  Y  Échelle  de  Jacob  Thibon  parle  encore  de 
ce  «  principe  intérieur  »  qui  anime  toute  son  oeuvre  «  l'idée  d'une  cohé- 
rence et  d'un  équilibre  organiques  que  l'homme  a  perdus  et  que  l'homme 
sous  peine  de  mort  doit  retrouver  ». 

Scission  entre  la  vie  et  l'esprit,  l'individu  et  la  société,  la  morale  et  l'art, 
le  passé  et  le  présent,  le  réel  et  l'idéal,  le  profane  et  le  sacré  —  l'humanité  nous 


354  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

offre  partout  k  spectacle  d'une  dissociation  monstrueuse  entre  les  éléments  faits 
pour  se  joindre  et  se  compléter  dans  l'unité  de  la  vie.  Le  monde  est  non  seule- 
ment brisé,  mais  pulvérisé:  il  est  devenu  comme  un  désert  où  chaque  grain  de 
sable,  solitaire  et  révolté,   s'érige  en  Dieu.  .  . 

[Mais]  Ce  que  Dieu  avait  uni  et  que  l'homme  a  séparé,  Dieu  seul  peut 
l'unir  à  nouveau.  Et  non  pas  un  dieu  abstrait,  mais  le  Dieu  vivant,  le  Dieu 
incarné  du  christianisme.  On  n'échappe  pas  à  Dieu.  L'homme  qui  n'entre  pas 
en  lui  comme  en  un  refuge  se  brise  sur  lui  comme  sur  un  mur. 

.  .  .  Nous  serons  sauvés,  quand  Dieu  cessera  d'être  pour  nous  une  digue 
ou  un  talisman  pour  devenir  une  présence,  mêlée  à  la  trame  intime  de  nos  heu- 
res. 

Mais  le  grand  philosophe  n'assiste  pas  seulement  de  loin,  specta- 
teur froid  et  distant,  à  la  lutte  qui  met  aux  prises  l'homme  moderne  ré- 
volté et  son  Créateur.   Il  dit  de  lui-même: 

Cceur  froid,  me  criez-vous,  parce  que  je  ne  partage  pas  votre  impure  ar- 
deur. .  .  Allons  donc!  J'aime  la  chaleur  plus  que  vous,  mais  je  hais  la  fièvre 
{échelle  de  Jacob,   183). 

Dans  la  grande  confusion  moderne,  s'il  garde  le  cerveau  froid  et 
lucide,  son  cœur  est  brûlant  d'amour  et  Thibon  est  bien  trop  «  un  vi- 
vant »,  pour  ne  pas  prendre  part,  passionnément,  au  combat;  il  le  fait  à 
travers  des  formules  saisissantes,  burinées  et  concentrées,  qui  sont  d'un 
des  plus  grands  écrivains  qu'ait  jamais  eus  la  France,  et  qui  rendent  si 
claire  et  si  facile  la  lecture  de  son  œuvre,  malgré  sa  profondeur.  Gustave 
Thibon  entreprend  aussi  de  nous  rapprocher  de  ce  Dieu  que  lui  a  su  at- 
teindre, comprendre  et  aimer,  tout  fondu  dans  l'immensité  de  cet  amour 
divin  qui  cherche  et  poursuit  inlassablement  l'homme  fuyant  et  révolté. 

GETHSEMANI:  Vos  joies  sont  vaines,  nous  dit  Jésus.  Mais  du  moins  vous 
possédez  cette  vanité,  elle  est  votre  bien.  Voyez  jusqu'à  quelle  pauvreté  je  suis 
descendu:  j'ai  mendié  vainement  la  vanité  de  votre  amour!  (Échelle  de  Jacob, 
28.) 

Et,  dans  une  pensée  d'inspiration  pascalienne,  Thibon  mesure  l'im- 
mensité de  cet  amour: 

Les  petits  contempteurs  du  christianisme  l'attaquent  comme  une  religion 
inhumaine.  Mais  ses  grands  contempteurs  (un  Spinoza,  un  Nietzsche)  mépri- 
sent en  lui  l'excès  d'humanité.  Le  christianisme  attache  à  l'homme  une  impor- 
tance centrale  et  définitive  (dogmes  de  l'Incarnation,  de  l'immortalité  de  l'âme, 
etc.)  ;  il  ne  permet  pas  la  «  mise  en  question  »  de  l'homme.  Là  est  l'écueil  pour 
les  grandes  âmes  et  le  seul  mobile  capable  de  les  détourner  du  Christ:  leur  pro- 
fond mépris  de  l'homme  les   fait  se  cabrer  contre  ce  Dieu  qui  fait   un  tel  cas 


GUSTAVE    THIBON  355 

de  l'homme,  qui  va  jusqu'à  enliser  son  essence  dans  le  marécage  humain.  Ce  qui 
scandalise  les  petits  —  ceux  que  la  joie  dans  la  platitude  et  le  péché  rassasie  -->■ 
c'est  un  Dieu  si  dur  pour  l'homme;  ce  qui  scandalise  les  grands,  c'est  un  Dieu 
si  attentif  pour  l'homme! 

Et,  de  part  et  d'autre,  la  méconnaissance  de  l'amour  est  égale  —  de  l'amour 
qui  châtie  et  de  l'amour  qui  descend.  Il  n'est  pas  d'homme  assez  pur  pour  que 
l'amour  divin  n'ait  pas  besoin  de  le  broyer;  il  n'est  pas  non  plus  d'homme  trop 
misérable  pour  que  l'amour  divin  n'assiège  et  ne  mendie  son  âme.  Et  dans  cet 
amour  qui  nous  pourchasse  jusqu'en  enfer  et  qui  nous  soulève  jusqu'au  ciel 
s'efface  le  double  scandale  de  la  valeur  infinie  de  l'homme  et  de  la  souffrance  hu* 
maine.  Aux  yeux  de  Dieu,  nul  homme  n'est  assez  haut  et  nul  homme  n'est 
trop  bas;   tout  le  secret  de  l'humanisme  chrétien  est  là  .  .  . 

Contemplant  le  monde  dévasté  et  la  misère  de  l'homme  éloigné  de 
Dieu,  ne  rencontrant  plus  que  mensonges,  vanité,  hypocrisie,  boue,  igno- 
minie et  désespoir,  Thibon  s'écrie:  «  Je  croyais  en  Dieu.  Et  maintenant 
je  ne  crois  plus  qu'en  Dieu.  » 

Et  de  cet  amour  infini  de  Dieu,  et  de  sa  foi  totale,  le  grand  penseur 
chrétien  tire  l'espérance  qu'il  fait  fulgurer  sur  nous:  «  Tu  ne  peux  plus 
monter  vers  ton  Dieu?  Sois  fidèle  encore,  car  l'heure  suprême  va  sonner 
où  ton  Dieu  descendra  vers  toi ...» 

Jean  DE  FRANCE. 


Chronique  universitaire 


Autour  du  Congrès  marial. 

Jamais,  dans  l'histoire  bientôt  centenaire  de  l'Université,  on  a  vu 
une  fin  d'année  aussi  brillante  et  mouvementée.  Aux  événements  qui  for- 
ment la  trame  régulière  de  cette  période  académique,  succédèrent  les  fêtes 
grandioses  du  congrès  mariai  d'Ottawa,  auquel  l'Université  prit  une  large 
part.  Malgré  tout  l'intérêt  qu'on  pourrait  créer  à  tourner  le  films  de  ces 
événements  exceptionnels,  l'abondance  de  la  matière  oblige  le  chroniqueur 
à  faire,  bien  à  regret,  des  coupures  nombreuses  et  substantielles  pour  s'en 
tenir  à  la  plus  simple  relation  possible  des  faits. 

Rappelons  tout  d'abord  les  quatre  solennelles  collations  de  grades 
honorifiques  qui  eurent  lieu  au  cours  du  mois  de  juin:  la  première,  coïn- 
cidant avec  la  fin  d'année  universitaire;  les  trois  autres,  spécialement  orga- 
nisées dans  le  dessein  d'honorer  Son  Eminence  le  cardinal  légat,  ainsi  que 
nombre  de  personnages  ecclésiastiques  et  laïques. 

Voici  la  liste  de  ceux  à  qui  l'Université  conféra  le  titre  de  docteur  en 
droit,  honoris  causa,  le  huit  juin  dernier:  l'honorable  Louis  Saint-Lau- 
rent, secrétaire  d'État  aux  Affaires  extérieures,  M.  Norman  McKenzie, 
président  de  l'Université  de  la  Colombie  canadienne,  Mgr  Maxime  Tes- 
sier,  prélat  domestique  et  vice-chancelier  du  diocèse  d'Ottawa,  Mgr  John 
O'Neil,  prélat  domestique,  d'Ottawa,  le  T.  R.  P.  Albert  Cousineau,  su- 
périeur général  des  Clercs  de  Sainte-Croix,  M.  le  docteur  Roméo  Blan- 
chet,  professeur  à  la  faculté  de  médecine  de  l'Université  Laval  et  président 
de  la  Survivance  française  d'Amérique,  M.  Ambrose  O'Brien,  comman- 
deur de  l'Ordre  de  Saint-Grégoire-le-Grand,  d'Ottawa. 

Après  les  remerciements  d'usage,  l'honorable  Saint-Laurent  pro- 
nonça un  discours  particulièrement  remarquable.  Ce  discours  a  paru,  du 
moins  en  partie,  dans  presque  tous  les  journaux  du  pays.  Il  sied  toute- 
fois de  reproduire  ici  le  passage  où  l'honorable  ministre  souligna  le  rôle 
qui  revient  à  l'Université. 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  357 

((  Située  aux  confins  du  Québec  et  de  l'Ontario,  croissant  à  l'ombre 
de  cette  colline  parlementaire  où  les  représentants  de  toutes  les  provinces 
élaborent  les  lois  qui  nous  régissent,  l'Université  d'Ottawa  est  un  lieu  de 
rencontre  naturel  pour  les  Canadiens  des  deux  langues  et  des  diverses  pro- 
vinces et,  en  vertu  de  sa  situation  même,  elle  ne  peut  être  qu'un  foyer  de 
canadianisme  authentique  d'où  rayonne  la  double  culture  héritée  de 
Shakespeare  et  de  Newton,  de  Racine  et  de  Pasteur.  Cette  double  culture, 
malgré  des  particularismes  légitimes  dans  ses  expressions  française  et  an- 
glaise, repose  sur  ce  même  fond  de  chrétienté  médiévale  commun  aux  deux 
grandes  nations  modernes  dont  nos  pères  sont  venus.  Par  delà  certains 
conflits  d'intérêts  et  certaines  différences  de  tempérament,  nous  croyons, 
les  uns  et  les  autres,  à  la  primauté  du  spirituel,  à  la  dignité  de  la  personne 
humaine,  au  respect  des  libertés  essentielles,  à  l'idéal  évangélique  de  justice 
et  de  charité,  à  la  valeur  universelle  de  ces  principes  fondamentaux  sur 
lesquels  repose  cette  tradition  occidentale  dont  nous  avons  hérité  et  qui  est 
la  plus  haute  expression  de  la  condition  humaine.  C'est  pourquoi  j'estime 
que  les  terrains  d'entente  sont  plus  nombreux  que  les  causes  de  désunion 
entre  Canadiens  des  deux  langues  et  des  neuf  provinces,  et  qu'un  patrio- 
tisme bien  éclairé  embrasse  la  totalité  de  la  patrie  et  cherche  à  réaliser  entre 
tous  ses  éléments  cet  équilibre  et  cette  sympathie  nécessaires  au  progrès 
et  au  bonheur  de  toute  nation.  » 

La  venue  à  Ottawa  de  Son  Eminence  le  cardinal  McGuigan  comme 
légat  de  Sa  Sainteté  le  pape  Pie  XII  au  congrès  mariai,  a  fourni  à  l'Uni- 
versité l'occasion  longuement  attendue  et  vivement  désirée  d'honorer  ce 
prince  de  l'Église  et  d'acquitter  envers  lui  une  immense  dette  de  gratitude. 
L'avenir  tempérera  sans  doute  les  exigences  de  la  discrétion  et  permettra 
d'ouvrir  la  boîte  à  secrets  dont  quelques  initiés  seulement  possèdent  la 
clef.  En  acceptant  de  devenir  docteur  en  droit,  honoris  causa,  de  l'Uni- 
versité d'Ottawa,  Son  Eminence  a  donné  une  nouvelle  preuve  de  bien- 
veillance dont  l'Université  lui  est  infiniment  reconnaissante.  C'est  le 
jeudi,  19  juin,  qu'eut  lieu  la  réception  officielle  ainsi  que  la  cérémonie  de 
remise  du  diplôme.  En  tête  du  défilé,  parti  de  la  rotonde  pour  se  rendre 
à  la  salle  académique,  marchait  la  garde  d'honneur  des  Chevaliers  de 
Colomb,  en  tenue  d'apparat.  Suivaient  les  membres  du  sénat  académi- 
que, le  T.  R.  P.  Recteur,  Son  Exe.  Mgr  Alexandre  Vachon,  qui  accompa- 


358  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

gnait  Son  Eminence  le  cardinal  McGuigan.  A  cause  de  l'exiguïté  de  la 
salle,  les  invitations  furent  réservées  aux  dignitaires  de  l'Église  et  de 
l'État:  cardinaux,  archevêques  et  évêques,  ministres  fédéraux  et  provin- 
ciaux, représentants  diplomatiques,  juges,  députés  et  autres  laïcs  de  mar- 
que, prélats  et  supérieurs  religieux.  Seule  une  circonstance  comme  îe  con- 
grès mariai  d'Ottawa  pouvait  permettre  de  réunir  un  auditoire  aussi  dis- 
tingué et  représentatif.  Il  serait  trop  long  de  donner  ici  tous  les  noms  de 
ces  personnages;  mais  on  ne  peut  omettre  de  signaler  la  présence  de  Leurs 
Eminences  les  cardinaux  Eugène  Tisserant,  préfet  de  la  Sacrée  Congréga- 
tion pour  l'Église  orientale,  Pierre  Gerlier,  archevêque  de  Lyon  et  primat 
des  Gaules,  Joseph  Frings,  archevêque  de  Cologne,  M.  Arteaga  y  Bétan- 
court,  archevêque  de  La  Havane,  Zaltano-Ludovicus  Mindszenty,  arche- 
vêque d'Esztergon,  Hongrie. 

Après  avoir  rappelé  la  constante  et  maternelle  sollicitude  de  l'Église 
pour  les  universités,  le  T.  R.  P.  Recteur,  parlant  tour  à  tour  en  français 
et  en  anglais,  exprima  à  Son  Eminence  les  sentiments  que  l'Université 
entretient  à  son  égard;  il  conclut  en  ces  termes; 

«  Your  Eminence,  we  are  not  only  happy  to  have  you  here  to-day, 
but  moreover  proud  and  most  grateful. 

«  Proud  to  welcome  great  Cardinal  McGuigan  as  a  Papal  Legate. 
This  eminent  dignity  comes  to  you  after  so  many  others,  and  enhances 
in  a  most  fitting  manner  your  prestige  and  your  glory.  You  have  endeared 
yourself  to  every  Catholic  in  this  country,  French  or  English  speaking, 
and  your  praise  is  on  the  lips  of  all.  We  have  long  admired  the  talents, 
the  virtues  and  the  merits  of  the  great  apostle  of  charity  and  unity  in  the 
Church  of  Canada. 

«  We  are  most  thankful  to  our  Holy  Father  for  this  new  token  of 
his  paternal  affection  in  sending  Your  Eminence  to  us  to  personify  all 
that  the  Holy  See  means  to  Canadian  Catholics:  charity,  love,  and  har- 
mony. 

«  Moreover,  we  at  the  University  feel  on  this  day  particularly  grate- 
ful to  Your  Eminence  for  deigning  to  come  to  us.  We  have  a  unique 
opportunity  to  express  to  Your  Eminence  our  sincere  and  profound  gra- 
titude for  the  deep  interest  you  have  manifested  in  the  development  of 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  359 

our  institution,  and  for  the  benefactions  you  have  so  graciously  bestowed 
upon  us  in  so  many  circumstances.  Your  Eminence  can  be  well  assured 
that  your  name  is  inscribed  in  every  heart  at  the  University,  and  in  let- 
ters of  brightest  gold. 

«  Grateful  also  are  we  since  Your  Eminence  gave  our  Senate  the  op- 
portunity of  exercising  on  this  occasion  one  of  its  most  important  func- 
tions. Universities  as  seats  of  learning  and  stores  of  academic  distinc- 
tions have  always  enjoyed  the  privilege  of  setting  the  standards  of  science 
and  of  true  merit.  Are  they  not  seats,  houses  and  temples  of  human 
wisdom  ? 

«  It  is  with  deep  humility  and  yet  with  great  pride  that  we  exercise 
such  a  prerogative,  and  proclaim  Your  Eminence  a  great  Cardinal,  a  great 
Canadian,  our  great  benefactor  and  the  first  Doctor  of  our  University, 
and  ask  Your  Eminence  to  accept  from  the  hands  of  our  beloved  Chan- 
celor  a  Doctorate  of  Laws  honoris  causa.  » 

A  Tissue  de  cette  inoubliable  cérémonie,  il  y  eut  dîner  offert  par 
l'Université  dans  le  réfectoire  de  la  communauté. 

Le  samedi,  21  juin,  l'Université  conféra  plusieurs  autres  doctorat 
honorifiques.  Comme  le  disait  le  T.  R.  P.  Recteur,  «  en  organisant  cette 
cérémonie  académique,  nous  avons  voulu  faire  plaisir  à  notre  vénéré  chan- 
celier et  nous  associer  à  tout  le  diocèse  d'Ottawa  durant  ces  heures  de 
prière  et  de  réjouissance  »  du  congrès  mariai.  Les  personnages  honorés 
furent  choisis  parmi  les  membres  de  l'épiscopat  venus  de  l'étranger,  aux- 
quels on  ajouta  quelques  laïcs  de  différents  secteurs  du  pays.  Ce  sont: 
l'honorable  James  J.  MeCann,  ministre  du  Revenu  national,  Leurs  Ex- 
cellences Mgr  John  D'Alton,  archevêque  d'Armagh  et  primat  d'Irlande, 
Mgr  James  Duhig,  archevêque  de  Brisbane  (Australie) ,  Mgr  Auguste  Bo- 
nabel,  évêque  de  Gap  (France) ,  Mgr  John  O'Hara,  c.s.c,  évêque  de  Buffa- 
lo (États-Unis) ,  Mgr  Miguel  D.  Miranda,  évêque  de  Tulacingo  (Mexi- 
que) ,  l'honorable  John  Hart,  premier  ministre  de  la  Colombie  canadien- 
ne, M.  le  docteur  Albert  Sormany,  d'Edmundston,  Nouveau-Brunswick, 
et  M.  l'avocat  Rodolphe  Danis,  de  Cornwall,  Ontario.  Les  allocutions  en 
réponse  au  discours  du  T.  R.  P.  Recteur  furent  prononcées  par  l'hono- 
rable MeCann  et  par  Son  Exe.  Mgr  Bonabel. 


360  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Les  organisateurs  de  la  Jeunesse  ouvrière  catholique  ayant  choisi 
d'ouvrir  leur  congrès  international  dans  la  capitale  canadienne  au  lende- 
main des  fêtes  mariales,  l'Université,  dans  un  geste  dont  il  est  facile  de 
saisir  toute  la  signification,  voulut  rendre  hommage  au  «  génial  fonda- 
teur, à  l'organisateur  courageux  et  infatigable  de  la  J.O.C.  »  en  lui  dé- 
cernant le  titre  de  docteur  en  droit,  honoris  causa.  Cueillons  au  passage 
une  perle  précieuse  tombée  des  lèvres  de  M.  le  chanoine  Cardijn  dans  sa 
vibrante  allocution:  «  L'Université  d'Ottawa  est  la  première  université 
au  monde  à  reconnaître,  après  le  pape,  la  valeur  sociale  de  la  J.O.C.  » 

Au  sujet  du  congrès  mariai  d'Ottawa,  tout  a  été  dit;  nous  n'ajoute- 
rons rien  sinon  pour  rappeler  brièvement  la  part  prise  par  l'Université. 
C'est  avec  une  grande  joie  que  nous  avons  reçu  la  visite  de  la  statue  de 
Notre-Dame  du  Cap.  Un  trône  d'honneur  lui  fut  élevé  sous  le  portique 
central,  spécialement  décoré,  ainsi  que  la  façade  de  l'édifice.  Depuis  l'ar- 
rivée de  la  statue,  huit  heures  du  soir,  jusqu'à  la  messe  de  minuit,  il  y 
eut  des  heures  de  prières  auxquelles  prirent  spécialement  part  les  fidèles 
des  paroisses  du  Sacré-Cœur  et  de  Saint-Joseph.  Son  Exe.  Mgr  l'arche- 
vêque d'Ottawa  présida  lui-même  la  première  heure  de  prière.  A  12  h.  30 
de  la  nuit,  Son  Exe.  Mgr  Hildebrando  Antoniutti,  délégué  apostolique, 
chanta  une  messe  solennel'le  où  assistait  une  foule  de  plusieurs  milliers  de 
personnes. 

Durant  la  semaine  même  du  congrès,  un  grand  nombre  de  prêtres 
furent  les  hôtes  de  l'Université,  qui  avait  mis  à  leur  disposition  toutes  les 
pièces  disponibles. 

A  l'exposition  missionnaire,  le  stand  de  l'Université  ne  manqua  pas 
d'attirer  l'attention  des  visiteurs:  des  maquettes  en  plâtre  de  tous  les  édi- 
fices universitaires,  spécialement  confectionnées  par  un  architecte,  laissaient 
voir  l'essor  pris  par  l'Université  depuis  l'humble  début  de  1848. 

Il  faut  aussi  mentionner  le  très  grand  succès  remporté  par  la  chorale 
mise  sur  pied  par  le  R.  P.  Jules  Martel,  directeur  de  l'École  de  Musique 
de  l'Université,  pour  la  représentation  de  Notre-Dame  du  Bel  Amour.  La 
perfection  avec  laquelle  la  chorale  exécuta  les  chants  liturgiques  et  pro- 
fanes qui  accompagnaient  cette  pantomime,  ne  s'explique  que  par  la  com- 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  361 

pétence  du  directeur  et  par  le  travail  intense  qu'il  a  consacré  pendant  plus 
d'un  an  à  leur  préparation. 

L'Université  a  été  heureuse  de  coopérer  dans  la  plus  large  mesure 
possible  aux  fêtes  mariales  organisées  à  l'occasion  du  centenaire  de  la  fon- 
dation du  diocèse  d'Ottawa.  Elle  l'a  fait  pour  honorer  la  Sainte  Vierge, 
patronne  de  la  Congrégation  des  Oblats  et  patronne  de  l'Université,  et 
pour  répondre  aux  désirs  de  Son  Exe.  Mgr  l'archevêque.  Elle  n'a  pas  tra- 
vaillé en  vue  des  louanges-  Celles-ci  toutefois  lui  sont  venues,  nombreuses 
et  sincères.  Tout  en  remerciant  Son  Excellence  de  ses  bons  sentiments  à 
notre  égard,  qu'il  nous  soit  permis  de  dire  une  fois  de  plus  toute  l'admi- 
ration et  toute  l'affection  que  nous  lui  portons.  Nous  connaissions  son 
grand  cœur  et  sa  piété  profonde.  Nous  savions  que  sa  délicatesse  et  son 
dévouement  ne  connaissent  point  de  bornes.  Toutes  ces  belles  qualités  se 
sont  déployées  sous  un  jour  plus  vif  encore  durant  les  heures  inoubliables 
du  congrès  mariai. 

Ce  qui  toutefois  nous  a  été  le  plus  sensible  au  cœur,  c'est  l'hommage 
spécial  que  Sa  Sainteté  le  pape  Pie  XII  a  rendu  aux  Oblats  et  à  l'Univer- 
sité dans  son  allocution  radiodiffusée  du  Vatican  durant  la  matinée  du  22 
juin.  C'est  par  cet  eminent  témoignage  que  nous  terminerons  cette  chro- 
nique autour  du  congrès  mariai.  «  Comment,  dit  Sa  Sainteté,  ne  pas  don- 
ner en  cette  mémorable  circonstance  une  mention  spéciale  aux  dignes  fils 
du  grand  évêque  de  Marseille,  dont  le  nom  même  d'Oblats  de  Marie- 
Immacu'lée  est  à  lui  seul  tout  un  programme,  dont  l'activité  déployée  à 
Ottawa  même,  dans  cette  magnifique  Université  déjà  célèbre,  qui  reçoit 
en  ce  jour  la  plus  encourageante  récompense,  est  extraordinaire.  » 


BIBLIOGRAPHIE 


Comptes  rendus  bibliographiques 


A.  CHRISTIAN.  —  Ce  Sacrement  est  grand.  Témoignage  d'un  foyer  chrétien.  Édit. 
familiales  de  France;  Fides,  Montréal,    [1942],   19cm.,  250  p. 

L'édition  canadienne  de  cet  ouvrage  mérite  toutes  les  louanges  dues  à  une  bonne 
action.  Dans  beaucoup  de  ménages,  on  attendait  «  le  livre  de  vie  d'un  vrai  foyer  chré- 
tien »,  c'est-à-dire  non  seulement  un  ensemble  abstrait  de  principes  et  de  conseils,  mais 
une  doctrine  illustrée  de  réalisations  concrètes  qui  puissent  inspirer  une  conduite  géné- 
reuse.    Le  livre  de  M.  Christian  répond  à  ce  besoin. 

Grâce  à  Fides,  tous  les  époux  peuvent  avoir  en  main  cette  petite  somme  d'expé- 
riences familiales  et  de  réflexions  appuyées  sur  une  compréhension  à  la  fois  humaine  et 
surnaturelle  du   mariage. 

Ces  pages,  écrites  au  fur  et  à  mesure  d'une  vie  conjugale  qui  se  poursuit  encore, 
constituent  un  témoignage.  Les  gens  mariés,  jeunes  et  moins  jeunes,  désireux  de  pro- 
fiter des  richesses  de  leur  état  sanctifié  par  un  sacrement,  trouveront  sous  la  plume  d'un 
des  leurs,  les  raisons  d'une  vie  sainte  dans  un  état  saint,  et  des  moyens,  les  uns,  indis- 
pensables, les  autres,  simples  suggestions,  de  s'aider  mutuellement  dans  la  montée  vers 
l'idéal  commun. 

L'auteur  présente  d'abord  le  mariage  dans  sa  réalité  surnaturelle:  vocation  divine, 
voie  de  sainteté.  Dans  les  trois  autres  parties,  il  montre  les  exigences  du  mariage,  les 
devoirs  des  parents  à  l'égard  de  leurs  enfants,  la  place  de  la  prière  au  foyer. 

Comment  ne  pas  souhaiter  la  diffusion  dans  tous  les  foyers  de  cet  excellent  ouvra- 
ge. Malgré  le  souci  d'adaptation  de  son  auteur,  peut-être  est-il  demeuré  un  peu  trop 
élevé  pour  le  peuple.  On  voit  ici  quelle  serait  l'utilité  d'une  vulgarisation,  par  tracts  ou 
brochures,  des  aspects  touchés  dans  ce  livre. 

Roméo  ARBOUR,  o.  m.  i. 


Adrien-M.  MALO,  O.F.M.,  André-M.  GUilLLEMETTE,  O.P.,  Irenée  LUSSIER, 
Clément  MORIN,  P. S. S.  —  L'Heure  dominicale.  Montréal,  Éditions  Lumen,  1947. 
19  cm.,  222  p. 

Malgré  la  popularité  de  la  radio,  le  livre  conserve  ses  avantages,  Verba  volant. 
L'imprimé,  à  cause  de  sa  fixité,  facilite  davantage  la  réflexion:  Scripta  manent.  Voilà 
sans  doute  pourquoi  les  principaux  auteurs  de  l'Heure  dominicale,  à  la  suite  du  reste  de 
demandes  réitérées,  ont  cru  bon  de  faire  passer  sur  les  presses  une  bonne  part  des  forums 
entendus  à  la  radio  et  classifies,  pour  des  raisons  pratiques,  selon  l'ordre  alphabétique. 
Les  trois  petits  chapitres  préliminaires  du  R.  P.  Malo  s'intitulent:  Les  Emissions,  Le 


BIBLIOGRAPHIE  363 

Courrier,  L'Ame.     Dans  cent  neuf  Questions  et  Réponses  qui  suivent,  chacun  trouvera 
de  quoi  éclairer  sa  conscience  et  perfectionner  ses  connaissances  religieuses. 

Rodrigue  NORMANDIN,   o.  m.  i. 


M.  C.  D'ARCY,  S.J.  —  The  Mind  and  Heart  of  Love.  New  York,  Henry  Holt 
and  Company,   1947.     In-8,  333  pages. 

This  profound  study  which  ranges  through  theology,  philosophy  and  psychology 
is  in  part  an  answer  to  or  a  correction  of  the  speculations  of  two  Protestant  thinkers 
(Nygren  and  de  Rougemont)  on  the*  fundamental  subject  of  love.  It  shows  how  to  re- 
concile two  ostensibly  incompatible  affections  and  thereby  how  to  resolve  the  paradox 
or  antinomy  and  to  escape  the  dilemma  of  the  conflict  between  the  pagan  (romantic  or 
courtly)  and  the  Christian  conceptions  of  love  to  be  found  in  the  mediaeval  troubadors. 

In  order  to  establish  harmony,  unity  and  solidarity  or  cohesion  where  there  had 
been  antithesis,  opposition  and  contrast,  the  author  had  to  thread  his  way  through  a 
variety  of  parallel  polarities,  duplicating  dichotomies  and  overlapping  dualisms.  Every 
one  of  the  manifold  types  of  composition  in  human  beings  —  essence  and  existence, 
matter  and  form,  substance  and  accident,  senses  and  intellect,  cognition  and  appetition, 
the  natural  and  the  supernatural  —  is  encountered  somehow  within  the  ramifications 
and  reverberations  of  this  basic  theme. 

The  types  and  varieties  of  love  as  well  as  its  factors  or  ingredients  and  its  many 
features,  phases  and  aspects  are  all  analyzed  and  compared  with  judicious  insight.  Thus 
we  meet  Eros  and  Agape,  animus  and  anima,  egocentric  and  theocentric  love,  natural 
and  ecstatic  love,  physical  and  spiritual  love,  selfish  and  selfless  love,  masculine  and  fe- 
minine love,  active  and  passive  love.  As  a  result  of  the  author's  explanations,  the  reader 
has  a  richer  grasp  of  the  full  meanings  of  psyche,  logos,  sophia,  Nous  and  indeed,  of 
the  relation  between  logic  and  life,   theory  and  practice. 

The  erudition  of  this  distinguished  English  Jesuit  shows  its  abundance  in  the  use 
he  makes  of  classical  and  modern  literatures  to  say  nothing  of  theology,  mysticism  and 
philosophy.  The  correlation  of  caritas,  amor  and  grace  among  themselves  and  their 
opposition  to  and  by  cupidity  and  lust  are  clearly  delineated.  Dante,  Blake,  Gerard  Hop- 
kins and  Claudel  are  frequently  cited.  Freud  and  Jung  get  considerable  attention.  Re- 
cent Neo-Scholastics  such  as  Rousselot,  Descoqs,  de  Regnon,  de  la  Taille  and  Gilson  are 
examinated  on  this  question  with  passim  references  to  Aristotle,  Augustin  and  Aquinas. 

Rather  startling  is  the  author's  employment  of  existentialism  in  the  version  of 
Hunter  Gutrie  as  a  frame  of  reference  for  his  treaties  on  love.  This  doctrine  is  a  vol- 
untarism wherein  primacy  is  given  to  existence,  good,  will,  love  and  action  at  the 
expense  so  to  speak  of  essence,  truth,  intellect,  knowledge  and  contemplation  (pp.  12; 
248;  270-282).  D'Arcy  does  not  defend  this  as  a  system  but  finds  it  useful  as  a 
framework.  The  reviewer  was  reminded  of  Spinoza's  «  intellectual  love  of  God  »  upon 
reading  of  Guthrie's  regarding  the  common  expression  «  love  of  truth  »  as  a  paradox. 

Since  the  author  mentions  an  anthology  of  love  (p.  13),  this  reviewer  takes  the 
liberty  of  mentioning  an  excellent  one  by  Walter  de  la  Mare  entitled  Love:  a  garland 
of  prose  &  poetry  (Morrow,  1946)  which  is  a  veritable  encyclopedia  whose  selections 
could  serve  as  illustrations  for  the  theory  so  magnificently  presented  by  D'Arcy  in  this 
book  of  solid  speculation. 

Notre  Dame,  Indiana.  D.  C.  O'G. 

*         *         * 


364  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

P.  THOUVIGNOtN.  —  L'Ame  féminine.  Essai  psychologique.  6e  édition.  Paris,  Le- 
thielleux;  Montréal,  Granger  Frères,   19  cm.,  249  p. 

A  part  les  chapitres  VIII  et  IX,  où  l'A.  se  fait  philosophe  pour  traiter  «  la  femme 
et  la  civilisation  »,  «  le  féminin  et  l'évolution  »,  ce  livre  peut  être  abordé  avec  profit  et 
joie  par  tout  lecteur  moyen,  curieux  de  psychologie  féminine.  Il  n'y  fera  pas  de  dé- 
couvertes sensationnelles;  d'autre  part  il  ne  se  butera  pas  à  toutes  sortes  de  notions  tech- 
niques que  la  moderne  psychologie*  expérimentale  se  plaît  à  déployer;  mais  il  y  retracera, 
clairement  soulignées,  et  parfois  assaisonnées  d'un  grain  d'ironie,  les  constantes  que  ré- 
vèle à  la  simple  observation  «  l'éternel  féminin  ».  Quant  aux  problèmes  soulevés  dans 
ks  chapitres  VIII  et  IX,  ni  cartésien  ni  exclusivement  pascalien,  l'auteur  en  voit  la  solu- 
tion dans  un  heureux  mariage  entre  animus  et  anima:  «Le  progrès,  dit-il,  dépend  d'un 
sage  hymen  entre  savoir  et  croire,  entre  le  masculin  et  le  féminin,  entre  la  tête  et  le 
cœur»    (p.   201). 

Rodrigue  NORMAINDIN,  o.  m.  i. 


Le  Pape  Pie  XII  et  la  Guerre.  Tournai-Paris,  Casterman,  1946.  23.5 
cm.,   123  p.    (Cahiers  de  la  Nouvelle  Revue  théologique,  I.) 

C'est  la  meilleure  synthèse  parue  à  date  de  la  pensée  pontificale  contemporaine*.  En 
quelque  cent  vingt  pages  les  RR.  PP.  ont  réussi  à  grouper  les  textes  les  plus  signifi- 
catifs du  Saint-Père  selon  les  quatre  tâches  que  celui-ci  s'est  assignées  durant  la  guerre 
mondiale:  1°  action  pacificatrice  et  charitable;  2°  défense  de  la  morale*  chrétienne  con- 
tre le  primat  de  la  force;  3°  directives  pour  un  nouvel  ordre  social  et  politique;  4°  appel 
aux  moyens  surnaturels. 

Il  ne  s'agit  pas  d'un  commentaire  doctrinal  ou  historique,  encore  qu'il  soit 
impossible*  de  grouper  et  d'ordonner  les  documents  sans  y  joindre  un  embryon  de 
commentaire.    Les    RR.    PP.    l'ont    fait    avec    justesse   et    sobriété. 

La  doctrine  des  ch.  1  et  2  nous  est  assez  familière.  La  publicité  qu'on  en  a 
faite,  même  chez  les  catholiques,  risquait  parfois  de  faire  oublier  les  enseignements 
rapportés  dans  les  deux  derniers  chapitres  et  de  fausser  les  perspectives.  Il  faut  féli- 
citer les  RR.  PP.  de  nous  avoir  rappelé  les  jugements  de  valeur  du  Saint-Père  sur 
la  «révolution  nécessaire»  (ch.  3),  de  même  que  le  rôle  primordial  des  moyens 
surnaturels   pour   l'établissement   d'une   paix   durable    (ch.    4). 

Peut-être  cependant  leur  dernier  chapitre  aurait-il  gagné  à  mettre  davantage  en 
relief  non  seulement  la  «  rénovation  religieuse  »  mais  aussi  la  «  rénovation  morale  » 
des  vertus  humaines  du  chef  d'Etat,  du  citoyen,  du  professeur,  de  l'époux,  du  profes- 
sionnel, du  travailleur,  etc.  Les  seuls  «  documents  officiels  »,  croyons-nous,  offrent  une 
abondante  documentation.  D'autre  part,  les  appels  réitérés  du  souverain  pontife  à  la 
collaboration  de  tous  les  hommes  de  bonne  volonté  auraient  pu  faire  l'objet  d'un 
paragraphe  intéressant  et  instructif  sur  la  «  collaboration  interconfessionnelle  »  dans 
l'instauration    d'un   nouvel    ordre   social. 

En   somme,   un   instrument  de   travail   désormais   indispensable. 

Roger   GUINDON,    o.m.i. 


Charles-Edouard  BOURGEOIS.  —  L'Enfant  sans  soutien:  Une  richesse    à    sauver. 
Les  Trois-Rivières,   Editions   du   Bien   Public,    1947.    21    cm.,    262   p. 


BIBLIOGRAPHIE  365 

Cet  ouvrage  est  une  thèse  que  l'abbé  Bourgeois,  des  Trois-Rivières,  a  présentée 
à  l'Ecole  des  Sciences  politiques  de  l'Université  d'Ottawa,  pour  l'obtention  du  grade 
de   docteur  es   sciences   sociales. 

Depuis  plus  de  quinze  ans,  M.  l'abbé  consacre  ses  talents  d'éducateur  et  d'or- 
ganisateur au  profit  de  l'enfance  délaissée.  Il  est  le  fondateur  et  le  directeur  de 
«  L'Assistance  à  l'Enfant  sans  soutien  »,  aux  Trois-Rivières,  et  il  s'est  occupé  d'une 
œuvre  analogue,  dans  le  diocèse  d'Ottawa.  En  outre,  il  a  conduit  de  nombreuses 
enquêtes  au  Canada,   aux  Etats-Unis,  en  Belgique,   en  France  et  en  Italie. 

A  la  lumière  de  sa  vaste  expérience  et  des  principes  d'une  philosophie  sociale 
chrétienne,  l'A.  montre  ce  que  la  province  de  Québec  fait  actuellement  pour  l'enfant 
sans  soutien,  tout  en  reconnaissant  que  la  situation  n'est  pas  parfaite  et  qu'elle  pour- 
rait être  améliorée.  Il  commence  par  déterminer  les  différentes  classes  d'enfants,  qui 
ont  besoin  de-  protection,  tels  les  orphelins,  les  illégitimes,  les  abandonnés,  les  délin- 
quants, les  anormaux;  puis,  il  établit  la  part  de  l'Etat  et  de  la  charité  privée,  dans 
le  service  social.  Il  dissèque  minutieusement  la  législation  du  Québec  se  rapportant  à 
l'enfance  malheureuse.  Le  problème  des  institutions,  telles  que  les  crèches,  les  orphe- 
linats ordinaires  ou  spécialisés,  les  écoles  de  réforme,  les  écoles  spéciales,  etc.,  des 
sociétés  d'adoption  et  de  placement  en  des  foyers  nourriciers  est  étudié  d'une  façon 
fort  objective  et  impartiale.  L'A.  indique  quelques  correctifs  à  nos  maux  présents, 
soulignant  la  nécessité  d'établir  des  écoles  pour  les  enfants  arriérés  mentaux,  et  de 
fonder  des  centres  de  colonisation  pour  les  orphelins.  Il  suggère  aussi  l'institution 
d'une  enquête  générale  sur  l'enfance  abandonnée,  l'établissement  d'un  service  de  place- 
ment pour  les  orphelins,  et  la  création  d'un  Conseil  de  Protection  de  l'Enfance, 
greffé  sur  le  Conseil  de  l'Instruction  publique. 

Une  magnifique  lettre-préface  de  Son  Excellence  Monseigneur  Alexandre  Vachon, 
archevêque  d'Ottawa,  orne  cet  ouvrage,  qui  se  termine  par  une  synthèse  de  l'orga- 
nisation hiérarchisée  des  œuvres  d'assistance  publique  de  la  province  de  Québec,  une 
bibliographie  très  soignée  et  une  série  de  treize  tableaux  statistiques  en  appendice. 
Ce  volume  sera  un  précieux  instrument  de  travail  pour  tous  ceux  qui  veulent  être 
renseignés  sur  les  principes  et   les   faits  ayant   trait   à   l'enfance  sans   soutien. 

En  accordant  le  doctorat  à  M.  l'abbé  Bourgeois,  l'Université  a  voulu  recon- 
naître la  valeur  intrinsèque  de  sa  thèse,  ainsi  que  le  mérite  personnel  de  ce  grand 
apôtre   social. 

Henri  SAINT-DENIS,  o.m.i. 

*  *         * 

G.  COURTOIS.  —  L'Art  d'être  Chef.  Montréal,  Granger  Frères,  1946.  19  cm., 
219   p. 

Ceux  qui  ont  lu  le  petit  livre  de  l'abbé  Courtois  Pour  «  réussir  »  auprès  des 
enfants  savent  déjà  ce  que  vaut  t'Art  d'être  Chef,  dont  l'esprit  et  la  facture  s'appa- 
rentent au  premier  ;  où  l'on  retrouve  la  même  fine  psychologie,  la  même  clarté  de 
pensée,  la  même  justesse  d'expression.  Pas  de  thèses,  ni  de  théories.  Mais,  des  phrases 
concises,  qui    sont    souvent    de    véritables  sentences.     Impossible  de  condenser  une  telle 

richesse.    Il    faut   lire   soi-même. 

*  *         * 

Education  for  tomorrow.  Toronto,  University  of  Toronto  Press  and  S.J.R.S. 
Saunders  ft  Co.,    1946.    23cm.,   XIII-130   p. 

Professor  R.  M.  Saunders,  of  the  University  of  Toronto,  has  edited  a  series 
of    lectures    delivered,    during    the    academic    year    of    1945-46,    by    members    of    the 


366  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

staff  of  the  U.  of  T.  and  by  a  few  other  persons  of  recognized  standing  in  the 
field  of  education.  In  the  Introduction,  the  editor  deplores  «  the  spiritual  softness, 
the  vagueness  of  a  philosophy  of  life,  which  would  enable  us  to  remain  superior 
to  the  machines  and  gadgets  we  are  using  ».  He  gives  the  general  tone  of  the  series, 
by  stressing  the  need  of  a  clear  concept  of  the  meaning  of  life,  and  by  pointing  to 
the  dangers  of  materialistic  and  utilitarian  concepts  in  education.  Not  all  the  lectures 
are  as  emphatic  in  their  plea  for  a  liberal  education.  Usually,  a  work  such  as  this 
suffers  from  a  lack  of  unity  of  purpose;  yet  the  general  impression  conveyed  by  the 
book  is  that  present-day  education  is  in  a  chaotic  condition,  and  that  a  revision  is 
in  order. 

Mrs.  M.  M.  Kirkwood,  Principal  of  St.  Hilda's  College  and  Dean  of  Women 
in  Trinity  College,  deals  with  «  The  Teacher  »  and  his  responsibilities.  She  states 
that  «  only  in  the  educational  system  controlled  by  a  church  with  absolute  claims 
is  there  any  clear  code  based  on  belief  »,  and  she  rightly  reproves  the  progressive 
educationists  «  who  omit  standards  altogether,  and  forget  that  undifferentiated  activ- 
ity might  mean  looseness,  and  that  intellectual  and  spiritual  efforts  have  to  be 
inculcated   before   the   whole   man   can   be   born  ». 

Dr.  J.  G.  Althouse,  Chief  Director  of  Education  for  the  Province  of  Ontario, 
describes  «  The  Organization  of  a  School  System  »  and  the  main  functions  of  a 
Department  of  Education,  and  reminds  us  that  «  the  justification  of  administrative 
machinery  lies  not  in  its  ingenuity  nor  in  its  complexity,  but  in  its  effectiveness 
in  expediting  the  aims  of  the  whole  undertaking  ».  There  are  also  some  very  per- 
tinent statements  on  «  equal  educational  opportunities  for  all  »  and  on  «  the  equality 
of  development  not   through   uniformity   but   through   variety  ». 

Mr.  Joseph  McColley,  Headmaster  of  Pickering  College,  Newmarket,  treats  of 
<■  Primary  and  Secondary  Education  »  as  a  preparation  for  life  in  a  free  democracy 
and  as  a  training  of  leaders. 

Rev.  W.  R.  Taylor,  Principal  of  University  College,  in  his  thoughtful  lecture 
«  The  University  and  Education  »,  discusses  the  deficiencies  of  most  seats  of  higher 
learning,  the  lack  of  unifying  principles,  and  the  factors  that,  during  the  past  forty 
years,  have  introduced  disorder  in  the  educational  process,  which  nowadays  appears 
to  be  «  a   ride  to  nowhere  ». 

Mr.  E.  A.  Corbett,  Director  of  the  Canadian  Association  for  Adult  Education, 
narrates  the  growth  of  the  movement  of  «  Adult  Education  »,  starting  from  the 
Mechanics'  Institutes,  organized  in  England  in  1832.  He  also  states  the  principles 
that  are  the  working  philosophy  of  adult  education,  and  draws  special  attention 
to  the  work  done  by  the  Extention  Department  of  the  St.  Francis  Xavier  University 
of  Antigonish,  Nova  Scotia. 

Professors  Hardolph  Wasteneys,  of  the  University  of  Toronto,  deals  with 
«  Education  for  the  Professions  »,  and  suggests  that  the  humanistic  approach  should 
be  stressed  in  the  university,  while  the  teaching  of  techniques  should  be  left  to 
the  special  professional  schools.  Since  professionals,  such  as  medical  practitioners, 
should  also  be  leaders  in  their  community,  they  stand  in  need  of  a  liberal  education 
and  a  broad  culture,  and  the  B.A.  should  be  a  prerequisite  for  the  medical  course. 
«What  is  needed  in  society  is  not  the  pragmatic  outlook,  not  more  science,  but  more 
humanism  .  .  .  There  is  only  one  sure  way  to  achieve  this,  a  radical  reform  of  our 
state   system    of   education  ». 


BIBLIOGRAPHIE  367 

Mr.  Aurèle  Séguin,  Director  of  Radio-Collège,  C.B.C.,  Montréal,  speaking  of 
«  The  Radio  as  Aid  to  Learning  »,  describes  the  achievements  of  educational  broad- 
casts in  Canada,  and  especially  in  Quebec  for  which  he  is  greatly  responsible. 

Mr.  Adrian  Macdonald,  Professor  at  the  Ontario  College  of  Education,  under 
the  caption  «  Theories  of  Education  »,  reviews  the  conflicting  trends  of  thought 
and  the  various  reasons  alleged  for  the  ineffectiveness  of  most  present-day  educat- 
ional systems,  of  which  he  considers  the  method,  the  curriculum  and  the  objectives. 
Incidentally,  he  deplores  a  multiplicity  of  unrelated  courses  and  «  an  undue  tendency 
to  departmental   isolation  »,   even   in   the  Ontario  high  schools. 

The  climax  of  the  whole  book  is  the  inspired  address  «  Let  Knowledge  to 
Wisdom  Grow  »  of  Mr.  Sidney  Smith,  President  of  the  University  of  Toronto. 
Declaring  himself  against  departmentalism  and  too  early  specialization,  he  vigor- 
ously supports  liberal  education.  One  may  judge  of  the  quality  of  Dr.  Smith's 
contribution,  from  the  following  quotations:  «We  should  not  contemplate  with 
ready  favor  further  organizational  division  and  sub-division  of  the  seamless  web  of 
education  .  .  .  Are  not  Arts  faculties  in  Canadian  universities  in  some  instances  con- 
cerned with  professional  or  quasi-professional  objectives  to  the  detriment  of  the 
major  mission  of  developing  students  who  will  be  defenders  of  human  freedom, 
examples  of  human  dignity  and  apostles  of  human  values  .  .  .  Can  we  not,  in  our 
study  of  man's  intellectual  achievements,  of  his  aesthetic  expression,  of  his  moral 
yearnings  and  of  his  religious  convictions,  settle  upon  and  hold  fast  to  certain  abid- 
ing principles?  We,  in  universities,  have  rightly  prided  ourselves  for  the  attitude 
of  the  open  mind,  although  on  occasion  I  may  have  wondered  if  we  have  not 
helped  to  develop  minds  so  open  that  ideas  could  blow  into,  through  and  out  of 
them  with  an  astonishing  celerity  .  .  .  Ideals,  ideas  and  facts  are  equally  the  business 
of  universities  ». 

This  volume,  heterogeneous  in  character  and  value,  presents  a  fairly  compre- 
hensive picture  of  the  educational  endeavour,  and  indicates  some  cures  to  the  sad 
plight  of   modern   education. 

Henri  SAJINT-DENIS,  o.m.i. 


Florian  ZNAINIECKI.  —  The  Social  Role  of  the  Man  of  Knowledge.  New  York, 
Columbia  University  Press  1940.  In-8,  212  p. 

This  excellent  study  of  the  institution  of  scholarship,  its  nature,  its  growth  and 
its  functions,  is  an  important  contribution  to  a  vital  subject.  The  question  of  official- 
dom and  bureaucracy  (as  critics  sometimes  call  a  civil  service)  or  of  the  so-called 
«  brain-trust  »  in  the  New  Deal,  is  only  one  phase  of  the  matter.  In  that  connection  one 
thinks  of  Solomon's  House  in  Bacon's  New  Atlantis  or  of  Comte's  priesthood  of  sa- 
vants, or  of  the  late  Alexis  Carrel's  ideas. 

But  the  status  of  the  engineer,  the  technologist,  the  expert  or  specialist,  the  plan- 
ning boards  and  professional  consultants  is  still  wider  and  is  urgent  in  our  time.  Plato 
and  Aristotle  were  themselves  advisers  to  royalty  and  later  kings  had  their  astrologers 
just  as  earlier  ones  had  their  magicians  and  medicine-men.  In  our  time  the  experts  in 
natural  science  have  had  a  more  clearly  defined  status,  perhaps,  than  the  specialists  in 
the  social  sciences  and  humanities.  These  latter  are  usually  called  scholars  rather  than 
scientists. 

The  American  sociologist,  Lynd,  in  his  Knowledge  for  What?  put  the  spotlight 
on  this  question  of  political  quietism  and  the  issue  is  wider  than  the  one  outlined  by 


368  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

i 

Julien  Benda  in  his  Treason  of  the  Intellectuals.  Academic   isolationism  was  probably 
never  total  but  it  is  surely  going  to  decrease  still  further. 

Our  author  not  only  examines  the  duties  and  responsibilities  of  the  sage  but  con- 
siders also  the  status  of  journalists  and  popularizers  (pp.  81;  150).  The  implications 
of  the  distinction  between  pure  or  speculative  science  and  practical  or  applied  science  are 
made  explicit.  The  reviewer  agrees  with  the  author  (against  Manheim)  in  repudiating 
the  so-called  «  sociology  of  knowledge  ». 

Notre  Dame,  Indiana.  D.  C.  O'G. 


J.  Frederic  DEWHURST  and  Associates.  —  America's  Needs  and  Resources.  New 
York,  The  Twentieth  Century  Fund,   1947.  In-8,  XXVIII-812  p. 

One  of  the  benefactions  of  the  philanthropist  Edward  A.  Filene,  was  the  establish- 
ment of  this  foundation  for  economic  research  in  1919.  The  present  survey  represents 
one  of  the*  more  ambitious  projects  by  the  staff  and  other  authorities.  It  is  an  impres- 
sive study  of  trends,  requirements  and  capacities  and  belongs  in  the  same  general  cate- 
gory as  the  works  by  Nourse,  Moulton  and  others  of  the  Brookings  Institution  about 
thirteen  years  ago  and  the  reports  of  the  TNEC  and  the  National  Resources  Planning 
Board.  It  is  thus  not  to  be  confused  with  the  less  objective  and  impersonal  works  on 
the  distribution  and  concentration  of  wealth  by  Gustavus  Myers,  Berle  and  Means,  Tate 
and  Agar,  Prof.  W.  I.  King  and  others  who,  of  course,  treated  a  different  but  not  to- 
tally unrelated  subject. 

It  is  surely  undebatable  that  an  inventory  of  national  assets  and  liabilities  is  a 
perennial  desideratum.  Congressman  Dirksen  and  Bernard  Baruch  proposed  a  national 
inventory  commission  of  thirty  members  in  mid-December  1945.  Not  only  in  normal 
times  but  during  emergencies  such  as  wars  and  depressions  the  value  and  utility  of  such 
a  catalogue  or  index  are  obvious.  The  historic  necessity  of  turning  swords  into  plow- 
shares and  vice-versa,  the  problems  of  conversion  and  reconversion  in  other  words,  calls 
for  such  organized  tabulation  so  that  planning  may  be  possible  instead  of  haphazard, 
makeshift  and  piecemeal  effort. 

Since  the  close  of  World  War  II,  it  has  been  common  to  hear  predictions  of  an- 
other economic  crisis,  a  depression  or  at  least  a  recession.  To  prevent  or  to  mitigate 
such  disaster  requires  remedies  and  palliatives  and  these  measures  in  turn  imply  the  need 
of  such  large-scale  information  as  we  find  assembled  in  the  present  volume. 

The  general  conclusion  is  that  post-war  production  in  the  United  States  can  and 
should  exceed  the  amazing  achievements  of  wartime  output  and  that  such  superabun- 
dance will  enhance  the  general  welfare  and  promote  cultural  improvement  as  well  as 
economic  prosperity.  The  volume  thus  belongs  to  the  booster  school  of  thought  with 
its  optimistic  view  of  progress  as  a  quantitative  matter  of  bigger  and  better.  While 
such  opinions  are  welcome  in  the  light  of  our  fairly  recent  concern  with  the 
sinews  of  war,  raw  materials,  natural  resources,  etc.,  from  the  ecological  and  geo- 
political standpoint,  and  of  our  preoccupation  in  the  economic  order  with  bottle- 
recks,  shortage,  rationing,  priorities,  scrap  drives  and  ersatz  commodities,  one  may 
wonder  whether  the  human  equation  does  not  preponderate  over  the  question  of 
physical  output.  We  hasten  to  concede  that  the  authors  of  this  survey  were  con- 
cerned chiefly  with  the  latter  issue.  But  the  international  situation  and  the  domestic 
conflicts   between  capital    and   labor   seem    to   overshadow     the   other   question. 

As  to  the  question  of  industrial  capacity,  the  manufacturing  harvest,  etc.,  it 
is    worth    observing    that    experts    disagree    as    to    whether    American    steel    output    is 


BIBLIOGRAPHIE  369 

adequate  or  not.  (See  Life,  editorial  and  reply,  March  31  and  April  21,  1947; 
The  Nation,  Jan.   25,   1947;   New  York  Times,    (business  section),  May  25,    1947). 

The  important  distinctions  between  needs  and  demands  —  felt  needs  and 
demands  at  a  price  to  use  the  psychological  and  the  economical  aspects  —  are 
carefully  made  and  it  would  be  very  difficult  in  a  brief  review  to  indicate  the 
comprehensive,  almost  exhaustive,  presentation  of  facts  and  statistical  data  available 
here  in  the  text,  the  appendices,  the  tables  and  figures.  The  predictions  and  extra- 
polations,   this    reviewer,    ceteris   paribus,    would    not    care    to    challenge. 

As  an  excellent  work  of  reference  in  its  field,  this  book  was  enjoyed  as  a 
companion  to  the  Goodman  volume  reviewed  in  this  issue  of  the  Revue  and  also  to 
Land  of  Plenty  by  the  industrial  designer  Walter  D.   Teague. 

Notre   Dame,    Indiana.  D.C.O'G. 


Percival  and  Paul  GOODMAN.  —  Communitas.  Chicago,  University  of  Chicago 
Press,    1947.   In-ofF-size,  X-141   p. 

This  book  by  talented  brothers,  the  one  a  poet-critic  and  the  other  an  archi- 
tect, in  sub-titled  «  means  of  livehood  and  ways  of  life  ».  It  deals  with  urbanism 
and  planning  but  with  emphasis  on  the  human  and  sociological  rather  than  on  the 
physical  and  architectural.  Perhaps  the  scope  can  be  best  indicated  by  the  following 
four  quotations:  «Our  aim  is  to  analyse  the  various  relations  between  technology, 
the  standard  of  living  and  political  authority»  (p.  3)  .  .  .  «We  start  from  live- 
lihood not  from  street  layouts»  (p.  75)  ...  «This  book  as  a  whole  is  a  general 
theory  of  surplus  technology»  (p.  110)  ...  «Community  problems  are  those  of 
surplus  and  leisure,  culture  and  work,  and  the  role  of  great  cities»    (p.   58). 

Many  will  agree  with  these  siblings  that  «  external  life  is  largely,  morally 
meaningless  »  today  because  of  false  standards  of  living  and  artificial  routines. 
They  are  justifiably  critical  of  advertising  ballyhoo  and  of  the  excessive  importance 
of  purely  monetary  features  of  our  modern  economy,  and  with  the  regionalists  they 
prefer  an  «  economy  of  things  rather  than  of  money  ». 

Possibly  the  chief  theme  of  this  book,  as  of  many  an  other  recent  tome,  is 
the  question  of  the  proper  balance  between  town  and  country,  city  and  farm.  The 
desirability  of  decentralization  has  been  a  favorite  thesis  with  many  social  reformers 
in  recent  decades,  long  before  the  atomic  bomb  made  dispersal  preferable  to  con- 
centration and  congestion.  Perhaps  the  main  impetus  to  this  crusade  was  given  by  the 
economic  depression  of  the  1930's  when  various  groups  of  agrarians,  cooperation  and 
other  decentralists  joined  forces  to  solve  the  problem  of  scarcity  in  the  midst  of  plenty 
due  largely  to  the  impact  of  fiscal  cycles.  At  any  rate,  we  find  here  an  awareness  of 
rural  values  and  of  the  relation  between  peasant  and  proletarian,  as  well  as  a  scheme 
of  integration  to  combine  urban  sophistication  with  the  depth  of  rural  self-suffi- 
ciency. They  stress,  too,  the  importance  of  diversified  farming  (symbiosis)  and 
repudiate  those  who  try  to  solve  the  rural-urban  contrast  and  dilemma  by  means 
of  the  industrial,  cash  farm  which  amounts  to  the  bringing  of  the  evils  of  mass- 
production,   standardization  and   regimentation   from   the  city   to   the  country. 

Digests  and  appraisals  of  almost  all  of  our  city-planners  and  industrial  desig- 
ners and  other  reformers  are  to  be  found  here,  e.g.,  Le  Corbusier,  Sitte,  Gropius, 
Mumford,    Borsodi,    Fuller,    Sharp,    besides   such   earlier    thinkers    along    these    lines    as 


370  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Ruskin,  Morris,  Unwin,  Howard,  Owen,  Blanc,  Geddes  —  to  say  nothing  of 
Plato   and   Aristotle. 

The  American  T.V.A.,  the  Russian  collectivized  farms  which  represent  the 
industrialization  of  agriculture,  garden  cities,  greenbelt  schemes,  suburbanism,  gridiron 
arrangements,  skyscrapers,  ribbon  development,  —  these  and  many  other  kindred 
topics  are  treated   as  to   functional,    utilitarian   and   aesthetic   aspects. 

This  handsome  volume  with  its  over-size  or  odd-size  format  (11"  wide  x  9" 
high)  is  profusely  illustrated.  It  is  rather  expensive  ($6.00).  Occasional  lapses  were 
noted,  viz.,  the  word  «principal»,  on  page  18,  etc. 

Notre   Dame,    Indiana.  D.C.O'G. 


Léon  GÉRIN.  —  Aux  sources  de  notre  histoire.  Les  conditions  économiques 
sociales  de  la  Nouvelle -France.  Montréal,   Fides,    1946.   20  cm.,    275   p. 

Voilà  un  livre  qui  arrive  à  son  heure.  L'importance  qu'il  attribue  aux  facteurs 
d'ordre  économique  rencontrera  la  sympathie  des  lecteurs  convaincus  depuis  quelque 
temps  déjà  qu'une  réaction  s'imposait  à  la  traditionnelle  explication  des  événements 
aux  seules  lumières  des  forces  politiques,  militaires  ou  religieuses.  Cependant  il 
s'établit  une  marge  assez  rassurante  entre  ces  lois  sociales  que  l'A.  arrache  à  l'expé- 
rience du  passé  et  le  déterminisme  historiquï  de  Marx  pour  qui  l'économique  déter- 
mine tout  le  reste.  L'A.  s'est  trop  identifié  avec  l'école  française  de  sociologie  pour 
qu'il  lui  soit  possible  de  négliger  tout  à  fait  le  facteur  personnel  et  humain  avec  ses 
élans   d'idées  et   ses   petites   bassesses. 

Les  silhouettes  bien  accusées  des  grandes  figures  de  notre  histoire  servent  de  centres 
d'intérêt  à  chacun  des  chapitres,  mais  ce  sont  des  grandes  toiles  que  l'A.  brosse 
plutôt  que  des  portraits.  Chaque  chapitre  décrit  une  page  d'histoire  autour  d'un 
personnage  familier:  Cartier,  Roberval,  Champlain,  Poutrincourt,  et  les  autres.  L'art 
particulier  de  l'A.  consiste  à  prêter  la  vie  non  seulement  à  la  vedette  du  drame, 
mais  surtout  à  toutes  ces  forces  économiques  et  sociales  qui  conditionnent  l'arrière- 
plan  de  la  destinée  humaine.  Ces  tableaux  historiques  sont  intéressants  à  cause  de 
leur  authenticité  scrupuleusement  soutenue  par  une  foule  de  détails  et  à  cause  d'une 
nouvelle  lumière  qui  les  imprègne,  lumière  crue  qui  fait  ressortir  des  égoismes  mes- 
quins, des  rivalités,  des  intérêts  mercenaires  qui  ne  se  concilient  pas  facilement  avec 
la  lumière  vaporeuse   à  laquelle   nos  yeux   s'étaient   habitués   en   lisant   l'histoire. 

Le  livre  est  en  quelque  sorte  l'élaboration  d'une  thèse:  de  toutes  les  entreprises 
françaises  au  pays,  la  seule  qui  ait  eu  quelque  chance  de  succès  fut  l'entreprise  agricole 
aux  mains  de  particuliers  experts  dans  le  métier  en  se  fiant  à  leur  propre  initiative. 
Tous  les  autres  projets  —  entreprises  d'Etat,  comptoirs  des  marchands,  fondations 
pieuses,  établissements  militaires  —  étaient  voués  à  l'échec,  car,  selon  l'A.,  tous  sem- 
blaient violer  la   logique  de  lois  sociales   quasi   inexorables. 

Autant  dire  que  le  vrai  héros  du  livre  est  l'habitant  au  milieu  de  sa  famille. 
Notre  survie  en  Amérique  est  due  à  cette  cellule,  qui  se  suffit  à  elle-même,  mais 
qui  se  prolonge  au  delà  de  la  paroisse,  jusqu'à  la  province,  le  pays  et  le  monde. 

Roger   SAINT-DENIS. 


BIBLIOGRAPHIE  371 

Studies  in   the  History  of  Science.   By   eight   authors. 

Studies  in  Civilization.  By  fourteen  authors.  Philadelphia.  University  of  Penn- 
sylvania Press,   1941.  In-8,   128  8  200  p. 

These  reports  of  the  Bicentennial  Conference  held  at  the  University  of  Penn- 
sylvania (belatedly  noticed  here  because  of  the  reviewer's  military  service)  con- 
stitute a  fine  sample  of  the  scholarship  customarily  displayed  on  such  suspicious 
occasions.  This  University  is  usually  regarded  as  the  fourth  oldest  in  the  United 
States,    having   been    founded   in    1740. 

Half  of  the  first  volume  is  devoted  to  medical  and  surgical  history  and  three 
of  the  eight  papers  deal  with  ancient  science.  Readers  of  this  Revue  will  be  interested 
especially  in  the  account  of  medieval  medicine  by  Sigerist. 

The  other  volume  has  four  literary  and  esthetic  papers  and  four  legal  and 
political  essays  besides  two  medieval  topics.  Readers  of  this  periodical  will  especially 
enjoy  «  The  Medieval  Pattern  of  Life  »  by  E.  K.  Rand  of  Harvard.  The  calibre  of 
the  scholarship  throughout  both  volumes  is  almost  uniformly  superlative.  Moreover 
on  such  occasions  as  anniversaries,  retrospection  is  in  order  and  our  appreciation  of 
our  debts  to  the  ancients,  our  awareness  of  the  legacy  of  Greece  and  the  heritage  of 
Rome,  sharpen  our  historic  sense  and  help  us  to  escape  the  spacious  present. 

Notre   Dame,    Indiana.  D.C.O'G. 


Firmin  LÉTOURNEAU.  —  Le  Comté  de  Nicolet.  Enquête  économique  et  sociale. 
Montréal,  Fides,  1946.  19cm.,  200  p.  (Faculté  des  Sciences  sociales  de  l'Université 
de  Montréal.     Publication  de  l'Institut  de  Sociologie.) 

Il  nous  faut  certes  remercier  l'Institut  de  Sociologie  de  l'Université  de  Montréal 
qui  a  pris  l'initiative  de  cette  étude  sur  le  comté  de  Nicolet,  et  d'une  série  d'éttudes 
à  venir  sur  les  différents  groupements  régionaux  représentatifs  du  type  canadien- 
français. 

L'auteur  de  la  monographie  connaît  le  comté  de  Nicolet,  et  l'aime  passion- 
nément. L'amour  et  la  fierté  qu'il  nourrit  pour  lui  se  manifestent  en  quelques  pé- 
riodes de  bon  style  (<ch.  III  de  la  2°  partie)  et  surtout  en  un  épilogue  plein  de, 
force,  où,  pour  résumer  tout  son  livre,  il  fit  dire  aux  Nicolétains  ce  qu'ils  sont,  ce 
qu'ils   ont   fait,   ce  qu'ils   font,   ce   qu'ils   veulent. 

Les  conclusions  qu'il  émet  sont  le  résultat  d'enquêtes  nombreuses  et  détaillées. 
Mais  ces  enquêtes  sont  menées  plutôt  par  un  économiste  que  par  un  sociologue.  Vu 
la  division  adoptée  par  l'A.  :  Le  milieu  physique  —  Le  milieu  humain  —  Le  milieu 
économique,  on  devrait  s'attendre  à  un  portrait  plus  intégral  du  comté  de  Nicolet 
et   de   sa   population. 

Le  style  se  ressent  beaucoup  de  l'aridité  du  langage  chiffré.  En  effet  certaines 
pages  sont  trop  schématiques;  nombre  d'expressions  accusent  trop  de  sens  pratique  et 
pas  assez  de  bon  goût.  La  description  du  milieu  physique  est  particulièrement  labo- 
rieuse;   répétitions,    nombreux    renvois   à   des   chapitres   suivants,    formules    inélégantes. 

Les  références  complètes  sont  rares.  L'auteur  d'une  citation  est  indiqué  dans  la 
citation  même;  parfois  on  y  rencontre  aussi  le  titre  de  l'ouvrage,  mais  le  reste  des 
précisions  techniques  manque  tout  à  fait   (p.  100,   109,   112,   177.  .  .) 

Mais  M.  Létourneau  a  fait  œuvre  éminemment  utile.  Nos  gens  gagneraient  beau- 
coup à  la  lecture  de  ce  livre:  L'agriculteur  et  l'industriel  se  verraient  invités  à  une 
collaboration    plus   effective.    L'auteur    qui    a    vu    de    si    près    ce    pays    de    Nicolet,    ne 


372  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

se   refuse  pas   à   faire,    tant   aux   individus   qu'aux   gouvernements,    les   suggestions   qui 
s'imposent. 

Nous  souhaitons  la  plus   grande   diffusion   à  l'étude  de  M.   Létourneau. 

G.-E.   RICHARD,   o.m.i. 


Paul  M.  ANGLE  (editor).  —  The  Lincoln  Reader.  New  Brunswick,  N.J., 
Rurgers  University  Press    1,947.    In-8,   X-l  1-564   p. 

This  anthology  is  without  doubt  the  best  single  volume  dealing  with  Abraham 
Lincoln.  The  twenty-four  chapters  contain  an  excellent  selection  from  the  already 
formidable  literature  devoted  to  this  historical  figure.  Here  from  the  standard 
sources,  the  definitive*  biographies,  and  also  from  a  wide  variety  of  less  accessible 
materials,  are  accounts  of  every  major  aspect  of  the  subject's  paradoxical  career  from 
his  humble  origin  through  his  romantic  years,  his  legal  and  political  career,  the  Civil 
War   and   his  tragic   demise. 

This  reviewer  has  always  strongly  felt  that  there  was  something  especially 
Providential  about  the  life  and  role  of  the  Great  Emancipator,  nor  is  his  opinion 
unique  in  this  respect.  He  further  makes  bold  to  suggest  to  the  Canadian  student 
of  United  States  history  that  if  the  latter  were  to  confine  himself  to  the  study  of 
only  two  books  in  this  regard,  that  pair  of  volumes  should  be  the  present  one  plus 
any  standard  history  text  —  and  if  a  third  volume  is  to  be  added,  it  should 
be   The  Federalist. 

Many  readers  will  be  surprised  to  learn  that  Lincoln  was  not  an  abolitionist 
(pp.  85;  208;  241;  301)  or  an  egalitarian  (p.  251)  and  that  he  opposed  negro 
suffrage   and    negro   citizenship. 

Here  are  memorable  versions  of  the  uncouth  and  awkward  Lincoln  (p.  177) 
with  his  shrill,  falsetto  voice  (p.  161),  his  amazing  oratory  (208;  216),  his 
actual  speeches  (334;  447;  491;  510),  his  debate  with  Douglas  (248),  his  anec- 
dotes (300),  etc.  Here  also  we  encounter  the  Free  Soil  movement  (pp.  155;  221; 
298;  321),  the  questions  of  principle  vs  party  (p.  356f)  and  of  spoils  and  pa- 
tronage   (pp.    157;    256;    303;    367). 

This  book  has  an  attractive  format  and  its  documentation  is  exhaustive.  It 
is  a  pleasure  to  see  a  University  Press  surpassing  the  commercial  publishing  houses 
iven  in  the  non-academic  field. 

Notre    Dame,    Indiana.  D.C.O'G. 


BIBLIOGRAPHIE  373 


Honoré  DE  BALZAC.  —  Le  Curé  de  Village.  Montréal,  Éditions  Lumen, 
1946.    19   cm.,    283    p.    (Collection   Humanitas.) 

On  a  reproché  à  Balzac  d'avoir  omis  dans  ce  livre,  précisément  tout  ce  qui  con- 
cerne le  curé  du  village.  Une  lecture  superficielle  semble  confirmer  cette  appréciation 
on   verra   dans   un   instant   qu'il   n'en   est   rien. 

Fille  d'artisans  avaricieux,  Véronique  a  été  élevée  dans  le  bonheur.  Chiches  en 
effet  pour  eux-mêmes,  papa  et  maman  Sauviat  devenaient  prodigues  dès  qu'il  s'agis- 
sait de  leur  enfant.  Délicate  et  fine,  rêveuse,  imbue  de  Paul  et  Virginie,  Véronique 
s'est  laissé  marier  à  un  laid  richard  de  village:  Groslin.  Délaissée  après  quelques  mois 
de  mariage,  elle  s'est  enfermée  dans  la  piété  et  l'estime  qu'elle  inspirait  .  .  ,  jusqu'au 
jour  de  l'affaire  Tascheron.  Un  homme  est  condamné  à  mort  pour  avoir  tué  et 
ne  veut  pas  dénoncer  sa  complice.  Véronique  est  visiblement  troublée  par  cette 
affaire. 

Sur  les  entrefaites,  Groslin  a  acheté  le  terrain  de  Montignac,  patrie  de  ce 
Tascheron,  et  que  dirige  le  curé  Bonnet.  Son  mari  mort,  Véronique,  maîtresse  du 
domaine,  fait  régner  partout  le  bonheur,  quand  un  mal  imprévu  l'enlève  aux  siens. 
A  l'agonie,  elle  dévoile  qu'elle  a  trempé  dans  l'affaire  Tascheron. 

Si  le  roman  n'était  que  récit  d'intrigues,  le  reproche  donné  plus  haut  serait 
vrai.  Mais  —  c'est  le  chanoine  Sideleau  qui  le  note  à  juste  titre  —  le  fond,  la 
clé  du  livre,  ce  sont  «  les  enseignements,  les  œuvres  et  les*  exemples  du  curé  Bonnet  ». 

Le  curé  Bonnet  a  accompli  deux  merveilles:  il  a  prêché  l'Evangile,  et  fait 
régner  l'aisance,  parce  que,  pour  lui,  problème  social  et  problème  religieux  vont  de 
pair.  Et  ce  problème  social,  c'est  aux  prêtres,  aux  médecins,  aux  riches  de  le  ré- 
soudre. Le  meilleur  moyen  de  réparer  une  faute  aussi  grave  que  celle  de  madame 
Groslin,   c'est   de  se  donner   aux   misérables;    la    charité    pardonne    tout. 

L'édition  présentée  par  M.  le  chanoine  Sideleau  peut  être  mise  entre  toutes 
les   mains   d'adultes:    les   passages   équivoques   ont   été   à   peu   près   tous   supprimés. 

Paul  Châtelain. 


Albert  AUTUN.  —  Henri  Bremond.  Paris,  Lethielleux  [1746].  18,5cm.,  100  p. 
(Publicistes  chrétiens) 

«  Qui  a  lu  Bremond  sera  heureux  de  le  retrouver  dans  cette  vue  d'ensemble  qui, 
non  seulement  permet  de  mesurer  plus  justement  sa  haute  valeur,  mais  encore  de  îc 
situer  à  sa  place  dans  le  panorama  des  lettres  et  de  la  spiritualité  françaises.  Et  qui  n'a 
de  lui   qu'une  connaissance   indirecte   et   fragmentaire    tirera   de   cette   lecture   le   double 


374  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

avantage  et  de  prendre  un  aperçu  synthétique  de  l'homme  et  de  l'écrivain  et  d'aspirer 
à  le  mieux  connaître. 

«  En  somme,  ce  petit  livre  est  tout  à  la  fois  une  synthèse  de  l'œuvre  de  l'abbé 
Bremond  et  une  introduction  à  l'étude  de  ses  ouvrages.  » 

Pour  avoir  longuement  étudié  l'œuvre  entière  de  l'abbé  Bremond  et  scruté  l'hom- 
me à  travers  l'œuvre,  nous  pouvons  affirmer  avec  sûreté  que  cette*  conclusion  de  la 
«prière  d'insérer»  énonce  rigoureusement  l'idée  qu'il  faut  se  faire  de  ce  petit  livre. 

Rodrigue  NORMrANDIN,   o.m.i. 


Ouvrages  envoyés  au  bureau  de  la  Revue 


Eugène  LAPIERRE.  —  Calixa  Lavallée,  Musicien  national  du  Canada.  Édit.  revue 
et  augmentée.    (1945).  Montréal,  Granger  Frères,    [1945].  24,5  cm.,  221   p. 

Rolland  LEGAULT.  —  La  Rançon  de  la  Cognée.     Montréal,  Éditions    Lumen, 

1945.  19  cm.,  197  p. 

Les  Passions  de  V Adolescence.  Éditions  familiales  de  France.  Montréal,  Fides.    19 
cm.,  96  p. 

Les  Passions  de  l'Enfance.  Éditions  familiales  de  France;  Montréal,  Fides.  19  cm., 
134  p. 

L'Imitation  de  Jésus-Christ.  —  Traduction  Lamennais  avec  des  réflexions  à  la  fin 
de  chaque  chapitre.  Montréal,  Fides,  1946.    15  cm.,  383  p.,  Prix:  $1.25. 

MAGALI.  —  Suc  la  Route  inconnue.  Roman,  Toulouse-Paris,  Éditions  Chantai; 
Montréal,  Éditions  de  l'Arbre,   [1946].   19  cm.,  238  p. 

Frères  MARISTES.  —  Formulaire  mathématique.  Montréal,  Granger  Frères,  1946. 
21,5  cm.,  541  p.  Prix:   $2.50. 

Joseph  MARMETTE  -  Charles  MARMETTE.  —  Charles  et  Éva.  Montréal,  Éditions 
Lumen,    1945.      19   cm.,    189  p. 

T. -S.  MELADY.  —  Vie  des  Saints  pour  l'Ecole  et  le  Foyer.  Montréal,  Granger 
Frères,    1946.      24,5   cm..    211    p. 

Chanoine  Fr.  MUGNIER.  —  Toute  ta  vie  sanctifiée.  Le  devoir  d'état  à  l'école  de 
saint  François  de  Sales.  6e  éd.  Paris,  Lethielleux,  [1940];  Montréal,  Granger  Frères. 
19  cm.,   259  p.  Prix:   $1.00. 

Marie-Nille  PlNTAL.  —  Mission  de  Femme.  Etude  psychologique  sous  forme  de 
roman.  Montréal,   Editions  Lumen,    1945.    19  cm.,   202  p. 

Adolphe  ROBERT.  —  Mémorial  des  actes  de  V Association  Canado- Américaine. 
Manchester,  N.-H.,  L'Avenir  national,   1946.      24  cm.,  485  p. 

Sœur  M.-SAINT-LÉANDRE,  Présentation-de-Marie.  —  Gerbe  eucharistique.  L'Eu- 
charistie. Epis  glanés  dans  les  écrits  de  deux  cents  auteurs.     Montréal,  Granger    Frères, 

1946.  19  cm.,   363   p.   Prix:   $1.25. 

Fernand  SCHETAGNE,  p.m.é. —  Portraits  de  Mandchourie.  Montréal,  Fides,  1946. 
22  cm.,   151   p.  Prix:   $1.00. 

Jean  VlOLLET.  —  Le  Mariage.  36e  mille.  Éditions  familiales  de  France;  Montréal, 
Fides,    (1946).    19   cm.,   204   p. 


376  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

P.  Joseph  BONSIRVEN,  S.  J.  —  Les  Enseignements  de  Jésus-Christ.  Paris,  Beau- 
chesne,   1946.    20cm.,   512  p.   Prix:   420  frs. 

Enrico  CERULLI.  —  //  Libro  etiopico  dei  Miracoti  di  Maria  e  le  sue  fonti  nelle 
littérature  del  medio  evo  latino.  Roma,  Giovanni  Bardi,  1943.  25cm.,  5  70  p.  (R.  Uni- 
versita  di  Roma.    Studi  orientali  pubblicati  a  cura  délia  Scuola  Orientale,  vol.  I.) 

Enrico  CERULLI.  —  Etiopi  in  Palestina.  Storia  délia  Communità  etiopica  di  Ge- 
rusalemme.  Vol.  I.  Roma,  Libreria  dello  Stato,  1943.  23,5cm.,  459  p.  (Collezione 
scientifka  et  documentaria  a  cura  del  Ministero  dell' Africa  italiana,  XII.) 

Damasus  MOZERIS.  —  Doctrita  Sancti  Leonis  Magni  de  Christo  Restitutore  et 
Sacerdote.  Mundelein  (Illinois),  Seminarium  Sanctae  Mariae  ad  Lacum,  1949.  23cm., 
85  p.    (Facultas  theolicica.  Dissertationes  ad  Lauream,   nc    11.) 

Eduardus  FITZGERALD.  —  De  Sacriûcio  Cœlesti  secundum  Sanctum  Ambrosium. 
Mundelein  (Illinois),  Seminarium  Sanctae  Mariae  ad  Lacum,  1941,  23cm.,  90  p.  (Fa- 
cultas theologica.  Dissertationes  ad  Lauream,  n°   12.) 

Martinus  JUGIE,  A.  A.  —  De  Forma  Eucharistie.  De  Epiclesibus  Eucharisticis. 
Roma?,  Officium  Libri  Catholici,   1943.    25cm.,   143  p. 

Severianus  SALAVILLE,  A.  A.  —  Christus  in  Orientalium  Pietate.  Roma,  Edizioni 
Liturgiche,    [sans  date  aucune].   25cm.,    107  p. 

Giuseppe  TURBESSI,  O.S.B.  —  La  Vita  contemplative.  Dottrina  tomistica  e  sua 
Relazione  aile  Fonti.    Roma,  Abbazia  di  S.  Paolo,  1944.    24cm.,  200  p. 

Seraphinus  SORDI,  S.  J.  —  Theologia  naturalis  attaque  philosophica  scripta  quœ 
primum  edit  Pautus  Dezza,  S.  J.  Milano,  Fratelli  Bocca,  1944.  25cm.,  192  p.  (Ar- 
chivum  Philosophicum  Aloisianum,  Série  1,  n°  3.) 

Publié  avec  l'autorisation  de  l'Ordinaire  et  des  Supérieurs. 


Un  grand  liturgiste  canadien  : 
le  cardinal  Villeneuve 


Pour  beaucoup,  pour  tous  peut-être,  la  mort  du  cardinal  Ville- 
neuve aura  été  une  révélation  ;  même  ses  familiers  les  plus  intimes  auront 
éprouvé  sur  sa  tombe  l'impression  d'étonnement  mêlé  d'effroi  si  natu- 
relle à  l'homme  devant  le  tronc  allongé  d'un  géant  des  forêts  déraciné 
par  la  tempête;  comme  il  était  grand!  A  faire  le  bilan  de  ses  entreprises 
apostoliques,  à  sentir  plus  cruellement  chaque  jour  le  vide  immense 
causé  par  sa  disparition,  on  commence  à  mesurer  la  profondeur  et  l'éten- 
due prodigieuses  de  l'œuvre  accomplie  en  quelque  seize  ans  seulement  de 
vie  episcopate  par  un  homme  d'origine  très  modeste  et  de  santé  souvent 
précaire,  mais  de  vie  spirituelle  intense,  d'intelligence  géniale  et  d'invin- 
cible volonté. 

Le  passage  parmi  nous  de  cet  eminent  prélat  a  laissé  sa  marque 
facilement  reconnaissable  dans  les  champs  les  plus  divers  de  la  vie  du 
coeur  et  de  l'esprit.  Qu'il  s'agisse  de  doctrine  ou  d'action,  qu'il  s'agisse 
de  questions  religieuses,  sociales,  éducatives,  culturelles,  nationales,  pa- 
triotiques, voire  purement  économiques:  toujours  on  rencontrera  quel- 
que part  la  trace  de  son  impulsion  vigoureuse,  ou  de  l'orientation  don- 
née par  lui  à  une  heure  décisive.  Et  toujours  on  admirera  la  pénétration 
de  ses  vues,  la  sûreté  de  son  jugement,  et  la  souple  fermeté  de  son  gou- 
vernement. 

Ce  rayonnement  a  pris  toutes  les  formes;  mais  il  en  est  une  sur 
laquelle  nous  voudrions  insister  quelque  peu:  la  liturgie.  Nous  nous 
y  arrêtons  parce  que  le  cardinal  s'y  intéressa  et  s'y  appliqua  tout  parti- 
culièrement: ((On  ne  saurait  donner  trop  d'importance  dans  la  religion 
à  la  liturgie  1  »,  a-t-il  écrit  lui-même.  Nous  nous  y  arrêtons  aussi  parce 

1   Entretiens  liturgiques,   Québec,   Action   catholique,    1937,   p.    7. 


378  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

que  cette  méritante  part  de  son  labeur  risque  plus  que  d'autres  de  pas- 
ser inaperçue,  ou  même  de  faire  l'objet  d'appréciations  injustes  parce 
qu'inexactes. 

I.  —  Préparation  liturgique  du  cardinal  Villeneuve. 

Le  cardinal  Villeneuve  n'a  rien  improvisé,  pas  plus  son  œuvre 
liturgique  que  les  autres.  Pour  expliquer  les  grandioses  réalisations  de 
sa  carrière  épiscopale,  il  faudra  toujours  remonter  à  la  vie  cachée  de 
l'humble  religieux  oblat  au  Scolasticat  Saint-Joseph  d'Ottawa.  Etu- 
diant d'abord,  puis  professeur,  et  enfin  supérieur,  il  y  a  passé  vingt- 
huit  ans  d'une  existence  pleine,  d'un  travail  acharné,  d'un  approfon- 
dissement de  l'âme  et  de  l'intelligence,  où  se  préparaient,  à  Y  insu  du 
«  petit  père  Villeneuve  »,  les  grandes  tâches  de  l'épiscopat  et  du  cardi- 
nalat. 

Dans  cette  préparation,  la  liturgie  eut  sa  large  place,  presque  une 
place  de  choix.  À  peine  ses  études  terminées,  en  effet,  le  père  Villeneuve 
se  voit  nommer  professeur  de  liturgie  et  préfet  de  sacristie  au  scolasticat, 
en  même  temps  que  professeur  de  philosophie.  Sa  chaire  de  liturgie,  il 
la  gardera  dix-sept  ans:  de  1907  à  1909  d'abord,  puis  de  1910  à 
1924;  et  quand  on  sait  avec  quelle  ardeur  et  quels  talents  le  jeune 
maître  s'appliquait  à  toutes  ses  tâches,  on  peut  soupçonner  la  somme 
et  le  prix  des  connaissances  liturgiques  qu'il  sut  y  acquérir.  «  Tous  les 
auteurs  liturgiques  du  temps  lui  étaient  familiers  »,  assure  le  R.  P.  Donat 
Poulet,  O.M.I.,  l'un  de  ses  premiers  élèves  et  longtemps  son  collabo- 
rateur. «  Il  consacrait  des  heures  nombreuses  à  la  lecture  des  revues  litur- 
giques, des  dictionnaires  de  liturgie,  etc.  Les  décrets  de  la  Congrégation 
des  Rites,  aussitôt  publiés,  étaient  par  lui  analysés,  commentés,  mis  en 
vigueur  2.  » 

A  côté  de  la  liturgie,  le  P.  Villeneuve  enseigna  longtemps  la  théo- 
logie morale  et  le  droit  canonique:  précieux  apport,  là  aussi,  à  la  for- 
mation du  liturgiste,  qui  s'y  familiarisait  avec  les  principes  fondamen- 
taux de  sa  discipline.  La  morale  lui  faisait  pénétrer  la  réalité  profonde 

2  Ce  que  nos  yeux  ont  vu  ...  ,  dans  L'Apostolat  des  Miss.  Obtats  de  M.-I.;  mars 
1947,  p.  9. 


UN  GRAND  LITURGISTE  CANADIEN:  LE  CARDINAL  VILLENEUVE     379 

de  la  prière  chrétienne,  et  surtout  de  la  grande  prière  publique  de  l'Église; 
et  le  droit  canonique  lui  livrait  le  sens  juridique  indispensable  à  l'intel- 
ligence exacte  des  multiples  prescriptions  ecclésiastiques  en  matière  de 
culte. 

D'autre  part,  le  professeur  de  liturgie  avait  l'avantage  de  mettre 
en  l'œuvre  ses  principes  dans  sa  charge  concomitante  de  préfet  de  sacris- 
tie. En  cette  qualité  lui  incombait  tout  le  soin  des  cérémonies  liturgiques 
au  scolasticat.  A  lui  de  voir  à  l'acquisition,  à  l'entretien,  au  renouvelle- 
ment des  vêtements  ou  des  vases  sacrés;  à  lui  de  signaler  à  l'occasion 
les  modifications  accidentelles  à  apporter  à  l'ordo  pour  la  messe  ou  le 
bréviaire;  à  lui  de  veiller  à  l'exacte  observance  des  prescriptions  de 
l'Église  dans  la  célébration  des  saints  mystères  et  dans  la  réci- 
tation de  l'office  divin;  à  lui  de  préparer  et  de  diriger  les  cérémonies 
plus  solennelles  des  grandes  fêtes  liturgiques,  ou  celles  encore  des  ordi- 
nations, des  professions  religieuses,  des  offices  pontificaux  dans  la  cha- 
pelle de  la  maison.  Aux  connaissances  liturgiques  plus  générales  ou  plus 
abstraites  venaient  ainsi  s'ajouter  tout  le  détail  des  rubriques  les  plus 
minutieuses,  et  surtout  l'art  si  délicat  de  faire  belles  et  impressionnantes 
toutes  les  manifestations  du  culte  officiel  de  l'Église. 

Ce  n'était  pas  seulement  par  devoir  d'état,  d'ailleurs,  que  le  P. 
Villeneuve  s'intéressait  à  la  liturgie:  son  goût  personnel,  son  attrait 
intime  pour  la  prière  publique  l'y  poussait  aussi  spontanément.  Pour  lui, 
la  liturgie  ne  fut  jamais  une  simple  discipline,  un  savoir  seulement: 
avant  tout,  elle  fut  une  vie.  Dans  le  déploiement  des  rites  liturgiques, 
dans  le  cycle  annuel  du  temps  ou  des  saints,  dans  les  prières  et  les 
cérémonies  de  chaque  solennité,  il  trouvait  l'un  des  éléments  préférés  de 
sa  vie  intérieure,  de  sa  piété  sacerdotale.  Fils  aimant  de  l'Église,  selon 
l'esprit  de  sa  famille  religieuse,  il  s'unissait  intimement  aux  grandes 
joies  et  aux  grandes  souffrances  que  revit  annuellement  l'Épouse  du 
Christ,  et  qu'elle  traduit  dans  le  langage  si  sublime  et  si  humain  à  la 
fois  de  sa  liturgie.  Ce  langage,  il  s'appliquait  constamment  à  le  com- 
prendre, à  le  saisir,  pour  en  vivre  plus  pleinement;  et  l'un  de  ses  der- 
niers ouvrages,  sa  Petite  Année  liturgique,  sortira  des  notes  recueillies 
par  lui  «  en  sa  jeunesse  sacerdotale,  lui  aidant  à  se  disposer  quotidienne- 


380  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ment  à  la  récitation  de  l'office  et  à  la  célébration  de  la  messe  du  jour 
suivant  3  ». 

C'est  dès  l'aube  de  son  sacerdoce  qu'il  avait  acquis  ce  goût  si  ma- 
nifeste, et  si  caractéristique  chez  lui,  des  grandes  cérémonies  religieuses. 
Dès  ce  temps-là,  aussi,  il  s'appliquait  à  observer  fidèlement  dans  ces 
cérémonies  les  moindres  volontés  de  l'Église.  Sa  dévotion  à  l'Église  lui 
imposait  cette  fidélité  minutieuse;  sa  Règle  religieuse,  si  chère  elle  aussi 
à  son  cœur,  lui  en  confirmait  encore  l'obligation:  que  les  prêtres  de  la 
Société,  y  lisait-il,  ce  soient  vigilants  à  observer  très  exactement  les  ru- 
briques, et  pour  qu'ils  les  possèdent  parfaitement,  ils  les  reliront  chaque 
année,  à  l'occasion  de  la  retraite  4  ».  Commentant  plus  tard  cet  article, 
il  dira  des  rubriques  de  la  messe  qu'elles  «  ne  sont  point  petites  en  un 
si  grand  acte  5  ». 

Il  aimait  l'autel,  et  il  y  accomplissait  les  fonctions  liturgiques  avec 
une  rare  perfection:  ses  disciples  et  ses  confrères  ne  manquent  pas  de 
l'attester,  et  pourraient  évoquer  à  ce  propos  de  nombreux  souvenirs. 
<•  Que  le  cher  petit  père  Rodrigue  Villeneuve,  écrit  encore  le  R.  P.  Poulet, 
aimait  à  présider  lui-même  aux  cérémonies  liturgiques!  Qu'il  les  accom- 
plissait avec  esprit  de  foi!  Qu'il  était  fidèle  à  suivre  leurs  moindres 
prescriptions!...  Aussi,  les  autorités  de  la  maison,  alors  qu'il  n'était 
pourtant  que  simple  professeur  de  philosophie,  lui  cédaient-elles  sou- 
vent leur  droit  et  lui  confiaient-elles  habituellement  toutes  les  célébra- 
tions des  grandes  fêtes,  des  offices  de  la  Semaine  sainte,  etc.  6  » 

Le  Scolasticat  Saint-Joseph  bénéficia  le  premier  de  l'action  litur- 
gique du  futur  cardinal,  et  il  en  bénéficia  largement,  tout  particulière- 
ment pendant  les  dix  années  (1920-1930)  de  son  supériorat.  Mais 
ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'en  parler.  Venons-en  plutôt  aux  fruits  de  doc- 
trine et  d'apostolat  qu'allait  porter  cette  longue  préparation,  dans  le 
rayon  d'action  soudain  élargi  d'un  vaste  et  important  archidiocèse,  pour 
ne  pas  dire  d'un  pays  tout  entier. 

3  Cardinal  VILLENEUVE,  Petite  Année  liturgique,  Québec  1944,  t.  I,  p.  5. 

4  Règles  et  Constitutions  des  Miss.  Oblats  de  M.-L,  art.  301. 

5  Commentaires  des  Saintes  Règles   [inédit],  I,  p.   169. 
G   Ce  que  nos  yeux  ont  vu  ...  ,  loc.  cit. 


UN  GRAND  LITURGISTE  CANADIEN:  LE  CARDINAL  VILLENEUVE     381 

IL  —  Doctrine  liturgique  du  cardinal  Villeneuve. 

L'œuvre  liturgique  du  cardinal  n'allait  pas  s'accomplir  à  l'aveu- 
glette: elle  procéderait  de  principes  nettement  établis,  d'une  doctrine 
précise  et  sûre,  de  cette  doctrine  que  nous  l'avons  vu  acquérir  au  long 
de  dix-sept  ans  d'enseignement  et  d'application  pratique  au  scolasticat. 
Cette  doctrine,  on  pourrait  en  recueillir  l'expression  dans  bon  nombre 
de  ses  écrits;  mais  il  nous  en  épargne  le  labeur,  puisqu'il  l'a  lui-même 
exposée  ex  professo  dans  une  série  de  causeries  familières  données  à  ses 
prêtres  en  août  1936,  et  réunies  ensuite  en  une  brochure  de  quelque 
soixante  pages  sous  le  titre  Entretiens  liturgiques.  Sans  doute  cette 
brochure  ne  se  présente-t-elle  pas  comme  un  traité  ou  un  manuel  de 
liturgie:  elle  ne  vise  qu'à  donner  des  directives  pratiques,  à  orienter  des 
réalisations  concrètes  et  immédiates.  Mais  ces  directives  et  ces  réalisations, 
elle  les  tire  de  principes  fondamentaux  énergiquement  rappelés.  Essayons 
de  dégager  ces  principes  directeurs. 

a)    Les  rubriques. 

La  liturgie,  certes,  n'est  pas  seulement,  ni  principalement,  affaire 
de  rubriques:  et  le  cardinal  le  rappelle  dès  la  première  page  de  sa  bro- 
chure 7.  Il  n'en  reste  pas  moins  que  les  rubriques  ont  leur  importance 
en  liturgie,  puisqu'elles  en  conditionnent  l'application  concrète;  et  leur 
choix,  par  conséquent,  ne  peut  être  laissé  à  l'arbitraire. 

Quel  principe  guidera  ce  choix  ?  Un  seul:  l'autorité  romaine.  Là- 
dessus,  le  cardinal  Villeneuve  est  catégorique:  «  La  liturgie  exerce  un 
culte  public,  les  fonctions  du  culte  de  la  cité  de  Dieu,  de  l'Église.  Elle 
est  donc  essentiellement  soumise  aux  lois  de  celle-ci.  »  On  ne  saurait 
s'y  inspirer  de  dévotion  personnelle,  car  «  on  traite  de  culte  public 
organisé  et  réglementé  par  l'Église  8  ». 

A  la  suite  des  pères  du  premier  concile  plénier  de  Québec,  le  car- 
dinal rappelle  également  la  prescription  «très  nette»  de  Benoît  XIII: 

7  «  Plusieurs  confondent  la  liturgie  avec  les  rubriques.  Celles-ci  ne  sont  pourtant 
que  les  règles  de  détail  par  rapport  à  celle-là,  et  elles  perdent  toute  importance,  si  elles 
ne  sont  imprégnées  du  sens  liturgique  lui-même  qui  en  est  l'âme  et  qui  en  fait  tout  le 
prix  y>    (Entretiens  liturgiques,  p.   7)  . 

8  Ibid.,  p.    14. 


382  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

«  Ce  ne  sont  point  des  rites  inventés  à  plaisir  et  déraisonnablement  in- 
troduits qu'il  faut  respecter  avec  soin  et  vigilance;  mais  bien  ceux  qui 
ont  été  reçus  et  approuvés  par  l'Église  catholique,  lesquels  ne  peuvent, 
même  dans  les  détails,  être  négligés,  omis  ou  transformés  sans  péché.  » 
Et  à  ce  propos,  il  tient  à  signaler  «  que  le  Concile,  en  se  servant  d'ail- 
leurs des  termes  mêmes  du  Saint-Siège,  ne  défend  point  seulement  à  la 
fausse  dévotion,  mais  à  la  vraie  aussi,  et  au  zèle  même,  de  modifier  la 
liturgie;  c'est  donc  en  vain  qu'on  voudrait  s'appuyer  sur  le  sentiment 
populaire  pour  se  le  permettre  9  ». 

L'Eglise  n'impose  pas  partout  la  même  liturgie:  à  certains  pays, 
à  certains  ordres  religieux,  même  d'Occident,  Rome  a  concédé  des  rites 
particuliers.  Mais  dans  son  archidiocèse  québécois,  le  cardinal  Villeneuve 
prescrit  le  rite  strictement  romain,  le  rite  propre  de  l'Eglise  mère  de  la 
chrétienté.  Il  le  fait  en  conformité  avec  le  même  concile  plénier  de  Qué- 
bec; il  le  fait  aussi  selon  l'esprit  de  la  véritable  tradition  canadienne, 
tradition  quelque  temps  obscurcie  peut-être  par  des  infiltrations  galli- 
canes, mais  que  renouent  les  pères  du  concile,  en  se  proposant  comme 
idéal  la  phrase  célèbre  de  Mgr  de  Laval,  le  premier  évêque  canadien, 
dans  son  rapport  de  1660;  «  Romanum  ritum  hic  omnes  sequimur, 
neque  errores  ulli,  ulli  abusus  irrepserunt 10.  »  La  liturgie  romaine,  et  la 
liturgie  romaine  intégrale;  voilà  donc  celle  que  le  cardinal  entend  obser- 
ver et  faire  observer  dans  son  diocèse  u. 

Accepter  l'autorité  de  l'Église,   et  d'elle  seulement,  en  matière  de 

9  Ibid.,  p.  35-36. 

10  Voir  Acta  et  Décréta  Concilii  Plenarii  Quebecensis  Primi,  n°   561. 

11  Objectera-t-on  le  cas  si  discuté  des  vêtements  dits  «  gothiques»,  que  le  cardinal 
affectionnait  manifestement,  alors  que  Rome,  assurent  d'aucuns,  ne  les  voit  guère  d'un 
oeil  sympathique?  Voici  la  véritable  pensée  du  cardinal  à  ce  propos:  «  Que  doit-on  pen- 
ser des  ornements  dénommés  gothiques?  Sont-ils,  oui  ou  non,  désapprouvés?  Faut-il 
les  introduire  parmi  nous?  D'excellents  interprètes  soutiennent,  contre  d'autres,  que  ce 
ne  sont  point  là  les  formes  que  la  Sacrée  Congrégation  des  Rites  a  voulu  condamner. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'importe  pas  autant  de  les  vulgariser,  que  de  redonner  à  nos  orne- 
ments sacerdotaux  et  lévitiques,  de  quelque  forme  qu'ils  soient,  des  dimensions  amples 
qui  leur  permettent  d'habiller.  Pour  être  sûr  de  ne  point  simplement  changer  de  mode 
sans  procéder  d'une  meilleure  inspiration  liturgique,  que  personne  ne  commande  ou  ne 
se  procure  de  ces  ornements  sans  l'autorisation  spéciale  de  l'Ordinaire,  lequel  verra  à 
imposer  les  patrons  convenables  et  les  autres  conditions  opportunes  »  (^Entretiens  liturgi- 
ques, p.  29)  .  Par  ces  sages  prescriptions,  l'éminent  prélat  conciliait  admirablement  les 
règles  disciplinaires  des  célèbres  décrets  de  1863  et  de  1925,  avec  le  retour  à  «l'ampleur 
et  la  souplesse,  ...  les  deux  traits  les  plus  formels  du  vêtement  liturgique  traditionnel  » 
(ibid.,  p.  28)  .  Voir  l'exposé  de  cette  question  dans  Le  Guide  de  l'Autel,  par  René  DU- 
BOSQ,  P.S.S.,  2e  édition,  Paris-Tournai-Rome,  Desclée  et  Cie,    1945,  p.    137-145. 


UN  GRAND  LITURGISTE  CANADIEN:  LE  CARDINAL  VILLENEUVE      383 

rubriques,  voilà  qui  ne  devrait,  ce  semble,  faire  aucune  difficulté;  et 
pourtant,  «  comme  voilà  un  principe  élémentaire  fréquemment  oublié, 
voire  audacieusement  discuté!  »  Le  cardinal  ne  l'ignore  pas.  Il  sait  quels 
prétextes  on  invoque  pour  modifier  les  cérémonies  ou  pour  en  inventer 
à  sa  guise:  «  On  s'appuie  sur  l'habitude,  sur  le  caprice,  sur  les  revendi- 
cations du  peuple  et  sur  sa  dévotion,  sur  la  commodité,  sur  le  profit, 
pour  légitimer  tantôt  une  manière  de  faire,  tantôt  une  autre  »  ;  mais  il 
y  répond  nettement,  «  il  n'est  qu'une  règle  formelle  qui  puisse  ici  comp- 
ter: la  volonté  de  l'Église  ».  Il  n'appartient  pas  aux  individus  de  criti- 
quer, de  juger  les  décisions  de  la  Congrégation  des  Rites;  et  d'ailleurs, 
ces  décisions  fussent-elles  imparfaites,  la  chose  n'y  changerait  rien:  «  Il 
s'agit  moins,  comme  en  toute  obéissance,  de  savoir  si  ceux  qui  comman- 
dent ont  raison,  que  de  constater  si  oui  ou  non  ils  ont  autorité.  Si  vrai- 
ment le  Saint-Siège  exerce  en  telle  matière  son  pouvoir,  si,  vraiment, 
dans  les  limites  de  sa  sphère  propre,  l'Ordinaire  s'est  prononcé,  plus  de 
discussion  possible,   la  liturgie  s'impose  telle  que  commandée  tt.  » 

Le  retour  —  car  c'en  est  un  —  à  la  liturgie  romaine  intégrale  ren- 
contrera chez  nous  des  oppositions  particulières.  On  se  plaindra  surtout 
de  la  disparition  de  pieux  usages  apparemment  liés  à  notre  tradition: 
(c  J'en  sais  qui  seront  tristes  en  apprenant  tout  cela,  et  qui  protesteront 
contre  tout  ce  changement,  au  nom  des  traditions  anciennes  et  des  usages 
venus  de  France  13.  »  Mais  cet  argument  de  tradition  ne  saurait  tenir, 
aux  yeux  du  cardinal  Villeneuve.  La  véritable  tradition  canadienne,  il 
la  retrace,  par  Msr  Bourget  et  jusqu'à  Mgr  de  Laval,  dans  la  fidélité 
totale  au  seul  rite  romain.  C'est  à  cette  vraie  tradition  canadienne  qu'il 
faut  s'attacher,  en  sacrifiant  sans  regret  les  déviations  introduites  plus 
tard  sous  l'influence  d'auteurs  français  du  XIXe  siècle,  eux-mêmes  ins- 
pirés du  XVIIIe,  «  une  époque  précisément  où,  par  gallicanisme,  cha- 
que Évêque  de  France  tendait  à  reviser  pour  son  compte,  Missel,  Bré- 
viaire, Rituel  et  toute  la  liturgie  14  ». 

En  matière  de  choix  des  rubriques,  les  principes  du  cardinal  s'ex- 
priment donc  sans  équivoque;  seule  l'Église  y  a  autorité,  et  ses  décisions 

12  Entretiens  liturgiques,  p.    14. 

13  Ibid.,  p.   39. 

14  Ibid. 


384  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

s'imposent  sans  réserve  comme  sans  réplique;  et  pour  l'archidiocèse  de 
Québec,  c'est  au  rite  romain  qu'on  doit  se  conformer  jusque  dans  les 
moindres  détails.  Sans  doute  faudra-t-il  user  parfois  de  ménagements 
dans  l'application  de  cette  loi,  comme  de  toute  autre;  on  n'atteint  pas 
à  l'idéal  du  jour  au  lendemain,  surtout  quand  la  route  s'encombre  de 
préjugés,  d'habitudes  profondément  enracinées.  Mais  jamais  il  ne  sau- 
rait être  question  d'ériger  en  principe  telle  ou  telle  imperfection  momen- 
tanément tolérée  pour  la  faire  plus  sûrement  disparaître  en  des  temps 
plus  opportuns. 

b)    Le   sens   liturgique. 

La  condition  la  plus  élémentaire  d'une  bonne  liturgie,  c'est  sans 
doute  de  se  conformer  aux  prescriptions  de  l'Église.  Mais  la  seule  ob- 
servance matérielle  des  rubriques  ne  saurait  suffire,  elle  ne  saurait  cons- 
tituer une  véritable  liturgie,  un  vrai  culte  public;  cette  observance, 
il  faut  la  vivifier  par  ce  qui  fait  l'âme  des  rubriques;  le  sens  liturgique. 
«  Il  importe  assez  peu  à  la  gloire  de  Dieu  qu'on  se  tourne,  en  telle 
cérémonie,  à  gauche  ou  à  droite,  à  moins  qu'on  ne  rattache  l'un  ou 
l'autre  de  ces  mouvements  à  un  principe  majeur  de  doctrine  ou  de 
discipline 15.  » 

La  liturgie  ne  consiste  pas  à  exécuter,  même  élégamment,  des  ges- 
tes, à  réciter,  même  posément,  des  formules;  elle  consiste  à  prier;  elle 
est  la  grande  prière  publique  de  l'Église  s'exprimant  au  dehors  par  ces 
gestes  et  ces  formules.  Les  rites  perdent  tout  leur  sens  et  toute  leur  rai- 
son d'être  s'ils  ne  restent  en  contact  continuel  avec  la  prière  intérieure, 
l'élévation  de  l'âme  vers  Dieu.  Le  déroulement  des  splendeurs  litur- 
giques doit  donc  exprimer  en  vérité  les  sentiments  intimes  de  l'Église 
priante,  comme  ils  doivent  aussi  faciliter  aux  ministres  et  aux  fidèles 
l'union  intérieure  à  ces  mêmes  sentiments. 

La  liturgie,  c'est  donc  le  culte  public  et  officiel  de  l'Église  à  Dieu 
et  à  ses  saints,  culte  d'abord  intérieur,  mais  manifesté  extérieurement 
par  les  cérémonies.  Le  cardinal  insiste  sur  cette  vérité  fondamentale, 
trop  facilement  méconnue  dans  la  pratique,  comme  bien  d'autres  véri- 
tés fondamentales.  Les  offices  sacrés  manquent  donc  de  sens  liturgique 

30  Jbid.,  p.   7. 


UN  GRAND  LITURGISTE  CANADIEN:  LE  CARDINAL  VILLENEUVE     385 

véritable,  chaque  fois  qu'ils  s'inquiètent  plus  de  satisfaire  le  caprice 
ou  l'intérêt  du  prêtre  ou  des  fidèles,  que  de  glorifier  le  Très-Haut  par 
la  grande  prière  de  l'Épouse  de  son  Fils.  La  véritable  liturgie  dispa- 
raît quand  la  dévotion  sensible,  ou  les  exigences  des  fidèles,  ou  plus 
encore  l'attrait  du  profit  prennent  le  pas  sur  les  prescriptions  de  l'Eglise 
et  sur  la  véritable  prière  intérieure.  Hélas î  ce  ne  sont  là  que  des  cas 
trop  fréquents,  et  le  cardinal  ne  manque  pas  de  faits  vécus  à  citer  pour 
illustrer  son  enseignement  16. 

De  ce  caractère  primordial,  de  cette  essence  même  de  la  liturgie, 
culte  public  de  l'Église  à  Dieu  et  aux  saints,  le  cardinal  Villeneuve 
déduit  «  les  caractères  qui  doivent  marquer  les  fonctions  liturgiques,  à 
savoir,  l'unité,  la  hiérarchie,  la  beauté  sacrée.  Briser  ou  déformer  ces 
traits,  c'est  blesser  la  véritable  liturgie  17.  » 

Puisque  la  liturgie  est  la  prière  de  l'Église,  et  puisque  le  Christ 
dans  son  eucharistie  est  le  centre  et  le  principe  d'unité  de  tout  culte 
chrétien,  il  faudra  respecter  cette  unité  dans  l'accomplissement  des  rites 
sacrés.  Encore  un  principe  élémentaire  souvent  malmené  avec  la  pra- 
tique! «Chaque  fois  qu'on  met  obstacle  à  cette  convergence,  qu'on 
détourne  formellement  les  fidèles  de  l'autel  et  qu'on  les  distrait  du 
sacrifice  eucharistique  par  quelque  autre  fonction,  on  manque  à  cette 
règle  fondamentale  de  l'unité  liturgique,  on  pèche  contre  la  véritable 
liturgie  .  .  .  Hélas!  cette  déficience  ne  se  rencontre-t-elle  point  trop  sou- 
vent 18!  ...»  Et  les  faits,  ici  encore,  abondent  à  l'appui. 

Encore  parce  que  prière  publique  de  l'Église,  la  liturgie  respecte 
les  différences  hiérarchiques;  elle  assigne  des  rites  propres  aux  fonctions 
accomplies  par  le  souverain  pontife,  à  celles  de  l'évêque,  à  celles  d'un 
simple  prêtre;  de  même  aussi,  elle  adapte  ses  cérémonies  à  l'importance 
et  à  la  solennité  de  l'hommage  rendu  à  Dieu.  En  conséquence,  «  il 
n'est  pas  loisible  de  prendre  certains  traits  de  la  liturgie  pontificale  ou 
solennelle  pour  les  insérer  dans  une  célébration  simplement  paroissiale 
ou  non  solennelle  19  ».  On  sait,  pour  le  voir  encore  trop  souvent,  jus- 
qu'où peuvent  conduire,  dans  cet  oubli  ou  ce  mépris  des  convenances 

16  Voir  ibid.,  p.   11-16. 

17  Ibid.,  p.  17. 

18  Ibid. 

19  Ibid.,  p.  19. 


386  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

liturgiques,  les  fantaisies  du  caprice  individuel  ou  les  inventions  d'un 
zèle  mal  éclairé.  Même  en  dehors  des  excès  les  plus  manifestes,  com- 
bien peu  réussissent  à  saisir  et  à  respecter  toutes  les  nuances  si  délicates 
de  la  liturgie,  surtout  dans  les  fonctions  pontificales  ^  ! 

Enfin,  le  culte  public  de  l'Église  exige  une  liturgie  belle;  pas 
criarde,  sensationnelle,  éblouissante,  pas  un  amoncellement  de  décora- 
tions, de  fleurs,  de  lampions,  pas  un  tintamarre  de  chants  ou  de  mu- 
sique, pas  non  plus  l'éclat  truqué  des  imitations;  mais  une  beauté  vraie, 
sereine,  pieuse,  une  beauté  qui  reflète  celle  de  la  grande  prière  intime 
de  l'Église,  celle  de  la  sainte  Église  en  prière.  La  beauté  «évite  l'excès; 
elle  est  la  splendeur  de  l'ordre,  non  son  couvert  ni  sa  dissimulation. 
Partant,  elle  aime  la  simplicité,  la  sobriété.  La  beauté  religieuse  surtout 
veut  de  la  sorte,  même  en  son  éclat,  un  certain  cachet  d'austérité 21.  » 
C'est  de  ces  principes  que  devront  s'inspirer  tout  particulièrement  le 
chant  et  la  musique   d'Église,   partie   si   importante   du   culte   sacré. 

c)    Importance  de  la  liturgie. 

A  la  liturgie  ainsi  conçue  dans  toute  sa  plénitude  et  toute  sa 
vérité,  le  cardinal  Villeneuve  attachait  une  importance  de  tout  premier 
ordre  dans  la  vie  chrétienne  et  dans  le  ministère  pastoral.  Il  y  voyait 
un  puissant  moyen,  voire  le  grand  moyen,  d'inculquer  aux  fidèles  la 
doctrine  sacrée;  «C'est  par  la  liturgie  d'abord  qu'on  doit  enseigner 
la  religion.  Le  culte  chrétien  a  été  organisé  de  façon  à  prêcher  cons- 
tamment les  mystères  fondamentaux  de  la  foi,  l'auguste  Trinité,  la 
double  nature  de  Jésus-Christ,  son  ceuvre  de  rédemption  universelle 
par  sa  mort  sur  la  Croix.  Puis  c'est  l'Eucharistie,  l'union  mystique  des 
chrétiens  incorporés  au  Christ,  la  justification  par  la  grâce  et  les  sacre- 

20  «  On  doit  le  reconnaître,  dans  les  cérémonies  pontificales  le  Cérémonial  des  Evê- 
ques  est  trop  peu  connu,  et  il  est  rare  qu'il  soit  intégralement  observé.  Ce  sont  d'abord 
des  distinctions  élémentaires  qu'on  néglige,  et  ensuite  tout  est  mêlé.  On  ne  saisit  pas  la 
différence  entre  une  Messe  pontificale  au  trône  par  le  Pontife  diocésain  ou  par  un  prélat 
étranger,  et  une  Messe  au  faldistoire  (improprement  dénommé  fauteuil)  ;  une  assistance 
de  l'Evêque  au  trône  en  chape,  une  assistance  au  trône  en  cape,  et  une  assistance  à  la 
stalle;  de  même  on  confond  le  cas  où  il  y  a  des  Chanoines  parés  au  choeur,  et  le  cas  où 
il  n'y  en  a  pas.  De  là  vient  qu'on  néglige  les  particularités  propres  à  ces  diverses  cir- 
constances, et  qu'on  ajoute  ou  retranche  à  sa  commodité,  sans  tenir  compte  de  toutes 
les  nuances  hiérarchiques»    (Entretiens  liturgiques,  p.   21-22). 

21  Ibid.,  p.  22. 


UN  GRAND  LITURGISTE  CANADIEN:  LE  CARDINAL  VILLENEUVE      387 

ments,  la  sanctification  et  la  glorification  des  élus  dans  l'Eglise,  qui, 
de  jour  en  jour  et  en  chacun  des  deux  cycles  liturgiques,  se  déroulent 
sous  les  yeux  des  fidèles.  »  On  l'a  peut-être  trop  oublié;  on  a  eu 
tendance  «  à  donner  aux  discours  une  importance  prédominante  dans 
les  cérémonies,  quitte  à  faire  de  la  prédication  un  genre  d'éloquence 
tout  académique  et  plutôt  stérile,  et  à  exécuter  ensuite  des  rites  incom- 
pris sous  les  regards  étonnés  et  bientôt  fatigués  de  nos  chrétiens  ». 
Mais  c'est  à  tort:  «  si  l'on  veut  que  non  seulement  les  âmes  mystiques 
et  appelées  à  une  haute  spiritualité  soient  imprégnées  d'esprit  chrétien, 
mais  que  les  simples  fidèles  eux-mêmes  connaissent  assez  leur  religion 
pour  en  vivre,  il  faut  faire  de  la  liturgie  un  enseignement  qui  attire, 
qui  éclaire  et  qui  tout   ensemble  saisisse  nos  paroissiens  ^  ». 

Maîtresse  de  vérité,  la  liturgie,  bien  comprise  et  bien  vécue,  sera 
aussi  pour  les  fidèies  et  pour  la  société  une  école  d'ordre,  de  discipline. 
«  Ce  sera  bien  aussi  le  moyen  de  discipliner  la  société.  N'est-ce  point 
parce  que  les  peuples  se  sont  déshabitués  de  fréquenter  l'église  avec  in- 
telligence et  docilité,  n'est-ce  point  parce  qu'on  a  négligé  de  les  impré- 
gner du  sens  profond  des  règles  liturgiques,  que  les  principes  de  hiérar- 
chie et  d'ordre  dans  les  sociétés  modernes  sont  si  peu  compris  ou  si 
méprisés,  même  par  les  chrétiens  ^  ?  » 

Enfin,  la  liturgie  sanctifie  les  fidèles,  elle  leur  fait  mieux  connaî- 
tre, mieux  goûter,  et  donc  rechercher  davantage  les  sacrements  et  les 
sacramentaux,  sources  pour  eux  de  grâce  et  de  justification.  «  Comment 
les  générations  nouvelles  continueront-elles  de  fréquenter  les  Sacrements 
et  d'assister  aux  offices,  dans  un  siècle  où  l'avidité  de  connaître  s'ajoute 
au  besoin  de  jouir,  si  nos  chrétiens  ne  sont  de  r>lus  en  plus  instruits 
du  sens  des  fonctions  sacrées,  et  n'y  trouvent  une  satisfaction  aux 
besoins  profonds  de  leur  vie  24  ?  » 

On  ne  saurait  donc  porter  à  la  liturgie  une  trop  grande  estime. 
Aussi  bien,  l'éminent  archevêque  de  Québec  ne  craignait-il  pas  de  la 
placer  au-dessus  de  toutes  les  autres  oeuvres  'du  mini^tè/re  pastoral: 
«  Même  à  notre  époque,  où  l'on  s'applique  par  toutes  sortes  de  moyens 
à  pénétrer  la  société  d'esprit  religieux,   il   serait  lamentable   de   mettre 

22  ibid.,  p.  8. 

23  Ibid. 

24  Ibid.,    p.    9. 


388  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

au-dessus  de  la  liturgie  des  organisations  ou  des  oeuvres  de  tout  genre, 
qui,  à  la  vérité,  n'auront  d'efficacité  chrétienne  et  surnaturelle  que  dans 
la  mesure  où  elles  découleront  de  la  liturgie,  ou  du  moins  y  ramène- 
ront. Aussi  bien,  entre  toutes  les  œuvres  d'Action  catholique  qui  s'im- 
posent,   l'apostolat    liturgique    doit-il    demeurer   au    premier    rang 25.  » 

III.  —  Œuvre  liturgique  du  cardinal  Villeneuve. 

Fidèle  à  ses  principes,  fidèle  à  l'idée  si  sublime  qu'il  se  faisait  du 
culte  divin,  le  cardinal  Villeneuve  consacra  à  l'apostolat  liturgique  une 
large  partie  de  son  temps  et  de  ses  soins.  Il  s'appliqua  par  tous  les 
moyens  à  faire  mieux  comprendre  et  goûter  la  splendeur  et  la  beauté 
des  rites  sacrés,  à  en  faire  observer  strictement  toutes  les  rubriques,  à 
les  rétablir  parfois  dans  leur  intégrité  plus  ou  moins  compromise,  et 
surtout,  à  en  faire  vivre  intimement,  pleinement,  l'âme  de  ses  prêtres 
et  de  son  peuple. 

a)    Verbo  et  exemplo. 

Son  œuvre  liturgique,  il  l'accomplit  d'abord  par  son  propre  exem- 
ple, par  le  rayonnement  conquérant  de  sa  forte  personnalité.  Son  attrait 
pour  la  prière  publique  de  l'Eglise  ne  tarda  pas  à  frapper  l'attention 
et  à  gagner  l'admiration  de  son  entourage.  «  La  prière  liturgique,  écrit 
Mgr  Paul  Bernier,  il  la  considère  comme  son  premier  devoir.  Chaque 
dimanche  on  le  voit  à  son  trône,  présidant  la  Messe  et  les  Vêpres.  En 
semaine,  autant  qu'il  le  peut,  il  se  joint  à  son  Chapitre  pour  la  Messe 
conventuelle 26.  »  A  l'exemple  d'une  vie  liturgique  lumineusement 
comprise  et  sincèrement  vécue,  il  joint  celui  d'une  rigoureuse  fidélité 
aux  rubriques  même  les  plus  minutieuses,  selon  son  habitude  depuis 
longtemps  acquise.  Que  de  souvenirs  pourraient  évoquer  ici  ceux  qui 
l'ont  fréquenté  de  plus  près  pendant  sa  vie  épiscopale:  sa  fidélité,  par 
exemple,  au  rite  de  la  prégustation,  ou  encore  au  chant  de  Tierce  avant 
la  messe  pontificale,  et  à  la  récitation  au  trône  des  prières  préparatoires. 

La  prédication  de  son  exemple  se  complétait  par  celle  de  sa  parole 
et  de  ses  écrits.  Il  nous  a  laissé  deux  œuvres  exclusivement  consacrées 

25  ibid.,  p.  7-8. 

26  Un  grand  archevêque,  dans  L'Apostolat  des  Miss.  Obîats  de  M.-L,  mars  1947, 
p.    15. 


UN  GRAND  LITURGISTE  CANADIEN:  LE  CARDINAL  VILLENEUVE     389 

à  la  liturgie:  les  Entretiens  liturgiques,  dont  nous  avons  déjà  parlé, 
et,  en  1944,  les  deux  volumes  de  la  Petite  Année  liturgique.  Ce  der- 
nier ouvrage  a  le  grand  mérite  de  mettre  à  la  portée  des  simples  fidèles 
les  richesses  spirituelles  des  prières  et  des  offices  du  propre  du  temps 
et  du  propre  des  saints.  Il  le  fait  pour  permettre  «  à  tous  les  lecteurs, 
même  les  plus  occupés,  d'être  introduits  rapidement  dans  l'atmosphère 
spirituelle  requise  pour  célébrer  ou  entendre  la  messe  propre  de  chaque 
jour  ou  en  réciter  l'office,  selon  la  pensée  de  l'Église27»;  il  le  fait  à 
l'aide  des  enseignements  des  meilleurs  maîtres  en  la  matière,  enseigne- 
ments d'ailleurs  largement  complétés  par  des  «  analyses  et  des  réflexions 
personnelles,  des  visites  à  divers  lieux  sacrés  et  aux  tombeaux  des  saints, 
une  familiarité  acquise  avec  le  missel  et  d'autres  livres  de  l'Église  28  ». 
Cette  Petite  Année,  qui  «  sait  allier  à  la  perfection  un  record  de  ren- 
seignements documentaires  impeccables  avec  des  considérations  d'une 
psychologie  religieuse  très  fine  et  très  authentique,  exprimées  dans  une 
langue  précise  et  sûre  ^  »,  prolongera  longtemps  dans  notre  peuple  la 
bienfaisante  action  du  grand  disparu. 

Sans  se  consacrer  aussi  exclusivement  à  la  liturgie,  plusieurs  autres 
ouvrages  du  cardinal  lui  font  large  place:  telles  surtout  ses  prédica- 
tions d'avent  ou  de  carême  sur  les  sacrements.  Mentionnons  tout  par- 
ticulièrement les  instructions  de  l'avent  1940,  sur  les  rites  du  baptême, 
et  celles  du  carême  1938  sur  la  messe.  Les  instructions  sur  la  messe 
pontificale,  extraites  de  ce  dernier  recueil,  ont  fait  de  plus  l'objet  d'une 
attention  spéciale:  tirées  à  part  en  deux  éditions  différentes,  elles  ont 
connu   une  large   diffusion. 

En  plus  de  ses  propres  travaux,  le  cardinal  prit  part  à  ceux  de 
ises  prêtres.  Il  encouragea  et  stimula  une  étude  scientifique  de  la  disci- 
pline liturgique  dans  son  archidiocèse;  et  c'est  ainsi  qu'il  ne  fut  pas 
étranger  à  la  préparation  de  trois  ouvrages  d'incontestable  mérite,  parus 
en  1937  et  en  1938:  le  Cérémonial  du  Célébrant  et  le  Cérémonial 
des  Enfants  de  Choeur,  de  M.  l'abbé  Bourque,  et  le  Cérémonial  des 
Ministres  sacrés  de  M.   l'abbé  Desrochers.   Dans  la  préface  aux  livres 


27  Cardinal  VILLENEUVE,  Petite  Année  liturgique,  t.   I,  p.   5. 

28  Ibid. 

20   A.  PAPILLON,  O.P.,  dans  Revue  dominicaine,  février   1945,  p.    124. 


390  RbVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

de  M.  Bourque,  il  écrivait:  «Je  sais  combien  vous  avez  fouillé  tous  les 
textes  officiels  et  les  meilleurs  commentaires  pour  organiser  vous-même 
ensuite  vos  synthèses  cérémonielles  et  formuler  les  plus  exactes  règles 
pratiques;  d'autre  part,  j'ai  suivi  votre  travail  d'assez  près  pour  le 
considérer  d'une  façon  générale  comme  exprimant  ma  propre  pensée 
et  mes  directives  liturgiques  au  diocèse.  »  Et  il  ajoutait:  «  Personne  au 
moins  ne  me  blâmera  de  louer  le  labeur  que  vous  avez  consacré  à  la 
composition  de  vos  deux  Manuels  et  d'encourager  en  votre  personne 
tous  les  membres  du  clergé  qui  ambitionnent  d'acquérir,  chacun  dans 
sa  sphère,  la  plus  parfaite  compétence  30.  » 

Dans  ce  champ  des  études  liturgiques,  l'archevêque  de  Québec 
ne  manquait  pas  d'audacieux  projets.  Il  rêvait,  en  particulier,  d'un 
institut  de  liturgie  et  d'arts  sacrés,  rattaché  à  la  faculté  de  théologie 
de  l'Université  Laval,  et  ayant  pour  objet  immédiat  «  de  former  des 
liturgistes  et  des  artistes  chrétiens  compétents.  Ainsi,  pourrait-il  assu- 
rer au  mouvement  de  plénière  restauration  liturgique  qu'on  doit  am- 
bitionner, une  base  large  et  solide,  et  lui  préparer  des  coopérateurs 
effectifs  31.  »  A  cet  institut  aurait  pu  s'ajouter  peut-être  une  académie 
de  liturgistes;  l'ouvrage  ne  manquerait  pas  aux  futurs  académiciens: 
une  revue  liturgique,  par  exemple,  un  code  d'art  sacré,  un  inventaire 
des  vieux  livres,  vêtements  ou  objets  liturgiques  du  diocèse,  et  autres 
activités  du  genre,  en  plus  de  la  composition  de  rituels,  de  cérémoniaux, 
de  missels  pour  le  peuple.  Ces  grandes  vues  d'avenir  n'ont  pas  encore 
reçu,  que  nous  sachions,  leur  réalisation;  mais  qui  sait  si  ces  idées 
d'un  grand  apôtre,  semées  d'une  main  généreuse,  ne  finiront  pas  par 
germer  elles  aussi  un  jour,  et  par  porter  tous  leurs  fruits? 

b)    Opère. 

Maître  de  doctrine,  le  cardinal  a  fait  connaître  et  étudier  la  litur- 
gie; pasteur  d'âmes,  il  a  pris  à  cœur  d'en  faire  observer  intégralement 
les  rubriques  dans  son  archidiocèse.  Tâche  beaucoup  plus  délicate  et 
difficile,  à  la  vérité,  tâche  de  tact,  de  prudence  et  de  patience  autant 
que  de  fermeté  et  de  vigilance,   tâche  qui  ne  pouvait  s'accomplir  sans 

a°  Voir  E.  BOURQUE,  Cérémonial  du  Célébrant,  Québec,   1937,  p.  7-8. 
31   Entretiens  liturgiques,  p.   59-60. 


UN  GRAND  LITURGISTE  CANADIEN:  LE  CARDINAL  VILLENEUVE     391 

déranger  des  habitudes  acquises  et  peut-être  froisser  des  susceptibili- 
tés; mais  la  charge  des  âmes  imposait  au  pasteur  cette  tâche,  et  il  s'y 
appliqua  avec  autant  de  savoir-faire  que  d'énergie  et  de  constance. 

C'est  à  l'été  de  1936  qu'il  lança  son  grand  mouvement  liturgique 
dans  le  diocèse.  Dans  une  série  de  conférences  à  ses  prêtres,  il  leur  signa- 
lait maints  défauts  à  corriger,  maintes  erreurs  à  redresser  dans  l'ac- 
complissement des  fonctions  sacrées,  et  il  les  invitait  à  collaborer  à 
la  (restauration  en  tous  endroits  d'une  liturgie  en  pleine  conformité 
avec  l'esprit  et  les  décisions  de  Rome.  Pour  soutenir  et  diriger  le  mou- 
vement, il  créait  en  même  temps  un  ensemble  d'organismes  permanents. 
Un  Comité  diocésain  d'Action  liturgique  naissait,  chargé  «  de  pro- 
mouvoir, d'approuver  et  de  diriger,  dans  le  diocèse,  toutes  les  activités 
tendant  à  une  connaissance  plus  exacte  et  à  une  meilleure  pratique  de 
la  liturgie  et  de  ce  qui  s'y  rapporte  32  ».  A  ce  comité  se  subordonnaient 
trois  commissions  différentes,  spécialisées  dans  des  domaines  plus  par- 
ticuliers: la  Commission  des  Cérémonies  liturgiques,  celle  du  Chant 
sacré  et  de  la  Musique  religieuse,  et  celle  des  Arts  sacrés.  Ainsi  lancé 
et  dirigé,  le  mouvement  fit  promptement  son  chemin,  et  dès  l'année 
suivante,  le  cardinal  pouvait  se  réjouir  des  résultats  déjà  obtenus  et 
du  bon  esprit  dans  lequel  on  avait,  dans  l'ensemble,  admis  les  change- 
ments recommandés.  «  Ce  n'est  point  pour  moi  une  joie  quelconque, 
disait-il  à  ses  prêtres,  que  de  voir  le  nouvel  esprit  liturgique  s'empa- 
rer de  tout  le  diocèse,  et  ce  n'est  pas  non  plus  un  compliment  de  peu 
de  mérite  que  je  veux  ainsi  vous  exprimer  33.  » 

La  troisième  édition  de  la  Discipline  diocésaine,  publiée  en  1937 
par  l'autorité  du  cardinal,  faisait  large  place  à  des  prescriptions  litur- 
giques absentes  des  éditions  précédentes.  Bon  nombre  de  ces  prescrip- 
tions ne  faisaient  que  reproduire  celles  du  code  de  droit  canonique  ou 
du  premier  concile  plénier  de  Québec,  d'autres  étaient  propres  à  l'ar- 
chidiocèse.  A  l'article  «  liturgie  »,  on  insistait  sur  la  nécessité  de  con- 
naître la  liturgie  et  de  l'enseigner  aux  fidèles,  ainsi  que  d'en  respecter 
fidèlement  toutes  les  rubriques.  Le  n°  889  résume  bien  l'esprit  de  tou- 
tes les  prescriptions  dispersées  en  divers  articles  de  la  Discipline:   «  On 

82  ibid.,  p.  58. 

33  Mandements,  Lettres  pastorales  et  Circulaires    des    Evêques  de  Québec,   t.    15, 
Québec   1940,  p.   383-384. 


392  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

s'en  tiendra  strictement  aux  indications  du  Missel  et  du  Rituel  Romain, 
à  l'exclusion  de  tout  ce  qui  leur  serait  étranger.  On  doit  observer  avec 
soin  et  diligence  toutes  les  règles  liturgiques  édictées  par  l'Église,  y 
compris  celles  qui  concernent  la  musique  sacrée.  On  ne  peut  les  né- 
gliger, ni  omettre,  ni  modifier  sans  pécher,  même  dans  les  petites  cho- 
ses, et  une  négligence  grave  et  obstinée  pourrait  faire  encourir  une  peine 
canonique  34.  » 

Dans  ce  mouvement  liturgique,  la  fidélité  aux  rubriques  avait 
naturellement  la  première  place;  la  question  des  vêtements  et  des  vases 
sacrés,  des  églises  et  de  leur  mobilier  recevait  aussi  une  attention  soi- 
gnée; mais  un  autre  élément  tenait  peut-être  plus  à  cceur  encore  au 
cardinal,  qui  s'y  intéressa  toujours  vivement:  le  chant  et  la  musique 
d'Eglise.  Il  déplorait  profondément  les  abus  si  nombreux,  et  si  diffi- 
cilement déracinables,  en  cette  matière;  et  ses  Entretiens  liturgiques 
(p.  40-48)  fustigeaient  à  loisir  tous  ces  cantiques  ou  ces  messes  d'une 
valeur  musicale  souvent  équivoque,  d'un  esprit  religieux  plus  nul 
encore,  tout  ce  répertoire  dans  lequel  la  prière  publique  de  l'Église 
trouve  si  peu,  ou  pas  du  tout,  son  compte,  et  que  pourtant  les  pres- 
criptions les  plus  formelles  de  Rome  arrivent  si  difficilement  à  faire 
disparaître  pour  de  bon,  en  certains  endroits,  des  offices  liturgiques. 

Le  cardinal  n'a  pas  seulement  cherché  à  éliminer  ces  pièces  indé- 
sirables; il  a  voulu  développer  en  même  temps  le  goût  du  véritable 
chant  sacré,  et  en  améliorer  de  plus  en  plus  l'exécution.  Il  a  voulu 
tout  particulièrement  faire  reprendre  à  la  foule  des  fidèles  une  plus 
grande  part  dans  le  chant  de  l'église.  Les  grandes  personnes,  assure-t-il, 
devraient  y  chanter  davantage.  «  De  nos  jours,  on  a  généralement  ou- 
blié que  la  liturgie  est  un  drame  sacré,  une  scène  animée,  où  il  ne  doit 
pas  y  avoir  de  curieux,  mais  rien  que  des  acteurs.  Les  rôles  néanmoins 
sont  divers.  Le  pontife  ou  le  célébrant  et  ses  ministres  ont  les  premiers 
rôles,  les  clercs  des  rôles  secondaires;  mais  la  foule  chrétienne  doit  y 
avoir  sa  part,  et  chacun  comme  son  tour  de  chant  35.  » 

Sur  la  préparation  des  maîtres  de  chapelle  et  des  chantres  de  la 
Schola,  sur  la  formation  du  peuple  lui-même  au  chant  sacré,   le  car- 

34  Discipline  diocésaine,  Québec    1937,   p.   375. 

35  Entretiens  liturgiques,  p.  50-51. 


UN  GRAND  LITURGISTE  CANADIEN:  LE  CARDINAL  VILLENEUVE     393 

dinal  édicté  maints  avis  et  donne  maints  conseils  qui  révèlent  sa  con- 
naissance précise  du  sujet.  Il  n'ignore  pas  les  mille  difficultés  que  ren- 
contrera l'application  pratique  de  ce  programme,  mais  il  n'en  voit 
aucune  d'insurmontable.  Il  va  hardiment  de  l'avant,  surtout  parce  que 
l'Église  le  veut,  et  parce  que  la  pleine  beauté  du  culte  l'exige.  Il  n'a 
voulu  que  faire  suivre  intégralement  dans  son  diocèse  les  instructions 
des  derniers  souverains  pontifes,  Pie  X  et  Pie  XI  surtout;  et  les  obs- 
tacles prévus,  obstaoles  d'ailleurs  bien  connus  des  papes  eux-mêmes, 
ne  savaient  pas  le  décourager. 

Entre  les  diverses  formes  de  chant  sacré,  c'est  au  grégorien  que 
le  cardinal  accordait  sa  prédilection.  Et  qu'on  n'y  voie  pas  une  préfé- 
rence arbitraire,  mais  bien  un  jugement  fondé  sur  les  directives  ponti- 
ficales, et  justifié  par  l'aptitude  supérieure  du  grégorien  à  reproduire 
deux  traits  essentiels  de  la  vraie  prière  liturgique,  expression  externe 
de  la  prière  intime  de  l'Église:  le  détachement  des  choses  terrestres,  et 
l'attachement  à  Dieu.  «  Si  donc  les  cérémonies  du  culte  attachent  à  ce 
monde,  elles  sont  une  fausse  liturgie.  De  même,  si  au  lieu  de  dévelop- 
per l'amour  divin,  elles  cultivent  l'amour  de  soi.  De  là,  par  exemple, 
l'excellence  du  chant  grégorien,  qui,  par  des  mélodies  simples  et  peu 
ancrées  dans  le  sensible,  élève  l'âme  au-dessus  du  monde,  non  pas  en 
la  passionnant  pour  les  charmes  de  la  voix  humaine,  mais  en  lui  ins- 
pirant au  contraire  une  mystique  nostalgie  du  ciel.  Tout  à  rencontre 
de  la  musique  d'église  la  plus  courue  et  la  plus  charnelle 36.  »  On 
sait  comment  l'éminent  prélat  eut  une  dernière  occasion,  la  veille  même 
de  sa  mort,  de  goûter  la  beauté  des  mélodies  grégoriennes;  on  sait  aussi 
comment  il  prolongea  par  delà  la  tombe  son  apostolat  du  grégorien, 
en  exigeant  qu'aucun  autre  chant  ne  fût  admis  aux  cérémonies  de  ses 

funérailles. 

*        *        * 

Il  serait  bien  difficile  de  mesurer  dès  maintenant  la  portée  de  son 
œuvre  liturgique.  «  C'est,  comme  le  remarque  Mgr  Bernier,  une  véri- 
table restauration  liturgique  qui,  dans  beaucoup  d'églises  et  d'institu- 
tions, s'opère  sous  son  égide.  Ainsi  voit-on,  par  delà,  les  routines  et 
les   éclectismes   arbitraires,    se   renouer   la   grande   tradition    de   l'Église 

W  Ibid.,  p.   13. 


394  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

de  Rome  qui  faisait  dire  déjà  à  Monseigneur  de  Laval:  «  Ici,  c'est  le 
rite  romain  que  nous  suivons  tous37.  »  Cette  oeuvre,  d'ailleurs,  n'a 
pas  encore  fini,  tant  s'en  faut,  d'exploiter  toutes  ses  virtualités;  il  fau- 
dra le  recul  de  bien  des  années  encore  pour  estimer  à  sa  juste  valeur 
l'apport  liturgique  du  grand  archevêque  de  Québec  dans  son  archidio- 
cèse  et  dans  tout  le  Canada.  Car  son  rayonnement  ne  s'est  pas  limité 
à  Québec,  pas  plus  pour  la  liturgie  que  pour  le  reste,  et  peut-être  moins 
que  pour  le  reste.  Et  cela,  le  cardinal  en  avait  pleine  conscience:  |«  Il 
faut  le  noter,  avait-il  écrit,  cet  apostolat  aura  son  rayonnement  dans 
le  Canada  tout  entier  ...  Il  y  a  donc  pour  nous  une  obligation  par- 
ticulière d'employer  tous  nos  efforts  à  une  restauration  qui  gagnera 
nécessairement  ensuite  toutes  les  autres  régions  du  pays 38.  » 

Incontestablement,  la  liturgie  et  l'apostolat  liturgique  ont  occupé 
une  place  très  considérable  dans  la  vie  et  l'œuvre  de  l'illustre  pontife; 
et  son  œuvre  a  marqué  pour  longtemps  sa  trace  dans  la  vie  du  Canada 
catholique.  En  lui,  le  Ciel  avait  fait  s'allier  des  éléments  bien  rarement 
rassemblés  dans  un  seul  homme,  du  moins  à  ce  degré:  connaissance 
précise  et  étendue  de  la  discipline  liturgique  et  de  l'art  liturgique,  goût 
intime  très  intense  pour  la  prière  publique  de  l'Eglise,  et,  d'autre  part, 
vaste  terrain  d'action  et  haute  autorité  pastorale  pour  accomplir  son 
œuvre.  Le  gouvernement  d'un  grand  et  important  archidiocèse,  et 
l'éclat  de  la  pourpre  romaine,  lui  ont  permis  de  faire  fructifier  pleine- 
ment les  abondantes  connaissances  acquises  pendant  les  longues  et  ri- 
ches années  d'une  préparation  manifestement  providentielle. 

Par  la  sûreté  et  la  pénétration  de  sa  doctrine,  par  la  profondeur 
de  sa  piété,  par  l'ampleur  de  son  œuvre,  le  cardinal  Villeneuve  mérite 
de  figurer  avantageusement  parmi  les  plus  grands  liturgistes  de  chez 
nous.  Nous  aurions  même  la  tentation  de  dire  —  et  peut-être  ne  serait- 
ce  pas  inexact  —  que  ce  géant  de  tant  de  savoirs  divers  et  de  diverses 
œuvres,  a  mieux  possédé  sa  liturgie  et  a  fait  plus  pour  elle  que  n'im- 
porte  quel   spécialiste  canadien   de  cette   discipline   ecclésiastique. 

f  Alexandre  VACHON, 

archevêque  d'Ottawa. 

37  Un  grand  archevêque,  dans  L' Apostolat  des  Miss.  Oblats  de  M.-L,  mars  1947, 

38  Entretiens  liturgiques,  p.   61. 


L'Université  d'Ottawa 

et 

l'Ontario  français 


Le  recensement  de  1941  fixait  à  400.000,  soit  plus  de  10%  de  la 
population  totale,  le  nombre  des  Canadiens  français  dans  l'Ontario.  Chif- 
fre vraiment  éloquent.  Aussi  la  population  ontarienne,  soit  anglaise,  soit 
catholique,  doit  maintenant  compter  avec  nous. 

D'autre  part,  en  nous  donnant  de  croître  ainsi,  la  divine  Providence 
nous  assigne  sûrement  un  rôle  et  une  mission:  le  rôle  de  diffuser  la  civili- 
sation et  la  culture  française,  la  mission  de  proclamer  la  pureté  de  la  foi 
catholique.  Pour  accomplir  cette  tâche  sublime,  les  Canadiens  français 
de  l'Ontario  ont  besoin  d'une  grande  et  forte  université,  car  l'histoire  de 
la  civilisation  témoigne  de  l'importance  et  de  la  nécessité  des  écoles  de  haut 
savoir  pour  la  diffusion  de  la  vérité. 

Chacun  sait  que  l'université  distribue  l'ensemble  des  connaissances 
humaines,  qu'elle  est  une  école  de  sagesse  et  de  vérité,  dont  le  rôle  est 
d'abord  de  grouper  et  de  hiérarchiser  la  diversité  du  savoir  pour  ensuite  ie 
répandre  dans  toutes  les  classes  de  la  société.  L'université  sera  donc  un 
instrument  absolument  indispensable  au  bon  fonctionnement  comme  au 
progrès  des  sociétés  aussi  longtemps  que  l'homme  continuera  d'être  un 
animal  raisonnable,  un  être  qui  se  nourrit  d'idées  claires  et  justes  dans  la 
poursuite  de  la  fin  que  Dieu  lui  a  assignée. 

Il  importe  souverainement  d'avoir,  sur  ce  sujet  de  la  définition  et 
du  rôle  des  universités  dans  notre  monde  moderne,  des  convictions  sûres, 
fondées  en  vérité  et  en  sagesse.  Alors  que  de  toutes  parts  on  entend  des  cris 
de  détresse,  que  les  ruines  engendrées  par  la  confusion  des  esprits  et  par 
le  choc  des  idéologies  adverses  s'accumulent  chez  tous  les  peuples  de  la 
terre,  il  n'est  pas  superflu  de  préciser,  avec  la  nature  de  l'homme  et  de  sa 


396  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

destinée,  la  fonction  de  la  science,  lumière  et  phare  des  tendances,  des  de- 
sirs  et  du  comportement  humain. 

Il  faut  rendre  un  hommage  sincère  à  tous  les  penseurs  qui,  à  l'heure 
présente,  à  la  suite  du  bouleversement  universel,  essaient  de  restituer  à  la 
personne  humaine  tous  ses  droits,  et  de  lui  rappeler  tous  ses  devoirs.  C'est 
une  tâche  immense,  car  il  s'agit  ni  plus  ni  moins  de  repenser  tous  les  pro- 
blèmes et  d'en  reviser  toutes  les  applications,  tellement  la  pensée,  faute  de 
lumière  véritable  et  pure,  a  fait  fausse  route  depuis  qu'elle  s'est  écartée  des 
principes  du  christianisme. 

Les  vrais  penseurs  avaient  prédit  depuis  longtemps  à  quelles  catas- 
trophes politiques  et  vers  quelles  anarchies  intellectuelles  le  protestantisme 
nominaliste  de  Luther  allait  conduire  la  civilisation  européenne.  En 
effet,  à  la  lumière  de  l'histoire  moderne,  il  faut  reconnaître  qu'il  y  a  re- 
cherche de  la  pensée  et  recherche  de  la  pensée.  L'esprit  humain,  puissance 
qui  domine  la  matière  et  les  sens,  ne  tarde  pas  à  se  fourvoyer  lorsqu'il  ne 
veut  plus  reconnaître  d'autre  lumière  que  celle  de  la  raison.  C'est  une 
pensée  universitaire,  rigoureusement  scientifique,  consciente  de  sa  force, 
orgueilleuse  de  sa  puissance,  qui  a  présidé  à  l'élaboration  du  nazisme,  de 
la  philosophie  de  la  force,  comme  de  l'athéisme  communiste  et  du  libéra- 
lisme économique.  On  ne  compte  plus  les  penseurs  couronnés  qui  ont 
proclamé  les  mérites  de  la  philosophie  du  surhomme,  de  l'eugénisme  et  de 
l'amour  libre.  Au  nom  de  la  science,  ils  ont  ébranlé  les  fondements  de  la 
société  en  flétrissant  le  mariage,  l'autorité  et  le  respect  des  lois,  en  niant 
l'existence  de  Dieu  et  de  sa  providence.  Au  nom  de  la  science,  ils  ont  nié 
la  possibilité  d'une  intervention  spéciale  du  Créateur  dans  son  œuvre  ache- 
vée, ils  se  sont  moqués  des  voix  et  des  lumières  qui  viennent  d'en-haut; 
ils  ne  reconnaissent  que  la  matière  et  ses  manifestations  cycliques  et  pro- 
gressives. Si  les  hommes  sont  semblables,  ils  ne  sont  pas  des  frères  qui 
doivent  s'aimer  et  sacrifier  leur  bien-être,  mais  des  esclaves  qui  servent  un 
dieu  fait  de  sang  ou  de  matière,  une  machine  qui  donne  le  confort  et  le 
luxe  et  nous  fait  croire  que  tout  ne  finit  ici-bas,  avec  le  dernier  frémisse- 
ment du  muscle  cardiaque,  que  pour  permettre  à  la  matière  de  s'intégrer 
nos  restes  et  pour  que  recommence  le  cycle  de  ses  évolutions  biologiques, 
psychiques,  économiques  et  sociales. 


L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA  ET  L'ONTARIO  FRANÇAIS  397 

Au  lendemain  d'une  guerre  où  tout  a  failli  crouler,  à  l'aurore  de 
temps  encore  trop  incertains,  faudrait-il  vouer  à  la  destruction  tout  ce  qui 
a  été  depuis  des  siècles  le  temple  de  la  pensée  philosophique,  athée  et  ma- 
térialiste ou  idéaliste;  faudrait-il  condamner  à  l'échafaud  ces  penseurs 
malheureux  qui  cherchent  encore  la  lumière? 

Il  serait  criminel  de  mépriser  tant  et  tant  de  spéculations  intellectuel- 
les, de  recherches  scientifiques,  de  progrès  techniques  qui  ont  vu  le  jour 
dans  les  universités  au  cours  du  dernier  siècle  et  de  nos  jours.  Le  Dieu  des 
sciences  a  donné  à  l'intelligence  humaine  de  pénétrer  d'une  façon  merveil- 
leuse dans  les  secrets  de  la  nature,  de  la  dompter  et  de  l'exploiter.  Mais 
encore  faut-il  que  les  admirables  desseins  du  Créateur  dans  son  œuvre 
soient  obéis  et  respectés.  C'est  pourquoi  il  importe  plus  que  jamais  que 
la  recherche  humaine,  quelle  qu'elle  soit,  connaisse  ses  limitations,  mais 
surtout  son  but  et  sa  raison  d'être. 

L'activité  de  l'intelligence  ne  doit  pas  s'arrêter  à  la  construction  d'un 
monde  changeant,  dans  lequel  il  fait  bon  de  vivre  et  de  jouir.  Une  con- 
naissance supérieure,  une  véritable  sagesse  doit  guider  tout  ce  travail  de  la 
pensée  humaine.  Celle-ci  se  soumettra  aussi  à  la  sagesse  de  Dieu,  manifes- 
tée dans  des  vocables  humains  et  authentiquée  par  le  témoignage  de  Dieu 
lui-même.  Ainsi  aidée,  la  pensée  humaine  peut  s'en  donner  à  cœur  joie. 
Un  champ  d'action  vraiment  infini  s'offre  à  elle.  Toutes  les  œuvres  du 
Créateur,  le  Créateur  lui-même  dans  sa  vie  la  plus  intime,  voilà  l'objet 
de  sa  recherche,  de  sa  connaissance,  de  sa  contemplation. 

Dans  cette  perspective  nouvelle  et  ancienne,  vieille  comme  la  pensée 
elle-même,  le  savoir  humain  nous  apparaît  comme  quelque  chose  de  réel- 
lement merveilleux.  Il  n'est  plus  cet  amas  confus  de  sciences  diverses, 
avant-goût  des  conflits  idéologiques  et  des  révolutions  politiques,  il  est 
plutôt  un  temple  splendide  où  règne  une  hiérarchie  et  un  ordre  sûr  suivant 
la  valeur  ontologique  des  objets  conçus:  «  En  bas,  les  sciences  vouées  à  la 
matière  et  à  la  vie  sensible;  au  centre,  la  métaphysique;  au  sommet,  les 
théologies  rationnelle  et  infuse.  )> 

Pour  quiconque  sait  encore  réfléchir,  la  faillite  de  la  pensée  philoso- 
phique moderne,  idéaliste  ou  matérialiste,  est  la  plus  forte  apologétique  en 
faveur  d'une  philosophie  saine,  d'une  pensée  chrétienne  vivante  et  rayon- 
nante.    Si  le  chaos  a  été  engendré  par  les  désordres  d'une  pensée  désaxée, 


398  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

seule  une  pensée  ordonnée,  fortifiée  des  lumières  d'en-haut,  pourra  faire 
rentrer  dans  l'ordre  voulu  par  Dieu  tous  les  êtres  de  ce  monde.  Pensée  or- 
donnée, c'est-à-dire  profonde,  souple,  exercée,  connaissant  les  lois  de  son 
propre  fonctionnement;  pensée  qui,  grâce  à  des  principes  solides,  se  dé- 
passe elle-même  par  le  pouvoir  qu'elle  a  de  voir  les  relations  intimes  des 
êtres  entre  eux,  leur  place  respective  dans  l'ordre  de  l'univers  ainsi  que 
leur  vraie  valeur  d'objectivité.  C'est  ce  que  Newman  appelle  «  Universal 
knowledge»,  «Culture»:  éducation  vraiment  libérale  et  universitaire, 
l'apanage  des  grands  esprits,  comme  la  condition  indispensable  du  pro- 
giès  humain. 

«  L'intelligence  qui  s'est  formée  en  développant  la  perfection  de  ses 
virtualités,  qui  connaît  et  pense  ou  réfléchit  tout  en  accomplissant  cet  acte 
de  connaissance,  l'intelligence  qui  sait  faire  fermenter  la  masse  dense  et 
confuse  des  faits  et  des  événements  par  la  force  élastique  de  la  raison,  cette 
intelligence  ne  peut  être  partiale,  ni  exclusive  ni  impétueuse  ou  égarée,  mais 
au  contraire  elle  doit  être  patiente,  recueillie,  majestueusement  calme, 
parce  qu'elle  appréhende  déjà  la  fin  dans  tout  commencement,  l'origine 
dans  chaque  fin,  la  loi  dans  l'exception  et  la  limite  dans  chaque  retard, 
parce  que  cette  intelligence  connaît  toujours  exactement  sa  position  comme 
la  distance  précise  qu'elle  a  parcourue  *.  » 

Une  pensée  éclairée  par  les  lumières  d'en-haut  est  seule  capable  de 
guider  sûrement  et  facilement  la  caravane  humaine  vers  sa  destinée.  Il 
appartient  au  savant  chrétien  d'imprégner  tout  le  savoir  humain  des  clar- 
tés divines,  car  pour  lui,  l'ordre  réel,  c'est  l'ordre  théologique.  Sans  se- 
cousse, ni  heurt,  il  passe  de  l'un  à  l'autre,  unit  l'un  et  l'autre,  ne  confond 
jamais  les  qualités  que  la  nature  exige  avec  celles  que  la  libre  volonté  divine 
a  insérées  dans  la  nature.  Or  l'institution  où  le  savoir  ainsi  ordonné  et 
hiérarchisé  s'enseigne  et  s'apprend,  c'est  cela  une  université. 

Cette  explication  est  celle  de  l'Église,  elle  qui  a  fondé  et  édifié  toutes 
les  grandes  universités  du  monde  chrétien.  L'Eglise  ne  peut  concevoir  de 
vrai  savoir  humain  sans  une  ouverture  sur  l'au-delà.  Elle  ne  peut  conce- 
voir une  université  sans  philosophie  ni  théologie  pour  couronner  le  cycle 
des  spéculations  humaines  et  les  orienter  vers  un  but  vraiment  digne  des 
destinées  de  l'homme.     Comme  le  rappelait  naguère  le  regretté  cardinal 

1  NEWMAN,  University  Subjects. 


L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA  ET  L'ONTARIO  FRANÇAIS  399 

Villeneuve:  «  Dans  le  monde  entier,  en  Amérique  particulièrement,  le 
vrai  concept  universitaire  est  diminué.  Il  a  été  atrophié  depuis  la  Renais- 
sance surtout,  par  l'érudition  et  le  matérialisme  de  la  raison  qui  ont  pris 
la  place  de  la  science  et  de  l'esprit  [....]  On  a  indéfiniment  agrandi  le 
champ  des  expériences  et  on  a  ensuite  oublié  de  monter  au  laboratoire  de  la 
pensée  pour  en  extraire  l'esprit.  On  est  resté  dans  le  sensible  au  lieu  de 
s'élever  au  pensable  [.  .  .]  Eh  bien!  messieurs,  ce  n'est  point  seulement 
d'avoir  des  universités  qui  presse  mais  d'en  relever  l'idée  à  son  juste  rang, 
c'est-à-dire,  à  celui  d'une  école  de  haut  savoir  dans  tous  les  domaines, 
...  et  d'en  payer  les  frais  2.  » 

La  divine  Providence  a  voulu,  dans  ses  desseins  admirables,  que 
notre  groupe  catholique  et  français  de  l'Ontario  fût  doté  d'un  instrument 
aussi  puissant  que  l'est  l'université  pour  la  diffusion  de  la  vérité  divine  et 
humaine  ainsi  que  pour  notre  propre  survivance  et  pour  notre  progrès 
culturel  et  catholique. 

En  face  de  la  marée  montante  des  idées  subversives  jusque  dans  nos 
milieux  les  meilleurs,  ne  sent-on  pas  la  nécessité  absolue  d'un  assainisse- 
ment de  la  pensée  sous  toutes  ses  formes,  comme  d'une  réfutation  en  règle 
de  tout  ce  qui  menace  le  trésor  le  plus  précieux  que  nous  ayons,  celui  de  la 
vérité?  C'est  un  travail  des  plus  pressants,  mais  combien  difficile.  Car  les 
ténèbres  ne  se  dissipent  que  par  la  lumière.  Dans  ce  royaume  de  la  pen- 
sée, le  négatif  ne  suffit  pas.  Il  faut  du  positif. 

Nous  sommes  envahis  par  toutes  sortes  d'erreurs,  qui  toutes  visent 
à  glorifier  le  corps,  à  assurer  la  prédominance  de  la  matière  sur  l'esprit. 
Nous  trouvons  en  miniature  dans  notre  milieu,  tout  ce  qui  a  bouleversé 
et  désaxé  l'Europe.  Nous  portons  dans  notre  organisme  les  mêmes  germes 
de  destruction.  Les  bouillons  de  culture  sont  en  pleine  activité. 

Et  nous  oublions  trop  souvent  que  c'est  nous  qui  possédons  la  véri- 
té, qu'il  n'en  tient  qu'à  nous,  à  nos  penseurs  catholiques  de  faire  triom- 
pher la  vérité  sur  l'erreur,  de  la  répandre  ou  de  la  propager.  Mais,  hélas, 
nos  ouvriers  sont  peu  nombreux  et  parfois  le  travail  dépasse  la  mesure  de 
leurs  forces.  Dans  une  province  comme  celle  d'Ontario,  plus  encore  que 
dans  le  Canada  tout  entier,  il  est  nécessaire  de  faire  rayonner  une  pensée 
catholique  forte  et  puissante.     Or,  cette  pensée  ne  se  cultive  normalement 

2   Cardinal  VILLENEUVE,  Quelques  Pierres  de  Doctrine,  p.   85-86. 


400  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

que  dans  un  milieu  universitaire.  Là  seulement  elle  a  la  chance  de  plon- 
ger des  racines  profondes  dans  le  sol  fécond  de  la  doctrine.  Elle  peut  aisé- 
ment se  mesurer  avec  l'adversaire  dans  le  secret  du  cabinet  de  travail  avant 
de  l'affronter  sur  les  tribunes  publiques.  Elle  seule  peut  revendiquer  vic- 
torieusement les  droits  de  Dieu  et  de  l'homme.  Elle  seule  peut  exposer 
avec  justesse  les  principes  avancés  de  la  doctrine  sociale  de  l'Eglise  et  d'une 
saine  philosophie.  Elle  seule  est  capable  d'imprégner  toutes  les  sciences 
humaines  des  lumières  de  la  vérité  divine,  de  les  orienter  définitivement 
vers  un  but  chrétien  et  humain. 

L'université,  de  par  sa  nature  même,  doit  de  plus  décupler  les  forces 
vives  du  groupement  canadien-français.  On  ne  cultive  pas  en  vain  l'esprit 
et  la  pensée.  Newman  donne  à  ce  processus  vital  le  nom  particulier  d'élar- 
gissement, de  développement  à  caractère  intellectuel  au  service  des  valeurs 
proprement  humaines,  «  an  enlargement  ». 

Le  groupement  ethnique  qui  grandit  en  culture  de  l'esprit  et  du 
cœur  ne  peut  faire  autrement  que  de  devenir  plus  fort,  et  partant  plus 
entreprenant,  plus  actif.  Il  rayonne  davantage.  L'histoire  de  la  civilisa- 
tion le  prouve.  Au  demeurant,  c'est  une  vérité  de  La  Palice.  Le  Franco- 
Ontarien  plus  instruit  doit  normalement  être  un  plus  grand  Franco-Onta- 
îien.  Doublez  les  rangs  de  notre  élite  franco-ontarienne  et  vous  multi- 
pliez par  là  même  l'influence  des  nôtres,  de  nos  avocats,  de  nos  médecins, 
de  nos  professeurs  ou  instituteurs.  Une  culture  franco-ontarienne  plus 
poussée  ne  peut  qu'augmenter  nos  chances  de  survie. 

Et,  par  culture  franco-ontarienne  plus  poussée,  j'entends  avant  tout 
une  foi  chrétienne  plus  ferme,  mieux  éclairée,  moins  libérale,  au  sens  phi- 
losophique du  mot.  A  la  lumière  de  l'histoire  générale  comme  de  sa  petite 
histoire,  sous  les  chauds  rayons  de  sa  foi  et  de  son  amour,  le  Franco-Onta- 
rien  instruit  comprend  mieux  le  rôle  de  l'Eglise  dans  l'éducation,  la  part 
qu'elle  a  prise  dans  la  fondation  et  l'organisation  de  nos  écoles  séparées  et 
bilingues,  et  toute  une  foule  de  questions  qui  agitent  le  monde  de  nos  édu- 
cateurs modernes. 

Par  culture  franco-ontarienne  plus  poussée,  j'entends,  en  second 
heu,  un  patriotisme  plus  éclairé,  et  surtout  plus  fier  et  plus  conscient  de 
ses  responsabilités,  un  patriotisme  qui  n'est  pas  fait  d'opportunisme,  mais 
qui  veut  étudier  tous  les  aspects  des  problèmes  multiples  de  notre  progrès 


L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA  ET  L'ONTARIO  FRANÇAIS  401 

à  la  lumière  des  principes  les  plus  sains  de  justice  et  de  charité.  Le  patrio- 
tisme de  notre  élite  franco-ontarienne  doit  comporter  un  élément  de  fierté 
authentique,  qui  sent  profondément  la  valeur  des  richesses  qui  sont  nôtres: 
notre  langue,  nos  traditions  encadrant  notre  foi  catholique;  qui  ne  recule 
pas  devant  les  sacrifices  personnels  pour  les  causes  des  nôtres,  qui  s'allie  au 
tact,  aux  grandes  manières  des  hommes  vraiment  cultivés  et  supérieurs,  et 
qui,  pour  autant,  ne  sont  pas  des  lâcheurs. 

Par  culture  franco-ontarienne  plus  poussée,  j'entends  une  diffusion 
plus  grande  encore  de  l'instruction  parmi  nos  compatriotes,  plus  d'ins- 
truction à  la  portée  de  toutes  les  classes  et  de  toutes  les  catégories  de  Franco- 
Ontariens,  des  écoles  primaires  et  secondaires  en  nombre  sans  cesse  crois- 
sant, plus  de  facilité  pour  nos  jeunes  de  poursuivre  des  études  supérieures 
qui  leur  ouvriront  les  portes  des  carrières  professionnelles. 

Une  culture  franco-ontarienne  plus  poussée  devrait  se  traduire  en 
chiffres  d'affaires  plus  élevés,  en  entreprises  commerciales  plus  nombreu- 
ses et  plus  prospères,  en  communautés  nationales  mieux  groupées,  plus 
fortes  et  plus  actives.  Une  culture  franco-ontarienne  plus  poussée,  c'est 
encore  une  participation  plus  intense  et  plus  intime  aux  affaires  politiques 
de  notre  province  comme  à  celles  du  gouvernement  du  Dominion.  Une 
culture  franco-ontarienne  plus  poussée,  c'est  aussi  cet  ensemble  de  qua- 
lités accrues  permettant  à  nos  compatriotes  de  se  présenter  dans  les  divers 
milieux  de  notre  province  pour  faire  entendre  et  comprendre,  avec  toutes 
les  nuances  de  lieu,  de  temps  et  de  personnes,  les  aspirations  de  nos  com- 
patriotes, leur  désir  d'être  partout  des  Franco-Ontariens  authentiques, 
des  citoyens  intègres  et  des  chrétiens  véritables.  Une  culture  franco-onta- 
rienne plus  poussée,  c'est  un  climat  plus  favorable  à  l'épanouissement  de 
toutes  nos  vertus  nationales. 

Or,  l'Université  d'Ottawa  a  précisément  comme  mission  de  stimuler 
le  désir  de  connaître,  d'élargir  la  culture  de  nos  compatriotes  par  la  diffu- 
sion de  la  vérité. 

Je  n'entreprendrai  pas  de  raconter  l'histoire  de  l'Université  ni  de 
démontrer  comment  elle  a  été  fidèle  à  sa  mission.  Ce  serait  trop  long  et 
surtout  ce  serait  peut-être  trop  pénible.  Car,  au  cours  des  cent  dernières 
années,  l'Université  d'Ottawa,  comme  toutes  les  œuvres  de  Dieu,  a  passé 
plus  souvent  qu'à  son  tour  par  le  creuset  de  la  souffrance.  Mais  elle  en 


402  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

est  sortie  plus  forte,  plus  trempée  pour  affronter  les  luttes  gigantesques 
du  second  siècle  de  son  existence.  Le  but  que  se  proposait  son  fondateur 
en  1848  était  noble  et  élevé3: 

[.  .  .]  M&1"  Guigues  constate  qu'il  ne  S€  trouve  «  sur  l'une  et  l'autre  rive  de 
l'Ottawa  que  des  écoles  élémentaires,  de  même  à  Bytown  4  ».  Cependant  «  la 
nécessité  de  recevoir  une  éducation  plus  proportionnée  aux  besoins  de  l'époque 
que  celle  que  l'on  a  reçue  jusqu'à  ce  jour  se  fait  sentir  à  Bytown.  Toutes  les  pa- 
roisses qui  sont  sur  l'Ottawa  ou  dans  les  profondeurs  des  terres  l'éprouvent  éga- 
lement 5.  »  En  effet,  «  l'éducation  est  aussi  nécessaire  pour  les  populations  nou- 
velles que  pour  les  anciennes  parce  que,  seule,  elle  peut  les  rapprocher  par  les 
mêmes  devoirs  et  les  lier  par  les  mêmes  intérêts  6.  »  «  Dans  le  Bas  Canada,  sur 
le  Saint-Laurent,  on  voit  s'élever,  à  peu  de  distance  les  unes  des  autres,  des  mai- 
sons où  l'on  donne  une  éducation  qui  satisfait  aux  besoins  des  localités  et  aux 
vœux  des  parents,  tandis  que  la  population  qui  réside  sur  le  côté  nord  de  l'Otta- 
wa, sur  une  échelle  de  100  lieues,  s'en  trouve  dépourvue.  Celle  qui  habite  le 
côté  sud  de  la  rivière  n'est  pas  plus  heureuse  7.  »  Il  y  a  bien  les  collèges  de  Mont- 
réal et  de  Kingston,  mais  «  l'éloignement  empêche  les  parents  d'y  envoyer  leurs 
enfants,  lors  même  que  le  prix  élevé  de  la  pension  ne  leur  offrirait  pas  un  obs- 
tacle qu'ils  sont  dans  l'impuissance  de  surmonter8»  [.  .  .]  D'où  la  fondation 
d'un  collège  qui  servirait  aux  populations  qui  bordent  les  rives  de  l'Ottawa  était 
un  objet  de  première  nécessité  9.  » 

Quant  au  site  de  la  fondation  arrêtée,  rien  de  plus  aisé  à  déterminer.  «  La 
position  de  Bytown  en  faisant  le  centre  de  toutes  les  populations  disséminées  sur 
l'Ottawa,  Bytown  devait  naturellement  être  choisi  pour  une  maison  d'éducation 
plus  soignée:  c'est  la  localité  la  plus  importante  de  l'Ottawa,  la  ville  la  plus 
avancée  vers  le  nord:  elle  sert  aux  habitants  du  haut  et  du  bas  Canada  égale- 
ment 10.  » 

Un  collège  a  donc  été  ouvert  à  Bytown  le  27  septembre  1 848  1:t.  «Les 
parents  ont  bien  compris  [la  nature  de  cette  fondation],  car  le  nombre  des  élè- 
ves du  bas  Canada  qui  fréquentent  le  collège  est  aussi  grand  que  ceux  du  haut. 
Canadiens  et  Anglais  s'y  trouvent  par  moitié.  Même  le  clergé  et  les  laïques  du 
bas  Canada  ont  signé  une  pétition  pour  obtenir  du  secours  avec  le  même  empres- 
sement que  ceux  du  haut  Canada  12.  » 

On  le  voit  clairement,  l'idée  de  Msr  Guigues  est  de  créer  à  Bytown  une 
institution  qui  desserve,  à  la  place  des  collèges  de  Montréal  et  de  Kingston,  les 
populations  haut  et  bas  canadiennes  de  toute  la  vallée  de  l'Ottawa. 

3  Georges  SlMARD,  L'Université  d'Ottawa,   1915,  p.   9-10. 

4  Lettre  de  M^r  Guigues  aux  Messieurs  de  l'Ordonnance,  au  sujet  d'un  terrain  pour 
le  collège  de  Bytown,   18  juillet   1848, 

5  Jbid. 

6  Pétition  de  M»r  Guigues  à  Lord  Elgin  en  faveur  du  collège  de  Bytown,  18  octo- 
bre 1848. 

7  Notes  à  l'appui  de  la  requête  qui  réclame  du  secours    en    faveur    du    collège  de 
Bytown. 

8  Lettre  de  M^r  Guigues  aux  Messieurs  de  l'Ordonnance.  .  . 

9  Notes  à  l'appui  de  la  requête  .  .  . 
io  Ibid. 

11  Pétition  de  M&r  Guigues  à  Lord  Elgin  .  .  . 
32  Notes  à  l'appui  de  la  requête  .  .  .. 


L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA  ET  L'ONTARIO  FRANÇAIS  403 

De  là  au  bilinguisme  essentiel  du  collège  de  Bytown  il  y  a  un  pas  que  M?r 
Guigues  n'a  pas  laissé  aux  passions  et  aux  préjugés  de  franchir  arbitrairement. 
Précisant  son  objectif,  il  écrit: 

«  Le  besoin  de  connaître  les  deux  langues  anglaise  et  française  se  fait  sentir 
surtout  sur  les  rives  de  l'Ottawa.  La  langue  française  était  cependant  sacrifiée, 
puisque,  à  Bytown  même,  il  n'y  avait  pas  une  seule  école  française  avant  la  fon- 
dation du  collège  et  la  langue  anglaise  n'y  était  enseignée  que  d'une  manière  im- 
parfaite 13.  » 

Ainsi  Msr  Guigues  ouvre  un  collège  afin  que  le  français  cesse  d'être  sacrifié 
à  Bytown,  et  que  l'anglais  y  soit  mieux  appris. 

Lorsque,  en  1866,  le  Collège  obtint  sa  charte  universitaire,  l'idéal 
est  de  nouveau  affirmé.  Le  but  est  toujours  le  même:  cultiver  la  jeunesse 
catholique  de  la  vallée  de  l'Ottawa,  et  particulièrement  celle  de  langue 
française. 

Voici,  écrit  M-r  Duhamel  en  son  mémoire  de  1902,  le  document  qui  fut 
soumis  au  parlement  pour  obtenir  la  charte  universitaire: 

Le  collège  d'Ottawa  occupe  le  centre  d'une  région  formée  par  les  comtés  de 
Pontiac,  d'Ottawa,  d'Argenteuil,  de  Vaudreuil  et  des  Deux-Montagnes,  dans  le 
Bas-Canada,  et  de  Lanark,  de  Renfrew,  de  Carleton,  de  Prescott,  de  Russell,  de 
Grenville,  de  Stormont,  de  Dundas,  de  Glengarry,  dans  le  Haut-Canada. 

En  1860,  d'après  le  recensement  de  cette  même  année,  la  population  totale 
de  ces  comtés  s'élevait  à  263,179;  la  population  catholique  à  132,391;  la  po- 
pulation d'origine  française  à   75,272. 

En  admettant  une  augmentation  de  35  pour  cent  (35%)  on  peut  évaluer 
la  population  totale  actuelle  (1866)  à  355,791;  la  population  catholique  à 
177,727;  la  population  canadienne-française  à  101,617. 

Cette  institution  [le  collège  d'Ottawa]  est  particulièrement  importante 
pour  cette  partie  du  pays,  pour  la  nombreuse  population  française  qui,  sans  elle, 
serait,  en  une  certaine  mesure,  privée  des  avantages  d'une  éducation  supé- 
rieure 14  .  .  .  » 

En  1889,  Léon  XIII  accordera  une  charte  pontificale  à  l'Université 
d'Ottawa  pour  accomplir  avec  un  succès  toujours  grandissant  sa  mission 
éducatrice  en  terre  ontarienne. 

is  ibid. 

1,4  Statistical  Information  in  reference  to  the  bill  before  Parliament  to  grant  Uni- 
versity powers  to  the  College  at  Ottawa: 

«  The  College  is  situated  in  the  centre  of  the  country  formed  by  the  counties  of 
Pontiac,  Ottawa,  Argenteuil,  Vaudreuil  and  Two-Mountains,  in  Lower  Canada,  and 
Lanark,  Renfrew,  Carleton,  Prescott,  Russell,  Grenville,  Stormont,  Dundas  and  Glen- 
garry,  in  Upper  Canada. 

«The  population  of  these  counties  was,  according  to  the  census  of  1860,  263,179, 
of  whom  75,272  were  of  French  origin.  The  Catholic  population  of  the  said  district 
being  then    13  2,391. 

«The  present  population  of  these  counties  may  be  estimated  at  355,791,  a  35% 


404  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Mission  difficile,  mais  éminemment  bienfaisante  pour  la  jeunesse 
catholique  de  notre  région.  Aujourd'hui,  comme  en  1901  et  en  1889, 
en  1866  et  en  1848,  l'Université  d'Ottawa  peut  se  rendre  le  témoignage 
d'avoir  servi  avec  zèle  la  cause  de  l'éducation  catholique,  avec  des  moda- 
lités diverses  selon  les  temps  et  selon  les  régimes.  J'ai  dit  mission  difficile, 
:e  qui  est  vrai  aujourd'hui  plus  que  jamais,  en  raison  surtout  du  milieu 
où  nos  chefs  sont  appelés  à  servir.  Or,  ce  milieu,  tant  au  point  de  vue 
religieux  que  national,  n'est  pas  homogène;  de  plus,  il  évolue  constam- 
ment au  point  de  vue  démographique  et  des  influences  nationales  diverses. 

L'Université  d'Ottawa  a  été  fondée  pour  protéger  et  promouvoir 
les  intérêts  de  la  culture  catholique  auprès  des  deux  groupes  ethniques 
français  et  anglais.  C'est  une  mission  délicate  et  combien  périlleuse  que 
celle  de  prêcher  la  justice  et  la  charité  dans  un  milieu  où  parfois  bouillon- 
nent les  passions  humaines.  C'est  une  mission  ardue  que  celle  de  faire 
l'union  par  le  sommet,  par  la  pensée. 

Mais,  c'est  une  mission  souverainement  chrétienne  pour  laquelle  les 
éducateurs  doivent  s'armer  de  courage  et  de  force,  et  placer  en  Dieu  toute 
leur  confiance,  s'en  remettant  humblement  à  la  divine  Providence  pour 
leur  donner  les  secours  nécessaires  de  lumière  et  de  foi  aux  moments  oppor- 
tuns. 

Jean-Charles  LAFRAMBOISE,  o.  m.  i., 

recteur  de  l'Université  d'Ottawa. 


increase.  This  would  give  a  French  population  of  101,617,  or  a  Catholic  population 
of  177,727. 

«  This  institution  is  particularly  valuable  to  this  section  of  the  country  particular- 
ly to  the  large  French  population,  who,  without  it,  would  in  a  measure  be  deprived  of 
the  advantages  of  superior  education  ...»  Ottawa,   21st  July,    1866.  » 

Je  tiens  cette  pièce  d'une  source  absolument  sûre.  «  Ce*  document,  paraphé  par 
moi,  écrit  monsieur  l'avocat  N,  a  été  remis  entre  mes  mains  par  le  R.  P.  X  lui-même, 
lorsqu'il  était  recteur  de  l'Université  d'Ottawa.  En  me  le  communiquant,  il  me  certifia 
que  ledit  document  était  authentique  et  avait  été  imprimé  à  la  date  y  indiquée,  dans  le 
but  d'obtenir  l'appui  des  députés  du  Parlement  canadien,  alors  en  session,  pour  qu'ils 
appuyassent  le  bill  demandant  l'érection  civile  de  l'Université  d'Ottawa.  »  Suit  la  signa- 
ture de  l'avocat,  de  même  que  le  nom  du  recteur. 


La  querelle 

des  humanistes  canadiens 

au  XIXe  siècle 


ORIGINES  DE  LA  CONTROVERSE. 

En  1861,  arrivait  au  Canada,  précédé  d'une  haute  réputation  de 
théologien,  l'abbé  Stremler,  prêtre  français,  originaire  de  Metz.  Après 
de  fortes  études  à  Rome  et  un  stage  de  trois  ans  à  la  Congrégation  du 
Concile,  il  avait  accepté  l'invitation  de  M.  l'abbé  Taschereau,  alors  rec- 
teur de  l'Université  Laval,  d'enseigner  la  théologie  au  Grand  Séminaire 
de  Québec.  Il  s'acquitta  de  ces  fonctions  jusqu'en   1865. 

Pendant  ces  quatre  années  d'enseignement,  l'abbé  Stremler  n'eut 
pas  l'heur  de  plaire  à  tous  ses  confrères:  il  arrivait  d'Europe  avec  plu- 
sieurs thèses  novatrices.  L'une  d'entre  elles  n'était  autre  que  le  gaumisme. 
Elle  attira  sur  son  auteur  les  représailles  des  fervents  du  classicisme 
païen  alors  en  honneur,  semble-t-il,  à  l'Université  Laval  ainsi  qu'au 
Grand  Séminaire. 

Au  vrai,  le  gaumisme  s'était  introduit  au  Canada  bien  avant  l'arri- 
vée de  l'abbé  Stremler.  Le  contraire  eût  été  surprenant:  s'imagine-t-on 
des  éducateurs,  chrétiens  comme  l'étaient  les  pionniers  de  notre  ensei- 
gnement, fermant  les  yeux  sur  les  périls  d'une  initiation  gréco-latine 
effectuée  par  l'intermédiaire  de  manuels  trop  peu  expurgés?  Grâce  aux 
recherches  méritoires  de  Mgr  Choquette,  nous  savons  que,  dès  1829, 
l'indiscrétion  d'un  élève  du  séminaire  de  Saint-Hyacinthe  révéla  les  dan- 
gers de  la  mythologie  païenne;  c'est  alors  que  fut  confisqué,  dans  cette 
institution,  Y  Appendix  de  Dits.  La  nécessité  d'une  réaction  se  faisant 
sentir,  M.  l'abbé  Raymond,  l'un  des  plus  brillants  professeurs  du  sémi- 
naire, confia  au  grand  public,  en  1835,  les  inquiétudes  que  suscitait 
dans  son  coeur  de  prêtre  et  d'éducateur  l'importance  que  notre  enseigne- 


406  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ment  classique  accordait  au  paganisme  des  Anciens.  En  1847,  il  revint 
à  la  charge;  profitant  des  exercices  littéraires  de  la  fin  de  l'année,  il 
souligna  la  nécessité  d'inscrire  au  programme  d'études  de  nos  collèges  ou 
séminaires  quelques  textes  des  saints  Pères  *. 

Pendant  le  séjour  de  l'abbé  Stremler  à  Québec,  la  question  du 
gaumisme  passa  au  premier  plan  des  préoccupations  de  quelques-uns  de 
nos  éducateurs.  Résumons  succinctement  cette  réforme  que,  vers  le  mi- 
lieu du  dernier  siècle,  M.5*  Gaume  préconisait  dans  l'enseignement  secon- 
daire, en  France. 

Son  manifeste,  intitulé  Le  ver  rongeur,  se  réduisait  aux  idées  sui- 
vantes. Depuis  trois  siècles,  la  jeunesse  française  a  été  initiée  à  tous  les 
secrets  des  belles-lettres  païennes,  alors  qu'elle  ignorait  plus  ou  moins 
la  Bible  ainsi  que  les  écrits  des  Pères  de  l'Eglise.  Initiation  d'autant  plus 
dangereuse  que,  chez  les  classiques  de  la  Grèce  et  de  la  Rome  antique, 
l'incomparable  beauté  de  la  forme  dissimule  trop  souvent  la  perversité 
de  la  substance.  Il  en  est  résulté  le  monde  du  XIXe  siècle,  païen  à 
bien  des  égards:  païen  dans  son  attachement  aux  droits  de  l'homme  et 
dans  son  oubli  des  droits  de  Dieu,  païen  dans  sa  poursuite  immodérée  du 
plaisir,  païen  dans  sa  recherche  d'une  morale  laïque  qui  équivaut  à  la 
négation  de  la  morale  de  l'Évangile,  païen  surtout  dans  sa  littérature 
et  ses  arts  fréquemment  au  service  de  l'impudeur  et  de  l'immoralité.  Il 
importe  donc  souverainement  à  l'éducateur  chrétien  —  et  conscient  de 
la  sublime  mission  dont  la  Providence  l'a  investi  —  de  présenter,  à 
l'admiration  de  la  jeunesse,  des  modèles  qui  s'inspirent  d'un  christianisme 
authentique. 

M81"  Gaume  se  garda  bien  de  réclamer  un  bouleversement  général 
des  programmes  d'enseignement;  jamais  il  n'eut  la  velléité  de  substituer 
à  tous  les  classiques  païens  les  classiques  chrétiens,  la  Bible  et  l'Évan- 
gile. De  sa  thèse  découlaient  seulement  les  deux  importantes  conséquen- 
ces que  voici:  nécessité  d'accroître,  dans  l'enseignement  secondaire  de  la 
France  catholique,  le  nombre  d'heures  consacrées  à  l'étude  des  Pères  de 
l'Église  et  de  restreindre  d'autant  la  part  des  classiques  païens;  urgence 
d'épurer  tous  les  manuels  des  auteurs  anciens  afin  de  ne  mettre  entre 

1  Msr  C.-P.  CHOQUETTE,  Histoire  du  Séminaire  de  Saint -Hyacinte,  t.  I,  p.  422. 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX«  SIÈCLE     407 

les  mains  de  futurs  chefs  de  la  société  chrétienne  que  des  textes  libres 
de  toute  souillure. 

Mais  cette  réforme  de  l'enseignement  chrétien  connut  le  sort  ré- 
servé à  la  plupart  des  doctrines  nouvelles;  certains  disciples,  dépassant 
le  maître,  en  exagérèrent  les  données  essentielles. 

Son  manifeste,  il  faut  l'avouer,  portait  un  coup  à  la  Renaissance, 
cette  résurrection  du  paganisme  de  l'antiquité.  Une  vive  polémique  s'en- 
gagea entre  les  gaumistes  et  leurs  adversaires  que  dirigeait  un  maître 
écrivain:  Mgr  Dupanloup.  Plus  tard,  Louis  Veuillot  et  ses  amis  vinrent 
à  la  rescousse  de  Mgr  Gaume,  si  bien  que,  en  fin  de  compte,  cette  que- 
relle mit  en  présence  les  chefs  de  deux  écoles  opposées:  l'école  ultramon- 
taine  et  l'école  libérale. 

L'occasion  était  belle,  pour  les  ennemis  si  nombreux  de  Veuillot  et 
de  son  journaal  U  Univers,  de  dauber  sur  les  catholiques  d'extrême  droite. 
Aussi  bien,  des  décharges  nourries  partirent-elles  des  troupes  antigau- 
mistes  auxquelles  s'adjoignit  bon  nombre  de  libres  penseurs  et  d'esprits 
forts,  trop  heureux  de  représenter  M^  Gaume  comme  un  autre  fauteur 
de  l'obscurantisme  religieux.  Lorsque  la  fumée  de  la  bataille  se  fut  dissi- 
pée, le  Grand  Dictionnaire  universel  de  Larousse  n'épargna  à  M8*  Gaume 
ni  sa  sotte  suffisance,  ni  la  causticité  de  ses  propos: 

La  cause  [de  M^r  Gaume]  portée  au  tribunal  du  bon  sens  public  fut  jugée, 
et  jugée  sans  appel,  en  faveur  du  paganisme.  Le  paganisme  continuera  d'être 
la  source  vive  où  les  jeunes  intelligences  viendront  puiser  le  goût,  l'éloquence,  la 
poésie,  et  plus  encore,  l'amour  de  la  liberté.  On  ne  privera  pas  nos  enfants  de 
la  lecture  de  Démosthène,  de  Juvénal  et  de  Lucien,  pour  leur  faire  traduire  le 
mauvais  latin  de  saint  Augustin  ou  de  saint  Thomas. 

Ces  antithèses  faciles  ne  vident  pas  la  question.  Si  le  gaumisme 
a  vraiment  sombré  dans  le  ridicule  et  le  paradoxe,  on  s'explique  mal  le 
geste  du  pape  Grégoire  XVI  adressant  un  bref  au  protagoniste  de  l'édu- 
cation chrétienne,  en  vertu  duquel  il  le  crée  chevalier  de  l'Ordre  de  la 
Milice  dorée,  pour  le  récompenser  des  services  rendus  à  la  religion.  On 
s'étonne  de  ce  que  cette  réforme  de  l'enseignement  ait  été  adoptée  dans 
une  foule  de  séminaires  du  monde  entier.  On  demeure  interdit  en  cons- 
tatant que  l'illustre  Pie  IX,  le  pape  qui  proclama  les  dogmes  de  l'Imma- 
culée Conception  et  de  l'infaillibilité  pontificale,  semble  avoir  approuvé 
les  vues  de  M**  Gaume,  si  l'on  en  juge  par  la  réponse  que,  le  30  juillet 


408  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

1852,  le  cardinal  Antonelli  fit  tenir  à  S.  Em.  le  cardinal  Gousset,  ar- 
chevêque de  Reims,  partisan  zélé  de  la  réforme  d'enseignement. 

Au  vrai,  Mgr  Gaume  reprenait  une  thèse  formulée  bien  des  siècles 
auparavant.  La  meilleure  preuve  qu'il  ne  se  battait  pas  contre  des  mou- 
lins à  vent,  c'est  Jules  Lemaître  qui  la  fournira  vers  la  fin  du  XIXe 
siècle.  Ce  critique,  le  plus  fin  et  le  plus  nuancé  que  la  littérature  fran- 
çaise ait  jamais  produit,  passera  aux  yeux  de  la  postérité  comme  la 
vivante  personnification  du  dilettantisme  intégral.  Ce  n'est  pas  lui, 
certes,  que  l'on  pourra  soupçonner  de  répudier  «  le  charme  d'Athènes  », 
lui  qui,  de  bonne  heure,  savoura  la  culture  gréco-latine,  l'enseigna  et 
se  révéla,  dans  ses  Contemporains  et  ses  Propos  de  théâtre,  un  écrivain 
d'un  si  séduisant  atticisme.  En  outre,  ce  littérateur,  qui  pendant  toute 
sa  vie  me  fraya  jamais  avec  les  rats  d'église,  ne  saurait  être  accusé  de  pac- 
tiser avec  les  gaumistes  impénitents  pour  l'unique  plaisir  d'embarrasser 
les  humanistes.  Il  est  donc  intéressant  de  connaître  le  jugement  que 
porte,  sur  le  classicisme  païen,  ce  maître  incontesté  de  la  critique  au 
XIX*  siècle. 

Or,  ce  jugement  est  parvenu  jusqu'à  nous.  Il  est  décisif  et  explicite. 
Il  fut  prononcé  à  l'occasion  d'un  article  que  Jules  Lemaître  rédigea  sur 
Louis  Veuillot.  En  quelques  mots,  le  critique  évoque  la  prise  d'armes 
du  polémiste  ultramontain  contre  les  classiques  païens.  Ce  témoignage 
vaut  son  pesant  d'or,  s'il  est  vrai  que  l'arbre  se  juge  par  ses  fruits  et 
que,  avec  Jules  Lemaître,  l'atticisme  français  s'épanouit  comme  une 
fleur. 

Il  [Veuillot]  jugeait  qu'un  peuple  baptisé  devrait  restreindre  leur  part 
[la  part  des  auteurs  païens]  dans  l'éducation  de  ses  enfants,  et  agrandir  celle  des 
auteurs  chrétiens.  Il  osait  croire  que  la  pratique  de  Lucrèce,  d'Horace  et  d'Ovide, 
de  Cicéron,  de  Sénèque  et  de  Tacite,  n'est  peut-être  pas  ce  qu'il  y  a  de  plus  pro- 
pre à  former  des  âmes  vraiment  chrétiennes.  Et,  en  effet,  si  je  consulte  là-dessus 
ma  propre  expérience,  je  sens  très  bien  que  ce  que  les  classiques  de  l'antiquité  ont 
insinué  et  laissé  en  moi,  c'est,  en  somme,  le  goût  d'une  sorte  de  naturalisme  vo- 
luptueux, les  principes  d'un  épicurisme  ou  d'un  stoïcisme  également  pleins  de 
superbe,  et  des  germes  de  vertus  peut-être,  mais  de  vertus  où  manque  entièrement 
l'humilité.  Il  est  assurément  singulier  que,  depuis  la  Renaissance,  la  direction  des 
jeunes  esprits  ait  été  presque  exclusivement  remise  aux  poètes  et  aux  philosophes 
qui  ont  ignoré  le  Christ.  Il  est  étrange  qu'aujourd'hui  encore,  et  jusque  dans 
les  petits  séminaires,  des  enfants  de  quinze  ans  aient  entre  les  mains  la  septième 
églogue  de  Virgile,  —  et  la  deuxième.  Les  conséquences  de  cette  anomalie,  que 
personne  n'aperçoit,  sont,  je  crois,  incalculables.     Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX«  SIÈCLE     409 

que  les  collèges  des  jésuites,  sous  l'ancien  régime,  aient  produit  tant  de  païens  et 
de  libres  penseurs,  y  compris  Voltaire  2. 

Cette  question  des  classiques  païens  et  chrétiens  n'est,  en  somme, 
qu'un  aspect  du  problème  des  relations  entre  la  morale  et  l'art.  Pour  en 
apprécier  l'importance  et  la  complexité,  on  doit  demander  secours  aux 
délicates  papilles  des  distinctions,  au  risque  d'incommoder  les  partisans 
des  situations  tranchées  et  des  lignes  de  démarcation  nettement  tracées. 
Il  est  sans  doute  loisible  aux  humanistes  chrétiens  de  prendre  parti  pour 
une  éducation  gréco-latine  d'une  indéniable  beauté  littéraire  en  exigeant 
que  l'Église  purifie  les  textes  anciens.  Il  reste  toutefois  que  cette  épura- 
tion n'est  pas  facile,  quand  c'est  l'esprit  plutôt  que  la  lettre  du  livre 
qui  est  reprehensible. 

De  cette  passionnante  controverse  entre  les  classiques  païens  et  clas- 
siques chrétiens,  une  certitude  reste  acquise,  de  l'aveu  même  des  huma- 
nistes les  plus  exaltés:  Mgr  Gaume  a  bien  mérité  de  l'Église  et  de  l'édu- 
cation chrétienne  en  dénonçant  le  danger  des  manuels  païens  non  ex- 
purgés. Au  moment  où  parut  le  Ver  rongeur,  c'est-à-dire  en  1851,  il 
importait  d'éveiller  l'attention  sur  la  nécessité  de  passer  au  tamis  cer- 
tains extraits  des  oeuvres  de  Cicéron,  de  Juvénal,  de  Tacite,  d'Ovide, 
de  Virgile  et  de  presque  tous  les  païens,  friands  de  propos  égrillards, 
d'anecdotes  scabreuses,  de  scènes  blessantes  pour  la  pudeur  et,  en  leurs 
meilleurs  moments,  dominés  par  le  rêve  d'une  vie  heureuse  et  débar- 
rassée de  préoccupations  ultra- terrestres. 


Après  ce  bref  exposé  de  la  thèse  gaumiste  et  des  démêlés  qu'elle 
occasionna  en  France,  il  convient  d'en  étudier  les  répercussions  au  Ca- 
nada. 

Observons  tout  d'abord  que,  en  l'occurrence,  le  Canada  retarda 
d'une  quinzaine  d'années  seulement  sur  la  France:  c'est,  en  effet,  de 
1865  à  1868  que  se  déroulèrent,  à  ce  sujet,  les  graves  événements  que 
nous  nous  permettrons  bientôt  de  raconter.  En  outre,  les  chefs  des  anti- 
gaumistes  canadiens  furent  des  libéraux  de  l'école  de  Mpr  Dupanloup, 

2  Jules  LEMAÎTRE,  Les  contemporains,  t.  VI,  p.  3  8. 


410  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

tandis  que  le  plus  farouche  disciple  de  Mgr  Gaume  au  Canada  fut  un 
conservateur  obstiné,  un  ultramontain  à  la  Veuillot.  Dans  l'ancien  mon- 
de comme  dans  le  nouveau,  la  querelle  mit  donc  en  présence  les  mêmes 
partis  opposés.  Remarquons  enfin  que  le  débat  eut  moins  d'ampleur  au 
Canada;  mais,  proportions  gardées,  il  divisa  les  esprits  autant  qu'en 
France.  Même  l'intervention  de  l'évêque  de  Québec  et  de  la  Congrégation 
du  Saint-Office  ne  réussit  pas  à  rétablir  tout  à  fait  l'ordre  et  la  tranquillité. 

Lorsque,  en  1865,  l'abbé  Stremler  quitta  le  séminaire  de  Québec, 
le  gaumisme  ne  sortit  pas  avec  lui  de  cette  maison  d'enseignement:  six 
professeurs  partageaient  les  vues  du  théologien  que  la  Lorraine  avait 
prêté  au  Canada.  L'un  d'entre  eux,  parangon  des  gaumistes  canadiens, 
fera  bientôt  parler  de  lui  aux  quatre  coins  du  Canada  français,  à  Paris 
et  à  Rome. 

Dès  1864,  dans  le  dessein  évident  de  préparer  les  esprits  et  les 
cœurs  des  éducateurs  canadiens-français  à  la  réforme  de  l'enseignement 
secondaire,  le  Courrier  du  Canada  devint  le  truchement  de  ceux  qui 
avaient  résolu  de  propager,  coûte  que  coûte,  sur  les  bords  du  Saint- 
Laurent,  les  idées  et  les  opinions  de  Mgr  Gaume.  Aussi  bien  le  numéro 
du  16  novembre  1864  inaugurait-il  une  série  de  longs  articles  congru  - 
ment  intitulés:  Christianisme  et  Paganisme.  Articles  dépourvus  de  si- 
gnature et  fort  bien  écrits,  ils  sont  l'emprunt  apparent  d'une  plume 
canadienne  à  un  livre  français,  peut-être  des  extraits  d'un  ouvrage  de 
Mgr  Gaume  lui-même.  Dans  une  feuille  canadienne  d'autrefois,  cette 
érudition  de  seconde  main  se  reconnaît  du  premier  coup  d'oeil! 

Quant  au  public  profane,  généralement  peu  lettré,  du  Courrier  du 
Canada  et  d'autres  lieux  avoisinants,  de  toute  évidence  il  ne  dut  pas 
fourrager  ce  jardin  clos  de  la  littérature  gaumiste.  Pareil  privilège  était 
réservé  aux  initiés,  à  nos  éducateurs,  à  nos  hommes  de  lettres,  à  certains 
spécialistes  et  peut-être  aussi  à  quelques  madrés  bretteurs  ou  ferrailleurs 
dont  le  Canada  français  d'autrefois  a  toujours  été  abondamment  pour- 
vu. Si  le  séminaire  de  Québec  n'a  jamais  réclamé  le  monopole  de  cette 
lignée,  il  lui  est  arrivé  quelquefois  de  donner  asile  à  des  esprits  rétifs  dont 
l'entêtement  n'avait  d'égal  que  la  sincérité  et  l'ardeur  à  pourfendre  l'ad- 
versaire. 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX«  SIÈCLE     411 

Le  conflit  gaumiste  au  Canada  tire  ses  origines  lointaines  de  ces 
substantiels  articles  publiés  dans  la  plupart  des  numéros  de  novembre 
et  de  décembre  1864  du  Courrier  du  Canada.  Il  n'est  pas  inopportun 
d'en  extraire  incessamment  la  moelle. 

Sans  remonter  au  déluge,  l'auteur  inconnu  se  reporte  à  des  jours 
assez  lointains:  la  naissance  du  christianisme  à  Bethléem.  Une  dou- 
zaine de  paragraphes  denses  lui  suffisent  pour  brosser  un  tableau  de  la 
civilisation  depuis  la  mort  du  Christ  jusqu'à  la  Révolution  française, 
sans  oublier  la  Renaissance,  suprême  épanouissement  du  paganisme, 
insidieuse  tentative  du  malin  pour  conquérir  l'hégémonie  intellectuelle 
et  artistique  dans  le  monde. 

Un  deuxième  article  souligne  l'importance  de  la  Bible  dans  l'his- 
toire de  l'humanité:  c'est  le  livre  de  Dieu,  le  Livre  par  excellence.  Au 
sentiment  de  l'auteur,  la  Bible  explique,  à  elle  seule,  la  survivance  du 
peuple  hébreu  qui  a  su  résister  avec  tant  d'intrépidité  à  l'action  dissol- 
vante des  siècles.  C'est  aussi  la  Bible  qui  a  formé  la  chrétienté  et  qui  lui 
a  communiqué  une  vertu  conquérante.  Une  citation  de  Bossuet  vient  à 
propos  développer  cette  pensée  :  «  Regardez-vous  maintenant  vous-mê- 
mes, vous,  les  fils  de  la  Bible:  vous  n'êtes  rien  par  votre  territoire;  l'Eu- 
rope est  une  poignée  de  terre  devant  l'Afrique  et  l'Asie;  et  pourtant 
ce  sont  vos  couleurs  et  vos  pavillons  que  je  rencontre  sur  toutes  les  mers, 
dans  les  îles  et  les  ports  du  monde  entier;  vous  êtes  présents  d'un  pôle 
à  l'autre,  par  vos  navigateurs,  vos  marchands,  vos  soldats,  vos  mission- 
naires, vos  consuls;  c'est  vous  qui  donnez  la  paix  ou  la  guerre  aux 
nations,  qui  portez  dans  les  pans  de  votre  étroite  robe  les  destinées  du 
genre  humain.  » 

L'article  du  23  novembre  1864  passe  à  l'offensive;  l'auteur  estime 
sans  doute  qu'il  a  suffisamment  déblayé  la  route  et  que  toutes  les  pré- 
cautions oratoires  ont  été  prises.  C'est  le  procès  des  classiques  païens 
qui  commence. 

De  toute  évidence,  le  brillant  polémiste  ne  donnerait  pas  une  pha- 
lange de  son  petit  doigt  pour  diffuser  la  littérature  païenne.  N'est-clle 
pas  corrompue  dans  son  principe?  N'est-elle  pas  entachée  d'un  vice 
rédhibitoire?  On  connaît  les  débuts  de  l'épopée  homérique:  «  Déesse, 
chante  la  colère  d'Achille,  fils  de  Pelée,  colère  meurtrière  qui  causa  aux 


412  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Grecs  mille  désastres,  envoya  à  l'enfer  beaucoup  d'âmes  valeureuses  de 
héros,  et  fit  d'eux  la  proie  des  chiens  et  des  oiseaux.  »  Et  le  commenta- 
teur de  consigner  la  remarque  pertinente  que  voici:  «Ne  sentez-vous 
pas  là  le  souffle  d'un  être  ennemi  de  la  race  humaine,  de  celui  qui  fut 
homicide  dès  le  commencement  et  qui  se  délecte  dans  le  sang  et  la  fan- 
ge? »  Homère  et  la  Bible:  l'un  est  l'antipode  de  l'autre.  Pendant  le 
moyen  âge,  la  Bible  a  éclipsé  Homère.  Mais  la  Renaissance  a  rétabli 
la  prépondérance  d'Homère  tant  et  si  bien  que,  en  plein  XIXe  siècle, 
l'enseignement  secondaire  ne  se  conçoit  même  plus  sans  une  connais- 
sance appronfondie  de  tous  les  héros,  grands  et  petits,  illustres  et  obscurs, 
de  l'antiquité. 

Et  le  pourfendeur  anonyme  du  classicisme  païen  d'ajouter,  avec  un 
brin  d'exagération  qui  ne  lui  messied  nullement:  «  Toutes  les  générations 
[d'étudiants]  leur  payent  les  huit  ou  dix  plus  belles  années  de  leur  vie. 
Il  faut  savoir  quelles  batailles  a  gagnées  Alexandre  le  Grand  et  combien 
d'amis  il  a  tués,  sous  peine  d'incapacité  pour  toutes  les  fonctions  sociales 
et  de  réputation  d'ignorance  ...  Il  faut  s'associer  à  la  glorification  de 
tous  ces  ineptes  malfaiteurs.  » 

A  ceux  qui  prétendent  que  l'enseignement  du  catéchisme  constitue 
un  antidote  efficace,  l'auteur  répond  que  l'enseignement  des  classiques 
païens  neutralise  souvent  et  détruit  quelquefois  les  préceptes  et  les  con- 
seils du  catéchisme.  A  l'appui  de  cette  assertion,  il  évoque  le  cas  de  Mm? 
de  Maintenon.  Peu  satisfaite  des  résultats  de  l'éducation  morale  dans 
sa  maison  de  Saint-Cyr,  Téminente  femme  en  vint  à  la  conclusion  que 
l'antiquité  païenne  —  si  connue  et  si  goûtée  —  devait  en  porter  la 
responsabilité. 

Il  est  loisible  à  quiconque  de  discuter  les  principes  dont  s'inspire 
ce  gaumiste  anonyme  pour  mettre  les  chrétiens  en  garde  contre  les 
séductions  d'Athènes  et  de  Rome.  Nul  ne  saurait  toutefois  contester  qu'il 
est  conséquent  avec  lui-même;  il  aime  tirer  de  ses  prémisses  toutes  les 
conclusions  possibles.  Il  ne  recule  pas  devant  une  difficulté.  Il  n'hésite 
nullement  à  s'attaquer  aux  préjugés  les  plus  tenaces  quand  il  estime 
que  sa  thèse  l'exige. 

Jusqu'ici  il  n'avait  déclenché  aucune  attaque  contre  le  grand  siècle 
français.  Pourtant  les  Corneille,   les  Racine,   les  Fénelon  n'ont-ils  pas 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX*  SIÈCLE     413 

tourné  le  dos  au  moyen  âge  pour  imiter  les  Anciens?  Si  la  source  est 
impure,  comment  les  ruisseaux  qui  en  proviennent  pourraient-ils  ne  pas 
l'être?  Aussi  bien  le  commentateur,  logicien  autant  que  polémiste,  en- 
globe-t-il  dans  ses  dénonciations  les  classiques  français  eux-mêmes.  A 
ses  yeux,  la  gloire  du  grand  siècle  est  un  «  mirage  trompeur  »  :  le  dérè- 
glement des  mœurs  au  XVIIe  siècle  en  fait  foi. 

Si  le  XIXe  siècle  n'a  guère  amélioré  là-dessus  la  situation,  la  faute 
n'en  est-elle  pas  à  la  persistance  des  mêmes  causes?  Ici,  de  véhémentes 
apostrophes  méritent  d'être  reproduites  intégralement: 

Pourquoi  tes  fils  de  vingt  générations  chrétiennes,  élevés  dans  la  pratique  de 
la  religion,  comme  tes  fils  de  Josias,  trahissent-ils,  au  sortir  de  l'adolescence,  des 
instincts  si  indignes  de  leur  naissance?  —  C'est  qu'ils  ont  été  perdus  par  les  fré- 
quentations. —  C'est  impossible:  les  parents  ont  apporté  sur  ce  point  la  plus 
scrupuleuse  vigilance.  —  Pardon  !  ce  jeune  homme  a  entendu  plusieurs  heures 
par  jour  des  gens  sans  foi  ni  mœurs,  Horace,  Ovide,  Plaute,  Homère  et  tant  d'au- 
tres. 

Pourquoi  les  nations  chrétiennes  ont-elles  la  férocité  et  la  lubricité  des  an- 
ciens peuples,  mêmes  guerres,  mêmes  théâtres,  mêmes  lieux  de  débauche?  C'est 
qu'elles  ont  été  élevées  à  Rome  et  à  Athènes,  jamais  avec  les  prophètes,  les  apô- 
tres, les  martyrs. 

Un  dernier  article  introduit  le  lecteur  dans  les  arcanes  et  les  alcôves 
de  l'antiquité  et  apprécie  à  leur  juste  valeur  les  prétendus  grands  hom- 
mes de  la  Rome  païenne,  et  notamment  César  et  Cicéron.  Grands  païens, 
grands  coquins:  tel  est,  en  quatre  mots,  le  résumé  de  cette  dissertation 
qui,  en  cette  fin  d'année  1864,  obtint  dans  le  Courrier  du  Canada  une 
hospitalité  étonnamment  large. 

Certains  lecteurs  ressemblent  aux  enfants:  il  faut  leur  mettre  les 
points  sur  les  I.  Non  content  d'avoir  buriné  avec  vigueur  le  portrait  de 
quelques-uns  des  pires  malfaiteurs  de  l'humanité  et  d'avoir  dénoncé 
leurs  méfaits,  le  rédacteur  du  Courrier  du  Canada  —  ou  l'un  de  ses 
acolytes  anonymes  —  revient  à  la  charge,  avant  la  Noël  de  1864.  Ses 
occupations  ne  lui  interdisent  pas  ce  plaisir  et  ce  privilège!  Cette  fois, 
il  a  recours,  semble-t-il,  de  prime  abord,  à  un  esprit  rabat-joie  et  porté 
à  l'exagération.  Qui  veut  trop  prouver  ne  prouve  rien. 

Quelle  cause  faut-il  assigner  à  la  Révolution  française?  L'histo- 
rien le  plus  compétent  hésite  avant  de  formuler  là-dessus  un  jugement. 
Surtout  se  garde-t-il  de  simplifier  excessivement  les  choses  et  de  fermer 


414  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ks  yeux  sur  les  mille  et  un  facteurs  qui  ont  concouru  à  la  naissance 
de  l'un  des  plus  grands  événements  du  monde  moderne.  Mais  ne  deman- 
dez pas  tant  de  prudence  à  celui  qui,  dans  le  Courrier  du  Canada  du 
14  décembre  1864,  arbore  de  nouveau  l'étendard  du  gaumisme.  Pour 
cet  observateur  par  trop  simpliste,  une  seule  cause  majeure  explique  la 
genèse  et  les  excès  de  la  Révolution  française:  la  lecture  des  classiques 
païens!  Et  si  vous  n'opinez  pas  du  bonnet,  c'est  que  vous  êtes  un  incor- 
rigible adversaire  de  la  Bible  et  des  Pères  de  l'Église! 

Évidemment,  le  sophisme  ne  s'étale  pas  avec  une  pareille  désin- 
volture dans  les  colonnes  du  journal;  mais  la  prose  élégante  de  l'auteur 
dissimule  vaille  que  vaille  des  exagérations  manifestes.  A  la  recherche 
de  la  généalogie  de  la  Révolution  française,  il  écrit  tout  uniment:  elle 
est  la  fille  de  l'éducation  du  collège.  Un  peu  plus  et  il  vous  dirait  qu'il 
tient  la  nouvelle  de  la  première  main! 

Voyez  comment  ce  monarchiste  attardé  s'y  prend  pour  plaider 
sa  cause:  Thémistocle,  Cicéron,  Cincinnatus,  Scipion  et  consorts  ont 
inculqué  à  une  jeunesse  royaliste  des  idées  et  des  sentiments  républicains; 
ils  ont  prôné  les  républiques  antiques;  par  ricochet,  ils  ont  provoqué 
la  méfiance  de  l'absolutisme,  de  l'oligarchie  et  de  la  dictature;  plus 
encore  que  les  Romains,  les  Grecs  ont  souligné  le  prix  de  la  liberté  sans 
laquelle  on  n'est  point  homme. 

Nous  serions  tous  d'accord  si  l'auteur  voyait  dans  le  culte  des  clas- 
siques païens  l'une  des  nombreuses  causes  obscures  de  la  Révolution 
française.  Enoncer  cette  vérité  serait  toutefois  affaiblir  sa  thèse  et  lui 
apporter  indûment  un  correctif.  D'avance  il  proteste  contre  ceux  qui 
s'étonnent  qu'une  si  faible  cause  ait  pu  susciter  un  si  grand  événement. 
Il  croit  dur  comme  fer  que  Marat,  Danton,  Robespierre  et  leurs  satel- 
lites doivent  leur  naissance  —  et  leurs  excès  —  à  des  «  thèmes  »  et  à 
des  «  versions  ». 

Une  note  au  bas  de  la  première  page  du  numéro  du  1 9  décembre 
1864  nous  apprend  que  le  Courrier  du  Canada  a  emprunté  ces  consi- 
dérations à  la  Révolution,  ouvrage  de  Mgr  Gaume  lui-même.  Enfin, 
pour  la  première  fois,  le  nom  de  l'auteur  français  est  consigné  noir  sur 
blanc  dans  une  feuille  canadienne.  Le  fait  doit  être  retenu. 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX«  SIÈCLE     415 

Faut-il  mettre  ces  surprenantes  assertions  au  compte  de  la  naïveté 
de  celui  qui  donnera  sa  pleine  mesure  non  pas  dans  la  Révolution,  mais 
bien  dans  le  Ver  rongeur?  Il  est  permis  de  le  croire.  Mgr  Gaume  a  beau 
examiner  les  deux  périodes  de  la  Révolution  —  la  période  de  destruc- 
tion et  la  période  de  reconstruction  —  et  faire  comparaître  la  Déesse 
aux  petits  pieds  au  tribunal  de  l'histoire,  il  ne  nous  convainc  pas  du 
bien-fondé  de  son  hypothèse.  L'échec  est  si  évident  que  l'auteur  passe 
au  discours  direct  —  et  à  des  apostrophes  toujours  véhémentes  —  et 
délaisse  l'analyse  à  froid,  peu  susceptible  de  conquérir  l'assentiment  du 
lecteur  récalcitrant.  Il  lui  demande  pourquoi  la  société  française,  édu- 
quée  jusqu'en  1791  par  des  prêtres  tels  que  les  jésuites,  s'est  livrée,  au 
XVIIIe  siècle,  aux  pires  excès  et  a  propagé  la  corruption  et  l'immoralité? 
Les  jésuites,  auteurs  de  la  Révolution  française!  Monseigneur  nous  la 
baille  belle!  Les  jésuites  —  qui  ont  pourtant  bon  dos  —  ne  méritent 
«  ni  cet  excès  d'honneur,  ni  cette  indignité  ». 

Si  nous  refusons  de  suivre  l'auteur  dans  les  sables  mouvants  de 
l'histoire  confectionnée  en  vue  d'une  thèse  adoptée  à  priori,  nous  prê- 
tons une  oreille  plus  attentive  à  la  conclusion  générale  que  renferme  un 
dernier  extrait  reproduit  dans  le  numéro  du  19  décembre  du  même 
journal  : 

Depuis  trois  siècles,  l'enseignement  a  versé  le  paganisme  goutte  à  goutte 
dans  le  corps  social;  l'infiltration  de  ce  poison  a  gangrené  le  monde;  le  remède 
à  un  tel  mal,  c'est  de  transfuser,  pour  ainsi  dire,  du  sang  chrétien  dans  les  veines 
de  la  jeunesse,  de  ne*  la  nourrir  et  l'abreuver  que  d'idées,  de  pensées,  d'exemples, 
de  souvenirs  empruntés  aux  siècles  et  aux  auteurs  chrétiens. 

Une  hirondelle  ne  fait  pas  le  printemps:  une  série  d'articles  com- 
me ceux-là  ne  suffisent  pas  à  modifier  l'opinion.  Il  serait  puéril  de  sou- 
tenir que,  en  1864,  ces  idées,  nouvelles  au  Canada,  flottaient  au  vent  de 
la  faveur  publique.  Pour  le  moment,  elles  ont  élu  domicile  permanent 
dans  le  cerveau  d'un  prêtre  qui  n'a  pas  encore  révélé  son  identité.  Entre 
lui  et  le  rédacteur  en  chef  du  Courrier  du  Canada  il  y  a  entente,  voire 
collusion.  Déjà,  à  l'aube  de  l'année  1865,  cet  agressif  abbé  est  l'anima- 
teur du  gaumisme  au  Canada. 

Les  origines  proprement  dites  de  la  controverse  gaumiste  au  Cana- 
da ne  se  perdent  pas  dans  les  méandres  obscurs  de  l'histoire.  Le  précieux 


416  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

dépôt  gaumiste  fut  commis,  semble-t-il,  aux  soins  d'un  seul  homme, 
pétri  de  salpêtre,  qui  deviendra,  dès  1865  et  surtout  en  1868  la  tête 
de  turc  de  toutes  les  forces  conjuguées  de  l'adversaire:  c'est  l'abbé  Alexis 
Pelletier.  L'un  des  plus  formidables  et  des  plus  rusés  batailleurs  ecclé- 
siastiques du  Canada  français  au  XIXe  siècle,  habile  franc- tireur  qui 
n'accordait  jamais  de  quartier  et  pourchassait  ses  contradicteurs  jusque 
dans  leurs  derniers  retranchements,  c'était  surtout  un  homme  entier. 
Vindicatif  un  tantinet,  assurément  peu  soucieux  de  toujours  porter  à 
ses  chefs  hiérarchiques  le  respect  qui  leur  était  dû,  incontestablement 
sincère  et  amoureux  de  la  vérité,  il  osa  même  braver  les  foudres  de  son 
évêque  pour  assurer  le  triomphe  de  ce  qu'il  croyait  être  la  cause  de  Dieu 
et  de  la  civilisation  chrétienne. 

Afin  de  préparer  la  réforme  de  l'enseignement  au  Canada,  c'était 
apparemment  ce  gaumiste,  se  dérobant  tout  d'abord  sous  le  voile  de 
l'anonymat,  qui  s'était  abouché  en  1864,  avec  le  rédacteur  du  Courrier 
du  Canada  pour  publier,  dans  ce  journal,  la  longue  série  d'articles  bien 
nourris  contre  les  classiques  païens,  dont  nous  avons  parlé.  Cette  prose, 
singulièrement  déplaisante  pour  les  tenants  du  traditionnel  enseignement 
secondaire,  au  Canada  et  en  France,  émanait  sans  doute  d'une  boutique 
sise  à  quelques  pas  du  Séminaire  de  Québec.  C'était,  en  quelque  sorte, 
regarder  sous  le  nez  la  vénérable  maison.  On  comprendra  que  ces  para- 
graphes frondeurs  n'eurent  pas  l'heur  de  plaire  à  Mgr  Baillargeon.  L'évê- 
que  titulaire  de  Tloa  et  coadjuteur  de  Québec  intima  au  rédacteur  du 
Courrier  du  Canada  l'ordre  de  cesser  la  publication  des  thèses  gaumistes. 

Comme  l'abbé  Alexis  Pelletier  ne  pouvait  plus  compter  sur  l'hos- 
pitalité des  journaux  québécois,  il  résolut  de  recourir  aux  écrits  ano- 
nymes ou  munis  d'un  pseudonyme  pour  propager  ses  opinions  et  ses 
idées.  En  1865,  il  rédigea  coup  sur  coup  deux  brochures:  Mgr  Gaume, 
sa  thèse  et  ses  défenseurs,  puis  Situation  du  Monde  actuel,  c'est-à-dire 
Coup  d'œil  sur  l'origine  et  la  propagande  du  mal  dans  la  société  ou 
Développement  des  principales  idées  contenues  dans  le  discours  de  Mgr 
Filippi,  évêque  d'Aquila,  prononcé  à  l'Académie  de  la  religion  cat  ho- 
Itque,  à  Rome,  le  1er  septembre  1864.  Telles  sont  les  origines  propre- 
ment dites  de  la  controverse.  Nullement  nanties  de  recommandations 
officielles  ou  officieuses,  dépourvues,  comme  on  le  pense  bien,  du  nihil 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX*  SIÈCLE     417 

obstat  et  de  Vimprimi  potest,  ces  deux  brochures  présentent  toutefois 
des  arguments  qui  méritent  audience  et  discussion  courtoise.  Plût  à 
Dieu  que  l'atmosphère  sereine  dans  laquelle  s'engagèrent  ces  querelles 
académiques  se  fût  maintenue  jusqu'à  la  fin.  Hélas!  Ces  bonnes  réso- 
lutions tourneront  court.  Et  nos  pères  seront  bientôt  témoins  d'inci- 
dents qu'il  conviendra  de  relater  par  le  menu,  pour  la  bonne  intelligence 
d'une  situation  extrêmement  pénible  et  peut-être  unique  dans  les  annales 
littéraires  et  ecclésiastiques  du  Canada  français. 

Le  moment  est  venu  d'analyser  la  première  brochure  anonyme. 
La  paternité  de  l'ouvrage  était  douteuse,  en  1865;  des  aveux  faits, 
quelques  années  plus  tard,  révélèrent  l'identité  de  l'auteur  qui  n'était 
autre  que  l'abbé  Alexis  Pelletier. 

«  M9r  Gaume,  sa  thèse  et  ses  défenseurs.  » 

Les  articles  publiés  en  décembre  1864  dans  le  Courrier  du  Canada, 
mentionnèrent  une  fois,  comme  en  passant,  le  nom  de  Mgr  Gaume.  Que 
savait  le  public  canadien  sur  ce  polémiste  de  race,  la  genèse  de  ses  idées, 
l'action  exercée  par  les  aléas  de  l'existence  sur  sa  mentalité,  ses  réactions 
en  présence  de  la  campagne  de  ses  adversaires,  ses  appuis  cachés  et  ses 
protecteurs  officiels?  Peu  de  chose  assurément.  N'était-il  pas  opportun 
de  combler  ces  lacunes  en  mettant  à  la  portée  des  éducateurs  du  Canada 
français  une  brochurette  où  serait  résumée  la  thèse  de  Mgr  Gaume  et 
où  seraient  consignés  les  noms  de  ses  défenseurs  ainsi  que  les  approba- 
tions d'autant  plus  flatteuses  qu'elles  émanaient  de  certaines  personna- 
lités ecclésiastiques  de  l'Italie,  de  l'Espagne,  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre? L'abbé  Pelletier  crut  à  cette  opportunité.  D'où  la  naissance  de 
sa  première  brochure. 

N'y  cherchez  pas  déjà  —  car  ce  serait  peine  perdue  —  des  écarts 
de  langage,  un  souci  de  disséquer  les  pensées  et  les  sentiments  de  l'illus- 
tre chef  de  France,  des  attaques  intempestives  contre  des  adversaires  éven- 
tuels ou  des  propos  persifleurs  contre  les  maisons  d'enseignement  au 
Canada  français.  Il  ne  vous  demande  pas  de  le  croire  sur  parole  quand, 
en  guise  de  conclusion  de  sa  bluette,  il  déclare  n'avoir  eu  d'autre  but 
que  "de  faire  valoir  une  thèse  incontestable  ...  ou  qui  du  moins,  si 
elle  n'est  pas  encore  évidemment  vraie  pour  tout  le  monde,  est  infini- 


418  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ment  respectable,  eu  égard  aux  imposantes  et  nombreuses  autorités  allé- 
guées en  sa  faveur  ». 

Cette  thèse,  nous  la  connaissons  déjà  dans  ses  grandes  lignes. 
Quelles  sont  donc  les  autorités  qu'invoque  Mgr  Gaume  pour  obtenir 
l'assentiment  des  éducateurs  de  France?  L'abbé  Pelletier  ne  s'ingénie  pas 
à  dépister  là-dessus  ses  lecteurs.  Il  ne  fait  pas  tant  de  façons:  il  leur 
sert  en  vrac  ce  qui  lui  tombe  sous  la  main,  sans  respecter  l'ordre  chro- 
nologique ou  hiérarchique. 

C'est  ainsi  que,  dès  les  premières  pages,  nous  lions  connaissance 
avec  le  père  Cerino.  Désireux  d'obtenir  l'opinion  de  la  Congrégation 
de  l'Index  sur  ses  ouvrages,  MgT  Gaume  sollicita  et  obtint  audience.  Le 
père  Cerino,  consulteur  des  Clercs  réguliers,  lui  fit  tenir  une  réponse 
qui  n'avait  rien  d'évasif.  Nulle  équivoque,  nulle  réticence  dans  cette 
page  que  l'abbé  Pelletier  monte  en  épingle: 

Monsieur  et  très  respectable  abbé.  —  Les  principes  de  foi  et  de  zèle  qui 
vous  ont  inspiré  le  rare  courage  de  soulever  une  question  aussi  utile  et  aussi  dé- 
licate qu'est  la  question  de  l'abus  des  classiques  païens  dans  les  écoles  seront  infail- 
liblement reconnus  et  admirés  de  quiconque  voudra  se  procurer  l'avantage  de 
lire  ce*  que  vous  avez  publié  à  ce  sujet. 

Attaquer  de  front  une  coutume  invétérée  et  universelle  a  paru  à  quelques- 
uns  une  présomption  et  une  injure  envers  l'Eglise.  Rassurez-vous  cependant;  car 
d'un  autre  côté,  des  personnages,  non  point  en  petit  nombre  ou  obscurs,  mais 
en  grand  nombre  et  on  ne  peut  plus  distingués,  vous  encouragent.  .  .  Empêcher 
les  jeunes  gens  qui  doivent  étudier  le  grec  et  le  latin  de  puiser  leurs  premières 
idées  dans  les  auteurs  païens  desquels,  excepté  la  langue,  on  n'apprend  rien  de 
bon  et  dont  on  peut  apprendre  beaucoup  de  mal  et,  d'autre  part,  leur  mettre 
entre  les  mains  des  livres  chrétiens  où,  tout  en  apprenant  une  langue,  qui  est 
aussi  une  langue  grecque  ou  latine,  l'esprit  et  le  cœur  des  enfants,  faciles  à  rece- 
voir et  fidèles  à  retenir  les  premières  impressions,  se  pénètrent,  presque  sans  s'en 
apercevoir,  de  religion,  de  vertu,  de  piété  qui,  en  fin  de  compte,  sont  l'essentiel 
de  la  vie  morale  de  l'homme:  rien  de  tout  cela  assurément  ne  peut  être  appelé  un 
outrage  à  l'Eglise.     Je  dirai  plutôt  que  c'est  un  moyen  de  seconder  ses  vues. 

Phrases  singulièrement  enchevêtrées  qui  donnent  l'impression  d'un 
plat  de  macaroni!  Cette  plume  italienne  ne  possède  pas  tous  les  secrets 
de  l'art  d'écrire  en  français.  Elle  réussit  quand  même  à  dire  exactement 
ce  qu'elle  veut  dire.  A  l'oreille  de  Mgr  Gaume,  elle  susurre  des  asser- 
tions qui  n'ont  rien  de  trop  agréable  pour  les  fervents  de  l'humanisme 
traditionnel.  Mais  le  consulteur  n'est  pas  rendu  au  bout  de  sa  consulta- 
tion: 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX*  SIÈCLE      419 

Je  ne  sache  pas  que  l'Eglise  ait  jamais  fait  de  canon  pour  sanctionner  une 
règle,  un  programme  d'études  élémentaires.  Aussi  chaque  évêque,  chaque  con- 
grégation religieuse  a  pleine  liberté  de  suivre  telle  méthode  qu'elle  reconnaît  plus 
appropriée  aux  circonstances  des  temps  et  plus  conforme  à  la  pratique  des  lieux, 
ou  bien  d'introduire  un  système  qui  lui  soit  tout  à  fait  propre.  .  .  L'Église  n'a 
pas  imposé  l'usage  des  classiques  païens,  elle  l'a  toléré. 

Il  n'était  pas  messéant  de  rappeler  aux  Canadiens  français  de  la 
seconde  moitié  du  XIXe  siècle  cette  élémentaire  vérité  de  la  tolérance 
des  classiques  païens.  Mais  il  n'est  pire  sourd  que  celui  qui  ne  veut  pas 
entendre.  C'est  sans  doute  dans  le  dessein  d'ouvrir  coûte  que  coûte  les  oreil- 
les et  de  dessiller  les  yeux  que  l'auteur  anonyme  de  la  brochure  —  en 
l'occurrence,  l'abbé  Alexis  Pelletier  —  continue  à  aligner  des  citations 
singulièrement  troublantes  pour  certains  de  nos  éducateurs. 

Il  évoque  d'abord  le  souvenir  de  S.  Ém.  le  cardinal  Gousset, 
grand  ami  du  réformateur,  disciple  convaincu  de  la  nécessité  d'amender 
le  programme  des  études  dans  les  séminaires  de  France.  A  cette  personna- 
lité de  l'Église  de  France,  une  personnalité  de  l'Eglise  d'Italie  écrivit, 
le  30  juillet  1852,  une  lettre  qui  ne  saurait  être  passée  sous  silence: 
l'auteur  de  la  lettre  répond,  en  effet,  au  nom  de  S.  Ém.  le  cardinal 
Antonelli.  Son  Eminence  daigne  apporter  sa  collaboration  à  son  emi- 
nent collègue.  Elle  félicite  le  cardinal  Gousset  dont  les  vues,  au  sujet 
des  classiques  païens,  sont  justes.  Et,  au  cas  où  certains  esprits  obtus 
oseraient  reprocher  à  un  cardinal  italien  de  s'immiscer,  en  quelque  sorte, 
dans  une  controverse  française,  Son  Eminence,  prudente  autant  que  sage, 
consigne  le  motif  de  son  intervention:  le  Saint-Père  lui-même  partage, 
en  la  matière,  l'opinion  du  cardinal  Antonelli. 

Voilà  qui  devrait  clore  le  débat,  tout  au  moins  chez  ceux  qui  se 
proclament  fils  soumis  de  l'Église  et  respectueux  des  moindres  désirs  du 
successeur  de  Pierre.  Et,  s'il  s'en  trouve  encore  qui  hésitent  à  admettre 
les  lacunes  graves  dans  le  programme  d'études  des  séminaires,  tant  au 
Canada  qu'en  France,  quelques  autres  pages  de  la  brochure  devraient 
lever  là-dessus  jusqu'au  vestige  d'un  doute.  N'est-il  pas  vrai,  en  effet, 
que  certains  actes  et  décrets  du  concile  d'Amiens,  tenu  le  10  janvier 
1853,  sont  éloquents  et  de  nature  à  dissiper  toute  équivoque  qu'auraient 
pu  entretenir  jusque-là  les  partisans  de  la  mythologie  gréco-latine? 


420  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Ce  concile  s'est  ému  de  la  situation  où  se  trouvaient,  en  1853, 
les  séminaires  de  France,  en  ce  qui  a  trait  à  l'étude  des  classiques  chré- 
tiens. Dans  l'organisation  chrétienne  des  études,  il  importe,  au  senti- 
ment de  l'épiscopat  français,  de  veiller  sur  l'enseignement  des  lettres, 
de  l'histoire  et  de  la  philosophie.  L'éducation  chrétienne  doit  constam- 
ment s'inspirer  d'un  principe  essentiel:  l'ordre  naturel  et  l'ordre  surna- 
turel, quoique  distincts,  se  réunissent  et  se  fusionnent  dans  l'homme 
régénéré  par  les  eaux  du  baptême.  Il  faut  donc  proscrire  tout  système 
d'enseignement  qui  bat  en  brèche  le  principe  de  l'unité  intellectuelle  et 
morale  de  l'homme  et  qui  tend  à  la  propagation  d'une  funeste  dualité. 
Nous  autres,  chrétiens  du  XXe  siècle,  n'ignorons  pas  que  cette  dualité 
est  la  source  du  rationalisme  et  de  la  morale  laïque.  Le  monde  actuel 
n'est-il  pas  à  la  recherche  d'une  unité  obtenue  au  moyen  âge  et  perdue 
à  l'époque  de  la  Renaissance  et  de  la  Réforme? 

Les  Pères  du  concile  d'Amiens  n'ont  rien  d'esprits  livresques  et 
insoucieux  des  réalités  contemporaines.  Ils  connaissent  bien  le  milieu 
où  évolue  la  jeunesse  française.  En  aucune  façon,  ils  ne  se  bercent  d'es- 
poirs fallacieux  sur  l'innocuité  de  l'atmosphère  païenne  qui,  à  certains 
égards,  s'est  appesantie  sur  la  France  du  XIXe  siècle.  Ils  redoutent  l'in- 
fluence néfaste  de  cette  atmosphère.  Ils  craignent  que  la  jeunesse  fran- 
çaise, qui  a  passé  par  le  cycle  des  études  secondaires,  ne  soit  pas  en 
mesure  de  résister  aux  séductions  du  siècle,  à  moins  que  «  grâce  à  la 
sage  fréquentation  des  auteurs  chrétiens,  une  inspiration  religieuse,  vi- 
vace,  n'ait  corroboré  ces  esprits  de  sa  continuelle  influence  ». 

A  ceux  qui  ne  comprennent  pas  pourquoi  l'Église  de  France  éprou- 
verait le  besoin  de  modifier  une  situation  dont  les  Français  des  XVIIe 
et  XVIIIe  siècles  se  sont  accommodés,  le  concile  offre  une  réponse  perti- 
nente: «  .  .  .bien  des  choses  qui,  à  certaines  époques,  ne  renferment  rien  de 
funeste,  deviennent  ensuite,  quand  les  circonstances  sont  changées,  dan- 
gereuses ou  même  nuisibles.  » 

Vient  enfin  la  réfutation  de  l'argument  majeur  du  camp  adverse: 
la  langue  prétendue  barbare  des  écrivains  chrétiens  de  la  Grèce  et  de 
Rome.  Ici  le  concile  s'indigne  d'une  assertion  «  également  fausse  et  in- 
décente ».  Il  lui  suffit  de  signaler  cette  injure  pour  la  flétrir.  Il  rend  hom- 
mage à  cette  langue  trop  méconnue  qui  s'harmonise  on  ne  peut  mieux 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX«  SIÈCLE     421 

avec  les  idées  et  les  sentiments  du  christianisme  et  dont  la  liturgie  de 
l'Église  catholique  tire  un  si  excellent  parti.  Si  la  langue  des  Pères  de 
l'Église  ne  méritait  que  du  mépris,  la  thèse  gaumiste  aurait-elle  obtenu, 
des  quatre  coins  de  l'Europe,  des  adhésions  significatives?  Et  l'auteur 
de  dresser  ici  un  petit  palmarès:  Alberdingk  Thyim  notable  catholique 
de  Hollande;  l'immortel  Pugin  (immortalité  précaire  d'un  homme  ré- 
puté en  1850  et  peu  connu  un  siècle  plus  tard:  vanitas  vanitatum.  .  .  ) 
et  le  pieux  lord  Philipps,  en  Angleterre;  le  baron  Moy  de  Sens,  le  docteur 
Reithmeier,  en  Allemagne;  Donoso  Cortès,  en  Espagne;  en  France, 
Louis  Veuillot  et  Montalembert,  l'abbé  Martinet,  le  père  Ventura  et  plu- 
sieurs autres  personnages.  Bon  nombre  de  journaux  européens  ont  aussi 
emboîté  le  pas  et  sont  devenus  propagandistes  bénévoles  de  Mgr  Gaume. 

Après  cette  incursion  dans  le  journalisme  du  XIXe  siècle,  l'auteur 
anonyme  reprend  la  lecture  de  son  palmarès.  Évidemment,  il  aime  mar- 
cher en  zigzag.  Ne  le  chicanons  pas  pour  autant!  Il  cite  d'affilée  S.  Ém. 
le  cardinal  Altieri,  S.  Ém.  le  cardinal  Gousset,  Mgr  de  Montauban  et 
même  Mgr  Dupanloup.  Tactique  habile!  Dès  1850,  le  célèbre  évêque 
d'Orléans  communiqua  aux  supérieurs  des  petits  séminaires  de  son 
diocèse  la  liste  des  auteurs  chrétiens  qui  devaient  être  étudiés  dans  tou- 
tes les  classes:  V Évangile  selon  saint  Luc,  les  Actes  des  Apôtres,  les 
Extraits  bibliques,  Minutius  Félix,  Lactance,  saint  Léon  le  Grand, 
saint  Jean  Chrysostome,  saint  Athanase,  saint  Jérôme,  saint  Cyprien, 
saint  Grégoire  de  Nazianze,  saint  Basile.  En  outre,  dans  le  même  man- 
dement, Mgr  Dupanloup  signalait  à  ses  prêtres  Y  incomparable  beauté 
des  saintes  Écritures;  c'est  pour  cela  que  l'auteur  de  la  brochure  le  four- 
voie dans  le  camp  des  gaumistes!  Spectacle  amusant  pour  la  galerie 
au  XXe  siècle! 

Ce  petit  texte,  sans  contexte,  ne  permet  pas  de  fouiller  les  replis 
intimes  de  la  pensée  de  l'évêque  d'Orléans.  L'auteur- de  la  brochure  n'in- 
siste pas  là-dessus:  il  lui  tarde  trop  de  reprendre  sa  marche  en  zigzag  pour 
rencontrer  sur  sa  route  quantité  de  vénérables  prélats  et,  entre  autres 
personnalités,  M-r  Parisis.  L'évêque  d'Arras,  gaumiste  convaincu,  don- 
ne même,  avec  la  plus  parfaite  désinvolture,  une  pichenette  au  XVIIe 
siècle  français,  tout  imprégné,  comme  on  ne  l'ignore  pas,  de  l'humanisme 
de  la  Grèce  et  de  Rome.     «  Non,  s'écrie-t-il,    le    grand  siècle  n'a  pas  été 


422  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

infaillible  et  le  jour  viendra  où  ses  erreurs  en  littérature  chrétienne  se- 
ront aussi  palpables  que  le  sont  déjà  ses  impertinences  et  ses  insolents 
dédains  sur  les  plus  étonnantes  constructions  inspirées  par  le  christia- 
nisme. » 

Cette  assertion  est  à  retenir.  Elle  démontre  que,  en  vertu  d'une 
certaine  logique  des  événements  et  souvent  à  l'insu  des  polémistes,  le 
gaumisme  s'est  révélé,  en  fin  de  compte,  l'adversaire  du  classicisme  et 
l'auxiliaire  du  romantisme.  Toute  proportion  gardée,  cet  accidentel  tra- 
vail de  démolition  fut  peut-être  plus  dangereux  chez  nous  où  le  roman- 
tisme, en  retard  de  trente  ans  sur  la  France,  connut  de  beaux  jours  avec 
l'École  patriotique  de  Québec,  fondée  en  1860,  c'est-à-dire  à  peine  cinq 
ou  six  ans  avant  l'apparition  de  la  littérature  gaumiste  au  Canada. 

Bref,  cette  première  brochure  de  l'abbé  Alexis  Pelletier  roule  sur 
le  grand  thème  que  voici:  la  Renaissance  est,  de  fait,  l'ennemie  de 
l'Église.  Ce  thème  sera  incessamment  repris  dans  les  brochures  ulté- 
rieures et  orchestré  avec  science  et  brio.  Par  la  suite,  quelques  disciples 
profiteront  de  l'hospitalité  discrète  de  deux  ou  trois  journaux  canadiens 
pour  exécuter  là-dessus  des  variations  superfétatoires.  Rares  seront  ceux 
qui,  avec  l'adversaire,  rompront  des  lances  courtoises.  Querelle  bien  ca- 
nadienne, hélas!  et  prototype  des  mille  et  une  discordes  dont  les  échos 
multipliés  se  répercutèrent,  au  XIXe  siècle,  dans  les  murs  de  la  Ville 
éternelle,  au  grand  dam  des  intérêts  moraux  et  religieux  du  Canada 
français. 

«  Situation  du  Monde  actuel.  » 

Le  Canada  français  —  comme  la  France  —  est  le  pays  des  idées  clai- 
res et  du  parler  franc:  on  s'en  aperçoit  déjà  en  lisant  la  première  brochure 
de  l'abbé  Pelletier.  Ces  caractéristiques  se  manifestent  encore  avec  plus 
d'éclat  dans  la  deuxième  brochure  publiée,  elle  aussi,  en  1865,  et  intitu- 
lée: Situation  du  monde  actuel.  L'auteur  canadien  y  commente  les  prin- 
cipales idées  exposées  dans  le  discours  que  Mgr  Filippi,  évêque  d'Aquila, 
prononça  à  Rome,  à  l'Académie  de  la  religion  catholique,  le  1er  septembre 
1864. 

Dès  l'avant-propos,  l'abbé  retors  fait  une  importante  mise  au  point: 
cette  brochure  n'est  pas  précisément  de  lui.    Si  on  l'y  poussait,  il  en  dé- 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX*  SIÈCLE     423 

mentirait  peut-être  la  paternité!  En  effet,  a-t-il  le  droit  de  mettre  son  nom 
au  bas  de  près  de  cent  pages  qui  résument  les  dires  d'autrui?  Et  ce  madré 
d'abbé  s'excuse  d'avance  de  reproduire  souvent  de  longs  passages  d'écri- 
vains réputés,  en  France.  Ces  citations,  on  les  cherche  en  vain  dans  l'ou- 
vrage, noyées  qu'elles  sont  par  le  flot  des  considérations  de  l'auteur  lui- 
même;  on  ne  sait  jamais,  de  science  certaine,  si  l'on  a  affaire  à  l'abbé  Pel- 
letier ou  à  un  penseur  européen  auquel  il  sert  de  truchement  bénévole.  Le 
procédé  pourrait  être  plus  honnête.  Le  cher  abbé  ne  fut  ni  le  premier,  ni 
le  dernier  Canadien,  oublieux,  en  cours  de  route  et  dans  le  feu  de  l'inspi- 
ration, de  ses  guillemets  .  .  . 

Mais  laissons  ces  questions  oiseuses,  ou  peu  s'en  faut,  quand  les  plus 
hauts  intérêts  de  l'Eglise  et  de  la  civilisation  sont  concernés.  Car  telle  est 
bien  la  mission  que  s'assignent  l'abbé  Pelletier  et  les  gaumistes  de  France: 
ils  adjurent  leurs  compatriotes  de  combattre  le  paganisme,  qui,  en  raison 
de  la  complicité  des  uns  et  de  l'inexplicable  complaisance  des  autres,  est 
en  train  de  saper  les  fondements  mêmes  du  christianisme. 

Bien  puérils  seraient  ceux  qui  s'imagineraient  dirimer  le  débat  en 
faisant  observer  gravement  que  cette  gent  gaumiste  ne  pêche  pas  par 
un  excès  de  modestie.  Le  persiflage,  les  moqueries,  le  dénigrement,  voire 
les  calomnies,  ne  lui  ont  jamais  manqué.  Elle  s'est  fixé  un  unique  ob- 
jectif qu'elle  expose  à  tout  venant:  celui  de  détruire  l'influence  des 
païens  dans  l'éducation  des  chrétiens.  Voilà  son  delenda  Carthago. 

A  son  accoutumée,  l'auteur  de  la  Situation  du  monde  actuel  tire 
à  boulet  rouge  sur  Homère,  Virgile,  Cicéron,  Sénèque  et  tous  les  autres 
thuriféraires  d'un  monde  qui  ignorait  le  Christ  et  le  Sermon  sur  la 
Montagne.  Afin  de  gagner  plus  facilement  son  point,  l'abbé  Pelletier 
use  d'un  leitmotiv  puissant  qui  pourrait  bien  opérer  sur  certains  lec- 
teurs à  la  manière  d'une  incantation. 

Il  brosse  deux  vastes  tableaux:  d'abord  l'ancienne  chrétienté  réu- 
nie, dans  un  seul  bercail,  sous  la  houlette  d'un  seul  pasteur;  puis  l'héri- 
tage des  fils  de  Japhet  morcelé  en  fragments  méconnaissables  d'où  mon- 
tent des  voix  irritées,  discordantes,  provocatrices.  Après  dix-huit  siècles 
de  christianisme,  comment  cela  se  fait-il? 

Toute  la  première  partie  de  la  brochure  est  à  l'avenant. 


424  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Autrefois  l'Église  était  un  grand  propriétaire.  Aujourd'hui  le  pape 
vit  en  tutelle  au  Vatican  et  mange  le  pain  de  l'aumône.  Autrefois,  sur 
tous  les  points  importants  du  monde  civilisé,  surgissaient  des  cathé- 
drales édifiées  par  le  peuple,  vastes  temples  qui  apportaient  aux  foules 
miséreuses  consolation  et  espérance.  Aujourd'hui,  plusieurs  d'entre  elles 
sont  confisquées  ou  profanées.  Après  dix-huit  siècles  de  christianisme, 
comment  cela  se  fait -il? 

Il  y  a  quatre  siècles,  la  charité  exerçait  partout  sa  bienfaisante  in- 
fluence. Maintenant  sévit  la  philanthropie,  «  cette  étrangère  qui  ne  con- 
naît pas  Jésus-Christ  ».  A  l'époque  des  croisades,  l'humanité  s'ébranla 
pour  conquérir  un  tombeau.  De  nos  jours,  elle  demeure  indifférente 
en  présence  des  pires  attentats  perpétrés  contre  le  successeur  de  Pierre, 
ses  évêques,  ses  religieux  exilés  quelquefois  en  des  terres  nouvelles. 
Elle  semble  avoir  adopté  comme  devise:  Chacun  pour  soi.  Elle  se  moque 
des  préceptes  de  l'Eglise  sur  l'indissolubilité  du  mariage,  le  jeûne,  le  repos 
dominical.  Le  théâtre,  né  pourtant  à  l'ombre  du  sanctuaire,  est  devenu 
la  sen  tine  de  tous  les  vices.  Après  dix-huit  siècles  de  christianisme,  com- 
ment cela  se  fait-il? 

Avec  l'amoindrissement  de  la  foi,  le  monde  du  XIXe  siècle  voit 
la  paix  s'éloigner  de  lui.  Absence  d'équilibre  social;  le  peuple,  sinon  la 
populace,  prépare  son  avènement.  On  croit  non  plus  à  une  autorité  qui 
vient  de  Dieu,  mais  à  un  pouvoir  qui  émane  de  la  foule.  Il  s'ensuit  des 
révolutions,  des  régicides,  des  guerres  civiles.  Ici,  il  convient  peut-être 
d'ouvrir  une  parenthèse  sur  un  article  du  credo  politique  de  l'auteur: 
c'est  un  monarchiste  de  la  plus  stricte  obédience.  Avec  des  sentiments  de 
la  plus  vive  amertume,  il  note  que,  en  moins  d'un  demi-siècle,  cin- 
quante deux  trônes  ont  été  abattus.  Voilà  bien,  pour  l'auteur,  l'abo- 
mination de  la  désolation.  La  démocratie  ne  lui  dit  rien  qui  vaille;  et, 
comme  on  le  pense  bien,  ce  n'est  pas  lui  qui  se  laisse  berner  par  les  mots 
science  et  progrès  que  les  démocrates  et  les  démagogues  ont  toujours  sur 
les  lèvres.  Partisan  de  l'union  de  l'Eglise  et  de  l'État,  il  déplore  le  di- 
vorce qui  sévit  et  s'accentue,  dans  la  majeure  partie  des  nations  europé- 
ennes, entre  César  et  Dieu.  Après  dix-huit  siècles  de  christianisme,  com- 
ment cela  se  fait-il? 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIXe  SIÈCLE     425 

Monarchiste  authentique,  il  est  aussi  aux  antipodes  du  libéralisme. 
A  l'erreur  il  ne  reconnaît  aucun  droit.  De  la  liberté  il  se  fait  une  concep- 
tion juste  et  orthodoxe.  Aussi  bien  peste-t-il  contre  les  maux  du  siècle: 
la  presse  moderne  qui  abuse  de  sa  liberté  et  répand  autour  d'elle  l'erreur 
et  l'immoralité;  les  arts  qui  étalent  et  glorifient  le  nu,  comme  aux  plus 
beaux  jours  du  paganisme  ;  la  philosophie  du  XIXe  siècle,  émancipée  de  la 
Révélation  ;  les  sciences  modernes  engluées  dans  la  matière.  Et,  pour  ré- 
sumer et  illustrer  sa  thèse,  l'auteur  emploie  ici  une  comparaison  qui,  à  un 
siècle  de  distance,  remue  encore  l'âme:  le  monde  chrétien  d'aujourd'hui 
est  semblable  à  un  roi  déchu  qui,  à  l'exemple  de  Nabuchodonosor,  «  brou- 
te comme  les  bêtes  l'herbe  des  vallées  et  partage  leurs  grossiers  instincts  ». 

Jusqu'à  la  Renaissance,  le  monde  chrétien  avait  victorieusement 
livré  bataille  à  l'erreur.  Depuis  la  Renaissance,  il  doit  se  tenir  sur  la  dé- 
fensive: trop  d'ennemis,  issus  du  paganisme,  lui  font  la  guerre.  Ainsi  la 
littérature  chrétienne,  l'art  chrétien,  la  philosophie  chrétienne  n'ont  pu 
maintenir  les  positions  qu'ils  avaient  conquises  au  moyen  âge.  Aujour- 
d'hui les  maux  des  époques  antérieures  —  protestantisme,  matérialisme, 
panthéisme,  sensualisme,  rationalisme  —  se  sont  ligués  pour  engendrer 
ce  monstre  qui  a  nom:  Révolution  française.  Depuis  la  Renaissance, 
l'Église  est  en  butte  aux  persécutions.  En  Europe  comme  en  Amérique, 
les  puissants  lui  font  la  vie  dure.  Après  dix-huit  siècles  de  christianisme, 
comment  cela  se  fait -il ? 


Les  trente-cinq  premières  pages  de  la  brochure  multiplient  ces  com- 
ment; les  soixante  autres  y  répondent.  Au  sentiment  de  l'auteur,  tous 
les  maux  actuels  —  voltairianisme,  révolution,  césarisme,  protestantisme, 
rationalisme,  —  tirent  leur  origine  de  la  Renaissance,  sœur  siamoise  du 
paganisme,  le  pire  ennemi  de  l'Eglise. 

On  pense  bien  que,  même  au  XIXe  siècle,  une  pareille  assertion  ne 
passait  pas  comme  une  lettre  à  la  poste.  Bon  nombre  de  gallicans  et  de 
libéraux  n'étaient  pas  convaincus  par  cet  argument  ni  terrassés  par  cette 
logique.  Contre  la  thèse  gaumiste  les  projectiles  pleuvaient  dru.  Aussi 
l'auteur  emploie-t-il  le  reste  de  la  brochure  à  prévoir  ou  à  réfuter  les  ob- 
jections des  adversaires. 


426  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Première  objection:  la  foi  a  baissé  depuis  quelque  temps.  Là-dessus, 
répond  l'auteur,  nous  sommes  tous  d'accord.  Mais  la  question  reste  en- 
tière: il  s'agit  de  savoir  pourquoi  la  foi  a  augmenté  en  certains  siècles  et 
diminué  à  partir  d'une  certaine  époque  qui  s'appelle  la  Renaissance.  Ici, 
passons  la  parole  au  vigoureux  polémiste: 

Les  semblables  seuls  produisent  leurs  semblables.  Je  vois  un  champ  couvert 
d'ivraie  et  je  dis  avec  une  certitude  absolue:  on  y  a  semé  de  l'ivraie*.  Quand  je 
parcours  un  pays  où  règne  le  luthéranisme,  je  dis  également,  sans  crainte  de  me 
tromper:  on  y  a  semé  du  luthéranisme.  Quand  je  visite  d'autres  contrées  où  l'on 
professe  le  calvinisme,  le  mahométisme,  le  bouddhisme,  je  répète  avec  la  même 
assurance:  ici,  on  a  semé  le  calvinisme,  le  mahométisme,  le  bouddhisme*.  Com- 
ment voulez-vous  qu'en  voyant  une  société  redevenue  païenne,  autant  qu'une 
société  baptisée  peut  être  païenne,  je*  ne  dise  pas  :  on  y  a  semé  du  paganisme. 

Deuxième  objection:  «  la  thèse  de  ceux  qui  combattent  le  paganisme 
dans  l'éducation  est  trop  absolue.  Le  mal  actuel  est  complexe  et  ne  peut 
s'expliquer  par  une  seule  cause.  »  A  quoi  l'auteur  répond  que  le  paganisme 
est,  lui  aussi,  un  «  fait  complexe  »  et  que,  à  lui  seul,  il  offre  une  raison  suf- 
fisante du  désordre  dans  le  monde.  Le  virus  du  paganisme  s'est  infiltré 
dans  les  veines  du  corps  social  au  point  que,  «  si  un  Grec  ou  un  Romain 
revenait  en  France,  il  se  trouverait  moins  dépaysé  que  ne  le  serait  Charle- 
magne ou  saint  Louis  ». 

Troisième  objection:  c'est  le  péché  originel  qui  explique  tous  les 
maux  passés,  présents  et  futurs.  Ici,  l'auteur  a  une  façon  originale  de 
réduire  à  quia  l'interlocuteur.  Il  oppose  une  fin  de  non-recevoir  à  cette 
solution  qui  n'en  est  pas  une.  La  preuve?  ,«  Cela  est  vrai,  comme  il  est 
vrai  que  tout  incendie  vient  du  feu  ;  mais  dire  cela,  c'est  ne  rien  dire.  »  Le 
problème  est  ailleurs  et  pourrait  s'énoncer  comme  suit:  pourquoi  le  péché 
originel  semble  peu  agissant,  à  certaines  époques,  et  tout  puissant  en 
d'autres  périodes,  alors  que  la  nature  humaine  ne  change  pas? 

Quatrième  objection:  «  Horace  et  Virgile!  Des  thèmes  et  des  versions 
pour  expliquer  le  monde  actuel!  C'est  une  trop  petite  cause  pour  un  grand 
effet.  »  On  pressent  la  réponse.  La  Renaissance  ne  fut  pas  conscrite  à  la 
littérature  et  aux  arts.  L'enseignement  littéraire  «  est  le  biberon  par  le- 
quel les  jeunes  générations  aspirent  le  poison  du  paganisme  ».  Voilà  pour- 
quoi on  a  d'abord  dénoncé  l'enseignement  des  classiques  païens.  Mais  il 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX*  SIÈCLE     427 

importe  de  pourchasser  le  paganisme  partout  et  jusque  dans  ses  plus  obs- 
curs repaires. 

L'auteur  décrit  alors  l'engouement  des  hommes  de  la  Renaissance 
pour  le  latin  classique.  Il  cite  plusieurs  mots  fameux:  celui  de  Luther 
sur  les  théologiens  catholiques  farcis  d'un  latin  qui  ferait  pitié  à  un  pédant 
de  village;  celui  de  Reuchlin  qui  refuse  de  croire  à  l'existence  du  purga- 
toire quand  cette  vérité  est  annoncée  par  une  bouche  pileuse  qui  ne  sait  pas 
même  décliner  Musa;  celui  de  Buonamico  qui  aimerait  mieux  parler  com- 
me Cicéron  que  d'être  pape;  celui  de  certains  écervelés  qui,  au  dire  d'Éras- 
me, craignent  beaucoup  plus  un  solécisme  qu'une  hérésie. 

Même  s'il  se  tient  toujours  dans  la  ligne  sereine  de  l'histoire  et  s'il 
discute  pièces  en  main,  l'auteur  ne  réussit  pas  moins  quelquefois  à  dérider 
les  fronts:  témoin  une  citation  du  père  Inchofer  qui  a  écrit  une  Histoire 
de  la  sainte  latinité.  Ce  bon  Père,  un  tantinet  naïf,  est  si  engoué  du  latin 
de  Cicéron  et  de  Virgile  qu'il  affirme  sans  sourciller  que  probablement  les 
bienheureux,  dans  le  ciel,  parleront  latin:  Beatos  in  cœlo  latine  locuturos 
probabile.  Est-il  besoin  d'ajouter  que,  au  dire  de  cet  humaniste  intempé- 
rant, ce  latin  sera  non  pas  celui  de  la  scolastique  barbare,  mais  bien  celui 
du  beau  siècle  d'Auguste?  D'avance,  cette  perspective  lui  fait  verser  des 
larmes  de  tendresse.     Constatons  cette  fringale  de  latinité  et  passons. 

Cinquième  objection:  «  Que  devrait-on  penser  d'une  Église,  infail- 
lible en  matière  de  foi,  et  qui  se  serait  trompée  avec  persévérance  pendant 
plusieurs  siècles  sur  une  matière  aussi  intéressante  pour  la  religion  que 
l'objet  des  études?  » 

Poser  cette  question,  c'est  admettre  une  équation  —  assez  simpliste 
—  entre  l'Église  et  la  Renaissance.  Si  plusieurs  papes  ont  encouragé  la 
Renaissance  à  son  berceau,  il  est  faux  de  conclure  qu'elle  est  l'œuvre  de 
l'Église.  Et  l'auteur  de  faire  là-dessus  justice  de  certaines  conceptions 
erronées  et  d'aborder  de  front  un  problème  qu'il  élucide  aussitôt  à  l'aide 
des  trois  propositions  que  voici:  «  L'Église  n'a  jamais  approuvé  la  Re- 
naissance; l'Église  n'a  cessé  de  protester  contre  la  Renaissance;  l'Église  a 
subi  la  Renaissance.  »  A  l'appui  de  cette  dernière  assertion,  il  suffit  de  rap- 
peler l'exemple  de  saint  Charles  qui,  après  le  concile  de  Trente,  osa  abolir, 
dans  certaines  maisons  d'enseignement,  le  commerce  des  classiques  païens. 
Malgré  cela,  telle  était  alors  la  vogue  du  beau  latin  que  la  jeunesse  délaissa 


428  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ces  foyers  d'enseignement  chrétien  pour  se  désaltérer,  dans  d'autres  insti- 
tutions, aux  sources  impures  du  paganisme. 

Sixième  objection:  «  Un  tel  engouement  n'existe  plus.  Comment 
expliquer  le  laisser-faire  de  l'Eglise  aujourd'hui?  »  Bien  au  contraire, 
répond  le  polémiste,  cet  engouement  se  manifeste  toujours.  D'ailleurs 
l'Eglise  aurait-elle,  en  ces  jours  troublés  du  XIXe  siècle,  l'autorité  voulue 
pour  effectuer  le  remaniement  désiré? 

Septième  objection  :  «  Ayez  de  bons  professeurs  et  vous  ferez  des 
chrétiens  avec  Ovide  et  Quinte-Curce,  tout  aussi  bien  qu'avec  les  Pères  de 
TÉglise.  »  Ici  l'interlocuteur  imaginaire  nous  la  baille  belle;  il  dogmatise 
même  comme  un  bedeau  qui  parlerait  balistique.  A  l'entendre,  on  s'ima- 
gine que  la  France  a  été  constamment  dépourvue  de  bons  professeurs  de- 
puis la  Renaissance.  C'est  pourtant  le  contraire  qui  est  vrai.  Depuis  le 
XVIIe  siècle  notamment,  dans  le  domaine  de  l'éducation,  les  jésuites  ont 
conquis  des  lauriers  qui  sont  aussi  verts  qu'aux  premiers  jours.  Et  nous 
autres,  hommes  du  XXe  siècle,  savons  que,  en  dépit  de  la  stupide  prédic- 
tion de  Renan,  cette  heureuse  tradition  n'a  pas  été  rompue  avec  un  Foch. 

Huitième  objection:  la  religion  n'est-elle  pas  enseignée  dans  nos  sé- 
minaires? Sur  quoi  l'auteur  cite  un  bon  mot  du  père  Possevin:  «  Que  sont 
quelques  gouttes  de  vin  pur  pour  adoucir  un  tonneau  de  vinaigre?  »  Le 
vin  pur,  comme  on  le  pense  bien,  c'est  l'enseignement  de  la  religion  pen- 
dant deux  ou  trois  heures  par  semaine;  le  vinaigre,  c'est  le  venin  de  l'er- 
reur distillé  dans  le  cerveau  des  élèves  à  toutes  les  heures  du  jour,  par  l'in- 
termédiaire des  classiques  païens.  Ici,  il  sied  de  reproduire  —  sans  en  omet- 
tre un  iota  —  la  belle  envolée  d'un  chrétien  qui  ne  veut  pas  concourir  à 
ce  qu'il  croit  être  une  œuvre  d'iniquité  ou,  tout  au  moins,  un  indice  d'un 
surprenant  fétichisme: 

Au  sortir  du  collège,  nous  savions  par  cœur  les  noms,  l'histoire,  les  attri- 
buts, les  aventures  des  dieux  et  des  déesses  de  la  fable;  nous  connaissions  les  Da- 
naïdes  et  les  Parques,  Ixion  et  sa  roue,  Tantale  et  son  supplice,  les  oi^s  du  Capi- 
tule et  les  poulets  de  Claudius.  Sans  broncher,  nous  aurions  pu  faire  la  biogra- 
phie de  Minos,  d'Eaque  et  de  Rhadamanthe,  de  Codrus  et  de  Tarquin,  d'Épa- 
minondas,  de  Scipion  et  d'Annibal,  de  Cicéron  et  de  Démosthène,  sans  excepter 
celle  d'Alexandre  et  de  César,  d'Ovide,  de  Salluste,  de  Virgile  et  d'Homère,  Ly- 
curgue,  Socrate,  Platon,  les  Flamines,  les  Jeux  du  Cirque  et  de  l'amphithéâtre, 
les  sacrifices,  les  fêtes,  les  comices  du  peuple-roi  nous  étaient  connus.  En  un  mot, 
nous    possédions    tout  le  savoir  désirable  dans  d'honnêtes  jeunes  gens  de  Rome 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX«  SIÈCLE     429 

et  d'Athènes,   rejetons  des  Brutus  ou   des  Gracques,   candidats   aux   gloires  du 
forum,  adorateurs  ou  prêtres  futurs  de  Jupiter  et  de  Saturne. 

Mais  si  par  malheur  on  nous  eût  transportés  sur  le  terrain  du  christianisme 
et  qu'on  nous  eût  demandé  des  détails  sur  la  hiérarchie  et  les  divers  chœurs  des 
anges,  sur  la  constitution  de  l'Eglise,  sur  le  nombre  et  les  noms  des  principaux 
conciles;  si  on  nous  eût  priés  de  dire  les  noms  des  douze  apôtres,  le  nombre  de 
leurs  épîtres;  si  on  nous  eût  interrogés  sur  nos  saints  et  nos  martyrs,  sur  nos 
héros  et  nos  gloires,  les  Chrysostome,  les  Augustin,  les  Athanase,  les  Ambroise, 
les  rois  de  l'éloquence  et  de  la  philosophie  chrétienne,  les  pères  du  monde  mo- 
derne, nos  maîtres  dans  la  science  de  la  vie;  si  on  nous  eût  demandé  à  nous,  leurs 
enfants,  les  enfants  de  l'Eglise  et  des  martyrs,  quelle  fut  l'époque  de  leur  nais- 
sance, quels  combats  ils  eurent  à  soutenir,  quels  ouvrages  ils  composèrent,  quel- 
les actions  leur  méritèrent  l'admiration  des  siècles  et  le  culte  de  l'univers,  on 
nous  eût  parlé  une  langue  inconnue.  La  rougeur  de  notre  front  et  l'humiliante 
immobilité  de  nos  lèvres,  en  excitant  la  pitié  de  l'homme  sensé,  eussent  mis  à  nu 
le  contresens  monstrueux  de  nos  études  classiques.  Telle  est  notre  histoire,  et 
peut-être  celle  de  bien  d'autres. 

A  n'en  pas  douter,  l'auteur  heurte  ici  des  convictions  séculaires.  Mais 
remarquez  avec  quel  aplomb,  avec  quel  commencement  d'allégresse,  il 
avance  au  milieu  de  ses  contradicteurs.  Il  met  à  nu  toutes  les  boutiques 
de  cette  «foire  aux  vanités  »  qui  s'appelle  la  mythologie  gréco-romaine. 

Avant  de  déposer  sa  plume  et  de  prendre  un  repos  bien  mérité,  il 
insiste,  à  bon  escient,  sur  les  dangers  qu'une  pareille  éducation  fait  courir 
à  l'adolescent  devenu  homme,  danger  d'autant  plus  grave  que  l'adolescent 
seul  peut  difficilement  se  prémunir  contre  un  enseignement  nocif  beau- 
coup plus  par  son  esprit  que  par  sa  lettre. 

Puis  deux  volets  d'un  diptyque  d'une  lumineuse  concision:  «  Mon- 
seigneur Dupanloup  dit:  Le  système  actuel  d'éducation  est  excellent  [en 
France],  mais  les  professeurs  ne  sont  pas  à  la  hauteur  de  leur  position. 
Monseigneur  Gaume  dit:  Les  professeurs  sont  excellents,  mais  le  système 
d'éducation  est  vicieux,  comme  l'histoire  de  trois  siècles  en  fournit  la  preu- 
ve. »  Comme  M*r  Gaume,  l'auteur  canadien  veut  dénoncer,  non  pas  les 
personnes,  mais  le  mode  d'enseignement. 

La  brochure  se  ferme  sur  deux  recommandations  explicites  de  M*r 
Gaume  qui  résument,  en  quelque  sorte,  son  manifeste:  urgence  d'accorder 
la  première  place  aux  auteurs  chrétiens  —  et  la  seconde  aux  auteurs  païens 
—  dans  le  programme  d'études  des  maisons  d'enseignement  secondaire  en 
France;  nécessité  de  mettre  exclusivement  les  manuels  des  auteurs  chrétiens 
entre  les  mains  des  adolescents  jusqu'à  la  quatrième  inclusivement. 


430  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Le  lecteur  —  même  distrait  —  de  cette  brochure  de  près  de  cent  pages 
ne  peut  s'empêcher  de  constater  que,  sauf  dans  l'avant-propos  et  le  der- 
nier chapitre,  il  n'est  nullement  question  du  Canada.  L'abbé  Pelletier  use 
même  de  précautions  envers  ses  adversaires  éventuels:  il  ne  nomme  person- 
ne et  il  s'attaque  uniquement  à  une  méthode  d'enseignement. 

Toutefois,  en  de  si  graves  conjonctures,  la  prudence  ne  suffit  pas  à 
conjurer  tous  les  dangers.  N'oublions  pas  que  l'abbé  Pelletier  va  à  ren- 
contre d'une  tradition  plusieurs  fois  séculaire;  il  s'y  précipite  même  avec 
une  ferveur  et  une  logique  qui  devaient  déconcerter  brutalement  les  par- 
tisans de  la  routine.  Qu'importe  s'il  examine  avec  une  consciencieuse  sa- 
gacité un  problème  vieux  comme  le  christianisme;  de  fait,  il  publie  au 
Canada  une  diatribe  contre  un  programme  d'études  utilisé  non  seulement 
en  France,  mais  aussi  au  Canada  français  et  notamment  dans  quelques- 
unes  de  ses  plus  vénérables  maisons:  le  Petit  Séminaire  de  Québec  et  l'Uni- 
versité Laval. 

Que  révèle,  en  effet,  une  enquête  faite  sur  les  manuels  —  latins  et 
grecs  —  mis,  en  1865,  entre  les  mains  des  élèves  de  ces  deux  institutions? 
Certes,  elle  n'accuse  pas  une  prépondérance  des  auteurs  chrétiens  sur  les 
auteurs  païens;  à  ceux-ci,  presque  tout  le  gâteau;  à  ceux-là,  une  portion 
tellement  congrue  qu'elle  confine  à  l'absence  de  nourriture. 

Sèche  à  l'ordinaire,  la  statistique  est  quelquefois  éloquente.  Celle 
qui  suit  ne  requiert  nullement  les  artifices  de  la  rhétorique  pour  intéresser 
le  lecteur  de  1947  et  conférer  aux  propos  de  l'abbé  Pelletier  une  singulière 
pertinence.  Parcourons  donc  avec  circonspection  l'annuaire  du  Séminaire 
de  Québec,  pour  l'année  académique  1862-1863.  On  y  trouve,  à  la  page 
55,  un  précieux  programme  des  études  où  les  classiques  païens  ont  la  part 
du  lion. 

En  septième,  on  traduit  V Epitome  histotiœ  sacvœ;  par  contre,  en 
sixième,  on  étudie  une  Petite  Mythologie  de  Leseuir  qui  permet  de  mieux 
comprendre  De  Viris,  Phèdre  et  Selectœ  e  profanis.  En  cinquième,  on 
essaie  d'ingurgiter  Cornelius  Nepos,  César,  Ovide  et  les  Églogues  de  Vir- 
gile, En  quatrième,  on  commente  César,  Virgile,  Quinte-Curce  ;  on  réser- 
ve à  ceux  qui  commencent  à  s'initier  au  grec,  avec  les  éléments  de  la  gram- 
maire de  Congnet,  Ésope  et  V Evangile.  En  troisième,  les  auteurs  latins  et 
grecs  qui  figurent  au  programme  sont:  Virgile,  Salluste,  Cicéron,  Lucien, 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX*  SIÈCLE     431 

Xénophon,  Hérodote  et  les  Actes  des  Apôtres.  En  seconde:  Virgile,  Ho- 
race,  Tite-Live,  Xénophon,  Hérodote,  Homère,  Plutarque,  Euripide  et 
saint  Grégoire  de  Nazianze.  Enfin,  en  rhétorique:  Condones  latinœ,  Ci- 
céron,  Tacite,  Horace,  Homère,  Démosthène,  Plutarque,  Platon,  Sopho- 
cle, Eschyle,  Thucydile,  saint  Basile  et  saint  Jean  Chrysostome. 

En  voilà  suffisamment  pour  démontrer  que  le  classicisme  païen  était 
alors  une  divinité  à  laquelle  le  Séminaire  de  Québec  sacrifiait  bon  nombre 
de  textes  sacrés. 

Issue  du  Séminaire,  l'Université  Laval  ne  faisait  pas,  elle  non  plus, 
une  part  trop  large  aux  classiques  chrétiens:  à  preuve,  les  questions  d'exa- 
men posées,  en  1862,  aux  futurs  bacheliers.  La  rubrique  intitulée  Litté- 
rature et  Rhétorique,  mentionne  les  noms  de  Démosthène,  D'Euripide, 
d'Homère,  d'Horace,  de  Cicéron.  Les  Oraisons  funèbres  de  Bossuet  sont 
immédiatement  suivies  de  Voltaire  considéré  comme  poète:  amusante  pro- 
miscuité! Les  partisans  des  classiques  chrétiens  ont,  comme  fiche  de  con- 
solation, Le  Tasse;  il  s'agit  sans  doute  de  la  Jérusalem  délivrée,  poème 
épique  où  le  catholicisme  n'est  pas  pur  de  tout  alliage.  Voilà  qui  suffirait 
à  encourir  la  disgrâce  et  l'excommunication  de  l'orthodoxie  gaumiste. 

En  1863,  les  candidats  au  baccalauréat  es  arts  de  l'Université  Laval 
reçoivent  une  version  grecque  extraite  du  Prométhée  d'Eschyle  et  une  ver- 
sion latine  provenant  du  De  Oratoribus  de  Tacite.  En  1865,  la  version 
grecque  porte  sur  la  mort  de  Cyrus  le  jeune;  la  version  latine,  sur  la  na- 
ture du  droit.  En  1866,  la  version  grecque  est  consacrée  à  Soerate;  la  ver- 
sion latine,  à  la  mort  de  Sénécion. 

L'abbé  Pelletier,  semble-t-il,  ne  combattait  donc  pas  des  fantômes 
quand  il  livrait  bataille,  sur  le  sol  québécois,  aux  classiques  païens.  A  qui 
voulait  convaincre,  dépister  l'erreur  et  ouvrir  passage  à  la  vérité,  il  était 
loisible,  dans  le  Canada  français  de  1865,  de  négliger  les  brimborions  et 
colifichets  du  style,  les  périodes  sonores  et  les  flexibles  cadences  qui  flat- 
tent l'oreille,  l'art  des  images  qui  caressent  l'œil.  Fi  de  ces  vains  ornements! 
Fi  de  la  paille  des  mots  lorsqu'on  réclame  le  grain  des  choses!  Le  styliste 
cède  alors  le  pas  au  polémiste  qui  n'a  d'autre  but  que  de  gagner  les  intelli- 
gences et  les  cœurs  par  la  force  impérieuse  de  ses  convictions  et  l'ensorce- 
lante logique  de  ses  arguments.  Dans  toutes  ces  pages  circule  une  flamme 


432  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

conquérante  qui  brillera  d'un  éclat  de  plus  en  plus  vif,  au  fur  et  à  mesure 
que  se  dérouleront  les  incidents  de  la  querelle. 


Toujours  affublé  du  masque  de  l'anonymat,  l'auteur  résolut  de 
diffuser  le  gaumisme  dans  des  milieux  nouveaux.  Ses  deux  brochures 
s'adressaient  à  l'élite;  il  s'efforcera  d'atteindre  le  peuple  avec  un  grand 
article  publié  dans  la  première  page  du  Canadien,  édition  du  22  mai  1865, 
c'est-à-dire  quelques  semaines  après  l'apparition  des  deux  brochures.  Syn- 
thèse des  publications  précédentes,  elle  ne  saurait  avoir  d'autre  auteur  que 
l'abbé  Alexis  Pelletier:  à  la  griffe  on  reconnaît  le  lion.  Dans  l'un  et  l'au- 
tre cas,  mêmes  arguments,  mêmes  citations,  même  style  véhément,  même 
enthousiasme  dans  la  bataille,  même  foi  en  l'efficacité  de  la  nouvelle  doc- 
trine. 

L'article  est  intitulé:  Du  paganisme  dans  l'enseignement.  Il  porte 
en  sous-titre:  Doctrine  de  V Eglise  sur  l'enseignement  des  auteurs  païens. 
Placés,  en  quelque  sorte,  sous  le  patronage  de  Pie  IX,  de  denses  paragra- 
phes s'avancent  en  rangs  serrés  tels  des  bataillons  d'hoplites.  Çà  et  là,  quel- 
ques nouveaux  traits  décochés  contre  le  paganisme  littéraire  et  ses  adeptes  : 
exposition  de  la  méthode  prudente  à  laquelle  recouraient  les  premiers  chré- 
tiens pour  l'éducation  de  leurs  enfants;  témoignages  probants  de  Cicéron, 
de  Platon  et  de  Quintilien,  nullement  oublieux  des  dangers  que  comporte 
le  paganisme;  témoignages  irrécusables  de  saint  Augustin  et  de  quelques 
autres  Pères  de  l'Église;  nombreuses  citations  de  l'encyclique  Inter  multi- 
pliées de  Pie  IX,  des  règles  du  concile  de  Trente  ;  surtout,  mise  en  lumière 
d'une  élémentaire  vérité  trop  souvent  oubliée.  Au  XIXe  siècle,  en  France, 
le  paganisme  comptait  déjà  trois  siècles  d'hégémonie  littéraire;  mais  à  ces 
trois  cents  ans,  il  est  loisible  aux  gaumistes  d'opposer  les  quatorze  siècles 
antérieurs  qui  ont  formé  tant  de  générations  de  chrétiens  militants  et  qui 
ont  concouru  à  l'établissement  de  l'unité  politique  et  morale  au  moyen 
âge. 

Bref,  dès  1865,  l'abbé  Pelletier  semble  être  dans  la  pleine  fleur  de 
son  talent.  Deux  brochures  et  un  grand  article  de  journal  lui  suffisent  pour 
alerter  le  public.     Sous  le  voile  de  l'anonymat,  il  remue  comme  pas  un 


LA  QUERELLE  DES  HUMANISTES  CANADIENS  AU  XIX*  SIÈCLE     433 

idées  et  opinions.  Il  a  de  l'activité  intellectuelle  à  revendre.  Dans  ses  écrits 
perce  souvent,  avec  une  pointe  d'humeur  ou  d'amertume,  le  souci  aigu  de 
servir  les  hauts  intérêts  de  l'Église  et  de  la  patrie.  Telles  qu'elles  ont  été 
léguées  à  la  postérité,  avec  leur  style  volontiers  déclamatoire,  leurs  périodes 
nombreuses  et  hachées  d'apostrophes  aujourd'hui  vieillottes,  ces  pages 
méritent  mieux  que  l'indifférence  des  esprits  du  XXe  siècle.  Avec  facilité  et 
comme  en  se  jouant,  nos  pères  possédaient  le  secret  de  se  passionner  pour 
de  grandes  causes  *. 


Séraphin  MARION, 

professeur  à  l'Université  d'Ottawa, 
membre  de  la  Société  royale  du  Canada. 


*  Cette  étude  est  le  premier  chapitre  d'un  ouvrage  qui  paraîtra  l'an  prochain  et  fera 
partie  des  Publications  sériées,  de  l'Université  d'Ottawa. 


En  relisant  "Dominique" 


Si  Eugène  Fromentin  n'a  laissé  que  trois  ouvrages  littéraires,  c'est 
que  son  métier  n'était  point  d'écrire,  mais  de  peindre.  Pourtant  son 
nom  est  resté  plus  célèbre  dans  les  lettres  que  dans  les  arts.  Comme 
peintre,  il  tient  une  place  honorable  dans  l'école  française  des  orienta- 
listes ;  comme  écrivain,  il  se  place  au  premier  rang  dans  les  trois  genres 
où  il  s'est  essayé  :  les  récits  de  voyages,  la  critique  d'art  et  le  roman. 

Par  un  rare  bonheur,  il  a  su  ne  pas  mélanger  littérature  et  peinture 
et  s'abstenir  de  ces  transpositions  d'art,  qui  rendent  si  fade,  parfois, 
la  peinture  à  sujets  et  si  fatigante  l'écriture  artiste  des  auteurs  qui,  pre- 
nant trop  à  la  lettre  le  vieux  précepte  ut  pictuva  poesis,  accumulent  les 
termes  rares  pour  donner  au  lecteur  l'illusion  du  réel.  Fromentin,  maître 
de  sa  plume  comme  de  son  pinceau,  savait  s'exprimer  directement  et 
complètement  dans  le  domaine  des  sentiments  et  de  la  pensée  comme 
dans  celui  des  formes  et  des  couleurs.  Cette  puissance  de  dédoublement, 
qui  étonnait  et  charmait  déjà  Sainte-Beuve  et  Schérer,  s'explique  par 
le  fait  même  que  Fromentin  trouvait  sa  pleine  satisfaction  d'esprit  par 
l'emploi  distinct  de  l'une  ou  l'autre  de  ses  facultés. 

Il  y  a  pourtant  des  analogies  entre  son  talent  de  peintre  et  son 
art  d'écrivain  et,  si  on  voulait  leur  trouver  des  traits  communs,  ce  serait 
la  sincérité  de  la  vision  ou  du  sentiment,  le  goût  du  détail  approfondi 
et,  en  même  temps,  le  souci  et  le  secret  de  créer,  dans  ses  tableaux  comme 
dans  ses  livres,  une  atmosphère  qui  donne  à  l'image  ou  à  l'idée  sa 
nuance  poétique  ou  son  relief  plastique.  De  même  qu'il  y  a  peu  de  dis- 
cussions théoriques  dans  sa  critique  d'art,  il  n'y  a  point  de  dissertations 
ni  de  considérations  personnelles  dans  son  roman.  Et  pourtant,  rien 
n'est  plus  personnel  que  l'oeuvre  écrite  de  Fromentin.  Elle  apparaît 
comme  un   triptyque,   dont  chaque  volet   aurait  son   objet  propre  :    la 


EN  RELISANT   «DOMINIQUE»  435 

nature,  l'art  et,  au  centre,  l'homme,  mais  dont  chacun  refléterait  la  per- 
sonnalité de  l'auteur.  Avec  ses  récits  du  Sahara  et  du  Sahel,  il  nous  offre 
sa  vision  personnelle  du  monde  exotique;  avec  ses  Maîtres  d'autrefois, 
il  nous  livre  ses  goûts  et  ses  prédilections  artistiques;  enfin,  avec  Domi- 
nique, c'est  l'analyse  même  de  son  âme  qu'il  conduit  à  travers  celle  des 
personnages  du  roman. 

Aussi,  pour  bien  comprendre  l'un  ou  l'autre  des  trois  chefs-d'œu- 
vres  laissés  par  Fromentin,  est-il  nécessaire  de  connaître  l'homme  et  sa 
biographie,  toute  simple  qu'elle  est.  Nous  en  retiendrons  surtout  ce  qui 
peut  faciliter  la  compréhension  de  Dominique  et  permettre  de  juger  jus- 
qu'à quel  point  il  s'agit  ici  d'un  roman  autobiographique. 


Eugène  Fromentin  est  né  le  24  octobre  1820,  à  La  Rochelle,  où  il 
devait  venir  mourir  le  27  août  1876  et  où  il  repose,  dans  le  petit  cime- 
tière de  Saint-Maurice,  près  de  sa  maison  natale.  Sa  famille,  paternelle 
aussi  bien  que  maternelle,  était  fixée  en  Aunis  et  Saintonge  et,  dès  le 
XIVe  siècle,  on  la  trouve  alliée  aux  notables  de  ces  deux  provinces.  Son 
père  était  médecin  aliéniste  et  s'essayait,  avec  plus  de  patience  que  de 
bonheur,  à  la  peinture.  Il  est  possible  que,  comme  artiste  autant  que 
comme  psychologue,  Fromentin  ait  dû  quelque  chose  à  cet  excellent 
homme,  mais  heureusement,  il  le  dépassa  de  beaucoup.  Sa  mère,  issue 
d'une  famille  qui  était  revenue  au  catholicisme  après  être  passée  par  la 
Réforme,  était  très  pieuse  et  donna  à  ses  deux  fils  —  l'aîné  fut  médecin  — 
une  éducation  chrétienne.  Mais  la  jeunesse  de  Fromentin,  bien  que  domi- 
née par  le  problème  moral,  semble  avoir  été  réfractaire  à  cette  influence 
religieuse  et  l'on  remarquera  qu'elle  n'apparaît  à  aucun  moment  dans 
Dominique.  Le  jeune  Fromentin  semble  également  s'être  insurgé  contre 
les  influences  familiales,  sans  toutefois  manquer  de  déférence  à  ses  parents. 
C'était  un  esprit  replié  sur  lui-même,  à  la  fois  exalté  et  concentré,  habitué 
à  s'analyser  et  à  se  juger,  capable  de  se  ressaisir,  après  avoir  rencontré  en 
lui-même  tous  les  éléments  de  ses  dépressions  passagères. 

Les  Fromentin  vivaient  dans  une  vieille  propriété  familiale,  à 
Saint-Maurice,  près  de  La  Rochelle,  dans  ce  paysage  plat  que  Fromentin 
comparera  à  ceux  de  la  Hollande,  moins  les  pâturages:  aucun  vallonné- 


436  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ment,  aucune  forêt,  rien  que  des  guérets,  s'étendant  jusqu'à  la  mer,  qui 
en  prolonge  l'étendue  sous  un  ciel  immense  et  changeant  sans  cesse  aux 
jeux  de  la  lumière.  C'est  dans  ces  horizons  d'un  charme  mélancolique, 
mais  attachant,  que  Fromentin  passe  son  enfance.  Il  a  pour  voisine  une 
jeune  créole,  de  quelques  années  plus  âgée  que  lui  et  pour  laquelle  il 
éprouve  une  affection  inconsciemment  amoureuse.  Quand  cette  jeune 
Léocadie  se  marie,  à  dix-huit  ans,  Fromentin  se  sent  désespéré;  c'est  la 
séparation  qui  lui  révèle  la  nature  vraie  de  son  sentiment,  que  son  ima- 
gination romantique  et  sa  sensibilité  rêveuse  vont  cultiver  et  dilater, 
en  s'y  délectant. 

A  ce  moment,  Fromentin  est  élève  au  Lycée  de  La  Rochelle  et 
s'y  lie  avec  Léon  Mouliade,  fils  d'un  riche  propriétaire  du  pays;  ce 
jeune  camarade  d'Eugène,  caractère  à  la  fois  voluptueux  et  résolu,  joue 
au  dandy  désabusé  et  il  exerce  une  grande  séduction  sur  l'esprit  du  jeune 
collégien,  qui  lui  fait  ses  confidences.  Leur  amitié  se  fortifie  quand  tous 
deux  se  retrouvent  à  Paris,  au  Quartier  Latin.  Fromentin  y  avait  été 
envoyé  par  sa  famille  pour  faire  son  droit.  Bien  que  la  procédure  l'en- 
nuyât «  à  crever  »,  comme  il  l'écrivait  à  un  ami,  il  pousse  cependant 
ses  études  jusqu'au  doctorat  et  fait  un  stage  chez  M6  Denormandie, 
avoué.  Mais  sa  grande  occupation  est  de  faire  des  vers,  que  lui  inspire 
son  amour  persistant  et  malheureux,  et  qu'il  envoie  à  celle  qui  en  est 
l'objet.  Il  s'occupe  aussi  à  crayonner  mille  croquis  sur  tous  les  papiers 
qui  lui  tombent  sous  la  main,  sans  excepter  les  exploits  de  procédure, 
et  jusque  sur  les  murs  de  l'étude.  Il  se  lie  avec  tout  ce  qui  compte  dans 
la  jeunesse  littéraire  ou  politique  de  l'époque,  et  soit  à  la  pension  Balèche, 
où  il  rencontre  Edouard  Grenier,  soit  à  la  Conférence  Mole,  pépinière 
d'hommes  d'État,  soit  aux  cours  de  Michelet  et  de  Quinet  ou  dans  les 
cafés  littéraires,  il  étend  ses  relations.  A  l'Institut  catholique,  il  se  lie 
avec  le  chartiste  Bataillard,  son  aîné,  esprit  mûr,  caractère  énergique  et 
droit,  qui  deviendra  son  intime,  son  soutien  moral  et  pour  ainsi  dire 
son  directeur  de  conscience. 

Ses  retours  périodiques  à  La  Rochelle  ne  font  que  ranimer  sa  pas- 
sion. Il  y  retrouve  Léocadie  qui,  mère  de  famille  et  bonne  épouse,  ne  par- 
tage en  rien  ses  sentiments,  son  exaltation  ou  sa  mélancolie.  Mais  elle  est 
coquette,  un  peu  légère  et,  tout  en  se  jouant  de  son  jeune  amoureux,  ne 


EN  RELISANT   «DOMINIQUE»  437 

fait  pas  grand'chose  pour  le  désabuser  et  le  remettre  sur  le  bon  chemin. 
Il  faut  donc  que  ses  amis  se  chargent  de  le  guérir  d'une  passion  puérile 
et  peut-être  plus  imaginaire  que  profondément  réelle,  et  qu'ils  l'arrachent 
à  une  aventure  sans  issue;  finalement,  ils  parviennent  à  lui  faire  rompre 
cette  pseudo-liaison.  A  ce  moment,  le  jeune  homme  éprouve  un  profond 
dégoût  de  lui-même,  de  la  vie,  de  ses  occupations.  Il  obtient  alors,  mais 
non  sans  peine,  de  sa  famille,  la  permission  d'abandonner  le  droit  pour 
la  peinture  et  il  entre  dans  l'atelier  de  Ménard,  paysagiste  académique, 
qu'il  quittera  bientôt  pour  celui  de  Cabat,  où  il  travaille  avec  acharne- 
ment. L'année  1844  allait  réveiller  chez  lui  la  passion  dont  il  essayait 
virilement  de  se  défaire:  Léocadie  meurt,  à  27  ans,  des  suites  d'une  opé- 
ration. Fromentin  est  désespéré  et  sa  douleur  s'exprime  dans  le  Journal 
qu'il  tient  alors.  Ce  sera  l'origine  de  Dominique,  qu'il  écrivit  tout  d'une 
traite,  dix-huit  ans  plus  tard,  au  cours  d'un  séjour  à  Fontainebleau,  dit 
Schérer  1,  à  Saint-Maurice,  assure  Victor  Giraud  2. 

Après  quelques  mois  de  recueillement  dans  la  maison  paternelle, 
Fromentin  revient  à  Paris,  songe  à  faire  un  stage  en  Italie,  mais  est  fort 
heureusement  détourné  de  ce  voyage  banal  par  un  ami  qui  revient  d'A- 
frique et  qui  lui  montre  quelques  aquarelles  et  dessins  faits  là-bas.  Le 
jeune  homme  se  sent  attiré  par  ce  pays  et,  en  1846,  il  y  fera  son  premier 
voyage,  suivi,  en  1847,  d'un  séjour  plus  prolongé.  Les  tableaux  qu'il  fait 
d'après  ses  impressions  algériennes  ont  du  succès  et  se  vendent  bien;  ses  ex- 
positions au  Salon  sont  remarquées  et  Théophile  Gautier  en  fait  l'éloge 
dans  son  feuilleotn.  Sa  famille  commence  à  s'intéresser  à  la  vocation  et  à  la 
profession  du  jeune  artiste  et  lui  laisse  désormais  la  liberté  de  les  cultiver. 
Fromentin  se  marie  avec  Marie  de  Beaumont,  la  nièce  de  son  ami  A. 
du  Mesnil  et  part  avec  elle  (1851)  pour  cette  Algérie,  dont  il  est  devenu 
le  peintre  attitré. 

Des  lors,  et  pendant  vingt-cinq  ans,  Fromentin  aura  une  vie  de 
travail  et  de  succès  à  peu  près  continus:  la  première  médaille  du  Salon 
(1857),  la  Légion  d'Honneur  (1859)  viennent  le  récompenser;  l'ai- 
sance lui  est  assurée  par  les  commandes  d'une  clientèle  qui  ne  se  lasse 
pas  de  son  Algérie  et  même  qui  l'y  confine,  boudant  à  ses  tentatives  de 

1  Etudes  sur  la  littérature  contemporaine,  t.  II  et  t.  VI. 

2  Revue  des  Deux-Mondes,   1939. 


438  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

s'en  évader  quand  il  veut  peindre  Venise  ou  des  Centauresses.  Pour  se 
renouveler  dans  son  genre,  Fromentin  se  met  à  écrire  ses  impressions  de 
voyage.  C'est  Buloz  qui  le  décide  à  les  publier  dans  la  Revue  des  Deux- 
Mondes,  où  il  donne  avec  succès  son  Été  dans  le  Sahara  (1856)  et  son 
Année  dans  le  Sahel  (1858).  Mais  Buloz,  à  sa  conversation,  devine  le 
romancier  et  l'amène  à  écrire  son  roman  (1862)  Dominique,  où,  comme 
nous  allons  le  voir,  il  s'est  peint  lui-même  et  a  raconté,  en  l'idéalisant, 
sa  grande  aventure  sentimentale  de  jeunesse. 

Désormais,  aux  yeux  des  connaisseurs,  Fromentin  appartient  à  la 
littérature  autant  qu'à  la  peinture  et  pourtant,  c'est  à  partir  de  ce  moment 
qu'il  cesse  d'écrire.  S'il  faut  en  croire  Goncourt  (Journal,  t. V, p. 189), 
l'auteur  de  Dominique  lui  aurait  confié  que,  s'il  n'avait  pas  eu  de  charges 
de  famille,  il  aurait  quitté  la  peinture  pour  aller  s'enfermer  dans  la 
solitude  et  passer  tout  le  reste  de  sa  vie  à  écrire.  Il  était  tourmenté  par 
le  désir  de  donner  quelque  chose  sur  l'Egypte  et  longtemps,  dit  le 
Journal  des  Goncourt  (t.  V,  p.  147) ,  «  il  nous  décrit  ce  pays  avec  une 
mémoire  qui  a  le  souvenir  du  jour,  du  vent,  du  nuage,  une  mémoire 
locale  inouïe  mettant  avec  la  couleur  de  sa  parole,  sous  nos  yeux,  les 
tournants  du  Nil  ».  Ces  projets  n'eurent  pas  de  suite  et  Fromentin,  rivé 
par  le  succès  à  son  travail  de  peintre,  s'y  consacra  exclusivement  jusqu'à 
sa  mort,  en  1876,  à  Saint-Maurice,  où  il  était  parti  chercher  un  peu  de 
repos. 

Fromentin  nous  a  laissé  de  lui-même  un  portrait  de  jeunesse 
(1843),  fait  au  crayon  et  qui  le  montre  avec  de  longs  cheveux  flottant 
sur  ses  épaules,  les  yeux  longs  et  rêveurs,  la  moustache  effilée,  l'air  alan- 
gui,  fatal,  très  romantique.  Plus  tard,  il  avait  coupé  sa  chevelure,  et 
laissé  croître  sa  barbe;  son  visage  était  doux  et  sévère,  creusé  par  les 
fatigues  du  travail  et  des  voyages  et  par  une  santé  chétive.  George  Sand, 
dans  une  lettre  à  Jules  Claretie,  l'a  dépeint  ainsi:  «  Eugène  Fromentin 
est  petit  et  délicatement  constitué.  Sa  figure  est  saisissante  d'expression; 
ses  yeux  sont  magnifiques.  Sa  conversation  est  comme  sa  peinture  et 
comme  ses  écrits,  brillante  et  forte,  solide,  colorée,  pleine.  On  l'écouterait 
toute  la  vie.  Il  jouit  d'une  considération  méritée,  sa  vie  étant,  comme 
son  esprit,  un  modèle  de  délicatesse,  de  goût,  de  persévérance  et  de  dis- 
tinction. Il  a  des  amis  sérieux,  dévoués,  une  femme  charmante.  Heureux 


EN  RELISANT  «DOMINIQUE»  439 

ceux  qui  peuvent  vivre  dans  l'intimité  de  cet  homme  exquis   à   tous 
égards.  » 

Ce  jugement  moral  paraît  avoir  été  celui  de  tous  ses  contemporains. 
C'était  une  véritable  sensitive,  nous  dit  L.  Gonse,  le  meilleur  peut-être 
de  ses  biographes  3,  une  âme  vibrante  et  chaude,  sous  une  grande  réserve 
de  manières.  Il  savait  discipliner  sa  sensibilité,  se  concentrer  pour  la  mé- 
ditation et  s'imposer  la  continuité  de  l'action  créatrice. 


De  cette  «  vie  simple  et  sans  événements...  entièrement  liée  à  son 
travail  »  (Gonse) ,  à  sa  famille,  à  ses  amis,  Fromentin  va  pourtant  tirer 
un  épisode  suffisant  pour  emplir  tout  son  roman.  Il  s'agit  de  son  amour 
de  jeunesse,  qui  n'eut,  semble-t-il,  aucune  influence  sur  le  développement 
pratique  de  son  existence,  mais  qui  fournit  à  sa  sensibilité,  à  son  imagi- 
nation, un  stimulant  puissant,  au  début  de  sa  vie  et,  plus  tard,  nourrit 
sa  mémoire  affective  et  offrit  une  matière  de  choix  à  sa  création  littéraire. 
En  résumant  rapidement  l'intrigue  de  Dominique,  et  en  évoquant  les 
personnages  et  les  milieux  que  Fromentin  y  a  décrits,  nous  verrons 
comment  l'autobiographie  se  transfigure  dans  le  roman  et  comment  la 
vie  réelle  y  pénètre  de  toutes  parts,  pour  s'y  recomposer  et  y  prendre 
toute  sa  valeur  esthétique. 

Ce  roman  est  fait  sous  forme  de  récit  personnel,  mode  de  présen- 
tation encore  utilisé  de  nos  jours  avec  succès.  Dans  le  préambule,  Fro- 
mentin nous  introduit  au  Château  des  Trembles,  où  vit  Dominique  de 
Bray,  âgé  alors  d'une  quarantaine  d'années  —  l'âge  de  l'auteur  quand 
il  écrit  son  livre  —  et  vivant  là,  en  gentilhomme  campagnard,  retiré  du 
monde,  avec  sa  femme,  ses  enfants,  au  milieu  des  paysans  du  village  de 
Villeneuve  dont  il  est  maire  et  près  de  la  petite  ville  d'Ormesson,  où  il 
va  rarement.  Dominique  raconte  sa  vie  d'enfant  rêveur  et  doux  aux 
Trembles,  au  milieu  de  ses  parents  et  de  leurs  vieux  domestiques,  confié 
aux  soins  d'un  précepteur,  Augustin,  homme  d'études,  volonté  ferme, 
qui  le  prépare  à  entrer  au  collège.  Quand  il  y  est,  il  s'y  lie  avec  Olivier 
d'Orsel,   adolescent  déjà  beaucoup  plus  mûri  que  lui  et  qui  affecte  le 

3   Louis  GONSE,  Eugène  Fromentin,  peintre  et  écrivain,   1887. 


REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA  440 

dandysme  et  la  désinvolture  à  la  mode.  Dominique  devient  bientôt  un 
familier  de  l'hôtel  d'Orsel  et  fait  la  connaissance  des  deux  cousines  de 
son  ami,  Julia,  encore  une  enfant,  et  Madeleine,  d'un  an  plus  âgée  que 
lui,  pour  laquelle  il  éprouve  tout  de  suite  un  attachement  profond  et 
pur.  Ce  sentiment  commence  à  se  transformer  et  se  fait  plus  vif,  au  retour 
d'une  absence  de  Madeleine,  d'où  elle  revient  en  quelque  sorte  transfi- 
gurée et  que  Dominique  regarde  avec  des  yeux  nouveaux.  C'est  seulement 
quand  on  lui  annonce  les  fiançailles  de  Madeleine  qu'il  se  sent  subitement 
possédé  par  un  amour  violent,  obsédant  et  sans  espoir. 

A  Paris,  où  les  nouveaux  mariés  vont  résider,  Dominique  reverra 
souvent  Madeleine.  Elle  s'aperçoit  peu  à  peu  du  trouble  du  jeune  homme, 
feint  de  l'ignorer,  esquive  les  aveux  qu'elle  le  sent  constamment  prêt  à  lui 
faire.  Elle  veut  aller  plus  loin  et  tenter  de  guérir  Dominique  d'une  pas- 
sion qu'elle  entend  bien  décourager,  mais  c'est  elle  qui,  lentement  d'a- 
bord, puis  brusquement,  se  sent  envahie  par  l'amour.  Dans  une  scène 
poignante,  les  aveux  réciproques  sont  échangés  et  la  passion  y  atteint 
un  tel  degré  qu'il  semble  impossible  que  les  deux  jeunes  gens  ne  s'y  aban- 
donnent pas  complètement.  Pourtant,  Madeleine  se  ressaisit,  supplie 
Dominique  d'avoir  pitié  d'elle  et  celui-ci,  bouleversé  par  l'émotion, 
rappelé  à  la  raison  par  un  sursaut  de  conscience,  s'enfuit  pour  toujours. 
C'est  alors  qu'il  vient  chercher  l'apaisement  du  cœur  et  refaire  sa  vie  aux 
Trembles,  où  Fromentin  est  censé  avoir  entendu  ses  confidences. 


On  voit  immédiatement  ce  que  le  roman  doit  à  la  biographie  même 
de  l'auteur.  Elle  y  apparaît  à  tout  instant,  dans  l'affabulation  même  du 
livre  et,  plus  encore,  dans  l'analyse  des  sentiments  ou  dans  la  peinture 
des  paysages;  elle  s'y  mêle  aussi,  constamment,  à  l'invention,  à  l'idéali- 
sation du  réel;  les  confidences  de  l'homme  s'y  entrelacent  et  s'y  confon- 
dent parfois  avec  les  imaginations  du  poète.  C'est,  en  somme,  une  auto- 
biographie assez  libre,  où  le  Fromentin  vrai  se  mêle  à  celui  qu'il  aurait 
pu  être,  où  personnages  et  aventures  sont  ce  qu'il  eût  peut-être  souhaité 
qu'ils  fussent  dans  le  réel,  à  la  fois  idéalisés  et  dramatisés.  La  vie  de  Fro- 
mentin fut,  fort  heureusement,  moins  secouée  que  celle  de  Dominique 
et  il  sut  aussi  réagir  plus  courageusement  encore  que  son  héros,  continuant 


EN  RELISANT   «DOMINIQUE»  441 

à  lutter  dans  l'existence  et  faisant  non  pas  un  mariage  de  raison,  com- 
me lui,  mais  un  vrai  mariage  d'amour,  qui  effaçait  tout  vestige  de 
l'amourette  d'enfance.  Il  s'est  mis,  pourtant,  tout  entier  dans  le  héros 
de  son  roman,  avec  ses  sentiments  ardents,  avec  son  besoin  douloureux 
de  s'analyser  et  même  avec  cette  manie  qui  lui  était  personnelle,  de  cou- 
vrir les  murs  de  sa  chambre,  de  notes  ou  de  signes  secrets  pour  fixer  le 
souvenir  des  moments  de  sa  vie  qu'il  jugeait  importants. 

Madeleine  a  pour  type  original  cette  jeune  femme  créole  que  Fro- 
mentin aima,  mais  elle  est  infiniment  supérieure  au  modèle.  Léocadie 
semble  avoir  été  de  tête  assez  légère  et  de  cœur  peu  romantique;  elle 
ne  partagea  aucunement  la  passion  d'Eugène,  dont  elle  était  séparée 
par  une  différence  d'âge  plus  grande  que  Dominique  de  Madeleine.  Bien 
loin  qu'il  y  ait  eu,  entre  eux,  aveux  et  séparation  déchirante,  c'est  Fro- 
mentin seul  qu'il  fallut  guérir  d'une  passion  d'adolescent  qui  s'illusionne 
sur  lui-même  et  sur  autrui,  tandis  que  la  jeune  femme  vivait  tranquille- 
ment dans  son  foyer.  Quant  aux  personnages  secondaires,  on  reconnaît 
dans  Augustin,  l'ami  de  Fromentin,  ce  Bataillard  qui  fut  son  mentor, 
comme  on  retrouve,  en  Olivier  d'Orsel,  l'ami  de  collège,  Léon  Mou- 
liade,  éblouissant  de  hardiesse  et  de  dandysme. 

Puisque  Fromentin  n'a  pas  puisé  dans  sa  propre  vie  tout  le  roman 
de  Dominique,  il  était  inévitable  qu'on  lui  cherchât  des  sources.  G. 
Pailhès4  a  tenté  de  démontrer  qu'il  se  serait  inspiré  de  très  près  du  roman 
de  Mme  de  Duras,  Edouard  et  il  veut  trouver,  entre  les  deux  ouvrages, 
des  analogies  de  situations  et  même  d'expressions.  P.  Blanchon,  l'édi- 
teur de  la  Correspondance  de  Fromentin  5,  a  combattu  cette  opinion 
d'une  manière  qui  semble  très  pertinente.  Faute  de  pouvoir  entrer  ici 
dans  cette  controverse,  je  me  bornerai  à  constater  que  les  deux  romans 
diffèrent  beaucoup  :  chez  Fromentin,  la  passion  ne  triomphe  pas,  le 
souci  de  la  vie  morale  est  constant,  le  dénouement  est  austère  et  sain 
et,  tandis  qu'Edouard  s'enfonce  dans  le  découragement  final,  Domi- 
nique se  ressaisit  et  refait  sa  vie.  Assurément,  Fromentin  a  lu  Edouard 
et  il  en  parle  même  dans  ses  lettres  de  jeunesse,  mais  on  ne  saurait  voir 
d'inspiration  directe    tirée    de    ce    roman  dans  Dominique.     On  pourrait 

4  Revue  Bleue,   13  et  20  mars   1909. 

5  Revue  Bleue,  5  et   1  2  juin   1909. 


442  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

aussi  bien,  à  propos  de  celui-ci,  alléguer  René,  Valérie,  Adolphe  ou 
Obermann  et  pour  Dominique  comme  pour  Edouard,  c'est  à  la  Prin- 
cesse de  Clèves  qu'il  faut  remonter.  Rien  d'étonnant  à  ce  qu'on  retrouve 
des  analogies  dans  deux  ouvrages  qui  appartiennent  tous  deux  au  même 
genre,  celui  du  roman  d'analyse  et  de  la  confidence  personnelle. 

La  vérité,  c'est  que  Dominique  est  une  oeuvre  qui  tient  trop  à  la 
vie  même,  à  la  personnalité  de  son  auteur  pour  rien  devoir  d'essentiel 
à  des  influences  extérieures.  C'est  le  seul  roman  que  Fromentin  ait  écrit 
et  l'on  ne  saurait  attribuer  cette  limitation  volontaire  ni  à  la  déception 
que  put  lui  causer  l'indifférence  du  grand  public,  ni  au  désir  d'écrire 
des  ouvrages  d'un  autre  genre,  ni  enfin  au  manque  de  temps.  Il  semble 
plutôt  que  Fromentin,  en  écrivant  Dominique,  ait  voulu  s'exorciser 
de  vieux  fantômes  qui  hantaient  encore  son  coeur  et  sa  mémoire,  qu'il 
ait  goûté  une  sorte  de  délectation  à  rechercher  au  fond  de  ses  souvenirs 
les  expressions  lointaines  d'une  personnalité  qui  avait  été  la  sienne, 
l'autre  homme  qui  avait  existé  en  lui,  et  qu'ayant  achevé  l'œuvre  ainsi 
longtemps  portée  dans  son  esprit,  il  ait  eu  le  sentiment  d'avoir  rempli 
sa  tâche  et  voulu  s'en  tenir  là. 

Ce  qui  confirme  l'originalité  et  l'authenticité  de  ces  confidences 
romancées  dont  est  fait  Dominique,  c'est  la  façon  dont  le  roman  fut 
écrit  et  qui  révèle  tout  un  côté  de  la  psychologie  intellectuelle  de  Fro- 
mentin. Ses  confidences  sont  composées  d'impressions  plutôt  que  d'évé- 
nements, comme  le  remarquait  l'un  des  premiers  comptes  rendus  de  son 
livre  (celui  de  Félix  Frank,  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  du  15 
juillet  1863).  Fromentin  a  plusieurs  fois  raconté  comment  les  souve- 
nirs se  formaient  en  lui:  ils  ne  se  précisaient  que  longtemps  après  les 
impressions  reçues,  quand  une  période  d'apaisement,  de  recueillement  les 
avait  épurés,  avant  de  les  incorporer  à  son  être  intime.  «  Il  se  formait 
en  moi,  dit-il  dans  une  de  ses  lettres,  une  mémoire  assez  peu  sensible  aux 
faits,  mais  d'une  aptitude  singulière  à  se  pénétrer  des  impressions.  » 
Et,  aux  Goncourt  (Journal,  t.  II,  1865,  p.  217),  il  dit  qu'il  n'écrit 
et  ne  peint  que  de  souvenir,  sans  prendre  de  notes  ou  de  croquis,  et  que 
les  choses  lui  reviennent  des  années  après.  Fromentin  est  donc  doué 
de  ce  que  les  psychologues  d'aujourd'hui  appellent  la  mémoire  affec- 
tive, qui  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  personnel  au  monde.  C'est  elle  qui  a 


EN  RELISANT  «DOMINIQUE»  443 

aidé  et  inspiré  l'art  du  romancier,  beaucoup  plus  que  la  matérialité  des 
événements  de  sa  vie  ou  que  l'influence  de  ses  lectures,  pour  la  création 
de  Dominique,  avec  ses  personnages,  ses  sentiments,  ses  paysages,  sur 
lesquels  il  nous  faut  maintenant  insister  quelque  peu. 


Dominique  peut,  de  prime  abord,  apparaître  comme  un  rêveur  et 
comme  préoccupé  surtout  de  s'analyser.  Mais  la  mélancolie  répandue 
dans  toute  sa  vie  risque  de  nous  cacher,  sous  une  sorte  de  brume  élé- 
giaque,  le  véritable  personnage  que  Fromentin  a  créé.  En  réalité,  Domi- 
nique est  une  âme  fine  et  tendre,  mais  c'est  aussi  un  caractère  droit  et 
courageux.  Il  est  sincère  envers  lui-même,  par  exemple,  quand  il  renonce 
à  ses  ambitions  parce  qu'il  se  juge  médiocre  et  surtout  quand  il  surmonte 
sa  passion,  par  respect  pour  la  femme  qu'il  aime.  Son  âme  est  sans 
cesse  agitée  par  le  conflit  de  la  passion  et  du  devoir,  de  l'imagination 
poétique  et  de  la  sincérité  lucide  et  c'est  par  des  résolutions  viriles, 
par  un  noble  sacrifice  qu'il  les  résout.  A  certains  endroits,  par  exemple, 
quand  il  semble  prendre  plaisir  à  vouloir  infliger  à  Madeleine  des  aveux 
qu'elle  ne  veut  pas  entendre,  il  peut  faire  songer  à  Julien  Sorel.  Mais 
c'est  à  René  qu'on  l'a  comparé  le  plus  souvent,  parce  que  ces  deux  héros 
de  roman  sont  atteints  de  ce  «  mal  du  siècle  »,  la  mélancolie  roman- 
tique; Dominique  a,  comme  René,  «  le  don  cruel  d'assister  à  la  vie 
comme  à  un  spectacle  donné  par  un  autre  »  et  il  s'observe  avec  une 
insistance  douloureuse.  Il  diffère  pourtant  du  personnage  de  Chateau- 
briand en  ce  qu'il  ne  se  fige  pas,  comme  René,  dans  une  attitude  passive 
de  dégoût  et  de  dépression;  il  se  ressaisit,  accepte  la  vie,  se  dévoue  à 
ses  devoirs  familiaux  et  sociaux. 

Le  personnage  de  Madeleine  a  donné  lieu  à  des  jugements  contra- 
dictoires. Pour  René  Bazin 6,  Dominique  «  est  un  roman  d'homme, 
intéressant  surtout  pour  les  hommes  »  et  le  personnage  de  Madeleine 
lui  apparaît  comme  «  insuffisamment  fouillé  et  d'ailleurs  non  exempt 
de  contradictions  ».  A  Emile  Henriot  7,   au  contraire,   le  personnage  de 

6  Questions  littéraires  et  sociales,   1906. 

7  Revue  des   Deux-Mondes,    1935. 


444  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Madeleine  apparaît  «  plus  fouillé  que  celui  de  Dominique  »  et  il  fait 
observer  avec  quel  art  Fromentin  a  su  nous  montrer  l'évolution  de  cette 
âme,  la  souplesse  avec  laquelle  l'héroïne  comprend  les  situations  mou- 
vantes et  sait  y  faire  face.  Cette  dernière  opinion  nous  semble  la  plus 
juste.  Qu'il  y  ait  des  contradictions  dans  l'esprit  de  Madeleine,  n'est-ce 
pas  là,  précisément,  la  preuve  que  Fromentin  a  bien  saisi  le  caractère 
féminin?  Et  ces  contradictions  ne  peuvent-elles  s'expliquer  par  la  lutte 
qui  se  fait  dans  l'âme  de  la  jeune  femme  entre  la  passion,  les  impul- 
sions de  son  tempérament  et  le  sentiment  du  devoir,  l'impératif  moral? 
Elle  met  longtemps  à  prendre  conscience  de  ses  sentiments;  elle  y  ré- 
siste, elle  en  éprouve  à  la  fois  angoisse  et  bonheur  et  c'est  au  moment 
où  le  péril  est  le  plus  grand  pour  elle  qu'un  sursaut  de  sa  conscience 
l'arrête  et  l'arrache  à  un  amour  qui  serait  coupable.  Qu'adviendra-t-il 
d'elle  après  cette  rupture?  Fromentin  ne  nous  l'a  pas  dit  et  nous  pou- 
vons supposer  soit  que  Madeleine  mourra  de  chagrin,  comme  Julia, 
sa  jeune  sœur,  désespérée  de  se  voir  dédaignée  par  Olivier,  soit  que, 
comme  Dominique,  elle  aura  la  force  d'âme  de  surmonter  la  crise  morale 
et  de  trouver  le  bonheur  dans  une  vie  simple,  sincère  et  droite. 

Les  caractères  secondaires  du  livre  sont  tracés  avec  netteté:  Olivier, 
personnage  romantique  à  la  manière  de  ceux  de  Musset,  mystérieux  et 
amer,  railleur  et  désespéré,  montre,  lui  aussi,  une  vue  claire  des  réalités 
psychologiques  et  c'est  lui,  peut-être,  qui  éclaire  le  mieux  Dominique 
sur  ses  propres  sentiments  et  qui  lui  indique  le  plus  courageusement 
le  parti  à  prendre  pour  se  tirer  d'une  situation  impossible.  Le  plébéien 
Augustin  contraste  vivement  avec  l'aristocrate  Olivier:  homme  de  vo- 
lonté, il  accepte  la  vie  sans  trop  se  faire  d'illusions  optimistes,  mais  il 
est  doué  d'une  parfaite  lucidité  morale  et  d'une  énergie  qui  lui  fait 
toujours  accomplir  le  devoir  une  fois  reconnu.  Bien  que  secondaire  dans 
l'action  du  roman,  il  contribue  beaucoup  à  lui  donner  sa  haute  signi- 
fication morale. 

Car,  bien  loin  d'induire  au  désespoir  et  au  découragement,  Domi- 
nique est  un  roman  fortifiant  pour  qui  sait  en  pénétrer  le  sens  profond. 
Emile  Montégut  8,  qui  l'a  jugé  avec  sévérité,  y  voit  «  le  roman  des 
ratés»,  parce  qu'aucun  de  ses  personnages  n'y  atteint  son  but  et  n'y 

8   Revue  des  Deux-Mondes,   lor  décembre   1877. 


EN  RELISANT  «DOMINIQUE»  445 

trouve  la  plénitude  du  succès  ou  du  bonheur:  Madeleine  est  malheu- 
reuse, Dominique  renonce  à  sa  carrière  et  Olivier  tente  de  se  tuer.  Mais, 
c'est  à  la  fois  trop  simplifier  et  exagérer  les  choses  que  de  les  voir  ainsi. 
Dominique  et  Madeleine  apparaissent  malheureux,  ce  qui  est  naturel 
pour  des  âmes  bouleversées  par  une  passion  violente.  Mais  il  est  impos- 
sible qu'ils  n'aient  pas  aussi  la  satisfaction,  austère  peut-être,  mais  cer- 
taine, de  l'avoir  surmontée.  Dominique,  à  la  différence  d'Obermann, 
auquel  Montégut  le  compare,  ne  s'écroule  pas  dans  le  désespoir  et  recons- 
truit une  vie  où  il  trouve  le  bonheur  grave  d'un  homme  qui  a  pris 
charge  d'âmes  et  accepté  l'action.  Les  seuls  personnages  vraiment  mal- 
heureux dans  Dominique,  ce  sont  Julia,  trop  faible  pour  réagir  contre 
la  passion,  et  Olivier  l'égoïste.  En  revanche,  le  personnage  d'Augustin, 
s'il  apparaît  un  peu  plus  froid  que  les  autres,  nous  montre  la  réussite 
du  sens  moral  joint  à  la  volonté  de  travail. 

La  dernière  page  du  livre  nous  fait  voir  Dominique,  entouré  de 
sa  femme  et  de  ses  enfants,  tous  beaux  et  sains,  et  nous  assure  qu'il  a 
«  trouvé  le  repos  dans  des  affections  sans  troubles  ».  Elle  fait  aussi 
apparaître  Augustin,  l'ancien  précepteur  de  Dominique,  devenu  un  hom- 
me important  dans  la  société,  qui  tire  la  morale  du  livre,  en  donnant 
à  son  ancien  élève  des  avis  qui  correspondaient,  certes,  à  la  pensée  pro- 
fonde de  Fromentin.  «  La  vie,  croyez-moi,  dit-il  à  Dominique,  voilà 
la  grande  antithèse  et  le  remède  à  toutes  les  souffrances  dont  le  principe 
est  une  erreur.  Elle  comble  les  coeurs  les  plus  avides,  elle  a  de  quoi  ravir 
les  plus  exigeants.  » 

Ce  qui  ajoute  encore  à  l'impression  de  santé  morale  qui  se  dégage 
de  Dominique,  c'est  que  tous  les  personnages  y  sont  estimables,  même 
Olivier  le  dandy,  car  il  souffre  des  faiblesses  de  sa  nature.  C'est  aussi 
que  tous  sont  empreints  d'une  humanité  profonde.  «  Derrière  les  hom- 
mes qu'il  nous  montre,  remarque  Schérer,  il  y  a  l'homme,  il  y  a  nous- 
mêmes,  notre  destinée,  celle  que  nous  avons  vécue  et  celle  qui  nous 
échappe  ...»  Fromentin  a  su  présenter  ses  personnages  dans  leurs  traits 
essentiels,  sans  en  alourdir  le  portrait  par  des  détails  qui  peuvent  fati- 
guer et  égarer  l'esprit  du  lecteur,  et  cette  sobriété  est  de  l'effet  le  plus 
intense. 


446  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Connaissant  le  caractère  que  Fromentin  a  donné  à  ses  personnages 
ainsi  que  sa  propre  conception  de  la  vie  morale,  il  devient  facile  d'ad- 
mettre et  de  comprendre  le  dénouement  de  Dominique,  qui  n'a  pas 
soulevé  moins  de  discussions  que  celui  de  la  Princesse  de  Clèves,  avec 
lequel  il  n'est  pas  sans  analogies.  Il  y  a  là  une  scène  vraiment  poignante: 
les  personnages  semblent  à  la  limite  extrême  de  la  passion,  au  point 
où  il  est  rare  qu'elle  puisse  encore  se  contrôler.  Cependant  Madeleine 
trouve  dans  son  trouble  l'instant  de  lucidité  qui  la  fait  supplier  Domi- 
nique de  lui  épargner  la  chute  et  Dominique  a  la  force  morale  de  se 
maîtriser  et  de  s'enfuir. 

L'amour  fait  quit  renonce  à  tous  les  biens  d'amour,  comme  ce 
Damon  des  Pastorales  de  Fontenelle,  dont  l'aventure  finit  comme  celle 
du  célèbre  roman  de  Mme  de  Lafayette.  «  N'est-ce  pas  une  espèce  de  mira- 
cle si  Dominique  et  Madeleine  s'arrêtent  court  sur  cette  voie  périlleuse 
et  si  l'heure  solennelle  qui  devait  les  perdre  les  sauve  de  leur  propre  fai- 
blesse?;» se  demandait,  dès  la  publication  du  livre,  le  critique  de  la 
Revue  des  Deux-Mondes.  Et  Sainte-Beuve 9,  lui  aussi  et  avec  plus 
d'insistance,  critiquait  ce  dénouement:  «  La  situation,  si  bien  amenée, 
si  bien  poussée  jusqu'au  bord  extrême  du  précipice,  n'est  point  vidée 
avec  une  entière  franchise  et  n'aboutit  pas.  Le  roman  n'est  pas  entière- 
ment d'accord  avec  la  vérité  humaine  ...  Le  propre  de  la  passion  arrivée 
à  son  paroxysme  est  de  n'avoir  aucun  scrupule  .  .  .  aucun  remords 
actuel.  » 

L'observation  est  très  juste,  mais  Sainte-Beuve  a  tort,  semble-t-il, 
d'en  conclure  que  Dominique  n'éprouve  qu'un  amour  faible,  «  qui  a 
pris  sa  crainte  pour  de  la  vertu,  sa  timidité  pour  un  stoïque  effort  )>. 
Notons  que,  s'il  en  était  ainsi,  nous  serions  en  plein  dans  «  la  vérité 
humaine  »  que  le  critique  juge  méconnue.  Mais,  Dominique,  loin  d'être 
veule  en  Ja  circonstance,  a  pris,  dans  l'habitude  de  l'analyse,  la  faculté 
de  se  comprendre,  donc  de  se  juger;  d'autre  part,  il  trouve,  dans  le  fond 
de  sa  nature  morale,  la  force  de  se  maîtriser.  Madeleine,  moins  portée 
à  inspecter  tous  les  mouvements  de  son  âme,  a  les  intuitions  sentimentales 
qui  suppléent  l'analyse;    elle   a   surtout   des   réflexes   d'honnête   femme. 

9  Nouveaux  Lundis,   t.   VII,    reproduisant   l'étude  parue   dans   k   Constitutionnel, 
8    février    1864. 


EN  RELISANT   «DOMINIQUE»  447 

Elle  n'a  rien  d'une  Mme  Bovary;  on  la  rapprocherait  plutôt  d'une 
Andromaque  ou  d'une  Bérénice,  comme  le  fait  V.  Giraud,  ou  des 
héroïnes  de  Corneille,  comme  le  fait  Emile  Henriot,  ou  encore  d'une 
Éloa,  qui  ne  devrait  peut-être  son  salut  qu'au  fait  d'être  aux  prises 
avec  un  homme  et  non  avec  le  démon. 

Le  dénouement  du  roman  est  donc  dans  la  logique  du  caractère  de 
ses  personnages.  Il  est  aussi  très  cohérent  avec  le  tempérament  littéraire 
de  Fromentin:  il  semble  que  l'auteur,  qui  transposait,  en  les  transfigurant, 
les  souvenirs  de  ses  propres  sentiments,  ait  tenu  à  n'en  pas  gâter  la  pureté 
par  un  dénouement  banal.  Tout,  dans  son  livre,  est  fait  de  fines  nuances 
et  tout  y  est  harmonieux:  les  situations,  les  sentiments  et  jusqu'aux  pay- 
sages et  à  l'expression.  La  moindre  brutalité  dans  le  dénouement  aurait 
rompu  cette  harmonie;  celui  qu'il  a  choisi  n'est  pas  une  impossibilité,  mais 
seulement  un  cas  exceptionnel,  comme  l'est  toujours  le  triomphe  complet 
sur  soi-même,  mais  il  reste  profondément  humain.  Ne  regrettons  pas  ce 
choix,  qui  rend  le  roman  plus  achevé  et  plus  pur. 


Malgré  la  longueur  de  cette  étude,  il  faut  dire  quelques  mots  de  l'art 
de  Fromentin,  notamment  comme  paysagiste  et  comme  écrivain.  Fromen- 
tin a  peint  ses  paysages  d'après  nature  et  d'après  ses  souvenirs,  ce  qui  leur 
donne  à  la  fois  de  la  vérité  et  du  «  fondu  ».  Les  lieux  où  il  fait  vivre 
Dominique  sont  ceux-là  même  où  s'est  passée  sa  propre  enfance;  Saint- 
Maurice  et  La  Rochelle  deviennent  respectivement  Villeneuve  et  Ormes- 
son  dans  le  roman.  Des  historiens  littéraires,  comme  Edmond  Pilon  et 
Louis  Gillet  10,  sont  allés  faire  «  le  pèlerinage  de  Dominique  »  ;  ils  ont 
retrouvé  la  maison  familiale  de  Saint-Maurice,  devenue  le  manoir  des 
Trembles,  avec  sa  terrasse  ombragée  de  vignes  et  son  allée  de  tilleuls,  la 
vieille  ville  recueillie  et  pittoresque  de  La  Rochelle,  la  terre  d'Aunis  et 
Saintonge.  La  maison  est  restée  intacte,  la  ville  a  très  peu  changé  et  si  la 
campagne  saintongeaise  a  vu,  depuis  un  siècle,  disparaître  quelques  marais 
et  apparaître  quelques  routes,  ses  horizons  lointains,  que  la  mer  prolonge, 
son  ciel  tout  à  la  fois  lumineux  et  brouillé  sont  toujours  là,  semblables  à 

30   E.   PILON,  dans  Revue  des  Deux-Mondes,    1920;   L.   GlLLET,   dans  Revue  de 
Pans,   1er  août   1905. 


448  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

eux-mêmes.  Tout  est  bien  tel  que  Fromentin  l'a  vu  et  fait  voir,  grâce  au 
sentiment  profond  qu'il  éprouvait  de  la  beauté  particulière  de  cette  nature 
et  grâce  à  la  délicate  finesse  de  son  art.  On  sent,  dans  ses  descriptions  de 
la  nature,  qu'il  fut  non  seulement  peintre,  mais  aussi  naturaliste  et  chas- 
seur, et  surtout  poète.  C'est  de  cette  dernière  qualité  que  ses  paysages 
tirent  ce  qu'ils  ont  de  prenant  pour  le  lecteur. 

Il  est  des  aspects  de  la  nature  que  Fromentin  préfère  à  tous  autres: 
tel  «  le  double  horizon  plat  de  la  campagne  et  des  flots  »  qui  devient 
«  d'une  grandeur  saisissante  à  force  d'être  vide  »  (Dominique)  et  qu'il 
fera  souvent  réapparaître  dans  son  livre  (dans  la  scène  du  phare,  par  exem- 
ple) .  Il  chérit  aussi  certains  «  instants  »,  tels  qu'une  fin  de  jour  en  sep- 
tembre, au-dessus  des  guérets  fraîchement  labourés,  les  changements  de 
saison  et,  par  dessus  tout,  l'automne,  dont  son  roman  est  comme  impré- 
gné et  dont  il  reflète  toute  la  mélancolique  beauté. 

Le  paysage,  dans  Dominique,  est  tout  autre  chose  qu'un  exercice  de 
description  ou  un  cadre  arbitrairement  choisi.  Il  fait  corps  avec  le  con- 
tenu psychologique  du  roman  et  apparaît  comme  une  sorte  de  grand  per- 
sonnage muet,  toujours  présent  à  l'esprit  des  autres,  toujours  mêlé  à  l'ac- 
tion sentimentale.  C'est  que,  pour  Fromentin,  la  nature  n'est  pas  indif- 
férente; il  parle,  quelque  part,  de  «  l'âme  des  choses  insensibles  »,  avec  un 
accent  lamartinien  et  il  pénètre  jusqu'à  cette  âme,  dépassant  la  simple  des- 
cription extérieure  d'un  Théophile  Gautier.  Il  l'exprime  si  bien  que,  fré- 
quemment, il  lui  arrive  d'employer,  pour  décrire  un  paysage,  des  termes 
chargés  de  signification  humaine:  il  compare  un  paysage  d'été,  avec  un 
soleil  blanc  et  une  bise  fraîche,  à  la  sensation  trouble  de  l'esprit  partagé 
entre  l'amour  et  la  haine;  ailleurs,  décrivant  la  campagne  de  l'Aunis,  il 
parle  de  «cette  nature  résistante  et  sans  dureté,  patiente,  unie));  ailleurs 
encore,  il  nous  décrit  «  un  ciel  balayé,  brouillé,  soucieux  »,  ou  bien  «  des 
arbres  bourrus  de  forme  et  de  feuillage  »,  ou  encore  des  paysages  somno- 
lents,  suivant  ainsi  une  inspiration  qu'on  trouve  déjà  chez  Bernardin  de 
Saint-Pierre  et  Chateaubriand. 

Fromentin  est  un  écrivain-né,  qui  saisit  toutes  les  nuances  des  pay- 
sages aussi  bien  que  celles  des  âmes  et  qui  trouve,  pour  les  rendre,  les  ex- 
pressions, la  formule  justes,  sans  lyrisme  et  sans  platitude.  Maître  dans 
les  deux  arts  où  il  s'est  exercé,  il  a  su  compléter  sa  peinture  par  sa  littéra- 


EN  RELISANT  «DOMINIQUE»  449 

ture,  sans  jamais  mélanger  les  procédés.  La  fermeté  de  sa  plume  égale 
celle  de  son  pinceau  et  s'il  est  arrivé  plus  vite  à  la  maturité  dans  la  prose 
que  dans  la  peinture,  il  le  doit,  sans  nul  doute,  aux  quelque  cinq  à  six  mille 
vers  qu'il  fit  dans  sa  jeunesse  et  auxquels  la  phrase  de  Dominique  doit  sa 
limpidité  et  sa  mélodie.  Dans  ses  deux  arts,  il  apporta  le  même  goût  de  la 
perfection,  le  même  désir,  heureusement  accompli,  de  ne  laisser  que  des 
œuvres  achevées. 


Dominique  échoua  complètement  auprès  du  grand  public.  La  pre- 
mière édition  du  livre  (1863)  n'était  pas  épuisée  quand  on  en  fit  une 
deuxième,  à  la  mort  de  l'auteur,  en  1876.  Cet  insuccès  s'explique,  car  le 
roman  de  Fromentin,  idéaliste  et  poétique,  mesuré  de  ton,  ne  plaisait  ni 
aux  attardés  du  romantisme,  ni  à  ceux  qui  ne  goûtaient  que  les  formes 
nouvelles  de  la  poésie  parnassienne  et  du  roman  naturaliste,  alors  nais- 
sants. D'autre  part,  le  public,  comme  le  remarque  Schérer,  continuait  «  à 
ne  pas  comprendre  qu'un  homme  dont  il  se  disputait  les  tableaux  à  prix 
d'argent  pût  être,  en  même  temps,  et  ailleurs,  quelque  chose  de  rare  et  hors 
de  pair  ».  Il  fallait,  pour  que  le  roman  de  Fromentin  devînt  le  chef-d'ceu- 
vre  consacré  qu'il  est  aujourd'hui,  une  transformation  du  goût  littéraire, 
à  laquelle  le  symbolisme  aida,  et  un  effort  éducatif  de  la  part  des  lettrés. 
Ceux-ci  avaient  été  tout  de  suite  séduits  par  Dominique:  Taine,  About, 
Flaubert,  Halévy,  Schérer,  George  Sand,  en  comprirent  immédiatement 
l'originalité  et  la  beauté  et  le  dirent  ou  l'écrivirent  sans  réserves. 

George  Sand  n'attend  même  pas  que  l'ouvrage  paraisse  en  librairie 
et,  dès  la  première  tranche  qu'en  donne  la  Revue  des  Deux-Mondes,  elle 
écrit  à  l'auteur  pour  lui  exprimer  son  admiration:  «  Je  ne  peux  vous  dire 
le  bien  que  me  fait  cette  lecture  »,  écrit-elle,  et  elle  se  déclare  lassé  «  des 
outrances,  du  maniérisme,  de  la  pose,  du  sublime  des  romantiques  »  attar- 
dés. Elle  donne  aussi  quelques  conseils  à  Fromentin,  qui  les  recevra  avec 
respect,  promettra  même,  avec  sincérité,  de  les  suivre,  mais  ne  pourra  s'y 
résoudre,  tant  Dominique  est  pour  lui  quelque  chose  de  personnel,  fait 
de  la  substance  même  de  son  esprit. 

Sainte-Beuve,  qui  était  l'auteur  de  Volupté,  dans  l'étude  qu'il  con- 
sacre à  Dominique,  s'écrie:  «  Enfin,  j'ai  rencontré  un  roman  qui  m'émeut 


450  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

doucement  et  qui  me  touche.  .  .  enfin,  je  retrouve  quelqu'un  qui  laisse  la 
note  dans  son  naturel,  qui  me  prend  par  mes  fibres  délicates,  sans  me  heur- 
ter, sans  m'offenser  et  me  faire  souffrir.  .  .  un  auteur  aimable  et  qui  s'in- 
sinue. ))  Et  Schérer  écrira:  «  Tout  m'y  charme:  le  cadre  de  l'action,  la 
conduite  des  événements,  le  tracé  des  caractères,  l'observation  morale  de  la 
passion,  tout  jusqu'au  dénouement.  »  L'originalité  de  Dominique  n'est 
pas  dans  son  sujet,  car  il  n'est  autre  chose  que  le  roman  de  l'inquiète  ado- 
lescence, si  souvent  repris,  «  la  vieille  histoire  des  jeunes  amours  »,  dont 
le  thème  ne  vieillit  pas,  car  «  les  hommes  écoutent  toujours  avec  le  même 
enchantement  le  récit  de  leurs  chères  misères  »  (Schérer)  .  Son  originalité 
venait  du  mélange  de  l'observation  précise  et  subtile  avec  la  rêverie  poéti- 
que, de  l'analyse  lucide  et  de  la  pudeur  des  sentiments;  elle  venait  aussi 
de  la  discrétion  du  ton,  de  l'émotion  qui  se  dégage  des  situations  elles- 
mêmes,  sans  que  l'auteur  intervienne  pour  disserter  à  leur  propos;  elle 
émanait  enfin  de  la  limpidité  et  de  la  puissance  évocatrice  du  style. 

Roger  Picard. 


Saint  Louis-Marie  Grignion 
de  Montfort 

UN  APÔTRE  DES  TEMPS  PASSÉS 
ET  DES  TEMPS  NOUVEAUX. 

1673-1716 


Ce  n'est  pas  une  figure  du  passé  qui  apparaît  soudainement  dans  les 
solennités  d'une  canonisation  pour  rentrer  dans  l'oubli.  Depuis  un 
siècle  surtout,  son  nom,  sa  doctrine  et  ses  méthodes  ont  attiré  l'attention 
et  son  souvenir  est  toujours  demeuré  vivace  dans  les  contrées  qu'il  a  par- 
courues en  apôtre  et  en  réformateur. 

Pour  des  esprits  superficiels,  il  laisse  l'impression  d'un  prédicateur 
incontrôlable  et  d'un  missionnaire  aux  procédés  singuliers  et  audacieux. 
Pour  les  autres,  il  est  le  docteur  de  la  vraie  dévotion  à  la  Sainte  Vierge, 
le  rénovateur  spirituel  de  toute  une  région,  le  bon  Père  de  Montfort  et 
un  auteur  spirituel  en  qui  se  condensent  les  doctrines  de  l'école  bérullienne 
dans  une  synthèse  à  la  fois  très  simple  et  très  haute. 

Bien  plus  que  le  résultat  d'une  propagande  concertée,  ce  retour  est 
l'inévitable  destinée  de  celui  qui  travailla  sans  doute  pour  son  temps,  mais 
peut-être  davantage  pour  les  siècles  futurs  par  le  rayonnement  de  sa 
sainteté  et  de  sa  mission  qui  semble  n'avoir  d'autres  limites  que  les 
limites  du  monde  jusqu'aux  derniers  temps. 

Ces  temps  sont-ils  venus?  Dieu  seul  le  sait,  et  qu'il  nous  préserve 

».  , 

de  rêveries  eschatologiques  sans  fondement  dans  la  doctrine  de  l'Eglise! 
Une  chose  cependant  est  bien  évidente.  Si  les  derniers  temps  sont  déjà 
commencés  depuis  l'Incarnation,  la  vie  séculaire  de  l'Église  nous  rappro- 
che du  terme  et  de  la  venue  du  Seigneur. 

Il  nous  est  bien  impossible  de  calculer  en  années  ou  en  millénaires, 
car  le  secret  est  bien  gardé.  Mais  progressivement,  les  vérités  confiées  au 


452  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

magistère  s'illuminent  et  s'adaptent  aux  conditions  des  temps,  soit  par 
le  travail  de  la  vie  chrétienne,  soit  par  d'autres  circonstances,  soit  par  la 
mission  des  saints  personnages  qui  viennent  à  l'heure  marquée  pour  l'a- 
vantage des  générations  futures.  C'est  ainsi  que  l'on  peut  penser,  même 
en  faisant  la  part  d'une  dévotion  bien  légitime,  que  saint  Louis-Marie 
est  encore  de  notre  époque  et  même  la  dépasse  par  l'ampleur  de  son 
message. 

Plus  que  les  détails  de  sa  vie  intense,  ce  qui  nous  intéresse,  c'est 
la  place  de  ce  grand  apôtre  dans  son  époque  et  dans  la  nôtre;  nous  essaie- 
rons donc  de  résumer  sa  vie  et  de  faire  connaître  sa  personnalité  et  sa 
doctrine  spirituelle. 


Les  sources  les  plus  anciennes  et  les  plus  précieuses  sont  naturelle- 
ment les  écrits  du  saint  —  ils  sont  actuellement  presque  entièrement  pu- 
bliés, —  ainsi  que  d'autres  documents  contemporains.  De  sa  vie,  nous 
possédons  deux  témoignages  de  première  importance:  les  mémoires  de 
Mr  Blain,  chanoine  de  Rouen,  son  ami  de  toujours,  et  la  biographie 
écrite  par  Mr  Grandet,  sulpicien,  sept  ans  après  la  mort  du  serviteur  de 
Dieu.  Ce  dernier  avait  pu  consulter  un  grand  nombre  de  personnes  qui 
avaient  connu  le  missionnaire.  Cet  ouvrage  devait  être  complété  et  corrigé 
dans  la  suite  jusqu'aux  travaux  actuels  qui  sont  en  nombre  considérable. 
Les  bonnes  biographies  ne  manquent  pas,  les  moins  bonnes  non  plus, 
comme  nous  le  verrons. 

Une  vue  d'ensemble  ne  peut  pas  malheureusement  donner  l'im- 
pression du  vécu  et,  dans  cette  existence,  le  réel  est  irremplaçable,  si  on 
le  présente  tel  qu'il  fut  et  non  tel  qu'on  l'imagine. 

Qui  veut  garder  intacte  sa  tranquillité  fera  bien  de  ne  pas  l'appro- 
cher, car  il  continue  de  brûler  et  de  troubler  la  quiétude  des  consciences 
trop  aisément  satisfaites  en  face  des  besoins  de  l'Eglise  et  de  la  propaga- 
tion du  royaume  de  Dieu.  «  Aujourd'hui  encore,  dit  H.  Bremond,  sa 
parole  morte  nous  émeut,  nous  bouleverse,  et  pour  ainsi  parler,  nous 
ôte  la  respiration  1,  » 

1   H.  BREMOND  et  Ch.   GROLLEAU,  Anthologie  des  Ecrivains  catholiques,  Paris, 
Crès,    1919,  p.  435. 


SAINT  LOUIS-MARIE  GRIGNION  DE   MONTFORT  453 

L'idéal  de  Louis-Marie  de  Montfort  était  d'être  prédicateur  des 
campagnes  et  de  faire  le  catéchisme  aux  pauvres,  sans  aucune  ambition 
oratoire  ou  littéraire,  n'ayant  en  vue  que  le  salut  des  âmes  et  la  gloire 
de  Dieu.  Cela  le  conduisit  plus  loin  qu'il  ne  pensait,  pour  en  faire  un 
fondateur  de  congrégations  religieuses,  un  maître  de  vie  spirituelle,  un 
rénovateur  de  la  vie  chrétienne  et  un  saint. 

Sa  brève  existence  de  43  ans  se  divise,  de  l'extérieur,  en  quatre 
périodes  unies  entre  elles  par  l'idéal  qu'il  s'était  proposé  dès  sa  jeunesse: 
l'enfance  en  Bretagne,  le  séminaire  à  Paris,  puis  une  période  d'orientation 
et  enfin  le  ministère  des  missions  dans  l'ouest  de  la  France. 

L'histoire  générale  n'apparaît  pas  beaucoup  dans  cette  vie  qui  s'é- 
coula pendant  la  période  finale  du  règne  de  Louis  XIV.  Il  dut  en  connaî- 
tre les  vicissitudes  et  en  subir  les  influences,  mais  il  se  tint  en  dehors  des 
affaires  de  ce  monde:  ce  qu'il  cherchait  avant  tout  était  le  royaume  de 
Dieu  et  sa  justice.  Il  fut  en  relation  avec  quelques  grands  personnages: 
Mme  de  Montespan,  Mgr  de  Saint- Vallier,  Mgr  de  Champflour,  mais 
sans  les  détourner  de  leur  chemin  ni  se  détourner  lui-même  du  sien.  Il 
restait  un  pauvre  prêtre  sans  appui  selon  le  monde. 

Si  on  parla  de  lui  à  Versailles,  ce  fut  à  la  suite  des  rapports  affolés 
de  quelques  officiers  sur  les  grands  périls  que  faisait  courir  à  la  sécurité 
du  royaume  son  Calvaire  de  Pontchâteau;  mais  le  tout  resta  enfoui  dans 
les  dossiers  pour  notre  édification  présente. 

La  vie  de  l'Église,  au  contraire,  l'intéressa  passionnément,  sans  qu'il 
ait  eu  à  prendre  une  part  directe  aux  événements  ou  aux  controverses 
en  dehors  de  son  ministère.  Ses  Cantiques  contiennent  de  transparentes 
allusions  aux  événements  contemporains  et  aux  moeurs  d'alors.  Seules, 
les  missions  étrangères  l'attirèrent  aussi  longtemps  que  sa  vie  ne  fut  pas 
engagée  dans  les  missions  paroissiales,  et  le  Canada  plus  que  les  autres. 
Il  ne  devait  jamais  y  venir  et  son  tombeau  resta  en  Vendée  et  non  dans 
les  forêts  de  la  Nouvelle-France. 

Comment  était-il  arrivé  à  cette  croisée  des  chemins,  pour  trouver 
barrée  la  route  des  missions  étrangères  et  entrouverte  la  voie  des  mis- 
sions en  pays  chrétien? 


454  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Louis  Grignion  naquit  le  31  janvier  1673  à  Montfort-la-Cane. 
au  diocèse  de  Saint-Malo,  actuellement  Montfort-sur-Meu  au  diocèse 
de  Rennes,  dans  la  Bretagne  de  langue  française.  Il  était  le  deuxième 
enfant  d'une  famille  qui  devait  en  compter  dix-huit.  Son  père  était 
Jean-Baptiste  Grignion,  sieur  de  la  Bachelleraie  et  avocat  au  baillage 
de  Montfort.  Dans  la  suite,  il  se  fit  appeler  Louis-Marie  de  Montfort, 
et  les  populations  le  connaissaient  comme  le  bon  Père  de  Montfort. 

Mr  l'abbé  J.  Hervé  n'a  pas  pu  établir  les  origines  lointaines  de  la 
famille  Grignion:  «Qui  sait  si  Charles  Grignion,  le  premier  connu  de 
cette  lignée,  ne  venait  pas  tout  droit  de  l'Anjou  ou  du  Poitou  2?  » 

De  son  enfance,  nous  connaissons  un  grand  nombre  d'épisodes 
qu'il  serait  trop  long  de  rapporter.  Il  suffit  de  signaler  une  piété  précoce, 
active  et  constante,  accompagnée  ou  inspirée  par  une  ardente  dévotion 
envers  la  Sainte  Vierge.  Dans  la  vie  de  Louis-Marie,  il  n'y  eut  pas  de 
conversion,  au  sens  ordinaire,  mais  des  ascensions  régulières  vers  la  sain- 
teté. 

A  l'âge  de  12  ans,  il  fut  placé  au  collège  des  Jésuites,  à  Rennes. 
Sous  leur  direction,  il  fit  ses  études  classiques,  la  philosophie  et  une  année 
de  théologie,  avant  de  partir  pour  le  Séminaire  de  Saint-Sulpice.  Cet 
établissement  ne  manquait  pas  de  célébrité  et  il  devait  compter  près  de 
deux  mille  écoliers.  C'est  là  que,  une  quarantaine  d'années  auparavant, 
le  père  Isaac  Jogues  était  venu  frapper,  un  soir  de  décembre,  au  terme 
de  son  long  voyage  d'évasion  des  mains  des  Iroquois. 

Dans  ce  milieu  plutôt  varié,  mélange  de  fervents  et  d'indisciplinés, 
Louis-Marie  fut  aisément  des  premiers  dans  la  piété  et  dans  les  études. 
Il  y  rencontra  comme  émules  et  comme  amis  Mr  Blain,  son  futur  his- 
torien ainsi  que  Claude  Poullart  des  Places,  appelé  lui  aussi  à  une 
vocation  extraordinaire  3. 

Il  sut  profiter  de  la  solide  formation  humaniste  et  spirituelle  des 
collèges  de  la  Compagnie  de  Jésus  et  cela  nous  fait  comprendre  ses 
talents  de  versificateur  et  d'orateur  abondant  et  bien  ordonné.  Mais  ce 
qui  le  mit  à  part  au  milieu  des  autres,  ce  fut  sa  piété,  sa  mortification, 

2  J.  HERVÉ,  Notes  sur  la  famille  du  Bx  G.  de  Montfort,  Rennes,  1927,  p.  7. 

3  R.  P.  H.  LE  FLOGH,  C.S.Sp.,  Claude-François  Poullart  des  Places,  Paris,  Le- 
thielkux,  1906.  ch.  VII;  G.  DURTELLE  DE  SAINT- SAUVEUR,  Le  Collège  de  Rennes, 
Rennes,  1918,  p.  195  et  passim. 


SAINT  LOUIS-MARIE   GRIGNION  DE   MONTFORT  455 

son  amour  des  pauvres,  et  sa  dévotion  à  Marie  ainsi  que  l'atteste  Mr 
Blain  :  «  Le  jeune  Grignion  était-il  devant  une  image  de  Marie,  il  pa- 
raissait ne  plus  connaître  personne  et,  dans  une  espèce  d'aliénation  de 
ses  sens,  d'un  air  dévot,  dans  une  sorte  d'extase,  immobile  et  sans  action, 
il  passait  des  heures  entières.  » 

Ce  n'était  pas  par  inclination  de  tempérament  qu'il  se  montrait 
docile  et  charitable  :  comme  son  père,  il  aurait  pu  être  violent  et  in- 
domptable :  «  Si  Dieu  l'eût  destiné  pour  le  monde,  il  eût  été  l'homme 
le  plus  terrible  de  son  siècle.  ))  «  Les  disciplines,  les  chaînes  de  fer  et  autres 
semblables  instruments  de  pénitence,  furent  à  son  usage  aussitôt  qu'ils 
parvinrent  à  sa  connaissance...  Il  était  encore  écolier  qu'il  paraissait  déjà 
un  homme  parfait.  » 

Comme  il  avait  pris  la  résolution  d'entrer  dans  l'état  ecclésiastique, 
il  commença  la  théologie  au  collège  de  Rennes,  mais  la  Providence  lui 
réservait  un  autre  avantage  :  celui  de  la  formation  cléricale  au  Séminaire 
Saint-Sulpice  de  Paris. 


Il  partit  de  Rennes  à  pied  et  arriva  dix  jours  après  dans  la  capitale, 
dans  un  équipage  de  pauvre  voyageur.  En  chemin,  il  avait  fait  le  vœu 
de  ne  jamais  rien  posséder  en  propre  et  de  vivre  à  la  Providence.  Au  lieu 
d'entrer  immédiatement  au  Séminaire,  il  fit  d'abord  un  séjour  dans 
l'établissement  de  Mr  de  la  Barmondière,  dans  lequel  on  suivait  les 
mêmes  règlements  qu'à  Saint-Sulpice,  mais  où  le  train  était  plus  modeste. 

Le  caractère  exceptionnel,  ou  singulier,  du  jeune  séminariste,  déjà 
hors  cadre  au  collège,  devait  se  manifester  encore  plus  au  Séminaire  et 
lui  attirer,  en  même  temps  qu'une  estime  foncière,  des  épreuves  singu- 
lièrement crucifiantes  pour  le  ramener  aux  voies  ordinaires  et  le  faire 
rentrer  dans  des  catégories  de  tout  repos.  On  n'y  réussit  qu'à  moitié  et 
il  ne  fut  jamais  quelqu'un  qui  ressemble  à  tout  le  monde.  Peut-il  en 
être  autrement,  lorsqu'un  caractère  de  cette  trempe  est  engagé  dans  les 
voies  de  la  sainteté  ? 

Il  vécut  sept  ans  à  Paris,  exclusivement  absorbé  par  les  études  et 
la  prière.  De  l'extérieur,  il  ne  connaissait  guère  que  les  images  de  la 
Sainte  Vierge,  invisibles  à  tout  autre  qu'à  lui.  Du  collège  des  pauvres 


456  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

écoliers,  il  passa  au  Petit  Séminaire  de  Saint-Sulpice,  renommé  pour  son 
orthodoxie  et  sa  ferveur.  Ce  furent  des  années  incomparables  par  la  for- 
mation qu'il  reçut  et  par  celle  qu'il  se  donna  par  son  travail  personnel, 
ses  lectures  et  ses  entretiens  «  avec  les  plus  saints  et  savants  personnages 
de  l'époque  ». 

Quand  il  en  sortit,  il  était  marqué  pour  la  vie  et  ce  qu'il  devait 
réaliser  plus  tard  était  déjà  fixé,  ou  en  germe,  au  début  de  sa  vie  sacer- 
dotale :  sans  savoir  comment,  il  savait  où  il  devait  aller. 

Mais  la  préparation  avait  été  rigoureuse.  Peu  à  peu  en  effet  se  pré- 
cisait la  forte  personnalité  du  jeune  séminariste  qui  jusque  là  se  trouvait 
confondu  dans  la  multitude  des  étudiants  d'un  immense  collège.  Lui, 
il  cherchait  son  modèle  plus  haut  que  les  conventions  reçues  et  les  règles 
de  perfection  commune.  Il  était  visible  que  la  limite  de  ce  que  les  sémi- 
naristes fervents  pouvaient  atteindre  était  pour  lui  un  point  de  départ 
qui  n'avait  de  bornes  que  le  modèle  de  toute  sainteté  :  Jésus  crucifié. 

Il  est  naturel  de  comprendre  les  hésitations  de  ses  directeurs  qui 
n'avaient  pas  alors,  comme  nous  le  possédons  aujourd'hui,  le  témoignage 
de  sa  constante  et  héroïque  vertu.  Comme  on  l'a  dit,  en  voulant  faire 
mourir  le  vieil  homme,  qui  d'ailleurs  était  mortifié  en  lui  depuis  l'en- 
fance, on  risquait  d'estropier  l'homme  nouveau  :  il  n'en  fut  rien,  il  ne 
se  plaignit  jamais,  et  jamais  il  n'eut  l'idée  d'abandonner  la  partie. 

Cette  incertitude  sur  l'esprit  qui  l'animait  n'empêchait  point  de 
reconnaître  les  éminentes  qualités  de  celui  qui  ne  pouvait  ressembler  aux 
autres.  On  le  voit  par  les  charges  qui  lui  furent  confiées  :  bibliothécaire, 
cérémoniaire,  sacristain  de  la  chapelle  de  la  Vierge,  et  autres  marques 
de  confiance. 

Louis-Marie  se  formait  aussi  par  son  travail  personnel  non  seu- 
lement en  théologie,  mais  dans  bien  d'autres  sujets  qui  l'attiraient  spé- 
cialement. Il  avait  une  autre  ambition  que  de  devenir  docteur  en  Sor- 
bonne  ;  ce  qu'il  souhaitait  était  d'être  le  catéchiste  des  pauvres  et  le 
prédicateur  des  campagnes,  et  il  estimait  à  juste  titre  que  cette  fonction 
réclamait  la  plus  solide  préparation  qu'il  pût  se  procurer.  Mais  au-dessus 
de  tout,  ce  qui  le  passionnait  était  le  mystère  de  l'Incarnation  et  celui 
de  la  médiation  de  Marie.  Les  conférences  spirituelles  du  séminaire  et 


SAINT  LOUIS-MARIE   GRIGNION  DE   MONTFORT  457 

ses  immenses  lectures  firent  de  lui  un  héritier,  et  des  plus  notables,  de 
la  doctrine  de  Bérulle  et  de  Mr  Olier. 

Quelques  exemples  pourraient  éclairer  cette  période  de  préparation 
si  calme  devant  le  monde,  mais  si  intense  à  l'intérieur.  On  y  verrait  sa 
vigoureuse  individualité,  sa  singularité,  s'il  faut  l'appeler  ainsi,  jointe 
à  la  meilleure  bonne  volonté  du  monde  pour  marcher  dans  les  voies 
ordinaires.  L'incident  des  récréations  est  bien  significatif.  Le  trait  est 
assez  plaisant,  mais  réflexion  faite,  on  ne  peut  rire  qu'à  moitié.  La 
longue  habitude  de  ne  penser  qu'à  Dieu  avait  rendu  l'abbé  de  Montfort 
peu  apte  aux  conversations  courantes.  Des  séminaristes  portèrent  leurs 
plaintes  au  directeur  et  le  saint  homme  avertit  Mr  Grignion  de  ne  pas 
faire  de  la  récréation  une  oraison.  Il  obéit  de  son  mieux  et,  de  sa  main, 
il  copia,  dans  un  recueil  de  calembredaines,  les  histoires  qu'il  estimait 
les  plus  savoureuses,  pour  les  réciter,  d'un  air  dévot,  devant  la  com- 
pagnie. «  Il  donnera  à  l'avenir  des  exemples  plus  éclatants  d'obéissance  ; 
aucun  peut-être  ne  sera  plus  méritoire.  » 

Ce  qui  paraît  singulier  chez  lui,  on  le  trouverait  édifiant  chez  beau- 
coup d'autres,  car  il  n'est  pas  seul  de  ce  genre.  Mais  ceux-là  sont  anciens, 
ou  dans  des  circonstances  qui  leur  donnent  plus  de  liberté  :  saint  Vincent 
de  Paul,  saint  Jean  Eudes,  saint  Jean  de  Brébeuf,  saint  Paul  de  la  Croix, 
saint  Jean  de  la  Croix  et  combien  d'autres,  dans  la  solitude  ou  avec  un 
costume  consacré  par  la  règle  ou  l'ancienneté.  Montfort  était  séminariste, 
il  n'appartenait  à  aucun  ordre  religieux  et  cela  paraissait  troublant  qu'il 
voulût  imiter  les  saints  dans  ce  qu'ils  avaient  de  plus  extraordinaire  et 
quitter  les  voies  communes  pour  suivre  les  appels  de  la  grâce.  Faut-il 
s'étonner  ?  Faut-il  blâmer  ?  Faut-il  admirer  ?  Chacun  y  allait  de  son 
opinion.  Lui,  il  continuait  allègrement  son  dur  chemin,  préparant  la 
réponse  qu'il  devait  faire  plus  tard  à  l'un  de  ses  frères  :  «  Mon  Père,  que 
pensera  tout  ce  monde  ?  —  Mon  fils,  que  pensera  Jésus-Christ  ?  » 

Enfin,  le  5  juin  1700,  il  fut  ordonné  prêtre  et,  suivant  la  coutume 
de  ce  temps,  il  se  prépara  par  une  retraite  de  huit  jours  à  célébrer  sa 
première  messe  à  l'autel  de  la  Sainte  Vierge.  «  Il  y  parut  comme  un 
lange  à  l'autel.  » 

Le  problème  de  son  avenir  se  posait  immédiatement.  Il  n'avait 
pas   l'intention   de   demander   son   admission   dans   la   communauté   de 


458  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Saint-Sulpice,  car  il  désirait  se  consacrer  en  toute  liberté  à  l'évangélisation 
des  pauvres.  Il  songeait  aussi  aux  missions  étrangères  et  il  s'offrit  à 
partir  pour  les  missions  du  Canada.  Mr  Léchassier  l'en  détourna  abso- 
lument 4.  Et  c'est  ainsi  que  le  nouveau  prêtre  vit  s'ouvrir  devant  lui  le 
chemin  des  missions  paroissiales. 


Les  six  premières  années  de  sa  vie  sacerdotale  furent  d'une  grande 
activité,  mais  qui  dépendait  trop  des  circonstances  pour  être  sa  vocation 
définitive. 

De  Paris,  il  vint  à  Nantes,  puis  à  Poitiers.  Là,  il  organisa,  non 
sans  résistances,  l'administration  de  l'hôpital,  commença  la  Congrégation 
des  Filles  de  la  Sagesse  par  la  profession  de  sceur  Marie-Louise  de  Jésus, 
inaugura,  par  l'admission  du  frère  Mathurin,  la  Compagnie  de  Marie. 
Le  tout  fut  entremêlé  de  voyages  à  Paris  et  en  divers  lieux.  Diverses 
missions  qu'il  eut  l'occasion  de  prêcher  furent  moins  une  expérience  de 
ses  méthodes  qu'une  révélation  de  son  emprise  sur  les  auditeurs.  Ce  fut 
aussi  la  révélation  d'une  opposition  implacable. 

Naturellement,  tous  ne  goûtaient  pas  ses  procédés  ni  ses  succès. 
Il  se  donnait  tout  entier  tel  qu'il  était  et  il  ne  ressemblait  pas  à  tout 
le  monde.  Des  réformes  peu  agréables,  des  sorties  d'un  zèle  qui  ne  tenait 
pas  assez  compte  des  susceptibilités,  une  haute  idée  de  la  perfection,  une 
morale  de  juste  milieu  entre  le  laxisme  et  le  rigorisme,  c'était  déjà 
beaucoup.  Et  comme  il  était  un  ferme  défenseur  des  droits  du  Saint-Siège, 
un  élève  des  Sulpiciens  et  un  ami  des  Jésuites,  tout  cela  alignait  contre 
lui  une  belle  collection  de  mécontents.  Parce  qu'il  fonçait  sans  ména- 
gement contre  le  scandale  et  l'impiété,  libertins  et  jansénisants  firent 
une  étrange  alliance  pour  l'éloigner  ou  neutraliser  son  action.  Et  comme 
il  était  seul,  simple  prêtre  sans  appui  extérieur,  sans  relations  avec  la 
politique  ou  la  finance,  on  peut  comprendre  l'immensité  de  sa  tâche  et 
l'inflexible  ténacité  avec  laquelle  il  put  persévérer  dans  sa  voie. 

Parmi  les  vicissitudes  de  ces  premières  années  beaucoup  mériteraient 
d'être  racontées.  En  voici  deux,  fort  différentes,  mais  bien  suggestives  : 
la  réforme  des  Ermites  du  Mont-Valérien  et  le  voyage  à  Rome. 

4   T.  R.  P.  Th.  RONSIN,  S. M. M.,  dans  le  Messager    de    Marie,  Reine  des  Cœurs, 
Eastview,  Ont.,    1933,  p.   241-245. 


SAINT  LOUIS-MARIE  GRIGNION  DE  MONTFORT  459 

Au  plus  profond  de  l'oubli  qui  l'environnait  à  Paris,  on  vint 
tout  à  coup  l'inviter  à  ramener  la  régularité  parmi  les  Ermites  du 
Mont-Valérien.  Qui  nous  dira  l'inspiration  de  ce  choix  ?  Les  ecclé- 
siastiques ne  manquaient  pas  à  cette  époque  dans  la  capitale,  mais  ce 
fut  lui  qui  fut  choisi  pour  cette  entreprise  sans  grand  profit  temporel. 
Ce  ne  lui  fut  pas  une  tâche  bien  lourde  ni  bien  longue  d'ajouter  ses 
propres  pénitences  à  la  règle  sévère  des  Ermites  et  de  faire  revivre  la 
paix  et  la  ferveur.  Cela  fait,  on  l'oublia,  lui  et  sa  sainteté  et  il  fut  invité 
à  disparaître. 

En  1705,  voyant  que  son  ministère  était  contrecarré  dans  tous  les 
lieux  qu'il  connaissait,  il  prit  la  résolution  de  se  rendre  à  Rome.  Non 
qu'il  se  considérât  comme  un  personnage,  mais,  dans  un  profond  esprit 
de  foi,  il  voulait  être  éclairé  par  la  plus  haute  autorité  sur  le  meilleur 
parti  à  prendre  pour  rendre  service  à  l'Église  :  soit  la  vie  de  solitude, 
soit  les  missions  étrangères,  soit  les  missions  paroissiales. 

Et  de  plus,  quel  merveilleux  pèlerinage  vers  les  lieux  les  plus  saints 
de  l'Église  :  Rome  et  Lorette  ! 

L'exténuante  pérégrination  dura  six  mois.  Quand  il  revint  à  Poi- 
tiers, épuisé  et  méconnaissable,  son  avenir  était  décidé.  Le  pape  Clé- 
ment XI  lui  avait  dit  :  «  Votre  zèle  a  un  assez  vaste  champ  en  France  ; 
n'allez  point  ailleurs  et  travaillez  avec  une  parfaite  soumission  aux 
évêques  dans  les  diocèses  où  vous  serez  appelé.  Dieu  par  ce  moyen 
donnera  bénédiction  à  vos  travaux.  » 

Il  ne  devait  être  appelé  que  dans  deux  diocèses  :  Luçon  et  La 
Rochelle,  et  certainement  Dieu  donna  bénédiction  aux  travaux  de  ses 
dix  dernières  années. 


Il  serait  imprudent  de  faire  de  pompeuses  généralisations  sur  l'état 
religieux  des  provinces  de  l'Ouest,  aussi  bien  que  sur  l'ensemble  des 
missions  paroissiales.  Nous  ne  sommes  pas  suffisamment  renseignés, 
même  à  l'heure  actuelle,  pour  arriver  à  des  conclusions  bien  établies  \ 

Les  régions  de  l'ouest  de  la  France  sont  celles  qui  ont  fourni  le 

5  Gabriel  LE  BRAS,  Les  transformations  religieuses  des  campagnes  françaises  de- 
puis la  fin  du  XVIIe  siècle,  dans  Annales  sociologiques,  Paris,  Alcan,  E-2,  1937,  p.  26, 
36. 


460  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

plus  fort  contingent  pour  le  peuplement  du  Canada  et  de  l'Acadie. 
Vers  1700,  le  mouvement  d'émigration  était  interrompu  depuis  plu- 
sieurs décades,  mais  si  on  tient  compte  de  la  qualité  civique  et  religieuse 
des  premiers  colons,  il  est  clair  que  ces  régions  étaient  vraiment  chré- 
tiennes de  foi  et  de  pratique.  Depuis  longtemps,  les  missions  paroissiales 
se  faisaient  assez  régulièrement  à  la  suite  des  guerres  de  religion  et  arrê- 
taient le  relâchement  de  la  vie  catholique.  Les  résultats  en  sont  encore 
tangibles  aujourd'hui  lorsqu'on  examine  les  limites  proposées  par  G. 
Le  Bras  pour  la  pratique  religieuse  des  derniers  siècles  6.  Elles  suivent 
sensiblement  la  zone  des  missions  normandes  de  saint  Jean  Eudes,  des 
missions  bretonnes  des,  Jésuites  et  des  missions  poitevines  de  saint 
Louis- Marie. 

Or  ces  dernières  régions  avaient  été  laissées  sans  organisation  ré- 
gulière, autant  qu'on  peut  le  savoir  et  voici  qui  n'est  pas  sans  impor- 
tance: le  père  de  Montfort  se  vit  progressivement  refoulé,  pour  les 
raisons  signalées  plus  haut,  de  la  Normandie,  de  la  Bretagne  et  du  pays 
nantais,  pour  se  cantonner  dans  le  Poitou,  l'Aunis,  la  Vendée,  l'Anjou 
et  les  environs,  grâce  à  la  ferme  et  constante  protection  des  évêques  de 
La  Rochelle  et  de  Luçon. 

La  concentration  de  son  ministère  en  ces  provinces  devait  ainsi 
compléter  le  triangle  de  l'Ouest  et  préparer,  invisiblement  mais  sûre- 
ment, les  centres  de  la  résistance  religieuse  de  la  Révolution  et  des 
guerres  de  Vendée. 

Nous  ne  pouvons  pas  faire  le  récit  de  ces  pérégrinations  aposto- 
liques du  père  de  Montfort,  qui,  comme  saint  Paul,  ne  cessa  de  voya- 
ger :  In  itineribus  saepe  (2  Cor.  11,  26).  Le  relevé  en  a  été  fait  assez 
exactement  pour  indiquer  l'extension  de  son  influence  dans  ces  régions. 
«  Les  missions  des  PP.  Le  Nobletz,  Maunoir,  Grignion  de  Montfort 
sont  l'un  des  événements  capitaux  dans  l'histoire  religieuse  de  l'ouest. 
Il  y  eut  alors  une  seconde  evangelisation  de  la  Bretagne  (et  du  Poitou) 
qui  a  pour  des  siècles  marqué  l'esprit,  inspiré  les  dévotions  de  tout 
un  pays  7.  » 

C'étaient  sans  doute  des  régions  croyantes,  mais  de  médiocre  fer- 
veur et  de  constance  douteuse  et  il  suffit  d'un  peu  d'expérience  de  la 

6  G.  Le  Bras,  ouo.  cité,  p.  5  7. 

7  G.  LE  BRAS,  ouv.  cité,  p.  51,  note  2. 


SAINT  LOUIS-MARIE   GRIGNION  DE  MONTFORT  461 

vie  pastorale  pour  ne  pas  s'étonner  outre  mesure  des  désordres  qui  sé- 
vissaient ça  et  là.  La  chose  d'ailleurs  a-t-elle  changé  si  absolument  un 
peu  partout  ?  Il  ne  s'agissait  pas  de  convertir  des  mécréants  purs  et 
simples,  ce  qui  est  difficile,  mais  de  faire  passer  des  populations  négli- 
gentes ou  ignorantes  jusqu'à  la  pratique  fervente  de  leur  foi,  ce  qui 
est  plus  malaisé,  surtout  si  l'on  veut  en  assurer  la  permanence.  Et  ce 
fut  l'œuvre  de  Montfort. 

Il  était  bien  préparé  à  cette  oeuvre  par  la  grâce,  par  les  efforts 
personnels  et  aussi  par  des  qualités  naturelles  rarement  égalées.  Seule- 
ment la  grâce  n'avait  pas  aboli  la  nature  et  elle  laissait  subsister  les 
ombres  et  les  défauts  d'un  caractère  impétueux,  sans  souci  du  qu'en- 
dira-t'on.  Il  est  d'ailleurs  assez  difficile  de  faire  le  partage  exact  entre 
la  réalité  et  les  interprétations  subjectives. 

Nous  ne  possédons  que  quelques  portraits  de  sa  personne  :  ils 
sont  de  ses  dernières  années  ou  postérieurs  à  sa  mort  et  ils  sont  médiocres, 
sans  faire  honneur  à  l'artiste  ou  à  la  victime.  Il  était  «  de  grande  taille 
et  fort  robuste  »,  avec  une  santé  d'une  incroyable  résistance.  Ces  qualités 
devaient  lui  être  bien  utiles  dans  ses  travaux  et  lui  permirent  d'employer 
d'autres  arguments  que  de  raison.  Il  fut  aussi  un  marcheur  de  premier 
ordre,  le  patron  des  routiers:  «  J'ai  fait,  disait-il,  plus  de  2,000  lieues 
de  pèlerinage  pour  demander  à  Dieu  la  grâce  de  toucher  les  cœurs  et 
il  m'a  exaucé.  » 

Les  modèles  ne  manquaient  pas  :  saint  Paul,  saint  Vincent  Ferrier, 
Maunoir,  saint  Jean  Eudes  et  une  légion  dans  tous  les  pays  de  la  chré- 
tienté, mais  il  y  en  a  peu  dont  le  souvenir  soit  aussi  vivant  et  le  travail 
aussi  profond  et  aussi  durable. 

Pour  comprendre  la  permanence  de  ce  renouveau,  il  faut  bien 
rappeler  que  l'évangélisation  de  saint  Louis-Marie  ne  resta  pas  en  l'air, 
pour  ainsi  parler,  pour  se  dissiper  et  disparaître  comme  bien  d'autres. 
Elle  fut  entretenue.  La  vaillante  petite  troupe  de  ses  successeurs  se  dé- 
pensa pendant  trois-quarts  de  siècle  à  maintenir  dans  les  mêmes  contrées 
la  même  ferveur  jusqu'au  martyre. 

«  Qu'un  grand  péril  menace  sa  foi,  le  Vendéen  tirera  le  crucifix, 
le  chapelet  et  les  images  saintes.  Puis,  du  coffre  placé  à  côté  de  son  lit, 
il  attirera  à  lui  les  petites  feuilles  où  le  missionnaire  a  marqué  les  réso- 


462  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

lutions  de  la  dernière  retraite,  c'est-à-dire  le  contrat  d'alliance  entre  le 
chrétien  fidèle  et  Dieu...  Il  se  répétera  le  Credo  intégral  qu'il  a  récité  au 
pied  du  grand  calvaire  ;  et  plutôt  que  de  forfaire  à  sa  foi,  il  s'affermira 
dans  la  tranquille  et  intrépide  résolution  de  mourir  8.  » 

Les  exercices  des  missions  n'étaient  pas  laissés  au  hasard.  Le  talent 
d'organisation  et  de  mise  en  scène  du  missionnaire  tient  du  prodige, 
ainsi  que  la  variété  des  procédés.  Les  méthodes  d'évangélisation  ne  sont 
jamais  identiques  :  elles  doivent  s'adapter  aux  pays  et  aux  temps,  et 
il  convient  qu'elles  soient  en  continuelle  transformation.  Mais  au  fond, 
c'est  aux  fruits  qu'on  peut  apprécier  la  valeur  d'une  méthode. 

Montfort  nous  a  laissé,  dans  ses  Règles  pour  le  Catéchisme  et  Mé- 
thode des  Missions  le  résultat  de  son  expérience  et  de  sa  mesure  : 

Le  but  de  leurs  missions  est  de  renouveler  l'esprit  du  Christianisme  dans  les 
chrétiens.  Ainsi,  ils  en  font  renouveler  les  promesses,  comme  ils  en  ont  l'ordre 
du  Pape,  de  la  manière  la  plus  solennelle  ...  Ils  proportionnent  le  nombre  des 
personnes  auxquelles  ils  font  la  retraite  au  nombre  des  missionnaires,  car  «  qui 
trop  embrasse,  mal  étreint  »...  Ils  prêchent  soir  et  matin  régulièrement,  les  jours 
ouvriers,  à  la  commodité  des  peuples  ...  et  leur  prédication  ne  doit  durer  ordi- 
nairement que  trois-quarts  d'heure  et  ne  pas  passer  une  heure  .  .  . 

Ils  établissent  de  toutes  leurs  forces  ...  la  grande  dévotion  du  Rosaire  de 
tous  les  jours  ...  Ils  ne  sont  ni  trop  rigides  ni  trop  relâchés  dans  les  pénitences 
et  les  absolutions,  prenant  le  juste  milieu  de  la  sagesse  et  de  la  vérité  .  .  . 

L'emploi  de  catéchiste  étant  le  plus  grand  de  la  mission,  celui  qui  en  est 
chargé  par  obéissance  applique  tous  ses  soins  pour  s'en  bien  acquitter;  car  il  est 
plus  difficile  de  trouver  un  catéchiste  accompli  qu'un  parfait  prédicateur. 

Comment  omettre  ses  idées  sur  la  prédication  ?  Il  déclare  tout  net 
ce  qu'il  pense  des  prédicateurs  à  la  mode,  ceux  dont  nous  connaissons 
les  sermons  par  les  sermonnaires  du  temps,  et  encore  ce  sont  les  meil- 
leurs. «  Leurs  sermons  sont  bien  composés,  leur  langage  est  trié  et  choisi, 
leurs  pensées  sont  ingénieuses,  les  citations  de  l'Écriture  sainte  leur  sont 
familières,  leurs  gestes  sont  bien  réglés,  leur  éloquence  est  vive.  Mais, 
malheur,  tout  cela  n'étant  qu'humain  ne  produit  que  de  l'humain  et 
du  naturel...  Il  ne  faut  pas  s'étonner  si  personne  ne  les  attaque,  si 
l'esprit  du  mensonge  ne  dit  mot:  In  pace  sunt  ea  quœ  possidet.  » 

Lorsque  le  Père  au  grand  chapelet  se  présentait  dans  une  paroisse, 
la  paisible  possession  du  démon  était  sérieusement  menacée.  On  attribue 

8  P.  DE  LA  GORCE,  Histoire  religieuse  de  la  Révolution  Française,  Paris,  1912, 
t.  2,  p.  354,  349-356. 


SAINT  LOUIS-MARIE   GRIGNION  DE   MONTFORT  463 

les  persécutions  qu'il  eut  à  subir  à  ses  singularités,  et  cela  n'est  pas  sans 
fondement  ;  mais  on  oublie  trop  aisément  que  le  prince  ténébreux  tenait 
à  défendre  son  empire  par  ses  moyens  ordinaires  et  sa  présence  dans  la 
vie  du  saint  est  indiscutable.  Les  sources  de  la  contradiction  sont  bien 
plus  profondes  qu'une  réaction  contre  des  actes  d'audace  imprévue. 
«  Il  ne  faut  pas  que  l'on  s'étonne  de  la  fausse  paix  où  on  laisse  les  pré- 
dicateurs à  la  mode  et  des  étranges  persécutions  et  calomnies  qu'on  livre 
et  qu'on  lance  contre  les  prédicateurs  qui  ont  reçu  le  don  de  la  parole 
éternelle.  » 

Ses  biographes  nous  ont  donné  le  tableau  mouvementé  et  entraî- 
nant comme  une  épopée  de  ses  missions  de  l'Ouest.  Pendant  dix  années, 
ce  fut  une  suite  continuelle,  interrompue  seulement  par  ses  retraites 
personnelles,  de  voyages,  de  prédications,  d'aumônes,  de  constructions 
et  de  restaurations,  de  conversions  jusqu'à  la  fin. 


Le  1er  avril  1716,  le  père  de  Montfort  arrivait  à  Saint-Laurent- 
sur- Sèvre,  petite  bourgade  du  diocèse  de  La  Rochelle,  à  cette  époque, 
pour  sa  dernière  mission  et  la  dernière  étape  de  ses  itinéraires  terrestres. 
Il  se  sentait  touché  par  la  mort,  et  pour  bientôt.  Elle  vint  plus  tôt 
qu'il  ne  le  pensait,  sans  le  surprendre  aucunement. 

Durant  les  années  précédentes,  il  avait  intensifié  ses  efforts  pour 
assurer  la  continuation  de  ses  travaux  et  de  ses  congrégations,  sans 
succès  apparent.  La  Compagnie  de  Marie  comptait  deux  prêtres  et  quel- 
ques frères  coadjuteurs  pour  aider  les  missionnaires  exclusivement.  La 
Congrégation  des  Filles  de  la  Sagesse  comptait  quatre  religieuses.  Il 
laissait  en  manuscrit  toutes  ses  oeuvres  :  L'Amour  de  la  Sagesse  éternelle, 
le  Traité  de  la  Vraie  Dévotion,  ses  sermons,  ses  Cantiques,  les  Règles 
et  d'autres  opuscules. 

Vers  la  fin  du  mois,  une  pleurésie  se  déclara  et  le  27  avril,  il  dicta 
son  testament.  Dans  un  effort  suprême,  après  les  fatigues  d'une  rude 
journée,  le  soir,  il  donna  son  dernier  sermon  sur  la  douceur  de  Jésus- 
Christ.  Puis  il  alla  s'étendre  sur  un  lit  de  paille,  dans  un  réduit  d'em- 


464  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

prunt  et  là,  entre  Jésus  et  Marie,  d'un  soir  à  l'autre,  il  attendit  la  mort. 
Elle  arriva  le  28  avril,  à  8  heures  du  soir.  Il  était  âgé  de  43  ans,  et  il 
prenait  sur  son  lit  funèbre  le  premier  repos  qu'il  ait  jamais  connu. 
Nonnisî  in  feretto  recubuit. 

A  sa  mort,  on  sentit  dans  les  provinces  qu'une  puissance  venait 
de  disparaître  ;  mais  le  vaste  remous  qu'il  avait  soulevé  devait  continuer 
son  action  pendant  des  siècles.  Sur  son  tombeau,  l'unanimité  se  fit  sur 
sa  vertu  et  sa  sainteté  :  on  commença  à  l'apprécier  à  sa  juste  valeur 
quand  il  eut  cessé  de  prêcher  et  de  voyager.  Son  dernier  soupir  marque 
son  entrée  dans  une  autre  période  d'activité  apostolique  qui,  toute 
différente  qu'elle  est  de  la  première,  en  est  cependant  l'effiorescence 
et  le  développement.  Le  tout  ne  forme  qu'une  seule  vocation  et  cet 
ultime  instant  marque  bien  le  moment  où  l'homme  disparaissait  pour 
laisser  agir  la  Providence  9. 

Victor  DEW,  s.m.m. 


9  Les  renvois  étant  réduits  au  minimum,  on  peut  les  compléter  par  les  biographies 
qui  contiennent  les  citations  de  Blain  et  de  Grandet:  L.  LE  CROM,  S. M. M.,  Un  Apôtre 
mariai.  Saint  Louis-Marie  Grignion  de  Montfort,  Calvaire  Montfort,  Pontchâteau, 
1942;  Mer  LAVEILLE,  Le  Bx  Louis-Marie  Gr.  de  Montfort,  Paris,  de  Gigord,   1906. 


L'Amérique  du  Sud 
et  ses  problèmes 


Il  y  a  quelques  années,  on  pouvait  douter  de  l'intérêt  des  Canadiens 
à  jeter  un  coup  d'oeil,  même  rapide,  sur  ce  que  Ton  peut  appeler  les  pro- 
blèmes sud-américains.  Aurait  été  bien  prévoyant  alors  qui  aurait  pu 
pressentir  l'orientation  future  du  Canada  et  le  rôle  important  qu'il  semble 
appelé  à  jouer  dans  notre  hémisphère.  Aujourd'hui,  le  cas  ne  se  pose 
plus  et  tous  se  demandent,  certains  avec  anxiété,  d'autres  avec  espoir, 
ce  que  sont  et  ce  que  nous  réservent  nos  voisins  du  Sud. 

Examinons  les  différents  aspects  historiques  et  politiques  qui  peu- 
vent servir  de  base  à  notre  connaissance  et  à  la  compréhension  des  Sud- 
Américains. 

Précisons  d'abord  les  termes.  Nous  ne  croyons  pas  à  l'expression 
fausse  d'Amérique  latine.  Même  si  nous  n'en  avons  pas  d'autres  à  pro- 
poser pour  le  moment,  nous  nous  refuserons  d'en  employer  une  qui  ne 
soit  pas  exacte.  Il  n'existe  pas  d'Amérique  latine.  Ce  que  nous  trouvons, 
au  Sud  des  États-Unis,  ce  sont  des  pays,  nombreux  et  divers,  les  uns  im- 
menses, les  autres  minuscules.  Des  populations  pauvres  ou  riches,  sa- 
vantes ou  ignorantes  y  coulent  une  existence  quelquefois  paisible  et  le 
plus  souvent  agitée  de  révolutions  tragiques. 

Ces  peuples  parlent  pour  la  plupart  l'espagnol,  le  portugais  ou  le 
français,  langues  reçues  des  conquérants  débarqués  sur  des  rives  en- 
chanteresses, il  y  a  quatre  siècles.  C'est  probablement  le  seul  lien  qui 
existe  actuellement  entre  toutes  ces  anciennes  colonies  européennes  par- 
venues à  la  majorité  politique.  Mais  dans  chaque  État,  au  cœur  de 
chaque  nation,  on  retrouve  les  caractéristiques  de  peuplades  indigènes 
n'ayant  pas  mérité  le  sort  terrible  qui  fut  le  leur  dans  la  plupart  des 
cas.  Les  langues  latines  ne  sont  pas  et  ne  peuvent  pas  être  parlées  par 
tout  le  peuple  dans  les  Amériques  du  Centre  et  du  Sud,  à  cause  de  l'état 


466  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

rudimentaire  où  est  demeuré  le  système  éducatif.  En  disant  ceci,  nous 
n'adressons  aucun  reproche  à  nos  voisins  du  Sud,  nous  voulons  simple- 
ment constater  le  fait  et  empêcher  que,  pour  des  raisons  sentimentales 
ou  autres,  on  enlève  aux  nationaux  de  tous  ces  pays  leurs  caractères 
et  leurs  privilèges  les  plus  chers.  L'élite  parle  l'espagnol  ou  le  portugais, 
mais  elle  parle  aussi  le  français,  et  pas  seulement  en  Haïti  où  c'est  la 
langue  nationale,  mais  aussi  dans  toutes  les  grandes  capitales.  On  y 
parle  également  et  de  façon  très  répandue  l'anglais  ou  l'allemand,  et 
personne  ne  songera  à  rattacher  ces  populations  à  la  race  anglo-saxonne. 
Voilà  pour  l'élite;  mais  le  peuple,  le  plus  souvent,  s'est  donné  une 
langue  bien  nationale  composée  des  mots  d'usage  le  plus  courant  dans 
les  langues  castillane,  portugaise  et  française  en  y  joignant  les  expres- 
sions les  plus  savoureuses  de  leurs  idiomes  particuliers.  Il  en  résulte  que 
les  langues  parlées  actuellement  au  Sud  des  Etats-Unis  reflètent  la  gran- 
deur pompeuse  des  Espagnols,  les  images  délicieuses  des  Indiens  et  la 
mélancolie  des  Africains. 

Les  moeurs  elles-mêmes  accusent  les  mêmes  différences.  Les  pro- 
fessionnels ont  étudié  en  Europe  et  Madame  vient  s'habiller  à  New- 
York.  Le  peuple  a  conservé  ses  traditions,  non  pas  telles  qu'elles  étaient 
à  l'arrivée  des  conquistadores,  mais  adaptées  aux  circonstances.  Les  ha- 
bitudes de  vie,  le  logement,  la  nourriture,  le  vêtement,  le  style  des  mai- 
sons, tout  respire  cette  dualité  d'origine  et  de  culture.  Si  l'influence  la- 
tine était  vraiment  prépondérante,  on  pourrait  peut-être  croire  à  une 
Amérique  latine,  mais  alors  même  qu'elle  est  la  plus  bruyante,  il  faut 
voir  plus  loin,  aller  jusqu'à  l'âme  du  peuple,  apprécier  ses  sentiments, 
respecter  son  patrimoine.  Et  ce  patrimoine  n'est  pas  latin.  Il  sera  typi- 
quement argentin,  chilien,  brésilien  ou  mexicain,  c'est-à-dire  la  résul- 
tante de  ses  deux  composantes  historiques  d'origine  indienne  et  d'impor- 
tation européenne.  Nous  ne  croyons  pas  d'ailleurs  que  les  Sud-Améri- 
cains tiennent  plus  que  de  raison  à  se  faire  appeler  des  Latins.  Pour  eux, 
ce  serait  abdiquer  toute  leur  personnalité  historique.  Ce  serait  lâcher 
la  réalité  de  traditions  séculaires  pour  courir  après  le  rêve  d'un  titre  doré. 

Un  sérieux  mouvement  existe  d'ailleurs  à  travers  l'Amérique  du 
Sud  pour  redonner  à  l'indianisme  toute  sa  portée,  toute  sa  valeur.  Nous 
n'avons  pas  le  droit  de  reprocher  aux  descendants  des  Incas,  des  Toi- 


L'AMÉRIQUE  DU  SUD  ET  SES  PROBLÈMES  467 

tecs,  des  Aztecs  et  même  des  lointains  Mayas,  d'être  fiers  de  leur  passé 
et  de  vouloir  y  trouver  plus  qu'un  souvenir,  mais  un  enseignement  vé- 
ritable. 

Ces  noms  indiens  ne  doivent  pas  cependant  limiter  nos  horizons 
aux  premiers  siècles  de  notre  ère.  Nous  devons  fouiller  plus  loin,  pour 
soulever  ces  lourds  feuillages  qui  recouvrent  aujourd'hui  les  ruines  des 
civilisations  antiques.  Si  l'on  ne  peut  accorder  sa  confiance  à  un  indi- 
vidu qui  ne  fournit  les  meilleures  références,  pas  plus  l'on  ne  peut  en- 
tamer des  pourparlers  ou  entretenir  des  relations  avec  les  Sud-Américains 
sans  savoir  qui  furent  leurs  ancêtres,  de  quelle  lignée  ils  découlent.  La 
recherche  de  leurs  aïeux  nous  amène  cependant  à  l'origine  de  l'homme 
lui-même  et  si  vous  voulez  bien  nous  passerons  tout  de  suite  au  déluge. 
En  deux  mots  :  les  savants  ne  s'accordent  pas  sur  l'origine  du  premier 
homme  américain.  Les  uns  le  prétendent  autochtone  et  les  autres,  venu 
d'Asie.  Cette  dernière  théorie,  du  strict  point  de  vue  scientifique,  nous  sem- 
ble la  plus  logique  à  cause  de  la  similitude  des  monuments  et  des  mœurs 
retrouvés  en  Amérique  et  qui  semblent  apparentés  à  ceux  d'Asie.  Mais 
longtemps  avant  ces  civilisations  antiques  vivaient  des  groupes  isolés 
qui  furent  les  mound-builders  et  les  cliff-dwellers.  Il  semble  que  le 
premier  personnage  illustre  dont  l'histoire  américaine  fasse  mention 
n'aurait  été  nul  autre  que  l'apôtre  saint  Thomas  dont  les  randonnées 
sont  restées  mémorables.  On  a  retrouvé  plusieurs  signes  qui  semblent 
des  traces  évidentes  de  son  passage  dans  les  Amazones  et  le  Pérou. 

Ce  furent  ensuite,  après  des  siècles  sur  lesquels  nous  ne  savons  rien, 
les  grandes  découvertes  et  les  grandes  déceptions.  L'histoire  de  l'Améri- 
que du  Sud  commence  à  la  même  époque  que  celle  de  l'Amérique  du 
Nord.  Ses  grandes  périodes  aussi  furent  analogues:  colonialisme,  crises 
d'indépendance,  liberté  et  souveraineté.  A  la  différence  de  ce  qui  s'est 
passé  ici,  les  pionniers  en  Amérique  du  Sud  avaient  peut-être  une  autre 
mentalité  et  semblaient  poursuivre  des  buts  presque  opposés.  Les  dé- 
couvreurs débarqués  à  Québec  avec  leurs  missionnaires  étaient  animés 
d'un  réel  désir  d'évangélisation  ou  de  colonisation.  Avec  la  meilleure 
volonté  du  monde,  on  ne  saurait  en  dire  autant  des  conquistadores  espa- 
gnols. Question  de  mentalité  peut-être,  mais  ces  derniers  furent  litté- 
ralement éblouis  par  les  richesses  découvertes  dans  le  Sud  et,  en  un  tour 


468  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

de  main,  ils  s'emparèrent  et  des  personnes  et  des  villes.  Les  mission- 
naires eux-mêmes  se  sont  attiré  à  plusieurs  reprises  les  foudres  papales 
en  se  faisant  interdire  entre  autres  de  jouer  aux  dés  et  de  s'enrichir  in- 
dûment. Ces  différences  de  buts  et  de  méthodes  ont  produit  des  institu- 
tions n'ayant  entre  elles  rien  de  commun.  Alors  que  la  plupart  des 
nations  indiennes  ignoraient  la  guerre,  jouissaient  d'une  civilisation  remar- 
quable et  en  quelques  points  supérieure  à  celle  de  l'Europe  à  la  même  épo- 
que, elles  semblent  aujourd'hui  s'être  arrêtées  depuis  des  siècles  et  souvent 
même  avoir  considérablement  rétrogradé.  Les  Mayas,  les  Incas  et  les  Az- 
tecs possédaient  des  secrets  et  des  instruments,  des  formules  et  des 
principes  que  nous  ne  connaîtrons  peut-être  jamais.  L'Europe  leur 
a  donné  Ja  guerre  et  ils  y  ont  pris  un  tel  plaisir  qu'il  ne  reste 
plus  aujourd'hui  que  des  monuments  immenses,  aux  inscriptions 
indéchiffrables,  dormant  depuis  des  siècles  dans  la  nuit  chaude  et 
pure.  Peu  à  peu  la  nature  a  repris  ses  droits  et  les  forêts  envahissent 
les  anciennes  capitales,  recouvrent  les  empires  et  montent  une  à  une  les 
marches  sacrées  des  grands  temples.  .  .  Douce  méditation  pour  nous  qui 
ne  serons  plus  tard,  aux  yeux  des  autres,  que  de  vagues  barbares. 

Sauf  erreur,  les  peuples  habitant  les  Amériques  du  Centre  et  du 
Sud  peuvent  se  diviser  en  deux  classes:  l'élite  et  la  plèbe.  Ceux  qui  pos- 
sèdent et  ceux  qui  n'ont  rien.  L'élite  est  la  minorité,  cultivée,  policée, 
fortunée,  aux  horizons  illimités  et  aux  possibilités  immenses.  Le  reste, 
c'est  le  peuple  ou  mieux  encore  la  populace.  Malheureusement,  cette 
classe  est  ignorante,  excessivement  pauvre,  minée  par  la  maladie  et  les 
vices,  qui  ne  sont  cependant  pas  son  apanage.  L'élite,  c'est  cet, 

Illustre  descendant  d'une  illustre  famille, 

Qui  fut  un  jour  l'honneur  et  la  gloire  de  Castille. 

On  pourrait  dire  tout  aussi  bien  que  leurs  ancêtres  étaient  indif- 
féremment Hollandais,  Portugais  ou  Français.  Ce  pouvait  être  des  ma- 
rins aventureux,  des  militaires  en  disgrâce  ou  des  seigneurs  trop  puis- 
sants que  le  roi  voulait  tenir  à  distance.  Ils  se  sont  établis  dans  les 
pays  neufs,  y  ont  construit  d'immenses  domaines  personnels  qui  res- 
semblaient à  des  empires  de  poche,  avec  une  armée  d'esclaves  indiens  ou 
noirs,  le  tout  sous  la  paternelle  bénédiction  d'un  missionnaire  complai- 


L'AMÉRIQUE  DU  SUD  ET  SES  PROBLÈMES  469 

sant.  C'est  l'histoire  tragique  de  la  Casa  Grande  telle  que  racontée  par 
l'un  des  plus  puissants  écrivains  du  Brésil  moderne,  le  sociologue  Gil 
berto  Freyre.  C'était  le  sommet  de  la  pyramide,  reposant  sur  une  base 
immense  et  grouillante,  faite  de  chair  humaine  jaune  et  noire.  Je  ne 
suis  pas  prêt  à  affirmer  que  la  chose  ait  beaucoup  changé  aujourd'hui. 
Des  lois  ont  été  passées  pour  abolir  la  traite  des  Noirs,  pour  donner  à 
tous  les  citoyens  des  droits  égaux  dans  une  société  magnifique.  Nous 
avons  même  vu  la  plume  d'or  qui  devait  mettre  fin  à  l'esclavage  dans 
un  grand  pays  ami.  Mais  peut-être  pour  servir  d'application  au  principe 
divin  :  «Il  y  aura  toujours  des  pauvres  parmi  vous»,  il  continue  d'exis- 
ter beaucoup  et  beaucoup  de  ces  gens  dont  l'absence  même  du  strict  mi- 
nimum vital  leur  assurera  une  place  magnifique  sur  le  mont  des  Béati- 
tudes. C'est  la  senzala,  hutte  et  refuge  des  esclaves,  bâtie  très  loin  de 
la  maison  du  maître  afin  que  la  vue  de  sa  misère  ne  trouble  pas  le  sen- 
timent délicat  et  les  ardeurs  poétiques  du  noble  conquérant.  Aujour- 
d'hui, les  noms  ont  pu  changer,  les  hommes  aussi,  les  institutions  sont 
sensiblement  restées  les  mêmes  et  la  carence  totale  de  classe  moyen- 
ne demeure  dans  ces  deux  Amériques  le  problème  le  plus  crucial  de  l'ac- 
tualité. Deux  forces  s'opposent  :  la  richesse  et  le  nombre.  L'une  et  l'au- 
tre disposent  d'éléments  divers  et  puissants.  Celle-là  a  l'influence,  le 
commandement,  celle-ci  a  la  multitude,  la  survivance,  la  force  brutale 
qui  fait  les  révolutions  et  renverse  les  tyrans. 

Tandis  que  la  classe  riche  se  croit  à  l'abri  de  toutes  les  vicissitudes 
et  au-dessus  de  toutes  les  lois,  la  classe  pauvre  ,ronge  son  frein  et  attend 
elle  aussi  le  grand  soir  que  lui  promettaient  auparavant  les  sorciers  et 
les  spirites  et  que  lui  offrent  aujourd'hui  les  communistes.  Ce  problème 
de  l'opposition  évidente,  continue,  et  qui  ne  peut  durer  indéfiniment 
entre  les  deux  groupes  de  la  population,  demeure  le  point  d'interrogation 
le  plus  angoissant  qui  puisse  peser  sur  tout  un  continent.  Personne  ne 
saurait  dire  ce  que  nous  réservent  les  prochaines  décades.  Il  n'y  a  pas  là 
de  bourgoisie  à  laquelle  puissent  aspirer  les  prolétaires.  Dans  de  nom- 
breux États,  il  n'y  a  pas  de  chances  non  plus,  pour  ceux  qui  ne  portent 
pas  un  nom  illustre  ou  dont  la  peau  est  d'une  couleur  différente,  d'at- 
teindre non  seulement  à  une  position  sociale  enviable,  mais  simplement 
d'aspirer  au  strict  droit  de  vivre  convenablement.   Cette  opposition  irrai- 


470  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

sonnable  des  richesses  immenses  et  d'une  impitoyable  pauvreté  est  pro- 
bablement la  source  principale  des  malaises  sociaux  et  politiques  qui  jet- 
tent ces  pays  dans  des  situations  embarrassantes,  pénibles  et  toujours 
de  plus  en  plus  sérieuses. 

Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que  ces  deux  Amériques  n'aient  que 
des  problèmes  d'ordre  interne.  Si  la  misère  populaire  est  le  plus  grand 
souci,  les  influences  étrangères  qui  se  jouent  sur  leur  échiquier  appor- 
tent elles  aussi  leur  contingent  de  troubles  et  de  mésententes.  Toujours, 
l'Amérique  du  Sud  a  été  le  théâtre  par  excellence  des  intrigues  interna- 
tionales. Sans  vouloir  les  faire  remonter  à  ces  peuplades  asiatiques  qui 
ont  un  jour  abandonné  la  Mongolie  pour  un  ciel  plus  clément,  on 
peut  tout  de  même  rappeler  l'époque  troublée  des  boucaniers.  Les  noms 
illustres  de  Drake  et  de  Cochrane  servaient  peut-être  les  meilleurs  inté- 
rêts des  couronnes  européennes,  mais  contribuaient  à  semer  la  panique 
et  à  jeter  le  trouble. 

Les  Espagnols  ont  apporté  leur  tempérament  artistique,  un  peu 
bohème,  leurs  aptitudes  à  faire  travailler  les  autres  et  une  langue  très 
douce.  Les  Portugais  sont  arrivés  avec  des  missionnaires  sérieux  et  dé- 
voués comme  les  pères  Anchieta  et  Nobrega.  Des  deux  côtés  on  a  jeté 
les  bases  solides  de  colonies  appelées  à  devenir  des  centres  de  commerce, 
des  théâtres  de  révolutions  et  des  autels  sacrés  où  se  sont  immolés  des 
milliers  de  héros.  N'a-t-on  même  pas  vu  les  Jésuites  qui  étaient  tout 
heureux  du  nouveau  champ  d'apostolat  ainsi  offert  pour  tenter  les 
expériences  très  intéressantes  de  leurs  «réductions))  au  Paraguay?  Si 
l'on  s'était  attaché  à  mieux  étudier  les  conditions  géographiques  du 
nouveau  pays  et  les  antécédents  historiques  des  peuples  qui  les  habi- 
taient, les  colons  européens  ne  seraient  peut-être  pas  devenus  de  riches 
marchands  ou  des  hommes  d'État  sonores,  mais  il  y  aurait  aujour- 
d'hui moins  de  troubles  et  moins  de  sang  versé  sous  l'Étoile  du  Sud. 
Nous  croyons  que  les  colonies  espagnoles  avaient  le  défaut  capital  de 
n'être  essentiellement  que  des  entreprises  commerciales  confiées  le  plus 
souvent  à  des  financiers  véreux  et  à  des  militaires  indignes  de  ce  titre. 
Ils  sont,  à  la  face  de  l'histoire  les  grands  responsables  de  l'anarchie  ac- 
tuelle et  du  malaise  continu  qui  paralysent  d'innombrables  bonnes  vo- 
lontés mal  orientées  parce  que  mal  comprises.  Des  Français  sont  éga- 


L'AMÉRIQUE  DU  SUD  ET  SES  PROBLÈMES  471 

lement  venus,  des  Hollandais  aussi,  ils  ont  laissé  le  plus  souvent  un  sou- 
venir d'autant  plus  agréable  que  moins  important. 

Aujourd'hui,  les  agents  extérieurs  qui  exercent  le  plus  d'influence 
sur  la  vie  et  les  institutions  sud-américaines  sont  de  deux  ordres  bien 
distincts  :  les  uns  occultes,  les  autres  à  ciel  ouvert.  Les  premiers  ne  sont 
peut-être  pas  les  plus  dangereux,  mais  certainement  les  plus  pernicieux. 
Ils  s'attaquent  en  effet  à  l'âme  du  peuple,  pour  saper  ses  croyan- 
ces et  annihiler  sa  personnalité. 

Le  plus  ancien  est  sans  doute  le  fétichisme,  qui  a  toujours  découlé 
des  cultes  en  usage  chez  les  peuples  primitifs.  Reliquats  séculaires,  mais 
vivaces,  des  sorciers  et  des  magiciens,  ils  nous  viennent  soit  des  impé- 
nétrables forêts  de  l'Amazone,  soit  de  la  lointaine  Afrique,  après  avoir 
été  transportés  dans  les  fonds  de  cale  au  milieu  des  esclaves  mourants. 
Le  Vaudou,  la  Zamba,  la  Macumba  ne  sont  peut-être  pas  des  dangers 
imminents,  mais  ils  sont  des  obstacles  constants  et  terribles  contre  les- 
quels s'acharne  en  vain  la  civilisation. 

Le  spiritisme  est  une  autre  menace  qui  trouble  les  esprits  et  durcit 
les  cœurs.  Il  est  pour  les  gens  cultivés  l'opium  qui  obscurcit  et  abrutit 
les  pauvres  ignorants. 

Ces  deux  éléments  jouissent  d'une  telle  popularité  que  nous  avons 
vu  des  journaux  très  sérieux  publier  dans  leur  édition  du  dimanche,  dans 
la  même  colonne  que  l'annonce  des  offices  religieux,  la  propagande 
distrbuée  par  les  sectes  spirites  et  les  sociétés  primitives. 

La  force  occulte  la  plus  pernicieuse  est  probablement  celle  de  la 
franc-maçonnerie.  Les  exemples  du  Mexique  et  du  Cuba  sont  encore 
irop  présents  à  notre  esprit  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'insister.  Mais 
il  n'y  a  rien  de  nouveau,  si  l'on  se  rappelle  les  luttes  effrénées  menées 
par  Rodriguez  Francia,  au  Paraguay  en  1840,  lorsqu'il  s'acharna  con- 
tre l'Église  catholique  et  fonda  sa  propre  religion.  Vingt  ans  plus  tard, 
en  Colombie,  Francisco  de  Paula  Santander  tenta  de  remplacer  l'Église 
par  une  société  die  la  Bible.  En  1863,  les  ordres  religieux  étaient  ban- 
nis et  l'archevêque  chassé.  Plus  près  de  nous,  les  noms  de  Guzman 
Blanco  et  du  général  Juan  Vincente  Gomes  sont  des  taches  de  sang 
dans  l'histoire  du  Venezuela. 


472  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Nées  sous  le  signe  du  triangle,  les  Républiques  sud-américaines 
continuent  encore  aujourd'hui  d'être  le  jouet  de  cette  vaste  société  in- 
ternationale qui  a  produit  The  Bill  of  Rights,  la  Révolution  française 
et  les  juntas  de  Caracas  et  d'aill(eurs. 

Voilà  pour  ce  qui  se  passe  en  arrière  des  décors  resplendissants 
de  soleil  et  de  verdure.  Sur  l'avant-scène,  les  acteurs  continuent  de  s'agi- 
ter dans  un  ordre  apparent  qui  varie  du  tango  argentin  à  la  zamba 
péruvienne  pour  s'enfler  en  un  crescendo  immense  qui  finit  toujours  par 
une  révolution.  A  les  voir  agir,  on  croirait  que  ce  sont  tous  des  Chi- 
liens, des  Argentins,  des  Brésiliens  et  même  des  Mexicains  qui  mènent 
une  vie  heureuse  en  recherchant  le  bien-être  et  la  prospérité  de  l'État. 
Trop  souvent  cependant,  ils  sont  sous  l'empire  de  régimes  qu'ils  n'ont 
pas  toujours  désirés,  qu'ils  ont  quelquefois  appelés,  mais  qu'ils  ne 
réussissent  jamais  à  endurer.  Avant  la  guerre,  les  Allemands  et  les  Ita- 
liens possédaient  en  Amérique  du  Sud  des  intérêts  très  considérables  qui 
épousaient  le  plus  souvent,  et  l'on  sait  maintenant  pourquoi,  la  forme 
de  compagnies  d'aviation  prospères  et  bien  organisées.  Qu'elles  s'appel- 
lent Lati,  Condor  ou  Lufthansa,  elles  étaient  non  seulement  le  lien  le 
plus  rapide  entre  le  IIIe  Reich  et  la  succursale  sud-américaine,  mais  éga- 
lement les  canaux  tout  désignés  où  passaient  dans  un  sens  une  pro- 
pagande savamment  dosée  et  dans  l'autre  sens  des  renseignements  éco- 
nomiques et  stratégiques  de  haute  valeur.  Nos  ennemis,  qui  ne  regar- 
daient pas  à  la  dépense,  alimentaient  également  une  presse  abondante  et 
plusieurs  postes-émetteurs  radiophoniques,  sous  la  haute  direction  de 
Trans-Océan.  Leur  jeu  d'ailleurs  était  assez  connu  si  l'on  en  juge  par 
l'article  publié  dans  la  revue  Foreign  Affairs  de  janvier  1941,  sous  le 
titre  Wings  for  the  Trojan  Horse,  Dans  les  Antilles,  l'organisation 
était  confiée  à  la  Phalange  espagnole  dont  un  «  conseil  hispanique  » 
aurait  été  établi  à  Madrid  sous  la  présidence  de  Ramon  Serrano  Suner 
et  dont  le  but  était  de  rétablir  l'ancienne  influence  de  l'Espagne  en 
Amérique.  Pour  le  moment,  ces  différents  mouvements  sont  rentrés  sous 
terre  si  l'on  excepte  les  sinarquistes  du  Mexique.  Signalons  cependant 
qu'en  juillet  1945,  les  équipages  des  sous-marins  allemands  qui  ve- 
naient se  livrer  aux  autorités  argentines,  déclaraient  se  trouver  chez  des 
amis  et  s'attendaient  à  être  bien  traités. 


L'AMÉRIQUE  DU  SUD  ET  SES  PROBLÈMES  473 

La  Grande-Bretagne  a  aussi  depuis  longtemps  un  oeil  qui  louche 
terriblement  du  côté  de  l'Amérique.  Est-il  besoin  de  signaler  que  l'un 
de  ses  premiers  citoyens  à  y  mettre  le  pied  n'était  nul  autre  que  Francis 
Drake,  ce  corsaire  à  la  conscience  délicate  qui  remettait  scrupuleusement 
à  l'aumônier  de  son  vaisseau  les  ornements  sacerdotaux  qu'il  avait  dé- 
robés dans  les  églises  sud-américaines.  Il  y  eut  aussi  le  pirate  Cook,  lord 
Cochrane,  Bernardo  O'Higgins,  mais  ceux-ci,  ayant  rendu  des  services 
appréciables  ont  vu  leur  tête  ceinte  d'une  auréole  glorieuse  et  ils  sont  en- 
trés dans  l'histoire  avec  le  titre  de  libérateur.  Voilà  pour  le  côté  théâtral, 
mais  il  y  a  aussi  le  côté  pratique,  et  personne  n'est  surpris  d'apprendre 
que  la  plupart  des  compagnies  de  transport  par  chemin  de  fer  et  par 
voie  maritime  sont  dues  à  la  munificence  toute  raisonnée  et  sagement 
calculée  des  capitalistes  britanniques.  On  n'est  donc  pas  étonné  de  voir 
des  entreprises  qui  s'appellent  Sâo  Paulo  Railway  ou  Lima  Railway. 
Il  en  a  toujours  été  ainsi  d'ailleurs  et  l'on  n'a  qu'à  se  rappeler  com- 
ment, après  avoir  vainement  tenté  de  s'emparer  par  la  force,  de  cer- 
tains ports  de  l'Amérique  du  Sud  qui  présentaient  des  avantages  mar- 
qués, et  avoir  essuyé  une  cuisante  défaite  entre  les  mains  des  Argentins, 
les  Anglais  ne  prenaient  pas  de  temps  à  consentir  un  prêt  important  à 
leurs  ennemis  d'hier.  Et  sur  la  côte  du  Pacifique,  l'on  peut  dire  sans  se 
tromper  que  le  Chili  est  le  fruit  des  efforts  notoires  de  marins  anglais. 
L'importance  des  intérêts  britanniques  ne  se  limiterait-elle  qu'au  trans- 
port de  millions  de  tonnes  de  marchandises  par  mer  et  par  chemins  de 
fer,  que  ce  serait  déjà  suffisant  pour  assurer  un  avenir  souriant. 

De  nombreuses  compagnies  d'utilité  publique,  des  pouvoirs  d'eau, 
etc.,  sont  sous  contrôle  britannique.  Sous  ce  rapport,  le  Canada  a  d'ail- 
leurs son  rôle  à  jouer,  car  les  capitaux  canadiens  sont  engagés  là-bas 
dans  d'importantes  compagnies  de  téléphone,  d'éclairage,  de  chemins  de 
fer  et  de  mines.  Le  ministre  Helio  Lobo  signalait  récemment  que 
le  capital  de  la  Brazilian  Traction  est  plus  considérable  que  toute  la 
monnaie  actuellement  en  circulation  au  Brésil. 

Cependant,  les  deux  principaux  facteurs  étrangers  qui  exercent  sur 
l'Amérique  du  Sud  une  influence  à  la  fois  incontrôlable  et  dangereuse 
sont  l'impérialisme  américain  et  le  communisme.  Il  n'est  pas  besoin  de 


474  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

remonter  à  cet  acte  de  gangster  qui  s'est  appelé  l'achat  du  canal  de  Pa- 
nama, ni  même  aux  élections  mexicaines  qui  jusqu'à  il  y  a  cinq  ans  se 
Tenaient  sous  la  protection  des  fusiliers  marins  américains,  dont  le  can- 
didat devait  passer  coûte  que  coûte.  Que  ce  soit  en  application  de  la 
doctrine  Monroe  ou  pour  n'importe  quelle  autre  raison  qualifiée  de  dé- 
fense continentale  ou  tout  simplement  d'ingérence  dans  les  affaires 
des  autres,  les  États-Unis  sont  bel  et  bien  établis  dans  tous  les  pays 
du  Sud.  Pendant  très  longtemps  ils  ont  influencé  la  politique  même 
intérieure  et  surtout  extérieure  tout  à  fait  à  leur  guise.  Et  lorsque  la 
situation  se  compliquait  trop  pour  leur  goût,  les  troupes  débarquaient 
en  faisant  claquer  au  vent  la  bannière  étoilée  comme  cela  s'est  produit 
dans  la  république  d'Haïti  et  à  Saint-Domingue.  Évidemment  ce 
n'était  que  pour  rétablir  l'ordre,  même  si  cela  devait  durer  vingt  ans. 
En  1935,  le  président  des  États-Unis  allait  majestueusement  présider 
une  conférence  de  la  paix  entouré  des  hauts  officiers  d'état-major  et  de 
soldats  puissamment  armés.  Toujours  est-il  que  l'Amérique  du  Sud 
constitue  le  principal  client  et  un  abondant  réservoir  pour  les  Améri- 
cains. Ceux-ci  n'entendent  pas  pour  autant  se  priver  du  confort  qu'ils 
ont  laissé  derrière  eux.  C'est  dire  qu'ils  ont  tôt  fait  de  transplanter 
sous  les  palmiers  leurs  magasins  à  cinq,  dix  et  quinze  sous,  leurs  hôpi- 
taux, leurs  compagnies  d'assurances,  et  même  dans  certains  cas,  leurs 
services  de  détectives  privés.  Quant  aux  cinémas,  ils  présentent  les  der- 
niers films  d'Hollywood  avec  sous-titres  dans  la  langue  nationale. 
Chez  n'importe  quel  libraire  de  Buenos-Ayres  ou  de  Bogota,  vous  trou- 
verez le  magazine  Time  et  tous  les  «best  sellers».  La  radio  elle-même, 
les  journaux  s'inspirent  de  leurs  cousins  du  Nord  et  pas  toujours  à 
l'avantage  des  auditeurs  et  des  lecteurs.  Il  faut  cependant  remarquer 
que  les  Américains  ont  dû  consacrer,  et  dans  certains  cas,  sacrifier  des 
capitaux  immenses  pour  construire  des  ports,  jeter  des  ponts,  ériger  des 
hôtels  et  envahir  tous  les  magasins  de  leurs  produits  manufacturés  et 
autres,  à  partir  de  la  colle  à  papier  jusqu'aux  chaussures,  y  compris  évi- 
demment tous  les  sortes  de  savons  et  l'indéfinissable  gomme  à  mâcher. 
Les  Sud-Américains  ne  s'en  font  pas  d'ailleurs,  même  s'ils  détestent  les 
Américains  du  Nord,  comme  ils  les  appellent,  et  ils  leur  concèdent  la 
supériorité  des  produits.  Ils  n'hésiteront  même  pas  à  vous  offrir  un  arti- 


L'AMÉRIQUE  DU  SUD  ET  SES  PROBLÈMES  475 

cle  venant  de  New-York,  de  préférence  à  celui  fabriqué  chez-eux.  La 
confiance  est  tellement  grande  dans  les  produits  américains,  que  tout 
ce  qui  n'est  pas  typiquement  national  et  qui  a  quand  même  de  la  va- 
leur est  qualifié  americano.  C'est  ainsi  qu'on  nous  a  offert  de  la  péni- 
cilline fabriquée  au  Canada  et  même  un  bon  vieux  vingt-cinq  sous,  por- 
tant l'effigie  de  Sa  Majesté  George  V  en  nous  les  recommandant  comme 
marchandises  américaines.  Il  n'en  *este  pas  moins  vrai  que  les  États- 
Unis  ont  exercé  une  influence  bienfaisante  dont  les  Sud-Américains 
continuent  de  profiter,  que  ce  soit  en  rendant  l'eau  potable  en  cer- 
tains endroits,  en  construisant  des  routes  d'intérêt  d'abord  stratégique, 
des  aérodromes  où  se  posent  les  quadrimoteurs  de  la  Pan-American 
Airways  ou  en  venant  tout  simplement  en  aide  à  des  milliers  de  mal- 
heureux. 

Le  dernier   facteur  extérieur  à  exercer   une   influence  véritable  en 
Amérique  du  Sud  est  le  communisme.  C'est  aussi  le  plus  considérable 
et  le  plus  à  craindre.  L'histoire  du  communisme  dans  ces  pays  ressemble 
à  celle  du  communisme  chez  les  peuples  d'Europe.   Au  début,  celui-ci 
s'adressait  aux  masses  populaires,  aux  petits  salariés,  aux  ouvriers.  On 
y  exploitait  l'éternelle  opposition  entre  le  capital  et  le   travail.   Aussi 
curieux  que  la  chose  puisse  sembler,  le  succès  n'a  pas  été  ce  qu'il  devait 
être.     Il   a   fallu   les   erreurs   de   tactiques  commises  par  les  Américains  et 
les  Allemands  pour  permettre   aux    éléments    de   l'opposition  de  se  créer 
une  doctrine  véritable  et  de  former  un  front  solide.  Aux  uns  on  pro- 
mettait la  libération  du  joug  américain,  du  «  big  stick  »  de  Washington; 
aux  autres,  on  dépeignait  l'horreur  des  camps  de  concentration  nazis  et 
les  sacrifices  consentis  en  faveur  de  la  liberté  et  des  droits  des  ouvriers.   On 
ne  saurait  parler  de  communisme  en  Amérique  du  Sud  sans  accorder 
à  l'un  de  ses  chefs  toute  l'influence  qui  lui  revient.  Il  s'agit  du  secrétaire- 
général  du  parti  communiste  brésilien,  Luis  Carlos  Prestes.    C'est  proba- 
blement l'un  des  hommes  les  plus  extraordinaires  de  l'Amérique  mo- 
derne. C'est  à  lui  et  à  sa  légende  que  le  mouvement  communiste  doit  la 
plus  grande  partie  de  ses  succès.     Prestes  est  un  militaire  qui  a  fomenté 
trois  ou  quatre  révolutions  en  une  quinzaine  d'années,   après  avoir  sé- 
journé en  Russie  dans  les  écoles  de  propagande  et  de  technique  commu- 
nistes. Pour  vaincre  le  gouvernement  brésilien,  il  a  réussi  une  expédition 


476  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

formidable  de  près  de  16.000  milles  à  travers  la  jungle  brésilienne.  Ce 
qui  les  a  conduits  lui  et  ses  milliers  d'adeptes,  de  Rio  Grande  do  Sul,  au 
Sud  du  Brésil,  jusqu'aux  Bahia,  dans  le  Nord.  On  a  appelé  cette  expé- 
dition: la  Colonne  Prestes.  Il  a  signé  des  traités  de  paix  avec  des  dizaines 
d'Etats  voisins  et  une  trentaine  de  tribus  sauvages.  (Pour  le  bénéfice  des 
Canadiens,  signalons  que  l'un  de  ses  principaux  lieutenants  d'alors  était 
Joâo  Alberto  Lins  de  Barros,  qui  fut  le  premier  ministre  plénipotentiaire 
et  envoyé  extraordinaire  du  Brésil  au  Canada,  en  1941.  Depuis  lors 
les  circonstances  ont  changé  et  en  octobre  1945,  Joâo  Alberto  était  prêt 
à  ouvrir  le  feu  sur  Prestes  et  ses  amis.)  Plus  tard,  Prestes  était  traîné  en 
prison  et  condamné  à  trente  années  d'exil.  Sa  femme  était  honteusement 
enlevée  pour  être  remise  à  Felinto  Millier,  agent  de  la  Gestapo,  chef  de 
la  police  à  Rio.  Elle  était  mystérieusement  embarquée  pour  l'Allemagne 
où  elle  devait  finir  ses  jours  dans  un  camp  de  concentration.  Elle  a  donné 
naissance  à  une  fille  qui  est  devenue  le  plus  bel  argument  des  communistes 
dans  toute  l'Amérique  du  Sud.  L'an  dernier,  à  son  retour  d'exil,  Prestes 
tenait  à  Rio  l'assemblée  la  plus  considérable  que  l'on  avait  jamais  vue. 
Orateur  magnifique,  il  a  su  empêcher  des  troubles  sérieux,  a  réussi  quand 
même  à  se  faire  élire  sénateur,  tandis  qu'une  vingtaine  de  ses  amis  deve- 
naient députés.  Le  peuple  du  Brésil  aurait-il  oublié  le  massacre  accompli 
dans  la  nuit  du  28  novembre  1935,  alors  qu'un  nombre  imposant  d'offi- 
ciers brésiliens  étaient  tués  dans  leur  lit  pour  avoir  refusé  de  prendre  part 
au  putch  rouge  du  lendemain.  Si  les  passions  sont  violentes  en  pays 
tropicaux,  elles  sont  de  courte  durée. 

Le  fait  le  plus  intéressant  qui  ressort  des  progrès  réalisés  par  les 
communistes  est  qu'aujourd'hui,  cette  doctrine  incendiaire  est  devenue 
la  religion  de  toute  une  élite.  Au  Chili,  le  plus  grand  écrivain,  Pablo 
Neruda  se  fait  le  défenseur  de  Staline.  La  poétesse  Gabriela  Mistral,  prix 
Nobel,  joint  à  ses  théories  athées,  la  propagande  de  Moscou.  Du  Canada, 
on  peut  même  suivre  tous  les  dimanches  soirs,  par  la  radio  à  ondes 
courtes,  les  assemblées  communistes  qui  se  déroulent  sur  les  places  pu- 
bliques de  Cuba.  C'est  une  vague  immense  qui  entraîne  tout  dans  son 
sillage.  Ce  n'est  plus  aujourd'hui  l'arme  des  faibles,  c'est  l'évangile  des 
grands  esprits.  Comment  expliquer  que  des  gens  intelligents  et  en  santé, 
se  fassent  les  défenseurs  du  marxisme?  Nous  croyons  que  la  solution 


L'AMÉRIQUE  DU  SUD  ET  SES  PROBLÈMES  477 

repose  d'une  part  dans  la  propagande  habile  diffusée  par  les  Russes,  mais 
surtout  dans  ce  dégoût  visible  des  élites  sud-américaines  pour  l'état  de 
choses  qui  règne  chez  elles.  Des  universitaires,  des  professionnels,  des 
journalistes,  des  diplomates,  tous  ceux  qui  ont  eu  l'occasion  de  voyager 
à  travers  le  monde,  de  goûter  à  la  saveur  de  la  liberté  d'expression  qui 
régnait  en  Europe  et  en  Amérique  du  Nord,  se  sont  vus  dans  l'impossibi- 
lité de  se  plier  au  joug  des  petits  colonels  de  salons  et  des  hommes  politi- 
ques marionnettes.  Ils  ont  refusé  d'abdiquer  ce  qui  leur  restait  de  per- 
sonnalité devant  des  galons  ou  des  honneurs.  Ne  trouvant  pas  cependant 
à  l'intérieur  du  pays,  des  possibilités  de  vaincre,  ils  se  sont  ralliés  à 
l'ennemi  de  l'extérieur  qui  faisait  miroiter  une  liberté  illusoire.  Il  n'est 
pas  surprenant  que  ces  gens-là  aient  appelé  Prestes:  leur  Chevalier  de 
l'Espérance.  Ils  ont  vu  dans  le  communisme,  surtout  à  la  suite  des  vic- 
toires militaires  remportées  en  Europe,  la  seule  arme  capable  de  ren- 
verser les  dictatures  qui  pesaient  sur  eux  depuis  plus  d'un  siècle.  Les 
intellectuels  ne  sont  pas  pour  autant  des  enrichis,  et  une  répartition  des 
richesses  ne  les  laisse  pas  indifférents.  Ils  y  croient,  et  plus  tard,  ils  la 
désirent.  Les  prolétaires  souhaitent  la  chute  des  grandes  familles  qui 
détiennent  le  pouvoir  de  père  en  fils.  Tous  ces  éléments  de  mécontente 
ment  ont  été  fort  habilement  exploités.  Les  Russes  l'ont  compris  et 
ont  joué  la  forte  partie.  Depuis  vingt  ans,  ils  entraînent  chez  eux  des 
chefs  compétents  tirés  des  peuples  sud-américains.  Ils  exploitent  les 
«  supposés  martyrs  »  de  la  cause  bolchevique  aux  mains  des  Nazis,  et 
sans  doute  actuellement  aux  mains  de  ce  terrible  gouvernement  canadien 
qui  emprisonne  les  espions.  L'absence  de  classes  moyennes  met  bien  en 
face  les  uns  des  autres  ceux  qui  possèdent  et  ceux  qui  n'ont  rien.  Sous 
prétexte  de  combattre  les  influences  allemandes,  italiennes,  anglaises, 
américaines  et  même  canadiennes,  la  propagande  russe  se  livre  aux  plus 
odieux  chantages.  Une  fois  lancée  dans  ce  domaine,  rien  ne  l'arrêtera. 
Les  articles  fielleux  dirigés  contre  l'Eglise  catholique,  contre  le  Vatican 
et  les  œuvres  de  charité  ne  sont  pas  épargnés.  On  a  même  vu  des  assem- 
blées communistes  se  tenir  dans  les  parcs  en  face  des  églises  et  se  terminer 
dans  le  vestibule  sacré,  parce  que  la  pluie  menaçait  de  disperser  les  audi- 
teurs. On  peut  s'attendre  à  tout  et  ceux  qui  ont  lu  dans  les  journaux 
la  lutte  qui  se  poursuit  entre  le  gouvernement  brésilien  et  les  autorités 


478  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

russes  ont  le  droit  de  se  demander  ce  qu'il  y  a  au  fond  de  cette  affaire 
sordide  d'un  diplomate  brésilien  battu  par  la  police  moscovite.  Plus 
tard,  les  journaux  canadiens  annonçaient  que  le  ministre  des  Affaires 
étrangères  de  Rio  était  en  faveur  du  rappel  de  l'ambassadeur  brésilien 
à  Moscou,  obligé  de  vivre  dans  des  conditions  intenables  et  n'ayant 
même  pas  le  droit  de  choisir  ses  propres  serviteurs.  Monsieur  Staline  n'a 
réellement  pas  besoin  de  gaspiller  les  fonds  que  lui  fournissent  les  pays 
alliés  à  entretenir  un  personnel  dispendieux  en  Amérique  du  Sud  quand 
ses  agents  poursuivent  un  travail  si  magnifique  de  démoralisation  et 
de  révolution.  Le  communisme  est  sans  contredit  l'ennemi  numéro  un 
des  peuples  sud-américains  et  la  récente  volte-face  de  l'Argentine  à 
! 'égard  de  Moscou,  ne  peut  inspirer  aucune  confiance  1. 

Ce  n'est  un  secret  pour  personne  que  les  républiques  sud-améri- 
caines ont  une  vie  politique  assez  mouvementée.  Nous  avons  touché  ce 
point  dans  notre  analyse  sommaire  de  la  montée  communiste,  mais  en 
fait,  ces  événements  obéissent  à  des  causes  beaucoup  plus  profondes  et 
qui  sont  en  quelque  sorte  inhérentes  à  la  nature  même  et  au  type  de 
ces  États.  Les  gouvernements  sont  instables,  autoritaires,  souvent  in- 
compétents. L'une  des  principales  raisons  de  cette  parade  des  hommes 
publics  est  l'influence  toujours  très  considérable,  sinon  prépondérante 
qu'exercent  l'armée  et  la  marine  dans  ces  pays.  Même  si  les  militaires 
ont  eu  dans  le  passé  suffisamment  de  conflits  de  frontières  pour  se  tenir 
en  forme,  ils  apprécient  une  petite  révolution  comme  un  bon  moyen  de 
se  rapprocher  de  leurs  amis,  de  se  débarrasser  de  leurs  ennemis  et  de 
s'emparer  du  pouvoir.  Non  pas  que  nous  fassions  porter  aux  soldats 
et  aux  officiers  sud-américains  le  poids  des  massacres  qui  se  produisent 
presque  à  chaque  mois  dans  l'un  ou  l'autre  des  pays  du  Sud.  Il  existe 
là  comme  ailleurs  des  militaires  disciplinés  et  consciencieux,  mais  on  y 
trouve  également  et  peut-être  plus  qu'ailleurs  des  officiers  de  salon,  con- 
naissant la  guerre  par  des  livres  seulement  et  dont  l'oisiveté,  toujours 
mauvaise  conseillère,  est  le  prétexte  aux  ambitions  les  plus  déraisonnées. 
La  formation  donnée  par  les  écoles  de  guerre  n'est  pas  nécessairement 
un  apprentissage  de  la  diplomatie,   ni  de  la  chose  publique.  L'attrait 

1   Etepuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  le  Brésil,  le  Chili  et  l'Argentine,  ont  pris  une 
attitude  nettement  anti-communiste. 


L'AMÉRIQUE  DU  SUD  ET  SES  PROBLÈMES  479 

du  pouvoir  a  toujours  grisé  bien  du  monde,  et  lorsque  l'on  sent  derrière 
soi  la  force  des  baïonnettes,  on  ne  s'encombre  pas  des  formalités  cons- 
titutionnelles. 

Cette  attitude  est  d'ailleurs  bien  favorisée  par  l'état  de  très  grande 
ignorance  dans  lequel  vivent  les  masses  populaires  de  l'Amérique  du 
Sud  où  près  de  quatre-vingts  pour  cent  de  la  population  ne  sait  ni  lire, 
ni  écrire.  Notons,  et  tout  à  leur  honneur,  que  nos  excellents  amis  de 
l'Amérique  du  Sud  sont  conscients  de  ce  danger  qu'est  l'ignorance  des 
masses.  Depuis  quelques  années,  des  efforts  louables  sont  tentés  pour 
mettre  en  valeur  les  ressources  non  seulement  matérielles,  mais  égale- 
ment spirituelles  de  ces  petites  nations.  Il  n'en  reste  pas  moins  vrai 
que  ces  populations  ne  sont  pas  mûres  pour  le  système  démocratique. 
Le  droit  de  vote  suppose  en  effet  la  connaissance  préalable,  même  rudi- 
mentaire,  de  ce  que  sont  la  chose  publique  et  les  devoirs  du  bon  ci- 
toyen. On  n'impose  pas  la  démocratie,  pas  plus  qu'on  ne  peut  l'enlever. 
On  peut  la  préparer  par  des  moyens  appropriés,  mais  tous  les  peuples 
n'ont  pas  nécessairement  au  même  moment,  les  mêmes  aptitudes  et  les 
mêmes  qualifications.  L'Amérique  du  Sud  sort  à  peine  d'une  longue 
léthargie  sociale  et  politique  où  l'avaient  plongée  des  guerres  intestines 
et  des  complications  sans  nombre. 

Ajoutez-y  la  différence  déjà  signalée  entre  la  classe  qui  possède 
et  celle  qui  ne  possède  pas;  le  désir  d'augmenter  la  richesse  en  face  de 
la  lutte  pour  la  vie.  Ce  sont  deux  forces  qui  ne  peuvent  s'opposer  long- 
temps sans  que  le  choc  se  produise  et  quand  il  arrive,  c'est  la  débâcle. 
Les  pauvres  d'hier  s'emparent  du  pouvoir,  exproprient  biens  et  capitaux, 
tandis  que  les  nouveaux  pauvres  s'en  vont  en  exil,  pleurer  leurs  mal- 
heurs et  machiner  des  complots.  Les  gouvernements  changent,  l'armée 
rentre  aux  casernes,  des  uniformes  remplacent  d'autres  uniformes.  Il  n'y 
a,  d'après  le  dicton  populaire,  que  les  pompiers  qui  soient  fidèles  à  tous 
les  gouvernements. 

Il  y  a  aussi  les  fils  de  famille  qui  sont  allés  étudier  en  Europe  ou 
aux  États-Unis.  Ils  reviennent  avec  des  idées  révolutionnaires,  si  l'on 
considère  le  milieu  où  ils  vivent.  Ces  idées  ne  sont  pas  nécessairement 
bonnes,  mais  elles  possèdent  la  saveur  de  tout  ce  qui  est  nouveau  et 
l'attrait  indescriptible  du  fruit  défendu.  N'a-t-on  pas  vu  un  excellent 


480  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

séminariste  sud-américain  qui  avait  sous  la  couverture  empruntée  aux 
œuvres  de  saint  Thomas,  dissimulé  Machiavel  et  Jean-Jacques  Rous- 
seau? Les  douaniers  l'ont  considéré  comme  un  excellent  révérend  et 
trois  ans  plus  tard,  il  dirigeait  un  coup  d'Etat  contre  le  gouvernement. 

Parmi  les  initiatives  qui  ont  récemment  vu  le  jour  en  Amérique 
du  Sud,  il  faut  accorder  une  importance  spéciale  à  la  Ligue  électorale 
catholique  (L.E.C.)  fondée  en  1935  au  Brésil  à  la  suggestion  du  re- 
gretté cardinal  Leme,  archevêque  de  Rio  de  Janeiro.  C'est  une  orga- 
nisation probablement  unique  en  son  genre,  mais  qui  mériterait  d'avoir 
bien  des  équivalences  dans  les  autres  pays,  et  spécialement  au  Canada. 
Il  s'agit  en  effet  d'un  organisme  national  qui  cherche  à  renseigner  les 
électeurs  catholiques  et  non  catholiques  sur  leurs  devoirs  civiques.  La 
L.E.C.  possède  actuellement  des  milliers  de  membres  actifs  disséminés 
à  travers  tout  le  Brésil  et  obéissant  aux  ordres  émis  par  un  bureau  na- 
tional établi  à  Rio.  Inutile  de  dire  que  les  dirigeants  de  la  L.E.C.  sont 
tous  des  laïques,  catholiques  convaincus,  commandant  une  très  grande 
influence.  Un  secrétariat  général  a  été  fondé  à  Rio,  qui  dispense  des  ren- 
seignements sur  la  doctrine  politique  de  l'Eglise  et  donne  des  directives 
appropriées.  Son  chef  est  le  leader  catholique  brésilien  Amoroso  Lima, 
converti  à  notre  foi  en  1928,  et  qui  est  devenu  son  plus  brillant  dé- 
fenseur. Amoroso  Lima  est  un  sociologue  réputé,  universitaire  renommé, 
auteur  de  nombreux  volumes  sur  les  questions  sociales,  politiques  et 
éducationnelles.  Le  président  national  de  la  L.E.C.  était  l'ambassadeur 
Hildebrando  Pompeu  Accioly,  juriste  et  spécialiste  des  questions  in- 
ternationales. Malheureusement,  à  son  retour  de  la  Conférence  de  Paris, 
l'ambassadeur  Accioly  nous  annonçait  dans  une  lettre  qu'il  devait  aban- 
donner la  présidence  de  la  L.E.C.  pour  se  consacrer  tout  entier  à  ses 
nouvelles  fonctions  de  secrétaire  général  de  l'Itamaraty,  ou  ministère 
des  Affaires  étrangères.  Les  conversations  que  nous  avons  eues  avec  ces 
deux  leaders  de  la  pensée  catholique  au  Brésil  nous  ont  montré  tout 
ce  que  peuvent  faire  talent  et  détermination  dans  le  domaine  des  réali- 
sations de  la  pensée  politique  catholique. 

Depuis  quelques  années,  les  Républiques  sud-américaines  ont  été 
comme  tous  les  autres  pays  du  monde,  entraînées  dans  la  guerre.  Ce 
qui  leur  a  donné  l'occasion  de  s'ententlre  au  moins  sur  un  point  et  de 


L'AMÉRIQUE  DU  SUD  ET  SES  PROBLÈMES  481 

mettre  quelquefois  une  partie  de  leurs  ressources  dans  la  balance  alliée. 
A  l'intérieur,  cette  guerre  a  eu  pour  effet  de  diminuer  considérablement 
les  malaises  internes  et  de  détourner  l'attention  des  petits  scandales  qui 
s'y  produisent,  comme  d'ailleurs  dans  tout  pays  bien  organisé.  En  un 
mot,  les  gouvernements  ont  connu  une  tranquillité  relative,  tandis  que 
les  citoyens  profitaient  d'une  quiétude  bien  méritée  et  jouissaient  même 
d'une  prospérité  peut-être  passagère,  mais  tout  de  même  bien  apprécia- 
ble. D'un  autre  côté,  la  politique  étrangère  des  pays  sud-américains  est 
très  attachante.  Une  fois  que  le  stade  de  simple  colonie  eut  été  passé, 
nous  avons  assisté  aux  révolutions  d'indépendance.  Il  faut  y  voir  non 
seulement  l'atteinte  de  la  majorité  politique,  mais  surtout  le  dégoût 
profond  inspiré  à  la  plupart  des  colonies  sud-américaines  par  l'attitude 
souvent  révoltante  de  métropoles  sans  conscience.  Il  faut  y  voir  aussi 
l'influence  marquante  des  mouvements  révolutionnaires  qui  secouaient 
alors  le  monde.  Nombreux  sont  les  Sud-Américains  qui  se  sont  ren- 
dus en  Europe  pour  étudier  sur  place  le  fonctionnement  des  institutions 
démocratiques  et  rechercher  l'appui  des  ennemis  de  l'Espagne.  Inutile 
de  dire  qu'en  vertu  du  vieux  jeu  de  la  balance  des  pouvoirs,  cet  appui 
n'a  pas  fait  défaut.  Tandis  que  l'Angleterre  était  heureuse  de  remettre 
à  l'Espagne  et  à  la  France  la  monnaie  de  leur  pièce  dans  la  perte  des 
Etats-Unis  d'Amérique,  ces  mêmes  Etats-Unis  brandissaient  tantôt 
comme  un  flambeau,  tantôt  comme  une  massue,  la  légendaire  doctrine 
Monroe,  specimen  magnifique  de  l'opportunisme  politique.  En  réalité, 
ces  mouvements  d'indépendance,  par  la  solidarité  qu'ils  suscitent  dans 
les  colonies  du  Nouveau-Monde,  peuvent  être  considérés  comme  l'ori- 
gine du  système  panaméricain   de  défense  continentale. 

Aujourd'hui,  l'Union  panaméricaine  est  probablement  le  mieux 
connu  des  organismes  de  notre  hémisphère.  Non  pas  qu'il  ait  donné  tous 
les  résultats  attendus,  mais  il  peut  être  considéré  à  juste  titre  comme  une 
sorte  de  «  clearing  house  »  ou  de  chambre  de  compensations  des  inté- 
rêts américains.  C'est  également  une  magnifique  source  de  renseigne- 
ments sur  tout  ce  qui  a  trait  à  l'Amérique.  Son  échec  est  dû  en  partie 
au  refus  des  Sud-Américains  de  s'en  servir  pleinement  en  y  envoyant 
des  délégués  consciencieux  et  compétents.  L'autre  facteur  de  non-réus- 
site réside  dans  l'influence  prépondérante  que  Washington  y  a  toujours 


482  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

exercée  et  qui  était  prima  facie  un  élément  de  mésentente,  sinon  de 
discorde.  On  pourrait  également  discuter  l'absence  du  Canada.  Dans 
les  circonstances  actuelles,  les  petits  pays  des  Amériques  du  Centre  et 
du  Sud  sollicitent  qui  l'appui  des  Etats-Unis,  qui  la  défense  du  Brésil, 
qui  la  diplomatie  de  l'Argentine.  Et  que  serait-ce  si  notre  gouverne- 
ment se  rendait  aux  demandes  répétées  de  nombreux  pays  sud-améri- 
cains d'aller  leur  servir  de  porte-parole  au  sein  de  cette  assemblée  con- 
tinentale? En  parlant  de  politique  panaméricaine,  on  ne  peut  passer 
sous  silence  l'attitude  énergique  et  souvent  très  habile  adoptée  par  l'Ar- 
gentine durant  ces  dernières  années.  Si  elle  ne  servait  pas  toujours  les 
intérêts  alliés,  elle  n'en  n'était  pas  moins  un  contre-poids  aussi  pénible 
que  nécessaire  aux  capitaux  de  Wall-Street  et  à  l'impérialisme  de  Wash- 
ington. 

Dans  le  champ  mondial,  les  pays  sud-américains  ont  pour  la  plu- 
part figuré  avec  honneur  dans  la  majorité  des  organismes   internatio 
naux  et  ont  fourni  aux  centres  scientifiques  ou  à  la  Société  des  Nations 
des  savants  remarquables  et  des  juristes  de  première  grandeur. 

En  terminant,  il  faut  se  placer  devant  le  fait  peut-être  pas  apparent, 
mais  bien  réel,  que  les  Amériques  du  Sud  et  du  Centre  sont  en  pleine 
crise  d'évolution  politique.  Elles  peuvent,  dans  un  avenir  rapproché, 
causer  beaucoup  de  maux  de  tête  à  leurs  voisins  et  aujourd'hui,  nous 
sommes  tous  voisins. 

Dans  toutes  les  grandes  assemblées  internationales,  les  républiques 
sud- américaines  ont  des  représentants  qui,  s'ils  votent  en  bloc,  peuvent 
être  considérés  comme  les  principaux  détenteurs  de  la  balance  du  pou- 
voir. C'est  dire  qu'il  faut  compter  avec  eux,  les  connaître,  les  apprécier. 
L'opinion  publique  y  est  tellement  tiraillée  par  de  nombreux  courants. 
L'Internationale  communiste  les  invite,  le  dollar  américain  les  entraîne 
et  le  nationalisme  outrancier  les  caresse.  Ce  sont  là  leurs  problèmes,  qui 
ne  nous  regardent  pas,  mais  en  face  desquels,  on  ne  saurait  rester  indif- 
férents. Si  l'orientation  qui  en  résulte  leur  est  salutaire,  nous  en  béné- 
ficierons tous,  tandis  que  si  elle  leur  est  funeste,  nous  enfoncerons  avec 
eux  dans  l'abîme. 

Quand  nous  connaîtrons  mieux  nos  voisins,  nous  les  apprécierons 
davantage  et  nous  éviterons  la  répétition  de  cet  incident  causé  par  l'in- 


L'AMÉRIQUE  DU  SUD  ET  SES  PROBLÈMES  483 

génuité  d'une  dame  de  la  société.  Elle  demandait  à  un  diplomate  sud- 
américain:  «Dites-moi,  Excellence,  est-il  vrai  qu'il  existe  encore  des 
cannibales  chez-vous?  »  A  quoi  le  décoré  répondit:  «  Non  Madame, 
il  y  a  quelques  jours,  on  a  mangé  le  dernier  ». 

Marcel  ROUSSIN, 

professeur  à  l'Ecole  des  Sciences  politiques 

de  l'Université  d'Ottawa. 


Liens  historiques  et  actuels 

de 

la  France  et  de  l'Egypte 


Le  23  novembre  1946,  un  communiqué  du  Quai  d'Orsay  an- 
nonçait que  la  Légation  de  France  au  Caire  et  celle  d'Egypte  à  Paris 
étaient  élevées  au  rang  d'ambassades.  Cette  promotion  des  deux  mis- 
sions diplomatiques  consacre  l'importance  qu'elles  revêtent  aux  yeux 
des  deux  pays. 

En  effet,  l'Egypte  compte  pour  beaucoup  aux  yeux  des  Français, 
et  la  France  pour  beaucoup  aux  yeux  des  Égyptiens. 

L'Egypte  est  entrée  dans  la  vie  nationale  de  la  France  aux  titres 
les  plus  divers,  à  tous  les  titres  possibles;  économique,  politique,  scien- 
tifique, littéraire,  artistique. 

La  Provence  n'était  pas  encore  réunie  à  la  France  que  déjà,  bar- 
ques et  tartanes  provençales  faisaient  voile  de  Marseille,  de  la  Ciotat 
el  de  Martigues  vers  le  «  fondouk  »  des  Marseillais  à  Alexandrie.  Ce 
fut  l'origine  de  «  l'Echelle  d'Egypte  »,  l'une  des  plus  actives  parmi  les 
«  Échelles  du  Levant  »,  pendant  toute  la  durée  de  l'ancienne  monar- 
chie. 

Depuis  lors,  d'innombrables  navires,  de  types  moins  archaïques, 
ont  suivi  la  même  route.  Aux  cargaisons  se  sont  ajoutés  les  passagers. 
Les  échanges  commerciaux,  les  relations  économiques  ont  donné  nais- 
sance, en  Egypte,  à  toute  une  éclosion  d'entreprises  françaises  et  à  un 
afflux  de  capitaux  français.  Gaz  d'éclairage,  électricité,  distribution  d'eau, 
sucreries,  raffineries,  établissements  de  crédit  hypothécaire  ont  fait,  entre 
autres,  leur  apparition  sur  le  sol  égyptien,  tandis  que,  sur  les  confins  orien- 
taux du  pays,  le  percement  de  l'isthme  de  Suez,  dû  au  génie  de  Ferdinand 


LIENS  HISTORIQUES  DE  LA  FRANCE  ET  DE  L'EGYPTE  485 

de  Lesseps,  appelait  à  la  vie  une  vaste  région  entièrement  désertique  et  y 
faisait  surgir  quatre  villes:  Port-Saïd,  Ismailia,  Port-Tewfik  et  Port 
Found.  Ces  quatre  villes  portent  les  noms  de  souverains  égyptiens  de  la 
maison  de  Méhémet-Ali  et  c'est  justice.  Ils  en  sont  les  parrains.  Mais,  à 
tout  parrain,  il  faut  une  marraine;  et  la  marraine,  en  l'occurrence,  ce  fut 
la  France. 

Voilà  comment  l'Egypte  est  entrée  dans  la  vie  nationale  française 
au  titre  économique. 

Ce  n'est  pas  de  moins  bonne  heure  qu'elle  y  est  entrée  au  titre  poli- 
tique. 

L'Egypte  fut  vite  englobée  dans  le  grand  mouvement  d'expansion 
méditerranéenne  de  l'Occident,  que  furent  les  Croisades.  Les  premiers 
souvenirs  égyptiens  des  Français  s'appellent  Fostat  ou  le  Vieux-Caire, 
Damiette,  Fareskour,  Mansoura;  et  ce  sont  des  souvenirs  qu'Égyptiens 
et  Français  peuvent  parfaitement  évoquer  ensemble,  puisqu'il  y  eut  de  la 
gloire  répandue  des  deux  côtés,  sur  les  deux  camps. 

De  ce  temps  reculé  date  un  lointain  préambule  à  la  «  question 
d'Egypte  ».  Bien  des  siècles  s'écouleront,  cependant,  avant  que  Leibnitz 
ne  la  pose  à  Louis  XIV,  qui  l'écartera  de  son  horizon.  Mais  les  ministres 
de  Louis  XVI  la  prendront  en  sérieuse  considération  et  en  feront  étudier 
sur  place  une  solution  française:  la  solution  même  que  Bonaparte  tentera 
de  réaliser  par  son  immortelle  expédition. 

Je  me  suis  laissé  dire  que  S.  M.  le  Roi  Farouk  se  proposait  de  faire 
célébrer,  en  1948,  le  cent-cinquantième  anniversaire  de  l'Expédition 
d'Egypte  et  le  centième  de  la  mort  de  Méhémet-Ali.  Comme  il  aurait 
raison  ! 

La  gloire  la  plus  pure  de  l'expédition  d'Egypte  et  le  plus  clair  de  ses 
résultats,  c'est  d'avoir  sonné  le  réveil  de  l'Egypte,  d'avoir  donné  à  l'Egyp- 
te le  signal  du  renouveau,  de  la  renaissance. 

Ce  résultat  se  rattache  étroitement  au  concours  empressé  que  la 
France  de  la  Restauration  et  de  la  Monarchie  de  Juillet  prêta  au  grand 
vice-roi,  dans  son  magnifique  effort  pour  construire  l'Egypte  moderne  et 
pour  donner  ainsi  à  la  question  d'Egypte  une  solution  égyptienne:  la 
même  solution  dont  ses  successeurs  ont  patiemment  poursuivi  la  réalisa- 
tion et  qu'ils  ont  conduite  jusqu'à  sa  complète  maturité. 


486  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Du  règne  de  Méhémet-Ali  date  l'ère  des  Français  au  service  égyptien, 
des  Français  fonctionnaires  de  l'État  égyptien.  Elle  s'est  prolongée  sous 
les  règnes  suivants  et  n'a  pas  encore  entièrement  pris  fin.  Plusieurs  Fran- 
çais ont  été  au  Caire  des  personnages  de  tout  premier  plan.  Beaucoup  ont 
formé  une  équipe,  souvent  renouvelée,  de  laborieux,  dévoués  et  utiles  ser- 
viteurs de  l'Egypte,  dans  toutes  les  branches  de  l'administration  publique. 

De  ces  branches,  il  convient  d'en  détacher  une:  celle  des  Antiquités. 
L'État  égyptien  des  a  prises  sous  sa  sauvegarde.  Mais  qui  les  lui  a  appor- 
tées? Après  les  Pharaons,  c'est  la  France.  L'égyptologie  est  une  science 
française.  C'est  Champollion,  Mariette,  Maspéro,  qui  ont  restitué  à 
l'Egypte  sa  langue  ancienne  et,  grâce  à  cette  clef,  son  histoire  millénaire. 
C'est  eux,  ce  sont  leurs  émules  et  leurs  disciples,  qui  lui  ont  conservé  les 
monuments  de  sa  splendeur  passée,  et,  parfois,  les  lui  ont  positivement 
rendus,  en  les  dégageant  du  sable  où  ils  étaient  enfouis. 

Mais  les  savants,  les  artistes,  les  écrivains  de  France  n'ont  pas  limité 
leur  intérêt  à  l'Egypte  pharaonique.  Ils  l'ont  étendu  aux  monuments  de 
l'art  arabe,  à  l'histoire  de  l'Egypte  arabe  et  turque,  à  son  évolution  politi- 
que et  sociale,  à  tous  les  aspects  de  sa  vie.  Le  premier  témoignage  de  l'at- 
tention qu'elle  a  éveillée  en  eux  est  fourni  par  l'admirable  Description  de 
r Egypte,  due  aux  savants  dont  Bonaparte  s'était  fait  accompagner:  toute 
une  partie  de  ce  recueil  fameux  est  consacrée  à  1'  «  état  moderne  »  du  pays. 

Depuis  lors,  que  d'économistes  ont  étudié  l'agriculture  des  Égyp- 
tiens; que  d'ingénieurs,  leurs  méthodes  d'irrigation  et  leur  système  de  ca- 
nalisation! que  de  peintres,  d'architectes,  d'hommes  de  lettres  sont  venus 
demander  l'inspiration  aux  mosquées  et  aux  bazars  du  Caire,  au  Nil,  aux 
palmeraies  qui  le  bordent,  à  la  population  de  sa  vallée!  Que  d'historiens 
ont  exploité  dans  les  dépôts  d'archives  d'Europe,  les  documents  qui  par- 
lent de  l'Egypte! 

Il  est  naturel  que,  dans  un  pays  qui  exerçait  sur  eux  un  tel  attrait, 
les  Français  aient  tenu  à  apporter  leur  enseignement,  leur  culture  et  leur 
assistance.  La  France  éducatrice  et  charitable  en  Egypte:  autre  chapitre 
de  l'activité  française.  Le  point  de  départ  de  ce  chapitre  se  lit  sur  la  pla- 
que d'une  rue  d'Alexandrie:  «  Rue  des  Soeurs  ».  De  là  est  parti  le  splen- 
dide  essor  d'oeuvres  multiples,  qui  en  sont  venues  à  constituer  tout  un 
réseau  d'établissements  scolaires  de  tous  les  degrés,  d'établissements  hos- 


LIENS  HISTORIQUES  DE  LA  FRANCE  ET  DE  L'EGYPTE  487 

pitaliers  de  toutes  les  variétés,  d'abord  tous  congréganistes,  ensuite  aug- 
mentés de  quelques  belles  institutions  laïques. 

La  France  a  donc  mis  en  Egypte  beaucoup  d'elle-même.  Les  apports 
très  divers  qu'elle  y  a  faits  lui  ont  procuré  un  rayonnement  intellectuel  et 
moral,  qui  a  survécu  à  toutes  les  vicissitudes  de  la  politique.  Elle  est  res- 
tée, pour  tous  les  Egyptiens  cultivés,  la  nation  occidentale  avec  laquelle 
ils  se  sentent  le  plus  d'affinités. 

F.  Charles-Roux, 

Ambassadeur  de  France, 
Membre  de  l'Institut. 


A  travers  les  revues  philosophiques 


Les  revues  vont  se  multipliant  depuis  la  fin  de  la  guerre.  De  partout, 
nous  en  recevons  de  nouvelles,  de  forme,  de  périodicité,  d'orthodoxie  et  de 
valeur  inégales.  Partout  cependant  on  sent  un  renouveau  de  la  pensée,  un 
besoin  de  répandre  la  vérité  ou  du  moins  ce  qu'on  estime  être  la  vérité. 
Nous  essaierons  de  passer  en  revue  quelques-uns  de  ces  périodiques.  Notre 
intention  est  uniquement  de  rejidre  service  à  nos  confrères  dans  l'ensei- 
gnement de  la  philosophie  et  aux  étudiants  de  nos  collèges  ou  de  nos  facul- 
tés qui  auraient  avantage  à  se  mettre  au  courant  de  ce  genre  de  publica- 
tions tant  du  Canada  que  de  l'étranger. 

La  pensée  exposée  dans  les  revues  est  moins  momifiée  que  celle  de 
nos  manuels,  du  reste  excellents  et  nécessaires,  puisqu'elle  nous  met  en 
contact  avec  les  applications  actuelles  des  thèses  invariables  de  la  philo- 
sophia  perennis.  Les  périodiques  nous  maintiennent  aussi  au  courant  des 
études  sur  les  anciens  problèmes  et  nous  renseignent  sur  les  publications 
de  notre  temps,  ce  qui  ne  devrait  pas  manquer  d'intéresser  nos  jeunes. 
L'enthousiasme  que  l'on  remarque  également  chez  eux  pour  les  langues 
étrangères  et  les  études  qu'ils  en  font,  leur  permettront  de  pouvoir  tirer 
profit  de  la  production  philosophique  des  pays  de  culture  latine  en  par- 
ticulier. Nous  ne  sentons  pas  le  besoin  d'insister  sur  la  facilité  au  moins 
relative  avec  laquelle,  dans  un  pays  bilingue,  ils  devraient  être  en  mesure 
de  lire  les  publications  de  langue  anglaise. 

Nous  n'entendons  analyser  que  les  revues  excellentes  et  recomman- 
dables;  mieux  vaut,  nous  semble-t-il,  ignorer  les  autres  ou  du  moins  ne 
pas  leur  faire  de  réclame.  Pourtant,  on  ne  saurait  conclure  que  nous  n'ap- 
précions pas  certains  périodiques  du  seul  fait  que  nous  n'en  parlons  pas 
ici;  force  nous  est  tout  de  même  de  faire  un  choix. 

Commençant  par  chez-nous,  nous  recevons  la  dernière  nouveauté 
en  fait  de  revue  philosophique.  L'Université  de  Montréal,  par  sa  faculté 


A  TRAVERS  LES  REVUES  PHILOSOPHIQUES  489 

de  philosophie,  vient  de  publier  Activités  philosophiques,  1945-46  1. 
Ce  recueil  paraît  une  fois  l'an.  Organe  officiel  de  la  faculté,  le  recueil  est 
ouvert  à  tous  les  professeurs  et  amis  de  l'institution  et,  occasionnellement, 
à  des  collaborateurs  étrangers.  Outre  les  articles,  on  y  trouve  quelques 
bulletins  et  des  notes  bibliographiques.  Au  sommaire  de  ce  premier  nu- 
méro nous  voyons  les  titres  suivants:  Vingt-cinq  ans  de  philosophie  (où 
le  T.R.P.  Ceslas-M.  Forest,  O.P.,  doyen,  reproduit  la  conférence  qu'il 
a  faite  à  l'occasion  du  vingt-cinquième  anniversaire  de  la  faculté)  ;  L'in- 
duction socratique;  La  politique  d'Aristote,  sa  valeur  de  tous  les  temps; 
Réflexions  sur  V omniprésence  de  Dieu;  La  nation  (analyse  de  l'ouvrage 
du  même  titre  par  le  R.P.  Delos)  ;  Nécessité  et  contingence  dans  la  nature; 
Y  a-t-il  un  authentique  jugement  dans  l'acte  opinatif?  Le  principe  du 
volontariat  humain. 

On  le  voit,  c'est  un  cahier  d'une  grande  variété  et  d'un  intérêt  véri- 
table. Il  faut  souhaiter  que  les  Activités  philosophiques  vivent  et  gran- 
dissent, non  seulement  à  l'honneur  de  l'Université  de  Montréal,  mais 
aussi  de  la  pensée  philosophique  canadienne.  Avec  le  Laval  théologique 
et  philosophique  (bi-annuel) ,  la  section  spéciale  de  la  Revue  de  l'Uni- 
versité d'Ottawa  (trimestrielle) ,  les  Medieval  Studies,  publication  an- 
nuelle du  Pontifical  Institute  de  Toronto,  les  Activités  sont  la  preuve 
que  malgré  le  nombre  encore  trop  restreint  de  nos  penseurs  canadiens 
qui  écrivent,  nos  Universités  catholiques  sont  celles  qui  font  le  plus  pour 
la  culture  philosophique  au  Canada.  Ce  sont  les  seules  publications  pé- 
riodiques intéressées  spécialement  à  la  philosophie.  Nous  faisons  ici  abs- 
traction des  revues  entièrement  dévouées  à  la  psychologie  expérimentale, 
à  la  pédagogie  et  des  cahiers  sans  périodicité  bien  définie. 


L'Espagne  tant  décriée  depuis  quelque  temps  nous  donne  un  bel 
exemple  d'effort  et  de  succès  remarquables  dans  le  domaine  des  périodi- 
ques philosophiques.  Nous  aurons  l'occasion  dans  un  autre  article  de 
faire  le  bilan  des  revues  ecclésiastiques  et  du  superbe  résultat  obtenu  par 
le  «  Consejo  Superior  de  Investigaciones  Cientificas  »  de  Madrid* 

1   En  vente  au  Centre  de  Psychologie  et  de  Pédagogie,  4803,  rue  Parthenais,  Mont- 
réal  (34),  au  prix  de  $1.10. 


490  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Pensamîento,  revue  trimestrielle  de  recherche  et  d'information  phi- 
losophique, publié  par  les  facultés  de  philosophie  de  la  Compagnie  de 
Jésus  en  Espagne  est  un  périodique  de  haute  tenue  scientifique.  Fondé 
en  janvier  1945,  Pensamîento  a  su  maintenir  son  idéal.  Il  veut  faire 
œuvre  vraiment  philosophique  d'après  le  programme  tracé  par  la  cons- 
titution apostolique  Deus  Scientiarum  Dominus.  Tout  en  respectant 
les  personnes,  la  revue  entend  se  montrer  intransigeante  à  l'endroit  de 
l'erreur. 

Variée,  vivante,  la  revue  nous  donne  une  parfaite  idfée  du  mouve- 
ment philosophique  en  Espagne.  Elle  traite  de  métaphysique,  d'histoire 
de  la  philosophie,  de  philosophie  des  sciences,  de  philosophie  de  l'histoire. 
Sa  partie  bibliographique  fait  la  critique  des  principaux  ouvrages  phi- 
losophiques espagnols  et  étrangers,  donne  le  relevé  des  articles  spécialisés 
des  revues  étrangères  et  espagnoles  et  sa  chronique  intitulée  Literatura 
ûlosôûca  espanoîa  e  hispanoamericana,  renseigne  sur  la  série  complète  des 
études  philosophiques  de  l'Amérique  latine.  Cette  bibliographie  est  par- 
ticulièrement bien  organisée.  Des  chroniques  tiennent  au  courant  du 
mouvement  philosophique  national  et  étranger:  les  congrès,  les  confé- 
rences, les  promotions  et  les  nominations  de  professeurs,  et  la  nécrologie 
des  philosophes.  En  un  mot,  Pensamîento  est  une  revue  qui  devrait  in- 
téresser tous  ceux  qui  veulent  connaître  la  philosophie  espagnole  et  le 
mouvement  philosophique  en  général. 

Le  prix  de  l'abonnement  est  fixé  à  36  pesetas  pour  l'Espagne  et 
les  pays  faisant  partie  de  l'Union  postale  et  à  50  pesetas  pour  les  autres. 
Le  Secrétaire  de  Rédaction  est  le  R.P.  Ramon  Cenal,  S.J.,  Apartado 
6.046,  Madrid  VIe,  et  l'Administration  en  est  confiée  aux  Ediciones 
FAX,  Zurbano  80,  Apartado  8.001,  Madrid. 


La  Revista  de  Filosoûa,  organe  de  l'Instituto  «  Luis  Vives  »  cons- 
titue, elle  aussi,  une  source  fidèle  d'information  des  mouvements  philo- 
sophiques nationaux  et  étrangers.  Elle  est  l'un  des  périodiques  publiés 
sous  les  auspices  du  «  Consejo  Superior  de  Investigaciones  cientificas  » 
de  Madrid.  Tout  comme  les  autres  éditions  du  Consejo  et  les  revues 


A  TRAVERS  LES  REVUES  PHILOSOPHIQUES  491 

espagnoles  en  général,  elle  est  d'une  tenue  typographique  parfaite  et  d'un 
niveau  scientifique  enviable. 

Cette  revue  couvre  tout  le  champ  de  la  recherche  philosophique 
tant  espagnole  qu'étrangère,  positive  et  spéculative.  Elle  offre  en  outre 
une  chronique  et  une  section  bibliographique.  On  sera  assuré  de  l'or- 
thodoxie de  la  revue  et  de  sa  valeur  scientifique  quand  on  saura  que  le 
directeur  de  l'Institut  dont  dépend  la  revue  est,  depuis  le  décès  du  R.P. 
Manuel  Barbado  Viejo  O.P.  (f  3  mai  1945),  le  R.P.  Santiago  Rami- 
rez, O.P. 

Fondée  en  1942,  la  Revista  veut  travailler  à  redonner  à  l'Espagne 
son  ancien  prestige  dans  le  domaine  de  la  philosophie.  Ce  but  elle  désire 
l'atteindre  à  l'intérieur  de  la  pensée  catholique.  A  part  cela,  toute  liberté 
est  laissée  aux  collaborateurs:  c'est  d'ailleurs  la  seule  façon  d'aller  de 
l'avant. 

Le  travail  de  la  revue  est  complété  par  un  grand  nombre  de  revues 
portant  sur  des  disciplines  connexes  et  très  spécialisées  de  la  philosophie, 
par  exemple,  Al-Andalus  (Espagne  musulmane) ,  Arbor  (revue  générale 
du  «  Consejo  »  qui  résume  l'activité  de  tous  les  instituts  et  constitue  un 
périodique  d'un  genre  assez  semblable  à  celui  de  la  Revue  de  l'Université 
d'Ottawa) ,  Revista  Espanola  de  Pedagogia,  Revista  de  Ideas  Estéticas 
(comportant  aussi  le  point  de  vue  philosophique),  Revista  International 
de  Sociologia,  toutes  sous  la  direction  du  «  Consejo  ». 

La  souscription  est  de  35  pesetas  par  année,  et  on  peut  s'abonner 
en  s'adressant  au  «  Consejo  Superior  de  Investigaciones  Cientificas  », 
Duque  de  Medinacelli  4,  Madrid. 


Si  de  l'Espagne,  nous  passons  au  Portugal,  nous  trouverons  aussi 
une  excellente  revue  de  fondation  récente.  Commencée  en  1945,  la  Re 
vista  Portuguesa  de  Filosoûa  désire  aider  au  renouveau  portugais  en  ma- 
tière philosophique  à  la  lumière  de  la  néo-scolastique.  Elle  voudrait  re- 
vendiquer une  meilleure  appréciation  pour  les  grands  auteurs  portugais: 
tels  Pedro  Hispano,  Jean  de  Saint-Thomas,  l'école  de  Coïmbre,  décriés  au 
Portugal  mais  célèbres  à  l'étranger.  En  étudiant  ainsi  les  auteurs  nationaux 
elle  contribuera  à  la  préparation  d'une  histoire  de  la  philosophie  du  pays. 


492  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

La  revue  a  déjà  donné  dans  ses  livraisons  trimestrielles  des  études 
de  critériologie,  d'éthique,  de  droit,  de  philosophie,  des  sciences,  de  philo- 
sophie portugaise,  d'histoire  de  la  philosophie,  de  métaphysique,  de 
psychologie,  de  sociologie  et  de  théodicée.  En  plus  des  articles,  la  Revista 
publie  des  inédits  et  des  documents  anciens  et  modernes,  des  comptes 
rendus,  et  des  Vistas  panorâmîcas  internationales,  donnant  le  résumé 
des  meilleurs  articles  des  revues  étrangères.  Il  y  a  aussi  une  chronique 
des  activités  philosophiques  de  l'étranger. 

Publiée  par  les  pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  de  l'Instituto  de 
Filosofia  de  Braga,  elle  s'adresse  aux  professeurs  d'universités,  aux  étu- 
diants des  écoles  supérieures  et  des  séminaires  et  des  intellectuels. 

D'une  tenue  matérielle  parfaite,  ses  articles  sont  aussi  très  sérieux, 
et  particulièrement  intéressants  pour  connaître  l'histoire  et  l'orientation 
actuelle  de  la  philosophie  portugaise  qui  est  malheureusement  très  peu 
connue  en  notre  pays. 

L'abonnement  est  de  90  escudos  par  année  ou  de  $3,50.  Les  quatre 
livraisons  forment  un  beau  volume  annuel  de  448  pages.  S'adresser  à 
la  Revista  Portuguesa  de  Filosofia,  Instituto  de  Filosofia,  Braga,  Portugal. 


Un  autre  pays  de  culture  latine  auquel  nous  sommes  très  attachés 
à  cause  de  ses  nobles  traditions  catholiques  et  surtout  à  cause  de  la  pré- 
sence du  Siège  infaillible  de  Pierre,  l'Italie,  publie  plusieurs  nouvelles 
revues  philosophiques. 

Le  Giotnale  di  Metaûsica,  dirigé  par  le  professeur  Federico  M. 
Sciacca  de  l'Università  di  Pavia,  a  pris  naissance  en  1946.  Le  Giotnale 
est  publié  chaque  mois  en  fascicule  de  80  pages.  Au  nombre  des  colla- 
borateurs qui  sont  universellement  connus  des  lecteurs  de  langue  fran- 
çaise, il  suffira  de  donner  les  noms  suivants  pour  avoir  une  idée  de  la 
valeur  de  la  revue:  P.  Archambault,  M.  Blondel,  Charles  Boyer,  S.  J., 
A.  Forest,  Etienne  Gilson,  Jacques  Maritain,  A.  Valensin.  Parmi  les 
collaborateurs  italiens,  les  noms  de  F.  Battaglia,  S.  Caramella,  M.  Cor- 
dovanni,  pour  n'en  citer  que  quelques-uns  ne  sont  pas  inconnus  de  ce 
côté  de  l'Atlantique. 


A  TRAVERS  LES  REVUES  PHILOSOPHIQUES  493 

En  plus  des  articles  variés  et  fort  intéressants,  on  trouvera  des 
comptes  rendus  de  discussions  philosophiques  (v.g.  Relazione  riassun- 
tiva  délie  discussioni  svoltesi  nel  1°  convegno  dei  filosofi  cristiani  Al  ta 
Italia,  22-24  ottobre  1945),  des  renseignements  sur  le  mouvement  phi- 
losophique à  l'étranger  et  une  section  bibliographique.  Outre  l'italien,  le 
français  et  l'anglais  sont  aussi  utilisés  dans  la  rédaction  des  articles. 

L'esprit  de  la  revue  peut  se  résumer  par  cette  phrase  donnée  en 
exergue  sur  la  couverture  du  périodique:  «  In  necessariis  unitas,  in  dubiis 
libertas,  in  omnibus  charitas.  » 

La  Società  Editrice  Internazionale,  Corso  Regina  Margherita,  176, 
Torino,  Italia,  reçoit  les  abonnements,  fixés  à  800  lires  pour  l'étranger. 


Noesis  que  dirige  le  professeur  Nicola  Petruzzellis  se  présente  comme 
une  Rassegna  internazionale  di  Scienze  FilosoRche  e  Morali.  Elle  mani- 
feste un  bel  esprit  chrétien.  Les  conditions  matérielles  difficiles  en  Italie 
nuisent  un  peu  à  la  publication  régulière  de  la  revue,  mais  espérons  que 
les  idéals  scientifiques  et  apostoliques  du  directeur  pourront  être  atteints. 

Elle  accepte  la  collaboration  d'étrangers  et  le  directeur  serait  heu- 
reux de  la  collaboration  d'auteurs  canadiens.  Au  nombre  des  européens, 
on  relève  les  noms  des  révérends  pères  Boyer,  Garrigou-Lagrange,  Kuipcr 
et  Toccafondi,  de  M.  Jacques  Maritain,  etc. 

Les  principales  langues  européennes  sont  utilisées  pour  la  rédaction 
des  articles,  mais  un  résumé  en  est  donné  en  français,  en  anglais  et  en 
latin. 

Si  les  difficultés  techniques  ne  paralysent  pas  les  efforts  du  zélé 
directeur,  Noesis  est  une  revue  qui  méritera  certainement  d'être  encou- 
ragée. Pour  tous  renseignements  concernant  ce  périodique  on  peut  s'adres- 
ser à  Noesis,  Piazza  Re  di  Roma,  64,  Roma. 


De  l'Amérique  latine  nous  recevons  le  numéro  spécial  de  Vetbum 
dédié  à  Leibniz  à  l'occasion  du  troisième  centenaire  de  sa  naissance.  Le 
volume,    quatrième   fascicule  du   tome   III,    s'ouvre  par  une   étude   sur 


494  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

Leibniz:  el  Fitôsofo.  Les  autres  travaux  portent  respectivement  sur  la 
bio-bibliographie  de  L.,  sa  théodicée,  sa  psychologie,  son  éthique  et  le 
problème  de  la  liberté,  son  oeuvre  mathématique,  son  attitude  en  face 
du  néo-positivisme  scientifique.  Le  R.  P.  Siwek,  S.J.,  étudie  l'optimisme 
du  monde  chez  Leibniz,  Malebranche  et  M.  Penido,  Leibniz  et  Tin- 
conscient  cognitif.  Le  fascicule  se  clôt  par  le  compte  rendu  des  volumes 
et  des  articles  de  revues,  et  une  chronique  universitaire. 

Verbum  est  publié  par  l'Université  catholique  de  Rio  de  Janeiro, 
et  le  directeur  responsable  en  est  le  R.  P.  Leonel  Franca,  S.J.  Trimestriel 
formant  un  volume  de  547  pages  (pour  l'année  1946),  le  prix  de  la 
souscription  pour  l'étranger  est  de  $3,00.  Adresse:  Verbum,  Rua  S. 
Clémente,  240,  Rio  de  Janeiro. 


On  n'aura  sans  doute  pas  été  sans  remarquer  que  plusieurs  de  ces 
périodiques  désirent  faire  œuvre  nationale  tout  en  étudiant  la  philoso- 
phie. Ils  atteignent  leur  but  en  faisant  connaître  à  l'étranger  leurs  pro- 
ductions intellectuelles.  Nos  éditeurs  et  nos  auteurs  canadiens  feraient., 
eux  aussi,  oeuvre  vraiment  philosophique  et  rendraient  de  grands  services 
à  la  cause  nationale  en  faisant  parvenir  à  la  direction  de  ces  revues  les 
ouvrages  vraiment  sérieux  de  nos  penseurs.  Nous  pouvons  être  assurés 
qu'ils  seraient  reçus  avec  gratitude,  bienveillance  et  sympathie,  car  quel- 
ques directeurs  de  revues  étrangères  ont  demandé  des  volumes  canadiens 
dans  le  dessein  de  les  faire  connaître  et  apprécier  de  leurs  lecteurs. 

Si  nos  volumes  ne  sont  pas  nombreux,  nos  revues  générales  compor- 
tant des  articles  de  philosophie  le  sont  davantage.  Ne  pourrions-nous  pas 
alors  solliciter  de  ces  directeurs  le  privilège  de  faire  un  échange  mutuel  de 
publications,  moyen  facile  de  faire  connaître  nos  propres  périodiques  et 
procédé  utile  pour  éviter  les  difficultés  inhérentes  au  transfert  des  mon- 
naies en  plusieurs  pays  étrangers. 

Gaston  CARRIÈRE,  o.  m.  i., 
professeur  à  la  faculté  de  philosophie. 


Chronique  universitaire 


DÉBUT  D'ANNÉE. 

L'Université  est  le  cerveau  de  la  nation.  Il  serait  bien  à  souhaiter 
qu'elle  pût  s'en  tenir  à  ce  rôle  purement  spirituel;  mais  hélas,  pour  le 
fonctionnement  de  nos  grandes  institutions  modernes,  il  faut  plus  que 
le  cerveau,  il  faut  aussi  utiliser  la  truelle  et  le  marteau.  Les  autorités  de 
l'Université,  à  cause  du  nombre  encore  croissant  des  étudiants  —  ils  sont 
plus  de  3500  si  nous  ne  tenons  compte  que  des  élèves  réguliers  —  ont 
été  dans  l'obligation  de  voir  à  l'aménagement  de  plusieurs  locaux.  La 
troisième  année  de  médecine  a  nécessité  plusieurs  changements  et  installa- 
tions de  laboratoires  dans  les  édifices  temporaires  qui  abritent  cette  jeune 
faculté;  la  faculté  des  arts  dont  le  nombre  des  étudiants  a  doublé  en  ces 
dernières  années  a,  elle  aussi,  été  forcée  d'élargir  ses  bâtiments;  et  enfin 
un  nouveau  dortoir  et  deux  chapelles  ont  été  ajoutés  à  l'intention  des 
pensionnaires  de  la  faculté  des  arts  et  de  l'Institut  de  Philosophie. 

Le  côté  matériel  une  fois  réglé,  on  a  pourvu  au  spirituel.  Plusieurs 
nouveaux  professeurs,  tant  pour  la  faculté  des  arts  que  pour  les  Écoles 
de  Médecine  et  de  Sciences  appliquées  et  le  collège  sont  venus  de  toutes 
les  parties  du  Canada  et  même  d'Europe,  prêter  main  forte  au  corps  pro- 
fessoral, alors  qu'un  nombre  imposant  de  nos  professeurs  religieux,  re- 
prenant leur  enthousiasme  d'étudiants,  sont  partis  se  perfectionner  dans 
les  principaux  centres  intellectuels  du  Canada,  des  États-Unis,  de  France 
et  d'Italie. 

La  grande  semaine  française. 

Le  mois  d'octobre  1947  demeurera  une  date  mémorable  dans  les 
annales  de  l'Ontario  français.  La  capitale  du  Canada  aura  été  témoin, 
au  cours  de  ce  mois  de  ce  qu'on  pourrait  bien  appeler  la  «  grande  semaine 
française  »,  puisque  le  Comité  permanent  de  la  Survivance  française  en 


496  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Amérique  et  l'Association  canadienne-française  d'Éducation  d'Ontario  y 
ont  tenu  chacune  leur  congrès.  Il  était  tout  à  fait  normal  que  l'Université 
bilingue  d'Ottawa,  fondée  particulièrement  pour  venir  en  aide  à  la  po- 
pulation de  langue  française  de  cette  partie  de  notre  vaste  pays,  prît 
une  part  active  dans  ces  célébrations. 

Dans  la  soirée  du  5  octobre,  l'Ontario  français  recevait  officielle- 
ment les  délégations  du  Comité  permanent  dans  la  salle  académique  de 
l'Université.  Le  T.R.P.  Recteur  souhaita  la  bienvenue  aux  délégués  et 
leur  donna  de  nouveau  l'assurance  que  l'Université  d'Ottawa  voulait 
(v  tenir  son  rôle  sur  la  scène  du  beau  et  grand  drame  de  la  survivance 
française  en  terre  ontarienne  ».  Le  nombre  toujours  croissant  des  Cana- 
diens français  dans  cette  partie  du  pays,  poursuivait-il,  est  une  telle  ga- 
rantie de  survivance  qu'  «  on  écarte  avec  un  geste  d'impatience  toute  tenta- 
tion de  pessimisme,  d'où  qu'elle  vienne.  .  .  Les  Franco-Ontariens  ne  per- 
dent pas  de  terrain.  Loin  de  là.  Aussi  l'Université  d'Ottawa  regarde 
l'avenir  avec  des  yeux  pétillants  de  jeunesse,  avec  un  enthousiasme  qui 
fait  oublier  la  fatigue  des  travaux  pénibles  et  ardus.  » 

A  l'occasion  du  congrès  de  la  Survivance,  l'Université  a  été  parti- 
culièrement honorée  dans  la  personne  de  ses  anciens.  Monsieur  Ernest-C. 
Désormeaux,  président  de  l'Association  d'Éducation  a  été  élu  président 
du  Comité  central  de  la  Survivance  et  le  R.  P.  Arthur  Joyal,  O.M.I.,  an- 
cien directeur  du  secrétariat  de  l'Association  canadienne-française  d'Édu- 
cation d'Ontario,  celui  dont  M.  Désormeaux  lui-même  pouvait  dire  qu'il 
était  «  devenu  dans  la  retraite,  le  chantre  d'une  épopée  dont  il  fut  l'un 
des  plus  grands  artisans  »,  était  décoré  de  la  médaille  de  l'Alliance  fran- 
çaise. 

Immédiatement  après  le  Comité  permanent  de  la  Survivance,  l'As- 
sociation d'Éducation  tenait  son  congrès  annuel.  Ici  encore  notre  insti- 
tution fut  à  l'honneur.  Le  R.  P.  Arthur  Joyal,  O.M.I.,  fut  de  nouveau 
décoré  de  l'Ordre  du  Mérite  scolaire  à  titre  de  très  méritant  pour  les  ser- 
vices signalés  rendus  à  la  cause  française.  Le  président,  M.  Désormeaux, 
le  présentait  comme  celui  «  dont  le  souvenir  des  bienfaits,  des  sacrifices 
et  du  dévouement  pour  la  cause  catholique  et  française  de  l'Ontario, 
comme  directeur  du  secrétariat  de  l'Association  d'Éducation  pendant 
20  ans,  reste  à  jamais  gravé  dans  le  souvenir».  Le  même  honneur  fut 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  497 

ensuite  décerné  au  R.  P.  René  Lamoureux,  O.M.I.,  vice-recteur  de  l'U- 
niversité et  principal  de  l'Ecole  normale.  Le  président  précisa  en  remettant 
la  décoration  que  le  R.  P.  dirigeait  «depuis  1927  l'École  normale  de 
l'Université  d'Ottawa,  avec  compétence,  tact  et  dévouement  afin  de 
créer  pour  toute  la  province  une  élite  d'instituteurs  et  d'institutrices  ». 
Le  rôle  de  l'Université  dans  la  survivance  française  en  terre  onta- 
rienne  a  donc  été  parfaitement  mis  en  évidence  à  l'occasion  de  cette  grande 
semaine  française,  la  première  du  genre  dont  la  capitale  fédérale  fut  le 
théâtre. 

Doctorats  d'honneur. 

La  mission  et  le  devoir  des  universités  est  non  seulement  de  dis- 
penser la  science  aux  plus  jeunes  et  de  les  préparer  pour  l'avenir,  mais 
aussi  de  couronner  les  succès  et  d'honorer  les  hommes  de  vertu  et  de  ta- 
lents qui  se  sont  donnés  sans  relâche  et  de  façon  supérieure  à  l'accom- 
plissement de  leur  vocation.  L'Université  d'Ottawa  a  donc  voulu  rem- 
plir aussi  cette  partie  de  sa  tâche  en  ce  début  d'année  académique. 

Monseigneur  Ferdinand  Vandry,  P.A.,  V.G.,  recteur  magnifique 
de  l'Université  Laval  de  Québec  fut  l'objet  d'une  brillante  réception 
académique  lors  de  la  collation  du  diplôme  de  docteur  en  droit,  honoris 
causa,  qui  lui  fut  décerné  à  l'occasion  du  congrès  du  Comité  permanent 
de  la  Survivance  française  en  Amérique. 

Le  T.R.P.  Recteur  dit  combien  il  était  heureux  d'octroyer  ce  doc- 
torat d'honneur  à  un  ami  personnel,  à  un  membre  très  méritant  et  très 
actif  du  comité  de  la  Survivance,  et  à  monseigneur  le  recteur  de  l'Uni- 
versité Laval  à  qui  l'Université  d'Ottawa  doit  tant  de  reconnaissance 
pour  la  collaboration  sincère,  l'aide  précieuse  et  généreuse  qui  lui  a  été 
donnée  surtout  en  ces  deux  dernières  années  à  la  suite  de  la  fondation 
et  de  l'organisation  de  nos  Écoles  de  Médecine  et  de  Sciences. 

Monseigneur  Vandry  répondit  finement  en  précisant  que  cet  hon- 
neur scellait  «  à  jamais  les  liens  d'étroite  parenté  spirituelle  qui  unissent 
déjà  l'Université  de  Québec  à  celle  d'Ottawa  ».  Il  continua  ensuite  en 
disant  combien  «  l'étroite  collaboration  qui,  depuis  deux  ans  surtout,  a 
rapproché,  pour  les  appuyer  l'une  sur  l'autre,  nos  deux  universités,  celle 
de  la  capitale  québécoise  et  celle  de  la  capitale  fédérale  »   lui  apportait 


498  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

de  consolation.  «  Travaillant  à  une  même  œuvre,  catholique  et  française, 
toutes  deux  vouées  à  la  diffusion  du  haut  savoir,  au  service  de  l'Église, 
dans  une  commune  ambition  d'être  utiles  au  progrès  culturel  du  Canada, 
nos  deux  universités  ont  tout  intérêt  à  associer  leurs  efforts  et  leurs  rêves 
d'avenir,  en  communiant  aux  mêmes  espérances.  » 

A  peine  quelques  jours  plus  tard,  le  10  octobre,  en  présence  d'un 
auditoire  particulièrement  choisi,  notre  Université,  s'honorait  en  hono- 
rant deux  membres  des  services  civils  fédéral  et  provincial,  messieurs 
Laurent  Beaudry  et  Chester  Samuel  Walters. 

Le  T.R.P.  Recteur  souligna  l'attention  que  l'Université  d'Ottawa 
porte  à  la  préparation  la  plus  adéquate  possible  et  la  plus  académique 
des  jeunes  du  service  civil  qui  aspirent  à  -un  rôle  toujours  plus  prépondé- 
rant au  service  du  gouvernement.  C'est  dans  ce  dessein  que  l'Université 
a  établi  l'École  des  Sciences  politiques,  en  particulier  sa  section  diploma- 
tique, et  qu'elle  espère  organiser  prochainement  un  plus  grand  nombre 
de  cours.  C'est  dans  la  même  intention  d'être  utile  que  notre  institution 
a  fondé  l'Institut  de  Psychologie  et  une  section  d'administration  pu- 
blique à  la  faculté  des  arts.  L'esprit  bilingue  de  l'Université  de  la  capitale 
devrait  être  pour  elle  et  pour  ses  diplômés  dans  ces  différentes  écoles,  le 
gage  du  succès. 

Il  présenta  ensuite  M.  Laurent  Beaudry,  sous-secrétaire  associé  au 
Secrétariat  d'État  aux  Affaires  extérieures,  comme  le  premier  boursier 
Rhodes  de  langue  française  au  Canada,  comme  un  homme  de  grande 
érudition,  d'un  jugement  solide  et  d'une  honnêteté  exemplaire.  Ces 
qualités  ont  été  reconnues  par  le  gouvernement  qui  l'a  nommé  chef  de 
plusieurs  délégations  officielles  dans  divers  pays  et  surtout  lors  de  sa 
récente  promotion  comme  sous-secrétaire  d'État. 

M.  Beaudry  remercia  l'Université  de  la  gloire  qu'elle  lui  conférait, 
puis  il  montra  ensuite  combien,  à  cause  de  la  doctrine  de  vie  qu'elle  dis- 
pensait, le  Canada  lui  était  redevable  du  dévouement  et  de  la  véritable 
lumière  qu'elle  a  donnés  à  tant  de  ses  sujets. 

M.  Chester  Samuel  Walters,  bien  connu  pour  son  amour  sincère 
envers  les  Canadiens  français  du  Canada  tout  entier,  mais  particulière- 
ment à  l'endroit  de  ceux  de  l'Ontario  était  le  second  gradué  de  cette 
séance  académique. 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  499 

Le  sous-secrétaire  à  la  Trésorerie  de  la  province  prit  occasion  de 
la  cérémonie  pour  féliciter  l'Université  «  for  deciding  to  establish  its 
Medical  Faculty  at  a  time  when  'there  is  such  an  urgent  need  for  doc- 
tors and  surgeons...  I  feel  constrained  to  prophecy  that  in  establishing 
a  Faculty  of  Medicine,  this  University  will  render  a  service  of  oustanding 
value  to  our  young  nation  and  for  this  I  say,  Ottawa  University  de- 
serves the  thanks  and  the  financial  support  of  all  the  people  of  Ontario.  » 

Il  insista  ensuite  pour  redire  encore  une  fois  son  affection  pour  ses 
compartiotes  de  langue  française  et  avec  un  accent  de  profonde  convic- 
tion il  continua:  «  I  commend  Dr.  Pouliot  for  his  efforts  to  secure  for 
his  French  Canadian  compatriots  in  Alberta  what  in  my  estimation  is 
not  a  privilege  but  a  right.  »  Il  voulait  par  là  signifier  les  récentes  décla- 
rations de  M.  Pouliot  en  faveur  de  la  radio  française  en  Alberta. 

Au  nombre  des  Docteurs  de  l'Université  qui  avaient  revêtu  la  toge, 
nous  sommes  heureux  de  souligner  les  noms  de  Son  Honneur  le  Juge  en 
Chef  du  Canada,  le  très  honorable  Thibaudeau  Rinfret,  le  très  hono- 
rable Louis  Saint-Laurent,  secrétaire  d'État  aux  Affaires  extérieures,  le 
docteur  Adrien  Pouliot,  doyen  de  l'École  des  Sciences  appliquées  de 
l'Université  Laval. 

Le  Jour  des  Anciens  dans  la  gloire  de  Notre-Dame  de  Fatima. 

Le  troisième  dimanche  d'octobre  sera  désormais  un  jour  consacré 
à  l'Institution  et  il  sera  connu  sous  le  nom  de  Jour  de  V Université  d'Ot- 
tawa. Cette  initiative  due  au  docteur  Horace  Viau,  président  du  Comité 
régional  d'Ottawa-Hull  a  eu  un  réel  succès.  Trois  cents  anciens  et  plus 
de  la  région  se  sont  réunis  dans  le  gymnase  pour  un  souper  et  une  soirée 
intime,  alors  que  tous  les  comités  régionaux  se  groupaient  dans  leur 
localité  respective  pour  ranimer  les  amitiés  des  jours  d'études. 

A  cette  occasion,  le  T.R.P.  Recteur,  par  la  voix  du  réseau  national 
de  la  radio,  annonçait  officiellement,  à  tous  les  anciens,  l'ouverture  de 
l'année  centenaire  de  l'Université  qui  doit  se  clore  à  la  fin  d'octobre  1948 
par  un  conventum  général  et  des  fêtes  grandioses. 

Au  cours  de  la  cérémonie  d'Ottawa,  l'Association  voulut  rendre 
hommage  aux  mérites  des  anciens  qui  se  sont  dévoués  pour  leur  Aima 
Mater  et  elle  décerna  un  diplôme  d'honneur  à  l'écusson  de  l'Université 


500  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

à  M.  Elisée  Laverdure,  doyen  des  anciens  de  la  région  ainsi  qu'à  M. 
Albert  Tassé  qui  a  donné  cinquante  ans  de  sa  vie  à  l'enseignement  du 
violon  à  nos  étudiants. 

Ce  troisième  dimanche  d'octobre  1948  restera  aussi  célèbre  dans  les 
annales  de  l'Université,  parce  que  un  an  après  la  réorganisation  de  la  sec- 
tion française  de  l'Association,  c'était  le  tour  de  la  section  anglaise  à  se 
mettre  résolument  à  l'œuvre  de  sa  réorganisation  afin  de  maintenir  à 
l'Aima  Mater  son  caractère  d'institution  bilingue  tout  aussi  bien  dans  sa 
grande  famille  des  anciens  qu'au  sein  de  ses  étudiants  actuels.  Le  R.  P. 
Hervé  Marcoux,  O.M.I.,  a  été  nommé  directeur  de  cette  branche  de  l'As- 
sociation. 

Vraiment,  le  R.  P.  Arcade  Guindon,  O.M.I.,  directeur  et  animateur 
de  la  Société  des  anciens  a  lieu  d'être  fier  du  succès  de  son  travail  et  de  la 
spontanéité  et  de  la  générosité  avec  lesquelles  tous  les  fils  spirituels  de 
l'Université  d'Ottawa  ont  répondu  à  son  dévouement. 

Mais,  ce  qui  donnera  le  plus  de  retentissement  à  ce  premier  Jour  de 
l'Université  d'Ottawa,  c'est  la  bénédiction  de  Marie.  La  très  Sainte  Vierge 
qui  a  toujours  protégé  son  Université  d'une  façon  maternelle,  qui  lui  a 
mainte  fois  prodigué  ses  faveurs  et  d'une  manière  si  touchante  lors  du 
Congrès  mariai  de  juin  dernier,  en  venant  passer  une  nuit  sous  notre  por- 
tique et  surtout  en  voulant  bien  établir  ici  sa  demeure  au  lendemain  du 
Congrès,  allait  encore  une  fois  nous  marquer  son  attachement. 

En  ce  Jour  de  V  Université  d'Ottawa,  elle  venait  directement  du  Por- 
tugal dans  une  reproduction  de  Notre-Dame  de  Fatima.  La  statue  de  la 
Vierge  qui  doit  faire  le  tour  des  Amériques  avant  d'aller  au  Vatican  pour 
ensuite  entrer  en  Russie  a  été  couronnée  à  Ottawa,  le  1 9  octobre  1947,  par 
les  mains  de  notre  vénéré  chancelier,  Mgr  Alxandre  Vachon.  C'était  déjà 
une  gloire  pour  nous  de  la  savoir  couronnée  par  la  plus  haute  autorité  de 
notre  Université,  mais  la  Vierge  miraculeuse  a  voulu  faire  plus  pour  son 
Université  en  décidant  d'être  ainsi  honorée  sous  le  portique  de  l'édifice 
central  en  présence  d'une  foule  de  plus  de  dix  mille  personnes.  Nous  ne 
doutons  pas  qu'elle  aura  une  fois  encore  répandu  ses  bénédictions  les  plus 
douces  sur  l'Aima  Mater.  Tous,  professeurs,  étudiants  anciens  et  actuels, 
feront  leur  possible  pour  se  montrer  digne  de  cette  nouvelle  faveur  de  la 
Reine  de  l'Université  d'Ottawa. 


CHRONIQUE    UNIVERSITAIRE  501 

A  l'École  de  Musique. 

L'Université  ne  cesse  depuis  ces  dernières  années  surtout  de  fonder 
des  écoles  et  de  réorganiser  sur  un  niveau  intellectuel  plus  élevé  celles  qui 
existaient  déjà.  Cette  année,  les  autorités  ont  décidé  de  conférer  des  pou- 
voirs académiques  plus  étendus  à  l'Ecole  de  Musique  et  de  Déclamation. 
Au  lieu  de  se  restreindre  à  la  simple  remise  de  diplôme  comme  elle  l'a  fait 
jusqu'ici,  l'Ecole  décernera  désormais,  le  baccalauréat  en  musique  après 
trois  années  de  cours.  Le  grade  de  licence  en  musique  sera  octroyé  après 
deux  années  supplémentaires  et  comportera  deux  sections.  On  pourra  ob- 
tenir le  diplôme  de  professeur  ou  le  diplôme  de  virtuose.  Outre  les  matiè- 
res au  programme,  le  candidat  au  grade  de  professeur  devra  préparer  une 
thèse  tandis  que  l'aspirant  au  diplôme  de  virtuose  devra  donner  un  récital. 

La  Société  thomiste  de  l'Université  d'Ottawa. 

Le  conseil  de  la  Société  thomiste  pour  l'année  scolaire  1947-1948 
sera  composé  du  R.  P.  Alexis  Riaud,  C.S.Sp.,  professeur  au  Collège  Saint- 
Alexandre,  président.  Le  R.  P.  Camille  Picard,  S. M. M.,  professeur  au 
Scolasticat  Saint-Jean,  président  sortant  de  charge,  devient  vice-président 
et  le  R.  P.  Gaston  Carrière,  O.M.I.,  professeur  à  la  faculté  de  philosophie, 
agira  comme  secrétaire. 

Le  R.  P.  Roland  Ostiguy,  O.M.I.,  du  Séminaire  universitaire  Saint- 
Paul  et  professeur  à  la  faculté  de  philosophie,  présentera  le  premier  travail. 


BIBLIOGRAPHIE 


Comptes  rendus  bibliographiques 


PJE  XII  —  Allocutions  de  Sa  Sainteté  Pie  XII  aux  Nouveaux  Époux.  I.  Ensei- 
gnements tirés  des  Fêtes  chrétiennes...  [Paris],  P.  Lethielleux,  [1942].  19cm, 
VI-218p. 

Jamais,  peut-être,  les  chrétiens  n'ont  éprouvé  un  si  grand  besoin  de  directives 
précises  sur  le  mariage.  Les  idées  matérialistes  ont  faussé  la  véritable  nature  de  cette 
institution  divine:  le  désarroi  intellectuel  règne  dans  les  esprits. 

Pie  XII  a  senti  cette  angoisse-  de  nos  foyers  chrétiens  et  avec  une  solitude  pater- 
nelle il  s'est  mis  à  la  disposition  des  nouveaux  époux  leur  accordant  des  audiences  heb- 
domadaires pour  leur  distribuer  le  pain  de  la  vérité. 

Les  courtes  allocutions  prononcées  en  ces  occasions  manifestent  chez  Pie  XII  une 
connaissance  profonde  du  coeur  humain;  elles  repassent  les  difficultés  rencontrées  par 
le  foyer  chrétien  dans  sa  montée  vers  Dieu  et  indiquent  les  moyens  pour  surmonter  les 
obstacles  et  assurer  un  franc  succès  à  la  vie  conjugale,  source  de  bonheur  même  sur 
cette  terre. 

Exposé  simple,  lumineux,  rehaussé  de  poésie  montrant  l'aspect  éternel  des  plus 
humbles   réalités. 

Lecture  enrichissante  par  la  sûreté  de  la  doctrine  si  agréablement  manifestée. 

Lecture  qui  réconforte.  Ce  tome  premier,  nous  apprend  à  puiser  dans  les  fêtes 
chrétiennes  les  leçons  propres  à  la  vie  domestique.  Il  nous  enseigne  comment  utiliser 
la  grâce  particulière  à  chaque  mystère  évoqué  par  la  liturgie,  pour  perfectionner  la  vie 
personnelle  de  chacun. 

En  somme,  un  livre  que  tout  foyer  chrétien  doit  posséder,  méditer  et  consulter 
pour  y  trouver  la  lumière  et  la  force  nécessaires  à  l'édification  de  la  vie  familiale*. 

Livre  utile  aux  prêtres  aussi;  ils  y  puiseront  les  conseils  et  les  exhortations  à  offrir 
aux  époux  chrétiens  qui  s'adressent  à  lui  pour  éclairer  leurs  doutes  et  fortifier  leurs 
volontés. 

Jean-Bernard    GUILBAULT,    o.m.i. 


Msr  Fulton  J.  SHEEN.  — Le  Calvaire  et  la  Messe.  Traduit  de  l'anglais  par  Henri 
Bernard,  c.s.c.  Montréal,  Fides,   1946.   19,5cm.,   119  p. 

On  croirait  que  tout  a  déjà  été  dit  sur  la  messe,  et  cependant  cet  opuscule  de 
monseigneur  Sheen,  traduit  de  l'anglais  par  le  R.P.  Henri  Bernard,  c.s.c,  contient 
beaucoup  de  pieuses  considérations  tout  à  fait  inédites. 

En  insistant  sur  le  fait  que  le  saint  sacrifice  de  la  messe  est  la  répétition  et  la 
continuation    du    sacrifice  du   Calvaire,   l'éminent  prédicateur  américain   ne  se  contente 


BIBLIOGRAPHIE  503 

pas  d'indiquer  qu'il  y  a  unité  de  Victime  et  unité  de  Prêtre  dans  les  deux  sacrifices, 
mais  il  partage  la  messe  en  sept  parties  et  applique  à  chacune  l'une  des  sept  paroles 
que  le  Christ  prononça  du  haut  de  la  Croix.  Avec  une  sainte  hardiesse,  l'auteur  déve- 
loppe des  pensées  à  la  fois  originales  et  orthodoxes  qui  ne  manqueront  pas  d'accroître 
la  dévotion,  en  offrant  des  thèmes  nouveaux  de  méditation. 

On  peut  se  demander  toutefois  si  cette  division  de  la  messe  en  sept  parties  viendra 
jamais  à  remplacer  la  division  classique  basée  sur  les  quatre  fins  du  sacrifice. 

Henri  SAINT-DENIS,   o.  m.  i. 


André  GlRET. — La  Science  et  le  Scepticisme  religieux.  Montréal,  Fides,  1947. 
20,5cm.,   146  p.    (Philosophie  et  Problèmes  contemporains,   7.) 

Cet  ouvrage,  orné  d'une  préface  de  M.  Léon  Guillet,  de  l'Académie  des  Sciences, 
est  le  septième  volume  de  la  collection  «  Philosophie  et  Problèmes  contemporains  »  des 
Editions  Fides. 

Comme  membre  correspondant  de  l'Académie  de  Marine  et  vice-président  de  la 
Société  d'Astronomie  de  Bordeaux,  M.  Giret  est  qualifié  pour  nous  renseigner  sur 
l'attitude  des  savants.  Non  content  de  rapporter  les  témoignages  d'autrui,  il  nous  relate 
sa  propre  exprérience  et  la  crise  qu'il  traversa  pendant  sa  jeunesse,  alors  qu'il  faillit 
être  lui-même  victime  des  théories  philosophiques  en  vogue.  Il  nous  montre  la  courbe 
qu'ont  tracée  le  positivisme  et  le  scientisme  dans  leur  lutte  contre  la  religion.  Dès  le 
commencement  de  notre  siècle,  cette  courbe  avait  atteint  son  déclin.  Il  nous  dit  que 
«  l'état  d'esprit  des  scientifiques  contemporains  est  exactement  l'opposé  de  celui  des 
philosophes  anti-religieux  du  dix-neuvième  siècle,  en  ce  qui  concerne  les  limites  de 
nos  connaissances  scientifiques  ...  Le  scientisme  chez  les  élites  intellectuelles  est  périmé, 
mais  il  reste  cependant  un  certain  relent,  tandis  que  cette  malheureuse  doctrine  vit 
encore  et  imprègne  toujours  bien   des   milieux   d'enseignement   primaire.  » 

Les  savants  d'aujourd'hui,  malgré  leurs  découvertes  phénoménales,  sont  en  gé- 
néral plus  humbles  que  ne  l'étaient  leurs  devanciers,  parcequ'ils  sont  plus  conscients 
des  limites  de  la  valeur  des  lois  scientifiques  et  qu'ils  se  rendent  compte  de  la  présence 
du  mystère  dans  la  nature;  et  cette  accoutumance  du  mystère  leur  inspire  plus  de 
prudence  et  même,  chez  ceux  qui  ne  sont  sceptiques  ou  agnostiques,  plus  de  respect 
pour  des  mystères  d'un  autre  ordre. 

Ayant  expliqué  que  la  science  n'est  pas  le  seul  moyen  de  connaissance  et  que  la 
foi  joue  un  rôle  dans  les  sciences,  l'auteur  termine  en  soulignant  l'harmonie  qui  existe 
entre  la  science  et  la  religion.  Si  déjà  un  nombre  de  plus  en  plus  imposant  de  savants 
contemporains  sont  de  son  avis,  il  s'en  faut  que  tous  le  soient,  et  l'auteur  ne  dissimule 
pas  son  regret  à  ce  sujet.  Son  livre  est  vraiment  un  magnifique  acte  de  foi  et  de  zèle 
apostolique. 

Henri   SAINT-DENIS,    o.  m.  i. 


F.S.C.  NORTHROP.  —  The  Meeting  of  East  and  West.  New  York,  The  Mac- 
millan  Co.    1946.   22cm.,   xxii-531  p. 

This  ambitious  work,  whose  subtitle  is  An  enquiry  concerning  world  under- 
standing, not  only  describes  the  conflicting  ideologies  of  our  paradoxical  world,  but 
bravely  attempts  to  reconcile  them. 


504  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

The  chapters  on  «  the  rich  culture  of  Mexico  »,  «  the  free  culture  of  the  United 
States  »,  «  the  unique  elements  in  British  democracy  »,  «  German  Idealism  »  and 
«  Russian  Communism  »  reveal  an  extremely  wide  range  of  information  and  of  inter- 
ests, and  an  unusually  penetrating  mind. 

In  his  chapter  on  «  Roman  Catholic  culture  and  greek  science  »,  the  author,  who  is 
professor  of  philosophy  at  Yale  University,  recalls  the  contemporary  revival  of  interest 
in  medieval  values  and  in  the  philosophy  of  Aristotle.  In  a  few  pages,  he  manages  to 
give  a  satisfactory  summary  of  Thomistic  philosophy.  He  fails  however  to  see  that 
the  shifts  and  vicissitudes  of  science  need  not  cast  any  doubt  on  the  stability  of  philos- 
ophy, because  their  object  and  method  are  entirely  different. 

Instead  of  saying  that  Christianity  has  broken  down  (p.  285),  it  would  be 
more  correct  to  say  that  most  men  have  not  given  it  a  try,  either  in  thought  or  action. 
It  is  not  the  ideals  that  are  wrong,  but  the  many  who  do  not  live  up  to  those  ideals. 
We  will  not  quarrel  with  him,  when  he  says  that  much  of  modern  Protestant  Chris- 
tianity has  become  «  intellectually  empty,  emotionally  tepid,  morally  and  socially 
inadequate  and   aesthetically   blind  ». 

In  the  course  of  several  chapters,  he  contrasts  the  theoretic  and  aesthetic  compo- 
nents of  Western  civilization  with  the  extremely  complex  traditional  culture  of  the 
Orient,  and  describes  their  reciprocal  influences. 

Perhaps  the  most  important  chapter  of  the  book  is  the  one  entitled  «  The  solution 
of  the  basic  problem  »,  which  Professor  Northrop  breaks  up  into  four  parts,  namely 
1°  the  relating  of  the  East  and  the  West,  2°  the  similar  merging  of  the  Latin  and  the 
Anglo-Saxon  cultures,  3°  the  mutual  reinforcement  of  democratic  and  communistic 
values  (We  still  think  that  it  is  quite  unrealistic  to  hope  that  Democracy  and  Commu- 
nism might  blend!),  4°  the  reconciliation  of  the  true  and  valuable  portions  of  the 
Western  medieval  and  modern  worlds.  After  stating  that  the  East  concerned  itself 
with  the  immediately  apprehended  factor  in  the  nature  of  things  and  used  doctrine 
built  out  of  concepts  by  intuition,  whereas  the  West  concentrated  for  the  most  part 
on  the  doctrinally  designated  factor  and  tended  to  erect  theoretic  structures  out  of 
concepts  by  postulation,  the  author  tries  to  explain  how  the  aesthetic  empirical  factor 
in  knowledge  (conception  by  intuition)  is  related  to  the  theoretic  factor  (conception 
by  postulation)  ,  not  by  a  three-term  relation  of  appearance  but  by  a  two-term  epistemic 
correlation  .  .  .  We  must  confess  to  our  inability  to  see  how  that  solves  the  problem, 
unless  all  we  need  to  know  is  that  the  two  terms  of  that  relation  supplement  each  in 
a  remarkable  manner.  The  author  cautions  us  against  any  premature  hope  of  a  solution 
and  ends  with  a  pious  wish  to  which  we  subscribe:  «Thus,  providing  the  continuous 
intuitive  factor  in  the  aesthetic,  and  the  systematic  unifying  factor  in  the  theoretic 
parts  of  our  nature,  which  make  all  men  and  things  one,  are  fostered,  so  that  the 
equally  real  and  important  differences  between  men  do  not  lead  them  to  their  mutual 
destruction,  it  should  eventually  be  possible  to  achieve  a  society  for  mankind  generally 
in  which  the  higher  standard  of  living  of  the  most  scientifically  advanced  and  theoret- 
ically guided  Western  nations  is  combined  with  the  compassion,  the  universal  sensi- 
tivity to  the  beautiful,  and  the  abiding  equanimity  and  calm  joy  of  the  spirit  which 
characterize  the  sages  and  many  of  the  humblest  peoples  of  the  Orient  ». 

Henri  SAJINT-DENIS,  o.m.i. 


BIBLIOGRAPHIE  505 

EVA  TEA.  —  La  forma  nelte  arti  figurative.  Milano,  Vita  e  Pensiero,  1946.  25cm. , 
v  112  p.    (Publicazioni  dell'Università  Cattolica  del  Sacro  Cuorc.) 

EVA  TEA.  —  L'invenzione  nelte  arti  figuratiix.  Milano,  Vita  e  Pensiero,  1947. 
25cm.,  vi  64  p.    (Publicazioni  dell  '  Universitâ  Cattolica  del  Sacro  Cuore.) 

Les  recherches  scientifiques  dans  le  vaste  domaine  de  l'histoire  de  l'art  réservent 
toujours  au  chercheur  attentif  et  tenace  d'intéressantes  découvertes.  Dans  ses  deux  ou- 
vrages, qui  font  partie  d'une  même  série,  l'auteur  nous  fait  part  du  résultat  de  ses 
recherches.  Le  plan  des  deux  livres  est  semblable;  dans  la  première  partie  on  nous 
explique  les  notions  théoriques  concernant  les  problèmes  relatifs  à  la  forme  et  à  l'in- 
vention dans  les  arts  figuratifs,  tandis  que  dans  la  deuxième  partie  on  nous  fait  voir 
l'évolution  et  la  mise  en  œuvre  de  ces  diverses  notions  au  cours  de  l'histoire.  L'auteur 
a  fait  preuve  dans  ces  pages  d'honnêteté  et  d'objectivité,  d'érudition  et  de  méthode, 
toutes  qualités  propres  à  assurer  aux  investigations  historiques  un  plein  succès.  Les 
quelques  notes  de  philosophie  qu'il  nous  fournit  sur  les  notions  de  forme  et  d'art,  encore 
brèves,  n'en  sont  pas  moins  précises  et  justes.  Il  connaît  très  bien  les  techniques  des 
divers  arts  plastiques  et  sait  les  expliquer  clairement.  A  toutes  les  écoles  et  à  tous  les 
styles  il  réserve  un  accueil  sympathique,  et  en  critique  avisé,  il  sait  juger  avec  justesse 
les  artistes  que  met  en  vedette  la  partie  historique  de  son  travail.  Nous  aimerions  ce- 
pendant une  plus  grande  systématisation  dans  la  première  partie  de  chacun  des  deux 
opuscules.  En  outre  les  règles  méthodologiques  concernant  la  citation  des  auteurs  n'ont 
pas  été  observées  en  plusieurs  endroits,  comme,  par  exemple  aux  pages  14,  31,  43,  etc., 
du  premier  volume.  Mais  ce  ne  sont  que  des  détails,  car  l'ouvrage  est  de  bonne  qualité 
et  l'auteur  a  droit  à  nos  félicitations. 

Jean-Claude   DUBÉ,    o.m.i. 


Publié  avec  l'autorisation  de  l'Ordinaire  et  des  Supérieurs. 


TABLE     DES     M  AT  I  ÈRES 
Année    1947 


Articles    de   fond 

ANGERS  (F. -A.)  .  —  Les  propositions  fédérales  aux  provinces 

Secrétaire  général  et  V avenir  des  Canadiens  français  13-33 

de  1'  «  Actualité  économique  ». 

BARABÉ  (P.-H.),  O.M.I.  —  M9r  Joseph-Thomas  Duhamel, 

premier  archevêque  d'Ottawa...    181-207 

CAL  VET  (Mgr) .  —  La  vie  religieuse  en  France.    Nos  Frères 

enseignants  335-338 

Recteur  émérite  de  l'Institut 
catholique  de  Paris. 

CARRIÈRE  (G.) ,  O.M.I.  —  À  travers  les  revues  philosophiques  488-494 
Professeur  à  la  faculté 
de  philosophie. 

CHARLES-ROUX    (F.).  —  Liens  historiques  et  actuels  de  la 

Membre  de  l'Institut.  France  et  de  l'Egypte  .....   484-487 


CHARPENTIER  (Mm€  F.).  —  Katherine  Mansfield 306-321 

DEVY    (V.),    S.M.M.   —   Saint  Louis- Marie   Grignion    de 

Montfort 451-464 

DIRECTEUR  (Le).  —  L'esprit  de  la  «Revue»  .... 9-12 

DUCHARME  (S.),  O.M.I.  —  Le  T.  R.  P.  Léo  Deschâtelets, 

Supérieur  du  Scolasticat  O.M.I 129-132 

Saint -Joseph. 


TABLE  DES  MATIÈRES  507 

FAURE  (A.) ,  O.M.I.  —  Les  dix  ans  du  Séminaire  universitaire  239-248 
Directeur  spirituel  du 
Séminaire  universitaire. 

FRANCE  (J.  de). —  Gustave  T hi bon  .... ..........   350-355 

GERVAIS    (J.),  O.M.I.  —  La  maternité  spirituelle  dans  les 

Professeur  à  la  faculté  mystères  de  Marie  .... ....    208-218 

de  théologie. 

GREENWOOD  (T.) .  —  L'éclosion  du  scepticisme  pendant  la 

Professeur  à  la  faculté  Renaissance  et  les  premiers  apologistes        69-99 

de  philosophie. 

KlRKCONNELL  (W.) .  —  Pattern  for  Extermination  ..        34-49 

Professor  of  English, 
McMaster  University. 

LAFRAMBOISE  (J.-C.) ,  O.M.I.  —  In  Memoriam  ....  ....  5-8 

Recteur. 

—  L'Université  d'Ottawa  et 

l'Ontario  français  395-404 

LEFEBVRE   (J.-J.)  .  —  En  marge  de  trois  siècles  d'histoire 

domestique  280-305 

MARION    (S.) .  —  La  querelle  des  humanistes  canadiens  au 

De  la  Société  royale,        XIXe   siècle    ..........................  . .    405 -43 3 

professeur  au  cours  supérieur 
de  la  faculté  des  arts. 

MORIN  (H.) ,  O.M.I.  —  L'immortelle  inquiétude  du  cœur  qui 

sait  s'entendre.  Ernest  Psichari 322-334 

MORISSEAU  (H.) ,  O.M.I.  —  Mgr  Joseph-Eugène-Bruno  Gui- 
Archiviste  de  l'Université.  gueS}   o.M.L,    premier    évêque 

d'Ottawa 136-180 

MORISSET  (G.).  —  L'orfèvre  Michel  Levasseur 339-349 

Membre  de  la  Société  royale  du  Canada. 

NORMANDIN  (R.),  O.M.I.  —  Saint  Paul  et  l'Espérance  50-68 

Secrétaire  général 
de  l'Université. 


508  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

PICARD  (R.)-  — En  relisant  Dominique  .... 434-450 

POLLET    (J.-V.-M.),   O.P.   —  L'anglicanisme  libéral  et   le 

mouvemen t   œcuménique. ..    219-238 

ROUSSIN  (M.).  —  L'Amérique  du  Sud  et  ses  problèmes  465-483 

Professeur  à  l'Ecole  des  Sciences  politiques. 

SYLVESTRE   (G.).  — L année  littéraire  1946  ....    100-109 

TREMBLAY  (A.),  O.M.I.  —  La  France  renaît  .... 261-279 

Professeur  à  la  faculté    des  arts. 

VACHON   (Son  Exc.  Mgr  A.)  .  —  Les  fondateurs  du  diocèse 

Archevêque  d'Ottawa.  d 'Ottawa  ......  133-135 

—  Un  grand  liturgiste  cana- 
dien: le  cardinal  Ville- 
neuve    377-394 

Chronique  universitaire 

110-114;  249-256;  356-361;  495-501. 

Bibliographie 

(Comptes  rendus  bibliographiques) 

ANGLE    (Paul  M.),   editor.  —  The  Lincoln  Reader.    (D. 

CO'G.) 372 

AUTUN  (Albert) .  —  Henri  Bremond.    (Rodrigue  Norman- 

din,   o.m.i.)     373-374 

BACCONNIER    (Firmin) .  —  Syndicalisme  et  Corporatisme. 

(Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)    118-119 

BALZAC   (Honoré  de) .  —  Le  Curé  de  Village.    (Paul  Châ- 
telain)   373 

—  Le  Médecin  de  Campagne.     (Paul 

Châtelain)    259 

BARBEAU  (Marius). — Alouette!  (Roland  Ostiguy,  o.m.i.)  126 

BLUM  (Léon)  .  —  À  l'échelle  humaine.   (Rodrigue  Norman- 

din,    o.m.i.)     120-121 


TABLE  DES  MATIÈRES  509 

BOURGEOIS    (Charles-Edouard).  —  L'Enfant  sans  soutien: 

Une  richesse  à  sauver.  (Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)  364-365 

CARLES  (Jules) .  —  Unité  et  Vie.  (Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)    258-259 

CHRISTIAN    (A.)  .  —  Ce  Sacrement  est  grand.   Témoignage 

d'un  foyer  chrétien.    (Roméo  Arbour,  o.m.i.)  362 

Compton' s  Pictured  Encyclopedia  and  Fact-Index.   (Auguste- 

M.  Morisset,  o.m.i.)    122-123 

Courtois  (G.).  —  L'Art  d'être  Chef 365 

COUVREUR  (Anne-Marie) .  —  Comment  aimer  pour  être  heu- 
reux.   (J.-L.  P.)    ..........  .. 126 

CRESSATY  (Comte).  —  Lettre  à  mon  Fils.   (J.-L.  P.) 118 

DANIEL-ROPS.  —  Histoire  sainte.    Le  peuple  de  la  Bible. 

(J.-P.   C,   o.m.i.)    .... 115-116 

—  Histoire  sainte.  Jésus  en  son  Temps. 

(J.-P.  C,  o.m.i.)    115-116 

D'ARCY  (M.  C.) ,  S. J.  —  The  Mind  and  Heart  of  Love.  (D. 

C.  O'G.) 363 

DEWHURST    (J.   Frederic)    and  ASSOCIATES.   —  Americas 

Needs  and  Resources.   (D.C.  O'G.) 368-369 

Education  for  to-morrow.    (Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)    ......    365-367 

FISH  (Hamilton) .  —  The  Challenge  of  World  Communism. 

(Henri  Saint-Denis,  o.m.i.)    ....  121-122 

GÉRIN  (Léon) .  —  Aux  sources  de  notre  histoire.  Les  condi- 
tions économiques  sociales  de  la  Nouvelle-France. 
(Roger   Saint-Denis)  ....  370 

GlRET    (André) .  —  La  Science  et  le  Scepticisme  religieux. 

Henri  Saint-Denis,  o.m.i.) 503 


510  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

GOODMAN    (Percival    and   Paul) .    —   Communitas.     (D.C. 

O'G.) .. 369-370 

GUILLEMETTE  (André-M.) ,  O.P.,  MALO  (Adrien-M.) , 
O.F.M.,  LUSSIER  (Ircnée)  ,  MORIN  (Clément)  ,  P.S.S. 
—  L'Heure     dominicale.      (Rodrigue     Normandin, 

o.m.i.)     362-363 

LACHAPELLE  (Paul) ,  abbé.  —  Pax.   (Rodrigue  Normandin, 

o.m.i. ) 257 

LAROCHELLE  et  SCHARSCH.   —  La  Confession,   moyen   de 

progrès  spirituel.    (Rodrigue  Normandin,    o.m.i.)....  117* 

LECLERC    (Félix) .    —   Pieds   nus   dans   l'Aube.     (Armand 

Tremblay,    o.m.i.)  ......    126-127 

LEMAÎTRE  (Georges) ,  abbé.  —  Notre  Sacerdoce.  (Jean-Char- 
les Laffamboise,  o.m.i.)    ....  ..............    116-117 


Le  Pape  Pie  XII  et  la  Guerre  (Roger  Guindon,  o.m.i.) 364 

LÉTOURNEAU  (Fir min) .  —  Le  Comté  de  Nicolet.    Enquête 

économique  et  sociale.    (G.-E.  Richard,  o.m.i.)    371-372 

LUSSIER    (Irenée),  MALO    (Adrien-M.),  O.F.M.,   GUILLE- 
METTE (André-M.) ,  O.P.,  MORIN  (Clément) ,  P.S.S. 

—  L'Heure     dominicale.      (Rodrigue     Normandin, 

o.m.i.)     ............  ...     362-363 

MALO  (Adrien-M.),  O.F.M.,  GUILLEMETTE    (André-M.), 
O.P.,  LUSSIER   (Irenée) ,  MORIN   (Clément) ,  P.S.S. 

—  L'Heure     dominicale.      (Rodrigue     Normandin, 

o.m.i.)     ...... 362-363 

MARCOTTE   (Jean-Marie).  —  Mektoub!  Les  récits  du  capi- 
taine.   (Rodrigue  Normandin,  o.m.i.)    ....  ....      125-126 

Marin    (Me  Armand).  —  L'Honorable  Pierre-Basile  Mi- 

gnault.    (Auguste-M.   Morisset,    o.m.i.) 124-125 


TABLE  DES  MATIÈRES  511 

MORIN  (Clément),  P.S.S.,  Malo  (Adrien-M.) ,  O.F.M., 
GUILLEMETTE  (André-M.) ,  O.P.,  LUSSIER  (Irenée) . 
—  L'Heure  dominicale.  (Rodrigue  Normandin, 
o.m.i.)      ...  362-363 

NORTHROP   (F.  S.  C).  —  The  Meeting  of  East  and  West. 

(Henri  Saint-Denis,   o.m.i.)    ....  ......    503-504 

f 

PALLASCIO-MORIN    (Ernest) .    —   Je   vous   ai    tant    aimée. 

(J.-L.   P.)    ..  127-128 

PETIT    (Gérard) ,   c.s.c.   —  L'Art   vivant  et  nous.    (Roger 

Saint-Denis) 257-258 

PIE  XII.  —  Allocutions  de  Sa  Sainteté  Pie  XII  aux  Nouveaux 
Époux.    I.  Enseignements  tirés  des  Fêtes  chrétiennes. 
(Jean-Bernard  Guilbault,  o.m.i.)    502 

Professeurs  du  Grand  Séminaire  de  Tournai  (Les) .  — 
Le  Diocèse  de  Tournai  sous  l'occupation  allemande. 
(François  Le  pas,  o.m.i.) 123-124 

RUMILLY  (R.) .  —  La  plus  riche  aumône.  Histoire  de  la  So- 
ciété de  Saint-Vincent-de-Paul  au  Canada.  (Roger 
Guindon,  o.m.i.)  124 

SCHARSCH  et  LAROCHELLE.   —  La  Confession,   moyen   de 

progrès  spirituel.    (Rodrigue  Normandin,  o.m.i.)    ....  117 

SHEEN  (Msr  Fulton  J.) .  —  Le  Calvaire  et  la  Messe.   (Henri 

Saint-Denis,    o.m.i.)     502-503 


Studies  in  Civilization,  by  fourteen  authors.    (D.C.  O'G.)  ....  371 

Studies  in  the  History  of  Science,    by    eight  authors.    (D.  C. 

O'G.) ......  371 

TEA  (Eva) .  —  La  forma  nelle  arti  figurative.    (Jean-Claude 

Dubé,   o.m.i.)    505 

—  L'invenzione  nelle  arti  figurative.    (Jean- 

Claude  Dubé,  o.m.i.)    505 


512  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

THOUVIGNON  (P.) .  —  L'Âme  féminine.  Essai  psychologique. 

(Rodrigue  Normandin,  o.m.i.)    ..........  364 

VILLENEUVE  (Cardinal  J.-M.-R.) ,  O.M.I.  —  Le  Baptême. 

(Fernand  Jette,  o.m.i.)    ....  H6 

WADE  (Mason) .  —  The  F  tench -Canadian  Outlook.   (Henri 

Saint-Denis,   o.m.i.) 119-120 

ZNANIECKI  (Florian) .  —  The  Social   Role  of   the  Man  of 

Knowledge.    (D.C   O'G.) 367-368 


Publié  avec  l'autorisation  de  l'Ordinaire  et  des  Supérieurs 


REVUE 


DE 


l'Université  d'Ottawa 


REVUE 


DE 


l'Université  d'Ottawa 


,^ 


Xi 
* 


SECTION  SPECIALE 


VOLUME  DIX-SEPTIÈME 


1947 


L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 


CANADA 


De  Inspiratione 
apud  Dominicum  Banez,  O.P. 


Sententia  Banez  1  de  Inspiratione  defensores  ac  impugnatores  habuit 
decursu  saeculorum;  nostrum  non  est,  hic,  Banez  patronum  vel  adversa- 
rium  habere.  Deliberate  omittimus  connexionem  inter  sententiam  cl.  a. 
de  Inspiratione  et  quaestionem  motionis  voluntatis  humana?  a  Deo.  Hoc 
tantum  intendimus,  crisi  subjicere  textum  cl.  a.  in  quo  ipse  agit  de  Inspi- 
ratione, praecisius  loca  praecipua  Dubitatuv  Tertio,  q.  L,  art.  8,  suorum 
Commentarium  in  Primam  Partem 2,  ad  eruendos  conceptus  principa- 
les et  secundarios,  fundamentales  et  conséquentes,  ad  eruendam  concate- 
nationem  et  subordinationem  eorumdem  conceptuum,  ad  ponderandas 
rationes,  argumentationes  adductas. 

Quod  sciamus,  hujus  generis  investigatio  de  Banez  nondum  est 
facta;  ejus  utilitatem  commendat  hujus  praeclarissimi  S.  Thomae  corn- 
mentatoris  momentum. 

Ut  interpretatio  nostra  distinguatur  a  textu  ipso  cl.  a.,  hune  alterum 
tradimus  in  superiore  parte  pagina?  typisque  diversis,  additis  tantum  in 
margine  numeris  progressivis,  commodae  referential  gratia;  in  inferiore 
parte  pagina?  vero  interpretationem  nostram  subjicimus,  variis  distinctam 
partibus,  adnotationibus  et  observationibus  distributam,  relatis  corres- 
pondentibus  numeris  marginalibus  textus  in  superiore  parte  pagina?  tra- 
ditis. 

Non  tantum  occasione  data,  sed  explicite,  praecise  neenon  scholas- 
tice  inquisitionem  instituit  Banez  de  Inspiratione.  Primo  autem  proponit 

1  Dominicus  Banez,  O.P.  (1528-1604),  natus  Methymnae  Campi  (Medina 
del  Campo)  in  Hispania,  Salmanticae  studuit,  1546  ordinem  S.  Dominici  ingressus, 
1551-1561  philosophiam  et  theologiam  in  conventu  ordinis  S.  Stephani  Salmanticae 
docuit;  1561-1567  docuit  Albilae  in  collegio  ordinis,  1567-1572  Compluti;  1581 
cathedram  primam  theologia?  Salmantica;  obtinuit  quam  24  annos  moderatus  est  (Cf. 
HURTER,  Nomenctator,  3,  col.  389-391). 

"2  Praner  alia  scripta.  edidit  Banez  Scholastica  Commenraria  in  Primam  Partem 
Angelict  Doctoris  S.  Thomœ  usque  ad  LXIII  Quœstionem  Complectentia,  Salmanticae, 
1585-1588.      Adhibemus  éd.  Venetam   1585. 


6*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

1  Dubitatur  tertio.  .  .  quid  sit  sacra  scriptura,  utrum  sit    spiritu 

2  sancto  inspirante,  et  verba  dictante  conscripta?...  [Ad  sacram  Theo- 
logiam]  pertînet  explicare  sua  principia, quorum  unum  est  esse  scrip- 
turam  sacram  infallibilem,  quœ  per  Dei  revelationem  ab  hominibus 
conscripta  est  et  nihilominus  val  de  utile  erit,  definitionem  sacrœ 
scripturœ  proponere,  atque  dilucidare.  .  . 

argumenta  negantium,  eorum  scilicet  qui  opinati  sunt  non  semper  sacros 
scriptores  Deo  inspirante  scripsisse.  Secundo  vero  decisionem  quam  vocat 
veritatis  discutit.  Tertio  tandem  respondet  ad  argumenta  proposita  in 
principle  Argumentis  negantium  praetermissis,  sufficiat  alteram  partem 
seu  discussionem  decisionis  veritatis  trutinae  subjicere,  cum  ibi  praesertim 
quaestio  exponatur,  additis  tamen  saltern  partibus  quibusdam  responsio- 
num  ad  argumenta  negantium  omnino  necessariis  ad  mentem  cl.  a.  ple- 
nius  assequendam. 

(1,2)  In  ipsa  enunciatione  quaestionis,  concatenationem  et  subor- 
dinationem  conceptuum  fundamentalium  de  Inspiratione,  in  expositione 
Banez  sive  modum  ejus  procedendi  invenimus,  quem  ita  interpretamur, 
forte  non  inaccurate:  1°  Scriptura  sacra  est  infallibilis;  2°  per  Dei  reve- 
lationem ab  hominibus  conscripta  est  (2)  ;  3°  Spiritu  Sancto  verba  dic- 
tante conscripta  est   (1  ) . 

L  —  AD  DECISIONEM  VERITATIS  (3-8). 

In  istis  tribus  modis,  présentât  cl.  a.:  1°  duos  casus  interventionis 
Spiritus  Sancti  in  scribenda  Sacra  Scriptura,  scilicet  a)  quando  res  scri- 
benda  occulta  est  scriptori  sacro;  b)  quando  res  scribenda  est  ipsi  jam 
nota.  —  2°  Praeterea,  delineat  duas  sententias  theologicas  pro  secundo 
casu  (nam  pro  primo  casu  necessarie  admittenda  est  revelatio  proprie  dic- 
ta) :  a)  Deo  specialiter  movente  et  inspirante,  scriptor  sacer  ad  scriben- 
dum  instigatur,  et  assistentia  speciali  Dei  detinetur  dum  scribit  ne  erret 
(5-6).  Quam  alteram  sententiam  est  ipse  Banez  expositurus  in  Tertia 
Conclusione,  dicit  enim  ibi,  e.  g.  :  «  sufficit  ut  illa  scriptura  dicatur  sacra, 
quod  instinctu  Spiritus  sancti  ad  scribendum  res  illas  [quas  vidit]  ani- 
mum  appulerit    [scriptor  sacer],  et    quod    ejusdem    spiritus  assistentia 


DE  INSPIRATIONE  APUD  DOMINICUM  BANEZ,  O.  P.  7* 

3  Pro  decisione  veritatis  advertendum  est,  quod  cum  aliqua  scrip- 
titra  dicitur  Deo  inspirante  conscripta,  tripliciter    potest    intelltgi. 

4  Primo  modo,  quia  res  ipsœ,  de  quibus  scribendum  est,  occultœ  erant 
scriptori,  et  Deo  révélante  Mi  innotescunt.  Iuxta  illud  Psat.  50:  In- 

5  certa  et  occulta  manifestasti  mihi.  Altero  modo  quoniam  res,  quœ 
scribitur,  nota  quidem  erat  scriptori,  tamen  quod  animum  ad  scri- 
bendum appulerit,  Deo  specialiter  movente  atque  inspirante  factum 

6  est.   Ac  proinde  speciali  quadam  assistentia  Spiritus  sancti  detinetur 

7  scriptor  ne  malitia  aut  oblivione  in  aliquo  decipiatur.  Tertio  modo 
ita  dicitur  scriptura  reveîata  sive  ex  revelatione,  quoniam  ipse  Deus 
non  solum  res  occultas  scribenti  revelavit,  vel  ad  res  sibi  notas  scri- 

8  bendas  excttavit,  et  ne  erraret  manu  tenuit,  sed  etiam  verba  ipsa  sin- 
gula quibus  scriberet,  suggessit,  et  quasi  dictavit. 

manu  teneatur,  ne  memoria  excidant  quae  narrare  iubetur  »  (37).  Hoc 
tantum  admittit  haec  sententia,  in  hoc  tantum  consistit  interventus  Spiri- 
tus Sancti  in  scribenda  re  jam  nota,  sec.  hanc  sententiam.  6)  Sententia 
vero  Banez  hoc  habet  proprium  quod  admittat  suggestionem  et  quasi  dic- 
tationem  singulorum  verborum  (7-8) .  Ipsa  est  sententia  quae  exponitur 
in  secunda  conclusione:  «  Secunda  conclusio.  Spiritus  sanctus  non  solum 
res  in  scriptura  contentas  inspiravit,  sed  etiam  singula  verba,  quibus  scri- 
berentur,  dictavit  atque  suggessit  »  (14).  Est  sententia  quam  cl.  a.  prae- 
fert,  prout  videbimus. 

N.  B.  Sicut  postea  in  9-13,  ita  etiam  hic  in  3-8,  Banez  adhibet  ter- 
minos  revelare,  ex  revelatione  duplici  sensu:  stricto  i.e.  de  manifestations 
rei  occultae,  et  lato  i.e.  quando  non  adest  manifestatio  rei  occulta?  sed  ins 
tigatio  Dei  ad  scribendum  ejusque  assistentia  in  scriptione.  Ita,  in  4, 
«  révélante  »  stricte  dicitur;  in  7-8,  «  reveîata  sive  ex  revelatione  »  dici- 
tur stricte  in  7b,  late  in  7c;  etiam  suggestio  et  quasi  dictatio  singulorum 
verborum,  in  8,  dicitur  revelatio,  sensu  qui  explicabitur  in  Responsioni- 
bus  ad  argumenta. 

1.  Ad  Prim  am  Conclusionem  (9-13). 

Haec  prima  conclusio  quae  certa  esse  debet  apud  omnes  catholicos, 
recolit  ill  os  duos  casus  qui  occurrunt  in  Scriptura  (de  quibus  supra)   i.  e. 


8*  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

9  Sit  ergo  prima  conclusio.  Sacra  scriptura,  de  qua  loquimur,  ex 

divina  revelatione  habetur  interdwn  primo,  interdum  secundo  mo- 
do. Hœc  conclusio  certa  debet  esse  apud  omnes  catholicos.  Et  proba- 

10  tur.  Quia  partim  plurima  continet  supra  omnem  naturalem  ratio- 
nem  elevata,  quale  est  mysterium  trinitatis,  et  incarnationis,  et  alla 
plurima,  partim  vero  quœ  vel  experentia,  vel  humana  ratione  cons- 

1 1  tare  poterunt.  Sed  in  his  omnibus  script  or  ipse  quantumlibet  dili- 
gens  et  attentus,  nihilominus  aliquando  falli  poterat,  aut  oblivisci, 

1  2  ergo  in  omnibus  illis  rebus  partim  revelatione,  partim  instigatione 
et  assistentia  sanctus  afîuit  spiritus,  ne  aliqua  via  scriptor  a  veritate 
deviaret.    [Consequentiam  explicat  Banez  iisdem  fere  rationibus  ce 

13  Cano,  De  Locis  Theologis,  lib.  2,  c.  17,  et  concludit:]  Habea- 
mus  igitur  conclusionem  prœmissam  certam  secundum  fidem  catho- 
licam,  quam  a  Sanctis  patribus  accepimus,  et  Ecclesia  catholica  ma- 
gistra,  et  duce  omnium  Rdelium  animis  indita  est. 

scriptio  rei  antea  ignotae,  scriptio  rei  jam  nota?;  pro  ambobus  casibus  af- 
fuit  spiritus  sanctus  (  1 2b) ,  pro  antea  ignotis  revelatione  proprie  dicta 
(12a),  pro  jam  notis  instigatione  et  assistentia  (12b).  Nunc  autem  ins- 
tigatio  et  assistentia  pro  jam  notis,  et  hoc  tantum,  constituunt  alteram 
sententiam,  expositam  in  Tertia  Conclusione  (cf.  e.g.  37)  ;  cum  ergo 
asserit  Banez  hanc  conclusionem  certam  esse  debere  apud  omnes  catholi- 
cos (9),  intendit  quod  hoc  saltern  tenere  debent  omnes  catholici,  praeser 
tim  pro  secundo  casu,  nam  pro  primo  nulla  est  difficultas. 

N.  B.  Sicut  jam  in  3-8,  etiam  in  9-13,  terminus  «  ex  divina  reve- 
latione »  adhibetur  et  sensu  stricto  et  sensu  lato.  Stricte  in  «  interdum 
primo  »  (9) ,  late  in  «  interdum  secundo  modo  »  (9)  ;  stricte  in  «  partim 
revelatione  »  (  1 2a) ,  late  in  «  partim  instigatione  et  assistentia  »   (  1 2b) . 

Si  vero  accuratius  investigaverimus  hanc  primam  conclusionem, 
prsesertim  ipsam  comparantes  cum  secunda,  inveniemus  quod  prima  con- 
clusio respiciat  res  seu  contentum  Scriptura?,  proprius  inerrantiam  tam 
eorum  qua?  sunt  supra  naturalem  rationem  elevata,  quam  eorum  qua?  ex- 
peiientia  vel  humana  ratione  constare  possunt.  Inerrantia,  en  fundamen- 
tum  pro  Banez  aliorum  conceptuum  de  Inspiratione,  conceptus  primus 
cui  alii  subordinantur,  prout  patet  ex  11-12:  «  Sed  in  his  omnibus  scrip- 
tor quamtumlibet  diligens  et  attentus,  nihilominus  aliquando  falli  pote- 


DE  INSP1RATIONE  APUD  DOMINICUM  BANEZ,  O.  P.  9 

1 4  Secunda  conclusio.   Spiritus  sanctus  non  solum  res  in  sctiptura 
contentas  inspiravit,  sed  etiam  singula  verba,  quibus  scriberentut , 

15  dictavit  atque  suggessit.  Hœc  conclusio  videtur  consequens  ad  prœce- 

16  dentem.  Nam  si  relinqueret  in  arbitrio  scriptoris  sacri,  quibus  verbis 

1 7  intellect  a  pro  ferret  aut  scriberet,  posset  errare  in  légitima  explicatio  ■ 
ne  eorum,  quœ  sibi  revelata  sunt,  ergo  in  sacris  litteris  posset  repc- 

18  riri   aliqua   falsitas.    Consequentia    patet,    et   probatur  antecedens. 
Quoniam  humanum  est,  etiam  si  homo  errorem  in  mente  non  habeat 

19  sœpe  in  verbis  errare,  atque  unum  pro  altero  proferre.  Prœterea  hœc 

rat,  aut  oblivisci,  ergo  in  omnibus  illis  rebus  partim  revelatione,  partim 
instigatione  et  assistentia  sanctus  affuit  spiritus,  ne  aliqua  via  scriptor  a 
veritate  deviaret.  » 

2.  Ad  Secundam  Conclusionem  (14-32). 

A.   Ad  Enunciationem  et  Probationem  Secundœ  Conclusionis  (14-18). 

Secunda  conclusio  respicit  verba.  Cum  jam  provisum  fuerit  iner- 
rantiae rerum  in  prima  conclusione,  providetur  inerrantiae  verborum  in 
secunda;  ideo  secunda  conclusio  est  consequens  ad  primam  (15),  nam 
inutile  esset  recte  et  absque  errore  res  omnes  concepisse  scriptorem  sacrum, 
tam  supra  naturalem  rationem  elevatas,  quam  naturaliter  notas,  si  errare 
posset  in  explicatione  eorum,  in  verbis. 

Illud  «  quae  sibi  revelata  sunt  »  (  1 7a)  non  adhibetur  hic  tantum 
in  sensu  stricto  i.e.  de  rebus  antea  occultis  nunc  manifestatis  scriptori  sa- 
cro;  neque  instigatio  ad  seribendum  et  assistentia  in  scriptione  aequipol- 
lent  idea?  revelationis  hic  expressae;  potius  adumbratur,  delineatur  hic  ex- 
pressio,  explicatio  Inspirationis  quae  clarissime  efferetur  in  Responsioni- 
bus  ad  Argumenta  (58-63)  et  quae  consistit  in  lumine  quo  scriptor  sacer 
intelligit,  et  propterea  habetur  revelatio;  sic  «  intellecta  proferret  »  (16b) 
et  «  quae  sibi  revelata  sunt  »   (1  7a)  mutuo  explicantur  et  illuminantur. 

N.  B.   Dictatio  singulorum  verborum  propugnatur  ut  apta  servan 
âx  inerrantiae  verborum  quae  non  servaretur  si  electio  verborum  relinque- 
retur  arbitrio  scriptoris  sacri.    Notemus,  primo,   momentum  inerrantiae 
in  quaestione  de  Inspiratione  apud  Banez;  secundo,  ad  servandam  iner- 


10*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Veritas  conûrmatur  ex  doctrina  D.  Ambrosii  in  procemio  D.  Luca? 
in  Ma  verba  Quoniam  multi  conati  quidem  sunt  ordinare  narratio- 

20  nem  rerum.  Ubi  inquit:  «  Conati  utique  Mi  sunt,  qui  implere  ne- 
quiverunt.  Qui  enim  conatus  est  ordinare,  suo  labore  conatus  est. 
Sine  conatu  sunt  enim  donationes  et  gratia  Dei,  quœ  ubi  se  infuderit 
rigare  consuevit,  ut  non  egeat,  sed  redundet  scriptoris  ingenium. 
Non  conatus  est  Matthœus,  non  conatus  est  Marcus,  non  conatus 

21  est  Ioannes,  non  conatus  est  Lucas;  sed  divino  spiritu  ubertatem 
dictorum  rerumque  omnium  ministrante,  sine  ullo  molimine  cœpta 

22  compleverunt.  »  Ecce  ubi  inquit,  quando  Spiritus  sanctus  ministra- 

23  vit  Mis  ubertatem  dictorum,  hoc  est  verborum  et  rerum.  Et  confi.r- 
matur  ex  ipso  teocto.  Quoniam  inquit:  Ordinare  narrationem  rerum. 
Quod  quidem  componere  verbo,  aux  scripto,  quo  explicentur,  quœ 

24  intellecta  sunt.  Item  D.  Greg,  in  procemio  moralium  capit.  1,  in- 
quit :  «  Ipse  igitur  Deus  hœc  scripsit,  qui  hœc  scribenda  dictavit.  » 

25  Dictare  autem,  verba  ipsa  deter minare  signiûcat.    Et  conRrmatur  ex 

rantiam  verborum  sufficit  admittere  assistentiam  Spiritus  Sancti  ad  arbi- 
trium  scriptoris  sacri  praebitam,  sicut  cl.  a.  agnoscet  in  Tertia  Conclu- 
sione,  nec  est  necesse  recurrere  ad  dictationem  et  suggestionem  singulorum 
verborum. 

B.   Ad  Conûrmationem  Secundœ  Conclusions  (19-32). 

Septem  rationibus  confirmât  Banez  secundam  conelusionem:  «  Prse- 
terea  haec  Veritas  confirmatur  ».  a.  (10-23)  Confirmatio  haec  sumitur 
ex  Ambrosio  a  Luca  arguente,  qui  ad  evangelistas  omnes  assurgit:  Spiri 
tus  Sanctus  dédit  evangelistis  ubertatem  dictorum,  hoc  est  verborum  et 
rerum  (22),  i.e.  compositionem  verbo  aut  scripto  qua  explicentur  qua? 
intellecta  sunt  (23) ,  quomodo  vero  intellecta?  Per  lumen  divinum;  quod 
clarius  efferet  Banez  in  Responsionibus  ad  Argumenta,  praesertim  in  62. 
—  b.  (24-25)  Gregorius  loquitur  hic  de  libro  Job.  Banez  occasionem 
sumit  explicandi  quid  ipse  intelligat  terminis  dictare,  dictatio:  «  Dicta- 
re ..  .  verba  ipsa  determinare  significat.  »  —  c.  (26)  Compara tionem 
calami  scribae  a  scribente  determinati  applicat  cl.  a.  ad  prophetae  imagina- 
tionem  determinata  verba  recipientem;  non  est  ergo  probatio  sed  compa- 
ratio  tantum,  prout  ceteroquin  expresse  asseritur:  «  Qua?  comparatio.  .  .» 


DE  INSPIRATIONE  APUD  DOMINICUM  BANEZ,  O.  P.  11* 

26  Psalmo  44.  Lingua  mea  calamus  scribae  velociter  scribentis.  Quœ 
compacatio  in  hoc  videtut  consistere,  quod  sicut  calamus  ab  ipso 
scribente  determinatur ,  ut  hos  characteres  exprimat,  ita  et  Prophe- 
tœ  imaginatio  determinata  verba  recipit,  ut  verbo  aut  scripto  profe- 

27  rat.  Et  tandem  quorsum  sacrarum  literarum  interprètes  tam  attente 
singula  verba  scripturœ  sacrœ  expenderent ,  nisi  eadem  ab  spiritu  Dei 

28  dictata  fuisse  intelligerent?  Probatur  prœterea.  Quoniam  Spiritus 
sanctus  dicitur  locutus  per  Prophetas,  loquî  autem  per  Prophetas 
non  solum  est  revelare  illis  veritatem,  sed  eorum  linguam  et  cala- 

29  mum  movere,  ut  sic  loquantur,  quatenus  convenienter  revelata  pro 
ferant  iuxta  illud  Psalm.  44.   Lingua  mea  calamus  scribae  velociter 

30  scribentis.  ConHrmatur  ex  illo,  quod  Cbristus  dixit  Matthœ,  20. 
[10:  20]  Non  enim  estis  vos  qui  loquimini,  sed  spiritus  patris  ves- 
tri,  qui  loquitur  in  vobis.  Prœcesserat  autem:  Nolite  cogitare,  quo- 

3  1  modo  et  quid  scriberent.  Item  Jerem.  36.  Est  elegans  huius  rei  testi- 
modo  aut  quid  loquamini.  Ergo  sacris  scriptoribus  datum  est  quo- 
modo  et  quid  scriberent.  Item  Ierem.  36.  Est  elegans  huius  rei  testi- 

—  d.  (27)  Ratio  adducta  dictationem  singulorum  verborum  commen- 
dat,  suadet,  tamen  ipsam  non  probat.  —  e.  (28-29)  Ex  voce  loqui  pro- 
prie dictum  argumentum  ducitur:  «  Probatur  praeterea  ».  Quamvis  voces 
Prophetœ,  revelata  sensu  stricto  i.e.  de  manifestatione  ignoti  saltern  su- 
mantur,  et  sic  arguatur  saltern  pro  stricte  revelatis  a  proprie  dictis  pro- 
phetis  prolatis  vel  scriptis,  non  excluditur  tamen  voces  illas  sensu  lato 
etiam  intelligi  posse,  et  sic  etiam  pro  omnibus  sacris  argui  scriptoribus.  In 
hoc  ultimo  casu  praesertim,  «  revelare  »  (28b)  et  «  revelata  »  (29a)  de 
rebus  jam  notis  dicuntur  in  quantum  lumine  divino  a  scriptore  sacro  vi- 
dentur,  prout  clarius  in  62.  Illud  «  eorum  linguam  et  calamum  movere  » 
(28c)  analogice  adhibetur  hic  in  describenda  dictatione  verbali,  sicut 
analogice  adhibetur  terminus  «  manu  tenentia  »  in  describenda  assistentia 
secundum  alteram  sententiam  (e.g.  7,  37,  41,  44)  ;  sicut  vero  nihil  me- 
chanicum,  manifeste,  intendat  altera  expressio,  nee  prior.  Effectus  linguae 
et  calami  motionis  sic  describitur:  «quatenus  convenienter  revelata  pro 
ferant  »  (29a).  Illud  «  convenienter  »  autem,  in  génère  loquendo,  patet 
quid  significet  et  forte  ita  ipsum  adhibuit  cl.  a.;  si  vero  ipsum  compare- 
mus  cum  descriptionibus  dictationis  verbalis  alibi  datis,  invenimus  quod 


12*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

monium,  ubi  cum  Bavuch,  ad  populum  legisset  libcum,  quern  ipse 
scripsit  dictante  Ietemia  et  interrogantibus  principibus,  quomodo 
scripserit  omnes  sermones  istos  ex  ore  Ieremiœ,  respondit  Baruch: 
Ex  ore  sue  loquebatur  quasi  legens  ad  me  omnes  sermones  istos,  et 
32  scribebam  in  volumine  atramento,  [v.  18.]  Ecce  argumentum.  Qui 
loquitur  legens  in  libro,  non  componit  verba,  quœ  loquitur,  sed  ea, 
quœ  iam  determinata  invenit:  cum  ergo  Prophet  a  loqueretur  quasi 
legens  in  libro,  iam  ab  Spiritu  sancto  in  eius  phantasia  script  a  erant 
verba,  quœ  loquebatur. 

si  dicit  plus  quam  absentiam  erroris,  minuit  tamen  conceptum  receptionis 
determinatorum  verborum.  Tandem,  agnoscet  Banez  testimoniis  Scrip- 
ture in  quibus  dicitur  Deum  loqui  per  Prophetas  satisfacere  etiam  alteram 
sententiam  (42-45).  —  f.  (30)  Promissio  Apostolis  facta  applicatur 
omnibus  scriptoribus  sacris:  datum  est  illis  «  quomodo  et  quid  scribe- 
rent  »  quod  est  satis  genericum.  —  g.  (31-32)  Argumentum  hoc 
desumitur  ex  textu  Vulgatae  loquebatur  quasi  legens  (Jer.  36:  18).  In 
lucem  ponit  cl.  a.  vim  verborum  Vulgatae,  melius  traductionis  seu  inter- 
pretations Vulgatae,  quae,  compositis  ambobus  sensibus  dicendi  et  legendi 
quibus  correspondere  potest  vox  textus  hebraici  yiqra  ,  tertium  quid  in- 
troduce quod  non  est  nee  simplex  légère  nee  simplex  dicere,  sed  dicere, 
loqui  quasi  legens;  ex  hoc  argumentatur  Banez,  sicut  ceteroquin  plures 
alii  theologi,  fundamentum,  habens  tantum  interpretationem  hanc  Vul- 
gatae 3.  Utcumque  non  valet  nisi  de  illo  casu  Jeremiae.  Quando  autem  c:. 
a.  dicit  in  phantasia  scriptoris  sacri  scripta  jam  esse  verba  quae  Jeremias 
loquebatur  (32b),  figuram  adhibet,  qua  praecedens  idea  illustratur  i.e. 
Jeremiam  verba  non  componere  sed  quae  jam  determinata  invenit  loqui 
(32a). 


3  In  T.  M.  habetur  tantum  yigra  qued  duos  amplectitur  sensuS:  a)  dicebat, 
elala  voce  dicebat;  et  b)  legebat,  elata  voce  legebat.  AlteT  sensus  supponit  textum  jam 
determinatum,  jam  existentem,  prior  autem  non.  Quonam  vero  ex  his  duobus  sen- 
sibus adhibuerit  scriptor  inspiratus  vocem  hebraicam  yiqra  non  constat  ex  textu, 
cum  ipsa  vox  ambos  admittat  sensus;  ex  contextu  vero  nihil  deduci  potest.  Versio 
Graeca  Septuaginta  vertit  vocem  hebraicam  yiqra'  ope  ' àvqyyeiKep  i.  e.  renuntiabat , 
nuntiabat  ;  ergo  interpretatur  earn  in  priori  sensu,  scilicet  dicendi.  Interpretatic 
ergo  Vulgatae  loquebatur  quasi  legens,  componit  duos  sensus  dicendi  et  legendi  et 
tertium  quid  introducit  quod  non  est  nee  simplex  dicere  nee  simplex  légère,  sed  dicere, 
loqui  quasi  legens. 


DE  INSPIRATIONE  APUD  DOMINICUM  BANEZ,  O.  P.  13* 

33  Tertia  conclusio.  Si  quis  tamen  assevat,  quod  verborum  com- 
posit  io  relinquitur  sœpe  scient  iœ  et  diligentiœ  script  oris  sacti,,    it  a 

34  tamen,  quod   Spiritus   sancti  assistentiam  necessariam   afhrmet,  ut 

35  sctiptor  ipse  non  ertet  in  verbis  aut  verborum  compositione,  nihil 
dicit  ûdei  contrarium,  ut  gravem  censuram  mereatur  ista    assertio, 

36  quamvis  mihi  non  videatur  vera,  aut  omnino  tuta  propter  argumen- 
ta facta  in  conûrmationem  prœcedentis  conclusionis. 

C.  Summa  Capita  Secundœ  Conclusionis. 

Fundamentum  sententiae  Banez  est  inerrantia  verborum  (16-19). 
Exclusio  errons  in  verbis  obtinetur  ope  dictationis  singulorum  verbo- 
rum, quae  consistit:  a)  in  determinatione  verborum  a  Deo  (25)  ;  b)  in 
ministratione  a  Deo  compositionis  verborum  (23a)  ;  c)  in  receptione 
verborum  determinatorum  in  imaginatione  scriptoris  sacri  (26b)  ;  d)  in 
hoc  quod  scriptor  sacer  verba  non  componit,  sed  jam  determinata  verba 
in  sua  phantasia  scripta  invenit  (32)  ;  e)  in  motione  linguae  et  calami 
scriptoris  sacri  (28c).     Ita  convenienter  res  profert  scriptor  sacer. 

Patet  autem  cl.  a.  insistere  et  multum  in  receptionem,  ipsam  extol- 
lere,  ita  ut  tantum  accurato  examine  eruere  possimus,  in  hac  secunda  con- 
clusione,  quamnam  cooperationem  praestet  scriptor  sacer.  Quae  praesertim 
in  hoc  consistit  quod  lumine  divino  ipse  intelligat;  ilumen  hoc  divinum 
quod  clarissime  efferetur  in  Responsionibus  ad  Argumenta,  hic  indicatur 
tantum  et  velate  in  16b,  17a,  23c,  28b,  29a. 

3.  Ad  Tertiam  Conclusionem  (33-57). 

A.  Ad  Enunciationem  et  JEstimationem  Tertiœ  Conclusionis 

(33-36). 

In  hac  tertia  conclusions  candide,  honeste  examinatur  et  agnosci- 
tur  altera  sententia;  videbimus  quomodo.  Notemus  diversam  modalita- 
tem  formulae  ad  idem  omnino  indicandum,  quae  adhibetur  hic  in  33a  et 
adhibita  est  in  1  6b.  Ibi,  in  probatione  secunda?  conclusionis,  formula 
erat  «  si  relinqueret  in  arbitrio  scriptoris  sacri  »  compositio  verborum, 
posset  inveniri  falsitas  in  verbis,  ideoque  propugnabatur  dictatio  singulo- 


14*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

37  Probatur  ista  conclusio.  Quia  dum  scriptor  sacer  scribit  res, 
quas  ipse  vidit,  sufRcit  ut  iîla  scriptura  dicatur  sacra,  quod  instinctu 
Spicitus  sancti  ad  scribendum  res  Mas  animum  appulerit,  et  quod 
eiusdem  spiritus  assistent ia  manu  teneatur,  ne  memoria  excidant, 

38  quœ  narrare  iubetur,  ergo  idem  concursus  Spiritus  sancti  sufRciet  ad 
verborum  com posit ionem,  quam  ipse  sacer  scriptor  propriis  viribus 

rum  verborum;  hic,  formula  fit  «  Si  .  .  .  verborum  compositio  relinqui- 
tur  .  .  .  scientiae  et  diligentiae  scriptoris  sacri  »,  nam  addita  Spiritus  Sancti 
assistentia  scriptor  sacer  non  errabit  in  verbis  aut  verborum  compositione. 
Agnoscit  ergo  cl.  a.  eumdem  effectum  scilicet  inerrantiam,  obtineri  assis- 
tentia Spiritus  Sancti  ac  obtinetur  dictatione  singulorum  verborum. 

In  35-36,  datur  aestimatio  alterius  sentential  Illud  «  ut  gravem 
censuram  mereatur  »  (35b)  intelligitur  ut  ligatum.  consequens  ad  35a, 
i.e.  contrarium  fidei  dicere,  scilicet  si  ista  sententia  diceret  aliquid  contra- 
rium  fidei  mereretur  gravem  censuram,  sed  cum  non  sit  ita  non  meretur 
gravem  censuram.  N.  B.  Verba  ipsa  aliam  admittunt  interpretationem, 
imo  forte  suadent  illam,  i.e.  haec  sententia  cum  nihil  dicat  fidei  contrarium 
non  meretur  gravem  censuram,  tamen  non  excusatur  nisi  a  gravi  censura 
et  non  a  quacumque  censura,  ergo  indirecte  videtur  accusari  quadam  levi 
censura.  Nequit  vero  ha?c  ultima  interpretatio  admitti  quia  in  tota  expo- 
sitione  hujus  sententia?  nihil  refertur  quod  quamcumque  sapiat  censuram. 
Tamen  verba,  prout  jacent,  propensionem  cl.  a.  erga  hanc  sententiam 
non  manifestant. 

In  36a,  «  quamvis  mihi  non  videatur  vera  [altera  sententia],  aut 
omnino  tuta  »,  alterum  membrum  corrigit  prius,  est  retrocessio;  videtur 
cl.  a.  concedere  etiam  alteram  sententiam  posse  esse  veram,  vel  se  non  pos- 
se probare  illam  esse  falsam;  sed  saltern  non  est  omnino  tuta. 

«  Propter  argumenta  facta  in  confirmationem  praecedentis  conclu- 
sionis.  »  (36b)  Haec  argumenta  vero  sunt:  primum,  exclusio  errons,  et 
agnoscitur  obtineri  etiam  ope  assistentiae  tantum;  pro  altero  praecipuo 
argumente  desumpto  ex  voce  loqui,  prout  jam  indicavimus  ad  28-29  et 
videbimus  in  42-45,  agnoscitur  satisfied  etiam  in  altera  sententia;  aliae, 
confirmationes  potius  quam  argumenta,  habent  vim  auctoritatis  Ambro- 
sii  (19-23),  Gregorii  (24-25),  Vulgatae  (31-32),  vim  comparationis 
(26),  applicationis  (30),  suasionis  (27).  Constituuntne  probationem ? 


DE  INSPIRATIONE  APUD  DOMINICUM  BANEZ,  O.  P.  15* 

39  adinvenire,  et  facere  potest.  Consequentia  patet.  Quia  non  minus 
refert   return   memoria  gestarum,  quam  ordo  et  compositio  verbo- 

40  rum.  Item  probatur.  Quia  secundum  prœdictum  modum  dicendi 
non  potest  colligi,  quod  in  sctiptura  sit  aliqua  falsitas  etiam  in  te 

41  minima,  aut  levi.  SuiHcit  enim  manu  tenentia  Spiritus  sancti  ne 
homo  ecret  in  iis,  quœ  propriis  viribus  assequi  poterat,  quamvis  de- 

42  fectibiliter.  si  a  spititu  Dei  non  manu  teneretur.  Cœterum  etiam 
potest  satisûeti  testimoniis  scripturœ  sactœ,  in  quibus  dicitur,  Deum 
loqui  per  Prophetas,  et  verba  Dei  esse,  quœ  loquuntuv,  et  alia  simi- 

43,  44   lia,  si  dicatut,  quod  verba  et  sermones  Dei  esse  dicuntur,  quando 

B.   Altera  Sent entia  Agnoscitut  Ut  SufRciens  (37-45). 

Inutile  ducimus  in  quo  altera  consistât  sententia  enucleare,  cum  tex- 
tus  ipse  sit  clarus.  Patet  autem  expressionem  «  manu  tenentia  »  (41,  44) 
ad  descri.bendam  assistentiam  Spiritus  Sancti  non  esse  nisi  figuram,  adhi 
bitam  etiam  in  7,  37,  54. 

Non  oblitus  rationum  principalium  et  confirmationum  dictationis 
singulorum  verborum,  pra?  oculis  habens  rationes  alterius  sententia?,  ef- 
fectus  qui  obtinentur,  id  quod  prascavetur,  cl.  a.  honeste  agnoscit  hanc 
alteram  sententiam  suihcere  ad  hoc  «  ut  illa  scriptura  dicatur  sacra  » 
(37a),  ad  hoc  «  quod  verba  et  sermones  Dei  esse  »  dicantur  (43a),  ad 
hoc  quod  nulla  inveniatur  «  falsitas  etiam  in  re  minima,  aut  levi  »  (40b) . 

Quo  animo  agnoscat  cl.  a.  alteram  sententiam  esse  sufficientem,  in- 
nuitur  forte  termino  restrictivo  adhibito  «  ut  illa  scriptura  dicatur  sacra  » 
(37a),  «  si  dicatur,  quod  verba  et  sermones  Dei  esse  dicuntur»  (43), 
qui  indicat  statum  animi  qui  nequit  admissionem  evitare  et  tamen  res- 
tringit  concessionem. 

Jam  notavimus  quomodo  momentum  primum  teneat  inerrantia  in 
concatenatione  et  subordinatione  conceptuum  de  Inspiratione  apud 
Banez,  nihil  ergo  mi-rum  quod  ipse  insistât  in  earn  (37d,  40,  41) ,  agnos- 
cens  inerrantiam  servari  etiam  in  hac  sententia. 

Etiam  testimoniis  Scriptura?  in  quibus  dicitur  Deum  loqui  per  Pro- 
phetas, et  verba  Dei  esse  qua?  loquuntur,  adductis  sane  ut  sint  alterum  ar- 
gumentum  ad  probandam  dictationem  singulorum  verborum  (28-29), 
agnoscit  cl.  a.  satisfied  hac  sententia  (42-45). 


16*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Spirit  us  sancti  impuîsu,  et  manu  tenentia  loquitur,  aut  scribit  Pro- 

45  pheta,  etiam  si  verba  idiomate  sibi  noto   componat,  at  que  ordinet, 

46  Dixeram  autem  in  ista  conclusione,  sœpe,  quoniam  interdum  cum 
sacer  scriptor  loquitur  de  rebus  sublimibus,  atque  super naturalibus , 

47  etiam  necessarium  videtur  ut  ipsa  verba,  quibus  explicentur,  inspi- 

48  rentur  a  Deo.  Sit  exemplum,  cum  ïoannes  dixit  cap.  I  sui  evany. 
In  principio  erat  verbum,  et  verbum  erat  apud  Deum  et  reliqua,  non 
videtur  possibile,  ut  arte  humana  earn  orationem  componeret ,  nisi 

49,50  Spiritu  sancto  dictante,  verba  didicisset.  Nihilominus  tutius  dici- 
tur  et  absque  calumnia,  quod  quemadmodum  Spiritus  sanctus  ani- 
mum  scriptoris  ad  scribendum  applicat,  etiam  verba  et  eorum  com> 

5 1  positionem  tradat,  et  probatur.  Quoniam  nisi  ita  dicimus,  vix  po~ 
tetimus  differentiam  assignare  inter  sacram  scripturam,  et  definition 
nés    conciliorum,    quœ    a    summo  etiam  PontiRce  conRmata  sunt. 

O   Quando  Nequit  Admitti  Explicatio  Inspirations  Ab  Altera 
Sentent ia  Proposita   (46-49). 

Tcxtus  est  clarus.  Notemus  vero  quod  illud  «  inspirentur  a  Deo  »> 
(471)  aequivalet  re  vera  formula»  dictatentur  a  Deo  qua?  statim  postea 
(49)  adhibetur,  i.e.  determinarentur  ab  ipso  Deo  in  phantasia  prophetae. 

D.  Tutius  Tamen  Admittitur  Dictatio  Singulorum  Verborum 

(50-57). 

In  50,  «  absque  calumnia  »  i.e.  sine  formidine  deceptionis;  praete- 
rea,  cum  instigatio,  applicatio  ad  scribendum  sit  a  Deo  tantum,  etiam 
traditio  verborum  et  eorum  compositionis  videtur  esse  a  Deo  tantum: 
ergo  nimis  insistit  Banez  in  receptionem  et  non  curat  cooperationem 
scriptoris  sacri. 

Quae  sequuntur  duabus  distinguuntur  partibus  51-54,  55-57.  In 
51-54,  invenit  cl.  a.  alteram  sententiam  non  posse  assignare  differentiam 
essentialem  inter  verba  Scripturae  et  verba  Definitionum  Conciliarium  4; 

4  Nullam  putamus  vim  injicere  textui,  hoc  asserentes,  nam  «  vix  poterimus  diffe- 
rentiam assignare»   (51)    fit  «  sequitur,  nullam  esse  differentiam»    (53). 


DE  INSPIRATIONE  APUD  DOMINICUM  BANEZ,  O.  P.  17* 

52,53iVa/r?  utrobique  assistit  Spiritus  sanctus,ne  sit  error.  At  veto  si  utro- 
bique  verba  et  ipsorum  compositio  relinquitur  humanœ  industrîœ, 

54  sequitur,  nullarn  esse  differentiam.  Quoniam  etiam  conciliorum  de- 
Rnitiones  scriptœ  ex  manu  tenentia  Spiritus  sancti  infallibilem  ve~ 

55  riiatem  continent.  Quamvis  etiam  et  ad  hoc  responded  posset,  ma- 
gnam  esse  differentiam.  Quoniam  conciliorum  dehnitiones,  dum 
scribuntur  ab  aliquo  notario,  dictante  Theologo,  non  adest  illic  Spi- 

56  ritus  sancti  impulsus,  ut  scribat  Me,  et  iste  dictet.  Etenim  in  huius- 
modi  orationis  compositione  ab  Mis  errari  poterit,  et  eorum  error 

5  7  postea  corrigitur  a  concilio.  At  veto  sacra  scriptura  assîstente  Dei  spi- 
ritu  conscribitur ,  neque  in  terra  superiorem  habeat,  qui  corrigat. 

«  Nam  utrobique  assistit  Spiritus  sanctus,  ne  sit  error  »  (52).  Differen- 
tia quaedam  sane  invenitur  (55-57) ,  sed  non  est  nisi  accidentalis. 

Quomodo  vero  praecedenter  cl.  a.  affirmare  potuit  hanc  sententiam 
esse  suflkientem  ?  Ita,  e.g.  «  sufficit  ut  ilia  scriptura  dicatur  sacra,  quod 
instinctu  Spiritus  sancti  ad  scribendum  res  illas  [jam  notas]  animum  ap- 
puient, et  quod  eiusdem  spiritus  assistentia  manu  teneatur,  ne  memoria 
excidant,  quae  narrare  iubetur  »  (37). 

Notemus  alteram  sententiam  manifeste  servare  inerrantiam  verbo- 
rum;  inerrantia  vero  est  conceptus  primus  et  primarius  in  Inspiration 
sec.  Banez,  propterea  enim  propugnat  dictationem  singulorum  verborum, 
prout  vidimus,  ad  servandam  inerrantiam  (e.g.  16-17)  ;  cum  autem 
etiam  altera  sententia  servet  inerrantiam,  Banez  nequit  illam  rejicere,  ad- 
mittit  illam,  agnoscit  ut  sufflcientem. 

In  fine  vero  cl.  a.  invenit  alteram  sententiam  non  valere  assignare 
differentiam  essentialem  inter  verba  Scripturae  et  verba  Definitionum 
Conciliarium,  suam  vero  posse;  hanc  gravissimam  vero  dimcultatem  con- 
tra alteram  sententiam  minuere  quasi  conatur:  «  Quamvis  etiam  et  ad  hoc 
responderi  posset,  magnam  esse  differentiam.  .  .  »  (55a)  ;  differentia  au- 
tem inventa  substantiam  difflcultatis  non  tangit. 

Ergo  Banez  alteram  sententiam  agnoscit,  admittit  quamvis  tam- 
quam  minus  tutam;  ipse  vero  praefert  dictationem  singulorum  verbo- 
rum. Sed  re  vera,  cl.  a.  suam  sententiam  stricte  non  probat:  cf.  recapitu- 
lationem  probationum  in  nostris  adnotationibus  ad  36b;  inde,  praeser- 
tim  circa  finem  tractationis,  termini  quibus  ipsam  désignât:  «  tutius  dici- 


18*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Ad  argumenta  in  principio  dubii  posita  iam    respondendum 

58  est  .  .  .     Ad  secundum   argumentum  .  .  .      Ad  conûrmationem.  .  . 
[circa  finem]   Sed  sive  Lucas,  sive  Marcus  ab  aliis  narrata  scripse- 

rint,    tamen  ut  narrata  scriberent,  Spiritus  sanctus  ïmpulit,  et  ut  in 

59  illorum  narratione  non  obliviscerentur ,  idem  spiritus  astitit:  imo  ui 
probabil ius  et  tutius  videtur,  superiore  lumine  eadem  narrata  docutt, 
et  singula  verba,  quibus  scriberentur ,  dictavit. 

tur  et  absque  calumnia  »  (50),  «  probabilius  et  tutius  videtur  »  (59), 
et  tandem  «  mihi  probabilius  esse  »  (62).  Illud  «  mihi  »  suum  videtur 
habere  pondus. 

IL  —  AD  RESPONSIONES  AD  ARGUMENTA 
NEGANTIUM  (58-63). 

Mentem  cl.  a.  non  assequimur  complete  absque  Responsionibus  ad 
Argumenta  negantium.  Sufficiat  vero  très  referre.  Banez  respondet  ad 
mentem  sua?  sententia?  in  secunda  conclusione  exposita?,  pretiosa  vero 
addita  elucidatione. 

Nihil  novi  in  58;  fit  insistentia  in  dictationem  singulorum  verbo- 
rum  (59,  61,  63),  dictatio  vero,  probabilius,  effertur  hic  ut  connexa,  ut 
dependens  a  superiore  lumine  quod  hic  multo  clarius  quam  antea  effer- 
tur; conceptus  superioris  luminis  seu  illuminationis  qua?  eflkiuntur  ins- 
piration in  mentem  scriptoris  sacri,  en  quid  afferunt  Responsiones  ist^e 
ad  notionem  inspirations  apud  Banez. 

Objectum  hujus  superioris  luminis  sunt  res,  contentum  Scriptural 
In  59,  «  superiore  lumine  eadem  narrata  docuit  »  Spiritus  Sanctus;  «  ea- 
dem »  i.e.  quae  naturaliter  sive  Lucas  sive  Marcus  jam  cognoverant,  de 
ipsis  adhuc  docentur  superiore  lumine.  Quod  hic  asseritur  de  Luca  et 
Marco  asseritur  in  62  de  sacris  scriptoribus  in  génère,  scribentibus  natura 
liter  nota,  et  quidem  formula  luminosa  et  aptissima  «  etiam  ea  ipsa,  qu* 
sacri  scriptores  viderant,  et  contrectaverant,  superiore  lumine  iterum  a 
Spiritu  sancto  illuminati  intellexerint  ».  In  60-61,  addit  quomodo  illu- 
minatio  haec  fieret  conformiter  ad  statum  et  conditionem  scriptoris  sacri 
cujuscumque. 


DE  INSPIRATIONE  APUD  DOMINICUM  BANEZ,  O.  P.  19* 

60  Ad  tettium  argumentum  respondetur,  quod  cum  Deus  omnia 
suavitet  disponat,  ita  uniuscuiusque  sctiptoris  sacti  mentem  iltumi- 

61  nabat,  eidemque  verba  dictabat  quœ  maxime  illotum  statum  et  con- 
ditionem  decebant .  .  . 

62  Ad  quintum  argumentum.  .  .  Respondetur  secundo  mihi  pro- 
babilius  esse,  ut  etiam  ea  ipsa,  quœ  sacri  scriptores  videront,  et  con 
trectaverant,  superiore  lumine  iterum  a  Spiritu  sancto  illuminati  in~ 

63  tellexerint,  et  ab  ipso  verba,  quibus  scriberent,  acceperint.  .  . 

Illuminatio  haec  non  asseritur  necessario  tenenda  secundum  catho- 
licam  fidem  sed  probabilius  et  tutius  (59,  62),  qua  formula  indicatur 
propria  Banez  sententia. 

Haec  ipsa  illuminatio  rationem  dat  termini  revelatio  antea  aliquando 
adhibiti  et  cujus  non  sufficiens  videbatur  ratio;  etenim,  in  quantum  «  su- 
periore lumine  iterum  a  Spkitu  sancto  illuminati  intellexerint  »  (62) 
f omnia,  quicumque  scriptores  sacri],  dicitur  «  esse  scripturam  sacram.  .  . 
quae  per  Dei  revelationem  ad  hominibus  conscripta  est  »  (2)  ;  scriptor 
sacer  quicumque  scribit  «  quae  sibi  revelata  sunt  »  (17) ,  scilicet  quaecum- 
que  et  non  tantum  quae  antea  ignoraverat;  Prophetis,  si  accipiuntur  in 
sensu  lato,  i.e.  in  quantum  comprehenduntur  hoc  termino  etiam  quicum- 
que scriptores  sacri,  Spiritus  sanctus  révélât  veritatem,  et  ipsi  revelata  pro- 
ferunt  (28-29)  ;  probabilius  etiam  dictatio  et  suggestio  singulorum  ver- 
borum  proptera  vocatur  revelatio  «  dicitur  scriptura  revelata  sive  ex  re- 
velatione,  quoniam  ipse  Deus.  .  .  etiam  verba  ipsa  singula  quibus  scribe- 
rent, suggessit,  et  quasi  dictavit.  »   (7-8). 

UT    RESUMAMUS. 

Sincere  procedit  Banez  in  discutienda  inspiratione  verbali.  Dicta- 
tionem  et  suggestionem  singulorum  verborum  propugnat,  ipsam  praefert. 
Affert  argumenta,  confîrmationes,  auctoritates  sed  re  vera  ipsam  non 
probat. 

Nimis  sollicitus  est  de  inerrantia,  quae  non  est  nisi  effectus,  conse- 
quens  inspirationis;  inerrantiam  persequitur  ac  si  ipsa  inspirationis  ratio- 
nem constitueret.  Propterea  praesertim  dictationem  re  vera  non  probat, 
cum   dictationem  proponat  ad   praecavendum   errorem,   qui   praecavetur 


20*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

etiam  sola  ope  Divinae  Assistentiae;  idco  necesse  est  ei  admittere  etiam  al- 
teram sententiam,  ideo  nequit  illam  rejicere;  inde  appretiationes  dubita- 
tive, restrictive  tam  de  sua  quam  de  altera  sententia. 

Extollit  cl.  a.  receptionem  a  Deo;  non  curat  cooperationem  soripto- 
ris  sacri. 

Optime  tamen  effert  in  Responsionibus  actionem  inspirationis  in 
mentem  scriptorum  sacrorum:  «  superiore  lumine  iterum  a  Spiritu  sancto 
illuminati  »  intellexerunt. 

Sebastiano  PAGANO,  o.  m.  i., 

professor  in  facilitate 

Sacra;  Theologize. 


The  Formative  Evolution 

of  Newman's  Concept 

on  the  Doctrine  of  Justification 


Few  men  have  left  such  a  quantity  of  consistently  fine  religious 
literature  in  their  wake  as  was  bequeathed  to  posterity  by  John  Henry 
Cardinal  Newman.  His  works  number  upwards  of  forty,  and  have  near- 
ly all  been  commented  upon  both  by  those  who  shared  his  views  and  also 
by  others  who  sought  to  disparage  the  sublimity  of  this  master's  thought 
and  style.  Yet  it  is  curious  to  note  that  no  one  seems  to  have  made  an 
attempt  at  commenting  on  or  exposing  Newman's  thought  of  the  doc- 
trine of  justification.  Why  such  an  omission  should  exist  and  how  it 
might  be  accounted  for,  will  perhaps  ever  remain  a  mystery  in  this  life. 
However,  possibly  the  answer  lies  in  the  fact  that  the  style  and  thought 
of  the  Lectures  on  Justification  are  so  sublime  as  to  surpass  the  norm  of 
the  popular  mind. 

Yet  it  must  be  admitted  that  despite  this  omission,  Newman's 
thought  on  the  doctrine  of  justification  forms  one  of  the  central  themes 
of  his  entire  theology.  This  affirmation  will  appear  evident  not  only 
from  the  citations  which  will  follow  in  the  course  of  our  work,  but  also 
from  the  historical  circumstances  which  prompted  Newman  to  write  on 
such  a  subject,  for  he  meant  it  to  be  a  test  of  the  soundness  and  ortho- 
doxy of  his  Via  Media.  It  was  to  cut  a  middle  path  between  Luther's 
doctrine  of  justification  by  faith  alone  and  that  version  which  was  pro- 
fessed by  the  Latitudinarian  school,  and  which  Newman  thought  was 
held  by  some  Roman  theologians,  namely  justification  by  works.  His 
doctrine  was  to  be  a  blending  of  these  two  discordant  views  into  the  one 
solid  theme  of  the  Divine  Indwelling. 

In  tracing  Newman's  evolution  of  thought  on  this  subject,  we  will 
note  both  his  changes  of  mind  brought  about  by  his  various  religious 


22*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

contacts,  and  also  the  theologies,  that  is,  not  the  sources  of  antiquity,  but 
especially  the  teachings  of  theologians,  Anglican  and  Roman,  which 
prompted  him  to  change  his  ideas  and  evolve  so  sublime  a  doctrine. 

In  his  Grammar  of  Assent  which  he  wrote  in  1870,  Newman  lays 
down  a  principle  which  we  must  bear  in  mind  if  we  hope  to  appreciate 
thoroughly  the  evolution  he  underwent  regarding  the  doctrine  of  justi- 
fication; an  evolution  which  culminated  in  the  writing  of  his  Lectures, 
the  doctrine  of  which  is  so  profound,  so  mystical  and  so  thoroughly 
Catholic.  This  all-miportant  principle  is  the  following:  «  Certitudes  in- 
deed do  not  change,  but  who  shall  pretend  that  assents  are  indefec- 
tible? »  *  This  principle  serves  as  a  key  to  determining  those  doctrines 
which  Newman  held  with  firm  adhesion,  and  those  to  which  he  merely 
nodded  for  a  time. 

I.  —  From  Calvinism  to  Anglicanism. 

The  first  Conversion, 

Newman's  first  conversion  2  which  took  place  while  he  was  a  boy 
of  15.  was  not  only  moral  in  tone,  but  it  was  also  doctrinal,  and  it  def- 
initely had  its  effects  on  his  subsequent  views  on  the  doctrine  of  justifi- 
cation. It  seems  that  despite  his  having  been  brought  up  as  a  child  to  take 
great  delight  in  reading  the  Bible,  3  still  he  had  formed  no  definite  reli- 
gious opinion  of  his  own.  In  consequence  of  this,  his  mind,  already 
thereby  attuned  to  things  divine,  was  open  to  the  wave  lengths  of  what- 
ever religion  might  come  along.  It  was  at  this  tender  age  that  he  fell 
under  the  influence  of  a  definite  creed  and  received  his  first  intellectual  im- 
pressions of  dogma.  4  This  came  about  as  a  direct  result,  not  only  of  the 
conversations  he  had  with  the  Reverend  Walter  Mayers  of  Pembroke 
College,  Oxford,  but  also  and  more  especially  were  they  the  effect  of 
books,  definitely  Calvinistic  in  tone,  which  this  reverend  gentleman 
placed  in  his  hands.  5 

1  Grammar  of  Assent,  p.  243-244. 

2  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.  4  ;  Letters  and  Correspondence  of  John  Henry 
Newman,  .  .  .  edited  by  by  Anne  Mozley,  London,  Longmans,  Green  and  Co.,  1890. 
Vol.  I,  p.  18. 

3  Apotologia  pro  Vita  Sua,  p.    1 . 

4  Ibid.,  p.  4. 

5  Ibid.;  Letters  and  Correspondence,  loc.  cit.,  p.    19. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMAN'S  CONCEPT         23* 

In  one  such  book,  Calvin's  doctrine  of  final  perseverance  impressed 
him  deeply.  «  I  received  it  at  once  »  he  says,  «  and  believed  that  the  in- 
ward conversion  of  which  I  was  conscious,  (and  of  which  I  still  am  more 
.  certain  than  that  I  have  hands  and  feet)  would  last  into  the  next  life, 
and  that  I  was  elected  to  eternal  glory.  »  6  To  be  justified  and  to  be  spir- 
itually renewed  were  one  and  the  same  to  Calvin  and  the  regenerate  as 
such  were  certain  of  the  grace  of  final  perseverance.  7  This  «  detestable 
doctrine  »  as  Newman  calls  it  8  did  not  remain  long  with  him,  «  till  the 
age  of  twenty-one  »,  9  for  upon  reading  Law's  Serious  Call,  10  he  under- 
stood that  regeneration  was  not  identical  with  justification  and  that  it 
did  not  automatically  assure  one  of  final  perseverance.  However,  Cal- 
vin's teaching  did  leave  its  mark  upon  him.  It  forced  him  to  become  very 
egocentric  and  solitary  in  thought,  causing  him  to  contemplate  two  and 
only  two  self-evident  and  absolute  beings:  himself  and  his  Creator.  n 

The  positive  results  of  these  first  contacts,  that  of  Reverend  Mr. 
Mayers,  and  the  books  he  gave  Newman  to  read,  were  the  following  dog- 
mas: the  fact  of  heaven  and  hell,  divine  favour  and  divine  wrath,  of  the 
justified  and  the  unjustified.  These  alone  took  firm  root  in  his  mind  and 
he  held  them  with  certitude.  To  the  others,  that  the  justified  and  the 
regenerate  were  one  and  the  same,  and  that  the  regenerate  as  such  had  the 
grace  of  final  perseverance,  to  those  he  assented  for  a  time  and  did  not  im- 
mediately reject  them,  «  but  who  shall  pretend  that  assents  are  indefec- 
tible? »  12 

An  Evangelical  to  Oriel. 

If  Law's  Serious  Call  did  much  to  free  him  from  Calvinism,  Thom- 
as Scott  of  Aston  Sandford  made  a  deeper  impression  cm  Newman's 
mind  than  any  other.  13   Scott  was  most  sincere  in  his  writings  and  con- 

6  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.  4. 

7  Ibid.,  p.  6.  The  Justified  and  the  regenerate  were  one  and  the  same  to  Calvin 
because  justification  was  effected  through  faith  alone,  whereas  Baptism  did  no  more 
than  serve  as  an  external  sign  sanctioning  this  justifying  faith,  Newman  even  as  a 
boy  seemed  to  sense  a  more  adroit  connection  between  the  two  than  that  professed  by 
Calvin. 

8  Ibid.,  p.   4. 

9  Ibid. 

™  Ibid.,  p.   6. 

11  Ibid.,  p.  4. 

12  Grammar  of  Assent,  toc.  cit. 

13  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.  5. 


24*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

victions  that  the  Evangelical  mode  of  practice  was  the  only  true  religion, 
and  Newman  felt  his  influence  greatly.  When,  then,  he  was  introduced 
to  the  Oriel  Common  Room  in  1821,  Newman  not  only  brought  with 
him  certain  tatters  of  Calvinism  but  was  also  keenly  devoted  to  the 
Evangelical  creed.  He  tells  us  himself  that  in  this  particular  year  «  he 
was  more  devoted  to  the  Evangelical  creed  and  more  strict  in  his  religious 
duties  than  at  any  previous  time.  »  14  In  fact  it  was  during  this  very 
year  that  he  had  been  drawing  up  the  Evangelical  process  of  conversion 
in  a  series  of  scriptural  texts,  the  various  stages  of  which  were:  the  con- 
viction of  sin,  terror,  despair,  news  of  a  free  and  full  salvation,  appre- 
hension of  Christ,  sense  of  pardon,  assurance  of  salvation  and  so  on.  l5 

In  1826,  however,  he  transcribed  this  Evangelical  process  of  con- 
version and  he  added  a  very  important  N.  B.,  «  I  speak  of  conversion 
with  great  diffidence,  being  obliged  to  adopt  the  language  of  books.  For 
my  own  feelings  as  far  as  I  remember,  were  so  different  from  any  account 
I  have  ever  read,  that  I  dare  not  go  by  what  may  be  an  individual  case.;»16 
Apparently  he  was  quite  convinced  of  the  fact  that  he  was  wanting  in 
those  special  experiences  of  a  sudden  and  violent  conversion,  that  so  typi- 
fied the  Evangelical  creed.  However,  he  professed  their  doctrines  and  was 
content  to  wait  and  see  what  the  future  would  bring. 

It  was  while  a  member  of  the  Oriel  Common  Room  that  his  spirit- 
ual solitariness  was  due  for  a  rude  awakening.  He  was  almost  immediate- 
ly placed  in  the  hands  of  Mr.  Whately  and  remained  under  bis  in- 
fluence until  1826.  17  Whately,  loud  in  argument  and  steeped  in  logic, 
a  typical  Fellow  of  Oriel,  soon  found  a  responsive  chord  in  Newman's 
heart.  It  was  not  long  before  he  succeeded  in  drawing  him  out  of  his 
natural  shyness  and  eventually  taught  him  to  think  for  himself  and 
stand  on  his  own  feet.  1S  Simultaneous  with  this  rude  awakening,  New- 
man found  himself  in  the  company  of  Pusey,  attending  the  lectures  of 
Dr.  Charles  Lloyd.  This  belongs  to  the  year  1823. 

Dr.  Lloyd  is  said  to  have  taken  a  personal  interest  in  all  his  stu- 
dents, and  Newman,  already  awakened  from  his  lethargy  by  the  logician. 

14   Letters  and  Correspondence,  loc.  cit.,  p.    108. 
is  Ibid. 

16  Ibid.,  p.    109. 

17  Ibid.,  p.  96. 

18  Ibid.,  p.  94;   Apologia  pro  Vita  Sua,  p.    11. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMAN'S  CONCEPT         25* 

Whately,  began  to  «  stand  on  his  own  feet  »  and  in  the  presence  of  Dr. 
Lloyd  expressed  for  the  first  time  opinions  «  which  were  called  Evangel- 
ical views  of  doctrine  ».  10  Just  what  these  views  were,  we  know  not, 
but  they  were  undoubtedly  the  fruit  of  the  deep  influence  wrought  upon 
him  by  Thomas  Scott,  already  referred  to. 

Still  another  proof  of  his  Evangelical  feelings  is  afforded  during  the 
course  of  the  same  year,  1823.  It  is  his  ultra-pietistic  description  of  and 
prayer  for  Pusey.  He  describes  him  as  a  searching  man  who  seems  to 
delight  in  talking  on  religious  subjects;  and  he  prays  that  he  be  brought. 
«  into  the  true  Church  ».  «  That  Pusey  is  Thine  O  Lord,  how  can  I 
doubt?  .  .  .  Yet  I  fear  he  is  prejudiced  against  Thy  children.  Let  me  never 
be  eager  to  convert  him  to  a  party  or  to  a  form  of  opinion.  »  20 

It  was  around  this  date,  shortly  before  he  left  Oriel,  that  he  received 
a  cautioning  letter  from  his  father  advising  him  against  a  headlong  dash 
into  the  Lutheran  doctrine  which  so  saturated  the  Evangelical  creed. 
However,  so  convinced  was  Newman  of  the  stability  of  his  beliefs,  that 
he  brushed  aside  his  father's  warning.  Nevertheless,  very  few  years 
passed,  before  he  realized  the  truth  of  what  his  father  had  said  and  accord 
ingly  he  changed  his  ideas.  21 

Saint  Clement's  and  Hawkins. 

Newman  accepted  the  curacy  of  Saint  Clement's  in  1824  at  the  sug- 
gestion of  Pusey.  He  was  therefore  obliged  to  absent  himself  from  the 
lectures  of  bis  trusted  friend  Dr.  Lloyd;  however,  he  continued  to  main- 
tain his  contact  both  with  him  and  with  Mr.  Whately.  It  was  during 
his  years  at  Saint  Clement's  that  Newman's  religious  opinions  under- 
went a  grave  and  serious  change.  Undoubtedly  the  Oriel  Common  Room 
was  one  of  the  factors,  for  at  that  time,  Oriel  was  the  stronghold  of  the 
Oxford  intelligentsia,  and  its  Fellows  had  a  reputation  for  hard  talk 
and  brute  logic.  In  matters  of  religion,  they  were  neither  High  Church 
nor  Low  Church,  but  rather  tended  towards  a  breaking  of  ecclesiastical 
traditions  and  practices,  and  were  therefore  called  Liberals.  We  will 
presently  refer  to  their  influence  on  Newman,  but  first  let  us  deal  with 


1{>  Letters  and  Correspondence,  loc.  cit.,  p.  9  5. 
20  Ibid.,   p.    103. 
a  Ibid.,   p.    111. 


26*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ   D'OTTAWA 

Mr.  Hawkins,  who  was  responsible  for  the  greatest  change  in  Newman's 
religious  opinions.  ^ 

Hawkins  was  a  deeply  religious  man,  clear-headed  and  independent 
in  his  opinions,  candid  in  argument  and  tolerant  of  the  views  of  others.2"' 
Shortly  after  his  ordination  in  1824,  Newman  was  fortunate  enough  to 
have  passed  the  long  vacation  in  the  company  of  this  remarkable  man 
whom  he  quickly  began  to  love  sincerely.  One  doctrine  which  he 
learned  directly  from  Hawkins  was  that  of  Tradition.  It  came  to  New- 
man as  a  result  of  a  sermon  preached  by  Hawkins  who  was  then  Vicar 
of  St.  Mary's.  In  that  sermon,  one  self  evident  proposition  was  laid 
down  viz.,  that  Sacred  Scripture  was  never  intended  to  teach  doctrine 
but  only  to  prove  it,  and  if  we  would  learn  doctrine  we  must  have  re- 
course to  the  formularies  of  the  Church.  24  Newman  never  forgot  this, 
for  it  made  a  lasting  impression  on  his  mind  and  it  formed  the  basis  for 
his  Via  Media  and  is  in  evidence  throughout  his  Lectures  on  Justification. 

If  Newman  was  indebted  to  Hawkins  for  the  doctrine  of  Tradition, 
much  more  so  was  he,  for  the  care  and  patience  this  master  took  in  cor- 
recting the  doctrinal  errors  in  the  young  neophyte's  sermons.  His  first 
sermon,  «  Man  goeth  forth  to  his  work  and  to  his  labour  until  the  eve- 
ning »  implied  in  its  tone  a  denial  of  baptismal  regeneration.  25  Mr.  Haw- 
kins immediately  took  him  to  task,  and  by  his  own  repeated  criticism 
and  the  use  of  a  timely  argument  from  Saint  Paul,  «  who  did  not  divide 
his  brethren  into  two,  the  converted  and  unconverted, but  addressed  them 
ail  as  in  Christ  »,  ^  he  had  a  great  though  somewhat  gradual  effect  upon 
him.  It  was  at  this  particular  time  that  Hawkins  gave  him  to  read,  Sum- 
ner's Apostolical  Preaching,  and  this  book  was  successful  beyond  any- 
thing else  in  rooting  out  Evangelical  doctrines,  and  the  remaining  Cal- 
vinism from  Newman's  creed.  27 

The  important  effect  that  this  book  had  on  him,  was  to  cause  him 
to  receive  the  Catholic  doctrine  of  baptismal  regeneration,  which  was  dia- 
metrically opposed  to  that  of  the  Evangelicals.  Early  in  1825,  he  seems  to 

22  ibid.,  p.   101. 

23  ibid.,  p.   104. 

24  Apotogia  pro  Vita  Sua,  p.  9. 

2F  Letters  and  Correspondence,  loc.  cit.,  p.   105. 

26  Ibid. 

27  Ibid.;  Apotogia  pro  Vita  Sua,  p.   9. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMANS  CONCEPT         27* 

give  vent  to  his  solid  opinion  when  he  writes.  «  It  seems  to  me  that  the 
great  stand  is  to  be  made  not  against  those  who  connect  a  spiritual  change 
with  Baptism  but  those  who  deny  a  spiritual  change  altogether.  All 
who  confess  the  natural  corruption  of  the  heart  and  the  necessity  of  a 
change  should  unite  against  those  who  make  regeneration  a  mere  opening 
of  new  prospects,  when  the  old  score  of  offences  is  wiped  away  and  a 
person  is  for  the  second  time  put,  as  it  were,  on  his  good  behaviour.  )>  2S 
At  last  Newman  received  the  doctrine  of  the  forgiveness  of  sin,  not  by 
mere  imputation,  but  by  the  implanting  of  the  habit  of  grace.  This  doc- 
trine was  later  to  center  his  Lectures  on  Justification. 

This  fact  was  brought  home  to  him  with  such  such  force  that  in  a 
letter  to  Reverend  S.  Richards,  dated  November  26,  1826,  Newman  ad- 
vised him  as  follows:  «  The  leading  doctrine  to  be  discussed  would 
be  (I  think)  that  of  regeneration;  for  it  is  at  the  very  root  of  the  whole 
system  and  branches  out  in  different  ways  (according  to  the  different 
views  taken  of  it)  into  Church  of  Englandism,  or  into  Calvinism.  .  .  It 
is  connected  with  the  doctrines  of  free  will,  original  sin,  justification, 
holiness,  good  works,  etc.  »  29 

With  the  acceptance  of  spiritual  regeneration,  Newman's  remaining 
Calvinism  vanished  and  his  strict  adherence  to  the  Evangelicals  was  sev- 
ered and  gradually  faded  away.  Sumner's  work  caused  him  to  stop  and 
think,  as  it  were,  and  he  realized  that,  that  which  he  thought  he  had  beeii 
holding  all  along  as  a  certitude,  was  in  reality  nothing  more  than  an 
assent.  He  had  been  in  a  confused  state  of  mind  from  the  time  of  his  first 
conversion,  although  he  held  certain  dogmas  to  be  true,  and  in  fact  they 
were  true,  viz.,  the  Holy  Trinity,  the  Incarnation,  and  Predestination. 
He  held  another  which  he  thought  to  be  true,  the  Lutheran  apprehension 
of  Christ,  but  which  in  fact  was  false.  So  it  was  that  in  later  life,  when 
he  wrote  his  Grammar  of  Assent,  he  applied  to  himself  the  passage  which 
we  quoted  above. 

2b  Letters  and  Correspondence,  loc.  cit.,  p.  106.  We  might  note  in  passing  that 
Calvinism  teaches  baptism  to  be  an  outward  sign  proving  only,  that  we  are  already 
justified.  Hence,  the  justified  and  the  regenerate  are  one  and  the  same.  —  Evangelicals 
teach  that  baptism  is  to  be  held  in  abhorrence  and  that  regeneration  is  effected  by 
feeling  and  experiencing  a  violent  conversion. 

29  Ibid.,  p.  127.  This  letter  was  in  request  to  Reverend  Mr.  Richard's  demand 
for  some  doctrinal  information  that  he  might  use  in  his  historical  work  concerning 
the  opinions  of  bygone  divines. 


28*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Newman  was  never  able  to  completely  disregard  the  Evangelical 
teaching  which  he  had  been  professing  all  these  years.  In  fact,  as  his  fu- 
ture life  shaped  itself  and  he  subsequently  entered  the  Catholic  Church, 
it  was  morally  impossible  for  him  not  to  profess  certain  doctrines  of  the 
Evangelical  creed,  for  there  are  many  which  are  common  to  the  teaching 
of  Rome.  Hence,  Newman  was  ever  grateful  to  those  men  who  first  in- 
troduced him  to  Evangelicalism,  for,  to  this  sect  he  owed  the  divine 
truths  about  our  Lord  and  His  person  and  offices,  His  grace,  the  regen- 
eration of  our  nature  in  Him,  30  the  supreme  duty  of  living  not  only 
morally  but  in  His  faith,  fear  and  love  together  with  the  study  of  scrip- 
ture in  which  these  truths  lay.  31  In  testimony  of  his  sincerity  he  wrote, 
in  later  years,  32  to  Mr.  G.  T.  Edwards,  formerly  secretary  of  the  Lon- 
don Evangelical  Society:  «  .  .  .  and  did  I  wish  to  give  a  reason  for  this 
full  and  absolute  devotion  [to  the  Roman  Church]  what  should,  what 
can  I  say  but  that  those  great  and  burning  truths  which  I  learned  when  a 
boy  from  Evangelical  teaching,  I  have  found  impressed  upon  my  heart 
with  fresh  and  ever  increasing  force  by  the  Holy  Roman  Church?  That 
Church  has  added  to  the  simple  Evangelicalism  of  my  first  teachers,  but 
it  has  obscured,  diluted,  enfeebled  nothing  of  it.  »  ^ 

A  Choice:  High  Church. 

Upon  leaving  Calvinism  and  breaking  with  the  Evangelicals,  New- 
man found  himself  face  to  face  with  Liberalism.  All  during  the  sequence 
of  events  which  we  have  just  traced,  Newman  continued  under  the  in- 
fluence of  Whately,  and  the  latter  thought  his  young  student  showed 
great  promise  in  becoming  a  future  leader  of  the  Liberal  Party.  Little  did 
he  know  that  the  young  Fellow  he  was  so  carefully  moulding  was  to 
become  the  most  formidable  foe  of  Liberalism  that  Oxford  ever  knew.34 
It  was  precisely  with  this  thought  in  mind  that  Bishop  Copleston,  many 

•30  Newman  learned  from  the  Evangelicals  the  necessity  of  regeneration,  but  he 
did  not  accept  the  method  they  used,  that  is,  by  feeling  and  experiencing  a  violent 
conversion. 

31  Letters  and  Correspondence,  toc.  cit.,  p.    108. 

32  February  24th,    1887. 

33  Wilfred  WARD,  The  Life  of  John  Henry  Neiuman,  new  impression,  London, 
Longman's,  Green  and  Co.,   1913,  Vol.  II,  p.  527. 

34  Christopher  DAWSON,  The  Spirit  of  the  Oxford  Movement,  London,  Sheed 
and  Ward,   1934,  p.  34. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMAN'S  CONCEPT         29* 

years  later,  made  the  sad  remark:  «  Alas  how  little  did  we  anticipate  the 
fatal  consequences.  »  35 

Newman's  change  of  ideas  from  a  prospective  young  Liberal  leader 
to  its  most  arrogant  enemy  was  due  to  a  series  of  causes,  two  of  which  are 
of  paramount  importance:  a  serious  illness  in  1827,  and  the  death  of  his 
favourite  sister  Mary  early  in  the  following  year.  «  The  truth  is  »,  writes 
Newman  in  his  Apologia,  «  I  was  beginning  to  prefer  intellectual  excel- 
lence to  moral;  I  was  drifting  in  the  direction  of  the  Liberalism  of  the 
day.  I  was  rudely  awakened  from  my  dream  at  the  end  of  1827  by  two 
great  blows,  illness  and  bereavement.  »  36  He  felt  that  he  was  beginning 
to  overvalue  the  intellectual  element  in  religion  and  hence  was  on  the 
verge  of  lapsing  into  infidelity.  That  would  have  meant  a  denial  of  what 
had  ever  been  most  certain  to  him  since  his  first  conversion,  namely  dog- 
ma in  general,  and  especially  that  of  justification,  which  as  he  has  told 
us,  was  at  the  root  of  all  dogmas.  37 

Thus  spiritually  tortured,  he  sought  refuge  at  the  feet  of  those  who, 
in  times  past,  had  found  inspiration  in  the  supernatural  world.  The 
vision  of  the  Church  of  the  Fathers  to  which  he  was  introduced  as  a  boy 
by  Milner's  Church  History  arose  again  in  his  mind.  The  only  living 
representative  of  that  early  church,  though  now  it  was  somewhat  enfee- 
bled, was  the  church  of  his  birth,  and  he  became  conscious  of  the  fact 
that  the  Liberal  party  was  trying  to  undermine  her.  He  reacted  strongly 
against  this  and  influenced  by  Froude,  he  joined  the  High  Church  party 
in  support  of  the  Church.  38 

While  Newman  sat  at  the  feet  of  Whately,  Froude  was  an  ardent 
disciple  of  Keble,  and  both  Froude's  and  Newman's  views  were  closely 
akin  on  many  subjects.  «  Both  men  showed  the  same  love  of  specula- 
tion »,  writes  Dawson,  39  «  the  same  fearlessness  of  consequence  and 
even  a  certain  fierceness  of  spirit  that  led  them  to  despise  compromise  and 
to  defy  the  prejudices  of  the  majority  ».  Froude,  like  his  master  Keble. 
was  a  staunch  high-churcher  who    delighted    in    the  union  of  a  hier- 

35  Letters  and  Correspondence,  loc.  cit.,  p.   95. 

36  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.    14. 

37  Cf.  Newman's  letter  to  Mr.  Richards,  p.  8. 

38  The  Life  of  John  Henry  Newman,  Vol.    1,  p.  41. 

39  The  Spirit  of  the  Oxford  Movement,  p.  3  6.  For  a  more  complete  study  of 
the  relations  of  Newman  with  Froude  see  Paul  THUREAU-DANGIN,  La  Renaissance  ca- 
tholique en  Angleterre  au  XIXe  Siècle,  3e  éd.,  Paris,  Pion,    1899,  Vol.  I. 


30*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

archical  system  of  sacerdotal  power  and  of  full  ecclseiastical  liberty.  He 
had  great  admiration  for  the  Church  of  Rome  and  did  much  to  break 
down  Newman's  prejudices  against  her.  Froude  gloried  in  accepting  Tra- 
dition as  a  main  instrument  of  religious  reaching.40  He  brought  Keble  and 
Newman  together,  and  little  by  little  the  latter  began  to  value  more  high- 
ly the  ancient  traditional  element  in  religion  and  to  study  with  avidity 
the  early  Christian  Fathers.  41 

It  was  precisely  the  Fathers,  as  we  have  already  noted,  more  so  than 
Froude  or  Keble  who  saved  him  from  falling  into  Liberalism.  True,  the 
intense  love  for  the  High  Church  that  the  latter  had  and  the  principle  of 
the  Sacramental  system  and  the  breaking  down  of  Butler's  theory  of 
probabilities  which  he  resolved  to  firmness  of  assent  by  faith  and  love, 
did  much  to  induce  Newman  to  embrace  the  High  Church.42  But  it  is  the 
Fathers  who  really  explain  his  conversion  to  the  High  Church  and  his 
sympathy  with  the  Anglican  theologians  of  the  Seventeenth  Century.  He 
got  bis  first  glimpse  of  them  as  a  boy  when  he  read  Joseph  Milner's 
Church  History.  43  This  imaginative  devotion  to  them  never  really  left 
him  and  he  always  considered  the  first  centuries  the  beau-ideal  of  Chris- 
tianity. 44  In  the  vacation  of  1828  he  began  to  read  them  chronologically 
and  in  1830  accepted  a  proposal  of  Mr.  Hugh  Rose  and  wrote  a  history 
of  the  principal  councils.  45 

The  Fathers  converted  him  to  the  High  Church  because  they  con- 
tained in  full  the  vestiges  of  truth  and  doctrine,  then  professed  in  the 
Anglican  Church  of  Newman's  day.  It  is  difficult  to  determine  just  when 
it  was  that  he  first  began  to  consider  Antiquity  the  true  exponent  of 
Christian  doctrine.  But  he  tells  us  himself  that  it  was  about  1830,  and 
it  was  due  to  Bishop  Bull's  works  which  he  then  began  to  read.  *•  This 
writer  was  an  outstanding  Anglican  theologian  and  his  works  even  in 

40  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.  24. 

41  In  FROUDE'S  Remains,  he  tells  how  proud  he  was  of  himself  for  having 
brought  Newman  and  Keble  together.  "Do  you  know  the  story  of  the  murderer  who 
had  done  one  good  thing  in  his  life  ?  Well,  if  I  was  ever  asked  what  good  deed 
I  had  ever  done,  I  should  say  that  I  had  brought  Keble  and  Newman  to  understand 
each  ether."   {In  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.  18.) 

42  Ibid.,  p.   18-19. 

43  Ibid.,  p.  46. 

44  Letters  and  Correspondence,  toc.  cit.,  p.    111. 

45  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.  26. 
4<*  Ibid. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMAN'S  CONCEPT         31* 

those  days  were  classics.  Newman  had  the  happy  faculty  of  using  the 
best  sources  to  get  to  the  root  of  any  problem,  and  so  he  chose  to  read 
Bull  who,  in  turn,  referred  him,  through  his  many  quotations,  to  the 
writings  of  the  Fathers.  Hence  it  was,  that  one  seemed  to  complement 
the  other.  The  Fathers  not  only  brought  him  into  the  High  Church, 
but  also  caused  him  to  sympathize  with  the  divines  of  the  seventeenth 
century  and  especially  Bishop  Bull,  for  on  many  points  were  their  teach- 
ings consonant. 

( 

II.  —  Anglican  and  Roman  Sources  on  Justification. 

Once  converted  to  the  High  Church,  Newman  was  determined  that 
she  should  take  the  place  assigned  to  her  by  the  outstanding  English  Di- 
vines of  bygone  days.  But  because  Liberalism  was  infecting  the  popular 
mind,  the  English  Church  was  being  disparaged  and  weakened  even  by 
those  who  claimed  allegiance  to  her.  To  restore  and  strengthen  her 
against  such  an  enemy,  Newman  sought  to  build  a  system  of  theology  on 
the  anglican  idea,  based  upon  the  outstanding  Anglican  EHvines  of  the 
Seventeenth  Century.  Hence,  in  evolving  his  thought  on  the  doctrine  of 
justification,  he  went  to  Bull  and  Barrow,  to  Hooker  and  Beveridge,  to 
the  Thirty-Nine  Articles  and  the  Homilies,  for  throughout  his  work  and 
especially  in  the  more  technical  Appendix,  does  he  give  evidence  of  ha- 
ving been  conversant  with  them. 

Since  his  thought  on  the  doctrine  of  justification  follows  the  pat- 
tern of  the  Via  Media,  it  cuts  across  the  path  of  the  Roman  School.  New- 
man, then,  found  it  necessary  to  learn  what  he  considered  to  be  the  views 
of  this  school  on  the  subject,  and  this  brought  him  in  contact  with  the 
Council  of  Trent  and  three  Roman  theologians  whom  he  seems  to  have 
considered  its  main  commentators;  namely  Bellarmine,  Vasquez  and 
Petau,  all  Jesuit  theologians  of  the  Seventeenth  Century. 

Now  it  is  precisely  our  purpose  to  portray  the  views  of  these  two 
schools  of  thought;  Anglican  and  Roman,  as  conceived  by  Newman, 
and  to  show  as  much  as  possible  how  he  agreed  or  disagreed  with  their 
proposed  doctrine. 

Perhaps  it  will  not  be  superfluous  to  further  identify  the  Anglican 
works  and  authors  used  in  this  study  by  a  short  historical  sketch,  in 


32*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

order  that  the  reader  may  have  a  more  complete  knowledge  and  a  better 
appreciation  of  the  sources  of  Newman's  anglican  thought,  relative  al- 
ways to  his  doctrine  on  justification. 

Historical  sketch  of  Principal  Works  and  Authors. 

The  Thirty-Nine  Articles  contain  what  may  be  called  the  symbol, 
creed  or  profession  of  faith  of  the  Church  of  England,  especially  as  to 
points  on  which  at  the  time  of  the  adoption  of  the  articles,  disputes 
existed.  They  seem  to  have  had  their  origin  as  early  as  1549  and  were 
originally  drawn  up  by  Bishop  Cranmer.  However  a  series  of  disputes 
followed  and  subsequent  changes  were  made,  both  as  to  the  number  of 
articles  and  their  contents.  In  1571  they  were  revised  for  the  last  time 
and  all  the  clergy  who  were  ordained  by  any  form  other  than  that  in 
the  English  prayer  book  of  Edward  VI  or  Elizabeth  had  to  subscribe 
to  them.  4T 

A  series  of  sermons  appeared  in  1542  and  were  called  The  Homi- 
lies. During  the  reformation  they  were  composed  and  read  as  something 
easy  and  simple  to  be  understood.  The  first  book  of  Homilies  is  supposed 
to  have  been  composed  by  Bishops,  Cranmer,  Redley  and  Latimer  at  the 
beginning  of  the  Reformation.  The  second  volume  was  perhaps  prepared 
under  Edward  VI  but  it  was  not  published  until  1563  during  the  reign 
of  Elizabeth.  In  Book  one,  the  homilies  on  Salvation,  Faith  and  Good 
Works  were  probably  written  by  Cranmer.  48 

Richard  Hooker  was  one  of  the  most  eminent  divines  in  the  history 
of  the  Church  of  England  and  was  born  in  1554.  His  great  work  is  the 
defense  of  the  constitution  and  discipline  of  the  Church  of  England,  in 
eight  books,  under  the  title  The  Laws  of  Ecclesiastical  Polity  and  was 
arranged  by  the  Reverend  John  Keble.  This  work  obtained  the  praise 
of  Pope  Clement  VIII  and  King  James  I  and  of  Ecclesiastical  establish- 
ments in  general.  The  first  four  books  were  published  in  1594;  the  fifth 
in  1597  and  the  last  three,  several  years  later.  49 

47  Reverend  J.  McCLINTOCK,  D.D.,  and  James  STRONG,  S.T.D.,  art.  Article 
in  Cyclopedia  of  Biblical,  Theological  and  Ecclesiastical  Literature,  N.Y.,  Harper 
Bros.,   1867,  Vol.  I,  p.  444.    Article  1 1   is  most  frequently  used  in  our  work. 

48  Reverend  J.  MCCLINTOCK  and  James  STRONG,  Ioc.  cit.,  Vol.  IV,  o.  319-320. 

49  Ibid.,   p.    329. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMAN'S  CONCEPT         33* 

Isaac  Barrow  was  a  distinguished  English  divine  and  a  noted  math- 
ematician who  was  born  in  London  in  1630  and  died  in  1677.  His 
chief  works  are  Treatise  on  the  Pope's  Supremacy,  Exposition  of  the 
Creed  and  Sermons.  50 

George  Bull,  Bishop  of  Saint  David's,  was  born  in  1634.  His  most 
important  work  Harmonia  Apostolica  which  he  published  in  1669  had 
for  its  object  to  explain  and  defend  in  Part  I  the  doctrine  of  Saint  James 
and  in  Part  II  to  demonstrate  the  agreement  with  him  and  Saint  Paul. 
This  work  provoked  a  great  deal  of  criticism  because  it  was  said  to  be 
Armenian.  In  defense  of  his  position  he  issued  in  1675  his  Examen  Cen- 
sures and  Apologia  pro  Harmonia.  Some  of  his  other  works  are  Defen- 
sio  Fidei  Nicœnœ  and  Judicium  Ecclesiœ  Catholicœ  in  defense  of  the 
anathema  decreed  by  the  Council  of  Nice  fotr  which  he  received  the  thanks 
of  the  Gallican  clergy.  All  his  works  were  written  in  Latin.  51 

William  Beveridge  was  Bishop  of  Saint  Asaph.  He  was  born  in 
1638.  He  was  a  deeply  religious  man  and  has  been  styled  «  the  great 
reviver  and  restorer  of  primitive  piety  ».  Among  his  works  are  The 
Doctrine  of  the  Church  of  England  consonant  to  Scripture,  Reason  and 
Fathers,  which  is  a  discourse  upon  the  Thirty-Nine  Articles,  Private 
Thoughts,  Sermons,  and  Thesaurus  Theologicus.  52 

a)  Portrayal  of  Anglican  Doctrine  of  Justification 
Relative  to  the  Lectures. 

In  exposing  the  Anglican  views  on  this  topic,  it  was  thought  best 
to  begin  with  those  divines  who  greatly  emphasize  a  distinction  between 
justification  and  sanctification  because  it  is  basic  in  their  development  or 
the  doctrine  of  justification.  Then,  approaching  the  Roman  view  mon* 
closely,  we  will  review  those  who  tend  to  lessen  such  a  distinction  and 
who  in  fact  categorically  condemn  it. 

Difference  between  Justification  and  Sanctification. 

The  distinction  between  justification  and  sanctification  which  goes 
so  far  as  to  be  an  actual  separation  of  the  two,  is  a  fundamental  notion 

so  Ibid.,   vol.   1,  p.   6  74. 
si  Ibid.,   p.  793. 
52  Ibid.,   p.   914. 


34*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

in  the  reformed  theology  of  the  Anglican  Church.  According  to  the  stand 
they  take  regarding  such  a  distinction,  Anglican  Divines  will  consistently 
hold  different  views.  In  his  Lectures  of  Justification,  Newman  gives  evi- 
dence of  having  been  quite  conscious  of  these  opinions  which  advocate 
such  a  separation,  however  he  deals  with  them  as  benignly  as  possible, 
as  can  be  witnessed  in  his  first  lecture  when  he  explains  the  meaning  of 
the  term  justification. 

According  to  Hooker  there  is  a  real  distinction  to  be  made  between 
the  righteousness  of  justification  and  the  righteousness  of  sanctification. 
However  he  understands  this  distinction  to  exist  only  while  we  are  here 
on  earth.  In  the  glory  of  the  world  to  come  there  will  no  longer  be 
such  a  distinction  between  the  two,  because  the  process  of  sanctification 
which  consists  in  gross  works  53  here  below  will  gradually  converge  with 
the  justifying  righteousness  of  Christ  which  is  ours  through  faith.  The 
journey  of  the  two  will  be  complete  only  in  heaven  where  we  will  see 
God  face  to  face.  54 

To  substantiate  this  distinction  he  makes  strong  appeal  to  Saint 
Paul  who,  he  declares,  taught  a  similar  doctrine.  To  the  Romans  VI, 
22,  Paul,  wrote,  «  Ye  are  made  free  from  sin  and  made  servants  unto 
God  ».  This,  Hoocker  maintains,  is  the  righteousness  of  justification. 
«  Ye  have  your  fruit  in  holiness.»  This  is  the  first  righteousness  of  Sancti- 
fication. By  the  one  we  are  interested  in  the  right  of  inheriting,  by  the 
other  we  are  brought  to  the  actual  possession  of  eternal  bliss  and  so  the 
end  of  both  is  life  everlasting.  55  In  proof  of  this,  Abraham  is  put  for- 
ward both  by  Saint  Paul  and  Saint  James  as  typifying  these  two  kinds 
of  righteousness.  56 

Beveridge  too  admits  this  distinction  and  explains  his  meaning,  no: 
in  the  sense  that  they  are  divided  in  their  subject,  but  rather  in  the  sense 
that  they  are  two  distinct  things.  5"  Because  we  are  accounted  righteous 
in  Christ  by  faith,  we  are  justified  and  this  implies  an  imputation  of 
righteousness  to  us  Sanctification,  on  the  other  hand  denotes  the  implan - 

53  John   KEBLE,   M.A.,    The  Works   of   Mr.   Richard  Hooker,    3rd   éd.,   Oxford 
1845,  Vol.  Ill,  p.  485-491. 

54  Ibid.,   Vol.   II,  p.   553. 

55  Ibid.,   Vol.   Ill,   p,   491. 
5«  Ibid.,   p.  491,   507. 

5-    William   BEVERIDGE,   D.D.,     The  Doctrine  of  the  Church  of  England  Con- 
sonant to  Scripture,   Reason  and  Fathers,   3rd   éd.,   Oxford    1847,   p.    289-290. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMAN'S  CONCEPT         35* 

tation  of  righteousness  in  us.  Everyone  who  is  justified  is  also  sanctified, 
and  he  who  is  sanctified  is  also  justified,  yet  one  is  the  act  of  God  towards 
us,  the  other  is  the  act  of  God  in  us.  Our  justification  is  in  God  only,  not 
in  ourselves;  our  sanctification  is  in  ourselves  only,  and  not  in  God.  By 
our  sanctification  we  are  made  righteous  in  ourselves,  but  not  accounted 
righteous  by  God;  by  our  justification  we  are  accounted  righteous  by 
God,  but  not  made  righteous  in  ourselves.  58 

Bull  and  Barrow  are  of  the  opinion  that  while  there  is  a  distinction 
between  justification  and  sanctification,  still  they  are  intimately  joined 
together.  The  former  maintains  that  certain  acts  and  dispositions  must, 
of  necessity,  precede  the  first  justification.  Such  dispositions  are  faith  and 
repentence  or  sorrow  for  sins,  and  they  help  to  prepare  the  soul  for  the 
coming  of  God's  grace.  Although  God  justifies  the  sinner  through  Christ 
and  not  because  of  any  action,  however  good,  on  the  part  of  the  sinner, 
nevertheless,  Bull  maintains  that  God  will  not  justify  him  who  remains 
in  his  wickedness.  The  sinner  then  must  show  some  good  dispositions 
in  order  to  be  worthy  of  God's  justifying  grace.  These  preliminary  acts 
are  performed  with  the  help  of  the  Holy  Ghost.  59  In  justification  proper 
however,  man  receives  the  Holy  Spirit  but  in  a  more  abundant  measure. 
This  first  justification  he  holds  to  be  improper  sanctification.  60  Elsewhere 
he  strictly  maintains  that  both  justification  and  sanctification  are  so  in- 
timately connected  one  with  the  other,  that  they  cannot  possibly  be  separ- 
ated. 61. 

Barrow  observes  that  Saint  Paul  in  several  places  couples  justifica- 
tion with  Baptismal  regeneration  to  give  but  one  instance:  «  He  saved  us 
by  the  laver  of  regeneration  that  having  been  justified  by  His  Grace  we 
may  be  made  heirs  of  everlasting  life»  (Tit.  Ill,  5-7).  This  he  main- 
tains is  the  first  justifying  act  and  this  act  will  continue,  that  is,  we  will 
abide  in  the  state  of  Justification  if  we  obey  God's  law  and  do  His  com- 
mands. 62  According  to  him  then,  sanctification  is  the  prolongation  or 
state  which  necessarily  follows  the  first  act  of  justification. 

ss.Ibid. 

59   This  is  what  we  call  Actual  Grace. 

«°  Rev.    Edward    BURTON,    D.D.,    The   Works   of   George   Bull,    Oxford    1846, 
Vol.  Ill,  p.  20,  88;   Vol.  IV,  p.   265,  336,  337. 
«i  Ibid.,  Vol.  IV,  p.  264-265. 
62  MORE  and  CROSS,  Anglicanism,  London   1935,  p.   301-303. 


36*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Newman  is  in  hearty  agreement  with  Bull  and  Barrow  on  the  one- 
ness of  justification  and  sanctification  and  he  loudly  denounces  any  sys- 
tem that  effects  their  separation.  Such  a  separation,  he  maintains,  is 
<(  technical  and  unscriptural  »  ;  moreover  he  proves  at  length  from  scrip- 
ture and  the  Fathers,  that  such  an  arbitrary  distinction  was  never  meant 
to  exist.  63 

The  Formal  Cause  of  our  Justification. 

The  question  of  the  formal  cause  of  our  justification  is  a  natural 
sequence  to  the  preceding  one  which  we  have  just  treated.  After  giving 
their  definition  of  Justification,  it  is  quite  natural  for  the  Anglican  di- 
vines to  inquire  as  to  its  very  nature.  This  is  precisely  what  they  do  in 
determining  the  formal  cause  of  it. 

Hooker,  then,  claims  that  we  are  formally  made  just  by  the  posses- 
sion of  Christ  through  faith,  for  by  faith  we  are  incorporated  into  Him, 
that  is.  we  are  in  the  eyes  of  the  Father  as  is  the  very  Son  of  God  Him- 
self. ?*  Now  it  is  obvious  that  this  assertion  corresponds  to  his  idea  of 
justification  as  noted  above;  it  is  a  purely  external  imputation  of  right- 
eousness. Hence  it  is  that  in  justification  we  are  not  interiorly  justified, 
but  rather  we  are  merely  so  confounded,  so  to  speak,  with  Christ,  that 
God  considers  us  as  if  we  were  His  own  Sons. 

Simultaneously  with  this  assertion,  Hooker  admits  a  certain  interior 
change  in  the  soul,  an  imperfect  one  if  you  will  since  man  is  not  really 
made  just,  but  at  least  it  puts  man  on  the  road  to  sanctity.  The  very  es- 
sence of  this  renewal  in  holiness  consists  in  the  reception  of  the  Spirit  of 
adoption  and  the  infusion  of  the  gifts  and  fruits  of  the  Holy  Ghost.  65 

Beveridge  is  of  the  same  opinion  as  Hooker,  for  he  too  assigns  a 
distinct  formal  cause  to  justification  and  sanctification.  We  are  consti- 
tuted righteous  or  justified  by  the  imputed  justice  of  Christ,  he  maintains, 
and  we  are  sanctified  by  the  infusion  of  divine  grace  in  us.  66 

Bull,  followed  by  Newman,  stoutly  denounces  this  doctrine  for 
he  refuses  to  admit  any  distinction  between  justification  and  sanctifica- 

«3  Lectures  on  Justification,  p.  41,   63,   72,   81-85,   95-100,    117-129. 
«*   HOOKER,  loc.  cit.,  Vol.  Ill,  p.   507. 

65  Ibid.,  p.  490. 

66  Beveridge,  foc.  cit.,  p.  287. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMANS  CONCEPT         37* 

tion.  They  may  respond  to  two  concepts,  but  in  reality  they  constitute 
one  and  the  same  thing  for  he  who  is  justified  is  likewise  sanctified.  Bull 
maintains  that  the  doctrine  of  Hooker  and  Beveridge  cannot  possibly  be 
found  in  scripture.  67  Moreover,  he  repeatedly  proves  that  we  are  jus- 
tified by  works,  consequently  by  our  obedience  to  the  divine  com- 
mands. 68 

As  far  as  Newman  is  concerned,  the  unique  formal  cause  of  jus- 
tifications is  that  which  Hooker  distributed  between  justification  and 
sanctification,  namely,  incorporation  in  Christ  and  the  inhabitation  of 
the  Holy  Spirit.  Or  to  use  his  own  words  «  the  indwelling  of  Christ 
through  the  Spirit  ».  69  This  is  what  is  most  properly  said  to  constitute 
our  justification  and  sanctification.  Therefore,  it  is  not  the  mere  imputa  - 
tion  of  God's  justice  or  grace  or  spirit.  Neither  is  it  an  inward  gift  that 
would  not  be  divine  in  itself.  Not  only  is  it  virtues  or  good  works,  not 
only  is  it  habitual  grace  as  something  created  but  it  is  God  Himself,  the 
Spirit  of  the  living  God  given  or  inherent  or  abiding  in  the  soul.  70 

Properly  speaking  then,  sanctity  does  not  consist  in  the  perform- 
ance of  good  works,  for  it  is  the  presence  of  God  within  us  that  makes  us 
just.  The  sanctity  of  good  works  is  but  an  improper  formal  cause,  for 
it  is  a  manifesting  effect  of  the  divine  presence  within  us.  It  is  therefore 
not  unrelated  to  the  proper  formal  cause.  It  is  precisely  in  the  light  of 
this  distinction  that  Newman  will  interpret  the  Homilies,  Bull  and  Bar- 
row. 

In  many  places,  the  Homilies  maintain  that  good  works  effect  the 
remission  of  sins,  are  pleasing  to  God,  are  indicative  of  the  presence  of 
the  Holy  Ghost.  71  In  the  light  of  what  has  just  been  said  in  the  preced- 
ing paragraph,  we  can  readily  understand  how  Newman  considers  these 
works  as  the  improper  formal  cause,  for  unless  such  actions  are  performed 
the  Spirit  of  Christ  will  never  abide  in  the  soul  of  man.  Such  actions  are 
«  the  necessary  attendant  on  the  divine  Presence,  which  is  the  proper 
formal  cause  ».  72  Moreover,  the  Homily  on  the  Resurrection  expressly 

«■    BULL,  loc.  cit.,  Vol.  Ill,  p.  47. 

«8  Ibid.,  Vol  III,  p.  16,  28,  63;  Vol.  IV,  p.  10-11,   173,  285-286. 

69  Lectures  on  Justification,  p.   382. 

™  Ibid.,   p.    389. 

71  Homilies,  London   1864,  p.   70,  413-418,   445-446. 

72  Lectures  on  Justification,  p.   381-382. 


38*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

states  that  the  justifying  righteousness  which  is  gained  by  Christs'  resur- 
rection is  ascribed  to  the  work  of  the  Holy  Ghost  in  our  hearts.  73  Bull 
too  is  of  the  same  opinion  for  he  holds  that,  in  justification,  man's  sini 
are  not  only  forgiven,  and  a  right  to  eternal  salvation  granted  (these  are 
the  effects  of  a  lively  faith  and  with  it  may  be  termed  the  improper  for- 
mal cause) ,  u  but  finally  the  Spirit  of  adoption  is  sent  by  God  to  abide 
in  the  soul  of  the  justified.  75  On  the  other  hand,  Barrow  is  most  em- 
phatic in  declaring  that  to  all  who  diligently  keep  God's  law,  He  affords 
them,  «  His  Holy  Spirit  as  a  principle  productive  of  all  inward  sanctity. 
In  the  scripture  style  it  is  called,  acting  by  the  Spirit,  renovation  of  the 
Holy  Ghost,  etc.  »  76  Newman  is  in  wholehearted  agreement  with  Bull 
and  Barrow  in  maintaining  that  we  are  made  righteous  by  the  abiding 
presence  of  Christ,  which  is  through  the  Holy  Spirit.  77  Only  those  who 
refuse  to  make  a  distinction  between  justification  and  sanctification  can 
hold  that  the  formal  cause  of  both  is  the  abiding  presence  of  Christ 
through  the  Spirit. 

The  Instrumentality  of  Faith  and  Works  in  Justification. 

The  Eleventh  Article  contains  the  fundamental  principle  of  An- 
glican theological  thought  on  the  doctrine  of  Justification  and  as  such  is 
the  starting  point  from  which  all  divines  launch  their  thesis  and  exposi- 
tions of  the  doctrine.  It  reads  as  follows:  «  We  are  accounted  righteous 
before  God  only  by  the  merit  of  Our  Lord  and  Saviour  Jesus  Christ  by 
faith  and  not  for  our  own  good  works  or  deservings,  wherefore  that  we 
are  justified  by  faith  only  is  a  most  wholesome  doctrine  and  very  full  of 
comfort  as  more  largely  is  expressed  in  the  homily  of  Justification.  »  78 

In  the  foregoing  quotation,  the  italicized  portion  is  directly  per- 
tinent to  our  determining  with  the  Anglican  divines  the  exact  role  played 

73  Homilies,  p.  464-470. 

74  Newman  makes  reference  to  these  effects  and  calls  them  the  formal  cause, 
Lectures  on  Justification,  p.  358,  364,  365.  Apparently  he  neither  affirms  nor  denies 
that  possibility.  However  later,  he  determines  them  as  the  improper  formal  cause 
{Ibid.,  p.  382). 

75  BULL,  loc.  cit.,  Vol.  IV,  p.  336-337. 

76  MORE  and  CROSS,  loc.  cit.,  p.  301. 

77  Lectures  on  Justification,  p.  137-139,  205,  206,  278,  352,  382;  Parochial 
and  Plain  Sermons,  Vol.  II.  p.  220-223;  Vol.  Ill,  p.  263,  268;  Vol.  IV,  p.  170; 
Vol.  V,  p.  156,   158;  Vol.  VI,  p.  179. 

78  BEVERIDGE,  loc.  cit.,  p.  286. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMANS  CONCEPT         39* 

by  faith  and  works  in  our  justification.  The  interpretation  given  will 
of  course  vary  according  to  whether  or  not  any  distinction  was  made  be- 
tween justification  and  sanctification.  First  of  all,  let  us  see  the  interpre- 
tation given  by  those  who  separate  justification  from  sanctification. 

Beveridge  and  Hooker,  since  they  are  guilty  of  such  a  separation  and 
have  defined  justification  as  a  forensic  imputation  of  Christ's  merits, 
consequently  hold  that  faith  —  in  the  sense  of  trust  —  and  not  good 
works  is  the  means,  the  sole  means,  by  which  we  are  justified. T9  The 
former  argues  from  Saint  Paul's  Epistle  to  the  Romans  IV,  3-5  :  «  Abra- 
ham believed  God  and  it  was  counted  to  him  for  righteousness  »  and 
again:  «  But  to  him  that  worketh  not,  but  believeth  in  him  that  justi- 
fieth  the  ungodly,  his  faith  is  counted  for  righteousness  ».  If  faith  then 
is  accounted  for  righteousness,  we  are  accounted  righteous  by  faith,  that 
is,  we  are  justified  by  faith  and  not  by  grace  as  a  principle  of  righteous- 
ness in  us. 

Further  proof  of  this  is  drawn  from  the  fact  that  justification  is 
here  said  to  be  of  the  ungodly.  Now  as  long  as  a  man  is  ungodly,  he  can- 
not be  said  to  be  justified  by  any  inward  and  inherent  righteousness,  but 
only  by  an  outward  and  imputed  one.  And  here  again  appeal  is  made  to 
Saint  Paul  who  in  his  second  Epistle  to  the  Corinthians  V,  21,  makes 
the  point  quite  clear.  He  writes  that  Christ  is  said  «  to  be  made  sin  for 
us  that  we  might  be  made  the  righteousness  of  God  in  Him.  »  If  we  re- 
flect on  this  text,  it  becomes  quite  evident  that  Christ  was  made  sin  for 
us,  not  in  the  sense  that  our  sins  were  inherent  in  Him,  for  He  being  the 
Son  of  God  was  incapable  of  sin.  He  became  sin  for  us  then  in  the  sense 
that  it  was  imputed  to  Him.  Now  if  a  parallel  is  to  be  realized  we  must 
say  that  we  are  made  righteous  before  God  not  by  an  inherent  righteous- 
ness but  rather  by  an  imputed  one.  80  This  becomes  more  striking  when 
we  reflect  upon  the  fact  that  ever  since  the  fall  of  Adam  we  are  all  born 
in  sin,  hence  we  cannot  possibly  have  any  inherent  righteousness  in  us.  8l 
Developing  his  doctrine  on  the  same  idea,  that  is,  along  the  line  of 
justification,  Hooker  interprets  the  words  of  the  Eleventh  Article  similar- 
ly to  Beveridge.     Christ,  he  says,  has  merited  righteousness  for  as  many 

79  Ibid.,  p.  288:  HOOKER,  toc.  cit.,  Vol.  III.  p.  490. 

80  Beveridge,  toc.  cit.,  p.  288. 

81  Ibid.,  p.  286. 


40*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

as  are  found  in  Him.  Now  God  finds  us  in  Christ,  if  we  are  faithful 
for  by  faith  we  are  incorporated  into  Him.  Then,  even  though  in  our- 
selves we  are  altogether  full  of  iniquity  and  sin,  nevertheless  if  we  have 
faith  in  Christ,  and  have  hatred  for  sin,  God  will  look  upon  us  with  a 
gracious  eye,  put  away  our  sins  by  not  imputing  them  and  will  accept 
us  in  Jesus  Christ.  He  will  consider  us  as  perfectly  righteous,  as  if  we 
had  fulfilled  all  that  is  commanded  in  the  law.  This  imputed  righteous- 
ness with  which  we  are  clothed  is  a  more  perfect  one  than  we  could  have 
garnered  by  our  keeping  of  the  law,  because  it  is  the  righteousness  of 
Jesus  Christ.  82 

Let  us  now  consider  the  interpretation  of  this  Eleventh  Article  in 
the  line  of  sanctification,  that  is,  works  are  necessary  although  insufficient 
to  justify  us.  We  find  here,  that  Beveridge,  Hooker  and  the  Homilies 
insist  that  while  faith  and  faith  alone  justifies  us,  still  it  must  be  accom- 
panied by  works,  for  everyone  who  is  justified  is  likewise  sanctified. 
'<  Abraham  believed  God  and  it  was  accounted  to  him  for  righteousness  » 
(Rom,  IV,  3) .  But  Abraham,  although  his  faith  alone  justified  him,  did 
many  good  works.  He  then  is  our  example,  even  though  we  are  justi- 
fied we  must  continue  in  good  works  for  though  it  is  not  by  the  good 
works  which  we  do  that  we  are  justified,  yet  if  we  are  justified  we  will  do 
good  works.  This  is  what  Saint  James  meant  when  he  said:  «  Faith 
without  works  is  dead  »  (James  II,  26) ,  that  is,  though  it  is  by  faith 
that  we  are  justified  and  by  faith  only,  yet  not  by  such  a  faith  as  has  no 
accompanying  good  works.  Hence  it  is  that  Saint  Paul  and  Saint  James 
do  not  contradict  each  other.  Paul  is  speaking  of  works  which  precede 
justification  and  James  is  talking  about  works  which  follow  after  jus- 
tification. We  are  justified  by  faith  only  and  not  by  works,  but  a  man 
that  is  justified  cannot  but  have  works  as  well  as  faith.  83  The  grace  of 
God,  in  this  case,  faith  shuts  out  the  justice  of  our  own  works  as  to  the 
merits  of  deserving  our  justification,  but  it  does  not  exclude  repentance, 
hope,  fear  and  love  of  God  which  must  be  joined  with  it.  84. 

AH  the  good  works  that  we  can  do  are  imperfect  and  therefore  are 
not  able  to  deserve  our  justification,  but  our  justification    comes    freely 

*2  hooker,  îoc.  cit.,  p.  490,  530. 

83  Beveridge,  toc.  cit.,  p.  291-292. 

&4   Homilies,  p.   22;   HOOKER,  loc.  cit.,  Vol.  Ill,  p.   531. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMAN'S  CONCEPT         41* 

from  the  mercy  of  God.  S5  When,  then,  the  Eleventh  Article  says  we 
are  justified  by  faith  alone,  it  means  that  although  we  hear  the  word  of 
God  and  believe  it,  although  we  have  faith,  hope,  charity  and  the  other 
virtues,  yet  we  must  renounce  the  merit  of  all  these  virtues  as  things  too 
weak  and  insufficient  to  deserve  remission  of  sins  and  justification  and 
therefore  we  must  trust  only  in  the  mercy  of  God  and  the  propitiatory 
sacrifice  of  Calvary.  86  Faith  then,  as  a  mere  trust,  and  not  as  a  virtue  or 
a  good  work,  is  alone  necessary  for  our  justification. 

Bishop  Bull's  interpretation  of  this  Eleventh  Article  is  diametrically 
opposed  to  the  ones  just  propounded  by  Beveridge  and  Hooker.  The 
fundamental  reason  for  this  discrepancy  lies  again  in  the  fact  that  he  does 
not  separate  justification  from  sanctification,  but  makes  it  (justification) 
an  inherent  and  a  sanctifying  principle.  Consequently  he  must  include 
good  works  as  an  instrument  of  justification. 

The  true  notion  of  the  instrumentality  of  faith,  he  maintains,  is 
that  it  is  not  an  act  deserving  and  causing  our  justification,  not  more  than 
any  other  good  work.  However,  prompted  by  divine  grace,  faith  is  a 
necessary  disposition  to  justification  which  is  afforded  by  God  alone.  87 
What  is  said  of  faith  must  also  be  said  of  any  other  good  work  and  to 
prove  this  he  uses  an  «  argumentum  ad  hominem  »,  which  runs  thus: 

That  which  is  necessary  for  salvation  is  likewise  necessary  for  justi- 
fication. But  good  works  are  necessary  for  salvation;  therefore  they  are 
likewise  necessary  for  justification. 

If  good  works  are  necessary  for  salvation,  and  the  above  mentioned 
authors  intimate  as  much,  for  they  maintain  that  man  once  justified 
must  not  remain  idle  but  must  persevere  in  good  works  and  in  the  com- 
mandments, 88  then,  Bull  declares,  they  are  also  necessary  for  justifica- 
tion. By  the  same  arguments  by  which  they  are  induced  to  reject  this, 
they  must  necessarily  reject  the  other  also  if  they  would  be  consistent 
with  themselves.  The  only  reason  why  they  deny  that  good  works  are 
necessary  for  justification  is  because  this  opinion  detracts  from  the  merits 
of  Christ  and  also  because  it  seems  to  contradict  Saint  Paul.  However, 


85   Homilies,  p.   23. 

80  Ibid.,  p.  27. 

87   BULL,  foc.  cit.,  Vol  III,  p.   26;   Vol.  IV,  p.   79,  84,   3  79, 

8fc   Homilies,  p.  23:  HOOKER,  toc.  cit.,  Vol.  Ill,  p.  531. 


42*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

this  doctrine  docs  not  lessen  the  merits  of  Christ,  because  our  salvation 
no  less  than  our  justification  is  entirely  due  to  them.  Salvation  is  a  free 
act  of  God  towards  us,  so  also  is  justification.  Regarding  the  doctrine  of 
Saint  Paul,  the  works  of  which  he  speaks  have  as  little  effect  in  gaining 
our  salvation  as  they  have  in  meriting  our  justification.  Works  which 
are  excluded  from  either  are  excluded  from  both.  89 

Good  works  are  a  necessary  condition  to  justification  just  as  faith  is 
and  this  is  the  doctrine  of  Saint  James  that  we  are  justified  «  by  works  ». 
The  preposition  «  by  »  means  or  rather  implies  a  condition.  Of  all  the 
works  that  must  precede  justification,  the  most  important  is  repentance 
or  sorrow  for  sin  and  all  these  works  are  done  with  the  aid  to  the  Holy 
Ghost.  This  does  not  however  mean  that  we  thereby  merit  justification, 
for  faith  and  all  preceding  good  works  exclude  all  merit  in  the  sense  that 
they  are  gifts  of  grace,  actual  grace.  90  Bull  then  goes  on  to  say  that  works 
done  before  justification  are  smaller  than  those  which  follow,  even  done 
through  the  operation  of  the  Holy  Ghost.  91  Works  which  follow  aft- 
er justification  are  more  than  a  mere  sign  of  justifying  faith,  92  and  this 
he  holds  against  Beveridge.  w 

Newman  is  in  perfect  accord  with  the  views  of  Bishop  Bull  for  he 
pointedly  states:  «...  the  righteousness  wherein  we  must  stand  at  the 
last  day  is  not  His  own  imputed  obedience,  but  our  good  works.  »  9i 
And  speaking  of  faith,  he  elsewhere  remarks  that  it  is  the  «  sole  justifier, 
not  in  contrast  to  all  other  means  and  agencies  but  to  all  other  graces.  »  ** 
Also  in  his  sermons,  he  speaks  of  faith  as  a  title  to  or  condition  of  re- 
ceiving justification.  ^ 

The  Doctrine  of  Merit. 

The  doctrine  of  merit  both  before  and  after  justification  was  for  the 
most  part  a  stumbling  block  for  the  Anglican  Divines.  They  are  all  of 
the  opinion  that  good  works  are  necessary  for  salvation,  but  as  far  as 
actual  reward  is  concerned  they  are  divided. 

«9  BULL,  loc.  cit.,  Vol.  Ill,  p.   70. 

90  Ibid.,  p.   106-108,   112,  226. 

91  Ibid.,  p.   88-89. 
»2  Ibid.,  p.   59. 

93  Beveridge,  toc.  cit.,  p.  292,  301. 

94  Lectures  on  Justification,  p.   56,   95. 

95  Jbid.,  p.  226. 

96  Parochial  and  Plain  Sermons,  Vol.  VI,  p.    165-168. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMAN'S  CONCEPT         43* 

Beveridge  is  of  the  opinion  that  works  done  before  justification  are 
all  sins  and  as  such,  so  far  from  meriting  anything,  they  deserve  the 
greatest  misery.  97 

Bull  as  we  have  seen,  places  the  same  necessity  on  works  preceding 
justification  as  he  does  on  faith.  98  While  admitting  that  good  works, 
per  se,  are  not  worthy  of  merit,  yet  when  done  with  the  aid  of  actual 
grace,  or  as  he  says,  the  Holy  Ghost  assisting,  though  not  inhabiting, 
they  are  a  prerequisite  condition  of  justification.  " 

Regarding  works  done  after  justification  all  are  of  the  same  opinion. 
They  are  necessary  as  a  condition  of  entering  heaven,  but  are  not  merito- 
rious because  they  are  performed  with  the  help  of  God's  grace  which  is 
a  free  gift. 

Hooker  stoutly  maintains  that  salvation  is  obtained  only  through 
faith  in  Christ  and  works  are  subordinate  to  this  foundation.  They  are 
necessary  only  in  so  far  as  our  sanctification  cannot  be  realized  without 
them.  10°  To  attribute  to  works  the  power  of  satisfying  for  sin,  he  says, 
and  a  virtue  to  merit  both  grace  here  and  in  heaven  glory,  is  to  overthrow 
the  foundation  of  faith.  101  Moreover  to  hold  that  works  which  go  be- 
fore our  vocation,  in  congruity  merit  it,  works  which  follow  our  first 
justification  merit  our  second  justification  or  sanctification  and  by  con- 
dignity  merit  our  last  reward  in  heaven,  to  hold  this,  he  says,  is  to  deny 
the  doctrine  of  salvation  by  faith  alone.  102 

Beveridge  maintains  that  whenever  we  do  any  good  work,  we  do 
it  by  the  help  of  God's  grace,  so  that  when  we  do  anything  for  God  we 
do  not  pay  Him  what  we  owe  Him.  Can  we  then  deserve  anything  from 
Him?  No!  he  insists,  it  is  by  God's  grace  that  we  do  any  good  work 
here  on  earth  and  it  will  be  by  His  grace  too  if  we  receive  anything  good 
in  the  hereafter.  103 

As  to  the  merit  of  our  works  for  life  everlasting  Bull  claims  we 
must  hold  a  middle  course  between  the  view  of  the  Roman  Pontiffs  and 
that  of  the  Reformers.    He  claims  that  they  are  a  necessary  condition  laid 

97  Beveridge,  loc.  cit.,  p.  294. 

98  BULL,  toc.  cit.,  Vol.  Ill,  p.  63;  Vol.  IV,  p.   173. 

99  Ibid.,  Vol.  Ill,  p.    16;   Vol.  IV,  p.  336-337. 
100  HOOKER,  loc.  cit.,  Vol.  Ill,  p.  532. 

loi  Ibid. 
192.  Ibid. 
195  Beveridge,  loc.  cit.,  p.  295. 


44*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

down  in  the  New  Alliance,  but  once  this  condition  is  fulfilled,  then  God 
graciously  grants  the  promised  reward  of  heaven.  104 

The  Homilies  maintain  that  if  we  would  enter  heaven  as  Christ 
has  promised,  then  we  must  keep  the  commandments.  These  alone  are 
necessary  for  salvation.  105  However  the  «  hypocritical  and  feigned  » 
works  of  religions,  for  instance,  pilgrimages,  images,  beads,  holy  rules, 
etc.,  are  nothing  but  superstitions  and  can  never  save  one,  satisfy  for  our 
sins  or  the  sins  of  others.  106  True  it  is  that  Saint  Paul  to  the  Ephesians 
XI,  10  wrote:  «Created  in  Christ  Jesus  to  good  works.  .  .  that  we  should 
walk  in  them  »  ;  yet  he  does  not  mean  that  we  should  put  any  confi- 
dence in  our  own  doings  as  if  by  the  merit  and  deserving  of  them,  to 
purchase  to  ourselves  and  to  others,  remission  of  sins  and  life  everlasting. 
That  would  be  blasphemy.  107  And  yet  by  what  seems  to  be  an  inconsist- 
ency, the  Homily  on  Almsdeeds  assures  us:  «  We  doing  these  things  ac- 
cording to  God's  will  and  our  duty,  have  our  sins  indeed  washed  away 
and  our  offenses  blotted  out.  »  108 

Newman  while  still  an  Anglican,  seemed  to  go  a  little  farther  than 
Bull  in  admitting  the  doctrine  of  merit.  In  his  Lectures  on  Justifica- 
tion, 109  he  quotes  Bellarmine  who  «  proves  from  Scripture  and  the  Fa- 
thers. .  .  that  the  confidence  of  the  saints  in  God  arises  not  from  faith 
alone,  but  from  good  works  ».  In  the  Via  Media,  and  in  the  Tract  for 
the  Times,  while  interpreting  the  Twelfth  Article,  he  holds  that  good 
works  elicited  by  actual  grace  prepare  and  dispose  for  justification.  After 
justification,  however,  they  are  not  only  a  remedy  for  post-baptismal 
sin,  but  they  are  pleasing  to  God  «  which  means  that  God  rewards  them, 
and  that  of  course  according  to  their  degree  of  excellence.  »  110  In  his 
sermons,  he  repeatedly  preached  that  while  good  works  in  themselves 
have  no  merit,  still  when  done  under  the  grace  of  God,  they  avail  for  our 
salvation.  m 

l»i   BULL,  toc.  cit.,  Vol.  Ill,  p.   59. 

105  Homilies,  p.   62. 

106  Ibid.,  p.  57. 

107  ibid.,   p.    291. 

108  Ibid.,  p.  416. 

109  Lectures  on  Justification,  p.   355. 

no  Via  Media,  Vol.  II,  p.  286-287;  Tracts  for  the  Times,  n.  90,  p.  16; 
Lectures  on  Justification,  p.  304. 

m  Parochial  and  Plain  Sermons,  Vol.  I,  p.  8-9,  189;  Vol.  II,  p.  168;  Vol.  V, 
p.  157. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMANS  CONCEPT         45* 

Such  is  the  doctrine  of  the  Anglican  Divines  who  had  a  bearing  on 
Newman's  theological  mind.  Of  the  various  authors  expounded,  it  was 
found  that  Bishop  Bull  enjoyed  greater  accord  with  Newman  than  any- 
other.  That  Newman  respected  this  man's  views  is  amply  attested  by 
the  tribute  which  he  pays  to  him  in  his  Apologia:  «  I  have  felt  all  along 
that  Bishop  Bull's  theology  was  the  only  theology  on  which  the  English 
Church  could  stand.  »  m 

It  is  remarkable  to  note  that  little  or  no  evolution  is  reflected  in  the 
opinions  just  put  forward  from  their  inception  to  the  publication  of 
Newman's  own  work.  The  reason  is  undoubtedly  due  to  the  fact  that 
England  had  no  theological  genius,  to  whom  appeals  could  be  made  for 
final  decision  in  disputed  questions  such  as  the  doctrine  of  justification. 
True,  the  most  controversial  work  of  that  day  was  Bull's  Hacmonia 
Apostolica  and  although  it  did  create  a  mild  disturbance,  it  did  little 
more  in  shaking  the  Divines  out  of  the  stupor  of  Lutheran's  justification 
by  faith  only.  With  the  publication  of  Newman's  Lectures  on  Justifi- 
cation and  his  preaching  of  that  doctrine  from  the  pulpit  of  Saint  Mary's, 
a  definite  trend  towards  Rome  and  the  Tridentine  Council  followed  in 
its  wake.  m 

b)  Newman's  Appraisal  of  his  Roman  Sources. 

The  main  idea  that  Newman  had  in  mind  when  he  penned  his  Lec- 
tures on  Justification  was,  to  prove  that  there  was  no  substantial  differ- 
ence on  this  point  of  doctrine  between  the  Anglican  views  and  the 
Roman  views.  Since  we  have  noted  the  Anglican  teaching  on  this  sub- 
ject and  Newman's  appraisal  of  it,  it  will  not  be  amiss  to  note  his 
thoughts  on  his  Roman  sources.  However,  since  he  was  essentially  in 
accord  with  the  views  of  Rome  on  the  doctrine  of  justification,  we  will 
simply  content  ourselves  with  a  very  sketchy  review  of  the  sources  which 
are  named  in  Newman's  own  work.  Predominantly  these  are,  the  Coun- 

112  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.    156. 

1]3  This  fact  is  well  brought  home  to  us  in  a  current  Anglican  text  book  entitled 
Catholic  Faith  and  Practice,  by  Rev.  A.  G.  MORTIMER,  D.D.,  Longmans.  Green  and 
Co.,  New  York,  1896,  Vol  II,  p.  264-274.  This  author  contents  himself  with 
quoting  a  passage  from  Newman  (p.  264),  stealing  others  (264-266)  and  generally- 
translating  into  English  the  decrees  of  the  Council  of  Trent  relative  to  the  doctrine 
of  justification   (p.  269-274). 


46*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

cil  of  Trent  which  Newman  considered  the  main  source,  and  its  chief 
interpreters,  namely,  Bellarmine,  Vasquez  and  Petau. 

The  Council  of  Trent. 

In  order  to  purge  the  English  Church  of  the  imperfections  which 
were  making  it  an  easy  prey  for  its  archenemy,  Liberalism,  Newman 
went  to  the  sources,  to  antiquity,  in  order  to  determine  the  beliefs  and 
practices  of  the  primitive  Church  and  to  revive  in  them  what  was  lack- 
ing in  the  actual  code  of  the  High  Church  to  which  he  was  now  so  ar- 
dently devoted.  114  This  not  only  took  him  to  the  Fathers,  but  also  to 
the  Councils  and  the  respect  and  love  which  he  had  for  them  was  gener- 
ally transferred  from  the  first  centuries  to  the  very  Council  of  Trent. 

It  must  be  admitted  however,  that  Newman  was  not  altogether  in 
accord  with  Trent  in  all  dogmas.  This  is  evidenced  by  his  repeated  ac- 
cusations that  its  définitions  —  especially  on  Purgatory  —  were  far  too 
indefinite  and  were  at  least  indirectly  responsible  for  Roman  corruptions 
in  this  particular  belief.  n5 

Concerning  the  doctrine  of  Justification  however,  he  refers  more 
pleasantly  and  more  freely  to  the  Council  and  sometimes  even  uses  it  to 
substantiate  a  view  which  seems  to  be  the  result  of  his  own  personal  con- 
viction. He  writes,  for  instance:  «  According  to  the  Council  of  Trent, 
Justification,  the  work  of  God,  is  brought  into  effect  through  a  succession 
of  the  following  causes:  the  mercy  of  God,  the  efficient  cause;  Christ  of- 
fered on  the  cross,  the  meritorious;  Baptism,  the  instrumental  ;  and  the 
principle  of  renewal  in  righteousness  thereby  communicated,  the  formal, 
upon  which  immediately  follows  justification.  »  n6  Again,  «  This  doc- 
trine of  a  real  distinction  to  be  drawn  between  the  divinely  imparted 
principle  of  righteousness  or  renewed  state  of  our  minds  is  allowed  in  the 
church  of  Rome  and  held  by  Roman  divines  both  before  and  after  the 
Council  of  Trent.  »  11T 

He  finds  also  that  Bishop  Bull  made  a  statement  concerning  faith 
which  is  in  accord  not  only  with  his  own  thoughts  on  the  matter,  but 

114  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.    114. 

115  Via  Media,  Vol.  I,  pref.,  p.  XLV;   p.  42,  43,  46;   Apologia  pro  Vita  Sua, 
p.   105. 

11C  Lectures  on  Justification,  p.  343. 
I'l?  Ibid.,   p.    351. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMAN'S  CONCEPT         47* 

also  with  the  Council.  «  By  faith  according  to  Bishop  Bull  is  meant  fides 
formata  charitate  et  operibus,  or  the  obedience  which  is  of  faith,  a  doc- 
trine which  one  is  glad  to  see  was  admitted  in  the  deliberations  of  the 
Council  of  Trent  and  differs  from  the  view  I  have  called  properly  Roman 
in  this,  that  by  calling  inherent  righteousness  by  the  name  of  faith,  it 
implies  that  it  is  only  in  Christ  that  that  righteousness  is  accepted,  being 
unable  to  stand  God's  judgment  unless  sprinkled  with  His  atoning 
blood.  »  118 

Newman  then,  as  an  Anglican,  was  familiar  with  the  Council  of 
Trent  and  its  formal  decrees  on  Justification,  and  he  generally  respected 
them.  In  defense  of  his  position,  he  repeatedly  rebuked  the  charge  that 
the  Thirty-Nine  Articles  of  the  High  Church  of  England  directly  at- 
tacked the  Roman  dogmas  proclaimed  at  Trent  and  promulgated  by 
Pope  Pius  the  Fourth.  «  The  Council  »,  he  maintained,  «  was  not  over 
nor  its  canons  promulgated  at  the  date  when  the  articles  were  drawn 
up.  ;>  119 

As  a  Catholic,  when  he  reedited  his  Lectures  on  Justification,  he 
made  two  retractations  and  it  may  not  be  amiss  to  note  them  here.  In 
his  preface  he  writes:  «  The  Fathers  at  Trent  pronounced  that  there 
was  but  one  formal  cause  of  justification,  and  so  far  as  the  author  of 
these  lectures  contradicts  this  categorical  statement,  he  now  simply  with- 
draws what  he  has  said  in  them.  »  12°  And  later  on  in  a  foot-note  after 
accusing  the  Roman  school  of  an  incomplete  doctrine,  he  writes:  «  This 
charge  only  come  to  this,  that  when  the  Roman  schools  are  treating  of 
one  point  of  theology  they  are  not  treating  of  other  points.  When  the 
Council  of  Trent  is  treating  of  man  it  is  not  treating  of  God.  Its  enun- 
ciations are  isolated  and  defective  taken  one  by  one  of  course.  »  m 

Theologians. 

While  admitting  that  the  Councilof  Trent  was  the  chief  expositor 
of  the  doctrine  of  justification,  Newman  also  took  into  account  the  in- 
terpretations given  it  by  three  theologians  of  the  Roman  school;  Bel- 
larmine,  Vasquez  and  Petau.    Of  these,  none  seems  to  have  been  more 

us  Ibid.,   p.    358. 

119  Tracts  for  the  Times,  n.  90,  p.  24;  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.  84  and  note. 

120  Lectures  on  Justification,  pref.,  p.  X. 

121  Ibid.,  p.   3 1    and  note. 


48*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

familiar  to  him  and  made  a  more  lasting  impression  on  him  than  did 
Bellarmine. 

The  first  introduction  to  this  learned  Jesuit  theologian  of  the  seven- 
teenth century  is  given  to  us  in  the  Via  Media,  when  Newman,  not  con- 
tent with  praising  him  himself,  calls  upon  the  testimony  of  two  other 
English  Divines  to  declare  that  Bellarmine  «  both  as  a  man  and  as  a  writ- 
er has  no  ordinary  qualities.  »  122 

But  if  he  praised  Bellarmine,  Newman  also,  at  a  given  opportunity 
called  him  an  «  extremist  »  because  of  his  views  on  the  formal  cause  of 
justification.  «  Bellarmine,  though  he  quotes  the  words  of  Trent  declar- 
atory of  the  'Unica  formalis  causa'  of  justification,  does  not  hesitate  to 
say  that  it  is  an  open  question  whether  grace  or  charity  is  the  justice 
which  justifies;  and  though  he  holds  for  his  own  part  that  these  are  dif- 
ferent names  for  one  and  the  same  supernatural  habit,  yet  he  allows  that 
there  are  theologians  who  think  otherwise.  »  123  Newman  thought  that 
this  view  «  seemed  to  fix  the  mind  equally  with  Anglican  Armenians, 
not  on  the  divine  inward  Presence  vouchsafed  to  it  but  on  something  of 
its  own  as  a  ground  to  rest  upon  and  take  satisfaction  in.  »  124.  When, 
however,  he  became  a  Catholic,  he  mitigated  his  stand  and  thought  such 
a  judgment  «  unreal  and  arbitrary  )>.  125 

It  seems  quite  true  to  say  that  Newman's  intimate  knowledge  of 
this  theologian  was  in  no  small  degree  responsible  for  his  subsequent 
entry  into  the  Catholic  Church,  for  Bellarmine  was  a  controversialist 
who  attacked  his  adversaries  on  their  own  ground  and  by  dint  of  sheer 
unadulterated  truth  proved  them  wrong.  Newman  himself  attests  this 
fact  when  he  writes:  «  When  I  first  turned  myself  to  it  [the  Roman  con- 
troversy] I  had  neither  doubt  on  the  subject,  nor  suspicion  that  doubt 
would  ever  come  upon  me.  It  was  in  this  state  of  mind  that  I  began  to 
read  up  Bellarmine.  »  126  But  he  waws  soon  to  discover  that  Bellarmine's 
arguments  and  proofs  drawn  especially  from  the  Fathers  and  principally 

122  Yia  Media,  Vol.  I,  p.  65.  Other  references  to  Bellarmine  are  the  following: 
Via  Media,  Vol  I,  pref.,  p.  XLIX,  p.  113-115:  Vol.  II,  p.  126-127,  p.  231-232: 
Essays  Critical  and  Historical,  Vol.  I,  p.  118;  Lectures  on  Justification,  p.  355-357; 
Apologia  pro  Vita  Sua,  p.   129. 

123  Lectures  on  Justification,  pref.,  p.  XI. 
1^4  ibid.,  p.    190,  note. 

125  ibid. 

126  Apologia  pro  Vita  Sua,  p.   104. 


THE  FORMATIVE  EVOLUTION  OF  NEWMANS  CONCEPT         49* 

from  Saint  Augustine,  were  too  strong  to  be  resisted.  As  he  pursued  his 
Patristical  studies  farther,  it  became  increasingly  evident  that  the  Via 
Media  could  not  stand  up  under  the  blows  and  before  long  Saint  Au- 
gustine's «  securus  judicat  orbis  terrarum  »  was  to  pulverize  it  com- 
pletely. 12: 

Gabriel  Vasquez  falls  into  the  same  category  in  Newman's  view 
as  did  Bellarmine,  that  is,  he  was  considered  an  «  extremist  ».  128  Appar- 
ently he  is  no  tas  well  known  to  Newman  as  Bellarmine  waws  for  refer- 
ences to  him  are  not  as  numerous,  nor  is  any  direct  inference  given  of  in- 
fluence suffered  at  his  hands.  Vasquez,  as  Newman  notes,  allows  that 
there  is  no  real  objection  to  the  notion  that  there  may  be  two  formal 
causes  of  justification:  «  neque  enim  incommodum  aliquod  est,  consti- 
tuere  duas  formas  per  quas  homo  justificari  possit  apud  Deum,  nempe 
duos  habitus.  »  129  And  with  Bellarmine,  he  considers  that  Grace 
and  love  are  one  and  the  same,  which  would  resolve  the  inwa>rd  justi- 
fying principle  into  a  quality  of  our  minds.  13°  In  refering  to  the  opinion 
of  Lombard,  that  the  indwelling  of  the  Holy  Ghost  takes  the  place  of 
the  habit  of  love,  and  of  Bonaventure  who  maintains  with  Saint  Thom- 
as that  there  is  a  formal  distinction  to  be  made  between  sanctifying 
grace  and  the  habit  of  love,  Newman  gives  references  to  Vasquez' 
work.  131 

Although  he  was  conversant  with  Vasquez  at  least  on  the  formal 
cause  of  justification,  still  it  is  difficult  to  say  just  what  influence,  if  any, 
Vasquez  had  on  his  theological  mind. 

The  celebrated  work  of  Petau  De  Trinitate  seemed  to  intrigue  New- 
man to  no  small  degree.  He  shows  by  his  many  and  varied  references  to 
it,  that  it  had  a  rather  prominent  place  in  his  library.  However,  on  no 
occasion  does  he  pay  Petau  the  eloquent  tribute  that  he  did  to  Bellarmine. 
In  his  Via  Media  he  takes  him  to  task  for  accusing  the  Fathers  of  heresy. 
«  This  learned  author  [Petau]  in  his  elaborate  work  on  the  Trinity, 
shows  that  he  would    rather  prove  the  early  confessors  and  martyrs  to 

327    Ibid.,    p.     117. 

128  Lectures  on  Justification,  p.  2. 

120   VASQUEZ,  Commentarium  in  Summam  Sancti  Thomce,  1-2,  disp.   198,  c.  3, 
n.   13. 

130  Lectures  on  Justification,  p.  352. 
331  Ibid.,  p.  351. 


50*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

be  heterodox,  than  that  they  should  exist,  as  a  court  of  appeal  from  the 
decisions  of  his  own  church,  and  he  accordingly  sacrifices  without  re- 
morse Justin,  Clement,  Irenaeus  and  their  brethren  to  the  maintenance 
of  the  infallibility  of  Rome.  »  132 

In  his  Lectures  on  Justification  Newman  quotes  Petau  at  length 
when  giving  his  view  on  the  formal  cause  of  justification.  «  He  speaks 
of  the  'infusio  substantia?  Spiritus  Sancti,  qua  .  .  .  effieimur  .  .  .  justi  et 
sancti'  and  he  calls  this  substantial  Presence  a  'tanquam  principalis'  and 
a  'primaria  forma'  and  a  'proxima  causa  et  ut  ita  dixerim,  formalis  and 
he  maintains  this  to  be  the  doctrine  of  the  early  Fathers.  »  1SS  This  view 
proved  so  remarkable  to  Newman,  that  in  the  appendix  to  the  above- 
mentioned  work,  he  takes  the  trouble  to  insert  no  less  than  five  passages 
from  Petau's  De  Trinitate  to  prove  that  he  was  not  miscalculating  this 
great  theologian.  134 

Generally  speaking  it  is  somewhat  difficult  to  determine  just  what 
influence  these  Roman  sources  had  on  Newman.  It  seems  true  to  say  that 
he  considered  the  Council  of  Trent  to  be  an  authority  on  the  doctrine  of 
justification.  And  it  is  also  plausible  to  assert  that  his  familiarity  with 
the  controversialist  Bellarmine  was  at  least  remotely  responsible  for  his 
subsequent  entry  into  the  true  Church.  As  to  Vasquez  and  Petau  the 
question  of  influence  is  very  problematical.  He  knew  the  former  only 
slightly  and  the  latter's  exceptional  view  on  the  formal  cause  seems  to  be 
used  only  to  substantiate  Newman's  already  formed  opinion  from  the 
Fathers  and  from  Scripture  that  our  justification  consists  in  the  divine 
indwelling. 

From  all  that  has  been  said,  it  is  quite  clear  that  Newman's  evolu- 
tion on  the  doctrine  of  justification,  from  its  very  inception,  tends  to- 
wards the  Catholic  belief  founded  on  Scripture  and  the  Fathers,  and  ex- 
posed in  his  Lectures  on  Justification.  So  orthodox  were  his  views  on  this 
subject,  that  even  after  his  conversion  to  the  Church  of  Rome,  Newman 
was  forced  to  make  no  more  than  a  few  accidental  changes  in  his  work 
which  first  appeared  in  1837,  eight  years  before  his  Roman  conversion. 


Emmett  B.  MOONEY. 


132  via  Media,  Vol.  I,  p.  60. 

133  Lectures  on  Justification,  pref.,  p.  XIII. 
W.Jbid.,  p.  352-353. 


Une  nouvelle  source 

de  la 

"Summa  fratris  Alexandri" 


LE  COMMENTAIRE  SUR  LES  SENTENCES 
D'ALEXANDRE  DE  HALÈS 

Si  la  critique  littéraire  est  aujourd'hui  à  peu  près  d'accord  avec  Roger 
Bacon  pour  enlever  à  Alexandre  de  Halès  la  Somme  thêologique  qui  a 
fait  sa  gloire  séculaire  et  transmis  à  la  postérité  son  nom  et  sa  pensée,  elle 
lui  rend  par  contre  et  par  une  juste  compensation,  ses  propres  écrits,  et 
elle  nous  révèle  peu  à  peu  un  Alexandre  inconnu,  plus  grand  peut-être 
que  celui  de  la  tradition,  en  tout  cas  l'original,  le  vrai,  celui  que  pendant 
vingt  ans  l'université  de  Paris  a  entendu  et  admiré,  dans  sa  chaire  sécu- 
lière d'abord,  dans  celle  des  Mineurs  ensuite. 

Venu  jeune  à  Paris,  il  ne  l'a  plus  quittée,  y  étudiant  et  enseignant 
successivement  les  arts  et  la  théologie  K  Lors  de  la  crise  universitaire  de 
1229-1231,  il  était  déjà  au  premier  plan  parmi  les  maîtres  de  l'univer- 
sité. Car  c'est  lui,  sans  doute,  le  «  magister  Alexander  »  mandé  alors  en 
cour  romaine  avec  un  représentant  de  la  faculté  des  arts,  Jean  Pagus,  pour 
défendre  les  droits  de  l'université.  Deux  autres  délégués  y  étaient  déjà; 
ils  s'appelaient  Guillaume  d'Auxerre  et  Godefroid  de  Poitiers2.    Le  25 

1  Au  sujet  des  principales  dates  de  la  vie  d'Alexandre,  voir  V.  DOUCET,  Alessan- 
dro  di  Haies,  dans  Encidopedia  Catt.  Italiana,  Roma  1946,  I,  et  surtout  Summa  Hale- 
siana,  éd.  Quaracchi,  torn.  IV,  p.  cli  et  suiv. 

2  Voir  H.  DENIFFLE,  Chartutarium  Univ.  Paris.,  Paris  1889,  t.  I,  p.  140  et 
suiv.;  M. -M.  GORGE,  La  Somme  théologique  d'Alex,  de  Halès  est-elle  authentique? 
dans  The  New  Scholasticism,  5  (1931),  p.  7  et  suiv.;  P.  Ma!NDONNET,  La  date  de  la 
mort  de  Guillaume  d'Auxerre,  dans  Arch.  d'Hist.  /iff.  et  doct.  du  Moyen  Age,  7(1933), 
p.  41  et  suiv. 


52*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

août  1235,  i!  est  de  nouveau  délégué,  cette  fois  par  le  roi  d'Angleterre  et 
en  qualité  d'archidiacre  de  Coventry,  pour  conclure  ou  renouveler  une 
trêve  avec  saint  Louis,  roi  de  France3;  et  nous  le  trouvons  ici  encore  en 
compagnie  d'illustres  personnages  tels  que  Simon  Langton  4  (le  frère 
d'Etienne)  et  le  futur  évêque  de  Londres,  Foulques  Basset  5.  Ce  n'était 
donc  pas  un  mince  personnage  qu'Alexandre  de  Halès,  quand,  vers  1236, 
il  renonça  à  ses  nombreuses  prébendes  et  à  l'archidiaconné  de  Coventry  °, 
pour  devenir  frère  mineur:  f rater  Alexander,  à  la  très  grande  joie,  cela 
va  sans  dire,  des  pauvres  Franciscains  de  Paris.  Roger  Bacon  rapporte  en 
effet  dans  son  Opus  minus:  «  Ex  suo  ingressu  fratres  et  alii  exultaverunt 
in  celum  et  ei  dederunt  auctoritatem  totius  studii  et  adscripserunt  ei  illam 
magnam  Summam,  que  est  plus  quam  pondus  unius  equi,  quam  ipse  non 
fecit  sed  alii.  Et  tamen  propter  reverentiam  fuit  adscripta  et  vocatur  Sum- 
ma  fr.  Alexandri  7.  » 

Il  est  aisé  de  comprendre  l'exultation  des  Mineurs  et  même  l'autorité 
confiée  à  leur  nouvelle  recrue.  On  comprend  moins  bien  qu'un  maître 
fameux  comme  Alexandre  de  Halès  ait  accepté  de  son  vivant  l'attribu- 
tion d'une  Somme,  à  laquelle  il  n'aurait  point  contribué,  et  il  est  permis 
de  se  demander  si  le  «  propter  reverentiam  »  de  Roger  Bacon  dit  bien  toute 
la  vérité.  Qu'Alexandre,  déjà  vieux,  n'ait  pas  entrepris  de  rédiger  à  lui 
seul  cette  Somme  colossale,  cela  va  de  soi.  Mais  ne  l'a-t-il  pas  dirigée?  Et 
surtout  n'y  a-t-il  pas  versé  ses  propres  écrits,  et  en  mesure  telle  que  la 
Somme  soit  au  fond  son  œuvre  ou  du  moins  principalement  de  lui? 

C'est  ce  que  nous  apprendront  les  écrits  d'Alexandre,  que  l'on  va 
retrouvant  peu  à  peu.    Plus  de  deux  cents  Questions  et  des  Quodlibets, 

s  Voir  Th.  RYMER,  Fcedera,  Conventiones,  Litterœ  inter  reges  Angliœ  et  alios 
quosvis  imperatores,  reges,  pontiûces,  etc.,  Londres  1821,  t.  I,  p.  341;  voir  Calendar 
of  the  Patent  Rolls  PR.0. 1232-1247,  Londres  1906,  p.  116.  Sur  la  trêve:  LE  NAIN 
DE  TJLLEMONT,  Vie  de  Saint  Louis  (Soc.  Hist,  de  France),  Paris  1847,  t.  II,  p.  210 
et  suiv. 

4  Voir  K.  NORGATE,  Langton  Simon,  dans  Diet,  of  Nat.  Biography,  Londres 
1909,  t.  XL  p.  562  et  suiv.;  F. -M.  POWIKE,  Stephen  Langton,  Oxford  1928. 

5  Voir  T.  A.  ARCHER,  Basset  Fulk,  dans  Diet,  of  Nat.  Biography,  Londres  1908, 
t.  I,  p.  1298  et  suiv.;  R.  GRAHAM,  Bassett  Foulques,  dans  Diet.  d'Hist.  et  de  Géogr. 
eccl.,  Paris,   1932,  t.  VI,  p.    1269. 

15  Sur  les  prébendes  et  les  dignités  ecclésiastiques  tenues  par  Alexandre  en  Angle- 
terre, voir  ADAMSON,  Alexander  of  Hales,  dans  Diet,  of  Nat.  Biography,  t.  I,  p.  271, 
mais  surtout  Josiah  Cox  RUSSEL,  Dictionary  of  Writers  of  13th  Century  England 
(Bulletin  of  the  Institute  of  Hist.  Research,  Suppl.  3),  Londres,  New-York,  Toronto, 
1 936,  p.   13  et  suiv. 

7  Ed.  J.  S.  BREWER,  Fr.  Rogeri  Bacon  Opera  hactenus  inedita,  Londres  1859, 
t.  I,  p.  326. 


NOUVELLE  SOURCE  DE  LA  «  SUMMA  FRATRIS  ALEXANDRI  »    53* 

disputés  avant  et  après  son  entrée  dans  l'Ordre,  lui  sont  déjà  critiquement 
assurés  8.  Le  lecteur  trouvera  la  liste  de  ces  écrits  et  la  preuve  de  leur  au- 
thenticité dans  les  Prolegomena  au  tome  IV  de  la  Somme  (p.  CLIII  et 
suivantes) ,  qui  paraîtra  sous  peu  à  Quarracchi.  En  outre,  des  recherches 
menées  de  front  avec  le  P.  François  Henquinet  sur  les  sources  de  la  Som- 
me, nous  ont  conduits  à  la  plus  heureuse  des  découvertes,  celle  du  Com- 
mentaire d'Alexandre  sur  les  quatre  Livres  des  Sentences,  et  c'est  cet  ou- 
vrage, ou  plutôt  sa  découverte,  que  nous  entreprenons  ici  de  faire  con- 
naître. 

Malgré  certains  auteurs  mal  informés 9,  c'était  un  fait  connu 
qu'Alexandre  de  Halès  avait  commenté  les  Sentences,  et  que  ce  Commen- 
taire n'était  pas  la  Somme.  Roger  Bacon  déplore  dans  son  Opus  minus  10, 
comme  l'un  des  principaux  vices  de  l'étude  de  la  théologie,  l'abandon  du 
livre  de  la  Bible  au  profit  des  Sentences  de  Pierre  Lombard,  et  il  fait  re- 
monter la  responsabilité  de  ce  péché  à  Alexandre,  le  premier,  dit-il,  à  in- 
troduire cet  usage  à  Paris:  «  Alexander  fuit  primus  qui  legit.  »  C'est-à- 
dire,  le  premier  à  supplanter  la  Bible  par  les  Sentences  dans  l'enseigne- 
ment. Le  Chronicon  de  Lanercost  est  plus  explicite  encore,  quand  il  rap- 
porte, à  l'année  1245:  «  Obiit  Parisius  nobilis  clericus,  magister  Alexan- 
der de  Haies,  sacre  pagine  lector,  qui  primus  de  Minoribus  maximo  cum 
honore  cathedram  théologie  rexit  ac  lecturam  artificialem 
per  se  adinventam  in  divisionibus  et  sente  n- 
t  i  i  s  1  i  t  t  e  r  e  scholasticis  per  [lisez:  post]  eum  reliquit.  Nam  ante 
eum  nec  erat  littera  trita  nec  sententia  littere  elicita.  Composuit  etiam 
Questionum  théologie  permagnos  codices,  ita  ut  mira  sunt 
videre  n.  »  Ces  derniers  mots  désignent  clairement  la  Somme.  Mais  que 
faut-il  entendre  par  «  lecturam  artificialem  in  divisionibus  et  sententiis  », 
sinon  un  commentaire  littéral  sur  les  Sentences?  Le  même,  sans  nul  doute, 

*>  Voir  F.  PELSTER,  Die  Quœstionen  des  Alexander  V.  Hales,  dans  Gregorianum, 
14(1933),  p.  401-422,  501-520;  F.  HENQUINET,  De  centum  et  septem  qucestioni- 
bus  halesianis  cod.  Tudert.  Ill,  dans  Antonianum,  13(1938),  p.  335-366,  489-514; 
Les  questions  inédites  d' Alex,  de  Halès  sur  les  fins  dernières,  dans  Rech.  de  théol.  anc.  et 
méd.,   10(1938),  p.  56-78,   153-172,  268-278. 

9  QUÉTIF-ECHARD,  Scriptores  Ord.  Prœd.,  t.  I,  p.  497;  F.  EHRLE,  Historia 
Bibl.  Rom.  Pontiûcum,  Romae  1890,  t.  I,  p.  495:  «  Commentations  Scntentiarum  non 
reliquit»;  éd.  Summer  halesiance,  Quaracchi   1924,  t.  I,  p.  XXV. 

10  Ed.  cit.,  p.  328  et  suiv. 

11  Ed.  J.  STEVENSON,  Chronicon  de  Lanercost,  Edimburg   1839,  p.   53. 


54*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

que  celui  dont  parle  Bacon  et  dont  Alexandre  est  donné  ici  encore  comme 
l'initiateur. 

Ce  Commentaire  a-t-il  été  conservé?  Oui,  car  il  est  cité  dans  une  note 
marginale  du  Ms.  Vat.  Ottob.  lat.  852  (Duns  Scoti  IV  Oxon.),  en  ces 
termes:  «  Alex,  de  halis  in  expositione  litterali  presentis 
distinctionis,  et  idem,  2a  2e,  in  tractatu  de  peccato  veniali  »  (f.  126b). 
Il  fallait  de  toute  nécessité  retrouver  cet  écrit,  qui  avait  dû  être,  comme  les 
Quœstiones,  l'une  des  sources  principales  de  la  Somme.  Aucun  des  Com- 
mentaires rencontrés  dans  les  Manuscrits  sous  le  nom  d'Alexandre  de 
Halès  ne  s'avéra  authentique.  Le  Liber  primus  Alexandri  de  Aies  super 
Senientiarum  lib.  I  des  Mss.  Padoue  Antonienne  183  (f.  la- 123c)  et 
Naples  Nat.  VII,  C.  3  (f.  3a-108d)  n'est  qu'une  abréviation,  d'ailleurs 
excellente  et  fort  ancienne,  du  premier  livre  de  la  Somme  12.  La  Lectura 
doctoris  eximii  fr.  Alexandri  de  Haies  super  I  Sententiarum  des  Mss.  Up- 
sala  C.  167  (f.  3a  -128b)  et  Amiens  234  n'est  qu'une  des  nombreuses 
abréviations  de  saint  Bonaventure  13.  De  même  les  Quœstiones  magistrï 
Alexandri  super  IVm  Sententiarum  du  British  Museum  Add.  22041  (f. 
54v-99v  14)  et  le  Quartus  Alexandri  de  Aies  du  Vat.  lat.  9333  (f.  22r- 
3  13vir>).  Enfin,  le  IVUS  Sententiarum  Alexandri  de  Halis  de  Leipzig 
Univ.  451  (f.  la-168d)  n'est  pas  non  plus  d'Alexandre,  mais  de  Jean 
d'Erfurt,  O.F.M. 

Le  Commentaire  d'Alexandre  gisait  en  fait  ailleurs,  anonyme  et 
bien  oublié,  et  ce  sont  les  manuscrits  de  ses  Questions  disputées  qui  nous 
conduisirent  à  le  retrouver.  Plusieurs  de  ces  manuscrits  contiennent,  en 
effet,  au  début,  au  milieu  ou  à  la  fin  des  Questions,  des  Commentaires  sur 
l'un  ou  l'autre  livre  des  Sentences;  et  si  les  Questions  étaient  d'Alexandre, 
n'y  avait-il  pas  chance  que  les  Commentaires  fussent  également  de  lui? 
Nos  recherches  se  portèrent  d'abord  sur  le  Ms.  Todi  121,  où  le  P.  Hen- 
quinet  venait  d'identifier  avec  un  rare  bonheur  de  nombreuses  questions 

12  Voir  F.  PELSTER,  Zum  Problem  der  Surnma  des  Alex.  v.  Hates,  dans  Grego- 
rianum,   12(1931),  p.  439  et  suiv. 

13  Voir  Isak  COLLIJN,  Franciscanernas  Bihliotek  pa  Cramunkeholmen  i  Stock- 
holm, Ipsala  1917,  p.  133  et  suiv.;  V.  DOUCET,  Maîtres  franciscains  de  Paris,  dans 
Arch.  Franc.  Hist.,  27(1934),  p.  538.  note  1. 

14  Voir  F.  PELSTER,  Die  Quœstionen  des  Alex.  v.  Haies,  dans  Gregorianum,  1 4 
(1933),  p.  413,  note  23;  F.  HENQUINET,  Autour  des  écrits  d'Alex,  de  Halès  et  de 
Richard  Rufus,  dans  Antonianum,   11  (1936),  p.   190,  note  2. 

15  Voir  F.  HENQUINET,  loc.  cit.;  Les  questions  inédites,  p.   65,  note  44. 


NOUVELLE  SOURCE  DE  LA  «  SUMMA  FRATRIS  ALEXANDRI  »     55* 

d'Alexandre  «  antequam  esset  frater  16  »  ;  mais  tous  nos  sondages  sur  les 
Commentaires  y  inclus  donnèrent  des  résultats  plutôt  négatifs.  Le  livre 
I'r  (f.  67a- 130a)  rapporte  et  rejette  l'opinion  bien  connue  d'Alexandre 
sur  la  procession  du  Saint-Esprit  d'après  les  Grecs  et  les  Latins  (f.  1 15a)  : 
il  ne  pouvait  donc  être  de  lui.  Le  livre  II  (f.  131a-  143d)  a  toutes  les 
chances  du  monde  d'être  de  Jean  de  La  Rochelle,  à  en  juger  du  moins 
d'après  ses  formules  littéraires.  Le  livre  IV  (f.  145a- 182b)  se  révéla 
identique  à  celui  de  Paris  16406  (f.  153r-217v),  dont  Mgr  Arthur 
Landgraf  venait  de  montrer  les  dépendances  vis-à-vis  d'Odon  Rigaud  i7. 
Je  découvris  bientôt  cependant,  grâce  à  une  description  détaillée  du  Ms. 
Assise  189  prise  en  1932,  que  ce  même  IVe  livre  se  lisait  là  aussi,  et  pré- 
cédé des  Livres  I,  II  et  III,  et  qu'il  s'agissait  en  fait  (du  moins  pour  les 
trois  premiers  livres)  d'un  Commentaire  bien  antérieur  à  Odon  Rigaud. 
Je  fis  photographier  le  manuscrit,  et  me  trouvai  en  face  d'une  source  im- 
portante de  la  Somme  halésienne.  Plusieurs  chapitres  de  la  Somme,  qui 
me  semblaient  jusque  là  empruntés  à  la  compilation  sur  les  Sentences 
dite  de  Guerric  de  Saint-Quentin,  O.P.  (Vat.  lat.  691  l8) ,  provenaient 
en  réalité  du  Commentaire  d'Assise.  C'était  déjà  de  bon  augure  et  la  dé- 
couverte attendue  était  proche.  Je  confiai  donc  le  manuscrit  au  P.  Hen- 
quinet  pour  une  confrontation  systématique  avec  la  Somme,  et  il  ne  tarda 
pas  à  découvrir  que  plusieurs  textes  cités  sous  le  nom  d'Alexandre  par 
Richard  Rufus,  O.F.M.,  dans  son  Commentaire  sur  les  Sentences  19,  et 
par  le  traité  anonyme  De  fide  secundum  diversos  magistros    de  Munster 


16  De  centum  et  septem  questionibus  hatesiams  cod.  Tudert.  121,  dans  Antonia- 
num,  13(1938),  p.  335-366,  489-514. 

17  Ein  anonymes  Werk  aus  dem  Bereich  des  Odo  Rigaud,  O.F.M.,  dans  Collectanea 
Franciscana,   13(1943),  p.   5-12. 

18  Voir  A.  FRIES,  De  Commentario  Guerrici  de  S.  Quintino  in  libros  Sententia- 
rum,  dans  Arch.  Fr.  Prœd.,  5(1935),  p.  326-340;  A.  LaNDGRAF,  Bemerhungen  zum 
Sentenzenkommentar  des  Cod.  Vat.  lat.  691,  dans  Franzisk.  Studien,  26(1939)  p 
183-190. 

10  Le  Commentaire  de  Richard  sur  les  livres  I,  II,  III  se  trouve  seulement  dans 
le  Ms.  Balliol  62.  Voir  F.  PELSTER,  Der  dlteste  Sentenzenkommentar  aus  der  Oxf or- 
der Franziskanerschule,  dans  Scholastik,  1  (1926),  p.  50-80.  F.  Pelster  a  aussi  décou- 
vert un  fragment  du  livre  II  (dist.  1-8)  au  British  Museum  Ms.  Royal  8,  C.  4  (f.  77r- 
96v).  Voir  Neue  Schriften  des  Richardus  Rufus,  dans  Scholastik,  9(1934),  p.  256. 
Le  quatrième  livre  manque  encore.  Sur  la  relation  de  Richard  à  l'égard  de  la  Summa 
halesiana,  voir  F.  HENQU.INET,  Autour  des  écrits,  p.  196  et  suiv.  Ajoutons  que  M&r 
Aug.  Pelzer  a  récemment  découvert,  à  la  bibliothèque  du  Vatican,  une  autre  oeuvre  très 
intéressante  de  Richard  Rufus.  le  Scriptum  super  Metaphysicam. 


56*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

257  20,  se  lisaient  littéralement  dans  notre  Assise  189.    Le  Commentaire 
sur  les  Sentences  d'Alexandre  de  Halès  était  enfin  retrouvé! 

Tous  ces  textes  et  d'autres  encore  seront  produits  in  extenso  dans 
les  Prolegomena  au  tome  IV  de  la  Somme;  mais  il  sera  bon  d'en  apporter 
ici  même  quelques-uns. 

Richard     Rufus,     /  Sent.,  d.  32: 

Aliqui  vidctur  quod  Spiritus  Sanctus  est  amor  quo  Pater  et  Fi- 
lius  diligunt  se  invicem,  nec  tamen  sequitur  quod  diligunt  se  Spiritu  Sancto,  qui 
Spiritus  S.  est  nomen  proprium  persone,  amor  autem  est  nomen  appropriabile. 
Et  sunt  quasi  unius  condescensionis  diligere  et  amor:  si  enim  dicatur  diligere  no- 
tionaliter,  et  amor  notionaliter  dicetur;  et  si  essentialiter,  et  amor  essentialiter. 
Isti  dicunt  quod  non  sequitur:  diligunt  se  amore,  ergo  diligunt  se  per 
amorem,  quia  hec  prepositio  «  per  »  semper  notât  rationem  principii  in  suo  casua- 
li  respectu  alicuius  positi  in  sermone,  ut  Pater  operatur  per  Filium:  li  «per» 
notât  rationem  principii  respectu  operati.  Hec  régula  falsa  est,  ut  videtut, 
nam.  .  .  Isti  etiam  dicunt  quod  habitudo  notata  in  ablativo  non  est 
habitudo  cause  formalis,  sed  quasi  forme  existentis  ab  hiis  quorum  est  quasi  for- 
ma. Vinculum  enim  vel  nexus  cedit  in  rationem  forme  eorum  quorum  est  vin- 
culum vel  nexus.  Ergo,  sicut  dictum  est,  isti  plane  negant  hanc:  Pater  et  Filius 
diligunt  se  invicem  Spiritu  Sancto   (cod.  Balliol  62,  f.  74a). 

Il  est  noté  en  marge,  au  début  de  cette  huitième  opinion  que  rappor- 
te Richard:  8  a  Alexandri.  Or  nous  lisons  dans  Assise  189: 

Et  ita  videtur  quod  sit  dicendum  quod  Spiritus  Sanctus  sit  amor  quo  Pa- 
ter et  Filius  diligunt  se  invicem,  non  tamen  sequitur  quod  diligunt  se  Spiritu 
Sancto.  Hoc  enim  ponit  Augustinus.  .  .  Spiritus  enim  Sanctus  est  proprium 
nomen  persone,  amor  autem  est  nomen  appropriabile.  Bene  enim  dicitur:  dili- 
gunt se  amore:  diligere  enim  et  amor  siniuga  sunt,  id  est  sub  eodem  iugo.  Si 
enim  dicatur  diligere  notionaliter,  amor  etiam  notionaliter  dicetur;  et  si  essen- 
tialiter, amor  similiter  essentialiter  tenetur.  Nec  convertitur:  diligunt  se  amore, 
ergo  diligunt  se  per  amorem,  quoniam  hec  prepositio  «  per  »  semper  videtur  so- 
nare  in  rationem  principii  respectu  alicuius  positi  in  sermone,  ut  Pater  opera- 
tur per  Filium  :  «  per  »  enim  notât  rationem  principii  respectu  operati.  Et 
Filius  operatur  per  Patrem:  «per»  notât  rationem  principii  respectu  operan- 
ds et  operati:  est  Pater  principium  Filii  et  creature.  Hic  autem  neutro  modo  est 
sumere  rationem  principii.  Non  enim  Spiritus  Sanctus  est  principium  Patris  aut 
Filii.  Si  vero  queratur  cuiusmodi  habitudo  notata  sit  in  ablativo,  dicendum  quod 
non  habitudo  cause  formalis,  sed  quasi  forme  existentis  ab  hiis  quorum  est 
quasi  forma.  Vinculum  enim  vel  nexus  cedit  in  rationem  forme  eorum  quorum 
est  vinculum  vel  nexus.   (Assise  189,  f.  35  a-b)  . 

20  Voir  F.  PELSTER,  Literargeschichttiches  zur  Patiserschule ,  dans  Schotastik,  5 
(1930),  p.  50  et  suiv.,  68  et  suiv.:  G.  ENGLHARDT,  Die  Entwicklung  der  dogmatis- 
chen  Glaubenspsychologie  (Beitràge  z.  Gesch.  der  Phil,  des  M. A.,  XXX,  4/6),  Muns- 
ter 1933,  p.  444-458. 


NOUVELLE  SOURCE  DE  LA  «  SUMMA  FRATRIS  ALEXANDRI  »    57* 

Même  texte  dans  la  Somme  I,  num.  460  (p.  657a),  y  inclus  les 
passages  omis  par  Richard.  La  Somme  ne  dépend  donc  pas  de  Rufus, 
mais  d'Alexandre.  Richard  au  contraire  a  sous  les  yeux  le  Commentaire 
et  la  Somme;  il  emprunte  à  celle-ci  l'expression  «  quasi  unius  condescen- 
cionis  »  pour  «  siniuga  id  est  sub  eodem  iugo  »  ;  mais  pour  le  reste,  c'est  le 
Commentaire,  et  non  la  Somme,  qu'il  transcrit.  C'est  donc  le  Commen- 
taire d'Assise  189,  et  non  la  Somme,  qui  est  donné  comme  d'Alexandre 
par  la  note  marginale  susdite,  ou,  si  Ton  veut,  l'un  et  d'autre. 

Ce  même  Commentaire  est  très  souvent  cité  et  critiqué  par  Rufus. 
Ainsi  au  livre  III,  dit.  25,  dans  la  question:  Utrum  fidei  subsit  fahum: 

De  fide  Abrahe  d  i  c  i  t  u  r  quod  illa  triplicem  habuit  respectum  ;  unum 
ad  Deum  infundentem  gratiam,  alium  ad  cognoscentem  per  fidem,  tertium  ad 
ipsum  cognitum.  Respectu  infundentis  fidem,  semper  est  fides  veri;  respectu 
ipsius  cogniti  mutabilis  dicitur:  Talis  responsio  nihil  est...  (Balliol  62, 
f.  23  ld). 

L'auteur  de  cette  opinion  n'est  pas  nommé;  mais  nous  lisons  dans 
le  De  fide  de  Munster  257: 

Vel  aliter  secundum  Alexandrum:  Fides  Abrahe  triplicem 
habet  respectum:  ad  infundentem  et  ad  eum  cui  infunditur  et  ad  illud  respectu 
cuius  infunditur,  id  est  respectu  eius  quod  creditur.  Quantum  ad  duo  prima  se- 
quitur:  si  Abraham  credidit  Filium  Dei  incarnandum,  quod  necesse  est  eum 
credidisse;  et  quantum  ad  ilia  duo  fides  Abrahe  non  dependet  a  futuro.  Quan- 
tum ad  tertium  autem  dependet  a  futuro,  hec  scilicet:  Abraham  credidisse  Filium 
Dei  incarnandum,  quia  respicit  contingens  et  mutabile.  Est  ergo  ibi  ex  parte 
infundentis  nécessitas,  liceat  sic  loqui,  et  ex  parte  subiecti  est  necessaria  prete- 
ritio;  sed  ex  parte  tertii,  id  est  crediti,  est  contingentia,  quia  illud  mutabile  erat 
(Munster  257,  f.   64a). 

C'est  bien  la  même  opinion  que  citent  Richard  et  l'anonyme  de 
Munster,  le  premier  sans  en  nommer  l'auteur,  et  l'autre  comme  d'Alexan- 
dre. Or  cette  opinion  est  exactement  celle  du  Commentaire  d'Assise  189, 
au  livre  III,  dist.  25: 

Ad  aliud  dicendum  quod  fides  Abrahe  triplicem  habuit  respectum:  unum 
scilicet  ad  infundentem  gratiam  et  alium  ad  cognoscentem  fidem  et  tertium  ad 
ipsum  cognitum.  Secundum  autem  (respectum)  ad  Abraham,  bene  sequitur: 
fides  semel  fuit  in  Abraham,  ergo  necessarium  est  fuisse  in  eo.  Secundum  autem 
respectum  ad  ipsum  infundentem,  semper  est  fides  respectu  veri.  Secundum  au- 
tem respectum  ad  ipsum  cognitum,  mutabilis  est  secundum  quod  futurum  mu- 
tabile est.  Et  sic  patet  quid  est  ibi  de  necessitate  et  quid  de  contingentia  (As- 
sise  189,  f.    101c). 


58*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Cette  opinion  ne  se  lit  pas  dans  la  Somme  III,  n°  685,  qui  aban- 
donne ici  Alexandre  pour  suivre  Philippe  le  Chancelier. 

Nous  trouvons  un  peu  plus  loin  dans  le  même  traité  de  Munster,  à 
la  question:  Si  aliqua  sciuntut  quœ  creduntur: 

Ad  evidentiam  precedentium,  nota  secundum  Alexandrum. 
quod  quedam  est  cognitio  sive  acceptio  in  termino  et  quedam  ad  terminum,  que- 
dam  neque  in  termino  neque  ad  terminum.  Nota  ergo  visio  in  patria  cognitio 
est  in  termino;  visio  in  via  est  cognitio  ad  terminum.  Similiter  scientia  in  ter- 
mino cognitio  [!],  opinio  est  ad  terminum;  sed  scientia  que  est  experientia, 
sicut  fuit  in  B.  Virgine,  neque  est  in  termino  neque  ad  terminum  (Munster 
257,  f.  64c). 


24: 


Cette  opinion  se  lit  encore  à  la  lettre  dans  Assise  189,  livre  III,  dist. 

Dico  quod  quedam  est  cognitio  in  termino  et  quedam  ad  terminum;  que- 
dam neque  in  termino  neque  ad  terminum.  Visio  enim  in  patria  est  in  termino; 
credere  autem  in  via  est  ad  terminum.  Similiter  scientia  in  via  est  in  termino 
et  opinio  ad  terminum;  cognitio  autem  que  est  experientie,  neque  est  in  termino 
neque  ad  terminum,  et  sic  scivit  B.  Virgo   (Assise  189,  f.   101a). 

Ces  témoignages  n'établissent-ils  pas  d'une  façon  certaine  qu'au 
moins  les  livres  I  et  III  du  Commentaire  d'Assise  sont  l'œuvre  d'Alexan- 
dre de  Hadès?  Voici  maintenant  d'autres  citations  du  XIIIe  siècle,  où 
Alexandre  est  également  donné  comme  l'auteur  des  livres  II  et  IV. 

Le  Ms.  G.V.  347  de  la  Bibl.  Nat.  de  Florence  contient,  entre  le  De 
sacramentis  (f.  la- 3 5c)  et  le  De  incarnatione  (f.  4 2a- 6 7c)  d'Albert  le 
Grand  21,  quelques  questions  anonymes  et  des  extratis.  Deux  de  ceux- 
ci  portent  le  nom  de  Gurric,  un  autre  celui  de  Hugues  de  Saint-Cher  et  un 
autre  celui  d'Alexandre. 

Alex  [ander].  Nota:  peccatum  in  Spiritum  Sanctum  est  oppositum 
gratie  Spiritus  Sancti,  a  qua  est  unitas  ecclesie  et  in  qua  fit  remissio  peccatorum. 
Duo  ponuntur  in  hac  definitione:  unitas  et  remissio.  Sumuntur  ergo  sex  species 
peccati  in  Spiritum  Sanctum,  secundum  opposita  unitatis  et  remissionis.  In 
remissione  tria  exiguntur,  et  secundum  hoc  triplex  est  defectus,  scil.  ex  parte 
remittentis,  ex  parte  eius  cui  remittitur  et  ex  parte  excitativi  ad  remissionem. 
Ex  parte  remittentis  est  miscricordia  quoad  culpe  remissionem  et  iustitia  quoad 
penam.  Ex  parte  eius  cui  remittitur  est  penitentia,  ad  quam  pertinet  commissa 
flere  et  ilenda  iterum  non  committere  et  propositum  non  committendi.  Ex  parte 
excitativi  duo;  dilectio  gratie  in  proximo  quoad    veritatem    agnitam  et  dilectio 

21   Voir  Dom.  A.  OHLMEYER,  Zwei  neue  Teile  der  Summa  de  creaturis  Alberts 
des  Grozsen,  dans  Rech.  de  théot.  anc.  et  méd.,  4(1932),  p.  392-400. 


NOUVELLE  SOURCE  DE  LA  «  SUMMA  FRATRIS  ALEXANDRI  »    59* 

in  proximo  quoad  bonitatem.  Contra  ea  que  sunt  ex  parte  remittentis  est  prc- 
sumptio  contra  iustitiam  et  desperatio  contra  misericordiam.  Ex  parte  eius  cui  re- 
mittitur, contra  dolorem  penitentie  est  impenitentia  et  dilectio  commissi;  contra 
propositum  non  committendi,  obstinatio.  Contra  duo  que  sunt  excitativa  est 
impugnatio  veritatis  agnite,  que  est  contra  verum,  et  invidia  fraterne  caritatis, 
que  est  contra  bonum.  .  .    (Florence  Nat.  G.V.  347,  f.  41a.) 

Alexandre  a  une  question  sur  ce  sujet  parmi  ses  Qucestiones  ante- 
quam  esset  f  rater  22.  N'est-ce  pas  elle  qui  est  citée  ici?  L'opinion  en  effet 
s'y  trouve,  mais  quant  au  sens  seulement. 

Respondeo:  habent  plures  species  materiales,  non  formales.  Dicit  enim 
Augustinus  [quod  peccatum  in  Sp.  S.]  est  directe  contra  gratiam  Spiritus  Sanc- 
ti  et  unitatem  ecdesie,  in  qua  fit  remissio  peccatorum.  Sed  ex  parte  gratie  duo 
sunt,  scil.  misericordia  et  iustitia.  Misericordia  quoad  dimissionem  culpe,  ius- 
titia  quoad  dimissionem  pêne  per  satisfactionem.  Medium  in  dimissionem  pêne 
ex  parte  unitatis  ecclesie,  est  amor  fraternitatis  et  fraterne  gratie,  in  quo  est  re- 
missio peccatorum.  Adhuc  requiritur  quod  habeat  cognitionem  mali  inclinantem 
eum  ad  detestationem  mali  et  propositum  non  peccandi.  .  .  Miserkordie  opponi- 
tur  desperatio.  justifie  vero  presumptio,  quando  scil.  presumit  remissionem  pec- 
cati  sine  eius  pena.  Ad  hoc  quod  obicitur,  quod  due  debent  esse  differentie  pec- 
cati  huius,  quia  directe  est  contra  remissionem  que  est  per  penitentiam,  in  qua 
sunt  tantum  duo:  commisa  flere  et  propositum  non  committere,  et  ita  duo  erunt 
peccata,  obstinatio  et  impenitentia,  respondeo:  duo  sunt  in  penitentia  et  alia 
sunt  adminiculantia.  Peccatum  autem  in  Spiritum  Sanctum  est  contra  remis- 
sionem, ita  quod  non  tantum  contra  penitentiam,  sed  contra  adminiculantia  ad 
penitentiam,  sicut  invidentia  fraterne  gratie  est  contra  amorem  superne  gratie, 
que  est  adiutorium  penitentie   (Todi  121,  f.   3 3d). 


43: 


Ouvrons  maintenant  le  Commentaire  d'Assise  189,  au  livre  II,  dist. 


Ad  manifestationem  specierum  peccati  in  Spiritum  Sanctum,  sciendum 
quod  sex  sunt  species,  scil.  presumptio,  desperatio,  impenitentia,  obstinatio,  in- 
videntia gratie,  impugnatio  veritatis  agnite.  Ponatur  ergo  definitio  peccati  in 
Spiritum  Sanctum  dicens  quid  est,  que  talis  est:  Peccatum  in  Sp.  S.  est  opposi- 
tum  per  se  gratie  Spiritus  Sancti,  a  qua  est  unitas  corporis  ecclesie,  in  qua  fit 
peccatorum  remissio.  Si  quis  ergo  inspiciat  causas  unitatis  ecclesie  et  causas  re- 
missionis  peccatorum,  habebit  sufficienter  quare  tot  sunt  species.  Sciendum  ita- 
que  quod  ad  remissionem  peccatorum  exiguntur  tria:  unum  scil.  ex  parte  remit- 
tentis et  aliud  ex  parte  [eius]  cui  remittitur  et  tertium  est  excitativum  ad  hoc 
ut  fiat  remissio.  Ex  parte  autem  remittentis  est  misericordia  cum  iustitia,  quo- 
niam  misericordia  quoad  remissionem  culpe  et  iustitia  quoad  satisfactionem 
pene.  Ex  parte  autem  eius  cui  remittitur  [sunt  duo],  scilicet  commissa  flere  et 
propositum  non  committendi  ilia.  Ex  parte  autem  excitantis  sunt  duo,  scil.  di- 
lectio gratie  quoad  veritatem  agnitam  et  dilectio  gratie  quoad  bonitatem  agnitam. 
Sed  istis  sex  enumeratis  respondent  alia  sex  per  oppositum,  ut  desperatio  contra 

22  Voir  F.  HENQUINET,  De  centum  et  septem  qutesti'onibus,  p.   353. 


60*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

misericordiam,  et  presumptio  contra  iustitiam,  et  gaudium  de  commisso  quod 
est  in  obstinatione  contra  dolorem  de  commisso,  et  impenitentia  contra  propo- 
situm  non  committendi,  et  impugnatio  veritatis  agnite  contra  dilectionem  veri- 
tatis  agnite,  invidia  fraterne  gratie  contra  dilectionem  quoad  bonitatem  agnitam. 
Et  sic  patet  numerus  specierum    (Assise   189,  f.   87b-c). 

Il  n'y  a  pas  de  doute,  c'est  le  Commentaire  d'Assise,  et  non  la  ques- 
tion disputée,  qui  est  cité  comme  d'Alexandre  par  le  compilateur  anony- 
me du  manuscrit  de  Florence.  Et  la  parenté  même  de  ce  texte  avec  celui 
de  la  question  halésienne  ne  fait  que  corroborer  la  justesse  de  cette  attri- 
bution.    Le  livre  II  est  donc  bien  aussi  d'Alexandre. 

Le  livre  IV  lui-même,  où  Mgr  Landgraf  a  cru  voir  une  œuvre  dé- 
pendante d'Odon  Rigaud,  est  expressément  cité  comme  l'œuvre  d'Alexan- 
dre, et  donc  la  source  de  Rigaud,  par  la  Summa  iuvis  d'Henri  de  Merse- 
burg,  O.F.M.  23,  et  dans  un  autre  écrit  anonyme  du  XIIIe  siècle,  dit  Spe- 
culum îuniorum  24.  Nous  n'avons  pu  retrouver  l'auteur  de  cette  inté- 
ressante petite  Somme  de  morale,  dont  nous  devons  la  connaissance  au 
R.  P.  Ephrem  Longpré,  O.F.M. 

Henri  de  Merseburg: 

Respondeo  cum  magistro  Alexandro,  omnibus  opinioni- 
bus  omissis,  quod  papa  in  omnibus  dispensare  potest  de  plenitudine  potestatis 
sue,  preterquam  in  articulis  fidei.  .  .  Dicendum  ergo  quod,  quando  dicitur:  vo- 
tum  continentie  non  recipit  dispensationem,  intelligitur  quoad  genus 
r  e  i  ,  quia  nihil  potest  continentie  equiparari.  Ex  causa  tamen  ardua  et  valde 
necessaria  bene  recipit  dispensationem,  scil.  propter  necessitate  m 
multiplicationis  fideliumin  aliquo  tempore  aut 
etiam  (pro)  vitanda  magna  strage  animarum  (Munich,  Bibl.  de  l'Etat,  22278, 
f.  91r). 

Assise  189,  livre  IV,  dist.  38: 

Si  vero  queratur  de  voto  continentie,  utrum  recipiat  commutationem,  di- 
cendum quod  non,  secundum  genus  rei,  et  sic  intelligitur  cum 
communiter   dicitur.      Secundum    necessitatem     tamen     m  u  1  t  i  •• 

^  Voir  B.  KURTSCHEID,  Heinrich  v.  Merseburg,  ein  Kanonist  des  XIII.  Jahr- 
hunderts,  dans  Franzisk    Studien,  4(1917),   p.   239-253. 

24  «  Inc.  :  Rationalem  creaturam  a  Deo  factam  esse  ut  Deo  fruendo  beata  esset, 
dubitari  non  debet.  Ideo  namque  rationalis  est.  .  .  Expl.  :  nec  vesci  a  parentibus  debent  » 
(Mss.  r  Cambridge,  Gonville  ft  Gaius  College  52,  f.  la-43a;  Londres  Lambeth  485,  f. 
121r-226r;  Oxford,  Bodleian  767,  Laud.  Miscel.  166  et  Rawlison  A.  367).  En  plus 
d'Alexandre,  plusieurs  auteurs  sont  cités,  notamment  Fischacre,  Cancellarius,  Raymundus 
de  Pennafort,  Lincoln.,  Pœnitentiate  magistri  Roberti  de  ûaverna,  fr.  R.  Bacon,  Willel- 
mus  Altissidorensis,  fr.  S.  de  Hempton. 


NOUVELLE  SOURCE  DE  LA  «  SUMMA  FRATRIS  ALEXANDRI  »    61* 

plicationis     fidelium      in      aliquo      tempore     posset  fieri 
dispensatio    (f.    173b). 

Speculum  iuniorum: 

Esto  quod  aliquis  multa  peccata  fecerit  et  penitentiam  de  omnibus  illis 
sufficienter  fecerit.  .  .  Postea  patitur  recidivum  per  unum  simplex  mortale  pec- 
catum.  Numquid  etiam  pro  eis  iterum  iniungenda  est  penitentia?  .  .  .  Dicunt 
quidam  quod  non.  .  .  Sed  dicit  Magister  in  Sent.,  d.  22,  quod  non  satisfecit 
digne  et  sufficienter,  quia  non  perseveravit.  Debuit  enim  habere  iugem  peccati 
memoriam.  .  .  Debuit  etiam  non  oblivisci  omnes  miserationes  Dei,  que  tot  sunt 
quot  sunt  remissiones  peccatorum.  Et  ita  tenebatur  ad  duplex  vinculum,  scil. 
ad  vinculum  detestationis  peccati  et  ad  vinculum  iugis  memorie  beneficiorum 
Dei,  ut  dicit  Alexander  de  Hales  (Cambridge,  Gonville  &  Gaius 
College  52,  f.  28d). 

Quarto  modo  dicitur  ingratitude  secundum  Alexandrum, 
oblivio,  sive  immemoria  habitualis  beneficiorum  prius  acceptorum  (cod.  cit., 
f.  29a). 

Hales  [in  marg.].  Ordo  est  sacramentum  spiritualis  potestatis  ad  ali- 
quod  officium  in  ecclesia  ordinatum  ad  sacramentum  communionis.  Per  hanc 
particulam  «  ad  sacramentum  communionis  »,  nota  quod  sacramentum  commu- 
nionis est  finis  omnis  spiritualis  potestatis,  et  merito,  quia  ibi  est  Christus  totus, 
verus  Deus-homo  ex  quo  est  omne  sacramentum.  Unde,  cum  ad  sacramentum 
communionis  sit  ordinata  omnis  potestas  ordinis  spiritualis,  patet  quod  in  eo 
debet  stare  omnis  ordo.  Dignitas  vero  episcopalis,  que  superadditur,  est  ratione 
earum,  scil.  potestatum  spiritualium  et  suppletur  ibi  potestas  Domini  in  confe- 
rendo  sacerdotalem  ordinem,  sicut  Moyses,  licet  non  esset  simpliciter  summus, 
tamen  erat  summus  sacerdos,  quoad  hoc  quod  consecravit  Aaron  (cod.  cit., 
f.   30c). 

Tous  ces  textes  se  lisent  de  nouveau  dans  Assise  189,  livre  IV,  dist. 
22  et  24: 

Ad  intelligentiam  qualiter  peccata  redeant  et  qualiter  non,  nota  quod  mul- 
tiplex est  vinculum,  ut  supra  habitum  est,  quorum  unum  est  vinculum  detestatio- 
nis; alterum  vinculum  est  ad  memoriam  beneficiorum  Dei.  Licet  ergo  .  .  .  non 
tamen  est  dimissio  quoad  vinculum  detestationis  perpétue  et  quoad  vinculum 
memorie  beneficii  Dei  in  dimissis    (f.    153a). 

Ad  illud  quod  obicitur,  utrum  ingratitudo  sit  actuale  peccatum  vel  cir- 
cumstantia,  dicimus  quod  accipitur  ingratitudo  multis  modis;  uno  enim  modo... 
Tertio  modo  dicitur  immemoria  habitualis  beneficiorum  prius  acceptorum  (f. 
153b). 

Potest  autem  assignari  altera  definitio  ordinis,  ex  qua  magis  potest  perpen- 
di  quis  sit  ordo  et  quis  non,  et  est  talis:  Ordo  est  sacramentum  spiritualis  po- 
testatis ad  aliud  [!]  officium  ordinatum  in  ecclesia  ad  sacramentum  communio- 
nis. Constat  enim  quod  sacramentum  communionis  est  dignissimum  inter  sacra- 
menta,  quia  in  eo  continetur  ille  ex  quo  omne  sacramentum,  scil.  totus  Christus, 
non  dico  secundum  divinitatem  que  a  nullo  continetur.  Ad  hoc  ergo  sacramen- 
tum communionis  ordinari  convenit  omnem  potestatem  spiritualem  .  .  .  Ex  quo 


62*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

perpenditur  [quod],  cum  potestas  ordinis  sacramentalis  [ordinetur]  ad  sacra- 
mentum  communionis  et  hoc  pertineat  ad  ordinem  sacerdotalem,  in  eo  debet 
stare  omnis  ordo.  Dignitas  vero  episcopalis,  que  superadditur,  est  rationc  cau- 
sarum  [!]  et  quia  ibi  suppletur  potestas  Domini  in  conferendo  ordinem  sacer- 
dotalem, sicut  Moyses,  licet  non  esset  summus  simpliciter,  tamen  erat  summus 
sacetdos,  quoad  hoc  quod  consecravit  Aaron    (f.   155b-c). 

Tous  ces  témoignages  sont  tellement  explicites  et  concordants,  qu'ils 
se  passent  de  commentaire.  C'est  donc  un  fait  acquis:  les  quatre  livres 
sur  les  Sentences  conservés  dans  Assise  189  sont  bien  l'oeuvre  authentique 
d'Alexandre  de  Haies.  La  parenté  littéraire  et  doctrinale,  notée  ci-dessus 
entre  le  livre  II  et  la  question  halésienne  sur  le  péché  contre  le  Saint- 
Esprit,  confirmerait  encore,  s'il  en  était  besoin,  cette  conclusion;  et  il  serait 
facile  d'en  donner  d'autres  exemples.  La  tradition  manuscrite  elle-même 
va  dans  le  même  sens:  Commentaire  et  Questions  halésiennes  se  trouvent 
généralement  ensemble  dans  les  mêmes  manuscrits. 

La  nature  même  du  Commentaire  et  son  antiquité  sont  un  sûr  ga- 
rant de  son  authenticité.  L'ouvrage  porte  dans  Assise  189  le  titre  de 
Glossa  super  Sententias,  et  il  suit  en  fait  la  lettre  du  Lombard.  Les  ques- 
tions elles-mêmes,  habituellement  très  brèves,  sont  étroitement  liées  au 
texte,  comme  dans  le  Sententiaire  de  Hugues  de  Saint-Cher,  et  nous  som- 
mes loin  encore  du  Commentaire  rigaldien.  C'est  exactement  le  Com- 
mentaire littéral  que  nous  avait  décrit  le  chroniqueur  de  La- 
nercost.  Seul  le  livre  IV  est  plus  évolué  vers  le  genre  «  questions  »  et  sem- 
ble, par  conséquent,  avoir  été  écrit  à  une  date  postérieure  aux  autres.  L'an- 
tiquité du  Commentaire  d'Assise  ressort  également  des  citations  rappor 
tées  ci-dessus.  En  outre,  Odon  Rigaud  l'a  constamment  sous  les  yeux,  non 
moins  que  l'auteur  ou  les  auteurs  de  la  Somme  halésienne.  L'auteur  de  la 
Divisio  textus  I  Sent,  de  Todi  121  25  le  connaît  également: 

Dividitur  autem  aliter  secundum  alios.  Dicitur  enim  quod 
totale  opus  continet  ea  que  inducunt  in  beatitudinem.  Unde  primus  de  beatitu- 
dine;  secundus  de  beatificabili  et  suo  opposito;  tertius  de  dispositionibus  remo- 
tis  .  .  .  ;   quartus  de  dispositionibus  propinquis,  scil.  de  sacramentis    (f.   62a). 

C'est  la  division  d'Assise  189: 

Dividitur  hoc  totale  opus  completum  secundum  ea  que  faciunt  ad  beatitu- 
dinem. Primus  liber  agit  de  beatificante;  secundum  de  beatificabili  et  suo  opposi- 
to; tertius  de  dispositionibus  remotis  .  .  .;  quartus  de  dispositionibus  propin- 
quis, scil.  de  sacramentis    (f.    le) . 

2r'  Voir  F.  HENQUINET,  De  centum  et  septem  quœstîonibus,  p.  337  et  suiv. 


NOUVELLE  SOURCE  DE  LA  «  SUMMA  FRATRIS  ALEXANDRI  »     63* 

Nous  lisons  encore  dans  le  /  Sent,  de  Todi  121  : 

Aliqui  volunt  concordare  [Griaacos  et  Latinos]  sic,  ut  sit  vcrus 
intellectus  apud  utrosque,  quia  diversis  viis  procedunt,  sicut  dicunt,  et  volunt 
ita  exponere:  Est  verbum  interius  et  est  verbum  exterius,  et  est  spiritus  interior 
et  exterior.  Potest  ergo  in  mente  nostra  fieri  comparatio  ex  parte  verbi  interio- 
ris  ad  spiritum  interiorem  .  .  .  Primo  est  mens,  deinde  cogitatio  sive  verbum, 
quia  cogitatio  in  mente  concepta  verbum  dicitur;  consequitur  autem  ut  spiretur 
affectus.  Et  sic  procedit  Augustinus  .  .  .  Exterius  sic  se  habet:  primo  est  intel- 
lectus qui  vocem  format,  postea  spiritus,  deinceps  verbum.  Intellectus  enim  for- 
mat vocem  spirando  et  in  ipsa  voce  spirata  ostendit  suum  intellectum.  Unde 
dicit  loan.    Damascenus  ...    (f.   1 15a). 

Ces  <(  aliqui  qui  volunt  concordare)),  c'est  de  nouveau  l'auteur  du 
Commentaire  d'Assise  189: 

Ad  determinationem  autem  contradictionis  que  videtur  esse  inter  Latinos 
et  Grecos,  nota  quod  est  verbum  exterius  et  est  verbum  interius,  et  est  spiritus 
interior  et  est  spiritus  exterior.  Potest  ergo  comparatio  fieri  verbi  inte- 
rioris  ad  spiritum  creatum  interiorem  ...  vel  exterioris  verbi  ad  spiri- 
tum exteriorem.  Augustinus  autem  facit  comparationem  priori  modo,  loan.  Da- 
mascenus secundo  modo.  Ut  enim  dicit  Augustinus,  primo  est  mens,  deinde 
verbum  sive  cogitatio,  quia  cogitatio  in  mente  concepta  verbum  dicitur;  conse- 
quitur autem  ut  spiretur  affectus.  Damascenus  autem  facit  comparationem  ali- 
ter, secundum  verbum  exterius:  primo  est  intellectus,  deinde  verbum,  vox  au- 
tem vehiculum  verbi;  intellectus  format  vocem  et  spirando  in  ipsa  voce  spirata 
ostendit  suum  intellectum.  Unde  Damascenus.  .  .    (f.   16c). 

De  nombreux  extraits  de  ce  même  Commentaire  se  lisent  dans  la 
compilation  sur  les  Sentences  faussement  attribuée  à  Guerric  de  Saint- 
Quentin  2G.   Il  suffira  d'un  exemple  tiré  du  prologue. 

Vat.  lat.  691: 

Materia  huius  libri  potest  sumi  ab  eo  quod  dicit  Dominus  Moysi,  Exod. 
3  :  Ego  sum  qui  sum.  Ego  sum  Deus  Abraham  etc.  Cum  enim  dicitur:  Ego  sum 
qui  sum,  per  hoc  pronomen  «  ego  )>,  quod  est  prime  persone,  potest  notari  in  Tri- 
nitate  persona  Patris.  Per  hoc  nomen  «  qui  »,  quod  est  articulare,  notatur  iden- 
titas  substantie  cum  prima  persona  sub  modo  alterius  persone,  et  sic  notatur 
persona  Filii.  Per  hoc  verbum  «  sum  »  notatur  Spiritus  Sanctus,  qui  ab  utroque 
procedit...  Sequitur  distinctio  aliorum  librorum  per  precedentem  partem  aucto- 
ritatis    (f.    lb). 

Assise  189: 

Materia  huius  primi  libri  potest  trahi  ab  eo  quod  dicit  Dominus  in  3 
Exodi:  Ego  sum  qui  sum.  Ego  sum  Deus  Abraham,  Deus  Isaac    [vingt  lignes 

26  Voir  ci-dessus,     note   18. 


64*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

omises  par  le  691].  .  .  «  Ego»  quidem  est  prime  persone  et  sine  qualitate  indi- 
cium est  prime  persone  in  Trinitate.  «  Qui  »,  quod  est  nomen  articulare,  notât 
identitatem  substantie  cum  prima  persona  sub  modo  alterius  persone,  et  sic  nota- 
tur  Filius.  Per  «  sum  »  Spiritus  Sanctus,  qui  ab  utroque  procedit  .  .  .  Sequitur 
distinctio  aliorum  librorum  per  precedentem  partem  auctoritatis    (f.    la). 

Jean  de  La  Rochelle  s'en  inspire  également  et  lui  emprunte  des  pages 
entières  de  sa  Summa  de  anima  (éd.  Domenichelli,  p.  214-216).  Tout 
converge,  on  le  voit,  vers  Alexandre  et  il  n'y  a  pas  de  doute  possible:  le 
Commentaire  d'Assise  189  est  bien  de  lui.  L'attribution  de  cet  ouvrage 
à  Nicolas  Trivet,  O.P.,  auteur  du  XIVe  siècle,  par  le  Ms.  Lambeth  347 
ou  du  moins  par  le  catalogue  de  cette  bibliothèque  2:,  est  une  erreur  mani- 
feste. 

Voici,  pour  terminer,  l'incipit  et  l'explicit  de  chacun  des  livres,  avec 
l'indication  sommaire  des  manuscrits  connus. 

Livre  I: 

Inc.  :  Materia  huius  primi  libri  potest  trahi  ab  eo  quod  dicit  Dominus  in 
36  Exodi:  Ego  sum  qui  sum.  Ego  sum  Deus  Abraham,  Deus  Isaac,  Deus  Iacob 
et  hoc  nomen  mihi  in  eternum.  Materia  sequentium  librorum  sumitur  ab  eo 
quod  antecedit  immediate  in  eodem  cap.:  Dicit  Dominus:  Vidi  afflictionem  po- 
puli  mei  .  .  .  Ut  dictum  est,  e  contrario.  Cupientes  etc.  Gazophilacium,  Mt. 
21  et  Luc.  21.  Gazophilacium  dicitur  a  filaxe,  quod  est  servare,  et  gaza,  quod 
est  divitie  .  .  .  Veteris  ac  N.  Legis.  Cum  summa  perfectio  hominis  consistât  in 
beatitudine,  dividitur  hoc  totale  opus  secundum  ea  que  faciunt  ad  beatitudi- 
nem  .  .  .  Expt.  (dist.  48)  ;  et  ita  non  conformât  se  (Assise  189,  f.  la-56b; 
Londres  Lambeth  347,  f.   155-199). 

Livre  II: 

Inc.:  Creatio  [nem]  rerum  In  hoc  secundo  agit  de  creatione  rerum  sive 
de  rebus  creatis.  Procedit  ergo  in  hune  modum:  1e  ostendit  unum  solum  esse 
principium  creaturarum;  2°  ostendit  causam  rerum  creatarum;  3°  innuit  divi- 
sionem  rerum  creatarum;  4°  agit  de  angelica  natura  in  utroque  statu  ipsius,  tam 
ante  lapsum  quam  post;  5°  agit  de  humana  natura  in  utroque  eius  statu.  .  . 
Expl.  (dist.  44)  :  secundum  statum  primitive  ecclesie  et  alterum  secundum  sta- 
tum  subsequentem.  [Suit  une  question  étrangère,  sembte-t-il,  au  Commentaire:] 
De  eis  que  fiunt  in  eis  que  supra  tempus  et  motum  irrecessum  est  dubitatio  qua- 
liter  diversa  opera  exerceant  et  qualiter  diversa  eis  accidant .  .  .  que  sunt  vel  ac- 
cidunt  eis  non  simul.  [Ensuite:]  Explicit  secundus  liber  (Assise  189,  f. 
57a-88b;   Londres  Lambeth  347,   f.    199-216). 

27  Voir  F.  EHRLE,  Nikolaus  Trivet  {Beitràge  z.  Gesch.  der  Phil,  des  M. A.,  Suppl. 
Bd.  II),  Munster  1923,  p.  19;  F.  STEGMÛLLER,  Repertorium  initiorum,  dans  Rom. 
Quartalschrift,  45(1937),  p.   222. 


NOUVELLE  SOURCE  DE  LA  «  SUMMA  FRATRIS  ALEXANDRI  »     65* 
Livre  III: 

Inc.  :  In  tertio  libro  agitur  de  creatore  [  !  ]  et  de  donis  quibus  fit  reparatio 
et  de  preceptis  in  quorum  adimpletione  est  mereri.  .  .  très  continet  distinctiones. 
Cum  igitur  venit  ptenitudo  temporis.  Tempus  incarnationis  Filii  dicitur  pleni- 
tudo  temporis.  .  .  Filius  Dei  incarnatus  est  reparator  generis  humanL  Ideo  in 
prima  parte  huius  libri  agit  de  ipso  reparatore  sive  de  reparatione  humana;  in 
secunda  parte  agit  de  his  quibus  reparamur,  scil.  de  virtutibus  et  donis;  in  tertia 
parte  agit  de  operibus  que  sunt  in  precepto.  .  .  Expl.  (dist.  40)  :  diliges  Domi- 
num  Deum  tuum  ex  toto  corde  tuo.  Explicit  Glosa  tertii  libri  Sententiarum 
(Assise  189.  f.  90a- 114c;  Londres  Lambeth  347,  f.  216-246). 

Livre  IV: 

Inc.:  Legitur  IV  Reg.  5:  Dixit  Heliseus  ad  Naaman:  Vade  et  lavare  sep- 
ties  in  Jordane  etc.  Tangitur  hoc  in  historiis.  Legitur  autem  primo  quod  venit 
cum  equis  et  curribus  et  stetit  ad  ostium  domus  Helisei  misitque  ad  eum  Heli- 
seus nuntium  suum  dicens:  Vade  et  lavare  .  .  .  mundaberis.  Hic  agitur  de  sacra- 
mentis  et  de  gratia  suscepta  per  sacramenta  et  de  beatitudine  conséquente  omnes 
gratias  ...  in  hoc  quarto.  Samaritanus.  Sacramentorum  etc.  Dicitur  sacra- 
mentum  multipliciter :  large,  stricte,  strictissime.  Large;  mors  Christi.  .  .  Expl. 
(dist.  39)  ;  licet  fides  non  sit  communis.  Explicit  Glosa  quarti  libri  Sententi- 
arum (Assise  189,  f.  1 1 6a- 1 76c  [une  autre  main  ajouta:  immo  multum  de- 
ficit]; Todi  121,  f.  145a- 182b  [finit  à  ta  dist.  39:  cum  post  conversionem 
unius  persone  sit  dispar  cultus]  ;  Paris  16406,  f.  153r-217v  [finit  à  la  dist. 
23:  qui  usura  accepisse  convincitur,  ut  vult  se  voluisse  frequenter]  ;  Assise  103, 
f.  127r-179v  [Marginal  et  incomplet;  unit  à  la  dist.  33]  ;  Padoue  Univ.  853. 
f.  132b-d  [le  seul  prologue,  ajouté  par  une  autre  main  entre  les  Liv.  Ill  et  IV 
de  Hugues  de  Saint-Cher] . 

Le  Ms.  Assise  103  semble  contenir  également  des  extraits  des  livres 
I,  II  et  III.  Dans  son  Repertorium  initiorum  28,  M.  Friedrich  Stegmul- 
ler  ajoute  le  Ms.  Cambridge,  Corpus  Christi  152:  mais  nous  n'y  trou- 
vons rien  de  notre  Commentaire. 

Il  n'est  pas  besoin  d'insister  sur  l'importance  de  cette  découverte 
venant  se  joindre  à  celle  des  nombreuses  Questions  d'Alexandre  avant  et 
après  son  entrée  dans  l'Ordre.  L'histoire  doctrinale  de  la  première  moi- 
tié du  XIIIe  siècle  sera  en  partie  à  refaire,  et  ce  qui  regarde  le  problème  de 
la  Somme  tout  particulièrement,  car  tous  ces  textes,  à  des  degrés  divers,  y 
sont  utilisés.  Le  Commentaire  et  les  Questions  sont  déjà  entièrement 
transcrits  à  Quaracchi,  et  leur  édition  s'impose,  avant  même  de  poursui- 

28  Loc.  cit. 


66*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

vre  celle  de  la  Somme  qui  en  est  à  la  IV  Pars.  Ce  n'est,  en  effet,  qu'à  la 
lumière  de  ces  écrits  authentiquement  halésiens,  que  les  historiens  pour- 
ront décider,  en  connaissance  de  cause,  jusqu'à  quel  point  la  Somme  théo- 
logique représente  la  pensée  d'Alexandre  de  Halès,  et  jusqu'à  quel  point 
aussi  elle  mérite  d'être  appelée  «  Summa  fratris  Alexandri  ». 

P.  Victorin  DOUCET,  O.F.M., 

préfet  de  la  Commission  «  Alexandre-de-Halès  » 
au  Collège  Saint-Bonaventure  de  Quaracchi. 


BIBLIOGRAPHIE 


Comptes  rendus  bibliographiques 


Othone  FALLER,  S.J.  De  priorum  sœculorum  sitentio  circa  Assumptionem  B.  Ma- 
ria Virginis.  Romae,  Apud  /£des  Universitatis  Gregoriana?,  1946,  23,5  cm.,  XII- 135  p. 
(Analecta  Gregoriana,  vol.  XXXIV.) 

Rédigée  à  propos  d'un  ouvrage  récent  du  P.  Martin  Jugie,  A. A.  La  mort  et  l'As- 
somption de  ta  Sainte  Vierge.  Étude  historico- doctrinale  1,  la  savante  étude  du  P.  O. 
Faller,  S.J.,  a  pour  but  de  mettre  en  lumière  le  témoignage  des  premiers  Pères  sur  la  réa- 
lité de  la  mort  de  Marie  et  de  son  assumption  au  ciel.  Dès  les  premiers  mots  du  pro- 
logue, l'auteur  nous  apprend  qu'il  n'aurait  peut-être  jamais  entrepris  cette  étude,  si  le 
P.  Jugie  n'avait  proposé  sa  nouvelle  thèse  sur  l'Assomption  de  Marie  au  ciel,  thèse  qui 
se  base  sur  le  silence  des  premiers  Pères  pour  nier  la  mort  de  Marie.  De  ce  chef,  les  re- 
cherches du  P.  Faller  prennent  un  caractèr  apologétique  que  nous  retrouvons  nettement 
dévoilé  un  peu  partout  dans  l'œuvre.  On  souhaiterait  une  exposition  plus  sereine  et 
moins  préoccupée  de  guerroyer! 

Tout  de  même,  ce  souci  de  réfutation  ne  nuit  pas  à  la  solidité  des  arguments.  L'au- 
teur s'attache  à  de  minutieuses  études  de  textes  puisés  chez  les  Pères  des  cinq  premiers 
siècles;  de  ces  textes  il  établit  le  degré  d'authenticité,  les  lois  d'interprétation  et  la  valeur 
comme   témoignage   traditionnel. 

L'ouvrage  comprend  trois  parties:  1°  questions  de  chronologie  sur  le  silence  des 
premiers  siècles,  2°  explication  de  ce  silence,  3°  silence  «  d'une  moisson  qui  mûrit  », 
c'est-à-dire  d'une  doctrine  qui.  sous  l'action  de  l'Esprit-Saint,  passe  lentement  d'un  état 
inorganique,  informe,  à  celui  d'un  épanouissement  vital,  «  ab  implicito  ad  explicitum  », 
cirait-on  en  langage  scolastique. 

Le  P.  Faller  conclut  en  affirmant  que,  d'après  la  tradition  unanime  des  premiers  Pè- 
res, la  mort  et  l'assomption  de  Marie  constituent  une  vérité  implicitement  révélée. 

Il  serait  téméraire  de  vouloir  dirimer  une  controverse  entièrement  basée  sur  des  étu- 
d:s  historiques  et  patristiques.  Nous  laissons  aux  spécialistes  le  soin  de  nous  éclairer  sur 
le  problème.  L'ouvrage  du  P.  Faller  semble  présenter  les  plus*  sûres  garanties  de  vérité. 
Cependant  la  réponse  du  P.  Jugie  ne  tardera  probablement  pas:  fiat  illi  sese  defendendi 
facilitas. 

Roméo  Arbour,  o.  m.  i. 

*         *         * 

Dictionnaire  de  spiritualité  ascétique  et  mystique,  doctrine  et  histoire,  publié  sous 
la  direction  de  Marcel  Viller,  S  J.,  assisté  de  F.  Cavallera  et  J.  de  Guibert,  S.J.,  avec  le 
concours  d'un  grand  nombre  de  collaborateurs,  fascicule  IX.  Chappuis-Chartreux ;  fas- 
cicule X.  Chartreux-Clugny,  Paris,  Beauchesne,   1945.    30  cm.,  p.  497-752,  753-1008. 

Parmi  les  grandes  publications  suspendues  par  la  guerre  et  dont  tout  travailleur  sé- 
rieux déplorait  la  privation,  le  jeune  Dictionnaire  de  Spiritualité  marquait  aux  yeux  des 
théologiens,  des  historiens,   même  des  philosophes.    Le  directeur  n'a   point  tardé  à   faire 


3    Città  del  Vaticano,  Biblioteca  Apostolica  Vnticana.    1944.     25  cm..  VIII-747  p. 
(Studi  e  Testi.   114.). 


68*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

paraître  le  dixième  fascicule   (dès  cotobre   1945)  :  de  quoi  il  convient  de  le  féliciter  et 
de  le  remercier. 

On  n'a  plus  à  faire  l'éloge  des  collaborateurs,  dont  chacun  connaît  et  admire  le 
choix  (il  faudrait  regretter  de  grandes  pertes:  de  Guibert) .  Parmi  les  articles  plus  re- 
marquables, notons  Charité  (IX,  508-691),  auquel  ont  travaillé  plus  de  dix  auteurs. 
Nous  pouvons  ainsi  lire  un  exposé  de  la  doctrine  scripturaire  et  patriotique  du  sujet,  de 
son  histoire  dans  les  diverses  écoles  jusqu'aux  modernes,  enfin  une  synthèse  doctrinale, 
où  chaque  rédacteur  a  pu  mettre  le  meilleur  de  ses  connaissances  et  n'en  mettre  que  le 
meilleur.  Dignes  de  mention  aussi  les  articles  Chartreux  et,  au  nombre  des  notices  per- 
sonnelles, Chardon.  Au  fascicule  dix,  Chine  permet  une  initiation  sommaire,  sans  doute, 
à  la  spiritualité  des  principales  religions  chinoises. 

R.  B. 

Albert  PERBAL,  O.M.I.  —  Lo  Studio  délie  Missioni.  Roma,  Unione  Missionaria 
del  Clero.    [1946],    18cm.,    175  p.    [Orizzonti  Missionari.] 

L'étude  de  la  missionologie  présente  de  très  sérieuses  difficultés  soit  en  raison  du 
nombre  et  de  la  complexité  des  problèmes  missionnaires,  soit  parce  que  cette  nouvelle 
discipline  n'a  pas  encore  eu  l'honneur  d'un  traité  complet  et  largement  développé,  soit 
enfin,  à  cause  de  l'abondance  des  monographies  consacrés  à  l'étude  des  missions. 

Il  existe,  il  est  vrai,  quelques  rares  manuels  qui  ne  sont  pas  sans  valeur,  mais  aucun 
n'est  assez  complet  ou  suffisamment  développé  pour  donner  entière  satisfaction.  D'autre 
part,  les  nombreux  livres  ou  articles  de  revue  qui  abordent  les  problèmes  de  l'apostolat 
missionnaire  sont  loin  d'avoir  la  même  valeur  historique  ou  doctrinale.  D'où  la  néces- 
sité des  répertoires  bibliographiques  telles  que  ceux  des  RR.  PP.  Streit-Dindinger,  O.M.I. 
auquel  en  doit  ajouter,  pour  les  publications  courantes,  la  Bibliograûa  Missionaria  du 
père  Rommerskirchen,  O.M.I. 

Malheureusement  ces  instruments  de  travail  de  toute  première  valeur,  le  premier 
surtout,  ne  sont  pas  encore  connus  du  lecteur  moyen  et  se  trouvent  dans  bien  peu  de 
bibliothèques.  Le  livre  du  père  Perbal  sur  l'étude  des  missions  est  donc  tout  à  fait  oppor- 
tun. Il  s'adresse  aux  intellectuels  désireux  d'entreprendre  une  étude  systématique  de 
l'apostolat  missionnaire  de  l'Eglise  et  s'offre  comme  un  guide  pratique  qui  les  oriente 
dans  les  problèmes  à  étudier  et  les  livres  ou  articles  à  consulter. 

L'auteur  donne  d'abord  une  vue  d'ensemble  des  principales  questions  qui  sont 
traitées  en  missionologie,  aborde  ensuite  les  différentes  branches  de  cette  science,  expli- 
quant l'objet  propre  de  chacune  et  proposant  une  bibliographie  choisie  qui  en  facilite  gran- 
dement l'étude.  L'auteur  touche  même  à  la  question  des  principales  sciences  auxiliaires; 
la  science  des  religions,  l'ethnologie,  l'histoire  des  colonies.  Un  dernier  chapitre  souli- 
gne l'esprit  qui  doit  animer  l'étude  de  l'apostolat  missionnaire. 

Il  y  aurait  eu  avantage,  croyons-nous,  à  marquer  encore  plus  nettement  la  valeut 
propre  e-î  la  portée  plus  ou  moins  générale  des  livres  et  articles  proposés  à  l'attention  du 
lecteur.  Etant  donné  que  le  livre  s'adresse  surtout  aux  prêtres  et  aux  séminaristes,  il  au- 
rait sans  doute  été  utile  d'indiquer  parmi  tous  les  ouvrages  cités,  ceux  qui  sont  absolu- 
ment indispensables  à  l'acquisition  d'une  connaissance  générale  et  sérieuse  des  missions. 
Cat  un  prêtre  dans  le  ministèère  et  surtout  un  séminariste  devra  forcément  se  contenter 
de  l'étude  des  ouvrages  les  plus  généraux  ou  les  plus  importants,  donc  d'une  infime  par- 
tie de  ceux  qui  sont  recommandés  par  l'auteur. 

J.-E.  Champagne,  o.  m.  i. 

Publié  avec  l'autorisation  de  l'Ordinaire  et  des  Supérieurs. 


De  la  nature  du  droit 
selon  saint  Thomas 

EN  MARGE  DE  LA  II-II,  q.  57,  a.  1. 


Sommaire. 

I.  —  De  la  définition  nominale  du  droit. 

A.  Chez  saint  Thomas. 

B.  Chez  Aristote. 

C.  Où  Ton  compare  les  deux  définitions. 

IL  —  Analyse  de  la  définition  nominale  du  droit  chez  Aristote.     Elle 
contient  trois  éléments:  une  égalité  due  à  autrui. 

III.  —  Saint  Thomas  et  l'étude  de  chacun  des  éléments  qui  constituent 
le  droit.  Le  droit  est  une  égalité: 

A.  Ce  qu'est  l'égalité  en  général  et  ce  qu'elle  suppose:  elle  est  une 
relation  et  suppose  une  quantité  ou  une  matière  dans  laquelle 
elle  s'établit. 

B.  Application  au  droit: 

1.  De  la  matière  du  droit:  des  actes  humains  extérieurs  ou  des 
biens  matériels,  pour  autant  qu'ils  sont  nécessairement  or- 
donnés à  autrui: 

a)  L'altérité  du  droit. 

b)  Le  droit  est  un  dû  à  autrui: 
1°  La  notion  de  dû. 

V  Espèces  de  dûs. 


70*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

2.  De  l'égalité  propre  au  droit: 

a)  Le  droit,  une  égalité  selon  une  mesure  objective. 

b)  Les  diverses  égalités  juridiques. 

Conclusion:  définition  réelle  du  droit. 


Les  études  sur  la  nature  du  droit  ne  manquent  certes  pas.  Les 
philosophes  et  les  juristes  de  toutes  écoles  et  de  tous  temps  se  sont 
appliqués  à  en  donner  la  notion  la  plus  exacte.  Dans  cette  abondante 
littérature,  la  pensée  thomiste  est  restée  peut-être  la  plus  discrète.  Nous 
avons  cru  qu'une  analyse  de  la  pensée  de  saint  Thomas  sur  la  nature 
du  droit  ne  serait  pas  superflue  et  qu'elle  pourrait  même  projeter  quelque 
lumière  sur  un  sujet  de  si  haute  importance. 

Nous  bornerons  notre  étude  à  la  notion  même  du  droit,  écartant 
délibérément  toute  considération  sur  les  relations  inévitables  du  droit 
avec  la  loi,  la  justice  et  le  droit  que  l'on  appelle  communément  subjectif. 
Nous  négligerons  également  toute  remarque  sur  l'étymologie,  d'ailleurs 
incertaine,  du  mot  droit  ou  jus,  pour  aborder  de  plain -pied  notre  problè- 
me, tel  que  saint  Thomas  le  présente,  c'est-à-dire  par  le  définition  nomi- 
nale du  droit. 

I.  —  DE  LA  DÉFINITION  NOMINALE  DU  DROIT. 

A.  Chez  saint  Thomas. 
C'est  à  l'article  liminaire  de  son  traité  sur  la  justice  que  saint 
Thomas  traite  de  la  nature  du  droit  considéré  en  lui-même  K  II  s'y  de- 
mande en  effet  si  le  droit  est  objet  de  justice.  Il  s'y  oppose  par  trois 
objections  coutumières;  puis  par  un  argument  de  teneur  générale,  il 
afllrmc  au  Sed  Contra  que  le  droit  répond  bien  à  l'objet  de  la  vertu 
de  justice. 

Voici  comment  il  s'exprime: 

Sed  contra  est  quod  Isidorus  dicit  quod  jus  dictum  est  quia  est  justum. 

Sfd  justum  est  objectum  justifiée;   dicit  enim  Philosophus  quod  «  omnes  talem 

habitum  volunt  dicere  justitiim   a  quo  operativi  justorum  sunt  ». 
Ergo  jus  est  objectum  justitiae. 

l   II-II,  q.  57,  a.   1. 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  71* 

L'argumentation  est  simple  et  très  claire.  C'est  un  syllogisme 
expositoire.  Il  conclut  justement,  mais  n'appuie  sa  conclusion  que  sur 
des  autorités.  Arrêtons-nous  à  étudier  brièvement  cette  attitude  du  saint 
docteur. 

C'est  d'abord  à  Isidore  de  Seville  qu'il  a  recours.  Il  lui  emprunte 
sa  définition  du  droit  pour  en  faire  la  majeure  de  son  raisonnement: 
hidotus  dicit  quod  jus  dictum  est  quia  est  justum.  Chose  singulière,  il 
accepte  d'emblée  cette  définition  sans  éprouver  le  besoin  ni  d'expliquer 
ni  de  justifier  l'identification  qu'elle  prône  des  termes  jus  et  justum. 
Il  faut  y  voir  le  signe  qu'il  a  dû  s'expliquer  ailleurs. 

En  effet  ne  lit-on  pas  au  commentaire  qu'il  nous  a  laissé  de 
l'Ethique  à  Nicomaque  d'Aristote  —  commentaire  antérieur  de  cinq  ou 
six  ans  à  la  rédaction  du  traité  de  la  justice  de  la  Somme  théologique  2, — 
le  passage  suivant  qui  justifie  amplement  son  attitude: 

Jdem  enim  nominant  jurista*  jus,  quod  Aristoteles  justum  nominat. 

Nam  et  Isidorus  dicit  in  libro  Ethymologiarum  quod  jus  dicitur  quasi  justum  3. 

Ainsi  il  appert  que  les  deux  mots  employés  pour  signifier  la  même 
réalité.  Demande-t-on,  philosophe  ou  théologien,  ce  que  signifie  le  jus 
des  juristes,  il  répond  avec  Isidore  que  c'est  le  justum  d'Aristote  mieux 
connu. 

Tel  est  bien  le  procédé  de  la  définition  nominale  de  substituer  à 
un  mot  moins  connu,  un  terme  d'usage  plus  courant.  C'est  donc  en 
vérité  la  définition  nominale  du  droit  que  saint  Thomas  nous  indique 
à  la  suite  d'Isidore:  le  droit  est  le  juste,  c'est  ce  qui  est  juste. 

Mais  il  y  a  davantage,  car  saint  Thomas  donne  la  référence  à  qui 
veut  mieux  s'informer  de  la  pensée  du  Philosophe  sur  ce  grave  problème 
N'est-ce  pas  en  effet  par  un  texte  emprunté  au  cinquième  livre  de  l'Éthi- 
que à  Nicomaque,  consacré  à  l'étude  du  droit,  que  saint  Thomas  explique, 
dans  l'argument  précité,  comment  le  droit  est  l'objet  de  la  justice4? 

2  Le  commentaire  de  Y  Ethique  à  Nicon/aque  fut  écrit  en  1266  alors  que  la  Ila- 
Ilae  le  fut  en  1271-1272,  voir  P.  MANDONÎNET,  O.P.,  Des  écrits  authentiques  de  saint 
Thomas,  dans  Rev.  des  Sciences  Phil,  et  Théol.,  1920,  p.  142-152;  MANDONÎSlET- 
DESTREZ.  Bibliographie  Thomiste,  Saulchoir,  Kain,    1921. 

S   V  Eth.,  lect.    12,  n°    1016    (éd.    Marietti) . 

4  «  Dicit  enim  Philosophus  quod  «  omnes  talem  habitum  volunt  dicere  justitiam, 
a  quo  operativi  justorum  sunt»  (II-II,  q.  57,  a.  1,  sed  contra).  Le  texte  est  tiré  à" 
V  Eth.,  initio;   1129a,  7. 


72*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

R.  Chez  Aristote. 

Dès  le  début  du  chapitre  premier  de  son  traité  sur  le  droit,  fidèle 
à  sa  méthode  dialectique  5,  le  Philosophe  s'enquiert  de  l'opinion  générale 
au  sujet  du  droit  ou  de  ce  qui  est  juste:  de  l'avis  de  tous,  écrit- il, 
c'est  d'une  part  ce  qui  est  conforme  à  la  loi,  mais  c'est  aussi  le  respect 
que  l'on  a  et  que  l'on  doit  avoir  pour  ce  qui  appartient  à  autrui  6. 

Plus  loin,  en  parlant  de  la  vertu  particulière  de  justice,  il  affirme 
que  le  droit  c'est  l'égalité  à  établir  ou  à  respecter  dans  la  distribution 
des  honneurs  et  des  charges  tout  aussi  bien  que  dans  les  transactions 
privées  ".  Mais  il  faut  comprendre  que  cette  égalité  consiste  dans  un  mi- 
lieu entre  des  excès,  un  milieu  entre  une  surabondance  indue  d'une  part 
et  l'insuffisance  injuste  d'autre  part 8.  Aussi  faut-il  que  cette  égalité 
ou  ce  milieu  soit  déterminé  d'une  façon  désintéressée,  tout  aussi  désin- 
téressée qu'un  juge  impartial  détermine  le  plus  objectivement  possible, 
auprès  de  chacun  de  ses  clients  rivaux,  la  part  égale  des  biens  qui  leur 
revient  :\ 

Enfin,  pour  souligner  d'un  nouveau  trait  le  caractère  d'objectivité 
que  doit  revêtir  le  droit,  il  demande  aux  mathématiques  de  lui  fournir 
l'exemple  dont  il  a  besoin.  Supposez  une  ligne  coupée  en  parties  iné- 
gales. Pour  obtenir  des  parties  égales,  il  suffit  d'enlever  à  la  plus  longue 
section  ce  qui  excède  la  moitié  de  la  ligne  primitive  pour  l'ajouter  à  la 
moindre  des  deux  parties.  Ainsi  en  est-il  du  droit.  Tous  et  chacun  se 
disent  satisfaits  quand  ils  ont  reçu  la  vraie  part,  la  part  égale  de  ce  qui 
leur  revient  10. 


5  On  sait  que  le  Philosophe  utilise'  en  morale  la  méthode  dialectique  qui  consiste 
à  s'appuyer  sur  le  concret,  sur  des  faits,  pour  remonter  par  eux  aux  vrais  principes  qui 
illuminent  les  situations  les  plus  mêlées.  Ces  faits  concrets,  d'ordre*  psychologique  ou 
social,  sont  surtout  des  proverbes  ou  des  opinions  formées  qui  ont  cours  parmi  les  peu- 
ples et  qui  décrivent  de  façon  typique  l'un  ou  l'autre  aspect  de  la  vie.  La  discussion,  la 
critique  de  ces  faits  concrets  ou  de  ces  opinions  aident  à  faire  le  partage  de  ce  qui  mérite 
d'être  retenu  et  fait  émerger  du  même  coup  le  principe  de  fond  qui  illumine  la  complexi- 
té de  notre  vie  de  tous  les  jours.  «  En  morale,  écrit  le  Philosophe,  il  importe  pour  nous 
de  partir  de  ce  qui  nous  est  de  fait  le  plus  connu,  c'est-à-dire  du  fait  concret  »  (I  Eth., 
c.  4;  1095  b,  2-4).  Pour  la  dialectique  en  général,  voir  ARISTOTE,  Topiques,  1.  1; 
100  a,   18-108  b,  35. 

*  V  Eth.,   c.  1;  1129  a,  32-35. 

'  Ibid.,   c.  2:  1130  b,  30-35. 

9  ibid.,   c.  4.  1132  a,  24. 

»  Ibid.,   c.  4;  1132  a.  24. 

l«  V  Eth.,   c.  4:  1132  a,  28-29. 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  73* 

((  C'est  pourquoi,  conclut-il  fct  cette  conclusion  est  pour  nous  d'un 
vif  intérêt] ,  ce  que  nous  appelons  droit  est  ce  qui  est  divisé  également  11.,> 
Cette  conclusion  est  à  n'en  pas  douter  la  définition  nominale  qu'Aristote 
donne  du  droit.  Tout  ce  qui  précède  y  est  ordonné  comme  à  son  terme, 
tout  ce  qui  précède  explique  le  vrai  sens  de  la  définition  qu'il  apporte: 
<(  C'est  pourquoi,  ce  que  nous  appelons  droit  est  ce  qui  est  divisé  égale- 
ment 12.» 

L'étude  du  Philosophe  s'arrête  à  peu  près  à  ces  considérations. 
Il  s'applique  encore  à  déterminer  de  combien  de  manières  l'égalité  juri- 
dique est  réalisable  dans  les  relations  parmi  les  hommes,  puis  il  passe 
à  un  autre  sujet.  C'est  qu'il  est  parvenu  au  terme  qu'il  s'était  proposé: 
celui  d'enseigner  et  d'éclairer  les  gens  d'une  manière  pratique  sur  ia 
nature  du  droit.  Jamais  il  n'eut  l'intention  de  faire  autre  chose  en 
morale  l3. 

C.    OÙ   L'ON   COMPARE   LES   DEUX    DÉFINITIONS. 

Si  maintenant  l'on  rapproche  l'une  de  l'autre  les  deux  définitions, 
celle  d'Aiistote  et  celle  que  saint  Thomas  emprunte  à  Isidore  de  Seville, 
on  est  singulièrement  frappé  non  seulement  de  leur  étroite  parenté,  mais 
de  leur  identité  même. 

Aristote  nous  disait  à  l'instant  que  le  droit  est  ce  qui  est  divisé 
en  parties  égales;  saint  Thomas  affirme  à  son  tour  que  le  droit  est  ce 
qui  est  juste,  ce  qui  revient  au  même,  «  puisqu'il  est  d'usage  courant 
de  dire  de  choses  qui  sont  égales,  qu'elles  s'ajustent  ou  qu'elles  sont 
justes:   dicuntur  enim  vulgariter  ea  quae  adaequantur,  justari  14  ». 

11  «  ôià  toÎ'to  Kai  ovefiâÇerai  èinaioi',  on  ôt'^a  ccrrîu.  »  Ibid.;  1132  a,  30-31. 
11  Aristote  ne  dit  pas  que  dUatov  vient  de  ôt^a  mais  qu'il  est  bel  et  bien  ôix*. 
c'est-à-dire  ce  qui  est  divisé  également,  ou  en  deux  parties  égales.  C'est  bien  là  le  pro- 
cédé de  la  définition  nominale  qui  consiste  à  exprimer  en  d'autres  termes  ce  que  signifie 
un  mot  dont  on  ignore  le  sens.  Voir  And.  Post.,  11,  10;  93  b,  28-30;  ibid  11  7- 
92   b.  26. 

13  «  Ce  n'est  pas  pour  savoir  ce  qu'est  la  vertu  que  nous  l'étudions,  écrit-il  au  dé- 
but du  second  livre  de  son  Ethique,  mais  c'est  pour  apprendre  à  devenir  meilleurs.  Au- 
trement cette  étude  ne  serait  d'aucune  utilité  >"•  (II  Eth.,  c.  1;  1103  b,  27-28).  Et  au 
début  du  cinquième  livre  consacré  à  l'étude  du  droit,  il  insiste  en  disant:  «  Notre  inten- 
tion est  de  suivre  ici  la  même  méthode  qui  nous  a  servi  dans  les  questions  précédentes  » 
(V  Eth.,  cl;  1129  a.  5).  Et  saint  Thomas  d'ajouter  dans  son  commentaire  sur  ce 
dernier  endioit:  «Et  dicit  quod  intendendum  est  tractare  de  justitia  secundum  eamdem 
artem  secundum  quam  tractatum  est  de  praecipuis  virtutibus,  scilicet  ûguratiter  et  aliis 
hujusmodi  modis  »    (ibid.,  tect.    1,  n°   887). 

14  II -II ,  q.  57,  a.  1.  Ailleurs,  il  écrit:  «  Unde  et  vulgariter  dicuntur  justa  illae  quae 
sunt  debito  modo  coaptata  »   (De  virt.  in  romm.,  a.   1)  . 


74*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Il  apparaît  ainsi  clairement  que  les  deux  définitions  sont  équiva- 
lentes: Tune  exprime  en  latin  ce  que  l'autre  a  déjà  dit  en  grec: 

«  Jus  dictum  est  quia  est  justum. 
èvofiâÇerai  ôIkcuov,    oti   5i'x<z   èariv.  » 

De  sa  définition  nominale  le  droit  est  donc  une  égalité,  une  égalité 
à  établir  ou  à  respecter  dans  la  distribution  des  honneurs  et  des  charges 
ou  dans  les  échanges  de  biens;  il  est  une  égalité  objective,  une  égalité 
qui  est  en  même  temps  un  milieu  objectif  entre  des  extrêmes  à  éviter. 
En  un  mot,  le  droit  est  ce  qui  est  divisé  ou  réparti  également,  il  est  la 
répartition  égale  et  loyale  de  ce  qui  revient  à  chacun. 

On  voit  par  ce  qui  précède  combien  saint  Thomas  dépend  d'Aris- 
tote  dans  sa  conception  du  droit.  Aussi  avait-il  raison  de  nous  indiquer 
les  sources  où  il  s'est  inspiré.  Par  Isidore  de  Seville,  il  remonte  à  Aristote 
lui-même  auquel  il  emprunte  jusqu'à  l'expression  littérale  de  sa  pensée. 
Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  approfondir  cette  première  donnée  de  la 
définition  nominale.  L'analyse  de  son  contenu  nous  révélera  les  secrets 
que  recèle  la  nature  intime  du  droit. 

Nous  poursuivrons  cette  étude  en  compagnie  d'Aristote  et  de  Saint 
Thomas,  quoique  ni  l'un  ni  l'autre  ne  semble  s'être  occupé  de  nous 
fournir  une  analyse  complète  et  surtout  méthodique  de  la  définition 
nominale  du  droit.  Mais,  puisque  Je  Philosophe  nous  a  déjà  donné  la 
définition  nominale,  il  est  très  normal  de  lui  demander  de  nous  indiquer 
les  éléments  qu'elle  suppose.  Nous  les  étudierons  ensuite  avec  l'aide  de 
saint  Thomas. 

IL  _  ANALYSE  DE  LA  DÉFINITION  NOMINALE  DU  DROIT 

CHEZ    ARISTOTE 

Au  (livre  cinquième  de  son  Ethique,  dans  un  texte  très  serré  du 
chapitre  troisième  qu'il  consacre  à  l'étude  de  la  justice  distributive,  h 
Philosophe  analyse  rapidement,  comme  par  les  sommets,  la  notion 
nominale  du  droit.  Nous  l'y  suivrons  et  nous  essaierons  de  tirer  de  ce 
texte  tout  ce  qu'il  contient  de  précieux  pour  notre  étude. 

«  Il  n'est  pas  d'égalité,  écrit-il,  qui  ne  suppose  au  moins  deux 
termes. \>  En  effet  rien  n'est  égal  à  soi-même,   l'égalité  se  fait  toujours 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  75* 

avec  un  autre.  Puis  s'appuyant  sur  ce  qu'il  vient  d'affirmer,  à  savoir  que  U 
droit  est  une  égalité  et  un  milieu,  il  ajoute:  «  Il  est  donc  nécessaire  que 
le  droit  qui  est  un  milieu  et  une  égalité,  le  soit  en  de  certaines  choses 
et  pour  certaines  personnes 35.  »  Enfin,  précisant  sa  pensée,  il  ajoute 
très  heureusement  que  «  le  droit  considéré  comme  milieu  ne  peut  l'être 
que  de  certaines  choses,  qui  sont  en  fait  le  plus  ou  moins;  égalité,  il 
l'est  de  deux  choses  ou  plus  précisément  dans  deux  choses;  enfin  con- 
sidéré comme  droit,  il  est  le  droit  de  certaines  personnes  16». 

La  seule  lecture  de  ce  texte  d'Aristote  révèle  que  pas  un  des  élé- 
ments qui  puissent  à  un  titre  quelconque  intéresser  la  notion  du  droit 
n'est  oublié.  Milieu,  le  droit  est  le  point  de  nivellement  du  plus  et  du 
moins;  égalité,  il  s'établit  à  demeure  dans  les  choses;  enfin  droit,  il  est 
fait  dans  ces  mêmes  choses,  mais  au  profit  et  au  service  de  certaines 
personnes. 

Ajoutons  pour  plus  de  précision  que  tous  ces  éléments  n'intéressent 
pas  le  droit  au  même  degré.  Le  plus  et  le  moins,  la  surabondance  et 
l'insuffisance  ne  l'occupent  que  de  façon  purement  extrinsèque,  en  ce 
sens  que  le  droit  doit  mettre  tous  ses  efforts  à  les  faire  disparaître:  en 
matière  juridique  le  plus  et  le  moins  n'appartiennent  pas  à  la  nature 
du  droit 1:.  Aussi  nous  est-il  loisible  de  conclure  avec  Aristote  que  le 
droit  doit  «  de  toute  nécessité  se  placer  entre  quatre  termes  au  moins, 
à  savoir,  deux  personnes  pour  qui  il  est  fait,  et  deux  choses  dans  les- 

15  «  toriv  de  to  ïcrov  (v  èXaxîo'TOis  bvoii?,  àvâyicr]  toLvvp  to  ôînaiov  fxéaou  re  tcal 
îaoi>  eîvai  nui  irpcs  ri  kclI  tktIp  »  (V  Eth.,  c.  3  ;  1131  a,  15-16).  Nous  maintenons  avec 
Sùsemihl  Àpelt  l'authenticité  des  cinq  derniers  mots  de  ce  texte,  quoique  Ramsauer  les 
considère  comme  interpolés  et  que  certains  manuscrits  ne  les  contiennent  pas  (voir  SÙ- 
SHMIKL-APELT,  Aristotelis  Ethica  Nicomachea  Lipsiae,  Teubneri,  1903,  p.  101,  note). 
Voir  aussi  STEWART,  J.  A.,  Notes  on  the  Nicomachean  Ethics  of  Aristotle,  Oxford, 
Clarendon  Press,  1892,  vol.  I,  p.  420.  Nous  ne  nous  appuyons  pas  seulement  sur  l'au- 
torité de  Apelt  et  de  Stewart,  mais  encore  sur  un  texte  parallèle  des  Politiques  d'Aristo- 
te qui  reproduit  le  texte  précité,  en  se  reportant  aux  Ethiques:  «Les  hommes,  y  est-il 
dit,  pensent  que  le  droit  est  une  certaine  égalité,  et  jusqu'à  un  certain  point  ils  sont  d'ac- 
cord avec  les  données  philosophiques  et  en  particulier  avec  ce  qui  a  été  déterminé  dans 
les  Ethiques,  kv  ois  ôiûpicTcu  irepl  twv  rçtfi/câ.",  car  le  droit  est  quelque  chose  [d'égal]  et 
[une  égalité]  pour  des  personnes,  tï  yàp  Kal  tlo-1  to  dÎKcuov  »  (III  Pol.,  c  7-  1282  b 
18-20). 

16  «  Kal  y  fièp  fiécrov,  tivwv  raîra  ô'  ecrri  vXelov  Kal  eXarrov,  jj  ô'ïo~oi>  êarl,  bvoïv, 
77  ôè  ôUaiov,  tio-Lv»    (ibid.;    1131    a,    16-18). 

37  «  Plus  autem  et  minus  respicit  justitia  secundum  quod  est  medium,  velut  quse- 
dam  extrinseca,  sed  duas  res  et  duas  personas  respicit  quasi  intrinsexia,  in  quibus  scilicet 
constitunur  justifia  »   (S.  THOM.,  in  V  Eth.,  c.  3,  lect.  4,  n°   934). 


76*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

quelles  il  est  établi 18.  Ce  sont  les  éléments  sans  lesquels  le  droit  n'existe- 
rait pas,  ils  servent  à  le  constituer  dans  sa  nature  propre. 

La  pensée  d'Aristote  est  claire:  le  droit  est  de  sa  nature  une  certaine 
égalité,  mais  une  égalité  que  Ton  établit  dans  des  choses  pour  des  person- 
nes, après  avoir  déterminé,  s'il  y  a  lieu,  le  juste  milieu  des  inégalités  qui 
les  séparaient.  Le  droit  est  donc  essentiellement  altruiste.  Quand,  plus 
tard,  saint  Thomas  rédigera  son  traité  de  la  justice  et  du  droit,  il  tirera 
profit  de  cette  conclusion,  et  comparant  le  droit  à  l'objet  des  autres  vertus 
morales,  il  considérera  cette  note  altruiste  comme  la  caractéristique  du 
droit:  «  Justitias  proprium  est  inter  alias  virtutes,  ut  ordinet  hominem 
in  his  qua?  sunt  ad  alterum  10.» 

Mais  le  droit,  ne  serait-il  que  cela  dans  la  pensée  du  Philosophe.'* 
Ne  serait-il  qu'une  égalité  à  autrui?  Il  semble  bien  qu'il  doive  impliquer 
autre  chose,  à  voir  l'insistance  qu'apporte  Aristote  à  décrire  et  à  préciser 
le  lien  qui  attache  l'égalité  des  choses  à  celle  des  personnes.  Écoutons-le. 

«  Il  faut,  dit-il,  en  parlant  de  la  justice  distributive,  que  l'on  re- 
trouve entre  les  personnes  la  même  égalité  que  celle  que  l'on  admet  dans 
les  choses:  l'égalité  de  celles-ci  doit  correspondre  à  celle  des  personnes  ao.» 
En  cette  espèce  de  justice  il  est  nécessaire  que  l'égalité  des  choses  dépende 
de  celle  des  personnes,  qu'elle  soit  mesurée  sur  celle  des  personnes  pour 
qui  elle  est  faite;  car  il  ne  sera  jamais  juste  de  donner  également  à  des 
personnes  de  conditions  diverses  21.  Cette  exigence  est  même  à  ce  point 
rigoureuse  que  «  des  querelles  et  des  discordes  naissent  toujours  dans  la 

3#  «  àvâyKt]  àpa  to  ôIkcuov  £i>  èXa^t'crois  eîvai  rérrapo'LV  ois  re  yàp  SIkouov  Tvy-fcâ.vei 
ou,  dvo  iarU,  /cat  kv  ois,  [rà  Trpayaara] ,  ôvo  »  (V  Eth.,  c.  3;  1131  a,  18-20). 
Autrefois  Scaliger  et  aujourd'hui  Sûsemihl-Apelt  n'admettent  pas  l'authenticité  des 
mots  entre  crochets.  Un  texte  postérieur  des  Politiques  d'Aristote  qui  se  réfère  expli- 
citement r.ux  Ethiques  nous  autorise  à  les  attribuer  au  Philosophe:  «Mais  parce  que 
le  droit  se  dit  par  rapport  à  des  personnes,  y  est-il  écrit,  et  qu'il  est  réparti  de  la  même 
façon  dans  les  choses  et  parmi  les  hommes  nal  d^prirai  rbt>  avrbv  rpôirov  êirl  re  t&v 
Trpay/jidTojv  Kal  ois  comme  il  a  déjà  été  dit  03ns  les  Ethiques  KaBàirep  e'îpyrcu  irpôrepor 
ev  rois  fjdtKoîs,  les  hommes  s'entendent  sur  l'égalité  des  choses  mais  se  disputent  sur 
ce  qui  constitue  cette  égalité  dans  les  personnes  »   (III  PoL,  c,  5;    1280  a,   17-19). 

19  il  II,  q.  57,  a.  1.  Cet  ordre  dont  parle  le  saint  docteur,  c'est  l'égalité  à  respec- 
ter dans  tout  ce  qui  appartient  au  prochain. 

20  «  Rai  i}  avrij  earai  laoTf\s,  ois  /ecu  iv  els'  îos  yàp  ènelva  exei>  ovreo  Kànelva  e^ei,  » 
(V  Lth.,  c.  3;  1131a,  20-21.  Il  reprend  la  même  idée  dans  sa  Politique:  «  Kal  ôeîp 
rois  Ïo~ols  ïoov  elvai  ç>ao~lv.  Tout  le  monde  dit  qu'il  faut  qu'aux  personnes  égales  les 
parts  soient  faites  également»    (III  PoL,  c.   7;    1282  b,   21). 

2J    «  ei  y^p  ^  ïaoi,  cn'/c  i'eret  'é^ovav  »    (V  Eth.,  c.   3;    1131a,   22). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  77* 

cité,  d'une  distribution  des  biens  ou  des  charges  qui  donne  également  à 
des  personnes  de  conditions  sociales  différentes,  ou  vice-versa  22  ». 

Qu'est-ce  à  dire  sinon  que  l'objet  des  réclamations  que  les  hommes 
font  valoir,  en  de  telles  circonstances,  leur  est  dû  à  quelque  titre?  Car 
enfin  à  des  personnes  de  même  rang  dans  la  société,  ne  doit-on  pas  assu- 
rer des  avantages  égaux?  L'égalité  qui  constitue  le  droit  est  due  si  toute 
infraction  sur  ce  point  amène  inévitablement  des  revendications  et  allu- 
me des  discordes.  La  note  de  dû  appartient  par  conséquent  à  la  notion 
de  droit.  Si  Aristote  ne  l'appelle  pas  par  son  nom,  il  en  décrit  la  réalité 
par  un  signe  évident,  et  cela  nous  suffit.  Nous  verrons  pourquoi. 

Au  chapitre  suivant,  consacré  à  la  justice  commutative,  il  reprend 
la  même  pensée  et  d'une  façon  tout  aussi  voilée.  En  tout  litige,  dit-il,  on 
n  coutume  d'avoir  recours  à  un  juge  que  l'on  considère  et  qui  se  consi- 
dère comme  le  droit  personnifié,  et  dont  on  espère  qu'il  déterminera  à 
chacun  îa  part  des  biens  qui  lui  reviennent.  C'est  quand  chacun  a  obtenu 
cette  part  que  l'on  se  dit  satisfait,  car  chacun  est  entré  dans  son  droit  2\ 
c'est-à-dire  dans  son  dû. 

Sans  doute  pourrait-on  désirer  chez  Aristote,  une  élaboration  plus 
poussée,  une  étude  plus  profonde  et  surtout  plus  explicite  de  cette  notion 
de  dû;  mais  sa  méthode  dialectique  ne  le  comportait  pas,  elle  y  était 
même  opposée:  il  importe  en  effet  de  ne  jamais  oublier  qu'en  rédigeant 
sa  morale,  le  Philosophe  n'avait  en  vue  qu'un  but  éminemment  pratique, 
celui  d'aider  à  mieux  agir.  Loin  de  lui,  dès  lors,  toute  étude  orientée  vers 
une  définition  philosophique  du  droit.  Ce  qu'il  ambitionne,  c'est  de  faire 
voir  concrètement  que  le  droit  est  une  égalité  et  de  faire  toucher  presque 
du  doigt  un  point  plus  difficile  de  sa  nature,  à  savoir  de  combien  de- 
manières  cette  égalité  du  droit  se  réalise  dans  la  vie. 

Et  puisque  tout  le  monde  sait,,  au  moins  d'une  façon  pratique,  que 
le  droit  est  un  dû  que  l'on  peut  revendiquer  ou  que  l'on  doit  à  autrui, 
nul  besoin  d'insister.  Mais  tous  ne  comprennent  pas  aussi  facilement 
comment  l'égalité  du  droit  doit  y  être  déterminée.  Tous  ne  comprennent 

22  «  àW  èvOevOev  ai  fiâxai  nal  rà  eytcXrifiara,  orav  t)  ïaot  /xrj  Ua  rj  /itj  ïaoi  ï<xa 
€Xwat  /cat  pt /navrai   (V.  Eth.,  c.  3;    1131  a,  23-24). 

2,5  «  .  .  .  ws  à/?  rov  /lécov  Tuxaxri,  rov  ôucâtov  rev^ô/ievoi,  comme  si  obtenant  le  mi- 
lieu, ils  étaient  sûrs  d'obtenir  ce  qui  est  juste,  leur  droit»  (V  Eth.,  c.  4;  1132  a.  20- 
25). 


78*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

pas  facilement  que  cette  égalité  puisse  varier  selon  qu'il  s'agit  de  transac- 
tions -privées  ou  de  vie  sociale,  et  qu'en  celle-ci  particulièrement,  les  parts 
ne  doivent  pas  être  faites  arithmétiquement  les  mêmes  pour  tous  et  cha- 
cun. C'était  le  point  qu'il  fallait  et  qu'il  voulait  mettre  en  lumière  en  se 
servant  de  sa  dialectique  etayée  sur  des  exemples  et  des  faits.  Voilà  pour- 
quoi c'est  au  cours  de  ses  explications  sur  l'égalité  du  droit  qu'il  nous 
faut  saisir  les  notions  de  dû  et  d'altérité  qui  pointent  de-ci  de-là  et  qui 
sont  essentielles  à  la  nature  du  droit  24. 

Dès  lors,  du  fait  que  l'on  ne  rencontre  aucune  élaboration  de  la 
notion  du  dû,  dans  le  cinquième  livre  de  son  Éthique,  conclure  qu'Aris- 
tote  n'a  pas  connu  la  notion  de  dû,  ou  ce  qui  n'est  guère  mieux,  qu'il 
«  ne  la  regarde  pas  comme  un  élément  caractéristique  »  du  droit,  c'est, 
croyons-nous,  ne  pas  rendre  fidèlement  la  pensée  du  Stagyrite,  et  se  mé- 
prendre sur  sa  méthode  d'exposition  en  morale  25. 

Ceite  courte  analyse  de  la  définition  nominale  du  droit  chez  Aris- 
tote,  nous  a  ainsi  révélé  la  présence  de  trois  éléments  constituant  la 
nature  du  droit.  Le  droit  est  une  égalité  faite  dans  des  choses  ordonnées 
à  autrui,  précisément  parce  qu'elles  lui  sont  dues.  Telle  est  tout  simple- 

-4  Les  deux  exemples  que  nous  avons  rapportés  au  sujet  du  «  dû  »  dans  le  V  livre 
de  l'Ethique;  ne  sont  pas  les  seuls  qu'il  contienne.  En  voici  quelques  autres  qui  le  sup- 
posent: V  Eth.,  c.  1129  b,  1-2,  7-8;  1130  a,  2-3;  ibid.,  c.  3,  1131  b,  19;  ibid.,  c.  6, 
1134  a,  33-34;    1134  b,  3-6;   ibid.,  c.  9,   1136  b,   15-16. 

Aristote  s'exprime  à  nouveau  et  clairement  sur  ce  sujet  dans  son  traité  sur 
l'amitié.  Il  y  reprend  l'exemple  de  la  vente,  de  l'achat,  propres  à  la  justice  commuta- 
tive et  rappelle  que  toute  chose,  de  par  là  même  qu'elle  est  due,  doit  être  rendue  à  qui 
de  dreit;  l'amitié  ne  saurait  aucunement  en  diminuer  l'obligation:  «Il  ne  saurait,  dit-il, 
y  avoir  la  moindre  contestation  au  sujet  de  la  dette:  to  (xpelXy/xa  kovk  àfji<p{\oyoi>  » 
(VIII  Eth.,c.  13,  1162  b,  28);  «il  faut  rendre  au  créancier  ce  qui  lui  est  dû, 
6(f>e(\opra  yàp  airoboreov  (VIII  Eth.,  c.  14;  1163  b,  30);  «il  faut  payer  sa  dette 
rà  (xpelXTifia  à-n  eôoréov  »  (IX  Eth.,  c.  2,  1165  a,  3).  En  un  mot,  «il  faut  rendre  à 
chacun  ce  qui  lui  est  dû  ê/cà<rrots  rà  olKeîa  »  (IX  Eth.,  c.  2,  1  165  a,  1  7)  .  C'est  la  for- 
mule que  traduira  saint  Thomas  par  1'  «  unicuique  debetur  id  quod  suum  est.  ». 

23  Nous  lisons  avec  étonnement  le  paragraphe  suivant  dans  le  remarquable  ouvra- 
ge du  P.  Louis  LACHANCE,  o.  p.:  «  Aristote  n'a  jamais  considéré  explicitement  le  droit 
comme  un  dû.  Tout  ce  qui  a  quelque  relation  avec  l'obligation  morale  est  laissé  plus  ou 
moins  à  l'état  sous-jacent  dans  son  système.  Cependant  au  livre  cinquième  des  Ethi- 
ques, les  chapitres  qu'il  consacre  à  la  justice  générale,  à  la  fonction  du  juge,  au  problè- 
me du  «  conlrapassum  »  laissent  voir  qu'il  considère  le  droit  comme  un  dû.  S'en  rend- 
il  compte?  A-t-il  conscience  que  les  expressions  dont  il  se  sert  comportent  que  le  droit 
soit  formellement  un  dû?  Il  semble  que  non.  Et  si  de  fait  il  se  présente  comme  tel,  ce 
semble  être  une  conséquence  de  ce  qu'il  considère  la  justice  comme  une  vertu  essentielle- 
ment altruiste  et  réalisatrice.  «  Entre  toutes  les  vertus,  dit-il  au  chapitre  premier  du  même 
livre,  seule  la  justice  parait  être  le  bien  d'autrui,  car,  lui  étant  ordonnée,  elle  lui  appar- 
tient. »>  Et  donc,  quoique  l'idée  de  dette,  de  devoir,  d'obligation  soit  comprise  dans  le 
concept  de  dioit,  il  semble  qu  Aristote  ne  le  regarde  pas  comme  un  élément  caractéristi- 
que »  (Le  Concept  de  droit  selon  Aristote  et  Saint  Thomas,  Montréal,  Lévesque,  1933, 
p.   258).     Les  italiques  sont  de  nous. 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  79* 

ment  la  pensée  d'Aristote,  celle  qu'une  étude  attentive  des  textes  nous 
a  révélée.  Et  les  conclusions  du  sens  commun  n'en  diffèrent  point.  Nous 
nous  appliquerons  maintenant  à  l'étudier  dans  le  détail,  avec  l'aide  de 
saint  Thomas. 

III.  __  SAINT  THOMAS  ET  L'ÉTUDE  DE  CHACUN  DES 
ÉLÉMENTS  QUI  CONSTITUENT  LE  DROIT. 

Lorsque  saint  Thomas  entreprit  à  Paris  d'écrire  la  seconde  partie 
de  sa  Somme  théologique,  il  connaissait  déjà  à  fond  toute  cette  doctrine 
du  Philosophe.  Quelques  années  auparavant,  au  couvent  Sainte-Sabine 
à  Rome,  n'avait-il  pas  commenté  de  façon  magistrale  les  dix  livres  de 
Y  Ethique  à  Nicomaque  ™? 

De  plus,  au  début  de  sa  carrière  professorale,  tout  jeune  bachelier 
sententiaire  de  l'Université  de  Paris,  il  ne  cessait  de  se  reporter  à  la 
doctrine  de  Stagyrite.  Au  livre  troisième  de  son  Commentaire  sur  les 
Sentences  de  Pierre  Lombard,  il  s'appuie  explicitement,  en  traitant  de  la 
justice,  sur  la  doctrine  du  cinquième  livre  de  YÉthique  à  Nicomaque, 
tout  entier  consacré  au  droit.  Sa  pensée  est  limpide,  elle  a  su  dégager  tout 
ce  que  comporte  l'enseignement  du  Philosophe.  L'objet  propre  de  ia 
justice,  explique-t-il,  consiste  à  rendre  à  autrui  tout  ce  qui  lui  est  dû,  et 
ainsi  à  établir  avec  lui  une  certaine  égalité.  Or,  cette  égalité  comporte  trois 
éléments; 

Ista  autem  adaequatio  tria  compkctitur,  ut  ex  dictis  patet;  scilicet,  ut  sit 
ordinatum  ad  alterum;  ut  sit  ei  debitum:  alias  superexcederet  actio  eum  ad 
quem  fit;   et  ut  tantum  reddatur  quantum  debetur:  alias  deficeret  in  munus27. 

On  ne  saurait  désirer  doctrine  plus  explicite,  ni  fidélité  plus  grande 
au  St3gyrite.  Le  droit  est  constitué  de  trois  éléments:  il  est  une  égalité, 
mais  une  égalité  due  à  autrui. 

Aussi  pouvait-il,  plus  tard,  dès  les  premiers  mots  de  l'article  de  la 
Somme  qu'il  consacre  à  la  notion  du  droit,  résumer  avec  aisance  toute 
la  doctrine  du  Stagyrite: 

28  Saint  Thomas  composera  la  seconde  partie  de  la  Somme  dans  les  années  1271- 
1272,  à  Paris.  Il  avait  commenté  l'Ethique  à  Nicomaque  en  1266.  Il  commença  sa  car- 
rière de  professeur  en  commentant  les  Sentences  de  Pierre  Lombard  à  Paris,  de  1254  à 
1256  (voir  MANDONNET,  o.  p.,  dans  Bibliographie  thomiste,  Le  Saulchoir,  1921,  p. 
1X-XV). 

27    III  Sent.,  d.  33,  q.  3,  a.  4,  qla  1  ;  voir  aussi  ibid.  qla  5  ad  2. 


80*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Justitia:   autem  proprium  est   inter  alias  virtutes  ut   ordinet  hominem   in 
his  qua;  sunt  ad  alterum.   Importât  enim  a?qualitatem   quamdam  28. 

L'objet  propre  de  la  justice  est  de  mettre  de  Tordre  dans  l'usage  que  fait 
l'homme  des  biens  qui  appartiennent  à  autrui,  c'est-à-dire  des  biens  qui 
sont  dus  à  autrui;  mas  cela  ne  va  pas  sans  un  certain  mode  d'égalité 
qu'il  y  faut  respecter! 

Nous  ne  savons  donc  pas  de  meilleur  maître,  ni  de  guide  plus  sûr 
dans  la  matière,  que  le  saint  docteur  lui-même.  C'est  lui  que  nous  sui- 
vrons dans  l'élaboration  de  ce  travail.  Et,  puisqu'il  ne  cesse  de  répéter, 
après  le  Philosophe,  que  le  droit  est  incontestablement  une  égalité,  notre 
premier  pas  dans  cette  étude  sera  de  lui  demander  ce  qu'il  faut  entendre 
par  égalité.  Nous  serons  plus  en  mesure  dans  la  suite  de  saisir  le  sens 
qu'elle  prend  en  matière  juridique.  Nous  comprendrons  mieux  aussi 
comment  elle  pénètre  les  notions  d'altérité  et  de  dette  qu'elle  présuppose. 
Et  d'abord,  qu'est-ce  que  l'égalité? 

A.  Ce  qu'est  l'égalité  en  général  et  ce  qu'elle  suppose. 

Dire  de  certaines  choses  qu'elles  sont  égales  ou  qu'elles  ont  même 
quantité  est  un  véritable  truisme  29.  L'expérience  de  tous  les  jours  nous 
le  dit  assez  pour  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  d'insister.  Le  marchand,  pour 
sa  part,  en  est  convaincu  quand  il  pèse  le  produit  qu'il  vend!  Il  y  a 
égalité  quand  et  dans  la  mesure  où  deux  choses  ont  même  quantité. 
L'égalité,  en  d'autres  termes,  c'est  la  propriété  des  choses  partageant  une 
même  quantité. 

Mais  avoir  même  quantité  qu'autre  chose,  c'est,  sous  ce  rapport, 
convenir  avec  elle,  c'est  constituer  avec  elle  une  certaine  unité.  Aristote 
le  pense  lorsqu'il  déclare  que  l'égalité  est  l'unité  de  plusieurs  êtres  dans 
une  même  quantité.  Notons-le  bien,  les  deux  conditions  y  sont  néces- 
saires: il  y  faut  de  l'unité,  mais  l'unité  de  choses  quantitatives.  Chan- 
geons-en la  matière  pour  toute  autre  réalité,  il  sera  encore  possible  de 
trouver  de  l'unité,  s'il  y  a  convenance,  mais  ce  ne  sera  plus  celle  qui 
constitue   l'égalité.   Le  Philosophe   nous   le   rappelle   dans   une   formule 

2S   II-II,  q.   57,  a.    1. 

2y   «'<  .  .  .  idem   est   aliquid   esse   aequale   alicui  quod  habere   quantitatem   illius  »    (I 
Sent.,  d.   19,  q.   1,  a.  2). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  81* 

restée  classique:  «  L'unité  dans  la  substance,  écrit-il,  produit  l'identité; 
l'unité  dans  la  quantité,  l'égalité;  enfin,  l'unité  dans  la  qualité  cause 
la  similitude  so.  » 

Mais  l'égalité  n'est  pas  tant  le  fait  d'avoir  même  quantité  que  le 
lien  qui  rapproche  des  quantités  et  qui  naît  entre  elles  précisément  parce 
qu'elles  partagent  les  mêmes  proportions.  Aussi  saint  Thomas  précise- 
t-il  que  «  l'égalité  est  une  espèce  de  proportion,  c'est  la  proportion  des 
choses  ayanî  même  quantité  31».  On  ne  saurait  trop  distinguer,  à  son  avis, 
ces  deux  aspects  intimement  liés  de  l'égalité;  l'unité  de  quantité  et  U 
relation  d'égalité  qu'elle  cause  32. 

Soit  dit  en  passant,  cette  relation  existe  avant  même  que  la  raisor 
la  perçoive;  l'égalité  est  dans  les  choses.  Ce  n'est  certes  pas  la  mensuration 
qui  la  cause,  puisque  celle-ci  n'est  qu'un  moyen  de  connaissance.  La  rela- 
tion d'égalité  est  une  relation  réelle,  affirme  le  saint  docteur,  puisque  le 
fondement  sur  lequel  elle  s'appuie  —  l'unité  de  quantité  —  est  lui-même 
bien  réel  3S. 

Pour  tout  résumer,  disons  que  «  l'égalité  est  une  relation  fondée  sur 
une  unité  de  quantité  34».  Ainsi  définie,  l'égalité  peut  s'accommoder  de 
toute  espèce  de  quantité35;  elle  reste  toujours  elle-même,  bien  que  son 
mode  d'être  puisse  varier  selon  qu'il  s'agit  de  telle  ou  telle  autre  espèce 
de  quantité. 

En  effet,  «  il  y  a  deux  espèces  de  quantité  1a  quantité  dimensive, 
quanti  tas  molis  vel  dimensiva,  et  la  quantité  virtuelle,  quantitas  virtutis. 
La   première  est  propre   aux   corps,    l'autre   concerne   la   perfection   des 

30  V.  Met.,  c.  15:   1021  a,   12-13. 

31  «  y£qualitas  est  species  proportions:  est  enim  aequalitas  proportio  aliquorum 
habentium  unam  quantitatem  »   (I  Sent.,  d.   19,  q.   1  ad  4). 

:i2  <v  Undc  de  asqualitate  dupliciter  convenit  loqui:  aut  quantum  ad  unitatem  quan- 
titatif qua>  est  causa  ipsius,  aut  quantum  ad  relationem  conseque-ntem  »  (I  Sent.,  d.  31, 
q.  1,  a.  1).    ^  Causa  acqualitatis  est  unitas ->   (De  Ver.,  q.   10,  a.   13  ad  5). 

:;::  '<  Si  autem  consuieratur  aequalitas  quantum  ad  relationem,  sic  sequalitas  in 
creaturis  aliquid  realiter  ponit  in  utroque  extremorum  »  (I  Sent.,  d.  3  1 ,  q.  1 ,  a.  1  )  . 
«  Sed  quia  in  creaturis  supposita  asqualitatis  sunt  absoluta,  ideo  referuntur  ad  invicerri 
per  relationem  realem  mediam  »    (ibid,  ad.    1). 

;;4  «  yFqualitas  est  relatio  quidam  fundata  supra  unitatem  quantitatis  »  (J 
Sert.,  d.  31,  q.  1,  a.  1)  .  «  /Equalitas  enim  est  quaedam  connexio  unitatum  secundum 
quantitatem»    (I-II,   q.    66,   a.    2). 

;'r'    «  /Equalitas    consequitur     rationem     quantitatis     in    communi.  .  .  »      (I    Sent 
d.   19,  q.   1,  a.    1   ad   1). 


82*  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

êtres38.1)  Un  mot  sur  chacune  d'elles  nous  aidera  à  mieux  saisir  la  nature 
concrète  de  la  relation  d'égalité  qu'elle  fonde. 

La  quantité  dimensive  dont  parle  ici  saint  Thomas,  est  tout  sim- 
plement la  quantité  strictement  prédicamentale  d'Aristote.  Elle  est  la 
quantité  propre  à  l'ordre  des  corps.  Et  parce  que  les  corps  en  plus  d'être 
dénombrables  sont  aussi  mesurables,  la  quantité  qui  leur  convient  se 
dédouble  en  quantité  arithmétique  ou  discrète,  et  en  quantité  géomé- 
trique ou  continue.  La  première  s'occupe  des  nombres,  l'autre  n'a  d'in- 
térêt que  pour  les  dimensions37. 

A  cette  quantité  dimensive  ou  prédicamentale,  le  saint  docteur 
greffe  la  quantité  qu'il  appelle  virtuelle,  quantitas  virtutis.  A  vrai  dire 
cette  quantité  n'en  est  pas  une,  puisqu'elle  voyage  d'une  catégorie  d'êtres 
à  une  autre.  Ce  qui  l'intéresse  particulièrement,  c'est  le  degré  de  perfec- 
tion des  êtres  38.  N'y  a-t-il  pas  de  fait  plus  ou  moins  de  perfection  dans 
les  êtres  existants?  Ne  s'en  trouve-t-il  pas  qui  réalisent  individuellement 
de  façon  plus  parfaite  que  d'autres  la  nature  spécifique  à  laquelle  ils 
appartiennent?  Ne  dit-on  pas  de  certains  êtres  qu'ils  sont  meilleurs  que 
d'autres,  d'un  homme  qu'il  est  plus  intelligent  qu'un  autre?  On  ne 
parvient  à  hiérarchiser  la  perfection  des  êtres  créés  qu'en  les  comparant 
à  ce  qui  est  le  plus  parfait  dans  l'espèce.  Le  degré  de  perfection  suprême, 
propre  à  chaque  catégorie  d'êtres,  devient  alors  la  mesure  propre  de  la 
perfection  des  individus  qu'elle  contient;  tout  comme  dans  son  ordre 
propre,  le  nombre  a  pour  mesure  l'unité  arithmétique. 

36  «  Duplex  est  quantitas.  Una  scilicet  quae  dicitur  quantitas  molis  vel  dimensiva, 
quae  in  solis  rebus  corporalibus  est.  .  .;  alia  est  quantitas  virtutis  qua;  attenditur  secun- 
dum pertectionem  alicujus  natura;  vel   forma?»    (I,  q.   42,   a.    1    ad   1). 

3:  •<  La  quantité  se  dit  de  tout  ce  qui  est  divisible  en  parties  intégrantes,  et  dont 
chaque  partie  constitue,  par  nature,  une  chose  une  et  déterminée.  Elle  se  nomme  mul- 
titude ou  pluralité  quand  elle  est  dénombrable;  on  l'appelle  grandeur  quand  elle  n'est 
que  mensurable.  Or,  la  multiplicité,  quantité  divisible,  une  fois  divisée,  nous  donne 
des  parties  non-continues:  la  grandeur  nous  en  donne  des  continues»  (V  Met.,  c.  13; 
1020   a,    7-12). 

38  «  Virtualis  quantitas  non  est  ex  génère  suo  quantitas.  .  .  Sed  ex  génère  suo 
est  vel  fotma  accidentialis  in  génère  qualitatis  vel  forma  substantialis.  .  .»  (I  Sent., 
d.    17,  q.   2.  a.    1) . 

«  Hujusmodi  autem  quantitas  virtualis  attenditur  primo  quidem  in  radice,  id  est 
in  ipsa  perfectione  formas  vel  naturae,  et  sic  dicitur  magnitudo  spiritualis,  sicut  dicitur 
rnagnus  caler  propter  suam  intensionem  et  perfectionem.  .  .  Secundo  autem  attenditur 
quantitas  virtualis  in  effectibus  forma;.  Primus  autem  effectus  forma;  est  esse.  .  .  Se- 
cundus  auU'm  effectus  est  operatio.  Attenditur  igitur  quantitas  virtualis  et  secundum 
esse  et  secundum  operationem  »  (I,  q.  42,  a.  1  ad  1).  Nous  négligeons  la  considération 
du  nombre  transcendental  qui  relève  de  la  quantité  virtuelle  ou  transcendentale. 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  83* 

Or,  si  la  mesure  appartient  en  tcute  rigueur  au  domaine  de  la  quan- 
tité 3!),  et  si,  d'autre  part,  il  est  facile  de  mesurer  la  perfection  des  êtres, 
pourquoi  ne  pas  considérer  de  façon  analogique  cette  même  perfection 
des  êtres  comme  une  quantité  mensurable?  On  lui  donna  le  nom  de 
quantité  virtuelle,  quoique  en  réalité  elle  soit  et  demeure  une  qualité  ou 
une  perfection  quelconque.  L'apparition  de  la  quantité  virtuelle  élargit 
d'autant  le  domaine  de  la  quantité,  en  lui  soumettant  tout  le  champ 
de  la  qualité  et  des  formes. 

Voilà  ce  qu'il  fallait  dire  des  diverses  quantités.  La  relation  d'égalité 
peut  maintenant  s'asseoir  sur  l'une  ou  l'autre  d'entre  elles:  la  quantité 
numérique  soutiendra  infailliblement  une  égalité  arithmétique;  la  quan- 
tité géométrique,  à  laquelle  se  rattache  la  quantité  virtuelle,  une  égalité 
proportionnelle. 

Il  sera  utile  de  se  souvenir  au  cours  des  pages  qui  vont  suivre,  que 
l'égalité  est  non  seulement  une  relation  fondée  sur  une  unité  de  quantité, 
mais  que  l'espèce  de  quantité  détermine  à  son  tour  la  modalité  de  l'égalité 
qui  en  dépend.  Il  est  temps  d'en  voir  l'application  dans  l'étude  que  nous 
faisons  de  la  notion  du  droit. 

B.  Application  à  la  notion  du  droit. 

Le  droit  est  une  égalité.  De  ce  fait,  il  est  nécessairement  la  relation 
qui  unit  certaines  réalités  de  même  quantité.  Et  comme  toute  relation 
d'égalité  est  en  dépendance  intime  de  l'unité  de  quantité  sur  laquelle  elle 
se  fonde,  il  est,  semble-t-il,  de  toute  première  importance,  en  traitant 
de  l'égalité  juridique,  de  déterminer  d'abord  la  nature  de  cette  quantité 
ou  de  cette  matière  qu'elle  proportionne. 

L'?nalyse  sommaire  que  nous  faisions  plus  haut  de  la  définition 
du  droit  nous  a  révélé  qu'il  est  une  égalité  à  établir  ou  à  respecter  dans 
des  biens  humains,  précisément  parce  que  ces  biens  appartiennent  à 
autrui.  De  là,  le  sens  commun  a  vite  fait  de  conclure,  et  très  justement 
d'ailleurs,  que  le  droit  est  une  égalité  qui  a  valeur  morale. 

•i;)  <<  Mensura  proprie  dicitur  in  quantitatibus.  .  .  Exinde  transsumptum  est  no- 
men  mensura-  ad  omnia  genera,  ut  illud  quod  est  primum  in  quolibet  génère,  et  sim- 
plicissimum  et  perfectissimum  dicatur  mensura  omnium  quae  sunt  in  génère  illo.  .  . 
secundum  quod  magis  accedit  ad  ipsum  vel  recedit  ut  album  in  génère  colorum  »  (I 
Sent.,  d.  8,  q.  4,  a.  2  ad  3;X  Met.,  c.   1;    i052  b,   16-19). 


84*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Mais  l'ordre  moral  tout  entier,  n'est-il  pas  lui-même  un  ajustement 
ou  une  certaine  égalité?  N'est-il  pas,  en  effet,  au  témoignage  même  de 
saint  Thomas,  le  proportionnement  ou  la  conformité  de  tout  l'agir  hu- 
main aux  dictées  de  la  raison  droite40?  Faudrait-il  conclure  que  l'égalité 
juridique  couvre  toutes  'les  activités  morales  de  l'homme?  ce  serait  assu- 
rément donner  trop  d'importance  au  droit.  En  conséquence,  n'est-il  pas 
urgent  de  déterminer  la  nature  des  biens  ou  des  choses  que  l'égalité  du 
droit  proportionne?  Nous  le  ferons  sans  tarder. 

1.   De  la  matière  du  droit. 

Les  réalités  dont  s'occupe  la  morale  ne  sont  pas  toutes  de  même 
structure.  Il  est,  en  effet,  des  actes  humains  qu'elle  rectifie  et  qui  sont 
purement  intérieurs:  ce  sont  des  actes  qui  n'ont  d'intérêt  ou  de  consé- 
quence que  pour  celui  qui  les  pose.  Ainsi  il  appartient  à  l'homme  de 
savoir  modérer  à  l'occasion  certaines  ambitions  ou  certaines  impétuosités: 
la  vie  humaine  exige  de  la  mesure  et  du  tempérament,  même  dans  ses 
manifestations   d'intérêt  strictement   personnel   ou  privé. 

Le  droit  se  garde  en  toute  occurrence  de  s'occuper  de  ces  activités 
d'ordre  purement  intérieur;  elles  ne  peuvent  l'intéresser  que  dans  la 
mesure  où  elles  se  prolongent  à  l'extérieur  dans  un  fait  social  qu'elles 
motivent43.  La  raison  en  est  d'ailleurs  bien  simole,  et  nous  la  connais- 


40  «Respcndeo  dicendum  quod  omnia  quaecumque  rectificari  possunt  per  ratio- 
nem  sunt  materia  virtutis  moralis,  quae  dehnitur  per  rationem  rectam,  ut  patet  per 
Philcsophum,  in  2  Ethic.  Possunt  autem  per  rationem  rectificari  et  interiores  animae 
passiones  et  extetiores  actiones,  et  res  exteriores  qua?  in  usum  hominis  veniunt  »  (II-II. 
q.   58,  a.    8;    III,  q.   60,   a.   2). 

41  '■<  Ad  tertium  dicendum  quod  passiones  interiores,  quae  sunt  pars  materiae 
moralis,  secundum  se  non  ordinantur  ad  alteium,  quod  pertinet  ad  specialem  rationem 
justifia:,  std  earum  effectus  sunt  ad  alterum  ordinabiles,  scilicet  operationes  exteriores  » 

(II-II,  q.  58,  a.  8  ad  3).  «C'est  trop  de  simplisme*  d'impartir  au  Droit  le  gouverne- 
ment de  l'ordre  extérieur,  à  la  moralité  le  gouvernement  de  l'ordre  intérieur.  Le  droit 
pénètre  les  intentions:  les  tribunaux  civils  s'enquièrent  de  l'intention  des  contractants 
et  la  font  prévaloir  sur  la  lettre  de  leurs  conventions;  les  tribunaux  répressifs  punis- 
sent comme  meurtre  la  tentative  de  meurtre,  c'est-à-dire  l'escalade  ou  l'effraction  qui 
ont  eu  pour  mobile,  non  l'intention  de  voler,  mais  l'intention  de  tuer:  la  tentative, 
c'est  l'intention  coupable  qui  dépasse  en  perversité  les  actes  extérieurs  qui  se  sont  effec- 
tivement accomplis  »    (RENARD,  G.,  Le  droit,  l'ordre  et  ta  raison,  Paris,  Recueil  Sirey, 

1927,    p.    26). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  85* 

sons  déjà:  le  droit  est  de  sa  nature  tout  orienté  vers  autrui,  étant  cette 
égalité  que  l'on  établit  dans  des  biens  ordonnables  à  autrui.  Mais  pour 
que  ces  biens  dont  s'occupe  le  droit  scient  ordonnables  à  autrui  et  devien- 
nent un  centre  d'intérêts  parmi  les  hommes,  ne  faut-il  pas  en  tout  pre- 
mier lieu  qu'ils  soient  manifestement  extériorisés?  De  plus,  s'ils  réussis- 
sent à  intéresser  les  hommes,  n'est-ce  pas  la  preuve  évidente  que  le  droit 
qui  s'en  occupe  implique  non  seulement  la  sociabilité  des  hommes,  mais 
le  fait  même  des  relations  sociales  parmi  les  hommes,  en  vue  de  réaliser 
un  peu  du  bonheur  pour  lequel  ils  sont  faits. 

Au  concret,  quels  peuvent  bien  être  ces  biens  humains  dont  s'occupe 
le  droit  comme  de  sa  matière  propre?  Extérieurs,  ils  ne  peuvent  être  que 
des  biens  matériels  ou  des  activités  sociales.  N'est-ce  pas  en  effet  l'échange 
de  biens  matériels,  le  louage  du  travail  pour  un  salaire  convenu,  la  mise 
en  commun  des  activités  extérieures  des  hommes  en  vue  d'assurer  le  bien 
commun  de  la  société,  ou  la  distribution  de  celui-ci,  qui  motivent  toutes 
les  relations  de  droit  parmi  les  hommes42?  Oui,  on  le  remarque  bien, 
tout  cela  se  ramène  à  une  seule  catégorie  de  biens  humains,  à  savoir,  aux 
activités  extérieures  de  l'homme,  puisque  l'usage,  quel  qu'il  soit,  que 
l'on  fait  des  biens  extérieurs,  n'est  après  tout  qu'une  activité  extériorisée 
de  l'homme  43. 

Ajoutons  pour  plus  de  clarté  et  de  précision,  que  tous  ces  biens 
humains  ne  constituent  pas  la  matière  propre  du  droit  du  seul  fait  qu'ils 
peuvent,  à  l'occasion,  servir  aux  hommes;  sous  cet  aspect,  ils  n'en  for- 
ment que  la  matière  éloignée.  Ils  ne  sont  matière  propre  du  droit  que 
dans  la  mesure  où  ils  sont  effectivement  ordonnés  à  autrui  et  qu'ils 
créent,  en  vertu  même  de  cette  ordination,  le  nœud  objectif  des  relations 

42  «.  .  .  per  exteriore-s  actiones  et  per  exteriores  res  quibus  sibi  invicem  homines 
communicare  possunt,  attenditur  ordinatio  unius  hominis  ad  alium.  .  .  Et  ideo  cum 
justitia  oïdinetur  ad  alterum,  non  est  circa  totam  materiam  virtutis  moralis  sed  solum 
circa  exteriores  actiones  et  res  secundum  quamdam  rationem  objecti  specialem,  prout 
scilicet  secundum  eas  unus  homo  alteri  cooidinatur  »  (II -II r  q.  58,  a.  8;  ibid.,  a. 
11)  «...  Propria  ergo  materia  justitiae  sunt  operationes  exteriores  secundum  quod 
crdinanlur  ad  alterum.  Res  autem  exteriores,  ut  pecunia,  vel  aliquid  hujusmodi,  sunt 
materia  justifia:  in  quantum  in  usum  veniunt;  et  ideo  sunt  materia  remota  »  (III 
Sent.,  d.'33.  q.  2,  a.  2,  qla  3;   ct  ad  3). 

43  «  Respondeo  dicendum  quod,  sicut  dictum  est,  justitia  est  circa  quasdam  opera- 
tiones exteriores,  scilicet  distributionem  et  commutationem  ;  quae  quidem  sunt  usus 
quorun.dam  exteriorum,  vel  rerum  vel  personarum,  vel  etiam  opeTum  »  (II-II,  q.  61, 
a.  3)«...  omnis  humana  communicatio  est  secundum  aliquos  actus»  (I  Pol.,  lect. 
1:   III   Pol.,  lect.   7). 


86*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

de  droit  que  les  hommes  entretiennent  entre  eux  à  leur  sujet.  Car,  r*e  l'ou- 
blions pas,  le  lien  juridique  qui  attache  ces  biens  à  autrui  est  en  même 
temps  non  seulement  ce  qui  les  soustrait  à  la  convoitise  des  autres 
hommes,  mais  encore  ce  qui  impose  à  ceux-ci  l'attitude  qu'ils  doivent 
prendre  devant  eux,  à  savoir  celle  de  rendre  ou  de  respecter  le  bien  d'au- 
trui. 

C'est  ainsi  que  la  matière  propre  du  droit  se  place  au  centre  même 
des  relations  qu'entretiennent  les  hommes  à  son  sujet.  Si  elle  suppose 
l'altérité  personnelle  qui  convient  au  droit,  elle  engage  aussi  les  hommes 
dans  des  relations  nécessaires  qui  vont,  par  elle,  de  débiteur  à  créancier 
et  vice  versa. 

Telle  nous  est  apparue  la  matière  propre  du  droit,  et  telle  la  pensée 
du  saint  docteur  lorsqu'il  déclare  au  début  de  l'article  qu'il  consacre  à 
la  nature  du  droit  et  que  nous  commentons  nous-mêmes: 

Respondeo   dicendum   quod   justifias   proprium   est   inter   alias   virtutes    ut 
o-dinet  hominem  in  his  quœ  sunt  ad  alterum  44. 

Le  droit  se  fait  dans  des  biens  qui  appartiennent  à  autrui,  dans 
des  biens  qui  lui  sont  ordonnés.  Il  nous  semble  tout  naturel,  après  avoir 
déterminé  quels  sont  les  biens  qui  constituent  la  matière  propre  du  droit, 
de  traiter  de  l'altérité  qu'elle  implique  avant  d'étudier  l'ordination  qui  îa 
rend  à  autrui. 

a)    L'altérité  du  droit. 

L'altérité  qui  convient  au  droit,  nous  l'avons  laissé  à  entendre,  est 
celle  qui  oppose  l'une  à  l'autre  des  personnes  qui  se  sont  rencontrées  au 
sujet  de  certains  biens  humains  qui  les  intéressent.  De  soi,  cependant, 
elle  ne  signifie  que  l'opposition  de  certaines  réalités,  ou  plus  justement, 
elle  signifie  le  rapprochement  de  certaines  réalités,  qui  sans  cela  reste- 
raient simplement  indifférentes  l'une  à  l'autre:  unus  et  alter45. 

«   IMI,   q.    57,   a.    1. 

45  Le  latin  alter  est  de  composition  grecque.  Sa  première  syllabe  al  appartient 
au  grec  aA,  alius,  autre,  qui  signifie  de  toute  évidence,  la  distinction  ou  l'opposition 
de  certaines  réalités,  sans  plus  de  précision.  L'autre  syllabe  ter  provient  du  comparatif 
grec  repos.  Ce  suffixe  a  le  privilège  de*  faire  comparaître  devant  nous  le  second 
terme  d'une  opposition  qui  sans  cela  resterait  dans  le  vague:  unus  et  alter,  et  non  pas 
unus  et  alius.  Voir  FACCIOLATI-FORCELLINI,  Totius  latinitatis  lexicon,  Schneebergae, 
Schumann,  1833,  ad  verbum:  A.  ERNOU1-A.  MEILLET,  Dictionnaire  étymologique 
de  la  langue  latine,  Paris,  librairie  C.  Klincksieck,  193  2,  ad  v.;  Emite  BOISAGQ,  Dic- 
tionnaire éu/rnologique  de  la  tangue  grecque,  Paris,  librairie  C.  Klincksiek,  3e  éd., 
193 S,    ad    v. 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  87* 

On  rencontre  l'altérité  dans  tous  les  ordres  et  sous  toutes  les  for- 
mes. Dans  l'ordre  matériel,  on  oppose  des  choses  à  des  choses,  voire 
des  parties  d'une  même  chose;  dans  l'ordre  moral,  qui  est  l'ordre 
de  l'action,  l'altérité  ne  se  peut  rencontrer  vraiment  qu'entre  des  agents 
différents,  c'est-à-dire  entre  des  personnes  distinctes.  La  volonté  hu- 
maine, on  le  sait,  constitue,  en  chacun  des  hommes,  l'unique  agent 
naturel  qui  les  meut  vers  leur  vrai  bien;  que  son  action  soit  directe  ou 
qu'elle  soit  réfléchie  par  les  facultés  inférieures  dont  elle  se  sert,  c'est 
toujours  elle  qui  agit  46.  Ainsi,  dans  l'ordre  moral,  l'altérité  n'est  vrai- 
ment possible  qu'entre  des  personnes  bien  distinctes. 

Loin  de  nous,  dès  lors,  cette  altérité  plus  que  diminuée,  que  l'on 
suppose  parfois  entre  les  facultés  d'un  même  sujet  agissant.  Si  de  fait, 
en  raison  de  leur  objet  propre,  les  facultés  de  l'âme  sont  réellement  dis- 
tinctes les  unes  des  autres,  c'est  pourtant  l'action  d'un  même  agent  qui 
les  meut,  qui  les  (C  agit  »  et  qui  agit  par  elles,  et  qui  est  responsable.  À 
proprement  parler,  il  n'y  a  donc  pas  là  d'altérité. 

On  peut  cependant,  par  analogie,  imaginer  chaque  faculté  comme 
constituant,  à  elle  seule,  un  certain  agent  distinct  des  autres  facultés, 
autonome  et  responsable  de  ses  propres  actions.  Mais  l'altérité  qui  en 
résulte,  ne  dépasse  pas  la  métaphore47.  Quand  la  main  frappe,  ce  n'est 
pas  celle-ci  qui  punit,  mais  l'homme  qui  l'a  mue  et  qui  est  responsable. 
Cette  altérité  métaphorique,  on  le  voit,  ne  saurait  convenir,  dans  l'ordre 
moral,  qu'aux  vertus  dont  tout  l'objet  est  de  conformer  les  activités 
intérieures  de  l'homme  aux  dictées  de  la  raison  droite  individuelle.  Elle 
n'intéresse  pas  le  droit. 


4f>  '<  Non  enim  per  voluntatem  appetimus  solum  ea  quae  pertinent  ad  potentiam 
voluntatis,  sed  etiam  ca  quae  pertinent  ad  singulas  et  ad  totum  hominem  .  .  . 
quae  omnia  comprehenduntur  sub  objecto  voluntatis,  sicut  quaedam  particularia  bona  » 
(III.  q.   !Û,  a.   1). 

47  «  Sed  secundum  similitudinem  accipiuntur  in  uno  et  eodem  homine  diversa 
principia  actionem  qua  diversa  agentia;  sicut  ratio  et  irascibilis  et  concupiscibilis.  Et 
ideo  metaphorice  in  uno  et  eodem  homine  dicitur  esse  justifia  secundum  quod  ratio  im- 
perat  irascibili  et  concupiscibili,  et  secundum  quod  hae  obediunt  rationi.  .  .  »  (II -II,  q.  5  8 
a.  2).  «  Quantum  autem  ad  passiones.  .  .  per  quamdam  similitudinem  est  ibi  quâedam 
forma  justiliae,  secundum  quod  diversac  vires  computantur  ut  diversae  personae.  Undo 
sic  est  jusiitia  metaphorica  .  .  .»  (Ill  Sent.,  d.  33,  q.  3.  a.  4.  qla.  1;  I,  q.  80.  a.  1 
ad  3). 


88*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

L'altérité  propre  au  droit,  on  l'a  saisi,  est  celle  qui  oppose  Tune  à 
l'autre  des  personnes  bien  distinctes  4S.  Empressons-nous  d'ajouter  que 
cette  opposition  de  personnes,  propre  au  droit,  n'est  pas  immédiate,  c'est- 
à-dire  sans  intermédiaire.  Au  contraire,  elle  oppose  des  personnes  au  sujet 
de  biens  extérieurs  qui  les  intéressent  vivement  de  part  et  d'autre,  mais  à 
des  titres  différents.  Le  droit  se  fait  dans  des  choses,  pour  des  personnes' 
Ces  biens  extérieurs  —  actes  humains  ou  biens  matériels  dont  disposent 
les  hommes,  —  nous  les  avons  appelés  la  matière  propre  du  droit.  Exté- 
rieurs, extra-individuels,  projetés  dans  le  social,  ils  sont  le  centre  d'in- 
térêt, l'objet  autour  duquel  se  nouent  des  relations  de  droit  parmi  les 
hommes  en  vue  de  réaliser  ainsi  un  peu  de  bonheur  dont  ils  ont  tellement 
soif.  Centre  d'intérêt,  la  matière  propre  du  droit  oppose  entre  eux  les 
hommes  qu'elle  sollicite. 

Ce  point,  croyons-nous,  est  d'une  souveraine  importance,  puisque 
non  seulement  il  distingue  la  matière  propre  du  droit  de  celle  des  autres 
vertus  morales,  mais  distingue  encore  les  relations  sociales  qui  convien- 
nent au  droit,  de  celles  qu'on  rencontre  entre  amis.  En  amitié,  point 
d'intermédiaire!  Les  amis  s'aiment  mutuellement  l'un  l'autre.  Leurs  rela- 
tions vont  directement  de  l'un  à  l'autre,  elles  sont  inter-personnelles. 
L'objet  aimé,  c'est  l'autre  en  qui  on  se  retrouve  ou  que  l'on  aime  pour 
lui-même.  Ces  relations  ne  connaissent  donc  pas  d'intermédiaire,  elles 
s'y  opposent  même,  puisque  les  amis  se  rencontrent  l'un  dans  l'autre  et 
qu'ils  tendent  à  une  certaine  identification  de  l'un  et  de  l'autre  49. 


48  v'.  .  .  necesse  est  quod  alietas  ista  quam  requirit  justitia  sit  diversorum  age:.? 
potencium.  .  .  Justitia  ergo  proprie  dicta  requirit  diversitatem  suppositorum:  et  ideo 
non  est  nisi  unius  hominis  ad  alium  »  (II-II,  q.  58.  a.  2)  .  «...  ad  justitiam  pertinet 
reddere  jus  suum  unicuique,  supposita  tamen  diversitate  unius  ad  alterum;  si  quis 
cnim  sibi  cet  quod  sibi  debetur,  non  proprie  vocatur  hoc  justum  »  (II-II,  q.  57,  a.  4 
ad   1). 

4î>  «  .Amans  vero  dicitur  esse  in  amato  secundum  apprehensionem,  inquantum 
amans  non  est  contentus  superficiali  apprehensione  amati,  sed  nititur  singula  quae  ad 
amatum  pertinent,  intrinsecus  disquirere;  et  sic  ad  interiora  ejus  ingreditur  .  .  .  Sed 
quantum  ad  vim  appetitivam,  amatum  dicitur  esse  in  amante,  prout  est  per  quamdam 
complacentiam  in  ejus  affectu.  .  .  non  quidem  ex  aliqua  extrinseca  causa,  sicut  cum 
aliquis  desiderat  aliquid  propter  alterum,  vel  cum  aliquis  vult  bonum  alteri  propter  ali- 
quid  aliud,  sed  propter  complacentiam  amati  interius  radicatam  »    (I-II,  q.   28,  a.   2) 

On  trouvera  de  magnifiques  pages  sur  cette  unification  des  amants  dans  l'excellent 
ouvrage  du  R.P.  Paul  PHILIPPE,  Le  rôle  de  l'amitié  dans  ta  vie  chrétienne  selon  Saint 
Thomas  d'Aquin,  Rome.  Angeiicum.  1938.  «...  Amicitia  consistit  in  ada?quatione 
uuantum  ad  affectum;  sed  justitia  in  adaequatione  rerum  »  (III  Sent.,  d.  28,  q.  unica, 
a.   6    ad  4). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  89* 

Remarquons  enfin  que  ce  concours  de  personnes  autour  d'un  objet 
extérieur  qui  les  lie  et  les  oppose  à  la  fois  les  unes  aux  autres  et  constitue 
ainsi  ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler  un  fait  social  50,  peut  se  présenter 
de  multiples  façons. 

1  °  Ainsi,  il  est  des  relations  parmi  les  hommes  qui,  pour  être  plus 
profondément  naturelles  et  spontanées,  perdent  à  cause  de  cela  beaucoup 
de  la  rigueur  qu'on  rencontre  habituellement  dans  les  relations  de  droit. 
Ce  sont  des  relations  qui  supposent  chez  les  intéressés  une  certaine  auto- 
nomie mais  qui  accusent  d'autre  part  une  trop  grande  dépendance  des 
uns  à  l'égard  des  autres.  Dans  la  famille,  c'est  le  cas  du  fils  à  l'endroit 
de  son  père,  du  serviteur  ou  de  l'esclave  vis-à-vis  de  son  maître. 

Le  fils  est  tout  autre  que  son  père;  il  s'oppose  à  lui  dans  le  rapport 
d'inférieur  à  supérieur.  Pourtant,  qui  ne  voit  dans  le  fils  le  prolongement 
naturel  du  père  et  partant  le  lien  très  intime  qui  unit  le  fils  à  son  père; 
De  même  aussi  l'esclave  des  temps  anciens  était  bien  loin  d'égaler  son 
maître,  néanmoins  tous  voyaient  en  lui  le  bien,  la  chose,  l'instrument 
même  du  maître  51. 

En  de  tels  cas,  l'altérité  qui  oppose  les  uns  aux  autres  a  perdu  con- 
sidérablement de  sa  rigueur.  Les  relations  juridiques  entre  le  fils  et  son 
père,  entre  l'esclave  et  son  maître,  perdent  infailliblement  de  leur  impla- 
cable sévérité;  elles  deviennent  moins  impersonnelles  pour  gagner  en 
tendresse  et  en  indulgence. 

2°  A  côté  de  ces  premières  reflations  de  droit  il  en  est  d'autres  de 
beaucoup  plus  strictes.  Quand  deux  citoyens  libres  d'une  même  cité  se 

50  Le  fait  social  est  «  la  relation  sociale  qui  unit  entre  eux  deux  ou  pluisieurs 
individus,  mais  par  l'intermédiaire  d'un  objet  ou  d'un  but  qui  donnent  à  la  relation 
sociale  sa  forme  et  sa  mesure  et  qui  l'expliquent  aux  yeux  de  l'observateur.  ...  Ce 
but  est  lélcment  qui  rend  compte  du  comportement  social,  en  donne  la  raison  d'être, 
et  en  fournit,  au  sens  final  et  formel  à  la  fois,  la  cause  »  (J.-T.  DELOS,  O.  P.,  La 
°o<  iotogue  et  son  objet  propre.  Introduction  au  Précis  de  sociologie  par  A.  LEMONNYER. 
O.P.  et  R.  TROUDE,  Marseille.  Editions  Publiroc    [1934],   p.    11-12). 

51  «  Alterum  autem  potest  dici  dupliciter:  uno  modo,  quod  simpliciter  est  alte- 
rum,  sicut  quod  est  omnino  distinctum;  sicut  apparet  in  duobus  hominibus  quorum 
unus  non  est  sub  altero,  sed  ambo  sunt  sub  uno  principe  civitatis;  et  inter  tales,  secun- 
dum Philosopbum,  est  simpliciter  justum.  Aiio  modo  dicitur  aliquid  alterum,  non  sim- 
pliciter, sed  quasi  aliquid  ejus  existens;  et  hoc  modo  in  rebus  humanis  filius  est  aliquid 
patris,  quia  queddammodo  est  pars  ejus,  ut  dicitur,  et  servus  est  aliquid  domini,  quia 
est  instrumertum  ejus,  ut  dicitur»  ( II -II,  q.  5  7,  a.  4).  «  Ad  secundum  dicendum  quod 
filius,  in  quantum  filius,  est  aliquid  patris;  et  similiter  servus,  in  quantum  servus, 
est  aliquid  domini.  Uterque  tamen  prout  consideratur  ut  quidam  homo,  est  aliquid 
secundum  Si  subsistens  ab  aliis  distinctum»    (ibid,   ad    2). 


90*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

rencontrent  pour  échanger  certains  biens  dont  ils  disposent,  leur  indé- 
pendance mutuelle  rend  leurs  relations  plus  froides  et  moins  indulgentes. 
Il  s'agit  de  s'entendre  sur  les  conditions  de  l'échange.  Aucune  autre  con- 
sidération n'entre  en  jeu.  L'altérité  qui  caractérise  de  telles  transactions 
est  sans  contredit  la  plus  franche  et  la  plus  entière.  Elle  permet  en  consé- 
quence d'établir  des  rapports  de  droit  parfait. 

3°  Enfin,  parce  que  l'homme  vit  en  société  et  doit  ordonner  ses 
activités  au  profit  du  bien  commur,  c'est-à-dire  au  profit  des  autres 
hommes  de  la  société,  il  se  distingue  par  là  même  de  façon  générale,  du 
reste  de  la  société  à  laquelle  il  appartient  52.  Sans  doute,  nous  n'ignorons 
pas  que  la  société  ne  saurait  exister  en  dehors  des  membres  qui  la  compo- 
sent; mais  si  le  citoyen  est  à  son  endroit  dans  le  rapport  d'une  partie 
au  tout :'3,  nous  savons  d'autre  part  que  jamais  la  partie  ne  fut  le  tout, 
ni  le  tout,  la  partie,  pas  même  quand  il  s'agit  d'un  tout  constitué  par 
l'ordination  de  ses  membres  à  un  bien  commun 

D'ailleurs,  ce  bien  commun  lui-même  ne  diffère  pas  seulement  en 
quantité  du  bien  privé,  il  s'en  distingue  spécifiquement  54.  En  effet,  le 
bien  propre  d'une  société  ne  fut  jamais  l'addition  des  biens  privés;  au 
contraire,  s'il  est  propre  à  la  société,  c'est  précisément  parce  qu'il  trans- 
cende le  bien  particulier  des  individus!  Il  y  a  donc  altérité  stricte  entre 
l'individu,  personne  physique,  et  la  société,  personne  morale,  et  partant 
il  y  a  place  pour  des  relations  de  droit  rigoureuses  entre  l'un  et  l'autre. 

Telle  est  l'altérité  qui  convient  au  droit,  et  tels,  les  personnages 
qu'elle  permet  de  rencontrer  autour  d'un  objet  qui  leur  est  extérieur, 

5a  <t  Respondeo  dicendum  quod  justirh,  sicut  dictum  est,  ordinat  hominem  in 
comparât  ione  ad  alium.  Quod  quidem  potest  esse  dupliciter.  Uno  modo,  ad  alium  singu- 
iariter  consideratum.  Alio  modo,  ad  alium  m  communi:  secundum  scilicet  quod  ilk  qui 
servit  alicui  communicati  servit  omnibus  hominibus  qui  sub  communitate  ilia  continen- 
tur.  Ad  uuumque  igitur  se  potest  habere  justitia  secundum  propriam  rationem  »  (II-II, 
q.   58,  a.   5). 

5*»  «...  imperfectum  ordinatur  ad  perfectum.  Omnis  autem  pars  ordinatur  ad 
totum,  ut  imperfectum  ad  perfectum;  et  ideo  omnis  pars  naturaliter  est  propter  totum. 
.  .  .  Qua;libet  autem  persona  singularis  comparatur  ad  lotam  communitatem  sicut  pars 
ad  totum  ■»>  (II-II,  q.  64,  a.  2).  «  Manifestum  est  autem  quod  omnes  qui  sub  commu- 
nitate aliqua  continentur  comparantur  ad  communitatem  sicut  partes  ad  totum.  Pars, 
autem  id  quod  est  totius  est:  unde  et  quodlibet  bonum  partis  est  ordinabile  in  bonum 
totius  »    (II-II,  q.    58,   a.    5)  . 

à4  <*  Bonum  commune  civitatis  et  bonum  singulare  unius  persona;  non  differunt 
secundum  multum  et  paucum,  sed  secundum  formaient  differentiam.  Alia  est  enim  ratio 
boni  communis  et  boni  singularis,  sicut  alia  ratio  totius  et  partis.  Et  ideo  Philosophus 
dicit  quod  non  bene  dicunt  qui  dicunt  civitatem  et  domum  et  alia  hujusmodi  differre 
solum  multitudine  et  paucitate,   et  non  specie»    (II-II,   q.    58,    a.    7   ad   2). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  91* 

mais  d'un  intérêt  commun.  Ainsi  pour  revenir  à  la  formule  même 
d'Aristote  comme  à  un  leit-motiv,  disons  que  le  droit  se  fait  dans  des 
choses,  mais  pour  des  personnes. 

Nous  connaissions  les  choses  dont  s'occupe  le  droit  et  nous  venons 
de  rencontrer  les  différents  personnages  qui  s'y  intéressent.  En  terminant 
ce  paragraphe  consacré  à  l'altérité  du  droit,  nous  voudrions  ajouter  une 
remarque  qui  nous  servira  à  mieux  comprendre  encore  ce  qu'il  faut  en- 
tendre par  la  matière  propre  du  droit. 

L'altérité  du  droit,  avons-nous  dit,  est  celle  qui  oppose  des  person- 
nes que  l'intérêt  rassemble  autour  d'un  même  objet.  Or  cet  objet  d'inté- 
rêt commun  est  lui-même  très  complexe.  En  d'autres  termes,  si  le  droit 
est  au  service  d'au  moins  deux  personnes,  il  importe  d'autre  part  de 
noter  que  l'objet  qu'il  présuppose  esu  lui  aussi  constitué  d'au  moins  deux 
choses  qu'il  devra  ajuster  au  profit  de  ces  mêmes  personnes. 

En  effet,  tout  échange  ne  se  fait-il  pas  de  biens  dont  on  dispose 
de  part  et  d'autre,  et  tout  louage  de  travail  contre  un  salaire  convenu? 
Toute  diffamation  ou  toute  agression  ne  supposent-elles  pas,  d'une  part, 
un  bien  lésé,  moral  ou  physique,  et  de  l'autre,  une  satisfaction  extério- 
risée injustifiable 55?  Enfin,  en  toute  société,  la  distribution  du  bien 
commun  et  la  répartition  de  ses  exigences  n'apportent-elles  pas  à  chacun 
le  lot  qui  lui  revient?  Et  le  droit  n'en  est-il  pas  le  proportionnement? 
Il  n'est  pas  de  droit,  on  le  voit,  qui  ne  comporte  au  moins  deux  choses 
qu'il  s'emploiera  à  ajuster. 

On  comprend  mieux  maintenant  pourquoi  en  toute  situation  juri- 
dique en  souffrance,  rétablir  l'égalité  dans  les  choses  qui  appartiennent 
aux  hommes,  c'est  aussi  rétablir  l'égalité  parmi  les  hommes  56. 

Quoi  de  plus  normal  si  la  personnalité  humaine  est  inviolable  et 
si  les  actes  extérieurs  et  les  biens  matériels  dont  l'homme  fait  usage  ne 

5-"»  '<  Et  dicit,  quod  si  duorum  unus  vuineretur  et  alius  percutiat,  vel  etiam  alius 
occidat  et  alius  moriatur,  divisa  est  ha?c  actio  et  passio  in  asqualia,  quia  scilicet  percu- 
liens  vel  occidens  habet  plus  de  aîstimato  bono,  inquantum  scilicet  implevit  voluntatem 
su?m,  et  ita  videtur  esse  quasi  in  lucro.  Ille  autem  qui  vulneratur  vel  occiditur,  habet 
plus  de  malo,  inquantum  scilicet  privatur  incoluminate  vel  vita  contra  sUam  volunta- 
tem;  et  ita  videtur  esse  quasi  in  damno  »    (V  Eth.,   lect.   VI,   n°    952). 

5C  «  Cum  ergo  justum  sit  et  medium  et  xquale,  oportet  quidem  quod  inquan- 
tum .  .  est  squale  sit  in  quibusdam  rebus,  secundum  quas  scilicet  attenditur  aequalitns 
inter  duas  personas  »    (V  Eth.,  lect  IV.  n"   934)  . 

«...  Justifia  vero  ordinat  ad  alium  secundum  quod  aequatur  ei  quantum  ad  res 
circa  quas  est  justifia»    (III  Sent.,  d.    29,   a.    1    ad  4) . 


92*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

le  sont  pas?  Il  ne  faut  pas  oublier  en  effet  que  le  seul  fait  de  provenir 
de  l'homme  ou  de  lui  appartenir  les  recouvre  déjà  tous  d'un  peu  de  sa 
personnalité:  ne  sont -ce  pas  ses  activités,  ses  biens?  Par  eux,  l'homme 
ne  prolonge-t-il  pas  à  l'extérieur  sa  personnalité  elle-même?  son  âme 
ne  se  ieflète-t-elle  pas  dans  son  activité  et  sa  puissance  dans  le  domaine 
qu'il  acquiert  sur  le  monde  qui  l'entoure? 

D'autre  part,  à  son  service,  les  choses  ne  participent-elles  pas  un  peu 
à  sa  vie  propre?  Ne  s'humanisent-elles  pas  un  peu  à  son  contact: 
L'homme  se  continue  infailliblement  dans  son  activité  et  dans  les  biens 
dont  il  fait  usage.  Encore  une  fois,  rétablir  l'égalité  dans  les  activités 
ou  dans  les  biens  dont  les  hommes  déposent  c'est  du  même  coup  rétablir 
l'égalité  parmi  les  hommes  eux-mêmes  dont  ces  choses  tiennent  la  place. 
En  droit,  l'altérité  des  choses  reproduit  et  dessert  l'altérité  des  personnes. 
C'est  pourquoi  si  l'égalité  juridique  se  fait  principalement  pour  les 
hommes,    elle  s'établit  d'abord  dans  les  choses. 

Notre  étude  nous  a  conduits  jusqu'ici  à  déterminer  les  éléments 
qui  intègrent  la  matière  propre  du  droit;  ce  sont  certains  biens  humains 
au  sujet  desquels  des  hommes  entrent  en  relation  sociale  et  qui  consti- 
tuent de  ce  fait  un  centre  d'intérêt.  Nous  connaissons  les  termes  ex- 
trêmes de  cette  relation  des  choses  aux  personnes;  pour  être  complet,  il 
nous  reste  à  considérer  l'ordination  même  de  ces  biens  aux  hommes. 

On  devine  facilement  qu'en  droit,  cette  ordination  des  choses  à 
autrui  ne  s'effectue  pas  à  titre  gratuit:  les  choses  sont  dues.  C'est  par  le 
debitnm  que  choses  et  personnes  se  rencontrent  dans  l'étreinte  du  droit. 
C'est  lui  qui  organise  et  constitue  à  proprement  parler  la  matière  propre 
du  droit.  Il  importe  d'en  avoir  une  idée  claire. 

b)    Le  droit  est  un  dû  à  autrui. 
1°     La  notion  de  dû. 

On  s'entend  assez  généralement  5:  pour  assigner  au  latin  debitum 
une  explication  étymologique  concordante.  Il  vient,  dit-on,  du  latin 
debere  qui,    selon    les  philologues,    est   lui-même    un    composé    de    de- 

57  Voir   FACCIOLATI-FORCELLINT,    o.c,   ad   verbum;    A    ERNOUT-A.   MEILLET. 
o.  c,  ad  lerburn. 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  93* 

habere  5S.  Il  signifie  avoir  ou  tenir  d'un  autre  ce  que  l'on  possède  ou  ce 
dont  on  jouit:  habere  (aliquid)  de  (aliquo)  .  Ce  qui  fait  que  son  pre- 
mier sens  est  d'indiquer  la  provenance  d'un  certain  bien:  habeo  de.  .  ., 
il  vient  d'autrui. 

Mais  ce  sens  initial  du  verbe  debere  cache  mal  celui  d'une  certaine 
dépendance,  d'un  certain  lien,  d'une  obligation  qui  naît  en  celui  qui 
reçoit,  obligation  qui  le  rattache  de  quelque  manière  à  son  bienfaiteur 
ou  à  son  créancier.  Le  verbe  debere  prend  alors  le  sens  d'une  obligation 
personnelle.  C'est  ce  dernier  sens  que  l'usage  accentuera  au  point  de  le 
faire  prévaloir  absolument. 

En  effet,  les  latinistes  remarquent  5i)  que  le  verbe  habere,  partie 
composante  du  verbe  debere,  revêt  un  sens  très  particulier  —  celui  d'une 
obligation  personnelle  —  du  fait  qu'on  le  fait  suivre  d'un  infinitif 
complément:  les  expressions  habeo  facere,  habeo  reddere.  .  .  en  font  foi. 
Rien  d'étonnant,  ajoutent-ils,  que  !e  verbe  debere,  qui  absorbe  le  verbe 
habere,  en  soit  bientôt  venu  à  signifier  l'obligation  personnelle  dans 
laquelle  on  se  trouve  de  rendre  à  autrui  ce  que  l'on  a  d'abord  reçu  de 
lui,  d'autant  qu'on  l'emploie  assez  régulièrement  avec  un  infinitif  com- 
plément. L'usage  n'en  a-t-il  pas  fait  un  verbe  auxiliaire? 

De  ce  verbe  à  l'actif  qui  signifie  une  obligation  personnelle,  on  eut 
vite  fait  de  passer  au  passif.  On  ne  considéra  plus  alors,  ou  pour  le  moins 
on  ne  voulut  considérer  principalement,  que  l'objet  sur  lequel  porte 
l'obligation  personnelle:  cette  chose  est  due,  c'est  une  chose  due,  res 
débita.  En  déterminant  ainsi  l'objet,  le  participe  passé  passif  transporte 
explicitement  sur  lui  l'obligation  que  comporte  l'actif  du  verbe  debere, 
et  il  raitache  nécessairement  l'objet  à  son  propriétaire:  res  debetur  alteri, 
res  débita  alteri.  Et  comme  le  langage  a  toujours  forte  tendance  à  se 
simplifier  les  latinistes00  signalent  que' les  Romains  désignèrent  bientôt 
I'cps  alienum  ou  le  res  débita  par  le  seul  mot  debitum. 

Ainsi  de  participe  passé  passif,  le  mot  debitum  est  devenu  substan- 
tif ou,  tout  au  moins,  fut  employé  comme  tel.  Par  lui,  on  a  voulu  dé- 
signer route  réalité  ordonnée  nécessairement  à  une  autre,  ou  exigée  par 

58  On   trouve  la   forme  primitive  dehibuisti  dans  le   Trinummus  de  Plaute;    voir 
A.    LRNOUT-A.    MEILLET,   o.c. 

59  Idem.,  ibid 

fr'   Voir  entre  autres  ceux  que  nous  indiquons  à  la  note  B". 


94*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

elle,  à  un  titre  quelconque.  Voilà  justifiée  et  expliquée  la  définition  que 
nous  donne  saint  Thomas  du  debitum: 

In  nomine  ergo  debiti  importatur  quidam  ordo  exigentiae  vel  necessitatis 
?licujus  ad  quod  ordinatur  ^. 

Le  debitum  est  donc  formellement  un  ordre.  S'il  est,  sous  sa  forme 
concrète,  une  chose  ordonnée  nécessairement  à  une  autre  comme  à  sa  fin, 
il  n'en  est  pas  moins  essentiellement  constitué  par  l'ordre  de  nécessité  ou 
d'exigence  qu'il  proclame.  On  reconnaîtra  le  debitum  partout  où  l'on 
pourra  déceler  un  ordre  de  nécessité.  De  plus,  parce  que  le  debitum 
est  un  ordre,  il  suppose  une  intelligence  qui  le  cause  de  quelque  manière 
et  qui  s'y  intéresse  pour  autant.  Un  rapide  coup  d'oeil  sur  les  divers  dûs 
nous  en  convaincra,  en  même  temps  qu'il  nous  aidera  à  mieux  déterminer 
celui  qui  convient  .au  droit. 

2°  Les  espèces  de  dûs. 

1.  Dans  l'ordre  physique,  le  debitum  n'est  pas  autre  chose  que 
l'expression  des  nécessités  qui  naissent  des  causes  mêmes  de  l'être:  ce 
sont  les  dûs  ontologiques.  En  effet,  n'est-il  pas  dû  à  toute  créature  qu'elle 
ait  ce  qu'exige  sa  nature,  tant  au  point  de  vue  essentiel  qu'accidentel  62? 
Ainsi,  l'homme  ne  doit- il  pas,  en  vertu  de  son  âme,  avoir  une  intelli- 
gence, et  son  corps  ne  demande-t-il  pas  les  membres  dont  il  a  besoin 
pour  mener  sa  vie  humaine63? 

Pourtant,  bien  que  dans  l'ordre  des  essences,  ces  dûs  divers  soient, 
à  c<  point  absolus,  que  Dieu  lui-même  n'y  saurait  rien  changer,  puis- 
qu'ils expriment  les  exigences  essentielles  des  choses,  cependant,  tels 
qu'ils  sont  dans  la  réalité  des  choses,  ils  ne  constituent  que  des  dûs 
conditionnels,  puisqu'il  dépend  de  la  libre  volonté  de  Dieu  que  ces  choses 

61  1,  q.  21.  a.  1  ad  3.  Ailleurs,  se  limitant,  semble-t-il,  à  l'ordre  moral,  il 
écrit:  «  Porro  debitum  quamdam  subjectionem  et  obligationem  importât»  (OQ.  Disp., 
De  Pot.,  q.    10,  a.  4  ad  8). 

62  «  Debitum  enim  est  unicuique  rei  naturali  ut  habeat  ea  quae  exigit  sua  natura 
tam  in  essentialibus  quam  in  accidentalibus  »    (QQ.  Disp.,  De  Ver.,  q.   23,  a.  6  ad  3). 

63  «Potest  intelligi  debitum...  secundum  conditionem  naturae,  puta  si  dicamus 
debitum  esse  homini  quod  habeat  rationem  et  ea  quae  ad  humanam  pertinent  naturam  » 
(MI,  q.   ill,  a.   1  ad  2;  C.G.,  1.  2,  c.  28). 

«  Debitum  etiam  est  alicui  rei  creatae,  quod  habeat  id  quod  ad  ipsum  ordinatur; 
sicut  homini  quod  habeat  munus,  et  quod  ei  alia  animalia  serviant  »  (I,  q.  21,  a.  1 
ad    3). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  95* 

soient  C1.  En  d'autres  termes,  si  Dieu  ne  saurait  rien  changer  à  la  nature 
des  choses  65,  il  dépend  pourtant  de  sa  volonté  qu'elles  soient. 

Enfin,  dans  ce  même  ordre  —  et  ce  point  nous  intéresse  plus  parti- 
culièrement —  si  Dieu  veut  que  la  créature  soit,  il  le  veut  pour  une  fin 
bien  précise,  il  le  veut  pour  manifester  à  l'extérieur  et  sa  bonté  et  sa 
sagesse  divines  m.  En  ce  cas,  il  est  dû  à  la  créature  qu'elle  ait  à  sa  disposi- 
tion les  moyens  nécessaires  pour  assurer  le  degré  de  perfection  auquel  elle 
est  appelée,  et  par  lequel  elle  pourra  dire  à  sa  façon  la  gloire  de  Dieu. 
C'est  pourquoi  Dieu  qui  gouverne  admirablement  le  monde  se  doit  de 
donner  à  toute  créature  l'inclination  de  nature  qui  la  conduira  infaillible- 
ment à  son  bien  propre  6",  et  qui,  par  cette  fin  prochaine,  assurera  le  plus 
grand  des  biens  créés  qui  soient,  à  savoir,  l'ordre  de  l'univers  68.  Car 
enfin,  cette  inclination  de  nature  n'ordonne  pas  seulement  les  êtres  à  leur 
perfection  propre,  elle  soumet  encore  l'imparfait  au  plus  parfait  et  trans- 
forme l'univers  tout  entier  en  un  poème  merveilleux  qui  chante  la  bonté 


m  «  Nécessitas  autem  quae  est  a  posteriori  in  esse,  licet  sit  prius  natura,  non  est 
absoluta  nécessitas,  sed  conditionalis;  ut  si  hoc  debeat  fieri,  necesse  est  hoc  prius  esse.» 
«.  .  .  :  sicut,  supposito  quod  Deus  hominem  facere  vellet,  debitum  ex  hac  suppositione 
fuit  ut  animam  et  corpus  in  eo  conjungeret,  et  sensus,  et  alia  hujusmodi  adjumenta, 
tam   ininnseca   quam  extrinseca,    ei   praeberet  »    (C.    G.,   L.    2,   c.    29). 

65  Nous  savons,  en  effet,  que  les  essences  créées  ne  sont  que  la  participation  créée 
des  idées  divines,  ou  autrement  dit,  elles  constituent  la  participation  créée  de  la  nature 
divine  elle-même,  pensée  en  vue  d'être  reproduite.  Or,  de  même  que  Dieu  n'est  pas 
libre  à  l'endroit  de  son  essence  propre,  il  ne  saurait  l'être  davantage  vis-à-vis  dte  la 
constitution  des  essences  créées  qui  la  représentent  et  la  reproduisent.  Il  peut  sans  doute 
ne  pas  vouloir  reproduire  tel  être,  mais  si,  par  ailleurs,  il  se  decide  à  le  faire,  il  se 
doit  de  lui  donner  tout  ce  qu'exige  sa  nature:  ainsi  Dieu  ne  peut  pas  faire  que  l'homme 
n'ait  pas  d'intelligence.  Les  essences  sont  immuables  et  éternelles  parce  qu'elles  repro- 
duisent fidèlement  l'essence  divine;   leur  existence  est  conditionnée  par  le  vouloir  divin. 

66  «  Pioduxit  enim  Deus  res  in  esse  propter  suam  bonitatem  communicandam 
creaturis,  et  per  eas  repraesentandam  »    (I,  q.   47,   a.    1). 

®~  '<.  .  .  Cum  omnia  procédant  ex  voluntate  divina,  omnia  suo  modo  per  appeti- 
tum  inclinantur  in  bonum,  sed  diversimode  »    (I,  q.   59,  a.    1). 

«  Appetitus  naturalis  est  indinatio  cujuslibet  rei  in  aliquid  ex  sua  natura.  Unde 
naturali  appetitu  quaelibet  potentia  desiderat  sibi  conveniens»    (I,  q.   78,  a.   1   ad  3). 

«...  nécessitas  naturalis  inharens  rebus  quae  determinantur  ad  unam,  est  im- 
pressio  quaedam  Dei  dirigentis  ad  finem.  .  .;  nécessitas  naturalis  creaturarum  demons- 
trat  divinx  providentiae  gubernationem  »    (I,  q.    103,  a.    1    ad  3). 

«...  Unicuique  rei  debetur  finis  proprius  sicut  et  principium  proprium.  .  .  Finis 
autem  proprius  uniuscujusque  rei,  per  quem  in  finem  ultimum  ordinatur,  est  sua 
propria  operatic  .  .»    (II  Sent.,  d.  38,  q.    1,  a.   2). 

CS  <(  Ordo  igitur  universi  est  proprie  a  Deo  intentus  »    (I,  q.    15,  a.  12). 

«  Manifestum  est  autem  quod  forma  quam  principaliter  Deus  intendit  in  rebus 
creatis,  est  bonum  ordinis  universi»    (I,   q.   49,   a.    2). 


96*  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

et  la  sagesse  divines  69.  C'est  ainsi  que,  dans  le  monde,  naît  Tordre  natu- 
rel. 

Encore  une  fois,  aucun  de  ces  dûs  qui  proviennent  des  causes  mêmes 
de  l'êtie,  n'échappe  au  bon  vouloir  divin:  ils  sont  tous  conditionnés  pai 
lui.  A  noter  cependant  qu'aucun  d'eux  ne  connaît  à  proprement  parler 
de  débiteur:  Dieu  ne  doit  rien  à  la  créature,  il  se  doit  plutôt  à  lui-même, 
nous  le  disions  à  l'instant,  de  reproduire  à  l'extérieur  ce  que  sa  bonté 
et  sa  sagesse  ont  d'abord  déterminé  de  faire  70.  Et  parce  qu'à  proprement 
parler,  on  ne  se  doit  rien  à  soi-même,  ce  dû  de  Dieu  à  l'endroit  de  lui- 
même  ne  peut  constituer  qu'un  dû  métaphorique  71.  Considérés  en  Dieu, 
ces  dûs  ne  constituent  qu'un  ordre  intellectuel,  alors  que  du  côté  de  la 
créature,  ils  forment  l'ordre  bien  réel,  l'ordre  physique  qui  s'impose  à 
l'univers. 

Tels  sont  les  divers  dûs  qui  organisent  l'ordre  physique  dont  Dieu 
seul  est  l'auteur  et  le  responsable.  Or,  de  même  que  l'idée  de  l'ordination 
des  natures  à  leur  propre  fin,  idée  qui  constitue  en  Dieu  la  loi  éternelle  Vi, 
s'appuie  en  lui  sur  la  connaissance  qu'il  a  de  ces  mêmes  natures;  ainsi, 
la  vie  morale  qui  unifie  toutes  les  activités  de  l'homme  en  tendance  vers 
sa  fin  ultime,  suppose  en  celui-ci  la  connaissance  préalable  de  cette  fin 
à  laquelle  il  est  ordonné.  Cette  fin  connatureille,  Dieu  donne  à  l'homme 
de  la  connaître  dans  les  inclinations  foncières  de  sa  nature,  inclinations 
qui  sont  en  lui  la  participation  de  la  loi  éternelle  par  laquelle  Dieu  or- 

^  «  Sic  igitur  et  in  partibus  universi  unaqua?que  creatura  est  propter  suum  pro- 
prium  actum  et  perfectionem.  Secundo  autem,  creatura?  ignobiliores  sunt  propter 
nobiliores;  sicut  creatura?  qua?  sunt  infra  hominem,  sunt  propter  hominem.  Singula? 
autem  creaturae  sunt  propter  perfectionem  totius  universi.  Ulterius  autem,  totum 
universum  cum  singulis  suis  partibus  ordinatur  in  Deum,  sicut  in  finem;  inquantum 
in  eis  per  quamdam  imitationem  divina  bonitas  repra?sentatur  ad  gloriam  Dei  »  (I,  q. 
65,  a.  2).  ft  Unde  in  rebus  naturalibus  gradatim  species  ordinatae  esse  videntur;  sicut 
mixta  periectiora  sunt  elementis;  et  planta;  corporibus  mineralibus;  et  animalia  plantis; 
et  homines  aliis  animalibus;  et  in  singulis  horum  una  species  perfectior  aliis  invenitur. 
Sicut  ergo  divina  sapientia  causa  est  distinctionis  rerum  propter  perfectionem  universi, 
ita  et  inaqualitatis  »    (I,  q.  47,  a.   2)  . 

™  «  Debitum  enim  est  Deo,  ut  impleat  in  rebus  id  quod  ejus  sapientia  et  voluntas 
habet,  et  quod  ipsius  bonitatem  manifestât.  Et  secundum  hoc,  justitia  Dei  respicit 
c'ecenliam  ipsius.  secundum  quam  reddit  sibi  quod  sibi  debetur »    (I,  q.   21 ,  a.   1   ad  3)  . 

71  II-II,   q.    58,   a.    2. 

72  «  Unde,  sicut  ratio  divina?  sapientia?,  inquantum  per  earn  cuncta  sunt  creata, 
lationem  habet  artis,  vel  exemplaris,  vel  idea?;  ita  ratio  divina?  sapientia?  moventis 
omnis  ad  ciebitum  finem  obtinet  rationem  legis.  Et  secundum  hoc  lex  aeterna  nihil  aliud 
est  quam  ratio  divina?  sapientia?,  secundum  quod  est  directiva  omnium  actuum  et 
motionum  »    (I-II,  q.   93,  a.    1). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  97* 

donne  toutes  choses  à  leur  fin  ~3.  Connues,  elles  fournissent  à  l'homme 
les  directives  toutes  premières  de  sa  vie  humaine,  elles  prennent  en  son 
intelligence  valeur  de  loi,  c'est  la  loi  naturelle.  Bref,  sur  'la  connaissance 
de  ses  inclinations  naturelles,  c'est-à-dire  sur  la  loi  naturelle,  et  par  elle, 
sur  la  loi  éternelle  même,  repose  route  la  vie  morale  de  l'homme  '4. 
Il  doit  y  conformer  toutes  ses  activités.  Or,  c'est  précisément  dans  la 
conformité  des  activités  de  l'homme  aux  exigences  de  sa  fin  naturelle, 
que  nous  rencontrons  les  dûs  qui  intéressent  le  droit. 

2.  La  vie  morale  de  l'homme  se  déroule  sur  deux  champs  d'action 
différents.  D'une  part,  c'est  la  vie  morale  de  chaque  individu  en  son 
particulier,  celle  qui  organise  ses  activités  intimes,  les  activités  qui  n'ont 
d'intérêt  que  pour  lui  personnellement,  parce  qu'elles  sont  tout  inté- 
rieures; c'est  la  vie  morale  qui  le  met  en  contact  direct  avec  sa  fin  ultime, 
on  l'appelle  vie  morale  individuelle.  L'autre,  c'est  la  vie  que  l'homme 
mène  en  compagnie  des  autres  hommes,  en  collaboration  avec  eux,  c'est 
la  vie  qui  le  met  en  continuelles  relations  avec  eux,  et  qui  l'ordonne 
aussi  à  sa  fin  ultime,  mais  en  le  faisant  passer  par  la  société;  c'est  la  vie 
proprement  sociale.  Dans  l'une  et  l'autre  vie,  on  rencontre  des  exigences, 
et  par  conséquent  du  debitum. 

Il  y  a  d'abord  le  dû  selon  la  règle  de  la  raison  droite.  C'est  celui 
qui  convient  à  la  vie  morale  individuelle  et  ordonne  l'homme  à  sa  fin 
dans  les  activités  de  sa  vie  privée.  Pour  qu'un  homme  soit  vertueux  — 
et  il  doit  l'être  s'il  veut  être  entièrement  lui-même  —  il  doit  soumettre 
son  appétit  à  sa  raison  droite.  En  d'autres  termes,  la  raison  droite  exig* 


,3  «  .  .  .  manifestum  est  quod  omnia  participant  aliqualiter  legem  aeternam,  inquam- 
tum  scilicet  ex  impressione  ejus  habent  inclinationes  in  proprios  actus  et  fines.  Inter  cae- 
tera autem  rationalis  creatura  excellentiori  quodam  modo  divinae  providentize  subjacet, 
inquantum  et  ipsa  fit  providenlia»  particeps,  sibi  et  aliis  providens.  Unde  et  in  ipsa  partici- 
pator ratio  alterna,  per  quam  habet  naturalem  inclinationem  ad  debitum  actum  et  finem  : 
et  talis  participate  legis  alternas  in  rationali  creatura  lex  naturalis  dicitur  »  (I-II,  q.  91, 
a.    2;_et  ad   3).  • 

»4  «  .  .  .Primum  ex  quo  dependet  ratio  omnis  justitiae,  est  sapientia  divini  in- 
tellectus,  qui  res  constituit  in  débita  proportione  et  ad  se  invicem  et  ad  suam  causam: 
in  qua  cuidem  proportione  ratio  justitiae  creatae  consistit  »  (QQ.  Disp.,  de  Ver.,  q.  23, 
a.  6;  I,  q.  21,  a    4  ad  4) . 

On  lira  avec  intérêt  le  profond  article  d'Amédée  de  Silva  TAROUCA,  sur  L'idée 
d'ordre  dans  la  philosophie  de  Saint  Thomas,  dans  Rev.  Néoscolastique,   193  7,  en  par- 
ticulier, p.   354-355. 


98*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

que  l'appétit  lui  soit  soumis  75;  c'est  même  en  cela  que  consiste  essen- 
tiellement la  vie  de  la  vertu  morale76.  A  remarquer  cependant,  que  ce 
dû  n'arrivera  jamais  de  soi  à  intéresser  le  droit,  car  nous  l'avons  vu, 
les  facultés  d'un  même  homme  qu'il  soumet  à  la  raison,  ne  peuvent 
que  par  analogie  ou  métaphore,  être  considérées  comme  agents  indépen- 
dants. Il  suffit  cependant  à  constituer  une  certaine  justice  métaphori- 
que 77. 

A  côté  de  ce  dû  qui  ne  regarde  que  la  vie  morale  individuelle,  il 
en  est  un  autre  qui,  bien  qu'intéressant  la  vie  sociale  proprement  dite,  ne 
s'impose  pas  aux  citoyens  au  nom  de  la  loi,  mais  en  vertu  de  l'honnêteté 
même  des  moeurs.  Saint  Thomas  l'appelle  dû  moral  78.  En  effet,  on  ne 
conçoit  pas  qu'un  honnête  homme  puisse  ne  pas  être  vrai  dans  ses  actions 
comme  dans  ses  paroles  ou  qu'il  ne  soit  pas  affable  et  aimable  dans  ses 
relations  avec  autrui.  Il  est  dû  à  la  vertu  que  l'honnête  homme  soit  un 
gentilhomme:  c'est  le  dû  moral. 

3.  Enfin,  il  est  un  dû  qui  se  recommande  à  l'homme  au  nom  même 
de  la  loi:  le  dû  légal.  Conscient  que  par  lui-même,  il  ne  saurait  convena- 
blement mener  sa  vie  humaine,  l'homme  se  joint  à  ses  semblables,  pour 
assurer  avec  eux  ce  bien-vivre  auquel  il  tend  naturellement.  De  ce  premier 
vouloir  d  assurer  son  bien  propre  en  même  temps  que  le  bien  commun, 
naît  pour  chacun  l'obligation,  non  seulement  de  travailler,  mais  de  colla- 
borer en  soumettant  ses  activités  extérieures,  ses  biens  même,  aux  exigen- 
ts <«  Alix  virtutes  morales  consistunt  principaliter  circa  passiones,  quarum  rectifi- 
catio  non  attenditur  nisi  secundum  comparationem  ad  ipsum  hominem  cujus  sunt 
passiones,  secundum  scilicet  quod  irascitur  et  concupiscit  prout  debet  secundum  diversas 
circumstantias.  Et  ideo  medium  talium  virtutum  .  .  .  accipitur  .  .  .  solum  secundum 
comparationem  ad  ipsum  virtuosum.  Et  propter  hoc  in  ipsis  est  medium  solum  secun- 
dum raiionem  quoad  nos»  (II-II,  q.  58,  a.  10).  «  Sed  medium  quoad  nos  est  quia 
neque  supejabundat  neque  deficit  a  débita  proportione  ad  nos.  Et  propter  hoc,  istud 
medium  non  est  idem  quoad  omnes  »   (II  Eth.,  lect.  6,  n°  311). 

76  «  Virtus  moralis  nihil  aliud  est  quam  participatio  quaedam  rationis  recta»  in 
parte  appetitiva  »    {De  Virt.  in  comm.,  a.    12  ad   16). 

77  «  Justitia  proprie  dicta  attendit  debitum  unius  hominis  ad  alium;  sed  in  om- 
nibus aliis  virtutibus  attenditur  debitum  inferiorum  virium  ad  rationem;  et  secundum 
rationem  hujus  debiti,  Philosophus  assignat  quamdam  justitiam  metaphoricam  »  (I-II, 
q.   1  OC,  a.  2  ad  2:  a.  3  ad  3;  III  Sent.,  d.  33,  q.  3,  a.  4,  qla  i). 

"8  «  .  .  .Debitum  autem  morale  est  quod  aliquis  debet  ex  honestate  virtutis.  Et 
quia  debitum  necessitatem  importât,  ideo  taie  debitum  habet  duplicem  gradum.  Quod- 
dam  enim  est  sic  necessarium  ut  sine  eo  honestas  morum  conservari  non  possit.  .  .  et 
sic  ad  hoc  debitum  pertinet  quod  homo  talem  se  exhibeat  alteri  in  verbis  et  in  factis, 
qualis  est.  Et  ideo  adjungitur  justitia*.  Veritas.  .  .  Aliud  vero  debitum  est  necessarium, 
sicut  conferens  ad  majorem  honestatem,  sine  quo  tamen  honestas  conservari  potest; 
quod  quidem  debitum  attendit  liberalitas,  affabilitas  sive  amicitia,  aut  alia  hujus- 
tnodi.  .  .»    (II-II,  q.   80.  art.    1). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  99* 

ces  du  bien  commun.  L'homme  vivant  en  société  se  voit  ainsi  entouré 
d'un  ensemble  d'obligations  ou  d'exigences  qui  le  lient  à  l'endroit  de  la 
société  tout  entière  ou  de  quelqu'un  de  ses  membres.  Il  ne  saurait  dès  lors, 
sans  injustice  ou  sans  détriment  pour  le  bien  général,  se  soustraire  à 
aucune  d'elles. 

Et  parce  qu'il  n'est  pas  toujours  facile  aux  hommes  de  connaître  les 
vraies  exigences  du  bien  commun,  il  appartient  à  la  loi  d'interpréter  ou  de 
déterminer  auprès  de  chacun  ce  qu'il  doit  à  autrui  en  vertu  de  ce  même 
bien  commun.  Que  cet  autre  à  qui  l'on  doit  soit  un  simple  citoyen  ou  que 
ce  soit  l'État  tout  entier,  la  loi  s'impose  impartialement  à  tous  les  citoyens. 
Elle  assigne  à  chacun  ce  qui  lui  revient  de  l'effort  à  fournir  ou  des  avanta- 
ges à  retirer;  elle  garantit  même  à  chacun  son  bien  propre  par  la  protec- 
tion efficace  qu'elle  lui  assure.  C'est  ainsi  que,  d'une  part,  la  loi  engendre 
des  dûs  stricts  qu'on  appelle  légaux  à  cause  d'elle  "9,  et  que,  d'autre  part, 
elle  inaugure  l'ordre  social  proprement  dit. 

C'est  donc  en  dépendance  du  bien  commun  que  le  dû  légal  s'empare 
des  biens  matériels  ou  des  activités  extérieures  de  l'homme  pour  les  or- 
donner à  qui  ils  reviennent  comme  à  leur  fin  propre.  Mais  il  importe  de 
noter  que  cette  ordination  à  autrui,  ce  dû  légal,  ne  suppose  pas  seulement 
le  propriétaire  de  ces  biens,  elle  implique  encore  le  débiteur  à  qui  il 
s'impose  et  qui  doit  s'y  soumettre. 

Le  dû  légal  organise  par  conséquent  la  matière  propre  du  droit.  Il 
constitue  un  ordre  qui  va  non  seulement  des  choses  aux  personnes,  mais 
encore  de  celles-ci  entre  elles  en  passant  par  l'objet  commun;  un  ordre 
social,  puisqu'il  intéresse  les  hommes  qu'il  met  en  contact;  un  ordre  ob- 
jectif aussi  puisqu'il  se  présente  impartialement  aux  uns  et  aux  autres 
au  nom  même  du  bien  et  s'impose  avec  force,  non  pas  tellement  à  cause 
de  la  contrainte  civile  qui  peut  l'accompagner  80,  qu'en  vertu  de  la  né- 
cessité qui  en  fait  le  moyen  le  plus  apte  pour  assurer  le  bien  commun  de 

79  «  Debitum  quidem  legale  est  ad  quod  reddendum  aliquis  lege  adstringitur  » 
(.11-11,  q.  80,  art.  1).  «  Sicut  supra  dictum  est,  duplex  est  debitum:  unum  quidem 
legale  ad  quod  reddendum  homo  lege  compellitur.  .  .»    (II -II,  q.    102,  a.   2  ad  2)  . 

80  «  Ad  secundum  dicendum,  quod  m?jor  potestas  majorem  debet  habere  coac- 
tionem.  Sicut  autem  civitas  est  perfecta  communitas,  ita  princeps  civitatis  habet  perfec- 
tam  potestatem  coercendi;  et  ideo  potest  infligere  peenas  irreparabiles,  scilicet  occisionis 
vei  rrulilationis  »    (II-II,  q.   65,  a.  2  ad  2)  . 

c  Ftspondeo  dicendum  quod,  sicut  ex  supradictis  patet,  lex  de  sui  ratione  duo 
habet:  primo  quidem,  quod  est  régula  humanorum  actuum;  secundo,  quod  habet  vim 
c  >activam  »    (I-II,   q.   96,  a.   5). 


100*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

la  société,  et  par  lui,  la  fin  que  chaque  homme  désire  atteindre  si  ardem- 
ment. Voilà  'le  dû,  le  seul  qui  convienne  au  droit  81. 

Si  maintenant  nous  résumions  à  grands  traits  ce  que  notre  étude 
nous  a  permis  de  saisir,  nous  dirions  que  la  matière  propre  du  droit  est 
faite  de  biens  matériels  ou  d'actes  humains  extérieurs,  dans  la  mesure  où 
les  uns  et  les  autres  sont  ordonnés  nécessairement  à  autrui,  parce  qu'ils 
lui  sont  dûs  à  quelque  titre,  quel  que  soit  cet  autre  qui  les  réclame,  simple 
citoyen  ou  l'Etat  tout  entier. 

Enfin,  parce  que  ces  choses  qui  constituent  la  matière  propre  du 
droit  doivent  être  ordonnées  par  leur  débiteur  à  leur  destinataire,  elles 
ne  sont  pas  seulement  extra-individuelles,  elles  ont  de  plus  une  valeur 
sociale  et  constituent  un  centre  ou  point  d'attrait  objectif  autour  duquel 
s'attache  l'intérêt  des  hommes.  Ainsi  la  matière  propre  du  droit  forme 
tout  un  système  qui  va  des  choses  aux  personnes,  un  ordre  qui  s'impose 
aux  hommes  au  nom  même  du  bien  commun  et  qui,  en  remettant  à  cha- 
cun ce  qui  lui  revient,  commande  entre  eux  des  relations  nécessaires. 

C'est  là,  sans  aucun  doute,  la  pensée  de  saint  Thomas.  Il  le  déclare 
ouvertement  dans  un  texte  qu'il  nous  tarde  de  reproduire.  La  matière 
propre  du  droit,  écrit-il,  n'épuise  pas  toute  la  matière  de  l'ordre  moral, 
elle  se  limite  au  contraire,  pour  sa  part,  aux 

exteriores  actiones  et  res  secundum  quamdam  rationem  objecti  speciatem, 
prout  scilicet  secundum  eas  unus  homo  alteri  coordinatur  82. 

Notre  étude  eût  été  considérablement  tronquée  si  elle  n'avait  souli- 
gne ce  trait  caractéristique  de  la  physionomie  du  droit,  à  savoir  que  la 
matière  qu'il  suppose  est  tout  simplement  objective,  toute  prégnante  de 
social,  et  constitue  un  objet  toujours  complexe:  elle  est  faite  d'au  moins 
deux  choses.     C'est,  en  effet,  dans  ces  choses,  dans  ces  activités  extérieures 

81  «  Justitia  est  circa  operationes  quae  sunt  ad  alium  sub  ratione  debiti  legalis  » 
(II-II,  q.  23,  a.  3  ad  1).  «...tale  debitum  legale  proprie1  attendit  justitia»  (II-II, 
q.   80,  art     1). 

82  II-II,  q.  58,  a.  8.  C'est  aussi  la  doctrine  qu'il  reproduit  à  l'article  qu'il  consa- 
cre à  la  notion  du  droit.  Le  droit,  dit-il,  ordonne  l'homme  dans  les  biens  qui  appartien- 
nent à  autrui:  «  Respondeo  dicendum  quod  justitia?  proprium  est  inter  alias  virtutes 
ut  ordinet  hominem  in  his  quœ  sunt  ad  alterum  .  .  .  Aliae  autem  virtutes  perficiunt 
hominem  in  his  quae  ei  conveniunt  secundum  seipsum  »  (II-II,  q.  57,  a.  1).  Voici, 
d'ailleurs,  un  autre  texte  et  des  plus  explicites:  «Respondeo  dicendum  quod,  sicut  dic- 
tum est,  materia  justitia?  est  operatio  exterior,  secundum  quod  ipsa,  vel  res  qua  per  earn 
utimur,  proportionatur  alteri  peTSonae,  ad  quam  per  justitiam  ordinamur  »  (II-II, 
q.  58,  a.   11). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  101* 

cj  par  l'usage  des  biens  matériels  que  l'égalité  juridique  va  s'établir. 
C'est  le  dernier  point  qu'il  nous  reste  à  considérer. 

2.   De  l'égalité  propre  au  droit. 

Déterminer  l'égalité  de  certaines  choses  c'est  faire  appel  à  une  cer- 
taine mesure  ^  qui  permette  d'en  reconnaître  la  vraie  quantité  84  et  par- 
tant de  fixer  les  parts  égales.  Mais  si  toute  mesure  est  constituée  dans 
l'indivisible  85  elle  doit  de  plus  être  homogène  au  mesuré  86;  c'est  lui 
qui  détermine  la  nature  de  la  mesure. 

Or,  nous  savons  que  pour  être  tout  simplement  lui-même  l'homme 
se  doit  de  rectifier  ses  passions  selon  les  exigences  de  sa  raison  droite.  En 
ce  cas  la  raison  devient  la  mesure  de  ce  qu'il  peut  ou  doit  faire.  Mais  la 
vie  de  chaque  homme  n'est-elle  pas  travaillée  par  des  facteurs  aussi  puis- 
sants que  multiples  et  variés?  C'est  le  tempérament,  l'atavisme,  l'émoti- 
vite,  la  santé,  le  milieu  social  dans  lequel  l'homme  a  vécu,  et  que  sais-je 
encore?  Si  tous  ces  facteurs  jouent  leur  rôle  dans  la  vie  humaine  il  est  à 
remarquer  que  leur  influence  varie  en  intensité  et  en  complexité  d'un  indi- 
vidu à  l'autre. 

C'est  ce  qui  explique  que  la  raison  droite  individuelle,  norme  de 
l'activité  humaine,  doit,  en  respectant  les  principes  qui  la  dirigent  elle- 
même,  s'adapter  à  chacun  et  à  chaque  circonstance.  En  d'autres  termes, 
la  norme  des  actions  de  la  vie  strictement  personnelle  est  essentiellement 
individuelle.  Telle  mesure  qui  convient  à  celui-ci  est  tout  à  fait  contraire 
à  celui-là.  Rien  d'étonnant  que  l'égalité  qui  se  fonde  sur  une  telle  mesure 
et  qui  convient  à  l'objet  des  vertus  morales  autres  que  la  justice,  consiste 
à  mettre  l'homme  d'accord  avec  lui-même:  c'est  la  «  rectiûcatio  hominis 
in  seipso  8r  »  selon  une  mesure  ou  un  milieu  que  détermine  la  raison  droite 


*'*  «  .  .  .  Assimilari,  supra  hoc  quod  est  simikm  esse,  ponit  quemdam  motum  et 
accessum  ad  unitatem  qualitaris  et,  similiter,  adsequari,  ad  quantitatem  »  (I  Sent.,  d.  19, 
q.    1,  a     2). 

S4  «...  dicitur  enim  mensura  illud  per  quod  innotescit  quantitas  rei  »  (I  Sent., 
d.  8,  q.  4,  a.  2  ad  3).  C'est  la  traduction  littérale  d'un  passage  des  Métaphysiques 
d'ARISTOTr.  1.  X,  c.   1:    1052b,  20. 

85  X  Met.,  c.   1;    1052b,  3  2. 

80  <f  .  .  .  Hanc  mensuram  enim  oportet  esse  homogeneam  mensurato  »  (I,  q.  3, 
a.  5  ad  2).  Encore  une  traduction  littérale  d'Aristote  (X  Met.,  c.  1;  1053a,  24). 
«.  .  .   mensura  proxima  est  homogenea  mensurato»    (I -II,  q.    19,   a.   4   ad   2). 

»•    II-II,  q.  58,  a.  8. 


102*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

in  îividuelle:  «  medium  secundum  rationem  quoad  nos88.  »  Saint  Tho- 
mas nous  le  déclare  explicitement  à  l'article  que  nous  étudions  et  qu'il  con- 
sacre à  la  notion  du  droit: 

.  .  .Sic  igitur  illud  quod  est  rectum  in  operibus  aliarum  virtutum,  ad  quod 
tendit  intentio  virtutis  quasi  in  proprium  objectum,  non  accipitur  nisi  per 
tomparationem  ad  agentem  89. 

a)    Le  droit,  une  égalité  selon  une  mesure  objective. 

Il  en  va  bien  autrement,  on  s'en  doute,  quand  il  s'agit  de  déterminer 
la  mesure  selon  laquelle  l'égalité  doit  être  faite  en  matière  juridique.  Nous 
avons  vu,  en  effet,  que  la  matière  qui  doit  informer  l'égalité  du  droit 
est  toute  prégnante  de  social:  elle  est  faite  de  biens  extérieurs  dont  les 
hommes  se  servent  et  d'activités  sociales  dans  la  mesure  où  les  uns  et  les 
autres  sont  ordonnés  à  autrui  et  constituent  ainsi  un  centre  d'intérêt  par- 
mi les  hommes. 

Sociale,  extra-individuelle,  la  matière  propre  du  droit  est  marquée 
d'un  caractère  d'objectivité  qui  la  distingue.  Aussi,  pour  lui  être  homogè- 
ne, la  mesure  qui  lui  convient,  doit-elle  à  son  tour,  revêtir  un  caractère 
social  et  se  prendre  par  rapport  à  autrui 90.  En  d'autres  termes,  la  mesure 
qui  convient  au  droit  doit  être  essentiellement  objective,  car  il  n'est  plus 
question  de  mettre  l'homme  tout  simplement  d'accord  avec  lui-même,  il 
s'agit  d'ajuster  son  agir  extérieur  aux  exigences  sociales  et  réelles  d'autrui, 
fallût-il  pour  cela,  en  souffrir  dans  son  bien  propre. 

En  ce  cas  il  est  nécessaire  que  la  mesure  de  l'égalité  juridique  fasse 
abstraction  des  conditions  personnelles  ou  des  sentiments  souvent  trop 
intéressés  des  hommes.  Ce  qui  est  dû  à  autrui  et  ce  qu'il  faut  remettre, 
n'est  certes  pas  et  ne  sera  jamais  ce  qu'un  débiteur  malhonnête  ou  en 
mauvaise  posture  financière  consentiiait  à  payer;  ce  n'est  certes  pas  non 
plus,  dans  la  société,  la  distribution  capricieuse  des  charges  et  des  hon- 
neurs que  ferait  un  chef  d'État. 

8S  «  Respondeo  dicendum  quod,  sicut  supra  dictum  est,  alia?  virtutes  morales 
principaliter  coniistunt  circa  passiones;  quarum  rectificatio  non  attenditur  nisi  secun- 
dum comparationem  ad  ipsum  hominem,  cujus  sunt  passiones,  secundum  scilicet  quod 
irascitur  et  concupiscit,  prout  debet,  secundum  diversas  circumstantias  ...  et  propter 
hoc  in  ipsis  est  medium  solum  secundum  rationem  quoad  nos»  (II -II,  q.  58,  a.  10). 
Voir  aussi  II  Eth.;  lect.  6,  n°  311;   I-II,  q.  64,  a.    1. 

89   II-II,  q.   57,  a.    1. 

00  «  Respondeo  dicendum  quod  jus  sive  justum  dicitur  per  commensurationem 
ad  r.lterum  »    (II-II,  q.   57,  a.  4). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  103* 

La  mesure  de  l'égalité  du  droit  doit  toujours  se  prendre  par  rapport 
à  autrui,  c'est-à-dire  par  rapport  à  ce  qui  revient  vraiment  à  autrui. 
Elle  doit  se  tenir  du  côté  de  l'objet  qui  intéresse  et  qui,  à  cause 
de  cela,  est  au  centre  (inter-esse)  des  relations  sociales  parmi  les  hommes. 
Strictement  objective,  la  mesure  de  l'égalité  du  droit  ne  se  distrait  en 
aucune  façon  des  exigences  sociales  dont  elle  veut  tenir  compte  et  qu'elle 
sert  résolument.  Elle  en  indique  tout  paisiblement  le  juste  milieu,  le  mi- 
lieu objectif,  le  milieu  réel,  le  medium  rei  dont  nous  parlait  Aristote  au 
chapitre  précédent. 

Enfin,  pour  être  strictement  objective,  la  mesure  de  l'égalité  juridi- 
que n'en  est  pas  moins  conforme  à  la  raison  droite  de  chacun  91.  Le  sim- 
ple bon  sens  ne  fait-il  pas  comprendre  à  chacun  qu'il  est  bon,  qu'il  est 
même  dans  l'intérêt  de  tous  et  de  chacun  qu'il  en  soit  ainsi? 

En  taillant  dans  les  choses  des  parts  égales,  la  mesure  qui  convient 
au  droit  impose  du  même  coup  aux  hommes  la  part  des  efforts  qu'ils 
doivent  fournir  ou  qu'ils  peuvent  exiger  pour  assurer  l'égalité  juridique. 
C'est  ainsi  qu'il  devient  possible  à  l'égalité  juridique  de  s'emparer  par 
information  de  la  matière  qui  lui  est  propre  et  d'établir  ou  de  rétablir 
l'ordre  et  la  paix  parmi  les  hommes.  C'est  par  elle  que  sont  rectifiées  les 
relations  des  citoyens  entre  eux.  Écoutons  saint  Thomas  nous  le  dire  à 
l'article  que  nous  commentons: 

.  .  .  Rectum  vero  quod  est  in  cpere  justitia?,  etiam  praeter  comparationem 
ad  agentem,  constiîuitur  per  comparationem  ad  alium:  illud  enim  in  opère 
vostro  dicitur  esse  justum  quod  rcspondet  secundum  aliquam  œqualitatem 
chéri  *e. 

Telle  nous  est  apparue,  d'une  façon  générale,  l'égalité  du  droit: 
une  égalité  stricte  faite  dans  des  choses  pour  des  personnes  selon  une  me- 
sure purement  objective.  Par  elle,  on  rend  à  chacun  tout  ce  qui  lui  est  dû 
selon  les  exigences  même  du  bien  commun. 


5,1  <■  .  .  .  virtus  moralis  dicitur  consistée  in  medio  per  conformitatem  ad  rationem 
rectam.  Sed  quandoque  contigit  quod  medium  rationis  est  etiam  medium  rei;  et  tune 
oportet  quod  virtutis  moralis  medium  sit  medium  rei,  sicut  est  in  iustitia.  [.  .  .]  Cujus 
ratio  est  quia  justitia  est  circa  operationes  quae  consistunt  in  rebus  exterioribus,  in  quibus 
rectum  institui  debet  simpliciter  et  secundum  se,  ut  supra  dictum  est:  et  ideo  medium 
rationis  in  justitia  est  idem  cum  medio  rei,  in  quantum  scilicet  justitia  dat  unicuique 
quod  debet,  et  non  plus  nec   minus  »    (I-II,   q.    64,   a.    2)  . 

'•'-    II-II,  q.   57,  a.    1. 


104*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Mais  tout  n'est  pas  dit  de  l'égalité  du  droit,  car  il  est  plus  d'une 
façon  de  la  réaliser  concrètement  sans  compter  que  toute  rigoureuse  et 
tout  objective  qu'elle  puisse  être,  il  n'est  pas  toujours  facile  de  la  déter- 
miner z.vec  une  absolue  précision,  parce  qu'il  n'est  pas  toujours  facile 
de  connaître  avec  exactitude  la  matière  qu'elle  présuppose,  et,  dès  lors, 
la  mesure  sur  laquelle  elle  s'appuie.  Nous  le  verrons  à  l'instant,  en  jetant 
un  coup  d'ceil  rapide  sur  les  divers  cas  d'égalité  juridique. 

b)  Les  diverses  égalités  juridiques. 

Le  droit, nous  l'avons  vu,  suppose  le  fait  des  relations  sociales  par- 
mi les  hommes;  c'est  dans  la  société  que  l'homme  trouve  le  milieu  favo- 
rable au  plein  développement  de  sa  riche  nature;  le  droit  n'est  que  le 
proportionnement  ou  l'égalité  des  avantages  qu'on  en   retire. 

î.  Or,  dans  la  société,  il  est  des  relations  que  l'homme  entretient 
avec  autrui  et  qui,  malgré  un  certain  caractère  social,  n'en  restent  pas 
moins  privées.  Ainsi  pour  des  raisons  de  plus  grande  utilité,  on  échan- 
gera des  biens  dont  on  dispose  ou  on  louera  son  travail  contre  un  salaire 
convenu.  Dans  de  tels  échanges,  ce  à  quoi  on  regarde  de  part  et  d'autre 
n'est  pas  seulement  le  bien  d'autrui  que  l'on  désire,  mais  aussi  et  parfois 
surtout  les  conditions  de  l'échange.  L'évaluation  des  biens  à  échanger  y 
prend  une  importance  capitale. 

Qu'il  s'agisse  de  la  vraie  valeur  ou  d'une  valeur  établie  par  bonne 
entente,  la  mesure  de  l'égalité  juridique  dans  ces  sortes  d'échanges  est  tou- 
jours la  même:  on  donne  en  vue  de  recevoir,  «aliquis  dat  ut  tantumdem 
recipiat  9r;,>.  En  d'autres  termes,  le  proportionnement  se  fait  en  ne  tenant 
compte  que  des  biens  à  échanger;  nulle  attention  n'est  portée  à  la  condi- 
tion des  personnes  intéressées  dans  ce  commerce:  on  rend  à  autrui  «  tan- 
tnm  quantum  ei  debetur  94  »,  dix  pour  un  bien  d'une  valeur  de  dix.  Le 
proportionnement  s'y  calcule  selon  une  appréciation  strictement  arithmé- 
tique 05.  C'est  le  premier  mode  de  l'égalité  juridique,  et,  sans  contredit,  le 

f-3   II-IÏ,  q.  57,  a.  2. 

94   III  Sent.,  d.  33,  q.   1  ;  a.  3,  qla,  2. 

!>ri  <- .  .  .  Sed  in  commutationibus  redditur  aliquid  alicui  singulari  persona?  propter 
rem  ejus  quia?  accepta  est,  ut  maxime  patet  in  emptione  et  venditione,  in  quibus  primo 
invenitur  ratio  commutationis.  Et  ideo  oporiet  adzequare  rem  rei,  ut  quanto  iste  plus 
habet  quam  suum  sit,  de  eo  quod  est  alterius,  tantumdem  restituât  ei  cujus  est.  Et  sic 
fit  xqualitas  secundum  arithmeticam  medietatem,  quae  attenditur  secundum  parem  quan- 
titatis  execssum  »    (II -II,  q.  61,  a.  2). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  105* 

plus  facile  à  déterminer96.  Il  appartient  à  l'objet  de  la  justice  commuta- 
tive. 

Mais  si  l'homme  trouve  un  bien  à  l'occasion  de  certains  contrats 
ou  de  certains  échanges  entre  vifs,  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  c'est 
la  vie  sociale  proprement  dite  qui  lui  apporte  son  plus  grand  bien  hu- 
main. C'est  même  cette  vie  sociale  qui,  par  sa  forte  législation,  assure  aux 
citoyens  sa  protection  jusque  dans  les  échanges  qu'ils  font  entre  eux. 
C'est  du  mode  d'égalité  qui  convient  aux  relations  juridiques  ayant  cours 
dans  la  grande  vie  sociale  qu'est  la  cité,  qu'il  nous  reste  à  parler. 

2.  La  cité  constitue  un  organisme  puissant  qui  s'appuie  inévitable- 
ment sur  des  inégalités  sociales  parmi  les  hommes,  car  tous  n'y  sont  pas 
magistrats  non  plus  que  chefs  d'État;  d'ailleurs,  tous  ne  s'en  reconnais- 
sent pas  les  capacités.  Les  raisons  de  ces  inégalités  sociales  ne  sont  un  mys- 
tère 'pour  personne.  Nous  savons,  en  effet,  qu'en  se  multipliant  dans  les 
individus,  la  nature  spécifique  de  l'homme  revêt  plus  d'un  caractère  par- 
ticulier qui  fait  que  les  hommes  se  distinguent  les  uns  des  autres. 

Ainsi  la  distribution  partiale  et  presque  capricieuse  des  talents  et 
des  dons  naturels  favorise  non  seulement  la  distinction  parmi  les  hom- 
mes, mais  encore,  pour  une  large  part,  surtout  dans  nos  sociétés  démo- 
cratiques modernes,  elle  est  cause  de  la  multiplicité  et  de  la  «  différen- 
ciation des  fonctions  sociales,  qui  entraîne  celle  des  «  états  »,  des  classes 
et  des  groupes.  De  ce  point  de  vue,  en  peut  dire  qu'il  n'y  a  pas  deux 
membres  égaux  dans  la  société;  chacun  y  occupe  une  place  proportionnée 
à  sa  fonction  et  au  rôle  qu'il  remplit  pour  assurer  le  fonctionnement  de 
l'organisme  social  97.» 

C'est  pourquoi,  dans  la  société,  il  appartient  au  chef  d'État  98  de 
dispenser  à  chacun  sa  part  égale  dans  les  avantages  et  les  charges  qui  re- 
viennent aux  citoyens  en  vertu  du  bien  commun.  Il  est  tout  naturel,  en 
pareil  cas,  que  la  mesure  de  ce  qui  revient  à  chacun  se  prenne  par  rap- 
port à  l'importance  du  rôle  social  ou  de  la  dignité  de  chacun  à  l'endroit 

96  «...  Hoc  autem  quod  dicitur  operativum  justi  potest  referri  ad  justitiam 
direttivam  commutationum,  in  qua  apparet  magis  ratio  justitiae  propter  aequalitatem 
rei»    (V  Eth.,  kct.  X,  n°  994). 

1,7  «  J.-T.  DELOS,  o.  p.,  Somme  Théologique  (éd.  de  la  Revue  des  Jeunes), 
La  Justice,   t.    1,   p.    207 

98  (.  Ad  tertium  dicendum  quod  actus  distributionis  qui  est  communium  bono- 
rum  peilinet  solum  ad  praesidentem  communibus  bonis»    (II -II ,  q.   61,  a.    1   ad  3). 


106*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

de  ce  même  bien  commun  ".  N'est-il  pas  raisonnable,  en  effet,  que  ceux 
qui  concourent  plus  efficacement  à  assurer  le  bien  commun,  en  reçoivent 
plus  abondamment  en  retour? 

En  d'autres  termes,  l'égalité  que  requiert  la  distribution  du  bien 
commun  et  que  doit  respecter  le  chef  d'État  consiste,  non  pas  à  faire 
arithméfiquement  la  même  part  à  chacun,  mais  plutôt  à  la  mesurer  sur 
le  rapport  que  chacun  entretient  avec  le  bien  commun  (lui-même.  L'éga- 
lité y  est  proportionnelle:  «  œqualitas  secundum  proportîonem  return 
ad  personas  10°  ».  Voici  d'ailleurs,  avec  quelle  concision  et  quelle  précision 
tout  à  la  fois,  saint  Thomas  détermine  lui-même  l'égalité  juridique  qui 
règle  le  bon  ordre  de  la  cité:  «Justum  est  aequale  rerum  aliquibus  per- 
sonis  secundum  dignitatem  in  ordine  ad  finem  101.  » 

En  conséquence,  si  l'égalité  du  droit  social  est  proportionnelle,  on 
ne  s'étonnera  plus  de  voir  le  chef  d'État  paraître  favoriser  davantage 
ceux  dont  les  talents,  en  quelque  domaine  que  ce  soit,  peuvent  apporter 
une  plus  grande  prospérité  au  pays.  Il  doit  au  contraire  à  son  pays  de 
confier  les  charges  les  plus  onéreuses  et  les  responsabilités  les  plus  grandes 
à  ceux  qui  peuvent  les  porter.  Sa  grande  préoccupation,  à  lui,  doit  être 
précisément  d'éviter  de  faire  acception  des  personnes  102,  et  de  proportion- 
ner prudemment,  selon  la  connaissance  la  plus  complète  et  la  plus  objec- 
tive qui  lui  est  possible,  la  part  qui  revient  à  la  valeur  de  chacun  dans  la 
société. 

Que  l'on  ne  se  récrie  pas  en  disant  que  c'est  là  un  proportionnement 
tout  à  fait  subjectif,  puisqu'il  est  fondé  sur  la  connaissance  qu'a  le  chef 

ïh>  «  Consistit  enim  yqualitas  distributive  justitiae  in  hoc  quod  diversis  personis 
diversa  tribuuntur  secundum  proportîonem  ad  dignitates  personarum  »  ( II -II,  q.  63, 
a.   1.  et  ad  2). 

Ht  «  Et  ideo  in  distributive  justifia  tanto  plus  alicui  de  bonis  communibus  datur 
quanto  ilia  persona  majorem  principalitatem  habet  in  communitate.  ...  Et  ideo  in 
justitia  distributiva  non  accipitur  medium  secundum  aequalitatem  rei  ad  rem,  sed  secun- 
dum proportionem  rerum  ad  personas,  ut  scilicet,  sicut  una  persona  excedit  aliam, 
ita  etiam  res  qua?  datur  uni  personas,  excédât  rem  quae  datur  aliis.  Et  ideo  dicit  Philo- 
sophus  quod  tale  medium  est  secundum  geometricam  proportionem,  in  qua  attenditur 
aequale  non  secundum  quantitatem,  sed  secundum  proportionem»  (II -II ,  q.  61,  a.  2). 
«...  Sed  in  distributiva  non  attenditur  asqualitas  recipientis  ad  eum  qui  dat,  sed  ad 
alium  qui  etiam  recipit  »    (III  Sent  ,  d.  33,  q.   3,  a.  4,  qla  5  ad  2). 

loi   III  Pol.,  lect.   7. 

102  «  Puts  si  aliquis  promoveat  aliquem  ad  magisterium  propter  sufficientiam 
sciential,  hic  attenditur  causa  débita,  non  persona;  si  autem  aliquis  consideret  in  eo  cui 
aliqnid  confert,  non  id  propter  quod  id  quod  ei  datur  esset  proportionatum  vel  debi- 
tum,  sed  solum  hoc  quod  est  iste  homo  (puta  Petrus  vel  Martinus)  hie  est  acceptio 
personarum»    (11-11,   q.   63,  a.    I). 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  107* 

d'Etat  de  la  chose  publique  et  des  citoyens  qu'elle  rassemble.  Sans  doute, 
la  difficulté  n'est  pas  petite  pour  lui  de  déterminer  à  chacun  la  part  de 
responsabilités  ou  de  biens  qui  lui  reviennent  en  vertu  du  bien  commun. 
Qui  peut  se  vanter  d'apprécier  à  sa  juste  valeur  l'importance  du  rôle  que 
chacun  i emplit  dans  la  société,  ou  qui  ose  se  piquer  de  connaître  exacte- 
ment ce  que  signifie  de  richesses  humaines  et  de  bien-être,  le  bien  com- 
mun de  nos  sociétés  modernes? 

Pourtant,  le  bien  commun  de  la  cité  constitue  une  réalité  bien  ob- 
jective où  chaque  citoyen  occupe  sa  place  bien  à  lui.  Si  malheureusement, 
il  n'est  pas  facile  de  déterminer  avec  une  rigoureuse  exactitude  le  rang 
social  d'un  chacun  et  d'apprécier  à  sa  juste  valeur  le  bien  commun  de  la 
société;  si  le  chef  d'État  est  voué  sur  ce  point  à  de  pénibles  tâtonnements, 
il  reste  néanmoins  que  c'est  là,  somme  toute,  une  difficulté  inhérente  à  la 
connaissance  humaine  qui  épouse  mal  les  conditions  du  concret  et  du 
contingent. 

Et  s'il  en  est  ainsi,  ne  doit-on  pas  admettre  que  c'est  encore  le  chef 
d'État  qui  est  le  mieux  équipé  pour  juger  des  biens  et  des  personnes  ■ 
Chose  certaine,  son  effort  constant  doit  consister  à  s'informer  le  plus 
exactement  possible  non  seulement  de  l'état  du  bien  commun,  mais  en- 
encore  de  la  situation  concrète  de  chacun  dans  la  société.  Si  l'imperfection 
de  la  connaissance  humaine  peut  excuser  ses  tâtonnements,  jamais  elle 
ne  le  dispense  de  l'effort  à  fournir  pour  toruver  le  juste  milieu  objectif 
des  situations  sociales. 

Tel  est  le  second  mode  de  l'égalité  juridique:  une  égalité  objective 
proportionnelle,  aussi  rigoureuse  que  la  première,  mais  plus  difficile  à 
déterminer  au  concret. 

3.  Enfin,  si  l'homme  reçoit  beaucoup  de  la  société  à  laquelle  il 
appartient,  il  lui  doit  en  retour  de  contribuer  généreusement,  pour  sa 
part,  à  assurer  le  bien  auquel  elle  tend  si  ardemment.  Que  ce  soit  là  son 
devoir,  rien  de  plus  évident.  Vivant  en  société,  l'homme  s'y  trouve  à  son 
endroit,  nous  l'avons  vu  plus  haut,  dans  le  même  rapport  qu'une  partie 
à  l'égard  de  son  tout;  s'il  en  est  distinct  —  la  partie  ne  fut  jamais  le 
tout,  —  le  fait  de  son  appartenance  à  la  société  lui  impose  pour  autant 


108*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

le  devoir  de  lui  ordonner  et  ses  biens  et  ses  activités  dans  la  mesure  où  le 
bien  commun  les  requiert 103. 

Mais  il  n'est  pas  facile  au  citoyen  de  connaître  avec  justesse  les  exi- 
gences du  bien  commun  pour  lequel  il  travaille.  Aussi  relève- 1- il  de  la 
prudence  politique  du  chef  d'État  de  les  déterminer  dans  le  concret  et  de 
les  proclamer  dans  la  loi 104.  Dès  ce  moment,  le  citoyen  n'est  plus  libre 
d'agir  à  sa  guise,  il  doit  à  la  chose  publique  de  se  conformer  aux  ordon- 
nances de  la  loi im. 

Or,  pour  être  juste,  cette  loi  doit  imposer  à  chacun  une  part  égale 
du  fardeau  qui  lui  revient  des  exigences  du  bien  commun.  Une  part  égale 
certes,  mais  non  pas  arithmétiquement  la  même  pour  le  pauvre  et  le  riche, 
le  simple  citoyen  et  le  magistrat;  une  part  égale,  sans  aucun  doute,  mais 
proportionnée  au  rang  et  à  la  dignité  de  chacun  dans  la  société.  Cette 
égalité  est  à  son  tour,  on  le  voit  clairement,  une  égalité  essentiellement 
proportionnelle  106.  C'est  elle  que  réclame  l'ordre  dans  la  cité.  Elle  cons- 

103  {<  Ad  tertium  dicendum  quod  sicut  homo  est  pars  domus,  ita  domus  est  pars 
civitatis,  civitas  autem  est  communitas  perfecta,  ut  dicitur  in  I  Pol,  Et  ideo  sicut 
bonum  unius  hominis  non  est  ultimus  finis,  sed  ad  commune  bonum  ordinatur;  ita 
etiam  et  bonum  unius  domus  ordinatur  ad  bonum  unius  civitatis,  quae  est  communitas 
perfecta  »    (MI,  q.  90  a    3  ad  3).    Voir  II-II,  q.  58,  a.  9  ad  3. 

104  II  appartient  à  la  prudence  politique  de  déterminer  les  meilleurs  moyens  d'as- 
surer le  bien  commun  et  de  les  proclamer  dans  la  loi;  mais  le  chef  d'Etat  ne  pourrait 
le  faire  s'il  n'était  d'abord  bien  disposé  à  juger  sainement  des  meilleurs  moyens,  par  la 
justice  légale:  «  Sic  ergo  judicium  est  quidem  actus  justitiae  sicut  inclinantis  ad  recte 
judicandum;  prudentia?  autem  sicut  judicium  proferentis  »  (II-II,  q.  60,  a.  1  ad  1). 
Il  appartient  ensuite  aux  sujets  d'exécuter  volontiers  ce  qui  a  été  déterminé  au  préalable 
par  le  chef  d'Etat:  de  part  et  d'autre,  ils  ont  besoin,  mais  différemment,  de  la  justice 
légale:  «  Et  sic  justitia  legalis  est  in  principe  principaliter  et  quasi  architectonice;  in 
subditis  autem  secundario  et  quasi  administrative»  (II-II,  q.  58,  a.  6).  Quant  à  l'in- 
fluence des  autres  vertus  morales  sur  l'élection  de  la  prudence,  voir  en  particulier,  I -II . 
q.  56,  a.  3;  q.  58,  a.  4;  q.  65,  a.  1;  q.  66,  a.  3;  et  surtout  II-II,  q.  47,  a. .6. 
À  noter  que  lorsque  saint  Thomas  dit  que  la  vertu  morale  «  dat  bonum  usum  faculta- 
tis  »,  il  signifie,  précise  Jean  de  Saint-Thomas,  qu'elle  donne  la  bonam  intentionem 
finis,  bonam  etectionem,  et  bonum  usum  activum  facultatis.  Voir  Cursus  Theol.,  t.  6, 
disp.  15,  a.  1,  n°  12. 

105  «  Et.  secundum  hoc  actus  omnium  virtutum  possunt  ad  justitiam  pertinere, 
secundum  quod  ordinat  hominem  ad  bonum  commune.  Et  quantum  ad  hoc  justitia 
dicitur  virtus  generalis.  Et  quia  ad  legem  pertinet  ordinare  in  bonum  commune,  ut 
supra  habitum  est,  inde  est  quod  talis  justitia  prasdicto  modo  generalis  dicitur  justitia 
legalis,  quia  scilicet  per  earn  homo  concordat  legi  ordinanti  actus  omnium  virtutum 
in  bonum  commune»    (II-II,  q.   58,  a.   5). 

106  «  Dicuntur  autem  leges  justae,  et  ex  fine  ...  ;  et  ex  auctore  ...  :  et  ex 
forma,  quando  scilicet  secundum  œqualitatem  proportionis  imponuntur  subditis  onera 
in  ordine  ad  benum  commune.  Cum  enim  unus  homo  sit  pars  multitudinis,  quilibet 
homo  hoc  ipsum  quod  est.  et  quod  habet,  est  multitudinis,  sicut  et  quaelibet  pars  id 
quod  est,  est  totius;  unde  et  natura  aliquod  detrimentum  infert  parti,  ut  salvet  tatum. 
Et  secundum  hoc  leges  hujusmodi  onera  proportionabiliter  inferentes  justae  sunt,  et 
obligant  in  foro  conscientne,  et  sunt  leges  légales'»    ( I -II,  q.   96,  a.  4).  L'Etat  a  done 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  109* 

titue  l'objet  de  la  justice  légale  ou  sociale,  mais  n'est  pas  plus  facile  à 
déterminer  avec  exactitude  que  la  précédente  puisqu'elle  comporte  les 
mêmes  difficultés. 

Telles  sont  les  diverses  égalités  que  connaît  formellement  le  droit. 
Pour  être  purement  et  simplement  différentes  l'une  de  l'autre,  l'égalité 
arithmétique  et  l'égalité  proportionnelle  ne  constituent  pas  moins  le  droit 
qui  régit  les  relations  sociales.  Egalité,  elles  le  sont  toutes  deux,  mais 
chacune  à  sa  façon,  selon  que  la  matière  qui  intéresse  l'une  et  l'autre 
demande  une  mesure  différente107.  Elles  constituent  donc  toutes  deux 
de  vrais  droits,  mais  des  droits  différents  108.  Nous  touchons  ici  du  doigt 
le  problème  de  l'analogie  de  droit. 

CONCLUSION:  DÉFINITION  RÉELLE  DU  DROIT. 

Nous  voici  au  terme  de  cette  longue  étude  de  la  définition  du  droit. 
L'analyse  détaillée  de  chacun  des  éléments  qui  l'intègrent  nous  aura  aidés, 
du  moins  nous  l'espérons,  à  préciser  certains  traits  de  la  physionomie  du 
droit  qui  échappent  à  la  simplicité  du  premier  regard.  Elle  nous  permet 
au  surplus  d'établir  avec  assurance  Jtne  définition  qui  réponde  adéquate- 
ment à  la  nature  du  droit.  C'est  le  dernier  pas  qu'il  nous  reste  à  tenter. 

Le  droit  est  une  égalité  due  à  autrui!  Il  suppose  non  seulement  la 
sociabilité  des  hommes,  mais  encore  le  fait  de  leurs  relations  sociales. 
Nous  savons  que  l'homme  porte  au  dedans  de  lui-même  une  grande 
souffrance,  celle  de  la  soif  du  bonheur  qui  le  poursuit  partout  et  le  com- 

le  droit  strict  d'exiger  ce  qui  lui  revient  au  nom  du  bien  commun;  c'est  condamner 
du  même  coup,  la  théorie  moderne  des  lois  mere  pœnales.  Voir  sur  ce  point  la  substan- 
tielle étude  de  Georges  RENARD,  La  Théorie  des  leges  mere  pœnales,  Paris,  Recueil 
Sirey,   1929. 

107  n  Ad  secundum  dicendum  quod  generalis  forma  justitiae  est  aequalitas  in  qua 
convenit  justifia  distributiva  cum  commutativa.  In  una  tamen  invenitur  aequalitas 
secundum  proportionalitatem  geometricam,  in  alia  secundum  arithmeticam  »  ( II -II, 
q.   61,  a.   2  ad  2) . 

108  Nous  lisons  avec  surprise  le  paragraphe  suivant  d'un  manuel  tout  récent  qui 
d'ailleurs  n'est  pas  sans  mérites:  «Jus  applicatum  rebus  (pro  auctoribus  antiquis,  et 
generatim  pro  scholasticis  jus  objectivum)  dénotât  aliquod  debitum,  et  accipitur  pro 
objtcto  justitiae,  ac  definiri  solet;  res  quae  alteri  debetur  ut  sua.  Quoniam  vero  justifia 
stricto  sensu  accepta  non  est  nisi  justitia  commutativa,  ideo  stricto  sensu  jus  est  objectum 
justitiœ  commutativa?.  seu  debitum  titulo  justitiae  commutativa?.  Sic  in  hac  acceptions 
loquimur  de  juribus  judicis,  magistri,  medici,  stolae  .  .  .  Latiori  sensu  vocatur  etiam 
ius  debitum  justitiœ  legalis,  socialis  et  distributives,  et  etiam  virtutis  religionis  et  obe- 
diential HrenaBus  Gonzalez  MORAL,  s.  j.,  Philosophia  moralis,  Editorialis  Sal  Terrac 
Santander,  1945  (Bibliotheca  Comillensis)  ,  p.  249,  n°  529,  3°,  a).  (Les  italiques 
sont  de  nous.) 


HO*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

mande  à  tout  instant  et  de  façon  si  impérieuse.  Impuissant  par  ses  seules 
forces  à  léaliser  le  bonheur  pour  lequel  il  est  fait,  il  organise  sa  vie  avec 
celle  des  autres  hommes.  L'ordination  de  ses  activités  extérieures  et  l'usa- 
ge réglé  des  biens  dont  il  dispose  pour  assurer  le  bonheur  qu'il  recherche 
avec  les  autres  hommes  donna  naissance  à  la  Cité. 

Or,  le  droit  concerne  précisément  la  part  des  activités  humaines  que 
chacun  doit  fournir  à  autrui  dans  la  société  afin  d'assurer  le  bien  commun 
auquel  il  s'est  engagé:  «  Justum,  écrira  saint  Thomas,  attenditur  in  or- 
dine  ad  finem  civitatis  in  operationibus  quae  sunt  ad  alterum  109.»  Il  est, 
en  un  mot,  l'égalité  ou  l'ajustement  des  activités  extérieures  de  l'homme 
ordonnées  à  autrui  dans  la  société. 

Ainsi  le  droit  comporte-t-il  un^  matière  complexe.  S'il  est  fait  dans 
les  activités  humaines  extérieures,  il  est  néanmoins  tout  entier  pour  des 
personnes.  Au  surplus  bien  que  ces  activités  humaines  extérieures  soient 
considérées  dans  leur  objectivité,  ce  qui  en  fait  la  matière  propre  du  droit, 
c'est  leur  ordination  à  autrui.  C'est  alors  qu'elles  intéressent  les  hommes 
et  se  constituent,  au  milieu  d'eux,  le  centre  objectif,  le  pivot  autour  du- 
quel se  nouent  les  relations  de  droit  parmi  eux.  C'est  en  elles,  comme 
dans  un  objet  extérieur,  quelque  complexe  qu'il  puisse  être,  que  s'établit 
l'égalité  juridique  dont  dépendent  la  paix  et  l'harmonie  de  la  cité. 

Par  où  l'on  voit  que  le  droit  constitue  par  lui-même  tout  un  systè- 
me qui  va  de  l'objet  aux  hommes  —  en  donnant  au  mot  objet  le  sens 
le  plus  compréhensif  possible  n0,  —  ou  de  ceux-ci  entre  eux,  mais  en 
passant  par  l'objet  extérieur  qui  en  occupe  le  poste  de  commande  ou  qui 
en  est  la  clef  de  voûte;  l'égalité  établie  en  cet  objet  extérieur  entraîne 
celle  des  hommes,  c'est  l'égalité  du  droit. 

109  III  Pol  lect.  7,:  «  .  .  .  Sed  materia  justitiae  est  exterior  operatio  secundum 
ouod  ipsa  vel  res'  cujus  est  usus,  debitam  prcportionem  habet  ad  aliam  personam.  Et 
Ideo  medium  justitiae  consistit  in  quadam  proportions  equahtate  rei  extenoris  ad 
personam  exteriorem  »    (II-II,   q.    58,   a.    10).  ...  .  .a.— 

no  «  Respondeo  dicendum  qued,  sicut  supra  dictum  est,  justitia  est  circa  quasdam 
coerationes  exteriores,  scilicet  distributions  et  commutationem,  quae  quidem  sunt 
uTu  quorumdam  exteriorum,  vel  rerun,,  vel  personaram,  vel  etiam  operum.  rerum 
quidem,  sicut  cum  aliquis  vel  aufert  vel  restituit  alteri  rem  suam;  personarum  autem, 
Scut  cum  aliquis  in  ipsam  personam  hominis  injuriant  facit,  puta  percutiendo  vel  con- 
v^iando,  aut  reverentiam  exbibet;  operum  autem,  sicut  cum  quis  juste  ab  alio  exigit 
vel  alteri  reddit  aliquod  opus.  Si  igitur  accipiamus  ut  matenam  utnusque  justitia>  ea 
g~ operation^  sunt  usas,  eadem  est  materia  distributive  et  commutative  jusU- 
li*»    (II-H,  q.   61,  a.  3) 


DE  LA  NATURE  DU  DROIT  SELON  SAINT  THOMAS  111* 

Mais  parce  que  l'égalité  n'est  possible  qu'en  s'appuyant  sur  une 
mesure  objective  et  parce  que  toute  mesure  doit  être  homogène  à  son 
mesuré,  l'égalité  juridique  varie  nécessairement  selon  que  varie  la  matière 
propre  du  droit.  Or,  le  droit  s'intére?se  non  seulement  aux  échanges  que 
les  hommes  font  entre  eux,  à  la  distribution  des  avantages  et  des  exigen- 
ces du  bien  commun,  mais  encore  à  la  participation  nécessaire  des  citoyens 
à  la  réalisation  du  bien  commun  de  la  société.  Rien  d'étonnant  dès  lors 
que  l'égalité  juridique  soit  tour  à  tour,  selon  le  cas,  arithmétique  ou  pro- 
portionnelle. 

Considérant  dans  sa  pensée  toutes  ces  nuances  qui  concernent  la  no- 
tion même  du  droit,  voici  avec  quelle  précision  saint  Thomas  nous  livre 
sa  définition  du  droit.  Il  nous  la  donne  au  début  de  l'article  qui  suit 
immédiatement  celui  qu'il  consacre  à  l'analyse  de  la  notion  même  du 
droit.  Elle  résume  en  quelques  mots  toute  l'élaboration  qu'il  en  a  faite: 

Respondeo  dicendum  quod,  sicut  dictum  est,  jus  sive  justum,  est  aliquod 
opus  adœquatum  alteri  secundum  atiquem  modum  œqualitatis  m. 

Le  droit  est  donc  en  tout  premier  lieu,  dans  la  pensée  de  l'Aquinate, 
un  ajustement  de  choses  ou  d'activités  au  service  des  hommes;  il  appar- 
tient à  un  ordre  strictement  objectif.  Il  est  formellement  une  égalité, 
une  certaine  égalité,  faite  dans  les  activités  extérieures  par  lesquelles  les 
hommes  communiquent  entre  eux.  Le  droit,  c'est  ce  qui  est  juste.  Telle 
fut  toujours  le  sens  du  mot  droit,  jusqu'à  ce  qu'un  usage  postérieur  en 
eut  détourné  le  sens  premier: 

...  consuetum  est  quod  nomina  a  sui  prima  impositions  detorqueantur 
ad  aha  sigmficanda  ...  Ita  etiam  hoc  nomen  jus  primo  impositum  est  ad 
significandum  ipsam  rem  jusîam  lt2. 

Voilà,  croyons-nous,  la  doctrine  authentique  de  saint  Thomas  sur 
la  nature  du  droit.  Il  ne  fait  que  maintenir  et  expliquer,  sur  ce  point,  h 
position  même  de  son  maître  Aristote.  La  définition  qu'il  nous  donne 
répond  adéquatement  à  la  nature  du  droit.  Dans  sa  teneur  générale,  elle 
exprime  la  ratio  juris:  c'est  la  définition  du  droit  abstrait.  Ainsi  défini 
le  droit  demande  pour  exister,   d'informer  les  relations  historiques  des 

1  a    ■  ?Vq"  57'  a>  h  C(  '  '  •  Ratio  vcro  Justifias  in  hoc  consistit  quod  alteri  redda- 
tur  quod  ci  debetur  secundum  aequalitatem  »    (II-II,  q.   80,  art.    1). 


112*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

hommes  entre  eux.  Au  fond,  toujours  identique  à  lui-même,  il  revêtira 
des  caractères  particuliers  qui  le  feront  varier  selon  les  cas  qui  lui  seront 
soumis  133.  «  Le  droit,  écrit  justement  Georges  Renard,  est  un  corps  mul- 
tiple qu'anime  un  souffle  unique,  l'Idée  du  Juste.  Je  précise  et  j'ajoute, 
faisant  appel  à  vos  souvenirs  de  philosophie:  le  Juste  est  une  Idée,  c'est- 
à-dire  une  Forme:  une  Forme  constante  immergée  dans  une  matière  mou- 
vante m.  » 

Égalité,  le  droit  ajuste  toujours  à  autrui  les  biens  qui  lui  revien- 
nent. Saint  Thomas  en  fait  la  première  application  générale  aux  droits 
naturel  et  positif 

.  .  .  Dupliciter  autem  potest  alicui  homini  aliquid  esse  adœquatum.  Uno 
quidem  modo,  ex  ipsa  natura  rei:  puta  cum  aliquis  tantum  dat  ut  tantumdem 
recipiat.  Et  hoc  vocatur  jus  naturale.  Alio  modo  aliquid  est  adaaquatum  vel 
commensuratum  alteri  ex  condicto,  sioe  ex  communi  placito:  quando  scilicet 
aliquis  reputat  se  contentum  si  tantum  recipiat.  ...  Et  hoc  dicitur  jus  posi- 
tivum  115. 

Telle  est  la  pensée  thomiste  au  sujet  du  droit.  Centre  objectif  des 
relations  parmi  les  hommes,  le  droit  est  le  bien  des  uns  et  la  dette  des 
autres.  Les  premiers  peuvent  s'en  servir,  voire  l'exiger  ;  les  autres 
doivent  en  justice  le  respecter  ou  le  rendre  à  qui  il  appartient.  Cette  di- 
gnité du  droit  de  s'imposer  aux  hommes,  de  mesurer  ou  de  spécifier 
leurs  relations,  lui  vient  du  lien  qui  le  rattache  lui-même  au  bien  de  la 
société,  fin  naturelle  des  activités  sociales  des  hommes. 

Roland  OSTIGUY,  o.  m.  i., 

professeur  à  la   faculté  de  philosophie. 

113  '<  Ad  decimum  tertium  dicendum,  quod  justa  et  bona  possunt  dupliciter  con- 
siderari.  Uno  modo  formaliter,  et  sic  semper  et  ubique  sunt  eadem;  quia  principia  juris, 
quae  sunt  in  naturali  ratione,  non  mutaniur.  Alio  modo  materialiter,  et  sic  non  sunt 
eadem  justa  et  bona  ubique  et  apud  omnes,  sed  oportet  ea  lege  determinant.  Et  hoc 
contingit  propter  mutabilitatem  natunae  humanae  et  diversas  conditiones  hominum 
et  rerum,  secundum  diversitatem  locorum  et  temporum  »  (QQ.  Disp.  De  Malo,  q.  2, 
<*.  4  ad   13). 

1:14  La  valeur  de  la  loi,  Paris.  Recueil  Sirey,  1928,  p.  9.  Et  ailleurs,  il  écrit  en 
parlant  du  droit  naturel  abstrait,  c'est-à-dire  des  «  principia  juris  quae  sunt  in  naturali 
ratione»:  «En  style  péripatéticien,  nous  dirions  que,  vis-à-vis  de  la  matière  du  droit 
positif,  savoir  la  masse  de  ses  données  historiques,  il  représente  la  forme,  eîdocr;  il  a 
pour  rôle  d'«  informer  »  la  matière  juridique,  comme  l'idée  du  sculpteur  «  informe  » 
le  bloc  de  marbre*  et  le  transforme  en  statue.  La  même  forme  peut  être  frappée  dans  la 
pierre  ou  coulée  dans  le  bronze  ou  façonnée  dans  l'argile:  ainsi  le  droit  naturel  peut 
et  doit  être  approprié  au  génie  de  toutes  les  races  et  de  tous  les  temps;  il  est  —  retenez 
bien  ce  mot  —  la  révélation  de  ce  qu'il  y  a  en  chacun  d'eux  de  spécifiquement  humain  » 
(Le  Droit,  l'Ordre  et  la  Raison,  Paris,   Recueil  Sirey,    1927,   p.    38). 

"5   H-II,  q     57,   a.   2. 


Psychosomatic®,  Hylemorphism 
and  Typology- 


i 

In  contemporary  medical  art  and  science,  considerable  attention  is 
devoted  to  what  is  called  «  Psychosomatic  Medicine  ».  Perhaps  the  best 
way  to  indicate  its  meaning  is  to  employ  the  following  list  of  diseases 
with  a  fourfold  grouping: 

1 .  Physical   diseases  with  physical  causes. 

2.  Physical  diseases  with  mental  causes. 

3.  Mental  diseases  with  mental  causes. 

4.  Mental  diseases  with  physical  causes. 

There  may  be  combinations  and  overlappings  or  overlays.  Thus, 
worry  or  anxiety  may  produce  first  the  third  type  and  then  the  second 
type.  By  «  physical  diseases  »  is  meant  organic  ailments  or  structural 
pathologies.  The  second  category  in  the  above  schema  represents  the 
field  of  Psychosomatics.  The  third  class,  be  it  noted  in  passing,  is  the 
realm  of  functional  or  psychogenic  disorders,  i.e.,  those  disturbances  for 
which  no  structural,  organic,  physical,  medical  or  physiogenic  basis  can 
be  found.  In  other  words,  when  the  clinical  or  physical  examination 
plus  the  laboratory  findings  are  negative,  normal  or  physiological,  i.e., 
when  no  pathology  is  indicated,  it  is  inferred  by  elimination  that  the 
cause  of  the  complaint  or  symptom  is  mental  or  functional.  In  the  four 
categories  of  ailment  listed  above,  the  modern  psychiatrist  deals  with  the 
last  three  groups  of  malady. 

One  may  say  that  the  current  vogue  of  Psychosomatics  represents  a 
renewal  of  the  recognition  of  man  as  a  whole  or  total  unit.  This  holistic 


114*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

view  is  not  new;  the  reality  is  old  but  the  label  is  new  l.  It  dates  back  tc 
Socrates,  Plato  and  Aristotle  2.  But  it  did  need  re-affirmation.  Of  course, 
there  is  always  danger  lest  any  discovery  or  rediscovery  become  a  fad. 
Thus  Burlingame  warns:  «  It  would  be  unfortunate  however  if  we  were 
to  stress  this  conception  (the  psychosomatic  approach  to  medical  prob- 
lems) to  the  exclusion  of  the  sometopsychic  perspective,  the  search  for 
somatic  factors  which  may  contribute  to,  or  account  for,  observed  men- 
tal symptoms  3.  » 

To  put  it  briefly,  many  somatic  complaints  are  of  psychic  origin. 
Thus,  it  is  contended  for  example,  that  worry  and  anxiety  can  be  the 
cause  of  peptic  ulcers. 

II 

It  is  interesting  today  to  see  that  the  traditional  psycho-physical 
problem  in  philosophy  has  become  a  practical  issue  in  medical  science 
(applied  biology) .  The  metaphysical  controversy,  which  dates  back  to 
Plato  and  Aristotle,  became  acute  with  Descartes  whose  extreme  dualism 
has  been  described  as  a  bisection  of  man.  Indeed  the  modern  over- 
emphasis on  epistemology  (and  the  consequent  subjectivism,  idealism  and 
psychologism  of  modern  thought)  may  be  traced  to  the  same  Cartesian 
polarity  and  dichotomy  because  knowledge  involves  traffic  between  sub- 
ject and  object  and  the  subject-object  relationship  (ego  and  non-ego) 
either  overlaps  or  is  co-extensive  with  the  mind-body  ratio. 

What  was  the  psycho-physical  problem?  It  was  the  task  of  recon- 
ciling two  ostensibly  antithetical  and  incompatible  factors,  viz.,  matter 
and  mind,  body  and  soul,  soma  and  psyche.  How  could  one  harmonize 
two  such  seemingly  disparate  elements?  You  cannot  hit  an  angel  with  a 
stone.  You  cannot  shoot  a  ghost!  Thus,  to  choose  a  Thomistic  exam- 
ple, the  active  intellect  was  postulated  to  explain  and  make  conceivable 

1  Certain  early  Neo-Scholastic  Latin  manuals  entitled  their  Psychology  «  Anthrop- 
ology »  and  subdivided  it  into  «  somatology  »  and  «  pneumatology  »,  or  as  we  should 
say  tcday.  physiology  and  psychology,  which  deal  respectively,  with  the  workings  of 
the  bedy  and  those  of  the  mind. 

2  7'his  has  been  stressed  bv  Strecker,  Binger  and  others.  See  Edward  A.  STREC- 
KER,  The  Leaven  of  Psychosomatic  Medicine,  in  Annals  of  Internal  Medicine,  vol.  13, 
May  1943.  Also  consult  Carl  BlNGER,  The  Doctor's  Job,  Norton,  1945,  p.  97;  109; 
103. 

3  In  the  editorial  of  the  Digest  of  Neurology  and  Psychiatry,  Hartford,  Conn., 
Dec.   1945. 


PSYCHOSOMATICS,   HYLEMORPHISM  AND  TYPOLOGY         115* 

the  stimulation  or  impression  on  the  passive  intellect  or  possible  under- 
standing. How  could  the  concrete  and  particular  phantasm  or  image  (a 
material  thing)  impress  a  spiritual  or  inorganic  faculty?  It  had  to  be 
«  refined,  purified,  illuminated,  spiritualized,  sublimated  »,  etc.,  and  this 
role  or  task  was  assigned  to  the  active  intellect.  The  impressed  intelligible 
species  has  therefore  been  called  an  effect  of  the  joint  action  of  the  active 
intellect  (a  subconscious  or  even  unconscious  mechanism)  in  the  capac- 
ity of  principal  efficient  cause  and  of  the  phantasm  as  an  instrumental 
efficient  cause. 

The  traditional  data  as  to  the  facts  of  so-called  interaction  may  be 
illustrated  with  the  following  two  sets  of  samples: 

A.    Mine  Acts  on  Body. 

1.  Suggestion,  autosuggestion  and  hypnosis. 

2.  Bodily  resonance  of  the  emotions  are  somatic  echoes  of  mental  agitation. 

3.  Will-power  (determination  ft  resolution)  can  compensate  for  physical 
debility. 

4.  Maniacs  have  unusual  vigor. 

5.  Physicians  count  upon  a  patient's  will-to-live  or  his  desire  to  recover  to 
supplement,  complement  and  thereby  accelerate  his  recuperation  and  con- 
valescence. 

6.  Elderly  married  couples  frequently  die  within  a  few  days  or  even  hours  of 
each    other. 

7.  The  use  of  a  placebo  is  standard  procedure  for  neurotic  and  even  normal 
patients. 

8.  The  beside  manner  of  the  doctor  is  often  as  influential  in  healing,  curing 
and  therapy  as  are  his  medicines.  On  this  factor  of  rapport  Avicenna  wro- 
te: «  Often  the  confidence  of  the  patient  in  his  physician  does  more  for  the 
cure  of  the  disease  than  the  physician  with  all  his  remedies.  »  Likewise,  the 
medieval  surgeon,  Henri  de  Mondeville  stressed  the-  need  of  keeping  up  th.- 
morale  of  a  surgical  patient.  (Cf.  J.  J.  WALSH,  Oldtime  Makers  of  Medi- 
cine, Fordham  U.  Press,  p.  270).  That  re-assurance  is  an  important  part 
of  medical  treatment  as  well  as  of  psychotherapy  is  proved  by  the  fact  that 
some  non-Catholic  surgeons  insist  upon  their  Catholic  patients'  reception 
of  the  sacraments  prior  to  surgery  despite  the  fact  that  the  doctor  himself 
has  no  faith  in  sacramental  efficacy. 

9.  Dyspepsia  is  often  caused  by  mental  condition. 

10.     Insomnia  and  loss  of  weight  are  common  symptoms  of  insanity. 

B.    matter  Acts  on  Mind. 


1.  Anesthetics,   narcotics,    poisons,    alcohol,    etc.,    have   psychological    effect 

2.  Head  injuries    (cerebral  lesions,  brain  concussions,  cortical  traumata)    oft 
impair  the  functional  efficiency  of  mental  faculties. 


s. 

en 


116*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

3.  Organic  diseases  (epilepsy,  encephalitis,  paresis,  arteriosclerosis,  neoplasms- 
tumors,  etc.)    cause  mental  deterioration. 

4.  The  menopause,  climacteric  or  change  of  life  often  has  involutional  melan- 
cholia as  a  concomitant. 

5.  Senility  often  brings  mental  deterioration  —  amnesia,  dementia,  regression, 

etc. 

6.  Tubercolosis  and  other  organic  ailments  have  typical  mental  effects. 

7  St.  Thomas  frequently  refers  to  the  delirium  of  fever,  etc. 

'    S.  T.,  P.  la,  Q.  84,  a.  7;  Q.86,  a.  4;  Q.101.  a.  2;  Q.84,  a.  8;  Q.85,  a.  6. 

8  Genera]  health  is  reflected  in  disposition,  attitude,  outlook,  manner,  etc.. 
to  say  nothing  of  carriage,  bearing,  posture,  demeanor  and  countenance. 

9  Temperament  is  today  explained  in  terms  of  endocrinology,  the  hormones 
or  secretions  of  the  ductless  glands  now  playing  the  role  that  the  humours, 
animai  spirits,  etc.,  did  in  the  days  from  Galen  to  Shakespeare  and  later. 

10  Temperature  and  climate  generally,  have  psychological  effects  even  if  these 
are  exaggerated  by  geographical  determinists  and  environmentalists.  Thus, 
e.g.,  see  «  Does  the  weather  make  you  sick?  »  in  the  Sat.  Eve.  Post,  May  4. 
1946,  p.  30ff.,  by  Steven  M.  Spencer. 

11.     Diet  has  psychological  repercussions  and  ramifications   too. 

12  The  following  illustrations  are  taken  from  Science  Today  and  Tomorrow, 
Viking  Press,  1939,  p.  201ff,  by  Waldemar  Kaempffert,  the  science  editor 
of  the  New  York  Times. 

Blood  Changes.  Mental  Effect  thereof. 

overheated  ravin8 

chill€(i  loss   of  alert   vigilance 

oxygen  deficiency  loss    of   reasoning 

decrease  calcium  convulsions,    coma,    death 

double  the  calcium  heaviness,    indifference,    uncons- 

ciousness 
reduce   sugar   amount  a  feeling  of  goneness 

increase    sugar    amount  fear,   double  images,   illusions, 

thick   speed 

acidify   slightly  c°ma 

alkalize   slightly  convulsions 

remove    water  weakness,   collapse 

add  water  cephalalgia,   nausea,   vertigo 

Thus,  a  slight  disturbance  of  the  physico-chemical  balance  of  our  blood 
affects  our  mind.  These  effects  (excesses  and  deficiencies)  surejy  illustrate 
psycho-physical  «  interaction  ». 

13.  Hippocrates  said:  «  It  is  through  the  brain  that  we  become  mad,  that  delir- 
ium seizes  us,  that  fears  and  terrors  assail  us.  » 

14  Pathological  instances  of  reciprocal  interaction  between  mind  and  body  may 
be  illustrated  by:  (a)  In  patients  with  edema,  the  body  image  is  distorted, 
there  is  a  tendencv  to  reject  or  disown  the  edematous  parts  of  the  body, 
and  there  are  general  feelings  of  demolition.  See  article  by  Nathan  ROTM, 
in    4m.  J.  of  Psychiatry,  Nov.,   1943,  p.   397ff.    (b)    Following  the  loss 


PSYCHOSOMATICS,   HYLEMORPHISM  AND  TYPOLOGY         117* 

of  actual  limbs  (post-traumatic  or  after  amputation)  there  often  is  a  sen- 
sation —  illusion  or  hallucination)  —  of  phantom  limbs.  See  Digest  of 
Neurology  &  Psychiatry,  June  1946,  p.  318.  (c)  Many  schizophrenic 
subjects  regard  their  bodies  merely  as  part  of  their  surroundings.  .  .  as  a 
rule  patients  with  hysteria  sever  the  function  of  the  organ  that  molests  the 
mind  (the  disturbing  or  offending  member)  while  schizophrenics  disjoin 
both  structure  and  function.  Sec  HlNSIE,  The  Person  in  the  Body,  p.   163f. 

In  the  Cartesian  theory  of  man  (the  essence  of  matter  being  exten- 
sion and  the  essence  of  mind  being  thought  which  is  essentially  un- 
extended)  there  was  a  diametric  opposition  and  mutual  antagonism  be- 
tween these  two  human  components.  The  concept  of  formal  causality 
which  was  the  key  to  the  Medieval  Scholastic  contribution  to  the  solu- 
tion of  this  problem,  had  been  forgotten.  Descartes  and  his  successors 
failed  to  solve  it  because  they  conceived  the  so-called  interaction  in  terms 
of  efficient  causality.  They  talked  and  wrote  as  though  matter  acted 
upon  mind  and  mind  acted  on  matter  as  agent  and  patient  respectively. 
But  in  the  Thomistic  application  of  hylemorphism  to  man,  the  explan- 
ation is  not  in  terms  of  mutual  efficient  causation  (interaction)  but  ra- 
ther in  terms  of  formal  causality.  Thus,  while  it  is  true  that  the  intel- 
lect is  extrinsically  dependent  upon  the  imagination  (and  therefore  upon 
the  brain) ,  the  accurate  truth  is  that  the  soul  as  mind,  depends  upon  it- 
self as  vital  principle  or  entelechy  because  it  is  with  the  living  brain  that 
we  imagine,  etc.,  and  the  animation  or  vitalizing  of  the  brain  was  al- 
ready accomplished  by  the  entelechy  or  vital  principle.  In  other  words, 
the  soul  in  one  set  of  its  functions  depends  upon  itself  in  another  set  of 
its  functions  or  operations.  Likewise,  in  reply  to  the  materialist  who 
claims  that  the  brain  is  the  organ  of  thought  (Cabanis,  LaMettrie,  Di- 
derot, Vogt,  Buchner,  Moleschott  et  al)  and  who  tries  to  prove  his  case 
by  asking  why  a  blow  on  the  head  produces  unconsciousness,  we  may 
answer  that  similarly  the  writer  stops  writing  when  we  take  away  his 
pencil;  both  brain  and  pencil  are  instruments. 

It  :s  a  source  of  terminological  confusion  and  semantic  disorder 
that  the  term  «  mind  »  is  used  equivocally  and  ambiguously  to  signify 
soul  (a  substance)  and  also  to  denote  intellect  (an  accident) .  When  we 
talk  about  the  «  philosophy  of  mind  »  we  mean  «  rational  psychology  » 
as  contrasted  with  empirical  psychology  and  by  mind  in  that  phrase  wc 
do  not  mean  the  reason  or  understanding  but  the  substance  or  spirit  it- 


118*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

self.  It  all  results  as  Aquinas  mentions  in  several  connections  from  our 
figurative  or  tropologic  habit  and  tendency  to  name  a  thing  by  that 
which  is  principal  in  it.  It  would  be  preferable  as  standard  usage,  to  em- 
ploy the  term  mind  exclusively  to  mean  the  soul  as  the  principle  of  men- 
tal life.  Thus  soul  would  include  both  mind  and  entelechy  (la,  Q.97, 
a. 3)  just  as  metabolism  includes  anabolism  and  katabolism  or  as  respir- 
ation includes  inspiration  and  expiration. 

Besides  the  Scholastic  and  the  Cartesian  solutions  of  the  psycho- 
physical problem,  there  were  others  advanced.  The  monists  of  course 
solved  the  problems  of  reconciliation  simply  by  abolition,  i.e.,  by  deny- 
ing rhe  existence  of  one  or  the  other  of  the  two  incompatible  elements. 
In  this  fashion  the  materialists  and  the  ultra-spiritualists  (Idealists)  ex- 
plained their  difficulties  away.  There  were  other  dualists  however  and 
we  merely  mention  a  few: 

Pre-Established  Harmony    (Leibnitz). 
Occasionalism. 

Psyche -physical  Parallelism.    (This  theory  baptized  the  difficulty  but  did 
not  solve  it.) 

Double-Aspect    Theory.     (Really    a    disguised    monism    comparable    to    the 
«  neutral  slufi  »  or  tertium  quid  view.) 

In  the  Thomistic  picture  of  human  nature  there  is  a  substantial 
union  of  soul  and  body  whereby  one  essence  is  constituted.  The  bodv 
as  prime-matter  is  saturated,  pervaded,  imbued,  permeated,  soaked  and 
suffused  by  and  with  soul.  The  soul  is  not  related  to  the  body  as  the 
pilot  to  the  ship  or  the  rider  to  the  chariot  —  these  would  be  accidental 
unior.s.  The  soul  is  the  substantial  form  of  the  body,  the  formal  cause 
of  the  man,  and  as  such  it  is  the  principle  of  specification,  operations  and 
finality  (teleology)  in  man. 

Man  is  not  a  mixture  but  a  compound;  he  is  not  an  accidental  af- 
filiation of  soul  and  body,  not  a  loose  haphazard  merger  of  spirit  and 
matter,  but  an  intimate,  harmonious  union,  fusion  or  coalition  with  es- 
sential cohesion  and  substantial  solidarity.  Such  a  theory  gives  rich 
meaning  to  such  formula?,  mottoes,  etc.,  as: 

Mens  sana  in  corpore  sano. 
No  psychosis  without  neurosis. 


FSYCHOSOMATICS,   HYLEMORPHISM  AND  TYPOLOGY         119* 

Call  man  loosely  an  angelic  brute  or  a  beastly  angel,  if  you  will,  but 
do  not  forget  his  two-in-one  make-up.  As  Montaigne  said:  «  It  is  not 
a  soul  or  a  body  that  we  educate  but  a  man.  »  The  undergraduate  stu- 
dent in  psychology  should  be  warned  against  identifying  «  the  body  » 
with  a  corpse  or  with  an  animal  —  a  common  error  of  superficial  think- 
ing. The  animal  organism  is  itself  a  compound  of  body  and  soul,  the 
latter  being  in  this  case,  a  material  form.  The  human  corpse  4  probably 
has  as  many  substantial  forms  as  it  has  molecules.  Similarly,  Strecker  in- 
sists that  the  medical  student  must  study  «  all  of  the  man  and  not  only 
a  hypothetical  somatic  half.  » 

The  connection  between  the  animal  or  sensory  level  and  the  ra- 
tional or  spiritual  level  in  human  nature  and  in  the  mental  life  of  man,  is 
indicated  by  many  familiar  Thomistic  texts  of  which  the  following  are 
samples: 

A  man  born  blind  has  no  idea  of  color   (S.T.,  P.  Ia,  Q.84,  a.3). 
The  mind  at  birth  is  a  tabula  rasa    (S.T.,  P.  Ia,  Q.79,  a.2;   Q.84,    a.3; 
Q.89,  a.l). 

It  is  impossible  in  the  present  state  of  union  of  soul  and  body  for  the 
intellect  to  function  without  having  recourse  to  the  imagination  (S.T.,  P.  Ia, 
Q.84,  a. 7). 

Man  is  a  microcosm    (S.T.,  P.  Ia,  Q.96,  a.2;  Q.91,  a.l;   Q.76,  a. 4). 

Because  some  men  have  bodies  of  better  disposition,  their  souls  have  a 
greater  power  of  understanding    (S.T.,  P.la,  Q.85,  a. 7). 

Ill 

A  second  development  in  psychology  and  psychiatry  that  repre- 
sents another  revival  of  speculation  on  the  psycho-physical  problem,  has 
been  the  appearance  of  theories  of  human  classification  according  to  con- 
si  itutional  types,  physique,  temperament,  personality  type,  etc.  (psycho- 
diagnostics,  characterology,  etc.) .  This  phase  of  recent  and  current  psy- 
chological theory  is  reminiscent  of  the  physiognomy  of  Lavater,  the 
phrenology  of  Gall  and  the  views  of  Lombroso,  all  of  which  hypothe- 
ses have  long  been  discarded  as  pseudo-scientific,  obsolete  and  erroneous. 

Carefully  avoiding  the  excesses  and  abuses  of  these  predecessors, 

4    «  For  the  eye  of  flesh  of  a  dead  person  are  only  so-called  equivocally  »    (Summa 
Contra  Gevliles,  Bk.  II,  ch.   72). 


120*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

such  thinkers  as  Kretschmer,  Hooton,  Sheldon,  Draper  and  others,  claim 
to  have  discovered  correlations  between  (1)  body-build,  physique,  con- 
stitution or  habitus,  and  (2)  mental  type,  temperament  or  «personality'». 
In  general  these  doctrines  espace  the  oversimplification  of  the  earlier  theo- 
ries mentioned  above,  but  their  popularizers  dilute  and  delete  so  much 
that  the  complicated  and  elaborate  anthropometric  data  on  which  they 
are  based,  have  become  crude  approximations  by  the  time  they  percolate 
through  the  popular  magazines  and  Sunday  newspaper  supplements 
down  to  the  man  on  the  street. 

The  Grant  Study  by  a  staff  of  Harvard  scientists  (including  besi- 
des a  psychologist  and  a  psychiatrist,  an  anthropologist,  a  physiologist, 
a  physician  ana  a  sociologist)  with  its  emphasis  on  normalcy  as  meaning 
integration  or  a  balanced,  harmonious  blending  of  functions,  has  contri- 
buted much  to  this  relatively  new  kind  of  investigation  (Clark  W. 
HEATH,  What  People  Are,  Harvard  Univ.  Press,  1945). 

That  a  man's  frame  and  figure,  his  posture  and  stature,  his  con- 
tour and  build  his  structure  and  carriage,  his  bearing  and  demeanor,  are 
individual  traits  that  reveal  a  great  deal  has  long  been  known  to  sculp- 
tors, to  dancers,  to  police-detectives,  to  physicians  and  to  popular  folk- 
lore. A  stance,  a  pose  or  a  gesture  can  be  as  informative  as  a  frown  or 
a  smile,  a  scowl  or  grimace  —  and  sometimes  as  eloquent  as  speech  itself. 
In  metaphysical  language,  the  accidents  or  «  individuating  notes  »,  do 
not  constitute  individuality  but  they  are  its  signs,  symptoms  and  index. 

Perhaps  the  earliest  attempt  at  the  classification  of  human  beings  on 
the  basis  of  physique  or  habitus  is  the  one  ascribed  to  Hippocrates  where- 
in we  are  given  two  types,  the  apoplecticus  which  is  thick,  strong  and 
muscular  and  the  phthisicus  which  is  linear,  weak  and  delicate.  Again, 
to  Rostan  is  attributed  a  division  including  the  digestive,  the  muscular 
and  the  respiratory-cerebral.  Other  human  taxonomies  were  formulated 
by  Beneke  and  Carus.  However,  from  Hippocrates  to  Shakespeare  and 
even  to  the  20th  century,  the  best  known  catalogue  of  personality  types 
based  on  a  psycho-physical  correlation  5  was  the  following  Hippocratic 

5  There  have  been,  of  course,  numerous  classifications  (usually  dichotomous)  of 
mental  types  throughout  history,  e.g.,  contemplative  and  active  (Aristotle,  the  New 
Testament,  St.  Thomas,  et  al) ,  Appollonian  and  Dionysian  (Nietzsche)  ,  Romantic  and 
Classic,  Liberal  and  Conservative,  etc.  People  can  be  classified  in  multifarious  other 
ways  according  to  age,  sex,  race,  occupation,  economic  status,  ideology,  morals,  political 


PSYCHOSOMATICS,   HYLEMORPHISM  AND  TYPOLOGY 


121' 


table  of  tempera ments  with  the  corresponding  or  parallel  causes  and  fac- 


tors 


Temperament 

Sanguine 
Melancholic 
Choleric 
Phlegmatic 


Humour,fluid,juicé  Season 

blood   (excess,  rich)  Spring 

black  bile  (spleen)  Autumn 

yellow  bile  (liver)  Summer 

phlegm  (mucous?)  Winter 


Quality      Element      Description 

warm, moist  Air  optimistic 

cold,  dry  Ear:h  slow, strong 

warm,  dry  Fire  excitable 

cold,  moist  Water  slow,  dull 


Popular  meanings  of  the  terms  mercurial,  saturnine,  jovial,  gall,  etc., 
are  relevant  here.  That  there  are  phlegmatic  people,  languid  and  lethar- 
gic in  their  reactions,  and  marked  by  stolidity  and  lassitude,  is  undenia- 
ble, even  though  we  must  reject  the  pseudo-scientific,  occult  and  supers- 
titious explanations  from  alchemy,  astrology  and  other  obsolete  sciences 
with  their  arbitrary  and  gratuitous  logic  as  well  as  their  factual  empir- 
ical or  inductive  feebleness.  It  is  historically  interesting,  however,  that 
those  subtle  vapors,  liquors,  fumes  and  airy  substances,  the  «  humours  » 
should  so  much  resemble  the  hormones  of  current  physiology.  Similarly, 
the  natural  spirits  from  the  liver,  the  vital  spirits  from  the  heart,  and  the 
animal  spirits  from  the  brain  which  went  respectively  through  the  veins, 
the  arteries  and  the  sinews  (tendons  or  «  nerves  »)  and  which  we  read 
about  from  Galen  to  Descartes  and  Harvey  6  often  seem  less  or  at  least  no 
more  mysterious  in  their  roles  than  the  functions  of  the  virus,  the  gene, 
the  vitamins,  the  enzymes  (ferments  or  organic  catalysts)  as  described 
by  the  latest  biology.  It  will  be  remembered  that  the  so-called  «  animal 
spirits  »  served  to  link  the  body  and  soul,  constituted  liaison  with  the 
mind,  and  sometimes  conducted  images  from  eye  to  brain.  It  may  not 
be  too  much  to  say  that  the  ancient,  medieval  and  renaissance  scientists 
were  at  least  on  the  right  track  speculatively,  and  often  as  to  observation 
as  well  as  hypothesis,  but  that  their  chief  failure  was  in  the  sphere  of 


affiliation,   religious  denomination,  etc.      See  Bacon,   Sombart,   Spengler,   Marx,   Pareto, 
Ortega,  Sorokin,  et  al.  Likewise  see  Matthew  Arnold,   Ruskin. 

More  relevant  to  our  present  purpose  would  be  the  books  on  «  characterology  » 
by  Aldington,  Sam  Butler,  Theophrastus    (Characters) ,  LaBruyere    (Portraits)    et  al. 

Finally  there  are  strictly  physical  classifications  made  for  medicine,  pugilism  and 
insurrnce  companies,  without  any  psychological  aspects,  and  strictly  psychological  ty- 
pologies based  on  intelligence  level  and  maturity,  i.e.  intelligence  quotient  and  mental 
age.      We  merely   mention   the  graphologists. 

6  See  The  Motion  of  the  Heart  and  Blood,  Everyman  edition,  p.  11;  19;  141. 
Also  compare  Sir  Charles  SHERRINGTON'S,  Man  on  his  Nature,  Cambridge  Univ.  Press, 
1941,  p.   246;   39-    18f   (being  his  Gifford  Lectures  at  Edinburgh,    1937-1938). 


122*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

experiment  and  measurement.  Their  ethereal  bodies,  subtle  flames,  etc., 
were  sometimes  conceptually  and  symbolically  correct  but  their  locus  and 
chemical  identity  had  not  been  determined. 

In  connection  with  the  chart  of  temperaments  above,  it  might  be 
mentioned  that  with  Paracelsus  and  with  earlier  alchemists  and  astrolo- 
gers, there  were  often  double  correlations  between  metals,  planets  and 
organs  of  the  body.  Modern  science,  of  course,  totally  rejects  such  par- 
allels and  alleged  influences  along  with  the  archeus,  the  mythical  spirits 
which  for  Paracelsus  inhabited  the  four  elements,  viz.,  gnomes  (earth) , 
sylphs  fair) ,  nymphs  (water)  and  salamanders  (fire) ,  to  say  nothing 
of  the  doctrine  of  signatures  ".  It  is  possible  to  state  the  doctrine  of  th? 
miciocosm  in  orthodox  hylemorphic  terms  (the  higher  forms  contain 
the  lower  forms  virtually  just  as  any  number  contains  its  inferiors)  but 
as  it  appeared  in  Renaissance  times  along  with  the  various  «  mirrors  » 
and  «  anatomies  »  there  were  many  scientifically  and  philosophically 
objectionable  features. 

To  return  from  our  historical  retrospect  to  twentieth  century 
thought,  probably  the  best  known  typology  of  human  nature  from  a 
psycho-physical  standpoint  was  that  of  Kretschmer.  His  four  types  of 
physique  were  as  follows: 

(1)  Asthenic  or  leptosome.  —  Long  legs;  slender  physique;  poor  mus- 
cular development.  Schizoid  personality  type. 

(2)  Pyknic.  —  Short  legs;  thick  neck;  tendency  to  distribution  of  fat 
around  trunk;   obese;  corpulent.     Cycloid  or  cyclothymic  personality  type. 

(3)  Athletic.  —  Well  proportioned;  well  balanced  relation  of  limbs  to 
trunk;    well  developed  muscles;   strong  skeleton;   broad  chest. 

(4)  Dysplastic.    —    Intermediate    category.    Miscellaneous    body-builds. 
Disproportioned.   Odd  types. 

The  first  three  anatomical  or  structural  types  were  allegedly  suggestive  of 
the  chimpanzee,  the  orang-utang  and  the  gorilla  respectively.  The  basis  of  the 
correlation  between  morphology  and  mentality  was  psychiatric.  Unfortunately 
only  two  somatic  contours  seemed  connected  with  psychic  pattern  with  any 
degree  of  piecision  (Cf.  E.  KRETSCHMER,  Korperbau  und  Charakter,  1921). 
N.  B.  —  The  term  «  macrosplanchnic  »  denotes  a  high  morphological  index,  a 
greater  volume  of  trukn  than  limbs,  and  is  roughly  equivalent  to  the  pyknic 
type  above. 

"  This  occult  type  of  Renaissance  therapy  suggests  to  some  thinkers  the*  views  of 
the  idealistic  morphologists  among  modern  German  biologists  who  offer  us  a  kind  of 
vitalism  based  panly  on  notions  in  Goethe. 


PSYCHOSOMATICS,   HYLEMORPHISM  AND  TYPOLOGY         123* 

The  classification  of  personality  types  based  on  a  correlation  be- 
tween temperament  and  physique,  which  enjoys  the  best  current  vogue 
is  the  following  trichotomy: 

Temperament.  Physique. 

Viscerotonic  Endomorph 

Somatotonic  Mesomorph 

Cerebrotonic  Ectomorph 

The  reader  will  recall  from  his  student  days  in  biology  that  the 
layers  of  the  embryo  (endoderm,  mesoderm  and  ectoderm)  give  rise 
through  epigenetic  development  to  tissue  of  different  systems  of  organs. 
The  corresponding  constitution-types  or  physiques  in  the  second  column 
above  are  described  as  follows:  (a)  the  endorriorph  has  visceral  predo- 
minance, i.e.,  the  internal  organs  are  ascendant;  the  individual  is  the  glo- 
bular man  of  fat  and  guts;  (b)  the  mesomorph  has  a  dominance  of  mus- 
cle and  bone;  the  individual  is  the  massive,  athletic,  rugged  man  of 
brawn;  musculature  and  skeletal  structure  are  conspicuous;  (c)  the  ecto- 
morph is  the  linear,  elongated,  angular  bundle  of  nerves.  As  Hooton 
puts  it  these  are  the  extremes,  representing  as  it  were,  the  corners  of  a 
triangle  with  the  commonest  type  or  average  at  the  center.  In  other  words 
most  people  are  compromises  or  mixtures  of  these  types. 

The  parallel  temperaments  are  (1)  the  viscerotonic  which  means 
an  extravert  of  relaxed,  amiable  disposition,  with  a  love  of  food,  com- 
fort, luxury  &  society,  and  a  nostalgia  for  childhood;  (2)  the  somato- 
tonic which  signifies  an  extravert  of  aggressive  temper,  with  a  love  of 
exercise,  competition,  combat,  and  a  nostalgia  for  adolescence;  and  (3) 
the  cerebrotonic  which  denotes  the  introvert,  reserved  and  seclusive,  who 
is  sensitive,  moody,  inhibited,  shy  and  nervous  and  who  has  an  intense 
passion  for  privacy.  These  mental  types  correspond  (we  repeat)  to  the 
(a)  soft,  round  and  fat  physique;  (b)  the  hard,  big-boned  and  strong- 
muscled  habitus;  and  (c)  the  slender,  small-boned  and  weak-muscled 
constitution. 

Thus  we  see  that  opinions  regarded  today  as  scientifically  respect- 
able which  do  not  differ  fundamentally  from  doctrines  discarded  as  obso- 
lete. For  example,  the  view  outlined  in  the  last  few  paragraphs  which 
constitutes  a  paraphrase  of  the  theories  advanced  by  Sheldon,  Draper, 


124*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Hooton  and  others  today,  is  a  refinement  of  ideas  crudely  formulated  bv 
Lombroso  and  others  to  say  nothing  of  folklore  and  of  pre-scientific  o1* 
infra-scientific  experience  and  common  sense.  The  same  Shakespeare  who 
said:  «  There  is  no  art  to  find  the  mind's  construction  in  the  face  )),  also 
said:  «  Let  me  have  men  about  me  who  are  fat.  Yon  Cassius  has  a  lean 
and  hungry  look.  He  thinks  too  much.  Such  men  are  dangerous.  »  Indeed 
Sherrington  praises  the  phrenologists  for  giving  impetus  to  the  problems 
of  cerebral  localization  of  sensory  and  motor  functions  in  neurology. 

The  charlatans,  mountebanks  and  practicers  of  chicanery  (e.g.  Pa- 
racelsus) often  hide  within  their  nonsense  more  than  a  grain  of  truth. 
Astrology  contained  more  than  a  modicum  of  authentic  astronomy  and 
alchemy  included  considerable  of  legitimate  chemistry.  Likewise  in  psy- 
chology, the  subjective  or  impressionistic  methods  of  character  appraisal, 
personality  evaluation,  etc.,  when  refined  and  corrected  by  controlled  ex- 
periment and  exact  measurement,  frequently  yield  rich  data.  As  stated 
above,  no  believer  in  hylemorphism  will  be  totally  surprised  by  any  hy- 
pothesis which  claims  psycho-physical  correspondences  and  parallels. 

We  do  not  mean  to  say  that  the  Sheldon-Draper-Hooton  typology 
or  constitutional  psychology  is  a  proved  theory,  a  verified  doctrine  or  an 
established  law.  But  it  is  more  than  mere  conjecture,  surmise  or  guess- 
work. 

In  conclusion,  let  us  briefly  note  two  other  revivals  of  formerly 
abandoned  opinions.  The  physiognomy  of  Lavater  (1741-1801)  the 
Swiss  poet  and  cleric,  is  recalled  by  Dr.  Werner  Wolff's  Expressions  of 
Personality  (Harper,  1943;  and  Life  magazine,  January  18,  1943), 
which  finds  in  one  half  of  the  face  a  sort  of  subconscious  mask  and  ex- 
plain :  «  In  right-handed  people  the  right  half  of  the  face  is  subject  to  the 
dominant  half  of  the  brain  8.  »  Finally,  although  chiromancy  or  pal- 
mistry has  long  since  been  repudiated  by  science  as  so  much  superstitious 

8  On  this  point  see  SHERRINGTON,  Man  on  his  Nature,  p.  270:  «The  human 
brain's  left  half  predominates  and  speech  belongs  to  that  half  of  it.  The  left-side  brain 
is  concerned  with  the  right-side  hand.  Most  of  man's  tools  are  of  right-handed  use. 
The  roof-brain  in  man  shows  unmistakable  asymmetry.  » 


PSYCHOSOMATICS,   HYLEMORPHISM  AND  TYPOLOGY         125* 

nonsense,  we  find  a  defense  of  chiropsychology  as  a  new  diagnostic  by 
Dr.  Eugene  Scheimann  (Chicago  Daily  News,  June  25,  1946)  9. 

Daniel  C.  O'GRADY. 

University  of  Notre-Dame, 
Indiana. 

BIBLIOGRAPHIC  NOTE. 

A.  PSYCHOSOMATICS. 

Journal  of  Psychosomatic  Medicine,   1939    (Vol.   7,   1945). 

ALLPORT  and  VERNON,  Studies  in  Expressive  Movement,  1933. 

H.  Flanders  DUNBAR,  Emotions  and  Bodily  Changes,  Columbia,   1935    (1938). 

—  Psychosomatic  Diagnosis,  Hocher,  N.Y.,    1943. 

Walter  B.  CAN-NON,  Bodily  Changes  in  Pain,  Hanger,  Fear  and  Rage,  Appleton,   1915. 

—  The  Way  of  an  Investigator,  Norton,    1945. 
WETi>S  and  ENGLISH,  Psychosomatic  Medicine,  Saunders,  Philad.,    1943. 

F.  S.  WXKWARE,  Psychosomatic  Medicine,  in  Life,  Feb.   19,   1945,  p.  49-56. 
Gregory  ZlLBORG,  Mind,  Medicine  and  Man,  Harcourt  Brace,   1943. 

—  A  History  of  Medical  Psychology,  Norton. 

B.  TYPOLOGY  AND  CONSTITUTIONAL  PSYCHOLOGY. 

Dr.  George  DRAPER,  The  Human  Constitution,  Saunders,    1924. 

DRAPER  and  others,  The  Human  Constitution  in  Clinical  Medicine,  Hoeber,    1944. 

C.  J.  JUNG,  Psychological  Types,  Harcourt  Brace,   1923. 

E.  KRE'i  >CHMER,  Physique  and  Character,  Kegan  Paul,    1925. 

D.  G.  PATERSON,  Physique  and  Intellect,  Appleton,    1930. 
Raymond  PEARL,  Constitution  and  Health,  Kegan  Paul,    1933. 
W.  H.  SHELDON,  Varieties  of  Human  Physique,  Harper,    1940. 

—  Varieties  of  Human  Temperament,  Harper,    1942. 

E.  SPRANGER,  Types  of  Men,  Niemeyer,  Halle,   1928. 

C.  R.  STOCKARD,  Physical  Basis  of  Personality,  Norton,    1931. 

Lewis  J.  MOORMAN,  Tubercolosis  and  Genius,  Univ.  of  Chicago  Press,    1940. 

Thomas  MAN*N,  The  Magic  Mountain,  Modern  Library  (A  study  of  psychologic  as- 
pects of  tubercolosis.)  Compare  Dostoievski's  idea  that  sickness  is  more  spiri- 
tual than  health. 

Emilie  MtrA,  Psychiatry  in  War,  Norton,  1943.  (See  especially,  his  account  of  M.P. 
D.,  i.e.,  myokinetic  psychodiagnostics,  wherein  the  muscular  or  kinesthetic  ex- 
pression of  the  ego  in  reflexes,  signs,  tests  and  various  somatic  (gestural,  atti- 
tudinal,   lexical  and  pantomimic)    symptoms  are  stressed)  . 


9  To  the  reader  who  might  be  interested  in  further  recent  instance  of  alleged  psy- 
cho-phydcal  interaction,  we  cite  Prof.  Viktor  Lowenfeld's  classification  of  people  into 
visuals  and  hapticals  and  Dr.  Emil  MlRA  (Psychiatry  in  War,  p.  141,  Norton,  1943) 
who  admits  that  his  «  principle  of  psychomyokinesis  is  implicit  in  the  work  of  Gall. 
Darwin,  Klages,  Stern,  Wolff,  Allport,  Vernon  and  others  ». 


BIBLIOGRAPHIE 


Comptes  rendus  bibliographiques 


Jean  LEVIE,  S.J.  —  Sous  les  yeux  de  l'incroyant.  2e  édition,  Paris,  Desclée  de 
Brouwer;  Bruxelles,  L'Edition  Universelle,  1946,  23,5  cm.,  302  p.%  (Museum  Lessia- 
num,  Section  théologique,  n°  40.) 

Les  diverses  études  de  psychologie  religieuse  et  de  théologie  de  la  foi  réunies  dans 
ce  livre  sont  toutes  écrites,  comme  le  dit  le  titre  et  comme  l'explique  l'avant-propos, 
G  sous  les  yeux  de  l'incroyant  ».  Une  première  partie,  intitulée  Sincérité  intellectuelle  et 
soumission  de  foi,  examine  la  véritable  portée  des  preuves  apologétiques  de  notre  foi, 
les  progrès  de  l'intelligence  en  quête  de  la  foi,  et  le  devoir  du  croyant  de  penser  sa  foi  et 
d'en  illuminer  la  vie  quotidienne  de  ses  contemporains.  Une  seconde  étude,  beaucoup 
plus  brève,  rapproche  pensée  incroyante  et  pensée  chrétienne,  pour  porter  sur  l'incroyant 
un  jugement  plus  objectif  et  plus  sympathique.  La  troisième  partie  du  volume,  l'une 
des  plus  suggestives,  indique  de  quelles  «  étroitesses  humaines  »  nous  gênons  trop  sou- 
vent le  rayonnement  des  «  vérités  divines  ».  Enfin,  un  épilogue  médite  les  raisons  pro- 
fondes du  croyant  d'adhérer  fermement  à  la  parole  du  salut:  «  Je  crois  en  Jésus-Christ.  » 

Dans  ces  pages,  l'A.  «  n'a  pas  voulu  faire  de  l'apologétique  au  sens  strict  du  mot  » 
(p.  7)  ;  il  n'y  en  donne  pas  moins  les  éléments  fondamentaux  d'une  méthode  apologé- 
tique incomparablement  plus  réaliste  que  celle  des  manuels  classiques,  et  partant,  beau- 
coup plus  délicate  et  d'autant  plus  efficace.  Contre  la  tendance  livresque  à  se  reposer  trop 
complaisamment  sur  des  démonstrations  historiques  de  la  crédibilité  de  notre  foi,  l'A. 
montre  bien  la  faiblesse  de  ces  arguments  hors  de  l'interprétation  chrétienne  que  nous 
leur  donnons  en  fonction  du  dogme,  et  donc,  leur  insuffisance  pratique  à  convaincre,  à 
gagner  l'incroyant.  En  conséquence,  l'A.  insiste  surtout  sur  les  motifs  de  crédibilité  in- 
trinsèques; croire  en  Jésus,  parce  que  le  christianisme,  et  lui  seul,  sauvegarde  et  porte  à 
leur  sommet  toutes  les  valeurs  humaines  d'esprit  et  de  vie  que  nous  découvrons  en  nous. 
Il  insist?  sur  la  nécessité  d'insérer  nos  preuves  historiques  dans  l'ensemble  du  fait  vital 
du  Christ  et  de  l'Eglise:  l'incroyant  n'embrassera  la  foi  que  le  jour  où  il  aura  pris  con- 
tact, par  quelque  voie  que  ce  soit,  avec  ce  fait  vital  intégral. 

Une  autre  idée  chère  à  l'A.,  c'est  la  sincérité  intellectuelle:  ne  pas  chercher  à  sau- 
vegarder sa  foi  ou  celle  des  autres  en  forçant  l'intelligence  à  s'amoindrir,  à  s'imposer  des 
sacrifices,  des  renoncements  irrationnels.  Il  faut  accepter  d'autorité,  sans  doute,  tout  le 
message  divin;  mais  il  ne  faut  pas  craindre  de  laisser  à  l'intelligence  toute  liberté  de  cher- 
cher à  y  voir  clair,  ou,  du  moins,  à  y  dissiper  les  contradictions.  Ne  nous  dissimulons 
pas  les  difficultés  réelles  que  nous  pose  ce  message;  sachons  distinguer  l'obscurité  du 
mystère  d'autres  obscurités  nées  d'interprétations  trop  facilement  reçues  pour  tradition- 
nelles,  ayons  la  franchise  de  désavouer  ou  de  rajuster  ces  interprétations  quand  les  ob- 


BIBLIOGRAPHIE  127* 

jections  de  l'incroyant  ou  les  exigences  de  notre  propre  intelligence  nous  en  découvrent 
la  faiblesse  ou  l'équivoque. 

En  tout  ceci,  l'A.  invite  le  croyant  à  un  effort  intellectuel  constant  et  sincère,  pour 
posséder  plus  profondément  et  plus  personnellement  sa  foi,  et  pour  la  rayonner  plus 
efficacement.  Il  l'invite  à  prendre  conscience  des  richesses,  des  enrichissements  de  cette 
foi;  il  l'invite  au  courage  de  ses  responsabilités  les  plus  intimes  envers  toutes  les  exigen- 
ces de  la  pensée  et  de  l'action. 

A  vrai  dire,  la  théologie  et  la  prédication  catholiques  n'avaient  guère  mis  l'accent, 
depuis  surtout  la  Renaissance,  sur  ces  redoutables  responsabilités:  la  démonstration  d'au- 
torité en  dogme  et  la  méthode  casuistique  en  morale  dispensaient  par  trop  aisément  de 
l'effort  intellectuel  personnel.  Notre  siècle,  très  heureusement,  réagit  de  plus  en  plus 
vigoureusement  contre  cette  passivité,  contre  cette  servilité  déprimante  et  inhumaine;  et 
les  courageuses  assertions  du  R.  P.  Levie  s'inscrivent  sans  équivoque  dans  la  ligne  de 
cette  réaction.  Elles  nous  semblent  très  justes  et  très  opportunes,  et  nous  leur  souhaitons 
de  contribuer  efficacement  à  refaire  dans  le  chrétien  l'homme  parfait,  l'homme  en  qui 
toutes  les  valeurs  humaines  d'intelligence  et  de  cœur  ont  trouvé  la  plénitude  de  leur  épa- 
nouissement. 

Eugène  MARCOTTE,  o.  m.  i. 


Joseph  HUBY,  S.  J.  —  Saint  Paul,  Première  Êpître  aux  Corinthiens,  Traduction 
et  Commentaire.  Paris,  Beauchesne  et  ses  Fils,  1946.  18  cm.,  423  p.  («  Verbum 
salutis  »,  XIII.) 

Lumineux  et  substantiel  commentaire  sur  cette  importante  épître  du  grand  apôtre 
Saint  Paul!  .  ..  Comme  les  ouvrages  précédents  de  l'intéressante  collection  «Verbum 
salutis  »,  celui-ci  s'adresse  aux  esprits  cultivés  qui  désirent  avoir  un  commentaire 
facile,  mais  solide  en  même  temps,  des  pages  inspirées.  Les  spécialistes  ne  doivent  pas  se 
formaliser  s'ils  ne  trouvent  pas  dans  ce  livre  tout  ce  qu'exige  leur  technique  chatouil- 
leuse. 

Dans  l'introduction,  l'auteur  nous  donne  l'analyse  de  toute  la  lettre  avec  les 
circonstances  historiques  qui  ont  nécessité  son  envoi.  Il  joint  une  bibliographie  des 
principaux  ouvrages  mis  à  contribution.  Puis  il  aborde  le  commentaire,  chapitre  après 
chapitre.  Au  commencement  de  chaque  section  il  donne  la  traduction  française  de 
tous  Us  versets  qui  la  composent.  Belle  traduction,  et  par  son  élégance,  et  par  sa  clarté 
et  fidélité.  On  tiouve  parfois  d'heureuses  trouvailles  qui  illuminent  singulièrement  le 
sens  des  phrases  inspirées.  Suit  l'exégèse  des  passages  traduits.  Chaque  verset  reçoit 
l'attention  qu'il  mérite.  Les  pensées  de  l'apôtre  sont  exposées  d'une  manière  simple, 
mais  avec  quelle  clarté,  quelle  précision,  quelle  solidité!  .  .  .  Evidemment,  le  R.  P. 
émet  parfois  des  opinions  qui  ne  rallieront  pas  tous  les  suffrages!  .  .  .  Qui  peut  se 
vanter  d'accorder  les  exégètes!  .  .  .  Mais  les  interprétations  par  lui  proposées  valent 
certainement  les  autres  qu'on  pourrait  mettre  en  parallèle.   In  dubiis  libertas!  .  .  . 

Nous  ne  saurions  trop  recommander  à  nos  laïques,  mais  surtout  aux  membres 
du  clergé,  la  lecture  de  ces  commentaires  publiés  dans  «  Verbum  salutis  ».  Que  de  fois 
ne  nous  a-t-on  pas  demadné  un  bon  commentaire  français  de  l'Ecriture  sainte?  La 
collection  des  ouvrages  de  «  Verbum  salutis  »  répond  parfaitement  à  cette  demande. 

Donat  POULET,  o.m.i. 


128*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Ephrem  BOULARAND,  S.J.  —  La  venue  de  l'homme  à  la  foi  d'après  saint  Jean 
Chrysostome.    Romae,    apud   Aides   Universitatis    Gregoriana»,    1939,    24    cm.,    192    p 
(Analecta  Gregoriana,  vol.  XVIII,  Series  Facultatis  Theologicae,  Sectio  B.  n°   8.) 

Pour  sa  thèse  de  doctorat  en  théologie  à  l'Université  Grégorienne,  le  R.P.  Boula- 
rand  a  choisi  d'étudier  la  doctrine  de  saint  Jean  Chrysostome  sur  la  venue  de  l'homme 
à  la  foi.  11  a  recueilli  les  nombreux  passages  où  le  saint  docteur  aborde  occasionnellement 
le  sujet  sous  l'un  ou  l'autre  de  ses  aspects,  et  il  nous  les  présente  dans  les  cadres  mainte- 
nant classiques  du  problème  de  l'acte  de  foi:  nature  de  la  connaissance  de  foi,  rôle  de 
la  raison,  de  la  volonté  et  de  la  grâce  dans  l'adhésion  du  croyant. 

A  en  juger  par  cette  thèse,  saint  Jean  Chrysostome  insiste  particulièrement  sur  la 
liberté  de  l'acte  de  foi,  liberté  expliquée  par  l'obscurité  intrinsèque  pour  nous  de  l'objet 
à  croire;  et,  d'autre  part,  sur  la  nécessité  de  la  grâce  pour  y  parvenir;  la  sagesse  humaine 
y  est  impuissante,  souvent  même  elle  y  met  obstacle.  L'efficacité  de  la  grâce,  pour  le 
dire  en  passant,  «  dépend  en  définitive,  sur  le  plan  des  faits,  de  la  distribution  opportune 
de  la  grâce,  réglée  par  une  prescience  infaillible»  (ip.  180):  du  congruisme  avant 
l'heure,  quoi!  En  concluant,  le  R  P.  résume  la  pensée  du  grand  orateur  chrétien,  et  b. 
juge  «  somme  toute  fort  remarquable,  à  la  fois  traditionnelle  et  personnelle,  pensée  et 
vécue,   solide   et  nuancée»    (p.    184). 

Ce  travail,  clair,  ordonné  et  bien  documenté,  constitue  un  apport  patristique  très 

intéressant  à  l'un  des  problèmes  les  plus  étudiés  de  la   théologie  moderne.      Le    génie 

personnel  de  saint  Jean  Chrysostome,   et,   qui  est  plus,   son   incomparable   assimilation 

de  la  doctrine  de  saint  Paul,  le  grand  docteur  de  la  foi,  font  de  lui  un  maître  eminent 

en  la  matière.      Sans  doute  ne  faut-il   pas  lui  demander    l'ordonnance  et  l'explication 

théologique  définitive  qu'élaborera  plus  tard  saint  Thomas;    mais  il  fait  bon  reprendre 

contact    plus    immédiat,    par   son    témoignage    autorisé,    avec    le    réel    surnaturel    que    la 

révélation  nous  découvre  et  que  l'expérience  religieuse  chrétienne  nous  permet  quelque 

peu  de  reconnaître.  Et  c'est  en  ce  sens  que  la  thèse  du  R.P.  Boularand  rendra  d'utiles 

services  aux  théologiens. 

Eugène  MARCOTTE,   o.m.i. 
*         *         * 

Albert  PERBAL,  O.M.I. ,  Ritomo  aile  Fonîi,  18cm.,  21  p.  Roma,  Unione  Mis- 
sionaria  del  Clero,   1942.    (Coll.  Orizonti  Missionari.) 

Voici  un  livre  des  plus  intéressants  sur  la  coopération  missionnaire.  Il  s'adresse 
avant  tout  aux  prêtres  et  futurs  prêtres,  développant  avec  grande  sûreté  de  doctrine 
et  richesse  d'exemples  concrets  la  question  de  la  participation  tant  du  fidèle  que  du 
prêtre  à  i'apcstolat  missionnaire  de  l'Eglise. 

Ce  livre  se  présente  en  temps  opportun.  En  effet,  s'il  est  vrai  que  la  coopération 
missionnaire  des  prêtres  et  des  fidèles  a  donné  jusqu'ici  les  plus  magnifiques  résultai:?, 
il  faut  pourtant  avouer  qu'elle  n'est  pas  encore  universelle  et  qu'il  reste  une  dispropor- 
tion énorme  entre  les  résultats  acquis  et  les  besoins  immédiats  des  missions.  L'Eglise  ne 
peut  donc  en  aucune  manière  se  contenter  des  réalisations  présentes.  Aussi  ne  cesse-t-elle 
de  rappeler  avec  instance  aux  chrétiens  du  monde  entier  leur  devoir  de  coopération 
missionnaire.  Tant  que  les  chrétiens  n'envisageront  pas  l'apostolat  missionnaire  comme 
«  une  affaire  de  famille  »,  de  la  grande  famille  de  ceux  qui  croient  au  Christ  et  vivent 
de  sa  vie.  le  problème  des  missions  restera  sans  solution  adéquate*. 

C'est  que  les  missions  ne  sont  pas  tout  simplement  une  œuvre  pieuse  qui  ne 
regarde  strictement  que  les  seuls  missionnaires  et  à  laquelle  les  autres  chrétiens  sont 
libres  de  collaborer  ou  non.  Il  y  a  beaucoup  plus.  Il  s'agit  d'une  activité  vitale  dz 
l'Eglise,   d'une  œuvre  qui  tient  de  la   nature  même   de  la   vocation   chrétienne.      Notre 


BIBLIOGRAPHIE  129* 

vie  chrétienne  n'est-elle  pas  notre  union,  notre  participation  à  la  vie  divine  du  Christ? 
Or,  le  baptême  en  nous  greffant  sur  le  Christ,  non  seulement  nous  donne  accès  à 
l'infinie  îichesse  de  ses  dons,  mais  nous  configure  aussi,  tous  et  chacun,  à  son  sacerdoce 
royal.  Ainsi  le  chrétien  est  appelé  à  reproduire  le  Christ  dans  sa  vie  et  à  le  prolonger 
dans  le  temps  et  dans  l'espace.  Le  baptême  suffirait  donc  à  lui  seul  à  rendre  compte 
de  l'obligation  missionnaire  du  chrétien.  La  confirmation  ainsi  que  la  participation  à  la 
plénitude  de  vie  de  l'E'glise  ne  feront  qu'ajouter  à  cette  obligation  fondamentale  et 
la  rendre  plus  impérieuse. 

Il  est  donc  juste  de  dire  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  perfection  chrétienne  sans  esprit 
missionnaire,  c'est-à-dire  sans  la  hantise  de  coopérer  à  l'œuvre  d'universelle  rédemption 
du  Christ  en  étendant,  par  tous  les  moyens  à  sa  disposition,  les  fruits  de  cette  rédemp- 
tion à  tous  ceux  qui  en  sont  encore  privés.  L'esprit  missionnaire  n'est  pas,  en  vérité, 
quelque  chose  de  facultatif,  de  surérogatoire  dans  une  vie  chrétienne;  c'est  le  christia- 
nisme vécut  dans  toute  sa  plénitude. 

Comment  éveiller  dans  la  masse  des  chrétiens  le  «  sens  missionnaire  »,  la  conscience 
nette  et  vive  de  leur  obligation  de  coopérer  à  l'œuvre  des  missions?  L'auteur  répond  à 
cette  question  dans  des  pages  très  suggestives,  ne  craignant  pas  d'exposer  les  difficultés 
pratiques  et  d'en  proposer  les  solutions.  Tous  les  éducateurs  de  la  jeunesse  liront  ces 
pages  avec  grand  profit. 

Qu'il  s'agisse  des  enfants,  des  jeunes  gens,  des  adultes  ou  même  des  séminaristes 
les  données  essentielles  du  problème  de  la  formation  de  «  l'esprit  missionnaire  »  sont 
les  mêmes.  L'esprit  missionnaire  est  fait  de  lumière,  de  chaleur  et  d'action.  Il  s'agira 
donc  de  faire  connaître  les  missions  pour  les  faire  aimer  et  déterminer  une  réaction 
positive  en  leur  faveur. 

Une  connaissance  générale  des  missions  dans  leur  réalité  historique,  tout  comme 
dans  leurs  fondements  théologiques,  est  indispensable.  Normalement  cette  connaissance 
devra  être  proportionnée  à  l'instruction  des  fidèles.  Il  importe  au  plus  haut  point  que 
les  notions,  même  les  plus  rudimentaires  soient  vraies,  que  les  perspectives  soient  justes. 
L'éducateur,  prêtre  ou  laïc,  devra  donc  se  garder  d'insister  outre  mesure  sur  les  seuls 
cadres  de  l'apostolat  missionnaire.  Il  évitera  aussi  de  ne  faire  appel  qu'au  sentiment  de 
présenter,  je  dirais  systématiquement,  l'indigène,  sa  civilisation,  ses  mœurs,  sa  religion 
sous  un  jour  défavorable  et  injuste.  Il  y  a  moyen  de  parler  de  l'indigène  avec  sympathie 
en  se  conformant  aux  exigences  de  la  vérité.  Il  y  a  moyen  de  parler  de  l'apostolat  mis- 
sionnaire sans  s'en  tenir  uniquement  à  l'accidentel,  aux  cadres  extérieurs,  à  l'aspect 
aventure,  etc. 

La  connaissance  des  missions  dont  nous  parlons  ici  n'est  pas  ordonnée  à  la  simple 
culture  de  l'esprit;  bien  au  contraire.  Elle  vise  à  faire  naître  dans  le  chrétien  une 
sympathie  profonde  envers  l'œuvre  des  missions,  à  augmenter  la  charité  envers  le  pro- 
chain qui  se  trouve  encore  en  dehors  de  l'Eglise  visible.  Cet  amour  demandera  ensuite 
à  s'épanouir  tout  naturellement  dans  l'une  ou  l'autre  des  nombreuses  formes  de  la 
coopération  missionnaire. 

C'est  aux  prêtres  que  revient  d'abord  l'éducation  de  l'esprit  missionnaire  du 
peuple  chrétien.  Il  doit  donc  le  premier  en  être  pénétré  à  un  degré  eminent.  D'ailleurs, 
le  sacerdoce  du  piètre,  parce  qu'il  est  une  participation  au  seul  et  unique  sacerdoce  du 
Christ  est  un  sacerdoce  essentiellement  missionnaire.  Il  n'est  au  pouvoir  de  personne 
sur  terre  d'en  restreindre  la  portée.  L'esprit  missionnaire  est  donc  pour  le  prêtre  plus 
qu'une  î-imple  exigence  pratique  de  son  ministère,  c'est  quelque  chose  d'enraciné  dans 
la  nature  même  de  son  sacerdoce.  C'est  pourquoi,  sans  une  connaissance  suffisante  de 
l'apostolat  missionnaire  de  l'Eglise,  le  prêtre  ne  saurait  s'élever  à  la  hauteur  de  s.t 
vocation   particulière. 


130*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Comment  se  fera  cette  formation  missionnaire  du  futur  prêtre?  Quelle  étendue 
aura-t-elle  normalement?  Questions  des  plus  délicates.  L'auteur  étudie  à  ce  sujet. 
les  objections  les  plus  courantes:  danger  de  diriger  trop  de  séminaristes  vers  les  mis- 
sions, surcharge  de  programmes,  etc.  Il  s'efforce  de  montrer  que  même  sans  recourir 
aux  cours  réguliers  et  oganisés,  on  peut  arriver  à  des  résultats  satisfaisants  en  prenant 
occasion  de  l'enseignement  des  matières  philosophiques  et  théologiques,  des  lectures 
spirituelles,  des  méditations,  des  cercles  missionnaires,  des  journées  d'études  mission- 
naires, etc. 

Les  avantages  d'une  formation  missionnaire  chez  les  séminaristes  sont  à  signaler 
et  l'auteur  insiste  sur  les  principaux:  préparation  plus  adéquate  pour  le  ministère, 
puissant  stimulant  pour  une  vie  spirituelle  en  profondeur  par  les  vertus  d'ascétisme  et 
de  zèle  apostolique  qu'elle  favorise  et  développe. 

Tout  se  tient  et  tout  s'enchaîne  dans  l'ordre  de  l'apostolat.  Que  les  éducateurs 
réussissent  à  former  dans  le  peuple  une  conscience  missionnaire  éclairée  et  on  verra 
augmenter  le  nombre  et  la  qualité  des  vocations  missionnaires.  Le  missionnaire,  en  effet, 
est  pour  une  part  le  produit  d'une  époque  et  d'un  milieu  déterminés.  Personne  n'échappe 
complètement  à  l'influence  du  milieu.  Les  missionnaires  des  siècles  passés  ont  apporté 
avec  eux  dans  leurs  missions  un  certain  nombre  des  préjugés  qu'ils  ont  pour  ainsi  dire 
hérité  de  leur  siècle  et  de  leur  culture  propre.  Il  en  sera  toujours  ainsi,  c'est  bien  évident. 
C'est  pouiquoi,  il  importe  tant  de  donner  aux  fidèles  des  notions  justes  sur  les  mis- 
sions et  sur  les  peuples  évangélisés  par  l'Eglise. 

Ces  idées  développées  avec  force  et  conviction  disent  assez  l'intérêt  et  l'utilité  du 
livre  du  pèie  Perbal  pour  tous  les  éducateurs. 

J.-E.  Champagne,  o.  m.  i. 


Angelo  WALZ,  O.  P.,  San  Tommaso  a" Aquino.  Studi  biograûci  sul  Dottore 
Angelico.  Roma,   Edizioni  Liturgiche,    [1945].    23   cm.,   x-238   p. 

En  1926,  le  R.P.  Walz  donnait  aux  lecteurs  de  YAngeticum  sa  Delineatio  vitx 
s.  ThomiE  de  Aquino  qu'il  présentait  ensuite  en  volume  l'année  suivante.  Des  études 
historiques  postérieures  sur  le  Docteur  commun  et  de  nouvelles  éditions  de  sources, 
ont  porté  le  R.P.  a  retoucher  son  travail  initial  et  à  le  publier  de  nouveau,  mais  en 
italien,   cette  fois. 

En  plus  des  chapitres  proprement  biographiques,  on  y  trouve  un  chapitre  sur  le 
saint  docteur,  sur  les  écrits  de  saint  Thomas  et  sur  sa  gloire  posthume.  L'A.  nous 
indique  ensuite,  en  quelques  pages,  les  principales  sources  de  la  vie  du  saint,  les  études 
critiques  et  les  vies.  Un  appendice  sur  la  chronologie  de  la  vie  et  des  écrits  de  l'Aquinate 
termine  le  volume. 

L'auteur  a  eu  l'excellente  idée  d'orner  son  livre  de  trois  hors-textes  que  l'on 
retrouve  déjà  dans  les  Xenia  Thomistica:  le  Triomphe  de  saint  Thomas  de  Francesco 
Traini.  ['Apothéose  de  saint  Thomas  de  Francisco  de  Zurbaran,  et  saint  Thomas  of- 
frant ses  ouvrages  à  l'Eglise,  de  Louis  Seitz. 

On  connaît  la  compétence  du  R.P.  Walz  en  tout  ce  qui  concerne  la  vie  du  Docteur 
Angélique.  On  sait  aussi  la  réception  faite  à  sa  première  édition  latine  et  c'est  pourquoi 
il  faut  se  réjouir  qu'il  nous  ait  donné  cette  seconde  rédaction  mise  à  jour. 

Gaston    CARRIÈRE,    o.  m.  i. 


BIBLIOGRAPHIE  131* 

Bruno  SWITALSKI,  C.SS.R.  —  Plotinus  and  the  Ethics  of  St.  Augustine.  .  .  New 
York,  City,  Polish  Institute  of  Arts  and  Sciences  in  America,  [cl946].  24,  5cm.,  113 
p.  (Neoplatonism  and  the  Ethics  of  St.  Augustine.  .  .  Vol.  1.  [Polish  Institute  Series 
No.  8]  1.) 

One  cf  the  most  interesting  features  of  this  first  part  of  the  study  of  Reverend 
Switalski  on  the  relation  of  Neoplatonism  to  the  Ethics  of  St.  Augustine,  is  his 
bibliography  on  Plotinus.  It  is  assuredly  the  most  complete,  accurate,  and  up-to-date 
bibliography  ever  published  on  the  subject.  But  it  is  not  the  only  merit  of  the  work  as 
we  shall  see. 

The  work  is  divided  into  two  parts.  The  first  is  a  study  of  the  foundations  of 
Plotinus'  and  Augustine's  Ethics  (p.  3-63)  and  the  second  examines  the  relationship 
of  Augustine's  Ethics  to  those  of  Plotinus    (p.   63-109). 

A  short,  dear  and  complete  sketch  of  the  ethical  doctrine  of  Plotinus  is  firs:: 
given,  demonstrating  that  the  ultimate  end  of  man  consists  in  his  union  with  God 
through  self-discipline  and  purification.  The  soul  always  perfect  in  its  essence  2  must 
flee  from  the  sensible  world.  Through  this  deatchment  the  soul  becomes  similar  to  God 
and  upon  this  rests  its  virtue.  The  exercise  of  civic  and  purifying  virtues  both  in  its 
stage  of  imperfection  and  of  perfection  produce  a  total  liberation  of  the  soul  from  the 
sensible  element.  That  which  is  opposed  to  virtue  is  moral  evil.  This  moral  evil  is 
something  added  to  the  soul  and  originates  in  relationship  of  the  soul  to  the  body  or 
to  matter.  This  relationship  however  involves  responsability  since  it  is  alwtys  possible 
for  man  to  free  himself  from  matter  and  return  to  the  fatherland.  Hence  punishment 
or  reward.  This  problem  of  responsability  presupposes  liberty  of  the  will  which  can 
be  summed  up  thus:  the  soul  has  liberty  to  possess  liberty  or  to  be  deprived  of  it. 

Reverend  Switalski  then  examines  the  sources  of  Plotinus  in  general,  and  in 
particular  the  ethical  questions.  The  reference's  prove  a  very  extensive  study  on  the 
subject,  but  one  might  prefer  personal  proofs  to  the  sole  testimony  of  others.  We  must 
remember,  however,  that  this  is  rather  a  complementary  chapter  to  the  work  itself. 

Then  in  a  masterly  way,  the  Author  presents  us  with  the  characteristics  of 
Augustine's  ethics.  He  shows  how  Augustine's  Ethics  are  theocentric,  how  God  is  the 
beginning  and  terminus  of  all  things,  their  cause  and  their  end.  God  creates  and  con- 
serves us,  He  illumines  our  intellect  and  influences  our  will  in  the  beginning  and 
throughout  our  moral  life.  God  is  the  Supreme  Good,  inseparably  connected  with 
happiness.  It  is  the  highest  and  best  good  which  can  be  lost  only  by  sin,  by  trans- 
gressing the  rules  given  by  God:  the  eternal  law  which  governs  ethical  and  physical 
order  (natural  law) .  From  the  natural  law  flows  the  idea  of  State.  God  is  also  the 
efficient  cause  of  moral  good  which  is  an  indispensable  condition  for  the  possession  of 
the  highest  good  and  a  necessary  requisite  for  progress  towards  God.  Our  ultimate  end 
being  of  a  supernatural  character  (visio  beatifica)  ,  the  help  of  God  is  required.  This 
help  is  grace.  Grace  however  cannot  destroy  our  liberty  because  otherwise  merit  would 
no  longer  be  possible. 

The  second  part  on  the  relationship  of  Augustine's  Ethics  to  those  of  Plotinus 
is  introduced   by  a  chapter  on  the   role   played  by   the  Enneads   in   the  conversion   of 


1  On  sale  at  Krol  Brothers,  Suite  1258,  228  N.  La  Salle  St.,  Chicago  1, 
Illionis.  U.  S.  A.  Linen    bound  3.95. 

2  I  am  particularly  happy  to  see  that  the  conclusions  of  Father  Switalski  are 
in  accord  with  cur  own  affirmations  in  Revue  de  l'Université  d'Ottawa,  avril-juin 
1945. 


132*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Augustine.  The  «  Libri  Platonicorum  »  translated  into  latin  removed  the  last  two 
intellectual  obstacles  to  his  conversion  :  the  problem  of  evil  and  the  falsity  of  mater- 
ialism. Thiough  Plotinus  he  was  also  inclined  towards  lofty  ideals.  Even  if  the  reading 
of  the  Enneads  did  not  achieve  the  conversion,  it  greatly  hastened  it. 

In  order  to  determine  more  precisely  the  Plotinian  ideas  embodied  in  Augustine's 
Ethics,  the  author  attempt  to  establish  the  relationship  of  Augustine  to  the  thinkers 
of  pagan  antiquity.  He  then  proceeds  to  Plotinus  and  examines  first  the  influence  of 
Plotinus  in  general  (p.  81  ff) .  In  this  section  the  Author  identifies  the  '«Libri 
Platonicorum  »  with  the  Enneads  of  Plotinus.  We  are  then  sure  of  the  direct  acquain- 
tance. 

Noting  that  many  authors  stress  too  much  the  importance  of  internal  criticism 
and  comparative  studies,  and  neglect,  in  consequence,  the  external  criticism  which  should 
be  the  decisive  factor,  Fr.  Switalski,  with  much  care  and  in  a  very  sober  way  —  «:he 
sign  of  a  real  scientific  mind  —  deals  with  the  influence  of  Plotinus  in  the  Efthical 
field.  His  argument  is  based  on  the  texts  where  Plotinus  is  explicity  named.  The  ex- 
piession  «  Libri  Platonicorum  »  must  be  the  equivalent  to  «  Plotinus  »  for  the  quota- 
tions from  the  Confessions  and  all  the  works  written  before  the  year  400.  Then  come 
the  literal  citations,  some  of  which  are  verbatim  or  literal  to  a  considerable  extent. 
Finally  the  similarity  of  ideas,  still  more  feeble,  presents  more  difficulty  in  establishing 
the  real  dépendance  of  Augustine  towards  Plotinus.  It  is  also  very  difficult  to  have 
probability  although  this  probability  is  greater  in  the  earlier  writings  (386-291) 
than  in  the  later  writings    (391    onwards). 

Having  thus  explained  and  determined  the  relations  between  Augustine  and 
Plotinus  in  the  ethical  field,  the  Author  concludes  that  Augustine  did  not  blindly 
followed  the  Neoplatonists,  but  that  after  accepting  the  Christian  moral  code  on  the 
authority  of  the  Church,  he  took  cognizance  of,  and  penetrated  philosophically  into 
the  moral  ideas  embodied  in  the  Enneads  and  choose  from  along  them  only  those 
ideas    which  are   in   conformity   with  this  Christian   moral   code. 

We  cannot  therefore  say  that  Augustine  was  a  syncretist  and  that  he  created 
an  eclectic  system  which  was  a  mixture  of  various  philosophical  systems  within  the 
scope  of  Hellenistic  culture. 

In  brief,  a  sound  and  solid  work  worthy  to  find  place  on  the  shelves  of  all 
theological  libraries;  for  the  subject  treated  is  of  great  importance  both  to  philosophers 
and  theologians.  Let  us  hope  that  Father  Bruno  Switalski  will  give  us  soon,  and  in  a 
similar  scientific  way,  the  second  part  of  his  study  which  will  deal  with  the  relationship 
of  Porphyry's  Ethics  to  those  of  Augustine.  Let  us  also  thank  the  Author  for  having 
followed  the  suggestions  of  his  kind  Canadian  friends  who  prompted  him  to  make  an 
English  translation  of  his  original  Polish  monograph.  The  work  is  thus  more  easily 
reacible  and  its  influence  shall  be  extended  to  a  far  greater  audience. 

Gaston   CARRIÈRE,    o.  m.  i. 
Publié  avec  l'autorisation  de  l'Ordinaire  et  des  Supérieurs. 


L'anglicanisme  libéral 
et  le  mouvement  œcuménique 


A.  IDÉALISME  ET  RÉALISME 
DANS  L'ECCLÉSIOLOGIE  ANGLICANE  LIBÉRALE. 

L'exposé  précédent  des  divers  courants  théologiques  qui  traversent 
l'anglicanisme  1  va  nous  aider  à  comprendre  l'évolution  qu'a  subie  au 
cours  des  dernières  années  dans  cette  confession  le  concept  d'Église. 

C'est  en  effet  sur  le  sujet  de  l'ecdlésiologie  que  la  pensée  théologique 
anglicane  s'est  le  plus  renouvelée  et  même,  si  l'on  en  croit  certains  de  ses 
interprètes,  a  une  contribution  positive  à  apporter: 

J'ai  la  certitude,  déclarait  le  révérend  W.  L.  Knox,  au  congrès  anglo- 
catholique  de  1930,  qu'il  n'y  a  aucun  chapitre  de  la  théologie  chrétienne  où  la 
communion  anglicane  soit  à  même  d'apporter  et  apporte  en  effet  une  contribu- 
tion plus  précieuse  que  la  théologie  de  l'Église.  Si  seulement  nous  prenons  la 
peine  de*  la  bien  considérer,  si  nous  refusons  de  nous  laisser  distraire  et  entraîner 
par  les  controverses  du  moment,  nous  trouverons  dans  la  conception  anglicane 
de  l'Église  le  seul  vrai  chemin  qui  mène  à  l'unité  de  la  chrétienté  2. 

Sans  partager  cet  optimisme,  on  peut  du  moins  se  demander  quelle 
est  cette  conception  anglicane  de  l'Église  et  quels  sont  les  progrès  réalisés 
dans  le  domaine  de  l'ecclésiologie  par  l'anglicanisme  contemporain. 

I.  —  L'Église,  Corps  mystique. 

Rappelons  d'abord  qu'il  y  a  deux  manières  de  concevoir  l'Église, 
qui  toutes  deux  ont  leurs  adeptes  en  Grande-Bretagne:  ou  bien  comme 
une  association  de  croyants  qui  se  groupent  pour  des  fins  culturelles  ou 
charitables,  mais  sans  que  la  vie  religieuse  de  chaque  individualité  croyan- 
te soit  affectée  par  son  agrégation  au  tout.  Le  tout  est  postérieur  aux 

1  Voir  article  précédent  dans  la  Revue  de  l'Université  d'Ottawa,    17  (1947),  p. 
218-238. 

2  Report  of  the  Anglo -Catholic  Congress,  1930,  p.  1. 


134*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

parties  ou  individualités:  il  est  une  entité  artificielle,  une  institution 
humaine;  les  ministres  du  culte  tiennent  leur  commission  de  la  commu- 
nauté; en  outre  les  communautés  locales  n'ont  entre  elles  qu'un  lien 
très  lâche;  si  elles  se  groupent  en  confessions,  celles-ci  ne  sont  rien  de 
plus  qu'un  agrégat  d'atomes  religieux. 

Telle  est,  on  l'aura  reconnue,  la  conception  du  presbytérianisme, 
du  congrégationalisme  et  des  sectes  qui  pullulent  des  deux  côtés  de 
l'Atlantique.  Dans  l'anglicanisme  même,  elle  est  représentée,  du  moins 
sous  une  forme  atténuée,  par  la  fraction  évangélique  ou  protestante. 
L'Église  naît  de  la  prédication  de  la  parole,  ou,  selon  l'expression  de 
K.  Barth,  elle  est  «  le  lieu  où  la  parole  de  Dieu  est  annoncée  ».  Toutes 
les  valeurs  ecclésiologiques  qui  subsistent  sont  à  réinterpréter  dans  ce 
sens.  À  aucun  moment,  on  ne  se  trouve  en  face  d'une  Eglise  vraiment 
communautaire  supérieure  aux  individus  et  qui  les  porte  en  les  faisant 
vivre  de  sa  vie. 

À  l'opposé,  il  faut  situer  la  conception  traditionnelle  et  catholique 
qui  voit  dans  l'Église  universelle  une  société  divinement  instituée,  anté- 
rieure et  préexistant  aux  individus,  où  les  fidèles  viennent  puiser  l'ali- 
ment de  leur  vie  intérieure  et  qui  à  ce  titre  mérite  d'être  comparée  à  un 
organisme  ayant  sa  source  vitale  dans  le  Christ.  L'Église  est  le  Corps 
mystique  du  Christ. 

a)    Facteurs  de  renouveau. 

Cette  seconde  conception  est  dans  la  logique  du  mouvement  tracta- 
rien.  Cependant  elle  ne  s'imposa  pas  tout  de  suite.  A  la  fin  du  siècle 
dernier,  Sanday  écrivait: 

La  Réforme  dans  l'Europe  occidentale  peut  avoir  eu  d'excellents  résultats, 
mais,  à  mon  avis,  l'un  de  ses  résultats  les  plus  infortunés  fut  la  destruction 
complète  ou  partielle  de  ce  sens  de  l'Église  considérée  comme  le  vêtement  acci- 
dentel dont  se  revêt  le  Christ-Esprit,  le  Corps  mystique  dans  lequel  le  Seigneur 
vit,  guérit  et  souffre,  aussi  vraiment  de  nos  jours  à  Paris,  Moscou  et  New-York 
que  jadis  en  Galilée  ou  sur  le  Calvaire.  Les  signes  ne  manquent  pas  qui  annon- 
cent la  reviviscence  de  ce  sentiment  en  Angleterre  et  dans  la  chrétienté  anglo- 
saxonne  en  général,  mais  il  ne  renaîtra  vraiment  pour  fournir  la  base  néces- 
saire à  la  réunion  de  tous  ceux  qui  aiment  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  avec 
sincérité  que  grâce  à  des  instruments  et  à  des  concours  qui  sont  d'un  autre  ordre 
que  l'ordre  intellectuel. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  135* 

Parmi  ces  instruments  et  concours  providentiels  que  Sanday  ne 
pouvait  pas  prévoir,  mais  qu'il  pressentait  déjà,  il  faut  sans  doute 
mentionner:  l'éveil  du  sens  social,  l'internationalisation  d'après-guerre, 
le  mouvement  économique  et  missionnaire,  le  désir  aussi  éprouvé  par 
les  chrétiens  dissidents  de  sortir  des  limites  étroites  de  leur  conscience 
privée  ou  de  leur  groupe  religieux  pour  se  rattacher  à  la  Magna  Ecclesia, 
enfin  —  the  last  not  the  least  —  l'émancipation  même  de  la  société 
civile  de  la  tutelle  de  l'Église,  qui  par  contre-coup  a  renforcé  la  spiritua- 
lité de  celle-ci.  D'une  manière  générale,  on  peut  dire  que  ces  divers  fac- 
teurs ont  agi  dans  le  sens  de  la  catholicité  et  ont  contribué  à  donner 
aux  chrétiens  dissidents  la  nostalgie  de  l'unité  perdue.  Sur  le  plan  théo- 
logique, ils  les  ont  orientés  vers  une  conception  de  l'Église  qui  trouve 
dans  le  terme  «  Corps  mystique  »  son  analogie  la  plus  adéquate. 

On  la  trouve  même  chez  un  congrégationaliste  comme  A.  E.  Garvie, 
qui  écrit: 

La  communauté  qui  est  née  de  cette  expérience  [de  l'amour  de  Dieu  révélé 
dans  le  Christ]  et  qui  est  organisée  pour  être  le  Corps  du  Christ,  le  Temple  de 
Dieu,  ne  doit  pas  être  considérée  comme  une  invention  humaine,  mais  comme 
une  création  divine,  continuant  non  seulement  la  première  création  de  l'huma- 
nité, mais  aussi  la  seconde,  accomplie  dans  l'Incarnation  3. 

b)    Réalisme  mystique  de  cette  conception. 

Tel  est  en  effet  l'aspect  que  les  auteurs  modernes,  anglo-catholiques 
en  tête,  se  plaisent  à  souligner:  la  préexistence  de  l'Église  dans  la  pensée 
divine,  et  son  actualisation  dans  l'histoire  où  elle  se  situe  sur  un  plan 
spécial:  celui  de  l'Incarnation4.  L'Église  est  la  continuation  du  Christ 
qui  lui-même  est  placé  au  centre  ou  au  sommet  de  l'histoire  humaine. 
Elle  reproduit  en  elle  ses  traits  et  continue  son  œuvre.  Le  ministère  lui 
est  essentiel,  précisément  parce  qu'il  lui  permet  d'accomplir  des  fonc- 
tions analogues  à  celles  du  Christ.  Personne  morale,  dont  l'existence  est 
liée  à  celle  même  du  Christ,  elle  constitue  une  société  originale,  un  orga- 
nisme qui  est  irréductible  à  la  somme  des  individualités  croyantes. 

Le  modernisme  lui-même  a  souligné  ce  contraste.  Obéissant  sur  ce 
point  à  une  inspiration  étrangère  à  la  Réforme,  il  a  montré  combien  le 

3  The  Christian  Faith,    1936,  p.    178. 

4  Voir  en  particulier  Rev.  A.  M.  RAMSAY,  The  Gospel  and  the  Catholic  Church, 
Longmans,    193  6. 


136*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

croyant,  jusque  dans  son  expérience  religieuse  intime,  est  tributaire  du 
milieu  spirituel  dans  lequel  il  est  immergé:  les  sentiments  qu'il  éprouve 
tendent  donc  à  s'identifier  avec  ceux  qui  affleurent  à  la  surface  de  cette 
conscience  religieuse  collective  que  nous  appelons  Tradition. 

Quoiqu'il  emprunte  à  la  tradition  catholique  la  plus  authentique 
la  notion  de  Corps  mystique,  nouvelle  création,  l'anglicanisme  ne  paraît 
pas  être  à  même  de  lui  donner  tout  son  sens.  C'est  qu'il  a  vidé  la  notion 
de  grâce,  comme  d'ailleurs  celle  de  péché,  de  presque  tout  son  contenu. 

Au  sens  réel  et  objectif,  la  grâce  est  identifiée  avec  l'Esprit-Saint 
(N.  P.  Williams)  ou  avec  la  faveur  divine  (H.  L.  Goudge)  :  son  action 
sur  nos  âmes  s'entend  d'une  disposition  psychologique  favorable,  qui 
contrebalance  l'effet  des  puissances  mauvaises,  lequel  est  lui-même  d'ordre 
psycho-pathologique.  La  grâce  est  ainsi  dépouillée  des  prérogatives  qui 
lui  donnent  d'être  le  ciment,  le  lien  du  Corps  mystique. 

Néanmoins,  malgré  cette  manière  tout  empirique  et  superficielle  de 
l'envisager,  on  a  la  prétention  de  lui  donner  un  rôle,  d'ailleurs  assez  mal 
défini,  dans  la  constitution  du  Corps  mystique,  comme  dans  l'efficacité 
des  sacrements.  L'Eglise  n'est-elle  pas  déjà  elle-même  comme  le  sacre- 
ment du  Christ  5?  Sans  prêter  à  ces  formules  plus  qu'un  sens  nominal, 
il  est  intéressant  de  les  recueillir  au  passage,  car  elles  sont  comme  autant 
de  jalons  sur  la  voie  de  la  restauration  du  concept  d'Église  dans  sa 
compréhension  totale. 

II.  L'ÉGLISE  IDÉALE  ET  LES  ÉGLISES  RÉELLES. 

Mais  une  ecclésiologie  moderne  doit  se  mesurer  avec  les  faits.  Elle 
doit  tenir  compte  de  l'état  de  division  dont  souffre  la  chrétienté  et  cher- 
cher à  en  donner,  sinon  une  justification,  du  moins  une  explication 
provisoire. 

Il  est  certain  que,  comparée  à  la  multiplicité  des  Églises  qui  reven- 
diquent le  nom  d'Églises  chrétiennes,  l'Église  Corps  mystique,  telle  que 
nous  la  trouvons  décrite  dans  les  épîtres  de  saint  Paul  ou  les  Pères,  prend 
figure  d'Église  idéale.  D'où  l'opposition  de  l'Église  idéale  et  parfaite  dont 
l'Église  primitive  porte  l'empreinte  et  des  Églises  réelles,  toutes  plus  ou 

5  Voir  The  Doctrine  of  Grace,    éd.    by  W.  T.  WHITLEY,    1931    (spécialement 
p.  355-372   (J.-V.  Bartktt)  ;  O.  C.  QUICK,  The  Christian  Sacraments. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  137* 

moins  déficientes,  qui  est  sous-jacente  à  bon  nombre  d'écrits  contempo- 
rains et  qui  a  trouvé  son  expression  systématique  dans  l'ouvrage  de  H.  L. 
Goudge:  The  Church  of  England  and  Reunion  6. 

a )  La  thèse  de  H.  L.  Goudge. 

En  bref,  voici  sa  thèse.  Définie  comme  une  actualisation  dans  le 
temps  de  la  pensée  éternelle  de  Dieu,  l'Église  comporte  nécessairement 
deux  aspects:  l'un  idéal  et  supra-temporel,  l'autre  réel  et  actuel.  Dans 
TEcriture:  Ancien  et  Nouveau  Testament,  ces  deux  aspects  se  compénè- 
trent  et  constituent  l'essence  unique  de  l'Église: 

Si  les  prophètes  sont  surtout  préoccupés  du  premier  aspect,  ils  n'oublient 
pas  le  second,  et  si  les  auteurs  des  livres  historiques  ont  surtout  affaire  au  second, 
ils  n'oublient  pas  le  premier.  De'  quelle  clarté  brille  l'idéal  dans  le  Deutérono- 
me,  le  Deutéro-Isaïe,  l'Epître  aux  Éphésiens  et  l'Apocalypse?  Mais  aussi  dans 
quelle  lumière  se  manifeste  le  réel  dans  le  livre  des  Juges,  le  livre  des  Rois,  les 
Actes  des  Apôtres  et  par-dessus  tout  dans  l'Epître  aux  Corinthiens?  Encore  est -il 
que  l'idéal  et  le  réel  ne  sont  jamais  séparés  par  une  cloison  étanche.  Le  réel 
est  en  quelque  sorte  imbu  d'idéal  et  il  en  est  tellement  inséparable  que  les  pro- 
phètes et  les  apôtres  les  identifient  d'une  manière  qu'il  est  au  premier  abord  dif- 
ficile d'accepter  ". 

Consultons  maintenant  les  faits.  L'histoire  de  l'Église  chrétienne 
n'est  le  plus  souvent  que  l'histoire  de  nos  rivalités  et  de  nos  divisions; 
celles-ci  ont  pris,  depuis  le  XVIe  siècle,  un  caractère  particulièrement 
aigu.  L'Église  souffre  d'une  dissociation  intime:  elle  n'est  plus  ce  qu'elle 
a  été,  ce  qu'elle  n'aurait  jamais  dû  cesser  d'être.  Il  y  a,  déclare  Goudge, 
«  une  situation  que  le  Nouveau  Testament  ne  prévoit  pas  et  à  laquelle 
son  enseignement  ne  s'applique  pas  immédiatement  8  ».  En  somme,  le 
plan  divin  a  failli,  et  il  est  assez  curieux  de  constater  que  les  anglicans, 
qui,  séduits  par  le  mirage  évolutionniste,  refusent  de  reconnaître  une 
faille  dans  la  création,  à  la  suite  de  la  chute  originelle,  sont  comme 
contraints  de  l'introduire  dans  la  re-création  et  de  tempérer  leur  opti- 
misme religieux  par  une  vue  plus  réaliste,  imposée  sans  doute  par  la 
douloureuse  constatation  des  faits,  mais  aussi  teintée  du  préjugé  puritain. 

Qu'on  en  juge:   «  L'enseignement  de  la  Bible  franchement  consi- 

«  London,  S.P.C.K.,   1938. 

7  Goudge,  op.  cit.,  p.  27. 

8  Ibid.,  p.  227. 


138*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

déré,  écrit  encore  Goudge,  tend  à  être  curieusement  impartial  dans  sa 
condamnation.  Une  communion  qu'il  ne  condamne  pas  n'est  à  trouver 
nulle  part  9.  »  On  songe  à  Yomnes  peccavetunt  de  saint  Paul.  Mais  en 
même  temps  qu'elle  nous  découvre  le  mal,  l'Écriture  nous  fixe  le  remède: 
«  Si  cependant  tous  nous  fixions  nos  esprits  sur  le  «  modèle  sur  la 
montagne 10  »  qu'elle  nous  révèle,  et  nous  jugions  nous-même  à  la 
lumière  de  cet  idéal,  et  si,  reconnaissant  à  la  fois,  avec  nos  ressources 
de  bien,  nos  faiblesses  et  nos  péchés,  nous  nous  appliquions  à  consolider 
les  premières  et  à  nous  débarrasser  des  secondes,  alors,  nous  nous  dirige- 
rions vers  la  Réunion  et  y  atteindrions  sans  y  penser  n.  »  La  ligne  du 
progrès  se  situe  donc  pour  chaque  communion  dans  la  fidélité  à  sa  voca- 
tion propre,  plus  que  dans  une  imitation  servile  des  confessions  rivales. 
Tout  en  déplorant  la  distance  qui  sépare  présentement  le  réel  de  l'idéal, 
on  aura  soin  de  ne  pas  les  sacrifier  l'un  à  l'autre:  ni  l'idéal  au  réel,  par 
une  sorte  d'opportunisme  religieux,  avide  d'expédients  et  de  rapproche- 
ments factices,  plus  encore  que  de  vraies  réformes;  ni  le  réel  à  l'idéal, 
par  un  faux  mysticisme  qui  prétendrait  ajuster  d'emblée  le  réel  à  l'idéal, 
quitte  à  en  retrancher  certains  éléments  qui  concourent  à  la  richesse 
de  l'ensemble  et  méritent  d'être  conservés. 

Par  là  même  se  trouve  condamnée,  à  la  barre  de  cet  auteur,  la 
prétention  de  l'Église  romaine  qui  se  dit  l'unique  Église  du  Christ: 
«  Être  pleinement  du  ressort  de  l'Église  catholique,  ce  serait  unir  des 
caractéristiques  diverses,  et  une  communion  peut  exceller  en  l'une,  l'autre 
en  une  autre  12.  »  Et  plus  loin  :  «  Peu  de  choses  apparaissent  plus  absurdes 
aux  anglicans  que  la  prétention  émise  à  la  fois  par  l'Église  romaine  et 
l'Église  orthodoxe  d'être  l'Église  entière:  elle  signifie  la  «  reductio  ad 
absurdum  »  du  catholicisme  13.  »  D'autre  part  n'est-il  pas  vrai  que 
«  toutes  les  communions  puissent  être  regardées  comme  faisant  égale- 
ment partie  de  l'unique  Église  de  Dieu  et  que  l'Église  catholique  ne  soit 
que  leur  agrégat.  »  Non,  mais  «  chacune  reproduit  à  sa  manière,  dans 
son  rituel  et  dans  sa  vie,  l'exemplaire  divin  14  ». 

9  Ibid.,  p.  266. 

!0  D'après  Exod.,  25,  40. 

11  GOUDGE,    op.    cit.,   p.    234. 

12  Ibid.,  p.  235. 

13  Ibid.,  p.  236. 
!*  Ibid.,  p.  234. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  139* 

b)  Critique. 

Si  je  comprends  bien,  H.  L.  Goudge  se  fait  du  catholicisme  une 
conception  en  quelque  sorte  tiranscendentale:  l'Église  catholique  étant 
identifiée  avec  l'Eglise  idéale,  dont  chacune  des  Églises  réelles  ne  repré- 
sente qu'une  participation  et,  pour  ainsi  dire,  une  pâle  copie,  encore 
déformée  par  les  effets  néfastes  du  schisme  et  les  corruptions  ou  dévelop- 
pements unilatéraux  qui  en  sont  la  rançon.  Le  platonisme  «  incurable  » 
de  la  pensée  théologique  anglaise,  selon  l'aveu  de  Dean  Inge,  conjugué 
avec  le  puritanisme  de  l'auteur,  suffit  sans  doute  à  rendre  raison  de  ces 
vues  dans  ce  qu'elles  ont  d'outrancier.  Ramenée  à  ses  justes  proportions, 
l'opposition  entre  l'Eglise  idéale  et  les  Eglises  réelles,  si  sujette  à  caution 
qu'elle  demeure,  n'en  ouvre  pas  moins  aux  Eglises  issues  de  la  Réforme 
une  perspective  nouvelle.  Pour  s'en  apercevoir,  il  n'est  que  de  la  comparer 
à  l'ecclésiologie  régnante  du  dernier  quart  du  XIXe  siècle. 

Alors  on  s'attachait  à  faire  ressortir  les  divergences  entre  Eglises 
et  on  leur  trouvait  une  sorte  de  légitimation  dans  le  principe  de  la  liberté 
qu'elles  affirmaient  avec  éclat.  Ici  encore  l'anglicanisme  prenait  position 
contre  Rome,  mais  l'antagonisme  manifesté  était  plus  radical:  à  l'unité 
romaine,  obtenue  par  voie  d'autorité  et  destructrice  de  l'originalité,  on 
préférait  un  désaccord  qu'on  disait  riche  de  virtualités.  Voici  comment 
Westcott  s'exprime  à  ce  sujet: 

L'antagonisme  de  sociétés  chrétiennes  séparées  apparaît  comme  la  disci- 
pline, sinon  la  meilleure,  du  moins  la  plus  appropriée  pour  mettre  en  relief  les 
applications  et  ressources  multiples  du  seul  Evangile.  L'histoire  a  en  effet  sanc- 
tionné les  divisions  de  l'Église  chrétienne,  quoi  que  nous  puissions  penser  des 
événements  qui  ont  été  à  leur  origine,  ou  des  acteurs  par  l'entremise  de  qui  elles 
furent  introduites.  Dans  l'ensemble,  une  unité  fictive  est  plus  destructrice  de 
l'énergie  vitale  qu'un  démembrement  partiel,  car  elle  tend  à  affaiblir  l'effort  vers 
l'unité  essentielle15. 

Il  est  clair  que  la  perspective  a  changé:  Westcott  nous  invite  plutôt 
à  consolider  nos  divisions  qui  mettent  en  relief  la  multiplicité  des  aspects 
du  christianisme,  tandis  que  Goudge  nous  exhorte,  sans  sacrifier  nos 
richesses  authentiques,  à  tendre  de  concert  vers  l'idéal  entrevu,  en  qui 
seul  nous  retrouverons  l'unité.  De  part  et  d'autre  cependant,  on  renonce 

15   Thoughts  on  Revelation  and  Life,  p.   55-57,  cité  par  J.  DICKIE     (presbyt.), 
Fifty  years  of  British  Theology,  A  Personal  Retrospect,  p.  66. 


140*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

au  concept  d'unité  fictive  ou  d'uniformité  obtenue  par  nivellement  des 
différences  existantes  ou  absorption  des  diverses  confessions  par  l'une 
d'elles  3€. 

c)  Conception  minimale  des  notes  de  l'Église. 

Or  ce  qu'on  affirme  de  l'essence  de  l'Eglise  actuellement  divisée 
et  fragmentaire,  s'applique  également  à  ses  propriétés  ou  notes.  Les 
notes  traditionnelles  du  symbole  doivent  s'entendre,  en  termes  propres, 
de  l'Église  idéale:  elle  seule  est  véritablement  une,  sainte,  catholique 
et  apostolique,  et  non  des  Églises  réelles,  sinon  au  prorata  de  leur 
ressemblance  avec  l'Église  idéale.  C'est  dire  que  nous  ne  trouvons  en 
chacune  qu'une  sainteté  imparfaite,  une  unité  déficiente,  une  catholicité 
diminuée,  et  pourquoi  la  quatrième  note  ferait-elle  exception?  —  une 
apostolieité  assez  lâche. 

Attachons-nous  spécialement  à  ce  dernier  aspect  de  l'Église:  il 
met  en  jeu  la  parité  de  statut  avec  la  Church  of  England  revendiquée  par 
les  non-conformistes.  Question  d'actualité,  s'il  en  est,  car  l'union  domes- 
tique (Home  Reunion)  intéresse  plus  l'Anglais  moyen  que  la  réunion 
collective  des  Églises  chrétiennes;  pour  le  théologien  anglican  lui-même, 
l'oecuménisme  est  à  concevoir  comme  un  prolongement,  une  extension 
d'un  mouvement  de  réunion  commencé  «  at  home  ». 

Au  regard  de  l'orthodoxie  anglicane,  l'infériorité  des  sectes  dissi- 
dentes tient  sans  doute  à  ce  que,  en  même  temps  qu'elles  sortaient  du 
sein  de  l'Église  mère,  elles  ont  coupé  le  lien  qui  les  rattachaient  à 
l'Église  primitive,  savoir  la  succession  apostolique.  N'est-ce  pas  sur  ce 
fait  de  la  succession  apostolique,  gage  de  la  continuité  et  de  l'unité  de 
l'Église  à  travers  les  générations,  que  fut  fondée  la  restauration  tracta- 
rienne?  Un  revirement  cependant  s'est  opéré  dans  les  esprits  depuis  le 
début  du  siècle.  Qu'il  nous  suffise  ici  d'en  marquer  le  sens. 

d)    Modification  du  concept  d'apostolicité. 

La  succession  apostolique  est  reconnue  par  la  majorité  des  esprits, 
non  plus  comme  un  fait,  mais  comme  un  principe  susceptible  d'applica- 

1€  On  sait  que  pour  les  dissidents  l'unité  s'offre  sous  deux  formes:  fédération  ou 
amalgame. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  141* 

rions  variées  et  assez  souples,  s'adaptant  donc  aux  vicissitudes  des  temps, 
aux  types  variés  de  chrétienté,  métropole  ou  pays  de  mission,  aux  types 
multiples  aussi  d'expérience  religieuse  qui  ont  prévalu  dans  l'une  ou 
l'autre  confession. 

Cette  note  franchement  libérale  et  moderniste  même  est  sonnée  par 
le  rapport  doctrinal,  dont  les  rédacteurs  confessent  unanimement: 

Nous  croyons  qu'un  changement  s'est  opéré  dans  notre  façon  d'envisager 
ce  problème,  qui  doit  être  pleinement  reconnu.  Nous  ne  regardons  plus  les  pré- 
cédents ut  sic  comme  liant  à  perpétuité.  Leur  autorité  dépend  des  principes 
qu'ils  mettent  en  oeuvre,  et  de  la  conformité  de  ces  principes  avec  l'esprit  du 
Christ.  Ce  qui  est  essentiel  à  l'Eglise,  c'est  que  le  Christ  qui  en  est  le  premier 
pasteur  et  évêque,  y  trouve  toujours  le  moyen  d'exercer  son  contrôle'  pastoral 
(episcopê)    et  que  l'unité  du  témoignage  chrétien  soit  maintenue*17. 

En  somme,  on  distingue  dans  la  doctrine  de  la  succession  apostoli- 
que l'essentiel  et  l'accidentel.  L'essentiel,  c'est  le  principe  qu'elle  met  en 
lumière:  permettre  au  Christ  de  continuer  à  régir  et  sanctifier  son  Église 
en  se  servant  d'intermédiaires  choisis,  et  assurer  de  ce  chef  la  continuité, 
l'identité  de  structure  de  l'organisme  ecclésiastique  à  tous  ses  stades. 
L'accidentel,  ce  sont  les  formes  que  ce  principe  a  revêtues  au  cours  des 
siècles,  qu'il  revêt  encore  dans  les  confessions  qui  se  réclament  ouverte- 
ment du  Christ.  Le  Nouveau  Testament  lui-même  présente  une  certaine 
variété  de  ministères,  et  si  l'épiscopat  l'a  emporté  au  IIIe  siècle,  au  lende- 
main de  la  crise  provoquée  par  le  gnosticisme,  il  n'est  pas  dit  que  le 
précédent  fasse  loi  pour  toujours  et  que  l'Église  soit  rivée  indéfiniment 
à  ce  système.  «  Néanmoins,  concède-t-on,  l'acceptation  d'un  ordre  minis- 
tériel ne  peut  être  basée  exclusivement  sur  des  considérations  d'efficience 
evangélique,  et  à  part  de  toute  préoccupation  de  continuité  et  d'unité  18.»> 

Plus  précisément,  la  pensée  théologique  évolue  ici  encore  entre  deux 
pôles,  ou,  si  l'on  veut,  elle  est  conditionnée  à  la  fois  par  la  tradition  qui 
représente  plutôt  l'aspect  idéal  de  la  question  —  entendez:  l'Église  établie 
ne  peut  renoncer  au  passé  sans  scier  en  quelqeu  sorte  la  branche  sur  laquelle 
elle  est  assise  et  qui  la  rattache  à  la  souche  commune  de  la  catholicité;  — 
et  par  le  réel,  les  faits:  entendez:  l'efficacité  spirituelle  des  ministères  des 
«  Free  Churches  »,  dont  tous  les  missionnaires,  même  anglicans,  ont  été 

17    Report  on  Doctrine  in  the  Church  of  England,  p.    117-118. 
!8  Ibid.,  p.   119. 


142*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

les  témoins.   Comment  concilier  deux  aspects  du  problème  aussi  irré- 
ductiblement opposés? 

e)    Essai  de  compromis:  la  thèse  du  docteur  Headlam. 

Beaucoup  d'auteurs  s'y  sont  essayés.  Guidés  sans  doute  par  un  pré- 
jugé favorable  à  la  légitimation  de  ces  ministères  erratiques,  ils  ont 
remodelé  les  arguments  souvent  invoqués  en  faveur  de  la  succession 
apostolique  et  ont  conclu  à  la  nécessité  d'un  élargissement  du  concept 
traditionnel.  Les  uns  se  sont  appuyés  sur  le  passé  néotestamentaire  pour 
justifier  les  différents  types  de  ministère  qui  cotoyent  aujourd'hui,  en 
Grande-Bretagne  et  dans  les  missions  lointaines,  le  ministère  episcopal  19; 
d'autres  ont  prétendu  innover:  ainsi  le  docteur  Headlam,  dont  les  Bamp- 
ton  Lectures  comportent  une  révision  complète  de  la  tradition  en  cette 
matière   20. 

Notez  que  les  vues  du  docteur  Headlam  procèdent,  plus  peut-être 
que  d'un  examen  impartial  du  dossier  de  la  succession  apostolique,  d'un 
certain  ressentiment  qui  s'est  fait  jour  dans  son  âme  à  la  suite  du  refus  de 
Rome  de  reconnaître  la  validité  des  ordinations  anglicanes: 

Cette  controverse  [suscitée  par  la  bulle  Apostolicœ  Cufiœ],  écrit-il,  eut 
pour  effet  de  susciter  en  moi  une  profonde  défiance  des  méthodes  et  de  la  théo- 
logie de  l'Eglise  romaine,  et  en  même  temps  de  faire  naître  le  sentiment  que 
nous  n'avions  pas  sondé  assez  à  fond  la  question  dite  «  des  Ordres  et  des  Sacre- 
ments ».  Bien  plus,  il  m'était  impossible  de  ne  pas  me  demander  si  notre  atti- 
tude envers  les  non-conformistes  ne  prêtait  pas  à  la  même  critique  que  l'atti- 
tude de  Rome  à  notre  égard  21. 

C'est,  renversé,  bien  entendu,  le  sentiment  que  Newman  avait 
éprouvé  jadis  à  la  suite  de  la  lecture  du  fameux  article  du  Dublin  Review, 
Headlam  se  voit  par  rapport  aux  non-conformistes  dans  l'attitude  in- 
transigeante  que  Rome   a   adoptée   à   l'égard   de   l'Église   anglicane;    et 

*9  Voir  B.  H.  STREETER,  The  Primitive  Church  studied  with  special  reference 
to  the  origins  of  the  Christian  Ministry  (The  Hewett  Lectures,  1928),  1929;  N.  P. 
WILLIAMS,  Lausanne,  Lambeth  and  South  India,  Notes  on  the  present  position  of  the 
Reunion  Movement,   1930. 

20  Rev.  A.  C.  HEADLAM,  Bishop  of  Gloucester,  The  Doctrine  of  the  Church  and 
Christian  Reunion,  being  the  Bampton  Lectures  for  the  year  1920,  1920,  (3rd  ed. 
1929). 

21  Ibid.,  p.  IX. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  143* 

condamnant  cette  attitude  au  nom  du  libéralisme,  il  est  enclin  à  reviser 
l'échelle  des  jugements  de  valeur.  Voici  donc  le  résultat  obtenu  au  terme 
d'une  longue  enquête: 

Le  résultat  final  qui  s'est  imposé  à  mon  esprit,  c'est  que  nous  n'avons 
aucune  raison  suffisante  de  condamner  la  validité  d'une  ordination  accomplie 
avec  le  désir  d'obéir  aux  commandements  du  Christ  et  d'exécuter  les  intentions 
des  Apôtres  par  la  prière  et  l'imposition  des  mains22. 

La  succession  apostolique  dépend  en  effet,  non  pas  de  la  transmis- 
sion d'un  certain  pouvoir  d'ordre  ou  autorité  spirituelle  inhérente  à  un 
sujet  donné:  c'est  la  conception  «  transmissionnelle  »,  qui  a  fait  son 
temps  et  qui,  affirme  gratuitement  Headlam,  n'a  aucun  fondement  dans 
les  Pères;  la  succession  apostolique  dépend  plutôt  du  statut  spirituel  des 
ministres  qui  se  succèdent  dans  les  mêmes  fonctions  (succession  in  office, 
not  in  order)  :  conception  qu'on  peut  appeler  «  sériale  »,  qui  est  plus 
élastique  que  la  précédente  et  se  prête  à  des  transformations  substantielles 
où  le  type  primitif  même  ne  se  reconnaît  pas  toujours.  Pour  être  habilité 
à  remplir  les  fonctions  dévolues  à  la  hiérarchie  dans  l'Église,  il  faut  et 
il  suffit  que  le  titulaire  se  prête  au  rite  de  l'imposition  des  mains,  quel 
qu'en  soit  d'ailleurs  l'auteur.  Les  sacrements  qu'il  administrera  dans  la 
suite  seront  valides,  car  leur  validité  ne  dépend  pas  du  pouvoir  d'ordre, 
mais  «  de  l'emploi  d'une  forme  et  d'une  matière  valide,  avec  l'intention 
de  reproduire  les  gestes  du  Christ  ».  Doctrine  étrange  assurément,  et  qui 
suffirait  à  montrer  combien  le  libéralisme  est  corrosif  du  dogme. 

On  ne  dénouera  pas  le  nœud  de  ce  problème  tant  qu'on  n'aura  pas 
opté  entre  deux  interprétations  opposées  du  christianisme:  le  christianis- 
me est-il  une  religion  positive,  d'origine  divine  et  qui  repose  sur  l'histo- 
ricité d'un  certain  nombre  de  faits  dûment  constatés:  la  Révélation  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  la  vie,  la  mort  et  la  résurrection  du 
Verbe  incarné,  la  fondation  de  l'Église  par  ce  même  Christ  et  l'institu- 
tion d'un  pouvoir  hiérarchique  par  ce  même  Christ,  dont  la  succession 
apostolique  est  l'organe  transmissionnel:  ou,  au  contraire,  le  christianis- 
me n'est-il  que  le  type  le  plus  achevé  de  la  religion  élaborée  par  l'expé- 
rience collective  de  l'humanité,  celui  qui  répond  le  mieux  aux  exigences 
intimes  du  sens  religieux  et  dont  la  permanence  est  assurée  par  la  fidé- 

22    Ibid. 


144*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

lité  à  un  certain  nombre  de  principes,  auxquels  sont  annexées  des  valeurs 
religieuses  définies.  Parmi  ces  principes,  il  faut  ranger  l'épiscopat  histo- 
rique, terme  que  l'on  préfère  à  celui  de  succession  apostolique,  parce 
qu'il  indique  que  l'épiscopat,  envisagé  comme  forme  de  gouvernement 
ou  gage  de  validité  des  sacrements,  a  fait  ses  preuves  et  mérite  d'être 
retenu  comme  le  serait  une  institution  séculaire. 

III. — Les  chrétientés  anglo-saxonnes  et 

LES  GRANDES  ÉGLISES   HISTORIQUES. 

L'importance  prise  de  nos  jours  par  le  «  Home  Reunion  »  tend  à 
rejeter  au  second  plan  la  question  des  rapports  de  l'Église  anglicane  avec 
les  deux  grandes  Églises  d'Occident  et  d'Orient.  Cependant  cette  question 
n'a  pas  été  rayée  de  l'agenda  eccléciologique.  La  solution  du  problème  de 
l'œcuménisme  est  en  grande  partie  liée,  pensent  les  anglicans,  au  rappro- 
chement entre  elles  des  grandes  confessions  historiques  qui  ont,  sur 
leurs  émules  modernes,  l'avantage  de  plonger  leurs  racines  dans  l'anti- 
quité chrétienne.  Seulement  la  manière  dont  on  envisage  cette  réunion 
sur  un  plan  plus  vaste  et  véritablement  catholique  a  varié  beaucoup 
depuis  le  siècle  dernier. 

a)  Abandon  du  «  Branch  Theory  ». 

La  première  constatation  qui  s'impose,  c'est  l'abandon  du  fameux 
«  Branch  Theory  »,  qui  fut  longtemps  considéré,  par  les  tractariens  et 
leurs  descendants,  comme  fournissant  la  seule  explication  plausible  de 
l'état  de  schisme  qui  divise  les  trois  fractions  les  plus  importantes  de  la 
chrétienté.  Pourquoi  le  «  Branch  Theory  »  qui  polarisa  jadis  les  efforts 
de  synthèse  et  d'unité  est-il  aujourd'hui  condamné?  Au  nom  même 
des  positions  que  nous  avons  enregistrées  plus  haut. 

Le  «  Branch  Theory  »  a  pour  pivot  la  théorie  augustinienne  du 
pouvoir  hiérarchique  ou  caractère  sacerdotal,  qui  n'est  tp/lus  admise 
aujourd'hui  par  la  majorité  des  anglicans.  Poussé  par  les  nécessités  de 
la  controverse,  saint  Augustin  avait  mis  l'accent  sur  le  pouvoir  d'ordre, 
condition  indispensable  et  suffisante  de  la  validité  des  sacrements.  Dès 
là  que  ce  pouvoir  entre  en  action,  en  même  temps  qu'il  communique  la 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  145* 

grâce,  ou  du  moins  imprime  cette  marque  qu'on  appelle  le  caractère,  il 
crée  l'Eglise;  l'Église  est  considérée  comme  un  appendice  au  pouvoir 
d'ordre.  Aussi  les  trois  grandes  confessions  qui  prétendent  avoir  conservé 
la  succession  apostolique  représentent-elles  à  elles  trois  l'Église:  en  cha- 
cune d'elles,  la  mise  en  jeu  du  pouvoir  d'ordre  entraîne  en  quelque 
sorte  automatiquement,  à  titre  d'effet  ou  de  prolongement,  une  Église 
qui  est  censée  reproduire  l'es  traits  de  l'Église  primitive. 

Cette  conception  paraît  insupportable  aux  modernes,  qui,  à  tout 
prendre,  lui  préfèrent  la  conception  dite  «  cyprianique  :»  de  l'Église:  les 
sacrements  sont  avant  tout  des  actes  de  l'Église;  ils  ne  sortissent  leur 
effet  que  dans  le  cadre  de  l'organisation  ecclésiastique.  Ainsi  en  est-il 
du  ministère  lui-même  qui  suppose,  à  son  principe,  une  commission  ou 
mandat  de  la  communauté.  On  voit  que  cette  théorie  plaide  en  faveur  de 
la  reconnaissance  des  ordinations  non  épiscopales. 

b)   Les  membres  de  l'Église. 

En  même  temps  elle  nous  invite  à  élargir  notre  concept  d'Église 
catholique  ou  universelle,  de  façon  à  y  inclure  toutes  les  confessions  qui 
se  disent  chrétiennes,  c'est-à-dire  composées  d'individualités  croyantes,  à 
qui  revient  le  titre  de  membre  de  l'Église.  Mais  quels  sont  les  membres 
de  l'Église? 

Dans  son  appel  à  l'unité,  la  Conférence  de  Lambeth  (1920)  les 
a  définis  ainsi:  «  tous  ceux  qui  professent  la  foi  au  Christ  et  ont  été 
baptisés  au  nom  de  la  Sainte-Trinité.  »  Les  conditions  d'appartenance 
à  l'Église  se  réduisent  donc  à  deux.  Commentant  cette  déclaration,  l'évê- 
que  d' Armagh  disait: 

L'Eglise  inclut  tous  les  croyants  qui  ont  reçu  le  baptême  chrétien.  Elle 
n'est  pas  à  identifier  avec  aucune  communion  ou  groupe  de  communions  ayant 
une  organisation  commune,  ni  avec  la  société  des  vrais  croyants  qui  ne  sont 
connus  que  de  Dieu  seul.  La  conception  ici  en  jeu  n'est  ni  la  vieille  concep- 
tion institutionnelle  qui  nous  est  familière,  ni  celle  de  l'Eglise  invisible  23. 

Cette  innovation  ne  fut  pas  reçue  sans  résistance  24.  Aujourd'hui 
même  l'opinion  est  partagée: 

23  Cité  par  STONE  et  PULLER,  Who  are  members  of  the  Church?  A  Statement 
of  evidence  in  criticism  of  a  sentence  of  the  Appeal  to  all  Christian  people  made  by  the 
Lambeth  Conference  of  1920,   1921,  p.  8. 

24  Ibid. 


146*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Certains  préfèrent  s'attacher  à  la  rigidité  de  1'  «  usus  loquendi  »  patristique, 
d'après  lequel  l'Église  a  un  sens,  et  un  sens  seulement,  de  sorte  que  ceux  qui 
sont  en  dehors  de  sa  communion,  ne  peuvent  être  dits  à  aucun  degré  ses  mem- 
bres. D'autres  en  revanche  préfèrent  la  terminologie  moderne  comme  mieux 
appropriée  à  un  âge  plus  tolérant,  prête  à  reconnaître  la  vertu  et  la  sainteté 
authentique  hors  des  frontières  de  l'orthodoxie  historique  et  technique.  Si  les 
Pères  avaient  vécu  de  notre  temps,  ils  n'auraient  pas  contesté  une  terminologie 
destinée  à  expliquer  des  faits  spirituels,  dont,  à  leurs  heures  de  tolérance,  ils 
n'étaient   nullement   oublieux  25. 

Ce  sont  les  manifestations  de  l'Esprit  dans  les  confessions  cadettes, 
ces  grâces  imprévisibles  et  toutes  gratuites  qu'on  appelle  «  uncovenanted 
mercies  »  qui  ont  fait  éclater  les  cadres  de  l'institution  ecclésiastique  et 
du  vocabulaire  traditionnel.  Notez  d'ailleurs  qu'on  se  refuse  à  accorder 
deux  traitements  différents  aux  membres  de  l'Église  considérés  indivi- 
duellement et  aux  confessions  dont  ils  font  partie.  N'est-il  pas  illogique 
d'inclure  dans  l'Église,  comme  appartenant  à  son  âme,  le  dissident  de 
bonne  foi  et  d'en  exclure  la  confession  dont  il  se  réclame:  «  Pour  autant 
qu'il  appartient  à  l'âme  de  l'Eglise,  sa  confession  y  appartient  dans  la 
même  mesure,  et  la  ligne  de  démarcation  entre  l'Église  et  les  communions 
séparées  menace  de  disparaître  26.  » 

c)  Nouvelles  critiques  à  V adresse  du  «  Branch  Theory  ». 

Allons-nous  dire  que  le  concept  d'Église  est  coextensif  aux  frontiè- 
res du  monde  chrétien,  enserrant  dans  ses  mailles  un  pêle-mêle  de  con- 
fessions hétéroclites,  seuls  les  unitariens  étant  exceptés?  Non,  car  si 
libéral  qu'on  soit,  on  ne  peut  attribuer  à  toutes  les  confessions  les  mêmes 
prérogatives:  une  certaine  hiérarchie,  sinon  une  discrimination,  s'impose. 
On  groupera  donc,  avec  N.  P.  Williams  27f  sous  le  nom  de  catholiques, 
les  confessions  qui  ont  pour  caractéristique  commune  «  l'unité  structu- 
rale à  base  d'apostolicité  »,  et  on  ordonnera  autour  de  ce  noyau  central, 
sous  le  nom  d'Église  universelle,  toutes  les  autres  Églises  chrétiennes  de 
quelque  dénomination  qu'elles  soient. 

Outre  leur  titre  d'Églises  chrétiennes,  elles  ont  un  trait  commun: 
c'est,  nous  l'avons  vu,  leur  radicale  déficience.     Parce  qu'il  ne  fait  pas 

25  N.  P.  WILLIAMS,  Northern  Catholicism,    p.  220. 

26  H.  L.  GOUDGE,  The  Church  of  England  and  Reunion,  p.  234. 

27  n.  P.  Williams,  op.  cit.,  p.  206. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  147* 

justice  à  cet  aspect  essentiel,  le  «  Branch  Theory  »  mérite  une  fois  de 
plus  d'être  évincé: 

Nous  y  gagnerions  beaucoup,  écrit  H.  L.  Goudge,  si  nous  pouvions  nous 
débarrasser  de  l'habitude  de  parler  des  communions  séparées  comme  des  bran- 
ches de  l'Église  de  Dieu.  Il  serait  difficile  de  trouver  une  métaphore  plus  trom- 
peuse. Les  branches  sont  chose  naturelle  et  belle:  or  les  Églises  schismatiques  — 
et  toutes  les  Églises  sont  dans  une  certaine  mesure  schismatiques,  —  ne  sont 
ni  l'une  ni  l'autre.  Il  est  vrai  qu'elles  sont  issues  du  même  tronc,  mais 
le  tronc  original  n'est  plus  là  pour  les  unir.  Ainsi,  quoique  la  métaphore  ex- 
prime bien  la  relation  des  chrétiens  individuels  au  Christ  leur  tête,  elle  est  pro- 
pre à  égarer  quand  on  l'applique  aux  Églises  séparées  28. 

d)    Résultats. 

Néanmoins  le  rejet  du  «Branch  Theory  »,  ou  le  discrédit  dans 
lequel  il  est  tombé  sous  sa  forme  originale,  n'implique  pas  l'abandon  de 
toute  tentative  de  réunion  avec  les  grandes  Églises  latine  et  orientale. 
11  montre  seulement  que  l'horizon  ecclésiologique  s'est  élargi,  que  les 
Églises  protestantes  ou  évangéliques  ont  désormais,  dans  la  perspective 
anglicane,  leur  place  marquée  à  côté  de  leurs  aînées;  qu'aucun  projet  de 
réunion  qui  les  laisserait  à  l'écart,  n'aurait  chance  d'être  agréé  par  hs 
anglicans;  qu'ici  et  là  les  efforts  tendent,  bien  plutôt  qu'à  opérer  des 
discriminations  injurieuses,  à  encourager  chaque  Église  à  apporter  à 
l'Église  unifiée  de  l'avenir,  qui  s'édifie  sur  les  ruines  de  l'amour-propre 
et  des  passions  partisanes,  sa  petite  pierre,  sa  contribution  originale  et 
à  son  rang  irremplaçable.  C'est  la  leçon  que  dégage  le  rapport  doctrinal: 

Le  recours  à  l'Église  catholique  ou  à  la  tradition  apostolique  semble  im- 
pliquer dans  les  circonstances  actuelles  un  refus  de  se  laisser  complètement  im- 
merger dans  la  tradition  d'aucune  confession  chrétienne  isolée  et  la  détermi- 
nation de  reconnaître  l'expérience  et  l'enseignement  de  l'ensemble  de  la  chré- 
tienté comme  possédant  plus  pleinement  qu'aucun  système  particulier  l'autorité 
de  l'Église  catholique  29. 

Éclectisme  qui  contraste  singulièrement  avec  le  dogme  de  l'unicité 
de  l'Église  et  semble  jeter  un  défi  à  l'orthodoxie  la  plus  conciliante,  mais 
aussi  exigence  de  plénitude  et  d'universalité,  en  même  temps  que  d'unité 
qui,  succédant  chez  les  Églises  nées  de  la  Réforme  à  une  phase  de  cons- 
triction et  de  conformisme,   puis   de  doctrinarisme   rigide  et   d'appel   à 

28  ibid.,  p.  23  6. 

29  Report  on  Doctrine  in  the  Church  of  England,  p.    110. 


148*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

l'antiquité,  indique  un  nouveau  rythme  de  vie  qui  doit  se  traduire 
finalement  par  plus  d'ouverture  et  de  sympathie  réelle  à  l'égard  des 
Eglises  mères,  une  appréciation  plus  juste  des  valeurs  traditionnelles, 
mais  toujours  valables  qui  constituent  l'héritage  de  la  catholicité. 

e)   Intervention  du  facteur  politique. 

Il  est  vrai  que  d'autres  facteurs,  non  plus  d'ordre  spéculatif  et 
théologique,  mais  pratique  et  politique,  agissent  dans  ce  sens:  je  veux 
parler  du  statut  extérieur  de  la  «  Church  of  England  »,  de  ce  dualisme 
«  Église-État,  qui,  par  le  jeu  d'une  différenciation  croissante  des  fonc- 
tions respectives,  tend  à  se  résoudre  en  un  simple  «  Partnership  »,  où 
chaque  organisation  adopte  la  ligne  de  conduite  qui  lui  paraît  le  plus 
en  harmonie  avec  sa  vocation  spécifique,  sa  mission  providentielle.  Le 
«  Disestablishment  »  viendrait  éventuellement  mettre  le  sceau  à  un  état 
de  choses  consenti  de  part  et  d'autre.  L'Église  anglicane  y  perdrait  sans 
doute  une  part  de  sa  puissance  séculière,  mais  y  gagnerait,  avec  la  liberté 
de  disposer  d'elle-même  et  de  se  réformer  à  son  gré,  plus  de  prestige 
auprès  des  masses.  Aussi,  depuis  le  rejet  du  «  Prayer  Book  »  par  les 
Communes  (1928),  cette  question  n'a-t-elle  cessé  de  se  poser  à  la 
conscience  de  ses  dignitaires:  «  Pouvons-nous  vivre  comme  une  branche 
de  l'Église  catholique  du  Christ,  remplissant  les  fonctions  primordiales 
de  sa  vie,  sans  mourir  comme  Église  nationale30?  » 

Mais,  mourir  comme  Église  nationale,  cela  signifie  pour  l'Église 
anglicane,  non  seulement  rompre  le  lien  officiel  qui  la  rattache  à  l'État, 
mais  encore  —  et  plus  encore  —  se  dépouiller  du  préjugé  ethnique  qui 
colore  ses  jugements  sur  les  autres  Églises  et  modifie  les  réactions  vitales 
même  de  son  tempérament  religieux.  Car  force  est  de  le  reconnaître,  ce 
qui  fait  écran  entre  l'Église  anglicane  et  nous,  ce  n'est  pas  tant  son 
protestantisme  que  son  «  anglicisme  31  ». 

Même  conçue  dans  la  ligne  de  l'œcuménisme,  la  réunion  des  Églises, 
en  même  temps  qu'elle  a  pour  terme  une  plénitude,  comporte  à  sa  base  un 
dépouillement,  un  renoncement  à  certains  particularismes  nationaux,  à 

30  Discours  de  l'archevêque  de  Cantorbéry  à  la  suite  du  rejet   du  Prayer-Book,  cité 
par  RELTON,  Church  and  State,   1936,  p.    101. 

31  Voir  lord  H.  CECIL,  Anglo -Catholicism  to-day,  1934,  p.  5. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  149* 

certaines  solidarités  raciales  qui  tiennent  de  trop  près  à  «  la  chair  et 
au  sang  ».  Aussi  bien  le  mouvement  vers  l'unité  n'est-il  pas  un  appel  à 
une  spiritualisation  croissante  des  Églises  nées  de  la  Réforme?  Le  réajus- 
tement de  'leurs  relations  avec  le  pouvoir  séculier  et,  si  l'on  veut,  l'éman- 
cipation de  la  tutelle  où,  moitié  indolence,  moitié  déficience  doctrinale, 
elles  sont  tombées,  est  sans  doute  un  premier  pas  dans  cette  voie;  mais 
seul  un  renouveau  spirituel  intérieur  peut  opérer  ce  -retournement,  accom- 
pagné d'un  reclassement  des  valeurs,  qui  les  rendra  toutes  pareillement 
unies  dans  l'adoration  des  volontés  supérieures  de  Dieu  et  sujettes  à  la 
primauté  de  l'Esprit. 

CONCLUSION. 

Ainsi  tout  examen  des  relations  de  l'Église  anglicane  avec  les 
Églises  sœurs  et  avec  l'État  se  termine-t-il  fatalement  par  un  examen  de 
conscience.  Déjà  au  siècle  dernier,  on  rappelait  aux  «  Highchurchmen  » 
avides  de  réforme  la  nécessité  de  «  mettre  leur  propre  maison  en  ordre  ». 
Aujourd'hui,  il  apparaît  toujours  plus  clairement  que  l'évolution  vers  un 
mieux-être  doit  se  produire  à  la  fois  sur  le  plan  des  faits  et  sur  celui 
des  idées.  On  ne  peut  détacher  l'ecolésiologie  anglicane  du  contexte  histo- 
rique dans  lequel  elle  se  situe,  ni  du  milieu  dans  lequel  elle  s'élabore. 
Obligées  de  faire  face  à  des  situations  concrètes  souvent  imprévisibles, 
subissant  le  choc  en  retour  des  grands  événements  qui  marquent  notre 
époque  et  sillonnent  si  profondément  la  société  humaine,  les  Églises 
sont  contraintes  de  se  modifier  pour  se  survivre.  Entre  la  pensée  et  le 
réel,  des  interférences  ne  cessent  de  se  produire.  Tantôt  ce  seront  les 
progrès  de  l'ecclésiologie  qui  prépareront  l'émancipation  de  l'Église  dans 
l'avenir  et  hâteront  un  réalignement  des  confessions  issues  de  la  Réforme 
et  rendues  à  la  conscience  de  leur  commune  origine;  tantôt  ce  seront  les 
événements,  qui,  bouleversant  les  calculs  des  théologiens,  jetteront  les 
Eglises  hors  des  vieilles  ornières  et  les  obligeront,  pour  se  renouveler, 
à  chercher  un  appui  l'une  sur  l'autre  ou  dans  une  fidélité  commune  à  un 
même  idéal  entrevu. 

Pour  le  présent,  l'œcuménisme  se  présente  à  l'état  d'ébauche  ou  de 
construction  en  l'air.  Déjà  Newman  avouait  que  la  Via  Media  était  une 
construction  idéale,  et,  en  tête  du  recueil  publié  à  l'occasion  du  centenaire 
du  mouvement  d'Oxford,  N.   P.  Williams  écrivait:    «  Le  catholicisme 


150*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

nordique,  dont  nous  venons  de  présenter  par  anticipation  la  figure,  n'est 
pas  encore  parvenu  à  avoir  plus  qu'une  existence  sur  le  papier  32.  » 

En  revanche,  nous  nous  plaisons  à  considérer  la  véritable  Église  du 
Christ,  non  pas  comme  un  «  construit  »,  mais  comme  un  «  donné  ». 
La  découverte  de  Newman  est  aussi  celle  de  tout  converti  de  l'anglica- 
nisme: 

Je  reconnus  dès  lors  en  celle-ci  une  réalité  qui  était  pour  moi  une  chose 
nouvelle.  Là  je  sentais  que1  je  ne  bâtissais  plus  une  Eglise  par  l'effort  de  la  pen- 
sée; je  n'eus  plus  besoin  de  faire  un  acte  de  foi  en  son  existence,  je  n'eus  plus 
à  me  forcer  pour  arriver  avec  peine  à  prendre  position,  mon  esprit  détendu  re- 
tomba en  paix  sur  lui-même  et  je  contemplai  l'Eglise  catholique  d'un  regard 
presque  passif,  comme  un  grand  fait  d'une  évidence  irrécusable.  Je  la  regardai, 
je  regardai  ses  rites,  ses  cérémonies,  ses  préceptes,  et  je  me  dis:  Ceci  est  vrai- 
ment  une   religion  33. 

Nous  croyons  que  ce  serait  faire  injure  à  son  divin  auteur  que  de 
la  regarder  autrement.  Mais  nous  n'oublions  pas  pour  autant  que  la 
grâce  de  Dieu,  qui  façonne  le  Corps  mystique,  accomplit  son  œuvre  au 
milieu  même  de  l'histoire  et  requiert  notre  coopération.  De  ce  point  de 
vue,  en  même  temps  qu'on  parle  de  «  nouvelle  incarnation  »,  on  a  soin 
de  revêtir  celle-ci  du  signe  de  la  relativité  et  du  progrès.  Déjà  le  terme 
même  de  «  nouvelle  incarnation  »  montre  que  l'essence  de  l'Eglise  n'est 
pas  simple,  qu'en  elle  l'idéal  et  le  réel  s'assemblent,  un  peu  comme  la 
forme  et  la  matière.  A  mesure  que  l'Église  se  hâte  vers  sa  destinée,  la 
forme  divine,  la  ressemblance  du  Christ  s'imprime  en  elle.  C'est  dire 
que  l'idéal  est  déjà  donné,  encore  que  seulement  selon  ses  dimensions 
essentielles  et  sous  un  mode  toujours  perfectible. 

Et  cependant,  comparée  à  l'Église  de  la  terre,  la  Jérusalem  céleste, 
vers  laquelle  nous  tendons,  individuellement  ou  en  groupe,  fait  figure 
d'idéal,  de  sommet  que  nous  n'atteignons  que  par  l'espérance.  De  ce 
point  de  vue,  il  y  a  entre  le  réel  et  l'idéal  la  distance  qui  sépare  le 
temps  de  l'éternité.  Mais  ici  encore  nous  savons  que  distance  n'est  pas 
synonyme  de  divergence.  C'est  la  même  Église  qui  aujourd'hui  peregrine 
sur  la  terre  loin  du  Seigneur  et  qui  demain  le  contemplera  face  à  face, 
la  même  Église  qui  baigne  dans  le  temps  et  se  prolonge  mystérieusement 
dans  l'au-delà. 

32  Northern  Catholicism,  p.   XIV. 

33  Apologia  pro  vita  sua,  append.,  note  E,  edit.  Nédoncelle,  p.  360. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  151* 

Finalement,  la  conception  mesurée  que  nous  nous  faisons  de  l'état 
de  l'homme  après  la  chute  nous  préserve  du  double  excès  de  la  théologie 
anglicane:  j'entends  d'une  idéalisation  de  l'Eglise  qui  entraîne  par  voie 
de  conséquence  la  condamnation  de  toutes  les  Eglises  existantes.  La  ques- 
tion qui  se  pose  maintenant  à  nous:  œcuménisme  ou  catholicisme?  va 
nous  permettre  de  revenir  sur  cette  vérité  et  de  la  mettre  en  lumière. 

B.  ŒCUMÉNISME  ET  CATHOLICISME 
À  LA  LUMIÈRE  DE  LA  THÉOLOGIE  ANGLICANE  LIBÉRALE. 

De  l'opposition  entre  l'Église  idéale  et  les  Églises  réelles,  telle  que 
nous  l'avons  esquissée,  il  faut  surtout  retenir,  si  contestable  qu'elle  nous 
paraisse,  cette  inference,  savoir:  que  présentement  la  véritable  Église  du 
Christ  n'est  à  trouver  nulle  part,  ou,  si  elle  existe,  c'est  seulement  en 
espérance,  en  tension,  dans  la  mesure  où,  par  un  effort  commun,  les 
Églises  existantes  se  rapprochent  de  l'idéal  divin.  Mais  cet  idéal  n'est-il 
point  purement  chimérique,  et,  s'il  n'est  pas  une  création  abstraite  de 
notre  esprit,  qu'est-ce  qui  nous  permet  de  le  poser  comme  une  sorte 
d'universel  concret,  dont  toutes  les  Églises  dignes  de  leur  vocation 
participent,  quoique  à  des  degrés  divers  et  selon  leur  tradition  propre? 

À  cette  question,  les  réformateurs  ont  depuis  longtemps  répondu, 
en  nous  montrant  dans  la  primitive  Église  cet  idéal  réalisé  parfaitement. 
Dès  lors  pour  les  Églises  divisées  et  morcelées,  le  chemin  de  la  perfection 
et  de  l'unité,  s'étend  non  pas  en  avant,  mais  en  arrière:  il  faut  remonter 
le  cours  de  la  tradition  et  ne  s'arrêter  que  quand  on  l'aura  saisie  à  son 
point  de  pureté.  Aventure  certes  difficile  et  qui  nous  promet  bien  des 
étapes:  certains  s'arrêteront  au  XIe  siècle,  à  la  tradition  de  l'antiquité 
pré-photienne;  d'autres  ne  se  jugeront  satisfaits  que  lorsqu'ils  auront 
atteint  les  premiers  symboles,  voire  le  pur  évangile:  d'autres  enfin,  plus 
radicaux  encore,  distingueront  dans  l'Évangile  diverses  couches  rédac- 
tionnelles et  pousseront  outre:  ils  voudront  réentendre  en  quelque  sorte 
la  parole  de  Dieu  telle  qu'elle  retentit  dans  la  conscience  du  prophète  ou 
de  l'apôtre.  Toujours  cependant  le  même  principe  guidera  la  marche: 
chercher  une  base  commune  de  vérité  sur  laquelle  restaurer  l'Église.  Et 
la    méthode    elle   aussi    sera    invariable  :    elle    consistera  à  débarrasser  le 


152*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

dogme  de  toutes  les  accretions  accidentelles,  afin  de  retrouver  la  Révé- 
lation à  l'état  pur. 

Restauration  de  l'Église  du  Christ  par  l'épuration  du  dogme,  telle 
est  la  tâche  à  laquelle  on  nous  convie.  Déjà  les  tractariens  avaient  tenté 
«  d'enfermer  le  dogme  dans  les  expressions  particulières  d'une  époque, 
celle  de  l'Antiquité  chrétienne  34  ».  Voyons  quelles  modalités  revêt  cet 
appel  à  l'Antiquité  dans  la  théologie  anglicane  contemporaine.  Elles 
nous  permettront  de  confronter  à  meilleur  escient  deux  conceptions  de 
la  réunion  qui  ont  cours  aujourd'hui:  l'œcuménique  et  la  catholique, 
sans  que  toujours  on  prenne  soin  de  discerner  leur  ligne  de  résistance 
et  leurs  points  de  rapprochement. 

1. — L'ÉPURATION  DU  DOGME  ET  LE  RASSEMBLEMENT  ŒCUMÉNIQUE. 

Mais  d'abord  il  convient  d'en  bien  saisir  l'inspiration.  Dès  là, 
nous  dit-on,  qu'un  problème  théologique  se  pose,  sur  la  solution  du- 
quel l'unanimité  ne  peut  être  obtenue,  une  seule  voie  d'entente  reste 
ouverte:  le  retour  à  l'état  pré-définitionnel  de  la  foi.  Chaque  Église  en  effet 
cherche  à  exprimer  son  intuition  originale  du  contenu  de  la  Révélation 
en  des  formules  dogmatiques,  qui  le  plus  souvent  ne  recouvrent  pas 
celles  adoptées  par  la  confession  voisine.  Transmis  d'âge  en  âge  à  l'aide 
de  symboles  et  de  formulaires,  ces  dogmes  contribuent  à  fixer  la  tradi- 
tion propre  à  chaque  groupe  religieux.  Signes  de  ralliement  pour  les 
chrétiens  qui  appartiennent  à  la  même  communion,  ils  risquent  aussi 
de  s'élever  entre  chrétientés  rivales  comme  des  «  murs  de  séparation  », 
qui  contribuent  à  entretenir  et  à  perpétuer  les  divisions.  Comment  obvier 
à  ces  effets,  sinon  en  faisant  table  rase  du  passé  et  en  revenant  d'un 
commun  accord  au  pur  Évangile? 

Sans  doute,  pour  un  théologien  libéral,  ce  rappel  ne  doit  pas 
s'entendre  d'un  retour  à  la  lettre  du  texte  sacré.  Sans  aller  jusqu'à  pro- 
noncer le  mot  de  contamination,  celui-ci  ne  porte-t-il  pas  l'empreinte  de 
!a  personnalité  de  son  auteur  humain,  lequel  n'a  pu,  dans  sa  rédaction, 
faire  abstraction  de  ses  préjugés  théologiques  et  de  la  représentation  même 
du  monde  qui  lui  était  familière.  Mais  plus  encore  que  la  difficulté  de 
reconnaître  sous  la  lettre  le  sens  original  voulu  par  Dieu,   il   y  a   les 

34   NÉDONCELLE,  La  Philosophie  religieuse  de  Newman,  p    240 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  153* 

multiples  inconvénients  que  présente  une  littérature  si  étendue  et  si 
variée,  et  dont  toutes  les  parties  ne  se  présentent  pas  avec  le  même  d?gré 
d'autorité  et  la  même  importance.  Un  premier  travail  d'épuration  s'impo- 
se ici,  qui  sans  doute  était  inconnu  à  l'orthodoxie  protestante,  mais  que 
les  modernes  jugent  indispensable  —  et  en  concurrence  avec  lui,  la 
réduction  de  la  Bible  à  quelque  donnée  très  simple,  idée  ou  fait  central, 
qui  concentre  sur  soi  l'attention.  Sous-jacente,  il  y  a  la  question:  quel 
est  l'ultime  critère  de  la  vérité  renfermée  dans  l'Écriture?  Nos  auteurs 
s'accordent  à  le  trouver  dans  le  Christ:  c'est  dans  la  personne  et  l'œuvre 
du  Christ  que  Dieu  se  révèle  à  nous  et  ainsi  il  répond  aux  besoins  les 
plus  profonds  de  nos  cceurs. 

a)  Le  fait  du  Christ, 

Ce  sont  là,  affirme-t-on 35,  des  positions  acquises  par  la  critique 
et  sur  lesquelles  il  n'y  a  pas  à  revenir;  l'Ecriture  n'est  pas  la  Révélation, 
mais  sa  transcription  plus  ou  moins  fidèle,  et  au  mieux,  le  reflet  de 
l'Infini  dans  le  fini.  Dans  la  Révélation  elle-même,  il  n'y  a  que  l'élément 
proprement  chrétien  qui  ait  valeur  normative.  Sans  doute  tous  ne 
s'entendent  pas  sur  l'interprétation  qu'il  faut  donner  à  celui-ci:  parti- 
sans de  la  transcendance  et  de  l'immanence  divine  s'affrontent  et  se 
combattent  sans  toujours  être  à  même  de  calculer  la  portée  des  coups 
fourrés  qu'ils  se  donnent.  Néanmoins,  les  progrès  de  la  critique  biblique 
universellement  reçus,  la  contagion  du  Ritschlianisme  ont  contribué  à 
tourner  les  esprits  de  tous  les  coins  de  l'horizon,  vers  le  grand  fait 
central  où  culmine  l'histoire  humaine  et  qui  se  dresse  encore,  au  milieu 
d'un  monde  en  proie  à  l'agitation  et  au  doute,  comme  le  roc  inébran- 
lable, contre  lequel  nos  dissensions  doivent  venir  battre  et  mourir. 

Entre  théologiens  continentaux  et  anglicans,  un  accord  a  été  réalisé 
sur  ces  prémisses,  que  certains  qualifieront  de  nominal,  vu  la  différence 
d'angle  sous  lequel  chacun  envisage  le  fait  central  —  et  le  barthianisme 

35  Voir  J.  DICKIE,  Fifty  Years  of  British  Theology,  p.  101;  The  Appeal  to 
Scripture  and  Tradition,  dans  Union  of  Christendom  (éd.  Mackenzie),  1938;  J.  K. 
MOZLEY,  The  Bible,  its  unity,  inspiration  and  authority,  dans  The  Christian  Faith, 
Essays  in  Explanation  and  Defence  (éd.  W.  A.  Matthews),  1936;  Prof.  A.  S.  PEAKE, 
The  Nature  and  Authority  of  Scripture,  dans  The  Future  of  Christianity  (éd.  J.  Mar- 
chant)  ,  Essay  VIII;  A.  E.  J.  RAWLINSON,  Criticism  and  the  Authority  of  the  Bible, 
dans  The  Anglican  Communion,  past,  present  and  future  (éd.  H.  A.  Wilson),   1929. 


154*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ne  paraît  pas  l'avoir  rompu.  J.  Dickie,  dans  l'ouvrage  déjà  cité,  écrit: 
«  Pour  Barth  (et  Brunner,  dans  la  mesure  où  nous  pouvons  les  accoler 
sous  la  même  étiquette)  aussi  véritablement  que  pour  tous  nos  autres 
théologiens,  à  l'exception  de  Newman,  qui  n'avait  pas  d'opinion  arrêtée 
sur  la  question,  ce  n'est  pas  tout  ce  qu'on  'lit  dans  l'Écriture  qui  est 
parole  de  Dieu,  mais  seulement  ce  qui  dans  l'Écriture  fait  «  de  Dieu  et 
de  son  Christ,  le  remède  à  notre  détresse  et  la  volonté  de  Dieu  pour  nous  >) 
des  réalités  vivantes  à  nos  cœurs  et  consciences.  »  Et  l'auteur 
ajoute:  «  Je  suis  incapable  de  discerner  en  quoi  la  doctrine  barthienne 
du  Verbe  est  plus  objective  que  celle  des  Ritschliens.  Mais  il  me  semble 
apercevoir  que  l'une  et  l'autre  sont  aussi  objectives  qu'en  l'espèce  elles 
peuvent  l'être  36.  » 

Pour  leur  part,  les  théologiens  anglicans  modérés  de  l'école  de  W. 
Temple  37  ne  font  aucune  difficulté  à  reconnaître  l'objectivité  du  fait 
de  l'Incarnation  —  c'est  même  le  pivot  de  leur  théologie,  —  voire  la 
transcendance  du  Verbe  fait  chair:  il  semble  qu'après  avoir  réduit 
l'Écriture  à  sa  quintescence,  ils  éprouvent  comme  le  besoin  de  se  rassurer 
eux-mêmes  en  accordant  au  dogme  quelque  compensation.  Radicaux 
en  fait  de  critique,  ils  deviennent  traditionnalistes  en  métaphysique,  et 
ils  font  ouvertement  profession  de  «  théisme  chrétien  ».  Cette  philoso- 
phie met  en  relief  la  personnalité  de  Dieu,  qui  domine  de  très  haut  le 
cours  de  l'histoire  humaine  et  se  plaît  à  y  imprimer  sa  marque  comme 
bon  lui  semble:  l'Incarnation  vient  mettre  le  sceau  aux  condescendances 
de  Dieu  en  faveur  de  l'humanité  pécheresse.  Si  elle  tranche  sur  les  événe- 
ments qui  l'ont  précédée  et  qui  y  conduisent,  c'est  parce  qu'elle  est 
intervention  personnelle  de  Dieu  en  Jésus-Christ.  Or,  ainsi  que  l'a 
déclaré  la  Conférence  de  Lambeth  de  1930,  «  comme  il  en  est  le  cou- 
ronnement, Jésus-Christ  est  aussi  le  critère  de  toute  Révélation 38  ». 
Autant  dire  que  c'est  par  rapport  à  ce  fait  du  Christ  ainsi  isolé  et 
interprété  à  la  lumière  de  l'histoire,  et  ajoutons-le,  de  la  psychologie, 
qu'il  convient  de  juger  de  la  Révélation  et  des  développements  qu'elle  a 
reçus  au  cours  des  siècles  dans  la  conscience  chrétienne. 

3«  j.  Dickie,  op.  cit.,  p.  101. 

37  Voir  W.  TEMPLE,  Revelation    (éd.  Baillie  and  Martin,   1937),  Essay  III,  et 
Nature,  God  and  Man    (Gifford  Lectures,    1934). 

38  Report  of  the  Lambeth  Conference   (1930),  p.  39. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  155* 

Quand  je  dis:  de  la  psychologie,  j'ouvre  une  parenthèse  que  je 
m'empresse  aussitôt  de  refermer.  Dès  1857,  l'archevêque  Frédéric  Tem- 
ple ne  craignait  pas  de  déclarer:  «Notre  théologie  a  été  jetée  dans  un 
moule  scolastique,  c'est-à-dire  tout  entière  basée  sur  la  logique.  Nous 
avons  besoin  d'adopter  une  théologie  fondée  sur  la  psychologie  et  nous 
serons  conduits  graduellement  jusque-là.  La  transition,  je  le  crains,  ne 
se  fera  pas  sans  difficultés,  mais  rien  ne  peut  l'empêcher.  »  En  fait, 
depuis  lors,  les  théologiens  libéraux  se  sont  plu  à  relever  dans  l'Évangile 
des  traces  de  nescience,  sinon  même  d'erreur  imputable  au  Christ,  et 
ils  en  ont  conclu  à  une  limitation  de  ses  prérogatives  divines:  aussi, 
beaucoup  d'entre  eux  penchent-ils  aujourd'hui  en  faveur  d'une  expli- 
cation de  l'incarnation  en  termes  de  «  kénôse  »,  à  laquelle  la  rédemp- 
tion sanglante  du  Calvaire  donne  un  surcroît  de  vraisemblance.  Toute 
autre  théorie  passe  à  leurs  yeux  pour  empreinte  de  docétisme,  et  donc  apte 
à  minimiser  la  réalité  existentielle  de  la  Révélation  suprême  de  Dieu 
dans  son  Christ,  autant  dire  à  entamer  la  solidité  du  fait  sur  lequel 
l'Église  est  bâtie.  En  même  temps,  cette  interprétation  qui  n'est  pas  sans 
analogue  dans  l'Église  orientale89,  servirait  à  jeter  un  pont  entre  deux 
confessions  que  des  divergences  de  doctrines  et  de  tempérament  religieux, 
sinon  de  tradition  —  l'anglicanisme  aime  à  revenir  à  la  patristique 
grecque  —  contribuent  à  maintenir  séparées. 

b)    La  superftuité  des  formules:  V union  dans  V objet. 

Concrètement  parlant,  le  fait  de  la  vie,  de  la  mort  et  de  la  résur- 
rection du  Sauveur  a  trouvé  son  expression  dans  le  Symbole  de  Nicée- 
Constantinople,  auquel  on  fera  bien  de  se  tenir  40.  Nous  avons  ici  la  réali- 
té et  son  expression:  réalité  si  riche  qu'elle  est  de  nature  à  réconcilier  dans 
sa  plénitude  toutes  nos  divergences:  expression  sans  doute  bien  inadé- 
quate, mais,  insiste-t-on,  n'est-ce  pas  le  sort  de  toutes  les  formules  dog- 
matiques, que  de  rendre  imparfaitement  leur  objet? 

Il  suffit  que  cette  réalité  devienne  pour  tous  les  chrétiens  qui  en 
vivent,  une  source  d'expérience  de  plus  en  plus  féconde;  à  son  toui. 
l'expérience  religieuse  trouvera  à  s'exprimer  en  formules  dogmatiques,  qui 

39  Voir  S.  BOULGAKOFF,  Du  Verbe  incarné,   1945. 

40  A.  C.  HEADLAM,  Christian  Theology,   1934. 


156*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

seront  comme  des  prises  de  vues  successives  sur  le  réel,  cherchant  à  l'en- 
serrer sans  jamais  parvenir  à  l'épuiser.  Déjà  von  Hiigel  en  avait  fait  la 
remarque:  «  Il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de  connaître  les  faits  que  l'inter- 
prétation de  l'expérience,  et  notre  propre  expérience  contient  toujours 
plus  que  nous  n'avons  été  capables  de  formuler  ou  de  systématiser  41.  » 
Ne  croyons  donc  pas  que  nous  avons  pénétré,  ni  encore  moins  épuisé  le 
mystère,  parce  que  nous  avons  ramassé  tout  l'Évangile  en  quelques  for- 
mules dogmatiques  qui  ont  la  longueur  d'un  credo  ;  nous  n'en  avons 
pas  même  franchi  le  seuil.  Mais  où  que  nous  soyions  arrivés,  fions-nous 
à  notre  intuition  originale:  la  réalité  que  nous  atteignons  en  elle  suffit 
à  nous  unir,  alors  même  qu'ensuite  nous  nous  séparons  pour  en  donner 
des  interprétations  variées.  Au-delà  de  nos  constructions  et  de  nos  sys- 
tèmes, au-delà  même  de  nos  symboles  et  de  nos  dogmes,  il  y  a  l'infini 
avec  lequel  la  foi,  ou  l'instinct  religieux,  nous  met  en  contact.  Dans 
cette  connaissance  immédiate,  ce  contact  vivifiant,  cette  communion  inti- 
me, qui  constitue  l'essence  de  la  religion,  nous  puiserons  la  raison  profon- 
de d'une  unité  qui  doit  rayonner  à  travers  nos  divergences,  les  envelopper 
comme  une  atmosphère  et  finalement  les  absorber  ou  les  résorber.  C'est 
ce  qu'affirme  avec  emphase  l'un  des  coryphées  de  l'anglicanisme  libéral 
et  du  mouvement  oecuménique,  W.  Temple:  «  Si  la  Révélation  est  un 
événement  ou  un  fait,  alors  elle  peut  être  parfaitement  définie,  quoiqu'elle 
ne  soit  pas  ni  ne  puisse  être  jamais  complètement  représentée  en  proposi- 
tions. Bien  plus,  elle  peut  être  un  foyer  d'unité  pour  des  gens  qui  en 
donnent  des  interprétations  variées.  «  Alors  même  qu'ils  différeraient 
profondément,  disons,  dans  leur  théorie  de  la  rédemption,  »  ils  peuvent 
s'agenouiller  ensemble,  dans  la  pénitence  et  la  gratitude,  au  pied  de  la 
Croix  42.  » 

En  fait,  c'est  là  une  illusion:  nous  ne  rejoignons  le  réel  que  par  les 
idées  que  nous  en  avons;  et  alors  même  que  nous  nous  attacherions  au 
même  concept  nominal,  par  exemple,  les  formules  du  credo  —  et  que 
nous  les  interpréterions  selon  leur  sens  le  plus  obvie  —  ce  qui  n'est  pas 
le  cas  des  modernistes,  qui  prêtent  à  ces  formules  une  valeur  symboli- 

41  LESTER-GARLAND,   Religious  Philosophy  of  Baron  von  Hiigel,    p.    18    (cité 
d'après  J.  DICKIE)  . 

42  \y    TEMPLE,  Revelation    (éd.  Baillie  and  Martin),  p.   105;   Nature,  God  and 
Man,  p.  322;  Voir  Report  on  Faith  and  Order,  p.  46. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  157* 

que,  —  chacun  y  glisserait  inconsciemment  sa  propre  interprétation,  et 
dès  lors  ce  n'est  pas  la  même  réalité  salvifique  qui  nous  unirait,  moi  et 
mon  voisin.  C'est  dire  que  le  développement  des  formules  est  essentiel 
à  la  véritable  intuition  de  foi,  j'entends  une  intuition  qui  soit  à  la  fois 
éclairée  et  communicable:  non  point  que  la  multiplication  des  formules 
constitue  par  elle-même  le  progrès,  mais  elle  nous  permet  d'embrasser 
les  divers  aspects  d'une  réalité  qui  ne  se  laisse  point  percer  au  premier 
regard  et  qui  d'ailleurs  contient  toujours  plus  que  nous  n'en  pouvons 
exprimer. 

c)    Epuration  des  traditions;  rôle  de  la  raison  critique. 

C'est  de  cette  base  de  fait  qu'on  nous  invite  à  partir  pour  restaurer 
l'Eglise  du  Christ  dans  son  unité  et  son  œcuménicité.  Mais  commencée 
avec  le  dogme  et  l'Écriture  elle-même,  l'épuration  doit  se  continuer  avec- 
la  Tradition  de  l'Église  indivisée,  puis  avec  les  traditions  particulières 
de  chaque  Église  qui  en  émane  «.  Or,  si  déjà  il  fut  périlleux  de  disso- 
cier, dans  la  Révélation  elle-même,  le  fait  divin  de  son  contexte  humain, 
à  combien  de  difficultés  nous  faudra-t-il  faire  face,  quand  nous  nous 
ingénierons  à  filtrer  les  paillettes  d'or  que  roule  le  fleuve  majestueux 
de  la  Tradition. 

La  foi,  qui  est  plutôt  intuition  et  don  de  nous-mêmes  de  Dieu, 
communion  d'esprit  à  esprit,  ne  réussirait  point  par  elle-même  à  faire 
ce  triage.  Mais  elle  n'est  pas  seule:  la  raison  vient  à  son  secours.  De 
cette  discrimination,  écrit  à  peu  près  N.  P.  Williams,  la  raison  est  l'arti- 
san, ou  plutôt  l'instrument,  et  elle  se  sert  du  fameux  canon  de  Lérins 
comme  de  critère.  L'opération  se  laisse  décrire  en  des  termes  qui  rappel- 
lent von  Hugel:  «  Séparer  la  vérité  de  l'Évangile  des  éléments  adventi- 
ces qui  sont  propres  aux  écrivains  individuels,  même  inspirés,  écoles  de 
pensée  philosophique,  lieux  et  temps  particuliers,  pilonner  la  roche  et 
en  filtrer  l'or,  telle  est  l'œuvre  de  la  raison  44.  »  On  ne  peut  imaginer 
métaphore  plus  hardie  et  tournure  plus  expressive:  elle  symbolise  l'effort 
de  la  raison  travaillant  sous  la  direction  de  la  foi  et  décapant  les  plus 

43  «  Le  Catholicisme  nordique  revendique  avec  Gore  le  droit  de  soumettre  les  tra- 

/m°d    uV^f  SOrxerS'  Têm€ J€S ,plus  auSustes-  à  "n  examen  critique  ou  scientifique» 
(N.  P.  WILLIAMS,  Northern  Catholicism,  p.  224) 

44  Id.,ib.,p.  173.  Fi- 


158*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

vénérables  monuments  de  notre  passé  chrétien,  les  débarrassant  des  ac- 
cretions accidentelles,  dont  nous  nous  sommes  plu  à  entourer  les  croyan- 
ces primitives,  soi-disant  pour  les  mieux  comprendre  et  les  mieux  con- 
server, en  réalité  pour  les  corrompre,  les  dégageant  de  toutes  les  scories 
et  impuretés  qui  se  sont  accumulées  sur  leur  surface  et  qui  nous  empê- 
chent d'extraire  de  la  Révélation  l'or  pur  de  l'éternelle  vérité. 

Combien  ces  images  contrastent  avec  celles  que  la  notion  de  déve- 
loppement nous  a  rendues  familières:  il  est  à  peine  besoin  de  le  souli- 
gner. M.  Nédoncelle,  qui  décèle  dans  le  Prophetical  Office  de  Newman 
une  théorie  analogue  à  celle  que  nous  exposons  ici  d'après  les  modernes, 
écrit:  «  Il  s'agit  de  purifier  un  minerai  bien  plus  que  de  faire  germer 
une  graine.  La  primitive  Église  a  reçu  un  dépôt  immense:  tout  ce  que 
nous  avons  à  faire,  grâce  aux  développements  doctrinaux  de  nos  perspec- 
tives historiques,  c'est  de  corriger  une  représentation  par  une  autre  et 
de  chercher  à  les  débarrasser  des  scories  étrangères  qu'y  mêlent  nos  expé- 
riences particulières.  .  .  Il  faut  trouver  la  meilleure  transcription  de  l'Infi- 
ni dans  le  fini  et  de  l'éternel  dans  le  devenir.  Or  Newman  place  d'ins- 
tinct l'éternel  dans  le  passé:  c'est  la  primitive  Église  qui  a  reçu  la  meil- 
leure part  des  secrets  divins:  ensuite  la  corruption  dogmatique  est  venue 
et  l'avenir  devra  être  une  restauration.  Il  faut  trier  nos  croyances  moder- 
nes, extraire  de  l'enseignement  des  Églises  qui  se  séparent  le  fond  immua- 
ble de  la  Révélation  qu'elles  ont  reçue  et  appliquer  la  raison  d'aujour- 
d'hui à  la  foi  d'hier.  Réfléchir  sainement,  ce  n'est  pas  ajouter  des  prin- 
cipes nouveaux  à  la  tradition  des  Pères  et  les  juger:  c'est  délivrer  le 
dogme  des  majorations  catholiques  ou  des  usurpations  protestantes  et 
enfermer  joyeusement  ensuite  la  vie  spéculative  dans  l'enceinte  de  la 
croyance  primitive  45.  » 

II.  ÉVOLUTION  RÉGRESSIVE  OU  PROGRESSIVE? 

On  peut  donner  à  cette  théorie  le  nom  d'évolution  régressive,  pour 
; 'opposer  à  celle  du  développement  progressif  et  continu,  qui  seule  est 
compatible  avec  le  mouvement  et  la  vie  de  l'Église  catholique  et  dont 
Newman  lui-même  se  fera  dans  la  suite  l'avocat.  Si  la  théologie  catholi- 
que a  adopté,  quoique  non  pas  sans  hésitation,  V Essay  on  Development. 

45   M.  NÉDONCELLE,  op.  cit.,  p.   215. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  159* 

écrit  par  le  grand  auteur  encore  anglican,  ses  congénères  se  sont  montrés 
à  son  égard  décidément  réfractaires. 

On  aimerait  savoir  pour  quelle  raison.  Est-ce  parce  que  ce  thème 
est  lié  dans  leur  esprit  à  des  associations  pénibles,  YEssay  on  Develop- 
ment ayant  marqué  pour  Newman  la  faillite  de  la  via  media  46?  Est-ce 
parce  qu'ils  accusent  l'argument  de  légitimer  les  corruptions  doctrinales, 
qui,  estiment-ils,  se  sont  glissées  dans  l'enseignement  de  l'Église  romai- 
ne47? Est-ce  parce  qu'ils  se  refusent  à  admettre  l'analogie  qui  lui  est 
sous-jacente:  entre  le  développement  biologique  de  la  plante  et  la  crois- 
sance organique  de  la  vérité,  entre  le  monde  de  la  nature  et  celui  de  la 
grâce48?  Ou  bien  est-ce  parce  qu'il  leur  en  coûte  de  reconnaître  le  bien- 
fondé  de  cette  vérité  particulière  que  l'argument  postule:  savoir  l'infail- 
libilité de  l'auteur  des  décisions  doctrinales?  Sans  doute  toutes  ces  rai- 
sons à  la  fois  ont-elles  fait  écarter  avec  persévérance  une  théorie  qui  est 
peut-être  l'acquisition  la  plus  précieuse  que  la  théologie  catholique  ait 
faite  au  cours  du  siècle  dernier  et  dont  elle  est  redevable  à  son  émule 
anglicane. 

Déjà  à  elle  seule  la  forme  analogique  qu'elle  revêt  suffirait  à  la 
condamner.  Malgré  le  grand  ouvrage  de  Butler,  l'analogie  n'a  pas  cours 
en  théologie  anglicane,  pas  plus  qu'en  théologie  luthérienne,  et  tantôt 
c'est  le  plan  de  la  nature  qui  est  élevé  à  celui  de  la  grâce,  tantôt  c'est 
le  contraire.  Les  objections  de  Bicknell  et  de  Salmon  49  suggèrent  que  ces 
auteurs  se  font  de  la  tradition  une  idée  mécanique:  ainsi  son  progrès,  si 
progrès  il  y  a,  doit  s'accomplir  d'une  façon  rectiligne  et  uniforme.  Le 
silence  ou  l'absence  de  documents  à  telle  ou  telle  période  est  interprété 
comme  une  solution  de  continuité.  Il  est  difficile  à  ces  auteurs  de  se 
rendre  à  l'évidence  de  l'argument  newmanien:  il  y  va  de  la  vertu  même 
de  l'idée,  de  son  pouvoir  de  changement  et  de  transformation  continue, 

46  Cf.  C.  J.  WEBB,  Religious  Thought  in  the  Oxford  Movement  (1928,  rééd. 
1933),  voit  dans  la  théorie  du  développement  le  fruit  de  l'opportunité:  «...  en  con- 
séquence le  mouvement  qui  continuait  à  se  développer  à  l'intérieur  de  l'Eglise  anglicane 
devait  s'attacher  avec  d'autant  plus  d'opiniâtreté  à  la  vue  statique  et  préévolutionniste 
de  l'Eglise  que  l'abandon  de  ce  principe  avait  conduit  son  chef  à  l'abandonner  elle  aussi  » 
(p.   18). 

4|  Voir  Eric  GRAHAM,  dans  Union  of  Christendom  (éd.  Mackenzie,  1938),  p. 
567-568. 

48  E.  J.  DlCKNELL,  Introduction  to  the  XXXIX  Articles  of  the  Ch.  of  E.,  p.  324 
et  suiv. 

49  Infallibility  of  the  Church,  ch.  VIII. 


160*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

dans  la  permanence  de  son  type,  de  ne  découvrir  qu'un  à  un  tous  ses 
aspects.  Et  néanmoins  quelque  aspect  conceptuel  qui  se  découvre,  destiné 
à  être  sanctionné  par  un  dogme,  toutes  les  virtualités  de  l'idée  sont  là 
présentes  simultanément. 

L'infaillibilité  du  magistère,  condition  du  développement  dogmatique. 

On  souligne  d'autre  part  que  le  développement  dogmatique  conçu 
à  la  manière  romaine  implique  l'infaillibilité  du  magistère.  «  L'argu- 
ment de  Rome,  écrit  Bicknell,  suppose  que  l'Église  romaine  a  le  mono- 
pole de  la  conduite  du  Saint-Esprit  et  a  toujours  été  fidèle  à  ses  direc- 
tions. »  Or  le  mot  d'infaillibilité  est  un  de  ces  mots  qu'on  gagnerait 
à  définir  avant  de  s'en  servir  dans  la  controverse  avec  les  non-catholiques. 
Autour  de  lui  se  sont  accumulées  les  incompréhensions;  les  déforma- 
tions. C'est  ainsi  que  nos  auteurs  parlent  d'  «  assistance  contraignante  50  » 
«  qui  supplante  la  personnalité51»,  ,«  répondant  dans  la  sphère  de  l'in- 
tellect à  l'impeccabilité  dans  celle  de  la  conduite  52  »;  de  «  direction  irré- 
sistible »,  «substitut  de  l'effort  intellectuel  ou  moral53;  autant  de 
fausses  imaginations. 

Au-delà,  il  faut  faire  état  de  résistances  d'autant  plus  ipiniâtres 
qu'elles  sont  irraisonnées  et  qu'elles  tiennent  à  un  tempérament  religieux 
ami  des  demi-mesures,  avide  de  retenir  jusque  dans  le  don  de  soi-même  à 
Dieu,  parlant  par  l'organe  de  son  Eglise,  la  libre  disposition  de  soi-même. 

Redoutant  donc  d'être  brusquement  placé  devant  un  absolu  de 
vérité  sous  les  espèces  d'une  définition  ex  cathedra,  à  laquelle  il  ne  lui 
est  pas  loisible  de  refuser  son  assentiment,  l'anglican  se  réfugie  dans  une 
notion  plus  flottante  de  la  vérité  «  indéfectiblement  inhérente  »  à  l'Égli- 
se 54,  quand  même  il  ne  préfère  pas  attribuer  exclusivement  au  «  guide 
infaillible  »  de  celle-ci  une  prérogative  jugée  incommunicable 55.  Il 
lui  plaît  de  penser  avec  un  optimisme  confirmé  apparemment  par  l'his- 
toire des  premiers  siècles,  qu'en  dépit  de  toutes  les  obscurités,  controver- 

50  N.  B.  Williams,  op.  cit.,  p.  167. 

51  H.  L.  GOUDGE,  The  Church  of  England  and  Reunion   (1938),  p.   101. 

52  A.  E.  J.  RAWLINSON,  The  Principle  of  Authority,  dans  Foundations  (1914), 
p.  368. 

53  E.  J.  BICKNELL,  op.  cit.,  p.  342-343. 

54  N.  P.  WILLIAMS,  op.  cit.,  p.  167-168.  Voir  une  opinion  plus  proche  de  nous 
dans  The  Infallibility  of  the  Church,  by  H.  BEEVOR  et  A.  H.  REES,  S.P.C.K.,  1939. 

55  E.  J.  Bicknell,  op.  cit. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  161* 

ses,  déviations,  erreurs  initiales  même,  la  vérité  finira  toujours  par  se 
faire  jour  dans  les  consciences  et  à  prévaloir.  Dieu  y  pourvoit.  Et  en 
même  temps  qu'elle  apaise  son  sens  religieux  et  fait  justice  à  la  promesse 
du  Christ,  cette  certitude  laisse  entière  le  libre  jeu  de  l'initiative  humaine 
dont  il  a  fait  tant  de  cas;  elle  respecte  tout  ce  qu'il  y  a  de  libre,  d'impar- 
fait et  partant  de  faillible  et  sujet  à  caution  dans  l'organe  ou  intermédiaire 
humain  de  la  Révélation,  tout  ce  qu'il  y  a  aussi  de  spontané  et  d'insou- 
ciant dans  les  démarches  d'un  intellect,  qui,  s'il  se  trompe,  ne  craint 
pas  de  se  reprendre  et  de  revenir  en  arrière.  Enfin  elle  s'accorde  avec 
les  données  plus  générales  d'une  ecclésiologie  qui  nous  fait  entrevoir, 
au  delà  des  Eglises  existantes  et  toute  déficientes  à  un  titre  ou  à  un 
autre,  l'Eglise  idéale  et  seule  véritablement  infaillible  56. 

III.    —    LE    DÉVELOPPEMENT    DOGMATIQUE    ET    LE    CATHOLICISME. 

Il  est  temps  de  dissiper  les  équivoques  et  les  nuages  amoncelés 
autour  de  cette  question  en  rappelant  quel  rôle  vital  le  développement 
dogmatique,  avec  l'infaillibilité  qu'il  comporte,  joue  dans  l'Eglise  catho- 
lique. Loin  d'avoir  perdu  de  sa  valeur  depuis  le  temps  où  il  fut  formulé, 
l'argument  newmanien  prend  aujourd'hui  tout  son  sens,  pour  peu 
qu'on  l'encadre  dans  une  théologie  plus  générale  du  Corps  mystique  et 
qu'on  le  mette  en  ligne  avec  le  progrès  que  ces  vues  n'ont  cessé  de  faire  de 
nos  jours. 

a)  Le  développement  dogmatique  dans  le  cadre  du  corps  mystique. 

Le  corps  mystique,  nous  dit-on,  est  en  perpétuelle  croissance:  ce 
qu'il  comprend  aujourd'hui  n'est  rien  auprès  de  ce  que,  la  grâce  de 
Dieu  aidant,  il  embrassera  demain.  Des  perspectives  indéfinies  s'ouvrent 
devant  nous.  Sans  doute  l'essor  des  grandes  inventions,  qui  intensifie 
les  relations  entre  les  peuples,  a  tout  lieu  de  nous  remplir  d'effroi  quand 
nous  songeons  aux  applications  funestes;  mais  il  devrait  aussi  nous 
soulever  d'admiration  et  de  reconnaissance  pour  peu  que  nous  calcu- 
lions ses  répercussions  sur  l'extension  du  Corps  mystique  à  des  pays 
si  distants  de  nous  et  si  étrangers  à  nos  mœurs  et  à  nos  croyances.  Et  en 

56   Voir  Fr.  WOOD,  dans  Union  of  Christendom,  p.   660. 


162*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

même  temps  chaque  siècle  qui  s'écoule,  chaque  période  qui  passe,  donne 
au  Corps  mystique  une  configuration  nouvelle:  pour  lui  aussi  «  vivre, 
c'est  changer  et  pour  être  parfait,  il  faut  avoir  souvent  changé  »  (New- 
man) . 

Mais  aussi  ces  changements  ne  s'accomplissent  pas  au  hasard,  ils 
obéissent  à  l'implacable  logique  de  la  vie  qui  s'affirme  souveraine  en 
chacun  d'eux,  dans  la  permanence  du  principe,  l'identité  du  type.  Au 
demeurant,  qu'est-ce  qui  nous  permet  d'affirmer  que  le  Corps  mystique 
d'aujourd'hui,  en  dépit  des  mutations  accidentelles,  est  la  continuation 
fidèle  de  ce  qu'il  était  hier,  et  tantôt  la  préparation  patiente,  tantôt 
l'anticipation  sublime  de  ce  qu'il  sera  demain?  Sinon,  la  finalité  qui  lui 
impose  la  loi  de  son  devenir  et  comme  l'on  dit,  sa  forme.  Le  Corps 
mystique  est  en  perpétuel  travail,  il  tend  confusément,  au  milieu  des 
résistances  et  des  séductions  du  monde,  vers  la  forme  parfaite  qui  lui  a 
été  assignée  dès  son  origine,  comme  son  terme  et  la  norme  de  son  pro- 
grès, cette  image  de  l'«  homme  parfait  »  dont  parle  Saint  Paul,  obtenue 
par  conformité  avec  le  divin  Modèle  et  dont  l'avènement  marquera  la 
fin  des  temps. 

Or  ce  que  nous  avançons  de  la  croissance  du  Corps  mystique  en 
général  —  et  nul  d'entre  nous,  catholique  ou  non,  ne  contredirait  ces 
prémisses,  —  nous  l'affirmons  avec  une  pareille  assurance  du  progrès  de 
la  connaissance  de  foi  dans  l'Église.  A  vrai  dire,  ce  n'est  là  qu'un  cas 
particulier,  privilégié  certes,  du  phénomène  général  que  nous  venons 
d'esquisser:  cet  aspect  est  étroitement  solidaire  de  tous  les  autres,  il  les 
conditionne  et  il  est  conditionné  par  eux.  Dans  la  pensée  de  Saint-Paul,  il 
faut  que  «  confessant  la  vérité,  nous  continuions  à  croître  à  tous 
égards  dans  la  charité  en  union  avec  celui  qui  est  le  Chef,  le  Christ  » 
(Eph.  4,15).  A  la  base  de  la  croissance  du  Corps  mystique,  il  y  a  une 
croissance  dans  la  connaissance  de  la  vérité,  qui  se  faisant  de  plus  en 
plus  lucide  et  explicite,  autorise  une  affirmation  toujours  plus  pertinente 
et  efficace. 

Or,  pour  croître  dans  la  vérité  surnaturelle,  l'intelligence  humaine 
n'en  évolue  pas  moins  selon  ses  propres  lois.  A  peine  une  idée  a-t-elle 
été  semée  dans  notre  esprit  qu'elle  germe  et  produit  des  fruits:  elle 
s'enveloppe  de  formules  qui  ont  pour  but  d'en  circonscrire  et  d'en  décou- 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  163* 

vrir  un  à  un  tous  les  aspects.  Quoi  qu'en  pensent  les  libéraux,  l'intuition 
seule  ne  suffit  pas  à  nous  faire  prendre  possession  de  tout  le  contenu 
d'une  idée.  D'autre  part,  la  multiplication  des  formules  ne  constitue  pas 
par  elle  seule  le  progrès,  mais  le  progrès  de  la  connaissance  théologique 
suppose  une  certaine  multiplication  de  formules,  celle  qui  ramène  l'es- 
prit, à  travers  ses  analyses  même,  à  une  saisie  plus  consciente  et  plus 
précise  de  l'idée.  Autant  dire  que  la  multiplication  des  formules,  loin 
de  contrarier  l'intuition  initiale,  la  conforte  et  lui  permet  d'atteindre 
son  objet  à  meilleur  escient  et  plus  totalement.  Sans  elle  l'esprit  serait 
condamné  à  errer  à  la  surface  de  celui-ci,  ainsi  qu'il  advient  des  chré- 
tiens qui  se  contentent  d'une  affirmation  globale  empruntée  à  un  ancien 
formulaire;  avec  elle,  l'intuition  de  foi  qui  reste  indispensable  pénètre, 
remue,  va  au  fond. 

Or  ici  encore,  qu'est-ce  qui  nous  assure  qu'à  travers  toutes  ces 
formulations  et  mutations  l'idée  reste  semblable  à  elle-même,  sinon  la 
finalité  qui,  inscrite  en  elle  comme  la  loi  immanente  de  son  progrès, 
préside  à  son  développement  et  en  dirige  les  différentes  phases:  c'est 
l'idée  parfaitement  formulée  et  complètement  différenciée,  dont  les  vir- 
tualités ont  été  une  à  une  exploitées  et  ramenées  dans  l'enceinte  du  dogme, 
qui  agit  à  titre  d'idéal  ou  d'exemplaire,  sur  l'évolution  de  l'idée  globale 
et  enveloppée  qui  a  été  jetée  jadis  dans  la  conscience  de  l'Eglise  comme 
une  semence  de  vérité  et  ne  cesse  d'y  croître.  Il  en  est  analogiquement 
d'elle  comme  du  gland,  qui,  à  travers  toutes  les  phases  de  son  dévelop- 
pement, subit  la  loi  et  comme  l'attraction  du  chêne  qu'il  est  appelé 
à  devenir  et  qui  trouve  dans  cette  loi  même  inscrite  en  lui,  la  raison  de 
sa  permanence  sous  les  mutations  et  variations  accidentelles  de  structure. 

Et  déjà  l'on  voit  poindre  le  motif  pour  lequel  le  développement 
dogmatique  est  inséparable  de  l'Eglise  catholique:  seul  il  permet  à  l'idée 
révélée  de  dépasser  le  stade  embryonnaire  et  de  se  réaliser  en  plénitude. 
Or  catholicité  veut  dire  plénitude,  de  vie  certes,  mais  d'abord  de  con- 
naissance. 

b)    Croissance  spatio-temporelle  de  Vidée;   nouvelles  perspectives. 

On  expliquera  de  la  même  manière  les  vicissitudes  de  l'idée  chré- 
tienne, non  plus  au  cours  des  temps,  mais  à  travers  les  espaces. 


164*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Cet  aspect  de  la  question  nous  est  sans  doute  moins  familier. 
Quoique  nous  en  ayons,  nous  concevons  la  Tradition  comme  un  fil,  ténu 
parfois,  qui  relie  le  passé  au  présent  et  en  qui  l'avenir  se  noue  déjà. 
Cependant,  au  point  de  l'histoire  de  l'Église  où  nous  sommes  parvenus, 
il  convient  que  la  Tradition  fasse  nappe  et  que  grâce  à  l'effort  conjugué 
de  toutes  les  cellules  du  Corps  mystique,  profitant  des  opportunités  qui 
s'offrent,  elle  se  répande  dans  les  régions  les  plus  excentriques  et  pénètre 
les  niveaux  de  culture  les  plus  disparates. 

Extension  qui  n'ira  sans  doute  pas  sans  épreuves.  On  pense  naturel- 
lement aux  contradictions  et  aux  sévices  dont  sont  parfois  l'objet  les 
propagateurs  de  'l'Évangile:  pour  notre  part  nous  songeons  aux  diffi- 
cultés que  la  Tradition  chrétienne,  formée  principalement  en  Occident  et 
coulée  dans  le  moule  de  la  culture  gréco-latine,  rencontrera  quand  elle 
se  heurtera  à  ces  milieux  culturels  hétérogènes,  correspondant  à  des 
structures  mentales  inédites,  à  des  tempéraments  religieux  exotiques. 

Il  n'est  pas  impossible  que  l'on  assiste  dans  ces  chrétientés  asia- 
tiques, qui  seront  sans  doute  les  premières  à  être  le  théâtre  de  ces  con- 
flits et  de  ces  épreuves  de  l'Idée,  à  une  crise  de  la  Tradition  chrétienne, 
qui,  d'abord  reçue  avec  ferveur,  mais  peut-être  un  peu  aveuglément, 
semblera  maintenant  se  dissoudre  dans  le  milieu  culturel  ambiant.  Mais 
cette  crise  ne  peut  être  que  passagère:  elle  sera  bientôt  surmontée,  est-il 
chimérique  de  le  penser,  grâce  à  l'appoint  du  vieil  Occident  chrétien,  qui 
représentera  la  stabilité,  tandis  que  les  expériences  tentées  dans  les  champs 
de  missions  lointaines  parleront  en  faveur  du  progrès. 

En  même  temps,  comme  l'a  souligné  Newman,  la  vitalité  de  l'Idée 
s'affirme  dans  son  pouvoir  d'assimilation,  qui,  en  s'exerçant,  entraîne 
en  contre-partie  la  désintégration  de  tout  ce  qui  n'est  pas  elle  ou  se 
refuse  à  le  devenir. 

Il  se  peut  que  certaines  cultures  qui  s'étaient  conservées  comme  en 
vase  clos  durant  des  siècles  subissent  cet  assaut  du  christianisme  à  leurs 
dépens  et  qu'elles  voient  se  désintégrer  dans  leur  sein  les  éléments  réfrac- 
taires  à  sa  pénétration,  tandis  que  les  germes  de  vérité  qu'elles  recèlent, 
venant  à  la  surface,  passeront  sous  son  hégémonie  et  seront  rapidement 
assimilées  par  lui. 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  165* 

Ce  ne  sont  là  sans  doute  que  des  schémas  un  peu  abstraits,  mais 
auxquels  les  observations  des  missiologues  donnent  de  plus  en  plus  de 
consistance 57.  Si  nous  les  rapportons  ici,  c'est  pour  insinuer  que  la 
fécondité  du  principe  proposé  par  Newman  au  XIXe  siècle  ne  se  révélera 
sans  doute  complètement  qu'au  XXe,  dans  une  perspective  différente 
certes  de  celle  que  cet  auteur  avait  imaginée,  et  qui  suppose  certains 
déplacements  géographiques,  mais  où  s'avère  comme  une  donnée  cons- 
tante —  c'est  là  le  nœud  de  la  question  —  la  liaison  intime  entre 
développement  dogmatique  et  catholicité. 

c)   Le  cas  des  chrétientés  dissidentes. 

Mais  revenons  à  l'œcuménisme.  Il  se  présente  comme  une  multiplicité 
un  peu  chaotique  de  croyances,  de  coutumes,  de  rites,  d'ordres  qui  tous 
se  disent  chrétiens  et  qui  sont  en  marche  vers  une  organisation  nouvelle. 
Car  cette  multiplicité  est  en  quête  d'unité:  elle  cherche  bon  gré  mal  gré 
à  s'ordonner  autour  d'un  axe  central  que,  nous  l'avons  vu,  on  n'imagine 
pas  autrement  que  suivant  le  fil  de  la  Tradition  et  remontant  en  arrière 
jusqu'à  l'Évangile.  C'est  dire  que  nombre  de  ces  Églises  ont  renoncé  à 
se  fermer  sur  elles-mêmes,  à  s'endlore  dans  les  limites  étroites  d'un 
système  négateur:  si  elles  se  comparent  encore  aux  autres  Eglises,  ce 
n'est  plus  pour  s'opposer  à  elles,  mais  plutôt  pour  se  rapprocher  d'elles 
et  corriger  d'un  commun  accord  leurs  positions  respectives,  par  une  série 
d'amendements  et  de  réajustements  successifs.  Bien  plus,  c'est  pour 
chercher  à  s'intégrer  avec  elles  dans  un  grand  tout,  supérieur  aux 
parties  qui  la  composent  et  ou  chacune  trouvera  comme  une  nouvelle 
raison  d'être  en  se  conformant  à  la  loi  du  tout  jusque  dans  l'expression 
de  sa  valeur  individuelle. 

En  d'autres  termes,  l'aspiration  foncière  de  leur  être  morcelé  les 
portera  maintenant  vers  le  dehors,  vers  l'autre,  vers  tous  les  autres,  vers 
le  tout  qui  les  recevra  et  qu'elles  concourront  à  enrichir  de  leur  substance, 
dans  la  mesure  où  celle-ci  est  assimilable  par  le  tout.  Ici  encore  nous 
avons  affaire  à  un  double  phénomène  vital:  désintégration  des  éléments 
purement  accidentels  et  éphémères,   qui  tiennent  aux  conditions  histo- 

57    Voir  H.  VAiN  STRAELEN,  L'Avenir  religieux  de  l'Extrême-Orient,  dans  Ryth- 
mes du  monde,  1946,  nc   1. 


166*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

riques  et  ethniques  conséquentes  à  l'état  de  schisme,  et  intégration  des 
éléments  à  la  fois  authentiquement  chrétiens  et  originaux,  et  dans  leur 
ordre  irremplaçables. 

Mais  comment  cette  aspiration  se  réalisera-t-elle?  Selon  la  formule 
de  l'œcuménisme  ou  du  catholicisme? 

Nous  avons  vu  que  ces  deux  formules  sont  entre  elles  dans  le  même 
contraste  que  l'évolution  régressive  et  le  développement  progressif  du 
dogme:  d'une  part  c'est  le  retour  à  l'antiquité  pure  et  simple,  à  une 
appréhension  confuse  de  la  réalité  du  salut  dans  le  Christ  qui  constitue 
l'essence  de  la  Révélation  chrétienne  et  dont  les  formules  dogmatiques 
ne  donnent  qu'une  traduction  imparfaite,  trompeuse  parfois  et  plus 
propre  à  nous  diviser  qu'à  nous  unir.  De  l'autre,  c'est  la  loi  du  progrès 
continu,  homogène  et  équilibré,  où  la  force  de  l'idée  initiale,  guidée  par 
la  finalité  de  l'ensemble,  s'affirme  à  toutes  les  phases  du  développement. 

De  ces  deux  formules,  la  plus  riche  de  ressources  comme  de  pro- 
messes est  assurément  la  seconde.  Elle  seule  est  capable  en  effet  de  faire 
les  discriminations  nécessaires  et  grâce  à  ce  processus  d'intégration  et  de 
désintégration  qui  est  la  loi  même  de  la  vie,  de  dépouiller  ces  Eglises 
de  ce  qui  représente  en  elles  le  trop  humain  ou  l'adventice,  sans  parler 
du  préjugé  schismatique  ou  de  l'erreur  grossière,  pour  ne  retenir  que 
les  bons  éléments  dignes  d'être  agrégés  au  tout.  Elle  seule  aussi  est  capa- 
ble d'ordonner  et  d'unifier,  en  une  synthèse  organique  et  vivante,  ces 
cléments,  en  leur  faisant  subir  la  loi  du  tout,  c'est  à  dire  en  définitive  la 
loi  que  dicte  à  chacun  la  finalité  de  l'ensemble. 

Ainsi  ce  que  le  mouvement  œcuménique  tente  d'accomplir  entre 
confessions  rivales  par  un  rapprochement  factice,  encore  que  dominé 
par  une  inspiration  louable,  l'Église  catholique  l'a  déjà  accompli  en 
elle-même  par  une  synthèse  vitale  et  grâce  à  un  processus  d'ordre  bio- 
surnaturel; et  elle  ne  cesse,  nous  l'avons  montré,  de  l'accomplir  tous  les 
jours  davantage,  sur  les  théâtres  les  plus  divers,  à  l'égard  de  toutes  les 
formes  de  pensée  et  de  culte  qui  se  prêtent  à  son  influence. 

Envoyée  à  «  ceux  qui  sont  loin  »,  marchanderait-elle  ses  bien- 
faits à  «  ceux  qui  sont  près  »  ?  Encore  faut-il  cependant  que  ceux-ci 
fassent  preuve,  à  leur  place,  de  la  même  disponibilité  que  les  témoins 
venus  d'Extrême-Orient  ont  pu  constater  là-bas.   L'Esprit  qui  pousse 


L'ANGLICANISME  LIBÉRAL  ET  LE  MOUVEMENT  ŒCUMÉNIQUE  167* 

dans  cette  direction  les  y  aidera.  En  même  temps  qu'il  leur  donnera  la 
clairvoyance  des  discriminations  et  le  courage  des  renoncements  néces- 
saires, il  entretiendra  dans  la  Magna  Ecclesia  elle-même  une  vie  toujours 
plus  large,  plus  abondante,  plus  hospitalière,  plus  transcendante  aux 
pauvres  vues  et  calculs  humains,  en  un  mot  toujours  plus  catholique. 

Disons  donc  que  le  catholique  possède  «  en  plein  )>  ce  que  le  mouve- 
ment œcuménique  a  le  tort  de  ne  présenter  qu'«  en  creux  ».  Je  veux  dire 
que  la  plénitude  n'y  est  plus  à  l'état  d'élan,  d'aspiration,  d'accession  à 
un  idéal  supérieur,  mais  elle  est  acceptation  d'un  donné,  et  cependant 
actualisation  toujours  nouvelle  et  toujours  plus  instante. 

d)   Attitude  contrastée  des  Églises  à  l'égard  du  temps. 

Mais  pour  achever  de  les  caractériser  l'un  et  l'autre,  il  faut  revenir 
à  la  notion  de  développement  et  en  souligner  la  portée.  Le  développe- 
ment se  déroule  dans  le  temps.  Or  entre  œcuménisme  et  catholicisme,  la 
différence  fondamentale  réside  dans  l'attitude  foncière  adoptée  à  l'égard 
du  temps. 

Les  Églises  protestantes  ou  assimilées,  partant  d'une  appréciation 
péjorative  de  la  nature  humaine,  ne  peuvent  concevoir  l'Église  actuelle 
autrement  que  comme  une  corruption  de  l'Église  primitive.  Elles  se 
détournent  donc  du  présent  pour  s'enfoncer  dans  le  passé;  et  si  parfois 
elles  se  penchent  sur  l'avenir,  c'est  pour  tenter  d'y  contempler  le  mirage 
de  cette  unité  qu'elles  s'efforcent  en  vain  de  ressaisir. 

À  l'inverse,  l'Église  catholique  accepte  le  présent  tel  qu'il  se  pré- 
sente: en  cela,  elle  se  montre  docile  à  l'ordre  de  son  Fondateur  (Mt.  29, 
19)  qui  est  un  perpétuel  indicatif,  une  invitation  à  l'action  qui  s'exerce 
et  se  développe  dans  le  présent.  Ainsi,  pour  ne  citer  que  les  traits  les 
plus  saillants  de  la  vie  actuelle  de  l'Église,  le  mouvement  liturgique 
risque  de  devenir  archaïsme  suranné,  s'il  ne  s'insère  dans  l'apostolat  de 
l'Église  ou  Action  catholique,  et  à  son  tour,  le  mouvement  des  études 
bibliques  n'a  point  de  meilleure  sauvegarde  contre  la  critique  stérilisante 
que  le  souci  de  nous  restituer  l'Évangile  tel  qu'il  doit  être  vécu  et  prêché 
dans  toutes  les  parties  du  monde.  Aussi  bien,  étant  sûre  d'elle-même, 
de  sa  fidélité  essentielle  à  ses  origines  —  et  ceci  est  capital,  —  l'Église 
catholique  n'a  ni  à  s'interroger  ni  à  s'interrompre:   elle  a  seulement  à 


168*  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

aller  de  l'avant,  à  oeuvrer  et  à  semer  pour  préparer  les  moissons  futures. 
La  vie  spirituelle  pour  elle  ne  consiste  pas  dans  un  examen  de  conscience, 
ni  en  un  perpétuel  mea  culpa,  mais  plutôt  elle  est  mouvement,  action, 
progrès,  et  cela  dans  tous  les  ordres,  dans  tous  les  domaines  qui  s'ou- 
vrent à  son  influence. 

Ce  n'est  pas  pour  autant  qu'elle  se  désintéresse  du  passé.  La  réminis- 
cence du  passé  est  un  élément  essentiel  de  sa  conscience  et,  on  peut  le  dire, 
de  sa  constance  et  de  sa  croissance.  C'est  seulement  en  effet  quand  elle  se 
retourne  vers  le  passé,  vers  la  Tradition,  qu'elle  acquiert  comme  le  senti- 
ment d'une  présence,  d'une  assistance  même  qui  n'a  cessé  de  diriger  ses 
pas,  d'inspirer  ses  démarches,  à  son  insu  peut-être,  et  que  pourtant  le 
présent  semble  lui  dérober.  Ainsi  les  disciples  d'Emmaus  ne  s'aperçurent 
de  la  présence  du  Seigneur  qu'après  avoir  longtemps  cheminé  avec  lui, 
mais  dès  qu'ils  s'en  aperçurent,  à  l'instant  même  cette  présence  s'évanouit. 

La  réminiscence  du  passé,  loin  de  détourner  l'Église  de  sa  tâche 
présente,  l'y  renvoie  donc  plutôt  et  l'invite  à  s'y  consacrer  avec  une  fer- 
veur nouvelle,  en  même  temps  qu'à  se  tourner  avec  une  confiance  accrue 
vers  l'avenir,  vers  cet  avenir  qu'elle  «  occupe  »  déjà  en  quelque  sorte  par 
la  pensée  et  l'espérance.  Aussi  bien  le  présent  ne  vaut-il  à  ses  yeux  que 
dans  la  mesure  où  il  comble  la  distance  qui  sépare  chaque  jour  du 
lendemain,  de  cet  avenir  toujours  à  revenir,  en  attendant  le  retour 
définitif  et  final.  Alors,  tandis  que  son  Sauveur  et  Juge  lui  apparaîtra, 
cîle  se  révélera  à  elle-même  dans  la  «  forme  parfaite  »,  dont  la  plénitude 
même  est  synonyme  d'achèvement,  de  consommation,  de  fin  des  temps. 
Ainsi,  par  la  loi  même  de  son  être  qui  tend  vers  la  perfection,  vers  la 
plénitude,  elle  tend  vers  l'avenir,  vers  la  fin,  vers  cette  double  parousie. 

En  conclusion:  la  vie  de  l'Église,  exprimée  en  termes  d'espace  et 
de  temps,  ou,  si  l'on  veut,  de  catholicité  et  de  durée,  et  ancrée  sur  l'idée 
de  développement  ou  de  progrès  dogmatique,  rend  raison  de  ce  contraste 
qu'il  nous  a  plû  d'instituer  entre  les  notions  d'oecuménisme  et  de  catho- 
licisme. 

J.-V.-M.  POLLET,  o.p. 

Strasbourg. 


The  Philosophy  of  Nature 
of  Denis  Diderot1 


The  wide  influence  of  Diderot  on  his  contemporaries  is  due  as 
much  to  his  dynamic  personality  as  to  his  writings.  A  number  of  these 
were  published  after  his  death;  several  were  printed  abroad,  and  some 
were  seized  by  the  police  before  they  could  be  given  to  the  world.  His 
personality,  his  genius  and  his  adventurous  life  were  as  much  discussed 
in  his  own  time,  as  were  his  very  ideas,  which  embody  so  well  the  fun- 
damental interests  of  his  century.  Endowed  with  a  true  encyclopaedic 
mind,  Diderot  took  an  active  part  in  the  intellectual  life  of  the  time, 
?.s  is  shown  not  only  by  the  variety  and  number  of  his  contributions  to 
the  Encyclopédie,  but  also  by  his  writings  on  religion,  philosophy, 
ethics,   literature,   art,   drama,   criticism,   music  and  even   mathematics. 

Yet,  the  man  on  whom  his  contemporaries  bestowed  the  proud 
name  of  «  le  philosophe  »,  can  scarcely  be  said  to  have  left  behind  a 
systematized  philosophical  doctrine,  in  the  technical  sense  of  the  word. 
Of  course,  throughout  his  work  runs  the  same  fundamental  leit-motiv.. 
his  confidence  in  the  powers  of  reason  as  the  sole  source  of  true  knowl- 
edge and  happiness.  But  he  did  not  take  up  all  the  variations  of  this 
idea  to  blend  them  into  one  big  theme  embracing  the  first  and  ultimate 
principles  of  everything.  In  spite  of  the  lack  of  organization  of  his 
doctrines,  however,  it  is  possible  to  form  an  estimate  of  his  philosophy 
of  nature  in  which  are  to  be  found  many  of  the  basic  intuitions  which 
inspired  the  development  of  modern  scientific  thought. 

I.  —  Knowledge  and  Nature. 

If  philosophy  has  any  importance  at  all  among  human  interests, 
we  must  expect  Diderot  to  have  strong  views  on  its  nature  and  scope. 

1  The  edition  used  for  the  references  and  quotations  is  that  of  J.  ASSÉZAT,  Œu- 
vres complètes  de  Diderot  (1875-1877),  Garnier  Frères,  Paris.  This  is  the  standard 
edition  compiled  from  the  original  editions  and  unpublished  manuscripts.  Any  referen- 
ce to  other  publications  will  be  indicated  in  the  footnotes. 


170*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Indeed,  he  envelops  them  at  length  in  two  articles,  philosophe  and 
philosophie,  of  the  Dictionnaire  Encyclopédique.  He  discusses  the 
meaning  of  philosophy  according  to  its  nature  and  according  to  its 
utility.  Considering  that  «  philosophizing  is  to  give  or  at  least  to  seek 
the  reasons  of  everything»  (XVI,  283),  he  adopted  Wolff's  définition 
of  philosophy  as  the  science  of  the  possibles  as  possibles.  If  we  can 
imagine  anything  to  be  different  from  what  it  is  and  to  have  relations 
with  other  things  quite  different  from  its  actual  relations,  it  is  the 
business  of  philosophy  to  discuss  and  find  out  why,  among  the  various 
conceivable  possibilities,  those  which  are  actually  the  case  obtain  with 
the  thing  or  things  considered.  Such  a  definition,  then  is  all-embracing; 
so  that  philosophy  may  be  considered  as  a  development  of  any  particu- 
lar science  or  craft.  Nevertheless,  philosophy  deals  more  precisely  with 
the  three  ultimate  objects  to  which  can  be  reduced  in  the  last  resort 
all  our  inquiries:  these  three  objects  are  God,  the  soul  and  matter;  and, 
still  according  to  the  views  of  Wolff,  to  these  three  objects  correspond 
in  turn  natural  theology,  psychology  and  physics.  Logic  is  nothing  but 
a  prolegomenon  to  philosophy,  in  so  far  as  it  teaches  us  how  to  direct 
our  understanding  in  its  attempt  to  solve  the  problems  of  philosophy. 

Side  by  side  with  this  essential  definition  of  philosophy  and  the 
consequent  hierarchy  of  the  sciences.  Diderot  proposed  to  divide  philos- 
ophy into  two  parts,  theoretical  and  practical.  To  the  latter  belongs 
Logic  which  directs  the  operations  of  the  mind,  and  Ethics,  which 
directs  those  of  the  will.  All  the  other  divisions  of  philosophy  are 
theoretical  or  speculative  in  character.  But  whatever  be  the  principle  of 
division  of  the  various  parts  of  philosophy,  it  must  be  admitted  that 
such  a  science  is  necessarily  incomplete;  for  the  realm  of  the  possible 
cannot  be  exhausted. 

Yet,  though  philosophy  is  essentially  incomplete,  it  admits  of 
progress,  provided  its  development  is  not  cramped  by  appeals  to  author- 
ity and  by  a  misuse  of  systematization.  «  A  man  with  good  eyes  never 
thinks  of  dosing  them  or  of  pulling  them  out  in  the  hope  of  finding 
a  guide  »  (XVI, 288).  So  with  reason,  which  should  never  give  way  to 
authority.  An  analysis  of  the  principal  reasons  why  authority  has 
always  had  such  a  grasp  over  men,  should  enable  the  mind  to  free 


THE  PHILOSOPHY  OF  NATURE  OF  DENIS  DIDEROT  171* 

itself  from  its  yoke.  Following  Malebranche  and  Fontenelle,  Diderot 
put  forward  some  Cartesian  arguments  in  favour  of  the  indépendance 
of  human  reason.  But  he  is  rareful  to  warn  us  that  it  would  be  just  as 
unphilosophical  to  neglect  Aristotle  after  becoming  absorbed  with  Des- 
cartes. In  the  name  of  reason,  Diderot  would  thus  side  with  the  sup- 
porters of  the  Moderns  in  that  famous  «  quarrel  of  the  Ancients  and 
the  Moderns»,  which  was  one  of  the  great  features  of  the  golden  age 
of  French  classicism;  for  he  believed  in  the  idea  of  progress  and  in  the 
power  of  the  mind,  especially,  as  he  says,  since  the  valuable  alliance  be- 
tween philosophy  and  mathematics.  Yet  if,  as  a  philosopher,  Diderot 
recognized  no  other  master  than  reason,  as  a  historian,  the  doctrines 
of  the  past  interested  him  considerably.  In  fact,  he  was  responsible  for 
all  the  articles  on  the  history  of  philosophy  which  appear  in  the  Die- 
tionnaire  encyclopédique;  and  though  he  uses,  in  this  connexion,  the 
works  of  Brucker  mainly,  without  claiming  for  his  articles  the  respect 
due  otherwise  to  patient  and  reliable  erudition,  his  views  and  opinions 
about  the  principal  doctrines  of  the  past  are  worth  reading  for  their 
freshness  and  originality  of  outlook,  though  on  more  than  one  point 
they  do  seem  to  be  biased. 

Validity  and  coherence  are,  of  course,  fundamental  values  of 
a  true  philosophical  mind.  But  if  systematization,  or  the  connexion 
of  the  different  parts  of  a  theory  for  the  purpose  of  demonstration,  is 
welcome  to  philosophy,  such  could  not  be  the  case  with  the  habit  of 
shaping  a  system  first  and  then  forcing  into  it  facts  and  phenomena. 
Such  misuse  of  systematization  carries  with  it  unchecked  prejudices  and 
biases  which  are  just  as  harmful  to  free  and  useful  thinking  as  the 
deadweight  of  an  uncritical  appeal  to  authority.  It  is  with  such  pre- 
cautions that  one  must  approach  the  study  of  philosophy,  and  there  is 
little  doubt  that  Diderot  himself  was  the  first  to  follow  his  own  advice 
in  this  matter.  It  is  not  with  an  attitude  of  doubt,  but  with  one  of 
clear-headed  and  unbiased  curiosity  that  he  attempted  a  rational  solu- 
tion of  the  main  problems  of  philosophy:  God,  the  soul  and  matter. 
Let  us  see  how  Diderot  tackled  these  questions  and  what  results  he 
obtained. 


172*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

It  cannot  be  said  that  Diderot  was  anxious  to  develop  technically 
a  theory  of  knowledge.  Problems  such  as  those  of  the  origin  and  nature 
of  ideas,  or  of  the  relation  between  universals  and  particulars,  or  of  the 
value  of  science,  were  not  in  the  forefront  of  his  interests.  His  mind 
was  much  more  occupied,  after  the  fashion  of  the  day,  with  the  ultimate 
nature  of  the  cosmos.  There  are,  no  doubt,  some  historical  reasons  for 
this  general  attitude  of  the  French  thinkers  of  his  time.  The  Cartesian 
Method  was  beginning  to  bear  its  natural  fruits:  the  methodical  doubt 
which  had  enabled  Descartes  to  build  up  gradually  a  spiritualistic  philos- 
ophy in  which  God  and  soul  had  important  roles  to  play,  was  being 
separated  from  its  substantial  results.  If  we  can,  and  must  doubt  every- 
thing, why  not  doubt  the  conclusions  reached  by  Descartes  on  the 
strength  of  his  initial  doubt?  The  rejection  of  authority,  the  necessity 
for  clear  and  distinct  ideas  which  could  be  suggested  by  simple  obser- 
vation, and  the  complications  involved  by  the  ultimate  concepts  of 
philosophy,  must  have  induced  philosophers  to  try  for  themselves  the 
powers  of  their  minds.  On  the  other  hand,  the  discoveries  of  Newton 
and  the  vogue  of  the  empirical  and  inductive  methods  and  results  pro- 
posed by  British  thinkers,  were  beginning  to  find  enthusiastic  fol- 
lowers in  France.  From  the  combination  of  these  two  movements  re- 
sulted the  dual,  but  contradictory  characteristics  of  the  eighteenth 
century:  its  atheism  and  its  deism. 

Diderot  himself  experienced  both  deism  and  atheism,  ultimately 
finding  mental  rest  by  merging  both  in  an  uncompromising  pantheism. 
He  began  well,  thanks  to  the  influence  of  his  early  training  and  to  his 
religious  ideals  which  almost  led  him  to  study  for  holy  orders.  Yet  his 
Pensées  Philosophiques  (1746),  where  he  makes  a  Catholic  profession 
of  faith  and  denounces  atheism,  was  officially  cast  to  the  flames;  his 
first  contacts  with  the  world  and  the  writings  of  Bayle,  threw  some 
doubts  on  what  he  would  call  his  «  superstitions  ».  In  this  early  work 
(I,  127-17'0),  Diderot  is  enthusiastic  about  the  proof  of  God  through 
the  marvels  of  the  external  world,  and  denounces  the  useless  endeavour 
of  those  who  would  try  to  prove  God  by  a  priori  argumenti  and  chains 
of  syllogisms.  «  It  is  not  the  metaphysicist  who  has  delivered  the 
greatest  blows  to  atheism  »,  he  writes.   «  The  sublime  meditations  of 


THE  PHILOSOPHY  OF  NATURE  OF  DENIS  DIDEROT  173* 

Malebranche  and  Descartes  did  less  to  weaken  Materialism  than  a  single 
observation  by  Malpighi.  If  this  dangerous  hypothesis  loses  ground  to- 
day, all  honour  to  experimented  physics.  It  is  only  in  the  works  of 
Newton,  of  Muschenbroek,  of  Hartzoeker  and  of  Nieuwentit,  that  are 
to  be  found  satisfactory  proofs  of  the  existence  of  an  infinitely  intel- 
ligent being.  Thanks  to  the  labour  of  these  great  men,  the  world  is  no 
more  a  God,  but  a  machine  having  its  wheels,  its  wires,  its  pulleys,  its 
springs  and  its  weights  ».  2 

Diderot's  support  for  what  was  called  at  the  time  «  Physical 
Theology  »  was  more  lyrical  than  reasoned.  The  few  Pensées  given 
to  this  subject  (and  especially  the  one  in  which  he  uses  considerations  of 
probabilities)  were  soon  to  lose  their  dualistic  flavour.  If  some  kind 
of  religious  feeling  is  revealed  in  the  Pensées  of  1746,  Diderot  turned 
deliberately  against  organized  religion  and  especially  against  Chris- 
tianity in  the  Additions,  which  were  published  in  1770.  In  the  mean- 
time, his  Deism  had  taken  a  naturalistic  and  then  definitely  a  pan- 
theistic turn.  The  transition  was  already  visible  in  La  Promenade  du 
Sceptique  (Les  Allées)  published  in  1747  (Vol.  I,  p.  177-257),  an 
allegorical  monograph  in  which  a  very  superficial  philosophy  is  used 
in  controversial  arguments  against  religion.  Thus  we  read  in  L'Alice 
des  Marronniers  (p.  234,  par.  52)  that  «  the  intelligent  being  and 
the  corporeal  beings  are  eternal,  that  these  two  substances  form  the 
universe,  and  that  the  universe  is  God».  We  are  far  from  Diderot's 
original  faith  in  an  «  intelligent  craftsman  »  as  the  author  of  the  world, 
a  belief  which  he  also  displayed  in  his  arguments  with  Helvetius  when 
he  was  flushed  with  youthful  enthusiasm  for  Deism. 

Indeed  in  1749,  in  his  Lettre  sur  les  Aveugles,  Diderot  showed 
that  God  is  nothing  but  a  word  used  as  an  explanation  of  the  world. 
Why  should  we  attribute  to  God  things  which  have  not  been  explained 
so  far?  We  ought  really  to  use  in  our  arguments  «  a  little  less  pride 
and  a  little  more  philosophy  ».  When  Nature  confronts  us  with  a 
difficult  knot  to  untie,  we  should  not  use  for  the  job  the  hand  of  a 
being  who  is  himself  a  much  more  difficult  enigma  to  fathom.  More 
particularly,  the   eternity   of   matter  is  not  more  difficult  to  admit  than 

2    Pensées  Philosophiques,  No.  XVIII,  T.   I,   p.    13  2. 


174*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

the  eternity  of  a  spirit;  and  if  we  cannot  conceive  how  movement  came 
to  generate  this  world  whcih  exhibits  it  so  wonderfully,  the  difficulty 
is  not  really  solved  by  appealing  to  a  being  which  we  cannot  conceive 
either.  This  point,  which  Diderot  dared  not  labour  in  greater  detail  in 
his  Lettre  sur  les  Aveugles,  which  had  already  cost  him  imprisonment 
at  Vineinnes,  was  made  with  greater  force  in  a  letter  to  Voltaire.  There 
he  developed  an  argument  which  he  would  have  liked  to  put  in  the 
mouth  of  his  blind  man  Saunderson:  for  anything  to  be,  something 
must  be  eternally;  and  the  same  for  the  existence  of  spirit.  Hence  the 
conclusion  that  the  universe  is  exclusively  composed  of  spiritual  and 
material  beings,  and  that  there  is  no  other  god  —  a  conclusion  which 
can  be  further  simplified  by  suggesting  that  spirit  might  be  a  modifica- 
tion of  matter,  as  Voltaire  would  think.  From  this  postulate  of  the 
eternity  of  matter,  everything  follows  easily  «  from  the  stone  to  man  », 
and  all  causal  relations  can  be  explained. 

So,  in  the  great  stage  of  the  universe,  God  becomes  unnecessary; 
and  this  is  also  the  conclusion  of  Diderot's  treatise  Interprétation  de  la 
Nature  (1754),  which  finishes  with  that  extraordinary  prayer:  «  I 
have  begun  with  Nature  which  they  call  your  work,  and  I  shall  finish 
up  with  you  whose  name  on  earth  is  God  ».  Diderot  took  God  out  of 
the  sanctuaries  and  made  him  part  of  boundless  Nature:  but  in  the  end. 
he  lost  sight  of  God  and  found  nothing  else  but  Nature.  Yet  his  pan- 
theism is  different  from  Spinoza's;  for  Diderot  is  more  naturalistic 
than  idealistic  in  his  outlook,  just  as  the  eighteenth  century  philosophy 
owes  more  to  the  progress  and  influence  of  the  physical  and  natural  sci- 
ences than  to  the  Cartesian  outlook  which  dominated  the  thought  of  the 
seventeenth  century. 

II.  —  Matter  and  Evolution. 

Indeed,  there  is  no  doubt  that  the  progress  of  the  sciences  influenced 
Diderot  considerably.  Just  as  he  used  them  as  a  background  for  his 
early  hymns  to  God,  he  found  in  them  later  enough  substance  to  wor- 
ship them  for  their  own  merits.  His  two  letters  on  the  Blind  and  on  the 
Dumb,  already  contain  a  full  programme  of  materialist  philosophy  and 
in  his  Principes  Philosophiques  sur  la  Matière  et  le  Mouvement  (1770) , 


THE  PHILOSOPHY  OF  NATURE  OF  DENIS  DIDEROT  175* 

the  suggestion  of  a  being  placed  outside  the  material  world  is  dismissed 
as  impossible  (II,  p.  67).  But  in  the  Rêve  de  D'Alembert  (1769), 
Diderot  boldly  went  even  further.  Following  the  vision  of  the  early 
Greek  thinkers,  Diderot  suggest  that  an  eternal  matter  endowed  with 
an  eternal  force  may  have  ultimately  shaped  the  world  as  it  is  by 
succession  of  tentative  actions  and  adaptations,  with  the  survival  of 
the  fittest  and  the  formation  and  persistence  of  the  species.  Just  as 
the  series  of  causes  has  no  beginning,  so  the  succession  of  effects  will 
have  no  end.  In  this  indefinite  concatenation  of  causes  and  effects,  the 
raison  d'être  of  each  being  can  be  found  in  the  primitive  qualities  of 
its  constituent  matter;  so  that  substance  identifies  itself  with  the  cluster 
of  its  qualities. 

This  unity  of  Nature  is  analyzed  by  science,  which  has  then  to 
show  the  relations  between  its  parts  and  the  reason  and  character  of 
their  unity.  Observation  and  experiment  with  all  the  developments  of 
the  inductive  sciences,  are  the  fundamental  means  of  knowledge.  With 
their  data  philosophy  builds  up  the  synthetic  vision  of  the  universe 
as  a  whole.  This  vision  furthermore,  does  not  allow  any  discontinuity 
between  the  various  objects  of  knowledge,  so  that  man  himself  has 
to  be  considered  in  the  perspective  of  the  animal  kingdom,  as  a  natural 
growth  of  Nature,  as  the  most  refined  product  of  the  animal  world. 

Personality  does  not  necessitate  an  immortal  soul  for  its  principle 
and  substratum:  the  self  is  sufficiently  explained  by  the  continuity  of 
our  impressions  and  the  comparison  of  our  recollections.  In  short,  there 
is  but  one  substance  in  the  universe,  in  the  animal  and  in  man.  The 
synthetic  vision  which  is  allowed  by  this  principle  makes  of  Diderot 
a  direct  forerunner  of  the  great  tradition  which  culminated  with 
Evolutionism. 

Indeed,  we  find  in  the  writings  of  Diderot  a  number  of  views  and 
principles  which  were  taken  up  by  transformism.  In  the  often  quoted 
Rêve  de  d'Alembert,  (11,  137)  Diderot  says  definitely  that  «  the  organs 
cause  the  needs,  and  conversely  the  needs  produce  the  organs».  Or 
again,  «  organization  determines  the  function  and  the  needs;  sometimes 
the  needs  influence  organization,  and  this  influence  may  go  even  as  far 
as  to  produce  the  organs,  and  does  go  always  far  enough  to  transform 


176*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

them  ».  Such  and  similar  quotations  become  more  than  prophetic  when 
they  are  read  with  those  extraordinary  notes  published  in  1875  under 
the  title  Éléments  de  Physiologie  which  contain  so  many  useful  indica- 
tions of  the  state  of  science  in  the  eighteenth  century.  The  very  sub- 
titles of  this  work  are  suggestive  of  the  evolutionist  outlook  of  Diderot 
—  Animal-Plante  or  Plante  et  Animal,  or  Animalisation  du  Végétal, 
Contiguïté  du  Règne  Animal  et  d'un  Règne  Végétal,  or  again  l'Orga- 
nisation détermine  les  Fonctions  .  .  .  But  many  of  his  statements  are 
even  more  remarkable. 

Diderot  tells  us,  for  example,  that  «  the  succession  of  beings  » 
(chaîne  des  êtres)  is  not  interrupted  by  the  diversity  of  forms.  «  Form 
is  often  but  a  deceiving  mask;  and  the  link  which  seems  to  be  missing 
perhaps  exists  in  a  being  already  known  but  to  which  comparative 
anatomy  has  not  been  able  yet  to  assign  its  true  place  »  (IX,  p.  253). 
Commenting  upon  Becarri's  experiment  on  gluten,  he  wrote  that  knead- 
ing gradually  took  away  from  the  dough  its  vegetable  nature  and 
brings  it  so  much  closer  to  animal  nature  that  it  gives  animal  products; 
indeed,  the  «  gelatinous  substance  »  of  the  animal  and  the  plant 
«  shows  a  middle  state  between  animal  and  plant  »  (IX,  p.  256).  For 
Diderot,  animals  as  well  as  plants  are  both  but  «  a  coordination  of 
infinitely  active  molecules,  a  concatenation  of  small  quickening  forces 
which  everything  tries  to  separate  »  (IX,  255).  This  view  of  the  unity 
of  Nature  when  applied  to  the  animal  world,  led  Diderot  to  affirm  that 
«  the  long  series  of  animal  may  be  after  all  the  different  developments 
of  a  single  one  »  (IX,  p.  264) .  Further,  enlarging  his  vision  (Rêve 
d ' Alembert) ,  he  says  <c  organization  determines  the  function  and  the 
needs;  sometimes  the  needs  influence  organization,  and  this  influence 
may  go  even  as  far  as  to  produce  the  organs,  and  does  always  go  far 
enough  to  transform  them»  (IX,  p.  336).  Lamarck  wrote  nothing 
better  in  his  Philosophie  Zoologique  (1809)  ;  indeed  we  find  in  Dide- 
rot the  first  explicit  reference  to  the  fundamental  principle  of  transform- 
ism.  Though  Diderot  himself  was  not  a  naturalist,  he  knew  enough 
experimental  physiology,  which  was  developing  on  strictly  scientific 
lines  in  his  time,  to  be  able  to  make  such  a  remarkable  pronouncement. 


THE  PHILOSOPHY  OF  NATURE  OF  DENIS  DIDEROT  177* 

Before  the  English  and  German  monists,  Diderot  linked  up  the 
presumed  processes  of  Nature  with  his  wide  philosophical  vision.  If  it 
is  true  that  there  are  no  jumps  in  Nature,  the  whole  series  of  living 
organisms  must  be  linked  up  together  by  the  law  of  continuity.  There- 
fore, the  species  themselves  need  not  be  fixed  :  they  may  have  transformed 
themselves  the  ones  into  the  others,  and  may  still  possess  a  force  of 
transformation  and  adaptation  to  circumstances  which  has  not  yet 
given  its  ultimate  results.  Time  may  explain  the  evolution  of  being 
and  the  transformation  of  species:  the  nil  sub  sole  novum  is  for  him 
nothing  but  a  prejudice  based  on  the  weakness  of  our  organs,  the 
imperfection  of  our  instruments  and  the  shortness  of  our  life.  We  believe 
that  species  are  not  fixed  because  we  live  but  a  short  interval  of  time, 
because  we  are  not  eternal  as  Nature  is,  and  because  we  submit  only  to 
an  infinitesimal  part  of  the  process  of  Nature.  But  in  reality,  everything 
changes,  everything  passes:  only  the  whole  remains:  as  Lucretius  said, 
so  Diderot  could  assert  return  novus  nascitur  ordo.  He  did  not  even 
make  a  great  distinction  between  life  and  death.  Diderot  wrote  in  the 
Rêve  d' Alembert  :  «  Life  is  a  sequence  of  actions  and  reactions.  When 
alive,  I  act  and  react  in  a  body.  When  dead,  I  act  and  react  in  molecules. 
Then,  I  do  not  die?  No.  I  do  not  die  in  this  sense,  neither  I  nor  any- 
thing else.  Birth,  Life  and  Death,  each  is  a  change  of  form.  And  what 
does  it  matter,  one  form  or  another?  Each  form  has  the  happiness  and 
misery  which  is  proper  to  it»   (II,  p.  139). 

Thus,  according  to  Diderot,  there  is  but  one  substance  in  the 
universe,  which  takes  a  thousand  forms  in  man,  the  animals,  the  plants. 
This  one  substance  is  in  perpetual  motion  through  the  action  of  such 
forces  as  attraction,  electricity,  magnetism,  which  may,  themselves,  be 
considered  as  aspects  of  the  same  original  force  with  which  mattei  is 
endowed  from  eternity.  Any  other  hypothesis  put  forward  for  the 
explanation  of  the  world  is  irrational:  divine  creation,  in  particular, 
is  but  a  childish  conception.  In  the  Principes  Philosophiques  (1770) 
Diderot  shows  that  matter  is  not  indifferent  to  motion  and  rest.  Every- 
body acts  and  reacts  on  every  other  body  according  to  forces  which  are 
part  of  its  nature,  just  as  extension  is  essential  to  matter.  The  intimate 
force  which  belongs  to  the  essence  of  the  molecule  is  never  exhausted 


178*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

(II,  p.  66)  :  it  is  eternal  and  accompanies  the  molecule  in  its  various 
combination.  Lavoisier  said  some  decades  later  that  nothing  is  created 
and  nothing  is  wasted.  Yet  Diderot  had  already  seen  the  vision  of  the 
would  furnish  the  ultimate  explanation  of  these  perpetual  combina- 
ihemselves  into  everehanging  forms,  and  he  had  perhaps  a  dim  vision 
that  some  central  phenomenon  might  one  day  be  discovered  which 
would  furnish  the  ultimate  explanation  of  these  perpetual  combina- 
tions, and  of  the  cause  of  causes  of  the  universe. 

III. — Experimental  Psychology. 

What  is  the  place  of  psychology,  of  personal  life  and  thought, 
in  this  monistic  conception  of  the  universe?  Psychology,  as  it  was  con- 
sidered in  the  eighteenth  century,  could  scarcely  fall  in  line  with  Dide- 
rot's naturalism.  The  definition  he  gives  of  it  in  the  Dictionnaire  Ency- 
clopédique is  neither  enthusiastic  nor  suggestive.  Though  here  again 
Diderot  followed  Wolff  in  determining  the  place  of  psychology  among 
the  sciences,  he  definitely  linked  it  up  with  metaphysics.  Even  if  he 
referred  to  «  experimental  psychology  »  as  an  important  part  of  the 
subject,  Diderot  conceived  it  as  an  introduction  to  «  rational  psycho- 
logy »  which  had  for  its  object  the  définition  of  the  soul,  of  its 
faculties  and  of  moderation  (XVI,  p.  464-465)  ;  and  this,  in  turn, 
with  the  view  of  making  possible  the  happiness  of  man. 

Nevertheless,  Diderot  may  be  considered  as  a  forerunner  of  scien- 
tific psychology  if  one  takes  into  account  some  of  his  more  special- 
works,  such  as  the  Éléments  de  Physiologie  and  his  two  letters  on  the 
Blind  and  on  the  Dumb,  although  these  works  would  not  be  formally 
defined  as  belonging  to  psychology  as  considered  in  those  days.  In 
these  works,  he  did  not  use  introspection  as  the  method  of  psychological 
problems,  but  experiment  and  observation  :  the  behaviour  of  the  human 
body  under  the  influence  of  reason  or  feeling,  was  a  phenomenon 
which  interested  him  as  much  as  physics  or  medicine.  He  would  himself 
imagine  experiments  for  the  purpose  of  his  studies;  or  he  would  note 
carefully  the  observations  and  discoveries  of  the  professional  scientists 
of  his  day.  For  example,  he  wrote  to  Dr.  Petit,  a  famous  surgeon  of 


THE  PHILOSOPHY  OF  NATURE  OF  DENIS  DIDEROT  179* 

his  time,  asking  him  what  would  be  the  physiological  changes  in  a 
man  who  suddenly  decides  to  leave  a  perfectly  lazy  life  for  the  stren- 
uous one  of  a  ruffian  armed  with  a  club,  who  later  changes  his  call 
for  an  easy-going  and  dissolute  life,  who  becomes  later  limp  and  hunch- 
back, and  who  finally  becomes  jealous  and  nervous.  What  Diderot  also 
wished  to  know,  was  the  gradual  change  these  various  circumstances 
would  bring  to  the  facial  expression  of  the  individual  (IX,  p.  239). 
He  would  also  note  down  a  number  of  experiments  and  pathological 
observations  made  by  physicians,  which  might  serve  him  as  a  useful 
background  for  a  treatise  on  Experimental  Psychology  which  however, 
he  did  not  seem  to  have  in  mind  at  the  time. 

This  predilection  for  experiment,  which  Diderot  also  showed  in 
taking  sides  with  the  surgeons  against  the  strict  pathologists  in  their 
famous  disputes  for  academic  recognition,  was  applied  to  himself  in  his 
Lettre  sur  les  Aveugles  (1749,  vol.  I.)  and  in  his  Lettre  sur  les  Sourds 
et  Muets  (1751,  vol.  I),  which  mark  the  revival  of  empiricism  in 
psychology  in  France,  through  Voltaire's  revelation  of  the  English 
writers.  3  Although  written  in  the  atheistic  vein  characteristic  of  Dide- 
rot, their  primary  value  was  not  that  they  stated  the  materialist  case 
against  the  prevalent  religious  beliefs  of  the  day.  It  is  true  that  a  blind 
man  would  not  be  impressed  by  arguments  from  the  order  and  beauty 
of  Nature  in  support  of  a  belief  in  the  existence  of  God.  «  If  you  want 
to  make  me  believe  in  God,  you  must  make  me  touch  Him  »  (p.  109) 
cries  the  blind  man  to  the  priest  whose  arguments  were  not  of  a  charac- 
ter to  convince  him.  The  value  of  these  letters  is  to  be  found  rather  in 
their  treatment  of  the  technical  problem,  on  which  Diderot  dwells  at 
length. 

The  Lettre  sur  les  Aveugles  refers  to  a  special,  if  not  abnormal, 
aspect  of  vision,  and  discusses  how  far  modification  of  the  senses  would 
involve  a  modification  of  ordinary  notions  acquired  by  men  normally 
endowed  with  their  capacity  of  seeing:  the  notion  of  God  is  thus  only 
a  particular  aspect  of  the  question.  It  is  not  a  scientific  treatise,  but  a 
popular  exposition  which  centres  round  the  life  of  a  blind  man,  his 

8  Quotations  from  these  two  letters  are  taken  from  the  English  translation  pub- 
lished by  Margaret  JOURDAIN  (1916)  in  Diderot's  Early  Philosophical  Works  (Open 
Court,    Chicago)  . 


180*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

experiences,  his  habits  and  needs,  his  views  about  the  problems  of  life 
and  the  character  of  his  rational  activities.  The  method  used  by  Diderot 
is  that  of  the  negative  instance  of  Bacon:  on  the  strength  of  the  rela- 
tion between  cause  and  effect,  Diderot  establishes  deductively  what 
would  be  the  case  when  an  important  cause,  for  example,  eyesight,  is 
absent.  He  confirmed  his  conclusion  by  independent  observations  which 
he  or  others  made  of  blind  people.  As  he  was  excluded  from  a  direct 
experiment  made  by  Reaumur,  he  turned  to  personal  observations  and 
philosophical  interrogations  of  blind  persons,  such  as  the  man  of  Pui- 
scaux  and  Mélanie  de  Salignac  (the  latter  was  examined  by  Diderot 
thirty-three  years  after  the  publication  of  his  letter  and  his  results 
formed  the  «  Addition  »  to  the  Letter,  in  which  he  confirms  his  earlier 
conclusions.  The  references  to  Saunderson  were  based  on  the  Memoir 
appended  to  his  Algebra. 

In  his  Letter,  Diderot  shows  his  powers  of  observation.  Thus, 
he  noted  that  a  custom  of  the  blind  is  «  to  look  after  his  household 
affairs  and  to  work  while  others  are  asleep  »  (p.  70)  and  are  not  in 
his  way.  His  blind  friend  of  Puiseaux  liked  order,  was  a  «  good  judge 
of  symetry  »  (p.  70)  and  «  studied  by  his  touch  that  disposition 
required  between  the  parts  of  a  whole  to  enable  it  to  be  called  beauti- 
ful »  (p.  70) .  In  fact,  «  beauty  for  the  blind  is  but  a  word  when 
divorced  from  utility  i»  (p.  71).  Diderot  reports  a  striking  definition 
of  a  mirror  as  «  an  instrument  which  sets  things  in  relief  at  a  distance 
from  themselves,  when  properly  placed  with  regard  to  it»  (p.71), 
and  comments  «  what  puzzled  him  (the  blind)  was  that  the  other 
self,  which  according  to  him  the  mirror  represents  in  relief,  should 
not  be  tactile  »  (p.  73)  ;  and  he  closes  with  the  remark  that  this  little 
instrument  sets  two  senses  to  contradict  one  another,  and  that  a  more 
perfect  instrument  would  perhaps  reconcile  them. 

Diderot  was  quick  to  notice  some  outstanding  peculiarities  of  the 
blind.  They  are  more  careful  than  the  average  man  in  using  the  proper 
rerms  for  things  and  ideas;  they  have  a  remarkable  memory  for  sound, 
and  distinguish  people  easily  by  their  voice  (p.  75)  ;  they  judge  near- 
ness to  the  fire  by  the  degree  of  heat  (p.  78),  and  they  can  point  to 
the  direction  which  noises  come  from  (p.  77)  ;  they  find  us  very  much 


THE  PHILOSOPHY  OF  NATURE  OF  DENIS  DIDEROT  181* 

inferior  to  them  in  many  respects  (p.  76)  ;  and  were  it  not  for  curiosity- 
sake,  they  prefer  longer  arms  to  eyes,  as  they  know  their  arms  and 
prefer  to  make  more  perfect  the  organs  they  possess  (p.  77).  Here 
should  be  quoted  an  illuminating  definition  of  the  eye  by  the  blind  man, 
as  «  on  organ  on  which  the  air  has  the  effect  this  stick  has  on  my  hand  » 
(p.  73). 

No  doubt,  as  Diderot  pointed  out,  blind  people  take  an  unusual 
view  of  social  morality  and  the  show  of  emotion.  Indeed,  they  make 
no  great  account  of  modesty  (p.  81)  and  would  not  understand  the 
use  of  cloth  unless  as  a  convenient  means  of  preserving  the  temperature 
of  the  body.  Again,  «  the  outward  show  of  power  which  affects  us 
so  strongly,  is  nothing  to  the  blind  »  (p.  77).  «  Things  that  move  us 
through  vision  cannot  affect  the  blind  »  (p.  77)  same  was  as  «  we  our- 
selves cease  to  be  compassionate  when  distance  or  the  smallness  of  the 
objects  produces  on  us  the  same  effect  as  deprivation  of  sight  upon  the 
blind»   (p.  81). 

An  interesting  analysis  is  given  of  the  way  in  which  a  man  born 
blind  forms  ideas  of  figures.  Using  mainly  observation  and  deduction, 
Diderot  maintained  that  he  does  so  by  the  movements  of  his  own 
body  and  by  stretching  his  hand  in  various  directions,  also  by  passing 
his  fingers  continuously  over  an  object.  «  By  repeated  usage  of  the 
sense  of  touch,  he  has  a  memory  of  sensations  experienced  at  different 
points,  and  he  is  capable  of  combining  these  sensations  of  points  and 
forming  figures»  (p.  83-84).  While  a  normal  person  combines  coloured 
points,  the  blind  combines  only  palpable  points;  or,  to  speak  more 
clearly,  «only  such  tactile  sensations  as  he  remembers»  (p.  84). 
Diderot's  assertion  that  the  blind  refer  everything  to  their  finger's  end, 
is  followed  by  the  witty  remark  that  he  «  would  not  be  surprised  if, 
after  a  profound  meditation,  his  fingers  were  as  weary  as  our  heads  » 
(p.  87).  These  general  remarks  are  further  elucidated  by  a  discussion 
of  Saunderson's  method  of  reducing  everything  to  touch,  and  of  that 
ingenious  device  of  using  a  board  with  pins.  His  compassion  for  the 
miseries  of  the  blind,  led  Diderot  to  regret  that  while  we  have  made 
symbols  «  for  our  eyes  in  the  alphabet,  and  for  our  ears  in  articulate 


182*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

sounds,  we  have  none  for  the  sense  of  touch,  although  there  is  a  way 
of  speaking  to  this  sense  and  of  obtaining  its  responses  »   (p.  89) . 

Turning  to  some  more  technical  considerations  about  vision,  Di- 
derot suggests  that  «  we  should  learn  to  understand  his  blind  man's 
psychology  and  compare  it  with  ours;  and  perhaps  we  should  thereby 
come  to  a  solution  of  the  difficulties  which  make  the  theory  of  vision 
and  of  the  senses  so  intricate  and  so  confused»  (p.  116-117);  and 
he  goes  on  to  discuss  the  conditions  for  such  experiments.  In  this 
connexion,  Diderot  analyses  two  problems  which  occupied  his  learned 
contemporaries;  (1)  if  the  blind  man  would  see  immediately  after  the 
operation  for  cataract;  and  (2)  supposing  he  was  able  to  see,  could 
he  see  well  enough  to  distinguish  between  figures?  (  p.  123).  The  first 
problem  was  propounded  by  Molyneux,  and  answered  in  the  negative 
by  Locke  and  by  himself.  Diderot  concurs  with  them  in  asserting  that 
«  the  first  time  the  eyes  of  one  born  blind  open  to  the  light,  he  will 
see  nothing  at  all;  some  time  will  be  necessary  for  his  eye  to  prac- 
tice sight  »  (p.  133),  and  he  goes  on  to  say  that  «  even  if  the  blind 
man  were  able  at  his  first  attempt  to  judge  of  the  projections  of  solidity 
of  bodies,  and  distinguish  not  only  a  circle  from  a  square,  but  likewise 
a  sphere  from  a  cube,  yet  I  do  not  therefore  think  that  this  will  hold 
good  with  regard  to  the  case  of  more  composite  bodies  »  (p.  137) . 

The  Lettre  sur  les  Sourds  et  Muets  (1751)  is  one  «  which  treats 
of  the  origin  of  inversions  in  language,  of  harmony  of  style,  of  sub- 
limity of  situation,  and  of  some  advantages  which  the  French  language 
has  over  most  ancient  and  modern  languages,  also  some  thoughts  on 
expression  in  the  fine  arts»  (p.  160).  Instead  of  going  back  as  far  as 
the  creation  of  the  world  and  the  origin  of  language  in  order  to  explain 
why  inversions  crept  into  and  were  preserved  in  languages,  Diderot 
imagines  a  theoretical  mute  who  could  perfectly  understand  the  ques- 
tions put  to  him;  then  «  from  the  succession  of  his  gestures,  definite 
inferences  could  be  drawn  as  to  the  order  of  ideas  which  seemed  good 
to  the  early  men,  in  order  to  communicate  their  thoughts  by  gestures  » 
(p.  163).  Though  the  conditions  of  this  new  inquiry  are  less  empirical 
than  those  of  the  Letter  on  the  Blind,  yet  Diderot  has  some  striking 
remarks  to  make  on  the  subject.  He  says  quite  rightly,  for  example, 


THE  PHILOSOPHY  OF  NATURE  OF  DENIS  DIDEROT  183* 

that  mutes  cannot  always  follow  the  complications  of  tense,  moods 
and  inversions;  and  that  even  «  when  a  phrase  only  contains  very  few 
ideas,  it  is  difficult  to  determine  the  natural  order  of  these  ideas  in 
relation  to  the  speaker  »  (p.  182) .  But  the  development  of  this  subject 
as  well  as  the  interesting  conclusions  summed  up  at  the  end  of  the 
letter  (p.  214-218)  by  Diderot  himself,  have  more  to  do  with  the 
origin  and  formation  of  language  than  with  the  psychology  of  the  deaf 
and  dumb. 

As  a  kind  of  an  experiment  in  the  art  of  living  without  one  sense, 
the  blind  man  of  Diderot,  as  well  as  his  dumb  friend,  furnish  a  dis- 
tinct source  of  knowledge  about  the  mind,  about  memory,  abstraction 
and  such  like  operations.  The  method  used  by  Diderot  was  thus  a 
serious  attempt  to  initiate  us  into  individual  psychology  and  compara- 
tive psychology;  it  also  presses  the  view  that  psychological  problems 
of  an  experimental  character  can  well  form  the  material  for  a  real  and 
true  science  of  psychology. 

This  material  is  also  to  be  found  in  the  Éléments  de  Physiologie 
(esp.  p.  346-380)  where  Diderot  discusses  the  mutual  relations  be- 
tween physiological  processes  and  mental  operations.  There  we  learn 
that  «  the  will  is  not  less  mechanical  than  the  understanding.  An  act 
of  the  will  without  a  cause  is  a  chimera  (IX,  p.  351) .  The  will  fol- 
lows our  desires  and  not  our  appetites  the  will.  Sensation  and  volition 
are  both  corporal  :  they  are  both  functions  of  the  brain.  In  fact,  «  a 
little  bile  in  our  circulation  through  some  difficulty  in  the  liver,  changes 
entirely  our  ideas,  which  become  dark  and  melancholic  ...  It  is  such 
causes  which  influence  our  mind,  our  tastes,  our  dislikes,  our  desires, 
our  character,  our  actions,  our  morals,  our  vices,  our  virtues,  our  hap- 
piness and  our  misfortunes  »  (IX,  p.  359).  Further  if  the  train  of  our 
sensations  as  linked  with  the  organs  is  lively,  then  imagination  is  faith- 
ful; otherwise,  our  memory  and  our  imagination  are  weak.  The  in- 
fluence of  an  idea  or  of  an  image  on  the  mind  and  the  will  are  extraor- 
dinary; and  says  Diderot,  it  is  possible  this  influence  which  accounts 
for  the  patience  of  some  people  in  suffering  torture.  Memory  has  also 
a  considerable  influence  on  the  mind,  especially  in  so  far  as  it  helps  the 
formation  of  habits  by  linking  up  permanently  certain  sensations  and 


184*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

volitions.  Hence  the  admission  of  a  «  law  of  continuity  of  states, 
as  there  is  a  law  of  continuity  of  substance»  (IX,  p.  376).  But 
once  a  habit  is  acquired,  then  «  habitual  actions  are  performed  often 
much  better  without  reflection  than  with  it  »  (IX,  p.  376) .  Thus,  it  is 
possible  to  explain  the  genesis  of  the  understanding,  of  judgment,  of 
reasoning  and  of  language. 

There  is  a  certain  parallelism  between  the  order  of  things  and 
the  operations  of  the  mind.  «  There  are,  in  Nature,  certain  connexions 
between  the  objects  and  between  the  parts  of  the  objects.  These  con- 
nexions are  necessary.  They  involve  a  connexion  or  a  necessary  sequence 
of  sounds  corresponding  to  the  necessary  sequence  of  the  things  per- 
ceived, felt,  seen,  smelt  or  touched.  For  example,  we  see  a  tree  and 
the  word  tree  is  invented»  (IX,  p.  372).  Our  everyday  experience  of 
phenomena  forms  a  sequence  of  ideas,  sensations,  reasonings  and  sounds. 
In  his  article  on  Sensations  in  the  Dictionnaire  encyclopédique  (XVII, 
p.  115)  Diderot  draws  a  distinction  between  sensations  and  ideas, 
and  then  he  goes  on  to  say  that  the  impressions  we  receive  from  the 
external  world  are  not  arbitrary,  and,  therefore,  that  there  must  be  an 
analogy  between  our  sensations  and  the  movements  which  produce 
them.  As  an  argument  in  favour  of  this  statement,  he  proposes  the  fact 
that  there  are  differences  in  value  between  sensations  of  one  organ  and  of 
another,  just  as  there  are  differences  in  value  between  one  organ  and 
another.  «  The  corporeal  impression  upon  the  organs  of  the  senses  is 
a  contact  more  or  less  subtle  and  delicate,  in  proportion  to  the  nature  of 
the  organs  which  are  affected»   (XVII,  p.   118). 

This,  according  to  Diderot,  also  explains  the  fact  that  sensations 
are  referred  to  external  objects,  though  they  are  usually  inseparable 
from  the  ideas  of  such  objects.  As  the  soul  (using  the  word  in  the 
loose  sense  of  a  substance  co-ordinating  all  the  operations  affecting  the 
individual)  is  also  passive,  it  must  be  the  subject  of  an  action  which 
must  have  for  an  agent  something  outside  itself.  It  is  reasonable  to  con- 
ceive this  agent  as  something  in  proportion  with  its  action,  and  to 
believe  that  different  effects  are  produced  by  different  causes.  According 
to  this  principle,  the  cause  of  light  must  be  different  from  the  cause  of 
fire.    «  Our   sensations   being   representative   perceptions   of   an   infinity 


THE  PHILOSOPHY  OF  NATURE  OF  DENIS  DIDEROT  185* 

of  indiscernible  small  motions,  it  is  natural  that  they  carry  with  them 
the  clear  or  confused  idea  of  the  body,  from  which  the  idea  of  motion  is 
inseparable;  it  is  natural  also  that  we  should  look  upon  matter,  in  so 
far  as  it  is  agitated  by  these  various  movements,  as  the  universal  cause 
of  our  sensations,  and  at  the  same  time  as  the  object  of  our  sensations  » 
(XVII,  p.  119).  In  short,  every  sensible  object  with  all  its  properties 
may  be  looked  upon  as  the  cause  of  the  sensation  we  have  of  it;  and  the 
principle  of  sufficient  reason  does  not  necessitate  the  belief  in  the  exist- 
ence of  any  other  ulterior  or  ultimate  cause.  Though,  philosophically, 
it  might  be  difficult  to  prove  with  certitude  the  existence  of  the  external 
world,  the  personal  feeling  (sentiment  intime)  must  be  called  upon 
as  the  ultimate  source  of  the  evidence  of  the  senses,  though  not  as  the 
only  principle  of  evidence. 

Just  as  matter  is  the  cause  of  our  sensations,  so  it  is  also  the  cause 
of  the  higher  operations  of  the  understanding.  Reasoning  is  not  ex- 
plained by  means  of  a  soul  or  of  a  spirit;  because  if  such  a  personal 
spirit  existed,  it  could  not  be  in  two  places  at  a  time.  Hence  memory 
is  necessary  to  the  operation  of  reasoning;  and  memory  is  a  corporal 
quality  (IX,  p.  374).  This  is  so  far  true,  that  when  we  talk  of  «  sus- 
pending our  judgment  »  we  mean  that  experience  alone  must  help  to 
solve  our  difficulty.  «  Good  reasoning,  good  judgment  presuppose  good 
health,  or  the  lack  of  discomfort  and  pain,  of  prejudice  and  of  passion  » 

(IX,  374).  These  same  material  causes  prompt  the  operation  of  our 
will,  «which  is  nothing  without  these  causes»  (IX,  375).  From  this 
point  it  is  obvious  that  a  deterministic  principle  must  follow.  Free-will 
is  however  considered  by  Diderot  from  a  common -sense  point  of  view  in 
his  lengthy  article  on  Liberté  printed  in  the  Dictionnaire  encyclopédique 

(XV,  p.  478).  But  perhaps  Diderot  did  not  show  himself  as  a  fully 
fledged  materialist  in  that  work  on  account  of  the  difficulties  and  perse- 
cutions which  such  a  standpoint  would  have  entailed. 

In  the  Dictionnaire  encyclopédique,  in  this  very  article  on  Liberté, 
for  example,  Diderot  did  not  pronounce  on  the  existence  or  non-exis- 
tence of  the  soul.  But  in  the  Éléments  de  Physiologie,  he  expressed 
doubt  of  its  necessity  to  the  point  of  affirming  that,  if  ever  the  soul 
existed,  it  would  be  a  very  subsidiary  element  of  the  individual,   and 


186*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

at  any  rate  less  powerful  and  influential  than  pleasure,  pain,  passions 
and  even  wine.  For  «  what  can  the  soul  do  when  we  are  feverish  or 
drunk?  »  (IX,  p.  377.)  It  is  in  this  work  that  Diderot  gives  us  his  final 
view  on  the  subject  when  he  writes:  «  The  animal  is  a  whole,  a  unity, 
and  it  is  perhaps  this  unity  which  constitutes  the  soul,  the  self, 
conscience,  with  the  help  of  memory.  Nothing  is  free  in  the  intel- 
lectual operations,  in  sensation,  in  the  perception  of  the  relations  be- 
tween sensations,  or  in  reflexion  or  meditation  or  attention,  however 
strong  or  weak  these  operations  are  when  referring  to  these  relations; 
and  the  same  can  be  said  of  judgment  and  of  acquiescence  to  what 
seems  to  be  true.  The  difference  between  the  sensitive  soul  and  the  reason- 
able soul  is  only  a  difference  of  organization  »  (IX,  p.  379).  This 
must  be  considered  as  his  final  view,  because  it  agrees  so  well  with 
almost  identical  assertions  in  the  Lettre  sur  les  Aveugles,  in  which  Di- 
derot shows  more  freedom  of  thought  than  in  his  official  articles  of  the 
Dictionnaire  encyclopédique,  and  with  such  other  of  his  controversial 
writings  as  the  Apologie  de  l'Abbé  de  Prades  (1?52),  where  Diderot 
asserts  that  «  we  shall  never  know  anything  about  our  intellectual 
faculties,  or  about  the  origin  and  growth  of  our  knowledge,  unless  the 
ancient  principle  'nihil  est  in  intellectu  quod  non  fuerit  prius  in  sensu 
is  taken  to  have  the  evidence  of  an  axiom  »  (I,  p.  470) .  Thus  the 
circle  is  complete:  it  is  in  the  materialist  perspective  that  Diderot  devel- 
oped his  psychology,  as  he  did  the  other  disciplines  of  philosophy. 

Thomas  GREENWOOD, 
Lecturer  in  the  Faculty  of  Philosophy. 


BIBLIOGRAPHIE 


Comptes  rendus  bibliographiques 


Gérard  YELLE,  S.  S.,  Travail  scientifique  en  discipline  ecclésiastique.  Montréal, 
Grand  Séminarie  de  Montréal,  1945.  22,5  cm.,  130  p.  («  Theologia  Montis  Regii  », 
5). 

La  parution  du  livre  de  Monsieur  Yelle  est  un  signe  réconfortant.  Cet  ouvrage 
manifeste  le  besoin  que  l'on  ressent  partout  et  que  notre  jeunesse  étudiante  ressent  elle 
aussi  du  travail  vraiment  scientifique.  Il  était  urgent  de  posséder  une  somme  de  métho- 
dologie à  l'usage  de  nos  étudiants  en  théologie.  L'auteur  a  donc  droit  à  nos  remercie- 
ments pour  s'être  donné  la  peine  de  composer  ce  manuel  qui  voudrait,  je  le  suppose, 
combler  une  lacune,   surtout  au  Canada  français. 

Le  travail  est  bien  charpenté  et  on  y  trouve  un  grand  nombre  de  renseignements 
nécessaires  2U  travail  scientifique.  Il  nous  permet  pour  une  part  de  remplacer  l'édition 
française  épuisée  de  l'excellent  ouvrage  du  R.  P.  Fonck,  S.J.  C'est  dire  que  le  travail 
possède  une  réelle  valeur. 

Afin  d'éviter  des  redites  inutiles,  nous  croyons  pouvoir  accepter  sans  réserve  les 
observations  sympathiques  et  judicieuses  du  R.  P.  Bérubé,  S. S. S.,  dans  la  livraison 
de  mars  194  6  de  la  Revue  Eucharistique  du  Clergé,  p.  117  à  119.  Nous  porterons 
notre  attention  sur  un  autre  aspect  du  volume. 

Nous  voudrions  pouvoir  n'adresser  que  des  félicitations  à  l'auteur.  Il  ne  faut 
cependant  pas  oublier  que  les  auteurs  de  manuels  de  méthodologie  se  placent  naturel- 
lement dans  des  maisons  de  verre  et  qu'ils  ne  doivent  pas  être  surpris  si  les  moindres 
peccadilles  leur  sont  imputées  à  faute. 

Nous  reprocherions  à  l'auteur  d'avoir  écrit  un  peu  hâtivement  ces  règles  de 
méthodologie.  On  aimerait  un  style  un  peu  plus  soigné,  et  moins  de  répétitions 
(p.  e.  10  fois  le  mot  «on»  dans  8  lignes  à  peu  près,  à  la  page  58).  L'orthographe 
est  défectueuse  au  point  de  se  demander  s'il  n'est  question  que  de  fautes  de  typographie. 
Quelques  exemples  montreront  que  nos  affirmations  ne  sont  pas  gratuites.  Je  prends 
au  hasard.  ^  Avec  l'aide  bienveillant  du  maître,  p.  32;  êtes,  p.  32;  utilité  pour  la  reli- 
gion en  générale.  .  .  p.  45;  la  solution  commandent,  p.  58;  on  aura  déjà  commencer, 
p.  62:  l'ensemble  de  ces  petites  collections  sont  faites,  p.  65;  ennemi  naturelle,  p.  68; 
elle  expose  tout  les  éléments,  p.  99;  homme  et  époque  s'éclaire  mutuellement,  p.  81- 
l'usage  est   réglée,   p.    98.  » 


188*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Je  remarque  aussi  un  grand  manque  d'uniformité  dans  la  façon  de  donner  la 
description  des  ouvrages.  Il  suffirait  d'examiner  attentivement  l'appendice  premier  à  la 
p.  123  pour  s'en  rendre  compte.  Le  lecteur  reste  aussi  perplexe  sur  la  façon  d'indiquer 
les  volumes  lorsque  dans  la  même  page,  p.e.  p.  53,  on  trouve  les  manières  suivantes:  16 
v. ;  67  vol.;  10  vols.  On  souhaiterait  que  les  règles  données  à  la  page  97-98  soient 
mieux  observées  par  l'auteur. 

La  table  des  matières,  au  tout  début  du  volume,  nous  fournit  elle  aussi,  un 
exemple  d'irrégularité.  Chapitre  IV,  Première  étape.  .  .  Chapitre  VI,  Rédaction  à  pré- 
sentation scientifique;   étape   3e. 

Des  abrôvi?tions  sont  données  sans  être  expliquées,  v.  g.  D.S.D.  pour  Deus 
Scientiarum  Dominus. 

Les  citations  sont  vraiment  trop  abondantes  et  trop  longues,  voir  en  particulier, 
les  pages  30-31,  60-61. 

Certaine  référence  est  inexacte.  Le  titre  cité  de  l'ouvrage  du  Père  De  Guibert  à 
la  page  73,  note  23  n'est  pas  exact.  Je  n'ai  pas  cherché  à  vérifier  les  autres. 

L'usage  fréquent  des  points  de  suspension  soit  dans  le  texte  ou  dans  les  notices 
bibliographiques  nous   laisse  l'impression   que  la   précision   y   perd. 

Nous  pourrions  continuer  nos  observations.  Ces  lignes  suffiront  à  montrer  que 
l'auteur  aurait  intérêt  à  mettre  en  pratique  sa  recommandation  au  sujet  de  la  rigueur 
(p  92).  Nous  sommes  d'avis  qu'à  ce  point  de  vue,  son  ouvrage  y  gagnerait  grande- 
ment et  qu'il  auiait  plus  de  chances  d'obtenir  de  ses  lecteurs  la  précision  technique  et 
le  soin  qu'il  est  si  difficile  de  faire  observer  aux  jeunes  dans  le  domaine  de  la  recherche 
sckntilîque  et  de  son  expression  par  écrit.  Ici  comme  ailleurs  la  pratique  vaut  encore 
mieux  que  la  prédication.  On  a  parfois  l'impression  d'avoir  sous  les  yeux  la  rédaction 
des  notes  d'un  élève  et  d  un  élève  qui  conseille  à  ses  maîtres  de  publier  leurs  trésors 
(p    97).  On  ne  peut  que  le  souhaiter,  mais  à  la  condition  de  le  faire  avec  les  formes. 

En  un  mot  Travail  scientifique  en  disciplines  ecclésiastiques  y  aurait  gagné  à 
attendre  un  peu  avant  d'aller  chez  l'imprimeur  ou  à  être  examiné  de  plus  près  avant 
l'impression  définitive.  Souhaitons  que  dans  une  deuxième  édition,  on  insiste  un  peu 
plus  sur  les  points  que  nous  nous  sommes  permis  de  signaler  en  toute  liberté  mais  en 
toute  sympathie.  L'ouvrage  y  gagnerait  en  valeur,  et  il  vaut  la  peine  de  voir  cette 
édition  améliorée. 

Gaston  CARRIÈRE,   o.  m.  i. 


Frederick  Dwight  SACKETT,  O.M.I.  —  The  Spiritual  Director  in  an  Ecclesiastic- 
al Seminary,  Ottawa.  The  University  of  Ottawa  Press,  1945,  XIV-171.  (Universitas 
catholica  Ottawiensis,  Dissertationes  ad  gradum  laureae  in  facultatibus  ecclesiasticis  con- 
sequendum  conscripts.    Series  canonica.  Tomus   13.) 

No  one  will  argue  about  the  necessity  of  a  spiritual  director  in  a  Seminary.  We 
read  in  a  letter  which  the  S.  C.  of  Seminaries  and  Universities  sent  to  the  Ordinaries  of 
the  United  States,  in  1928:  «What  is  just  as  important  [as  having  qualified  professors 
etc.],  and  to  this  we  call  your  special  attention,  is  that  in  every  Seminary  there  be  one 
who  will  make  it  his  special  office  to  look  after  the  spiritual  formation  of  the  students, 


BIBLIOGRAPHIE  189* 

a  person  who  is  both  competent  and  a  specialist  in  spiritual  matters,  as  the  other  pro- 
fessors are  in  their  subjects»    (Enchiridion  Ctericorum,  p.   675). 

Very  few  juridical  studies  have  appeared,  however,  on  this  question.  We  wish  to 
express  our  gratitude  to  Fr.  Sackett  and  to  congratulate  him  for  pioneernig  in  this  field. 
His  work,  which  he  presented,  in  1945,  to  the  Faculty  of  Canon  Law  of  the  University 
of  Ottawa  for  the  Doctorate  in  Canon  Law,  will  be  appreciated  as  a  good  study  of  the 
subject. 

As  an  introductory  remark,  I  would  say  that  the  printing  and  the  proof  reading 
could  have  been  better. 

The  historical  commentary  proves  to  be  quite  complete  and  certainly  called  for  a 
great  amount  of  research  work.  Would  it  be  unfair  to  say  that  it  contains  a  little  pad- 
ding? At  times,  the  references  to  sources  are  not  given  (e.g.  p.  27,  28),  or  the  authors 
quoted  cannot  be  considered  as  possessing  a  very  high  scientific  standard  (e.g.,  Darras, 
Montalembert)  .  To  add  another  desideratum,  I  think  it  would  have  been  more  proper 
to  quote  the  texts  alleged  in  the  historical  commentary.  This  would  allow  the  reader 
to  be'  more  objective  in  his  judgment  of  the  legislative  texts.  I  am  referring  in  parti- 
cular to  the  council  of  Ver  of  755  (which  by  mistake  Fr.  Sackett  calls  the  council  of 
Vaison,  the  latter  city  being  in  the  province  of  Aries,  and  Ver  being  a  little  north  of 
Paris) .  It  would  have  helped  to  quote*,  on  this  occasion,  the  Latin  text  in  full  (Mansi, 
t.  12,  col.  582  DE)  ,  which,  no  doubt,  would  have  enlightened  the  mind  of  the  reader 
and  made  it  easier  for  him  to  check  the  author's  interpretation.  The  exegesis  of  the  old 
Councils'  texts  is  a  very  difficult  task,  and  in  this  field  nothing  can  supplement  the  text 
itself. 

Fr.  Sackett  seems  more  at  ease  in  the  canonical  commentary.  He  succeeds  in  being 
clear  and  complete.  In  fact,  his  thesis  covers  not  only  the  question  of  the  spiritual  di- 
rector but  also  that  of  the  other  confessors  in  a  seminary    (chap.  X) . 

Fr.  Sackett  is  convinced  that  «  the  really  essential  work  of  the  spiritual  director, 
therefore,  consists  in  hearing  the  seminarians'  confessions»  (p.  Ill)  and  that  «his 
private  direction  is  by  far  more  important»  (ibid.)  than  his  public  one.  One  could 
take  exception  to  those  statements.  In  fact,  public  direction  by  way  of  spiritual  read- 
ing and  exhortation  is  the  only  one  that  can  reach  the  seminarians  as  a  whole,  since  every 
one  is  free  as  to  the  choice  of  a  confessor  and  a  director.  Moreover,  public  direction  is 
the  only  direction  that  can  really  fashion  a  mode  of  spirituality  that  will  be  proper  to 
each  seminary.  And  for  this  reason,  the  public  influence  of  a  spiritual  director  should 
not   be   underestimated. 

By  way  of  conclusion,  we  wish  to  repeat  our  admiration  for  Fr.  Sackett's  thesis 
and  we  hope  that  he  will  continue  to  employ  his  talents  in  the  field  of  canonical  studies. 

Paul-Henri   LAFONTAINE.    o.m.i. 


Sanjuanistica.  —  Studia  a  professoribus  facuttatis  theologicœ  Ordinis  Carmehta- 
rum  Discalceatorum  quarta  a  nativitate  S.  Joannis  a  Ccuce  universalis  Ecclesiœ  Doctons 
celebritate  volvente  édita.  Roma;,  Collegium  Internationale  Sanctorum  Teresiae  a  Jesu 
et  Joannis  a  Cruce,    1943.    24.5cm.,   537  p. 

A  l'occasion  du  quatrième  centenaire  de  la  naissance  de  saint  Jean  de  la  Croix,  un 
groupe  de  professeurs  du  Collège  international  des  Carmes  déchaussés  ont  publié  à  Rome 


190*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

une  série  d'études  sur  la  doctrine  spirituelle  du  grand  docteur  mystique.  Bien  qu'édité 
en  1943,  le  volume  ne  nous  est  parvenu  qu'au  cours  de  la  présente  année.  Il  serait  trop 
long  d'analyser,  même  succinctement,  les  divers  chapitres,  tous  rédigés  avec  beaucoup 
d'intelligence  et  d'amour,  qui  forment  cet  ouvrage.  Qu'il  nous  suffise  d'en  rappeler  les 
titres.  Il  «Monte»  di  Giovanni  délia  Croce,  3-24.  El  dïptico  Sibida-Noche,  27-83. 
Le  Cantique  de  l'amour,  87-132.  Demonio  e  vita  spirituale,  135-223.  Il  ritorno  alla 
giustizia  originale,  227-255.  Il  contenuto  oggettivo  délia  conoscenza  ascetico-mistica  di 
Dio,  259-302.  Éducation  sanjuaniste,  305-366.  Aspecto  cultural  de  S.  Juan  de  la 
Cruz,  369-409.  Un  conflicto  de  jurisdicciôn,  413-528.  Cette  dernière  étude  est  à  la 
fois  juridique  et  historique.  D'autres  chapitres,  on  l'aura  remarqué,  débordent  le  cadre 
de  la  pure  spiritualité.  Le  volume  n'y  perd  rien  en  intérêt  et  en  valeur  qui,  tous  deux, 
sont  grands. 

*  *  * 

Paul  GALT1ER,  S.  J.  —  Le  Saint-Esprit  en  nous  d'après  les  Pères  grecs.  Romae 
Apud  JEdes  Universitatis  Gregorianae,  1946.  23cm.,  290  p.  (Analecta  Gregoriana,  vol. 
XXXV.) 

Le  R.  P.  Galtier  remet  en  cause  le  témoignage  des  Pères  grecs  sur  le  rôle  du  Saint- 
Esprit  dans  l'œuvre  de  notre  sanctification.  Selon  l'interprétation  qu'en  donnait  Petau, 
ce  rôle  va  jusqu'à  une  union  personnelle  avec  l'âme  du  juste:  union  informante  au  sens 
fort  du  mot.  Pour  Petau,  seul  le  Saint-Esprit  est  le  don  de  Dieu,  doué  du  pouvoir 
sanctificateur  et  servant  de  lien  entre  la  Trinité  sainte  et  l'âme  sanctifiée.  S'applique 
l'analogie  de  l'union  hypostatique  des  deux  natures  dans  le  Christ:  le  Saint-Esprit  appa- 
raît alors  comme  terme  personnel  de  l'union  de  l'âme  avec  Dieu. 

Or,  le  R.  P.  nie  le  bien-fondé  d'une  telle  interprétation.  D'après  les  Pères  grecs, 
l'œuvre  de  la  sanctification  des  âmes  relève  plutôt  de  la  nature  divine  toute  sainte  en  son 
essence.  Si  l'Ecriture  et  la  Tradition  ecclésiastique  semblent  attribuer  au  Saint-Esprit  un 
rôle  spécial,  ce  n'est  qu'en  vertu  de  cette  similitude  entrevue  entre  Celui  qui  est  le  Fruit 
savoureux  de  l'amour  mutuel  entre  le  Père  et  le  Fils,  et  d'autre  part  l'œuvre  de  sancti- 
fication qui  dépend  elle-même  de  l'amour.  Dieu  est  Charité;  Il  est  trois  fois  Saint:  voilà 
pourquoi,  cette  sanctification  des  âmes,  apparente  spécialité  de  l'Esprit,  est  de  fait  l'œu- 
vre de  la  nature  divine.  «  Du  Père,  par  le  Fils,  dans  le  Saint-Esprit  »  la  sainteté  des- 
cend jusqu'à  nous. 

Nous  ne  suivrons  pas  le  R.  P.  tout  au  long  de  son  itinéraire  patristique,  à  partir 
des  Pères  apostoliques  jusqu'à  saint  Cyrille  d'Alexandrie  qui  filtre  une  dernière  fois 
la  doctrine  trinitaire  déjà  purifiée  au  feu  des  controverses;  on  y  retrouve  les  mêmes  in- 
sistances que  chez  saint  Irénée.  Origène  et  les  Cappadociens. 

A  la  fin,  nous  nous  réservons  une  question  qui  tient  à  cette  théologie  de  l'appro- 
priation utilement  pensée  par  les  Latins  —  ignorée  des  Pères  grecs  —  et  que  le  R.  P. 
applique  au  rôle  du  Saint-Esprit  en  nous.  Suffit-elle  à  expliquer  tout  le  rôle  du  Saint- 
Esprit  dans  notre  sanctification  et  à  rendre  compte  de  toute  sa  mission  commencée  à  la 
Pentecôte  et  se  continuant  dans  l'Eglise  jusqu'au  grand  retour  définitif  par  le  Christ  au 
Père  de  toute  sainteté? 

Rhéal  LAURIN,  o.  m.  i. 


BIBLIOGRAPHIE  191* 

Proceedings  of  the  American  Catholic  Philosophical  Association.  Twenty-first 
Annual  Meeting,  Dec.  27  and  28,  1946.  Vol.  XXI.  The  Philosophy  of  Being.  Wash- 
ington, D.  C,  The  Catholic  University  of  America,    (1947).   23cm.,   207  pages. 

This  volume  of  the  proceedings  of  the  21st  annual  meeting  of  the  afore-mentioned 
association,  which  was  held  in  Toronto,  in  December  1946.  bears  the  sub-title  «The 
Philosophy  of  Being  ».  The-  chief  purpose  of  the  conference  was  to  meet  the  challenge 
of  Existentialism,  which  wrongly  accuses  Aristotelean  philosophy  of  remaining  aloof 
from  reality  and  of  being  concerned  solely  with  abstract  essences. 

The  opening  chapter  is  a  «  Dedication  to  the  True  Source  of  Wisdom  »,  which 
His  Eminence  Cardinal  McGuigan,  Archbishop  of  Toronto,  read  at  the  annual  dinner. 
Mr.  Etienne  Gilson  contributed  the  annual  association  address,  entitled  «  Existence  and 
Philosophy  ».  Apart  from  His  Eminence  and  Mr.  Gilson,  the  main  speakers  at  the 
meeting  were  Mr.  Anton  Pegis,  of  the  Institute  of  Mediaeval  Studies  at  St.  Michael's 
College,  Toronto,  Father  Gerald  Phelan,  of  the  Institute  of  Mediaeval  Studies  at  the 
University  of  Notre  Dame,  Father  R.  J.  Henle,  S.J.  and  Father  Henri  Renard,  S.J.  of 
St.  Louis  University,  and  Father  Ernest  Kilser,  of  St.  John's  University,  Collegeville, 
Minn. 

There  were  also  several  round-table  discussions  on  different  aspects  of  Being.  One 
of  these  discussions  dwelt  on  «  the  concept  of  being  which  is  the  proper  object  of  logic  » 
and  was  led  by  Father  Lucien  Dufault,  O.M.I.,  of  the  Oblate  Fathers'  College  of  Natick, 
Mass. 

Besides  the  main  topic,  which  was  Existence,  a  few  other  subjects,  such  as  «  the 
human  person  and  political  philosophy  »,  «  scholastic  legal  philosophy  »,  etc.,  were 
considered. 

On  the  whole,  the  volume  clearly  manifests  the  unity  of  purpose  of  the  meeting, 
and  constitutes  an  adequate  answer  to  those  who  ignore  the  realism  and  dynamism  of 
Thomism  and  who  ineptly  claim  that  Scholasticism  cannot  satisfy  the  modern  mind. 

Henri  SAINT-DENIS,   o.  m.  i. 


Bernard  James  DlGGS,  Ph.  D.  - —  Love  and  Being.  New  York,  S.  F.  Vanni,  1947. 
20cm.,   180  pages. 

This  investigation  into  the  metaphysics  of  St.  Thomas  Aquinas  was  written 
while  Dr.  Diggs  was  at  the  University  of  Illinois.  It  was  made  possible  by  the  grant 
of  the  Bennett  Wood  Green  Fellowship  of  the  University  of  Virginia,  and  also  the 
grant  of  a  Graduate  Resident  Scholarships  of  Columbia  University  It  is  truly  heart- 
ening to  see  a  thesis  on  scholastic  philosophy  appearing  under  the  auspices  of  universi- 
ties, which  heretofore  have  seldom  shown  any  interest  in  thomistic  thought.  It  is  high 
time  that  the  «  philosophia  perennis  »  receive  due  recognition. 

Beginning  with  individual  instances  of  love,  the  author  arrives  at  a  general  defini- 
tion applicable  in  some  analogical  sense  to  all  the  varieties.  He  identifies  love  with 
tendency,  and  defines  it  as  the  principle  of  motion  tending  to  the  end  loved,  or  as  the 
product  of  the  natural  tendency  of  the  good  to  communicate  its  goodness.  It  is  an  ap- 
titude to  receive  the  perfection  of  goodness.     It  is  the  attraction  of  one  thing  for  an- 


192*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

other.     It  is  a  kind  and  a  property  of  being,  which  follows  up  the  substance  of  things 
and  inheres  in  them. 

Having  dealt  with  love  as  an  object  of  metaphysics,  the  author  treats  of  the  move- 
ment of  love  from  God  and  the  movement  of  love  to  God.  in  other  words,  the  meta- 
physics of  the  cause  of  love  and  the  dialectic  of  love  as  love. 

Some  metaphysical  treatises  neglect  the  dynamic  aspect  of  being,  but  this  profound 
and  thoughtful  book,  which  cannot  be  read  hurriedly,  considers  all  the  facets  of  being, 
with  a  special  emphasis  on  the  transcendental  property  of  goodness.  Its  author  displays 
a  marvelous  familiarity  with  all  the  writings  of  St.  Thomas,  whom  he  quotes  well 
over  a  hundred  times.  In  fact,  his  text  often  seems  to  be  a  paraphrase  of  the  Angelic 
Doctor.     I  do  not  say  this  disparagingly,  but  rather  in  commendation  of  the  author. 

Henri  SAINT-DENIS,  o.  m.  i. 
Publié  avec  l'autorisation  de  l'Ordinaire  et  des  Supérieurs. 


Cinquante  ans  d'études  bibliques 

DE  L'ENCYCLIQUE  «  PROVIDENTISSIMUS  »  DE  LÉON  XIII 

(18  nov.  1893) 

À  L'ENCYCLIQUE  «  DIVINO  AFFLANTE  SPIRITU  » 

DE  PIE  XII 

(30  sept.  1943) 


Depuis  la  fin  du  siècle  dernier  les  études  bibliques  ont  pris  un 
essor  extraordinaire  parmi  les  catholiques,  et  cela  avec  un  rythme 
ascendant  sans  pareil  probablement  dans  l'histoire.  Il  est  indéniable 
que  les  protestants  nous  devançaient  à  grands  pas  —  fréquemment, 
hélas  !  du  moins  chez  les  Allemands,  de  grands  pas  extra  viam  abou- 
tissant au  rationalisme  le  plus  subversif.  La  vie  de  Jésus,  de  David 
Friedrich  Strauss  en  Allemagne,  traduite  et  divulguée  en  France  par 
Emile  Littré  (1839-1840),  eut  bientôt  son  pendant  —  moins  lourd 
et  beaucoup  plus  séduisant  —  dans  la  vie  de  Jésus,  d'Ernest  Renan 
(1863;  f  1892)  ;  la  réaction  provoquée  par  ces  écrits  néfastes  et  leurs 
semblables  fut  sans  aucun  doute  l'occasion  du  renouveau  des  études 
bibliques  chez  nous3. 

Ces  études  catholiques  connurent  d'abord  une  période  hésitante 
et  incertaine  d'initiation  et  d'adaptation  des  données  et  méthodes 
nouvelles  à  notre  foi  en  la  divine  inspiration  et  vérité  des  Livres 
saints  :  d'où  leur  caractère  apologétique,  et,  par  conséquent,  relatif  et 
transitoire.  Dans  ces  premiers  essais  il  n'est  pas  étonnant  que  certains, 
animés  d'ailleurs  d'excellentes  intentions,   se  soient  hasardés  trop  loin 

1  Voyez  A.  SCHWEITZER.  Gerchichte  der  Leben  Jesu  Forshchung 5  (Tubin- 
gen 1933)  en  appendice  p.  643-646  les  études  et  réfutations  (au  nombre  de  60)  pro- 
voquées par  la  vie  de  Jésus  par  STRAUSS;  et  p.  647-651  celles  provoquées  par  la  vie*  de 
Jésus  par  RENAN    (au  nombre  de  85,  sans  la  littérature  italienne). 


194*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

et  aient  trop  concédé  aux  adversaires;  ce  fut  le  cas  du  chan.  Salvatore 
Di  Bartolo  2  en  Italie,  du  card.  Newman  8  en  Angleterre,  de  François 
Lenormant  4  et  de  Mffr  d'Hulst  5  en  France.  Ceux-ci,  tout  en  admet- 
tant l'origine  divine  des  Livres  saints,  prétendaient  restreindre  l'effet 
de  l'inspiration  au  seul  objet  religieux  de  foi  et  de  mœurs,  et  aban- 
donnaient à  la  responsabilité  humaine,  par  conséquent  à  la  faillibilité 
de  l'hagiographe,  les  questions  d'histoire  et  autres  sous  la  désignation 
générique  de  obiter  dicta®.  Ce  fut  là  l'occasion  de  l'encyclique  Provi- 
dentissimus,  appelée  à  juste  titre  la  Magna  Charta  des  études  bibli- 
ques 7. 

I.  _  «  PROVIDENTISSIMUS  DEUS  » 

(18  nov.    1893  »)  . 

A  la  manière  habituelle  de  ses  grandes  encycliques  qui,  dans 
presque  tous  les  domaines  de  l'activité  humaine,  ont  rajeuni  et  sti- 
mulé l'apostolat  de  l'Église  catholique,  Léon  XIII  embrassait  de  son 
regard  d'aigle  toute  la  question  biblique  depuis  le  plan  miséricordieux 
de  la  Providence,  qui  nous  a  envoyé  ce  message  paternel  pour  le  salut 
de  nos  âmes,  jusqu'aux  besoins  actuels  de  notre  temps,  décrivant  à 
grands  traits  les  fastes  glorieux  de  l'exégèse  chrétienne,  préconisant  tout 
un  programme  d'études  bibliques  et  stimulant  les  savants  catholiques 
à  la  défense  des  saintes  Ecritures 9.  Cette  dernière  partie,  relative  à 
la  défense,  c'est-à-dire  à  la  vérité  de  la  Bible,  était  la  plus  actuelle,  en 

2  Criteri  teotogici,  1888;  en  français:  Critères  théologiques,  1889.  Mis  à  l'index 
par  décret  du  14  mai  1891.  L'ouvrage  parut  corrigé  en  1904:  Nuova  esposizione  dei 
Criteri  teotogici. 

3  On  the  Inspiration  of  Scripture,  dans  The  nineteenth  Century,  Febr.  1884,  p. 
185-199;  en  français  dans  Le  Correspondant,  25  mai  1884,  p.  677-694. 

4  Les  Origines  de  l'Histoire  d'après  la  Bible  et  tes  Traditions  des  Peuples  orientaux 
(1880-1884).     Mis  à  l'index  par  décret  du  19  déc.   1887. 

5  La  Question  biblique,  dans  Le  Correspondant,  25  janv.    1893,  p.   201-251. 

1(5  Voyez  mon  traité:  De  Divina  Inspiration?  et  Veritate  S.  Scripturœ  2,  1932,  p. 
107-109. 

7  Voir  A.  BAUDRILLART,  Vie  de  M'Jr  d'Hulst,  Paris  1914,  t.  II,  p.  129-180, 
chap.  XXI,  La  question  biblique. 

8  LEONIS  XIII  P.M.  Acta  XIII,  1894,  p.  326-3  64;  avec  l'analyse  aux  p.  446  et 
suiv.  L'encyclique  est  reproduite  dans  YEnchiridion  Biblicum,  p.  22-46,  n°  66-119. 

9  L'encyclique  de  LÉON  XIII  se  compose  de  trois  parties:  «  Primum  caput  est  de 
divinorum  Librorum  utilitate  multiplici  (E.B.,  69-84)  ;  caput  alterum  spectat  ad  ordi- 
nanda  eiusmodi  studia  (E.B.,  85-100);  tertia  pars  est  de  defensione  sacra?  Scripturx 
(E.B.,  101-117)  »   (LEONIS  XIII  Acta  XIII,  p.  446). 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  195* 

ce  sens  qu'elle  répondait  directement  à  l'occasion  qui  avait  motivé  l'in- 
tervention du  Saint-Siège. 

Contre  la  thèse  elle-même  de  la  distinction  entre  l'objet  religieux 
de  la  Bible  et  les  obiter  dicta,  Léon  XIII  enseigne  qu'  «  il  est  absolu- 
ment défendu  ou  de  limiter  l'inspiration  à  certaines  parties  seulement 
de  l'Ecriture  sainte,  ou  de  concéder  que  l'auteur  sacré  s'est  trompé. 
On  ne  saurait  en  effet  tolérer  le  système  de  ceux  qui,  pour  échapper  à 
ces  difficultés  [de  l'ordre  physique  ou  historique],  ne  craignent  pas 
d'admettre  que  l'inspiration  divine  s'applique  aux  choses  de  foi  et  de 
mœurs,  mais  à  rien  de  plus,  parce  que,  pensent-ils  faussement,  la  vé- 
rité des  phrases  doit  être  cherchée  bien  moins  dans  ce  que  Dieu  a  dit 
que  dans  le  motif  pour  lequel  il  l'a  dit.  Car  tous  ces  livres,  et  ces 
livres  tout  entiers  que  l'Église  regarde  comme  sacrés  et  canoniques,  ont 
été  écrits  avec  toutes  leurs  parties  sous  l'inspiration  du  Saint-Esprit. 
Or,  loin  d'admettre  la  coexistence  de  l'erreur,  l'inspiration  divine  par 
elle-même  exclut  toute  erreur;  et  cela  aussi  nécessairement  qu'il  est 
nécessaire  que  Dieu,  vérité  suprême,  soit  incapable  d'enseigner  l'erreur... 
Ceux  qui  pensent  que,  dans  les  endroits  authentiques  des  Livres  saints, 
se  trouve  quelque  chose  de  faux,  ceux-là,  ou  bien  altèrent  la  notion 
catholique  de  l'inspiration  divine,  ou  font  Dieu  lui-même  auteur  de 
Terreur  10.  » 

Voilà  établie  en  termes  explicites,  et  on  ne  saurait  plus  clairs, 
l'inerrance  absolue  et  générale  de  la  Bible.  Les  difficultés  existent  ce- 
pendant. Comment  les  résoudre  et  sauvegarder  la  vérité  de  l'Écriture  ? 

La  première  objection  est  tirée  des  sciences  physiques  prétendues 
en  opposition  avec  certaines  affirmations  de  la  Bible.  Léon  XIII,  s'ap- 
puyant  sur  l'autorité  de  saint  Augustin  et  de  saint  Thomas,  répond 
qu'il  n'y  a  aucune  contradiction  entre  les  sciences  physiques  et  les 
Livres  saints,  puisque  l'écrivain  sacré,  qui  n'a  pas  mission  de  nous  ré 
vêler  les  mystères  de  l'ordre  physique,  parle  des  faits  physiques  d'après 
les  apparences;  «  ea  secutus  est  qua?  sensibiliter  apparent  »,  écrit  le 
Docteur  angélique  ll.  Cela  n'implique  évidemment  aucune  erreur,  ob- 
serve à  ce  propos  Benoît  XV  dans  l'encyclique  Spiritus  Paraclitus   (15 

10  E.B.,   109  et   111. 

il   I,  q.   70,  art.   1   ad  3;  E.B.,   106. 


196*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

sept.  1920),  puisque  les  sens  ne  se  trompent  pas  dans  la  perception  de 
leur  objet  propre:  «  quandoquidem,  sensus  in  iis  rebus  proxiime  co- 
gnoscendis,  quarum  sit  propria  ipsorum  cognitio,  minime  decipi,  dog- 
ma est  sanae  philosophise  12.  » 

De  l'ordre  physique  Léon  XIII  passe  à  l'histoire  et  enseigne  qu'il 
faut  appliquer  ces  principes  aux  sciences  du  même  genre,  surtout  à 
l'histoire  :  «  Haec  ipsa  deinde  ad  cognatas  disciplinas,  ad  historiam 
praesertim  invabit  transferri  »  ;  —  phrase  qui  a  fait  couler  un  flot 
d'encre  .  .  .  Pouvait-on  donc  concéder  qu'à  l'instar  des  faits  physiques, 
l'écrivain  sacré  rapportait  les  faits  historiques  d'après  les  apparences  ? 
D'aucuns  prétendaient  mordicus  que  telle  était  bien  l'intention  et  la 
doctrine  de  Léon  XIII,  et  appuyaient  cette  sentence  de  quelques  té- 
moignages de  saint  Jérôme  13.  C'eût  été  la  fin  de  toute  l'histoire  bi- 
blique; et  comme  cette  histoire  est  intimement  liée  à  la  Révélation  et 
au  salut  du  genre  humain,  on  voit  aussitôt  à  quelles  désastreuses  con- 
séquences une  pareille  concession  pourrait  aboutir;  on  finirait  par 
parler  de  légendes  populaires,  et  la  Révélation,  comme  la  promesse 
du  salut,  n'aurait  plus  aucun  appui  dans  l'histoire  du  genre  humain. 
Benoît  XV  intervint  donc  providentiellement  à  l'occasion  du  XVe 
centenaire  de  la  mort  de  saint  Jérôme,  et  déclara  avec  autorité  le  sens 
des  paroles  de  Léon  XIII  :  celui-ci  n'a  pas  concédé  que  l'histoire  est 
relatée  à  la  manière  des  phénomènes  physiques,  selon  les  apparences; 
mais  il  veut  que  l'on  use  du  même  procédé  pour  réfuter  les  objections 
des  adversaires  et  pour  défendre  la  vérité  historique  des  Écritures 
contre  leurs  attaques.  «  Quodsi  affirmât  [Leo  XIII],  ad  historiam 
cognatasque  disciplinas  eadem  principia  transferri  utiliter  posse  qua? 
in  physicis  locum  habent,  id  quidem  non  universe  statuit,  sed  auctor 
tantummodo  est,  ut  haud  dissimili  ratione  utamur  ad  refellendas 
adversariorum  fallacias  et  ad  historicam  Sacra?  Scriptural  fidem  ab 
eorum  impugnationibus  tuendam  14.  » 

Quant  aux  témoignages  de  saint  Jérôme  en  faveur  de  l'histoire 
légendaire  de  la  Bible,  Benoît  XV  fait  observer  avec  droit  que  le  saint 

12  E.B.,  468. 

13  Voyez  mon  traité  De  Div.  Insp.,  p.   141-146. 

14  E.  B.,  471.    Voir  A.  LEMONNYER,  Apparences  historiques,  dans  le  Supplément 
Diet.  Bible,  I,  col.  588-596. 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  197* 

docteur  y  concède  simplement  les  appellations  populaires  qui  ne  pré- 
sentent aucun  danger  d'erreur,  comme  quand  Jérémie,  28,  10,  ap- 
pelle «  prophète  »  Ananie,  qui  était  notoirement  un  pseudo-pro- 
phète, ou  quand  les  évangélistes  appellent  Joseph  «  père  »  de  Jésus. 
«  Atque  hase  ad  Hieronymi  mentem  vera  historiœ  lex  est,  ut  scriptor, 
cum  de  eiusmodi  appellationibus  agitur,  remoto  omni  erroris  periculo, 
usitatam  loquendi  rationem  teneat,  propterea  quia  penes  usum  est 
arbitrium  et  norma  loquendi 1S.» 

L'intervention  solennelle  de  Benoît  XV  prouve  assez  clairement 
que  les  exégètes  catholiques  avaient  besoin  de  direction.  De  fait  toute 
cette  période  qui  va  de  Providentissimus  (1893)  à  Spiritus  Paraclitus 
de  Benoît  XV  (1920)  fut  caractérisée  par  d'âpres  luttes  au  sujet  de 
la  vérité  ou  inerrance  de  la  Bible.  Tous  les  exégètes  catholiques  admet- 
taient la  vérité  de  la  Bible  comme  un  dogme  primordial  de  leur  foi; 
mais  obligés  de  reconnaître  que  certains  récits  bibliques  s'accommo- 
daient mal  avec  les  données  de  l'histoire  contemporaine,  ressuscitée 
grâce  aux  fouilles  et  découvertes  modernes,  ils  cherchaient  comment 
concilier  les  uns  avec  les  autres,  en  d'autres  termes  comment  sauvegar- 
der l'inerrance  de  la  Bible.  Après  la  première  guerre  mondiale  (1914- 
1918)  cette  lutte  académique  a  perdu  de  sa  véhémence,  mais  les  diffi- 
cultés n'en  restaient  pas  moins  pour  les  rares  travailleurs  dans  le  do- 
maine des  études  bibliques;  rares,  en  effet,  devenaient  les  travailleurs 
dans  ce  domaine,  non  seulement  à  cause  des  besoins  plus  urgents  de 
l'apostolat  après  les  ravages  de  la  guerre,  mais  surtout  parce  que  beau- 
coup avaient  perdu  confiance  et  avaient  abandonné  les  études  bibliques 
jugées  compromettantes. 

IL  —  «  DIVINO  AFFLANTE  SPIRITU  » 

(30  sept.    1943  1«)  . 

A  l'occasion  du  cinquantième  anniversaire  de  l'encyclique  Provi- 
dentissimus, Sa  Sainteté  le  pape  Pie  XII,  glorieusement  régnant,  a  fait 
entendre  sa  parole  auguste  pour  rendre  confiance  aux  hommes  de  bonne 

M  E.B.,  p.  472. 

16  A. A. S.,  1943,  p.  297-325.  Ce  texte  latin  a  paru  en  extrait  par  les  soins  de  la 
Commission  biblique,  qui  en  a  surveillé  et  publié  la  traduction  en  huit  langues:  français, 
allemand,  anglais,  espagnol,  italien,  néerlandais,  polonais    (épuisé)    et  portugais. 


198*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

volonté  et  leur  inspirer  courage  par  son  encyclique,  qui  porte  précisé- 
ment pour  titre  :  De  Sacrorum  Bibliorum  studiis  opportune  prove- 
hendis,  sur  les  moyens  plus  opportuns  de  promouvoir  les  études  bibli- 
ques 17.  Cette  encyclique  a  été  universellement  reçue  comme  la  branche 
d'olivier  après  une  période  d'âpres  et  souvent  stériles  luttes.  Elle  an- 
nonça, en  effet,  la  paix  dans  le  domaine  des  études  sacrées,  et  cela  pen- 
dant que  la  pauvre  humanité  était  de  nouveau  plongée  dans  toutes 
les  horreurs  d'une  seconde  guerre  mondiale:  elle  annonce  la  paix,  inspiré 
confiance,  et  ouvre  l'horizon  à  un  plus  fructueux  renouveau  des  études 
bibliques.  Significatif,  sous  ce  rapport,  le  mot  qui  nous  est  parvenu  de 
différents  milieux  de  France:  «  C'est  une  libération!  »  Mgr  A. -M.  Cha- 
rue,  évêque  de  Namur,  maître  en  théologie  de  Louvain,  licencié  de  la 
Commission  biblique,  s'écrie:  «  Un  souffle  d'air  frais,  d'ozone  après 
l'orage 18.  »  Dans  le  même  sens  M-1"  Primo  Vannutelli  écrivit  dans 
VAovenire,  journal  catholique  de  Rome  (14  oct.  1943):  «  Quest'ani- 
mosa  Enciclica  animatrice  di  Pio  XII  sarà  come  segno  fulgido  nei  cieli 
délia  Chiesa.  Cette  courageuse  et  encourageante  Encyclique  de  Pie  XII 
sera  comme  un  signe  resplendissant  dans  les  cieux  de  l'Église.  » 

L'encyclique  étant  commemorative,  sa  première  partie  est  histo- 
rique et  rappelle  brièvement  ce  que  les  souverains  pontifes  ont  fait  pen- 
dant ces  dix  lustres  en  faveur  des  études  bibliques;  les  catholiques  répon- 
dirent généreusement  à  ces  directives  pontificales.  Dans  la  deuxième  par- 
tie, qui  est  doctrinale  et  de  loin  la  plus  longue  et  la  plus  importante,  le 
pape  décrit  comment  et  par  quels  moyens  de  nouveaux  progrès  doivent 
et  pourront  être  réalisés. 


17  On  peut  voir  sur  l'encyclique  les  études  suivantes:  Aug.  BEA,  S.I.,  «  Divino  af- 
ûante  Spiritu  ».  De  recent issimis  PU  Papes  XII  litteris  encyclicis,  dans  Bibîica,  23  (1  943)  . 
p.  313-322;  L'enciclica  «  Div.  affl.  Sp.  »,  dans  La  Civilta  Cattolica,  20  nov.  1943,  p. 
212-224;  G.  M.  PERRELLA,  CM.,  L'enciclica  «  Div.  affl.  Sp.  »  sugli  studi  biblici,  dans 
Divus  Thomas  Pîacenîiœ,  46  (1943),  p.  427-430;  L'enciclica  di  S.  S.  Papa  Pio  XII 
«  Div.  affl.  Sp.  »  sugli  studi  biblici,  I  quaderni  del  «  Monitore  Ecclesiastico  »  6  ;  A.  VAC- 
CAri,  S.I.,  Annotationes  ad  Encyclicas  litteras  «  Div.  affl.  Sp.  »,  dans  Periodica  (Roma, 
Univ.  Greg.),  1944,  p.  119-129;  L.  CERFAUX,  L'encyclique  sur  les  études  bibliques, 
préface  de  Msr  A. -M.  CHARUE,  Collection  «Chrétienté  nouvelle»,  Bruxelles  1945.  — 
En  recopiant  cette  conférence,  je  veux  ajouter  que  le  P.  Jean  L.EVIE,  S.I.,  a  commencé 
dans  la  Nouvelle  revue  théologique  de  Louvain  un  commentaire  bien  documenté  de  L'En- 
cyclique sur  les  Etudes  bibliques,  68    (octobre  1946),  p.   648-670. 

18  Voir  L.  CERFAUX,  op.  cit.,  p.  7    (initio). 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  199* 

A.  Partie  historique. 

1 .   Directives  pontificales. 

LÉON  XIII,  dont  la  grandiose  encyclique  Providentissimus  domine 
toute  la  récente  efflorescence  des  études  bibliques,  avait  déjà  auparavant 
suggéré  au  P.  Matthieu  Lecomte,  fondateur  du  couvent  dominicain  de 
saint  Etienne  à  Jérusalem,  d'adjoindre  à  ce  couvent  une  école  bibli- 
que 10.  Ceci  fut  fait  dès  l'arrivée  du  P.  Lagrange  dans  la  Ville  sainte 
en  1890,  et  les  premiers  cours  s'ouvrirent  le  15  nov.  1890.  Deux  ans 
plus  tard,  en  1892,  paraissait  la  Revue  biblique,  qui  depuis  n'a  cesse 
de  paraître,  même  pendant  les  deux  grandes  guerres  mondiales  —  pen- 
dant la  dernière,  camouflée  sous  un  faux  titre  Vivre  et  Penser;  sa 
collection  complète  constitue  aujourd'hui  un  des  instruments  les  plus 
précieux  et  indispensables  pour  l'étude  scientifique  des  Livres  saints  20. 
Dix  années  plus  tard,  le  P.  Lagrange  lança  la  série  des  Etudes  bibliques, 
qui,  au  témoignage  du  cardinal  A.  Liénart,  «  constitue  l'ensemble  le 
plus  complet  et,  pour  ainsi  dire,  la  Somme  de  l'enseignement  scriptu- 
raire  à  notre  époque  21  »;  et  le  P.  Levie,  S.J.,  a  pu  écrire  que  «  la  collec- 
tion [des  Études  bibliques]  a  rapidement  conquis  la  première  place 
dans  l'exégèse  catholique22».  Léon  XIII  pouvait  donc  écrire  avec  rai- 
son, et  se  révéler  prophète  en  écrivant  que  la  fondation  de  l'École  bibli- 
que à  Jérusalem  «  a  procuré  des  avantages  sérieux  à  la  science  catholique 
et  en  promet  encore  de  plus  considérables  2:5  ».  Ann  de  promouvoir  da- 


19  Voir  C.  SPICQ,  Ecole  biblique  et  archéologique  française  de  Jérusalem,  dans  le 
Suppl.  Diet.  Bible,  II,  col.  451-457. 

20  Le  R.  P.  LEVIE,  S.I..  écrit  de  même:  «  en  janvier  1892,  [le  P.  Lagrange]  fon- 
dait la  Revue  biblique,  qui  fut  bientôt,  et  n'a  jamais  cessé  d'être,  la  principale  revue  ca- 
tholique d'exégèse  biblique»  {Le  Père  M.-J.  Lagrange,  O.P.,  dans  Nouvelle  revue  théo- 
logique,    65    (1938),  p.  466. 

21  L'œuvre  exégétique  et  historique  du  R.  P.  Lagrange,  dans  Cahiers  de  la  nou- 
velle journée  (Librairie  Bloud  et  Gay,  1935),  28,  p.  6.  ■ —  Voir  L.-H.  VINCENT,  Le 
Père  Lagrange,  R.B.,  47,  (  1  938) ,  p.  321 -354;  Fr.  BRAUN,  L'œuvre  du  Père  Lagrange. 
Etude  et  bibliographie   (Fribourg-en-Suisse,   1943). 

22  Nouv.'  Rev.  théol.,  65    (1938),  p.  468. 

23  Lettre  apostolique  Hierosolymœ  in  cœnobio,  17  sept.  1892:  LEONIS  XIII, 
ActaXU,  p.  239-241;  citée  p.  240.  Voir  R.B.,  2  (1893),  p.  1-3.  —  Je  ne  puis  m'em- 
pêcher  de  citer  ici  un  vœu  du  R.  P.  Jean  LEVIE,  S.I.,  ne  pereat,  et  qui  honore  autant  ce- 
lui qui  l'a  exprimé  que  le  P.  Lagrange  et  son  œuvre:  «  Seule,  une  initiative  du  P.  Lagran- 
ge n'a,  semble-t-il,  pas  répondu  à  tous  les  espoirs  qu'il  avait  fondés  sur  elle,  écrit  le  P. 
Levie:  nous  voulons  parler  de  l'action  pédagogique  directe  de  l'Ecole  biblique.  Ici  c'est 
un  mea  culpa  collectif  que  les  catholiques  doivent  franchement  exprimer.  Durant  de  lon- 
gues années,  le  regretté  Cardinal  Mercier  s'était  fait  un  devoir  d'envoyer  régulièrement 
un  élève  à  l'Ecole  biblique  de  Jérusalem:  pouquoi  faut-il  que  sous  l'influence  de  préven- 


200*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

vantage  les  études  bibliques  et  de  les  préserver  en  même  temps  de  toute 
tendance  erronée,  le  grand  pontife  institua  par  lettre  apostolique  Vigi- 
lantiœ  du  30  octobre  1902,  peu  avant  sa  mort  (t20  juillet  1903),  la 
Commission  pontificale  pour  les  Etudes  bibliques,  composée  d'hommes 
compétents  «  dont  la  fonction  devait  être  de  diriger  tous  leurs  soins 
et  tous  leurs  efforts  à  ce  que  les  divines  Écritures  trouvent  partout,  chez 
nos  exégètes,  cette  interprétation  plus  critique  que  notre  temps  réclame, 
et  qu'elles  soient  préservées  non  seulement  de  tout  souffle  d'erreur,  mais 
encore  de  toute  témérité  d'opinions  24  ». 

Grâce  à  cette  admirable  continuité  que  l'on  constate  dans  les  di- 
rectives pontificales,  les  successeurs  de  Léon  XIII  développèrent  ses  heu- 
reuses et  fécondes  initiatives. 


Tout  d'abord  PIE  X  de  s.  m.,  «  voulant  procurer  un  moyen  certain  de  pré- 
parer en  abondance  des  maîtres  recommandables  par  la  profondeur  et  l'intégrité 
de  leur  doctrine,  qui  se  consacreraient  dans  les  écoles  catholiques  à  l'interprétation 
des  Livres  Saints.  .  .  ,  institua  les  grades  académiques  de  licencié  et  de  docteur 
dans  la  science  de  l'Ecriture  Sainte  ...  à  conférer  par  la  Commission  Bibli- 
que 25  ».  Il  porta  ensuite  une  loi  «  sur  les  règles  qui  doivent  présider  à  l'enseigne- 
ment de  l'Ecriture  Sainte  dans  les  Grands  Séminaires  »  visant  à  ce  que  les  Sémi- 
naristes, «  non  seulement  eussent  une  pleine  notion  et  compréhension  de  la  por- 
tée, de  la  valeur  et  de  la  doctrine  des  Livres  Saints,  mais  encore  pussent,  avec 
une  science  saine,  se  livrer  au  ministère  de  la  parole  sacrée  et  défendre  .  .  .  contre 
les  attaques  les  livres  écrits  sous  l'inspiration  divine  2°  ».  Enfin  Pie  X  voulut 
«  qu'il  y  eût  dans  la  ville  de  Rome  un  centre  de  hautes  études  relatives  aux  Livres 
Saints,  afin  de  développer  le  plus  efficacement  possible,  selon  l'esprit  de  l'Eglise 
catholique,  la  science  biblique  et  toutes  les  études  annexes  ».  Il  fonda  donc  l'Ins- 
titut Biblique  Pontifical,  à  confier  aux  soins  de  l'illustre  Compagnie  de  Jésus; 
il  statua  qu'il  serait  «  pourvu  de  cours  supérieurs  et  de  toutes  les  ressources  de 

tions  injustifiées,  ou  à  cause  d'une  conquête  plus  difficile  du  diplôme  nécessaire,  ou  même 
pour  des  motifs  financiers  son  exemple  ait  été  si  rarement  suivi?  Le  nombre  restreint  des 
élèves  fut  presque  toujours  pour  l'Ecole  biblique  une  source  de  faiblesse  dans  sa  puis- 
sance d'action  et  de  rayonnement.  Combien  de  fois  n'avons-nous  pas  entendu  ses  an- 
ciens élèves,  profondément  reconnaissants  des  bienfaits  reçus,  souhaiter  ardemment  qu'un 
jour  l'Ecole  biblique  reçoive  la  faculté,  non  seulement  de  préparer  aux  grades  bibliques 
officiels  de  l'Eglise  —  ce  qu'elle  a  fait  depuis  toujours  —  mais  de  conférer  elle-même 
ces  grades  à  ses  propres  élèves.  Qu'il  nous  soit  permis  de  déposer  nous  aussi  ce  vœu  sur 
la  tombe  du  grand  exégète !  »    (Noua.  Rev.  théol.,  65    (1938),  p.  469.) 

24  LEONIS  XIII  Acta  XXII.  p.  232  sv.  ;  E.B.,  130-141;  cité  n°  132.  Sur  la 
Commission  biblique  voyez  l'excellent  article  du  regretté  L.  PlROT  dans  le  Suppl.  Diet. 
Bible,  II,  col.    103-113. 

25  Lettre  apostolique  Scrïpturœ  Sanctœ,  23  février  1904:  PIE  X  Acta  I,  p.  176- 
179;  E.B.,  142-150;  cités  les  nos  143  et  144. 

26  Lettre  apostolique  Quoniam  in  re  biblica,  27  mars  1906:  PIE  X  Acta  III,  p. 
72-76;   E.B.,   155-173;   cité  n°   155. 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  201* 

l'érudition  biblique»;  et  lui  donna  lui-même  des  lois  et  un  règlement,  affirmant 
qu'il  voulait  réaliser  en  cela  «  le  projet  salutaire  et  fécond  »  de  Léon  XIII  27. 

PlE  XI  poussa  à  ses  dernières  conséquences  toute  cette  heureuse 
réforme  des  études  bibliques,  inaugurée  par  Léon  XIII,  quand  il  décréta 
que  nul  ne  serait  admis  «  à  professer  l'enseignement  des  saintes  Ecri- 
tures dans  les  Séminaires,  s'il  n'avait  pas  obtenu  légitimement,  après 
avoir  suivi  des  cours  spéciaux  de  science  scripturaire,  les  grades  acadé- 
miques devant  la  Commission  biblique  ou  l'Institut  biblique  ^  ».  Le 
même  pape  Pie  XI  érigea  le  monastère  de  Saint-Jérôme  de  Urbe  destiné 
à  poursuivre  l'édition  critique  de  la  Vulgate29,  confiée  en  1907  par 
Pie  X  à  l'ordre  de  saint  Benoît  30. 

Cependant  les  souverains  pontifes  ne  déployèrent  pas  moins  de 
zèle  à  répandre  les  Livres  saints,  traduits  en  langue  vulgaire,  parmi  les 
fidèles.  Le  pape  Pie  X,  qui  déjà  comme  patriarche  de  Venise  avait  patron- 
né la  pieuse  Société  de  Saint-Jérôme  fondée  à  cette  fin,  recommanda  so- 
lennellement et  stimula  son  activité,  déclarant  que  «  c'était  là  une  chose 
utile  entre  toutes,  qui  répondait  très  bien  aux  besoins  du  temps  », 
puisque  cela  ne  contribue  pas  peu  à  «  dissiper  ce  préjugé  selon  lequel 
l'Eglise  voit  de  mauvais  œil  et  entrave  la  lecture  de  l'Ecriture  sainte  en 
langue  vulgaire 31  ».  Benoît  XV,  dans  son  encyclique  Spiritus  Para- 
clitus,  rappelant  qu'il  avait  eu  part  à  la  fondation  de  cette  société,  en 
loua  hautement  la  sainte  croisade,  qui  tend  «  à  faire  pénétrer  les  Evan- 
giles et  les  Actes  des  Apôtres  dans  toutes  les  familles  chrétiennes  sans 
exception,  afin  que  tous  prennent  l'habitude  de  les  lire  et  méditer  tous 
les  jours32»;    et    ce    souverain  pontife  exhorta  tous  les  évêques  à  fon- 


27  Lettre  apostolique  Vinea  electa,  7  mai  1909:  A.A.S.,  I  (1909),  p.  447-449, 
E.B.,  293-306;  cités  les  nos  296  et,  à  la  fin,  294. 

28  Motu  proprio  Bibtiorum  scientiam,  27  avril  1924:  A. A. S.,  16  (1924),  p. 
180-182;   E.B.,  522. 

29  Const,  apost.  Inter  preecipuas,   15  juin   1933:  A.A.S.,  26    (1934),  p.  85-87. 

30  Lettre  au  Révme  D.  Aidan  Gasquet,  3  déc.  1  9  1  7  :  PIE  X  Acta  IV,  p.  117-119; 
E.B.,  285  et  suiv. 

31  Lettre  au  cardinal  Fr.  Cassetta,  Qui  piam,  21  janvier  1907:  PJE  X  Acta  IV, 
p.  23-25.  Citée  p.  24:  «  earn  esse  omnium  utilissimam  rem,  quae  tempori  magis  respon- 
dent»; p.  25:  «  erit  id  ad  earn  etiam  abolendam  opinionem  utile,  Scripturis  Sacris  ver- 
nacula  lingua  legendis  repugnare  Ecclesiam  aut  impedimenti  quidpiam  interponere.  » 

32  Encyclique  Spiritus  Paraclitus,  15  sept.  1920:  A.A.S.,  12  (  1 920) ,  p.  385- 
422  ;  E.B.,  49 1  :  «  Huic  enim  Societati.  .  .  propositum  [est] ,  quattuor  Evangelia  et  Acta 
Apostolorum  quam  latissime  pervulgare  ita,  ut  nulla  iam  sit  Christiana  familia,  quœ  its 
careat,  omnesque  cottidiana  lectione  et  meditatione  assuescant.  » 


202*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

der  des  branches  de  cette  société  dans  leurs  diocèses  respectifs.  Afin  de 
gagner  les  fidèles  à  cette  pieuse  pratique  de  la  lecture  quotidienne  de 
rÉcriture  sainte,  les  souverains  pontifes  l'enrichirent  même  d'une  indul- 
gence spéciale  38. 

2.    Travaux  scientifiques. 

Le  clergé,  tant  séculier  que  régulier,  a  répondu  avec  générosité  à 
ce  pressant  appel  de  Léon  XIII  et  de  ses  successeurs;  pendant  ces  cin- 
quante ans  les  études  bibliques  ont  produit,  parmi  les  catholiques,  une 
floraison  inconnue  depuis  plusieurs  siècles:  il  faut  remonter  jusqu'au 
siècle  qui  a  suivi  le  concile  de  Trente  pour  retrouver  un  mouvement  bi- 
blique semblable. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  la  fondation  de  l'Ecole  biblique  de 
Jérusalem  (1890)  et  de  l'Institut  biblique  de  Rome  (1909).  De  la 
première  émane  depuis  1892  la  Revue  biblique  internationale;  de  l'au- 
tre Biblica  (1920),  outre  Verbum  Domini  et  Orientalia.  L'Allemagne 
catholique  eut  aussi  sa  Biblische  Zeitschrift  (1903-1939),  d'excellente 
tenue  scientifique.  De  1926  à  1929  parut  la  Revista  espanola  de  Estu- 
dios  Biblicos;  plus  scientifique  Estudios  Biblicos  (trimestriel),  qui  se 
publia  de  1929  à  1936,  2e  série  1941;  tandis  que  Cultura  biblica 
(mensuel),  paraissant  depuis  1944,  s'adresse  au  grand  public;  en  1941 
l'école  madrilène  d'études  hébraïques  fonda  Sefarad,  qui  fait  honneur 
à  l'Espagne  catholique.  La  Pologne  eut  aussi  sa  revue  biblique  depuis 
1937  (Inzeglad  Biblyny) ,  ainsi  que  l'Argentine:  Revista  biblica  (de- 
puis 1939).  La  florissante  «  Catholic  Biblical  Association  »  américaine 
publie  depuis  1939  The  Catholic  Biblical  Quarterly,  qui  donne  les 
plus  belles  espérances  par  la  valeur  scientifique  de  ses  articles,  l'objec- 
tivité de  ses  recensions  et  la  variété  de  ses  informations. 

A  ces  revues  périodiques  il  faut  joindre  les  collections  de  mono- 
graphies bibliques:  les  Études  bibliques  (double  série)  et  les  Études 
palestiniennes  et   orientales   de   l'Ecole   biblique   de   Jérusalem;    la   liste 

33  «  Fidelibus,  qui  saltern  per  horae  quadrantem  Sacrae  Scriptura»  libros  summa 
cum  veneratione  divino  eloquio  débita  et  ad  modum  lectionis  spiritualis  legerint,  conce- 
ditur:  Indulgentia  trecentorum  dierum  (S.  C.  Indulg.,  13  dec.  1898;  S.  Pam.  Ap.,  22 
martii  1932)  »,  dans  Preces  et  Pia  opera  .  .  .  indulgentiis  ditata  (Typis  polygl.  Vatica- 
nis,  1938)  ,  p.  513,  n.  645.  Voir  M.  ZERWlCK,  De  indulgentia,  qua  lectio  S.  Scripturœ 
ditata  est,  dans  Verbum  Domini,  20    (1941),  p.   112. 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  203* 

déjà  imposante  des  Scripta  Pontificii  Instituti  Biblici  et  de  ses  Analecta 
Otientalia;  Biblische  Studien  (1896-;  Fribourg-en-Brisgau)  ;  Biblischc 
Zeifragen  (1908-  ;  Munster)  ;  Alttestamentliche  Abhandlungen 
(1908-;  Munster);  Neutestamentliche  Abhandlungen  (  1 908-  ;  Muns- 
ter) ;  et  les  Bybelsche  Monographieën  publiées  en  Hollande  depuis 
1939. 

Tous  les  biblistes  connaissent  le  Dictionnaire  de  la  Bible  de 
M. -F.  Vigouroux  (1891-1912  34) ,  dont  le  Supplémnt  fut  entrepris 
par  le  regretté  L.  Pirot  en  1927  et  est  continué  par  A.  Robert.  Les  pro- 
fesseurs des  grands  séminaires  hollandais  et  flamands  ont  commencé 
en  1941  la  publication  d'un  Bybelsch  Woordenbock,  qui  se  recommande 
par  la  concision  substantielle  de  ses  articles.  Je  mentionne  ici  bien  volon- 
tiers le  Novi  Testamenti  Lexicon  Grœcum  (1911;  2e  éd.  1931)  du 
P.  Fr.  Zorell  et  son  Lexicon  Hebraicum  et  Acamaicum  Veteris  Testa- 
menti en  cours  de  publication  depuis  1940;  de  même  que  la  Gram- 
maire de  l'Hébreu  biblique  (1923;  malheureusement  épuisée  depuis 
longtemps  et  non  réimprimée)  et  la  Grammaire  du  Grec  biblique  du 
P.  Abel  (1927).  Les  catholiques  n'ont  pas  encore  d'édition  critique 
propre  du  texte  hébreu  de  l'Ancien  Testament.  Du  Nouveau  Testa- 
ment grec  au  contraire  nous  avons  plusieurs  éditions  critiques  récentes: 
H.  J.  Vogels  (1920),  A.  Merk  (1933;  5e  éd.  1944)  et  J.  Bover 
(1943)  —  sans  parler  des  éditions  de  M.  Hetzenauer  (1904),  Fr. 
Brandscheid  (1906)  et  E.  Bodin  (1910-11),  qui  ne  sont  pas  criti- 
ques, ce  dernier  reproduisant  le  codex  Vatican,  les  deux  autres  préfé- 
rant à  priori  les  leçons  de  la  Vulgate.  Le  P.  Lagrange  a  publié,  en  col- 
laboration avec  le  P.  C.  Lavergne,  une  Synopse  évangélique  grecque 
(Barcelone,  1926),  et  F.  Vigouroux  nous  a  donné  La  sainte  Bible 
polyglotte  contenant  le  texte  hébreu,  le  grec  des  Septante,  la  Vulgate 
et  la  traduction  française  de  celle-ci  par  l'abbé  Glaire   (  1898-1909  35) . 

Quant  aux  commentaires,  je  ne  puis  citer  que  les  commentaires 
complets  ou  projetés  complets,  soit  de  l'Ancien  soit  du  Nouveau  Tes- 
tament. Il  faut  citer  ici  en  premier  lieu  le  Cursus  Scripturœ  Sacrœ  fondé 

34  Sur  Monsieur  Fulcran  VIGOUROUX  et  ses  écrits  voir  l'excellente  notice  de  M.  E. 
LÉVESQUE  dans  la  R.  B.,   1915,  p.   183-216. 

35  Sur  cette  Polyglotte  on  peut  voir  le  jugement  de  M.  LÉVESQUE,  t.  cit.,  p.   196- 
198. 


204*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

par  le  père  R.  Comely  (1890-),  qui  en  est  resté  de  loin  le  plus  savant 
collaborateur 36,  et  les  Études  bibliques  inaugurées  par  le  P.  Lagrange 
(1903-37).  La  sainte  Bible  de  L.-Cl.  Fillion  38  (en  8  vol.,  1886)  eut 
de  nombreuses  éditions.  Sous  le  même  titre  est  en  cours  de  publication 
le  commentaire,  beaucoup  plus  scientifique,  commencé  par  L.  Pirot  et 
continué  par  A.  Clamer.  —  Les  catholiques  de  langue  allemande  possè- 
dent le  Kurzgefasstes  wissernschaftliches  Commentât  zum  A.  T.  de  Vien- 
ne (1901-1911);  Exegetisches  Handbuch  zum  A.  T.  de  Munster 
(191 1-)  ;  plus  répandu  et  complet  Die  Hl.  Schrift  des  N.  T.  de  Bonn 
(1914-)  et  Die  Hl.  Schrift  des  A.  T.  de  Bonn  (1923-).  —  La  Sacra 
Biblia  commentata,  entreprise  par  le  P.  M.  Sales  (191 1-)  et  continuée 
par  le  P.  G.  Girotti,  jouit  d'un  grand  succès  parmi  le  clergé  italien.  — 
En  Angleterre  The  Westminster  version  of  the  S.  Scriptures,  traduction 
et  commentaire  d'après  les  textes  originaux  sous  la  direction  des  PP.  C. 
Lattey  et  J.  Keating,  procède  lentement  mais  sûrement  (1913-).  —  En 
Amérique  le  P.  Ch.  J.  Callan  a,  parmi  ses  nombreux  ouvrages,  un  com- 
mentaire complet  sur  les  livres  du  Nouveau  Testament,  outre  un  com- 
mentaire sur  les  Psaumes  et  sur  les  Paroles  évangéliques.  L'excellente 
collection  Verbum  salutis  des  pères  jésuites  français  n'envisage  aussi  que 
le  Nouveau  Testament  (1924-). 

Une  autre  manifestation  du  progrès  des  études  scripturaires  parmi 
nous,  ce  sont  les  versions  bibliques  récentes  faites  des  textes  originaux, 
avantage  abandonné  autrefois  à  tort  aux  protestants.  Ce  mouvement 
a  été  inauguré  en  France  il  y  a  une  quarantaine  d'années,  par  l'excellente 
Bible  de  A.  Crampon  (1904) .  Dans  les  autres  pays  on  a  suivi  cet  exem- 
ple bien  tard  et  timidement:  en  tête  figure  la  traduction  néerlandaise  des 
Évangiles  et  des  Actes  (1907) ,  étendue  enfin  à  tous  les  livres  de  l'Ancien 
et  du  Nouveau  Testament  (1937-1938).  En  langue  allemande  K.  Rôseh 
donna  le  Nouveau  Testament  (1921;  en  1940:  700.000  exemplaires), 
et  E.  Henné,  l'Ancien  (1934).  Tout  récemment  (1944)  le  chan.  E. 
Nacar  et  le  père  A.  Colunga  ont  publié  une  nouvelle  traduction  espa- 

3®  Sur  le1  père  Rudolf  CORNELY,  mort  le  3   mars   1908,  voyez  l'article  du  P.  A. 
MERK,  dans  le  Suppl.  Diet.  Bible,  II,  col.   153-155. 

37  Voir  R.  B.,  1900,  p.  414-423:  Projet  d'un  commentaire  complet  de  l'Ecriture 
sainte.  Le  premier  volume:  Les  Juges  parut  en  1903. 

38  Sur  Louis-Claude  FILLION,  voyez  Suppl.  Diet.  Bible,  III,  col.  274-276    (arti- 
cle dû  à  A.  Robert)  . 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  205* 

gnole  de  toute  la  Bible  d'après  les  testes  originaux.  En  Italie  le  père  A, 
Vaccari,  qui  avait  déjà  publié  le  Pentateuque  (1923)  et  les  livres  sa- 
pientiaux  (1925),  a  réédité  en  1942  sa  version  du  Pentateuque  comme 
premier  tome  d'une  Bible  italienne  complète;  la  guerre  avec  ses  désas- 
treuses conséquences  aura  probablement  retardé  pour  longtemps  l'achè- 
vement de  cette  entreprise. 

Enfin,  il  est  regrettable  que  les  deux  nouvelles  traductions  an- 
glaises du  Nouveau  Testament,  faites  en  Angleterre  (R.  A.  Knox,  1944: 
très  libre,  parfois  presque  une  paraphrase  39)  et  en  Amérique  (Confra- 
ternity of  Christian  Doctrine,  1941),  aient  pris  comme  base  le  latin  de 
la  Vulgate,  selon  un  préjugé  qui  ne  devrait  plus  subsister  après  la  réponse 
de  la  Commission  biblique  du  10  août  1943  40.  Heureusement  The 
Westminster  Version,  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  suit  les  textes  originaux: 
à  son  achèvement  les  catholiques  anglais  posséderont  une  traduction 
complète  de  toute  la  Bible  hébraïque  et  grecque.  Les  RR.  PP.  Callan  et 
McHugh  ont  le  mérite,  parmi  tant  d'autres  dans  le  domaine  de  la  litté- 
rature catholique  en  Amérique,  d'avoir  publié  en  1937,  le  Nouveau  Tes- 
tament traduit  par  le  père  Fr.  AL  Spencer  du  grec  original,  traduction 
universellement  admirée  par  les  protestants  et  les  catholiques,  aussi  bien 
en  Angleterre  qu'en  Amérique,  pour  sa  fidélité,  son  élégance  et  sa  clarté  41. 

Le  renouveau  des  études  bibliques  parmi  les  catholiques  pendant 
ces  cinquante  ans  passés  se  remarque  encore  dans  les  dictionnaires  ou 
revues  qui  ne  sont  pas  proprement  bibliques,  et  où  les  articles  de  cette 
matière  sont  fréquents;  prenez,  par  exemple,  le  précieux  Dictionnaire 
de  Théologie  catholique,  et,  en  Amérique,  les  revues  très  répandues: 
The  Ecclesiastical  Review  et  The  Homiletic  and  Pastoral  Review.  Il  en 
est  de  même  des  thèses  de  doctorat  ou  maîtrise  en  théologie;  à  Louvain, 

^9  C'est  ce  que  m'écrivait  aussi  M&1"  J.  M.  T.  BARTON,  Consulteur  de  la  Commis- 
sion biblique  et  juge  bien  qualifié,  à  la  date  du  23  juin  1944:  «One  of  the  chief  objec- 
tions to  it,  frequently  raised  while  it  was  in  making,  was  that,  at  times,  it  is  more  a 
paraphrase  than  a  translation.  » 

40  A.A.S.,  1943,  p.  270  et  suiv.  La  «Catholic  Biblical  Association))  d'Amérique 
réparera  cette  faute  en  traduisant  les  livres  de  l'Ancien  Testament  d'après  les  textes  origi- 
naux. Quant  au  Nouveau  Testament,  il  n'y  aurait  qu'à  adopter  l'excellente  version  du 
P.  A.  SPENCER,  dont  je  parle  plus  loin:  ce  serait  la  solution  la  plus  pratique  en  même 
temps  que  la  plus  conforme  à  la  sagesse  chrétienne. 

41  Dans  la  lettre,  citée  un  peu  plus  haut,  le  savant  M^r  BARTON  parle  incidem- 
ment de  «  Fr.  Spencer's  admirable  version  ». 


206*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

par  exemple,  mon  «  Aima  Mater  »,  depuis  la  fin  du  siècle  dernier  une 
dissertation  doctorale  sur  quatre  environ  traite  un  sujet  biblique:  A. 
Camerlynck,  De  quatti  evangelii  auctore  (1899)  ;  A.  Michiels,  L'origine 
de  V episcopal  (1900)  ;  H.  Coppieters,  De  historia  textus  Actuum  Apos- 
tolorum  (1902);  C.  Van  Crombrugghe,  De  soteriologiœ  christianœ 
primis  fontibus  (1905)  ;  E.  Tobac,  Le  problème  de  la  justification  dans 
S.  Paul  (1908)  ;  R.  G.  Bandas,  The  Master-Idea  of  Saint  Paul's  Epis- 
tles, or  the  Redemption  (1925)  ;  J.  Coppens,  L'imposition  des  mains  et 
les  rites  connexes  dans  le  N.  T.  et  dans  V Eglise  ancienne  (1925);  A.i 
Charue,  L'incrédulité  des  Juifs  dans  le  N.  T.  (1929)  ;  W.  Goossens, 
Les  origines  de  l'Eucharistie,  sacrement  et  sacrifice  (1931)  ;  B.  Rigaux, 
L' Antéchrist  et  V opposition  au  royaume  messianique  dans  l'A.  et  le  N.  T. 
(1932)  ;  R.  De  Langhe,  Les  textes  de  Ras  Shamra-Ugarit  et  leurs  rap- 
ports avec  le  milieu  biblique  de  l'A.  T.   (2  vol.  1945). 

Les  études  bibliques  sont  considérablement  facilitées  et  favorisées 
par  les  bibliothèques  spéciales,  que  nous  trouvons  aujourd'hui  à  Jéru 
salem,  à  Rome  —  ici  surtout  à  l'Institut  biblique  —  et  dans  les  princi- 
paux centres  universitaires.  Professeurs  et  spécialistes  se  retrempent  dans 
leur  ferveur,  se  soutiennent  mutuellement  dans  les  difficultés,  se  commu- 
niquent leurs  plus  récentes  acquisitions  dans  les  réunions  annuelles  ou 
semaines  bibliques,  organisées,  par  exemple,  à  Rome  par  l'Institut  bi- 
blique (depuis  1930),  en  Espagne  (depuis  1941)  et  en  Amérique  (de- 
puis 1937  42).  L'Amérique  catholique,  qui  s'est  décidément  mise  dans 
le  mouvement  et  qui  s'y  organise  avec  le  sens  pratique  qui  la  distingue 
en  tout,  a  même  déjà  obtenu  un  enviable  primat  par  la  création  de  «  The 
Catholic  Biblical  Association»  (1936)  ;  cette  association  réunit  d'a- 
bord tous  les  professeurs  d'Ecriture  sainte  de  cette  contrée  et  s'adjoint 
en  outre  tous  ceux,  prêtres  ou  laïcs,  religieux  ou  religieuses,  qui  veulent 
promouvoir  par  tous  les  moyens  les  études  bibliques  parmi  les  catho- 
liques d'Amérique  ér'.  Une  branche  indépendante  de  cette  société  biblique 

42  Du  1  7  au  19  juillet  1921  il  y  eut  un  congrès  biblique  catholique  à  Cambridge 
(Verbum  Domini,  1  (1921),  p.  224  et  p.  287  et  suiv.:  voir  Biblica,  2  (1921),  p. 
399-400).  Le  3  mars  et  le  1er  avril  1937  les  professeurs  d'Ecriture  sainte  de*  Pologne 
se  réunirent  à  Cracovie  (voir  Verbum  Domini,  17    (1937),  p.   192). 

43  Voir  The  Catholic  Biblical  Quarterly.  Supplement,  1940  et  The  Catholic  Bi- 
blical Association  of  America.  Supplement  to  The  Cath.  Bibl.  Quarterly,   1946. 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  207* 

s'est  depuis  développée  au  Canada.      Les    catholiques  anglais  viennent 
d'imiter  cet  exemple  (1940  44) . 

Nous  avons  déjà  parlé  plus  haut  de  la  pieuse  Société  de  Saint- 
Jérôme,  établie  à  Rome  et  en  plusieurs  villes  d'Italie,  qui  a  pour  but  de 
familiariser  les  fidèles  avec  les  Livres  saints,  et  d'en  introduire  la  lecture 
quotidienne  dans  toutes  les  familles  en  distribuant  une  édition  écono- 
mique des  Evangiles  et  des  Actes.  La  congrégation  des  «  Servi  dell' 
Eterna  Sapienza  »,  fondée  à  Bologne  près  du  tombeau  de  saint  Domi- 
nique, a  le  même  but.  Il  y  a  des  associations  catholiques  semblables  dans 
la  plupart  des  pays  45.  J'aime  à  mentionner  ici  en  particulier  «  La  Pro- 
pagande catholique  romaine  de  la  Bible»  fondée  en  1935  à  Montréal 
(Canada),  constituée  depuis  1940  en  corporation  sous  le  nom  de  «La 
Société  catholique  de  la  Bible  ». 

Mais  ne  croyez  pas  pour  autant  que  pour  nous,  exégètes  catholiques, 
tout  soit  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes!  Nous  sommes 
encore  fort  en  retard  dans  un  triple  domaine:  dans  l'archéologie,  la  criti- 
que textuelle  et  la  philologie  orientale.  Dans  le  domaine  archéologique, 
auquel  je  réfère  aussi  l'ethnographie,   la  topographie  et  la  géographie, 

4*   Voir  Biblica,  27    (1946),  p.    154. 

45  II  serait  fort  intéressant  autant  qu'instructif  de  faire  un  relevé  détaillé  de  l'activité 
multiforme  de  ces  différentes  sociétés.  Ici,  par  exemple,  à  Rome  on  a  commencé,  depuis 
quelques  années,  à  exposer  dans  les  églises  un  beau  volume  des  Evangiles  sur  un  prie- 
Dieu  spécial  devant  le  banc  de  communion,  afin  que  les  fidèles  venus  pour  adorer  Jésus, 
y  entendent  aussi  sa  voix  en  lisant  quelques  versets  de  son  Evangile.  Le  4  sept.  1925 
il  y  eut  à  Bologne,  sous  la  présidence  du  cardinal  archevêque,  un  congrès  «  per  lo  studio 
e  la  diffusione  del  Vangelo  »  (voir  Verbum  Domini,  6  (1926),  p.  287-288).  La 
Congrégation  des  «  Servi  dell'  Eterna  Sapienza  »  organise  des  conférences  bibliques  dans 
différentes  cités  d'Italie-  (voir  ibid.,  21  (1941),  p.  110-112).  —  En  Allemagne  on  a 
organisé  en  ces  dernières  années  la  «  Bibelstunde  »  ou  «heure  biblique»,  qui  en  1938 
se  pratiquait  déjà  dans  8.000  paroisses,  outre  des  conférences  bibliques  réservées  aux  prê- 
tres (ibid.,  19  (1939),  p.  347-352,  M.  ZERWICK,  De  Catholicorum  Opère  Biblico 
Stuttgartensi)  ;  œuvre  qui  s'est  implantée  également  en  Suisse  (ibid.,  21  (1941),  p. 
108-110).  —  En  Hollande  cet  apostolat  est  assuré  par  la  section  biblique  de  la  «  Apo 
logetische  Vereeniging:  Petrus  Canisius  ».  —  En  Amérique  c'est  la  «Confraternity  of 
Christian  Doctrine  »  qui  s'en  charge  avec  la  collaboration  de  la  florissante  «  Holy  Name 
Society»;  les  catholiques  américains  ont  même  à  cette  fin,  au  milieu  de  mai,  un  «  Bibli- 
cal Sunday  »  pour  la  diffusion  du  Nouveau  Testament.  —  Au  Canada  la  hiérarchie  a 
officiellement  confié  cet  apostolat  à  la  «  Société  catholique  de  la  Bible  »  d'entente  ave; 
1'  «  Association  catholique  des  Etudes  bibliques  au  Canada  »;  ici  le  Dimanche  de  la  Bible 
est  fixé  «  à  la  fin  de  septembre  ou  au  début  d'octobre,  à  l'époque  de  la  fête  de  saint  Jé- 
rôme »  (voir  Bulletin  de  la  Société  catholique  de  la  Bible,  Montréal,  n°  2,  août  1946). 
Le  R.  P.  Paul- A.  MARTIN,  c.s.c,  est  le  président  actuel  de  la  «  Société  catholique  de  la 
Bible»,  établie  dans  l'immeuble  Fides,  suite  102,  25  est,  rue  St-Jacques,  Montréal  (1). 
Quant  à  1'  «  Association  catholique  des  Etudes  bibliques  au  Canada  »,  Son  Eminence  le 
cardinal  R.  VILLENEUVE,  archevêque  de  Québec,  en  a  attribué  la  direction  au  T.  R.  P. 
Adrien  MALO,  O.F.M.,   3113,  Avenue  Guyard,  Montréal    (26). 


208*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

seule  l'École  biblique  et  archéologique  des  Dominicains  français  de 
Jérusalem  a  tenu  haut,  pendant  ces  dix  derniers  lustres,  l'honneur  de  la 
science  catholique,  surtout  par  les  explorations  en  Arabie  des  PP.  Jaussen 
et  Savignac,  et  par  les  travaux  des  PP.  Vincent  et  Abel  46.  Celui-ci,  qui 
s'était  déjà  fait  remarquer  par  Une  croisière  autour  de  la  Mer  Morte 
(1911)  et  par  sa  collaboration  assidue  à  la  Revue  biblique  publia  en 
1933  et  1938,  en  deux  beaux  volumes,  la  Géographie  de  la  Palestine, 
fruit  de  quarante  ans  de  séjour  et  de  voyages  en  Terre  Sainte,  ouvrage 
admirable  de  l'aveu  unanime  des  savants  47.  Quant  au  père  Vincent,  il 
est  le  maître  incontesté  de  l'archéologie  et  de  la  topographie  de  Jérusa- 
lem et  de  la  Palestine48;  ses  travaux  sur  Canaan  (1907),  Jérusalem 
(1912-),  Bethléem  (1914),  Hébron  (1923),  Emmaus  (1932),  en 
collaboration  avec  le  P.  Abel,  l'historien  des  Lieux  saints,  font  univer- 
sellement autorité;  de  même  que  ses  nombreuses  études  et  chroniques 
archéologiques  font  la  valeur  exceptionnelle  et  unique  de  la  Revue 
biblique49.  Le  P.  Jaussen  s'est  spécialisé  dans  l'ethnographie  orientale; 
ayant  vécu  sous  la  tente,  il  publia:  Coutumes  des  Arabes  au  pays  de  Moab 
(1908),  Coutumes  des  Fugara  (1914;  paru  en  1920),  Coutumes  pa- 
lestiniennes. I.  Naplouse  et  son  district  (1927).  Les  PP.  Jaussen  et  Sa- 
vignac, surnommés  par  les  Arabes  «fils  de  la  route»,  explorèrent  di- 
verses régions  de  l'Arabie,  et  publièrent  le  résultat,  surtout  épigraphique, 
de  ces  expéditions  dans  les  beaux  volumes  intitulés:  Mission  Archéolo- 
gique en  Arabie ,  I  (1909),  II  (2  tomes,  1914),  III  (2  fascicules,  1922). 
Mais  les  quelques  fouilles  pratiquées  jusqu'ici  par  les  catholiques  alle- 
mands, par  les  Franciscains  de  Terre  Sainte,  par  l'Institut  biblique  et 
même  par  l'Ecole  biblique  et  archéologique  française  méritent  à  peine 

4<Q  Le  Prof.  W.  F.  ALBRIGHT  écrit  de  même:  «The  French  Ecole  biblique  de  St- 
Etienne,  recognized  by  the  French  Government  after  the  [first]  war  as  one  of  its  official 
schools  of  archaeology,  .  .  .  has  served  as  a  notable  archaeological  focus»  (The  Archaeo- 
logy of  Palestine  and  the  Bible2,  1933,  p.  38). 

47  Le  P.  ABEL  avait  déjà  publié  une  géographie  résumée  dans  Syrie,  Palestine 
(Guides  Bleus,  Hachette  1932)  :  Aperçu  général,  p.  XVII-LXXV;  Palestine  et  Trans- 
jordanie,  p.  503-658.  Voir  aussi  Initiation  biblique,    1939,  p.   353-377. 

48  Le  prof.  W.  F.  ALBRIGHT,  qui  est  lui-même  un  maître  de  l'archéologie  palesti- 
nienne, écrit:  «Père  Vincent,  already  known  to  specialists  as  the  foremost  authority  on 
the  archaeology  and  topography  of  Jerusalem  »    (Op.  cit.,  p.  34)  . 

49  C'est  encore  W.  F.  ALBRIGHT,  autrefois  directeur  de  l'Ecole  américaine  de  Jé- 
rusalem, aujourd'hui  professeur  à  l'Université  J.  Hopkins  de  Baltimore,  qui  écrit:  «  This 
journal  [R.  B.]  contains  more  important  archaeological  information  than  any  other 
periodical  dealing  with  the  Bible  or  with  Palestine»    (Op.  cit.,  p.   183,  n°  43). 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  209* 

d'être  mentionnées  à  côté  des  grandioses  fouilles  exécutées  dans  les  der- 
niers temps  en  Egypte,  en  Palestine,  en  Syrie,  en  Iraq  et  en  Iran  au  nom 
et  aux  frais  d'universités  ou  académies  allemandes,  américaines,  anglai- 
ses et  françaises 50.  Les  catholiques  n'ont  pas  même  d'atlas  vraiment 
scientifique  des  pays  bibliques.  —  Dans  le  domaine  de  la  critique  textuelle 
nous  sommes  plus  pauvres  encore:  nos  éditions  grecques  du  Nouveau 
Testament  ne  peuvent  guère  rivaliser  avec  les  grands  travaux  des  pro 
testants  allemands  et  anglais.  Nous  n'avons  pas  d'édition  critique  des 
Septante,  ni  du  texte  hébreu  massorétique,  ni  de  la  Pesitta,  etc.  Heureuse- 
ment l'Abbaye  pontificale  de  Saint- Jérôme,  continuant  la  tradition  bé- 
nédictine de  labeur  assidu,  revendique  pour  l'Eglise  catholique  une  édi- 
tion critique  catholique  de  la  Vulgate,  entreprise  déjà  cependant  et  très 
bien  faite  pour  le  Nouveau  Testament  par  Wordsworth  et  White,  pro- 
testants anglicans.  —  Dans  le  domaine  de  la  philologie  orientale,  quelques 
savants  isolés  ont  fait  et  font  honneur  à  l'Eglise.  Qui  ne  connaît  le  nom 
du  P.  Vincent  Scheil,  O.  P.,  qui  a  le  premier  déchiffré  la  stèle  de  Ham- 
mourabi51?  J'aime  à  mentionner  ici  les  noms  des  pères  Deimel,  S.  J., 
et  Witzel,  O.  F.  M.,  dont  les  nombreuses  publications  classiques  sont 
d'un  grand  secours  pour  les  jeunes  assyriologues.  L'Institut  orientaliste 
de  Louvain,  les  facultés  orientales  de  l'Université  de  Saint- Joseph  de 
Beyrouth  et  de  l'Institut  biblique  de  Rome  avec  leurs  revues:  Le  Muséon. 
Mélanges  et  Orientalia,  ainsi  que  JEgyptus  de  l'Université  du  Sacré- 
Cceur  de  Milan,  sont  des  foyers  d'études  orientales  de  haute  valeur 
scientifique.  Mais  que  Ton  songe  aux  innombrables  textes  découverts 
et  publiés  depuis  un  siècle:  papyri  et  ostraca  grecs,  textes  hébreux,  ara- 
méens,  nabatéens  et  phéniciens,  hiéroglyphes  et  cunéiformes,  et  l'on  de- 
vra concéder  que  la  science  catholique  y  a  trop  peu  contribué  et  y  compte 
encore  bien  peu. 

Cette  revue  panoramique  —  bien  incomplète  sans  doute  —  des  pro- 

50  Voir  H.  V.  HILPRECHT,  Explorations  in  Bible  Lands  during  the  19th  Century, 
Edinburgh,  1903  (sur  HILPRECHT  on  peut  voir  la  notice  écrite  par  L.  PlROT  dans  le 
Supplément  du  Diet.  Bible,  f.  XVIII,  1941,  col.  1-3)  ;  L.  HENNEQUIN,  Fouilles  et 
champs  de  fouilles  en  Palestine  et  en  Phénicie,  dans  Suppl.  Diet.  Bible,  III,  1938,  col. 
318-524. 

51  J.-M.  VOSTÉ,  //  codice  di  Hammurapi  nel  quadragesimo  délia  scoperta  e  in  me- 
moria  del  decifratore  il  P.  V.  Scheil,  O.P.,  dans  Angelicum,  1941,  p.  178-195;  Essai 
de  bibliographie  du  Père  Jean-Vincent  Scheil  ( -f  2 1  sept.  1940),  dans  Orientalia,  11, 
p.   80-108. 


210*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

grès  accomplis  chez  nous  dans  le  domaine  biblique  d'un  côté,  et  de  l'autre 
du  chemin  à  parcourir  encore,  illustre  ce  que  le  Saint-Père  écrit  au  sujet 
des  fruits  des  directives  pontificales,  et  justifie  d'avance  les  conseils  que  Sa 
Sainteté,  dans  sa  haute  sagesse,  croit  devoir  nous  donner  pour  promouvoir 
encore  davantage  les  études  bibliques. 

B.  Partie  doctrinale. 

Ces  conseils  sont  exposés  sous  les  cinq  chefs  suivants: 

1.  Recours  aux  textes  originaux; 

2.  De  l'interprétation  des  Livres  saints; 

3.  Tâches  particulières  des  exégètes  de  nos  jours; 

4.  Manière  de  traiter  les  questions  plus  difficiles; 

5.  L'usage  de  l'Écriture  dans  l'instruction  des  fidèles. 

On  ne  peut  relever  ici  que  les  idées  générales  de  ces  différents  chapi- 
tres: le  contenu  en  est  tellement  dense  et  même  varié  que  l'on  doit  recom- 
mander de  lire  et  de  relire  le  texte  de  l'encyclique  pour  s'en  assimiler  tou- 
tes les  richesses  doctrinales. 


Depuis  l'encyclique  Providentissimus  (1893),  l'orientalisme,  dont 
la  science  biblique  n'est  qu'une  branche,  a  fait  d'énormes  progrès:  grâce 
aux  fouilles  méthodiquement  conduites,  le  passé  lointain  des  pays 
d'Orient  revit  devant  nos  yeux;  les  nombreuses  tablettes  cunéiformes  et 
les  innombrables  papyri  grecs  récemment  découverts  nous  révèlent,  outre 
les  grands  événements  historiques,  les  idées  religieuses  et  les  mœurs  domes- 
tiques de  l'Orient  depuis  l'Iran  jusqu'à  l'Egypte.  Par  le  fait  même  nous 
connaissons  mieux  la  manière  de  penser,  de  parler  et  d'écrire  des  anciens, 
leurs  genres  littéraires  propres,  qui  ne  sont  pas  nécessairement  conformes 
aux  nôtres.  Tout  cela  prouve  la  parfaite  opportunité  de  l'intervention  de 
Léon  XIII,  qui,  «  comme  pressentant  cette  floraison  nouvelle  de  la  science 
biblique,  a  invité  au  travail  les  exégètes  catholiques  et  leur  a  tracé  avec- 
sagesse  la  voie  et  la  méthode  à  suivre  dans  ce  travail  ».     Le  pape  Pie  XII 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  211* 

en  promulgant  son  encyclique  Divino  afRante  Spirit  a  désire  que  ce  travail 
continue  toujours  et  plus  parfait  et  plus  fécond.  «  C'est  pourquoi,  écrit-il, 
Nous  Nous  proposons  de  montrer  à  tous  ce  qui  reste  à  faire  et  dans  quelles 
dispositions  l'exégète  catholique  doit  s'adonner  aujourd'hui  à  une  tâche 
si  importante  et  si  sublime,  voulant  aussi  donner  aux  ouvriers,  qui  tra- 
vaillent avec  zèle  dans  la  vigne  du  Seigneur,  de  nouveaux  stimulants  et  un 
nouvel  élan.  » 

1.   Recours  aux  textes  originaux. 

L'exégèse  scientifique  doit  être  faite  sur  les  textes  originaux;  d'où 
la  nécessité  primordiale  d'établir  ces  textes,  et  de  connaître  à  fond  les  lan- 
gues hébraïque  et  grecque  dans  lesquelles  ils  ont  été  écrits.  Comme  les  tex- 
tes originaux  seuls  ont  été  directement  inspirés,  il  est  clair  que  nous  serons 
d'autant  plus  près  de  la  pensée  et  du  coeur  de  Dieu,  que  nous  en  compren- 
drons mieux  le  sens  original,  plénier,  divin. 

Et  que  l'on  n'objecte  pas  le  décret  de  Trente,  déclarant  la  Vulgate 
latine  authentique;  car  il  s'agit  là  d'une  authenticité  doctrinale  ou  juridi- 
que, et  non  d'une  authenticité  critique,  qui  mettrait  cette  version  au  pair 
et  au-dessus  des  originaux.  Le  décret  de  Trente  ne  diminue  en  rien  la 
valeur  unique  des  textes  originaux  ni  la  valeur  des  autres  versions  orien- 
tales; celles-ci  peuvent  représenter  des  manuscrits  hébreux  meilleurs  que 
ceux  représentés  par  la  Vulgate  latine. 

C'est  pourquoi  [écrit  le  Saint-Père],  l'autorité  de  la  Vulgate  en  matière 
de  doctrine  n'empêche  nullement  —  aujourd'hui  elle  le  demanderait  plutôt  — 
que  cette  doctrine  soit  encore  justifiée  et  confirmée  par  les  textes  originaux  eux- 
mêmes,  et  que  ces  textes  soient  appelés  couramment  à  l'aide  pour  mieux  expli- 
quer et  manifester  le  sens  exact  des  saintes  Lettres.  Le  décret  du  Concile  de  Trente 
n'empêche  même  pas  que,  pour  l'usage  et  le  bien  des  fidèles,  en  vue  de  leur  facili- 
ter l'intelligence  de  la  parole  divine,  des  versions  en  langue  vulgaire  soient  com- 
posées précisément  d'après  les  textes  originaux,  comme  Nous  savons  que  cela  a 
déjà  été  fait  d'une  manière  louable  en  plusieurs  régions  avec  l'approbation  ecclé- 
siastique. 

2.  De  l'interprétation  des  Livres  saints. 

Puisque  Dieu  a  daigné  nous  communiquer  sa  pensée  en  paroles  hu- 
maines, il  incombe  tout  d'abord  aux  exégètes  de  rechercher  et  de  scruter 
le  sens  exact  des  mots,  appelé  le  sens  littéral.     Ce  sens  nous  est  donné  im- 


212*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

médiatement  par  les  mots,  il  est  vrai;  mais  il  peut  être  déterminé  encore 
par  le  contexte  et  par  les  passages  parallèles.  En  outre,  comme  il  s'agit 
d'un  texte  divinement  inspiré,  son  sens  précis  et  plein  ne  peut  jamais  con- 
tredire une  sentence  par  ailleurs  inspirée  ou  une  vérité  révélée:  il  faut  donc 
tenir  compte  de  l'analogie  de  la  foi.  Enfin,  la  recherche  de  ce  sens  littéral 
doit  conduire  et  aboutir  à  l'exposition  de  la  doctrine  théologique,  aux 
sources  de  la  vie  spirituelle,  que  théologiens  et  prédicateurs  ont  le  droit 
de  demander  à  nos  commentaires. 

Mais,  outre  le  sens  littéral,  la  Bible  contient  encore  un  sens  spirituel 
voulu  par  Dieu,  qui  dispose  les  faits  et  les  événements  de  telle  manière  que 
le  passé  annonce  et  figure  l'avenir.  Ce  sens  ne  peut  être  connu  que  par  ré- 
vélation divine,  par  l'usage  authentique  des  Apôtres  et  de  l'Église:  «  Ce 
sens  spirituel  donc,  écrit  le  souverain  pontife,  voulu  et  ordonné  par  Dieu 
lui-même,  les  exégètes  catholiques  doivent  le  manifester  et  l'exposer  avec 
le  soin  qu'exige  la  dignité  de  la  parole  divine.  »  Puis  le  Saint-Père,  réagis- 
sant contre  une  tendance  trop  fréquente  chez  les  prédicateurs,  recommande 
avec  insistance  d'éviter  l'emploi  de  l'accommodation,  qui  est  un  véritable 
abus  de  la  parole  divine;  parce  que  l'accommodation  impose  aux  textes 
divins  un  sens  purement  humain. 

Il  arrive,  surtout  aujourd'hui  [observe  Sa  Sainteté]  que  cet  usage  n'est  pas 
sans  danger,  parce  que  les  fidèles,  et  en  particulier  ceux  qui  sont  au  courant  des 
sciences  sacrées  comme  des  sciences  profanes,  cherchent  ce  que  Dieu  nous  signifie 
par  les  Lettres  sacrées  de  préférence  à  ce  qu'un  écrivain  ou  un  orateur  disert  ex- 
pose, en  jouant  habilement  des  paroles  de  la  Bible.  .  .  Les  Pages  sacrées,  en  effet, 
écrites  sous  l'inspiration  de  Dieu,  abondent  par  elles-mêmes  de  sens  propre, 
douées  de  vertu  divine,  elles  valent  par  elles-mêmes;  ornées  d'une  beauté  qui 
vient  d'en  haut,  elles  brillent  et  resplendissent  par  elles-mêmes,  pourvu  que  le 
commentateur  les  explique  si  pleinement,  si  soigneusement,  que  tous  les  trésors 
de  sagesse  et  de  prudence,  y  contenus,  soient  mis  en  lumière. 

Puisque  l'exégèse  de  nos  jours  n'est  qu'un  chaînon  dans  la  longue 
tradition  de  l'Église,  il  faut  qu'elle  se  rattache  au  passé  par  l'étude  et  l'uti- 
lisation des  écrits  des  Pères  et  docteurs.  Le  souverain  pontife  dénonce  ici 
l'ignorance  de  ces  trésors  du  passé,  dans  laquelle  beaucoup  se  trouvent  au- 
jourd'hui, et  il  en  recommande  une  étude  plus  assidue. 

Ainsi  se  réalisera,  conclut-il,  l'heureuse  et  féconde  union  de  la  doctrine  et 
de  l'onction  des  anciens  avec  l'érudition  plus  grande  et  l'art  plus  avancé  des  mo- 
dernes; union  qui  produira  des  fruits  nouveaux  dans  le  champ  des  Lettres  divi- 
nes, lequel  ne  sera  jamais  ni  suffisamment  cultivé,  ni  entièrement  épuisé. 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  213* 

3.    Tâches  particulières  des  exégètes  de  nos  jours. 

La  Bible,  qui  contient  des  livres  remontant  à  une  si  haute  antiquité, 
présente  nécessairement  et  présentera  toujours  des  difficultés.  Cependant, 
ces  difficultés  étaient,  sous  certains  rapports,  bien  plus  grandes  autrefois 
qu'aujourd'hui,  par  exemple  sous  le  rapport  philologique  et  historique. 

C'est  donc  à  tort,  observe  Sa  Sainteté,  que  certains,  ne  connaissant  pas 
exactement  les  conditions  actuelles  de  la  science  biblique,  prétendent  que  l'exé- 
gète  catholique  contemporain  ne  peut  rien  ajouter  à  ce  qu'a  produit  l'antiquité 
chrétienne,  alors  qu'au  contraire  notre  temps  a  mis  en  évidence  tant  de  questions, 
qui,  en  exigeant  de  nouvelles  recherches  et  de  nouveaux  contrôles,  stimulent 
grandement  à  une  étude  énergique  les  exégètes  modernes. 

Il  est  incontestable,  par  exemple,  que  les  discussions  autour  de  la 
vérité  de  la  Bible  ont  obligé  théologiens  et  exégètes  à  scruter  davantage  la 
nature  et  les  effets  de  l'inspiration  divine.  Or,  en  s'appuyant  sur  la  doc- 
trine des  Pères  et  surtout  de  saint  Thomas,  ils  ont  mieux  mis  en  relief  les 
conséquences  de  la  collaboration  de  l'homme  avec  Dieu  dans  la  composi- 
tion du  Livre  saint.  L'hagiographe  est  instrument  de  Dieu,  instrument 
libre  selon  sa  nature,  gardant  sa  personnalité  et  psychologie  humaine  pro- 
pre, s'exprimant  par  conséquent  dans  son  style  particulier.  D'où  il  suit, 
conclut  le  souverain  pontife,  que 

[  .  .  .  ]  l'exégète  doit  .  .  .  s'efforcer  avec  le  plus  grand  soin,  sans  rien  né- 
gliger des  lumière-s  fournies  par  les  recherches  récentes,  de  discerner  quel  fut  le 
caractère  particulier  de  l'écrivain  sacré  et  ses  conditions  de  vie,  l'époque  à  laquelle 
il  a  vécu,  les  sources  écrites  ou  orales  qu'il  a  employées,  enfin  sa  manière  d'écrire. 
Ainsi  pourra-t-il  bien  mieux  connaître  qui  a  été  l'hagiographe  et  ce  qu'il  a 
voulu   exprimer  en  écrivant. 

Il  s'ensuit  qu'il  est  de  primordiale  importance  de  bien  discerner  le 
genre  littéraire  employé  par  l'auteur  sacré.  Or  ce  genre  ne  se  laisse  pas  dé- 
terminer à  priori  par  nos  habitudes  et  nos  «  catégories  »  à  nous,  mais  par 
la  connaissance  des  manières  de  penser  et  d'écrire  des  anciens.  Ici  nous  tou- 
chons un  des  passages  les  plus  importants  de  l'auguste  document  pontifi- 
cal, comme  tous  les  lecteurs  avisés  l'ont  immédiatement  relevé  avec  un 
véritable  soulagement.  Après  tant  d'âpres  luttes,  voici  donc  que  le  Paoe 
de  la  Paix,  Pie  XII,  tend  la  branche  d'olivier!  Mais  qu'il  me  soit  permis 
de  le  dire   avec    tout    respect  et  en  toute  franchise:  tant  de  luttes  épiques 


214*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

étaient  vaines;  la  passion  et  les  considérations  personnelles  n'y  ont  pas  été 
étrangères,  tant  la  solution  des  genres  littéraires  en  tous  les  domaines  de 
la  pensée  humaine  s'imposait  et  s'impose  au  plus  élémentaire  bon  sens  his- 
torique et  littéraire.  Voici  donc  ces  paroles  de  haute  sagesse: 

Il  faut  absolument  [enseigne  le  Saint-Père]  que  l'exégète  remonte  en  quel- 
que sorte  par  la  pensée  jusqu'à  ces  siècles  reculés  de  l'Orient,  afin  que,  s'aidant 
des  ressources  de  l'histoire,  de  l'archéologie,  de  l'ethnologie  et  des  autres  scien- 
ces, il  discerne  et  reconnaisse  quels  genres  littéraires  les  auteurs  de  cet  âge  antique 
ont  voulu  employer  et  ont  réellement  employés.  Les  Orientaux,  en  effet,  pour 
exprimer  ce  qu'ils  avaient  dans  l'esprit,  n'ont  pas  toujours  usé  des  formes  et  des 
manières  de  dire  dont  nous  usons  aujourd'hui,  mais  bien  plutôt  de  celles  dont 
l'usage  était  reçu  par  les  hommes  de  leur  temps  et  de  leur  pays.  L'exégète  ne 
peut  pas  déterminer  a  priori  ce  qu'elles  furent;  il  ne  le  peut  que  par  une  étude 
attentive  des  littératures  anciennes  de  l'Orient.  Or,  dans  ces  dernières  dizaines 
d'années,  cette  étude,  poursuivie  avec  plus  de  soin  et  de  diligence  qu'autrefois,  a 
manifesté  plus  clairement  quelles  manières  de  dire  ont  été  employées  dans  ces 
temps  anciens,  soit  dans  les  descriptions  poétiques,  soit  dans  l'énoncé  des  lois  et 
des  normes  de  vie,  soit  enfin  dans  le  récit  des  faits  et  des  événements  de  l'histoire. 
Cette  même  étude  a  déjà  établi  avec  clarté,  que  le  peuple  d'Israël  l'emporte  sin- 
gulièrement sur  les  autres  nations  de  l'Orient  dans  la  manière  d'écrire  correcte- 
ment l'histoire,  tant  pour  l'antiquité  que  pour  la  fidèle  relation  des  événements; 
prérogative  qui  est  due,  sans  doute,  au  charisme  de  l'inspiration  divine  et  au 
but  particulier  religieux  de  l'histoire  biblique.  Néanmoins  personne,  qui  ait  un 
juste  concept  de  l'inspiration  biblique,  ne  s'étonnera  de  trouver  chez  les  Ecri- 
vains sacrés,  comme  chez  tous  les  anciens,  certaines  façons  d'exposer  et  de  racon- 
ter, certains  idiotismes  propres  aux  langues  sémitiques,  des  approximations,  cer- 
taines manières  hyperboliques  de  parler,  voire  même  parfois  des  paradoxes  des- 
tinés à  imprimer  plus  fermement  les  choses  dans  l'esprit.  En  effet,  des  façons  de 
parler  dont  le  langage  humain  avait  coutume  d'user  pour  exprimer  la  pensée 
chez  les  peuples  anciens,  en  particulier  chez  les  Orientaux,  aucune  n'est  étrangère 
aux  Livres  saints,  pourvu  toutefois  que  le  genre  employé  ne  répugne  en  rien  à 
la  sainteté  ni  à  la  vérité  de  Dieu;  c'est  ce  que  déjà  le  Docteur  Angélique  a  remar- 
qué dans  sa  sagacité,  lorsqu'il  dit:  «Dans  l'Ecriture  les  choses  divines  nous 
sont  transmises  selon  le  mode  dont  les  hommes  ont  coutume  d'user  5'2.  »  De 
même  que  le  Verbe  substantiel  de  Dieu  s'est  fait  en  tout  semblable  aux  hommes 
«  hormis  le  péché  53  »,  ainsi  les  paroles  de  Dieu,  exprimées  en  langue  humaine, 
sont  semblables  en  tout  au  langage  humain,  l'erreur  exceptée. 

Le  Saint-Père  applique  aussitôt  ces  grands  principes  aux  narrations 
historiques,  quand  il  ajoute: 

Souvent,  en  effet  —  pour  nous  en  tenir  là,  —  lorsque  certains  se  plaisent 
à  objecter  que  les  Auteurs  sacrés  se  sont  écartés  de  la  fidélité  historique  ou  qu'ils 
ont  rapporté  quelque  chose  avec  peu  d'exactitude,  on  constate  qu'il  s'agit  seulc- 

52  Comm.  ad  Hebrœos,  cap.   1,  lectio  4. 

53  Hebr.  4,  15. 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  215* 

ment  de  manières  de  dire  ou  de  raconter  habituelles  aux  anciens,  dont  les  hommes 
usaient  couramment  dans  leurs  relations  mutuelles,  et  qu'on  employait  en  fait 
licitement  et  communément.  L'équité  requiert  donc,  lorsqu'on  rencontre  ces 
expressions  dans  le  langage  divin,  qui  s'exprime  au  profit  des  hommes  en  termes 
humains,  qu'on  ne  les  taxe  pas  plus  d'erreur  que  lorsqu'on  les  rencontre  dans 
l'usage  quotidien  de  la  vie.  Grâce  à  la  connaissance  et  à  la  juste  appréciation  des 
façons  et  usages  de  parler  et  d'écrire  des  anciens,  bien  des  objections,  soulevées 
contre  la  vérité  et  la  valeur  historiques  des  Lettres  divines,  pourront  être  réso- 
lues. En  outre,  cette  étude  conduira  d'une  façon  non  moins  appropriée  à  un 
discernement  plus  complet  et  plus  lumineux  de  la  pensée  de  l'Auteur  sacré. 

4.   Manière  de  traiter  les  questions  plus  difficiles. 

Les  progrès  accomplis  depuis  Léon  XIII,  d'im.  mém.,  ont  fait  dis- 
paraître bien  des  difficultés  objectées  autrefois  contre  l'antiquité,  l'histori- 
cité et  l'authenticité  des  Livres  saints.  Cependant  tout  n'est  pas  encore 
clair  dans  la  Bible;  et  il  n'y  a  rien  d'étonnant  à  cela,  puisqu'il  s'agit  de  li- 
vres dont  l'histoire  remonte  jusqu'aux  origines  du  monde.  Il  est  même 
probable  qu'il  en  sera  toujours  ainsi:  en  cela  la  science  biblique  partage- 
rait le  sort  de  toutes  les  autres  sciences,  qui  toutes  ont  leurs  problèmes  inso- 
lubles pour  la  raison  humaine;  ce  sont  ces  mystères  qui  nous  ramènent  à 
l'idée  du  Dieu  infini  et  invisible,  source  de  toute  vérité,  Seigneur  de  toutes 
sciences.  Mais  même  ces  problèmes  doivent  être  affrontés,  examinés  et 
réexaminés  par  les  exégètes  catholiques,  qui  doivent  jouir  de  la  même  li- 
berté que  les  savants  des  autres  disciplines,  c'est-à-dire  de  la  liberté  de 
proposer  de  nouvelles  solutions,  pourvu  qu'elles  ne  contredisent  pas  le 
dogme  de  l'inspiration  et  la  vérité  de  la  Bible.  L'encyclique  pontificale 
contient  ici  un  des  paragraphes  les  plus  élevés,  les  plus  encourageants  pour 
les  exégètes,  et  les  plus  favorables  au  progrès  de  l'exégèse;  il  est  à  méditer 
par  tous  les  fils  de  l'Eglise. 

Les  efforts  de  ces  vaillants  ouvriers  dans  la  vigne  du  Seigneur  [écrit  Sa  Sain- 
teté] méritent  d'être  jugés,  non  seulement  avec  équité  et  justice,  mais  encore  avec 
une  parfaite  charité;  que  tous  les  autres  fils  de  l'Eglise  s'en  souviennent.  Ceux-ci 
doivent  se  garder  de  ce  zèle  tout  autre  que  prudent,  qui  estime  devoir  attaquer 
ou  tenir  en  suspicion  tout  ce  qui  est  nouveau. 

Ces  sages  avertissements  sont  une  réponse  au  faux  zèle  de  ces  prétendus 
«  intégristes  »,  qui  confondirent  souvent  les  meilleurs  serviteurs  de  l'Égli- 
se avec  les  vrais  modernistes,  et  les  livrèrent  à  la  même  réprobation.  Que 
les  fils  de  l'Eglise,  continue  le  Saint-Père, 


216*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

[  .  .  .  ]  aient  avant  tout  présent,  que,  dans  les  règles  et  ks  lois  portées  par 
l'Eglise,  il  s'agit  de  la  foi  et  des  mœurs,  tandis  que  dans  l'immense  matière  con- 
tenue dans  les  Livres  saints,  livres  de  la  Loi  ou  livres  historiques,  sapientiaux  et 
prophétiques,  il  y  a  bien  peu  de  textes  dont  le  sens  ait  été  défini  par  l'autorité  de 
l'Eglise;  et  il  n'y  en  a  pas  davantage  sur  lesquels  règne  le  consentement  unanime 
des  Pères.  Il  reste  donc  beaucoup  de  points,  et  d'aucuns  très  importants,  dans 
la  discussion  et  l'explication  desquels  la  pénétration  et  le  talent  des  exégètes  ca- 
tholiques peuvent  et  doivent  avoir  libre  cours,  afin  que  chacun  contribue  pour 
sa  part  et  d'après  ses  moyens  à  l'utilité  commune,  au  progrès  croissant  de  la  doc- 
trine sacrée,  à  la  défense  et  à  l'honneur  de  l'Église.  Cette  vraie  liberté  des  en- 
fants de  Dieu,  qui,  gardant  fidèlement  la  doctrine  de  l'Eglise,  embrasse  avec  re- 
connaissance comme  un  don  de  Dieu  et  met  à  profit  tout  l'apport  des  sciences; 
cette  liberté,  secondée  et  soutenue  par  la  confiance  de  tous,  est  la  condition  et  la 
source   de  tout  réel  succès  et  de  tout  solide  progrès  dans  la  science  catholique. 

Après  avoir  cité  ce  magnifique  passage,  animé  du  plus  pur  esprit  de 
vérité,  de  charité  et  de  paix,  monseigneur,  aujourd'hui  cardinal  Saliège, 
archevêque  de  Toulouse,  écrit:  «  La  lettre  du  Souverain  Pontife  est  faite 
pour  faire  taire  ces  ignorants  que  sont  les  intégristes.  Dans  les  demeures 
éternelles,  le  R.  P.  Lagrange  et  beaucoup  d'autres  avec  lui  chantent:  Amen, 
amen;  alleluia,  alleluia54!» 

5.   L'usage  de  l'Écriture  sainte  dans  l'instruction  des  fidèles. 

Jusqu'ici  le  souverain  pontife  a  eu  en  vue  surtout  les  hommes  adon- 
nés à  la  science  biblique.  Ici  Sa  Sainteté  considère  plutôt  l'utilisation  des 
Ecritures  dans  le  ministère  des  âmes. 

En  raison  précisément  de  l'utilité  primordiale  des  Livres  saints  dans 
ce  ministère,  le  Saint-Père  s'adresse  d'abord  aux  prêtres  et  les  exhorte  à 
méditer  sans  cesse  la  parole  de  Dieu  afin  de  pouvoir  mieux  la  communi- 
quer aux  fidèles: 

Que  les  prêtres  donc,  à  qui  est  confié  le  soin  de  procurer  aux  fidèles  le  salut 
éternel,  après  avoir  scruté  par  une  étude  diligente  les  Pages  sacrées  et  se  les  être 
assimilées  par  la  prière  et  la  méditation,  aient  à  coeur  d'expliqueT  les  célestes  ri- 
chesses de  la  parole  divine  dans  leurs  sermons,  leurs  homélies,  leurs  exhortations; 
qu'ils  confirment  la  doctrine  chrétienne  par  des  maximes  tirées  des  Livres  saints; 
qu'ils  l'illustrent  par  les  merveilleux  exemples  de  l'histoire  sainte,  et  nommé- 
ment par  ceux  de  l'Evangile  du  Christ,  Notre-Seigneur,  évitant  avec  un  soin 
attentif  les  accommodations  subjectives,  arbitraires  et  cherchées  trop  loin,  qui 
sont  non  un  usage  mais  un  abus  de  la  parole  divine;  qu'ils  exposent  tout  cela 
avec  tant  d'éloquence,  de  netteté  et  de  clarté,  que  les  fidèles  ne  soient  pas  seule- 

54  La  Semaine  catholique  de  Toulouse,  15  oct.   1944,  p.  337. 


CINQUANTE  ANS  D'ÉTUDES  BIBLIQUES  217* 

ment  mus  et  excités  à  y  conformer  exactement  leur  vie,  mais  encore  conçoivent 
un  souverain  respect  envers  l'Ecriture  sacrée. 

S'adressant  ensuite  aux  vénérables  évêques,  qui  ont  la  plus  grande 
responsabilité  devant  Dieu  et  son  Christ  notre  Sauveur,  le  Saint-Père  les 
exhorte  à  favoriser  toutes  les  initiatives  qui  ont  pour  but  d'exciter,  de  cul- 
tiver et  de  développer  parmi  les  catholiques  l'amour  et  la  connaissance  des 
Livres  saints.    . 

Qu'ils  favorisent  donc  et  qu'ils  soutiennent  ces  pieuses  associations  qui  se 
proposent  de  répandre  parmi  les  fidèles  des  exemplaires  des  saintes  lettres,  sur- 
tout des  Evangiies,  et  qui  veillent  à  ce  que  la  pieuse  lecture  s'en  fasse  tous  les 
jours  dans  les  familles  chrétiennes;  qu'ils  recommandent  instamment  par  la  pa- 
role et  par  l'usage,  là  où  les  lois  liturgiques  le  permettent,  les  traductions  de 
l'Écriture  sainte,  approuvées  par  l'autorité  ecclésiastique;  qu'ils  tiennent  eux- 
mêmes  ou  fassent  tenir  par  des  orateurs  sacrés  particulièrement  compétents  des 
leçons  ou  conférences  publiques  sur  des  questions  bibliques. 

Cependant  c'est  le  séminaire  qui  est  le  foyer  d'où  doit  jaillir  toute 
cette  ardeur  apostolique:  c'est  au  séminaire  que  les  futurs  ministres  du 
Verbe  divin  doivent  concevoir  un  amour  actif  et  durable  des  Écritures 
saintes. 

Que  les  professeurs  exposent  le  sens  littéral  et  surtout  le  sens  ou  contenu 
théologique,  d'une  manière  si  solide,  qu'ils  l'expliquent  si  pertinemment,  qu'ils 
l'inculquent  avec  tant  de  chaleur,  qu'il  advienne  à  leurs  élèves  ce  qui  arriva  aux 
disciples  de  Jésus-Christ,  allant  à  Emmaùs,  lorsqu'ils  s'écrièrent  après  avoir  en- 
tendu les  paroles  du  Maître:  «Notre  cœur  n'était-il  pas  tout  brûlant  au-dedans 
de  nous,  lorsqu'il  nous  découvrait  les  Ecritures55?  »  Qu'ainsi  les  Lettres  divines 
deviennent  pour  les  futurs  prêtres  de  l'Eglise  une  source  pure  et  permanente  pour 
leur  propre  vie  spirituelle,  un  aliment  et  une  force  pour  la  tâche  sacrée  de  la  prédi- 
cation qu'ils  vont  assumer.  Quand  les  professeurs  de  cette  matière  importante,  dans 
les  séminaires,  auront  atteint  ce  but,  qu'ils  se  persuadent  avec  joie  qu'ils  ont 
grandement  contribué  au  salut  des  âmes,  au  progrès  de  la  cause  catholique,  à 
l'honneur  et  à  la  gloire  de  Dieu,  et  qu'ils  ont  accompli  une  œuvre  intimement 
liée  aux  devoirs  de  l'apostolat. 

Enfin,  après  avoir  montré  comment  l'Écriture  sainte  est,  en  temps 
de  guerre  —  l'encyclique  parut  pendant  la  guerre,  —  source  de  consola- 
tion pour  les  affligés,  voie  de  la  justice  pour  tous,  le  Saint-Père  conclut 
sa  noble  et  auguste  lettre  en  félicitant 


55  Luc.  24,  3  2. 


218*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

[  .  .  .  ]  avec  une  paternelle  bienveillance  tous  ceux  qui  cultivent  les  études 
.bibliques.  .  .  A  ces  félicitations  Nous  voulons  ajouter  Nos  encouragements  afin 
qu'ils  poursuivent  de  tout  leur  zèle,  avec  tout  leur  soin  et  avec  une  énergie  tou- 
jours nouvelle,  l'œuvre  heureusement  entreprise.  Noble  tâche,  avons-Nous  dit, 
car  qu'y  a-t-il  de  plus  sublime  que  de  scruter,  d'expliquer,  de  proposer  aux  fidè- 
les, de  défendre  contre  les  infidèles,  la  parole  même  de  Dieu,  donnée  aux  hommes 
sous  l'inspiration  du  Saint-Esprit?  L'esprit  lui-même  de  l'exégète  se  nourrit  de 
cet  aliment  spirituel  et  en  profite  «  pour  le  renouvellement  de  la  foi,  pour  la  con- 
solation de  l'espérance,  pour  l'exhortation  de  la  charité56».  «Vivre  au  milieu 
de  ces  choses,  les  méditer,  ne  connaître  ni  ne  chercher  rien  d'autre,  cela  ne  vous 
paraît-il  pas  dès  ici-bas  comme  le  paradis  sur  terre  57  ?  » 

CONCLUSION. 

En  remerciant  notre  Saint-Père,  avec  les  sentiments  de  la  plus  filiale 
et  respectueuse  dévotion,  de  ses  encouragements  et  conseils  paternels,  mais 
surtout  de  ses  directives  si  claires  et  si  larges,  nous  ne  pouvons  que  nous 
renouveler  dans  notre  ardeur  à  remplir  notre  mission  avec  toute  la  géné- 
rosité de  notre  âme.  Noble  mission,  il  est  vrai,  la  plus  noble  qu'un  prêtre 
puisse  désirer  sur  terre,  puisque  c'est  la  continuation  de  l'apostolat  même 
du  Verbe  incarné.  Mais  tâche  non  moins  ardue  à  cause  de  la  difficulté 
et  de  l'ampleur  des  études  bibliques.  Dans  l'accomplissement  persévérant 
de  notre  tâche  journalière,  toujours  désintéressée,  souvent  ingrate  malgré 
ses  réelles  joies,  délicate  et  parfois  périlleuse  parce  que  nous  sommes  aux 
sources  de  la  foi,  cherchons  notre  force  et  notre  lumière  dans  notre  union 
intime  avec  Jésus:  in  quo  sunt  omnes  thesauri  sapientiœ  et  scientiœ  B8< 

Rome,    15   février    1946. 

Jacques-M.  VOSTÉ,  o.  p. 


w   Voir  S.  AUG.,  Contra  Faustum,  XIII,   18:  PL.  42,  col.  294;   C.S.E.L.,  25,  p. 
400. 

r>7   S.  JÉRÔME,  Ep.  53,   10:  PL.  22,  col.  549;  C.S.E.L.,  54,  p.  463. 


Réflexions  sur  la  génération 
spirituelle  * 


Le  dessein  de  ces  quelques  pages  est  très  modeste,  et  l'an  n'en  doit 
pas  juger  sur  leur  sujet.  Ce  sujet  a  en  effet  de  hautes  origines  que  suffi- 
raient à  attester  les  épîtres  de  saint  Paul  1,  Il  éclaire  aussi,  à  sa  façon,  les 
conditions  de  l'apostolat  fructueux.  La  multitude,  enfin,  des  auteurs 
spirituels  qui  promettent  aux  âmes  intérieures,  surtout  en  raison  de 
leurs  renoncements,  une  fécondité  surnaturelle,  achèverait  de  guérir  du 
goût  des  aventures  spéculatives  en  ce  domaine. 

Tous  les  écrivains,  cependant,  ne  sont  pas  également  apprivoisés 
avec  les  réalités  spirituelles  et  ce  qui,  chez  les  grands  maîtres  chrétiens, 
s'offre  comme  une  pensée  théologique  profonde,  aisée,  presque  intuitive, 
risque  en  certaine  littérature  dévote  de  déchoir  au  rang  des  plus  indigents 
clichés.  Présenter  aux  vierges,  par  exemple,  la  récompense  d'une  maternité 
spirituelle  n'est  pas  toujours  du  dernier  sublime:  une  imagination  à  peu 
près  stérile  opérerait  encore  de  ces  rapprochements.  L'intérêt  demeure 
donc  d'un  exposé  où  nous  tenterons  de  manifester  la  valeur  réelle  de 
notre  analogie. 

Avant  d'engager  notre  recherche,  une  remarque  s'impose.  Il  ne 
faut  pas  concevoir  la  paternité  ou  la  maternité  spirituelles  comme  un  effet 
propre  aux  seules  vertus  de  renoncement.  Au  contraire,  c'est  avant  tout 
la  charité  qui  est  principe  de  fécondité.  Si  l'on  propose  plus  volontiers 
le  rapport  avec  le  détachement,  cela  tient  à  la  nécessité  où  nous  sommes 
de  renoncer  à  nous-mêmes  pour  adhérer  à  Dieu  autant  qu'à  notre  besoin 
de  soutenir  notre  ascèse  par  l'espoir  d'une  récompense.  D'ailleurs,   tout 

*  Au  moment  de  terminer  cet  article,  nous  avons  pris  connaissance  de  celui  du 
P.  T.  E.  D.  HENNESSY,  O.P.,  The  Fatherhood  of  the  Priest,  dans  The  Thomist,  X,  3, 
p.  271-3  06.  Nos  sujets  se  recouvrent  partiellement,  mais  les  méthodes  diffèrent  trop 
pour  que  nous  puissions  utiliser  cette  bonne  étude. 

3    Par  exemple:  Gai.  4.    19;   I  Cor.  4.    1  5  :   Philem.    10. 


220*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

bien  naturel  véritable  que  la  doctrine  chrétienne  peut  demander  de  sa- 
crifier, est  à  l'échelle  humaine,  c'est-à-dire,  spirituel,  par  quelque  endroit: 
ordonné  à  Dieu,  à  sa  gloire.  Or  cette  part  spirituelle  nous  oblige  et  per- 
sonne ne  saurait  renoncer  entièrement  à  sa  poursuite.  Il  faudra  la  retrou- 
ver dans  et  par  le  détachement,  à  un  plan  spirituel  plus  élevé.  Le  pontife 
le  chante  à  la  consécration  des  vierges: 

.  .  .  existèrent  tamen  sublimiores  anima?  qua?  in  viri  ac  mulieris  copula  fas- 
tidirent  connubium,  concupiscerent  sacramentum,  nec  imitarentur  quod  nuptiis 
agitur,  sed  diligerent  quod  nuptiis  praenotatur  2. 

Retenant  cet  exemple  de  la  virginité,  il  semble  que  nous  puissions 
proposer  comme  utile  une  analogie,  préfigurant  dans  l'ordre  de  l'activité 
naturelle,  la  réalité  chrétienne  que  nous  voulons  étudier.  Parler  de  la 
paternité  d'une  œuvre  de  science  ou  d'art  peut  n'être  souvent  qu'une  mé- 
taphore débile.  Il  existe  cependant,  chez  de  grands  créateurs,  une  expé- 
rience qui  passe  en  réalité  la  plus  consacrée  des  rhétoriques.  Nous  n'ap- 
prendrons à  personne  que  des  artistes  ont  eu  des  inspiratrices  autres  que 
la  compagne  de  leur  vie.  C'est  même  là  une  situation  très  fréquente  a. 
Sur  le  témoignage  de  certains  d'entre  eux,  il  appert  que,  sans  être  en  tout 
spirituel,  leur  amour  pour  ces  femmes  a  dû  se  garder  d'une  fécondité 
charnelle  afin  de  fructifier  en  œuvre  belle.  Ainsi  de  la  liaison  de  Wagner 
avec  Mathilde  Wesendonck  à  laquelle  nous  devons  Tristan  et  Yseult 4. 
Ce  qu'il  nous  convient  de  retenir  pour  l'instant,  c'est  que  des  réalisations 
humaines  supérieures  exigent  un  certain  renoncement  de  la  nature.  Pour 
le  reste,  nous  y  reviendrons  bientôt. 

Pour  toucher  le  vif  de  notre  sujet,  nous  devons  en  premier  lieu 
rappeler  la  notion  de  génération.  Engendrer  n'est  rien  d'autre  que  poser 
les  actes  nécessaires  à  la  venue  d'un  nouvel  être  à  l'existence  communiant 

2  Pontificale  Romanum,  In   benedictione  et  consecratione  uirginurn,  prœfatio. 

3  Nous  n'ignorons  pas  1?  délicat  problème  de  morale  qui  se  pose  là.  Mais  nous 
n'avons  pas  à  en  connaître  dans  cet  article. 

4  Voir  E.  GlLSON,  Dante  et  la  philosophie,  Paris,  Vrin,  1939,  1er  éclaircissement, 
Des  Poètes  et  de  leurs  Muses,  p.  [283J-288.  «La  muse  parfaite  donne  à  chacun  des 
hommes  qui  l'aiment  ce  qu'il  attend  d'elle:  à  Wagner,  Tristan  et  Les  Maîtres  Chanteurs, 
à  Wesendonck,  un  enfant  »  (p.  285).  Sans  imposer  aux  saints  la  promiscuité  des  artis- 
tes, il  serait  peut-être  permis  de  signaler  une  analogie,  en  respectant  l'infinie  distance  de 
l'amour  passionné  à  une  amitié  toute  de  charité.  Sans  l'inspiration  féconde  qu'ils  se  sont 
apportée,  qu'aurait  été  la  vie  de  François  et  de  Claire  d'Assise,  de  Thérèse  et  de  Jean  de  la 
Croix,  de  François  de  Sales  et  de  Jeanne  de  Chantai?  Inutile  de  rêver  des  hypothèses.  Mais 
l'Eglise  n'aurait  pas  connu  les  grandes  familles  des  Clarisses,  des  Carmes  réformés,  des  Vi- 
sitandines. 


RÉFLEXIONS  SUR  LA  GÉNÉRATION  SPIRITUELLE  221* 

(en  vertu  de  la  génération  même)  à  la  même  nature  spécifique  que  ses 
parents.  Il  s'établit  donc  de  ceux-ci  à  leur  fruit  une  relation,  une  union. 
L'enfant  doit  donc  subsister  dans  la  même  nature  que  ses  parents,  mais 
cela  ne  suffit  pas,  car,  ce  bien  foncier,  il  le  partage  avec  tous  les  individus 
de  son  espèce.  Il  faut  de  plus  que  cette  similitude  naturelle  lui  vienne 
de  ses  père  et  mère,  qu'elle  soit  le  terme  de  sa  naissance:  qu'elle  soit  don- 
née d'une  part,  reçue  de  l'autre.  C'est  donc  en  ce  que  les  parents  causent 
cette  participation  de  leur  enfant  à  leur  nature  que  réside  la  perfection  de 
leur  relation  à  lui. 

Dans  l'ordre  animal,  la  génération  établit  cette  relation  à  partir  de 
la  séparation  de  l'enfant  d'avec  ses  parents.  La  matière  est  principe  de 
division,  de  multiplicité.  Mais  si  l'on  veut  saisir  la  perfection  secrète  de 
la  paternité  et  de  la  maternité,  on  ne  saurait  s'arrêter  à  cette  division, 
toute  nécessaire  qu'elle  est.  Quand  on  constate  une  relation  (réelle)  entre 
deux  êtres,  on  saisit  comment  au  delà  de  leur  division,  ils  se  réunissent; 
comment  tout  en  étant  multiples,  ils  sont  aussi  un.  Sous  l'abstraction 
des  formules  par  lesquelles  la  philosophie  tente  de  se  représenter  la  géné- 
ration, on  ne  doit  pas  oublier  l'intimité  et  la  force  de  cette  relation  toute 
spéciale.  La  profondeur  et  la  vivacité  naturelles  à  l'amour  entre  parents 
et  enfant,  si  elles  ne  changent  rien  à  la  pensée  métaphysique,  peuvent 
cependant  rappeler  au  métaphysicien  qu'il  considère  l'un  des  liens  qui 
unissent  le  plus  fortement  les  hommes  entre  eux,  parce  qu'il  se  noue  aux 
origines  mêmes  de  la  substance  individuelle.  Cette  indication  pertinente 
invite  à  chercher  dans  Yunité  la  perfection  de  la  génération  et,  partant, 
à  dire  quelques  mots  de  la  plus  parfaite  génération  qui  se  produit  dans 
l'unité  parfaite. 

En  Dieu,  la  génération  existe  d'un  Fils  réellement  distinct  de  son 
Père,  mais  ils  ne  se  distinguent  que  comme  termes  d'une  communication 
parfaitement  entière  de  l'Un  à  l'Autre,  chacun  possédant  le  même  bien, 
la  même  nature,  sans  infériorité,  sans  imperfection,  sans  subordination. 
Loin  d'être  violée,  la  rigoureuse  unité  divine  permet  de  comprendre, 
toujours  dans  le  mystère,  quelque  chose  de  l'éternelle  naissance  du  Verbe. 
C'est  parce  que  le  Père  lui  communique  sans  diminution  tout  ce  qu'il  est 
et  qui  ne  peut  être  qu'un:  la  nature  divine  elle-même,  que  la  seconde 
Personne  est  Verbe,  parfaite  image  du  Père,  Fils. 


222*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Si  telle  est  la  génération  en  Dieu,  elle  provoque  notre  esprit  à  trou- 
ver dans  la  génération  créée  un  vestige,  infiniment  lointain,  sans  doute, 
de  sa  perfection.  Car,  en  tout  ordre,  si  l'imparfait  ne  se  résout  à  un  plan 
supérieur,  il  faut  dire  que  l'imperfection  existe  comme  telle,  il  faut,  en 
d'autres  mots,  admettre  l'existence  du  mal  absolu  ou  l'existence  positive 
du  mal.  Mais  alors  tout  devient  absurde  et  il  ne  nous  reste  qu'à  lire  les 
nouveaux  romanciers  de  la  philosophie.  Aussi  bien,  puisque  la  multipli- 
cité inhérente  aux  générations  animales  tient  à  leur  matérialité,  qu'elle 
dit  l'imperfection  radicale  de  la  créature  matérielle,  nous  ne  saurions 
nous  expliquer  leur  existence  à  moins  de  déceler  en  elles  un  effort  vers 
quelque  unité  supérieure. 

Tandis  que  la  perfection  de  la  génération  divine  existe  tout  entière 
dans  la  génération  même,  dans  notre  monde  matériel,  elle  n'apparaît 
que  si  l'on  considère  l'achèvement  de  la  génération,  car,  en  cet  ordre 
inférieur,  aucun  acte  n'est  parfait  au  point  d'être  sa  fin:  il  y  a  distinction 
et  distance  de  l'un  à  l'autre.  Déjà  chez  les  brutes,  les  parents  et  leur  pro 
géniture  communiquent  et  sont  divisés  pour  communiquer  en  un  même 
bien:  celui  de  l'espèce.  En  définitive,  par  la  multiplication  se  manifestent 
mieux  les  virtualités  totales  de  la  forme  naturelle  d'une  espèce  que  si  un 
seul  individu  la  représentait. 

C'est  par  le  bien  de  l'espèce  que  les  brutes  sont  ordonnées  au  bien 
de  l'univers  et  à  Dieu.  Mais  l'homme  tout  en  conservant  son  espèce, 
transcende  cette  fin.  Chaque  personne  humaine  est  objet  de  providence 
divine  propter  se.  Elle  est,  en  effet,  capable  de  biens  spirituels:  par  ses 
actes  propres,  personnels,  elle  peut  atteindre  Dieu.  Quand  un  tel  être 
est  engendré,  il  l'est  pour  son  bien  «  individuel  »  :  il  naît  engagé  —  et 
pour  être  engagé  —  dans  les  aventures  de  l'intelligence  et  de  l'amour. 

Résumons  ces  données.  En  Dieu,  acte  pur  qui  n'a  pas  à  chercher 
de  fin,  à  se  perfectionner  par  adhésion  à  quelque  autre  bien  que  lui-même, 
la  génération  s'achève  dans  la  communication  simple,  mais  entière,  de 
la  nature  divine  au  Fils.  Dans  la  créature,  au  contraire,  la  nature  com- 
muniquée dans  la  génération  ne  peut  être  que  mêlée  de  puissance  et,  par- 
tant, désireuse  de  s'actualiser.  Dans  la  mesure  où  l'enfant  a  besoin  de 
secours  pour  conserver  la  vie  qui  lui  a  été  transmise  et  de  discipline  pour 
tendre  efficacement  à  la  perfection  promise  à  sa  nature,  dans  cette  mesure 


RÉFLEXIONS  SUR  LA  GÉNÉRATION  SPIRITUELLE  223* 

les  panents  ont  à  parfaire  l'oeuvre  commencée  dans  la  génération.  L'édu- 
cation humaine  consiste  précisément  à  pourvoir  l'enfant  de  moyens  effi- 
caces d'accéder  au  monde  spirituel,  naturel  et  surnaturel  5. 

L'on  touche  ici  encore  à  l'imperfection  du  créé.  La  science,  spécu- 
lative et  pratique,  est  en  nous  une  qualité;  il  y  a  différence  d'engendrer 
à  enseigner.  Dans  la  Sainte  Trinité,  où  tout  est  substantiel,  le  Père  commu- 
nique au  Fils  sa  parfaite  connaissance  par  cela  même  qu'il  l'engendre; 
le  Fils  est  Fils  parce  que  Verbe.  Nous  retrouvons  l'unité  absolue  de  Dieu. 
Bien  que  l'homme  ne  puisse  arriver  à  une  communication  parfaite  avec 
ses  semblables  en  ce  domaine,  parce  qu'elle  ne  peut  jamais  se  produire 
dans  l'ordre  substantiel,  il  n'en  reste  pas  moins  qu'une  certaine  communi- 
cation est  possible  et  qu'elle  réalise  une  unité  d'esprits  entre  le  maître  et 
le  disciple.  «  La  méthode  d'enseigner  tend  à  l'unité  des  esprits  dans  la 
science  et  dans  la  doctrine;  et  ce  que  j'ai  dit  est  très  véritable,  que  celui 
qui  veut  enseigner  veut  communiquer  sa  science  6.  »  Car  nous  nous  trou- 
vons à  un  plan  où  l'appropriation  individuelle  devient  impossible:  les 
biens  spirituels  se  participent  sans  division.  Vue  ainsi  comme  prolonge- 
ment de  la  génération,  l'éducation  humaine  apparaît  comme  surmontant 
la  division  de  l'enfant  d'avec  ses  parents  à  un  plan  supérieur  à  celui  du 
bien  de  l'espèce. 

Le  mystère  de  la  naissance  éternelle  du  Verbe  nous  incite  encore 
à  voir  dans  l'enseignement  humain  une  analogie  de  la  génération.  «  Haec 
est  [autem]  verae  generationis  ratio  in  rebus  viventibus,  quod  id  quod 
generatur,  a  générante  procédât  ut  similitudo  ipsius  et  ejusdem  naturae 
cum  ipso".  »  Deux  éléments  donc:  similitude  et  cause,  ou  si  l'on  veut: 
similitude  causée.  Or  ils  se  retrouvent  dans  l'éducation  8.  La  communion 
d'esprits  dont  nous  parlions  tantôt  est  une  commune  assimilation  aux 
biens  spirituels.  Nous  ne  croyons  pas  nécessaire  de  nous  appesantir  sur 

5  «  Oportet  contra  bonum  hominis  esse  si  semen  taliter  emittatur  quod  generatio 
sequi  possit,  sed  conveniens  educatio  impediatur.  »  Saint  Thomas  conclut  de  là  que  la 
fornication  est  péché  (C.  Cent.,  3,  122,  à  Similiter  etiam)  .  Ibid.,  à  Rursus  consideran- 
dum,  il  argumente'  de  ce  que  Téducation  convenable  à  un  être  humain  est  spirituelle. 

6  BOSSUET,  Sur  le  mystère  de  la  Trinité,  dans  Œuvres  oratoires,  éd.  Lebarq-Leves- 
que,  vol.  2,  p.  59.   Nous  aurons  encore  à  utiliser  cet  admirable  sermon. 

7  C.  Gent.,  4,  11.  Inutile  de  dire  que  nous  nous  inspirons  continuellement  de  ce 
grand  chapitre. 

8  Nous  écrivons  «  éducation  »  pour  faire  bref.  Il  faudrait  dire  à  la  fois:  enseigne- 
ment, formation  morale,  en  définitive  toute  action  qui,  efficacement,  permet  au  bénéfi- 
ciaire de  mieux  connaître  la  vérité  comme  de  mieux  tendre  au  bien. 


224*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

l'effet  d'assimilation  du  sujet  à  l'objet  produit  dans  l'activité  de  connais- 
sance ou  d'amour.  Enfin,  l'adhésion  du  disciple  à  la  vérité  ou  au  bien 
dépend  (dans  une  mesure  évidemment  variable)  de  l'action  du  maître 
sur  lui.  Ainsi  l'on  peut  devenir,  selon  l'esprit,  père  et  mère.  Cette  action 
causative  demeure,  sans  doute,  possible  à  d'autres  qu'aux  parents  selon 
la  chair,  puisqu'en  ceux-ci  elle  se  distingue  des  actes  générateurs  de  corps. 
De  droit  naturel,  cependant,  elle  relève  d'abord  des  parents  9. 

Marquons  notre  fidélité  à  saint  Thomas.  Il  s'agit  de  déterminer  si 
les  anges  peuvent  créer;  le  docteur  estime  qu'ils  le  pourraient  si,  étant 
tout  spirituels,  ils  pouvaient  s'engendrer:  «  Substantia  immaterialis  non 
potest  producere  aliam  substantiam  immaterialem  sibi  similem  quantum 
ad  esse  ejus,  sed  quantum  ad  perfectionem  aliquam  superadditam  ;  sicut 
si  dicamus  quod  superior  angélus  illuminât  inferiorem  10.  »  Pour  com- 
prendre comment  semblable  action  mérite  le  nom  de  génération,  saint 
Thomas  nous  propose  de  distinguer  la  vie  en  puissance:  «  vita  [quidem] 
secundum  potentiam  est  habere  opera  vitae  in  potentia  »,  et  la  vie  en 
exercice  de  soi:  «  vivere  autem  secundum  actum  est  quando  exercet  quis 
opera  vitae  in  actu  ».  Mais  si  le  don  de  la  vie  «  secundum  potentiam  » 
constitue  une  paternité,  de  même  si  elle  est  donnée  «  secundum  actum  ». 
Ceci  posé,  il  ne  reste  qu'à  conclure.  «  Quicumque  ergo  inducit  aliquem 
ad  aliquem  actum  vitae,  puta  ad  bene  operandum,  intelligendum,  volen- 
dum,  amandum,  pater  ejus  dici  potest  n.  » 

Toute  connaissance  et  tout  amour  devant  aboutir  à  connaître  et 
aimer  Dieu,  c'est  par  leur  adhésion  à  Dieu,  par  leur  assimilation  à  Dieu, 
que  le  père  spirituel  et  son  fils  se  trouveraient  réunis.  Mais  en  suite  du 
péché,  il  est  impossible  à  l'homme  sans  la  grâce  rédemptrice  d'atteindre 
à  ces  hauteurs.  Par  la  rédemption,  le  chrétien  est  appelé  à  renaître,  à 
naître  de  Dieu,  non  du  sang,  ni  de  la  volonté  de  la  chair,  ni  de  la  volonté 
de  l'homme  12.  Aussi  bien  le  Christ  est-il  venu  apporter  le  glaive,  séparer 
Vhomme  de  son  père,  la  Rlle  de  sa  mère  13. C'est  qu'il  ne  s'agit  plus  de 

9  Pour  le  droit  antérieur  de  l'Eglise,  nous  y  viendrons.  Remarquons  toutefois  que 
ce  droit  relève  de  l'ordre  surnaturel. 

10  S.  Th.,  I,  q.  45,  a.  5  ad  lm. 

11  In  Ep.  ad  Eph.,  c.  3,  1.  4.    Il  cite  en  fin  du  texte  que  nous  rapportons:  I  Cor., 
4.  15. 

12  Jo.    1.  13. 

is  Mt.    10.   34-35;   cf.  Le.    14.   26. 


RÉFLEXIONS  SUR  LA  GÉNÉRATION  SPIRITUELLE  225* 

naître  à  quelque  bien  naturel,  mais  à  la  vie  même  de  Dieu.  Les  hommes 
n'ont  plus  à  se  réunir  en  des  intérêts  humains,  mais  à  être  un:  comme  le 
Père  est  en  Jésus,  et  Jésus  en  lui,  que  les  hommes  soient  un  en  eux  14. 
Absolue  inefficacité  des  moyens  humains  à  cet  égard,  surtout  de  moyens 
humains  viciés  par  le  péché. 

L'a  génération  charnelle  multiplie  les  hommes;  elle  met  au  monde 
des  pécheurs,  comme  le  remarquait  saint  Augustin  35,  contre  ceux  qui 
voulaient  égaler  le  mariage  à  la  virginité,  sous  prétexte  que  le  mariage 
donne  naissance  aux  membres  du  Christ.  La  prodigieuse  diversité  de  la 
race  humaine  s'ensuit,  si  prodigieuse  qu'aucune  religion  naturelle,  encore 
moins  aucune  philosophie,  n'a  pu  la  résoudre.  Le  péché  est  venu  empê- 
cher la  réunion  finale  de  tous  en  Dieu,  contre  quoi  il  n'a  rien  fallu  de 
moins  que  le  Verbe  se  fît  chair  16.  «  Ipse  enim  est  pax  nostra,  qui  fecit 
utraque  unum,  et  medium  parietem  maceriae  solvens,  inimicitias  in  carne 
sua:  legem  mandatorum  decretis  evacuans,  ut  duos  condat  in  semetipso 
in  unum  novum  hominem,  faciens  pacem,  et  reconciliet  ambos  in  uno 
corpore,  Deo  per  crucem,  internciens  inimicitias  in  semetipso  17.  » 

Naissant  de  la  mort  du  Christ,  saints  à  Dieu  par  le  baptême,  nous 
formons  ce  corps  un,  qui  est  l'Église,  épouse  du  Christ,  notre  mère. 
C'est  le  secret  de  Dieu,  disait  Bossuet,  qu'elle  soit  à  la  fois  l'assemblée 
de  tous  les  fidèles  et  leur  mère18.  Considérons  cette  maternité  spiri- 
tuelle pour  ce  qu'elle  jette  de  lumière  sur  notre  sujet 19.  Comme  en  cela 
nous  toucherons  au  mystère  de  l'Église  dans  son  unité  et  sa  catholicité, 
on  nous  excusera  d'être  un  peu  sommaire  :  le  moindre  approfondisse- 
ment ici  demanderait  un  in-folio. 

Si  l'on  examine  la  maternité  à  la  lumière  de  l'unité,  les  nécessités 
de  l'analogie  obligent  à  un  renversement  d'ordre  :  dans  la  génération 
corporelle,  le  passage  de  la  conception  à  l'enfantement  marque  le  pas- 
sage de  l'union  de  la  mère  et  son  fruit  à  leur  division;  au  plan  spirituel, 

14  Jo.    17.   21. 

35  De  sancta  virginitate,  c.    9-10:   PL  40,   400-401. 

36  Jo.    1.    14. 

37  Eph.  2.   14-16. 

38  Oraison  funèbre  du  P.  Bourgoing,  ibid.,  vol.  4,  p.  413. 

19  Pour  être  complet,  nous  devrions  évidemment  nous  attacher  longuement  au 
mystère  de  la  rédemption  dans  le  Christ  lui-même.  Mais  comme  nous  en  recevons  ks 
bienfaits  de  grâce  dans  et  par  l'Eglise,  au  sein  de  laquelle,  d'ailleurs,  s'exerce  l'apostolat, 
nous  pensons  légitime  d'utiliser  un  chemin  de  traverse. 


226*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

il  marque  celui  de  la  division  à  l'union,  à  l'unité.  L'Église  —  et  cela 
vaut  aussi  de  la  maternité  spirituelle  de  Marie  —  tire  du  dehors  ses 
enfants  de  tous  les  âges  historiques  et  de  tous  les  peuples  et,  les  engen- 
drant, les  fait  être  un  en  son  sein  :  elle  les  incorpore  au  Christ.  On  nous 
permettra  de  citer  de  nouveau  le  sublime  sermon  de  Bossuet  sur  la  Tri- 
nité :  "Heureuse  maternité  de  l'Eglise  !  Les  mères  que  nous  voyons 
sur  la  terre  conçoivent,  à  la  vérité,  leur  fruit  en  leur  sein;  mais  elles 
l'enfantent  hors  de  leurs  entrailles  :  au  contraire  la  sainte  Église;  elle 
conçoit  hors  de  ses  entrailles,  elle  enfante  dans  ses  entrailles  20  .  )> 

Dans  le  scheme  théologique  classique  de  Vexitus  créât urarum  a 
Deo  et  du  reditus  ad  Deum,  l'Église  figure,  en  raison  de  sa  nature  de 
Corps  du  Christ,  comme  moyen  providentiel  de  retour.  Il  ne  sera  donc 
pas  étonnant  que  son  rôle  de  sanctification  apparaisse  lié  à  celui  d'uni- 
fication. 

Pour  mieux  saisir  ce  point,  il  faut  presser  davantage  la  différence 
signalée  entre  les  deux  maternités,  physique  et  spirituelle.  A  la  con- 
ception matérielle,  le  nouvel  être  possède  une  organisation  somatique 
si  élémentaire  qu'il  doit  vivre  de  sa  mère  et  ne  sera  engendré  qu'une  fois 
acquis  un  organisme  assez  développé  pour  mener  une  vie  autonome21. 
Or  c'est  à  la  perfection  du  Christ  que  nous  sommes  appelés.  Mais,  tant 
que  nous  restons  «  autonomes  »,  séparés  de  lui,  sa  vie  n'est  pas  en  nous. 
A  vrai  dire,  notre  enfantement  à  la  vie  divine  ne  s'achèvera  qu'au  mo- 
ment que  nous  atteindrons  la  mesure  de  l'homme  parfait,  c'est-à-dire, 
dans  la  gloire.  Ce  moment  est  celui  de  notre  entrée  dans  la  plus  par- 
faite union  possible  à  Dieu,  déjà  donnée,  toutefois,  vraiment  et  sub- 
stantiellement, dans  la  grâce.  Dès  maintenant  notre  enfantement  à  la 
vie  divine  existe  en  réalité.  Il  faut  seulement  dire  que  notre  nais- 
sance n'est  jamais,  ici-bas,  terminée.  Cela  s'entend,  puisque  la  logique 
vitale  du  christianisme  est  d'un  perpétuel  renouvellement  dans  notre 
esprit  et  nos  pensées1*2.  Alors  apparaît  dans  toute  sa  vigueur  la  vérité 
que  nous  tentons  d'exposer  ;  que  l'enfantement,  dans  cet  ordre,  au 
lieu  de  comporter  division  du   fruit   d'avec  le  parent,   ne  va  au  con- 

20  Vol.  2,  p.  56.  On  retrouve  ce  thème  dans  l'oraison  funèbre  citée,  p.  413-414. 

21  On  connaît  l'usage  que  saint  Thomas  fait  de  cette  distinction  entre  conceptio  et 
partus,  en  parlant  de  la  présence  du  Verbe  au  Père  (C.  Gent.,  4,  11,  à  Consider andum 
est  etiam)  . 

22  Eph.   4,    23. 


RÉFLEXIONS  SUR  LA  GÉNÉRATION  SPIRITUELLE  227* 

traire  qu'à  accomplir,  resserrer,  parfaire  leur  union,  jusqu'à  l'indicible 
assomiption  de  l'âme  en  Dieu  qu'est  la  vie  éternelle. 

Il  en  serait  autrement  si  nous  pouvions  être  au  Christ  sans  être, 
en  quelque  façon,  de  l'Église.  Mais  hors  d'elle,  nous  ne  pouvons  rien 
recevoir  de  lui.  Le  trésor  chrétien  de  sa  vie,  elle  le  donne  à  tous  sans 
distinction  de  race,  de  culture,  de  classe.  Elle  réalise  ainsi  une  unité  su- 
périeure, proprement  divine,  entre  les  hommes. 

Retournons  à  notre  propos  et  marquons,  pour  le  chrétien  dési- 
reux d'engendrer  des  âmes  à  Dieu,  de  les  aider  dans  leur  naissance 
toujours  nouvelle,  qu'il  le  doit  faire  dans  (avec  toute  la  rigueur  du 
terme)  l'Église.  Ainsi,  par  exemple,  les  parents  naturels  ont  le  droit 
et  le  devoir  de  veiller  à  l'éducation  religieuse  de  leurs  enfants,  mais  en 
toute  soumission  à  la  mère  Église.  C'est  dire  aussi  que  la  fécondité  de 
l'apostolat  individuel  obéit  aux  lois  théologiques  qui  régissent  la  fé- 
condité de  la  Catholique.  De  même  que  Marie  est  Mère  de  Dieu  au 
prix  d'être  vierge,  ainsi  l'Église  est  notre  mère  catholique  au  prix  d'être 
vierge  dans  sa  vie  théologale,  d'être  sainte  dans  sa  foi,  son  espérance,  sa 
charité.  Autant  dire  qu'elle  est  féconde  parce  que  fidèle  au  Christ.  Sa 
vie  est  toute  là.  Si  on  voulait  un  exemple  historique,  dont  la  leçon 
profonde  pourrait  encore  servir  en  bien  des  lieux,  on  n'aurait  qu'à 
songer  à  la  condamnation  de  Y  Action  française.  Le  maurrassisme  — 
et  ne  perdons  pas  de  vue  le  nationalisme  assez  étroit  qu'il  comportait  — 
feignait  que  l'Église  avait  tiré  sa  fécondité  non  du  «prophétisme  hé- 
breu», mais  de  l'esprit  romain.  On  l'en  félicitait.  On  aurait  voulu 
qu'elle  admît  pour  siens,  mais  ne  venant  pas  du  Christ  «  hébreu  »,  les 
peuples  qu'elle  avait  «  civilisés  ».  Elle  a  défendu  son  intégrité,  sa  virgi- 
nité, sa  fidélité. 

Parce  que  sa  maternité,  donc,  nous  attire  du  dehors  pour  nous 
faire  vivre  du  Christ  en  son  sein,  nous  vivons  d'elle,  sommes  à  sa 
ressemblance,  devons  agir  comme  elle.  Si  notre  apostolat  personnel 
ne  reproduit  pas,  à  ses  mesures,  les  traits  de  cette  maternité  ecclésias- 
tique, il  ne  sera  pas  apostolat.  Nous  ne  serons  pas  entrés  dans  le  mys- 
tère de  l'unité  de  l'Église.  On  a  vu  des  fraticelles  porter  non  seulement 
sur  les  lèvres,  mais  dans  une  rigoureuse  pratique,  un  haut  idéal  de  pau- 
vreté religieuse  .  .  .  sur  la  route  de  Baie.  «  Credo  in  unam,  sanctam  »  : 


228*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

autre  chose  qu'une  suite  de  mots,  plus  même  qu'une  cohérence  logique 
dans  la  distribution  des  articles  de  foi.  Deux  propriétés  manifestatrices 
d'un  même  être  ne  peuvent  qu'être  reliées.  Si  l'Église  n'est  pas  une  : 
si  elle  n'unit  pas  les  hommes  en  Dieu,  elle  n'est  pas  mère,  comme  nous 
avons  vu,  ni  est-elle  sainte  dans  ses  membres:  elle  ne  les  unit  pas  à 
Dieu.  Si  elle  ne  sanctifie  pas  ses  membres  :  elle  ne  leur  procure  pas 
l'unité  que  nous  avons  décrite  et  elle  n'est  pas  mère.  Elle  ne  serait  pas 
l'Église. 

Par  conséquent,  qu'elle  ne  soit  pas  unie  à  Dieu,  et  elle  ne  pour- 
ra réunir  ses  membres  en  Dieu  :  cela  tient  au  secret  divin,  dont  nous 
parlait  Bossuet,  qu'elle  est  mère  des  fidèles  dont  l'assemblée  la  com- 
pose. Il  suffit,  maintenant,  de  nous  rappeler  que  la  génération  tend  à 
la  similitude  de  l'engendré  à  l'engendrant.  Mais  ici  on  ne  parle  d'en- 
gendré que  pour  signifier  :  sanctifié,  saint,  uni  à  Dieu,  vivant  de  Dieu. 
La  sainteté  dont  l'essence  est  la  divine  charité,  se  trouve  donc  au  prin- 
cipe de  la  fécondité  de  l'Église. 

Elle  est  aussi  au  principe  de  la  nôtre.  Nous  n'avons  rien  à  faire 
qu'induire  les  âmes  «  ad  bene  operandum,  intelligendum,  volendum, 
amandum  »,  afin  qu'elles  adhèrent,  et  toujours  plus  étroitement,  à 
Dieu.  Cela  sera,  à  condition  que  cette  adhésion  soit  communion  avec 
leur  apôtre  en  Dieu.  Autrement  il  faudrait  concevoir  que  cet  apôtre 
possède  une  vraie  charité  surnaturelle  à  l'égard  de  ses  frères,  sans 
l'amour  de  Dieu.  Il  ne  peut  s'agir,  en  effet,  d'une  ressemblance  entre 
le  père  spirituel  et  son  fils  (ce  serait  réduire  l'apostolat  à  un  méchant 
prosélytisme)  ;    reste  donc  une   commune   assimilation   à  Dieu. 

«  L'amour  de  Dieu  rassemble,  l'amour  de  soi  disperse.  »  Saint 
Thomas  l'observe  dans  la  psychologie  individuelle 2S.  Il  est  inévi- 
table qu'on  en  remarque  des  suites  dans  les  relations  entre  les  hom- 
mes, établies  par  l'activité  apostolique.  Cette  action  ayant  pour  but 
d'aider  le  prochain  à  réaliser  son  unité  intérieure  en  Dieu  et,  par  là, 
l'unité  du  genre  humain,  il  serait  contradictoire  qu'elle  trouvât  un 
principe  fécond  hors  de  l'adhésion  à  Dieu.  Elle  ne  fonderait  pas  une 
paternité  ou  une  maternité  spirituelle. 

23   MI,  q.   73,  a.    1   ad  3ra. 


RÉFLEXIONS  SUR  LA  GÉNÉRATION  SPIRITUELLE  229* 

Toutes  les  vertus,  chacune  en  son  lieu  et  à  sa  façon,  concourent 
à  cette  fécondité,  parce  que  toutes  en  quelque  manière  procurent  l'union 
de  l'âme  à  Dieu.  Nous  avons  remarqué,  toutefois,  qu'il  était  ordinaire 
de  parler  de  maternité  ou  paternité  surtout  à  propos  des  divers  renon- 
cements évangéliques,  singulièrement  de  la  chasteté.  Une  observation 
superficielle  croirait  y  trouver  le  simple  aiguillage  d'un  instinct  vers 
un  objet  offrant  quelque  similitude  avec  l'objet  naturel,  donc  pré- 
sentant aussi  une  certaine  compensation.  Si  nos  remarques  sont  jus- 
tes, il  y  faut  voir  plutôt  une  recherche  des  meilleures  conditions  où 
puisse  se  réaliser  le  bien  supérieur  auquel  sont  ordonnées  la  paternité 
et  la  maternité,  sanctifiées  par  le  mariage  chrétien.  Que  l'aiguillage, 
dont  on  parle,  soit  psychologiquement  utile  (ou  même  nécessaire) , 
nous  n'avons  pas  à  en  juger.  Il  suffit  qu'il  soit  fondé  dans  l'être  et 
que  nous  le  sachions.  En  tout  cas,  l'Église  tient,  depuis  toujours,  à  ce 
que  ses  enfants  destinés  à  la  vie  apostolique  suivent  quelqu'un  des  con- 
seils évangéliques,  ou  tous  à  la  fois,  parce  qu'elle  voit  dans  le  parfait 
modèle  des  vierges,  la  plus  parfaite  des  mères,  la  Mère  de  Dieu,  et 
qu'elle  est  elle-même  vierge  et  mère. 

Rosaire  BELLEMARE,  o.m.i. 


What  do  psychological  tests 

measure  ? 


To  answer  this  question  is  to  establish  the  validity  of  tests.  In 
the  psychological  terminology,  the  term  validity,  of  course,  specifically 
means  the  extent  to  which  an  instrument  measures  what  it  intends  to 
measure.  A  test  devised  to  measure  intelligence,  for  instance,  should 
measure  intelligence,  solely  and  totally.  A  perfectly  valid  test,  therefore, 
would  be  one  that  would  sensitize  just  that  one  of  the  many  psycholo- 
gical functions  which  it  wants  to  elicit.  Overcoming  difficulties  of  inter- 
relations of  functions,  halo  effect,  etc.,  it  would  gauge  directly  its  mental 
object  with  perfect  indifference  to  other  traits. 

This  definition  of  validity  has  the  unquestionable  merit  of  being 
easily  intelligible.  Yet  it  vies  with  many  other  didactical  presentations 
in  its  oversimplification  of  fact. 

One  purpose  of  this  article  is  to  review  briefly  and  slightly  criti- 
cally a  few  of  the  various  concepts  that  this  single  term  is  taken  to  signi- 
fy. It  will  later  consider  some  of  the  techniques  that  establish  a  test's 
pragmatic  validity.  Thirdly,  item  validity  will  be  cursively  discussed 
in  some  of  its  many  methods  of  measurement.  A  fourth  section  will 
take  up  the  matter  of  weighting  items  in  a  test.  The  study  will  conclude 
with  a  very  rapid  survey  of  those  factors  most  likely  to  affect  a  validity 
coefficient.  It  is  believed  that  this  five-way  view  of  validity  will  summa- 
rize many  of  the  discussions  related  to  this  problem. 

I.  —  The  Concept  of  Validity. 

Reference  has  just  been  made  to  validity  as  being  that  characteris- 
tic of  a  test  by  means  of  which  the  test  measures  what  it  purports  to 
measure. 


WHAT  DO  PSYCHOLOGICAL  TESTS   MEASURE?  231* 

This  seemingly  crystal-clear  definition  in  effect  simmers  down  to 
a  mere  displacement  of  the  problem.  For  the  question  now  becomes: 
('  What  does  the  test  purport  to  measure?  »  In  the  case  of  an  intelligence 
test,  the  lengthy  discussion  on  what  is  intelligence  must  needs  be  revived. 
With  reference  to  achievement  testing,  experts  must  agree  on  field  limits, 
relative  importance  of  parts,  the  existence  of  a  single  general  factor  or 
of  multiple  general  factors.  In  aptitude  testing,  the  situation  looks  dark 
indeed,  for  who  knows  what  an  aptitude  really  is,  for  instance,  an 
aptitude  for  teaching?  In  the  area  of  interest  or  attitude  measurements, 
one  is  no  better  off.  What  are  the  true  mental  components  of  an  adoles- 
cent's interest  in  engineering,  or  of  pride  and  prejudice?  Finally  the 
problem  of  definition  is  bewildering  in  the  yet  poorly  explored  field 
of  personality  traits.  What  constitutes  leadership,  or  salesmanship,  or 
megalomania?  Thus  in  all  sections  of  psychological  measurement,  the 
validity  of  the  instrument  could  hardly  be  determined  without  an 
agreement  on  the  definition  of  the  object  of  measurement,  if  the  textbook 
definition  of  validity  were  to  be  followed  rigidly.  And  when  will  ex- 
perts agree? 

Fortunately  the  test  builder  can  find  his  way  out  of  the  woods  by 
following  suit  with  his  fellow  scientists.  The  physicist  really  does  not 
know  the  true  nature  of  electricity  and  yet  he  can  measure  it  in  its  many 
modalities.  The  validity  of  his  measurements  is  not  contingent  upon 
the  exact  and  final  determination  of  the  true  nature  of  what  he  is  mea- 
suring. 

A  careful  but  rapid  perusal  of  the  fastly  expanding  literature  on 
validation  of  tests  reveals  important  variations  of  concept  with  regards 
to  validity.  Some  of  these  variations  are  now  presented  in  synoptic  form, 
with  apologies  for  the  seeming  unfairness  inevitable  in  all  forms  of 
schematization  1. 

1.  Discrimination.  A  test  may  create  the  same  discrimination 
among  a  group  of  clerical  workers  as  does  a  rating  of  their  on-the-job 
proven  ability  gathered  from  immediate  supervisors.  The  test  will  be 

1  In  this  connection,  one  study  is  of  special  value:  TURNEY,  A.  H.,  Concept  of 
validity  in  mental  and  achievement  testing.  J.  educ.  Psycho!.,  1934,  25,  81-95.  Much 
of  its  well-written  material  has  been  incorporated  in  this  article. 


232*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

called  a  test  of  clerical  ability.  Yet  there  is  no  assurance  that  it  really 
singles  out  a  psychological  entity  which  is  totally  and  only  clerical 
ability.  Other  tests,  like  intelligence  tests,  might  establish  the  same 
grade  of  discrimination.  Or  again,  this  same  test  may  have  discriminatory 
value  for  other  abilities,  such  as  executive  ability,  arithmetical  ability, 
card-playing  ability.  Sameness  in  discrimination  is  no  guarantee  of 
sameness  in  nature. 

Most  methods  for  validating  tests  are  based  on  the  concept  of 
discrimination;  for  instance,  whenever  a  test  is  correlated  with  a  crite- 
rion, whenever  an  upper  group  is  contrasted  with  a  lower  group,  when- 
ever the  degree  of  overlapping  is  determined.  Validity  is  usually  seen 
through  discrimination. 

2.  Sensitivity.  Jackson  L>  prefers  this  term  which  implies  discri- 
mination, plus  the  idea  of  refinement  of  scaling.  It  is  also  linked  to 
the  concept  of  reliability. 

3.  Specificity.  A  perfectly  valid  test  measures  its  object  totum  et 
solum.  Specificity  stresses  the  second  condition.  But  is  this  always  possi- 
ble? For  instance,  can  a  test  be  a  measure  of  Canadian  History  alone, 
and  not  also  to  some  extent  of  reading,  of  intelligence,  of  English  lan- 
guage? Or  again,  assuming  that  some  particular  test  does  gauge  a  spe- 
cific object,  is  the  name  or  label  of  the  test  perfectly  adequate,  does 
it  coincide  exactly  in  meaning  with  the  specific  thing  measured? 

4.  Completeness.  Emphasis  now  rests  on  the  other  condition  of 
a  perfectly  valid  instrument.  By  means  of  the  test,  a  complete  explora- 
tion of  the  mental  function  should  be  carried  through  successfully.  If 
intelligence  is  a  composite  of  fifteen  independent  factors,  then  a  good 
intelligence  test  should  tab  all  fifteen  factors.  Some  measuring  instru- 
ments, as  in  physics,  gauge  an  entire  object  through  some  partial  aspect 
of  it.  Heat  is  measured  by  one  of  its  properties,  that  of  causing  bodies 
to  expand.  If  all  properties  are  perfectly  correlated,  this  procedure  is 
legitimate.  It  becomes  questionable  when  the  components  are  unrelated. 

2  JACKSON,  R.  W.  B.,  Reliability  of  mental  tests.    Brit.  J.  Psychol.,   1939,    29, 
267-287. 


WHAT  DO  PSYCHOLOGICAL  TESTS  MEASURE?  233* 

5.  Applicability.  This  interpretation  of  validity  applies  in  such 
expressions  as  «  This  is  not  valid  for  the  fifth  grade.  »  A  newcomer  in 
testing  procedures  may  wonder  how  a  test,  valid  in  the  sense  of  the 
textbook  definition,  suddenly  loses  its  validity  when  it  is  applied  to  a 
particular  level  of  ability. 

6.  Fairness.  An  achievement  test  is  valid  if  it  parallels  the  curri- 
culum, or  the  textbook,  or  the  teaching.  In  this  sense,  the  object  of 
measurement  of  the  test  is  restricted  by  some  outside  condition.  The 
validity  of  the  test  is  now  entirely  dependent  upon  the  professional 
judgment  of  the  curriculum  maker,  the  textbook  writer,  the  teacher. 

7.  Worth whileness.  This  loose  acceptance  of  validity  includes 
such  concepts  as  validity,  descrimination,  reliability,  objectivity. 

8.  Importance.  Some  authors  contend  that  a  test  in  order  to  be 
valid  should  restrict  itself  to  items  of  importance.  This  interpretation 
is  somewhat  questionable.  Determining  whether  or  not  Wolfe  played 
chess  under  the  walls  of  Quebec  may  be  unimportant;  yet  it  is  indubi- 
tably a  valid  historical  problem. 

9.  Utility.  What  is  said  of  importance  applies  to  utility.  Horner's 
method  of  extracting  the  seventh  root  of  a  number  is  now  impracticable; 
still  it  is  a  valid  operation  in  arithmetic. 

10.  Objectivity.  The  appraisal  of  ability  should  not  be  affected 
by  the  personal  equation  of  the  appraiser.  This  view  of  validity  stresses 
a  condition  of  it,  but  not  its  intrinsic  nature. 

11.  Difficulty.  The  concept  of  difficulty  is  implied  in  most  of 
the  preceding  acceptances  of  the  term  validity.  Degrees  of  difficulty 
must  be  introduced  whenever  validity  is  taken  to  include  a  rating  of 
ability.  This  is  common  practice.  Yet  validity  and  difficulty  are  entirely 
different  dimensions. 

The  term  validity  allows  of  many  more  semantic  variations,  the 
list  of  which  need  not  be  continued  here.  As  it  stands,  the  list  illustrates 


234*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

the  wide  variety  of  meanings  unfortunately  still  attached  to  much  of 
the  psychological  terminology. 

II.  —  Test  Validation  Methods. 

The  discriminatory  aspect  of  validity  is  most  fruitful  operationally; 
it  underlies  most  validation  practices. 

Very  commonly,  the  new  test  is  correlated  against  some  criterion 
of  the  entity  to  be  measured.  Should  the  correlation  be  such  as  to  reveal 
that  both  test  and  criterion  operate  a  closely  similar  discrimination 
among  people,  then  for  all  practical  purposes,  the  test  is  the  desired 
yardstick.  Usually  the  test  constructor  is  satisfied  with  this  pragmatic 
line  of  thought:  it  works,  so  why  worry  aobut  what  it  measures? 

The  critical  value  of  the  procedure  is  obviously  conditioned  by 
the  degree  of  validity  of  the  criterion  itself.  Surprisingly  however  the 
choice  of  a  criterion  does  not  always  enjoy  the  meticulous  care  it  deserves. 
The  statistical  technique  of  correlation  is  itself  a  matter  for  investigation. 
While  authors  like  Monroe  3  repudiate  its  use  in  validation  operations, 
it  is  still  in  very  good  favor  in  the  field. 

Usually  a  perfect,  or  even  a  good,  criterion  does  not  exist.  Other- 
wise a  new  test  would  not  be  needed;  the  criterion  itself  would  best 
serve  the  purpose.  In  a  few  rare  instances,  a  good  criterion  does  exist; 
but  prohibitive  conditions,  such  as  complexity  or  time-consuming  length, 
demand  a  less  cumbersome  yardstick. 

A  procedure  in  good  repute  is  to  determine  the  degree  of  validity 
of  the  test  by  some  sort  of  circumstantial  evidence.  A  common  trend  is 
sought  among  many  correlations  with  a  good  number  of  criteria.  Each 
argument  is  admittedly  imperfect.  But  if  all  arguments  converge  in 
agreement  toward  the  same  conclusion,  a  surprisingly  accurate  estimate 
of  the  test's  validity  can  be  secured. 

The  following  discussion  will  muster,  within  each  field  of  measu- 
rement, various  traits  commonly  used  as  criteria  in  test  validation.  It 
will  also  outline  other  techniques  of  research. 

3  MONROE,  W.  S.,  Hazards  in  the  measurement  of  achievement.    Sch.  and  Soc, 
1935,  41,  48-52. 


WHAT  DO  PSYCHOLOGICAL  TESTS  MEASURE?  235* 

A.   Validation  of  intelligence  or  mental  ability  tests. 

1.  Age.  The  logic  is  that  abilities  grow  with  age.  The  value  of 
the  procedure  resides  in  its  negative  evidence.  If  the  correlation  is  low, 
most  probably  the  test  has  poor  validity,  it  does  not  measure  something 
that  grows  with  age.  On  the  other  hand,  a  high  correlation  proves 
nothing  or  little.  The  abilities  that  grow  with  age  are  numerous;  the 
correlation  alone  cannot  identify  which  particular  one  is  being  sensitized 
by  the  test.  An  important  fact  should  be  kept  in  mind  for  its  lowering 
effect  on  the  correlation  coefficient:  individual  differences  in  ability 
within  each  age  weigh  heavily  when  compared  to  age  gradients. 

2.  School  Grades.  This  technique  follows  the  same  logic  as  the 
preceding  one.  Furthermore,  the  scale  lacks  sensitivity,  due  to  the  very 
large  breadth  of  its  unit:  a  full  year  or  even  a  half  year.  Also  within  each 
group,  the  dispersion  of  scores  is  greatly  reduced.  For  want  of  sensitivity 
and  for  shrinkage  of  dispersion,  the  correlation  cannot  be  expected  to 
be  very  high. 

3.  School  Marks.  The  reliability  of  the  school  marks  is  a  deciding 
factor  in  the  acceptance  of  this  criterion.  Moreover,  the  ability  for  aca- 
demic progress  which  school  marks  strive  to  rate,  stands  out  as  but  a 
partial  component  of  the  function  for  which  a  new  test  is  being  designed. 
The  relative  importance  of  this  partial  component  is  often  a  matter  for 
conjecture. 

4.  Teachers  Judgments.  Ordinarily  this  criterion  of  the  mental 
ability  of  pupils  should  be  the  most  valid  of  all.  Dealing  directly  with 
the  mental  functions  of  the  children,  teachers  should  be  in  the  best 
possible  position  to  appraise  their  intellectual  level.  In  fact,  their  ratings 
do  not  turn  out  to  be  very  valid,  a)  As  teachers  do  not  know  all  chil- 
dren equally  well,  their  comparative  ratings  are  not  perfectly  fair,  b) 
A  difficulty  in  perception  seems  unsurmountable,  that  of  segregating 
for  measurement  just  one  specific  ability.  A  disturbing  halo  effect  is 
inevitable,  c)  A  teacher  shifts  standards  of  appraisal  from  one  pupil 
to  another.  John  is  considered  intelligent  for  one  reason,  Paul  rates 
higher  for  an  entirely  different  reason.  No  single  dimension  of  measure- 


236*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

ment  is  universally  used,  d)  Obviously  considerable  variation  obtains 
among  teachers  for  their  ability  to  judge,  for  their  standards  of  measure- 
ment, for  their  freedom  from  halo  influences.  Many  other  facts  mar  the 
value  of  this  criterion,  some  of  which  are  listed  under  the  following 
heading. 

5.  Rating  Scales.  Rating  scales  afford  a  better  objectivation  than 
simple  estimates.  Yet  the  list  of  the  shortcomings  of  the  method  is  an 
impressively  lengthy  one.  A  possibility  exists  for  an  error  of  leniency 
toward  some  particular  individuals,  an  error  of  central  tendency,  a 
personal  equation,  a  halo  effect,  a  logical  error  (Newcomb)  allowing 
similar  ratings  for  traits  which  are  only  logically  similar.  Guilford  4 
gleans  from  the  literature  twenty-seven  reported  peculiarities  of  judges  in 
their  use  of  rating  scales. 

6.  Other  Intelligence  or  Mental  Tests.  When  these  are  used  as 
criteria,  their  own  validity  must  be  pre-established.  Even  then,  another 
disturbing  fact  remains.  Theoretically,  two  tests  may  be  valid  tests  of 
intelligence  and  still  be  lowly  correlated,  if  they  measure  respectively 
independent  aspects  of  intelligence. 

7.  Differential  Scores  of  Groups  differing  Widely  in  Ability. 
Methods  that  contrast  the  scores  of  an  upper  group  of  individuals  with 
those  of  a  lower  group,  that  determine  the  degree  of  overlap,  etc.,  again 
use  discrimination  as  a  workable  ersatz  for  validity. 

8.  The  Shape  of  the  Distribution  Curves.  If  intelligence  is  dis- 
tributed according  to  the  normal  curve  of  probability,  then  an  intelli- 
gence test  should  yield  scores  that  follow  the  same  trend  of  distribution. 
A  prerequisite  in  the  use  of  this  technique  is  a  safe  knowledge  of  how 
the  ability  itself  is  distributed.  The  possibility  of  circular  reasoning 
is  apparent.  As  the  method  does  not  discriminate  between  the  abilities 
that  have  the  same  distribution  curve,  its  negative  value  is  its  best  asset. 

9.  The  Size  of  the  Standard  Deviation.  Given  a  definite  level  of 
ability,  the  magnitude  of  the  standard  deviation  should  be  small  if  em- 
phasis is  set  on  specificity.  It  should  be  great  if  discriminatory  power  is 

4   GUILFORD,  J.  P.,  Psychometric  Methods.  New  York:  McGraw-Hill,    1936. 


WHAT  DO  PSYCHOLOGICAL  TESTS  MEASURE?  237* 

stressed.  Like  many  other  procedures,  the  negative  value  of  the  device  out- 
weighs its  positive  virtue,  that  of  identifying  what  is  being  measured. 

10.  Component  Abilities  Identified  Through  Factor  Analysis. 
A  check  for  validity  should  be  made  for  each  test  that  claims  to  measure 
either  some  specific  factor  or  the  best  weighted  group  of  factors.  The 
critical  value  of  the  method  hinges  upon  the  validity  of  the  factor 
analysis  technique  itself  and  of  the  findings  accumulated  by  the  previous 
studies  that  have  used  it. 

1 1 .  Spearman  s  Tetrad  Equation.  This  is  a  particular  type  of 
factor  analysis.  Turney  sees  a  double  advantage  in  it.  a)  It  escapes  from 
the  differences  of  opinion  regarding  intelligence,  b)  It  offers  a  technique 
for  selecting  test  items  from  a  delimited  field.  Conceded,  if  one  is  in 
complete  agreement  with  Spearman's  theory. 

1 2.  Consensus  of  Opinions  of  Experts.  Turney  contends  that  this 
is  the  only  sound  criterion  of  validity,  the  only  one  that  really  iden- 
tifies what  is  being  measured.  Obviously,  it  postulates  an  agreement  of 
experts  on  the  nature  of  the  mental  of  object  measurement.  Unfortunately 
the  method  has  greater  efficiency  in  identifying  ability  than  in  rating  it. 

B.   Validation  of  achievement  tests. 

With  the  possible  exception  of  Spearman's  tetrad  equation,  the 
techniques  that  discern  mental  ability  are  also  of  service  for  validating 
achievement  tests.  From  two  of  Ruch's  articles,  Turney  lists  thirteen 
methods,  few  of  which  are  peculiar  to  this  field  of  measurement.  These 
might  be  : 

1.  Analysis  of  courses  of  study  or  textbooks. 

2.  Harmonizing  with  the  recommendation  of  national  educa- 
tional committees  or  other  recognized  bodies  on  curricula,  courses  of 
study,   minimum  essentials,  etc. 

3.  Experimental  studies  of  social  utility. 

4.  Studies  of  the  most  frequently  recurring  errors. 

5.  Analysis  of  final  examination  questions. 


238*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

Turney  points  out  that  most  of  these  methods  conform  to  his 
single  criterion  :  the  consensus  of  opinion  of  experts. 

C.   Validation  of  tests  measuring  interests,   attitudes, 
personality  traits. 

The  validation  process  in  this  area  of  human  characteristics  is  a 
very  indirect  one  indeed.  Usually  the  items  are  studied  individually  for 
their  discriminating  power  and  weighted  according  to  more  or  less 
elaborate  formulas. 

An  example  taken  from  Strong  5  will  best  convey  the  significance 
of  the  method. 

Individuals  were  required  to  designate  their  attitude  of  liking, 
indifference,  or  disliking,  toward  each  member  of  a  list  of  professions 
by  the  letters  L,  I,  D.  During  the  course  of  results  analysis,  the  profes- 
sion of  «  actor  »  came  to  be  considered  while  the  test  was  being  validated 
to  elicit  the  attitudes  of  personnel  managers.  Two  criterion  groups 
were  set  up  :  one  of  the  personnel  managers  only,  the  second  of  all 
the  other  subjects  who  were  tested.  A  careful  scrutiny  was  then  carried 
through  to  find  out  whether  attitudes  toward  the  acting  profession 
showed  up  any  important  difference  between  personnel  managers  and 
others.  A  diagram  like  the  following  recorded  the  responses  in  terms 
of  percentages. 


L 

I 

D 

.49 

.38 

.13 

.38 

.35 

.27 

Personnel    Managers 
Others 

Difference  +.11  +.03  — .14 

The  «  Difference  »  numbers  are  the  required  indicators  of  discrimination. 
They  serve  in  modified  form  to  weight  the  three  responses  to  the  item 
«  actor  »  in  this  attitude  test  for  personnel  managers. 

The  idea  of  discrimination  permeates  practically  all  the  validation 
techniques  in  this  field.  Some  of  these  are  :  1.  Ream's  and  Freyd's 
critical  ratio  ;  2.  the  Kelley-Cowdery  formula  ;  3.  Strong's  modification 

5   STRONG,  E.  K.,  An  interest  test  for  personnel  managers.  J.  Person.  Res.,   1927, 
5,   194-203. 


WHAT  DO  PSYCHOLOGICAL  TESTS   MEASURE?  239* 

of  this  formula  ;  4.  Kelley's  1934  formula  ;  5.  Flanagan's  bi-serial 
Phi  ;  6.  Guilford's  regression  equation  weights  ;  7.  Strong  and  Carter's 
modification  of  Strong's  formula  ;  8.  Dunlap's  unit  weights  ;  9.  the 
Chi-square  ;  and  10.  a  score  of  other  techniques,  such  as  the  simple, 
squared  or  cubed  difference  in  percentages,  iteration  methods  like  the 
second,  third,  or  fourth  critical  ratio  squared  approximation. 

Truly,  these  methods  are  primarily  aimed  at  assigning  weights  to 
individual  items.  As  such  they  should  be  reported  under  both  of  the 
headings  that  follow  in  this  article  :  Validation  of  test  items  and 
Weighting  items  in  a  test.  However  the  discussion  of  validation  methods 
would  have  been  incomplete  without  a  mention  of  them.  Surely  the 
techniques  can  be  used  with  total  test  scores  as  well  as  with  item  scores. 

It  might  be  of  interest  to  the  reader  to  observe,  from  the  general 
procedure,  how  an  attitude  test,  for  instance,  can  have  many  «  validities  », 
at  least  one  for  every  criterion  group  of  people. 

D.  Validation  of  aptitude  testing. 

Aptitude  tests  strive  to  measure  present  ability,  with  a  view  to 
predicting  future  proficiency  in  a  particular  vocation.  They  have  much 
in  common  with  both  ability  tests  and  attitude  tests  with  regards  to 
their  validation  methods. 

The  rub  is  the  choice  of  a  proper  criterion  of  success.  The  narrow- 
ness, the  inadequacy,  the  impurity  of  the  criterion  decrease  the  magnitude 
of  the  validity  indices. 

A  rapid  survey  of  the  literature  presents  this  glaring  fact  :  aptitude 
tests  are  validated  either  against  the  final  outcome  in  training  schools 
or  against  success  in  the  calling  itself.  The  ease  in  setting  up  the  first 
type  of  criterion  accounts  for  its  frequent  use,  especially  for  professional 
aptitudes,  although  the  main  objective  remains  out  of  grasp.  The  second 
type  hits  the  true  objective.  But  the  difficulty  in  denning  and  measuring 
standards  of  success  discourage  many  test  builders. 

Bingham  and  Freyd  6  describe  thirteen  kinds  of  criteria  of  voca- 
tional success.   Some  of  these  are  :    1.   the  length  of  time  required   to 

6  BINGHAM,  W.  V.  and  FREYD,  M.,  Procedures  in  employment  psychology.  New 
York:   McGraw-Hill,    1926. 


240*  REVUE  DE  L'UNIVERSITE  D'OTTAWA 

gain  a  specified  level  of  proficiency;  2.  the  level  of  proficiency  ultimately 
reached  ;  3.  the  quantity  or  the  quality  of  the  output  ;  4.  the  average 
weekly  earnings  ;  5.  the  rate  of  advancement  ;  6.  the  degree  of  respon- 
sibility ;  7.  the  avoidance  of  accidents  ;  8.  the  avoidance  of  spoilage 
and  waste  or  cost  of  material  during  training. 

Efforts  to  improve  the  adequacy  of  criteria  will  find  considerable 
help  in  Bellows'  7  remarks.  He  stresses  the  possibility  of  criterion  con- 
tamination a)  by  the  illicit  use  of  predictor  information  ;  b)  by  the 
artificial  limitation  of  production  ;  c)  by  the  differential  influence  of 
experience.  In  the  second  part  of  his  study,  he  discusses  and  evaluates 
six  possible  checks  on  the  goodness  of  the  criterion  :  a)  statistical 
reliability  ;  b)  correlation  with  the  criteria  ;  c)  predictability  ;  d)  ac- 
ceptability to  the  job  analyst  ;  e)  acceptability  to  the  sponsor  of  the 
study  ;  /)  production  of  a  practical  change  in  the  situation  by  use  of 
the  derived  instrument. 

This  review  of  validation  methods  in  the  various  fields  of  meas- 
urement made  no  pretention  at  completeness.  The  aim  was  rather  focused 
on  bringing  a  sufficient  amount  of  information  into  light  so  that  a 
better  insight  might  result  of  the  nature  and  of  the  cleverness  of  the 
effort  made  to  verify  just  what  is  being  measured. 

Analytical  methods  have  delved  more  deeply  into  this  problem, 
endeavoring  to  break  down  the  macroscopic  study  of  test  validity  into 
that  of  item  validity.  A  terse  outline  of  these  methods  is  in  order  and 
is  now  presented  in  the  next  section. 

III.  —  Validation  of  Test  Items. 

Two  excellent  descriptions  of  item  validity  techniques  were  pre- 
sented to  students  of  psychometric  methods  by  Long,  Sandiford  and 
others8  in  1935  and  by  Guilford9  in  1936.  To  gain  a  comprehensive 
view  of  these  methods,  Guilford's  grouping  is  repeated  here  with  a 
few  additions. 

7  BELLOWS,  R.  M.,  Procedures  for  evaluating  vocational  criteria.  J.  appl.  Psychol., 
1941,  25,  499-513. 

8  LONG,  J.  A.,  SANDIFORD,  P.  and  OTHERS,  The  validation  of  test  items.  Bull. 
No.  3,  Depart.  Educ.  Res.  Univ.  Toronto,   1935. 

9  GUILFORD,  J.  P.,  Psychometric  Methods.  New  York:  McGraw-Hill,   1936. 


WHAT  DO  PSYCHOLOGICAL  TESTS  MEASURE?  241* 

Classification  of  Item  Validity  Methods. 

I.  —  Dichotomous  Scoring  and  Multiple  Criterion  Groups: 

1.  Precision  Method   (Peterson;   Uhrbrook  and  Richardson) 

2.  Henry's  Consistency  of  Performance. 

II.  —  Multiple  Scoring  and  a  Continuous  Criterion: 

3.  The  Correlation  Ratio   (also  Kelley's  Epsilon). 

4.  The  McCall  Method. 

5.  The  Long  Method   (also  called  the  McCall-Long-Bliss  Method). 

III.  —  Dichotomous  Scoring  and  a  Continuous  Criterion  : 

6.  The  Vincent  Overlapping  Method. 

7.  The  Modified  Vincent  Method. 

8.  Long's  Overlapping  Method. 

9.  Long's  Weighted  Overlapping  Method. 

10.  Bi-serial  r  Method. 

1 1 .  The  Lentz  Summation  of  Agreement. 

12.  Henry's  Mean  Criterion  Difference. 

13.  Method  of  Successive  Pools   (Toops) . 

14.  Method  of  Successive  Residuals    (Horst) . 

IV.  —  Dichotomous  Scoring  and  Dichotomous  Criterion  Groups: 

15.  High  vs  Low  Groups:  halves,  thirds,  quarters   (Holzinger)  ,  27%   (Kelley)  . 

16.  Critical  Ratio  Values. 

17.  Clark's  Index  of  Validity. 

18.  Cook's  Index  of  Discrimination  A. 

19.  Cook's  Index  of  Discrimination  B. 

20.  Cook's  Index  of  Discrimination  C. 

21.  Cook's  Index  of  Discrimination  D. 

V.  —  Other  Methods: 

22.  Symonds'  Balance  Method. 

In  general,  each  device  aims  at  selecting  items  of  greatest  diagnostic 
value  and  conversely  at  rejecting  worthless  material.  If  this  goal  is 
reached,  authors  worry  little  over  theoretical  criticisms  of  their  indices. 

Much  more  perturbing  were  the  painful  findings  reported  by  Horst 
and  by  Smith  that  the  mere  selection  of  the  most  valid  items  does  not 
by  itself  increase  the  validity  of  the  test  as  a  whole.  Interrelations  of 
items  cannot  be  overlooked. 

Theoretically,  the  ideal  test  is  one  in  which  the  individual  items 
while  correlating  highly  with  the  criterion  correlate  very  little  with 
one  another.  Paradoxically  also,  an  item  may  show  very  low  correlation 
with  a  criterion  and  still  have  worthwhile  predictive  value  in  the  test. 


242*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

This  occurs  when  it  correlates  to  a  high  degree  with  another  item  that 
does  itself  correlate  with  the  criterion. 

Methods,  such  as  Horst's  Method  of  Successive  Residuals,  afford 
a  practical  scheme  for  dovetailing  most  of  these  exigencies. 

A  few  experimental  investigations  have  attempted  to  evaluate 
several  of  these  techniques.  Worthy  of  mention  are  studies  by  Barthel- 
mess  10,  by  Cook  n,  by  Lentz  12,  by  Long  13,  Sandiford  and  others  14, 
by  Smith  15,  and  by  Swineford  16. 

With  special  reference  to  the  relative  worth  of  the  techniques, 
these  authors  list  the  comparative  merits  of  each  device  with  due  regards 
for  homogeneity  of  subjects,  effectiveness,  ease  of  computation,  reliability, 
length  of  the  test  and  many  other  inevitable  experimental  special  condi- 
tions. The  roll  call  of  these  nuanced  conclusions  would  be  here  tedious 
and  possibly  confusing. 

But  microscopic  distinctions  should  not  allow  plain  axioms  to  be 
lost  from  sight,  a)  The  value  of  any  validation  method,  whether  it 
concern  items  or  total  test  scores,  depends  to  a  great  extent  on  the 
validity  of  the  criterion  employed,  b)  Good  trustworthy  criteria  are 
hard  to  secure. 

In  many  methods,  the  criterion  is  the  total  score  on  the  test  itself. 
The  index  in  this  case  is  one  of  internal  consistency.  Some  authors  say 
with  reason  that  this  is  reliability.  Others  regard  it  as  validity  in  line 
with  the  following  logic.  Assuming  the  test  as  a  whole  to  be  valid, 
i.e.  to  measure  what  it  claims  to  measure,  then  the  correlation  of  each 
item  with  the  total  test  score  denotes  to  what  extent  the  item  measures 


10  BARTHELiMESS,  HARRIET,  M.,  The  validity  of  intelligence  test  elements.  New 
York:  Col.  Univ.  Teach.  Coll.  Contr.  Educ,    1931. 

11  COOK,  W.  W.,  The  measurement  of  general  spelling  ability  involving  controlled 
comparisons  between  techniques.  Iowa  City:  Univ.  la.  Stud.  Educ,  1932. 

12  LENTZ,  T.  F.,  H.IRSHSTEIN,  BERTHA  and  FINCH,  J.  H.,  Evaluation  of  me- 
thods of  evaluating  test  items.  J.  educ.  Psychol.,   1932,  23,  344-350. 

13  LONG,  J.  A.,  Improved  overlapping  methods  for  determining  validities  of  test 
items.  J.  exp.  Educ,  1934,  2,  264-267. 

14  LONG,  J.  A.,  SANDIFORD,  P.  and  OTHERS.,  The  validation  of  test  items.  Bull. 
No.  3.  Depart.  Educ.  Res.  Univ.  Toronto,    1935. 

16  SMITH,  M.r  The  relationship  between  item  validity  and  test  validity.  New- 
York:  Col.  Univ.  Teach.  Coll.  Contr.  Educ,   1934. 

i«  SWINEFORD,  FRANCES,  Validity  of  test  items.  J.  educ.  Psychol.,  1936,  27, 
68-78. 


WHAT  DO  PSYCHOLOGICAL  TESTS  MEASURE?  243* 

the  same  thing  as  the  whole  test  does,  or,  at  least,  to  what  extent  the 
item  and  the  total  test  have  the  same  diagnostic  value. 

It  will  be  observed  that  many  validation  methods  are  common  to 
both  test  and  item  analyses.  Of  course,  the  same  critical  comments  apply 
in  both  situations.  Yet  something  new  has  been  added  :  the  handling 
of  dichotomies.  During  the  course  of  its  derivation,  each  device  destined 
to  deal  with  these  all-or-none  quantities  had  to  formulate  various  as- 
sumptions. Ulterior  usage  would  do  well  to  reconsider  these  assumptions 
in  order  to  decide  whether  the  device  fits  the  particular  testing  situation. 

IV.  —  Weighting  Items  in  a  Test. 

The  study  of  item  weighting  follows  that  of  item  validity  in 
way  of  supplement. 

If  an  item  is  found  to  be  very  much  more  valid  than  another,  it 
seems  logical  that  it  should  bear  greater  weight  toward  the  final  score. 
Or  again,  if  true  knowledge  alone  can  produce  the  right  response  to 
one  question,  this  item  should  not  be  put  on  equal  footing  with  another 
one  where  pure  chance  can  also  lead  to  a  correct  marking. 

It  is  especially  in  reference  with  combining  tests  in  a  battery  that 
the  problem  of  weighting  has  been  tackled.  To  some  extent  it  applies 
to  items  in  a  test. 

Methods  have  been  devised  for  computing  weights  that  correct 
for  one  or  for  many  of  the  following  experimental  shortcomings  :  a) 
chance  success  ;  b)  errors  ;  c)  differences  in  dispersions  ;  d)  differences 
in  validity  ;  e)  differences  in  difficulty.  All  devices  open  debatable  issues 
with  regards  to  underlying  assumptions  and  final  gain  in  efficiency. 

Multiple  regression  coefficients  were  first  to  suggest  themselves  as 
the  ideal  weights.  Then  it  was  discovered  that  little  harm  was  done  by 
approximating  the  b's  so  that  small  numbers  like  1,  2,  3,  ...  would 
result  and  short-circuit  bothersome  calculations.  At  first  glance  it  would 
seem  that  by  simply  totalling  the  raw  scores  of  the  parts,  a  uniform 
weight  of  1  is  automatically  awarded  to  each  part.  Really  the  weights 
are  then  different  and  inversely  proportionate  to  the  variability  of  the 
parts.  Consciousness  of  this  fact  suggested  another  weighting  method, 
that  of  smoothing  out  inverted  standard  deviations. 


244*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

With  specific  reference  to  test  items,  Richardson  and  Adkins 17 
describe  a  method  reminiscent  of  the  regression  equation  without  the 
laborious  necessity  of  computing  endless  item  intercorrelations.  Another 
index,  Guilford's  scoring  weight 18,  assumes  approximately  equal  item 
intercorrelations  and  thereby  dispenses  with  the  inconvenience  of  com- 
puting them. 

With  tests  devised  to  measure  attitudes,  interests,  and  personality 
traits,  clever  weighting  schemes  were  developed  with  special  emphasis 
on  validity.  They  have  been  described  earlier  in  this  article  and  need 
not  be  repeated  here. 

The  importance  of  weighting  varies  with  the  nature  of  the  test. 
Whereas  instances  have  been  reported  where  nothing  was  gained  in 
efficiency  by  the  recourse  to  meticulously  determined  coefficients,  weight- 
ing seems  indispensable  in  personality  tests.  In  other  cases,  it  is  out 
of  the  question,  as  in  the  profile  type  of  measurement  when  the  pooling 
of  part  scores  conceals  the  fact  of  a  specific  serious  weakness  or  a  special 
ability  in  any  one  part.  Some  justification  is  therefore  in  order  when 
the  cumbersome  procedure  of  differential  weighting  accompanies  the 
test's  manual  of  directions. 

One  more  degree  of  insight  into  the  intricate  problem  of  validity 
may  result  from  a  rapid  examination  of  certain  outside  factors  thai 
affect  the  size  of  the  empirical  indices  previously  reported. 

V.  —  Some  Factors  Influencing  Validity. 

Very  frequently  the  index  of  validity  is  a  coefficient  of  correlation 
between  a  test  in  the  process  of  standardization  and  some  criterion  of 
the  ability  to  be  measured.  The  motility  of  any  correlation  coefficient 
is  a  well-established  fact.  Its  usual  satellite,  i.e.  its  standard  error, 
expresses  just  one  type  of  variability  and  certainly  not  the  one  of  greatest 
magnitude.  Some  factors  can  juggle  it  in  quasi  protean  fashion.  In  the 
field  of  test  construction,  these  factors  bear  specific  names  because  they 

17  Richardson,  M.  W.,  and  Adkins,  Dorothy,  C.,A  rapid  method  of  select- 
ing test  items.  J.  educ.  Psychol.,   1938,  29,  547-552. 

18  GUILFORD,  J.  P.,  A  simple  scoring  weight  for  test  items  and   its  reliability. 
Ps /chometrika,   1941,   6,   367-374. 


K* 


WHAT  DO  PSYCHOLOGICAL  TESTS  MEASURE?  24^ 

refer  to  unique  features  of  a  test.  Some  of  these  potent  influences  will 
now  be  reviewed  briefly  19. 

1.  Reliability.  The  correlation  of  a  test  with  a  criterion  is  notably 
lowered  by  unreliability  of  the  test  and  by  unreliability  of  the  criterion. 
This  is  called  attenuation.  All  textbooks  conspicuously  produce  a 
formula  to  correct  for  such  attenuation  and  no  further  thought  is  lost 
on  the  matter.  It  is  the  writer's  opinion  that  the  problem  deserves  more 
qualified  attention. 

For  purposes  of  illustration,  let  a  test,  for  instance,  a  personality 
test,  serve  as  predictor  for  teaching  ability,  which  is  evaluated  by  the 
criterion  of  immediate  supervisor's  ratings. 

The  raw  correlation  between  the  test  and  the  criterion  will  show 
directly  how  closely  the  test,  in  its  recognized  fallible  form,  will  agree 
with  the  supervisors'  ratings,  as  they  stand  with  their  own  imperfec- 
tions. This  may  be  just  the  thing  test-users  and  counselors  want  to 
know.  Any  correction  for  attenuation  in  this  case  would  be  deceitful. 

Secondly,  others  might  have  an  entirely  different  objective  in 
mind.  Their  problem  is  the  determination  of  the  predictive  value 
of  the  test,  again  in  its  necessarily  fallible  form,  for  predicting  gen- 
uine teaching  ability  itself,  without  the  unfortunate  attenuation 
brought  about  by  the  lack  of  accuracy  of  supervisors'  ratings.  They 
regard  the  ratings  procedure  as  one  of  various  means  toward  an  end 
and  are  ready  to  make  every  allowance  for  the  imperfections  of  the 
means.  Accordingly  they  take  one  step  in  extrapolation  beyond  actual 
findings,  and  correct  for  attenuation  in  the  criterion  only. 

A  third  and  final  situation  is  one  in  which  theoretical  knowledge 
is  in  the  making.  Applied  to  this  special  illustration,  the  object  of  re- 
search would  be  the  extent  to  which  the  personality  trait  itself  correlates 
with  teaching  ability  itself.  Extrapolation  now  reaches  out  at  both 
poles:  from  the  test  to  the  personality  trait  and  from  the  criterion  to 
teaching  ability.  Only  in  this  case  does  the  classical  formula  apply,  that 
which  corrects  for  attenuation  in  both  test  and  criterion. 

19   Guilford's  two  textbooks  supply   much  of   this  material. 


246*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

2.  The  Length  of  a  Test.  Within  limits,  the  longer  a  test,  the 
more  valid  it  is.  This  is  simple  logic  :  a)  a  longer  test  constitutes  a  more 
complete  exploration  of  the  measured  entity  ;  b)  length  directly  in- 
creases reliability  and  thereby  validity. 

Formulas  are  available  that  estimate  the  probable  validity  of 
lengthened  tests.  By  solving  these  formulas  for  an  infinite  increase  in 
length,  the  maximum  validity  approached  asymptotically  by  this  pro- 
cedure is  readily  obtained  and  serves  to  decide  by  just  how  much  a 
test  should  economically  be  lengthened.  The  same  formula  shows  how 
the  law  of  diminishing  returns  works  out  in  this  case  :  if  two  short 
tests  have  the  same  validity  coefficients,  the  less  reliable  is  the  one  to 
gain  more  in  validity  by  the  process  of  lengthening. 

3.  The  Time  Limit  of  the  Test.  When  a  time  limit  is  set  for  a 
test,  an  inverse  relationship  exists  between  reliability  and  validity.  As 
length  of  time  increases,  validity  grows  but  reliability  shrinks.  The 
test  constructor  faces  a  few  dilemmas  :  a)  What  optimal  time  should 
be  set  for  the  test  ?  b)  If  it  becomes  desirable  to  increase  the  time  limit, 
should  the  additional  time  be  spent  on  the  same  material  or  would 
more  be  accomplished  by  including  additional  material,  i.e.  by  length- 
ening the  test  ?  The  juggling  of  formulas  yields  a  ready  and  sufficiently 
accurate  way  of  deciding,  without  the  awkward  necessity  of  empirical 
try-outs. 

4.  Weighting  Items.  This  particular  feature  is  undoubtedly  a  fac- 
tor of  total  test  validity.  However  the  mere  mention  of  it  here  will 
suffice  as  a  more  extensive  discussion  is  presented  in  an  earlier  section  of 
this  article. 

5.  Difficulty.  In  general,  validity  is  best  determined  by  problems 
of  average  difficulty.  There  is  little  discriminatory  value  in  an  item 
either  too  easy  or  too  difficult. 

6.  The  Form  of  the  Test.  Magill 20  studied  this  particular  in- 
fluence, examined  the  published  contradictory  evidence,  and  arrived  at 
a  qualified  conclusion,  a)   If  just  the  gross  scores  are  used,  as  for  pur- 

20  MAGILL,  W.  H.,  Influence  of  the  form  of  item  on  the  validity  of  achievement 
tests.  J.  educ.  Psychot.,  1934,  25,  21-28. 


WHAT  DO  PSYCHOLOGICAL   TESTS   MEASURE?  247* 

poses  of  grading,  classification,  selection,  the  choice  of  a  given  form 
of  test  may  be  unimportant,  b)  If  responses  to  specific  items  are  to  be 
analyzed,  as  for  diagnosis,  for  determination  of  specific  gains  from 
instruction,  the  choice  of  the  most  valid  form  is  imperative. 

7.  Various  Administrative  Factors.  Several  administrative  factors 
affect  a  test  score  in  its  validity  and  in  its  reliability.  Published  studies 
outline  the  possible  influence  of  a)  the  rate  of  administration  ;  b)  the 
practice  on  tests;  c)  the  instruction  given  between  test  administrations; 
d)  the  directions  on  true- false  tests  ;  e)  the  arrangement  of  items  ac- 
cording to  difficulty. 

8.  Sampling.  The  sample  population  used  for  standardization  pur- 
poses should  be  perfectly  representative  of  the  total  population  for  which 
the  test  is  meant.  The  gravity  of  the  harm  done  to  validity  by  an  un- 
faithful sample  varies  directly  with  its  deviation  from  true  cross-section 
representation.  Even  with  a  true  sample,  especially  when  it  is  small  in 
size,  due  allowance  shoud  be  made  for  the  tendency  of  sample  statistics 
to  overestimate  indexes  of  dependability. 

From  this  synopsis  of  determining  factors,  the  reader  might  gather 
that  validity  behaves  erratically,  much  like  a  marionette  at  a  Punch  and 
Judy  show.  Fortunately  this  is  an  exaggerated  conclusion.  De  jure,  it 
should  be  so;  de  facto,  validity  of  good  tests  does  not  turn  out  to  be  so 
labile,  for  careful  authors  are  aware  of  the  factors  of  fluctuation  and 
spare  no  efforts  in  neutralizing  their  effects. 

A  Final  Word. 

Truly  this  survey  of  validity  in  its  many  ramifications  has  turned 
the  searchlight  on  the  high  spots  only.  But  integrated  with  similar 
studies  concerning  reliability,  item  scaling,  forms  of  test,  administrative 
procedures,  etc.,  il  will  help  establish  that  a  perfect  mental  test  is  a  work 
of  art  and  that  its  author  well  deserves  the  admiration  and  respect 
gladly  bestowed  on  all  creators  of  things  beautiful. 

Lawrence  T.  DAYHAW, 

Professor  at  the  Institute  of  Psychology. 


BIBLIOGRAPHIE 


Comptes  rendus  bibliographiques 


M.  LABOURDETTE,  M.-J.  NICOLAS,  etc.  —  Dialogues  théologiques...  Saint  - 
Maximin,  Les  Arcades,   [1947],  18,5  cm.,  151  p. 

Le  sous-titre  explique  qu'on  trouve  réunies  en  ce  volume  les  Pièces  d'un  débat 
entre  «  La  Revue  Thomiste  »  d'une  part  et  les  RR.  PP.  de  Labac,  Daniélou,  Brouillard, 
Fessard,  von  Balthasar,  S.J.  d'autre  part  ».  Engagement  partiel  d'un  combat  plus  général 
qui  s'est  mené  en  France  autour  de  ce  qu'on  a  appelé  la  théologie  nouvelle.  Je  dis  com- 
bat, car  les  participants  n'ont  pas  toujours  observé  la  sereine  attitude  d'une  discussiion 
platonique  ou...  scolastique,  ainsi  que  le  présent  opuscule  en  fait  preuve  pour  les  deux 
adversaires.  On  souhaite  qu'ils  imitent  plutôt  le  calme  du  R.P.  Garrigou-Lagrange  dans 
sa  réponse  (Angelicum,  juillet  1947),  à  l'article  passionné  qui  avait  été  dirigé  contre 
lui  dans  le  Bulletin  de  Littérature  ecclésiastique,  avril-juin  1947. 

Le  fond  du  débat  est  de  ces  sujets  qui  reviennent  périodiquement:  il  faut  s'adapter 
autant  que  possible  à  la  pensée  et  à  la  vie  des  contemporains,  tous  en  conviennent, 
chacun  de  son  point  de  vue;  mais  jusqu'à  quel  point  l'adaptation  exige-t-elle  l'abandon 
de  positions  antérieures,  voilà  le  litige*.  Il  y  a  une  option,  et  elle  tourne  autour  du 
thomisme,  voire  de  toute  la  scolastique  en  général.  Les  uns,  parfois  en  formules  élas- 
tiques, parfois  aussi  en  termes  assez  crus  (tomisme  enterré),  vous  diront  que  la  scolas- 
tique et  le  thomisme  en  particulier,  sans  cesser  d'être  utilisables  en  bien  des  parties,  sont 
tout  de  même  démodés,  qu'ils  ont  fait  leur  temps,  qu'il  n'y  a  plus  d'avoir  partie  liée 
avec  eux.  Les  autres  concèdent  que  la  scolastique,  même  thomiste,  n'est  pas  sans  imper- 
fections, inhérentes  à  tout  ce  qui  est  humain;  mais  ils  veulent  premièrement  qu'on  re- 
connaisse la  possibilité  de  constituer  une  métaphysique  permanente  des  vérités  révélées; 
ils  tiennent  ensuite  que  le  thomiste  satisfait  à  cette  possibilité:  au  lieu  de  le  rejeter 
comme  périmé  qu'on  l'accepte  vitalement,  et  l'on  aura  l'instrument  de  choix  pour 
s'approprier  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  la  pensée  contemporaine.  Le  dernier  paragiaphe 
du  présent  opuscule  met  bien  en  relief  ces  idées. 

La  deuxième  partie  de  l'alternative  va  de  soi  quand  on  s'est  nourri  du  thomisme, 
quand  faisant  confiance  à  l'Eglise'  on  s'est  mis  docilement  à  l'étude  de  saint  Thomas, 
pas  en  élève  paresseux  qui  répète  des  formules,  pas  en  adversaire  qui  cherche  à  prendre 
en  défaut,  mais  en  disciple  aussi  sympathique  pour  bien  entendre  qu'exigeant  pour  bien 
comprendre.  Qu'on  mette  le  temps  voulu  à  cette  formation  et  on  ne  pourra  manquer 
de  s'apercevoir  que  saint  Thomas  a  édifié  plus  qu'un  système  avec  ce  que  le  mot  com- 
porte de  rigide  et  de  limité:  il  est  trop  cohérent  avec  lui-même,  trop  souple  dans  ses 
applications,  trop  universel  dans  son  regard  pour  n'être  qu'un  système,  il  est  vaste 
comme  l'être  et  universel  comme  la  vérité.  Ainsi  muni  du  thomisme,  on  est  préparé  à 
aborder  toute  pensée,  si  étrangère  soit-elle,  pour  en  assimiler  tout  ce  qu'elle  contiendra 
de  bon. 


BIBLIOGRAPHIE  249  * 

On  voit  de  quel  côté  vont  nos  préférences  dans  ce  débat.  Nous  ne  voulons  pas 
nous  mêler  aux  questions  de  personnes.  Mais  pour  les  principes  nous  faisons  nôtre  tout 
spécialement  le  contenu  des  dernières  lignes  de  ce  Dialogue  théologique:  Le  progrès  de 
la  théologie  et  la  fidélité  à  saint  Thomas. 

Jacques  GERVAJS,  o.m.i. 


Edgar  HOCEDEZ,  S.J.  —  Histoire  de  la  théologie  au  XIXe  siècle.  Tome  III.  Le 
règne  de  Léon  XIII  (1878-1903).  Bruxelles,  L'Edition  Universelle;  Paris,  Descléic 
de  Brouwer,  1947.  23,5  cm.,  418  p.   (Museum  Lessianum,  Section  théologique  n°  45.  *) 

Incapable,  faute  de  communications  faciles  avec  l'Italie,  de  publier  d'abord  les  deux 
premiers  tomes  de  son  Histoire  de  la  théologie  au  XIXe  siècle,  le  R.  P.  Hocedez  nous  en 
livre  immédiatement  le  troisième:  la  théologie  sous  le  règne  de  Léon  XIII.  Ce  tome  III 
couvre  donc  l'une  des  périodes  les  plus  intéressantes  de  toute  l'histoire  de  la  science  sacrée, 
et  une  période  particulièrement  importante  pour  comprendre  l'état  et  les  problèmes  ac- 
tuels des  études  théologiques. 

L'A.  ne  se  contente  pas,  comme  trop  d'autres,  de  nous  compiler  un  catalogue  de 
noms  et  de  dates:  il  s'applique  à  la  tâche,  beaucoup  plus  délicate,  mais  incomparablement 
plus  profonde  et  plus  utile,  de  dégager  les  grands  traits  du  mouvement  théologique 
sous  l'action  des  divers  facteurs  historiques  qui  en  commandent  la  marche  et  qui  en 
expliquent  l'orientation.  Après  un  bref  chapitre  sur  l'époque  et  le  milieu,  et  un  autre, 
des  plus  précieux,  sur  les  caractéristiques  de  la  théologie  pendant  les  dernières  années  du 
XIXe  siècle,  il  passe  à  l'étude  plus  détaillée  des  principales  questions  agitées  pendant  cette 
période:  controverses  entre  catholiques  de  tendance  progressiste  et  conservatrice  (ch.  III), 
controverses  et  progrès  de  l'apologétique  (ch.  IV)  ,  controverses  scolaires  et  problèmes 
scolastiques:  molinisme,  salut  des  infidèles,  grâce  sanctifiante,  analyse  de  l'acte  de  foi, 
causalité  des  sacrements,  essence  du  sacrifice  de  la  messe,  transsubstantiation,  eschathologie, 
progrès  de  la  marialogie  et  de  l'ecdésiologie  (ch.  V) ,  théologie  morale,  ascétique  et  mys- 
tique (ch.  VI)  .  Enfin,  le  ch.  VII  nous  présente  les  écoles  et  les  théologiens  scolastiques, 
et  nous  décrit  l'œuvre  doctrinale  de  Léon  XIII. 

Impartiale,  objective,  très  solidement  documentée  et  de  lecture  agréable,  cette  œuvre 
rendra  les  plus  grands  services.  Les  grandes  synthèses  historiques  ne  s'y  élaborent  pas  à 
priori,  elles  se  dégagent  de  l'examen  sérieux  des  aspects  si  multiples  et  si  complexes  de  la 
vie  intellectuelle  de  ces  vingt-cinq  années.  La  théologie  de  la  fin  du  XIXe  siècle  s'y  révèle 
principalement  apologétique,  et  partant,  positive  et  critique,  en  réaction  nécessaire  contre 
le  rationalisme  multiforme  du  temps;  par  contre,  on  y  voit  trop  négligée  l'intelligence 
de  la  foi,  la  pénétration  vitale  des  dogmes.  «  Toutefois  cette  critique,  conclut  justement 
l'A.,  ne  doit  pas  faire  déprécier  les  progrès  réalisés:  elle  prétend  seulement  rappeler  que, 
sans  rien  sacrifier  des  résultats  obtenus,  la  théologie,  si  elle  veut  répondre  aux  besoins  des 
âmes,  doit  s'orienter  vers  une  vue  plus  adéquate  de  sa  nature  et  de  son  rôle.  Ce  sera,  es- 
pérons-le, le  progrès  de  demain,  et  tout  paraît  indiquer  que  les  théologiens  le  compren- 
nent »   (p.  402)  . 

L'histoire  de  la  théologie  catholique,  le  grand  moyen  âge  excepté,  a  trop  peu  retenu 
l'attention  des  chercheurs:  et  c'est  fort  regrettable,  tant  pour  l'histoire  que  pour  la 
théologie.  L'œuvre  du  R.P.  Hocedez,  surtout  quand  viendront  la  compléter  les  deux 
premiers  tomes,  contribuera  très  heureusement  pour  sa  part  à  combler  cette  lacune.  Espé- 
rons que  les  siècles  de  la  décadence  de  la  scolastiquc,  puis  du  grand  renouveau  salmantin, 


250*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

pour  ne  mentionner  que  ceux-là,   trouveront  bientôt  eux  aussi  leur  historien  fidèle  et 
compétent. 

Eugène  MARCOTTE,  o.  m.  i. 


Joseph  DE  FINANCE.  —  Être  et  Agir  dans  la  Philosophie  de  Saint  Thomas.  Paris, 
Beauchesne  et  ses  fils,   1945.  371   p. 

«  ...  l'objet  de  ce  travail  est  de  montrer  comment  la  métaphysique  de  l'agir  résulte, 
dans  le  thomisme,  de  la  métaphysique  de  l'être,  ou,  si  l'on  veut,  comment  l'affirmation 
de  l'existence  appelle  l'affirmation  de  l'activité  »  (p.  2)  .  L'auteur  précise  plus  loin  (p. 
28)  :  «Montrer  comment  le  thomisme,  grâce  à  l'approfondissement  de  la  notioin  d'être 
et  à  la  considération  du  mystère  des  origines,  sauvegarde  la  réalité  propre  et  fonde  la  né- 
cessité de  l'agir,  fournit  le  vrai  sens  et  la  justification  du  dynamisme  universel...  » 

A  la  page  suivante,  l'auteur  nous  expose  son  plan  : 

[1]  «Ainsi  sommes-nous  amené  à  exposer,  dans  ses  grandes  liignes,  mais  tou- 
jours en  fonction  du  problème  de  l'agir,  la  doctrine  ontologique  de  saint  Thomas  » 
[ch.    1-3]. 

[2]  «Du  problème  abstrait  de  l'être,  nous  passons  donc  au  problème  concret  de 
la  création,  au  sens  le  plus  compréhensif  du  mot»    [ch.  4]. 

[3]  «  C'est  alors  que  se  révéleront  à  nous  la  vraie  nature  et  le  vrai  sens  du  dyna- 
misme universel;  alors  seulement  que  nous  donnerons  à  la  notion  de  bien,  et  à  l'axiome 
ens  et  bonum  convertuntut  toute  leur  portée»    [ch.  5-6]. 

[4]  «  Une  fois  décelées,  à  l'intime  de  l'être,  les  amorces  de  l'agir,  il  restera  à 
étudier  l'agir  lui-même  dans  sa  réalité  originale  [ch.  7],  à  préciser  quel  genre  d'enri- 
chissement, à  chacun  de  ses  niveaux    [ch.   8],  il  apporte  à  son  sujet.  » 

[5]  «  Mais  cette  étude  serait  trop  incomplète  si  nous  nous  contentions  d'envi- 
sager, dans  leur  pureté  formelle,  les  divers  types  d'activité...  C'est  pourquoi,  dans  un 
dernier  chapitre  [ch.  9],  nous  nous  efforcerons  de  déterminer  concrètement  ce  terme 
du  dynamisme  cosmique,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  du  dynamisme  spirituel,  auquel 
tout  est  ordonné.  » 

L'entreprise  ne  manquait  pas  de  hardiesse,  surtout  si  l'on  considère  la  méthode 
adoptée  :  mettre  sans  cesse  en  lumière  les  véritables  raisons  métaphysiques  du  lien 
nécessaire  qui  relie  l'agir  à  l'être,  et  ce,  dans  tous  les  problèmes  soulevés  par  la  méta- 
physique et  la  psychologie  thomiste  ;  exposer  en  même  temps  la  véritable  position 
de  saint  Thomas  et  signaler  à  l'occasion  les  variations  de  sa  pensée  au  cours  de  sa  vie 
et  dans  ses  différentes  ceuvres  ;  et  tout  cela  condensé  au  moins  de  375  pages. 

Il  faut  féliciter  l'auteur  de  son  oeuvre.  De  la  première  page  à  la  dernière,  il  tient 
son  lecteur  dans  les  hauteurs  de  la  spéculation  la  plus  profonde,  sauf  de  rare  moment 
où  le  romantique  vient   reposer  le   métaphysicien. 

Quoique  la  thèse  de  l'auteur  nous  plaise  à  cause  de  son  dessein  très  opportun,  de 
l'utilisation  abondante  et  ordinairement  judicieuse  des  oeuvres  du  Docteur  angélique, 
nous  regrettons  de  ne  pouvoir  donner  une  adhésion  pleine  et  entière  à  l'une  ou  l'autre 
de  ses  positions  sur  des  problèmes  d'importance  dans  l'évolution  actuelle  de  la  pensée 
philosophique.  Ainsi  en  est-il  de  la  question  du  point  de  départ  de  la  métaphysique 
(pp.  3,  31  -  36,  70),  de  celle  du  concours  divin  (p.  231),  des  suppléances  de  l'art 
et  de  l'histoire  aux  déficiences  de  la  science  et  de  la  sagesse  (p.  322).  D'autres  problèmes 
ne  sont  pas  serrés  d'assez  près  qui  devraient  l'être  pour  éclairer  la  conclusion  d'ensemble 
de  l'oeuvre  entreprise  :   tels  celui  du  désir  naturel  de  voir  Dieu,   celui  de  l'objectivité  de 


BIBLIOGRAPHIE  251* 

la  connaissance  sensible  et  celui  de  l'abstraction.  Enfin  comment  se  fait-il  que  certaines 
questions  qui  touchent  aux  points  névralgiques  de  la  synthèse  thomiste  de  la  connais- 
sance humaine  soient  complètement  passées  sous  silence  ;  et  ici  nous  pensons  particu- 
lièrement à  celui  de  l'intellect  agent.  Il  faudrait  sans  doute  signaler  que  la  foi  de  l'au- 
teur en  notre  faculté  abstractive,  sans  être  éteinte,  n'est  pas  très  vive  (voir  Cogito 
Cartésien  et  Réflexion  Thomiste,  p.   27). 

Et  que  dire,  en  dernier  lieu,  de  sa  confiance  en  saint  Thomas  ?  Des  propositions 
comme  celles-ci  nous  font  sursauter  :  «  Ces  considérations  [il  s'agit  ici  des  suppléances 
de  l'art  et  de  l'histoire  aux  déficiences  de  la  science  et  de  la  métaphysique  dans  la  per- 
ception de  l'être]  que  tout  dans  sa  métaphysique  de  l'esse  invitait  saint  Thomas  à 
formuler,  on  ne  les  trouvera  nulle  part  dans  son  oeuvre.  À  quoi  bon  signaler  un  déficit 
évident  ?  Lui  qui  avait  si  bien  vu  dans  l'actualité  des  choses  leur  lumière,  dans  l'exis- 
tence l'acte  des  actes,  et  dans  le  singulier  le  seul  existant,  lui  qui  avait  déplacé  de  la 
forme  aristotélicienne  vers  l'acte  d'être  la  valeur  maîtresse  de  l'ontologie,  il  n'a  pas  osé 
s'avouer  ta  révolution  corrélative  qui  s'imposait  ici,  ni  dire  adieu  aux  préjugés  du 
conceptualisme  ancien»  (p.  323).  Et  un  peu  plus  bas  :  «Respect  timoré  du  Philo- 
sophe? Saint  Thomas  sait  bien,  sans  trop  le  dire,  en  secouer  le  joug.  Il  semble  qu'ici' 
son  tempérament  cérébral  ait  vaincu  sa  métaphysique.  Intellectuel  selon  tout  ce  que 
ce  mot  comporte  de  puissance,  mais  aussi  de  limitation,  saint  Thomas  n'a  pas  réussi 
à  développer  son  intellectualisme  jusqu'au  point  où  par  un  dépassement  généreux  il 
se  fut  humanisé.  En  possession  de  principes  qui  lui  permettaient  de  comprendre  sym- 
pathiquement  toutes  les  activités  humaines  et  d'explorer  avec  un  intérêt  accru  ks 
moindres  recoins  de  l'univers,  il  a  laissé,  sans  y  jeter  un  regard,  d'immenses  espaces. 
On  peut  tirer  du  thomisme  une  théorie  cohérence  de  l'art  et  une  métaphysique  de 
l'amour,  mais  à  saint  Thomas  lui-même,  le  monde  de  l'esthétique  et  jusqu'à  un  certain 
point  celui  de  la  vie  affective  sont  restés  étrangers»  (p.  323-324)  (Les  soulgnés  sont 
de  nous.)  Qu'en  pense,  du  haut  du  ciel,  l'auteur  du  traité  des  passions,  des  questions 
si  riches  sur  la  charité  et  les  vertus  morales  ? 

La  raison  de  la  défiance  de  l'auteur  à  l'égard  de  saint  Thomas  ne  viendrait-elle 
pas  de  ce  qu'il  a  prononcé  son  acte  d'allégeance  au  Docteur  angélique  entre  les  mains 
du  père  Maréchal  ? 

Jean   PÉTRIN,    o.m.i. 


VlNCENZO  CAPPARELLI.  —  La  sapienza  di  Pitagora.  Padova,  Cedam,  1941-44. 
2  vol.  25.5cm.  XI-642,  XVI-893p. 

Deux  forts  volumes  très  bien  documentés  sur  la  sagesse  de  Pythagore.  Le  premier 
volume  traite  des  sources,  tandis  que  le  second,  divisé  en  deux  parties,  étudie  les  sa- 
gesses orientale  et  grecque  antérieures  à  Pythagore  et  la  science  proprement  pythago- 
ricienne. 

Dans  le  prologue  de  son  travail,  l'A.  se  plaint  de  l'incompréhension  et  de  l'apathie 
des  Italiens  pour  une  école  qui  fut  la  leur  et  il  prétend  que  seul  un  retour  à  l'ancienne 
sagesse  italique  peut  aider  à  une  renaissance  puissante  et  originale  de  la  philosophie 
italienne.  Il  examine  ensuite  l'histoire  du  pythagorisme  dans  la  littérature  moderne 
et  chez  les  auteurs  italiens. 

Il  étudie  les  sources  directes  et  indirectes  (témoignages)  de  l'école  pythagoricienne. 
Les  premières  suffisamment  nombreuses  sont  toutes  suspectes.  Les  témoignages  sont, 
pour  la  plus  grande  partie,  considérés,  eux  aussi,  sans  valeur.  On  peut  cependant, 
d'après  le  travail   de  l'A.   remonter  infailliblement  au   quatrième  siècle   avant  J.-C   où 


252*  REVUE  DE  L'UNIVERSITÉ  D'OTTAWA 

nous    trouverons    la    matière    suffisante    pour    reconstituer,    dans    son    essence,    le    vaste 
édifice  doctrinal  de  Pythagore. 

Dans  la  première'  partie  du  second  volume,  l'A.,  considérant  la  sagesse  orientale 
prépythagoricienne,  passe  en  revue  toute  la  production  scientifique  de  l'Orient.  Puis, 
il  étudie  la  Grèce  avant  l'avènement  du  philosophe  de  Samos,  la  pensée1  philosophique 
chez  les  poètes  grecs,  la  mystique,  la  philosophie  et  la  science  proprement  dites. 

Après  avoir  insisté  sur  l'Ecole*  de  Milet,  il  passe  à  la  seconde  partie  du  deuxième 
tome  (p.  405-893)  où  nous  trouvons  la  science  pythagoricienne  elle-même.  La  logis- 
tique, l'algèbre,  l'arithmétique  ou  la  théorie  des  nombres,  la  géométrie,  la  théorie 
mathématique  de  la  gamme  musicale,  l'astronomie,  la  biologie  et  la  médecine,  font 
tour  à  tour  l'objet  des  recherches  du  savant  auteur. 

Travail  considérable,  la  Sapienza  di  Pitagora  constitue  une  mine  pour  l'étude 
de  la  sagesse  ancienne  et  fait  preuve  d'une  science  et  d'une  érudition  très  profondes 
chez  l'auteur  qui  a  eu  le  courage  de  le  conduire  à  terme. 

Nous  souhaitons  avec  M.  Vincenzo  Capparelli  que  le  monde*  retrouve  sa  véritable 
force  morale  et  n'insiste  pas  uniquement  sur  la  force  brutale  ou  la  valeur  technique. 
Nous  ne  pouvons  cependant  pas  nous  résoudre,  avec  le  même  enthousiasme  que  lui,  à 
ce  que  l'Italie  ne  donne  au  monde  que  le  seul  message  pythagoricien.  La  mission  de 
l'Italie  nous  paraît  plus  belle.  La  doctrine  de  Pythagore  est  certes  très  noble,  très  élevée, 
mais  tout  en  admettant  que  «  il  mondo  non  ha  più  bisogno  di  vuote  formule  specula- 
tive, ma  di  une  sagezza  ;  un  rinnovamento  radicale  di  prospettiva,  di  atteggiamenti 
si  impose*  anche  in  filosofia  »  (vol.  1,  p.  640),  nous  doutons  que  le  monde  ait  réelle- 
ment besoin  de  cette  «  nuova  guida  spirituale  che  non  sia  una  filosofia  nel  senso  nudo 
délia  parola,  ma  una  religione,  un'etica,  una  politica  e  soprattutto  un  nuovo  tenore 
di  vita^>  (p.  641)  et  surtout  que  «  t'Antiquissima  itaïorum  sapiential  (entendez  le 
pythagorisme  !)  puisse  permettre  à  l'Italie  «  di  diventare  la  guida  spirituale  di  una 
futura  e  migliore  umanità  »    (ibid.)  . 

Nous  croyons  plutôt  que  l'humanité  a  besoin  de  formules  spéculatives  pleines  et 
fécondes,  nous  croyons  fermement  aussi,  sans  nier  la  gloire  de  Pythagore,  que  la  Sicile 
a  produit  un  philosophe  digne  et  capable  de  nous  fournir  ces  formules  spéculatives 
pleines  de  vie  dans  la  personne  d'un  saint  Thomas  d'Aquin.  Nous  sommes  surtout 
convaincus  que  la  véritable  gloire  de  l'Italie  réside  dans  la  possibilité  de  fournir  au 
monde  une  religion  et  une  éthique  «e  soprattutto  un...  tenore  di  vita»  dans  la  religion 
du  Christ  dont  le  centre  visible  réside  à  la  Cité  du  Vatican. 

Ce  que  nous  regrettons  également  dans  le  travail  La  Sapienze  di  Pitagora,  c'est 
le  sérieux  que  l'auteur  semble  apporter  à  certaines  théories  qui  veulent  voir  dans  l'Evan- 
gile du  Christ  un  mélange  de  pythagorisme  et  d'hébraïsme  :  «  La  vita  raccontata  nei 
sinottici  riconosce  due  grandi  sorgenti  :  la  Leggenda  di  Pitagora  e  l'aggregato  messia- 
nico.  Per  la  massa  i  due  contributi  sembrano  equilibrarsi;  ma  senza  dubbio  l'elemento 
greco  domina  il  miseuglio;  anzi  dalla  vita  di  Gesù  dei  sinottici  si  puô  eliminare  quello 
che  è  frutto  dell'influenza  dell'Antico  Testamento,  senza  che  per  questo  l'economia 
délia  Vita  ne  sia  lésa;  ci  si  provi  invece  a  sopprimere  tutto  ciô  che  procède  dal  modello 
greco,  corne  il  Levy  [La  Légende  de  Pythagore  de  Grèce  en  Palestine,  Paris,  1927, 
p.  343]  crede  di  aver  mostrato,  e  tutto  lo  scheletro  dell'edifizio  evangilico  crollerà  » 
(vol.  1,  p.  557)  Il  est  vrai  que  l'A.  trouve  les  conclusions  «  un  po'  gravi  e  certo  non 
troveranno  molti  che*  vorranno  accoglierle  per  buone  e  non  è  qui  nostro  intendimento 
di  prenderne  le  di  fesse  »  (vol.  1,  p.  557),  mais  il  semble  cependant  que  ces  mêmes 
conclusions  et  des  doctrines  similaires  (vol*.  2,  p.  164),  lui  sourient  passablement  si 
nous  lisons  vol.   1,  p.  558  ;   2,  p.    162  ;  si  on  considère  aussi  qu'il  ne  semble  pas  très 


BIBLIOGRAPHIE  253* 

sympathique  aux  Pères  de  l'Eglise  qui  ont  tout  fait  pour  ruiner  la  renommée  de 
Pythagore  (vol.  1,  p.  558)  et  qui  se  montrent  ombrageux  de  la  renommée  d'Apollo- 
nius (vol.  1,  p.  566),  etc.  (Voir  aussi  vol.  2,  p.  161,  et  les  préjugés  des  Pères, 
p.   162  et  leur  esprit  «  denigratore  »,  p.    166.) 

Nous  sommes  de  ceux  qui  trouvent  «  un  po  gravie  certaines  de  ces  formules, 
mais  nous  tenons  quand  même  à  redire  que  les  volumes  de  M.  Caparelli  méritent  d'être 
connus  et  utilisés  par  ceux  qu'intéresse  la  philosophie  ancienne. 

Gaston   CARRIÈRE,   o.  m.  i. 


UNE  NOUVELLE  REVUE  CARMÉLITAINE 

Tout  le  monde  connaît  les  Etudes  carméîitaines  et  l'on  sait  aussi  quel  bien  les 
penseurs  en  disent.  Revue  de  tenue  scientifique  impeccable  et  d'intérêt  toujours  actuel 
les  Études  sont  un  vrai  régal  pour  l'élite  de  langue  française  et  aussi  pour  les  intellectuels 
qui  lisent  le  français.  Les  Etudes  constituent  la  contribution  de  la  France. 

Voici  qu'aujourd'hui,  nous  arrive  de  Rome  une  autre  revue  carmélitaine.  Les 
Ephemerides  carmelitanœ,  dues  à  la  faculté  de  théologie  du  Collège  international  Sainte  - 
Thérèse  des  Carmes  Déchaux,  veulent  étudier  la  pénétration  de  la  doctrine  et  de  l'histoire 
de  l'Ordre  dans  les  diverses  branches  de  la  théologie,  montrer  l'importance  de  cette 
doctrine  en  même  temps  que  souligner  l'influence  de  la  vie  carmélitaine  dans  la  vie  de 
l'Église  tout  entière. 

Plusieurs  âmes,  sous  l'inspiration  vivifiante  de  l'Esprit-Saint,  se  tournent  vers  les 
grands  maîtres  mystiques,  saint  Jean  de  la  Croix  et  sainte  Thérèse  d'Avila,  dans  leui 
recherche  de  Dieu.  Or,  une  étude  approfondie  de  la  doctrine  spirituelle  de  ces  grands 
saints  ne  peut  se  bien  comprendre  sans  une  étude  profonde  de  la  vie  de  l'Ordre,  de  même 
aussi  que  la  vie  de  l'Ordre  ne  saurait  être  appréciée  de  façon  adéquate  sans  une  com- 
préhension de  plus  en  plus  parfaite  de  la  spiritualité  des  deux  réformateurs  du  Carmet. 

Tels  sont  les  buts  des  Ephemerides  carmelitanœ.  De  caractère  international  par 
ses  collaborateurs  —  en  grande  majorité,  pour  ne  pas  dire  exclusivement  Carmes  — 
et  aussi  par  les  langues  utilisées  dans  la  rédaction  des  articles  (un  résumé  écrit  en  latin 
donne  la  substance  des  articles),  cette  revue  s'impose  à  l'attention  de  tous  les  directeurs 
de  séminaires  ou  de  scolasticats,  et  des  prêtres  qui  veulent  une  étude  scientifique  de  la 
vie  carmélitaine  et  de  sa  spiritualité. 

La  revue,  formant  un  volume  annuel  de  416  pages,  paraît  en  mai  et  en  novembre. 
Le  prix  de  l'abonnement,  compte  tenu  de  l'évaluation  actuelle  de  la  lire  italienne  est 
très  abordable  :  800  lires.  L'administration  des  Ephemerides  est  établie  au  Collegio 
Santa  Teresia,  Corso  d'Italia  39,  Roma,  tandis  que  l'administration  est  confiée  à  la 
Libreria  Fiorentina,  Corso   1,  Firenze. 

Gaston   CARRIÈRE,    o.  m.  i. 


TABLE     DES     MATIÈRES 

SECTION    SPÉCIALE 

Année  1947 


Articles   de   fond 

BELLEMARE  (R.)>  O.M.L  —  Réflexions  suc  la  génération 

Professeur  à  la  faculté  spirituelle 219*-229* 

de  théologie. 

DAYHAW  (L.  T.) — What  do  Psychological  Tests  Measure?  230*-247* 
Professor  at  the  Institute 
of  Psychology. 

DOUCET  (V.) ,  O.F.M. — Une  nouvelle  source  de  la  «  Sum- 

ma  fratris  Alexandra  »  5 1  *-66* 

GREENWOOD  (T.)  .  —  The  Philosophy  of  Nature  of  Denis 

Lecturer  in  the  Faculty  Diderot    ............  1 69*- 186* 

of  Philosophy. 

MOONEY  (E.  B.) .  —  The  Formative  Evolution  of  New- 
mans Concept  on  the  Doctrine  of 
Justification  21*-50* 

O'GRADY  (D.  C.) .  —  Psychomatics,  Hylemorphism  and 

Typology   113*-125* 

OSTIGUY    (R.),  O.M.I.  —  De  la  nature  du  droit  selon 

Professeur  à  la  faculté  sa{nt   Thomas ....      69*-112* 

de  philosophic 

PAGANO  (S.)  ,  O.M.I.  —  De  Inspiratione  apud  Dominicum 

Professeur  à  la  faculté  Banez,   O.P 5*-20* 

de  théologie. 

POLLET  (J.-V.-M.) ,  O.P.  —  L'anglicanisme  libéral  et  le 

mouvement  oecuménique 133*- 168* 


TABLE  DES   MATIÈRES  255* 

VOSTÉ  (J.-M.),  O.P.  —  Cinquante  ans  d'études  bibliques   193*-218* 

Secrétaire  de  la  Commission 
biblique  pontificale. 

Bibliographie 

(Comptes  rendus  bibliographiques) 

BOULARAND  (Ephrem) ,  S.  J.  —  La  venue  de  l'homme  à  la 
foi  d'après  saint  Jean  Chrysostome.  (Eugène  Mar- 
cotte, o.m.i.) 128* 

CAPARELLI  (Vincenzo)  .  —  La  sapienza  di  Pitagora  (Gas- 
ton Carrière,  o.m.i.)    251*-253* 

Dictionnaire  de  spiritualité  ascétique  et  mystique,  doctrine 

et  histoire.   (R.  B.)    ..........  67*-68* 

DlGGS  (Bernard  James) ,  Ph.D.  —  Love  and  Being.  (Henri 

Saint-Denis,   o.m.i.)    .... 191*-192* 

FALLER  (Othone) ,  S.  J.  —  De  priorum  sœculorum  silentio 
circa  Assumptionem  B.  Mariœ  Virginis.  (Roméo 
Arbour,  o.m.i.)  67* 

FINANCE  (Joseph  de) .  —  Être  et  Agir  dans  la  Philosophie 

de  saint  Thomas.   (Jean  Pétrin,  o.m.i.) 250*-251* 

GALTIER  (Paul) ,  S.J.  —  Le  Saint-Esprit  en  nous  d'après 

les  Pères  grecs.   (Rhéal  Laurin,  o.m.i.)    190 


* 


HOCEDEZ  (Edgar) ,  S.J.  —  Histoire  de  la  théologie  du 
XIXe  siècle.  Tome  III.  Le  Règne  de  Léon  XIII. 
(Eugène  Marcotte,  o.m.i.)    249*-250* 

HUBY  (Joseph) ,  S.J.  —  Saint  Paul,  Première  Épître  aux 

Corinthiens.   (Donat  Poulet,  o.m.i.)    127'* 

LABOURDETTE  (M.)  et  NICOLAS  (M.-J.) ,  etc.  —  Dialo- 
gues théologiques.    (Jacques  Gervais,  o.m.i.) 248*-249* 

LEVIE  (Jean) ,  S.J.  —  Sous  les  yeux  de  l'incroyant.   (Eu- 
gène Marcotte,   o.m.i.)    ......  126*- 127* 


* 


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Sanjuanistica.    Studia  a  professoribus  facultatis  theologicœ 
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