REVUE
DE PARIS
XIII
IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ET CIB,
KCE SAINT-BENOIT, 7.
REVUE
DE PARIS
^ïûûccveâe S/eue. — *s6n?iee sS^J
TOME TREIZIEME
PARIS
AU BUREAU DE LA REVUE DE PARIS
QUAI MALA.QUÂIS, 17
1843
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/v1revuedeparis1843vr
HUBERT TALBOÏ.
Que n'avez -vous passé quelques semaines au milieu de cette
vallée, dans la paix et la liberté ! Que n'en avez-vous parcouru tous
les sentiers et caressé du regard et de la pensée tous les sites, tous
les recoins, aux plus doux momens du jour et de la nuit! Vous trou-
veriez comme moi que ce pays est le plus beau du monde, vous
souhaiteriez d'y vivre et d'y mourir, et ces heureuses journées vi-
vraient dans votre mémoire comme un de ces souvenirs brillans
qu'on retrouve si clairsemés, quand on est vieux, sur l'uniforme ob-
scurité de la vie. Que ne connaissez-vous surtout le bon M. Noël, le
curé du lieu, et son presbytère un peu écarté du village, une petite
maison si paisible, si modeste, si riante, qu'elle répand un air de
grâce et de bonheur jusque sur le cimetière qui l'avoisine ! On n'a
plus pour ainsi dire regret à la mort qui vous y envoie dormir pour
jamais. Il semble qu'on ira seulement demeurer un peu plus près de
cet excellent homme. Dans ce cimetière, je vous aurais montré la
tombe, à présent cachée sous les herbes, du malheureux que ce récit
vous fera connaître. Le souvenir de celui qui repose sous ce gazon
vous rendrait surtout ce pays doux et cher. Il l'a consacré par sa vie
et par sa mort. Il a laissé partout dans ces paysages comme un par-
fum d'infortune poétique que j'ai pris plaisir à recueillir.
C'est au cœur de la Bourgogne, à quelques lieues de Dijon. La
rivière, côtoyée par une route, traverse à pleins bords la vallée. Sur
chaque rive s'élèvent en amphithéâtre, semés d'arbres, tapissés de
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vignes, des coteaux couronnés de feuillages sombres où perce çà
et là quelque cime de roches rougeàtres. Un chemin creux part du
bord de l'eau et s'avance en montant à travers les champs, dont la
limite est plantée de menus arbres. Le village est au bout, après dix
minutes de marche.
On était dans les grands jours, à cette heure du soir où l'on quitte
les travaux des champs et que les poètes ont tant célébrée; heure
pleine de bruits, de rayons, de magnifiques spectacles, et pourtant
d'une mélancolie inexprimable. Le soleil se couchait derrière les
collines, et ses derniers feux, se brisant sur l'arête des monts, rejail-
lissaient en quelque sorte plus éclatans et remplissaient encore la
vallée. Un reflet rouge embrasait les sommets opposés; les ombres
s'allongeaient sur les chemins, une poussière ardente s'élevait sous
les pieds des bestiaux qui se pressaient sur la route, faisant sonner
en tumulte leurs clochettes fêlées; les charrettes revenaient com-
blées de foin , traînées par deux bœufs accouplés le front bas et pe-
samment couronné par le joug. Des filles suivaient, bras nus, le ta-
blier plein d'herbes, en chantant d'une voix perçante que l'écho ren-
voyait au loin. Puis venait un paysan qui rentrait en sifflant, son
boyau sur l'épaule; des chiens aboyaient dans l'éloignement. Tous
les chants, tous les bruits, tous les vagues murmures se confondaient
avec une triste harmonie dans cette lumineuse et chaude atmo-
sphère.
Sur le bord de la route qui longeait la rivière s'élevait un tertre
couvert d'ombre par un bouquet de peupliers et rafraîchi par un
ruisseau qui coulait dans la prairie voisine. Là était assis un jeune
homme d'un extérieur singulier. 11 était vêtu d'un pantalon de toile,
serré d'une ceinture bleue; sa veste de velours était près de lui par
terre; il portait, un peu incliné sur le front pour se garantir du so-
leil , un chapeau de paille orné sur le côté d'un gros bouquet de fleurs
des champs attaché d'un ruban fané. On entrevoyait là-dessous un
visage jeune, d'une expression fine et noble, un teint hàlé mais délicat,
deux yeux bleus et une forêt de cheveux roux et touffus; il tenait
un li\re sur ses genoux, mais il ne lisait point. Il se retournait par
momens et demeurait tout occupé de l'admirable spectacle qu'il avait
sous les yeux.
Cependant une troupe de jeunes filles s'avançaient sur la route en
babillant. Elles entouraient une charrette où trônait sur les herbes
fleuries une de leurs compagnes vêtue avec plus de recherche, et qui
semblait la fille d'un gros fermier.
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Du plus loin que ces filles virent le jeune homme, elles se turent,
et chacune lui dit bonjour en passant.
Le jeune homme leva la tête.
— Tu n'as pas de fleurs, Toinette?
— Non, Adèle a tout pris aujourd'hui.
Elle montra sur la charrette la jeune fille, abritée sous son grand
chapeau, et qui affectait de ne point détourner les yeux.
— Allez, monsieur Hubert, elle a fait un beau bouquet, reprit Toi-
nette en riant.
Les filles s'entreregardèrent d'un air goguenard.
— Allons, donne-le lui donc, puisque c'est pour lui que tu l'as fait.
La fille de la charrette sourit avec un mélange de courroux et de
confusion :
— N'en croyez rien, monsieur Hubert... Qu'elle est folle, cette Toi-
nette!.. J'avais cueilli ces fleurs pour moi... Si elles vous font plaisir,
les voilà.
Elle lança à tour de bras un bouquet qui alla tomber aux pieds du
jeune homme; on poussa des cris de joie; le jeune homme remercia
d'un geste et respira l'odeur du bouquet; la jeune fille se retourna
ravie et riant encore.
— Bonsoir, monsieur Hubert, dirent les filles. — Elles rejoignirent
la charrette, qui marchait toujours.
Pendant que cela se passait, une cavalcade que personne n'avait
encore aperçue s'avançait à petit pas derrière la charrette, à travers
des flots de poussière. Une femme jeune, en habit de chasse, mar-
chait la première, fièrement montée sur un cheval impatient. Elle
avait vu toute la scène et tenait les yeux fixés, de loin, sur le jeune
homme avec une extrême curiosité. Au bruit des chevaux, il leva la
tête son bouquet à la main. La dame le regardait si hardiment, qu'il
baissa les yeux. Trois cavaliers étaient avec elle; une dame plus âgée
suivait dans une espèce de mauvais carrosse.
Le jeune homme reprit son livre par contenance.
Quand la cavalcade atteignit les paysannes, la dame s'adressa brus-
quement à celle qui était assise sur la charrette :
— Dites, la fille, qu'est-ce que c'est que ce monsieur de là-bas?
Adèle , encore émue, répondit fièrement en levant le bras vers les
coteaux :
— C'est M. Hubert, qui demeure là-bas à Cerizy.
La dame se retourna de loin plusieurs fois, vivement frappée de
tout ce qu'il y avait de romanesque dans cette rencontre, en un tel
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endroit , et de la singulière figure de ce jeune homme. Puis elle s'ap-
procha de la dame qui était dans la calèche, en disant :
— C'est bien lui.
Hubert Talbot demeurait avec sa mère à l'extrémité du village,
sur la lisière d'un petit bois appelé le bois Gassot, dont la maison
avait pris le nom. Le caractère et la destinée de ce jeune homme
n'étaient point tout-à-fait ordinaires; il était né dans cette môme
maison qu'il habitait, fils unique du capitaine Talbot, qui s'était fixé
dans ce pays pour y vivre modestement de sa pension de retraite.
Hubert était encore enfant quand le capitaine mourut, laissant à sa
veuve cette petite propriété. Le curé Noél s'était lié avec M. Talbot,
il avait vu naître le petit Hubert et s'était attaché à lui. A la mort du
capitaine, il dit à la veuve qu'il apprendrait le latin à son fils et qu'on
verrait plus tard. Il le mit en état de faire ses humanités, après quoi
il le fit entrer par son crédit au séminaire de Dijon. Hubert y ter-
mina ses études et se tira du commun des élèves; il montrait un es-
prit distingué, mais on se plaignait de sa conduite, on l'accusait de
se trop livrer à des lectures pernicieuses ou inutiles. Ce n'était pas
qu'il n'eût des intervalles de grande piété. Il commençait à étudier
sa théologie quand il avoua qu'il n'avait point de vocation; il fallut
partir, il dit à son vieil abbé Noël ses scrupules à ce sujet.
— Eh bien ! dit le curé, je vais m'entendre avec ta mère; je te pro-
curerai des lettres de recommandation , et tu iras te lancer dans l'in-
struction, à Paris.
Hubert, très content, partit pour Paris. Mme Talbot fit des sacrifices
pour l'y soutenir jusqu'à ce qu'il entrât à l'école normale. Il devait se
mettre en état de subir les examens. Hubert avait de grandes dispo-
sitions, mais en même temps une nonchalance, un défaut de vigueur
et de résolution qui les rendaient inutiles. Il fut séduit par la lecture
des poètes et commença quelques essais; il se lia avec des étudians
qui n'étudiaient pas, il fréquenta les spectacles, et, en somme, ne
fit que rêver. Les remords le dévoraient sans cesse, surtout quand il
fallait écrire à sa mère le peu de succès de ses études. Il éprouva les
déchi remens de ces combats interminables entre sa bonne volonté,
les obligations qu'il avait prises, la tendresse qu'il devait à ses pro-
ches, et cette paresse invincible qui l'enchaînait dans l'inaction. Paris
et ses illusions, la vue des réputations et des fortunes qui s'élevaient,
l'ambition, l'inquiétude de l'avenir, aiguisaient encore ses douleurs.
Souvent il se clouait pour ainsi dire à sa table et sur ses livres, mais
la plus légère distraction, le moindre volume tombé sous sa main, le
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détournaient tout un jour. Les examens arrivèrent; il n'eut pas le
courage de se présenter. Il ne lui resta de ces deux ans de sacrifices
que des morceaux de poésie faibles et inachevés. Dévoré de honte et
de regret, et ne voulant plus être à charge à sa mère, il revint au
pays. Sa mère et l'abbé pleurèrent avec lui. Le pire, c'est que ses
premiers sentimens religieux s'étaient fort altérés dans l'air cor-
rompu de Paris. 11 avait pris cette contagion morale, cette peste des
opinions à la mode dont tout y est infecté, et dont les plus robustes
esprits ont peine à se défendre. Le curé le mena chez un notaire, à
Dijon , pour lui ménager un nouvel avenir. Cette solitude de la pro-
vince au sortir de Paris lui fut odieuse. Il n'y avait plus là ce bruit qui
soutient et enivre. Il dédaigna de se mêler à des jeunes gens étran-
gers à ses habitudes d'esprit. Il lut alors par hasard un livre qui lui
tomba sous la main, parmi ceux que le curé lui avait envoyés. C'était
le traité de V Indifférence, de M. de La Mennais. Ce livre l'ébranla
fortement , et réveilla l'étincelle laissée sous la cendre par la première
éducation. Il étendit ses lectures; le calme et les lettres de l'abbé
les fécondèrent. Il fut enfin gagné par ce concert auguste des plus
grands hommes de ce temps, qui se sont réunis pour soutenir dans
nos ténèbres le flambeau de la religion ; la persuasion entra dans son
ame, et les croyances de sa jeunesse se rallumèrent plus ardentes.
Sa dévotion, quoiqu'il la modérât, le rendit singulier; il ne remplis-
sait pas ses devoirs à la satisfaction de ses maîtres; il tomba dans le
découragement, et n'espéra plus rien de son nouvel état.
Ces détails parvinrent au bon curé. Un beau matin, il monte à
cheval et descend à Dijon , chez Hubert.
— Écoute, lui dit-il, tu n'es pas heureux, je lésais, ta mère aussi.
Tu ne feras pas grand' chose ici. Je te connais; tu te consumes clans
la tristesse; ta jeunesse se passe, il est trop tard pour rien entre-
prendre, et d'ailleurs tu as assez tenté. Il est temps de prendre un
parti et de t'assurer dès à présent une vie tranquille. Nous cherchons
bien loin ce que nous avons sous la main. Viens chez nous; ta mère a
de quoi vivre pour vous deux. Tu t'occuperas de ton jardin , tu feras
ta partie avec moi. Je ne t'aurais rien dit de pareil l'an dernier, mais
à présent tu te résigneras. Après tout, vois-tu, c'est le bonheur. Ma
bibliothèque est à toi ; tu pourras étudier. Tu vivras en bon campa-
gnard, comme tu es né, et si tu trouves chez nous une brave femme
qui puisse te rendre heureux, tu te marieras. Je t'emmène; voilà qui
est fait.
10 REVUE DE PARIS.
— Vous avez raison, dit Hubert; j'y ai bien pensé, mais je n'osais
rien dire.
Il sauta au cou de l'abbé, et ils partirent.
Son retour fut une fête dans le pays. Ses goûts poétiques, ses lec-
tures romanesques , lui peignaient sa vie nouvelle sous un jour
agréable; il aimait son village, il révérait dans la campagne, il étu-
dierait, il ferait des vers.
Les premiers jours, tout alla bien; il courut, il chassa, il prit ses
ébats comme un écolier en vacances; mais peu à peu la solitude ap-
pesantit sur lui son ennui. Il eut plus de temps pour rêver, c'est-à-
dire pour désirer et souffrir. Il n'était point assez occupé; il enviait le
soir les laboureurs qui revenaient des champs le front baigné de
sueur. Il répandit ses plaintes en forme de vers où il crut recon-
naître une inspiration véritable; mais ces premières marques de son
talent ne firent que redoubler son abattement. Il montrait ces poé-
sies au curé, qui devinait à peu près ce qui se passait en lui, et qui
ne s'en assura que trop dans ces confidences rimées. Souvent le brave
homme l'attaquait brusquement.
— Qu'est-ce enfin? qu'as-tu? que te manque-t-il? Tu es dans ton
pays, avec ta mère, avec moi, et de braves gens qui t'estiment et te
chérissent. Tu aimes la campagne, tu vis dans l'aisance, tu as quel-
ques coins de terre à cultiver, mille moyens agréables de t'occuper;
tu es libre comme l'air, et lu vieilliras doucement, sans les inquié-
tudes, sans les soucis de la richesse et de l'ambition. Mais vois donc
ce que le bon Dieu fait pour toi, et dis-moi si tu n'es pas l'homme
le plus heureux du monde?
— C'est vrai , disait Hubert ; et ses yeux se remplissaient de larmes.
Un jour le curé, impatienté, lui répliqua, en fermant sa tabatière
d'un coup sec :
— Que veux-tu que j'y fasse? Je ne sais comment vous appelez
cela, vous autres; pour moi, c'est de la lâcheté, de la vanité, de la
faiblesse. Grâce à toi, je connais un peu la maladie du jour. Us me
font rire; ils ont inventé que la vie est triste. Quelle rareté! Il faut
vraiment n'avoir pas mis le nez dans un livre, car on n'a jamais écrit
que pour se plaindre. Peut-on traîner si loin un lieu-commun! C'est
conscience. C'est clair, c'est assez connu; le bonheur n'est pas ici,
mais nous ne passons dans le monde que cinquante ans. Il n'y a pas
de quoi perdre patience. On peut mieux employer son temps. Sar-
pebleul tu me ferais jurer, relis le Ciel, que tu ne comprends plus;
REVUE DE PARTS. il
vois Racine, Pascal, La Vallière: voilà comment se traitent les dou-
leurs humaines et comment en raisonnaient les gens d'esprit, au lieu
de bercer leur petit chagrin comme un nourrisson. Mais, direz-vous,
il y a des âmes blessées à mort, toujours inquiètes et déplacées dans
le monde? Vous n'entendez plus rien aux couvens. Voilà justement
à quoi ils servaient. Ces âmes trouvaient là un asile et pouvaient en-
core remplir leur tâche ici-bas. Vous n'avez aujourd'hui d'autre res-
source que le suicide; jolie façon de vivre que de se tuer! Je ne
m'étonne plus si je vois à chaque instant, dans le journal, des abomi-
nations qui font frémir.
— Vous avez raison, dit Hubert; je me suis interrogé souvent, et
je n'ai trouvé que ce que vous dites, faiblesse et vanité. Mais ce mal
n'est plus rien; je ne cède que par momens, j'ai pris mon parti. Je
suis heureux, rien n'est plus vrai, je ne saurais l'être davantage; et
pourvu que Dieu ne m'abandonne pas...
— Certainement, dit le curé en humant sa prise, Dieu ne t'aban-
donne pas..., ni les jolies filles non plus.
Il ajouta ces mots d'un ton brusque et matois en lorgnant Hubert du
coin de l'œil. Hubert à son tour le regarda d'un air étonné qui signi-
fiait : Que voulez-vous dire?
— Allons, la fille de Germain ne te veut point de mal, je m'en
suis aperçu, et toi aussi sans doute. Je ne dis rien, mais je vois tout.
La pauvre enfant se cabre à vue d'œil quand tu parais, c'est clair
comme le jour.
— Vous croyez? dit Hubert en rougissant.
— Il n'y a pas de mal. Si tu veux te marier, l'occasion est belle : ta
mère et moi, nous en serions charmés. Germain a du bien; Adèle
est la fleur du pays, tu es le premier des garçons, vous ne convenez
l'un qu'à l'autre. Tu t'occuperais du bien de ta femme et tu vivrais
tranquille au milieu de tes enfans, que nous pourrions voir, ta mère
et moi, avant de mourir... Qu'en dis-tu?
Hubert reprit en hésitant :
— Je suis bien jeune et un peu sauvage; nous n'avons pas été
élevés de même, Adèle et moi. Je redoute un engagement si grave.
— Mon ami, reprit le curé, tu réfléchiras; patience.
Le père Germain , comme on l'appelait dans le pays, n'était qu'un
paysan, mais il avait en propriété un[superbe moulin sur la rivière et
de bons fonds de terre qui faisaient de lui l'homme le plus important
des environs. Il voyait M. le curé et Mrae Talbot; mais, quoique riche,
il n'avait changé de façons à l'égard de personne, et l'on n'en avait
12 REVUE DE PARIS.
point changé avec lui. Seulement il se distinguait, le dimanche, par
un habit-veste gros bleu, un chapeau à longs poils hérissés, et un
col de chemise qui lui cachait la moitié du visage, serré au pied par
une cravate rouge à pois jaunes. Ce brave homme, après trois ans de
ménage, avait perdu, par le plus triste des accidens, une femme
jeune, qui lui avait apporté du bien et qu'il aimait beaucoup. Elle
vit un jour un bœuf se ruer, dans la cour, sur sa petite fille , et se
troubla tellement qu'elle en mourut quelques jours après. La petite
n'avait point eu de mal. Germain, toujours occupé au dehors, se
remaria pour le bien de cette enfant, qui était Adèle, et, par ex-
traordinaire, sa nouvelle femme aima la petite autant que lui.
Ils n'eurent point d'autres enfans.
Hubert et Adèle se connaissaient donc dès le plus bas âge; tous les
souvenirs leur étaient communs. Hubert était pourtant plus âgé.
Leur condition h peu près égale au-dessus des autres enfans du pays
les avait mis en vue réciproquement : il avaient une fois tenu en-
semble un nouveau-né sur les fonts. Ils se tutoyaient.
Le départ d'Hubert détourna ce premier attachement. A son re-
tour, Adèle, déjà grande fille, changea de manières avec lui. Il sem-
blait au-dessus d'elle par son éducation et par ses voyages; elle lui
disait vous, quoiqu'il la tutoyât toujours. Ce n'était plus la liberté et
la familiarité d'autrefois; seulement, quand Hubert fit mine de de-
meurer dans le pays, on dit partout qu'il n'y avait d'autre femme
pour lui que la fille de Germain. Il est certain que le bon air et l'es-
pèce de nouveau lustre que lui avait donnés son voyage à Paris avaient
fait de grands ravages dans le cœur d'Adèle. On remarquait, le di-
manche, un surcroit d'élégance dans sa parure, dont elle écrasait
volontiers les filles du pays. Le père Germain lui donnait tout ce
qu'elle voulait. Il n'allait jamais à Dijon sans lui rapporter en secret
quelque bout de dentelle. Cela faisait un peu crier. Hubert était le
seul à ne pas s'en apercevoir. En somme, ils se voyaient peu, quoi-
qu'il restât entre eux des traces de leur amitié d'enfance. A l'époque
des vendanges, on fit une partie aux vignes; Hubert en fut, le curé
et MmeTalbot en étaient aussi. Hubert fut fort gai par extraordi-
naire; il but, il dansa, surtout avec Adèle, tout enflée de sa joie. Ils
revinrent dans la carriole l'un à côté de l'autre. Le feu de la danse,
les chants, les rires, les cris des jeunes filles, les avaient animés.
Adèle, rayonnante, renfermait son bonheur et surveillait le moindre
geste d'Hubert, se trahissant par sa réserve; elle osa pourtant lui
dire, comme il riait aux éclats :
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— Vous n'êtes donc plus triste à présent?
— Mais est-ce que je le suis quelquefois? dit Hubert en souriant.
Adèle reprit sans détourner la tête :
— C'est sans doute quelque belle dame de Paris que vous re-
grettez?
— Je n'ai connu personne à Paris, dit Hubert.
— Vous me ferez croire que vous n'avez pas pris garde aux Pari-
siennes... qui sont si coquettes.
— Je ne me souviens de rien, reprit gaiement Hubert, sinon de
beaucoup de tristesse et d'ennui.
Adèle laissa percer une gaieté vive jusqu'à l'arrivée. Elle était allée
une fois, par hasard, au lavoir, sur la lisière du petit bois qui re-
montait jusqu'à la maison de Mme Talbot. Hubert prenait ce chemin
le matin quand il sortait de chez lui, un livre ou son fusil sous le
bras. Adèle l'avait ainsi rencontré ce jour-là. Depuis, elle trouva des
raisons pour aller tous les joursjm lavoir, à la place de la fille de
ferme. C'était un gros ruisseau qui coulait au bas des prés et qui for-
mait bassin dans un fond. Il y avait près de là un petit pont de pierre.
On entendait de loin le bruit des battoirs et le babillage des laveuses.
Quand Hubert passait, tout faisait silence; on répondait la tête
baissée s'il s'arrêtait à causer. Adèle, cachée sous son chapeau de
paille, levait une fois sur lui ses yeux noirs, toute rouge, et ne sou-
riait qu'il n'eût souri le premier. Après quoi , elle tordait son linge,
remplissait sa corbeille, et s'en retournait chez elle joyeuse jusqu'au
lendemain.
Ces indices d'un mariage prochain n'étaient un mystère pour per-
sonne, si ce n'est peut-être pour Hubert, qui n'y songeait point. Le
père Germain et M. le curé en parlaient souvent. Un jour, se ren-
contrant sur la porte de Mme Talbot :
— Eh bien ! dit le curé, que faisons-nous de ces enfans? Votre fils,
mère Talbot, votre fille, père Germain...
— Oh! dit Germain, quand vous voudrez. Je la connais, elle ne
dira pas que non. Ce n'est pas le courage qui lui manque. Pour moi,
ça ne me fera pas de peine, si M. Hubert veut bien... C'est un brave
garçon, il nous fera bien de l'honneur.
M™ Talbot se mit à rire.
— Mon garçon est libre, je n'y puis rien.
La bonne femme avait la faiblesse de tenir le haut bout dans ce
projet d'alliance. Elle ne pouvait s'empêcher de penser que son fils
aurait pu prétendre à mieux qu'à une fille du pays.
14, REVUE DE PARIS.
Hubert, depuis un an, paraissait heureux et calme. Il se nourrit
des excellens ouvrages de la littérature française qu'il ne connaissait
pas ou qu'il avait mal lus. Il y trouva de toutes parts la confirmation
des vérités qui brillaient de nouveau pour lui. Le curé, qui le pous-
sait dans ses travaux, le mena jusqu'à l'étude des Pères, et souvent
le soir, en se promenant dans les prés au clair de lune, ils débat-
taient ensemble quelques subtilités des doctrines gallicanes , car ils
n'en étaient plus, Dieu merci, qu'à ces questions que les catholiques
agitent aujourd'hui fraternellement.
Hubert, d'ailleurs, suivait avec intérêt les travaux de la campagne,
donnant, il est vrai, trop de temps encore à la promenade et aux
rêveries. Leste et adroit, passionné pour les exercices violens, il
avait pris goût à la chasse et à la pêche. On ne manquait pas de
l'avertir quand il paraissait quelque gibier rare. C'était pour lui au-
tant de distractions salutaires. D'habitude, il se levait avec l'aurore
et descendait d'abord au jardin pourvoir son verger et ses fleurs. Il
y faisait ensuite quelque lecture ou travaillait dans la salle. Après
le déjeuner, il embrassait sa mère et sortait pour ne rentrer souvent
que le soir, de quoi la bonne femme grondait un peu. Dans les
champs, les paysans lui criaient de loin, en ôtant leur chapeau :
Bonjour, monsieur Hubert.
Il s'arrangeait au moins une fois le jour pour prendre le petit sen-
tier qui menait le long de l'église devant la petite maison du curé,
précédée par une claie qui enfermait quelques fleurs. On voyait de
là, parles fenêtres, les vieux meubles de chêne noir, les antiques
reliures sur leurs rayons, le fauteuil de velours jaune et les rideaux
à carreaux de la salle du rez-de-chaussée où lisait, mangeait et rece-
vait M. le curé. On montait par trois marches à la porte ombragée
de vignes; là pendait la chaîne d'une sonnette, où la main du mal-
heureux ne venait jamais s'attacher en vain. Hubert s'informait si
l'abbé était chez lui, et souvent, s'il avait un livre à consulter, si le
temps était mauvais, il demeurait à travailler avec lui.
Le soir, ils se retrouvaient encore; le curé venait faire sa partie
chez M"™ Talbot. C'étaient les meilleurs momens de la bonne femme,
qui était charmée après tout que son fils se fût décidé à demeurer
avec elle, et qui s'efforçait de lui rendre cette existence agréable.
Cependant la vie antérieure d'Hubert, la bizarrerie de sa destinée,
le contraste de ses goûts, de son éducation avec son état présent,
avaient laissé leurs traces, au moins à l'extérieur. L'engouement
pittoresque avait déteint sur lui durant son séjour à Paris. Il n'avait
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pu s'en débarrasser; il y avait dans toute sa personne quelque chose
d'agreste et de fin , un parfum d'élégance romanesque qui se mêlait
malgré lui à la grossièreté rustique qu'il affectait. De là, ce goût
pour les fleurs, dont il avait toujours un bouquet sur lui. Cette sin-
gularité dans le vêtement et dans tout l'ensemble ne pouvait man-
quer de frapper vivement certaines femmes du monde venant de
Paris, comme celles qu'il avait rencontrées dans cette soirée dont
on va reprendre le récit. D'autre part, on en a dit assez sur Hubert
pour expliquer la rêverie profonde où le fit tomber cette rencontre ,
et dans laquelle il demeura plongé plus de temps qu'il n'en faut pour
donner ces détails.
Il suivit des yeux la cavalcade autant qu'il le put, s'oubliant à cette
place, et reprit enfin tout pensif le chemin de sa maison. Le soleil
était tout-à-fait couché; la rivière blanchissait dans l'ombre crois-
sante; quelques lumières s'allumaient çà et là sur le flanc des coteaux;
on n'entendait plus que des aboiemens lointains, et les coups de
marteau de la forge, qui flamboyait dans l'ombre et prolongeait ses
éclairs par intervalles jusque sur le chemin. Hubert ne regardait
plus autour de lui; il voyait toujours en lui-même le visage ardent
de cette femme fixant sur lui ses grands yeux. Les objets se bour-
soufflent dans la solitude comme dans la machine du vide, dit joli-
ment Mme de Staal : on conçoit que cette espèce de vision , dans le
calme ordinaire de ces campagnes, dut fort occuper un garçon comme
Hubert. Ce cortège élégant, ces femmes parées, lui avaient peint d'un
trait toutes les splendeurs parisiennes. Ainsi, ce monde qu'il avait
rêvé ou entrevu, ces illusions brillantes qu'il avait voulu fuir, le
poursuivaient jusqu'au fond de ses solitudes et semblaient le narguer
jusque dans la fière allure de ces chevaux qui avaient passé rapi-
dement devant lui. Ce n'était point la première fois qu'il faisait
cette rencontre; mais, ne s'étant point informé, il se perdait en
conjectures.
Quoi qu'il en fût, cet incident évoqua bien des tristes images et
rouvrit bien des plaies. Il marchait si doucement, il rêvait si bien, il
se trompa si souvent de sentier, qu'il arriva chez lui fort tard, à la
clarté de la lune.
La table était mise, sa mère l'attendait en compagnie du curé, qui
était venu souper avec eux. Elle ne put s'empêcher de gronder.
— Tenez, disait-elle à l'abbé, voilà ce qui me fâche contre ce
vilain enfant. Je ne puis pas obtenir qu'il vienne souper à l'heure,
depuis cinq ou six jours surtout. S'il avait des occupations,, . mais je
1G REVUE DE PARIS.
vous demande un peu ce qui le retient et ce qu'il va faire dehors.,.,
lire... rêvasser.
— Allons, la mère, dit le curé, le voilà; ne vous faites pas attendre
à votre tour.
Hubert sourit sans rien dire, prit une prise dans la tabatière de
l'abbé et lui frappa doucement sur l'épaule. On se mit à manger.
— Il y a long-temps qu'elles n'étaient venues, dit Mme Talbot en
suivant la conversation commencée avant l'entrée d'Hubert.
— Deux ans; c'était à Pâques : elles rendirent le pain bénit.
— Le père n'était pas mort.
— Si fait; je l'ai à peine vu.
— Elles ont l'intention de vendre Franchart.
— On en parle.
— On dit que la fille est une éventée; qu'elle chasse, qu'elle nage,
qu'elle tire le pistolet.
— Peuh 1 elle est jeune; on l'a élevée à la mode; mais qu'est-ce
que cela prouve?
— Germain l'a vue se jeter l'autre jour en pleine rivière le long
du parc, avec une espèce d'habillement de garçon.
Mme Talbot se retourna vers son fils.
— Tu ne dis rien ce soir : nous sommes dans nos jours de brouillard.
Hubert leva les yeux, tiré de sa rêverie; il n'avait pas entendu un
mot de la conversation.
— Cela te regarde, dit l'abbé; je suis venu tout exprès. Ces dames
désireraient voir du monde. Elles m'ont demandé quelles étaient
les personnes d'agréable société dans les environs; elles te con-
naissent et veulent t'avoir. MUe Luciana surtout a fait beaucoup d'in-
stances...
— Quel nom ! dit Mme Talbot.
— Elle s'appelait Lucie étant jeune.
— C'est sainte Luce.
— C'est un barbarisme, reprit l'abbé.
Il se retourna vers Hubert.
— Elles prétendent que tu les a rencontrées plusieurs fois, mais
que tu es un sauvage, et que tu les fuis.
— Qui? dit Hubert.
— Il ne sait jamais rien, dit Mme Talbot.
— A propos, reprit Hubert tout entier à sa pensée, à propos, l'abbé,
quelles sont ces dames qu'on a rencontrées à cheval dans le pays
tous ces jours-ci?
REVUE DE PARIS. 17
— Vous allez voir que c'est précisément ce dont on lui parle, dit
le curé.
— Il n'y a qu'elles dans le pays, dit Mme Talbot en haussant les
épaules, c'est M"18 de Perrachon et sa fille qui viennent d'arriver à
Franchart.
— Une jeune fille brune, pâle, de grands sourcils, des yeux vifs,
s'écria Hubert, frappé d'un rapport subit; une dame en calèche....
— La mère et la fille, reprit l'abbé patiemment.
— Elles passaient encore aujourd'hui le long de l'eau; je les ai vues.
Il baissa la tête sur son assiette.
— C'est une visite dont tu ne peux te dispenser à présent, reprit le
curé. Nous la ferons ensemble : je te dirai le jour.
— Moi ! dit Hubert, je n'oserai jamais. Je n'ai pas d'habits; on se
moquerait de moi.
— Allons donc, tu viendras me prendre dimanche après la grand'
messe.
— Est-ce que vous leur aviez parlé d'Hubert? dit la mère, flattée.
Elle ne faisait pas attention , la pauvre femme , qu'on ne l'invitait
pas avec son fils.
— Moi! du tout, dit le curé : elles ont entendu parler de lui; elles
l'ont rencontré je ne sais où. Elles y mettent d'ailleurs beaucoup
d'obligeance. Je ne veux pas te donner de la vanité, mon ami, mais
elles prétendent que tu as bien de l'esprit et bien du talent. Je ne
sais qui le leur a dit.
— Je suis bien aise, dit Mme Talbot, que vous remettiez la visite à
dimanche; il me faut au moins ce temps-là pour blanchir son pan-
talon de coutil.
— Non, dit Hubert, c'est une chose impossible.
— Allons donc, dit résolument Mine Talbot; le fils du capitaine
Talbot peut bien se présenter chez mesdames de Perrachon.
Là-dessus, la conversation s'engagea sur le compte de ces dames.
Le curé, qui savait quelques détails sur leur famille , montra pour-
tant beaucoup d'indulgence; mais ni le curé ni personne du pays ne
les connaissait à fond.
Mme de Perrachon était demeurée veuve de bonne heure, avec sa
fille unique encore enfant. Son mari, Claude de Perrachon, qui n'était
que Perrachon tout court sous l'empire, s'était fort mêlé des tripo-
tages qui se faisaient en ce temps-là pour arracher les fils de famille
à la conscription; il avait gagné vite à ce trafic une fortune peu so-
lide à la vérité et qu'il avait laissée très ébreéhée à sa femme. Le
TOME XIII. JANVIER. 2
18 REVUE DE PARIS.
chagrin de certaines pertes à la bourse n'était pas étranger, disait-on,
à sa fin singulière; il était mort d'une maladie inflammatoire durant
laquelle il avait bu, soi-disant par mégarde, une grande fiole de lau-
danum. Mrac de Perrachon, encore jeune et coquette, aimait beau-
coup sa fille sans doute, mais de cette affection qui n'est que faiblesse
et insouciance. Elle aimait surtout le monde, les plaisirs, et ne voulut
point se laisser gêner par les soins qu'aurait exigés l'éducation de
son enfant. Elle n'en perdit pas un bal, pas une fleurette, et menait
partout Lucie avec elle; elle trouva même plus commode de l'initier
prématurément à toutes les confidences d'une femme de son âge et
de ses mœurs. C'est là une faiblesse abominable de bien des veuves
avec leurs filles. Lucie, qui ne manquait pas d'esprit, profita vite de
ce qu'on lui laissait voir et entendre; pas un livre ne lui fut interdit
parmi ceux qu'on ose croire sans danger dans le monde, surtout
parmi les romans à la mode. De tout temps la basse littérature a
exercé un grand empire sur les bas esprits, qui sont nombreux. Ce
n'est jamais Molière et La Fontaine qui sont ce qu'on appelle en
vogue, c'est La Calprenède et Scudéry; les précieuses ne font que
changer d'habit. Durant la révolution, elles tricotaient dans la tri-
bune de nos assemblées; aujourd'hui, elles professent le libertinage
et pleurent sur quelque assassin. Il faut remarquer seulement, à la
gloire de nos progrès en toutes choses, que ce qui n'était qu'un ridi-
cule est devenu un crime. Lucie, déjà grande et nourrie de théâtre
et de romans, donna dans des écarts où sa mère, qui vieillissait, la
suivit honteusement; elles devinrent deux coryphées des ridicules
modernes. Ce fut alors que Lucie se fit appeler Luciana; elles s'épri-
rent d'un certain héroïsme, vague, imbécile et abject, répandu dans
les livres du jour à la faveur d'un pathos transcendant, tout fleuri de
barbarismes. Elles ne se doutaient pas que ces œuvres s'élaboraient
dans les fumées de la plus méprisable débauche en tous genres, et
que leurs auteurs s'exprimaient en particulier dans un langage infect
qui peut-être leur eût fait horreur; elles ne virent pas que la sottise
et l'orgueil se dressaient simplement des autels, et de toutes parts
l'ignorance et le vice insurgés contre le bon sens. M,le de Perrachon,
sans un principe honnête, sans une idée saine, sans notion'd'aucun
de ses devoirs, excella dans tous les travers qui font la honte d'une
femme. Elle se pâmait sur une romance, faisait de médians vers,
et les déclamait en public; en politique, les contradictions les plus
extravagantes se choquaient dans sa tète; elle était républicaine,
mais fort touchée aussi du lion goût aristocratique, et pleine de dé-
REVUE DE PARIS. 19
votion pour les titres et les distinctions; elle n'aurait jamais digéré
le Perrachon tout court, qu'elle n'aimait point trop déjà tout ennobli
qu'il était. Quatre ou cinq lustrions convulsifs, selon la mode, se
partageaient son enthousiasme. Elle était surtout passionnée pour
le mystère et les aventures, croyant à peine en Dieu, mais fort su-
perstitieuse sur les sujets tendres et suspects; elle gardait comme
une relique des fleurs desséchées, en souvenir d'une soirée passée au
bord de l'eau; elle affichait toute l'admiration voulue pour les beautés
de la nature, mais elle les aimait à la manière d'un peintre en décors,
sans vrai sentiment, sans élévation, sans réflexion surtout. Les nuages
n'avaient qu'à s'arranger sous peine de déplaire par un ton um peu
cru. La terre et ses biens, le firmament et sa gloire, avaient toutes
les peines du monde à trouver grâce. Ces émotions jouées, cette poésie
de commande, avaient leurs heures fixes; on allait voir coucher le
soleil à certaines places, et l'on se posait de manière à former tableau
dans le paysage. Au logis, on étudiait devant une glace la coiffure
des Andalouses et tous les ajustemens de l'Europe, hors ceux des
personnes sensées. Enfin, pour la digne et dernière expression de
ces ridicules, il y avait chez ces dames un certain jargon, prétendu
badin, qui sentait l'argot d'une lieue, et dont l'estaminet ne vou-
lait plus.
Le domaine de Franchart était resté dans la succession de M. de
Perrachon, mais il était grevé d'hypothèques; on l'avait rarement ha-
bité, et Mme de Perrachon, dans le dépérissement de sa fortune, n'y
était venue cette année que dans l'intention de chercher à le vendre.
Franchart était de l'autre côté de la rivière, à dix minutes à peu
près du village, on y arrivait par une longue prairie bordée de peu-
pliers; c'était une maison blanche et carrée, insignifiante, mais dont
la situation était agréable. Devant la façade, sur le bord de l'eau,
régnait une terrasse, enfermée d'un vieux balustre de pierre, où
s'élevaient quatre marronniers d'une grosseur extraordinaire, re-
nommés dans le pays; un petit escalier de trois marches descendait
dans la rivière, où l'on voyait amarré parmi les joncs le batelet de la
maison.
Une femme comme Mlle de Perrachon ne pouvait manquer d'être
vivement frappée de la rencontre d'un personnage comme Hubert;
sa tête prit feu sur la simple apparence de ce jeune homme étrange,
solitaire et méditatif, dont toute la personne était un contraste mys-
térieux dans les campagnes perdues où il passait sa vie; le lieu, l'heure,
les diverses circonstances où on l'avait aperçu, son air de raélan-
2.
20 REVUE DE PARIS.
colie, la grâce et la singularité de ses vêtemens, tout prêtait à l'effet.
Luciana, depuis huit jours, ne parlait d'autre chose à sa mère, qui
partageait son engouement; elles se perdirent en conjectures, appli-
quant à Hubert les visions ordinaires de leur imagination. C'était
sans doute un poète, un homme éprouvé par le malheur, un rejeton
de grande maison frappé de quelque anathème, une victime illustre
des rigueurs de la société; ces jeunes villageoises qui lui avaient
donné des fleurs en passant ajoutaient, pour Luciana, le piquant
d'une jalousie naissante. Au demeurant, elle s'expliquait ouvertement
de son enthousiasme pour l'inconnu devant les hommes qui étaient
à Franchart. On était accoutumé à la grande liberté de ses discours.
Ces dames s'informèrent activement de ce jeune homme, et les
bruits vagues qu'elles recueillirent redoublèrent leur curiosité; les
paysans disaient seulement avec un certain respect qu'il était un
savant, qu'il courait les champs avec un livre, qu'il était grand
chasseur. Mmet de Perrachon trouvèrent enfin qu'elles ne pouvaient
se passer d'entamer la connaissance d'un pareil homme, et mirent
tout en œuvre pour y parvenir. On ne parlait plus à Franchart que
du héros au chapeau à fleurs, et Luciana passait la moitié des nuits
à sa fenêtre en rêvant à l'inconnu. Franchart avait conservé quelque
ombre des prérogatives de l'ancien château à la place duquel on
l'avait bâti, et ces prérogatives pouvaient fournir quelque ressource
à ces dames. La mère enfin s'avisa du curé. On pouvait inviter le
bonhomme selon l'ancien usage, comme le premier habitant du lieu;
on avait appris qu'il voyait de près l'inconnu, par lui on saurait tout,
et l'on ne désespérait pas d'attirer le jeune homme. MUe de Perra-
chon embrassa sa mère pour cette découverte.
Il y avait assez de monde à Franchart pour justifier des invitations;
mais la société était singulière, et ce choix jettera un nouveau jour
sur le caractère de Mme* de Perrachon. C'étaient d'abord deux dames
à peu près de leur humeur; on disait tout bas de l'une d'entre elles
qu'on l'avait vue en son beau temps danser sur la corde dans un
théâtre d'acrobates. La plus jeune, femme d'un pianiste à la mode,
était fort jalouse de MUe de Perrachon, visant aux mêmes effets. Le
pianiste était un personnage ennuyeux et nul, qui prenait soin
d'ébouriffer sa chevelure et prétendait exprimer sur son instrument
des émotions qu'il ne savait point exprimer en français. Il y avait
ensuite un grand hallebreda d'aide-de-camp, alors en semestre, qui
n'ouvrait jamais la bouche que pour bâiller; un peintre barbu, qui
nourrissait le mauvais tonde l'atelier dans la maison, et qui tenait son
REVUE DE PARIS. 21
sérieux quand on parlait de Raphaël; enfin deux poètes qui prenaient
le titre de journalistes, et qui sollicitaient depuis quatre ans l'hon-
neur de mentir dans les basses feuilles. Ces dames aimaient surtout
à s'entourer d'hommes. Quant à l'esprit de, cette société, c'était,
comme on voit, un orchestre parfaitement d'accord. Une conspira-
tion fut ourdie entre ces personnages pour la réception de l'abbé
Noël, peut-être dans des vues que Mmes de Perrachon avaient déjà
conçues, et que la suite fera connaître.
Le curé allait jadis à l'ancien château; il avait même, lors de la
vente, entrevu ces dames, qui se doutaient à peine qu'il fût encore
dans le pays, en sorte que cette invitation ne le surprit point. Qu'on
se figure à présent le bonhomme droit et simple comme un enfant,
s'apprêtant à donner en plein dans cette scène concertée. Il faut
dire un mot de sa figure où l'on lisait à livre ouvert dans son ame : il
avait le teint hâlé, vif et rougeaud, d'une teinte répandue si unifor-
mément qu'on la voyait trancher jusque sur son cou avec le blanc
du rabat; des cheveux blonds, rudes, frisés, s'échappaient de sa ca-
lotte; ils commençaient à s'éclaircir au sommet. Son nez au vent,
court et animé, aurait fait jaser, si l'on n'avait su que le digne homme
ne buvait jamais que du vin trempé; il avait les yeux gros, clairs,
étonnés, à fleur de tête, ombragés de sourcils épais, obliques et
d'une extrême mobilité; son tricorne, négligemment planté de côté,
laissait voir la moitié de sa calotte, et donnait le dernier trait à
ce je ne sais quoi de naïf, de brusque, d'ébahi, de fin pourtant,
qu'exprimait sa physionomie; il avait la voix rude, brève et nazillarde
par l'usage du tabac. Ces dames trouvèrent qu'il ressemblait à M. Sam-
son de la Comédie-Française dans ses bons rôles; cela n'était vrai
que d'une ressemblance vague, autant que l'effort de l'art toujours
visible peut ressembler à l'exquis naturel. L'abbé mit ce jour-là sa
belle soutane et sa ceinture de soie; il ne portait d'ordinaire qu'une
lévite noire à revers qui avait roussi, et qui laissait voir ses gros sou-
liers et le velours usé de sa culotte à reflets jaunâtres.
Toute la compagnie était réunie au salon , dans des dispositions
fort enjouées; on attendait M. le curé : c'était tout dire. Cependant,
à cause du résultat qu'on attendait de cette visite, Mme de Perrachon
avait recommandé que les choses n'allassent pas trop loin. La con-
versation roula d'abord sur des sujets insignifians; on proposa au
curé de voir le parc.
— Je connais Franchart, j'y suis venu souvent du temps de M. le
marquis.
22 REVUE DE PARIS.
Mais, en vérité, il n'était pas besoin qu'on se proposât d'étonner
le curé; Mme de Perrachon même aurait inutilement essayé de l'em-
pêcher : toute la compagnie était dûment frottée des sauvageries
philosophiques qui se disputent les sots de ce temps. Le poète était
sceptique , le militaire athée , le peintre néochrétien , et le pianiste
tout cela à la fois; il leur échappait naturellement mille incongruités
sur de graves questions de morale et de littérature qui revenaient à
tout propos.
On était ainsi disposé dans le grand salon dont le mobilier flétri se
ressentait de la longue absence des maîtres , et que M1,e de Perra-
chon, pour ce motif, ne pouvait souffrir : Mme de Perrachon était de
profil près de la fenêtre, devant une broderie qu'elle avait quittée;
de l'autre côté, le long du mur,'sa fille était nonchalamment adossée
sur un canapé; le grand aide-de-camp se tenait derrière Mme de Per-
rachon, plus décemment qu'aucun de ces messieurs. Après le canapé
venaient des fauteuils où s'étaient renversés sans gêne le peintre, le
virtuose et les autres; le curé était donc seul modestement assis sur
le bord d'un fauteuil, à quelques pas en avant de ce demi-cercle,
fort en vue comme une visite de cérémonie, son chapeau sur les
genoux et son mouchoir roulé dans sa main.
Chaque fois que le bonhomme était frappé de quelque énormité,
il tournait lentement les yeux sur celui qui parlait, étonné sans le
vouloir paraître; il ouvrait sa boîte, y pétrissait longuement une
grosse prise de tabac, la portait à son nez, puis il époussetait patiem-
ment son rabat du dos de la main. Quand on s'adressait à lui, il élu-
dait la question doucement ou répondait par un signe. La conver-
sation s'était engagée sur un procès en vogue à propos d'un journal
que le peintre tenait à la main : le poète demanda si l'accusé était
condamné.
— Non, dit le peintre, mais le procureur du roi demande sa tête
avec un acharnement digne de son métier.
— Comment peut-on être procureur du roi ! dit M,n* de Perrachon
en regardant l'abbé.
Comme il ne répondait rien, elle ajouta :
— Quel horrible métier! n'est-ce, pas monsieur le curé?
— Madame, permettez, dit l'abbé, ce n'est pas mon avis; votre
sensibilité vous égare, cela vous fait honneur; mais c'est faute de
réflexion : la profession en soi est honorable, j'y trouve même, jus-
que dans le titre qu'elle porte, quelque chose de touchant. Le roi
doit veiller sur ses sujets comme un père, mais le roi ne peut être
REVUE DE PARIS. 23
partout, et il établit des magistrats qui recherchent le crime en son
nom. Ils soutiennent la cause du roi pour les honnêtes gens contre
les scélérats. On loue les soldats : que font-ils de mieux, quand ils
ne font rien de pire? Le magistrat vengeur a pour lui du moins qu'il
ne brûle, ne pille ni ne viole, qu'il ne sévit ou ne prétend sévir que
contre des coupables, et que ces coupables sont en petit nombre.
Gardez-vous en tout cas d'attribuer les défauts de l'homme à l'insti-
tution. Il demande une tête, dites-vous? C'est une erreur : il de-
mande que les nôtres demeurent sur nos épaules. Je ferais comme
lui, et naturellement je ne suis pas sanguinaire... non, vraiment...
On se regarda, on fut étonné.
— Mais ne trouvez-vous pas que cette peine de mort passe l'ima-
gination, dans cette affaire surtout?
— Si l'accusé est innocent, je le conçois. Je ne sais rien; qu'a-t-il
fait?
— Il a tué sa femme, mais...
— Qu'y faire? la loi punit de mort l'assassinat; il faut la suivre ou
la refaire.
— Diable! dit le journaliste, vous êtes dur, pour un prêtre chré-
tien, et vous nourrissez une furieuse haine contre la faiblesse hu-
maine !
— Cela se conçoit de la part d'un homme de bien, dit entre deux
Mmc de Pertachon.
— Cela ne prouve rien contre moi , dit l'abbé; je m'explique sur la
question et ne me compare à personne. Chacun connaît ensuite ses
misères. « Quand vous verriez quelqu'un commettre de grands
crimes , vous ne devez pas pour cela vous juger meilleur que lui ,
parce que vous ne savez pas si vous persévérerez dans le bien. » Cela
est dans X Imitation. Encore un beau livre, madame; je vous le re-
commande. Voltaire, Voltaire lui-même, avec tout son esprit, ne
l'eût point écrit; il n'avait point cette douceur.
Cette naïveté passa pour une raillerie; et comme sur cette thèse
des égaremens de la passion fourmillaient de toutes parts des argu-
mens tirés des romans à la mode :
— Ah! messieurs, reprit l'abbé, les poètes et les romanciers ré-
pandent des erreurs qui partent d'un esprit bien faible et d'un bien
mauvais cœur! Et combien ces esprits faibles en corrompent d'au-
tres! Considérez au fond ce qu'ils prônent, ce qu'ils défendent,
ce qu'ils divinisent dans leurs plus superbes compositions : c'est
l'égoïsme, la haine et la vanité. Ils déplorent comme des supplices
24 REVUE DE PARIS.
et des martyres les moindres démangeaisons d'un amour-propre
effréné : découvrez la plaie , ce n'est qu'une égratignure. Et voilà
pourtant ce qu'ils plâtrent de galimatias! Qu'ai-je affaire de livres
pour savoir que je souffre et me plaindre? J'ai besoin qu'on me gué-
risse et qu'on me fortifie. Que de pauvres créatures s'avisent de se
trouver malheureuses sur la foi de certaines héroïnes de roman! J'ai
voulu connaître un peu la douleur de ces dames. Franchement, ne
voilà-t-il pas d'impertinentes pécores? Il semble que ce genre de
littérature exige quelque connaissance du cœur de l'homme; mais
il est clair que ces écrivains n'ont jamais lu de leur vie trois phrases
de morale. Oui, messieurs, tout ce fatras ne tient pas contre la pre-
mière ligne du catéchisme; eh! s'il faut se heurter aux moindres
écueils de la vie, commencez donc, héros du jour, par supprimer
tout ce qu'il y a de haine, d'impatience, d'entêtement de votre côté,
et vous aurez guéri la moitié du mal, peut-être le mal tout entier.
A propos du mot catéchisme qui avait échappé au curé, l'entretien
ne manqua pas de glisser dans la religion. On ne résista pas au mau-
vais goût d'attaquer un prêtre sur sa croyance et sur sa profession.
— Messieurs, dit l'abbé, ce que vous dites de vos doutes et de vos
erreurs ne m'étonne point. Je sais où en sont les esprits. Il est diffi-
cile de ne point se laisser éblouir aujourd'hui par les progrès et la
prodigieuse fécondité de la déraison. Cependant je connais un moyen
assez sûr, c'est de consulter l'avis de tous les siècles dans les écrits
de leurs plus grands hommes. C'est ainsi que je me forme, en ma
petite judiciaire, une opinion sur les questions du jour.
Le bonhomme avait déjà révolté vingt fois l'auditoire. Mme de
Perrachon regardait sa fille et ces messieurs à toute minute; mais ces
messieurs demeuraient muets. M. le curé commençait à se faire
respecter.
— Si je ne trouvais de bonnes raisons, continua-t-il, que dans
mes livres de théologie, je concevrais peut-être qu'on pût m'ébran-
ler, mais il n'est point de question présente que toute la philo-
sophie ne décide comme la religion. Devant un tel accord, je n'ai
plus qu'à me soumettre. Toutes les bonnes maximes sont dans le
monde , dit Pascal, on ne manque qu'à les appliquer; et j'ajouterais
aujourd'hui, on ne cherche qu'à les nier. Tenez, pour ne dire qu'un
mot de la politique, vous voyez la grande fortune que font depuis
cinquante ans nos assemblées constituantes et législatives, nos gou-
vernemens représentatifs et parlementaires. Or, les anciens ne taris-
sent pas sur la vanité de l'éloquence en matière de gouvernement...
REVUE DE PARIS. 25
Vous n'avez peut-être pas lu les philosophes, mesdames; mais mon-
sieur que voilà, qui, me dit-on, a l'honneur de tenir la plume...
Le journaliste rougit légèrement, tout effrayé de se voir pris à
partie.
— Monsieur vous dira que tous les moralistes s'accordent là-des-
sus, et Montaigne, monsieur a lu cela..., Montaigne ajoute dans
son chapitre de la Vanité des Paroles, je crois..., à peu près en ces
termes : a C'est un outil inventé pour manier et agiter une tourbe
déréglée et qui ne s'emploie que dans les états malades comme la
médecine. » Vous vous souvenez, monsieur?
Le lettré garda un silence suspect.
— Tous les modernes s'accordent pareillement. Là-dessus qu'on
pérore tant qu'on voudra, je conclus que tout état qui se gouverne
par la parole est dans le trouble et la décadence; et je dis l'art de
la parole, vous savez qu'on ne se gêne guère aujourd'hui : quand
on a donné le dessus à la parole improvisée sur Je travail lent et
solide de la pensée, il n'y a plus d'art. Je vous recommande ma mé-
thode, si vous êtes curieux d'y voir clair parmi les sottises du temps.
Il en est ainsi de la religion, qui n'enseigne rien que je ne voie
étayé dans les meilleurs auteurs profanes, et qui n'est composée que
de ce qu'il y a partout d'excellent. Ceux qui l'attaquent en repro-
duisent les maximes. Ah! si l'on s'en tenait du moins à la morale!
Je voudrais, dit La Bruyère, entendre un parfait homme de bien me
dire qu'il n'y a point de Dieu.
Le curé regarda encore l'écrivain, qui se détourna.
— Et de même, reprit-il, quand je verrai un honnête homme,
dans toute l'étendue du mot, parmi ces novateurs, il sera temps
d'examiner.
Le curé continua sur ce ton, citant nettement ses auteurs et jetant
dans le discours ses preuves, ses conséquences comme autant de
traits de lumière. Il lisait depuis cinquante ans de bons livres, il
les avait médités, et en avait tiré un ensemble solide d'opinions justes
et bien liées.
Ces messieurs, ébranlés par ses paroles et sa simplicité, gardaient
le silence. Mlle de Perrachon, plus aveugle, se contenait avec peine.
On se regardait, on souriait, mais du bout des lèvres. Le curé se
moucha.
— Ainsi, dit le peintre avec un rire amer, vous vous consolez pieu-
sement, monsieur le curé, en pensant que nous serons tous damnés?
— Moi, mon cher monsieur! dit l'abbé; mais je me ferais couper
26 REVUE DE PARTS.
les deux mains pour vous voir de mon avis. A'ous ne serez pas damné,
je ne l'entends pas, je ne le veux pas ainsi; vous êtes un enfant de
Dieu, et Dieu est si bon! Si l'on vous l'a fait terrible, ne le croyez
pas; il vous suit pas à pas, il vous aime, il vous écoute, il vous pro-
tège, il vous fait mille biens, même quand vous l'offensez, et le mal
que vous vous faites à vous-même, il en pleure. Vous damné, mon
fils!
Il s'approcha du jeune homme et prit une de ses mains entre les
siennes :
— Non pas, non pas, espérez, priez, le bon Dieu vous sauvera; sa
miséricorde est infinie.., oui, infinie ! et je ne saurais vous la peindre,-
ma bouche n'en est pas capable. Tenez, ce que j'ai vu de mieux
là-dessus, à mon sens, est un sermon que m'a fait le petit Hubert,
ce jeune homme, madame, dont vous me parliez tout à l'heure.
— Il fait des sermons! dirent à la fois la mère et la fille.
— Oui, pour moi, je n'y mets pas de fierté; qu'importe d'où
vienne la bonne parole, je ne veux pas faire tort à ce garçon de son
travail.
On se récria :
— Dites-nous en vite un passage.
— Volontiers, si cela peut vous plaire; au reste, cela vient à
propos.
Les jeunes gens, souriant, marquèrent la même curiosité.
Le curé se leva, posa son chapeau sur le fauteuil, et passa derrière
le dossier où il appuya ses deux mains.
— C'est un morceau de la péroraison...
Il toussa et commença d'une voix douce et naturelle, du même
air dont il parlait sans doute à son auditoire familier de chers et hon-
nêtes paysans.
« II se glisse, mes frères, d'étranges subtilités d'égoïsme dans nos
idées sur la miséricorde divine. Que dis-je, d'égoïsme? Je n'ai pas
besoin d'insister sur la misère de l'homme; il est si petit, si vain, si
mauvais, que, même dans ses meilleurs mouvemens de repentir
et d'amour, même quand il vient épancher son cœur aux pieds
du Seigneur, même quand il s'humilie, quand il dompte son orgueil
féroce et demande pardon à ce père excellent; oui, même alors
il se remue dans son cœur, à son insu, je ne sais quel levain indes-
tructible de haine et de vengeance contre son prochain. Seigneur I
s'éci ie-t-il, on m'a blessé, on m'a opprimé, on m'a fait tort, je viens
à vous tout meurtri. J'ai péché, je le sais; mais vous êtes si bon, je
REVUE DE PARIS. 27
vous prie si ardemment, votre miséricorde est si grande, que vous
me pardonnerez. Mon père, mon père, je me réfugie dans votre sein!
et la consolation entre dans l'ame de cet homme, il se voit à l'abri,
pardonné, aimé de Dieu; mais en même temps, et sans qu'il se
l'avoue, sa réconciliation lui semble une marque de la condamnation
de ses ennemis, et il dit dans son cœur : Dieu me pardonne, mais
ceux qui font le mal seront punis, ceux qui m'ont blessé seront bles-
sés, ceux qui m'ont humilié seront abattus; ceux qui m'ont fait tort
et qui m'ont contredit, ceux qui ne pensent point comme moi, ceux
qui ne viennent point à vous, ne seront point pardonnes. Insensé!
misérable ! et vous osez dire que la miséricorde de Dieu est infinie !
Mais, malheureux pécheur, et le dernier de tous les pécheurs, Dieu
n'est pas seulement ton père, il est le père de tous tes frères, des plus
coupables, des plus égarés, des plus criminels, de ceux-là surtout;
ce sont ceux-là qu'il aime et qu'il surveille, car ce sont eux qui en
ont le plus besoin. Souviens-toi de la parabole du bon pasteur: il
laisse là son troupeau, il court par les monts et les vallées après la
brebis égarée, il la rapporte dans ses bras; oui, sa miséricorde est
infinie, et si bien que tu ne peux la comprendre et qu'elle révolterait
ta faible intelligence et ton mauvais cœur. Oui, ceux qui t'ont blessé,
ceux qui t'ont trahi, ceux qui t'ont dépouillé, ceux qui ont tué tes
proches, ceux qui t'ont fait pâlir par leurs iniquités, qu'ils tournent
seulement les yeux vers le ciel, et Dieu les recevra comme il te reçoit,
car il est leur père comme il est le tien; oui, cet être qui te fait re-
culer de dégoût et qui soulève toute la lie venimeuse lentement
amassée dans ton cœur, qu'il donne un jour quelques gouttes d'eau
à Lazare, elles éteindront le feu qui l'attend. Oui, ceux qui t'ont
calomnié et couvert d'opprobres , ceux qui ont inondé la terre de
sang, les plus dignes objets des haines politiques et de l'exécration
universelle; oui, vous qui fûtes leurs victimes, Robespierre sur
l'échafaud, Marat dans son bain fétide, n'avaient à dire qu'une pa-
role, Dieu les aurait entendus. Tu t'effraies, pécheur, ton orgueil se
cabre, ta haine frémit, tes passions s'indignent, mais Dieu ne con-
naît ni ta haine, ni ton orgueil, ni tes passions misérables, et il ouvre
es bras à tous, il pardonne à tous, car sa miséricorde est infinie ,
infinie Misericordiâ Domini plena est terrain s'écria le curé en
sueur. Il s'essuya le front, et se remit en place en ajoutant :
— Et il a raison... et cela n'est pas mal dit, comme vous voyez.
— Mais que cela est beau ! s'écria Mlle de Perrachon , je me sens
tout émue. Amenez-nous ce jeune homme, il est plein de talent.
28 REVUE DE PARIS.
— Je ne savais pas, dit la mère faisant chorus, que nous fussions
dans le voisinage d'un pareil génie.
— Ah ! madame, dit le curé en s'inclinant avec modestie , cela est
trop fort.
— Il y a là-dedans un aperçu profond, dit le poète d'un ton capable.
— Et une chaleur, une verve, une éloquence qui enlève, ajouta
Mlle de Perrachon.
— Surtout, dit le curé, il y a du cœur, et voilà comme Dieu doit
aimer qu'on parle de lui.
— Amenez ce poète, je vous prie, dit Mm8 de Perrachon.
— Eh bien! je vous le ferai connaître, dit l'abbé flatté, s'il le veut :
il est un peu farouche.
Mmes de Perrachon avaient vite compris qu'il n'y avait qu'à flatter
les idées du bonhomme pour obtenir de lui ce qu'elles désiraient, et
le plus sûr était de se montrer ébranlées en faveur de la religion . La
mère parut touchée de ses argumens, la fille du sermon; les jeunes
gens entrèrent d'instinct dans le complot; le pianiste offrit d'aller
jouer de l'orgue à l'église le dimanche suivant.
— Il n'y en a point, dit le curé confus de tant de bienveillance.
Il donna dans le piège avec la candeur d'un enfant, et crut qu'il
avait commencé une bonne œuvre par le moyen d'Hubert.
Dès qu'il fut sorti , la conversation prit un autre tour. On agita
diverses opinions sur le jeune homme inconnu que les renseigne-
mens du curé n'avaient guère fait mieux connaître; on fut d'avis
que c'était un homme très fort, un poète énorme, qui s'était enseveli
dans la solitude, et qui, pour s'amuser, composait des sermons à ce
bonhomme. Assurément il n'y avait rien de sérieux là-dedans; un
homme de ce talent ne pouvait se jeter franchement dans ces idées
d'un autre temps , et c'était sans doute un grand esprit qui donnait
sa mesure en soutenant de cette force des paradoxes trouvés à plaisir.
Ces conjectures, ce mystère à peine éclairci, la distinction avérée
d'Hubert, le souvenir de son costume et de sa figure étranges, irri-
taient au plus haut point, l'imagination de Mlle de Perrachon. Habituée
à voir tout céder à ses désirs, elle ne cachait plus même son impa-
tience; elle demandait à tous les gens du pays des détails sur M. Hu-
bert. Deux ou trois fois elle obligea sa mère de l'accompagner le
matin, sous prétexte de promenade, jusque dans le voisinage de la
maison de Mmc Talbot; enfin elle apprit que la visite d'Hubert était
remise au dimanche suivant. La fin de cette semaine lui parut un
siècle.
REVUE DE PARIS. 29
La prairie où était le lavoir touchait d'un côté aux dernières
maisons du village, et remontait, comme on sait, jusque vers les
murs du jardin de Mme Talbot. Dans le coin de cette prairie , le sol
était battu sous les arbres et fermé d'une haie. C'était la salle de
danse. Il y avait à l'entour des bancs et des tables. Il fit beau temps
le soir du dimanche; les prés embaumaient, l'on entendait au loin le
bruit des rires et des violons. Les jeunes filles endimanchées venaient
de se réunir, les jeunes gens étaient attroupés au milieu. Hubert ne
dansait point, mais il venait tous les dimanches, en se promenant,
s'accouder un moment sur la claie à hauteur d'appui qui formait
l'enceinte. Sa présence animait la dansa, et chaque fille lui souriait.
Au milieu du bruit, Adèle, parée, charmante, était ce soir-là tout-à-
fait dans son rôle de la plus jolie fille du pays, se prêtant avec un
doux sourire aux invitations des danseurs, l'air complaisant, mais
distrait, et ne prenant guère part à rien de présent. Elle ne s'était
ajustée ni pour le bal ni pour aucun de ceux qui étaient là.
— Tiens, dit une jeune fille derrière elle, nous n'avons pas vu
M. Hubert ce soir.
Adèle ne se détourna point, mais elle tressaillit de la tête aux pieds;
elle attendait ce nom depuis long-temps.
— Il vient de passer là-bas, beau comme le soleil, dit un garçon.
Adèle trembla que la conversation n'en demeurât là.
— Ils vont du côté de Franchart, lui et M. le curé.
Ce mot retrancha tout à coup cette soirée de sa vie; elle apprit en
quelques mots l'invitation d'Hubert et conçut comme un pressenti-
ment sinistre de ce qui devait suivre.
Hubert, en effet, descendait avec l'abbé le petit sentier qui me-
nait à Franchart. On les voyait de loin au clair de la lune. Le curé,
s'arrêtant, tirait Hubert par un bouton de l'habit et se remettait à
marcher. Hubert cependant ne l'écoutait pas; son cœur battait avec
violence; il regardait avec effroi si l'on approchait du château, et
favorisait de tout son pouvoir les poses de l'abbé.
Tout le village savait donc que M. Hubert allait en visite à Fran-
chart. On ne s'en étonna point, à cause de la haute opinion qu'on
avait de lui; mais on en causa beaucoup, parce que certaines vieilles
gens connaissaient à peu près ces dames et ne leur voulaient aucun
bien.
Ce soir-là, toute la société du château était sous les armes. Mlle de
Perrachon, en attendant cette entrevue tant désirée, avait pris et
quitté vingt postures et vingt fois lorgné la pendule. Mme de Perra-
30 REVUE DE PARIS.
chon alla au-devant des visiteurs avec une grâce et un empressement
extrêmes. Hubert, paraissant comme le virtuose tant annoncé, et
l'abbé, le produisant avec sa bonhomie ordinaire au milieu d'un salon
ainsi peuplé, durent nécessairement paraître un peu gauches. Hubert
sentit ce ridicule, et n'en fut que plus troublé. Son costume aussi
l'inquiétait; il savait, pour avoir habité Paris quelque temps, que ses
vieilleries couraient grand hasard au milieu de ces jeunes gens à la
mode. Il se trompa. Prévenu comme on l'était sur son compte, la
négligence de ses habits, qui n'était pas sans grâce, passa pour une
heureuse singularité. Ce fut là surtout l'effet que produisirent sur
Mlle de Perrachon ses cheveux longs et touffus, son col rabattu sans
art, et jusqu'à son maintien gêné, qui tranchait avec l'élégance
ajustée des autres hommes qui étaient là. La physionomie d'Hubert
répondait bien à ce qu'elle avait imaginé; elle lui trouva seulement
les traits plus durement prononcés qu'elle n'avait cru, mais l'extrême
douceur du regard se répandait sur toute sa physionomie. En ce
moment-là, son émotion se lisait dans ses yeux, qui semblaient hu-
mides comme s'il allait pleurer. Bientôt la déférence qu'on lui mar-
quait l'enhardit; il vit à quelles gens il avait affaire, et, dans cette
conversation brève et banale d'une première visite, il ne dit pas un
mot qui ne justifiât la réputation qu'il avait au château.
jyjme je Perrachon le pria de revenir à Franchart, et même l'en-
gagea pour une partie de chasse qu'on se proposait. MUe sa fille ne
manqua point de se joindre à elle. Quant au curé, on lui promit des
adversaires déterminés aux dames et au piquet. Quand ils furent
partis, on demeura dans le salon jusqu'à minuit à parler de M. Talbot.
M11* de Perrachon trouvait ce nom noble et tout-à-fait digne du per-
sonnage.
Hubert reçut deux jours après une invitation nouvelle, écrite à la
main de cette jolie écriture illisible, à la mode parmi les femmes.
Tout cela se sut aussitôt dans le pays; Mme Talbot ne manquait pas
de s'en prévaloir. Hubert fut dès-lors de toutes les parties de Fran-
chart; il reconnut môme avec étonnement qu'on faisait des frais pour
lui et qu'il avait le haut bout entre tous les hôtes. On lui témoignait,
bon gré mal gré, une considération singulière; ses plus humbles avis
avaient force de loi, et, s'il se présentait encore quelques discus-
sions, comme il ne se déguisait en rien, elles se terminaient toutes
à son avantage.
M"" Talbot, échauffée des prospérités de son fils, ne tarissait pas
là-dessus avec ses voisines; elle n'eut pas même la délicatesse d'épar-
REVUE DE PARIS. 31
gner Adèle, dont la froideur choqua la bonne femme. Elle dit à son
fils un soir :
— Tiens, j'aurais cru cette petite Adèle sans malice; ça se mêle
d'être envieux et médisant comme une autre.
Hubert regarda sa mère et ne se méprit point aux propos de la
jeune fille; il répondit :
— Cela m'étonne; c'est une bonne fille.
Toute la société de Franchart avait fini par céder de bonne grâce
aux influences nouvelles qui agissaient dans la maison. On avait fait
le projet d'aller en corps à la messe le dimanche suivant; c'était
Mllede Perrachon qui avait sous main tout organisé. Il ne lui déplai-
sait pas de prendre un petit air de religion: elle avait ouï dire à Paris
que cela était de bonne compagnie. En effet, le dimanche, la petite
église du pays fut pompeusement honorée d'une assemblée nom-
breuse, à la grande surprise et surtout à la grande édification des
fidèles de la paroisse.
Mme Talbot, toute gonflée derrière sa chaise, eut bien des distrac-
tions durant la messe, et ne put s'empêcher de penser qu'elle était
pour quelque chose dans l'éclat de la cérémonie.
Ce ne fut pas tout; elle ne se doutait pas des honneurs qui l'atten-
daient. Mmes de Perrachon étaient fort curieuses de pénétrer dans la
vie privée d'Hubert, dont les apparences étaient si bizarres. Elles
voulurent connaître sa mère; on fit beaucoup d'instances. M1"6 Tal-
bot, éblouie, ne voulait point paraître. Ces dames poussèrent la civi-
lité jusqu'à l'aller voir les premières, pour la décider. Enfin elle parut
au château, bon gré mal gré, avec son humble bonnet de campa-
gnarde tout hérissé de rubans. Personne n'osa s'en amuser. Ce
triomphe lui tourna la tête.
Hubert, durant ce temps-là, ne voyait plus Adèle; il ne la ren-
contra qu'une fois. Il prenait souvent le chemin du lavoir en sortant,
mais il ne voyait plus la fille de Germain parmi les laveuses. Un jour
il arriva sans bruit jusqu'auprès des jeunes filles courbées, les mains
dans l'eau. Tout à coup Adèle leva la tête, et Hubert vit briller ses
grands yeux dans l'ombre de son chapeau de paille. Il dit d'un air
décontenancé : Bonjour, Adèle. Adèle pâlit et reprit son linge, et les
laveuses virent de grosses larmes qui tombaient de ses yeux dans
l'eau du ruisseau tandis que M. Hubert s'éloignait. On connaissait le
chagrin d'Adèle, on n'osa lui parler de rien.
Six semaines se passèrent au milieu de ces honneurs surprenans
qui pleuvaient sur les Talbot; Hubert allait tous les jours à Fran-
32 REVUE DE PARIS.
chart; le curé, qui l'y suivait moins souvent, l'accompagnait un soir
en revenant; ils marchaient dans un sentier à travers champs, par un
beau ciel étoile. L'abbé allait devant dans le chemin trop étroit; Hu-
bert le suivait lentement et profitait de cette allure pour garder le
silence. Il était depuis quelque temps fort absorbé, surtout quand il
revenait de Franchart. Le curé, après divers propos, voyant que Hu-
bert ne répondait point, se retourna tout à coup et lui barra le pas-
sage :
— Halte-là ! et réponds une fois pour toutes. Je te vois très occupé;
ne dissimule plus avec moi. Il se passe quelque chose que tu me
caches; dis-le-moi, ou je vais te le dire, car je sais tout.
— Quoi donc? dit Hubert étonné.
— Veux-tu me tromper? Ces dames ont avec toi d'étranges ma-
nières, mais je ne suis plus leur dupe. Quand ces dames me firent
venir, je donnai dans le panneau; je m'imaginai que c'était par égard
pour moi et pour suiv re le vieil usage; mais , Dieu merci ! j'y vois
clair à présent, et je ne suis pas si bonhomme qu'on croit. C'était à
toi qu'on en voulait, sois franc. 11 est question d'un mariage, n'est-
ce pas?
— Il est vrai que...
— Que cela est vrai; nous avons causé, la mère et moi. D'ailleurs
les façons de la demoiselle, sauf le respect que je te dois, ne sont pas
équivoques... Ce n'est pas, reprit le bonhomme, que je lui en fasse
un tort, la vue d'un mariage à son âge n'a rien que d'innocent; mais
enfin il faut s'expliquer. Que veux-tu qu'on pense?
— Eh bien ! dit Hubert en pressant la main de l'abbé, eh bien ! oui,
l'on veut me marier. Je me trouve engagé dans un pas difficile où
l'on me pousse malgré moi. Mlle de Perrachon m'a marqué quelque
préférence; je ne puis, je n'ose tout vous dire. Elle est vive, elle est
jolie, elle m'étonne, elle m'entraîne. Sa mère a daigné me ques-
tionner. Je ne sais plus que faire, que devenir. J'ai glissé des repré-
sentations sur ma famille et ma condition ; elles ont réponse à tout.
Le curé venait de mettre le doigt sur la plaie. En effet, il n'était
plus possible, même pour un étranger, de se méprendre aux inten-
tions de ces dames, et les choses étaient si avancées entre Hubert et
MUe de Perrachon qu'il ne restait plus à faire que la demande d'usage.
Hubert avait caché par une sorte de pudeur le train qu'avait pris
cette intrigue, strictement honnête il est vrai, mais a laquelle MUe de
Perrachon avait donné ce caractère emporté, mystérieux, roma-
nesque, qu'elle aimait en tout.
REVUE DE PARIS. 33
— Oui, reprit Hubert abattu , tandis que le curé pensif l' écoutait,
oui, dit-il avec effusion, je suis dans une situation bien étrange... Il
me paraît si impossible que cela finisse ainsi...
Le curé se retourna.
— Comment diable!...
Il reprit naïvement :
— Et par où veux-tu que cela finisse?
— J'y vois tant de disproportion.
— Pourquoi? tu es jeune, tu as fait de bonnes études, tu peux en-
core entreprendre quelque chose. Elle épouserait un gros fainéant;
tu figureras aussi bien que lui dans un fauteuil de salon.
— Vous en parlez ainsi! Ne voyez-vous là rien que d'ordinaire?
Trouvez-vous tout simple que le choix tombe sur moi, parmi ces
messieurs qui sont là?
— Cela est clair; tu vaux mieux qu'aucun d'eux.
— Quoi! que j'épouse une fille jeune, riche, belle; qu'on s'en
prenne justement à moi, qui n'ai ni état, ni figure, ni fortune; avec
mes goûts et mes opinions, qu'on me charge d'une femme du monde,
rompue au train de Paris, étrangère à mes idées et à mes habitudes
autant que je le suis aux siennes : n'avez-vous pas un scrupule là-
dessus, pas un conseil à me donner?
; — Heuh! heuh ! heuh ! dit le curé; j'ai déjà réfléchi. Mlle de Perra-
chon m'a l'air d'une brave demoiselle; elle montre de bons senti-
mens, et même à présent de la dévotion, mais, en effet, je lui vou-
drais un peu plus de prudence et de suite dans les idées. Elle dit
parfois des choses qui m'étonnent. Tiens, l'autre jour, en discourant
d'un psaume de David qu'elle venait de lire, elle a trouvé que cela
était bien écrit.... Conçois-tu rien de plus dur pour ce saint pro-
phète? Hier encore, quand elle s'est mise à parler des anges, j'étais
d'abord édifié; mais, à mesure que je l'écoutais, il m'a semblé voir à
la place des glorieux archanges tenant la cithare ou le glaive de
flamme, de petits jeunes gens bien cravatés, roucoulant des amou-
rettes. J'ai été bien surpris, et même bien affligé; et ce qui me sur-
prend encore davantage, c'est que sa mère ne la reprend point. Je
ne sais plus comment on élève les enfans. Il faut réfléchir. Je ne se-
rais pas fâché de te voir marier.
— Oui, dit Hubert; je ne peux être prêtre, et le mariage est un
état fixe.
— Et ce parti, sous bien des rapports, semble plus convenable
que... la fille du père Germain.
TOME XIII. JANVIER. 3
34 REVUE DE PARIS.
— Que dites-vous là? Je n'aime pas à penser à cette pauvre
enfant.
— Écoute : MUe de Perrachon est jeune, tout peut s'arranger; ces
visions s'envolent avec l'âge, mais il faudra voir.
— Tout cela, reprit le jeune homme, me trouble et me chagrine.
— Tu l'aimes donc?
— Oui, dit tout bas Hubert.
— Oh! oh! dit le cure, tu as mis un peu de précipitation dans tout
ceci; je me consulterai avec ta mère. Bonne nuit, mon enfant.
Ils s'étaient arrêtés devant le presbytère,
— Gertrude! cria le curé.
La lumière parut aux fentes de la porte.
— Adieu.
Hubert lui serra la main et reprit son chemin en rêvant.
Le lendemain, le curé alla trouver Mme Talbot et lui détailla cette
affaire. Dès les premiers mots :
— Je m'en doutais, dit la bonne femme, la joie dans les yeux: cet
événement la transportait. Qu'allaient dire les voisins? Ce fut sa pre-
mière pensée. Née dans le peuple, ayant passé sa vie dans un village,
elle n'avait pu se défendre des petites jalousies dont on y prend
l'habitude. Elle avait à cœur de se maintenir dans le haut rang
qu'elle y avait occupé naturellement, quoique sans fortupe, avec
M. Talbot, capitaine au 19e léger. Elle croyait que tous les yeux
étaient ouverts sur son fils; elle avait subi mieux que lui, pour ainsi
dire, les vicissitudes de sa fortune, les alternatives de la belle édu-
cation qu'il avait reçue et du peu de bénéfices qu'il en avait recueilli;
elle fit donc éclater sa joie, et ne parlait que de tout conclure aussitôt.
— Prenez garde , dit le curé, ne nous pressons pas. Il faut voir.
— Oh ! dit Mme Talbot , ce sont de si braves femmes; je les ai jugées
quand je les ai vues d'abord m'inviter, moi qui , tout compté, ne
puis aller de pair pour la fortune.
Cette expression modérée fit sourire le curé, qui regarda de côté
Mme Talbot. I! reprit :
— Laissons aller les choses tout naturellement; je crois même que
cet étourdi s'est trop pressé.
Hubert entra sur ces entrefaites, il acheva d'exalter sa mère en
la prévenant que ces dames la voulaient venir voir le lendemain et
qu'il les avait invitées de sa part à une petite collation.
— Mon Dieu! dit M"" Talbot, tu me fais honte, je ne sais com-
ment les recevoir.
REVUE DE PARIS. 35
— Laissez, ma mère, dit Hubert, on sait qui nous sommes, .l'ai
dit que nous étions de pauvres campagnards vivant petitement; si
ces dames ne nous dédaignent pas, elles n'auront point à le faire
ensuite. Elles trouvent tout cela charmant et ne veulent boire ici
qu'une tasse de lait.
Mme Talbot, toute troublée et tout heureuse, moitié riant, moitié
grondant, se leva aussitôt, songeant à d'immenses apprêts; elle
courut chez Gertrude lui demander des meubles et de la \ aisselle
qui lui manquaient. Elle alla chez le messager pour avoir de la viande
de choix le lendemain; elle se mit ensuite à nettoyer la maison.
On ne put la revoir de tout le jour; le curé et Hubert, riant du train
qu'elle menait, demeurèrent à causer ensemble.
L'abbé, qu'on avait invité, refusa rigoureusement pour ne point
donner trop d'embarras et parce qu'il avait un malade à voir dans le
haut pays à deux bonnes lieues. Le dessein de ces dames était de
lier tout-à-fait connaissance avec Mme Talbot. Elles avaient mis pour
condition à ce déjeuner que la mère de M. Hubert viendrait à son
tour dîner le soir à Franchart.
Le lendemain, bien avant l'heure convenue, tout était prêt chez
Mme Talbot, elle avait fait laver par la petite paysanne qui la servait
jusqu'à la porte d'entrée peinte en vert. La maison de Mme Talbot
était agréable, et le jardin devait aux soins d'Hubert une certaine
élégance. Il avait obtenu d'un voisin une concession d'eau au moyen
de laquelle il avait établi un petit vivier avec le jet d'eau, la cascade,
même du poisson, qu'il entretenait avec un plaisir d'enfant; dans le
fond, sous un bouquet d'arbres, il avait dressé en treillage une espèce
de petit kiosque, il laissait là des livres favoris; aux plus fortes branches
voisines pendaient un hamac et une escarpolette. Le jardin, entre-
mêlé de légumes et de fleurs rustiques, laissait voir ce désordre plan-
tureux , cette physionomie champêtre et domestique si préférable à
la décoration des parterres à la mode; on y respirait ces parfums
de vieux jardins que chacun retrouve dans ses souvenirs d'enfance;
dans les plates-bandes à bordure de buis s'élevaient pêle-mêle les
pois de senteur, les tournesols, les roses trémières, de grosses touffes
de pivoines et de chrysanthèmes; çà et là dans un coin gisait quelque
vase rompu, et de toutes parts des vignes et des espaliers couraient
sur les murs couronnés de giroflées et d'épaisses herbes jaunies. Au
milieu de la grande allée, où l'on pouvait aller trois de front, le puits
élevait ses montans joliment entrelacés de lierre et de capucines jus-
qu'à la poulie. Enfin une treille touffue longeait la façade de la mai-
3.
3G REVUE DE PAîllS.
son, où la verdure grimpait jusqu'au toit. Les fenêtres de la salle à
manger, qui était au rez-de-chaussée, donnaient sous ce couvert;
c'était là qu'était dressée la table, éblouissante de blancheur et de
propreté, et que le grand jour, passant à travers le feuillage, colorait
d'un reflet doux et verdatre. Il y avait là les friandises les plus recher-
chées dans le pays, des fraises, du lait caillé, de la crème, un beau
gâteau bien doré et des croquettes, où Mme ïalbot excellait. Hubert,
qui connaissait le goût de ces dames pour les fleurs, en avait jonché
la salle.
Mme Talbot, la tète perdue de tant d'honneurs, s'efforçait de garder
sa dignité. Elle avait besoin de se souvenir de temps à autre du 19e
léger; mais son trouble venait aussi de l'inquiétude et de l'embarras
de bien recevoir. Enfin on annonça sur la route la voiture dont ces
dames n'avaient eu garde de se passer. Une voiture devant la porte
de Mme Talbot, c'était de quoi perdre l'esprit.
Ces dames firent une entrée des plus aimables; ce furent des cris,
des joies à étourdir. Elles affectaient un grand abandon , elles jetè-
rent en entrant schals et chapeaux pour être plus à l'aise. Mlle de
Perrachon n'avait pas laissé de se composer là-dessous un charmant
négligé de campagne. Elle embrassait à tout coup Mme Talbot, qui se
mourait d'attendrissement; elle la suppliait de ne point trop se dé-
ranger, et de quitter la cérémonie. Elle regardait tout, les livres,
les meubles, les dessins, et trouvait tout d'un caractère exquis. Hu-
bert la suivait, fort ému, la priant d'excuser.
Le déjeuner fut charmant, sinon que Mme Talbot endimanchée se
donnait malgré ces dames tout le soin d'un sergent de bataille. On ne
pouvait la tenir assise, et c'étaient à chaque minute des débats inter-
minables.
Après le repas, M1Ie de Perrachon s'envola dans le jardin; Hubert
se leva pour la suivre.
— Allez, allez, jeunes gens, dit Mme de Perrachon.
Les mères demeurèrent à causer. Ces deux entretiens, qui durè-
rent toute la matinée, furent décisifs sur le même objet; le mariage
fut arrêté.
Edouard Ourliac.
{La fui au prochain numéro.)
LA GRECE
LES CYCLADES ET LES ILES IONIENNES.
L'ILE B'EUFEE,
C'était le jeudi 20 mai, jour de l'Ascension : le soleil, en sortant des eaux
du Bogaz ou canal de Trikeri, entre la poiute de l'ile d'Eubée et la pointe de
l'antique Thessalie Phthiotide, patrie d'Achille, teignait de rose et le ciel et
la mer. Deux légers bâtimens voguaient à pleines voiles dans ces flots de
rose et d'azur. Une légère brise de sud-ouest me promettait une favorable
et prompte navigation vers l'Eubée; je fis porter des provisions pour la
journée sur mon caïque à deux rameurs, et me disposai à profiter de ce beau
temps pour franchir les quelques lieues de mer qui séparent l'antique Lo-
cride, où régnèrent le rapide Ajax, fils d'Oïlée, et l'Opuntien Mccnetus, père
du bon Patrocle, de l'antique domaine des Histiéens et des Abantes, la ver-
doyante île d'Eubée. Mais avant de m'éloigner des environs si délicieux et si
embaumés des Thermopyles , je voulus faire un dernier pèlerinage aux ruines
de l'homérique Thronium (2), près du torrent du Boagrius ou Platania. Je dé-
sirais essayer une fouille sur l'emplacement d'un temple dont quelques débris
(1) Voyez les livraisons des 3 juillet, 23 octobre, 20 novembre et 11 décembre.
(2) « Et Thronium, non loin des rapides eaux du Boagrius. » (Iliade, cbant II.
vers 533.
38 REVUE DE PARIS.
se montrent hors de terre , un peu au-dessous de la pente de l'ancien Aero-
polis deThronium. Je pris avec moi le maître-maçon de la fabrique de sucre
de betterave de Kainourio-Khorio, laborieux, économe et patient Albanais de
Castoria en Pelagonie, et deux de ses ouvriers, Albanais-Turcs cor/me lui, l'un
venu de Velestino, presque à égale distance de Pharsale et de Larisse, l'autre
d'Elassona (Thalassinum), au pied du mont Olympe. Les ouvriers albanais de
la Macédoine et de la Tbessalie ont coutume d'émigrer tous les ans de leurs
villages au mois de septembre, pour y rentrer à la fin de mai. Pendant ce
temps, leurs femmes et enfans restent comme otages sous la main des auto-
rités turques, et les émigrans laissent même une certaine somme pour cau-
tion. Malgré l'amour de la patrie, si vif dans le cœur de tout habitant des
montagnes, ils pourraient bien, sans cette précaution de leurs maîtres, ne
plus vouloir rentrer dans un pays où tout ordre, toute activité, toute énergie
ancienne, tout gouvernement, toute nationalité même s'en vont mourant en
même temps.
J'avais eu beaucoup de peine à décider mes Albanais à me suivre avec leurs
pioches un jour de fête. Voyant cependant que je ne voulais qu'un essai, et
non un travail suivi, et que mon caïque m'attendait, ils se décidèrent, et nous
nous dirigeâmes ensemble à travers les champs et les prés vers les bords du
Boagrius.
En approchant des pentes inférieures du Knémis, un spectacle tout-à-fait
original et plein d'intérêt s'offrit à ma vue. Tous les versans septentrionaux
du Knémis et ceux du Kallidrome, depuis la baie de ïalante jusqu'à la baie
deLamia, au-delà des Therinopyles, sont gracieusement ondulés à la base
et couverts de la plus opulente végétation , tandis que la partie supérieure
s'élève comme un mur impénétrable de rochers aux belles couleurs. Sur ces
mille collines croissent majestueusement les platanes et les chênes les plus
magnifiques; ici les arbres de Judée, les hauts genêts, les myrtes et les gre-
nadiers charment tour à tour l'œil et l'odorat; là les vignes sauvages et les
chèvre-feuilles s'entrelacent autour du tronc des grands arbres pour les
transformer en haies de verdure. Tantôt, sortant en bouillonnant du flanc
des rochers, une source d'eau thermale fume et bruit à vos pieds, et tantôt
surgit mollement du milieu des gazons une source d'eau fraîche et pure qui
va coulant doucement et mourant presque sans bruit sous les racines d'un
vieil arbre. Les rossignols, charmés d'une solitude si bien faite pour eux,
emplissent toute la forêt de leur suave harmonie. C'est au milieu de ces
bosquets, à l'ombre de ces arbres parfumés, le long de ces ruisseaux aux
bords émaillés d'anémones aux corolles rose, pourpre et bleu, que serpente
la route qui conduit de la Locride en Tbessalie. Cette route était ce jour -là
couverte de nombreuses caravanes de Grands-Maques, qui, tous les ans, à
l'approche de la saison froide , descendent de la chaîne du Pinde et des
monts d'Agrapha, pour aller poser leurs tentes et faire paître leurs troupeaux
dans les régions plus chaudes de la Béotie , et qui, à l'approche des grandes
REVCE DE PARIS. 3!)
chaleurs, au jour consacré à saint George, vers la fin d'avril, partent de
leurs campemens d'hiver pour aller reprendre , dans la chaîne omhragée du
Pinde, leurs frais campemens d'été. Les femmes marchent les premières, à
pied , filant leur coton ou tricotant l'espèce de chaussettes ornées et hariolées
qu'on appelle ici teourapia. Elles portent souvent en même temps sur le dos
le dernier-né de leurs nombreux enfans et jusqu'au long fusil de leurs maris.
Les hommes s'avancent gravement et solennellement par derrière, assis la
plupart sur leurs ânes ou mulets, sans rien faire ni rien porter. Les troupeaux
de moutons et de mulets se pressent sur les pas de leurs maîtres. La marche
est fermée à distance par les vieillards, qui suivent lentement a pied avec les
enfans les plus jeunes, s'arrêtant avec eux au bord des fontaines pour leur
distribuer leur pain et une eau salutaire, et s'il se fait tard, rester chaque
soir à dormir avec eux sous les grands arbres, tandis qu'à peu de distance en
avant , le reste de la famille vlaque a disposé aussi ses tentes ou ses toits de
verdure pour le repos du soir, prête à recommencer le lendemain avec ses
bestiaux son pèlerinage habituel vers ses chères montagnes.
Je m'arrêtai quelques instans à causer avec les Vlaques; j'étais bien aise de
contrôler par leur témoignage l'exactitude des renseignemens topographiques
que j'avais obtenus de mon Albanais de Castoria sur un point important de
l'histoire de notre principauté française de Morée, la bataille de Castoria en
1259. Les chroniques grecques du temps racontent que le prince Guillaume de
Villehardouin, beau-lils du despote d'Épire, Michel III, qui avait épousé sainte.
Théodora Petr-Aliphas (issue des Blacas d'Aulps), et beau-frère du roiMain-
froi de Sicile, se rendit de Morée par mer à Lépante avec ses chevaliers, et
de là à Arta , où il fit sa jonction avec Michel ; que d'Arta ils marchèrent jus-
qu'au pied de l'Olympe à Thalassinum, où le prince Guillaume avait donné
ordre à ses grands feudataires d'Athènes, de l'Eubée et de Bodonitza de venir
le rejoindre par les Thermopyles et la plaine de Pharsalè. J'étais allé déter-
miner moi-même sur les lieux le point de débarquement des troupes d'Euhée,
à Sidero-Porton , en face de la baie d'Aidipsos, et j'avais suivi leur itinéraire
jusqu'aux débouchés des monts Othrys dans la grande plaine de Tbessalie.
Mon Albanais, qui faisait souvent cette route jusqu'à Castoria, sa patrie, me
l'avait indiquée avec beaucoup de précision, à partir de la baie de Palœo-Chori,
près de l'ancienne ville de Sidero-Porton. « En cinq jours, m'avait-il dit, je
fais cette route sans fatigue. Je passe les défilés de l'Othrys, entre Lamia et
Patradjik (absolument comme l'avait fait notre armée d'Athènes et d'Eubée,
qui ne voulait ni passer sous' les forteresses de Zeitoun et de Patradjik, ni
s'arrêter à en faire le siège); puis j'arrive dans la plaine de Thessalie. A
Domocos, la route est dominée par une tour ancienne fort considérable con-
struite en murs de ciment (c'est-à-dire d'origine franque), et aujourd'hui
en ruines. Cette tour domine toute la plaine de Larisse et de Pharsalè. Ces
deux dernières villes sont en plaine , mais Larisse est fortifiée. A Pharsalè,
qu'on laisse à droite, ainsi que Velestino, sont aussi deux vieux châteaux à
40 REVUE DE PARIS.
murs de ciment. De Larisse je vais à Tournovo, et de Tournovo j'arrive à
Elassona (ou Thalassinum , point de jonction du prince Guillaume de Yille-
hardouin et de ses feudataires), le quatrième jour après mon départ de
Palœo-Cliori; enfin, le cinquième jour, j'arrive dans ma patrie de Castoria,
qui est située sur le bord d'un lac, et contient dix mille habitans, dout huit
mille Grecs et deux mille Turcs. » Les renseignemens que les Grauds-Vla-
ques que je rencontrais me donnèrent sur les mêmes lieux et sur l'itinéraire
qu'avait dû suivre le prince Guillaume pour se rendre d'Arta à ce même point
d'Elassona, près d'un des contreforts méridionaux de l'Olympe, me satis-
firent complètement, et je repris ma route vers Thronium , après que nous
eûmes bu tour à tour, en signe d'affection mutuelle, quelques gorgées de
vin des tzitzas, ou dame-jeannes de bois, que portail chacun de nous.
On n'a pas à passer le Boagrius pour arriver de ce côté sur l'emplacement
de Thronium; on laisse ce fleuve un peu à sa droite, et on remonte vers la
chaîne du Knémis, au point où elle s'abaisse pour laisser apercevoir à dis-
tance les sommets neigeux du Parnasse. Strabon décrit avec beaucoup d'exac-
titude la situation de Thronium dans la Locride Epi-Knémide, et ce qu'il dit
du Boagrius s'applique de la manière la plus juste au fleuve ou plutôt au tor-
rent de la Platania, qui coule au pied de cette colline. Meletius, dans sa des-
cription de la Locride, donne fort exactement aussi l'emplacement de Thro-
nium , parmi les ruines de laquelle il dit avoir trouvé une inscription
mentionnant le nom de cette ville. La colline sur laquelle elle est placée
descend d'un côté dans la vallée de la Platania vers la mer; l'autre versant
s'étend sur une pelite vallée qui s'enchaîne au groupe de montagnes dans
lesquelles s'ouvre la route par Drakhmana jusqu'à Livadia. De ce côté on
aperçoit toute cette chaîne de montagnes qui ceignent la vallée intérieure de
la Doride, et derrière laquelle s'élève le fier Parnasse tout blanchi de neige; de
l'autre côté s'étendent la vallée de la Platania , la mer, le golfe Malliaque, le
canal de Trikeri, les îles Lichades formées, dit la fable antique, des membres
du malheureux Lichas, et l'Eubée avec ses belles montagnes. Les murs d'en-
ceinte de la ville de Thronium sont reconnaissables sur les deux flancs du
coteau, et les habitans du pays, en cherchant des pierres pour leurs moulins
et leurs maisons, les ont mis à découvert en plusieurs endroits, ainsi que
les murs de quelques maisons de l'intérieur de la ville, car les murailles
des maisons particulières étaient construites en vastes pierres quadrilatères
presque aussi grosses que celles des murs d'enceinte. Cette ville devait être
peu considérable, puisqu'elle semble ne s'être pas étendue au-delà des deux
versans de la colline, mais sa situation était délicieuse, et elle paraît avoir été
assez opulente. Eu suivant la croupe du coteau jusqu'au sommet sur lequel
était placé l'Acropolis, je retrouvai, un peu au-dessous de l'Acropolis, les
ruines du temple où je voulais tenter une fouille. Un fût de colonne cannelée
en marbre blanc , et quelques autres fragmens de marbre presque informes
répandus çà et là à l'entour, me faisaient espérer qu'eu soulevant quelques-
REVUE DE PARIS. 41
uns de ces marbres et en les mettant à découvert, je pourrais retrouver soit
des fragmens de bas-reliefs ou de statues, soit une inscription antique. Je dis
donc à mes Albanais de me décbausser un peu quelques-uns de ces marbres
avec leurs pioches. Ils se montrèrent épouvantés de l'énormité de ma de-
mande; c'était le jour de l'Ascension, jour de fête solennel, et je voulais que
ce jour-là ils travaillassent, à quoi? à profaner le terrain religieux sur lequel
avait existé une église! Tout temple, de quelque date qu'il soit et à quelque
culte qu'il ait appartenu, est pour eux une église, et toute église en ruines,
tout terrain où a été bâti une église, est un terrain sacré qu'on ne viole pas
sans crime. J'ai vu près de Chalcis, le long des rochers qui précèdent la petite
vallée qu'arrose l'Aréthuse, terre natale du papyrus, comme Syracuse elle-
même, au milieu des nombreux tombeaux antiques creusés sur tous leurs
flancs, un reste de voûte taillée dans le roc, et qui avait probablement fait
partie d'un héroum antique , d'un tombeau consacré à quelque héros ou
demi-dieu des temps fabuleux. La tradition populaire du respect voué à ce
tombeau s'est conservée de génération en génération , et sous cette voûte est.
placée une lampe toujours allumée. Le berger qui fait paître ses brebis sur le
coteau voisin, le pêcheur qui vient étendre ses filet#»sur cette côte, se char-
gent religieusement d'en renouveler l'huile à leurs frais, et les voyageurs qui
passent à côté ne manquent pas de placer sur la pierre de la tombe l'offrande
de quelques monnaies auxquelles personne n'oserait toucher, et que vient
ensuite recueillir avec solennité un prêtre du voisinage, pour pouvoir un jour
relever X héroum et le transformer en chapelle consacrée à quelque saint vé-
néré dans le pays, à quelque successeur chrétien des demi-dieux antiques.
Ainsi l'idée religieuse protège encore le culte qui a cessé d'être, et le respect
des choses sacrées forme une chaîne non interrompue jusqu'à nous. Il me
fallut de longs argumens pour bien établir, aux yeux de mes Albanais, la
différence de respect dû à un temple païen et à une église chrétienne, et pour
bien leur démontrer que c'étaient là les ruines d'un temple, et non d'une
église. Ils se rendirent enfin, et l'un d'eux, bien qu'avec une profonde répu-
gnance, commença à donner un coup de pioche et à soulever un marbre à
demi enterré; mais qu'on juge de son effroi quand il vit du milieu des mar-
bres sortir un gros serpent qui alla tout doucement se perdre au milieu des
broussailles. Mon homme crut voir en lui le vengeur des dieux offensés et
le protecteur du temple, et, sans dire un mot, il déposa sa pioche en faisant
vingt signes de croix. Je m'adressai alors à son compagnon, qui me sem-
blait plus hardi , et je me servis moi-même de la pioche pour lui donner
l'exemple et dissiper ses terreurs. Il se laissa persuader, et donna, les yeux à
demi fermés, un vigoureux coup de pioche à un endroit que je lui désignai,
près d'un autre fragment de marbre; cette fois, ce ne fut pas un seul serpent,
mais un nombreux nid de petits serpens verts qui se découvrit à nos regards.
En vain je cherchai à lui prouver que ces petits serpens étaient inoffensifs, la
terreur religieuse avait pris le dessus. Je ne voulais pas d'ailleurs blesser si
42 REVUE DE PARIS.
vivement leur conscience, et je renonçai à mon temple pour utiliser leur tra-
vail dans un autre lieu. Je me contentai de suivre l'enceinte extérieure de la
ville et de l'Acropolis,'et d'en Lien déterminer l'étendue, et je quittai les ruines
de ïlironium pour aller me jeter dans mon caïque.
Pendant les deux ou trois heures que j'avais passées dans ma course à
Tbronium, le vent qui m'était favorable le matin m'était devenu quelque peu
contraire, sans être toutefois très violent; le temps d'ailleurs continuait à être
magnifique. A onze heures, je fis lever ma voile latine et quittai la rive de la
Locride. Tout en tirant de longues bordées entre le cap Kiliomeli et le cap
Vromo-Limni, je ne me lassais pas d'admirer la beauté de cette enceinte de
montagnes qui encadrait comme un lac cette mer sur laquelle je me berçais :
le Knémis verdoyant avec ses murailles immenses de rochers rouges; puis le
Kallidrome, qui ferme les Thermopyles; puis, par derrière, le Parnasse nei-
geux, qui s'étend bien loin comme pour rejoindre l'OEta, neigeux comme lui;
et, de l'autre coté de la vallée du Sperchius, la pointe blanche du Velouki et
la chaîne des monts Othrys, par lesquels on pénètre dans les plaines de
Thessalie.
Malgré mes longues bordées, j'avançais peu vers le canal de Trikeri et vers
la ville d'Oréos en Eubée, qui était le but de mon voyage. J'hésitai si, au lieu
de suivre cette direction, je ne me ferais pas conduire dans la baie d'Aidip-
sos (t), pour visiter les restes de ses bains antiques et son temple romain
enfoui, avec plusieurs constructions anciennes, sous la croûte sulfureuse dé-
posée pendant une longue série de siècles par les eaux thermales; mais de là
a Oréos, que je voulais voir, la route de montagnes est longue, âpre et difficile,
(>t il m'eut fallu renoncer à parcourir le délicieux bogaz de Trikeri. Je pris
donc mon parti; je fis raser les îles Lichades, et, en attendant que le vent
me permît de pénétrer dans le bogaz, je me fis débarquer au pied du bourg
de Lithada en Eubée, près d'une fontaine d'eau excellente placée à deux pas
de la mer. Les Turcs avaient fait construire à leur manière une petite fon-
taine en forme de tombeau, pour recueillir les eaux de la source; mais les
[lierres de ce petit monument se sont écroulées, et la source s'en va se perdant
sous le sable de la mer. Les marins de ces côtes, qui connaissent la bonté de
cette source, viennent s'approvisionner de son eau en passant. Je m'assis sur
un tapis que je fis jeter sur le sable auprès de la fontaine. Il y avait plus de
cinq heures que je naviguais, et la brise, qui enflait ma voile pendant mes
hordées, m'avait donné appétit. Je fis le meilleur des repas, arrosé d'une ex-
cellente eau très fraîche et d'une bouteille de non moins excellent vin de Bor-
deaux , en souvenir de notre généreuse terre de France. Mes matelots le trou-
vèrent moins bon que leur affreux vin résiné. Bientôt une légère brise favo-
(1) La ville d'Ai<lip-;os, sous le nom de Lipsos, passa comme fief, au xivc siècle,
dans la famille des ducs de Naxie, par le mariage du baron d'Oréos avec la duchesse
<le Naxie.
REVUE DE PARIS. 43
rable se fit sentir, et nous nous hâtâmes d'en profiter pour entrer dans le
bogaz.
C'était un spectacle gracieux, par ce beau soleil , de voir les légers bàtimens
qui voguaient avec toutes leurs voiles sur cette mer unie, les uns faisant
voile de Volo à Chaleis, les autres de Chalcis à Volo , d'autres se dirigeant
vers Hagia-Marina , dans la Phtliiotide d'Achille, tandis que celui-ci se tenait
immobile au milieu des eaux , dressant comme un signal funeste sa bannière
et ses voiles jaunes de quarantaine. A peine eûmes-nous dépassé l'entrée du
bogaz que le vent tomba tout-à-fait, et j'eus à subir une de ces bonaces qui
font le désespoir des marins. Pas un souffle de vent ne ridait la surface unie
de la mer et ne tendait les plis de notre voile; nous étions là parfaitement
immobiles. J'avais réservé les forces de mes matelots pour cette occasion , et
je fis prendre les rames. Après deux heures, j'aperçus la fumée de Gardiki.
Au-dessus de ce village sont les ruines de la capitale du petit royaume, ou
plutôt de la baronie d'Achille, Larissa-Kremasti (la suspendue), où on trouve,
fréquemment encore des restes de monumens antiques. Elle est à une lieue
de la mer et dans une situation fort pittoresque, en face des côtes montueuses
d'Eubée, dont les belles et rapides pentes viennent se plonger dans les flots
avec leurs verdoyantes et vastes forêts, qui ne sont animées par aucune habi-
tation humaine. La côte de la Phtliiotide offre des pentes plus adoucies et
quelques villages fort gracieux. Du point où j'étais dans le bogaz, j'aperce-
vais, vers la haute mer, l'île de Skiathos, qui s'étendait avec ses pentes douces
vers la gauche, et l'île de Skopelos, qui surgissait avec sa montagne élégante
vers la droite. Skiathos est renommée par les excellens vins blancs de son
monastère; Skopelos est peut-être la plus gracieuse des îles de la Grèce par
ses vallées ombragées et ses belles montagnes revêtues de grands bois qui se
perdent dans la mer.
La brise du soir ne survint pas, comme elle le fait d'ordinaire après le
coucher du soleil, pour m'aider dans ma navigation vers Oréos. La nuit
tomba, mes matelots continuèrent à ramer, et j'avançai lentement et molle-
ment, traçant avec ma barque et la rame de longs sillons de feu sur cette mer
phosphorescente. Tout était silence et repos autour de moi; les rames seules
de mon bateau interrompaient ce calme profond, comme les étincelles lui-
santes qu'elles faisaient jaillir en frappant les flots interrompaient seules
cette profonde obscurité. Ainsi bercé sur cette belle mer, entre les rives de la
Phtliiotide et de l'Eubée, je me laissais aller doucement au bonheur de rêver,
et je rêvais à mes amis de France. A minuit enfin, les rames avaient triomphé
de la torpeur de la bonace, et nous entrions dans le port d'Oréos en Eubée.
Tout le monde reposait sur la côte. Un brick du gouvernement grec, chargé
de la garde du port , nous héla à notre entrée. Après avoir su que j'étais Fran-
çais, le capitaine m'envoya offrir de venir coucher à son bord , où je serais
plus à l'aise que dans une petite barque découverte, car à Oréos, et surtout à
cette heure si tardive, il n'y avait aucun moyen de trouver un gîte. Je n'étais
44 REVUE DE PARIS.
pas fâché d'avoir à me rappeler plus tard cette nuit passée en plein air dans
un port d'Eubée, au jour anniversaire de ma naissance, et je refusai l'offre
obligeante du capitaine; puis je m'enveloppai dans mon manteau, m'étendis
dans ma barque, et, me couvrant la figure d'un léger voile de gaze pour
défendre mes yeux de l'humidité de la nuit, je m'endormis comme sur le
meilleur des lits de France.
Dès quatre heures du matin, au moment où se firent apercevoir sur les
eaux les premiers rayons de l'aurore, je m'éveillai. J'enlevai de ma figure
mon voile tout humide de la fraîcheur de la nuit, je me débarrassai de mon
vaste manteau, et regardai autour de moi. Une dizaine de petits bâtimens
que je n'avais pu voir en arrivant à minuit étaient en panne ça et là, dans
cette baie d'Oréos qui peut devenir un des ports les plus riches de la Grèce
par la beauté de sa position et la bonté de son ancrage. Toute la côte appar-
tient aujourd'hui à deux personnes dont les propriétés s'étendent des deux
côtés du port. L'une est un Français de mes amis, M. de Mimaut, qui a
renoncé très jeune encore à l'état militaire pour venir s'établir dans ces
lieux dont la beauté le charmait, et dont les améliorations possibles tentaient;
son esprit philantropique et aventureux. Il possède là une magnifique pro-
priété achetée d'un Turc de ]\égrepont au prix de 400,000 francs. L'autre
propriétaire est ce même Turc nommé Méhémet-Bey, petit-fils d'un ancien
pacha de Négrepont, qui possédait aussi par sa mère beaucoup d'autres riches
tchiflicks (fiefs turcs) en Livadie. Pour ces vastes propriétés réunies, Méhé-
met-Bey, comme il me l'a dit lui-même à Athènes, ne recevait pas, sous l'ad-
ministration inepte des Turcs, autant de revenu que lui en rapporte aujour-
d'hui l'intérêt seul de la somme qui lui a été payée par M. de Mimaut, tant
l'arbitraire et la tyrannie sont funestes à ceux même qui les exercent.
La baie d'Oréos est grande et belle, et de toutes parts protégée par des
montagnes bien boisées qui enceignent un beau vallon dont Hagi-Janni,
propriété de M. de Mimaut, fait le plus bel ornement. Derrière ces montagnes
boisées surgissent clans le lointain et sur divers plans de plus hautes cimes,
En se retournant du, côté des rivages de la Thessalie, on voit aussi de belles
montagnes s'échelonner pittoresquement les unes derrière les autres. C'est
d'abord le Plessidi ou Pélion , puis bien loin à gauche le Kissavo ou Ossa ,
puis plus loin encore à gauche, mais majestueux et tout couvert de neige,
le poétique Olympe, qui domiue toute la scène; enfin, à l'extrémité de cet
horizon à droite, le mont Athos. Du côté de la Locride, on voit aussi de
loin blanchir le Parnasse, mais il sembla comme anéanti en présence du ma-
jestueux Olympe.
Je me fis débarquer près des magasins récemment construits par Méhémet-
Bey. L'emplacement de l'antique Histieea était probablement tout pies d'Hagi-
Janni, où on trouve encore, en fouillant la terre, beaucoup de restes d'an-
ciennes murailles. Hittiaîa fut remplacée, suivant Strabon, par Oréos, située
sur une colline à un quart de lieue de là. Le \illage moderne d'Oréos a suc-
REVDE DE 1>AUIS. 'l5
cédé probablement à la ville antique. Au-dessus du village est une colline
plus élevée, qui ressemble beaucoup, par sa forme allongée, à la Cadmea de
Thèbes, et sur laquelle était placé l'Acropolis d'Oréos. Les grandes ruines
de murailles et de tours qui en couronnent le sommet m'apparaissaient du
rivage, et je m'y rendis aussitôt. Cette situation avait un intérêt tout parti-
culier pour mes études sur la principauté française de Morée. Au moment de
l'organisation de cette principauté, en 1205, l'île d'Eubée, qui avait été con-
quise par Jacques d'Avesnes, répartie par lui en fiefs donnés à ses amis ou
à l'église de Rome, puis laissée entre les mains de ses compagnons d'armes
au moment de son retour en France, fut disputée à la fois par les Vénitiens
et les Français. Un traité concilia leurs différends et détermina les limites
entre les droits commerciaux et maritimes des Vénitiens et la suprématie
féodale des princes français de Morée. L'Eubée fut divisée en trois grands
fiefs : celui de Carysto, à la pointe méridionale; celui de Cbalcis, au centre;
et celui d'Oréos, à la pointe septentrionale de l'Eubée. Trois frères, les Dalle
Carcere, de famille véronaise, obtinrent ces trois fiefs, avec l'alliance com-
merciale de Venise et sous la suzeraineté féodale des Villebardouin. Tous
trois, en qualité de pairs du prince et hauts barons, avaient le droit de guerre
privée et le privilège de bâtir des chateaux-forts au centre comme sur les
frontières de leurs baronies. C'étaient les restes de ces châteaux-forts que je
venais visiter en Eubée. J'eus beaucoup de peine à me frayer une voie jus-
qu'aux ruines de l'Acropolis d'Oréos, à travers l'épaisse et haute végétation de
la colline. La rosée était si abondante, que j'étais complètement mouillé
jusqu'aux épaules. Tout le long de l'enceinte on retrouve les assises à large
pierre, qui annoncent l'époque hellénique; mais tout à côté surgissent les
ruines des tours carrées des Francs, qui flanquaient ces murs. On retrouve
encore quatre de ces tours. L'une d'elles a conservé en entier son mur de côté
Sur le haut des créneaux brisés, une cigogne a posé son nid, et elle y domine,
debout et paisible, s'élancant de temps à autre pour saisir et rapporter la
proie destinée à sa couvée. Au milieu de ces débris croissent de hautes herbes;
une vieille femme, dont la cabane est placée au pied des tours, fait paître
ses chèvres et semble la propriétaire incontestée de ce vieux manoir féodal.
Dans l'intérieur de cette enceinte sont les restes amoncelés de l'antique église,
que recouvre comme avec respect une herbe épaisse. La porte de cette for-
teresse franque était située sur le côté de la colline et de la plaine par lequel
se dirige la route d'Oréos à Xirochori , et la partie inférieure de cette porte,
arrondie de manière à bien indiquer sa forme générale, s'y conserve encore
sur ses deux soubassemens. La position de cette forteresse était aussi belle
qu'imposante.
Cette excursion matinale, après ma navigation de la veille, avait vivement
éveillé mon appétit; mais il ne me restait aucun moyen de le satisfaire.
Comptant trouver au village d'Oréos au moins quelques œufs et un peu de
lait, j'avais distribué le reste de mes provisions à mes matelots, qui avaient
40 ItEVLE DE PARIS.
pris le large et s'étaient éloignés de l'Eubée. Il n'y avait ni œufs, ni poulets,
ni vaches, dans ces pauvres calyvia. Tout ce qu'on avait à nie présenter,
c'étaient quelques deniers tournois de l'ancienne principauté française de
Morée et du duché français d'Athènes, avec quelques médailles d'argent et
de cuivre de l'antique Histieea, ramassées par les laboureurs dans les champs
voisins; ces monnaies prouvaient à la fois l'importance de la ville antique et
celle de la seigneurie féodale du moyen-âge. Je les achetai;
Mais le moindre grain de mil
Était bien mieux mon affaire.
Il me fallut pourtant patienter et attendre l'arrivée des chevaux que j'avais
envoyé chercher à Xirochori, la grande ville de cette partie du monde, à une
lieue de là. Ils arrivèrent enfin, et je partis.
Le chemin d'Oréos à Xirochori serait facile à transformer en route car-
rossable, ce que ne manquera sans doute pas de faire promptement à ses
frais M. de Mimaut. Xirochori est une ville de deux mille cinq cents liabi-
tans. M. de Mimaut, qui n'a pas encore bâti de maison pour lui, était allé
faire une promenade en France et en Suisse. A défaut de son hospitalité ami-
cale, je cherchai un konaki ou gîte public quelconque. Un café était ouvert sur
la place; mais il n'avait à m'offrir d'autre chambre que la chambre publique,
la seule chambre de la maison; d'autre nourriture qu'une tasse de café à la
turque. Une auberge ou simple cabaret est chose dont on ne comprend pas la
possibilité en Grèce. Au moment où j'étais ainsi incertain sur mon abri de
la journée, un habitant du pays, M. Diamanti, qui venait d'être informé de
l'arrivée d'un étranger, accourut à moi, m'offrit sa maison de la manière
la plus gracieuse, et fit diriger à l'instant de ce côté mon agoiate (muletier),
mes chevaux et mes effets de voyage. Je ne me fis pas prier long-temps pour
accepter une hospitalité si opportune. J'entrai avec lui dans une maison de
fort bonne apparence, et pris place sur un très comfortable divan qui régnait
tout autour de la pièce principale. Le glyko, ou confitures du pays, le verre
d'eau fraîche, le café et la longue pipe, me furent à l'instant apportés et servis
par sa jeune femme et par sa sœur, deux fort jolies personnes agréablement
et simplement parées à la mode du pays. C'est une des habitudes les plus
gracieuses de l'hospitalité grecque. Aussitôt que vous entrez dans une mai-
son, on vous présente le glyko, l'eau fraîche, le café et le chibouk. Dans les
maisons les plus modestes, la maîtresse du logis apporte le plateau, vous
le présente avec un léger salut assez digne, puis vous apporte le chibouk,
qu'elle allume elle-même, et, vous le présentant d'une main, s'incline gra-
cieusement en plaçant l'autre main sur son cœur. Dans les maisons riches,
les serviteurs tiennent le plateau, mais c'est la maîtresse de la maison elle-
même qui vous présente le café et le chibouk avec le même geste affectueux
et modeste et le même cordial salut de la main posée sur le cœur. Je me
reposai avec délices au milieu de cette famille si bienveillante; mais la légère
REVUE DE PAK1S. 47
cuillerée de glyko et la légère petite coupe de café, semblable à un élégant
coquetier enchâssé dans une enveloppe en Diagramme d'argent, ne me fai-
saient sentir que plus vivement les pointes de l'appétit. Je n'osais dire un
mot à cet égard, dans la crainte de causer le moindre dérangement à mes
botes, et je me dérobai pour aller dans la ville en quête d'un moyen quel-
conque d'approvisionnement. On m'indiqua à l'extrémité de la ville une
humble calyvia où je pourrais trouver quelques oeufs frais, et je m'y rendis
à l'instant même. Un bon vieux paysan me vendit quelques œufs et voulut
bien se charger de les faire cuire chez une voisine, et d'aller m'acheter du sel,
du pain et du vin. Tout cela était d'excellente qualité et fort abondant; mais
jamais le paysan ne voulut recevoir au-delà du prix du pays, c'est-à-dire cinq
sous pour le tout, œufs, pain et vin; c'était là une hospitalité bien noble
dans sa pauvreté, et je ne pus lui en montrer ma reconnaissance qu'en lui
donnant d'excellent tabac d'Armyros que j'avais avec moi. J'avais souvent
entendu parler en Europe de l'avidité et de la friponnerie des Grecs, mais
je déclare que pendant tout le cours de mon voyage je n'ai trouvé partout
dans les maisons grecques qu'une hospitalité de franc aloi et une honnêteté
souvent ferme et fière. La race albanaise ne se pique pas des mêmes bons
sentimens, et ne mérite pas toujours les mêmes éloges. Le reproche toutefois
ne doit pas être trop généralisé, et j'ai trouvé aussi de nombreuses et hono-
rables exceptions à ces défauts du caractère albanais.
Pendant qu'assis dans le verger de la calyvia , à l'ombre d'un immense
figuier, j'étais occupé à savourer mon excellent repas en causant avec un
vermeil petit enfant de la calyvia voisine, et en contemplant avec admiration
les chaînes du Pélion, de l'Ossa et de l'Olympe, qui se déroulaient devant
moi, voici que tout à coup survient mon hôte Diamanti. Il s'était euquis de
moi, avait appris la cause de mon départ, et m'avait suivi pour m'avertir que
le déjeuner m'attendait chez lui. Je m'excusai de mon mieux et rentrai avec
lui. jN'ous nous mîmes à table , lui , son frère, qui était un jeune et coquet
pallicare, à la taille de guêpe, bien serrée par une ceinture de soie, et à la
veste élégante de couleur tendre à longues raies, et moi. Les femmes ne
prennent jamais'place à table avec l'étranger; elles le servent ou se tiennent
debout à la porte intérieure à regarder et à écouter. Il y avait ce jour-là une
fête champêtre très populaire dans les environs de Xirochori. Mon bote, qui
avait compté sur ma curiosité, m'annonça qu'il avait fait chercher dans toute
la ville une selle à la française pour moi, car j'avais renvoyé la mienne à
Athènes; qu'il avait été assez heureux pour la trouver, et qu'il me l'offrait
avec un de ses chevaux pour aller avec lui et sa famille à cette fête nationale,
où toutes les femmes de la ville ne manqueraient pas de se rendre, mais où
ne pouvait assister aucune femme non encore mariée. A ce moment , je vis
descendre à la porte de la maison , d'un fort bon cheval équipé à la française
et la cravache en main, un homme d'une cinquantaine d'années, en habit
franc, et, d'un beau cheval équipé d'une selle anglaise, une jeune et jolie per-
48 REVUE DE PARIS.
sonne de seize à dix-sept ans, en habit d'amazone. C'était un habitant de
llhodez dans l'Aveyron, un M. Falguer, qui s'étant laissé captiver parla
beauté du pays, avait fait venir ses capitaux de France, s'était marié, s'était
établi dans une fort jolie propriété non loin de Xirochori, et y vivait pai-
siblement avec sa femme et sa fdle, la jeune personne au teint blanc et rose,
à la physionomie vive et douce, que je voyais devant moi. En passant dans
la ville, il avait appris, car les nouvelles se répandent vite en Grèce, qu'un de
ses compatriotes de France était descendu chez Diamanti , et il venait m'of-
frir ses services, ses chevaux et sa maison. A peine avais-je eu le temps d'en-
trer en communication tout amicale avec mon compatriote M. Falguer, qu'ar-
rive un autre étranger domicilié dans le pays, M. Stolly, intendant de M. de
Mimaut. Avant de partir pour la France, M. de Mimaut lui avait écrit que je
passerais en Eubée, et il lui avait recommandé de me bien accueillir. M. Stolly
avait été informé, en venant à la ville, qu'un étranger était arrivé le matin ,
et il ne douta pas que cet étranger ne fût précisément le Français qui lui était
recommandé par M. de Mimaut, car l'intérieur de l'Eubée, qui n'était jamais
visité des étrangers au temps de la domination turque, ne l'est pas davan-
tage aujourd'hui , même des consciencieux et réguliers touristes de l'Angle-
terre. Il accourait donc avec empressement m'offrir ses services et mettre à
ma disposition sa maison, ses chevaux pour visiter le pays et les magnifiques
villages et terres que venait d'acheter M. de Mimaut, Hagi-Janni, Castaniotis,
et Hagi-Balani (l'antique Artemisium). J'étais encore à le remercier, lors-
qu'arriva le commandant de la place de Xirochori, le major Mavromichalis,
parent des Mavromichalis du Magne, qui venait m'inviter à un repas cham-
pêtre donné par lui à des dames et à ses amis sur la pelouse d'Hagios Nico-
laos, à deux lieues de là, à l'occasion de cette même fête annuelle qui s'y
célébrait.
J'acceptai avec empressement. On sella les chevaux, et nous nous dispo-
sâmes à nous mettre en route. Mlle Falguer, en qualité d'étrangère et surtout
de Française, usant de son droit de rendre élégant ce qu'elle trouve élégant,
fut la seule jeune fille qui se joignit à la cavalcade, tout aussi à son aise dans
son costume parisien , au milieu de tant de costumes divers, que si elle eut
suivi un steeple-chase près du bois de Verrières. Le reste de la population
féminine se pressait, en avant et en arrière, tantôt sur un haut édifice de
châles et de tapis, tantôt en croupe avec un mari ou avec une amie. De voi-
tures, point; les routes sont inconnues ici; les sentiers ne sont pas encore de-
venus des chemins. Les jeunes filles regardaient mélancoliquement partir
cette foule joyeuse, appuyées sur leur porte, lançant quelques beaux regards
non perdus, et se promettant bien de se joindre l'année suivante à la fête des
femmes mariées. Nous chevauchâmes gaiement à travers les prés, les ruis-
seaux, les bosquets. De temps en temps, la chute de quelque cavalier aventu-
reux excitait de fous rires. Le spectacle de cette foule d'hommes et de femmes
de tous costumes, à cheval et à pied , eût mérité le pinceau de Scheffer, de
REVUE DE PARIS. 49
Delacroix ou de Johannot. A ma droite, un mulet rebelle baissait constam-
ment la tête entre ses jambes pour mieux déranger l'équilibre d'une belle
Hydriote, laissant voir plus qu'elle ne le croyait la perfection de sa jambe et
de son pied bien chaussé. A ma gauche chevauchait gravement un monta-
gnard du Parnasse, avec ses grosses moustaches tombantes, sa longue pelisse
de peau de mouton bien blanche, et sa ceinture garnie de son grand couteau
et de ses deux longs pistolets; en avant, c'était un léger pallicare à la veste
de soie et à la taille fine, caracolant sur une grosse selle turque, avec une
chaîne de fer en main au lieu de bride; plus loin, deux jeunes femmes de
l'Eubée, assises sur le même cheval, riaient du dérangement perpétuel de
leur joli costume et du danger sans fin de leur équilibre. Tous et toutes chan-
taient, riaient, folâtraient : cela ressemblait beaucoup à la gravure du pèle-
rinage à Canterbury, car le papas lui-même n'y manquait pas, et nous allions
aussi à une sorte de pèlerinage, puisque le rendez-vous était fixé sur le bord
de la mer, sous les beaux platanes de l'église de Saint-ISicolas. C'est autour
des églises que se trouvent toujours les plus beaux arbres, les plus beaux
gazons et les plus pures fontaines de toute la Grèce. Le respect dû à l'église
et à son patron assure le respect pour tout ce qui l'environne : une croix
tracée grossièrement à la main sur un mur suffit pour en assurer l'inviola-
bilité.
La fête était déjà commencée. Des musiciens, établis sur différens points,
étaient devenus le centre d'une immense ronde d'hommes et de femmes réunis
an hasard; d'autres étaient assis en cercle autour d'un repas champêtre au-
quel ils appelaient tous leurs amis; de tous les grands arbres pendaient des
escarpolettes où venaient se faire balancer les femmes accourues de tous les
environs, certaines qu'un mauvais temps imprévu ne viendrait pas, comme
chez nous, troubler leurs plaisirs, car ce jour-là la femme la plus grave tient
à honneur d'assister à la fête et de s'y montrer la plus gaie et la plus folâtre.
Quoique animée, cette foule si mélangée est toujours convenable et polie.
Pendant que la guitare grecque et le tambour appelaient les Grecs à la danse,
le major Mavromichalis , qui avait fait étendre de vastes tapis sur les gazons
et placer à l'entour des bâts revêtus de petits tapis pour servir de sièges, fai-
sait les honneurs de son nombreux festin , qui fut gai et décent. A mesure
que les repas finissaient, tous se mettaient en danse et formaient des rondes.
Il y a dans ces danses beaucoup plus de mouvement et plus de grâce que
dans les rondes ordinaires. Les femmes, encouragées dans leur gaieté, se
livrent avec un innocent abandon au plaisir de la danse. A chaque cercle
que trace la ronde, le couple conducteur se. renouvelle successivement, et
chaque couple tâche de surpasser le précédent , la femme en légèreté et en
aisance, l'homme en vigueur et en agilité, tandis que les autres danseurs
suivent en chantant et en exécutant des pas et des mouvemens tour à tour
simples et légers. Notre ronde terminée, une de nos compagnes d'Hydra,
mariée à un Eubéen de Xirochori , se mit en avant avec un pallicare pour
TOME XIII. JANVIER, 4
50 REVUE DE PARIS.
exécuter une danse à deux dans laquelle elle excellait. C'est une sorte de
tarentelle, et, comme la tarentelle napolitaine, une allégorie parlante de pour-
suite amoureuse. Chacun des deux danseurs tient en main une écharpe qu'il
balance et tourne élégamment autour de lui-même et autour de son danseur
et de sa danseuse. On se cherche, on s'évite, on se retient avec son écharpe,
on se fuit, on se boude, on se fait mille coquetteries, et on termine par quel-
ques pas assez vifs qui achèvent de rendre tout-à-fait claire l'allégorie de cette
danse. Exécutée aussi gracieusement que je l'ai vu , avec ces jolis pieds, ces
grands yeux et ce joli costume, la tarentelle d'Hagios Nicolaos aurait par-
tout le plus brillant succès. Le pas styrien, la mazourque, et même la cachu-
eha de Mlle Ellsler, sont bien loin de valoir la grâce légère de cette simple danse.
La fête champêtre des femmes d'Eubée, qui, dans un pays où les traditions
sont si vivaces, remonte peut-être à la plus haute antiquité, se termina avec
la chute du jour. Nous repartîmes tous ensemble, femmes et hommes, au
nombre de plus de deux mille , piétons et cavaliers , qui à pleine course et
de chute en chute à travers prés et champs de maïs, qui d'une manière plus
calme, le long des ruisseaux et des halliers. Les jeunes filles de Xirochori
attendaient toutes en dehors de leurs maisons pour avoir des nouvelles de la
fête, qui semblait se prolonger encore au milieu des rues de la ville. Mes ex-
cellens hôtes firent tout leur possible pour me retenir quelques jours à Xiro-
chori, mais j'avais à remplir des devoirs envers l'intendant de M. de Mimaut,
logé à une demi-lieue de la ville, àKamaria, et envers mon compatriote
M. Falguer, fixé à une lieue de là, et je quittai avec regret cette ville et cette
famille si hospitalière.
Ramaria est un joli petit hameau situé au milieu des arbres et des ruis-
seaux, et partout où il y a de l'eau dans un pays où le soleil est si puissant,
la terre ouvre son sein prodigue à tous les vœux. L'habitation de M. Stolly
est simple, mais bien bâtie et très comfortable. Je ne pus m'y arrêter que quel-
ques instans; déjà la nuit arrivait, et j'avais pour me rendre à Monokarya, où
demeure M. Falguer, une heure de marche à travers des sentiers difficiles.
M. et M"e Falguer connaissaient heureusement les moindres détours de ces
sentiers, et nos chevaux étaient habitués à cheminer à travers forêts, torrens,
rochers et terres labourées. Nous arrivâmes tard chez M. Falguer, et je ne
pus me former aucune idée ni du pays, ni de la maison , qui me sembla ce-
pendant bien bâtie et spacieuse. A l'intérieur, tout rappelait une bonne maison
de France : larges sophas, épais tapis, meubles commodes, chaises à la fran-
çaise, chose introuvahle dans les provinces de la Grèce, large et haute table à
manger, où ou s'assied à l'aise sans croiser les jambes sous soi, souper simple
et délicat, et accueil bienveillant de la maîtresse de la maison, grecque d'ori-
gine, c'était là un doux repos de mes fatigues. Pour dernier raffinement de
luxe, je trouvai dans ma chambre un excellent lit, au lieu du tapis où je m'at-
tendais à chercher le sommeil à l'abri d'un grand platane et sur le chaiati
(perron de lois) d'une masure de village.
REVUE DE PARIS. 51
L'habitation de M. Falguer, à Monokarva, ressemble beaucoup à la maison
de ferme d'un bon domaine de Normandie, et la cour, entourée des écuries,
étables et bàtimens d'exploitation, me rappela tout-à-fait, le matin à mon
lever, une cour de grande ferme. En Eubée, c'est un véritable château. Il est
seulement à regretter que l'habitation n'ait pas été bâtie sur la colline voisine,
d'où elle aurait commandé de fort beaux points de vue. Là où elle est placée,
elle n'a en perspective que l'intérieur du domaine et le bois d'agrément qui
l'entoure.
Après avoir joui avec délices du bon accueil de mon compatriote et de sa
famille, et visité tout cet établissement si utile au pays par l'exemple d'une
bonne culture et d'une administration paternelle et juste, je montai à cheval
et pris congé de mes hôtes, qui m'accompagnèrent jusqu'à la lisière de leurs
bois. Toute cette route de Monokarva à Kokkino-Milia, d'où partent les deux
routes qui se rendent à Afhmet-ALia, l'une par les ruines de la ville antique
d'Orovios et le bord de la mer jusqu'à Limni, l'autre, que je suivis de pré-
férence, par les vallées intérieures du Xeron-Oros ou Xero-Youni, est un parc
continuel avec la végétation la plus riante et les sites les plus variés. Tantôt
on arrive au sommet d'une montagne d'où on aperçoit en entier le bogaz de
Trikeri avec les côtes brisées du golfe de Volo jusqu'au golfe de Salonique et
au mont Athos, tantôt c'est un autre côté de la mer qui vous apparaît avec
les îles de Skiathos et de Skopelos; puis, en se tournant du côté opposé, on
voit encore au-dessous de soi la mer avec le golfe de Talante et les chaînes du
Enémis et du neigeux Parnasse aux bornes de l'horizon. A quelques milles
plus loin, la scène change. A'ous êtes enfoncé dans une vallée profonde et
solitaire fermée de tous côtés par une barrière de hautes montagnes, le
Kandili avec ses flancs rocheux, le Xero-Youni dont les crêtes aiguës sont en-
trecoupés de pentes boisées, et derrière elles le pic neigeux du mont Delphi
à l'est de Chalcis. Pendant plus de douze lieues on voyage à travers des fo-
rêts épaisses ou des prairies verdoyantes et sur le bord de ruisseaux abon-
dans. La nature ici a tout fait pour l'homme, mais l'homme manque à la
terre d'Eubée, et sur ces collines et dans ces vallées si propres à toute cul-
ture, on ne rencontre pas un habitant, même pour en recueillir les fruits. A
peine sur tout cet espace trouve-t-on,à Kokkino-Milia sur la hauteur, à Kour-
koulous située à mi-côte, à Manclianika placée sur le chemin, et toutes dans
des situations charmantes, quelques misérables calyvias de cultivateurs. Ce
n'est qu'autour de ces villages qu'on aperçoit quelques champs cultivés çà et
là, et ce peu de culture suffit pour montrer ce que l'homme y pourrait obtenir
de la terre. Tous les grains y viennent presque sans soins. Le vin y est excel-
lent, mais, comme on n'a ici ni pressoirs, ni cuves, ni tonneaux , ni celliers,
ni caves, que le vin y est fabriqué à l'air, qu'il fermente à l'air, qu'il est jeté
ensuite dans des outres et tenu dans des lieux chauds , il ne peut manquer
de s'aigrir promptement et à peine peut-on le conseiver six mois. Les arbres
sont magnifiques, mais il n'v a ni scierie pour les mettre en valeur ni route
h.
52 REVUE DE PARIS.
pour les exploiter. Les Turcs, qui étaient propriétaires d'une bonne partie
des terres d'Eubée, ne s'imaginaient pas qu'on put tirer parti d'un autre arbre
que des arbres à fruit, et ils laissaient dépérir les forêts. Après leur départ,
la population grecque, impitoyablement frappée par eux, n'était plus assez
nombreuse pour suffire à la culture bien entendue de la terre. Avant la con-
quête turque, il y avait en Eubée une population de plus décent vingt mille
habitans chrétiens. Pendant les années qui ont précédé la révolution, on n'y
comptait plus que cinquante-sept mille Grecs et six mille six cents Turcs,
et en 1833 seulement trente-huit mille chrétiens et quatre mille cinq cents
Turcs. Le nombre des pieds d'oliviers en rapport régulier était alors de
quatre mille. Tous les habitans étaient divisés en cinq mille hanés ou fa-
milles. Les contributions étaient imposées ordinairement à raison de 300
piastres et quelquefois au-dessous, mais jamais moins de 200 pour chaque
hané. Cette somme comprenait non-seulement les taxes régulières, mais aussi
les impôts arbitraires ou irréguliers. Il y avait aussi de temps à autre des
taxes imposées arbitrairement par les pachas, mais la somme qui arrivait au
trésor du sultan , pour cette grande et belle île , n'excédait pas 250,000 à
300,000 piastres, tant était déplorable l'administration de ce gouvernement
ignare. Depuis le départ des Turcs, quelques étrangers riches, des Français,
des Anglais, des Allemands, ont acheté plusieurs belles propriétés de ce côté
et cherché à y amener un peu d'aisance par un travail bien dirigé; mais, dans
une île qui pourrait nourrir cinq cent mille habitans, les bras manquent par-
tout à la culture.
Je m'arrêtai quelques instans pour faire reposer mes bêtes au bas de Kok-
kino-Milia, dans un épais bouquet d'arbres, au pied d'un torrent. Il y a la
les sites les plus heureux pour un peintre paysagiste, et la transparence de
l'air de la Grèce leur donne un éclat qu'on ne trouve jamais dans nos cli-
mats. Les arbres surtout offrent les plus belles études. Comme ils ne sont
jamais taillés ni coupés, ils poussent avec une indépendance de formes et une
puissance inconnue dans les pays où la main de l'homme les tourmente sans
fin. Ici c'est un saule ou un frêne dont les racines ont été creusées à jour par
un ruisseau et forment comme un pont suspendu sur ses deux rives, tandis
que le ruisseau se fraie une route paisible sous cette voûte de racines et de
verdure; ailleurs c'est un grand platane isolé au milieu d'une prairie et en-
touré de tous côtés de festons de vignes qui forment un berceau impénétrable
au soleil. Autour des troncs de tous ces arbres croissent des fleurs aux cou-
leurs les plus vives, tandis que des milliers de rossignols luttent entre eux
d'harmonie. Ce pays me rappelle les plus riches vallées du Schwarz-wald et de
l'Odeu-wald avec le soleil d'Italie pour les éclairer.
Une fontaine d'eau excellente, et l'ombre d'un grand arbre au pied du
petit coteau de Mandianika, me déterminèrent à y fixer mon campement jus-
qu'au lendemain matin. J'envoyai chercher quelques provisions au village,
et m'étendis paisiblement à l'ombre sur mon tapis , savourant avec délices
REVCE DE PARIS. 53
mon café improvisé et mon chibouk de Yenitsché, en attendant le repas et
le repos du soir. 11 y avait quelques minutes que j'étais installé, quand m'ar-
riva une députation du village de Mandianika, pour faire appel à ma science
médicale supposée. Tout Franc en Orient, et tout Franc surtout portant
bâton, passe pour médecin, et à mon costume franc tout pastoral, composé
d'un pantalon et d'une veste de coutil blanc avec cbapeau rond de feutre
gris, à ma manyuura ou boulette grecque, on m'avait sans doute pris pour
un médecin , peut-être pour un astrologue. Le village de Mandianika était
travaillé par la lièvre, qui règne assez constamment dans ces vallées inha-
bitées de l'Eubée. Devenu médecin malgré moi, je suivis la députation dans
ces pauvres calvvias. Presque partout la fièvre exerçait ses ravages sur tous
ies sexes et tous les âges. A mon départ de Paris, je m'étais muni d'une
large provision d'excellent kiniue divisé d'avance en petits paquets de deux
grains. J'en fis ample distribution, en fixant magistralement les doses pro-
portionnelles à prendre. Je m'étais fait si grand homme par mon air grave et
solennel , qu'en sortant de là, tout le monde accourait pour consulter le mé-
decin franc. L'un m'ouvrait sa bouche et me montrait sa langue appesantie
ou ses gencives enflammées, et je faisais distribution de ma crème de tartre;
une autre portait ma main sur son ventre grossissant comme atteint d'hy-
dropisîe, et voulait que je lui rendisse la fraîcheur de son teint et la souplesse
de ses membres; celui-ci était muet, et voulait que je le fisse parler, sourd,
et voulait que je le fisse entendre, aveugle, et voulait que je le fisse voir. En
cas d'embarras, j'avais une panacée qui m'était propre, panacée facile à con-
fectionner à bon marché en Grèce, où il y a beaucoup trop de poulets : j'or-
donnais du bouillon de poulet.
Je m'apprêtais à aller reprendre mon kief sur mon tapis ombragé, quand
je vis venir à moi une nouvelle députation. L'orateur avait une sorte de mau-
vaise boute à s'expliquer nettement. C'était comme un voltairien surpris à
une procession, comme un esprit fort remettant son départ au samedi,
comme un médecin de la faculté se faisant magnétiser, tous d'autant plus
disposés à se montrer amers dans leurs attaques publiques qu'ils sont plus
souples et plus timorés dans leur obéissance secrète. Mon homme m'avoua
qu'à tous les fléaux qui poursuivaient le village venait de s'ajouter un fléau
plus redoutable : on avait découvert un vourkolakas ou vampire! et il me
demandait le moyen de s'en délivrer. On n'ignore pas sans doute ce qu'est
un vampire; pourtant je crois devoir donner à ce sujet quelques explications.
Avant la dernière révolution grecque, on enterrait les morts sans cercueil
et on les déposait dans la terre, tantôt enveloppés de simples linges, et tantôt,
quand c'étaient des personnages notables, revêtus de leurs plus beaux habits.
La terre dans ce pays est si bridante, qu'en peu de mois elle a dévoré la
chair, et que les os restent dépouillés comme un squelette. Après un an,
de même que chez nous on célèbre un service anniversaire pour les morts,
ou fait dans l'église grecque la cérémonie de ïanacomidi. On convoque le
54 REVUE DE PARIS.
plus grand nombre de prêtres que l'on peut, jusqu'à cent prêtres quelque-
fois; on se rend au champ de mort qui entoure l'église, on déterre le cadavre
ordinairement desséché, on lave bien les os dans une eau parfumée, on les
enferme dans un petit sac de toile, et on se dirige en pompe vers l'église pour
la liturgie. Après le service, on distribue à tous les assistans, aux frais de
la famille, des grains de blé cuit, des raisins secs, des amandes et grenades
cuites dans du caramel , des noix sèches, des pois appelés leblebia, une es-
pèce de céleri appelé makedonisi , du pain, du vin et même de la viande.
Les pauvres arrivent avec une écuelle pour recevoir une plus large part de
ce kohjva ou mélange (l), et les riches se contentent de quelques grains ou
fruits secs, que chacun accepte en souvenir du mort, en prononçant les mots :
O theos sync/ioresei ton, Dieu lui pardonne. Puis les prêtres reçoivent la ré-
tribution appelée sarandari, comme après le premier service des morts, pour
dire pendant quarante jours la prière nommée mnemosinon, souvenir, et on
porte le sac mortuaire pour le suspendre au mur d'une chambre réservée de
l'église, jusqu'à ce que, tout souvenir de la personnalité de ces restes s'étant
éteint dans les familles de la paroisse, on les dépose en commun dans un
souterrain appelé kimitirion, cimetière, lieu de repos, ou polyandrion, lieu
de sépulture commune.
Voilà ce qui se passe quand, lors de la cérémonie de Yanacomidi, on a
retrouvé les os bien secs et bien dépouillés; mais la vertu de la terre n'est
pas toujours la même, et quelquefois il arrive que le cadavre, au moment
de cette cérémonie, est retrouvé comme à l'heure de la mort. Chez nous,
c'est un signe de la sainteté du mort , et cette conservation est même néces-
saire après cinquante ans, pour avoir droit à la béatification. Chez les Grecs,
c'est une preuve que le mort a eu une conduite criminelle pendant sa vie,
qu'il a été aphorismenos (excommunié) au moment du trépas, et que, con-
servant ses mauvaises habitudes après sa mort, il s'est levé toutes les nuits
de sa tombe pour aller sucer le sang des vivans, dont il a dû se nourrir pour
se conserver ainsi. Le peuple croit que l'aphorisme ou excommunication
transforme toujours le mort en vourkolukas, ou vampire, et un vampire est
l'être le plus redoutable qu'on puisse rencontrer. Beaucoup de familles, dans
la crainte de voir leurs parens prononcés vampires au jour d'épreuve de
Yanacomidi, ont pris l'habitude de ne célébrer cette cérémonie qu'après cinq
et même dix ans;mais malheur à la mémoire de leurs ancêtres si , au jour de
Yanacomidi, il n'est pas réduit à l'état parfait de squelette; cela seulement
prouve en effet qu'il a renoncé aux affaires de ce monde pour ne plus s'oc-
cuper que des affaires de l'autre. Or, au moment de mon arrivée, une des
meilleures familles du pays avait eu le chagrin d'apprendre qu'un parent,
estimé cependant pendant sa vie, était devenu un vourkolakas après sa
,1) Le kohjva est distribué neuf jours, puis quarante jours, puis six mois, puis
un an après la mort, puis au jour de Yanacomidi,
REVUE DE PARIS. 55
mort , et que sa mémoire était livrée à toutes sortes d'imprécations. C'était
pour se défendre contre le vampire et pour le rendre au repos qu'on venait
me consulter.
Je rassurai complètement les esprits inquiets et les parens du vampire.
« L'homme mort, leur dis-je, était un grand voyageur comme moi. Il s'était
beaucoup fatigué pendant sa vie, et devait se reposer sous terre plus long-
temps qu'un autre après sa mort , pour entreprendre son dernier voyage
d'adieu et de migration finale. Vous avez eu tous très grand tort de ne pas
le laisser reposer plus long-temps. Il faut le réenterrer bien soigneusement
et lui donner un parfait repos pendant dix ans encore, qui représentent les
migrations et les fatigues de ses dix plus pénibles années. Pendant ce temps,
chaque année vous donnerez le sarandari au papas pour qu'il dise son mne-
mosinon, seulement pendant dix jours, et, en mémoire de mon confrère le
voyageur, je vous demande l'autorisation de payer le premier sarandari (de
2 à 3 francs); puis vous pourrez en toute assurance célébrer Yanacomidi, et
je vous déclare que pendant ce temps le mort reconnaissant dormira fort,
paisible et ne donnera ni tourment ni crainte à aucun de vous. »
Mon arrêt rassura tout le monde. Je me disais comme le charlatan du bon
La Fontaine :
Avant l'affaire,
Le roi, l'âne ou moi, nous mourrons.
lit de plus je comptais qu'avant dix années révolues, l'instruction, qui a fait
déjà en Grèce de si rapides progrès, se serait étendue avec plus de rapidité
encore, et que ce vieux préjugé, déjà affaibli, serait complètement éteint
alors. Je regagnai donc ma fontaine avec la conscience fort calme, j'arran-
geai mon tapis pour jouir de tous les charmes du meilleur kief possible,
et, sans vouloir accepter l'hospitalité d'une cabane dont je redoutais les
habitans secrets , je me préparai doucement au pied de mon arbre , sans
crainte du vampire, à mon sommeil de la nuit.
Buchon.
{La suite au prochain n° . )
CRITIQUE LITTÉRAIRE.
Eté Mac - huitième Siècle,
PAR M. ARSÈNE HOUSSAYE (1).
la Ménage tte Garçon en Province,
PAR M. DE BALZAC (2).
Lorsqu'un livre agréable dans sa forme légère a su nous plaire , il est dif-
ficile, en l'oubliant lui-même, de ne pas se souvenir du moins qu'il nous
a fait plaisir; c'est ainsi qu'on se rappelle volontiers le charme des mille petites
histoires que M. Jules Janin , il y a déjà de cela dix ou douze ans , écrivait
au courant de sa plume. L'aimable conteur les composait alors sans presque
y songer, un peu au hasard, semblable au semeur prodigue et distrait qui
laisse tomber toutes les graines de sa vanne , sans choix ni réflexion, sachant
que toutes seront appelées à fructifier comme il plaira à Dieu. Le beau temps
de babillarde et nonchalante paresse que c'était là! Mais comme il s'est vite
enfui , emportant toutes ces roses demi-fanées qui n'ont laissé que le souvenir
de leur fugitive fraîcheur!
Quant à leur doux et gracieux parfum, si quelqu'un pouvait encore nous
le rappeler aujourd'hui, ce serait M. Arsène Houssaye dans sa nouvelle publi-
cation du Dix-huitième siècle. Fraîche imagination, cœur léger, esprit tout de
saillies et de caprices , il a en effet pris à son maître, à son ami, ses meil-
leures qualités et ses plus charmans défauts; mais, disciple intelligent et sensé,
il a vite mêlé ces qualités et ces défauts à d'autres qui lui sont propres.
(1) Chez Desessart, éditeur, 2 vol. in-8°.
(2) Chez Souverain , éditeur, 2 vol. in-8°.
REVUE DE PARIS. 57
L'auteur du Dix-huitième siècle a bien accepté le reflet de M. Jules Janin,
mais il s'est gardé de se reposer à son ombre. Depuis l'année de ses débuts,
en s'étudiant , s'observant et se corrigeant lui-même, il a voulu se créer une
originalité. Ses premiers livres nous montraient en lui un jeune écrivain
romanesque, insouciant, plus enclin à la rêverie qu'à la réflexion, plus amou-
reux de la gloire de Gessner que de celle d'un romancier sérieux. Ses contes
n'étaient, à vrai dire, qu'un paysage perpétuel, qu'une chanson d'amour; et
quant à ses personnages , ils semblaient vivre au temps de l'âge d'or, n'ayant
d'autre souci que celui de cueillir des fleurs et d'en parer leurs bien-aimées.
Je me souviens d'un chapitre de la Couronne de Bleuets, où une jeune Cham-
penoise se baigne dans un frais ruisseau , et se tresse une couronne tout en
folâtrant dans l'onde. Un « pâle poète » est caché sur la rive, derrière un
saule, et il contemple ce gracieux tableau. — Les Aventures galantes de Mar-
got, et d'autres que je ne nomme pas, sont aussi de pures idylles : un nuage,
un buisson, quelques pieds d'eau dormante y suffisent à l'action. Quant à
l'homme , on le voit à peine rire ou pleurer, souffrir ou être heureux, vivre
enfin dans ce paysage qui ne devrait être qu'un cadre. Assurément, ce qui
manquait alors à M. Houssaye , c'était l'observation. Il avait besoin de re-
garder sentir autour de lui, de sentir lui-même et d'étudier les passions, tant
dans son propre cœur que dans le cœur des autres hommes. La méditation lui
était encore une qualité indispensable, car, après avoir observé, il devait
réfléchir et se demander d'après quelles lois il lui faudrait faire agir ses per-
sonnages, et aussi dans quelles conditions ils se trouveraient le mieux posés
pour émouvoir et intéresser le lecteur. Il lui restait aussi à mieux ordonner
une composition, à en mieux arrêter le plan. Ses chapitres se suivaient un
peu au hasard. Ce manque de régularité dans ses œuvres y jetait de l'indéci-
sion, de la confusion même, et souvent , après avoir fermé le volume, on
cherchait encore la donnée première du roman.
M. Arsène Houssaye , il faut le dire , rachetait ces défauts, inséparables de
la première jeunesse de tout écrivain, par de précieuses qualités de style. Sa
phrase avait déjà , comme celle de M. Jules Janin , de l'éclat , du trait , et
souvent elle était plus ferme , plus nette encore ; des incorrections , même
grammaticales, pouvaient cependant y être parfois relevées. Remarquable à
plus d'un titre, ce style n'était pas encore tout-à-fait formé, calme, uni,
comme il aurait convenu. M. Houssaye promettait d'être un écrivain dis-
tingué; mais, en attendant qu'il le devînt, il lui restait à faire. Ce travail,
assez ennuyeux , je l'avoue, auquel doit s'astreindre tout jeune écrivain qui
aspire à se créer une méthode, ce travail de consciencieux examen, l'auteur
du Dix-huitième siècle l'a mené à bout avec un zèle et une persévérance
dignes d'éloges. Dans ses nouveaux volumes, son style est facile et abondant,
sans cesser d'être clair, et doux avec coquetterie. L'abandon, qui parfois en
fait tout le charme, n'a pas exclu, dans certains passages, l'élévation que com-
munique une pensée sévère. M. Arsène Houssaye devra toutefois faire dispa-
raître quelques traces d'affectation que son ancien penchant pour l'idylle y a
58 REVUE DE PARIS.
laissées à de rares endroits. Ainsi dans le chapitre : Jl'atteau, l'auteur, ayant
à parler d'une femme, vante sa grâce gazouillante. Qu'est-ce qu'une grâce qui
gazouille? Ces taches légères une fois enlevées, le Dix-huitième siècle, en ce
qui regarde le mérite de l'exécution , reste une œuvre pleine de charme et
d'intérêt : le talent jeune et capricieux de l'auteur y répand encore tout son
parfum , la fougue indiscrète d'autrefois s'y est pourtant tempérée , et la pas-
sion semble l'avoir mûri.
Si nous examinons maintenant les personnages , nous les trouverons peut-
être par trop poètes et amoureux, Watteau comme Dancourt, Piron comme
Dorât. M. Arsène Houssaye a examiné les gloires frivoles du xvine siècle à
travers le prisme de son esprit brillant; et comme il a presque autant de sen-
sibilité que d'esprit , ce mélange du doute d'un côté et de l'amour de l'autre
donne à ses héros un caractère tout-à-fait particulier, mais qui est commun à
presque tous. M. Houssaye a fait peut-être trop soupirer le xixe siècle dans le
xvuie; ce n'est pas seulement l'épître galante qu'il a reproduite , il a mis en
regard l'élégie plaintive et la romance tendre et langoureuse de ce temps-ci. Il
se peint lui-même, et il peint sa génération dans les portraits qu'il donne des
célébrités de la régence. Les amours de ces artistes d'il y a cent vingt ans ne
doivent pas avoir été tout-à-fait celles que leur prête l'auteur. Sou imagination
a brodé de ses mille fleurs les quelques pages de stricte biographie qui nous
sont restées sur ces hommes connus; il a fait enfin de petits romans , char-
mans à lire, mais où la biographie exacte et la critique occupent peut-être
trop peu de place. Les artistes que M. Houssaye nous représente sont des
bohémiens, un peu à la façon de certains aimables jeunes gens d'à pré-
sent, qui se donnent ce titre à eux-mêmes; s'il n'était dit qu'ils ont peint des
naïades, des fêtes galantes, et si leur nom n'avait survécu à leurs produc-
tions , on se prendrait à douter par momens de leur existence historique. Le
cercle où l'auteur les met en scène est , en revanche , des plus vrais et des
mieux reproduits; c'est bien là l'entourage musqué , frivole , de la régence;
voici ses marquises avec leur rouge et leurs falbalas dans leurs petites mai-
sons si galamment décorées. M. Houssaye a voulu faire avec ses lecteurs une
promenade variée d'aspects et toujours amusante à travers les folles années
de la régence , et il a très bien réussi à nous plaire comme il en avait l'inten-
tion. Il a rajeuni les noms des auteurs que nos ancêtres ont aimés; c'est dans
l'histoire de la littérature et des arts en France une veine heureuse qu'on pou-
vait exploiter d'une manière plus rigoureuse, mais qui, ainsi mise au jour, est
des plus aimables. Assez d'autres , après tout , ont examiné le xvme siècle
sous ses faces les plus tristes et les plus honteuses; M. Arsène Houssaye, lui,
nous le montre souriant et fardé , avec des mouches et des talons rouges; on
lui doit des remerciemens pour le plaisir qu'il a fait éprouver, et des éloges
pour le tact avec lequel il a fait revivre ces vieilles amours surannées qui
paraissent dans son livre aussi fraîches que si elles dataient d'hier. Deux des
biographies qui composent ce livreront surtout dignes d'être remarquées;
ce sont celles de l'07itenelleet du roi Louis XF\ Quoiqu'il semble, à la pre-
REVDE DE PARIS. 59
mière réflexion, assez étrange de classer Louis XV parmi les poètes du
xvme siècle, M. Houssaye a su montrer avec beaucoup de finesse originale
les mérites littéraires de ce monarque débauché. Assurément, on ne se serait
jamais attendu à trouver un écrivain élégant et fleuri, un vrai poète de
Mmc de Pompadour, dans le prince qui avait eu l'idée du Parc aux Cerfs.
La corruption n'avait pu toutefois étouffer complètement l'intelligence en lui;
M. Houssaye l'a très bien fait voir. — Pour ce qui est de Fontenelle, l'auteur
du Dix-huitième siècle a mis en relief avec bonheur, avec trop de sévérité
peut-être, son esprit frivole, sa fatuité un peu ridicule, et, comme écrivain,
lui a assigné sa véritable place. Il faut féliciter M. Houssaye d'avoir dit le
premier ce que les mémoires du temps n'avaient osé qu'indiquer.
En examinant le Dix-huitième siècle comme une œuvre d'imagination,
il y a progrès évident chez M. Arsène Houssaye. Pour le style, nous en avons
loué le mérite. Cet ouvrage marque donc un pas en avant dans la carrière
de l'auteur. Il ne s'arrêtera pas au milieu d'un chemin brillant et devant
lequel s'ouvre un large horizon. Pour arriver au sommet, il s'observera lui-
même, et, portant ses regards en avant, il s'amusera moins aux caprices et
aux hasards de la route que parfois il ne l'a fait. M. Houssaye, nous le sa-
vons, ne regarde pas le feuilleton et la littérature facile comme le but prin-
cipal à atteindre. Ce goût dominant que nous lui connaissons pour l'églo-
gue, les fêtes de la nature, le repos champêtre, que ne le contente-t-il, par
exemple, par la poésie pure et sérieuse, la poésie versifiée? M. Houssaye a
fait des vers pleins de tendresse et de fraîcheur : son recueil des Sentiers
2)erdus a donné d'élégantes promesses; ces promesses, que son talent les
tienne. Une pièce, adressée à M. Gérard de Nerval, était particulièrement
distinguée; nous voudrions que l'auteur en publiât encore de semblables. Il
le peut sans peine, pourquoi ne le ferait-il pas? Pour cette sensibilité vive,
qui est aussi une de ses précieuses qualités , elle a pu trouver à s'épancher
dans les biographies du Dix-huitième siècle, lorsque le roman n'était pas
déplacé à côté de l'histoire. jNous aurions souhaité toutefois que M. Houssaye
en eut gardé la complète manifestation pour des contes pleins de verve et
d'humour, tels qu'il nous en a déjà donné et qu'il se propose sans doute en-
core d'en écrire. On n'y rencontrera pas de noms depuis long-temps célèbres,
et toutes les capricieuses fantaisies de l'imagination seront alors les bien-
venues. L'auteur aura cependant à introduire plus de variété dans la forme
de ses nouvelles, et à ne pas leur donner à toutes la même allure pastorale
ou élégiaque. Ses descriptions seront aussi plus exactes , il observera minu-
tieusement la nature avant de la peindre. Pour ses personnages, nous l'avons
dit, ils ont toujours un peu manqué de vérité, mais M. Houssaye est dans
une trop bonne voie pour ne pas acquérir bientôt le sens psychologique.
M. Houssaye n'en trouvera pas moins dans la biographie un cadre heureu-
sement approprié à la nature de son talent : qu'il s'y obstine donc et qu'il s'y
perfectionne de plus en plus. ISe faut-il pas en effet , pour se fonder une re-
nommée durable, s'appuyer à quelque chose de noble et de sans cesse appré-
GO REVUE DE PARIS.
ciable? ne faut-il pas, pour l'âge déclinant, se réserver des travaux recomman-
dâmes à tous? Si l'on n'y prend garde, en effet, les ans se suivent, on dépense
son esprit, et à l'époque où on regarde derrière soi, on n'a déjà plus le secret
de ces rêves si naïfs et si doux dont on se contentait parce que le public y trou-
vait un légitime amusement. Alors en des pages plus tristes, d'où s'écbappe
on secret parfum de mélancolie et de tendre retour, on s'écrie avec un soupir :
« Qu'étes-vous devenues, Rosalie, Lucile, Natalie, vous toutes que nous avons
aimées et chantées ? » Ces gracieux fantômes se sont enfuis avec la première
ivresse, et il semble qu'il ne reste plus rien après elle, après eux. Ils n'au-
ront pas emporté que la joie , que le bonheur, que le perpétuel sourire du
cœur et des lèvres , hélas ! ils auront emporté aussi la plus grande part de
la verve insoucieuse et folle qui effeuillait sur notre chemin les plus belles
et les plus odorantes fleurs de l'esprit. Mais aussi pourquoi se flatter que
cette verve de franche gaieté , d'élégant abandon pût durer encore, lorsque le
cœur se ride en même temps que le front se plisse, et, pour tout dire en un
mot , lorsque la Jeunesse s'en va ?
J'étais un arbre en fleurs où chantait ma Jeunesse,
Jeunesse, oiseau charmant, mais trop vite envolé...
s'écriait l'autre jour un poète aimé, qui, lui aussi, se lamente et regrette (1).
Oui , la jeunesse s'en va; on s'aigrit parce qu'on s'ennuie, et on n'a plus rien
à conter parce qu'on ne sait plus aimer comme autrefois. Est-ce donc une
loi suprême et à laquelle nul ne saurait échapper, que l'intelligence ait comme
le corps, comme la nature, ses transformations, et que, tout à la fois, les
cheveux tombent, les arbres s'effeuillent, les cœurs gais ou tendres devien-
nent moroses (2)! Ce doit être là une douloureuse leçon, un triste exemple
pour ceux qui seraient tentés d'imiter de spirituels et heureux improvisateurs.
(1) Sainte-Beuve, Stances et Sonnets d'Amaury. (Revue de Paris du 2 octobre
1842.)
(2) Ce thème de la jeunesse enfuie a été, ce semble, une mine féconde d'inspira-
tions, où, de tout temps, les poètes ont puisé avec bonheur. Euripide, dans une de
ses tragédies, Hercule furieux, fait ainsi parler le chœur des Vieillards : «Je ne
voudrais pas les trésors de l'Asie,... tout l'or emplissant ma maison,... en échange
de la Jeunesse, laquelle est très belle dans la richesse, laquelle est très belle dans
la pauvreté... »
Ce dernier trait n'est-il pas déjà le refrain de Béranger :
Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans !
Et nous, nous qui l'avons, ce bien précieux , plus désirable cent fois que les tré-
sors de l'Asie, ne le méconnaissons pas; sachons en jouir pour avoir moins à le
regretter; mais surtout ne faisons pas de cette belle couronne do jeunesse ce que
font les fdles curieuses des marguerites des prés, dont elles veulent surprendre le
secret. Non, trop rapides années toutes de grâces et de senteurs (un aimable poète
l'a dit encore) :
Ne vous effeuillons pas plus vite que le temps!
REVUE DE PARIS. 61
Si M. Arsène Houssaye a paru s'attaquer trop souvent aux ridicules et aux
passions des notaires et des clercs de notaire, M. de Balzac, lui, n'aban-
donne ni ses vieux garçons ni ses vieilles filles. Ce que le célibat, depuis
tantôt dix ans, lui a inspiré de récits scandaleux, est vraiment incroyable :
on n'a pas oublié, entre autres aventures, celle de cette demoiselle d'Alençon
à la recherche d'un époux, non plus que l'histoire plus curieuse et plus vraie
des abbés Troubert et Biroteau, qui avaient hérité de la bibliothèque du
chanoine Chapeloud. La persévérance que, depuis quelque temps, M. de
Balzac avait mise à exploiter le veuvage nous avait un moment laissé croire
que le célibat était à jamais délaissé par lui , mais Un Ménage de Garçon
en province vient de nous apprendre que ce n'était là qu'une fausse espé-
rance. Le sujet de ce dernier roman ne saurait se dire sans beaucoup de cir-
conlocutions; il méconnaît, je ne dirai pas la morale la moins rigoureuse,
mais bien les plus simples lois de la bienséance et de la décence. Certaine-
ment on ne saurait exiger d'un romancier une pruderie ridicule, mais encore
faut-il que l'on puisse s'entretenir d'un livre sans craindre de blesser les
personnes même les plus tolérantes. Cependant nous laisserons entendre
qu'Un Ménage de Garçon en province est le récit des infortunes d'un vieux
célibataire soumis aux caprices tyranniques d'une grosse fille de campagne,
dont M. Bouget père avait voulu faire sa maîtresse vers les dernières années
de sa vie, et dont lui, Bouget fils, avait hérité en même, temps que de ses
millions. Nous savions bien que les vieillards de M. de Balzac étaient tous
millionnaires, mais, jusqu'à ce jour, il n'avait pas fait entrer dans leur suc-
cession, avec leur riche mobilier, les jeunes femmes dont ils n'avaient pu se
faire aimer. — Le moyen, au reste, dont fait usage M. Bouget fils pour tenter
Flore Brazier mérite que nous le rapportions. Cet héritier d'une immense for-
tune avait atteint l'âge de trente-sept ans; mais encore très timide et ne sa-
chant d'ailleurs jusqu'où la bienfaisance de son père était allée envers la
jeune fille qu'il avait recueillie, il ne trouve que cette phrase à lui adresser :
— Étes-vous la même que quand vous étiez là, pieds nus, amenée par votre
oncle? — Belle question, ma foi , répond Flore en rougissant. Ce pauvre
niais... dont les tempes et le front chargés de boutons, semblables à des
ulcères, portaient cette horrible couronne, attribut des sangs gâtés..., ne
sait comment accueillir une réponse si flatteuse pour un homme; mais le
lendemain, après avoir proposé à Flore de rester près de lui, il invente cet
argument horrible : — ) oyons, cela ne vaut-il pas mieux que de retourner
aux champs? — Flore, vaincue par cet argument, se laisse séduire. — M. de
Balzac nous apprend alors quels furent les résultats de cet amour : Jean-
Jacques changea complètement; son visage pâle et plombé, dégradé par les
boutons aux tempes et au front, s'éclaircit, se nettoya, se colora de teintes
rosées.
On voudra sans doute savoir maintenant ce qu'était cette Flore Brazier qui
ovait changé aussi complètement Jean-Jacques; c'était simplement une ra-
bouilleuse. Jusqu'à présent l'intéressante profession de rabouilleuse nous
62 REVUE DE PARIS.
était aussi inconnue que le mot qui l'exprime, mais M. de Balzac va nous
dire d'où était venu ce surnom à la sultane de la place Saint-Jean : — Ra-
bouiller est un mot berrichon qui peint admirablement ce qu'il veut indi-
quer : V action de troubler l'eau d'un ruisseau en la faisant bouillonner
à l'aide d'une grosse branche d'arbre dont (es rameaux sont disposés en
forme de raquette. Les écrevisses, effrayées par cette opération, dont le
sens leur échappe, remontent précipitamment le cours d'eau... — M. Rou-
get le père, un médecin, avait rencontré Flore dans une de ses promenades,
comme elle était ainsi occupée à rabouiller, et il trouva que cette nymphe
avait des yeux bleus garnis de cils dont le regard eût fait tomber à ge-
noux un peintre et un poète. Dans ce moment-là, d'ailleurs, Flore Brazier
tenait à la main son rabouilloir avec la grâce naturelle à l'innocence. Ce
dernier trait nous semble des plus touchans. Le malicieux et vicieux doc-
teur était subitement devenu amoureux de cette jeune fille de douze ans, et
il l'avait prise cbez lui pour faire son éducation; aussi, à sa mort, son fils la
trouva-t-il parfaitement éduquée.
Ce que nous venons de raconter jusqu'ici n'est qu'un des prologues d'Un
Ménage de garçon; il en existe un second, peut-être aussi nécessaire à con-
naître que celui-ci; c'est Je roman des Deux Frères, dont Un Ménage n'est
que la deuxième partie. L'analyse, cependant , ( à ce qu'il est dit dans une
note précédant cet ouvrage) n'en est pas absolument indispensable pour
l'intelligence du récit qui va suivre. TsTous passerons donc outre, en laissant
même de coté le cbapitre intitulé : Horrible et vulguire Histoire. Nous ré-
pugnons à suivre page à page le romancier dans la peinture qu'il nous a
donnée de la vie de Jean-Jacques Rouget et de la rabouilleuse; ce n'est là
une bistoire intéressante que pour les babitans de la petite ville d'Issoudun,
la plus immorale, à coup sûr, de toutes les petites villes de France, s'il faut
en croire M. de Balzac. Ce récit des infamies d'une femme qui, peu à peu,
établit sa domination sur un bomme faible et méprisable, ne nous causerait
qu'une émotion pénible; mais n'est-ce pas une cbose triste et des plus déplo-
rables qu'un écrivain, doué d'un rare -esprit d'observation et qui a fait preuve
de goût en quelques analyses délicates de passions, emploie aujourd'hui
toute son intelligence à nous dépeindre la vie commune dans ce qu'elle a de
repoussant et de vil? Nous n'avons jamais compris qu'on se plût ainsi aux
plus tristes aspects de la réalité. Un Grand homme de province à Paris a
ouvert une série de tableaux hideux : la critique en a souvent montré la faus-
seté; M. de Balzac n'a jamais tenu compte des avertissemens sérieux qui lui
ont été donnés; il s'est fait le romancier des mœurs les plus infâmes, et s'il est
quelquefois revenu à ses ducbesses et à ses femmes de trente ans, c'a été pour
les créer à l'image des rabouilleuses et des Florine qu'il affectionne tout par-
ticulièrement. Et, à ce propos, c'est une cbose triste et décourageante que la
façon dont les romanciers modernes traitent les femmes d'à présent. Qu'est
devenue cette galanterie toute française, si renommée et célébrée dans l'Eu-
rope entière? Je ne sache pas qu'au temps des mœurs les plus relâchées de
REVUE DE PARIS. 63
la régence, au temps même du Parc aux Cerfs, un écrivain, fût-ce Piron, fût-ce
Crébillon fils, eût osé rabaisser la femme au degré d'abjection où nous la
voyons tombée dans les livres du jour. Il ne s'y trouve pour héroïnes que des
créatures de coulisses ou des filles que l'on paie. Les femmes des classes aris-
tocratiques, si elles sont mises en scèue, ne fout montre, elles aussi, que de
sentimens bas; et dans toutes les intrigues auxquelles on veut nous intéresser,
je ne vois pas l'ombre d'amour. Ce serait , en effet , méconnaître le sens de
ce mot sublime, que l'appliquer aux passions des personnages des romans ac-
tuels. Il n'est pas seulement faux qu'une femme puisse se conduire ainsi qu'on
nous le donne à penser, mais cela n'est pas même vraisemblable. Aussi,
qu'arrive-il? C'est que les romanciers auxquels je fais allusion perdent toute
vogue et tout crédit, car cette vogue et ce crédit, c'est aux femmes et aux
jeunes gens qu'ils doivent particulièrement les demander. Une fiction amou-
reuse intéresse surtout ces deux sortes de personne : les jeunes gens, parce
que, d'une imagination riche et ardente, d'un esprit exalté, ils y cherchent
un aliment à leur curiosité et à leurs espérances; les femmes, parce que, pa-
resseuses et inoccupées d'ailleurs, elles passent les plus longues heures de
leur vie à rêver d'amour, et que ce qui les entretient dans cette vague et
molle rêverie les charme avant tout. Femmes et jeunes gens vivent par le
cœur, et tout ce qui vient du cœur a le secret de leur plaire. Mais l'amour est
calomnié, la débauche est partout complaisamment donnée en spectacle,
ils abandonnent alors le livre, ceux-ci pour se fier à leurs seules illusions,
celles-là parce qu'elles ont au fond de leur ame, qui lui sert de cage, un
joli petit oiseau qu'un rien effarouche et qui n'est autre que la pudeur. Quand
il n'y aurait encore là qu'une question de bienséance, de simple politesse
même, ce devrait être une loi pour les hommes que leur talent appelle à
parler publiquement de la vie privée des femmes, de nous les présenter aussi
retenues qu'elles le peuvent être réellement. Si quelques-unes mentent à leur
sexe, ce n'est pas là un motif suffisant pour faire d'une règle une exception
et pour donner du relief au scandale. Je voudrais que la génération d'au-
teurs survenante eût toujours présent à la pensée l'exemple du discrédit où
sont tombés certains auteurs contemporains, qu'elle fit oublier leurs calom-
nies et leurs médisances en montrant, dans toutes les occasions, les femmes
dignes en même temps que sensibles; je voudrais enfin que tous, ceux qui
s'en vont comme ceux qui viennent , se souvinssent que le roi Louis XIV,
écoutant la supplication d'une vivandière, resta, un quart d'heure durant, la
tête nue sous la pluie.
Flore Brazier, forte de la tendresse du vieux Rouget, son maître et son
amant, l'assassine lentement en lui faisant endurer les plus cruelles et les
plus douloureuses tortures morales. Elle l'a contraint à recueillir un mauvais
sujet, un nommé Maxence Gilet, jeune officier sans honneur, dont elle s'est
éprise, et qu'elle veut mettre en tiers dans son ménage avec Rouget. Le bon-
homme cède et, non content d'être malheureux par cette femme, se rend à
plaisir ridicule. Je ne pourrais dire toutes les bassesses et les turpitudes dont
64 REVUE DE PARIS.
est témoin le domicile du vieux garçon, et ce que l'existence de cette créa-
ture, qui fait deux parts de son amour et de ses sens, offre de scandale et de
honteux cynisme. Non satisfaite de mener au tombeau son bienfaiteur imbé-
cile, la rabouilleuse, conseillée et aidée par Max, veut lui voler sa fortune.
C'est ici que se retrouvent toutes ces combinaisons d'affaires d'intérêt , de
famille et d'argent, auxquelles les précédens romans de M. de Balzac nous
ont déjà initiés. On se rappelle ces détails de succession disputée, d'embarras
pécuniaires, de sommes empruntées, où s'est complu l'auteur. Eb bien! dans
le livre que nous venons de lire, ils se retrouvent plus nombreux, plus en-
nuyeux que jamais. Dès le moment où Philippe Bridau, neveu de Jean-Jacques
Rouget, arrive à Issoudun dans l'intention de détruire l'ouvrage de Maxence
et de Flore, et de leur arracher l'héritage de son oncle, il n'est plus parlé que
d'inscriptions de rentes sur le grand-livre, de pensions viagères, de procura-
tions, de tableaux qui valent cent mille écus, de friponneries toutes plus
incroyables les unes que les autres, et plusieurs chapitres, en cet endroit,
semblent des feuilles détachées de l'instruction d'une affaire de cour d'assises
ou d'un dossier de notaire. Ce Philippe Bridau est aussi un scélérat , et il
n'est pas de tours déshonoraus qu'il ne joue à la coterie de la rabouilleuse.
Pour annuler le pouvoir de cette fille, il écrit à un de ses amis, à Paris :
« Mon vieux camarade, informe-toi si ce petit rat de Césarine est occu-
pée, et tâche qu'elle soit prête à venir à Issoudun dès que je la demanderai;
la luronne arriverait alors courrier par courrier. Il s'agira d'avoir une tenue
honnête, rien qui sente les coulisses : il faut se présenter dans le pays comme
la fille d'un brave militaire mort au champ d'honneur, beaucoup de mœurs,
des vêtemens de pensionnaire, et de la vertu première qualité. Si j'ai besoin
d'elle et si elle réussit, à la mort de mon oncle il y aura 50,000 francs pour
elle... »
La réponse à cette lettre, que nous ne voulons point citer, est écrite dans
un argot de mauvais lieu dont nous aurions honte. Les mœurs d'un certain
monde théâtral parisien sont surtout reproduites dans toute leur vulgarité
vers la fin d'Un Ménage de Garçon. Philippe, après avoir tué en duel Maxence,
conduit à Paris Flore et son onde Rouget. Là , le vieux garçon trouva des
rabouilleuses à en mourir Lolotte, une des plus belles figurantes de
V Opéra, fut l'aimable assassin de ce vieillard. — Lui mort, Philippe épouse
Flore et toute la fortune qui lui avait été léguée; mais il ne s'est pas plutôt
marié à cette créature, qu'il la fait aussi mourir de débauche pour obtenir la
main d'une fille de pair de France. Ici se présente une nouvelle complication
de faits froidement atroces, sérieusement monstrueux, qui forme le dénoue-
ment du livre sans autre préparation. M. de Balzac, après nous avoir fait
connaître les actions honteuses que le ménage d'un garçon peut cacher en
province, nous donne en grand le spectacle des infamies parisiennes, tant chez
les plus hauts fonctionnaires de l'état que dans la loge des actrices et l'esta-
minet des journalistes Finot, Lpusteau, Bixiou et autres.
Quant à la manière dont est écrit cet imbroglio, ridicule à force d'immo-
REVUE DE PARIS. 66
ralité, on a pu déjà s'en faire une idée par les quelques phrases que nous
avons citées. Le style de M. de Balzac est pâteux, lourd, indécis et souvent
même incompréhensible. On sent qu'il a dû faire autrefois des efforts inouïs
pour arriver à construire des phrases courtes et brillantes, mais aujourd'hui
il ne trouve plus sous sa plume rapide qu'un langage bizarre, affecté, mé-
lange de prétention et de négligence. Ce n'est pas là du français, c'est une
sorte de patois propre à M. de Balzac , où les images les plus étranges se
heurtent sans raison, où les mots eux-mêmes n'ont plus leur sens primitif et
ne traduisent qu'imparfaitement la pensée de l'auteur. A l'avant-dernier cha-
pitre, le grand poète Daniel d'Arthez, que vous connaissez sans doute, s'écrie :
« La couleur, madame, est le moment à saisir par le peintre où les choses
sont dans toute la splendeur de leurs effets! » La couleur qui est un mo-
ment! — Puis, un moment à saisir où les choses... Saisir où? — En vérité
le grand poète Daniel d'Arthez a raison de rester dans son cénacle et dans sa
solitude. — Un reproche grave à faire encore au style de M. de Balzac, c'est
de n'employer que des termes et des locutions qui rappellent la populace, les
termes et les locutions qui suivent, par exemple : — C'est de fiers matins!
— Il est propre, votre peintre! — Il faut se ficeler, etc. , etc.
Ce que nous regrettons le plus en tout ceci, c'est que cette œuvre informe,
esquisse imparfaite d'un livre qui eut été plus mauvais encore, soit dédiée
par l'auteur à M. Nodier. Que peut avoir Un Ménage de Garçon en province
de commun avec le spirituel académicien dont on sollicite le patronage?
N'est-ce pas une ironie que ces deux noms, — M. de Balzac, M. Charles
Nodier, — écrits l'un près de l'autre? M. de Balzac, c'est-à-dire un des
hommes de ce temps-ci qui aient le plus mésusé d'un talent dans le principe
estimable, l'écrivain qui, par de longues et courageuses tentatives, s'était créé
dans les lettres une position brillante et qui, depuis dix ans, se déconsidère
le plus lui-même par le trafic de sa pensée; M. Nodier, c'est-à-dire un de nos
littérateurs les mieux pensans, un de ceux qui ont toujours et partout con-
servé une attitude digne, en même temps que la plus parfaite urbanité de
formes, le seul peut-être de tous auquel puisse s'appliquer le mot, si rare-
ment juste, de Buffon: Le style, cest Vliomme. Est-il rien, en effet, de plus
ingénieux, de plus savant parfois, de plus affable toujours (si cela peut se
dire) que le style de M. Charles Nodier ? Aussi a-t-on raison de s'étonner
que ce nom si respectable se trouve placé en tête du dernier livre de M. de
Balzac. — S'adressant à M. Nodier, l'auteur lui dit : — Peut-être votre nom
défendra-t-il cet ouvrage des accusations qui ne lui manqueront pas. —
Assurément rien ne saurait défendre un semblable ouvrage, pas même une
renommée pure et illustre; quant aux accusations, elles ne manqueront pas,
M. de Balzac a raison de le prévoir. Ce n'est pas que ce livre en lui-même
semble mériter les honneurs d'une critique accusatrice, mais c'est que l'auteur,
dans sa dédicace, prétend qu'il en résulte de grands enseignemens et pour
la famille et pour la maternité. Il est bon de lui enlever cette prétentieuse
TOME XIII. SUPPLÉMENT. 5
66 REVUE DE PARIS.
ambition. Un Ménage de Garçon ne renferme aucun enseignement; la lecture,
bien au contraire, n'en laisse à l'esprit qu'une idée de cynique dépravation.
La famille y est montrée sous le jour le plus triste et le plus décourageant :
mise en scène au moyen des trois personnages Philippe , Joseph Bridau et
Agathe Rouget, leur mère, elle nous apparaît désunie, immorale et heureuse
dans son impiété. La mère est faible, les fils sont tous deux désobéissans;
l'une meurt de chagrin, les deux autres sont presque toute leur vie honorés et
considérés; et il n'est cependant pas une action honteuse devant laquelle l'un
d'eux, Philippe, ait reculé. M. de Balzac croit trouver une excuse à cette
inconséquence en disant : — Quelque tendre et bonne que soit la mère, elle
ne remplace pas plus cette royauté patriarcale (celle du père) que la
femme ne remplace un roi sur le trône... Si l'intention de l'auteur d'Un
Ménage était de remettre en honneur le respect de la famille, il semble qu'il
eût mieux fait de nous en montrer une dont l'union eût été le bonheur, mais
il pensait sans doute que quelques mots pompeux , jetés au hasard et après
coup, lui tiendraient lieu de conclusion (1).
Non, ce livre n'est qu'une ébauche, et nous nous en félicitons pour l'au-
teur, car, complété et sérieux, il eût été l'apologie raisonnée du scandale et du
vice. Tel qu'il est, on se méprendra sur la signification , et on n'y verra avec
raison qu'un roman ennuyeux, composé en grande hâte et écrit dans une
langue souvent barbare. M. de Balzac , s'adressant à M. Nodier, se devait à
lui-même, au moins dans la dédicace, de rendre sa phrase correcte et intelli-
gible. Et pourtant voici le compliment qu'il adresse à l'illustre académicien :
« Fous avez, jeté sur notre temps. un sagace coup d œil dont la philosophie
se trahit dans plus d'une arnère 7'êftexion qui perce à travers vos pages
élégantes, et vous avez, mieux que personne, apprécié les dégâts produits
dans Vesprit de notre pays par quatre systèmes politiques différens »
— La philosophie d'un coup d'oeil! — Une réflexion qui perce à travers
des pages! — Des systèmes politiques qui produisent des dégâts! — Des
dégâts dans Vesprit d'un pays! — Sommes-nous chez les Welches?
Et l'écrivain qui a tracé ces lignes ambitieuses est le même qui vient de
parler des grands enseignemens qui résultent de sou livre. Que dire d'une
pareille vanité ? — Vanité ? Oui , c'est là ce qui a perdu les meilleurs , et ce
dont il faudra bien nous garder, nous qui suivrons. Certes, à se reporter par
la pensée vers ces belles et trop fugitives années où l'intelligence a trouvé
vite à se faire ouverture , à se reporter vers les derniers temps de la restau-
ration et les premiers du régime politique actuel , on reconnaît à distance
un groupe d'écrivains déjà renommés, recherchés et vantés. Les uns roman-
ciers, les autres critiques, un petit nombre poètes, tous ayant chacun à un
degré différent, sinon le génie ( mot dont on abuse), le talent au moins ( mot
(1) Nous devons dire que nous avons consulté pour cette analyse le texte de l'ou-
vrage de M. de Balzac tel qu'il a été donné par un journal quotidien.
REVUE DE PARIS. 67
plus vague, mal défini , mais plus vrai), ils semblent n'avoir plus besoin dé-
sormais que de la volonté pour percer définitivement et arriver. Mais un écueil
est là, qui les fera trébucher, et auquel ils n'auront pas voulu prendre garde,
tant, nature humaine, vous êtes faible et indécise dans la prospérité! Cet
écueil , je l'ai dit, c'est la vanité, vice qui en contient plusieurs autres, et qui
les' explique tous. Ainsi, si Ton m'oppose que ce qui a bien plutôt abusé, puis
perdu ces écrivains, c'est l'or envié par eux, puis rencontré, gaspillé pour être
envié de nouveau, je répondrai que ce besoin du luxe chez des penseurs a été
une conséquence de la vanité. Par l'or fastueusement acquis, plus fastueuse-
ment dépensé, on attire les regards tout aussi bien que par la publicité. Ici les
prétentions de M. de Balzac me reviennent tout naturellement en mémoire,
et c'est lui d'ailleurs qui m'a amené à cette réflexion : ne se souvient-on pas
d'une certaine lettre et de certains maréchaux de France? La célébrité, puis
la richesse, c'est-à-dire faire parler de soi toujours, voilà quel a été le grand
mobile; mais pour s'enrichir, pour se donner plus long-temps en spectacle,
on a méconnu soi-même ses facultés, et c'est ainsi qu'on est tombé à ce
degré d'épuisement qui étonne d'abord, puis indigne, et finit par simplement
affliger. A lire Un Ménage de Garçon , nous avons été spontanément porté à
la sévérité; et n'était-ce pas naturel ? Nous avions gardé souvenir de la Femme
abandonnée , de la Fleur des Pois, de Béatrix, qui est un livre véritable-
ment remarquable, du Lys dans la l'allée même, et les charmantes hé-
roïnes de ces livres , entrevues de loin encore , nous les avions rapprochées de
la rabouilleuse. Il eût mieux valu sans doute les avoir oubliées tout-à-fait ,
mais le peut-on ? On est poursuivi dans ses rêves par ce qu'elles y ont laissé de
gracieux et d'aimable. Avoir ainsi autrefois deviné la femme, et la mécon-
naître à ce point aujourd'hui ! Avoir levé sur certaines alcôves un rideau si
eutr'ouvert à propos , et maintenant montrer à nu tant d'énormités ! N'y a-t-il
pas là sujet à épancher même un peu d'amertume? M. de Balzac lui-même
nous la pardonnerait, si par endroits elle avait percé, car les vrais talens, en
se fourvoyant mille fois, savent toujours se juger eux-mêmes; et ce qui prouve,
en cette occasion, que la conscience de sa valeur est restée à M. de Balzac,
c'est le prix attaché par lui à un ouvrage qu'il sait mauvais et indigne de
son passé.
Alfred Asselii\e.
BULLETIN.
Il y a deux ans , les Espagnols semblaient rechercher avec un certain em-
pressement l'alliance et l'amitié de l'Angleterre. Celle-ci avait eu l'art d'affi-
cher des sympathies pour le parti démocratique, qui dans la Péninsule de-
mandait incessamment au gouvernement de la reine Christine de nouvelles
concessions. L'Angleterre paraissait faire les vœux les plus ardens pour le
bonheur et la liberté de l'Espagne, et elle l'excitait à prendre un grand essor
démocratique. Ces conseils étaient de nature à caresser l'amour-propre de
l'Espagne. Il était flatteur pour elle que la nation qui avait offert à l'Europe
le premier modèle de gouvernement représentatif l'invitât à marcher à grands
pas dans la carrière si nouvelle pour elle de la liberté. Quelle différence avec
la France, qui semblait vouloir comprimer l'élan des Espagnols, qui les aver-
tissait de ne pas précipiter leur course, d'être libres avec sagesse et sobriété!
L'Angleterre avait donc le beau rôle, le rôle populaire; nous, au contraire, à
force de prêcher la modération , nous étions devenus importuns et presque
suspects.
Aujourd'hui , les choses sont un peu changées. On connaît maintenant en
Espagne les causes de cet intérêt si touchant que les Anglais témoignaient
aux Espagnols; on comprend pourquoi ils ont favorisé toutes les exagérations
démocratiques, et concouru au renversement de la régente Marie-Christine,
L'Angleterre voulait en Espagne un gouvernement qui fût à elle, dont l'élé-
vation fût en partie son ouvrage , et qui fiit engagé par la reconnaissance à
servir ses projets et ses désirs. Ce qu'elle cherchait, elle l'a trouvé dans le
pouvoir d'Espartero. Elle s'est donc liée par une étroite solidarité à la des-
tinée du régent. Or, aujourd'hui, une partie des démocrates espagnols fait
une opposition vive au gouvernement du duc de la Victoire, et ces démocrates
ont, contre eux l'Angleterre, qui les soutenait il va deux ans. La politique an-
REVUE DE PARIS. 09
glaise, qui se glorifiait alors de travailler à l'émancipation de l'Espagne, qui
ne trouvait rien de trop libéral et de trop démocratique quand il s'agissait de
renverser Marie-Christine, patronise aujourd'hui un pouvoir tyrannique, et
lui vend son appui au prix d*un traité désastreux pour la Péninsule. L'Espagne
connaît maintenant la sincérité et le désintéressement de ces alliés si chauds.
Il se fait aussi à notre égard, dans la Péninsule , un revirement d'opinion ,
mais dans un sens inverse : on commence à rendre plus de justice aux inten-
tions de la France. On reconnaît maintenant que nous avons toujours été
sincères dans nos vœux et dans nos conseils pour raffermissement du régime
constitutionnel en Espagne. D'ailleurs, n'était-ce pas notre intérêt, intérêt
qui peut s'avouer hautement , puisqu'il se concilie avec les véritables conve-
nances du peuple espagnol? La conformité des mêmes institutions est pour
l'Espagne et la France comme une consécration du pacte de famille, et amène
nécessairement une alliance honorable et utile pour les deux nations que sépa-
rent les Pyrénées. L'Espagne a vu dans les derniers évènemens la preuve
incontestable de notre neutralité; au milieu des partis qui la divisent, nous
nous sommes bornés à défendre les droits de l'humanité. Ce n'est pas nous
qui étions auprès d'Espartero pour l'exciter ou le fortifier dans ses projets de
vengeance.
Voilà donc tous les changemens qui se sont opérés depuis deux ans. Le
parti démocratique, qui avait élevé Espartero sur le pavois, est en lutte et en
guerre avec lui; ce même parti qui s'était engoué des Anglais les connaît
aujourd'hui et vient de les voir dans les rangs de ses plus impitoyables adver-
saires. Les Anglais, qu'abandonnent les sympathies du peuple espagnol, ne
peuvent plus se donner pour les amis de la liberté et du progrès; ils ne sont
plus que les soutiens d'un pouvoir qui voudrait être dictatorial. Enfin il y a
vers la France des retours de justice et de bienveillance; on comprend que ce
n'est pas elle qui veut tyranniser l'Espagne et l'exploiter.
Dans cette situation, quelle est pour nous la meilleure politique à suivre?
C'est de garder dans la Péninsule notre indépendance et la liberté de nos
mouvemens, et de ne pas paraître aux yeux de l'Espagne nous réunir à l'An-
gleterre, qui, en ce moment, lui est devenue presque odieuse. C'est le cas ou
jamais de rester isolé, de se tenir en observation. Laissons à l'Angleterre l'en-
tière responsabilité de sa politique et de ses actes : elle a fait son choix, elle
a épousé sans réserve la cause d'Espartero; qu'elle subisse seule les consé-
quences du parti qu'elle a cru devoir prendre. ]\ous n'avons rien à gagner,
nous ne pouvons que nous compromettre en paraissant agir de concert avec
la politique anglaise.
Qui le sait mieux que l'Angleterre? Elle n'est pas sans inquiétude sur
l'avenir d'Espartero. Si le régent tombait, l'Angleterre se trouverait n'être
plus que l'alliée d'un parti vaincu , d'une minorité violente désavouée par le
pays. Sa position serait assez mauvaise, surtout en face de la France, qui
aurait gardé toute son indépendance, et qui pourrait offrir son appui moral
à la majorité des honnêtes gens. L'intérêt de l'Angleterre est donc de nous
70 REVUE DE PARIS.
avoir à côté d'elle, de nous faire partager la solidarité morale de l'assistance
qu'elle prête à Espartero. De cette manière, elle pourrait, dans le cas d'une
catastrophe, dire qu'elle n'a pas eu d'autre politique que la France; quoi
d'étonnant que l'Angleterre et la France, signataires du traité de la qua-
druple alliance, aient reconnu et assisté un gouvernement qui semblait avoir
pour lui les suffrages du peuple espagnol? C'est ainsi que l'Angleterre se ser-
virait de nous pour couvrir ses fautes; c'est ainsi que nous perdrions, si nous
n'y prenions garde, les bénéfices de l'heureuse réaction qui commence à
s'opérer en notre faveur de l'autre côté des Pyrénées.
Le ministère est-il bien convaincu des avantages qu'il y a pour nous à nous
distinguer, à nous séparer de l'Angleterre dans les affaires d'Espagne ? Nous
craignons le contraire. Il parait attacher une grande importance à voir l'An-
gleterre reconnaître le néant et le mensonge des accusations dont nous avons
été l'objet à l'occasion des évènemens de Barcelone. En vérité, ce serait une
diplomatie un peu trop naïve que celle qui verrait une satisfaction, un triom-
phe , dans le certificat de bonne conduite que voudrait bien nous délivrer
l'Angleterre. S'il lui convient, aujourd'hui, de proclamer notre innocence
après l'avoir noircie, c'est qu'elle trouve dans cette générosité dérisoire un
intérêt. Elle désire nous ramener à elle , nous attirer dans son orbite; elle ne
veut pas que nous ayons notre politique à nous , notre sphère d'action dis-
tincte. Cet isolement, cette indépendance, pourraient suggérer l'idée aux Es-
pagnols de chercher dans notre alliance et nos conseils un appui, une force.
Nous ne blâmons pas le cabinet d'éviter ce qui pourrait amener une rup-
ture ouverte avec l'Angleterre, telle n'est pas, à coup sûr, notre pensée; mais
nous voudrions qu'il n'appliquât pas à toutes les questions le même expédient,
qui est de toujours agir de concert avec l'Angleterre , et souvent à sa suite.
Même dans le cas d'une alliance sincère et honorable entre l'Angleterre et la
France, il y aura toujours deux politiques, la politique anglaise et la politique
française; il y aura toujours deux intérêts distincts, deux génies différens.
L'Angleterre et la Frauce ne peuvent être alliées d'une manière réelle et du-
rable qu'en gardant chacune son indépendance et son individualité , qu'en
restant libres toutes deux de pousser leur fortune. C'est donc un mauvais
calcul, même dans l'intérêt de l'alliance anglo-française, de confondre tou-
jours notre politique avec celle des Auglais , de nous associer à leurs démar-
ches et d'épouser leurs vues. Cependant c'est ce qui a lieu sur tous les points;
nos agens, nos consuls, nos ambassadeurs, semblent avoir pour instructions
de combiner en toute circonstance leur conduite avec celle des représentans
de l'Angleterre; notre diplomatie est comme une sorte de doublure de la diplo-
matie britannique : nous n'en sommes pas plus amis avec l'Angleterre, et cette
complaisance systématique nous rend plus faibles vis-à-vis des autres peuples.
Ainsi , pour les affaires de Syrie, c'est à l'ambassadeur d'Angleterre qu'au
nom des Maronites Mourad-Bey se propose de faire des représentations
pour se plaindre de l'état de cette province. C'est bien à tort qu'on s'était
hâté d'anuoncer que, grâce aux efforts de notre ministre à Constantiuople,
IIËVUE DE PARIS. 71
tout était pacifié en Syrie, et que les chrétiens respiraient enfin. L'anar-
chie, loin d'avoir disparu, se propage tous les jours. La nomination par la
Porte de deux kaïmakan, l'un chrétien pour les Maronites, l'autre musulman
pour les Druses , n'est qu'une mesure provisoire que le divan se réserve de
révoquer sur le moindre prétexte. Cette situation fâcheuse doit nous faire re-
gretter vivement que uotre gouvernement n'ait pu, dès l'origine, prêter son
assistance aux chrétiens de Syrie. Cette protection eut pu s'exercer sans hu-
milier la Porte et sans inquiéter l'Europe, et elle eût plus avancé la pacifica-
tion de la Syrie que cette interminable suite de notes présentées au divan , et
restées sinon sans réponse , du moins sans effet.
Pour les affaires de Servie, tout le monde paraît d'accord. L'Autriche,
l'Angleterre et la France ont déclaré au divan qu'elles protestaient contre la
révolution qui venait de s'accomplir et qu'elles exigeaient la réintégration
du prince Michel. Dès qu'il eut appris cette démarche, M. de Boutenieff a
remis de son coté; au divan, une note qui contenait la même protestation et
la même demande. Jusqu'ici c'est un véritable concert; mais voici quelque
chose qui pourrait plus tard troubler l'harmonie : on annonce que l'Autriche
a déclaré aux autres puissances qu'elle enverrait une armée d'observation sur
la frontière de Servie. Enfin l'Autriche ferait un pas; elle témoignerait qu'elle
a l'intention de maintenir l'indépendance des provinces danubiennes. C'est
peut-être dans l'espoir de prévenir cette démonstration que la Piussie s'était
hâtée de blâmer la révolution de Servie : elle a pu penser qu'en paraissant
faire cause commune avec l'Europe , elle ôtait tout prétexte au cabinet autri-
chien de veiller plus particulièrement sur la Servie. Cette fois elle se serait
trompée, et l'Autriche ne s'est pas laissé détourner d'un acte nécessaire par
le langage de M. de Boutenieff: elle n'y a sans doute vu qu'un artifice pour
masquer la connivence de la Russie avec la Porte. Quoi qu'il en soit, le divan
est placé dans une situation délicate; il se trouve en contradiction avec toutes
les puissances, et la Russie ne peut ostensiblement venir à son secours, car
elle s'est liée par ses propres déclarations. S'il se confirme que l'Autriche a
vraiment pris la résolution d'envoyer un corps d'observation sur la frontière
servienne, la situation que nous avons prévue commencera. Ce sera entre l'Au-
triche et la Russie une longue et sérieuse lutte; on la soutiendra en secret le
plus long-temps qu'on pourra, mais enfin le moment viendra où il faudra bien
qu'elle éclate. Pour la Russie, il s'agit de conquérir la domination de ces races
slaves qu'elle envisage comme le complément nécessaire de son empire; pour
l'Autriche, il s'agit de défendre la liberté de la navigation du Danube et de
maintenir la neutralité, l'indépendance des provinces côtoyées par un fleuve
d'une importance aussi capitale. La question d'Orient se déplace; elle passe
des rives de l'Euphrate sur celles du Danube, et dans cette nouvelle phase
elle n'est ni moins difficile, ni moins compliquée qu'auparavant.
Le message du président des États-Unis est venu mettre sous nos yeux l'en-
semble de la politique américaine. Il faut rendre cette justice à M. Tyler,
qu'il ne s'exprime pas sans courage et sans indépendance sur les fautes de
72 REVUE DE PARIS.
cette démocratie américaine, dont le hasard plus que l'élection l'a fait le chef
temporaire. Cela est d'autant plus méritoire, que le moment approche où la
république sera consultée sur le choix d'un président. M. Tyler blâme dans
son message l'élévation excessive du tarif, qui avait été de sa part l'objet
d'un veto suspensif. « Des droits extravagans, dit-il dans son message au
sénat et à la chambre des représentans, manquent leur but, non-seulement
en excitant dans l'opinion publique une hostilité contre les intérêts manu-
facturiers, mais en encourageant un système de contrebande sur une large
échelle. Une politique opposée aurait des résultats bien différens dont auraient
à se féliciter les intérêts sociaux et les intérêts manufacturiers. On ne peut
trop souvent répéter que tout système de législation qui est incertain et sou-
mis à des fluctuations n'est ni sage ni salutaire Je remplis donc les de-
voirs élevés et solennels de la place que j'occupe, en recommandant des droits
modérés, imposés avec discernement, comme étant non-seulement les plus
durables, mais encore les plus utiles aux vrais intérêts de tous. »> Parler ainsi
à une démocratie mobile et avide, faire devant elle l'éloge de la modération
dans les mesures gouvernementales et de la stabilité dans les lois, c'est, il
faut l'avouer, une assez noble conduite , et pour un président de rencontre,
comme on l'a appelé aux États-Unis, M. Tyler ne remplit pas mal les hautes
fonctions dont il se trouve investi.
Nous devons d'ailleurs lui savoir gré, en France, de la manière dont il s'est
exprimé dans son message sur le traité Ashburton , et sur les dispositions
relatives à la répression du traQc des esclaves. Il a expliqué comment l'Amé-
rique avait dû se proposer à la fois de remplir tous les engagemens qu'elle avait
pris pour détruire un odieux commerce, et de ne faire aucune concession qui
pût compromettre l'indépendance de son pavillon. Il remarque avec orgueil
que l'Amérique s'est levée pour défendre la liberté des mers, et qu'en même
temps elle remplit tous ses devoirs envers la cause sacrée de l'humanité.
M. Tyler ne s'est pas contenté d'inscrire ce résultat dans son message : il a
voulu , dans une pièce officielle, qu'il savait devoir être lue dans toute l'Eu-
rope, engager les autres nations à suivre l'exemple de l'Amérique. « Un pa-
reil arrangement, a-t-il dit, fait par les autres puissances, ne pourrait man-
quer d'anéantir sur l'Océan la traite des nègres, sans l'interpolation d'aucun
nouveau principe dans le code maritime. » Rien de plus juste et de plus
sensé. M. Tyler dénonce avec sagacité à l'Europe l'abus dont elle doit se
garder; cet abus, c'est l'interpolation d'un nouveau principe dans le code
maritime. La liberté des mers, l'indépendance du pavillon, ont tout à perdre
avec ces innovations captieuses qui faussent ou abolissent les anciennes règles.
Avec les vieux principes, il est possible de venger efficacement la cause de
l'humanité, sans offenser la souveraineté de chaque nation. On voit que le
représentant de l'Amérique a saisi avec plaisir l'occasion de protester à la
face du monde contre la prétention qu'a la Grande-Bretagne d'innover dans
le droit qui régit la circulation des mers. L'Europe est avertie; elle s'était
laissé abuser par les doctrines nouvelles de l'Angleterre et par le généreux
REVUE DE PARIS. 73
désir de trouver contre la traite le remède le plus énergique. L'Amérique lui
montre, par son exemple et son langage, que, pour sauver la liberté humaine,
il n'est pas nécessaire de sacrifier les nationalités. La France ne l'ignorait
pas, mais il est bon qu un autre peuple se charge de l'affirmer encore une
fois.
L'ordonnance du 23 décembre 1842 sur les ministres d'état a rétabli ce que,
dans les premiers momens qui ont suivi la révolution de 1830, on avait eu le
tort de faire disparaître. Ces réparations, ces résurrections, ne sont pas rares
dans un siècle fécond en vicissitudes politiques. On est obligé de revenir sur
des erreurs. Ce qui paraissait sagesse infaillible est reconnu pour folie, et
l'on est forcé de rendre hommage à des principes d'ordre et de gouverne-
ment qu'on avait calomniés, parce qu'on ne les comprenait pas. Il ne saurait
y avoir de contestation sur ce qui fait le fond de l'ordonnance du 23 dé-
cembre. Il est évident que l'état et le pays se doivent à eux-mêmes de ne pas
laisser ceux qui les ont servis comme ministres dans une situation qui ne soit
pas en harmonie avec leur élévation antérieure. C'est-ime question de dignité
non-seulement pour les personnes, mais pour le gouvernement et le pouvoir.
Il faut que les hommes qui ont passé par les grandes affaires , et qui ont
siégé dans les conseils de la couronne, puissent toujours garder un rang
honorable, et ne soient plus aux prises avec les difficultés matérielles d'urfe
existence tourmentée : c'est convenance, c'est justice. Nous avons peu de
ministres qui abordent la gestion des affaires publiques avec les facilités et
les agrémens que donne une grande fortune. Beaucoup d'entre eux ont été
mis en demeure par le point d'honneur politique de quitter des carrières
honorables qui suffisaient à leur existence pour la possession éphémère d'un
portefeuille, et quand une crise ministérielle l'a fait tomber de leurs mains,
ils se trouvent avoir perdu non-seulement le pouvoir, mais encore ce qui fai-
sait l'honneur et le soutien de leur vie tout entière. Ce déplorable inconvé-
nient avait frappé tout le monde. A deux reprises la chambre des députés,
par l'organe de ses commissions, avait signalé ces tristes effets de la mobilité
du terrain politique, et la nécessité d'y apporter un remède. En rétablissant
les ministres d'état, le gouvernement pouvait donc compter sur une appro-
bation à peu près universelle. Voilà pour le fond.
Maintenant la forme est-elle irréprochable ? Pourquoi une ordonnance ?
Pourquoi pas une loi ? Telle est la question qu'ont faite les hommes les plus
disposés à proclamer comme des nécessités le rétablissement des ministres
d'état et l'institution du conseil privé. Il a paru étrange qu'à la veille de la
réunion des chambres on fit sans elles ce qu'on pouvait si bien faire avec leur
concours. Quel danger pouvait-il y avoir à se présenter au parlement avec
une loi à la main ? La chambre des députés s'était engagée de son propre
mouvement à approuver ce qu'on lui proposerait; comment douter de l'em-
pressement de la pairie à voter en faveur de ce qui devait rehausser la dignité
du pouvoir et l'éclat du trône? Mais, dit-on , il s'agit de ministres d'état, de
conseil privé, c'est-à-dire de ce qui relève le plus de la volonté exclusive de
74 REVUE DE PARIS.
la couronne; ce n'était donc que par ordonnance royale qu'on pouvait statuer
sur ces objets, et d'ailleurs il y avait à cet égard des précédens. Nous croyons
que , dans cette manière d'envisager les choses , il y a quelque confusion.
A coup sur il dépend du roi seul d'élever à la dignité de ministre d'état
qui lui convient, il dépend de l'unique volonté de sa majesté de consulter
dans son conseil privé qui lui plaît; mais indépendamment de la question
et du choix des personnes, il y a l'institution même. Or, sans aller jusqu'à
dire qu'il est contraire à la charte d'avoir créé le conseil privé par ordon-
nance, nous croyons qu'il eût été plus constitutionnel et plus politique de
donner la vie à cette institution par une loi.
Que fait l'ordonnance du 23 décembre? Elle établit des catégories, c'est-à-
dire qu'elle exclut les uns et qu'elle admet les autres. Est-il d'une légalité
bien exacte de se permettre cela par ordonnance ? Il n'appartient qu'aux lois
seules de créer des capacités. Nous concevons que le roi n'appelle à délibérer
en sa présence que ceux qu'il honore particulièrement de sa confiance sur
une question spéciale; mais pour la question des catégories de principe, la
couronne n'a-t-elle pas besoin du concours des chambres?
Examinons un peu la situation telle que l'a faite la dernière ordonnance.
Voilà des catégories instituées; fussent-elles irréprochables en elles-mêmes,
elles seraient encore l'objet de nombreuses critiques, car il n'est point de
sujet plus délicat et plus épineux. Que sera-ce si, comme c'est le cas de
l'ordonnance, ces catégories peuvent être justement censurées! Il arrivera
alors que les fautes de détails compromettront l'institution elle-même , et on
pourra craindre que la forme emporte le fond. Or, ces fautes de détails exis-
tent. Prenez l'avis des hommes éminens qui doivent être appelés les premiers
à faire partie du conseil privé, si l'ordonnance reçoit son exécution : ils vous
en signaleront les vices. Quels sont les candidats naturels au titre de ministres
d'état, si ce ne sont les anciens ministres? Vous avez servi le roi et le pays
dans les premiers postes de l'état, vous avez figuré à la tête de l'armée, de la
diplomatie, de la magistrature, de l'administration; c'est bien, voilà qui vous
donne le droit d'emporter, au sortir des affaires, le titre de ministre d'état,
de rester avec ce titre dans le voisinage du pouvoir et à l'entour du trône.
C'est un grand privilège sans doute, toutefois il n'est pas au-dessus des fonc-
tions qu'ont traversées ceux qu'on en revêt. Mais si l'on fait un pas de plus, si
l'on descend l'échelle hiérarchique, alors d'inextricables difficultés commen-
cent. Pourquoi ceux-ci? Pourquoi pas d'autres? On se trouve assailli de mille
prétentions. Les vrais ministres d'état, c'est-à-dire les anciens ministres, se
trouveront avoir d'innombrables collègues, et voilà l'institution qui dégénère
avant d'avoir fonctionné. De bonne foi, M. Mole, M. Thiers, M. Guizot ,
quand il ne sera plus ministre en exercice , peuvent- ils se trouver flattés de
recevoir un titre et des attributions qu'ils partageront avec des hommes qui
ont servi sous leurs ordres, et qui occupent dans l'état des postes honorables,
mais secondaires? Pourquoi avoir mis dans les catégories le procureur-gé-
néral près la cour royale de Paris , ainsi que le premier président de la même
REVUE DE PARIS. 75
cour? Quel rapport ces fonctions de la magistrature ont-elles avec l'idée toute
politique d'un conseil privé, avec une institution qui ne peut avoir d'autre
Lut que de rallier autour du trône toutes les puissances parlementaires et tous
les chefs de parti ?
L'institution du conseil privé est utile et importante à la condition de la
circonscrire dans sa haute sphère, et de ne pas l'en faire descendre au profit
de certaines convenances personnelles. On a généralement regretté que le
ministère ait cru pouvoir se passer du concours des chamhres pour prendre
parti sur le mécanisme de l'institution. On n'est même pas sans inquié-
tude sur le sort qui attend à la chambre des députés la demande d'allocation
nécessaire pour l'exécution de l'ordonnance. Il se pourrait que la chambre,
pour contraindre le ministère à lui apporter une loi, refusât les fonds qui
lui seront demandés. Nous croyons qu'il suffit de cette possibilité pour que
le ministère ne doive pas songer à créer des ministres d'état avant que la
chambre ait voté sur la question pécuniaire. Autrement, il s'exposerait à
compromettre l'initiative de la couronne, que peut-être il a déjà trop en-
gagée.
C'est prématurément qu'on a représenté le cabinet comme ayant pris un
parti définitif au sujet de la loi sur les sucres. Le ministère ne s'est pas
encore déterminé à supprimer le sucre indigène avec indemnité. Si cette
solution agrée à quelques-uns de ses membres, il en est d'autres qui y résis-
tent. D'ailleurs, le cabinet aurait appris que ce projet, s'il l'apportait à la
chambre, trouverait dans le centre gauche et dans son chef, l'honorable
M. Thiers, une vive opposition. L'ancien président du 1er mars, dont la légis-
lation existante est l'ouvrage, est en situation de faire une rude guerre, sur une
question dont il connaît à fond tous les élémens. Aussi, on commence à penser
dans le cabinet qu'il y a de sérieuses raisons qui s'opposent à la suppression
du sucre indigène , et l'ou penche plutôt aujourd'hui vers une transaction
nouvelle que vers un parti extrême.
Avec les sucres, les chambres auront à s'occuper des patentes. On parle
d'un projet de loi dont le ministère paraît se promettre beaucoup. On ten-
drait à diminuer le nombre des patentés; on n'exigerait plus de patentes des
fabricans qui travaillent dans leurs chambres sans avoir ni boutiques ni ma-
gasins. Cela donnerait à une loi du fisc un caractère moral , et dénoterait une
certaine sollicitude pour le sort des travailleurs les moins riches. Il est vrai
que l'opposition pourra prêter au ministère l'intention de diminuer ainsi le
nombre des électeurs, diminution qui porterait surtout sur les électeurs les
plus démocrates. Le débat qui ne manquera pas de s'élever à cette occasion
mêlera à la discussion sur les patentes la question électorale.
— Sous ce titre : Dictionnaire universel d'histoire et de géographie
M. Douillet vient de publier un des recueils les plus substantiels et les plus
utiles qui aient paru depuis long-temps. Il a réuni dans le cadre d'un même
76 REVUE DE PARIS.
ouvrage l'histoire, la biographie, la mythologie, la géographie ancienne el
moderne; et, comme ces différentes sciences se tiennent de fort près et qu'elles
ont entre elles une multitude de points de contact, il a été facile à M. Bouillet,
en évitant les répétitions et les doubles emplois, de resserrer dans un seul
volume, qui contient plus de quarante mille articles, la matière des plus vo-
lumineuses collections.
II faut ajouter, pour expliquer comment M. Bouillet a pu être à la fois si
concis et si complet, qu'il a rédigé lui-même, en y consacrant sept années de
sa vie, la totalité de son dictionnaire, et qu'autant il a mis de soin à traiter
toutes les questions vraiment importantes, autant il s'est interdit sévèrement
les développemens inutiles, les recherches purement accessoires. Cette unité
de plan et de méthode a produit celle du style, qui est partout simple, élé-
gant, précis. M. Bouillet a porté dans son travailles habitudes philosophiques
de son esprit. Non-seulement il a écrit avec autant d'exactitude que de talent
les notices consacrées aux philosophes anciens ou modernes et à leurs sys-
tèmes; mais encore dans la clarté de son style, dans la justesse des opinions
qu'il exprime sur les grands évènemens ou les grands personnages histori-
ques, dans le méthodique arrangement de toutes les parties de ce vaste recueil,
il est facile de reconnaître un écrivain qui a passé par la philosophie et qui
l'a long-temps enseignée avec honneur.
L'université s'est empressée d'adopter cet excellent livre pour l'usage des
collèges et des écoles, et le public a prouvé qu'il était de l'avis de l'adminis-
tration universitaire en épuisant, dans l'espace de peu de mois, la première
édition du Dictionnaire universel. M. Bouillet a ainsi recueilli la juste ré-
compense de son dévouement à la science et à l'instruction publique. Il a pu
se convaincre qu'après les brillantes et rapides ébauches de nos écrivains à
la mode, il y a quelque chose qui peut encore réussir : c'est une érudition
consciencieuse jointe à la justesse du goût et à la patience du travail.
— Le succès qu'avait obtenu à une première audition la pièce de M. Léon
Gozlan, la Main gauche et la Main droite, s'est confirmé aux représenta-
tions suivantes. Un dialogue plein de verve , une action vivement nouée , et
surtout les intentions fines et touchantes des rôles de Rodolphine et du major
Palmer, rendues avec un remarquable talent par Bocage et Mme Dorval , ont
décidément conquis les suffrages du public. Nous ne pouvons encore cette
fois apprécier avec détail le drame de M. Gozlan, mais nous avions hâte de
constater le résultat qu'avait eu pour son œuvre l'épreuve difficile et décisive
de la seconde représentation.
— M. Labitte ouvrira son cours au Collège de France, le vendredi, 6 jan-
vier, à trois heures.
F. BONNAIRE.
HUBERT TALBOT.
Si l'on avait principalement en vue, dans ce récit, les dames de
Perrachon, et s'il fallait surtout rendre compte des actions de deux
femmes sans raison et sans conseil, ce serait ici le lieu d'expliquer
les motifs d'un pareil dessein si résolument poursuivi; il n'en eut pas
d'autre pour Mlle de Perrachon qu'une passion folle, subite, aveugle,
qu'elle voulut donner pour extraordinaire et qu'elle fit éclater avec
l'emportement dont elle était capable. Elle avait entraîné Hubert et
s'était vite compromise avec lui. Il était, disait-elle, le seul homme
qui eût répondu à ses idées sur l'amour, et ce beau roman ne pou-
vait plus avoir qu'un dénouement de roman. Sa mère avait risqué
des objections, mais l'ombre d'un obstacle ne faisait qu'irriter Lu-
ciana. Elle finit par dire qu'elle se tuerait si elle n'épousait l'homme
de son choix. Mme de Perrachon céda, comme de coutume, et entra
de moitié dans l'extravagance de sa fille.
Mme ïalbot devait dîner à Franchart. On l'emmena tout étourdie
dans la voiture avec son fils, et l'on passa le reste de la journée en-
semble. Comme la tête des femmes va vite en besogne, on réglait déjà
toutes choses. Il fut convenu que le mariage se ferait à Paris où l'on
emmènerait Mme Talbot pour y demeurer si elle y consentait. Mme de
Perrachon lui expliqua que Hubert n'aurait qu'à prendre la suite des
(1) Voyez la livraison du 1er janvier.
TOME XIII. JAINVIER. fi
78 REVUE DE PARIS.
affaires de sa maison pour en doubler les revenus, et que d'ailleurs
un homme de son talent n'était jamais embarrassé.
— Et puis je lui ferai un joli trousseau, disait Mme Talbot, et,
dame, à ma mort, il aura le peu que j'ai; d'ici là je tâcherai d'écono-
miser, soyez tranquille. Jugez, toute seule je vivrai avec rien.
La société de Franchart, pour qui rien de ce qui se passait n'était
un secret, s'était discrètement retirée à l'écart. Les hommes, ce jour-
là, étaient allés faire une partie de chasse; Hubert et Mlle de Perra-
chon jouaient à loisir leur rôle de fiancés. Le soir, la voiture recon-
duisit triomphalement Mme Talbot et son fils. Ni l'un ni l'autre ne
purent dormir : c'était pour Hubert une habitude depuis quelque
temps; il passait la moitié des nuits à quitter et à reprendre un livre,
à rêver à la clarté des étoiles sur le rebord de sa fenêtre.
Le lendemain, le curé, à qui Mme Talbot contait tout à la hâte, re-
prit en hochant la tête : Tout cela va bien vite.
Mais Mme Talbot, sans l'écouter, courut faire ses préparatifs. Il
s'agissait d'envoyer à Dijon commander le trousseau, les habits et
le reste. En deux jours, toutes les mesures étaient prises; mais la
bonne femme manquait d'argent. Elle lit elle-même un voyage à
Dijon, assurant à son fils qu'elle tenait en réserve, pour une bonne
occasion comme celle-ci, certaines économies dont elle ne lui avait
jamais parlé. En réalité, elle alla chez un nommé Rondeau, très
connu pour faire l'usure, et engagea secrètement sa petite propriété.
Cependant les entrevues se multiplièrent, les caisses de fourni-
tures arrivaient à toute heure de Dijon. Mme Talbot, fille d'un mar-
chand d'étoffes, avait conservé quelques nippes précieuses. Elle fit
des jabots à Hubert de ses plus belles dentelles; elle troqua son ar-
genterie contre de menus bijouv, ne gardant strictement pour elle
que deux couverts. En donnant, dans sa joie, ces détails au curé, elle
lui disait :
— Quand je reviendrai de Paris, qu'ai-je besoin de ces bagatelles?
cela dormait dans mes tiroirs; il vaut mieux que mon fils s'en serve :
il n'y a pas de meilleure occasion.
Elle fit fondre jusqu'à son vieux gobelet d'argent pour en faire
une pomme de canne, comme les jeunes gens en portaient, à ce
qu'on lui dit.
— Pour du linge, disait-elle à Mme de Perrachon, Dieu merci!
nous n'en manquons pas. Je puis en donner à ces jeunes gens pour
bien des années, et du beau. C'était la passion de ma mère. J'ai de
quoi leur en fournir et en user moi-même jusqu'à ma mort.
REVUE DE PARIS. /9
En effet, elle fit porter à Franchart cinq ou six malles de linge
qu'elle avait choisi parmi le plus beau; il y en avait dont on ne s'était
jamais servi, faute d'occasion assez solennelle, et notamment un ser-
vice damassé acheté en Hollande pendant les guerres, amené en
fraude à prix d'or, et qui avait vieilli tout neuf.
De si grands apprêts ne pouvaient manquer d'être connus dans
le pays et les environs; d'ailleurs MmcTalbot, quoiqu'on fût con-
venu du secret, ne pouvait prendre sur elle de s'en cacher; c'était
l'entretien de chaque soir sur toutes les portes. On mêlait à tout
cela le nom d'Adèle; on la plaignait. Elle ne paraissait plus que rare-
ment, et l'on ne savait point ce qui se passait chez elle; mais le père
Germain dit un soir chez le notaire :
— Elle rencontrera bien encore un brave homme : toutes les filles
n'ont pas ce que je lui donnerai. Mme Talbot trouve à marier son
garçon; elle en profite; faites donc entendre raison aux filles.
Mais Mme Talbot ne pouvait s'empêcher de considérer Adèle comme
une ennemie, et lui prêtait dans sa pensée mille propos qu'elle n'avait
point tenus.
L'époque du départ était fixée. La société de Franchart, femmes
et hommes, avait pris les devans pour retourner à Paris. Mais à
mesure que le terme approchait, au milieu des témoignages non
interrompus d'amour romanesque entre les fiancés et de bonne in-
telligence entre les parens, on s'avisa tout à coup que Mme Talbot
serait fatiguée du voyage à Paris, qu'il fallait quelqu'un pour garder
sa maison. On fit tout enfin, par représentations et manœuvres, pour
l'empêcher de partir. La pauvre femme se rendit en disant : Mon
Dieu! cela m'est égal; qu'ils soient heureux là-bas, je le serai ici.
Le curé soupçonnait vaguement le trafic qu'elle avait fait à Dijon.
Il prit à part Hubert.
— Ça, mon ami, ta mère a fait de grands sacrifices; elle n'en dit
rien, mais j'en suis sûr; c'est à toi de l'en dédommager : quand tu
seras à Paris, économise et soutiens-la. Je crois bien que la pauvre
femme n'a plus d'espoir qu'en toi.
Hubert fit des questions, mais le curé ne savait rien. Mme Talbot
se défendit et ne voulut jamais rien avouer. Hubert lui déclara qu'il
ne se marierait point quelle ne consentît à recevoir une pension et
préalablement une petite somme pour l'indemniser de ses dépenses.
Il en parla le même soir a ces dames, qui se récrièrent sur la jus-
tice de ces propositions; on voulait combler la mère de biens et
qu'elle fût heureuse. Tout fut ainsi arrangé; mais comme ces dames
G.
80 REVUE DE PARIS.
n'étaient pas flattées des anciennes liaisons d'Hubert dans le village,
on commença de l'isoler peu à peu. On le gardait des journées en-
tières à Franchart; Mme Talbot elle-même ne le voyait plus qu'à peine,
mais elle n'en rabattait rien de sa joie. Enfin, au jour fixé, la mère
et le curé étant seuls prévenus, on se rendit le matin au château.
Les adieux furent longs et tristes, Mme Talbot n'osait pleurer. Hubert,
quoique gêné par la présence de ces dames, recommanda mille fois
sa mère à l'abbé. Ils réglèrent leur correspondance : l'abbé promit à
son cher enfant que ses conseils ne lui manqueraient jamais. Pen-
dant ce temps, Mmes de Perrachon, l'œil sec, l'air affairé, s'occupaient
de leurs emballages, allant et venant à la hâte dans la salle à manger
où ceci se passait. A huit heures, tout fut prêt, et l'on monta en
voiture, Hubert étouffé de sanglots. Mme Talbot, que le curé rame-
nait, fut obligée de se reposer trois ou quatre fois avant d'arriver chez
elle. Ce départ se fit sans bruit. On ne sut que le lendemain dans le
pays que Franchart était inhabité.
Ce même jour, M"ie Talbot disait le soir au curé, qui l'avait trouvée
en pleurs :
— J'étais habituée à vivre avec lui, c'est tout simple, cela semble
triste. Ces jeunes gens seront heureux. Allez me dire pourquoi je
pleure , et je ne puis m'en empêcher.
La pauvre femme éclata en sanglots.
— Allons, la mère, dit l'abbé, faisons un cent de piquet, cela vous
distraira .
Mme Talbot, en essuyant ses yeux, prépara ce qu'il fallait. Cette
scène se renouvela bien souvent, mais l'abbé adoucissait de son mieux
ce dur abandon.
Sans y mettre d'intention , Mme Talbot se ressentait un peu dans
ses manières et son vêtement de la condition brillante de son fils.
On lui parlait moins dans le voisinage. Elle y avait gagné en consi-
dération, mais son isolement n'en était que plus grand; elle ne voyait
plus absolument que le curé; à l'église même, elle semblait se tenir
à l'écart.
Elle reçut une première lettre d'Hubert avec les détails tout secs
du mariage et quelques lignes de la jeune Mme Talbot de Perrachon.
On avait arrangé le nom de cette manière pour qu'il eût meilleur air.
Le curé n'était point oublié. Mme Talbot reçut ainsi régulièrement
quelques lettres toujours apostillées en quelque sorte par sa bru, mais
on ne disait pas un mot de la rente qu'on lui devait faire. L'abbé fut
obligé de le remarquer pour elle, mais elle se récria dès le premier
REVUE DE PARIS. 81
mot qu'il en dit; elle ne voulait point qu'il en fût question. L'hiver
lui parut bien triste; cependant les lettres qu'elle recevait étaient
connues et paraphrasées dans le voisinage, et de toutes parts on la
félicitait en prévoyant ce que promettait encore l'avenir de son fils.
— On ne sait pas, disait le notaire, ce que peut devenir mainte-
nant le fils de la mère ïalbot, avec son talent, sa jeunesse, et de la
fortune.
— Voilà une femme heureuse! disaient les mères qui avaient des
garçons.
On citait Hubert pour modèle à dix lieues à la ronde, car cet évé-
nement s'était répandu dans une bonne partie du département.
Mme Talbot elle-même, s'efforçant de croire à son bonheur, remer-
ciait Dieu tous les jours; mais, quoiqu'elle cachât sa situation, même
à l'abbé, elle se trouvait alors dans une singulière extrémité, et voici
comment on le sut.
Le père Germain, qui s'était mis en tête de marier sa fille pour la
guérir de sa mélancolie, découvrit enfin un excellent parti; c'était le
fils d'un riche vigneron qui demeurait à huit lieues de là. Ce jeune
homme trouvait Adèle à son gré, et d'ailleurs le bien du père Ger-
main accommodait tout. Le meunier poussa la négociation avec acti-
vité, mais, quand il s'en ouvrit à sa fille, elle refusa net. Le père
Germain prit ceci pour des caprices de fille dont il aurait raison. II
poursuivit l'affaire à Dijon avec le futur et son homme d'affaires; or,
il se trouva qu'on mettait en ligne de compte, dans le bien du futur,
des hypothèques insolvables qui, addition faite des intérêts, devaient
remettre une propriété tout entière dans les mains du vigneron.
— Tenez, père Germain, cela vous regarde, dit l'homme d'af-
faires en prenant un papier dans une liasse, c'est du côté de chez
vous.
— Bah! qui donc? dit le père Germain.
L'homme d'affaires lut :
— Veuve Talbot, maison avec cour et jardin.... Vous devez con-
naître ça?
— Si je connais! dit Germain stupéfait; la pauvre femme, com-
ment cela se fait-il? Ah! je devine, il a fallu marier son garçon, il a
fallu se montrer; et personne qui n'en sait rien chez nous. Je la re-
connais bien là.
Il continua se parlant à lui-même, caries deux autres poursuivaient
leurs calculs. Le père Germain, fort occupé de ce qu'il avait appris,
en parla le soir à sa fille comme pour la consoler.
82 REVUE DE PARIS.
— Voilà ce que c'est, dit-il à table, ils ont visé trop haut. La mère
Talbot est ruinée, et le fils n'y peut rien, car s'il ne dépendait que de
lui...! C'est un brave garçon, il faut le dire.
Adèle s'étonna d'abord comme son père et lui fit à peine quelques
questions; comme elle parlait peu d'habitude, on ne s'aperçut point
de son agitation.
Le lendemain, elle courut dans la matinée chez Mme Talbot, de
manière à n'être point vue; la bonne femme fut très étonnée de la
voir, à cause de leur grand refroidissement; mais Adèle, avec une
émotion où éclatait la sincérité, se jeta à son cou en pleurant.
— Mère Talbot, vous êtes dans la peine, je le sais, je le sais toute
seule, soyez tranquille. Ne pensez plus à rien de ce qui s'est passé
entre nous; je vous aime, voyez-vous, et je ne songe qu'à vous tirer
d'embarras.
A ce mouvement si franc, si brusque, si bon, Mrae Talbot, suffo-
quée, ouvrit ses bras en criant :
— Ah! mon enfant! mon enfant I
Elles demeurèrent à pleurer ensemble. Adèle conta ce qu'elle sa-
vait; mais, en même temps, elle consola Mme Talbot et lui détailla
ses projets sans appuyer sur l'endroit sensible, qui était le silence du
fils, dans l'impossibilité où il était sans doute déporter aucun secours.
Elle ajouta qu'elle avait obtenu par son père une remise à la saisie
et finit par dire qu'elle allait épouser le vigneron pour avoir dans ses
mains la créance.
— Comme vous pensez, reprit-elle, ce n'est pas moi qui vous tra-
casserai. Nous vous tirerons de là, soyez-en sûre.
Mme Talbot lui prit les mains, l'embrassa, pleura, et, quand elle put
parler :
— Non, mon enfant; vois-tu, Hubert ne le souffrirait pas. Il ne
connaît pas ma position, il est tout simple qu'il ne s'en occupe point;
je n'ai pas voulu le chagriner, car je n'aurais qu'un mot à dire, cela
n'est rien pour lui; justement il doit venir ce printemps. Tout s'ar-
rangera bien vile; tu conçois bien qu'on ne peut pas me mettre à
la porte, à la porte de chez moi, de la maison où il est né, où je dois
mourir.
— Enfin, mère Talbot, dit Adèle, c'est du fond du cœur, voyez.
Elle ne put vaincre l'orgueil de la veuve Talbot, mais elle mit ob-
stacle aux poursuites sans le lui dire. Le père Germain obtint aisé-
ment ce délai.
Le printemps arrivait. En effet, Hubert et sa femme avaient promis
REVUE DE PARIS. 83
de revenir passer la belle saison à Franchart, qui n'était pas encore
vendu, mais on ne les voyait point paraître. M"'1' Talbot reçut une
lettre où l'on disait que sa belle-fille avait besoin de prendre les eaux,
et que cela était cause qu'on avait remis le voyage à l'automme.
Elle en fut très affligée, et l'on conçoit ses raisons; le curé lui dit que
sans doute Hubert, qui était fort doux, n'avait pas voulu résister à
sa femme, encore moins se séparer d'elle, et que c'était une marque
qu'ils vivaient en bonne intelligence. M'"e Talbot dévora son cha-
grin; le curé lui-même était devenu soucieux et semblait n'avoir plus
le courage de la consoler.
La saison était belle et hâtive; tout était déjà vert et en fête, les
oiseaux gazouillaient dans les jeunes pousses du bois Gassot. II y
avait entre le village et le grand chemin une plaine bornée au fond
par un amas de roches qu'on appelait le rocher de Chèvre-Morte, et
traversée par un sentier qui serpentait à perte de vue. Un de ces
premiers jours du printemps, un homme à pied , bien vêtu, passait
lentement en cet endroit. Il était cinq heures du matin. C'était un
de ces momens d'inexprimable sérénité dont on ne perd plus le sou-
venir. La plaine verdoyante et bariolée fuyait à l'horizon; les gouttes
de rosée étincelaient dans l'herbe aux rayons du soleil levant; le ciel
était clair, pur, d'un bleu pâle, rayé vers Chèvre-Morte de légers
nuages blancs. L'alouette au loin s'élevait en chantant dans les airs;
tout était désert, frais et calme dans le paysage.
L'homme semblait fatigué et s'arrêtait de temps en temps en
jetant les yeux autour de lui , puis il reprenait sa marche en s'ap-
puyant lourdement sur un jonc où brillaient des dorures.
Une petite fille de basse-cour, qui menait paître sa vache, dit au
garçon du moulin qu'elle rencontra :
— Si M. Hubert n'était pas à Paris, je croirais que c'est lui qui
vient de passer là-bas : c'est un étranger qui lui ressemble beaucoup.
M. le curé venait d'ouvrir ses volets et se promenait à la fraîcheur
devant sa porte, un arrosoir à la main. Il leva la tête à un certain
bruit, poussa un cri de surprise, et Hubert, accourant, vint tomber
dans ses bras.
— Eh! mon enfant, quelle joie, quelle surprise de te revoir! Com-
ment cela se fait-il?
Hubert l'embrassait sans rien dire et pleurait toujours.
— Comment cela se fait-il? qu'as-tu donc? Tu vas me faire pleurer
aussi sans savoir pourquoi. Mon enfant! Hubert! Allons, tu n'as pas
vu ta mère. Comment es-tu venu?
Sï REVUE DE PARIS.
Hubert lui dit qu'il avait quitté la voiture sur la route : le curé le
regarda.
— Comme te voilà beau! tu as l'air d'un prince! Mais qu'est-ce
donc? tu es pâle, tu es maigre... Mon enfant, tu es donc malade?
— Oui, dit Hubert avec un étrange sourire; me voilà dans un équi-
page fort étranger à mon pays et à moi-même. Cela n'est rien; je
demeure à Paris dans un appartement dont vous n'avez pas idée;
mes yeux ne rencontrent que des dorures et des tapis. On ne sait où
cracher, sinon partout. Je suis bien servi, j'ai de l'aisance, je pour-
rais contenter bien des fantaisies autrefois impossibles. Je suis heu-
reux, il semble.... Mais, mon cher abbé, il n'est point de forçat qui
périsse plus misérablement dans son bagne que je ne le fais tous les
jours depuis que je vous ai quitté.
— Hélas ! dit le curé en croisant les bras, je ne sais comment j'en
avais l'idée; mais tu m'accables Ta pauvre mère.... Où est ta
femme?
— Elle est aux eaux.
— Ils t'ont laissé, malade comme tu l'es!
— Heureusement; je serais mort. Je vous dirai tout plus tard.
— Veux-tu te reposer? te rafraîchir?
— Non, je veux aller chez ma mère.
— Il faut la prévenir; laisse-moi prendre mon chapeau. J'irai la
préparer.
Ils se mirent en marche. A quelque distance de la maison de
Mrae ïalbot, l'abbé quitta Hubert, qui s'assit auprès du lavoir, devant
cette prairie qu'il avait traversée tant de fois. Il semblait inquiet d'y
rencontrer Adèle, qu'il y cherchait malgré lui; mais les filles n'étaient
point encore venues. Le chien de la maison courut à lui en jappant.
Il se leva, oppressé par la grande émotion. Sa mère sortit les bras
ouverts, suivie du curé. Ils s'embrassèrent sans parler et se pressè-
rent à plusieurs reprises.
— Je ne veux rien savoir, dit M'uc Talbot; te voilà, c'est tout ce
qu'il me faut.
Le chien ne cessait de s'agiter autour de lui; il le flatta de la main,
et tomba plutôt qu'il ne s'assit en entrant, retrouvant et regardant
tout avec des yeux ravis. Mme Talbot allait et venait en larmoyant,
et mettait en l'air sa cuisine. Elle avait connu d'abord que son fils
n'était pas bien portant. Elle lui prépara du lait, du vin chaud; elle
rétablit son lit. Hubert refusait tout; cependant, comme il avait la
fièvre, il consentit à se coucher, mais il ne put dormir. 11 voulut que
REVUE DE PARIS. 85
sa mère et l'abbé demeurassent près de lui. Aucun des trois n'osait
entamer l'entretien ; on tremblait de se questionner et de se ré-
pondre.
Hubert affectait un visage calme et souriant; il était en réalité fort
heureux, mais l'émotion violente de l'arrivée lui avait fait grand
mal. Quand il fut couché, sa mère, le considérant, s'aperçut de son
grand changement : il était d'une maigreur effrayante; la fatigue du
voyage lui avait donné une forte fièvre qui redoublait en ce moment.
Ses yeux brillaient, son teint était enflammé; Mme Talbot frappait
des mains en disant tout bas : Mon Dieu!
— Que je suis bien! disait Hubert par momens.
La mère et le curé lui offrirent d'aller chercher le médecin.
— Non, cela n'est rien; quelques jours de repos me remettront...
Je suis bien.
On l'invitait à dormir, mais il était trop agité; il ne parlait point
cependant. La mère n'osait l'interroger. Le curé le regardait d'un
air inquiet. Il dit plusieurs fois, se parlant à lui-même :
— Mon pays, ma mère, la campagne... J'éprouve un bien-être...
Je suis délivré.
Sur le soir, il s'endormit. Le lendemain , le curé revint avec des
livres : Hubert lui avait demandé qu'il travaillât auprès de lui.
Mnie Talbot se mit de l'autre côté avec son tricot, et de temps en
temps, contenant leur chagrin, ils échangeaient quelques paroles
pour distraire Hubert, qui paraissait abîmé dans ses réflexions. Sa
mère le regardait à chaque minute. Il était sur son séant, la tête
penchée et les yeux fixés sur un portrait en médaillon qu'il tenait
sur le drap et que sa mère n'avait pas encore vu. Elle dit d'une voix
timide, pour interrompre les tristes pensées qu'elle devinait :
— C'est le portrait de ta femme?
— Oui.
Le curé leva les yeux de dessus son livre. La mère se pencha pour
voir le portrait. Hubert reprit entre ses dents :
— Que cela est singulier! quels yeux charmans et quelle douceur
répandue sur ce visage!
— C'est vrai , dit Mme Talbot.
— Vous la connaissez? reprit Hubert; brune, vive, alerte, elle a
par momens l'air d'un enfant.
Il sourit amèrement en se tournant vers sa mère :
— Qui dirait que les plus effroyables vices qui soient sortis de
l'enfer se cachent dans ce petit corps, sous cette douce et pale figure?
86 REVUE DE PARIS.
— Que dis-tu? cela est-il possible?
— Non! s'écria Hubert transporté par la fièvre; non, Dieu ne le
souffrira pas! Vous voyez, Seigneur, l'affreuse machination : c'est
une famiilc obscure, pauvre, honnête, trahie et opprimée par deux
créatures sans honneur et sans frein, qui l'entraînent dans leur in-
famie et l'y veulent retenir en étouffant ses cris! Non, vous ne per-
mettrez pas des chàtimens si terribles et de telles iniquités !
— Mon enfant, explique-toi.
— Ne le questionnez pas, disait l'abbé.
— Ma mère! reprit Hubert en se roulant sur son lit, si vous sa-
viez quelle vie je mène depuis que je vous ai quittée.
Mmuïalbot se jeta dans ses bras, pleurant avec lui.
— Pauvre enfant, tu as souffert! je m'en doutais; sois tranquille,
te voilà avec nous.
Il reprit avec plus de calme :
— J'aurais commis les crimes les plus noirs, je vous aurais aban-
donnée, et vous m'auriez maudit, que je n'aurais pas été plus terri-
blement puni. Mon premier tort fut de vous laisser ici. Je le sentis
aussitôt, mais je n'osais, je ne savais leur résister. Ces femmes sont
folles, hardies, prodigieusement actives dans le mal; j'étais seul et
timide : je cédai sur bien d'autres points et bien à regret. Vous savez
qu'il était question de nous marier obscurément, sans fracas. Je
parus à l'église au milieu d'une assemblée curieuse et cruelle dont
tous les yeux étaient fixés sur moi. Je ne saurais vous exprimer le
poison de certains sourires; ce fut un vrai supplice pour moi, qui
ne voulais que prier Dieu. Durant le reste des cérémonies, rude et
gauche, tel que vous me connaissez, il y eut encore mille pointes
qui me déchirèrent au vif; mais je dévorais tout en aveugle, dans le
premier feu de ce courage dont j'avais fait provision. A présent
même, ce mariage, Paris, ces évènemens, tout cela n'est plus qu'un
rêve dont les détails se brouillent dans ma tête. Je ne puis croire
que ce soit le même homme qui ait vécu là-bas et qui vous parle au-
jourd'hui. Je ne suis ramené à la réalité que par mes souffrances. Vous
savez que Lucie m'aimait, ou du moins le faisait paraître; cela n'était
qu'une fantaisie. Je m'en étais douté, et j'avais en vain tenté de la
prévenir. Cette fantaisie passa vite, comme bien d'autres que cette
malheureuse osa depuis m'avouer. Elle n'avait vu en moi qu'une
certaine apparence étrange et frivole qui l'avait séduite, elle pour-
suivait je ne sais quelle vision de félicité sans forme et sans nom qui
s'évanouit; pour mieux dire, elle ne m'aimuit i as. Dès les premiers
REVUE DE PARIS. 87
jours de familiarité, ses discours m'effrayèrent ; j'y reconnus mot à
mot les phrases les plus traînées de ce sentimentalisme obscène qui
s'étale dans les romans de rehut. Ah! les exécrables fadaises! Tenez,
les gens d'esprit sont à l'abri de ces sottises et ne font qu'en rire,
mais elles s'implantent, le croiriez-vous? elles fructifient et font des
ravages incalculables dans de pauvres cervelles de filles et de femmes.
Je ne fus donc tout à coup qu'un homme vulgaire , ce que devient
le mari entre mère et fille. On s'aperçut que je n'avais ni fortune,
ni talent, ni naissance; on me le fit entendre doucement. De là des
scènes, des menaces, des emportemens, et cette aigreur obstinée
qui ne cherche qu'à déplaire, qu'à contredire, qu'à irriter. Lucie
s'en prit d'abord à mes sentimens les plus chers et les plus respec-
tables. L'impiété, la débauche, tout ce qui m'était abominable
dans les désordres et les doctrines du jour, elle le défendait contre
moi. Je l'entendis justifier, exalter des infamies célèbres et jusqu'à
des crimes qui avaient fait trembler. Elle ne prenait plus la peine
de me cacher son éducation détestable et l'étrange liberté qu'on lui
avait laissée jusqu'alors. Elle m'opposa impudemment des noms, des
souvenirs; je pus tout deviner et tout supposer. Je passe bien des
choses, je ne finirais pas. Ce qu'il me fut aisé de voir surtout, c'est
qu'on m'avait réservé l'infâme rôle de couvrir d'un nom honnête
une conduite suspecte, et que si ma femme, de son côté, pouvait
regretter la perte de. quelque illusion, il ne tenait qu'à moi de re-
connaître dans ce mariage la plus infernale des trahisons. En effet,
je découvris en peu de temps que ces dames étaient fort mal vues,
fort peu estimées, que les honnêtes gens s'écartaient d'elles, qu'elles
n'avaient accès qu'en un certain monde toujours au service des gens
décriés, où l'on n'a rien à se reprocher les uns les autres. Il était
douteux pour tant de raisons que MUe de Perrachon eût facilement
trouvé un mari. Je m'adressai d'abord à la mère, mais la mère et la
fille, engouées l'une de l'autre, étroitement liées par les mêmes goûts
et la même humeur, se tournèrent contre moi; on me trouva fort
extraordinaire, je n'étais que trop heureux, et l'on m'avait fait une
grande grâce; ma politesse, ma douceur, ne furent qu'ineptie et
faiblesse. Je voulus me plaindre, on se moqua de moi, ou j'étais
obligé de m'excuser pour avoir la paix. Si du moins j'avais été sou-
tenu par un chef de famille recommandable ! mais le père était mort
sans considération, sans position avouée dans le monde, sans qu'on
sût la source de sa fortune. Je demeurai donc seul et trop faible
contre ces deux femmes liguées en complot permanent et contre la
88 REVUE DE PARIS.
foule insensée qu'elles voyaient malgré moi. Je n'étais plus dans la
maison qu'un valet; mieux encore, un ridicule et un paysan , car on
me reprocha tout. Vous-même, ma digne mère, s'écria Hubert
transporté, vous ne fûtes point épargnée, vous dont ces créatures
ne sont pas dignes de baiser les pieds I
— Ne parle pas tant, dit Mme Talbot les mains jointes.
— Vous allez le questionner! dit l'abbé en haussant les épaules.
— Non, poursuivit Hubert de plus en plus animé, j'en ai trop sur
le cœur, je me soulage en vous parlant Je vous passe des mé-
comptes et quelques travers bien capables de refroidir mon goût
pour ma femme, mais que j'aurais pardonnes volontiers. Jugez pour-
tant de ma surprise, quand je vis cette fille délicate, romanesque,
qui parlait de ne vivre que de soupirs et de poésie, se gorger goulû-
ment de je ne sais quelles viandes froides qu'elle traînait jusque
dans son lit; quand je surpris cet ange, comme l'appelait sa mère,
avalant discrètement de grandes rasades qui m'auraient déchiré l'es-
tomac; quand je l'entendis, pour la première fois, toute fleurie de
beau langage, me couvrir d'injures en style des halles. Négligée chez
elle jusqu'à l'excès, je la voyais livrée tout le jour aux apprêts rebu-
tans de la parure qui devait briller le soir. A peine rentrée, tout
tombait, tout disparaissait; elle détachait çà et là de longues cheve-
lures postiches et toutes sortes d'appareils informes qui semblaient
déguiser des infirmités; enfin, elle se dédommageait avec moi, dans
l'abandon le plus révoltant, de la contrainte qu'elle venait de souffrir
pour d'autres. Il s'ensuivait une prodigalité de fioles, d'essences, de
préparations nauséabondes qui soulevaient le cœur. Je m'endormais
au milieu d'un laboratoire infect. Mais c'étaient là les moindres
défauts d'un enfant gûté. Non, jamais ces femmes coquettes ne se
douteront des moyens sûrs et naturels de plaire, jamais elles n'in-
spireront que le dégoût à l'homme qui les voit de près; et pour
moi, je l'avoue, ce dégoût était devenu insurmontable; ce désordre,
en outre, amenait de grandes dépenses. Vous savez quelle con-
fiance j'avais mise dans les négociations, et combien j'étais loin de
penser qu'en fait d'intérêts je fusse le plus à plaindre. On m'avait
trompé en ceci comme en tout le reste. Ces dames n'étaient venues
ici que pour vendre Franchart; quand je pénétrai dans leurs af-
faires, je vis que celte terre était tellement surchargée d'hypothè-
ques, qu'elle ne leur appartenait déjà plus; on ne voulait toucher
le surplus que pour l'achever avec quelques restes de capitaux. Je
me trouvai enfin, au milieu de ce luxe, face à face avec la misère,
REVUE DE PARIS. 89
sans qu'il me fût possible de persuader ces deux têtes folles et de
les ramener à l'économie et à la raison. On avait parlé de me donner
une place, et j'avais pensé à rentrer dans l'enseignement. Mais il
fallait obtenir d'abord par un travail acbarné le grade de docteur.
Je voulus me remettre à l'étude; la lenteur et l'incertitude des ré-
sultats faisait croire à ces dames ce travail inutile; d'ailleurs il ne
m'était pas possible de m'y appliquer au milieu de l'agitation infa-
tigable qu'elles mettaient dans la maison; elles se confirmèrent dans
l'idée de mon incapacité et de l'inutilité de ces efforts; que dis-je,
elles osèrent reprocher à ma paresse le temps qu'elles m'enlevaient
par leur tyrannie et leurs dissipations. Chaque soir, on m'entraînait,
vêtu de noir et les yeux mal essuyés, dans le monde, au milieu de je
ne sais quel amas d'oisifs qui mettent en commun leur ennui et leur
sottise. Prodigieux ensemble ! mon cher abbé, j'avais l'air, dans ces
endroits, d'un voyageur chez les sauvages. J'étais tout-à-fait étranger
à ces mœurs, à ces entretiens qui m'étonnaient, qui m'effrayaient
parfois. On assure qu'il existe quelque part une bonne compagnie, je
ne l'ai jamais vue que dans mes livres; si vous saviez, l'abbé, quelles
conversations ont ces gens-là , et de quoi ils jugent à propos de s'oc-
cuper! Je n'y savais que dire, avec la meilleure volonté; je me taisais,
je parlais avec distraction et tout de travers sur les sujets les plus
communs de modes et de politique; je passai pour un sot, et l'on
finit par me faire croire que je l'étais. Ces dames avaient honte de
moi, on tremblait à chaque instant qu'il ne m'échappât une de ces
bévues qui n'étaient chez moi que l'effet de la distraction et de
l'ennui. Souvent on me coupait la parole et l'on m'imposait silence
tout net devant la compagnie.
— Voilà, murmura l'abbé, la première fois de ma vie qu'il me
prend fantaisie de donner des coups de bâton à quelqu'un.
— On priait de m'excuser en souriant, et l'on haussait les épaules;
j'entendais dire à des hommes ventrus : Mais qui diable a donc épousé
MUe de Perrachon? ce pauvre garçon ne distingue pas sa main droite
de la gauche, c'est une espèce de niais. Un jour, l'un d'eux, avec qui
j'avais causé, disait de moi : Que voulez-vous faire, il ne sait pas
même le nom du ministre président du conseil. Et l'on désespérait
de moi.
— Les animaux ! dit l'abbé, que ne les entreprenais-tu sur la grâce
suffisante?
— Figurez-vous que je me prenais quelquefois tout seul à partie,
me demandant rigoureusement ce que je savais, ce que je valais;
90 REVUE DE PARIS.
et je trouvais qu'en effet je n'étais bon à rien, qu'on m'humiliait jus-
tement. Il me semblait me réveiller d'un rêve orgueilleux.
— Allons, en voici d'un autre! dit le curé impatienté, je te ferai
relire tes vers, moi; je te remettrai face à face avec tous les bouquins
que tu as dans la tète; tu veux me forcer à te faire des flatteries,
laisse-moi en repos.
— Voilà bien de quoi te rendre malade, dit Mme Talbot.
— Hélas! reprit Hubert. Le pire, ma pauvre mère, c'est que
Lucie avait des momens de retour, de repentir, que sais-je? Elle me
trouvait souvent seul à pleurer; j'étais pâle, défait, je sentais les pre-
mières atteintes de ce mal qui me mine; elle me prenait en pitié,
il lui repassait dans l'esprit quelque lueur de ses premières illusions,
elle m'embrassait avec emportement, elle m'accablait de flatteries
outrées, elle voyait s'ouvrir devant moi le plus bel avenir. Le lende-
main, le soir même, le monde, le bruit, le caractère, reprenaient le
dessus. Mon corps et mon ame s'épuisaient dans ces alternatives
dévorantes. Luciana était coquette, elle aiguisait sur moi les cou-
teaux de la jalousie; je n'étais dans la maison et dans le monde, où
je les accompagnais, que le paravent de ses succès, qui flattaient
aussi sa mère; elle passait ses journées devant son piano, et ce n'é-
taient chez nous que jeunes gens à la mode, brillans officiers, riches
faquins et prétendus hommes à talens, littérateurs et musiciens, qui
m'éclipsaient aisément de leur fracas et de leur sotte vogue d'un
jour. Et quand je me comparais à ces héros de salon, «moi qui
n'étais qu'un paysan sans nom, sans fortune, inférieur en toutes fa-
çons, la rage s'emparait de moi parce que j'aurais donné tout au
monde pour me faire aimer de ma femme; et savez-vous, l'abbé, l'or-
gueil se révolte à la fin; alors je me déchirais la poitrine. Malheu-
reux! m'écriais-je, qu'es-tu venu faire ici? quel démon t'a arraché de
ta vallée pour te jeter dans la boue de ce Paris où tu ne peux vivre,
parmi ces hommes et ces femmes à qui tu ne ressembles en rien? 0
ma maison! ô ma mère! ô mes campagnes si pleines de mes souve-
nirs les plus doux, qu'êtes-vous devenues? N'est-ce pas toi qui peu-
plais les champs de tes rêves, qui te sentais si jeune et si fort, dont
îe cœur et la tête débordaient de sentimens et d'idées? N'est-ce pas
toi qui croyais répandre ton ame sur le monde entier, et dont les
échos sympathiques caressaient la voix? N'est-ce pas toi qu'on envi-
ronnait dans ton beau pays d'amour et d'admiration?
Il s'était dressé sur son séant et levait les mains dans son transport.
— Qu'es-tu donc a présent, loin de tes livres, de les amis, de tes
REVIE DE PARIS. 91
champs bien-aimés? Qu'es-tu, si l'on ne tient compte de ton cœur
et de ton esprit? Qu'es-tu parmi ce monde vain et stupidc, qui te
foule aux pieds corps et ame? Pauvre Hubert! regarde-toi passer
dans celte foule. 0 poète! où t'a-t-on mené? Tu voulais aimer, tu
n'as trouvé que haine et mépris; tu voulais vivre honnête et consi-
déré, le vice et le déshonneur te menacent et te pressent de toutes
parts. Je me voyais seul, opprimé, outragé, dévoré d'envie et de dé-
sespoir parmi cette foule imbécile et opulente; je tombais dans une
véritable agonie, et ma raison, obstruée de visions désespérantes,
me semblait à chaque instant près de s'égarer. Je n'osais, je ne pou-
vais plus prier Dieu.
— Oui, oui, dit le curé, voilà ta tête partie, je la connais.
— Moi aussi , et je cherchais à m'arrêter dans cet abîme; j'essayais
de me modérer et de m'expliquer nettement les choses. Je me disais
que l'orgueil avait seul à souffrir en moi , et que, me voyant oublié ,
méconnu, dédaigné, au milieu de ce monde brillant, je manquais
de patience et d'humilité.
— Point du tout, mon enfant, s'écria le curé, c'étaient les affec-
tions les plus légitimes qui se révoltaient en toi.
— Quoi qu'il en soit, je m'efforçais de me vaincre, de me résigner,
et j'avais résolu de me cacher le visage comme César et de tout
attendre patiemment... Bientôt pourtant je ne crus point qu'aucune
loi divine ou humaine pût me contraindre à vivre dans la honte et
dans un désordre dont je serais devenu le complice. Ma femme se lia
étroitement à des femmes suspectes; sa mère avait conçu je ne sais
quel abominable dessein pour parer à la perte de sa fortune. Je le
découvris peut-être bien tard... Je vis introduire chez moi une sorte
d'officier supérieur riche et déjà mùr. C'est alors que fut imaginé ce
voyage aux eaux... Ne croyez pas que la jalousie... C'était fini. Je ne
connais qu'une jalousie qui naît de l'amour. Une femme sage aurait
pu me l'inspirer; mais une créature qui m'avait menacé et qui ne
songeait qu'à repaître son atroce vanité, je l'aurais vue froidement
dans les bras d'un autre; encore celui-là m'eùt-il fait pitié... Les
échos du ridicule dont elle me couvrait, et dont elle se souillait elle-
même, me servirent de prétexte; je refusai net d'aller aux eaux, et
j'annonçai le dessein de venir ici voir ma mère en attendant. Si vous
aviez vu la colère de la mère ! Elle voulait que je fusse là pour tout
autoriser de ma présence. La fille aussi voulait m'avoir pour me tour-
menter de ses triomphes et en redoubler le plaisir. Ah! cela m'a fait
faire d'étranges réflexions sur les êtres humains. Si les cœurs pou-
92 REVUE DE PARIS.
vaient être, comme les corps, soumis à l'analyse exacte, je me charge,
quand on voudra, de trouver plus de cruauté froide et imbécile dans
le cœur de certaines femmes que dans ceux de Tibère et de Caligula.
L'oppression de ces deux femmes, calculée jusqu'à l'assassinat, est
une chose que j'ai étudiée et qui est faite pour épouvanter. Comme
j'étais déjà malade, elles poussaient la tyrannie jusqu'à m'empêcher
de me plaindre : une dernière pudeur leur faisait craindre que je ne
m'ouvrisse à vous, mes amis. J'étais espionné; toutes mes lettres, par
importunité, étaient visitées, et elles y glissaient ces lignes perfides
qui vous abusaient sur mon sort. C'étaient autant de raisons pour
m'empêcher de venir ici. Cependant je tins ferme. Ma maladie avait
fait de tels progrès, qu'elles finirent par consentir. J'étais dans un
état à faire pitié. Si vous aviez vu l'insensibilité de ces deux femmes
au départ! Elles voulaient un nom, que leur importe à présent que
je meure? Comprenez-vous ce qu'il y a d'horrible dans leur calcul?
Après m'avoir enchaîné, on m'ôte tout doucement l'honneur et la vie.
Le curé joignit les mains.
— Quand l'aura-t-on assez répété, dit-il, qu'il vaudrait mieux
d'abord donner cent coups de couteau à son enfant que de le lâcher
dans le monde élevé ainsi? Quelle fille est-ce là?
Mme Talbot entoura son fils de ses bras.
— Oublie ces femmes. Tout est pour le mieux. Tu resteras avec
nous, nous serons heureux.
— Tu as joué de malheur, reprit le curé , mais enfin tu as tendu
la gorge comme un agneau. Il ne faut pas se laisser rebuter par les
premiers chagrins, chaque famille a les siens; ta tête s'est emportée,
et tu as jeté le manche après la coiguée... Tu as manqué de patience,
enfin.
— Et de force , dit Hubert; je crains de le montrer bientôt.
Heureusement on ne fit pas attention à cette parole dont on ne
comprit pas le sens.
— Et te laissera-t-on quelque temps tranquille? dit Mme Talbot.
— Elles viendront me chercher en juillet pour voir une dernière
fois Franchart qu'elles vont vendre.
— Ainsi rien n'est rompu.
— Non, dit Hubert avec désespoir; mais du moment que je verrai
paraître ici ces deux femmes, c'est qu'il me faudra mourir. Je ne
veux plus les voir! s'écria-t-il en se débattant.
— Allons , dit le curé, ne fais pas l'enfant ; je te l'ai toujours dit.
Hubert, la veille, avait demandé des nouvelles d'Adèle et de son
REVUE DE PARIS. 93
père. Mme ïalbot lui avait répondu qu'il n'y avait plus entre eux
l'ombre de rancune et que sans doute ils viendraient le voir. En effet,
le lendemain, le père Germain arriva plein d'amitié et de bonhomie,
sur les premiers bruits qui avaient circulé du retour et de la maladie
d'Hubert.
La mère Talbot le reçut au bas de la maison , et comme il l'avait
trouvée en larmes, elle entra dans le détail de ses douleurs et de la
situation de son fils. Le père Germain, étonné dans sa grossièreté,
levait les mains, se retournait par impatience, tout entier aux cha-
grins de cette famille. Ce colloque dura assez long-temps, enfin le
bonhomme entra dans la chambre du malade, et, continuant sans
gène le même sujet :
— Ah! bon, voilà donc comme on s'entend là-bas! M. de Cressy
m'avait bien dit que les femmes de Paris avaient de ces infirmités-
là. C'cst-il bien possible, monsieur Hubert, que ce soit vous qu'on
ait ennuyé comme ça? Un si brave garçon!
Il s'assit au chevet, son bâton entre les jambes. Hubert lui prit la
main et la lui serra. Le bonhomme reprit en appuyant sur les mots :
— Sarpedi! et vous ne pouviez pas lui allonger quelques bons
revers d'une gaule à nœuds?
Hubert fit un mouvement de répugnance.
— Oh! père Germain, battre une femme.
— Ah! dame, vous. avez raison, battre une femme! C'est clair,
c'est mauvais, faut jamais en venir là. C'est contre vos idées. Je
vous approuve d'ailleurs; il y a une grande folie dans ces tôtes-Ià ,
c'est comme les enfans, ça n'entend pas la raison; il y a rien à dire
à ça; mais, voyez-vous, de temps en temps , quand il faut se faire
entendre.... un filet de coups de trique.... ça ne nuit pas, ça veut
être compris.
— Mais, père Germain, dit Hubert, vous comprenez que je ne
m'étais pas marié pour faire ce métier-là; je ne suis ni crocheteur ni
charretier.
— Oh! c'est vrai; il ne faut jamais battre une femme; mauvais
moyen! Ça ne se doit pas, surtout un homme comme vous, qui a reçu
votre éducation... Mais, c'est égal, voyez-vous, de temps en temps...
Il fit mine de cracher dans une de ses mains et la porta sur le
manche de fouet de son bâton noueux, l'entortillant lentement dans
le petit cordeau de cuir. Hubert et l'abbé se regardèrent en souriant.
— Voyez-vous, reprit le père Germain du même sérieux, je ne
suis pas méchant, moi, je ne suis pas vif, mais si une femme ah
TOME XIII. JANVIER. 7
94 REVUE DE PARIS.
ben ! Et pour mon enfant, moi qui parle, je vous aurais autorisé.... Il
n'y a pas d'autre remède, voyez-vous; il ne faut pas qu'un brin de
femme, qui n'a que du vent dans la tête, s'en vienne chagriner un
brave homme. Vous entendez, monsieur Hubert, je suis votre ami,
moi; nous n'avons pas pu nous arranger, n'en parlons plus; mais,
ma fille et moi, nous vous aimons toujours. Faut espérer que ça ira
mieux. Ah! quand je pense à cette pauvre petite et comme vous
auriez été heureux tous les deux! Enfin, suffit. Adieu, monsieur Hu-
bert, je reviendrai, je m'en vais au moulin. Sans adieu, monsieur le
curé.
Le bonhomme sortit; on l'entendit encore causer avec Mme Talbot.
Hubert souriait toujours, les yeux levés vers le curé.
— Il n'a pas tort, dit l'abbé; il y a plus de bon sens dans cette gros-
sièreté, que dans tout le verbiage moderne. En ceci, le bonhomme
suit encore à son insu les plus vieilles et les plus saines traditions de
famiile, et il est dur pour les ridicules du temps de n'avoir pas raison
même contre de tels procédés.
Le curé fit ensuite une lecture au malade, qui ne voulait point
dormir, et céda à l'invitation qu'on lui fit de demeurer à dîner. Hu-
bert, malgré sa faiblesse, voulut se mettre à table. Le lendemain, il
ne put se lever; cet état l'empêcha de jouir de son arrivée et de re-,
voir ses campagnes chéries. On savait tout dans le pays, mais peu de
gens vinrent le voir. On était retenu par le respect qu'on avait tou-
jours eu pour lui; on demandait seulement de ses nouvelles, et l'on
s'occupait de lui avec grand intérêt.
Il dormit assez bien dans la nuit; ces premiers momens de calme
eurent un bon effet; il reprit quelques forces, il paraissait très heu-
reux de son retour. Quelques jours après son arrivée, comme il était
allé s'asseoir sous la vigne du jardin , il entendit la voix de sa mère
qui disait tout haut :
— Allons! n'aie pas peur, il sera si content de te revoir!
Une voix timide résistait doucement; il tressaillit. Il reconnut
Adèle et s'écria : Adèle! Adèle!
Mmo Talbot parut attirant la jeune fille par le bras; il se leva tout
chancelant. Adèle était devant lui, pâle et les yeux baissés.
— Bonjour, Adèle; tu ne voulais donc pas me voir?
Elle balbutia des excuses, sans lever les yeux, avec un sourire gros
de larmes.
— Allons, allons, enfans, dit Mmc Talbot, je vous laisse causer un
peu; contez-vous vos petits chagrins.
REVUE DE PARIS. 95
Adèle fit un mouvement pour la suivre, mais Hubert la retint par
la main.
— Reste, je t'en prie; il y a si long-temps que je ne t'ai vue! viens
t'asseoir a mes côtés et me donner des nouvelles de chez toi.
Il la força de s'asseoir à côté de lui sous le berceau.
— Tu me trouves bien changé, n'est-il pas vrai?... Mais toi-même,
comme te voilà pûle! qu'as-tu?
Adèle leva ses grands yeux tout flétris; ils se regardèrent en silence,
et, tout à coup suffoqués, Hubert éclata en sanglots tandis que de
grosses larmes coulaient le long des joues de la jeune fille.
— Mon enfant! ma chère Adèle! s'écria Hubert en lui serrant les
mains, tu as bien souffert aussi. Je sais ce que tu as fait pour ma
mère. Tu m'aimais, toi, ma pauvre enfant, tu m'aimais de cet amour
que ces comédiennes du monde ne savent pas seulement imiter.
Tu ne traînes pas après toi des parfums fétides, mais ta beauté est à
toi , la vérité est dans tes yeux et dans ton cœur. Je suis un misérable;
je me suis laissé séduire à mon insu par la vanité, par de honteuses
illusions; je t'en demande pardon à genoux. Je t'aimais, Adèle, je
t'aime, et si jamais les âmes se cherchent dans un monde meilleur,
oui, je le crois, je l'espère ardemment, je te retrouverai.
Adèle écoutait la tête baissée. Elle balbutia à travers ses pleurs :
— Ne vous chagrinez pas, monsieur Hubert; je ne vous en ai pas
voulu, moi; je sais que vous êtes si bon. J'aurais voulu que vous
fussiez heureux. Il faut que ces femmes n'aient point de cœur
La mère vint interrompre cette scène de douleur.
— Épouse Bastien, dit Hubert d'une voix déchirante; c'est un
brave garçon...
Il voulait parler du jeune homme qu'Adèle avait refusé, car il sa-
vait tout. Mme Taibot emmena la fille de Germain.
Hubert, tous ces premiers jours, put se traîner sous le chèvre-
feuille. Parfois il se faisait conduire jusqu'à la porte du fond du jar-
din, qui donnait sur les champs et le petit bois; là il faisait ordinai-
rement quelque lecture. Il ne lisait plus que des livres de piété, le
nouveau Testament, l'Imitation, les Psaumes, qu'il aimait pas-dessus
tout.
— Non, disait-il à l'abbé, jamais le souffle divin n'a transporté si
haut et si loin l'ame humaine.
Un médecin qu'on faisait venir de Dijon et le médecin du pays le
visitaient souvent. Ils avaient reconnu une grave maladie de poitrine,
compliquée d'une affection au cœur. Hubert, en effet, était sujet,
96 REVUE DE PARIS.
depuis six mois, à des palpitations accablantes. Le curé seul était
instruit de la gravité du mal. Au bout de trois semaines, Hubert fut
obligé de s'aliter. Ses bons amis ne le quittaient point; le curé s'était
installé au pied du lit. A dater de ce moment, la maladie fit des
progrès effrayans. On les cachait à Mine Talbot, mais Hubert ne s'abu-
sait pas; il en parlait ouvertement avec le curé, qui disputait avec lui
et voulait qu'il fût très bien.
Sur ces entrefaites, le jardinier, qu'on laissait à Franchart, vint
porter à Mme Talbot une lettre de ces dames, qui ne savaient plus rien
de l'état de Hubert. Elles racontaient en style enjoué les plaisirs
variés des eaux et la belle société qu'on y rencontrait. Le curé ne
se fit aucun scrupule de décacheter la lettre pour en conférer avec
Mme Talbot avant d'en rien dire au malade. On lui rapporta seulement
ce que disaient ces dames : Qu'elles arriveraient sous peu, par grande
grâce, c'est-à-dire beaucoup plus tôt qu'elles n'avaient dit, de peur
qu'il ne s'ennuyât.
— Il faut espérer, dit Hubert amèrement, qu'il sera encore trop
tard.
Le curé fut scandalisé de ce propos tenu devant la mère; il dit
tout bas à Hubert : Mon ami, veux-tu la tuer? Lui et Mme Talbot de-
meurèrent en silence au pied du lit. Il faisait nuit. Hubert, les yeux
fixes, les sourcils froncés, paraissait livré à une sombre agitation.
Tout-à-coup il tressaillit dans son lit; il se prit à trembler, à se rouler
en tordant ses bras, pleurant et criant.
— Je ne veux pas les voir. Mon Dieu ! ayez pitié de moi ! Les voilà;
l'abbé, à moi! On ne m'arrachera pas d'ici. Ma mère! l'abbé! au
secours!
— N'aie pas peur, mon fils; Hubert, mon cher enfant, nous sommes
là. Voilà l'abbé; tu es au milieu de nous.
L'abbé et la pauvre mère se pressaient auprès de lui, et tandis que
le curé cherchait à contenir ce délire furieux, Mmc Talbot fut obligée
d'aller appeler des voisins. On veilla auprès du malade. Toute la
nuit il déraisonna, se croyant dans un grand péril. Il ne parlait que
de monstres et de furies.
La mère, quoi qu'on lui cachât les progrès du mal, ne les voyait
que trop. Elle assistait à des crises terribles qui finissaient par de
grands crachemens de sang. Un jour, seule avec le malade , elle le
considérait dans une douleur muette. Il était sur son séant, soutenu
par des oreillers. Il regardait attentivement ses mains maigres et
blanches comme celles d'un christ d'ivoire; il tàtait ses bras dé-
REVUE DE PARIS. 97
charnés, et paraissait rêver profondément. Il s'abîmait dans cette
pensée que ces bras, ces doigts, ces chairs, allaient bientôt se détruire
et se décomposer dans la terre; il avait oublié que sa mère était là, et
la pauvre mère avait pénétré son effroyable réflexion. Qui sait ce
que pense et souffre un homme comme Hubert en se voyant mourir,
et ce qui dut se passer dans le cœur de cette malheureuse mère en
devinant son fils?
Hubert, se sentant au plus bas, ne voulait plus que le curé le
quittât. Ils avaient de longs entretiens sur la mort et sur la situation
de son ame. Quoiqu'il eût fait ses dispositions long-temps à l'avance,
il se retournait parfois vers l'abbé, qui lisait.
— L'abbé, ayez soin de ma mère, n'est-ce pas?
Le curé, les yeux secs sous ses lunettes, regardait le malade,
lui serrait la main en silence et brusquement, de peur d'éclater. De
temps en temps, Hubert le priait de lui relire certain passage d'un
auteur qu'il lui indiquait, puis il l'interrompait par des réflexions.
— Eh bienl tenez, l'abbé, lui dit-il un matin, en présence de Dieu,
je vous assure que je meurs sans grand regret, si ce n'est pour ma
mère et pour vous. Mais vous m'adoucissez encore ce passage. Qui
sait si le bon Dieu ne m'avait point réservé ces épreuves pour me
faire sortir du monde avec moins de peine? J'ai toujours eu grand'-
peur de la mort. Tandis que je suis dans un calme, un bien-être...
Hélas! comme je suis assuré de ce que j'avais souvent rêvé sans
fruit, qu'il n'y a rien que de pénible et de misérable dans le monde.
Combien je plains ceux que j'y laisse! combien j'ai pitié de leurs
fatigues et de leur agitation! J'avais bâti des plans de vanité, com-
mencé des travaux; mais, avec ma paresse et mes études imparfaites,
je ne laisse que des ébauches; il n'y a guère à regretter; je voulais
d'ailleurs consacrer mes travaux au service de Dieu. Peut-être que
l'orgueil se cachait encore là-dessous, et le ciel m'en préserve. Faute
d'un ouvrier, la vigne du Seigneur ne souffrira pas; tout se termine
heureusement pour moi ici-bas, et j'ai la certitude que nous nous
retrouverons là-haut..., nous qui nous sommes aimés.
Un peu après, il demanda :
— Ne sommes-nous pas le 20 juin , aujourd'hui ?
— Oui, mon enfant.
— C'est aujourd'hui qu'elles doivent arriver..', et j'avais dit que je
ne les attendrais pas... je le crois encore.
Le curé sortit à la fin du jour. A l'insu de Mme Talbot, il faisait faire
une neuvaine à l'église pour M. Hubert, et presque tous les gens du
98 REVUE DE PARIS.
pays ne manquaient pas de s'y trouver. Il rencontra, chemin faisant,
le médecin, qui lui assura que le malade ne passerait pas la nuit; il
fit donc commencer, ce soir-là, les prières pour les agonisans. Tous
les paysans répondaient aux litanies; on fut obligé d'emporter Adèle,
qui s'était trouvée mal.
Après les prières, le curé retourna auprès du malade , qui avait
toujours des accès de délire, mais en ce moment-là il se trouvait
un peu mieux.
— Eh bien ! mon ami , lui dit tout bas l'abbé, voilà le 20 juin passé.
Hubert sourit à grand' peine, puis il murmura :
— Elles ne sont pas arrivées.
— Bah ! dit le curé, peut-être ne viendront-elles pas, ou peut-être
elles te trouveront bien portant.
Hubert ne répondit pas, puis il poussa un gémissement prolongé
et frémit d'horreur.
— Mon enfant, dit le prêtre, j'ai remis jusqu'à présent à te parler
d'une chose importante; tu veux remplir tes devoirs de religion, et
par conséquent te présenter devant Dieu avec une conscience pure.
Il s'arrêta ému.
— Et je crois bien que tu n'es pas tout-à-fait dans les dispositions
que demande la charité à l'égard de ta femme et de ta belle-mère.
— Ah! l'abbé, que me dites-vous là? Oui, je ne pense à autre
chose; oui, je suis un misérable; je fais des efforts qui me tuent.
Mais, voyez-vous, c'est inutile, Dieu ne m'assiste pas, Dieu n'a point
pitié; j'ai beau faire; là, voyez-vous...
Il porta les deux mains sur son cœur :
— Là s'agite, et se roule, et se dresse le serpent de la haine qui
me dévore le cœur...; je ne puis l'étouffer.
Il se pressait la poitrine, dans son délire, comme s'il eût voulu l'en-
tr'ouvrir.
— Mon Gis ! mon fils ! disait l'abbé en pleurant.
■ — J'ai beau faire, mon ami : il y a là un brasier que souffle et
attise le démon... Ces deux femmes... Mon Dieu!... pour moi du
moins passe encore... mais quand je songe à ma mère qu'elles égor-
gent en même temps... Ces deux femmes sans ame, sans entrailles,
sans rien d'humain, qui traînent deux malheureux dans la tombe...
et que je vois d'ici, un exécrable sourire sur les lèvres... Mon ami!
mon ami! délivrez-moi de ces spectres... grâce!
— Mon fils! s'écriait le curé se jetant à genoux. Seigneur, Sei-
gneur, ayez pitié de lui!
REVUE DE PARIS. 99
li courut à la porte pour empocher d'entrer Mmc Talbot qui accou-
rait au bruit.
— Mon fils, reprit le brave homme, du courage; ce sont deux
créatures de Dieu; elles peuvent revenir à lui. Songe à tant de saints
et d'illustres victimes priant pour leurs bourreaux; songe à ce que
tu as écrit toi-même sur la miséricorde de Dieu. Il ne faut qu'une
larme à ces pauvres femmes, et tu peux être assis auprès d'elles
dans la Jérusalem céleste, là où toutes les misères de la vie s'effa-
cent, jugées et pesées dans la balance de la justice divine. Mon
enfant, sois ferme, sois miséricordieux; ta mère te prierait avec
moi; ne me donne pas ce chagrin mortel.
Le bonhomme eut le courage de sourire en lui prenant la main.
— Qu'est-ce que ces misérables divisions dans un moment pareil
où la vie de ce monde n'est plus rien pour toi?.. Aie pitié de nous en
nous laissant, n'emporte rien de nos misères sur le seuil de l'éternité.
Hubert, je t'en prie!
Il reprit tendrement :
— Tu sais, quand tu étais enfant et que tu étais bien malade,
c'était moi qu'on appelait pour te faire prendre les breuvages noirs
des médecins; je te parlais du bon Dieu, des petits enfans qu'on avait
martyrisés, et tu buvais en souriant pour imiter leur courage. Me
résisteras-tu cette fois"? Il s'agit d'un moindre effort, mais il s'agit
de la vie éternelle. Je te le demande au nom de ta mère, si tu veux
la revoir là-haut.
— Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Hubert étouffé de sanglots. Et le
bon curé se pencha, pleurant avec lui. 11 se releva, et poursuivit sur
un autre ton :
— Mon fils, je vais te chercher l'appui des sacremens; Dieu t'assis-
tera pour les recevoir dignement. Je n'osais t'en parler, non plus
qu'à ta mère, mais le moment est venu.
Il le laissa livré à cette crise qui achevait de l'épuiser. Le curé
avertit en sortant les femmes qui étaient auprès de Mme Talbot, et
courut en toute hâte à l'église , craignant d'arriver trop tard.
On était éveillé dans toutes les maisons , et l'on attendait de mo-
ment en moment les dernières nouvelles. Cette sortie du curé donna
l'alarme; on le suivit, en sorte qu'il revint avec son clerc, suivi de
paysans et de femmes qui entrèrent dans la cour et jusque dans la
chambre du malade.
Une voisine vint tout éplorée au-devant du curé lui dire qu'on
avait cru plusieurs fois que M. Hubert était mort. On fit écarter tout
100 REVUE DE PARIS.
le monde du lit; l'abbé ferma la porte, parce qu'on entendait les cris
de Mme Talbot, et il s'approcha d'Hubert.
— Eh bien! mon enfant, tout le monde prie pour toi, lui dit-il
doucement.
Le malade ne répondit pas d'abord, puis il reconnut le curé, et
dit avec un soupir qui sembla briser sa poitrine :
— Je leur pardonne... Aidez-moi à dire un Ave pour... pour elle...
Ils le récitèrent tout bas.
— Et un Are pour la mère, dit le curé.
Quand ils eurent fini , le curé l'embrassa , et l'on fit rentrer l'assis-
tance. Hubert communia et reçut l'extrême-onction avec toute sa
connaissance et en répondant aux versets. Ensuite on se mit à ge-
noux, et l'on continua de prier à voix basse. Le malade était tombé
dans l'anéantissement. On distinguait au milieu du profond silence
le léger sifflement qui s'échappait de ses lèvres entr'ouvertes.
Le curé se retira quelques momens après pour revenir bientôt ,
mais il n'avait pas fait vingt pas qu'on courut lui dire que M. Hu-
bert venait d'expirer. Il donna aussitôt les instructions pour qu'on
emmenât Mme Talbot chez le père Germain, qui avait offert sa maison.
Hubert était mort doucement, sans souffrance, sans plainte. Beau-
coup de femmes passèrent la nuit, agenouillées auprès du corps; le
curé y retourna lui-môme, pour épargner à la pauvre mère quelque
coup trop violent. Il ne voulut point la voir, et mit tout en œuvre
pour lui adoucir cette extrémité.
Le deuil fut général, tout le monde en somme aimait Hubert et
sa mère, qui avaient fait dans le pays le peu de bien qu'ils pouvaient.
Personne n'alla travailler le surlendemain , qui était le jour de l'en-
terrement, et le curé apprêta la messe funèbre avec toute la solennité
possible dans sa petite église. Le village entier y assista.
Après la cérémonie, le convoi se mit en marche, et fit le tour de
l'église en dehors pour se rendre au cimetière, qui était tout proche.
Des garçons de l'Age d'Hubert portaient le cercueil; M,ne Talbot, selon
l'usage du pays, avait voulu le suivre, et l'on entendait des gémis-
semcns étouffés qui partaient de dessous le mantelet de drap noir
qui lui couvrait la tète. Elle était soutenue par plusieurs femmes.
Des jeunes filles, vêtues de blanc, marchaient de chaque côté.
A la vue de ce long cortège, extraordinaire en ce lieu-là, une ca-
lèche, qui avait pris le chemin de traverse, s'arrêta; des dames des-
cendirent, en disant à une vieille femme qui ramassait du bois au
revers d'un fossé :
REVUE DE PARIS. 101
— C'est donc fête ici?
— Non , reprit M,ue de Perrachon , c'est un enterrement.
Elles se dirigèrent aussitôt vers la queue du cortège. La jeune
Mme de Perrachon-Talbot s'approcha d'une fille voilée, et demanda ;
— Qu'y a-t-il donc?
Adèle leva son voile, et lui dit :
— C'est votre mari que l'on enterre.
Tout à coup, à la vue de ces deux femmes, la vieille Mme Talbot,
saisie d'un transport étrange, se débarrasse des gens qui la tiennent;
s'élance, s'arrête devant elles en chancelant, et dressant la tête sous
ses coiffes de deuil :
— Mon fils! mon fils! rendez-moi mon fils, misérables! Je vous
l'ai livré, et voilà ce que vous en avez fait. Toi la mère, et toi la
fille, je vous maudis, et Dieu entendra la voix d'une pauvre femme
sur la tombe de son enfant!
Elle montrait le cercueil d'un geste si terrible, qu'on n'osait l'em-
mener. Luciana de Perrachon fit semblant de se laisser tomber dans
les bras de sa mère, et sa mère fit mine de la secourir. On les em-
mena vers la voiture. Le cocher, qui venait de tout apprendre, ne
savait plus ce qu'il fallait faire, et répétait dans son trouble : Où faut-
il aller?
Un grand homme à moustaches passa la tête hors de la portière et
cria :
— Hé! parbleu! à Franchart, imbécile!
Un murmure courut parmi la foule indignée : la voiture partit au
galop.
Lors de mon séjour dans ce pays, précisément à cette même terre
de Franchart vendue depuis long-temps, M. l'abbé Noël, de qui je
tiens ces détails, m'entretenait encore du jeune Hubert Talbot, dont
le souvenir, à mon sens, illustre la contrée. Nous étions assis sur un
banc, dans un coin du cimetière, qui est derrière la maison du vieux
prêtre, et qui lui sert pour ainsi dire de jardin et de lieu de prome-
nade. J'en revenais toujours à ce jeune homme qui m'intéressait si
vivement, et je demandais au curé comment ces dames de Perrachon
avaient pu jeter les yeux sur lui. Il me l'expliqua de son mieux,
mais il s'interrompait comme en songeant.
— Mon pauvre enfant... il vivait de soleil et de beaux vers... Us
me l'ont étouffé à Paris.
102 REVUE DE PARIS.
Il reprit ensuite :
— Ils me l'ont tué parce qu'il ressemblait à un... Van Dick... je
ne sais quoi, un portrait qu'elles avaient vu je ne sais où; voilà bien
de quoi.
Et comme je déplorais le sort de cette jeunesse du temps présent
qui périt si misérablement de toutes parts et de tant de sortes, et que
je voyais frappée là dans l'un de ses plus dignes et de ses plus inno-
cens sujets :
— On s'élève, dit le curé, contre bien des tyrannies à présent;
quand s'avisera-t-on de se révolter contre l'oppression de la bêtise?
Car voilà les méchantes actions qu'enfantent vos médians écrits.
On ne s'égorge à présent, on ne s'empoisonne que par sottise. Ce
siècle ne sait plus même commettre le crime avec courage, quoi
qu'en ait dit un de vos écrivains. Il ne voit dans le sang que de
l'imprévu et de l'énergie, il n'y a plus que de la niaiserie.
Mais ma pensée ne se détachait pas de l'aimable figure du poète
dont je retrouvais le souvenir partout dans cette campagne.
— On a dû l'enterrer ici? dis-je au curé.
— Voilà sa tombe, dit-il.
Je tressaillis comme si j'eusse marché sur le cadavre; sa tombe
était sous mes pieds. Je ne puis rendre l'effet que me causa cette vue;
il me sembla qu'Hubert m'entendait.
Je me baissai sur une pierre rongée par la mousse , et je lus ces
mots presque effacés : Hubert Talbot, et la date.
Je ne saurais vous dire combien ce détail m'a rendu présente
toute son histoire; il me semble que je l'ai connu. Il y avait au chevet
de la pierre un bouquet blanc sous un globe de verre abrité d'un
petit dais de fer blanc.
— La fille de Germain , me dit le curé, a voulu mettre là son bou-
quet de première communion, et je l'y laisse.
— Et sa mère? repris-je les souvenirs un peu troublés.
— Sa mère est ici.
Il montra une tombe voisine.
— Elle est morte?
— Cette femme était minée par le chagrin. Nous avons fait ce que
nous avons pu. Le père Germain s'est bien conduit. Ils ont voulu la
prendre chez eux. Adèle s'est mise ensuite à demeurer chez elle. Ils
ont payé ses dettes ou du moins ils l'ont mise à couvert; elle ne vou-
lait pas. D'ailleurs le coup était porté, ceci l'a achevée. Elle est morte
un an après son fils, jour pour jour.
REVUE DE PARIS. 103
De retour à Paris, j'attachais trop d'intérêt à tout ceci, comme
vous pensez, pour ne pas m'informer de Mme de Pcrrachon dans le
monde; cela me fut facile : je tenais du curé quelques indications, et
les acquéreurs de Franchart étaient encore en relation avec elle. Je
vis, 1 hiver suivant, Mme de Perrachon-Talbot entourée d'hommages
et coquetant dans le monde, dans quel monde! Ces dames passent
pour équivoques; l'histoire de ce mariage a transpiré : on ne les voit
que dans certaines maisons où les hommes seuls peuvent aller sans
scrupule.
On me rapportait ce propos de la mère parlant de son beau-fils :
— Un original, un fou, qui a quitté ma fille aux eaux. Il avait
laissé là-bas une espèce de petite vachère; c'était un sentiment
rustique... Il abandonne sa femme sans rien dire... et puis il s'est
laissé mourir de la poitrine; il n'avait pas de santé.
On ne sait de quoi elles vivaient dès ce temps-là, car la vente de
Franchart avait été faite par nécessité et à grande perte; ce bien était
depuis long-temps dévoré. Enfin elles parurent ruinées au grand jour;
elles ont fini par se mettre à la tête d'un hôtel garni où l'on tient
table d'hùte : c'est tout dire. On n'y reçoit que des étrangers distin-
gués, et l'on fait la partie le soir.
Ëdocard Ourliac.
L'EGYPTE
Il va paraître sous peu de jours un nouvel ouvrage en deux volumes, sur
l'Egypte sous la domination de Méhémet-Ali. Ce livre sera sous tous les rap-
ports le pendant de celui de Clot-Bey. L'auteur, M. Hamont, a été pendant
quatorze ans, comme Clot-Bey, au service du pacha. Tandis que Clot-Bey tra-
vaillait à organiser en Egypte la médecine humaine , il avait pour mission
d'organiser la médecine vétérinaire. Il a été successivement directeur de
l'école vétérinaire d'Ahouzabel, fondateur du haras et de l'école d'agriculture
de Choubra, inspecteur des bergeries, etc. Élève de notre école vétérinaire
d'Alfort, il était attaché à un régiment français, quand il prit du service
auprès du pacha sur l'invitation du ministre de la guerre. Il a assisté à toutes
les phases de la puissance de Méhémet-Ali, et il revient riche des faits qu'il a
dû nécessairement recueillir pendant une participation aussi longue et aussi
laborieuse à l'administration égyptienne.
Autant l'ouvrage de Clot-Bey était favorable au gouvernement du pacha ,
autant celui de M. Hamont lui est contraire. C'est sous ce rapport surtout
qu'il est curieux. Nous avons beaucoup entendu en France les admirateurs
du réformateur d'Alexandrie; nous avons peu écouté les critiques. Nous avons
REVUE DE PARIS. 105
besoin de beaucoup apprendre sous ce rapport. Les jugemens de M. Hamont
ne seront pas adoptés par tout le monde; mais, à coup sur, ils méritent d'être
examinés. Quant à nous, nous croyons qu'il y a beaucoup de vrai dans son
livre, et c'est pourquoi nous avons cru utile de le faire connaître. La question
d'Egypte est une de celles qui touchent de plus près à la France; non-seule-
ment c'est une des faces, et une des plus grandes, de l'immense question
d'Orient, mais c'est le côté par où notre pays s'est trouvé engagé dans une
grave querelle. Il nous importe plus qu'à personne de savoir au juste quelle
est la véritable valeur de l'établissement égyptien, et à quelles conditions il
peut mériter la continuation de l'intérêt qu'on lui a porté un moment chez
nous. D'après M. Hamont, Méhémet-AIi est toujours un homme hardi, intel-
ligent, mais qui a trop tenté, et dont les entreprises ont avorté. Ceci vaut
bien la peine qu'on y regarde.
La première question qui se présente quand il s'agit de l'administration de
Méhémet-Ali, c'est celle des monopoles. M. Hamont consacre à cette ques-
tion plusieurs chapitres de son livre, et il faut avouer que le tableau qu'il pré-
sente des résultats des monopoles est effrayant. Les ennemis de la liberté du
commerce, les partisans de l'économie politique fouriériste ou saint-simo-
nienne, ont besoin de lire avec attention cette partie du livre de M. Hamont.
Ils y verront que les théories les plus séduisantes en apparence conduisent
quelquefois aux plus épouvantables réalités. M. Hamont commence par ex-
poser toutes les raisons données en faveur du monopole par Méhémet-Ali et
les siens :
« Méhémet-Ali, parvenu au pouvoir par l'ascendant de son génie, ou par
la volonté des ulémas, se présente en novateur. Sans secouer, d'une manière
ostensible, les liens qui l'attachent à son souverain, ses desseins disent assez
quel doit être le dernier effet du mouvement anormal qui agite le pays dans
tous les sens.
«Pressé d'accomplir les hautes destinées auxquelles il se croit appelé, tout
fléchit devant lui, et afin d'anéantir un moment plus tôt les difficultés qui s'op-
posent à l'exécution de sa volonté, le vice-roi pose les scellés sur les hommes
et les choses. Désormais, tout lui appartient, le monopole est créé; l'Egypte,
c'est Méhémet-Ali.
« L'Arabe, sans prévoyance, dit-on, refuse de se rendre à l'appel généreux
du vice-roi. — Tenter la persuasion est un acte ridicule aux yeux de quicon-
que connaît le fellah.
« La richesse de l'Egypte, la véritable mamelle de l'état, c'est l'agriculture.
Tout émane du sol auquel le !N"il donne la vie; l'armée, la marine, grands,
petits, étrangers ou indigènes, tous puisent à ce vaste réservoir. Le pacha a
donc pensé qu'en dirigeant lui-même les travaux agricoles et ceux de l'in-
dustrie, il obtiendrait des produits en beaucoup plus grand nombre qu'au-
paravant, et d'une qualité supérieure. Chef suprême devant qui tous baissent
'a tête , il croit que l'adoption de cette mesure lui donnera la possibilité
106 REVUE DE PARIS.
d'enrichir la culture indigène de végétaux exotiques lucratifs, et d'obtenir à
volonté les denrées dont la vente lui paraît avantageuse.
« Toutes ses pensées sont tournées vers ce point.
« Dès-lors, propriétaire uuique en Egypte, il est le seul marchand, et le fel-
lah devient un ouvrier salarié, un être passif sous les ordres des représentans
du pacha.
« Les partisans de Méhémet-Ali prétendent que le monopole de l'agricul-
ture est une conséquence forcée de l'introduction des idées nouvelles, comme
l'instruction en général, la médecine, la vaccination.
«. Vous blâmez, disent-ils aux détracteurs de cette mesure, le gouverne-
ment, qui sème, récolte et vend pour son compte, tandis que vous approuvez
les moyens, parfois violens, employés par lui pour contraindre les Égyptiens
à baisser vacciner leurs enfans, à recevoir dans les hôpitaux les secours de la
médecine. Et de quelle manière le vice-roi aurait-il rendu à l'Egypte la cul-
ture de l'opium abandonnée dans la Thébaïde, s'il n'avait été le directeur, le
maître absolu des opérations rurales? Et puisque l'Égyptien est naturelle-
ment enclin à la paresse, comment le gouvernement pourrait-il suffire sans
le monopole aux exigences des dernières créations ?
« D'ailleurs, le monopole, en Egypte, semble inhérent à la nature du pays.
Il a existé sous les sultans, sous les Mamelouks, et ce qui serait blâmable en
Europe peut être fort bon en Egypte. L'aine de cette contrée, c'est le Nil ,
et le Nil est un fleuve unique. Dans ses eaux seules gît la propriété ; point de
Nil, point d'agriculture. Or, afin que les eaux du fleuve deviennent profitables
à tous, pour que les inondations puissent se pratiquer d'une manière conve-
nable, régulière, afin de prévenir les abus, les avanies, qui ne manqueraient
pas de survenir si le Nil était abandonné, il est urgent que le gouvernement
s'en empare et veille à la distribution des eaux.
« Telles sont les raisons émises en faveur d'un système qui a été reçu avec
un empressement indicible par Méhémet-Ali, dont toute la science gouverne-
mentale reposait sur ce fait. Il a donné lieu à l'établissement d'une adminis-
tration dont nous allons développer les effets. »
Suit en effet le tableau des effets produits par le système adopté, et ces
effets ne sont rien moins que la misère, la famine, la dépopulation. Sous
l'empire du monopole, le cultivateur n'est plus maître de semer ce qui lui
plaît; il n'est plus maître de vendre sa récolte au prix qui lui convient. Le
gouvernement désigne à l'avance, pour toute l'Egypte, la nature des ense-
mencemens; le gouvernement fixe le prix des produits et les accumule dans
ses magasins. Qu'en résulte-t-il ? Que le cultivateur, ne travaillant plus pour
lui-même, cultive mal; que les ordres pour semer telle ou telle chose arrivent
trop tôt ou trop tard; que les terres, n'appartenant en réalité à personne,
sont mal préparées; que les genres de culture ne sont pas appropriés au sol;
que le prix fixé par le gouvernement pour les denrées n'est même pas payé;
que, le jour de l'impôt arrivé, le paysan n'a rien pour s'acquitter; qu'on saisit
REVUE DE PARIS. 107
alors ses bestiaux, ses instrumens de travail, et que le malheureux, privé de
toutes ressources, se fait voleur ou meurt de faim.
Ces résultats sont dus, dit-on, à la paresse, à la nonchalance du fellah.
Mais M. llamont établit au contraire que le fellah, quand il est livré à lui-
même, quand il cultive pour son propre compte, est très actif et très indus-
trieux. Voyez-le, par exemple, dans le champ de maïs ou doura, dont la
moisson est à lui :
« Il sème vers la fin de juin , et le végétal dont il tire son aliment doit être
mûr quand l'inondation arrive.
« Nu , à l'ombre d'un saule ou d'un mûrier, le fellah fixe un long chadouf
(machine hydraulique), près d'une fosse qu'il a creusée, et où il puise l'eau
dans un seau fait avec une pièce de vieux cuir. L'Egyptien ne quitte pas son
champ. De moitié avec un voisin, ou assisté d'un membre de sa famille, du
matin au soir, il fait mouvoir le levier qui amène l'eau d'arrosage. Ce travail
exige une grande dépense de force , puisque l'homme est obligé de baisser et
de relever continuellement le corps , en tenant une longue perche des deux
mains. Tandis qu'un premier fellah est au puits, un second distribue les eaux.
« Vers le milieu du jour, l'Égyptien fait un repas : quelques rondelles de pain
composé de farine de maïs, des légumes cuits dans l'eau avec un peu de beurre
ou de graisse, constituent son dîner. Le repas achevé, il fume, et bientôt il
retourne saisir la machine hydraulique, ou répare, construit des rayons d'ir-
rigation. L'activité que l'Égyptien déploie pour conserver, hâter la végétation
de son champ est surprenante.
« Quand la saison est avancée , qu'il craint la crue du Nil , il redouble de
zèle; uni d'intérêt avec un habitant de son village, ou aidé d'un parent, il
arrose pendant la nuit même. Trois ou quatre heures de repos sur vingt-
quatre suffisent au fellah. Le Nil vient-il avant le temps ordinaire? toute la
famille se porte sur le lieu du travail; les petits enfans entièrement nus, les
femmes vêtues d'une chemise bleue, entrent dans l'eau. Ils apportent des
branches d'arbres, de la paille de riz, des pierres, de la boue , et petit à petit
on voit s'élever une digue qui entoure le champ. Les eaux augmentent-elles?
on hausse la levée d'enceinte; le chef dirige, surveille les travaux. Dans le
jour, il dort quelques instans, tandis que son fils, sa femme travaillent. La
nuit, il veille, fortifie les endroits faibles, ou bien il apporte de nouveaux
matériaux. Par une ouverture ménagée avec adresse, le champ reçoit les eaux
fécondantes du Nil. Enfin le maïs ou doura est mûr, et, pour aller plus vite,
on prie les voisins de prendre part à la moisson. Les tiges sont abattues; on
les tourne, on les retourne pendant plusieurs jours, et le tout est porté dans
la demeure du laborieux villageois.
« On dépose le grain dans des vases de terre, et les fanes servent à chauffer
le four, à planter des haies sur les terrains destinés à la culture des concom-
bres, ou à former la toiture d'une habitation.
« Cependant, malgré la vigilance et le grand déploiement d'activité du
108 REVUE DE PARIS.
fellah, il arrive qu'une niasse d'eau venue tout à coup inonde son champ de
doura, dont les gros épis blanchissent à peine. Son courage augmente; et,
s'il ne peut opposer une barrière à l'ennemi , il sauve la majeure partie de la
récolte, dut-il manger le maïs imparfaitement miir. Des paysans viennent à
son secours, et, comme lui, dans l'eau jusqu'à la ceinture, depuis le matin
jusqu'à la nuit tombante, ils abattent à coups de faucilles les hautes tiges
qu'ils transportent au village. »
Quand on a vu que le monopole réussissait si mal avec des cultivateurs
réputés libres, on a fait un pas de plus dans le système, et on a établi des
chiflikes. Le mot chiflike veut dire ferme. Ce sont de grands espaces de
terre à peu près abandonnés par leurs habitans, que le pacha prend sous sa
direction immédiate, et qu'il exploite pour son propre compte. Le gouverne-
ment veut montrer par là aux fellahs que ce sont eux qui ont tort, et que le
sol d'Egypte peut produire des trésors quand les bons procédés agricoles sont
suivis et que l'administration est bien conduite. Or, voici ce que M. Hamont
raconte des chiflikes:
« On procède à l'inventaire de ce qui existe en hommes, femmes, enfans,
animaux, instrumens de labour, etc. Le tout devient propriété du vice-roi.
Le divan nomme un directeur, et, sans doute pour donner une idée de sa
haute compétence en matière d'agriculture, le conseil privé du pacha confie
les charges importantes de directeurs à des officiers de marine, d'artillerie,
d'infanterie ou de cavalerie, qu'il détache de leurs corps respectifs! Le pacha
considère les chiflikes comme autant de centres d'expérimentation, et en
espère de grands avantages. Dans l'un d'eux, il place une école d'agriculture.
« Le directeur a sous ses ordres plusieurs aides, un chef des ensemence-
mens, nommé koli, des sous-koli, un ou deux écrivains, et il fait surveillans
des opérations du chiflike les anciens cheiks-bélads présens.
« On rassemble les bestiaux sous des hangards. Un médecin-vétérinaire,
élève de l'école d'Abouzabel , est chargé de veiller au maintien de leur santé.
Les habitans font l'ouvrage des champs et reçoivent, à titre d'émolumens,
le sixième des produits en blé, maïs ou orge.
« La nature, le temps des semailles, les travaux essentiels, sont fixés par un
directeur en chef qui commande tout un district. Ce dernier est contrôlé par
un inspecteur-général qui relève, sans intermédiaire, du conseil privé de
Méhémet-Ali. Ce qui veut dire, en d'autres termes, que le vice-roi lui-même,
du haut de son trône, conduit les opérations rurales d'un chiflike situé à
cinquante ou cent lieues de sa résidence. Et, pour rendre aux domaines
privés la population qui a disparu, le pacha ordonne une recherche générale
dans les villages et dans les villes. Il prescrit aux directeurs, accompagnés des
anciens cheiks, de prendre partout où ils les trouveront les sujets émigrés qui
appartiennent aux terres dont ils ont la direction. On en ramasse des mil-
liers. Les fellahs, accompagnés des sbires du gouvernement, reviennent clans
leurs chétives habitations. Je les ai rencontrés plus d'une fois dans mes
REVUE DE PARIS. 109
excursions; ils formaient autant de groupes qu'il y avait de familles; les fel-
lahs chassaient devant eux un veau, une vache, portaient un panier plein de
poules: et, précédés d'un âne chargé des haillons de la famille, ils chemi-
naient forcément et venaient se placer sous l'enseignement des nouveaux
propriétaires.
« Le nombre des animaux est insuffisant; on l'augmente. Dès-lors, rien ne
doit s'opposer à la marche progressive de la colonie. Examinons les résultats
obtenus.
« Comme les approvisionnemens de fourrages n'ont pas été faits, les bes-
tiaux meurent faute de nourriture.
>< En attendant les récoltes, on donne aux émigrés de retour aujourd'hui un
peu de maïs, le lendemain une demi-mesure d'orge, et le troisième jour,...
rien! parce que les fournitures attendues ne sont pas arrivées et que les
premières sont épuisées. Quelques jours se passent, point de vivres; nou-
velles désertions. On parvient à ressaisir une partie des fuyards, et le direc-
teur a reçu des provisions de bouche.
« Vient l'époque des moissons. Le directeur, qui n'a pas touché d'appoin-
temens depuis un an , d'accord avec le koli, prend une portion des céréales.
« Les fellahs ne reçoivent pas le sixième promis; ils s'emparent des rations
des bestiaux, qui, déjà surmenés, exténués, périssent d'inanition. Des inspec-
teurs passent; ils visitent les registres, font les comptes, et constatent de
grandes pertes.
« La terre, si fertile, n'a pas donné la moitié de ce qu'elle produisait autre-
fois. Un tiers des laboureurs prend la fuite, et le gouvernement de rechercher
les causes du déficit. Le vice-roi ordonne des investigations rigoureuses. Les
administrateurs cachent la cause véritable du mal; ils accusent les anciens
maîtres des chiflikes, et les coups de bâton meurtrissent les pieds, les mains
des accusés.
« Le médecin-vétérinaire est destitué, quoiqu'il démontre jusqu'à l'évidence
que les animaux sont morts de faim. Un conseil se forme; une autre organi-
sation est présentée au chef de l'état; cette fois, tout a été prévu , rien n'est
omis, les chiflikes vont fleurir. Le sixième est aboli parce qu'on a remarqué
qu'il ne peut suffire à l'entretien des hommes. Les statuts adoptés concèdent
à la population des domaines privés le cinquième des terres qu'elle devra
labourer. Autre inconvénient : les fellahs n'ont point de bestiaux, et l'admi-
nistration est encore obligée de modifier l'organisation des chiflikes.
« En l'année 12-54 (1838), le conseil privé, dans un firman approuvé du
pacha, décrète que les animaux d'un chiflike serviront aux labours des ter-
rains concédés aux fellahs. Même résultat. Le gouvernement lui-même ne
peut compléter ses travaux parce que les bestiaux manquent; les hommes,
qu'on a pris de force, ne peuvent tenir plus long-temps et vont demander ail-
leurs un morceau de pain qu'ils ne trouvent pas dans ces domaines.
« La concession faite par le divan n'était d'aucun avantage. Supposons , en
TOME XIII. JANVIER. 8
110 REVUE DE PARIS.
effet, que la localité ait eu la quantité d'animaux désirable pour la culture
des terres du pacha. Les habitans ne pouvaient rien faire à moins d'avoir
obtenu l'autorisation de pratiquer leurs labours avant ceux du maître, ce qui
n'était pas admissible.
« Les directeurs ne peuvent prendre l'initiative en rien; on ne leur laisse
que la latitude de voler.
* Les bestiaux envoyés des provinces sur l'ordre du vice-roi sont trop jeunes,
trop faibles ou d'un âge très avancé; les terres qui entourent la commune
sont incultes depuis bon nombre d'années déjà; les alimens sont consommés,
et les directeurs ne savent comment les remplacer.
« Afin de prévenir les vols, en épouvantant les cultivateurs des cbiflikes, on
donne aux directeurs le droit de vie et de mort. J'ai vu pendre des. Égyptiens
accusés d'avoir volé une livre de coton ou une poignée de maïs qu'ils desti-
naient à leurs familles.
« Les registres des écrivains comptables ne sont pas en règle; si un recen-
sement est prescrit, il est impossible d'obtenir de ces écrivains le chiffre exact
des animaux existans. Les produits des troupeaux, comme veaux, laitage,
laines, ne sont jamais inscrits.
« Tous les chiflikes, quoique différens par le sol, par le nombre, la force
des bestiaux qu'ils contiennent, sont soumis à des règlemens identiques, uni-
formes. Le vice-roi, éloigné de ces centres d'expérimentation, fait écrire d'en-
semencer ici du coton, là du sézame, et presque constamment il adopte
l'inverse de ce qui devrait se faire. Un retard est survenu; on veut alors
qu'après dix jours, les terres soient préparées; et comme les ordres doivent
suivre une voie hiérarchique, il arrive souvent que l'époque des ensemence-
mens est près de finir quand le directeur a connaissance de la volonté du
pacha.
« Alors, toute perte de temps devenant extrêmement préjudiciable, le direc-
teur fait prendre les buffles , les vaches pleines ou nourrices , les grands
veaux, les chameaux^ valides ou infirmes. Toutes les cbarrues sont dehors;
on attèle des hommes, on défriche, on laboure. Les aides du directeur n'ac-
cordent pas un moment de repos. On mange en courant; puis, à grands coups
de fouet, bommes et animaux travaillent aux champs. Au terme désigné par
le pacha, les terres sont labourées, ensemencées; le directeur a exécuté les
ordres qu'il a reçus, mais les hommes, les bestiaux sont épuisés, barassés, et
la mortalité recommence.
« Le directeur, à qui l'on refuse toute spontanéité, n'est qu'un instrument
aux mains d'une autorité supérieure. 11 s'attache donc à exécuter ponctuelle-
ment ce qui lui est commandé, le reste lui importe fort peu : advienne que
pourra, dit-il. Cette condition est la cause principale du mauvais état de l'in-
stitution.
« Le sol ensemencé de coton, de sézame ou d'autres productions d'été, a
besoin d'être arrosé. Nouvelle difficulté. Les sokles (puits à roues) ne sont
REVUE DE PARIS. 111
pas montés; le directeur a écrit vingt fois peut-être, et, malgré ses lettres
pressantes, les bois, les clous, les cordages, les godets n'ont pas été envoyés.
« Les plantes sèchent sur pied, qui punira-t-on?
« Le directeur prouve qu'il a écrit; son supérieur immédiat ouvre son registre
et démontre à son tour qu'il a expédié copie des lettres avec une apostille
pressante.
« L'inspecteur-général offre également la preuve qu'il n'a rien négligé pour
assurer le bien-être des villages placés sous son contrôle. Tout le monde a
raison, et les cbiflikes sont en perte. »
Malgré ces inconvéniens, M. Hamont affirme que le pacha a accaparé,
sous ce nom de chijlikes, les deux tiers des terres d'Egypte, qu'il a gardées
pour lui et distribuées entre ses enfans. Par ce moyen, il élude la liberté du
commerce, dont le sultan lui a fait une loi par son dernier hatti-schériff et
qu'il parait avoir particulièrement en horreur.
Il serait trop long d'entrer ici dans les détails donnés par M. Hamont sur
la vénalité des gouverneurs, des gardes-magasins, etc., qui vendent les objets
confiés à leur garde et s'entendent tous pour tromper le pacha. Le récit des
inspections que fait de temps en temps Méhémet-Ali dans les provinces, pour
s'assurer de l'état de l'agriculture, est particulièrement caractéristique. D'a-
près M. Hamont, le pacha ne peut rien savoir; il ne voit que des hommes
intéressés à le flatter et à lui cacher le véritable état des choses.
M. Hamont nie jusqu'à l'utilité des travaux entrepris sur le Nil :
« Les partisans du vice-roi disent : — Le pacha a fait creuser des canaux.
Tous les pachas, tous les sultans, tous les rois, tous les vice-rois, ont dû en
faire creuser aussi, puisque, sans canaux, le Nil ne peut couvrir le sol.
« Beaucoup de terres, dit-on encore, ne jouissaient qu'imparfaitement des
« bienfaits de l'inondation, elles sont maintenant traversées par des canaux
« qui portent avec eux l'aisance, le bonheur, la richesse. « ISous répondrons :
la répartition des eaux du fleuve se fait parfois avec si peu d'intelligence,
qu'on la croirait confiée à des aveugles. On perce des conduits sur des terres
de peu de valeur, sans habitans, tandis que celles dont la fertilité est connue
de tout le monde sont négligées.
« De nouveaux besoins, l'extension donnée à des végétaux exotiques, ont
nécessité le passage des eaux sur un sol jugé plus convenable à cette impor-
tation. De grandes plaines out perdu la faculté de produire, parce que les
canaux se sont comblés. Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha, leurs enfans, se sont
nommés propriétaires; et afin d'accroître la valeur de leurs domaines, on a
fait en sorte que le Nil put les visiter chaque année.
« Les partisans du vice-roi ajoutent : « Les travaux de canalisation ont été
« pratiqués avec plus d'intelligence qu'on ne les pratiquait autrefois. » Ce
n'est pas toujours vrai. La prise d'eau du Mammoudieh, ce canal très essen-
tiel dans les relations commerciales du jour, s'abouche au Nil, de manière à
ne pouvoir tirer, en été, la quantité de liquide nécessaire à la navigation.
8.
1 12 REVUE DE PAIUS.
Tour remédier à ce vice, on a été contraint de creuser un autre conduit à
quelques lieues plus haut. Il est une quantité de canaux qui offrent la preuve
de ce que j'avance, et qu'il serait trop long de citer. En général les canaux ont
été faits sans aucune connaissance de la science hydraulique; plusieurs ont
des embouchures si larges qu'ils donnent lieu à des courans fort rapides qui
font dévoyer les barques. De plus, ils ne répartissent pas les eaux d'une ma-
nière égale, ce qui occasionne des querelles entre les cultivateurs des villages
riverains.
« Les canaux d'irrigation contiennent si peu d'eau en été, qu'on a du aug-
menter chaque année le nombre des puits à roues.
« Le travail fondamental, celui qui pouvait faire naître les améliorations
désirables, devait se faire sur le Nil; qu'a-t-on construit? Le fleuve con-
tinue d'élargir son lit; aucune levée d'une importance majeure n'a été établie
sur ses bords; le Nil est livré à lui-même, l'eau de la mer se mêle toujours à
ses eaux. Les lacs salés s'agrandissent; il s'en forme de nouveaux peut-être,
et le pays cède ainsi à cette invasion des portions d'un sol qui nourrissait des
familles.
« Pvien ne démontre autant l'apathie des gouverneurs que la statistique du
Nil; ces gouverneurs ne prévoient rien et se laissent toujours prendre au
dépourvu.
« Annonce-t-on une crue extraordinaire? les gouverneurs ne songent pas à
se mettre en mesure. Le Nil grossit déjà, des dégâts ont été occasionnés dans
plusieurs cantons, les limites ordinaires sont franchies, et les gouverneurs
comptent sur leurs digues. Des fellahs épouvantés accourent : les eaux
gagnent, disent-ils, elles fdtrent partout. Les terrassemens ne peuvent tenir,
ils s'affaissent, ils seront enlevés. Un commandant de province écoute, puis
fait saisir les femmes, les hommes, les filles, les garçons, les vieillards, qu'il
envoie sur tous les points menacés. On pioche, on remplit des couffes de
terre, on creuse dans les environs; des hommes plantent des pieux; des bar-
ques amènent des pierres; on jette de la terre; l'infdtration continue, on
craint un éboulement. on prépose des fellahs à la garde des travaux. De cette
manière on prévient assez souvent une irruption dont les effets seraient ter-
ribles; mais les terres des environs sont submergées, et les plantes pourrissent
sur pied. D'un instant à l'autre, des courriers apprennent de nouveaux dé-
sastres : des communes sont enlevées, des bestiaux se sont noyés, des hommes
sont morts, etc., etc. Alors les commandans des villages ne prennent plus
de repos, on travaille de toutes parts, on frappe les habitans, qui charrient
des matériaux. Niais il n'est plus temps, le Nil est maître partout. A chaque
inondation mêmes ravages, et les chefs n'eu sont pas plus prévoyans.
« Parcourez les bords du Nil, pénétrez dans les campagnes, et vous recon-
naîtrez la cause du mal. Les digues manquent ou sont dans un état de dété-
rioration qui fait honte aux gouvernails.
« Afin de suppléer aux inondations naturelles pendant les mois qui précé-
REVUE DE PARIS. 113
dent et suivent un nouveau Nil, Méhémet-Ali a voulu réaliser le projet de
Napoléon , il a songé au barrage et en a ordonné l'exécution.
« Toute l'attention du pacha semblait se porter sur ce travail grandiose, qui
eût, dit-on généralement, doublé les revenus du pays. On explique ainsi les
avantages qui seraient résultés du barrage :
« Le fleuve, en décroissant , attire à lui les eaux de ses embrancbemens. A
une certaine époque , la baisse est telle que les canaux sont à sec; dans quel-
ques-uns seulement on trouve encore un peu d'eau; alors l'arrosage des terres
se fait à l'aide des machines hydrauliques connues.
« Supposons le Nil barré, on ferme les écluses, le niveau augmente en deçà,
les eaux entrent dans les divisions du fleuve et se répandent elles-mêmes sur
le sol; c'est une inondation artificielle. Les sakies,les cbédouffes, deviennent
inutiles, et toutes les terres seront fertilisées.
« La détermination du vice-roi connue, des hommes se sont offerts et ont
présenté, sur le papier, la manière dont ils concevaient le barrage; l'un des
projets a été accepté. Le vice-roi a fait commencer le travail immédiatement.
Ici une faute grave a été commise. Le pacha, habitué à rompre les entraves,
a pensé peut-être qu'il devait en être toujours ainsi; il a cru qu'il lui suffisait
de vouloir pour réussir. Le barrage devenait l'ouvrage' le plus considérable,
le plus important qui eût été pratiqué sur la terre d'Egypte, et à aucune épo-
que on n'a apporté autant de légèreté dans une œuvre d'utilité publique.
« Avant de mettre à exécution le plan qui avait semblé le mieux conçu , le
gouvernement n'aurait-il pas dû demander la formation d'une commission
composée d'hommes spéciaux, s'éclairer de leurs lumières ? On aurait établi
des devis, arrêté les travaux, désigné le personnel, le matériel néces-
saires, etc., etc.; tout eût été prévu, rien n'aurait été livré au hasard, au
tâtonnement. Pour plus de garanties, le pacha pouvait demander à la France,
à l'Angleterre ou à toute autre nation de l'Europe, qu'un des hommes les
plus remarquables dans la spécialité des barrages se rendît en Egypte, visi-
tât les lieux , et s'assurât par lui-même de la possibilité de conduire à bonne
fin une pareille entreprise. Le mode de procéder du pacha devait infaillible-
ment amener un résultat négatif.
« Pendant plusieurs années consécutives, on a apporté des pierres, de la
chaux, du bois, du fer, là où l'on voulait barrer le Nil. On a creusé la terre, on
a frappé sur du fex*, on a limé, on a frotté. Des barques allaient, venaient, et
des Grecs, les entrepreneurs ordinaires des édifices publics, riaient tout bas
et soufflaient aux oreilles de leurs amis que l'échafaudage ne s'élèverait pas.
« On a dépensé soixante mille bourses en pure perte Le vice-roi, fatigué, a
renoncé au barrage. Il a usé les moyens sans but. On voulait barrer le Nil,
et l'on ne s'était pas encore occupé de former des bataillons de manoeuvres,
de choisir les charpentiers, les menuisiers, de s'assurer du nombre voulu de
forgerons, de serruriers, nécessaires à la construction du barrage.
« Tel a été le principe, et telle a été la lin de cette entreprise qui devait
changer l'aspect de l'Egypte.
114 REVUE DE PARIS.
« Le Nil est demeuré ce qu'il était, et les champs attendent encore, pour
produire davantage, que les eaux n'aillent plus à la mer. »
Après avoir traité des établissemens administratifs du pacha, M. Hamont
parle de l'organisation militaire donnée à l'Egypte; ici le tableau devient
plus lugubre encore. Avant Méhémet- Ali , les Turcs seuls étaient soldats; le
pacha a importé la conscription en Egypte , il a fait porter les armes à des
paysans égyptiens, ce qui ne s'était jamais vu. Yoici, d'après M: Hamont,
l'histoire de la formation du nizam ou armée régulière égyptienne :
« La guerre avait éclaté au loin... Dans les montagnes de l'Assir, au-delà
de la Mecque et de Médine, s'était formée une religion qui menaçait de dé-
truire le mahométisme. Wahab était son fondateur, et ses adhérens se nom-
maient wahabites; ils professaient l'unité de Dieu, mais n'admettaient point
de prophètes, et Mahomet, à leurs yeux, n'était qu'un imposteur. Les Waha-
bites avaient pillé les lieux saints, et méditaient une irruption dans les con-
trées habitées par les mahométans. Pour prévenir le débordement de ces
hordes que les Turcs désignaient sous le nom de barbares, le vice-roi expédia
dans l'Hedjaz la majeure partie des soldats indisciplinés; il en conserva un
petit nombre auprès de lui, et, tôt ou tard, ces soldats acceptèrent de faire
l'exercice comme des militaires français. Mais le nombre des Turcs n'était
point suffisant, et celui des instructeurs augmentait chaque jour; il fut
arrêté qu'on formerait des régimens avec des Égyptiens-. Nouvelle opposition,
elle est plus vive que la première. Les Turcs sont indignés; ils qualifient
de fou l'auteur d'une pareille proposition. Donner des armes aux fellahs,
c'était, disaient-ils, ravaler la profession de soldat, et mettre dans les mains
des vaincus les moyens de chasser les vainqueurs. On publiait, dans les lieux
les plus fréquentés, que Méhémet- Ali était d'accord avec les chrétiens pour
expulser les Ottomans de l'Egypte, et abattre la vraie religion. D'autres riaient
du plan couru par le pacha, et pronostiquaient une fin malheureuse très pro-
chaine, que le vice-roi ne pouvait éviter, assuraient-ils, en instituant avec des
fellahs ses légions de troupes régulières. Un Turc avec un fouet, ou en mon-
trant sa canne à pomme d'argent, faisait fuir une multitude de fellahs, comme
un pasteur chasse devant lui des troupeaux de bœufs ou de moutons. Les
Turcs avaient donc quelque raison de rire du projet qu'on prêtait au pacha,
et ils se promettaient bien d'agir encore sur les Égyptiens comme ils l'avaient
fait jusqu'alors. La victoire n'était pas pour eux chose douteuse, et ils voyaient,
dans un avenir peu éloigné, renaître uu système que le visir de la Porte s'était
trop bâté de condamner.
« Tandis que les descendons d'Othman raisonnaient ainsi, les Égyptiens,
relégués dans les campagnes-, plongés dans le dernier degré d'abaissement,
entendaient parler d'une levée d'hommes, mais ils n'admettaient pas que le
grand pacha put méconnaître ses intérêts au point de faire du fellah l'instru-
ment de sa gloire, en l'opposant à ses ennemis. Ils considéraient comme une
fable inventée pour les humilier les annonces qui leur étaient faites. Cepen-
dant les avis furent répétés, et les fellahs, accroupis sur des décombres, se
REVUE DE PARIS. 115
demandaient en plaisantant s'ils pouvaient être transformés en vaillars
guerriers.
« Tout à coup un bruit étrange se fait entendre et fixe l'attention du fellah;
il écoute, sa surprise augmente, et dans l'inquiétude où il est, l'Égyptien
ne sait s'il doit rester ou prendre la fuite. Il distingue les cris des femmes, le
hennissement des chevaux, un son confus de voix d'hommes; et taudis que,
saisi, agité, il prête l'oreille à ce murmure inattendu, un villageois arrive en
toute hâte et haletant, pâle, effaré, regardant autour de lui : « Sauve-toi!
« dit-il à son compatriote, sauvons-nous ! Des ascaris ( militaires) unis à des
« Bédouins s'emparent forcément des hommes pour en faire des soldats du
« nizam. » Tous deux, unis par la crainte, marchent vers la plaine; mais des
hommes du gouvernement les saisissent lorsqu'ils sortent du village. Mé-
hémet-Ali avait pensé que les Egyptiens, musulmans comme lui, se prête-
raient facilement au système d'éducation militaire récemment importé dans
ses états, et cette idée l'avait amené à décréter le tribut qui jeta la consterna-
tion dans les familles des fellahs. La désolation fut grande. Les premières
impositions du sang humain dans les cantons divers de la vallée du Nil pro-
duisirent des sinistres dont plus d'un voyageur fut le témoin. Les Égyptiens
ne connaissaient point la vie des camps. Aucun gouverneur, au nom du
sultan, n'avait songé à composer des régimens avec les enfans des fellahs.
Les conquérans étrangers, depuis les Grecs jusqu'aux Français, n'avaient
point incorporé dans leurs légions des hommes de l'Egypte; et, sous les uns
comme sous les autres, l'habitant des bords du Nil vivait dans l'appauvrisse-
ment, il est vrai, mais au milieu de ses enfans, dans le sein de sa famille,
exécutant les travaux de la terre. L'Égyptien ne comprenait pas la guerre, et,
dans le trouble qu'avait fait naître en lui l'irruption subite des émissaires du
pouvoir, il se crut une victime désignée par le chef du pachalik.
« Le vice-roi avait prescrit à ses lieutenans d'expédier dans les communes
révoltées des compagnies de Bédouins et de Turcs armés. Les envoyés de
l'autorité se jetèrent dans les villages, forcèrent les habitations, insultèrent
les femmes, et voulurent se rendre maîtres des hommes. Il y eut un affreux
tumulte, les femmes excitèrent les maris. Nues, égarées, elles couraient dans
les rues, poussaient des cris horribles ; et en tenant leurs enfants sur les
épaules, elles se réunissaient, formaient des groupes, et attaquaient ceux qui
s'étaient emparés des hommes. Les autorités locales furent méconnues; les
paysans se révoltèrent et assommèrent les agens du pacha ou les cheihs-el-
bélads qui osaient prêter main-forte à ces derniers. Des femmes égorgèrent,
déchirèrent des militaires, et dans plus d'un village, la conscription fit cou-
ler des ruisseaux de sang. Des habitans, que de pareilles innovations épou-
vantèrent à l'extrême, prirent la route de la Syrie, emmenant avec eux fem-
mes, enfans et troupeaux. D'autres abandonnèrent leurs maisons, et allèrent
demander aux Bédouins de vivre parmi eux. Il s'opéra une émigration con-
sidérable.
« Cependant le gouvernement de Méhémet-Ali ne pouvait laisser les re-
liG REVUE DE PARIS.
belles impunis, il fit un exemple qui causa la terreur. Des hommes coupables
ou innoceus furent saisis et mis à mort sous les yeux de leurs compagnes ou
de leurs enfans, qui demandaient du pain. On fit des soldats, et de loin en
loin seulement, on entendit dire qu'un cheik-el-belad avait été massacré par
les gens de sa commune.
« Dans l'impossibilité de résister aux exigences du pacha , les Égyptiens,
que la force armée soumettait, inventèrent un moyen extraordinaire pour se
soustraire aux eurôlemeiis. Ils s'excisaient avec une hache le doigt indica-
teur de la main droite , ou s'introduisaient dans l'œil droit un peu de chaux
vive; le fellah devenait borgne, et, dans l'un ou dans l'autre cas, il se ren-
dait impropre au service militaire. Des Égyptiens allèrent habiter des loca-
lités éloignées des leurs, et d'autres demandèrent aux Européens de les ad-
mettre chez eux en qualité de domestiques. Les levées d'hommes se répétè-
rent et bientôt le maître du pâchalik ne fut plus contraint de faire cerner les
communes avec des corps de troupes. Mais les fellahs recoururent à la fraude,
c'était à qui échapperait à la conscription, et, pour atteindre ce but, il n'est
point de ruses que les habitans n'aient employées. Les chefs de villages,
obligés de fournir les contingens demandés, usèrenWl'artifices, et le recrute-
ment de l'armée se pratiqua de la manière suivante :
« Le gouvernement expédiait aux administrateurs des provinces l'ordre de
présenter, dans un délai déterminé, un nombre d'hommes qu'il précisait.
Les gouverneurs réunissaient les chefs d'arrondissement; les ehefs des can-
tons, ceux des communes, et on lisait devant eux les firmans que les admi-
nistrateurs avaient reçus. « Vous nous livrerez ici, très promptement, vos
recrues , disaient les gouverneurs à leurs subalternes. — Nous n'avons pas
de bras pour les labours, » répondaient les subordonnés. Et les gouverneurs
n'admettaient point d'excuses, aucune raison. — Allez adresser vos observa-
tions au pacha, répliquaient-ils; quant à nous, il nous faut des hommes, et,
si l'un de vous ose apporter du retard dans l'exécution de nos commande-
mens, point de grâce, il mourra sous le bâton. Les mammours, les cheiks-
el-belad s'en allaient, et un colonel, assisté d'un médecin, les attendait au
chef-lieu delà province.
« De retour dans leurs communes, les subordonnés des gouverneurs avaient
à ménager leurs parens, des amis intimes et des recommandés. Puis, un
homme offrait mille piastres, un autre promettait de donner son buffle. Com-
ment faire? Les chefs ordonnaient alors qu'on prit les individus les plus pau-
vres du cauton; ils postaient des valets sur la route et faisaient arrêter les
passans. Des barbiers coupaient la barbe des vieux, rasaient la tête aux uns,
appropriaient les autres, et les premiers comme les seconds étaient jetés dans
une prison en attendant le jour du départ. Chaque matin, un serviteur ap-
portait du pain de maïs aux prisonniers, qui priaient Dieu et son prophète
de les délivrer des mains de leurs oppresseurs. Quand le principal d'une com-
mune avait ainsi rassemblé la quantité d'hommes qui lui était imposée, il
montait à cheval, précédé de deux sais (palefreniers coureurs), armes de
REVUE DE PARIS. 117
longs bâtons. Derrière le eheik-el-belad marchaient les conscrits; ils étaient
en file, attachés l'un à l'autre par des cordes qui passaient autour du cou, et
un seul homme, porteur d'un fouet, conduisait le troupeau.
« De pauvres femmes cheminaient sur les côtés, elles accompagnaient le
convoi, et dans une couffe fpanier) elles portaient quelques morceaux d'un pain
de maïs très sec pour leurs fils ou des époux captifs. Arrivés au lieu de desti-
nation, un officier de santé procédait à la visite des hommes. Ceux que l'on
trouvait bons étaient incarcérés de nouveau et l'on renvoyait ceux qui n'of-
fraient point une organisation assez vigoureuse. Les fellahs que les cheiks-el-
belad avaient fait arrêter sur la voie publique accusaient leurs ravisseurs, et
ces derniers riaient de l'audace très grande que montraient des hommes qu'ils
assuraient être de leurs communes. Après un temps dont la durée variait,
les recrues acceptées sortaient de prison et, liées comme la première fois,
elles étaient dirigées sous escorte sur un corps dont l'effectif n'était pas com-
plet. Ou prenait les Égyptiens depuis l'âge de seize ans jusqu'à celui de cin-
quante ans.
« Quand les médecins refusaient un certain nombre de conscrits amenés,
les conducteurs faisaient offrir aux visiteurs des sommes d'argent plus ou
moins considérables, et si les offres étaient rejetées, alors les chefs déployaient
toutes les ressources de leur imagination pour se tirer d'embarras. Ils se pla-
çaient sur les chemins, saisissaient les voyageurs, et venaient les présenter
aux officiers de santé, sans que jamais les réclamations, les instances des pri-
sonniers pussent les en affranchir. On les qualifiait de menteurs et on impu-
tait au mauvais vouloir les plaintes qu'ils portaient contre leurs supérieurs.
« Si des médecins refusaient des Égyptiens parce que la barbe blanche ou
grise dont ces derniers étaient porteurs indiquait un âge trop avancé, les
chefs ne disaient mot. Ils ramenaient leurs administrés, et à quelque dis-
tance, dans un village, sur la route, ils les faisaient raser, puis le lendemain
ils retournaient aux officiers de santé, qui admettaient pour le service actif les
hommes qu'ils avaient rejetés la veille. Le cheik Matrude, chef des Bédouins
de la province du Béhéré, reçut l'ordre de fournir immédiatement six cents
Bédouins que le vice-roi devait expédier en Syrie; et, sur l'invitation de Mé-
hémet-Ali, on lui consigna six cents bourses pour frais d'équipement et
achats de montures. Soit que les Bédouins aient refusé de marcher, soit qu'ils
aient été en nombre insuffisant, Matrude ne les envoya pas, et, pour sup-
pléer au manque des premiers, il fit saisir des fellahs partout où il les ren-
contrait. Il les déguisait avec un costume de Bédouin, remettait à chacun
d'eux un cheval, et il les faisait conduire à Alexandrie. Le vol des Égyptiens
ne se fit pas sans accidens toutefois; il y eut des rixes violentes dans les vil-
lages; des fellahs se révoltèrent, et sept ou huit hommes furent tués. Les Bé-
douins prirent ainsi cinq cent cinquante fellahs, et le contingent demandé
fut complété avec des enfans des nomades. >>
Voici maintenant quel était, toujours d'après M. Hamont, le sort des
Kgyptiens devenus soldats :
118 REVUE DE PARIS.
« L'Égyptien enrôlé, jeune ou vieux, marié ou célibataire, père de famille
ou sans enfans, sert jusqu'à ce qu'il ait atteint un âge très avancé, à moins
de blessures graves ou de maladies qui nécessitent la réforme.
« En général, les soldats arabes ne peuvent vivre sans femmes ; ils se ma-
rient, et le mariage, dit-on, empêche la désertion. Mébémet-Ali a autorisé le
mariage. Toutefois, si le vice-roi n'a poiut empêché les Égyptiens au service
militaire de prendre femme, il n'a rien fait pour les hommes qui avaient
quitté le célibat, et le soldat , dans l'union conjugale, s'est trouvé dans une
position fausse et très fâcheuse. A peu de distance des camps, les fellahs en-
rôlés bâtissaient avec de la boue ou des morceaux de pierres des masures
qu'ils adossaient l'une coatre l'autre, et dans ces demeures étroites, très bas-
ses, souvent humides et toujours sales, ils logeaient leurs femmes, leurs en-
fans, le père, la mère, infirmes, trop vieux, et incapables désormais de sub-
venir à leur entretien. Après l'exercice, le fellah accourait dans sa baraque,
et restait auprès de sa femme, au milieu de sa famille , jusqu'à l'annonce
d'un appel ou d'un nouveau travail. Mais les femmes, les enfans, le père,
la mère, ue possédaient rien; et le soldat de Méhémet-Ali était contraint
de partager sa ration déjà modique, avec deux, trois, quatre ou six per-
sonnes. La nourriture était insuffisante, le militaire affaibli ne pouvait sup-
porter la vie des camps, et des maladies ont apparu. Le militaire mourait
à l'hôpital, et sa compagne, ses fils, ses filles, sans appui, dans le dénuement
le plus complet, retournaient au hameau, où ils demandaient le morceau de
pain pour ne point mourir !
« Si des militaires avaient quelqu'argent, leurs femmes vendaient des fruits,
des légumes, tenaient un café dans le voisinage du camp, et le gain qu'elles
retiraient de ce commerce venait en aide au ménage. Mais dans l'un et l'au-
tre cas, le mariage a eu des inconvéniens graves, qu'il est utile de signaler.
Les Égyptiennes, naturellement malpropres, fréquentaient leurs voisines:
elles allaient journellement dans les villages environnans, communiquaient
avec ce qu'il y avait de plus sale parmi les fellahs, et contractaient la gale
ou la syphilis. Les maris gagnaient ces affections, donnaient la gale à leurs
compagnons d'armes, et parfois on a vu un tiers, la moitié d'un régiment,
être obligé de suspendre ses opérations pour se traiter d'un mal qu'une admi-
nistration plus expérimentée aurait pu prévenir. Lorsque les corps étaient
commandés par des colonels vigilans, soigneux, les suites du mariage n'é-
taient point aussi redoutables ; les chefs visitaient les habitations des mili-
taires, excluaient les Égyptiennes malades que les médecins avaient ordre de
visiter, se hâtaient d'envoyer aux infirmeries ceux des maris qui présentaient
des signes de maladies , et contraignaient les femmes à tenir leurs cabanes
dans un état de propreté convenable.
<• Mais le nombre de ces colonels était extrêmement restreint, et les affec-
tions vénériennes et les maladies de la peau ont toujours été très répandues.
« Quand un régiment changeait de garnison, le militaire plaçait sur un
baudet, cbétif héritage de son père, ou le produit d'un larcin, le plus jeune de
REVUE DE PARIS. 119
ses enfans, les hardes qu'il possédait, et la mère faisait cheminer devant elle,
à pas lents, tout l'avoir du soldat. Si l'âne manquait, la femme se chargeait
de porter à la résidence nouvelle les chiffons du ménage. Elle les déposait
dans un panier qu'elle mettait sur sa tête, s'attachait un sac sur le dos, y lo-
geait l'un de ses enfans, en tenait un second sur une épaule, et souvent elle
en traînait un troisième par la main. Elle arrivait au lieu de la garnison,
quelques jours après son mari, se blottissait le soir, avec ses enfans, dans un
lieu écarté, et pendant le jour elle construisait sur un terrain choisi la ché-
tive maisonnette qui allait encore une fois réunir le soldat, sa femme et ses
enfans.
« Si l'existence des Égyptiens, dans la condition où les avait placés le vice-
roi, était extrêmement pénible, cette existence devenait horrible , quand un
ordre émané du pacha annonçait le prochain envoi d'un régiment dans des
contrées étrangères ou lointaines. Toutes les femmes voulaient suivre leurs
maris, mais toutes ne le pouvaient pas ; il fallait rester en Egypte, et l'ave-
nir qui s'offrait à celles qui avaient acquis le nom de mères était affreux.
Point de vivres ! Pas d'argent ! Le gouvernement n'avait pas payé depuis un
an, et il faisait défendre la vente des appointemens. La femme allaitait un
garçon, élevait une fille, et son père, sa mère étaient morts ! Elle n'avait ni
frères ni sœurs : que devait-elle faire ?... Elle attendait en versant des larmes,
dans la misérable enceinte où elle était réléguée, que le roulement du tam-
bour lui fit perdre tout espoir !
«Un homme, du haut d'un minaret, venait d'annoncer l'heure, c'était celle
du départ ; le régiment avait pris les armes, et, à quelque distance du camp,
une multitude de femmes élevaient en l'air des enfans tout nus et jetaient
des cris de désespoir. Les troupes partaient, et les mères délaissées se frap-
paient le visage, sanglotaient, ou , dans le délire, se livraient aux mouve-
niens les plus désordonnés. Personne ! Aucun agent du gouvernement de
Méhémet-Ali ne venait offrir aux veuves des militaires, la faible ration de
pain qu'elles avaient perdue. Abandonnées de tous, elles prenaient la route
d'une ville, d'un village, mais aucune d'elles ne délaissait l'enfant qui, plus
tard, s'il échappait aux maladies, compagnes de la misère, devenait encore,
par les seuls soins d'une femme, l'instrument de gloire du grand pacha! Les
Égyptiens , en quittant la métropole, laissaient à leurs familles les appoin-
temens en argent, et se réservaient seulement les rations. Mais de quelle ma-
nière payait-on ? Après un an, tous les deux ans ou plus tard encore, l'admi-
nistration donnait un mois, deux mois de solde, c'est-à-dire, quatre ou cinq
francs ! Et pour toucher cette misère, combien de peines ! combien de cour-
ses! Les femmes faisaient dix, vingt voyages; elles demeuraient des journées
entières sur le seuil de marbre d'un divan d'où le Turc et l'Arabe les chas-
saient, parfois, à coups de crosse de fusil. Sans secours, elles se livraient à la
prostitution pour élever les enfans du soldat. »
Malgré ces affreux détails, M. Hamont dit que les fellahs égyptiens sont
d'assez bons soldats, qu'ils sont naturellement sobres, patiens, courageux et
120 REVUE DE PARIS.
rusés. En toute chose , il fait une grande distinction entre le pays considéré
en lui-même et son administration. D'après lui, le sol de l'Egypte est très
fertile, ses habitans sont industrieux, intelligens, dociles, susceptibles de
bravoure, mais tous ces avantages sont étouffés par le système d'exploitation
aveugle qui a été suivi par le pacha. Le pacha a compris qu'il y avait un
grand parti à tirer de l'Egypte, tant des hommes que du sol; mais il s'y est
mal pris; le dessein était d'un homme supérieur, les moyens d'exécution ont
été d'un barbare.
M. Hamont raconte ensuite l'expédition des armées égyptiennes en Syrie.
Ce récit fait frémir à toutes les lignes. Nous n'en donnerons qu'un extrait.
« Nous avons rapporté comment s'opérait la conscription en Egypte; voyons
comment elle fut faite en Syrie.
« Conscription à Alep. — C'était pendant le carême des musulmans. Ibra-
him-Pacha avait arrêté, en conseil, le nombre de soldats que la ville d'Alep
devait fournir. On choisit un jour de marché. Des militaires égyptiens armés
de bâtons avaient été disséminés dans les différens quartiers de la ville, et
les troupes avaient été consignées dans la caserne de Baker ou de Bekire, sur
l'esplanade. Les soldats se mêlent à la population. Tout à coup le canon re-
tentit, c'est le signal convenu. Alors on voit les militaires s'emparer forcé-
ment des habitans de tout âge; ils enlèvent des vieillards, des enfans, des
femmes, juifs, chrétiens ou musulmans. Les uns et les autres sont entraînés
dans les mosquées, dans les églises, dans les sérails, que des troupes gardent
avec soin. Les Égyptiens obtiennent de cette manière trente mille individus
dont on fait un choix. Le nombre des recrues ne suffit pas. Ibrahim-Pacha
ordonne une nouvelle réquisition; les militaires enfoncent les portes, pénè-
trent dans les maisons, prennent les hommes, pillent les habitations et violent
des fdles et des femmes. Les Égyptiens traînent leurs captifs au sérail, et là
des officiers, des médecins, désignent ceux qui paraissent propres au service
de l'armée. Les chrétiens, les juifs sont rejetés, on conserve les musulmans.
« Conscription à Hama. — La première eut lieu en l'année 1835 , pendant
le carême des mahométans. La population de Hama venait d'être désarmée,
lorsque le général eu chef décréta une levée de six mille conscrits à prendre
dans la ville. Au milieu de Hama existe une élévation où se trouvait autrefois
la citadelle. Un jour de foire, un peloton de soldats égyptiens fut envoyé de
très bonne heure sur cette élévation. Les habitans circulaient déjà dans la
ville; des soldats reçurent l'ordre de se répandre dans la foule et de saisir
tous les hommes indistinctement aussitôt qu'une fusillade se ferait entendre.
Bientôt, en effet, le peloton qui siégeait sur la hauteur de Hama fait un feu
roulant; les Égyptiens alors se jettent, sur les habitans; ils les poursuivent
dans leurs maisons, ils les garrottent et les conduisent au sérail. Cette prise
se fait sans aucune résistance.
« Conscription à Damas. — Damas était commandée par Chérif-Pacha ,
général de division. Craignant la population souvent mutine de cette ville, le
lieutenant de Méhcmet-Ali ne savait pas comment obéir aux ordres que ve-
REVUE DE PARIS. 121
nait de lui expédier le général en chef. Il eut recours à un stratagème qui lui
réussit au-delà de ses espérances. Chérif-Pacha fit publier dans les divers
quartiers de la ville que, la caravane de la Mecque devant partir bientôt, il
avait besoin d'une escorte de six mille hommes. Le crieur ajoutait que, le
gouverneur ne pouvant confier la conduite de la caravane aux troupes égyp-
tiennes, il invitait les hommes de bonne volonté à se réunir au sérail au jour
et à l'heure qu'il désigna pour recevoir les armes et l'argent qu'Ibrahim-Pacha
ordonnait de distribuer à tout habitant qui consentirait à faire le voyage.
« La grande cour du sérail fut bientôt remplie d'hommes vigoureux qui
briguèrent l'honneur d'escorter les pèlerins. Les troupes régulières cernèrent
le palais, et, à un signe que les chefs connaissaient , on vit les soldats se ruer
sur les habitans, dont ils s'assurèrent. Un conseil était réuni , il examina les
prisonniers, en prit un très grand nombre, et renvoya le reste.
«La perception des impôts, la conscription, établies maladroitement en
Syrie comme elles l'étaient en Egypte, répandirent l'alarme dans les popula-
tions guerrières du Liban. L'émir Bechir avait ses fils dans les rangs des
Égyptiens, il favorisa le désarmement des peuplades qui l'avaient nommé leur
chef; mais les montagnards, les Druses, n'avaient livré qu'une faible partie
de leurs armes, et des armes vieilles, inutiles. Les plus influens parmi eux
fomentèrent des troubles, organisèrent des bandes, et se mirent sur la défen-
sive. L'insurrection gagna de proche en proche, elle s'étendit au loin, et
bientôt la montagne fut comme un volcan dont l'explosion faisait craindre
un incendie général. Dans les villages, dans les villes, les Égyptiens armés
prenaient de l'argent, saisissaient, frappaient les hommes, faisaient vendre les
bestiaux, brûlaient les maisons, pourchassaient les habitans, et les hommes,
dénués de tout, sans pain , sans domicile, vendaient leurs propres enfans pour
subvenir aux demandes trop rigoureuses du gouvernement égyptien. En 1S3Ô
et 1836, des Druses avaient été saisis, liés, garrottés, et expédiés dans les ga-
lères de Saint-Jean-d'Acre ou aux mines de Tarsous. Mis à bord des bàtimens,
ils se jetèrent à la mer. Les Égyptiens tirèrent sur les fugitifs; les uns abor-
dèrent au rivage, les autres furent tués.
«Dans le Ghébel-el-Kelb (montagne du chien), depuis Tripoli jusqu'à
Lataquié, dans le courant de l'année 1838, Ibrahim-Pacha frappa quelques
villages ansariés d'une contribution extraordinaire. Malgré les efforts des
villageois, il fut impossible de réunir les sommes déterminées. Le généralis-
sime, irrité d'un résultat qu'il imputait à la mauvaise volonté des Ansariés,
envoya sur les lieux le colonel du 30e régiment d'infanterie, Moustapha-Bey,
avec le chef des bachis-bozous (troupes irrégulières ) , qui maltraitèrent les
habitans. Les Ansariés vendirent leurs troupeaux; cela ne suffit pas : les
agens du pacha insistaient toujours. Alors les habitans, pour échapper à la
mort dont les menaçait Moustapha-Bey, conduisirent leurs propres enfans
sur les marchés des environs. Un garçon se vendait 100 francs; une fille, de
40 à 50 francs. Cela fait, comme on demandait encore de l'argent, les Ansa-
riés se sauvèrent chez les Arabes.
122 REVUE DE PARIS.
« Les Druses, continuellement harcelés par les soldats égyptiens, avaient
vu leurs villages incendiés; ils s'insurgèrent sur tous les points et chassè-
rent les Égyptiens. Ce fut le signal d'une guerre qui devint géuérale : elle
fut horrible. La révolte des Druses occasionua la perte des légions d'Ibrahim-
Pacha. Tous les jours, c'étaient de nouveaux combats. Vainqueurs aujour-
d'hui, demain vaincus, les montagnards reparaissaient toujours, et toujours
ils étaient menaçans. Avec eux, point de quartier; ils tuaient les soldats que
le sort des armes faisait tomber dans leurs mains. Le nom d'Ibrahim perdit
de son prestige; le général égyptien, maître des Turcs à Koniah, à Homs,
fut battu dans les gorges du Liban : de simples partisans, des hommes sans
discipline, mais courageux, intrépides, vainquirent l'orgueilleux pacha. Le
fils de Méhémet-Ali vit sa gloire se ternir, ses armes reçurent plus d'un af-
front. Les Égyptiens perdirent vingt mille hommes; le 4e régiment d'infan-
terie fut entièrement détruit, il n'en resta pas un seul soldat. Méhémet-Pacha,
Tayfour-Bey, Regeb-Bey, etc., abandonnés des Turcs, furent massacrés dans
la montagne. Soliman-Pacha lui-même, à la tête de quelques milliers de
soldats, fut repoussé, et dut peut-être son salut à la vitesse de son cheval. Le
général de division Akmet-Pacha Minikli, que son courage avait poussé trop
loin, fut vigoureusement attaqué; ses soldats furent pris, décapités, fusillés,
et lui-même, atteint d'une balle à la main droite, parvint, après mille diffi-
cultés, à regagner la plaine.
« La Syrie, à cette époque, était le théâtre d'une tuerie qui ne finissait pas.
Les populations, sans chefs, fuyaient de toutes parts; les villages avaient
perdu leurs habitans, et les champs étaient déserts. Ici on tuait des hommes,
là on vendait des enfans; les bestiaux avaient disparu, la famine survint, des
maladies apparurent, et l'une des plus belles contrées du monde offrit à
l'œil du voyageur toutes les horreurs dont les hommes peuvent se rendre
coupables.
« Les soldats de Méhémet-Ali n'avaient point de vivres; ils faisaient du
pain avec de l'orge mêlée de sable, de poussière; ils mangeaient des racines,
de l'herbe, ou ne mangeaient pas. Les troupes n'étaient point payées. Sans
nourriture, sans habits, sans argent, souvent battues, elles perdirent courage.
Les Égyptiens reprochèrent à leurs officiers de se cacher derrière eux au
moment du combat. La discipline se relâcha, les soldats se plaignirent tout
haut et menacèrent leurs chefs. »
Après la prise de Beyrouth par les Anglo-Turcs, l'armée égyptienne se
concentra à Damas, d'où elle rentra en Egypte. M. Hamont donne sur cette
retraite, pire encore que celle de Moscou, des détails si effroyables, qu'on a
peine à les croire. Nous allons reproduire le commencement de son récit, en
supprimant les détails les plus affreux :
« L'armée arriva à Damas par une pluie froide, abondante; elle alla prendre
place d;ms le camp d'Ibrahim, où un corps de trente mille hommes, qui ve-
nait de Zeli, s'était également rendu. C'était en décembre 1840. Les mon-
tagnes étaient couvertes de neige; des pluies glaciales tourmentaient les
REVUE DE PARIS. 123
soldats et les gens de la suite, qui, faute de tentes, séjournaient dans la
boue. Damas devint le point central, le point de ralliement où tous les Égyp-
tiens se hâtaient d'arriver ; il y eut un personnel immense. Eu comprenant
les femmes, lesenfans, les domestiques, les employés de l'administration, le
camp présentait peut-être un effectif de deux cent mille individus. Afin de
prévenir une rébellion que l'état de la Syrie faisait redouter, Ibrahim-Pacha
avait fait placer deux cent dix pièces de canon sur les points élevés qui envi-
ronnent Damas. Les combustibles manquant, on coupa les arbres dans les
jardins de la ville.
<• Lorsque toute l'armée fut rassemblée, le général en chef arrêta qu'une
demi-ration de vivres serait accordée tous les jours à chacun des hommes, des
enfans de troupe, et à chacune des femmes qui composaient le personnel du
camp.
« En amenant sur un même point les corps d'armée dont il était le chef,
Ibrahim-Pacha avait eu l'intention de former une colonne mobile qui irait de
Damas à Saint-Jean-d'Acre pour s'opposer à l'entrée des Anglo-Turcs dans
l'intérieur de la Syrie. Cette colonne devait passer dans les gorges du Liban, à
travers des chemins affreux. Les habitans repoussèrent les envoyés d'Ibrahim,
le passage ne put s'effectuer, et Saint-Jean-d'Acre se vit isolé du gros de
l'armée.
« Pour alimenter la multitude qui vivait sous le pavillon égyptien , Damas
n'avait pas été seule frappée d'impositions extraordinaires. Des soldats par-
couraient les environs, et contraignaient les villages à fournir des vivres pour
les hommes et pour les chevaux. Une fois, un de ces villages, dont la popu-
lation était composée de musulmans et de chrétiens, refusa. Il paya cher son
refus ! Ibrahim-Pacha , irrité , fit marcher sur lui des troupes régulières , un
peloton de chichhanés (gardes d'honneur), et quelques bachis-bozous (sol-
dats irréguliers).
« Les bachis-bozous pénétrèrent dans le village, qui les repoussa. Le géné-
ralissime lança les chichkanés , avec ordre de mettre tout à feu et à sang. Les
chichkanés se jetèrent sur la commune insurgée, saisirent des vieillards, des
femmes, des enfans, qu'ils égorgèrent et taillèrent en morceaux dans leurs
habitations, dans les rues, partout où ils les rencontraient. Les gens d'Ibrahim
s'emparèrent des bestiaux et du grain que l'armée attendait. Mais les pre-
mières exterminations n'avaient pas assouvi la rage des vainqueurs-, ils pri-
rent cent hommes dans la population du village , et après les avoir chargés
de chaînes , ils les conduisirent à Damas.
« Pour se rendre du village à la ville, il fallait passer sur des routes incli*
nées, dont le terrain , humecté parles pluies, par les neiges, abondantes à
cette époque, était on ne peut plus glissant. Les prisonniers tombaient; leurs
gardes les égorgeaient; ils en tuèrent de cette manière plus de la moitié peut-
être; le reste vint à Damas.
« Le lendemain de leur arrivée , les rebelles furent condamnés à mort. On
124 . REVUE DE PARIS.
en forma plusieurs groupes que des militaires conduisirent dans les différens
quartiers de la ville.
« Damas, située au pied des montagnes, reçoit les eaux qui en découlent.
Les pluies n'avaient pas cessé depuis quatre jours; les chemins étaient presque
impraticables; les puisards se trouvaient obstrués , et une couche de boue de
l'épaisseur d'un pied couvrait les rues de la ville. C'est dans cette boue que le
sang dut couler!
« C'est au camp de Damas qu'Ibrahim reçut la nouvelle de la perte de
Saint-Jean-d'Acre et l'ordre de rentrer en Egypte. Cette nouvelle le mit hors
de lui. Ibrahim devint irascible au point d'insulter ses généraux. On assure
qu'un moment il eut l'intention de désobéir à son père.
« Les succès rapides , étranges, des troupes ennemies, placèrent l'armée
égyptienne dans une situation fort difficile. Derrière, elle avait tout dévasté,
tout détruit; les habitans ne pouvaient lui être favorables. En avant, sur le
chemin qui conduit en Egypte, les populations prenaient une attitude fière,
et semblaient attendre avec impatience l'occasion de se venger du tyran égyp-
tien. Les Bédouins disposaient leurs armes, préparaient leurs chevaux et se
promettaient d'acquérir un immense butin, que les soldats de Méhémet-Ali,
en passant dans les défilés étroits de leurs montagnes, seraient forcés de leur
abandonner. Le vice-roi trembla pour son fils; long-temps il n'en reçut pas
de nouvelles, et tandis qu'en Egypte les partisans d'Ibrahim craignaient pour
ses jours, le généralissime des troupes égyptiennes faisait ses préparatifs de
départ.
« Quelques jours avant de quitter Damas, le généralissime fit saisir trois
cents jeunes hommes qu'il incorpora dans ses légions. Comme ils étaient
trop faibles pour servir dans l'armée, tous moururent à une certaine dis-
tance de la ville. Au moment du départ, il y avait dans l'hôpital de Damas
cent soixante soldats égyptiens; les plus malades furent délaissés; les moins
malades partirent et succombèrent en route.
« Dans une dernière circonstance, à Damas, le chef de l'armée égyptienne
se trouva fort embarrassé lorsqu'il fallut tracer à chaque commandant d'une
division l'itinéraire qu'il devait suivre.
« Ibrahim-Pacha avait possédé la Syrie pendant plusieurs années consécu-
tives, et, durant ce temps, il n'avait fait dresser aucune carte géographique,
aucun plan du pays. On dut laisser à chacun le soin de conduire sa colonne
comme il l'entendrait, et des personnes ont rapporté qu'Ibrahim-Pacha, forcé
de quitter la Syrie, avait résolu de perdre l'armée.
« Le 27 décembre 1840, on donna à chacun des vivres pour plusieurs jours,
et, le 28 au matin, l'armée se mit en mouvement. Elle partit en masse et se
déploya sur trois colonnes jusqu'à Muzéribe, à cinq jours de Damas. Elle
emmenait avec elle des Syriens, des femmes, des enfans, qui appartenaient
aux employés du gouvernement égyptien.
k De longues files de soldats prirent le chemin qui conduit au Nil, en priant
REVUE DE PARIS. 125
le prophète des maliométans de leur être favorable. Le temps était affreux;
les pluies avaient rendu les routes bourbeuses; on passait dans les terres
labourées. L'artillerie était souvent arrêtée dans sa marche; on détachait les
chevaux d'une pièce pour les atteler à une autre. Des femmes, des enfans,
cheminaient a pied; d'autres étaient montés sur des mulets, sur des ânes
chargés. La boue, l'eau des pluies, rendaient les sentiers glissans, occasion-
naient fréquemment des chutes. Les femmes pleuraient, les enfans criaient;
les chevaux ne pouvaient se dépêtrer; les cavaliers frappaient leurs montures,
et la pluie continuait.
■ Tandis que les colonnes armées d'Ibrahim luttaient contre les difficultés
du jour, la désertion augmentait et prenait un caractère fort grave. Les sol-
dats placés à l'arrière-garde fusillaient les fuyards qu'ils pouvaient arrêter.
« De Damas, l'armée vint à Kissoué. Kissoué est un village à trois lieues
de Damas; il avait été pillé par l'avant-garde.
« Le 30, l'armée se rendit à Salamouné, village bâti au temps des croisés,
à sept lieues de Kissoué. Un grand désordre s'était introduit dans l'adminis-
tration; les colonels ne savaient pas retrouver leurs régimens. Le 31, il se fit
un ralliement général. L'armée marcha sur Ezra; les soldats pillèrent ce vil-
lage, où il existait des approvisionnemens de fourrages. D'Ezra, les colonnes
égyptiennes partirent pour Muzéribe, où elles arrivèrent le 1er janvier 1840.
L'armée séjourna plusieurs jours dans ce dernier endroit, où elle trouva du
blé, de l'orge et des lentilles. A Muzéribe, Ibrahim-Pacha fit cinq divisions
de ses corps de troupes.
« Après cette répartition des troupes, les généraux de division furent aban-
donnés à eux-mêmes. Il n'y avait pas de guides, pas d'éclaireurs. Les légions
égyptiennes se jetèrent dans les montagnes, pénétrèrent dans les défilés, et,
sans boussole, sans itinéraire, au milieu des ennemis, souvent sans approvi-
sionnemens, elles allèrent au caprice des commandans, tantôt au nord, tantôt
au midi; cédant, un jour, aux conseils d'un soldat; obéissant, un autre jour,
à la volonté d'un sous-lieutenant qui prétendait connaître les localités. »
ISous nous arrêterons là; le reste est le tableau hideux de la destruction
successive de l'armée égyptienne.
De toutes les créations de Méhémet-Ali, la marine est la seule qui trouve
grâce devant M. Hamont. Comme il y a peu de passages de ce genre dans son
livre, nous allons citer celui-là, quoiqu'il ne nous apprenne précisément rien
de nouveau.
« Sous la savante direction de l'ingénieur en chef du pacha, des navires
s'achèvent dans les vastes chantiers d'Alexandrie. L'arsenal est un modèle en
ce genre, et les dépendances de cette création magnifique obtiennent l'ap-
probation des hommes versés dans les connaissances maritimes. La terre
d'Egypte ne fournit pas de bois, pas de cuivre. Le pacha les fait venir de la
Caramanie, de l'Allemagne, de l'Italï j, de la France ou de l'Angleterre.
« Les laboureurs égyptiens ne connaissent point la culture, la préparation
du ehctnvre, plante dont on fait les cordages.
TOME XIII. JAXVIER. 9
126 REVUE DE PARIS.
« Méhémet-Ali prend des Européens qui connaissent cette spécialité, et il
t'ait cultiver, préparer le chanvre dans les provinces de la Basse-Egypte.
« Une difficulté naît et disparaît aussitôt. Le vice-roi aplanit les chemins,
il marche et ne s'arrête pas. Ses collaborateurs le suivent et promettent d'at-
teindre le but que du doigt le maître leur indique.
« Un jour une foule immense se presse, se heurte dans les avenues, dans
les cours de l'arsenal. Une musique militaire se fait entendre; on annonce
une fête nouvelle, inouie dans l'histoire de l'Egypte moderne. Un vaisseau,
construit dans l'arsenal du gouvernement, doit être lancé à la mer!
« Méhémet-Ali est assis auprès du premier navire que des Égyptiens et des
Européens ont fini, au grand étonnement des habitans. Les ingénieurs vont,
viennent, s'agitent autour du vaisseau; des hommes de toutes les nations,
des Musulmans, des chrétiens, des juifs, ont les regards attachés sur la mer-
veille du jour; ils ne savent encore ce qu'ils doivent penser du spectacle
étrange qui se présente à eux.
« Tout à coup un grand bruit éclate, le vaisseau marche, il court, il est
lancé et va se précipiter dans les eaux d'un bassin. Chacun des spectateurs
avait suivi de l'œil le navire en mouvement. Un profond silence succède au
premier bruit, et lorsque le bâtiment, en se balançant, vient poser avec ma-
jesté sous les yeux des assistans, des cris d'allégresse se font entendre et an-
noncent un succès que Méhémet-Ali, seul peut-être, espérait.
« Le vice-roi triomphe. Le vaisseau que supportent les eaux de la Médi-
terranée est l'image d'une révolution entière; son apparition annonce une
succession de grands évènemens; elle donne à l'Egypte une force nouvelle,
et, à l'ombre des voiles que portent les mâtures du bâtiment, le chef de
l'Egypte médite des conquêtes, une résistance vigoureuse aux obstacles qui
s'opposent à l'agrandissement de sa puissance.
«Dans ces conjonctures, d'autres combinaisons sont nécessaires. La nature
de son gouvernement ne lui semble plus en harmonie avec la puissance de
son nom. L'Egypte est nation maritime. Le pacha ordonne la confection
d'autres vaisseaux, et il songe à donner à sa marine naissante l'organisa-
tion, la force, nécessaires pour remplir la mission que dans son esprit il lui
assigne.
« Le fellah rompu aux manœuvres des armées de terre, le fellah qui me-
sure ses allures au son des tambours, est-il capable de devenir un marin ?
« Méhémet-Ali s'en empare, il le fait placer à bord de ses bâtimens de
guerre, lui impose des instructeurs chrétiens, et lui prescrit, sous peine de
mort, d'obéir à ses nouveaux maîtres. L'indigène ne sait rien de ce qu'il voit,
ne sait rien de ce qu'il entend; le monde au milieu duquel il se trouve est un
monde nouveau; il écoute, marche quand on lui dit de marcher, s'arrête
quand on lui d'arrêter, reçoit sans se plaindre les punitions corporelles
auxquelles on le condamne, monte aux mâts, tombe, se casse les reins, et, en
rendant le dernier soupir : « Que Dieu soit loué! » dit-il. Ses coreligion-
naires, ses compatriotes, continuent les exercices que leur commandent des
REVUE DE PARIS. 127
hommes dont ils ne comprennent pas la langue. Des interprètes traduisent
les eommandemens, et les Égyptiens, après quelque temps, deviennent bons
marins, bons soldats, intrépides dans les manœuvres des armées navales.
« Des officiers français dirigent le service; un ancien capitaine delà marine
française, M. le commandant Besson, est nommé instructeur en chef; le
pacha le fait contre-amiral; des règlemens sont rédigés. Le vice-roi crée une
administration spéciale, un ministère de la marine, et bientôt une flotte con-
sidérable, armée, équipée, exécute dans les eaux d'Alexandrie des évolutions
de ligne, forme un rempart solide, et représente un grand nombre de forte-
resses ambulantes qui protègent l'Egypte, promenant au loin l'étoile et le
croissant qui annoncent au monde le pavillon de Aléhémet-Ali.
« L'escadre du vice-roi occupe désormais une place sur les mers. Cette es-
cadre est visitée par les marins étrangers, et tous louent la tenue, le bon ordre
qui régnent dans les navires de guerre du vice-roi.
« Méhémet-Ali mande au directeur de l'école égyptienne à Paris de dési-
gner plusieurs de ses sujets pour apprendre, en France, ce qui constitue le
marin. Des Turcs, des indigènes, sont admis dans la marine française. Placés
à bord des navires de l'état, ils voyagent long-temps, et, après un certain
nombre d'années, ils retournent en Egypte.
« Le grand pacha visite très souvent sa flotte; il part avec elle, assiste, en
pleine mer, aux évolutions, qu'il étudie lui-même. Sa présence anime les
officiers et les soldats. Les uns et les autres sont plus régulièrement payés,
mieux nourris que les soldats de l'armée de terre. Une discipline sévère existe
dans l'escadre du vice-roi. Le vendredi de cbaqne semaine (dimancbe des
mahométans), des salves d'artillerie annoncent le lever et le coucher du so-
leil. Les batimens sont richement pavoises. Des tentures aux couleurs bril-
lantes flottent aux mâts. Le canon retentit aux jours de fête. Il gronde quand
le souverain de l'Egypte monte à bord du vaisseau amiral, et gronde encore
lorsque des voyageurs de distinction visitent la création dont le pacha s'enor-
gueillit. On contemple avec délices, avec bonheur, un ouvrage formé de la
veille, et sous l'inspiration que sa vue fait naître, on souhaite au vice-roi , qui
attire, protège les étrangers, la réalisation de ses vastes projets. La marine
de Méhémet-Ali est complète. Elle compte soixante batimens de guerre, quinze
mille quatre cent soixante-trois hommes d'équipage, quatre mille soixante-
seize ouvriers enrégimentés de l'arsenal »
Il est vrai qu'après ce magnifique tableau M. Hamont ajoute : La marine
a englouti des trésors, elle a épuisé V Egypte, et pourquoi? On ne peut, en
effet, s'empêcher de reconnaître la vérité de cette question : à quoi pouvait
servir cette belle flotte ? A quoi a-t-elle servi ?
Quant aux autres créations de Mehémet-Ali , II. Hamont déclare qu'elles
ont toutes échoué; il n'en excepte pas même celles qu'il a lui-même dirigées.
La faute en est, selon lui, à l'esprit d'arbitraire et de tyrannie du chef, à la
vénalité, à l'indolence et à la cruauté des Turcs, qui étaient les principaux
9.
128 REVUE DE PARIS.
instrumens de ses volontés. Cette partie du livre de M. Hamont n'est pas
exempte de passion; il ne cache pas qu'il a été remercié par le pacha après
quatorze ans de service, et , sous ce rapport , on peut le soupçonner d'avoir
remhruni le tahleau. Mais, quelle que soit l'exagération qu'on lui suppose,
on ne peut s'empêcher de reconnaître que les trois quarts de ses observa-
tions ont une grande apparence de vérité.
M. Hamont n'est pas écrivain; son livre est fait avec désordre, le style en
est peu travaillé; mais le sentiment général qui l'inspire est vif et profond. Sa
conviction est passionnée, peut-être, mais c'est sa conviction qu'il exprime,
on ne peut pas en douter. 11 se borne d'ailleurs à exposer des faits dont il
a été le plus souvent témoin oculaire. Son livre est riche en faits. On y
trouve une quantité de renseignemens curieux et positifs sur la statistique de
l'Egypte, sur son climat, ses habitans, les maladies qui y régnent, les res-
sources du pays en|tout genre, les produits végétaux, les mines , les races
animales, etc. Nous n'en avons extrait que ce qui était relatif à l'administra-
tion de Méhémet-Ali ; le reste est un tableau complet de cette contrée qui
pourrait être si riche et qui est si malheureuse depuis des siècles.
C'est M. Hamont qui , dans plusieurs lectures à l'Académie de Médecine
de Paris , a fait connaître la véritable race des chevaux arabes , la race des
chevaux de Nejd ou Arabie centrale, dont quelques-uns viennent d'être
achetés par le gouvernement pour servir d'étalons dans nos haras. Du reste,
s'il a quitté le service du pacha , c'est à la suite d'une mesure à peu près gé-
nérale. Après la débâcle de Syrie, Méhémet-Ali a reconnu lui-même la vanité
de la plupart de ses expériences, et il s'en est pris à ceux qui, d'après
M. Hamont, n'en sont pas coupables. Il a renvoyé beaucoup d'Européens et
s'est de plus en plus entouré de Turcs. M. Hamont devait être un de ceux
qui se plaignaient le plus de la manière dont les choses étaient menées; il a
dû être un des premiers remerciés.
C'est là sans doute une raison pour n'accepter ce qu'il dit qu'avec des ré-
serves; ce n'en est pas une pour nier la vérité de toutes ses affirmations. 11
n'est pas douteux aujourd'hui que la plupart des espérances de Méhémet-Ali
ne se sont pas réalisées; le grand pacha est parvenu à former une grande
armée et une flotte nombreuse; voilà tout. Encore cette armée s'est-elle dis-
soute dès qu'elle a rencontré un ennemi sérieux, et cette flotte est-elle restée
inactive dans le port. Quant au commerce , à l'agriculture, à tout ce qui fait
la véritable puissance du pays, il y a eu déclin et non progrès.
Un fait incontestable crie bien haut contre l'administration du pacha et
donne raison à toutes les critiques de M. Hamont; ce fait, c'est la dépopula-
tion. L'Egypte est devenue un désert. Pendant que les troupes égyptiennes ont
occupé la Syrie, la dépopulation les a suivies; dès qu'Ibrahim a passé quelque
part, il y laisse la solitude. Partout où un Turc a posé le pied, dit un pro-
verbe oriental, la terre devient stérile pour cent ans. Cette terrible puis-
sance de destruction, qui accompagne partout les Turcs , il semble que Mé-
REVUE DE PARIS. 129
hémet-Ali l'ait eue encore plus que personne, ce qui se comprend , du reste,
quand on songe qu'il a mis au service de l'inslinct oppresseur de sa race l'or-
ganisation perfectionnée de l'Europe.
La conclusion de M. Hamont, c'est que l'Egypte ne se relèvera jamais tant
qu'elle sera sous la domination des Turcs. Cette conclusion nous paraît trop
absolue. L'Egypte appartient maintenant, par droit héréditaire, à Méhémet-
Ali et à sa famille; il serait trop dur de croire que l'établissement définitif de
cette domination sera la condamnation à mort de l'Egypte.
Méhémet-Ali a eu deux torts principaux : le premier, de prétendre se
donner les forces militaires et maritimes d'une puissance de premier ordre
avec les ressources matérielles d'une puissance qui n'était pas même du cin-
quième rang ; le second , de ne pas comprendre que la première réforme à
emprunter à l'Europe, c'était le sentiment du respect dû à la dignité, à la
liberté, à la vie des hommes. Ces deux erreurs ont été naturelles. Quelle que
soit la supériorité de son esprit, Méhémet-Ali est un Turc, c'est-à-dire un
barbare. Il a voulu avant tout devenir un potentat, un conquérant, et, tout
en adoptant pour sa propre grandeur quelques-unes des idées de l'Europe, il
a conservé ses habitudes de despotisme oriental. Maintenant ces habitudes
sont-elles si essentielles au sang ottoman que ni lui ni ses enfans ne pourront
s'en défaire? Voilà la question.
Si, au lieu d'avoir une armée de deux cent mille hommes, il en avait eu
une de trente mille , il n'aurait peut-être pas conquis l'Hedjaz, la Syrie , et
fait trembler le sultan dans Constantinople; mais ces trente mille hommes
auraient pu être parfaitement choisis, instruits, équipés, habillés et nourris,
et, après tout, sa puissance n'en aurait pas été moindre. Qu'ont fait deux
cent mille hommes sans munitions, sans vête mens et sans pain, dont les trois
quarts étaient enrôlés par la violence , contre une poignée de soldats euro-
péens jetés au pied du Liban ?
Si , au lieu d'avoir soixante bâtimens de guerre , dont vingt vaisseaux de
ligne, il n'avait eu que deux ou trois frégates ou bricks pour défendre les
abords d'Alexandrie, il n'aurait pas englouti dans la marine des dépenses
énormes, et il aurait toujours eu assez de vaisseaux pour les garder inactifs
dans son port en présence de quelques voiles anglaises qui croisaient sur la
côte de Syrie.
Il doit comprendre aujourd'hui, lui qui aime tant à étudier l'Europe, que
ce n'est pas le nombre des armées qui fait leur force, mais la puissance de
leur organisation et de leur esprit militaire. Aussi bien , il est désormais dans
l'impossibilité absolue de mettre sur pied de si grandes armées : les hommes
lui manquent. Dans ces derniers temps, il avait fait une si grande consom-
mation d'hommes, qu'il était obligé de faire marcher les borgnes, les sans-
doigts, les enfans même. Le hatti-schériff du sultan qui lui enjoint de réduire
son état militaire n'a fait qu'exprimer une nécessité. Maintenant qu'il aura
forcément moins de troupes, il pourra les avoir meilleures; qu'il n'ait que
dix, quinze mille hommes, s'il ne peut pas en entretenir davantage, et que
130 REVUE DE PARIS.
ces dix ou quinze mille hommes soient bien payés, bien exercés, contens de
leur état, il aura plus fait pour introduire en Egypte les mœurs militaires
qu'avec des légions innombrables, mais réduites au désespoir.
Moins il aura de troupes sous les armes, moins il enlèvera de bras à l'agri-
culture, aux arts utiles. Il n'a pas besoin de tant de soldats maintenant, puis-
qu'il ne peut plus rêver de conquêtes; le pompeux échafaudage de cette puis-
sance qui s'étendait de la Mecque à Smyrne s'est écroulé; il n'a plus que
l'Egypte et le Soudan , et , pour garder ces deux provinces , une armée peu
considérable suffit. Que serait d'ailleurs une armée qui n'aurait pas derrière
elle une population pour la recruter? Le premier besoin de l'Egypte, c'est de
repeupler ses campagnes désertes. Un prince n'est puissant qu'à la condition
d'avoir des sujets, et Méhémet-Ali n'en aurait bientôt plus, s'il suivait le
même système de conscription dévorante.
Il en est de même de la marine. Une forte marine de guerre est une belle
et grande chose, mais qui n'a de réalité qu'autant qu'elle a derrière elle une
marine de commerce. Ce magnifique arsenal d'Alexandrie, cette population
de marins, ces beaux navires à l'ancre, n'ont servi de rien, tant qu'ils ont eu
pour objet la domination maritime; en portant du côté du commerce toutes
ces forces réunies, on peut encore leur faire produire autant de trésors qu'elles
en ont jusqu'ici absorbé en pure perte. Voilà la véritable puissance sur mer,
celle qui donne la richesse. La marine de guerre ne doit être que l'image, le
produit et la sauve-garde de la marine commerciale.
Le pacha est un homme sensé; il doit comprendre tout cela. Les évène-
mens le lui ont rudement appris. Mais ce n'est pas tout. Il faut encore qu'il
comprenne autre chose, et c'est le plus difficile.
S'il est vrai, comme le dit M. Hamont, qu'il ne s'occupe que des moyens
d'éluder la liberté du commerce, il n'y a rien à espérer de lui. Le monopole
est mortel de sa nature, et en Orient plus encore qu'ailleurs, car il y est exercé
avec une rigueur inexorable. Comment Méhémet-Ali ne voit-il pas que toutes
ses illusions se sont évanouies? Où sont ces riches récoltes de coton et de
soie qu'il avait rêvées? Où sont ces nouvelles cultures, ces procédés perfec-
tionnés, ces merveilleux produits de l'industrie européenne, qu'il avait espéré
introduire parmi les paysans ignorans du Nil ? Rien n'a réussi, et pourquoi?
Est-ce parce que le climat ne s'y prête pas, parce que l'homme est stupide,
parce que le sol est stérile? Non, le climat est favorable, l'homme docile, le
sol riche et fécond; mais c'est qu'une seule volonté, quelque forte qu'elle est,
ne peut pas tout conduire; c'est qu'un seul esprit, tout grand qu'il est, ne
peut pas tout savoir; c'est qu'un seul bras, tout-puissant qu'il est, ne peut
pas tout faire.
Chez Méhémet-Ali, la pensée était belle, utile, avancée, comme on dit
maintenant, mais les instrumens étaient arriérés, insuffisans, nuisibles. Au-
cune autre personne que le pacha n'était intéressée au succès de l'œuvre; le
plus souvent, aucun autre que lui n'y croyait. Une armée d'employés, de
directeurs x d'inspecteurs, de vérificateurs, de contrôleurs, de teneurs de
REVUE DE PARIS. 131
livres, d'expéditionnaires, s'interposait entre le maître et le travailleur, et
cachait à l'un le but, à l'autre le résultat. La négligence turque, cette apathie
invincible qui tient au fatalisme justifié par l'expérience, arrêtait tout, per-
dait tout, et la vénalité, cet autre fléau des états désordonnés, où chacun
éprouve le besoin de songer d'abord à soi et de se mettre à l'abri contre la
fluctuation de la chose publique, achevait de porter le désordre et le gaspil-
lage dans les immenses détails de cette organisation gigantesque.
Méhémet-Ali devrait pourtant avoir appris à ses dépens le principe élémen-
taire de l'économie politique, à savoir que l'intérêt personnel est le plus puis-
sant mobile du travail individuel et par suite de la prospérité publique. Nul
ne travaille de bon cœur qu'autant qu'il travaille pour lui et les siens. Que
le gouvernement conseille, inspire le travailleur; qu'il lui mette sous les yeux
de bons modèles, et qu'il l'encouragea les imiter, rien de mieux; mais avant
tout, il doit lui laisser le libre emploi de son activité, le choix de ses moyens,
la propriété absolue de ses produits. Hors de là, point d'effort, point de pré-
voyance, point de progrès. Quand les élèves de Saint-Simon ont vu que la
doctrine contraire réunissait en France peu de prosélytes, plusieurs d'entre
eux sont allés en Egypte pour aider à l'appliquer en grand. On sait ce qui en
est résulté; quelques-uns sont morts de misère, d'autres sont revenus lassés
et dégoûtés sans doute pour la vie de la théorie du monopole social.
Rien n'est encore perdu en Egypte, pourvu que le pacha change de sys-
tème. Beaucoup d'idées ont été remuées dans ce pays depuis vingt ans, beau-
coup d'essais ont été faits, beaucoup d'instrumens de travail réunis. Le même
hatti-schériff qui a imposé a Méhémet-Ali l'obligation salutaire de réduire son
armée, lui impose aussi le devoir d'établir la liberté du commerce. Qu'il
exécute franchement cette clause, et tout pourra se relever. Il en sera de ses
entreprises avortées comme de ces grands établissemens industriels qui
ruinent habituellement leurs fondateurs, mais qui enrichissent ensuite ceux
qui y apportent de nouveaux capitaux. Seulement, au lieu d'écarter la spécu-
lation privée, il faudrait l'appeler, la favoriser par tous les moyens et à tous
les degrés: depuis le pauvre fellah, qui arrose son sillon de ses sueurs, jus-
qu'au riche commerçant, qui échange dans ses magasins les denrées de l'Eu-
rope avec celles de l'Afrique, chacun a droit à la même liberté sous la même
protection.
Un homme ne peut jamais être à lui seul aussi actif que tout un peuple.
Mieux vaut une armée de cultivateurs, de marchands, de travailleurs de toute
sorte, qu'une armée d'employés, qui ne font rien que s'embarrasser les uns
les autres. Ce que le pacha perdrait d'abord de son revenu en affranchissant
la propriété et l'industrie, il le regagnerait bientôt et au-delà par l'économie
des frais d'administration et l'accroissement continu du produit des impôts.
Les Européens pourraient d'ailleurs l'aider plus efficacement dans cette nou-
velle voie que dans l'ancienne. Au lieu de mettre des Européens à la tête
d'établissemens publics, qu'il leur accorde des concessions de terres, qu'il leur
prête des capitaux pour le commerce , qu'il en fasse enfin des agriculteurs et
132 REVUE DE PARIS.
des industriels privés, il verra ce qui dépérit aujourd'hui prospérer entre
leurs mains, quand chacun d'eux sera libre de choisir à son gré ses instru-
mens, de les diriger à sa manière, de borner son action à ce qu'il peut faire
raisonnablement, et quand le stimulant de la fortune personnelle donnera plus
d'énergie aux volontés, plus de prudence à la fois et plus de persévérance.
Enfin il est un dernier progrès que doit faire le pacha , et celui-là est la
condition première de tous les autres, il les renferme tous à lui seul. 11 faut
qu'il se débarrasse à tout prix de ces habitudes tyranniques et cruelles qui
ont été jusqu'ici les attributs distinctifs de la race turque. Le plus grand de-
voir de l'homme puissant est d'imposer des bornes à sa volonté, et de se res-
pecter lui-même dans ses semblables. Puisque Méhémet-Ali admire l'Europe,
il faut qu'il sache que les nations européennes doivent tout ce qu'elles sont
aux sentimens d'humanité qu'elles ont reçus du christianisme. Le respect des
personnes et des propriétés est leur premier dogme social, et la prospérité
matérielle, comme la grandeur morale de chacune d'elles, est en proportion de
leur obéissance à ce principe fondamental. Quand les personnes et les pro-
priétés sont suffisamment défendues dans un état, le reste peut manquer sans
danger; la société est assise sur une forte base que rien ne saurait ébranler.
Si au contraire on a négligé, en cherchant des qualités plus brillantes, cette
condition première de toute société organisée, tout languit et s'éteint. La
sécurité individuelle est comme l'air des nations; celles qui ne le respirent
pas , s'étiolent et périssent , quelle que soit la puissance de vie qu'elles ren-
ferment naturellement dans leur sein. Celles qui s'en abreuvent largement
grandissent et se fortifient, quelles que soient d'ailleurs leur faiblesse native
et leur infériorité matérielle.
D'où vient que les plus belles contrées de la terre, livrées au gouvernement
des Turcs, n'offrent plus qu'un spectacle de ruine, de désolation et de mort?
C'est que la sécurité y est inconnue, et que la fortune et la vie des hommes
y sont abandonnées au caprice. D'où vient en même temps que cette petite
île d'Albion, située à l'extrémité de la terre, sous un climat affreux, a étonné
le monde par sa richesse intérieure et la puissance de son expansion au de-
hors? C'est que là , de bonne heure , et quand le reste de l'Europe était encore
soumis à l'arbitraire, les hommes ont eu des garanties contre l'abus de la
force, qui leur ont permis de se développer librement. D'où vient enfin que
la France marche aujourd'hui à la tête des peuples civilisés, et fait par ses
lois, par ses mœurs, par le progrès immense et magnifique de sa grandeur
nationale, l'admiration et l'envie du reste de la terre? C'est qu'après avoir
été long-temps à la suite de l'Angleterre pour l'humanité de ses institutions,
elle a pris depuis près d'un siècle une initiative hardie et glorieuse, et qu'elle
devance aujourd'hui son ancien modèle dans l'application de cette grande loi
qui est à elle seule la civilisation tout entière, le respect de l'homme pour
l'homme.
Adopter, comme l'a fait Méhémet-Ali, les procédés de la civilisation sans
en reconnaître le principe, c'est dire au corps de marcher quand l'amc ne
REVUE DE PARTS. 133
l'anime pas. Avant tout, il faut le souffle vivifiant, l'esprit qui féconde. Méhé-
met-Ali a fait beaucoup pour la dignité humaine quand il a affranchi l'Egypte
du joug des mamelucks; il a fait plus encore quand il a relevé le fellah abruti
sous le bâton, et qu'il en a fait un soldat, un marin , un officier, un colonel.
Quoique Turc, il a détruit cette aristocratie brutale de la race turque, qui re-
fusait à l'Égyptien jusqu'au sentiment de lui-même. Voilà sa plus grande
gloire. Par là surtout, il a mérité l'estime et l'attention de l'Europe. Mais il
s'est arrêté trop tôt dans cette voie de régénération; il n'a pas assez ménagé
le sang humain.
Il faut que les puissans le sachent bien aujourd'hui : le cri du sang qu'on
étouffait autrefois ne s'étouffe plus. Partout où une victime expire, il se
trouve une oreille pour entendre ses derniers cris, une voix pour les répéter.
M. Hamont raconte des horreurs qui ont été commises au fond du Soudan,
dans cette lointaine Nigritie d'où il semblait que rien ne pouvait sortir que
le rugissement des lions et la voix des cataractes. Il y a deux ans, toute l'Eu-
rope s'est émue au récit d'atrocités commises sur des juifs de Damas, et le
cri universel ne s'est apaisé que quand l'exagération des premiers bruits a
été vérifiée. Méhémet-Ali a lui-même éprouvé deux fois cette justice inévi-
table qui suit de près les cruautés les plus sures en apparence de l'impunité.
C'est la dévastation de la Grèce par Ibrahim qui , plus que tous les souvenirs
de ïhémistocle et de Léonidas, a appelé au secours des Hellènes l'interven-
tion vengeresse de l'Europe; c'est le soulèvement du Liban contre les exac-
tions sanglantes du même Ibrahim qui a précipité la conclusion du traité du
15 juillet , et fait chasser de Syrie l'armée égyptienne.
La politique même la plus positive, la plus pratique, est donc d'accord
avec l'humanité pour proscrire à Alexandrie comme à Constantinople l'an-
tique barbarie des mœurs ottomanes. Quand la Porte a voulu se concilier
l'intérêt de l'Occident , elle a rendu le hatti-schériff de Gulhané, qui con-
sacre les nouveaux principes. Ce hatti-schériff n'est pas exécuté dans toutes
les parties de l'empire, nous le savons. Sur bien des points ce n'est qu'une
lettre morte, et les cruautés exercées au nom du sultan n'en deviennent que
plus odieuses, en ce qu'elles ne sont plus couvertes par une sorte de légalité
sauvage. Mais, enfin , c'est toujours une reconnaissance du droit, et il serait
digne de Méhémet-Ali de donner l'exemple de la soumission à ces prescrip-
tions rénovatrices. Il a mené à bien des entreprises plus difficiles, il peut
aussi venir à bout de celle-ci; après avoir forcé les Orientaux à se dépouiller
de leurs préjugés les plus invétérés, de leurs coutumes les plus antiques, de-
vant l'évidence des faits obtenus, ce ne doit pas être pour lui une tache impos-
sible que de les faire renoncer à leurs habitudes d'arbitraire et de sang.
Si Méhémet-Ali est trop vieux aujourd'hui pour achever ces nouvelles
réformes, qu'il commence toujours; ses fils devront suivre. M. Hamont fait
d'Ibrahim un portrait qui laisserait peu d'espérances; nous aimons à croire
que ce portrait est vu trop en noir. Les campagnes de Grèce et de Syrie font
sans doute peu d'honneur à l'humanité d'Ibrahim, mais les temps sont bien
134 REVUE DE PARIS.
changés aujourd'hui. L'époque des conquêtes est passée pour l'Egypte; une
autre période s'ouvre. Ibrahim a montré, quand il le fallait, les qualités d'un
héros, d'un conquérant; qui nous dit que, ramené à d'autres devoirs, il ne
montrera pas celles d'un législateur, d'un organisateur pacifique? 11 a été le
bras d'un système dont son père était la tête; si le système change, le mode
d'exécution doit changer aussi. Celui qui s'est montré si en avant de sa race
sous certains rapports peut bien se montrer également supérieur sous cer-
tains autres; il n'est pas permis, du moins, d'affirmer le contraire sans l'avoir
éprouvé.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que les Turcs se modifieront ou qu'ils périront. Il
n'y a d'autre question en Crient que celle-là. Si les Turcs restent les mêmes,
ils sont perdus, aussi bien à Alexandrie qu'à Constantinople. L'Occident
presse et envahit l'Orient de tous les côtés. D'innombrables lignes de bateaux
à vapeur sillonnent la Méditerranée et transportent partout nos idées, nos
mœurs et nos lois. La Grèce libre grandit sous l'empire de cette influence
salutaire. Tout récemment encore la Syrie vient d'échapper à la Porte, après
avoir échappé à l'Egypte. L'envoi d'une de ces formidables bandes d'Albanais,
qui répandaient autrefois la consternation et la terreur partout où elles pas-
saient, n'a fait qu'amener contre le grand-seigneur le même soulèvement que
contre le pacha. L'humanité outragée s'est vengée encore une fois, et la Syrie
sera désormais indépendante de fait sous des princes locaux , chrétiens et
drusos. Sur d'autres points de l'empire la même agitation se fait sentir. Enfin,
comme pour ajouter à la puissance de cette impulsion rénovatrice, l'Afrique,
livrée au génie impétueux de notre nation, se pacifie, se peuple, s'organise,
s'ouvre de toutes parts à la culture, au commerce, à l'industrie, aux arts de
l'Europe, et promet de devenir dans peu d'années une seconde France.
En présence de ces faits irrésistibles, le vieil esprit turc doit comprendre
que son temps est passé, et qu'il ne suffit pas, pour s'inoculer la civilisation,
de prendre les habits de l'Europe ou quelques-uns de ses procédés, mais qu'il
faut avant tout s'assimiler le principe même de la vie occidentale, le principe
d'humanité.
de L
ACADÉMIE FRANÇAISE
RECEPTION DE M. PATIX.
La rotonde maussade qu'on a bien voulu décorer du nom de Palais de
l'Institut a ouvert jeudi dernier ses portes au public pour la réception de
M. Patin, et le -public, comme d'ordinaire, était nombreux, bien qu'il tut sous
l'impression récente encore de la dernière séance. Les choses se sont passées
suivant l'usage antique et solennel. M. Patin a lu l'éloge de son prédécesseur,
M. Roger : M. de Barante, comme chancelier, a repondu à M. Patin ; M. le di-
recteur du Vaudeville a lu des vers de Mi de Lacretelle, et le public a souvent
applaudi. En vérité, je plains les récipiendaires; c'est peu qu'avant la récep-
tion ils aient eu à gagner les palmes de l'habit brodé par le martyre de ces
visites officielles où il est interdit de dire du bien de soi-même et du mal
des autres, ce qui rend inévitablement la conversation languissante et fade ;
c'est peu qu'ils se soient vus peser, et souvent bien au-dessous de leur poids
intrinsèque, dans toutes les balances de la presse : il faut, quand le jour du
discours officiel est arrivé, qu'ils admirent inévitablement ce que leur prédé-
cesseur a laissé, par cela seul qu'il est mort avant eux, et qu'ils se sont assis
sur son fauteuil. Certes l'embarras doit être grand parfois, et peut-être cet
embarras s'est-il trahi en quelques passages du discours de M. Patin. Rien
de plus calme, de plus tranquille, de plus paisiblement honorable, que la vie
de M. Roger; sa famille était de robe, comme on disait dans l'autre siècle;
les sillons de la vie étaient tout tracés pour lui; il fit ses études au collège,
il eut des prix comme tout le monde, puis il fit son droit. La révolution ar-
riva, on le mit on prison, sans que lui-même et ceux qui l'enfermaient aient
su pourquoi ; dans la prison, M. Roger lut des comédies, surtout Goldoni, et
136 REVUE DE PARIS.
quand il fut libre, après avoir lu les comédies étrangères, il les imita. Comme
Andrieux, Picard, Collin d'Harleville, et toute l'école de ce même temps,
M. Roger n'a point cherché à sonder les replis ténébreux de notre nature, à
nous corriger de nos vices éternels ; il s'est contenté de gratter l'écorce, de
gourmander les faiblesses, de railler les ridicules, mais avec bienveillance,
et jusqu'à ses plus grandes colères, il sourit encore. Dans l'Avocat, il a tracé
le code pour ainsi dire idéal des devoirs qu'impose le barreau, devoirs rigides
souvent mal compris, et qui devraient consister exclusivement à défendre
l'innocence, et non pas, comme cela se voit quelquefois, h faire acquitter le
crime. Caroline ou le Portrait, quelques opéras comiques, et deux volumes
de mélanges publiés en 1837, complètent les titres littéraires de M. Roger.
M. Patin a fort ingénieusement expliqué, eu les replaçant dans leur temps,
le succès de ces œuvres dramatiques, et comme il s'agissait de pièces honnêtes
et morales, à émotions douces, et qui avaient été écrites par amour de l'art,
avec étude et conscience, M. Patin s'est trouvé sans le vouloir, et par l'éloge
même de M. Roger, enfoncer la pointe del'épigramme dans la chair vive des
immortels qui ont trahi l'alexandrin héroïque et classique, leurs premières
amours, pour le couplet grivois du Vaudeville, qui vaut moins pour la gloire
et plus pour la recette, et la langue du Théâtre-Français pour celle des Fo-
lies Dramatiques. Il était difficile à M. Patin de tenir éveillée pendant une
heure, avec la simple appréciation de deux comédies, l'attention du public.
Il s'est donc rejeté sur la biographie, et il a su se faire écouter, malgré les
aridités que présente l'histoire uniforme d'une vie absorbée par des fonc-
tions administratives. Sans avoir marqué d'une manière notable dans la lit-
térature contemporaine, M. Roger du moins, comme écrivain aimable et spi-
rituel, avait eu son moment ; mais je suis effrayé, quand je songe à l'avenir,
de l'embarras de certains académiciens futurs dans leur séance de réception.
Je me demande comment ils se tireront de l'éloge littéraire des immortels,
et, à en juger par certaines tendances, il pourrait en arriver de cette espèce,
qui ne sont ni poètes ni prosateurs, ni orateurs, qui n'ont jamais écrit et qui
n'ont jamais parlé. Il y aura peut-être pour quelques-uns nécessité de ré-
duire l'éloge à la formule de» épitaphes : il fut bon père et bon époux.
Soyons justes envers M. Patiu. Son discours, élégamment écrit, finement
pensé et trop modeste en ce qui le concernait lui-même, a été écouté avec un
intérêt soutenu et à plusieurs reprises vivement applaudi. Il était facile de
voir que le public avait souscrit de tout cœur au choix de l'Académie, et
qu'en témoignant ses sympathies au récipiendaire, il félicitait en même temps
MM. de l'Institut d'avoir adopté cette fois un homme de lettres resté fidèle,
dans le cours tout entier de sa vie, au culte des lettres. M. Patin a saisi habile-
ment, et toujours à propos , l'occasion de prévenir, par la digression rapide
mais contenue, l'allanguissement inévitable du discours officiel; mais, plus
sage et moins ambitieux que quelques-uns de ses glorieux collègues , il n'est
point monté sur le trépied prophétique pour donner à l'auditoire étourdi la
formule du siècle, la formule de l'humanité et la formule de Dieu : il s'est borné
REVUE DE PARIS. 137
simplement , à propos de la comédie moderne, à porter un jugement aiguisé
et savant sur Térence, et Ton a retrouvé là , avec l'atticisme de sa parole,
cette connaissance accomplie du théâtre de l'antiquité qui fait de M. Patin
comme un habitué des coulisses grecques ou romaines. Les fonctions de con-
seiller universitaire, remplies par M. Roger, ont amené naturellement
Téloge de l'Université, qu'on peut louer encore sur bien des points, quoi
qu'en disent les réformateurs, les apôtres de l'avenir, et même les sacristains
qui chantent en choeur autour d'elle le delenda Carthago. L'Université rap-
pelait nécessairement M. de,Fontanes,M. de Fontanes rappelait M. Villemain,
et M. Villemain, ayant eu, par occasion, l'hommage de l'allusion discrète,
s'est incliné gracieusement. Esprit éminemment français, nourri de l'anti-
quité, épris de la poésie et de l'art, M. Patin devait bien aussi quelques allu-
sions, d'une part, aux indifférens qui, s'enveloppant de leur égoïs me, dé-
daignent la poésie et l'art comme une superfluité; de l'autre, aux exagérés ,
que le beau et le vrai ne suffisent pas à distraire et à charmer. Et lorsqu'il
blâmait les exagérations de notre temps, lorsque sa conscience littéraire se
soulevait contre la partie du public qui n'est plus amusable qu'à grand ren-
fort d'émotions , le public riait et tournait la réflexion en épigramme. Enfin
M. Patin a résolu divers problèmes assez difficiles; il a été classique sans
ennui , tout en se montrant homme de progrès, et, ce qui est plus rare en-
core, universitaire sans pédantisme.
M. deBarante a répondu à M. Patin; on a reproché quelquefois à M. Vil-
lemain, dans les occasions solennelles, d'avoir dupé les oreilles par la mé-
lopée de l'accent; il serait vraiment injuste d'adresser le même reproche à
M. de Barante. Son discours a été grave , sévère , mais l'exorde a causé dans
le public une certaine surprise. On s'est demandé quel était le véritable sens
de la seconde phrase. Était-ce une épigramme contre M. Patin, une épigramme
contre l'Académie, une épigramme de M. de Barante contre lui-même ? L'au-
ditoire ne savait qu'en penser, mais enfin, après un mûr examen, il s'est
hilarié, toute la salle a souri, et M. deBarante a continué. Il a complimenté
M. Patin parce qu'il est resté fidèle aux traditions de l'ancienne université,
qui, bien qu'elle fût la fille aînée des rois de France, ne leur demandait pas
pour ses enfans les grandeurs publiques, qui font trop souvent oublier les
lettres et trahir les affections premières; ici encore, on le voit, il y a des
épigrammes pour les collègues. Puis, abordant la spécialité des études aux-
quelles s'est voué le nouvel académicien , il est parti de la Grèce , où la phi-
losophie et la poésie « poussent comme des plantes naturelles » pour expliquer
ce que c'est que la critique, comment la critique nous donne de vives jouis-
sances intellectuelles , comment Aristote l'avait comprise, et comment on l'a
comprise depuis, etc. Par malheur, dans cette appréciation, fort juste en
elle-même et fort bien écrite, M. de Barante me paraît avoir exclusivement
pensé par le souvenir, et s'être placé à un point de vue qui n'a point le mérite
de la nouveauté. Il n'a fait que répéter ce qu'on a dit vingt fois des maîtres et
des réformateurs de la critique moderne. Il a été plus vrai, plus neuf, lors-
138 REVUE DE TARIS.
qu'en traversant le moyen-fige il a jeté en passant quelques mots d'apprécia-
tion sur la littérature de cette époque, qu'on a ridiculement tenté d'opposer
à la littérature de nos grands siècles. M. de Barante, qui sait le moyen-âge
aussi bien qu'un échevin d'Ypres ou de Gand, qui a vu ses batailles, ses
tournois, les processions de ses moines et les fêtes de ses villes , était là dans
son domaine, comme un baron dans son fief; il a jugé nettement, en peu de
mots, parce qu'on parle toujours bien de ce qu'on sait; et en comparant ce
qu'il a dit de la Grèce, de Rome et de la vieille France, il était facile de re-
connaître vite qu'il a plus souvent fréquenté le parloir aux bourgeois que le
Portique, et les mayeurs des corporations que les archontes et les consuls.
J'aurais souhaité que M. de Barante, lorsqu'il est arrivé aux époques
qui nous touchent, eut traité avec plus d'égards le xvme siècle, contre
lequel il semble de notre temps s'organiser uue croisade universelle. Soyons
justes envers les morts, mais ne soyons pas ingrats; et si nous voulons nous
donner le plaisir de médire de cette grande époque, ayons soin du moins de
ne pas envelopper le mal et le bien dans une réprobation générale. J'aurais
souhaité également que M. de Barante ne se crût point obligé de démontrer
que l'Académie française n'est point une institution inutile, et d'établir un
parallèle entre elle et les autres classes de l'Institut. Personne ne songe à
contester l'utile influence de l'Académie sur les lettres et les hommes qui jeur
ont voué leur vie, pas plus qu'on ne conteste l'utile et salutaire influence des
lettres sur la société. Dans l'affaiblissement de notre foi religieuse et poli-
tique, au milieu de cet égoïsme dont on nous a si souvent et si justement
accusés, il est consolant, lorsqu'on s'intéresse aux choses de l'esprit, de voir
que notre société indifférente et sceptique compte toujours, comme par le
passé, au premier rang des grands corps de l'état cette république élective
de l'Institut, où les plus obscurs plébéiens peuvent obtenir la chaise enrôle,
et, sans avoir une haute position sociale, aspirer à l'aristocratie de l'intel-
ligence, la seule qui, dans ce temps d'égalité, soit acceptée sans murmure.
L'épître de M. de Lacretelle sur Y Emploi de la Mythologie a été favo-
rablement accueillie. Classiques dans la plus pure acception du mot, les
vers de M. de Lacretelle, lus par M. Ancelot, ont été d'autant mieux
écoutés que, tout en évoquant les dieux de la fable, avec lesquels nous
n'avons plus rien à démêler, l'auteur a rencontré des traits heureux de satire
qui frappent juste et d'aplomb sur quelques-uns de nos travers contempo-
rains. Le public a retrouvé là , comme de vieilles connaissances qu'on revoit
toujours avec plaisir, Jupiter et sa femme, le dieu malin de Cythère et le
blond Phébus, et il a vivement applaudi quand l'auteur, après s'être demandé
pourquoi on a brisé le trident de Neptune, ajoute qu'on aurait beaucoup
mieux fait de briser le trident de l'Angleterre. Il a encore vivement ap-
plaudi quand M. de Lacretelle, qu'on ne saurait certes accuser d'irréligion,
a plaisanté fort agréablement le romantisme néo-catholique, cette ridicule
parodie qui est devenue pour les uns une affaire de mode ou de parti, pour
les autres une spéculation hypocrite, et qui , au fond , n'a rien à démêler avec
REVUE DE PARIS. 139
le christianisme. 11 est bon que des hommes mûris par la vie et l'expérience
viennent protester de temps en temps, fût-ce même en alexandrins, contre
ces sortes de maladies morales qui travaillent les imaginations de notre
temps, et l'on est toujours certain d'être écouté avec bienveillance d'un pu-
blic français lorsqu'on défend en bon langage les droits imprescriptibles du
bon sens. Si les néo-catholiques s'étaient contentés de nous ennuyer par leurs
alléluia rimes, nous leur pardonnerions de grand cœur; mais cette hérésie
du xixe siècle, qui a la vanité de se croire orthodoxe, n'a pas seulement pro-
duit des poètes, elle a aussi ses fanatiques. En histoire, elle nous a valu l'apo-
logie de la Saint-Barthélémy; en philosophie, la négation complète de la raison
humaine; en politique, la réhabilitation de Marat au nom de l'égalité chré-
tienne et de l'Évangile. M. de Lacretelle a donné un bon exemple, et nous ne
doutons pas qu'à l'occasion l'Académie ne proteste encore contre ces ten-
dances exagérées et maladives qui ont fait, de notre temps, dévier tant d'es-
prits appelés par le don naturel à des destinées meilleures; car il n'entre pas
seulement, ce me semble, dans le but de l'Académie de construire des digues
contre les débord emens du néologisme : sans s'arroger la censure officielle,
sans réclamer en littérature l'autorité du concile, ne peut-elle pas blâmer,
toutes les fois que les idées se traduisent dans des livres, histoire, philosophie
ou poésie, et que ces idées s'écartent ou de la vérité ou de la saine raison?
Encore une fois, à l'occasion de cette dernière élection, je féliciterai l'aca-
démie qui, en recevant l'auteur des Études sur la tragédie grecque, a rendu
une justice méritée à l'écrivain et au professeur dont le cours, toujours ap-
plaudi , nous a révélé les trésors les plus secrets de la muse antique; je féli-
citerai M. Patin de son discours de réception, M. de Lacretelle de son épitre, et
M. Ancelot de la manière dont il l'a lue. Et puisque nous causons d'élections
académiques, j'ajouterai que c'est justice de féliciter aussi une autre classe
de l'Institut, l'Académie des Inscriptions, de la récente admission de M. Am-
père. Cette classe utile et laborieuse, qui a recueilli pour l'histoire nationale
l'héritage des bénédictins, a souvent eu le tort d'oublier que les belles-lettres
figurent dans son programme. Qu'on arrive aux spécialités exclusives par la
spécialité même, soit en débarbouillant une médaille, soit en démontrant la
manière d'emmancher les haches celtiques, rien de mieux, trahit sua quel-
que voluptas. Mais du moment où il s'agit d'histoire politique ou littéraire,
c'est-à-dire d'une spécialité qui veut qu'on écrive et qu'on pense , c'est bien
la moindre chose qu'on demande au candidat qu'il pense et qu'il écrive. Sous
ce rapport, XI. Ampère a fait ses preuves. En est-il de même de quelques-
uns de ses collègues; c'est ce qu'il sera curieux d'examiner, c'est ce que nous
nous proposons de faire à l'occasion de quelque prochaine élection, car il est
injuste, ce me semble, que la presse garde sa vigilance, son ironie et ses fan-
fares pour l'Académie française, et laisse, au grand péril des érudits conscien-
cieux, les méfaits électoraux de l'Académie des Inscriptions se perdre con-
stamment dans l'impunité.
Ch. Louam)BE.
BULLETIN.
A l'approche de chaque session , il se manifeste une certaine inquiétude
dans le monde parlementaire. Le fractionnement des partis, la faiblesse nu-
mérique des majorités qui depuis plusieurs années soutiennent les cabinets,
sont autant de causes qui reviennent périodiquement jeter de l'incertitude
sur l'avenir et la stabilité du ministère en exercice. A ces causes se joignent
aujourd'hui les difficultés particulières de la situation. On ne s'explique guère
comment le cabinet, qui s'est enfin déterminé à rouvrir la session par un
discours du trône, a sur ce sujet mis tant de monde dans la confidence de
ses irrésolutions et de ses perplexités. Il a fallu d'assez sérieuses divisions
dans le sein du conseil pour qu'on ait pu pénétrer ainsi daus le secret de ses
tergiversations. Au premier abord, il ne paraissait pas qu'on pût mettre en
doute s'il y aurait ou non un discours de la couronne. L'engagement avait
été pris formellement de renouveler la solennité de la séance royale pour la
seconde partie de la session; mais quand le cabinet vit s'accumuler devant
lui les questions épineuses, quand aussi il s'aperçut que les succès sur les-
quels il avait compté lui manquaient, il fut tenté de considérer comme une
faveur du sort la possibilité qui s'offrait à lui de se soustraire aux embarras
d'une harangue officielle. D'ailleurs, en renonçant à un discours de la cou-
ronne, on n'était plus obligé de se mettre d'accord sur des points délicats :
chacun pouvait garder sa manière de voir et ses opinions. On n'offrait pas
un terrain facile à l'opposition, non plus que l'occasion d'un amendement
habile et heureux qui impliquerait une désapprobation de la politique du
cabinet. Toutes ces considérations avaient bien leur force auprès de plusieurs
ministres, et elles furent au moment de l'emporter; mais, d'un autre côté, si
l'on supprimait l'intervention officielle de la couronne, quelle triste attitude
devant des chambres auxquelles on avait promis de revenir la tête tt la pa-
REVUE DE PARIS. 141
rôle haute ! C'était confesser de prime-abord combien on sentait la position
embarrassante et faible. Enfin la voix de l'amour-propre s'est fait entendre
et obéir : il a été décidé qu'on n'éluderait pas l'épreuve attendue d'un débat
sur l'adresse.
D'ailleurs ceux qui réclamaient le discours de la couronne ont non-seule-
ment invoqué l'honneur ministériel, mais ils ontparlé encore au nom du salut
commun. Ils ont montré l'extrême danger qu'il y aurait à supprimer une
discussion solennelle pour faire dépendre le sort du ministère d'un vote sur
les fonds secrets. Voudrait-on s'exposer à périr sans avoir combattu? N'a-
t-on pas déjà vu des cabinets succomber dans les embûches d'un scrutin ,
sans avoir eu le temps de se défendre, étranglés plutôt que vaincus? L'his-
toire du 12 mai n'était-elle pas un exemple de ces catastrophes tragiques qui
viennent brusquement couper la trame des existences ministérielles? Évo-
qués à propos, ces souvenirs ont dû exercer une influence décisive sur M. le
maréchal Soult, qui fut victime en 1839 d'une péripétie imprévue. Il a donc
été convenu que, loin de décliner le combat, on l'offrirait, et qu'on oublie-
rait certaines divisions intérieures pour s'arrêter à un parti qui paraissait
êtr.e à la fois plus honorable et plus sûr.
Le cabinet est donc maintenant occupé à composer un discours qui, sans
avoir l'air de rien éluder, ne présente pourtant pas trop de surface aux atta-
ques de l'opposition. On se demande quelles seront les dispositions de la
chambre, on cherche à les pressentir. La chambre n'aura-t-elle pas un cer-
tain dédain pour les questions purement politiques ? Ne voudra-t-elle pas
s'occuper surtout d'affaires et se vouer presque exclusivement à l'étude des
intérêts matériels? S'il est permis de tirer quelques inductions d'un passé
qui est bien près de nous, nous croyons que la chambre revient avec l'inten-
tion et le désir de tout embrasser et de tout examiner; elle ne voudra rien
négliger, rien sacrifier, pas plus les questions politiques que les intérêts ma-
tériels. Nouvellement élue, elle aura le zèle d'une ebambre qui veut répondre
à des sentimeus, à des espérances dont elle a encore l'impression assez vive.
Qu'on n'oublie pas qu'elle arrive avec toute son indépendance, avec sa liberté
morale, et qu'elle n'a encore ni rien fait ni rien dit.
Nous nous trompons : elle a fait quelque chose de considérable, elle a donné
un gage éclatant de son dévouement profond à la ebarte, à la monarchie, à
la dynastie de 1830; elle a voté à une grande majorité une loi essentielle,
qui complète et raffermit nos institutions, un instant ébranlées par une catas-
trophe douloureuse; elle a, par un acte éminemment politique et conserva-
teur, préparé les moyens de triompher des difficultés qu'offrira l'avenir. L'ac-
complissement de ce grand devoir donne à la chambre sécurité et liberté.
Elle peut maintenant se livrer tout entière à des devoirs d'un autre ordre.
La majorité qui a voté la loi de régence était, de l'aveu de tous, une majorité
dynastique, et non pas une majorité ministérielle. Le cabinet, dans ses plus
hautes espérances, ne peut se flatter d'avoir l'appui de cette même majorité
avec ses élémens divers. La question est pour lui de savoir jusqu'où ira la
TGME XIII. 10
142 REVUE DE PARIS.
décomposition, qu'il doit accepter comme un malheur inévitable; combien
perdra-t-il de ces soutiens qui lui ont prêté, l'été dernier, un secours si néces-
saire? Il ne sait que trop qu'il doit compter parmi ses adversaires M. Thiers
et ses amis, qui ont voté en faveur de la loi de régence avec une franchise si
honorable et si politique. Maintenant, jusqu'où s'étendra cet hiver cette oppo-
sition intelligente et éclairée du centre gauche? La fraction de MM. Dufaure
et Passy a-t-elle renoncé à se réunir à elle, et consenti ra-t-elle à faire en toute
occasion partie intégrante de la phalange ministérielle? Voilà qui est douteux.
Personne ne peut prévoir encore ce que feront MM. Dufaure et Passy; mais
quand même il n'entrerait pas actuellement dans leurs convenances et dans
leurs projets de débuter par une oppositiou ouverte au cabinet, il se présen-
tera des questions assurément sur lesquelles il leur sera bien difficile de
penser et de voter comme le ministère. Dans l'intérieur du centre propre-
ment dit, le ministère a certes beaucoup plus de chances pour rallier tout
autour de lui. Toutefois, il y a là des hommes politiques qui ne consentiront
peut-être pas toujours à faire abnégation de leurs sentimens et de leur per-
sonnalité ! Nous savons que lorsqu'on fait appel à la générosité de M. de Sal-
vandy, à sa conscience si loyale d'homme d'ordre et de gouvernement, on est
toujours sûr d'être entendu. Cependant il peut arriver telle circonstance où
M. de Salvandy pense qu'il a d'autres devoirs à remplir que de s'effacer tout-
à-fait. Qu'on juge si toutes ces éventualités, que nous énumérons rapide-
ment, ne donnent pas à réfléchir au ministère, et s'il ne promène pas avec
inquiétude ses regards sur toutes les fractions de l'imposante majorité de
l'été dernier.
Les adversaires que le cabinet peut rencontrer en dehors de cette majorité
ne sont pas ceux qu'il craint le plus : il trouve même qu'il n'y a qu'avantage
pour lui à être attaqué par des opinions extrêmes, ces agressions lui rendent
le service de le désigner comme le défenseur nécessaire des idées gouverne-
mentales. A la gauche, M. Odilon Barrot ne paraît pas devoir, durant cette
session , rester dans une possession paisible et incontestée de la direction su-
prême. Indépendamment de M. Lherbette, qui revient avec la bouillante
ardeur d'un lieutenant qui cherche à supplanter son général , on peut remar-
quer à certains symptômes que d'autres ambitions s'agitent au sein de la
gauche. Un député, que nous ne ferons aucune difficulté d'appeler avec le
Siècle un publiciste éminent, semble chercher les principes et les termes d'un
programme politique; telle est du moins l'intention qui paraît avoir dicté
quelques lettres dont on a pu facilement reconnaître l'auteur dans l'écrivain
auquel on doit la Démocratie en Amérique. Jusqu'à présent, ces lettres se
bornent à l'appréciation critique de la situation. Nous attendons quelque
chose de positif et de nouveau. Nous verrions avec plaisir la politique radicale
émettre quelques idées qui permissent d'apprécier son but, sa portée, sa va-
leur. M. de Lamartine est-il disposé à reconnaître le symbole politique, qui
lui convient dans les discours et les écrits de l'auteur de la Démocratie en
Amérique? C'est ce que nous saurons dans quelques semaines.
REVUE DE PARIS. 143
A droite, la direction du parti est aussi l'objet de quelques ambitions quj
jusqu'à présent ont été plus ardentes qu'habiles. Ce n'est pas à la tribune que
les coreligionnaires politiques de M. Berner pourront lui disputer la pré-
séance; mais on prétend que l'éloquent député de Marseille est fatigué, qu'il
commence à prendre en dégoût les passions et les illusions du parti dont il
est le plus brillant orateur.
Il n'est pas surprenant que la réunion d'une chambre nouvelle donne nais-
sance à mille conjectures, à mille rumeurs. En ce moment, le ministère et
l'opposition sentent bien qu'ils ont devant eux l'inconnu. Aussi, de part et
d'autre, on attache la plus graude importance à l'exactitude de ses amis, on
leur adresse des proclamations pour aiguillonner leur zèle. Il suffit de quel-
ques voix pour déplacer la majorité, pour amener une crise.
Le ministère n'a pas voulu s'exposer au reproche de paraître reculer de-
vant les questions politiques, et il s'est déterminé pour un discours du trône.
Néanmoins, il se propose de jeter la chambre, le plus qu'il pourra, dans
la discussion d'affaires positives et de projets tenant aux intérêts matériels.
Ce serait à ses yeux une utile diversion aux agitations politiques; mais, même
sur le terrain des affaires, le cabinet pourra bien se trouver en face de pas-
sions fort vives. On peut déjà voir dans la question des sucres au milieu de
quelles divergences de vues et d'intérêts le ministère devra prendre un parti.
A peine le bruit s'était-il répandu que le ministère préparait un projet qui
tendait à exproprier les propriétaires d'usines moyennant indemnité, les fa-
bricans de Valenciennes se sont mis à déclarer qu'ils voulaient avant tout
la conservation de leur industrie. Ils réclament donc le maintien de la légis-
lation existante; toutefois , ils font leurs réserves : dans le cas où les droits
actuels seraient aggravés, ils accepteraient en désespoir de cause la compen-
sation juste, mais fatale, de l'indemnité. Pauvres gens ! seront tentés de s'écrier
ceux qui trouvent excessive et presque scandaleuse la nouvelle charge qu'on
paraît avoir l'intention d'imposer au trésor public; ne sont-ils pas vraiment
à plaindre, ces fabricans ruinés qu'on appelle à puiser à pleines mains dans
la fortune de l'état pour réparer leurs désastres ?
La question des sucres amènera nécessairement dans le débat les plus graves
considérations politiques. Cette fois, les partisans et les adversaires des colo-
nies seront tout-à-fait en présence. Dans l'intérêt colonial , on demandera si
la mère-patrie ne doit pas une protection efficace à des nationaux qui, pour
être séparés de la France par les mers, n'en sont pas moins ses enfans. On
démontrera aussi combien la prospérité de nos colonies se lie aux avantages
de notre commerce maritime, et c'est au nom des intérêts et de la gloire de
notre marine qu'on appellera sur nos établissemens lointains la sollicitude du
législateur. Toutes ces considérations sont assurément d'un grand poids;
mais faut-il complètement oublier que l'industrie du sucre de betterave est
aussi une industrie française? Ne se préparerait-on pas des regrets amers pour
l'avenir, si on l'abolissait entièrement? N'est-il pas du devoir d'un grand
pays qui veut mener habilement ses destinées, de prévoir toutes les éventua-
144 REVUE DE PARIS.
Utés possibles? Que ferions-nous dans le cas d'une collision avec l'Angleterre,
d'une guerre maritime qui nous laisserait pendant un long temps sans com-
munications avec nos colonies ? Nous aurions nous-mêmes anéanti une indus-
trie nécessaire , et nous nous trouverions cruellement punis de notre impré-
voyance.
Il nous paraît difficile que la chambre des députés ne se rappelle pas avec
quelle répugnance elle accueillit, il y a plus de deux ans, le projet de sup-
primer entièrement le sucre indigène en accordant une indemnité aux fabri-
cans. Quand, sous le ministère du 12 mai, M. Cunin-Gridaine, en qualité de
rapporteur, énonça la proposition d'une indemnité, il s'éleva dans la chambre
un vaste murmure; on eût dit un orage qui grondait. Le cabinet du 1er mars
n'accepta pas l'héritage du 12 mai, et il proposa un projet qui protégeait à
la fois l'intérêt manufacturier et l'intérêt colonial. C'est la législation qui
règle aujourd'hui la matière, législation que le président du conseil, M. Thiers,
était loin de présenter comme définitive, comme immuable. « Les tarifs, di-
sait-il alors, sont une balance que le gouvernement doit toujours tenir d'une
main ferme; mais , comme les deux plateaux sont agités sans cesse par les
intérêts contraires, il faut qu'il mette la main tantôt d'un côté, tantôt d'un
autre. » A cette même époque, M. Thiers émit un aperçu qui frappa la chambre;
il signala les circonstances graves en présence desquelles se trouvaient les
colonies, ainsi que tous les élémens indéterminés, inconnus, que renfermait
l'avenir, et il demanda comment, dans une situation pareille, on pouvait
exiger du définitif. La situation a-t-elle changé et autorise-t-elle à se jeter
aujourd'hui dans des solutions extrêmes?
La loi sur les sucres ne sera pas la seule occasion pour la chambre de s'oc-
cuper de notre puissance maritime : la question du droit de visite reviendra
mettre encore à l'ordre du jour les grands principes de la liberté des mers
et l'état de nos relations avec la Grande-Bretagne. Le cabinet voudrait à la
fois maintenir les traités de 1831 et 1833, et paraître faire quelque chose qui
en adoucît la rigueur. C'est dans les détails d'exécution qu'il s'ingénierait à
trouver matière à quelques changemens. Il semble penser que, s'il obtenait
de l'Angleterre qu'un nombre égal de croiseurs français fût opposé aux croi-
seurs anglais, il parviendrait à faire tomber ainsi toutes les critiques dont
les traités ont été l'objet. Peut-être ne serait-il pas impossible non plus que
les Anglais consentissent à nous laisser faire momentanément la police sur
nos propres navires, afin d'éviter tout grief, tout sujet de plainte de notre
part. Ce seraient autant de palliatifs au mal; mais ils ne parviendraient pas,
du moins nous ne saurions le penser, à faire perdre de vue aux chambres le
grand but qu'elles se sont proposé, qui est de ramener la législation mari-
time aux anciens principes, et de ne pas permettre qu'une innovation dan-
gereuse figure plus long-temps dans le droit des gens. Sur ce point, la France
et l'Amérique ont eu la même pensée, et il faudra bien que vis-à-vis de nous,
eomme vis-à-vis des États-Unis, l'Angleterre abandonne une prétention in-
compatible avec les droits de souveraineté de toute nation.
REVUE DE PARIS. 145
Constantinople paraît à la veille d'avoir sa révolution ministérielle. Re-
chid-Pacha , ambassadeur de la Porte ottomane à Paris , est rappelé , et l'on
pense généralement qu'il sera mis à la tête du ministère. C'est une victoire,
remportée par les amis de la réforme. On n'ignore pas qu'à Constantinople
les Turcs fanatiques , les vieux Turcs , font une opposition vive à tous ceux
qui se sont déclarés partisans des innovations du sultan Mahmoud II. C'est
le parti de l'ancienne Turquie qui avait obtenu , dans ces derniers temps,
que Rechid-Pacha quittât le département des affaires étrangères; c'est alors
que Rechid-Pacha vint représenter la sublime Porte auprès de notre gouver-
nement. Il ne faut pas oublier que le hatti-schériff de Gulhané, promulgué
en 1839, quelques mois après la mort de Mahmoud, est en partie l'ouvrage
de Rechid. C'est encore lui qui, en 1838, conclut avec les puissances euro-
péennes le traité qui abolit les monopoles. Rechid-Pacha est un des hommes
les plus éclairés de l'empire; il voudrait régénérer son pays par de sages
emprunts faits aux principes et aux idées de l'Europe : c'est, pour ainsi parler,
un doctrinaire turc. Son rappel indiquerait que la Porte ottomane sent le
besoin d'écouter un peu plus les conseils des puissances. Le nouvel avène-
ment de Rechid-Pacha aux affaires pourrait être favorable à l'influence fran-
çaise : Rechid connaît la France, il en aime le génie et la civilisation, et il
inclinerait plutôt de notre côté que du côté de la Russie. L'avenir nous mon-
trera jusqu'à quel point il saura réussir dans ses efforts de gouvernement et
de réforme.
Les représentans des puissances ont accepté les arrangemens pris en Syrie
par la Porte ottomane. Ils ont pensé qu'ils ne pouvaient, pour le moment,
pousser plus loin leurs exigences sans porter atteinte à l'indépendance de
l'empire, à la souveraineté du sultan. Dans le cas où, ce qui est assez pro-
bable, l'expédient proposé par la Porte ne réussirait pas à empêcher l'anar-
chie, on reprendra les négociations, on fera de nouvelles notes.
Il est difficile de s'expliquer les dernières nouvelles que le gouvernement
vient de faire publier sur l'Afghanistan. On nous annonce la destruction de
Caboul et de Djellalabad. Tout le pays entre ces deux villes a été ravagée,
et les fortifications renversées. Cependant il semblait, d'après les relations
précédentes, qu'une fois rentrés dans Caboul, les Anglais avaient négo-
cié avec les Afghans, qui devaient leur rendre leurs prisonniers. Les hos-
tilités ont donc recommencé ? On nous dit qu'après deux attaques qui ont
eu lieu près de Gundamuck et aux passes de Kybhur, l'armée avait atteint
Peshawer et se dirigeait vers Ferozepor. L'armée anglaise se trouve donc
poursuivie, ou du moins chaudement accompagnée par les Afghans dans sa
retraite. Cependant les dernières nouvelles, dans leur laconisme énigmatique,
ajoutent qu'aussitôt que l'armée aura passé l'Indus, les Afghans faits prison-
niers depuis 1839 seront remis en liberté. Voilà des procédés bien humains
envers un peuple dont on brûle les villes, et dont les tribus vous reconduisent
l'épée dans les reins jusqu'aux dernières limites de son territoire. Les An-
glais ont voulu sans doute laisser un immortel témoignage de leur puissance
146 REVUE DE PARIS.
et de leur ressentiment dans les ruines fumantes de Caboul et de Djellalabad;
mais ils n'ont pas pensé qu'ils laissaient aussi dans les cœurs d'implacables
sentimens de haine et de vengeance, sentimens qui se transmettront aux gé-
nérations à venir. Quand luira le jour d'une grande collision entre les deux
puissances qui pressent les flancs de l'Asie centrale, entre la Russie et l' An-
terre, celle-ci pourra regretter d'avoir donné dans les Afghans des auxiliaires
redoutables à sa rivale. Du côté de l'Indus, l'Angleterre est destinée à avoir
contre elle un jour les Afghans, les Persans et les Russes.
L'Europe pourra rendre au moins ce témoignage à la France, que la guerre
faite par nous en Afrique n'a pas un odieux caractère de vengeance et de fé-
rocité. Nos soldats et nos généraux se battent avec vigueur, mais sans cruauté
et surtout sans perfidie. Ainsi , dans ces derniers temps , quand la grande
tribu des Flitas , par suite de nos habiles manœuvres , est tombée entre les
mains des généraux Lamoricière et Gentil, elle a été admise à une capitula-
tion honorable, et ses chefs, restés au quartier-général du général Lamori-
cière, n'y ont reçu que de bons traitemens. La dernière campagne que vient
de terminer M. le général Bugeaud avait été conçue sur un vaste plan. Les
Beni-Oulagh et les Schibh ont été forcés dans leurs montagnes par les efforts
combinés des généraux Bugeaud et Changarnier, et ils ont pu se convaincre
qu'il n'y avait pas pour eux de refuge dont l'abord fût inaccessible à nos co-
lonnes. Le gouverneur-général a défendu le pillage, et ces tribus, qu'Abd-el-
Kader avait essayé de fanatiser, ont pu trouver dans cette clémence un puis-
sant motif pour rechercher l'amitié de la France.
Comment se fait-il qu'au milieu de tous ses travaux, comme général et
comme gouverneur, M. Bugeaud trouve le temps d'entrer en correspondance
avec les journaux ? Que M. Bugeaud ait voulu, par sa brochure sur l'Algérie,
mettre le pays et les chambres en état de résoudre, en connaissance de cause,
une des plus graves questions qui puissent nous intéresser, cela se conçoit.
Nous n'avons pas hésité à regarder la publication du général comme un ser-
vice rendu au pays. Tout en avouant qu'il était assez insolite de voir un gé-
néral en chef publier ses vues et ses plans, nous avons trouvé cependant dans
la situation particulière de M. Bugeaud de sérieux motifs qui justifiaient sa
conduite. Le général voulait empêcher qu'on ne disloquât son armée; il pou-
vait craindre, non sans fondement , qu'on s'autorisât de ses succès même
pour diminuer considérablement les forces qu'il avait à sa disposition. Pour
n'être pas ainsi désarmé, il s'est adressé à l'opinion du pays, et nous répéte-
rons qu'il a bien fait. Mais une fois ce devoir rempli , il ne fallait pas re-
prendre la plume. Et à qui M. Bugeaud écrit-il ? Au National, c'est-à-dire à
des adversaires systématiques et implacables! Le général se plaint de l'injus-
tice et des calomnies auxquelles il est en butte; n'a-t-il pas, pour les confondre,
ses actions et le témoignage de l'armée qu'il mène à l'ennemi ? Dans une pa-
reille situation, il n'est pas besoin d'un grand stoïcisme pour opposer à des
accusations mensongères une inaltérable indifférence. Où en serions-nous si
les hommes qui servent le pays croyaient qu'à la première attaque de quelques
REVUE DE PARIS. 147
ennemis , l'opinion les condamnera ? Mais alors il faudrait désespérer du bon
sens public, et, comme l'a dit un jour M. de Chateaubriand, aller vivre à
Constantinople. Non, le pays est plus raisonnable et plus juste; il apprécie
les hommes sur des faits, d'après leurs actes, et ne va pas chercher ses juge-
mens dans les arrêts libellés par les ressentimens de l'esprit de parti. Nous
pensons même que le général Bugeaud ferait mieux, cet hiver, de rester en
Afrique, et de ne pas quitter son armée pour la tribune. Qu'il laisse les faits
parler pour lui; ne vaut-il pas mieux, s'il est destiné à être atteint un jour par
un ordre de rappel dont il croirait avoir à se plaindre, ne vaut-il pas mieux
pour lui le recevoir au milieu de son camp qu'en apprendre la nouvelle dans
les salons de Paris?
Un jeune écrivain déjà connu par des travaux de critique et d'érudition
que nos lecteurs n'ont sans doute pas oubliés, M. Charles Labitte, vient
d'aborder avec succès la belle et difficile carrière du haut enseignement. Chargé
de suppléer M. Tissot dans la chaire de poésie latine au Collège de France,
M. Labitte a ouvert son cours vendredi dernier par d'ingénieuses et piquan-
tes considérations sur le génie romain. Il a fort heureusement précisé la di-
rection qu'il donnerait à son enseignement en rappelant qu'il avait à parler de
Rome du sein de la France. C'est donc dans ses rapports avec l'esprit français
que M. Labitte étudiera le génie de la muse romaine. La poésie philosophique
des Latins l'occupera cette année, et il pourra indiquer plus d'un curieux
rapprochement entre l'austère mélancolie de Lucrèce et la tristesse infinie
des âges nouveaux. M. Labitte a promis de ne pas oublier, en traitant de la
poésie romaine, qu'il jugeait les œuvres d'une nation pratique et active; il
s'appliquera surtout à être précis et substantiel, à parler de Rome avec cette
sobriété savante qu'elle a enseignée à la France. Cette promesse du professeur
sera tenue, nous n'en doutons pas, et ses leçons sur la poésie philosophique
à Rome ne se distingueront pas seulement par le charme de l'exposition ,
mais par la solidité des recherches et l'heureuse nouveauté des aperçus.
Odéon. — La Main droite et la Main gauche, de M. Léon Gozlan. —
Cette représentation a été solennelle à plus d'un titre. D'abord, pour en
faire ce qu'on est convenu d'appeler une solennité littéraire, il suffisait du
nom de l'auteur, qui depuis long-temps n'était plus un mystère. On savait
qu'il s'agissait d'un des plus brillans écrivains qui honorent la littérature de
notre époque, du romancier à qui nous devons déjà tant de créations origi-
nales, du poète qui a chanté les châteaux de la France en prose digne des
dieux, en un mot, de cette brûlante imagination et de cet esprit étincelant
qui s'appelle M. Léon Gozlan. On savait en outre que de traverses il avait
essuyées pour arriver à ses fins, que de luttes, que de déboires ! L'intérêt et
les sympathies qui s'attachent toujours aux martyrs étaient depuis long-temps
148 REVtJE DE PARIS.
acquis à cette œuvre, qu'il allait être enfin permis d'entendre et de juger.
Mais ce qui donnait surtout à cette représentation un caractère grave, sérieux
et vraiment solennel, dans la bonne et haute acception du mot, c'est qu'il
s'agissait de savoir si décidément il était interdit aux hommes d'esprit et
d'imagination d'aborder la scène, si le théâtre, ce grand art dont on a fait le
plus plat des métiers , devait rester à jamais la proie des médiocrités qui
l'exploitent. On se souvenait d'un illustre échec et d'essais désastreux : on se
demandait avec émotion si M. Gozlan succomberait à son tour dans cette
rude épreuve, ou s'il en sortirait vainqueur.
En vérité , c'était là la question , et certes tous ceux qui s'intéressent aux
destinées de l'art dramatique avaient raison de s'émouvoir et de prendre la
chose à cœur, car la chose en valait la peine. A part quelques grands noms
qu'il serait aisé de compter, voyez en quelles mains le théâtre est tombé de
nos jours. Tomber est le mot, car jamais on ne le vit si bas. La nullité y
règne, la médiocrité y fait loi. N'ayez ni talent, ni style, ni distinction dans
l'esprit, ni poésie dans le cœur, ni grâce dans l'imagination, vous êtes mer-
veilleusement propre à faire du théâtre : c'est l'expression dont ils se servent
et qu'il eût fallu inventer, s'ils ne l'avaient créée eux-mêmes. Aujourd'hui, on
fait du théâtre comme on fait des bottes et des souliers. Les malheureux ont
tout perdu, l'art d'abord, puis le goût du public, si bien qu'à cette heure il
faut plus que du courage aux esprits d'élite pour oser aborder franchement
la scène et chercher le succès dans des voies nouvelles : entreprise si dif-
ficile, que deux grands talens y ont déjà succombé , aux applaudissemens
des niais, qui n'ont pas compris que c'était à la ruine de l'art dramatique
qu'ils applaudissaient. Il faut savoir gré à M. Léon Gozlan de ne s'être point
laissé abattre par de si funestes exemples, ni décourager par tant de diffi-
cultés. Il n'eût point réussi, qu'il mériterait encore nos éloges et notre
reconnaissance, pour avoir tenté une chose presque impossible; mais que ne
lui devons-nous pas, pour avoir planté glorieusement sur la scène le drapean
des jeunes écrivains, pour leur avoir prouvé une bonne fois que l'élégance
du style, le charme des pensées, la grâce, l'imagination, la poésie, enfin,
toutes les nobles facultés de l'esprit humain, ne sont pas rigoureusement
exclues du théâtre, et qu'elles peuvent parfois y réussir presque aussi bien que
la médiocrité.
Mais, s'écrient les faiseurs, ce n'est point là une pièce comme nous savons
les faire! Vous dites vrai , illustres auteurs de mélodrames plus ou moins
siffles, plus ou moins applaudis; ce n'est point là de votre façon, et c'est à ce
titre d'abord que nous l'aimons, cette œuvre qui n'a rien des défauts ni des
qualités des vôtres. Ce que nous en aimons surtout, c'est précisément ce que
vous jugez à propos d'y reprendre, la fantaisie se jouant de la réalité, un
esprit aventureux et libre, ennemi des sentiers frayés. Mieux vaut cent fois
suivre le daim dans ses bonds capricieux, que le pas lourd du bœuf creusant
péniblement son sillon. Mieux vaut mille fois mordre dans un fruit un peu
vert, que dans un vieux fruit mûr, sans parfum et sans saveur.
REVUE DE PARIS. 149
Ce qui nous a le plus charmé dans cette représentation, qui restera bien
avant dans nos souvenirs à tous , c'est inoins les qualités que les défauts de
l'œuvre en question. Ainsi, ce que nous en aimons surtout, c'est l'invraisem-
blance poétique, poussée, parfois jusqu'à l'impossible, que M. Léon Gozlan y
a semée dans plus d'une rencontre. D'autres l'en ont blâmé, nous l'en féli-
citons. Il nous plaît de sentir dans la première œuvre du poète quelque chose
déjeune et d'inexpérimenté, une exubérance de sève qui ne sait point se con-
tenir, un luxe de feuillage que n'a point encore émondé la réflexion, une
fougue, une ardeur inhabiles à se commander. Et puis, si vous saviez comme
nous sommes las de cette habitude des planches que les habiles font sonner
si haut ? Si vous saviez comme nous en avons par-dessus la tête , de cette
science surannée, de ces vieux moyens usés jusqu'à la corde, de toutes ces
roueries, de toutes ces ficelles qu'il serait bien temps, juste Dieu! de relé-
guer au panier aux chiffons? Aussi donc, que nous avons été heureux de
voir enfin un drame vif , alerte, pétillant d'esprit, bouillant d'amour et de
jeunesse, courant par monts et par vaux, franchissant les fossés, chevauchant
les nuages et préférant se rompre le cou que se traîner dans l'ornière :
œuvre charmante, s' égarant dans les champs de la fantaisie, sans jamais
briser entièrement le lien qui la rattache à l'éternelle vérité; œuvre à la fois
spirituelle et passionnée, dans laquelle le sourire se mêle aux larmes, l'émo-
tion à la gaieté, et la saillie au sentiment; œuvre de poète, enfin ! Le soleil
l'inonde à pleins rayons, les fleurs l'embaument, les oiseaux y gazouillent ,
l'air y circule, et d'un bout à l'autre la jeunesse et l'amour l'égayent de leurs
plus doux concerts.
Ainsi, pour écrire ce drame, M. Léon Gozlan n'a pas cru devoir couper les
ailes à son imagination ni renoncer aux riches et belles facultés qu'il a reçues
du ciel. Il a abordé le théâtre de front, sans rien changer à son armure; il n'a
fait aucune concession , il a marché vaillamment dans sa voie. Bref, il est
resté lui-même, son succès n'appartient qu'à lui.
Ce drame, il faut vous le conter, bien qu'à coup sur vous le connaissiez
déjà. Vous n'aurez pas sans doute attendu notre avis pour aller respirer le
doux et enivrant parfum de la rose Dorothée. Et puis nous ne voyons guère
que la plume de M. Gozlan qui soit tout-à-fait digne de vous promener le
long des sentiers fleuris de cette étrange et gracieuse histoire. Quel livre char-
mant n'eût-il pas écrit si, au lieu d'aborder la scène, il se fut contenté d'un
récit! Quel ravissant volume vous liriez à cette heure, les pieds sur les che-
nets, à la lueur de la lampe ! Que de larmes vous répandriez! que de sourires
à travers vos larmes ! Et combien, en lisant cette froide et pâle analyse, vous
regretterez que le poète ne vous ait pas donné un drame de la main droite
et un roman de la main gauche !
La scène se passe en Suède. Nous aimerions mieux, à vrai dire, qu'elle se
passât partout et nulle part. Ces mots Suède, Stockholm, Charles XII, qui se
trouvent mêlés à l'action, sont comme autant de poids de cent livres que
M. Gozlan a suspendus aux ailes de sa fantaisie. Nous savons de petites co-
150 REVUE DE PARIS.
médies de M. Alfred de Musset dans lesquelles les personnages s'intitulent
tout simplement le roi, la reine, le duc, la duchesse. La scène se passe où
Ton veut; à ce compte, la fantaisie a ses coudées franches et n'est point
exposée a se voir donner sur les doigts par l'histoire. Ainsi faisant, M. Léon
Gozlan se serait épargné hien des entraves dans sa composition et bien des
ennuis dans les bureaux de la censure.
Nous sommes sous le règne très gracieux, très pacifique, pourtant très
tourmenté, comme nous Talions voir, de la jeune et belle Dorothée. Par des
raisons d'état qui ne sont pas nos affaires, la reine a épousé le prince Her-
mann, qui regrette sincèrement, au milieu des humiliations de sa royauté
purement honoraire, les plates-bandes de roses et de tulipes qu'il se plaisait
à cultiver, quelques années auparavant, dans sa principauté d'Allemagne.
Son rôle se réduit à être le mari de la reine, rien de plus, rien de moins; rôle
de comparse auquel se pourrait comparer le rôle que joue dans le monde le
mari d'une femme de lettres. Le bonhomme Hermann en dépérit d'ennui et
ne tarderait pas à succomber à la peine, s'il ne s'était ménagé quelque com-
pensation mystérieuse. Suivez ses pas, aussitôt qu'il peut s'échapper de sa
prison dorée. A mesure qu'il s'en éloigne, son excellente figure s'éclaircit,
son front rayonne, ses lèvres s'épanouissent en un sourire de béatitude. Où
va-t-il? Quelle félicité l'attend? Quel est le charme qui l'attire?
A quelques milles de Stockholm , il est un délicieux asile, espèce de cottage
tout plein de fleurs et de silence. C'est là que vivent, loin des bruits du
monde, Mmc Rodolphine et son fils; c'est là que s'arrête Hermann. Il entre
sans façon, le chapeau sur la tête et les mains dans ses poches. Il commande
aux serviteurs, il baise Rodolphine au front. Qu'est-ce à dire, Hermann?
Seriez-vous infidèle à votre royale épouse? Sous ces honnêtes dehors, sous ces
bourgeoises apparences, cacheriez-vous par hasard l'ame de don Juan? Il
n'en est rien; seulement, comme il est bigame et qu'il tient à remplir tous ses
devoirs, le pauvre Hermann es,t bien obligé, pour être fidèle à chacune de ses
deux femmes, d'être infidèle à toutes deux. Hermann, bigame! Eh! mon
Dieu, oui. Hermann a, dans sa jeunesse, épousé Rodolphine de la main
gauche, et, lorsque des raisons d'état le contraignirent à se marier de la seule
main dont il pût désormais disposer, il n'eut pas le courage de renoncer à
Rodolphine et à son fils; il les attira près de Stockholm, il les cacha dans un
nid de fleurs, et c'est là qu'il vient chaque jour cueillir de sa main gauche les
douces félicités interdites à sa main droite. Rodolphine est la bonté même;
Wilfrid iguore qu'Hermann est son père; mais, par son ardeur chevaleresque
autant que par son noble cœur, Wilfrid est à la fois la joie, l'orgueil et la
consolation d'Hermann, qui, tout simple qu'il paraît, mène à grand'guides
ses deux ménages avec toute l'aisance et toute la dextérité que pourrait y
mettre le roué le plus consommé. Tous ceà détails ont, dans la pièce de
M. Léon Gozlan, un charme et une grâce que nous ne saurions exprimer.
Hélas ! qu'avons-nous dit? Wilfrid, était la consolation de son père! Oui ,
sans doute, et nous le répéterions si ce malencontreux jeune homme ne
REVUE DE PARIS. 151
se fût avisé de tomber amoureux, savez-vous de qui? D'une baronne? fi
donc ! D'une comtesse ? grand merci ! D'une ducbesse ? vous n'y êtes pas.
Wilfrid est amoureux de la reine. Et quel amoureux, ce Wilfrid ! Il n'y va
pas par quatre cbemins. Il saute à pieds joints sur les roues de la voiture
royale; les cbevaux le foulent aux pieds ; il s'en relève mieux portant. Rien
ne l'abat, rien ne le décourage, et, en fin de compte, il se décide à s'intro-
duire dans un bal de la cour pour insulter et poignarder le roi.
Or, tandis que, grâce à l'amour de AVilfrid, les affaires d'Hermann s'em-
barrassent d'une singulière façon, les affaires de la reine Dorotbée se com-
pliquent d'une étrange sorte, grâce à l'arrivée d'un certain major Palmer,
qui éclate un beau jour comme une bombe dans le palais de Stockbolm. Il
arrive des Indes, pocbes vides, sans sou ni maille, dans un costume moins
riche que pittoresque. Voici pourtant un plaisant drôle! Il entre dans le palais
des souverains de la Suède avec moins de façon que n'en faisait tout à l'heure
le prince Hermann pour pénétrer dans la maison de Rodolphine. Il a l'air
goguenard, porte haut la tête, et marche le poing sur la hanche. Hardi compa-
gnon, audacieux railleur, insolent au besoin, qui est-il? On ne sait; mais, à
son nom le ministre pâlit et se trouble, et l'on sent tout d'abord que ce mys-
térieux personnage tient entre ses mains tous les fils de l'action qui va se
dérouler devant nous.
Ce personnage n'est point neuf à la scène. C'est toujours ce héros roma-
nesque apparaissant à coup sûr à l'heure où on l'attend le moins. Nul ne sait
rien de lui, et il sait tout de tous. Il s'empare aussitôt de l'intérêt et de la
curiosité, il est le maître du drame qui s'agite à ses côtés, il est le mot vivant
de la charade et de l'énigme. Ce personnage, vous le connaissez, vous l'avez
vu vingt fois au théâtre, mais, jusqu'à présent, vous n'en aviez vu que l'es-
quisse; M. Gozlan en a fait un type et se l'est approprié. Non, nous ne sau-
rions dire que d'esprit, que de charme, que de scepticisme moqueur, que de
sensibilité touchante M. Léon Gozlan et M. Bocage ont répandus dans ce rôle
du major Palmer. Certes, lorsqu'après le cinquième acte, la toile s'est abaissée
au bruit des applaudissemens de la foule, le poète et l'acteur ont dû se serrer
la main et se remercier cordialement l'un l'autre. Rappelez-vous la scène,
courez la voir si ce n'est pas déjà fait, dans laquelle le major Palmer et Ro-
dolphine observent Wilfrid et la duchesse de Loewenbourg se confiant à voix
basse les secrets de leur tendresse. Tous deux sont jeunes, ils sont beaux
tous deux ; pour combler la distance qui les sépare, l'un aspire à monter,
l'autre aspire à descendre; leurs regards osent dire ce que leur bouche ne dit
pas. On entend à demi le gazouillement de leurs âmes. A ce tableau , Palmer
sent son vieux cœur rajeuni de vingt ans; il regarde, il écoute, ses veux se
mouillent de larmes, mais il se tait , car il craint d'effaroucher ces deux co-
lombes et de les voir aussitôt s'envoler. Savez-vous rien de plus charmant?
Cependant Wilfrid a tenu ses sermens. Il a publiquement, sous le masque,
insulté le mari de la reine, et vous pouvez juger des regrets qu'il en ressent,
lorsqu'il découvre, après cette belle équipée, que ce n'est point de la reine
152 REVUE DE PARIS.
qu'il est amoureux, mais de la duchesse de Loewenhourg. 11 est trop tard;
poursuivi pour crime de lèse-majesté, Wilfrid va se livrer lui-même; et je
vous laisse à penser la douleur du bon prince Hermann, lorsqu'il découvre
de son côté qu'il a été insulté par son fds. Mais ce que les mères seules pour-
ront imaginer, c'est le désespoir de Rodolphine, en apprenant que son fds
vient d'être condamné à mort. Qui tarira la source de tant de larmes? Le
temps marche, l'échafaud se dresse. Qui sauvera cet imprudent Wilfrid? qui
changera les sanglots de cette mère en transports d'allégresse? qui relèvera
ce père infortuné, courbé sous le coup du malheur? Palmer, toujours Palmer!
Il écrit à la reine deux lignes, quelques mots seulement; il demande la grâce
de Wilfrid, et la grâce de Wilfrid est signée. Mais qui donc est-il, ce Palmer?
Palmer est à Dorothée ce qu'Hermann est à Rodolphine; il est de la main
gauche le mari de la reine. Et cette jeune et belle duchesse de Loewenhourg?
Voyez Palmer la presser sur son cœur et arroser ses blonds cheveux de larmes
et de baisers.
On le voit, c'est à peine si nous avons indiqué la source de l'intérêt ré-
pandu dans cette oeuvre; mais nous avons mêlé nos applaudissemens à ceux
de la foule : c'est tout ce qui nous restait à faire.
Jules Sandeau.
— Sous ce titre : La vie d 'Artiste, un de nos collaborateurs, M. À. Del-
rieu, vient de publier un recueil de souvenirs et de récits de voyages dont
quelques extraits ont paru dans cette Revue. « L'objet apparent de ce livre,
dit M. Delrieu dans sa préface, est la reproduction pure et simple de l'effet
moral que la vue de l'Allemagne a laissé à l'auteur en 1832 , en 1835 et en
1838, durant trois séjours dont le second fut le plus étendu. Le but réel ce-
pendant est une autobiographie naïve, qui est de tous les pays, de tous les
âges et de tous les hommes... » On comprend le double intérêt qui s'attache
à l'ouvrage de M. Delrieu ; les impressions personnelles de l'auteur s'y mê-
lent à des renseiguemens curieux sur les mœurs allemandes. Il y a de la
linesse et de la vérité dans les observations du voyageur; on voudrait seule-
ment trouver quelquefois plus de netteté dans ses aperçus, plus de précision
dans la forme qui exprime sa pensée. La vie cV.lrtistc mérite néanmoins d'ê-
tre accueillie avec faveur ; c'est une peinture agréable et souveut gracieuse
d'un pays sur lequel la France a encore beaucoup à apprendre. Ou aime à
voir nos écrivains répondre par de bienveillantes et sérieuses appréciations
de l'Allemagne aux reproches d'ignorance et de légèreté qui leur viennent si
souvent d'outre-llhin.
F. BONNA1RE.
SS^SSlâ
COLONISATIONS FRANÇAISES.
LES PETITES CARAÏBES.'
La mort du commandant d'Enambuc ayant laissé Saint-Christophe
sans gouverneur, et le capitaine du Halde, qui y servait déjà, ayant
refusé de lui succéder, la compagnie nomma à cet emploi M. de La
Grange Fromentau; mais, lorsqu'il voulut faire ses préparatifs de
départ, il s'aperçut qu'il manquait d'argent, et qu'il lui serait impos-
sible de s'établir dans son gouvernement sur un pied convenable. Il
se décida donc à résigner sa nouvelle dignité en des mains plus opu-
lentes, et il proposa à M. Lonvilliers de Poincy de lui céder tous ses
droits, moyennant un prêt de quatre mille cinq cents livres, et la
lieutenance générale de Saint-Christophe.
M. de Poincy, qui faisait partie des chevaliers de Saint-Jean de
Jérusalem, possédait en bénéfices de son ordre plus de vingt mille
livres de revenus, et le roi l'avait nommé chef d'escadre de sa marine
en Bretagne. « C'était , dit le père Dutertre, un guerrier consommé,
(1) Voyez les livraisons des 16 juin et 9 octobre 1812.
TOME XIII. JANVIER. 11
15i REVUE RE PARIS.
un grand politique, un homme puissant en richesse, en amis, et une
des bonnes têtes de l'Europe. » Mais c'était en même temps un ancien
commandeur des galères de Malte, amoureux de cette royauté des*
potique de la mer, qui ne relève que de Dieu et de la tempête , ha-
bitué aux combats sans merci, aux tètes abattues sur un signe, et
aux prises de navires chargés de belles esclaves; car, comme il arrive
toujours, les chevaliers de Saint-Jean avaient fini par adopter, en
grande partie, les mœurs des ennemis qu'ils combattaient; et l'on
eût dit, à voir leur manière de vivre, que parmi les dépouilles des
Turcs, dont ils s'enrichissaient depuis si long-temps, ils avaient trouvé
tous leurs vices. M. de Poincy, qui se sentait mal à l'aise en France,
au milieu des mille entraves que lui imposaient les lois et l'usage,
pensa qu'il retrouverait dans le gouvernement d'une colonie éloignée
l'autorité absolue qu'il regrettait, et accepta avec empressement les
offres de M. de La Grange. Il fut en conséquence nommé gouver-
neur de Saint-Christophe, le 15 février 1638, et de plus lieutenant-
général de sa majesté dans toutes les îles de l'Amérique.
11 partit, en conséquence, quelques mois après, avec une suite
nombreuse, composée de soldats, de domestiques et d'ouvriers. Mais,
en arrivant à Saint-Christophe, il trouva que son lieutenant, qu'il
avait expédié en avant, n'avait rien préparé pour le recevoir. Dans
sa première indignation, il voulut détruire les plantations entreprises
par celui-ci et le renvoyer en France; la crainte de se révéler trop tôt
aux colons le retint, et il se résigna à recevoir des excuses. Ce fut ce
qui perdit M . de La Grange : le commandeur n'avait contre lui que de
la colère, cette réconciliation forcée changea sa colère en haine.
Après s'être fait reconnaître à Saint-Christophe, M. de Poincy se
rendit dans le même but à la Martinique et à la Guadeloupe. Là, il
put s'assurer par lui-même des efforts prodigieux qu'avaient dû faire
les fondateurs pour former ces établissemens, et de la négligence
que mettait la compagnie à remplir ses obligations. Malgré les de-
mandes réitérées des gouverneurs , les colons n'avait point assez de
poudre pour tirer chacun quatre coups de mousquet; les canons étaient
sans affûts , il n'y avait à la Martinique pour tout ouvrier qu'un char-
pentier sans outils, et la voile de la chaloupe qui faisait le service de
Saint-Christophe ayant été déchirée par un coup de vent, il ne se
trouva point dans les magasins une seule aune de toile pour la répa-
rer(l). Or c'était à cette époque et au milieu de cette disette de toutes
(1) Lettre de M. de Poincy à M. le président Fouquet, 10 août 1639.
RENTE DE PARIS. 155
ressources, que la compagnie écrivait à M. Duparquet de bùtir à la
Martinique un arsenal, une ville et un hôpital! M. Duparquet ré-
pondit qu'on ne construirait point un hôpital avec les deux mille
livres de tabac que la compagnie proposait de consacrer à cet objet ;
qu'avant de songer à un arsenal, il fallait des armes pour y mettre, et
qu'enfin, il commencerait à bâtir la ville dés qu'on lui aurait envoyé
des maçons, des charpentiers, des menuisiers, des serruriers, des
couvreurs, et tous les autres ouvriers nécessaires, munis de leurs ou-
tils (1). La compagnie n'envoya rien, et tout resta dans le même état.
Le commandeur de Poincy avait cassé à son arrivée les officiers
qui commandaient les quartiers de Saint-Christophe, afin de leur
substituer des gens dont il n'eût à craindre aucune opposition.
Comme la compagnie avait voulu qu'il y eût dans l' Lie un juge et un
lieutenant civil, il fit nommer à ces deux emplois un brasseur appelé
Renou , et le chirurgien Giraut, ce qui le rendit maître de la justice
comme il l'était alors du reste. Sûr ainsi d'imposer à tous ses volontés,
il ne chercha plus à se contraindre.
Un habitant nommé Belle-Tête avait une fille qu'on avait coutume
d'appeler la Nyrnphe de Saint- Christophe. C'était le premier enfant
né dans la colonie et pour ainsi dire l'Eve de cette race de créoles, si
belles de leur pâleur vivante et de leurs longs yeux noirs pleins de so-
leil. M. de Poincy, épris de sa beauté, venait la voir si souvent que
le père s'alarma de ces fréquentes visites et le laissa voir. Le com-
mandeur ne répliqua rien , mais à quelques jours de là il fit avertir
Belle-Tête, dont il savait la conduite peu régulière, que ses désordres
étaient un trop dangereux exemple pour sa fille et qu'il se voyait
forcé de la lui retirer.
La nymphe de Saint-Christophe fut en conséquence emmenée par
ordre du gouverneur, qui la conduisit lui-même chez Mme de La
Grange. Celle-ci , humiliée d'une telle garde, qu'elle n'osait pourtant
refuser, se vengea par des épigrammes. Kérolan, son frère, qui l'avait
suivie en qualité d'aumônier, alla plus loin; il rima un poëme satiri-
que intitulé ta Nymphe Christophorine, dont quelques copies furent
répandues dans l'île. L'une d'elles arriva jusqu'à M. de Poincy, qui,
en la lisant, fut pris d'une véritable rage. Il fit chercher Kérolan, qui
s'était d'abord enfui dans les bois, puis à Saint-Eustache, où il eut le
bonheur de trouver un navire anglais sur lequel il s'embarqua; et,
après l'avoir assigné en cas de ban et fait crier à trois briefs jours, il
(1) Le Ure de M. Duparquet à M. le président Fouquet, 17 août 1639.
11.
156 REVUE DE PARIS.
le condamna à avoir la tête tranchée, « sentence que je n'ai pu faire
exécuter effectivement , dit-il d'un ton de regret dans sa lettre à la
■compagnie, mais qui Va été en effigie (1).»
Restait à se venger de son lieutenant. Il commença par faire saisir,
comme créancier, toutes ses propriétés; puis l'accusa, ainsi que sa
femme, « d'avoir eu recours à des pratiques secrètes pour aliéner les
volontés du peuple. » Le brasseur Renou instruisit l'affaire et ren-
dit un arrêt par lequel tous deux étaient déclarés criminels de lèse-
majesté! Tous leurs biens furent en conséquence confisqués, et on les
conduisit prisonniers à la Rasse-ïerre avec leur fils, qui était un enfant
de huit ans. Leur captivité dura onze mois; enfin, au bout de ce temps,
la sentence fut révoquée par suite de l'appel qu'ils avaient interjeté
au roi , et ils purent se rembarquer pour la France.
Ce départ délivra M. de Poincy du seul contradicteur dont il crai-
gnît l'influence, et il ne songea plus qu'à s'établir dans l'île en sou-
verain. Il commença par se faire construire une demeure qui pût
être, au milieu des cases de charpente habitées par les colons, une
expression visible de son pouvoir et de son opulence. C'était une
sorte de château à quatre étages avec terrassée l'italienne, chapelle,
écuries, et jardins ornés de jets d'eau. A droite se trouvaient les ate-
liers occupés par les ouvriers qu'il avait amenés d'Europe, et à gauche
le quartier des nègres appelé la ville dîAngole. La cour n'était point
entourée de palissades, mais de murs solides, qui pouvaient mettre à
l'abri d'un coup de main l'arsenal bâti au milieu. Un corps-de-garde
défendait l'entrée, et des sentinelles y veillaient nuit et jour.
Une fois établi dans ce château, M. de Poincy décida que les officiers
de l'île viendraient tous les dimanches l'y saluer et recevoir ses ordres;
« si bien que ce jour-là , dit un témoin oculaire, on eût pris son an-
tichambre pour celle d'un prince ou d'un ministre. »
Mais tout en veillant ainsi à se faire rendre les honneurs que sou-
haitait son orgueil, il n'oubliait point les intérêts de sa fortune. Une
sorte de croisade venait de se former en Europe pour proscrire le
tabac. Jacques Ier, roi d'Angleterre, avait lui-même écrit un factum
contre cette plante dont il comparait les exhalaisons à celles des
antres infernaux. La plupart des médecins français en déclaraient
l'habitude nuisible; elle était proscrite en Italie , en Suisse même, et
l'on n'était point éloigné de l'époque où le sénat de Rerne devait pu-
blier dans son fameux décalogue que le crime de fumer était défendu
(1) Mémoire adressé au président Fouquet par M. de Poincy.
REVUE DE PARIS. 157
par Dieu même, comme le vol et le meurtre . Ces attaques empêchèrent
l'usage de la nicotiane de se répandre, précisément au moment où sa
culture avait pris, dans les îles de l'Amérique, un accroissement
immense, de sorte que cette marchandise tomba à vil prix. M. de
Poincy, à qui tous les droits étaient payés en tabac, jugea un tel état
de choses ruineux, et, pour y porter remède, il publia un arrêté
par lequel il était défendu à tous les habitans de Saint-Christophe, de
la Martinique et de la Guadeloupe, de faire du tabac pendant dix-
huit mois, sous peine d'un an de prison.
Bien que la mesure fût rigoureuse et prise dans un intérêt person-
nel, elle était évidemment utile à tous. Aussi , le gouverneur de la
Martinique n'hésita-t-il point à l'accepter; mais celui de la Guade-
loupe refusa de s'y soumettre. C'était toujours ce même capitaine,
M. de L'Olive, dont nous avons fait connaître l'étrange caractère.
Devenu épileptique, aveugle et fou, il s'était fait transporter de la
Guadeloupe à Nieves et de Nieves à Saint-Christophe, cherchant par-
tout la santé, qui l'avait quitté, et le repos, qu'il n'avait jamais connu.
M. de Poincy profita de son arrivée dans cette dernière île et de son
refus d'obéir pour le faire arrêter. Désirant la souveraineté de toutes
les Caraïbes, il avait depuis long-temps l'œil sur la Guadeloupe.
M. Aubert était même parti avec la mission d'en solliciter le gouver-
nement en sa faveur; mais cet officier, qui avait épousé la veuve de
M. Duplessis, obtint pour lui-même de la compagnie ce qu'il était
chargé d'obtenir pour M. de Poincy et revint avec une commission
qui le désignait comme remplaçant de M. de L'Olive.
Ce désappointement aigrit le commandeur contre la compagnie.
Réduit par elle au gouvernement de Saint-Christophe, il résolut de
s'y affermir par tous les moyens et d'en retirer seul tous les avan-
tages. Il commença par se conférer à lui-même le monopole des
échanges, en défendant aux habitans de se rendre désormais à bord
des navires qui arrivaient, et forçant les capitaines à lui vendre tout
leur chargement, qu'il détaillait ensuite avec des bénéfices aux colons.
Ceux-ci voulurent se soulever, mais la révolte fut aussitôt comprimée,
et les mécontens durent en revenir, comme par le passé , aux plaintes
sourdes, aux épigrammes et aux suppositions mensongères, cette
dernière ressource des opprimés. Les pouvoirs de M. de Poincy ve-
naient d'être renouvelés pour trois ans. On assura qu'ils étaient
moins étendus que les précédens, et pour le prouver on fit courir une
copie supposée de sa nouvelle commission. Le commandeur, qui en
fut averti , pensa que c'était l'occasion défaire un exemple. Un capi-
158 REVUE DE PARIS.
taine de quartier, nommé Desmarcts, lui avait été signalé comme
parlant plus haut que les autres, et comme colportant de case en case
la prétendue commission; il l'accusa de l'avoir fabriquée, bien qu'il
ne sût ni lire ni écrire, le fit arrêter et mettre en jugement. On ne
put trouver des preuves contre lui, mais il fut avéré qu'il avait mal
parlé du pape, de Dieu et de la Vierge, et de M. le gouverneur.
crimes qui méritaient la mort, et pour lesquels il eut la tête tranchée
en présence de tous les colons.
Cette exécution répandit à Saint-Christophe une véritable stupeur.
Pour entretenir la terreur des colons, M. de Poincy fit placer dans
tous les corps-de-garde des grues de fer, des chevalets, et d'autres
instrumens destinés à donner la question , dont l'aspect acheva d'ef-
frayer les plus mutins et les réduisit au silence.
Ces excès, du reste, ne l'empêchaient point de veiller à tout ce qui
pou\ait servir aux progrès de la colonie, et, pour être despotique,
son gouvernement n'en était pas moins intelligent. Il avait seulement
appliqué à la civilisation des colons le système employé pour le
défrichement de l'île même, passant le soc de sa volonté sur ces na-
tures sauvages et les soumettant à la culture par le fer et la flamme.
Aussi en extirpa-t-ii les instincts de désordre si profondément , que
cette île fut la seule que ne troubla, de son temps, aucune sédition.
Ses grandes manières et ses habitudes d'homme de qualité furent,
en outre, assez généralement adoptées à Saint-Christophe pour valoir
plus tard à ses habitans le titre de gentilshommes des Antilles.
Nous avons déjà parlé de la prospérité de la Martinique, où le nombre
des serpens diminuait chaque jour, grâce au défrichement; la Guade-
loupe elle môme, qui avait fait la paix avec les Caraïbes, commençait
à se peupler et à retrouver l'abondance sous le gouvernement de
M. Aubert; tout enfin marchait à souhait dans les trois colonies, lors-
qu'un désastre inattendu faillit ruiner à jamais toutes ces espérances.
On se trouvait vers le milieu d'août de l'année 1642. Aux pluies
qui étaient tombées pendant près de trois semaines avaient suc-
cédé des chaleurs étouffantes; un calme sinistre régnait dans le ciel,
«t la mer présentait une surface d'acier poli. Tout à coup des gron-
demens sourds retentissent le long des grèves, les îles semblent se
plaindre et tressaillir; enfin, à un signal donné, pour ainsi dire, le»
flots franchissent leurs rivages, la terre s'entr'ouvre, des pans de forêts
s'abattent d'un seul coup, et des montagnes s'écroulent comme de»
édifices fabriqués de main d'homme. Le veut, la pluie et la foudre
éclatent eu même temps, parcourent les étages et renversent tout
IlEVUE DE PARIS. 159
sur leur passage. On voyait les récoltes tourbillonner au-dessus des
mornes avec les débris des habitations; les oiseaux, royés dans l'air,
tombaient par milliers avec les feuilles et les herbes arrachées; des
murs de six pieds d'épaisseur furent renversés, et des pièces de canon
emportées avec leurs affûts. Chaque goutte de pluie qui vous frappait
aux mains et au visage y laissait une blessure (1). Le vent parcourut
en quelques heures tous les points du compas. Des vingt-trois vais-
seaux qui se trouvaient à la rade de Saint-Christophe, un seul eut le
temps de couper son câble sur l'écubier et de fuir; les vingt-deux
autres périrent. Le célèbre amiral Ruyter se trouva au nombre des
naufragés et se sauva à la nage.
L'ouragan dura une nuit et un jour. Lorsqu'il cessa, les colons,
qui s'étaient réfugiés dans les forts et derrière les montagnes, retour-
nèrent à leurs habitations. On voyait les hommes sans armes contre
leur habitude, et les femmes, tenant près d'elles leurs enfans par un
reste de crainte, parcourir les étages avec un silence de stupeur, sans
oser se regarder ni se parler. Leurs cases avaient disparu; les champs
étaient nus comme si la faulx y eut passé, les routes entrecoupées
de ravins, et la baie frangée de cadavres!
Ce fut surtout Saint-Christophe et la Guadeloupe qui eurent à
souffrir de l'ouragan : il occasionna, dans ces deux îles, une disette
qui ne fut soulagée que par l'arrivée des vaisseaux de Hollande et de
France. Mais sur ces terres fécondes tous les ravages sont vite effacés.
La semence laissée au milieu des ruines germa , grandit, et ne tarda
point à les couvrir. Les cases furent relevées, les champs remis en
culture, les cadavres enterrés et oubliés; si bien qu'au bout de quel-
ques mois les habitations avaient déjà retrouvé leurs haies vives de
bois épineux, et qu'on voyait, comme par le passé, onduler sur les
pentes de l'île le tabac d'un vert tendre mêlé au feuillage plus sombre
du gingembre et du manioc.
Bien que la compagnie des îles de l'Amérique fût loin de faire
tout ce qui eût été désirable pour les colonies des petites Caraïbes,
elle voulut agrandir son domaine et présenta au roi une requête qui
renfermait plusieurs nouvelles demandes. Les principales étaient: la
concession de toutes les îles non occupées , jusqu'au trentième degré
( l'ancien traité ne les leur accordait que jusqu'au vingtième ); une
exemption de droits pour toutes les marchandises provenant des
dites îles; et l'évocation au grand conseil du roi de tous les différends
(1) Père Duterire, vol. IV, p. 97.
160 REVUE DE PARIS.
que la compagnie pourrait avoir, à l'exclusion de tous autres juges.
Le cardinal de Richelieu accorda tous ces articles (1). De plus, comme
la compagnie s'était aperçue du despotisme et des envahissemens du
commandeur de Poincy, elle nomma par extraordinaire M. Clerselier
intendant-général des Antilles pour quatre ans, le chargeant de veil-
ler à la perception des droits, de clore la main aux commis qui se
rendaient coupables de négligences ou de malversations, de donner
avis en France des besoins des colonies; « et généralement de faire
en toutes choses ce qui sera de justice et de raison pour la conserva-
tion des intérêts de la compagnie (2). » C'était évidemment un sur-
veillant donné aux gouverneurs et spécialement à M. de Poincy. Ce-
lui-ci ne s'y trompa point, et il employa tant de moyens pour rendre
le séjour de Saint-Christophe insupportable à M. Clerselier qu'il le
força à retourner en France quelques mois après son arrivée.
Cependant les Antilles étaient à la veille d'une véritable révolu-
tion commerciale. Une culture, ruineuse plus tard, mais qui devait
être long-temps une source de richesse, allait s'y naturaliser et
donner à sa production une importance toute nouvelle.
Forcés jusqu'alors à des exploitations restreintes, à cause du petit
nombre de bras qu'ils pouvaient employer, les colons n'avaient fourni
à l'Europe que du tabac, du coton, du gingembre et du roucou; le
nombre des esclaves noirs était encore fort peu considérable, et tout
se faisait par le moyen-d'engagés, dont l'entretien était plus dispen-
dieux, le travail moindre, et la soumission toujours douteuse, bien
qu'on les conduisît aux champs avec la hallebarde. Un sieur ïrézel
avait bien tenté à la Martinique, en 1639, la culture de la canne à
sucre, qui y avait réussi, mais sans donner de suite à ces essais. Cette
plante, originaire de l'Inde, était, du reste, encore peu connue dans
l'Amérique. Naturalisée d'abord à Madère et aux Canaries par les
Portugais, puis à Saint-Domingue, vers 1506, elle n'avait été utilisée
que plus tard dans cette dernière île, où Gonzalès de Velosa lit venir
des Canariens qui lui apprirent à extraire de la canne le sel indien.
Mais cette fabrication était encore tellement restreinte que le sucre
continuait à se vendre par onces, chez les apothicaires, comme une
des drogues les plus rares et les plus précieuses. La compagnie pensa
qu'elle pourrait réaliser de grands bénéfices si elle faisait transplanter
des cannes dans les petites Antilles, et si elle se réservait le mono-
(1) Édit du roi, donné à Narbonne au mois de mars, Tan de grâce 1G42.
(2) Commission datée du 1er octobre 1G&2.
REVUE DE PARIS. 161
pôle de la culture. M. Aubert, qui avait le premier donné ce con-
seil, devait avoir à la Guadeloupe la direction de cette fabrication
nouvelle, sur laquelle il fondait, avec raison, des espérances de
fortune; mais il apprit, au moment où il s'y attendait le moins, que
l'on avait changé d'avis, et que, loin de songer à lui accorder de
nouvelles faveurs, on venait de nommer M. Ilouël gouverneur à sa
place.
Ce M. Houël, qui était un des seigneurs de la compagnie, était venu
quelques mois auparavant sous prétexte d'examiner les colonies au
nom de ses associés; il avait tout étudié en homme d'affaires, inven-
toriant de l'œil les établissemens, supputant, dans sa pensée, les bé-
néfices, et marquant par avance de son désir ce qu'il voulait prendre.
La Guadeloupe lui parut la plus avantegeuse des trois îles, et il réussit
à s'en faire nommer gouverneur.
Son arrivée produisit dans la colonie une sensation pénible, mais
il s'en inquiéta peu, car, pour la domination et la persistance, c'était
un second commandeur de Poincy. Seulement, ce que ce dernier
faisait ouvertement, sans chercher d'autre justification que sa volonté,
il le faisait, lui, avec toutes les ruses de la chicane. Celui-là régnait
par l'épée, celui-ci par le papier. Esprit avide et rancunier, mais pré-
voyant, il trouvait moyen d'inscrire un article de loi en tète de chaque
violence ou de chaque iniquité. Au fond, la manière différente dont
procédaient ces deux hommes tenait autant peut-être à leur point
de départ qu'à leurs caractères: M. de Poincy avait le despotisme mi-
litaire du seigneur, M. Houël la tyrannie matoise du bourgeois.
Aussi, leur rapprochement ne pouvait-il manquer d'amener des
démêlés. Dès la première entrevue, ces deux orgueils se heurtèrent.
En sa qualité de lieutenant-général des Antilles, le commandeur
voulut exiger le serment du nouveau gouverneur, et, comme celui-ci
hésitait, il le congédia brusquement en lui disant qu'il saurait le
ranger à son devoir.
M. Houël le quitta donc brouillé et retourna à la Guadeloupe, où
il travailla d'abord, comme tous les pouvoirs naissans, à se rendre
populaire. Or, parmi les besoins qui se faisaient sentir aux colons, il
en était un plus pénible à supporter que tous les autres : nous vou-
lons parler du manque de femmes. Ce malheur de toutes les sociétés
fondées avec effort et parla lutte avait jusqu'alors donné à la colonie
je ne sais quel aspect de désordre, de rudesse et de provisoire. Le
sol que le planteur avait conquis n'était à ses propres yeux qu'un
moyen de fortune, une mine à exploiter; pour en faire une patrie,
162 REVUE DE PARIS.
il fallait y implanter la famille. Quelques-uns, poussés par le besoin
de s'attacher par les racines du devoir et de la tendresse à la terre
qu'ils cultivaient, avaient épousé des négresses ou des femmes ca-
raïbes, mais c'était le petit nombre; la plupart étaient encore forcés
de vivre en mateloltage (1) , privés de toutes les joies du foyer.
M. Houël pensa que le meilleur expédient pour consolider la colonie
et s'assurer l'affection des habitans était de leur fournir les moyens
de se marier. 11 le fit savoir à la compagnie, qui lui expédia sur-le-
champ une troupe de jeunes filles tirées de l'hôpital Saint-Joseph et
confiées à la direction de M'le La Fayolle.
Cette dernière était une dévote à la manière de Tartufe, intri-
gante, avare, et veuve d'un mari qui vivait encore. Sa famille lui
avait obtenu cette mission dans le seul but de s'en débarrasser. Elle
arriva à la Guadeloupe apportant, au lieu de bagage, des lettres de
la reine et de toutes les dames de la cour, qui recommandaient, de
la manière la plus pressante, MIle La Fayolle et sa jeune compagnie.
C'était, au dire des protectrices, tout ce que les colons pouvaient dé-
sirer de plus sage, de plus soumis, de plus charmant, en un mot, la
fleur des pois des hospices! M. Houël fit bâtir une grande case pour
loger les nouvelles venues, et le champ fut ouvert aux épouseurs.
MUe La Fayolle accueillit chacun en raison du présent qu'il appor-
tait, accordant aux plus généreux ses pensionnaires les plus aimables
et les plus belles. Lorsque toutes furent mariées, elle fit avertir la
compagnie, qui lui en expédia de nouvelles, comme on eût fait de
marchandises à consignation , si bien que sa case fut un véritable
entrepôt de fiancées pour toute l'île, et que l'on vint même de la
Martinique et de Saint-Christophe lui en demander. Elle s'enrichit
ainsi, et ce fut « par ces commerces d'amour, dit le père Dutertre,
qu'elle s'accrédita dans l'île jusqu'à faire la loi aux commandans. »
M. Houël eut soin de la mettre dans ses intérêts, ce qui lui donna
une grande autorité dans la colonie. Il s'en servit pour chasser M. Au-
bert. à qui la compagnie avait conservé le titre de lieutenant-général
de la Guadeloupe, puis, voulant se venger de M. de Poincy, qui
affectait un grand dédain à son égard, il fit un voyage en France et
intrigua si bien, qu'il réussit à faire nommer à sa place M. Patrocles
de Thoisy. Mais le commandeur se mit en défense, et, lorsque le
nouveau lieutenant général se présenta à Saint-Christophe, on ne lui
(1) Association de deux habitans qui exploitaient ensemble et héritaient l'un de
Tau ire.
REVUE DE PARTS. 163
permit point de débarquer. Celui-ci s'adressa alors à M. Duparquet,
qui se mit à la tète d'une petite troupe des siens, aborda dans le
gouvernement de M. de Poincy, et y publia sa déchéance. Quelques
centaines d'habitans, commandés par les capitaines Camot et de La-
fontaine, se rallièrent d'abord a lui, et le succès semblait certain,
lorsque le commandeur, qui avait attiré les Anglais dans son parti,
vint les attaquer à la tête de deux mille combattans, les mit en dé-
route, et fit M. Duparquet prisonnier.
M. Patrocles de Thoisy fut donc forcé de se retirer a la Guadeloupe,
où M. Houël le reçut d'abord avec de grandes démonstrations de
respect; mais s'apercevant bientôt que le voisinage d'une autorité
supérieure à la sienne diminuait son importance et bridait ses vo-
lontés, il commença à aigrir les esprits contre son hôte, et à entraver
tous ses actes par de sournoises menées, si bien qu'il le força à passer
à la Martinique.
Le commandeur de Poincy parut aussitôt devant cette île avec cinq
navires portant huit cents hommes, et somma les habitans de lui
livrer le sieur Patrocles de Thoisy, promettant de leur rendre en
échange M. Duparquet, leur gouverneur. La proposition fut acceptée.
Le nouveau lieutenant-général, remis aux mains du commandeur, fut
conduite Saint-Christophe, où il demeura quelque temps prisonnier.
Enfin, une nuit, on vint le réveiller dans sa prison, un nègre le
chargea sur ses épaules, et le porta à un navire où il s'embarqua
pour la France, n'ayant pour tout bagage que deux chemises et un
manteau.
Avant le départ de M. de Thoisy, les persécutions avaient déjà com-
mencée la Guadeloupe et à Saint-Christophe contre ceux qui s'étaient
déclarés en sa faveur. M. Houël, fidèle à ses habitudes cauteleuses,
leur suscita des procès, les frappa de confiscation et les força de quitter
l'île «avec la besace sur l'épaule et le bâton blanc à la main fl). » Quant
à M. de Poincy, son premier acte fut de chasser les missionnaires, qui
s'étaient toujours montrés opposés à ses rigueurs, et avaient, en
dernier lieu, engagé les colons à obéir au roi. Ils quittèrent Saint-
Christophe en chantant à haute voix le cantique : Lorsqulsracl sortit
de VÉrjypte. A leur tète marchait le père gardien , tenant le saint-
sacrement, et l'on eût dit qu'il emportait en même temps tous les
sentimens de justice et de miséricorde, car a peine eurent-ils dis-
paru , que les supplices commencèrent. Presque tous les malheureux
(1) Père Duterlre, vol. I, p. 366.
164 REVUE DE PARIS.
qui avaient rejoint M. Duparquet, lors de sa descente à Saint-
Christophe, s'étaient réfugiés dans les bois après sa défaite; le com-
mandeur les y fit poursuivre par des nègres d'abord, puis par des
chiens. Ceux qui purent échapper construisirent à la hâte des piperys
sur lesquelles ils s'efforcèrent de gagner les îles de Saint-Eustache
et de Saint-Martin; mais la plupart furent noyés en chemin. Les
capitaines de Lafontaine et Camot, dont on avait mis les têtes à prix,
restèrent cachés au haut d'un figuier jusqu'à ce que la faim les forçât
à descendre au rivage. Ils profitèrent pour cela de la nuit. Camot,
dont tous les membres étaient enflés et qu'affaiblissait la fièvre, ne
pouvait marcher qu'avec l'aide de son compagnon. Arrivés aux bords
de la mer, ils aperçurent au loin un navire qui était à l'ancre. De
Lafontaine proposa d'aller y demander du secours à la nage.
— Va, lui dit Camot, je t'attendrai ici.
Le proscrit se jeta à la mer et atteignit le navire; mais, près d'y
monter, une crainte l'arrêta. A qui allait-il se livrer, et que devait-il
espérer d'un inconnu, alors que ses parens et ses voisins n'avaient
osé lui donner asile? Cette pensée le fit hésiter quelques minutes.
Cependant, comme c'était la dernière, la seule chance de salut, il se
décida, saisit une corde, monta à bord, et s'avança vers l'homme
qui se promenait sur le pont. Dans ce moment, celui-ci se détournait,
la lune éclaira son visage, et de Lafontaine poussa un cri de surprise;
c'était le capitaine Breda , son plus ancien et son plus sûr ami !
Le Hollandais l'avait également reconnu, et tous deux restèrent
long-temps embrassés sans pouvoir se parler autrement que par des
exclamations et des larmes; enfin de Lafontaine s'écria :
— C'est Dieu qui m'a conduit ici, Breda, car vous me sauverez.
— J'y risquerai au moins ma vie, mon bien et celui de mes mar-
chands, répondit le marin; mais vous savez qu'il y a défense à tous
les capitaines, sous peine de mort, de vous recevoir, et que l'on a
promis 10,000 livres de petun à qui livrerait votre tête. Si mes gens,
qui dorment là sous le tillac, s'éveillaient, nous serions perdus tous
deux.
— Que faut-il donc faire? demanda de Lafontaine.
— Vous cacher dans ma cabane , et n'en sortir que quand nous au-
rons levé l'ancre.
— Il faut d'abord que Camot soit ici en sûreté comme moi, répliqua
le proscrit.
Le capitaine Breda s'écria que c'était impossible, que le cacher
seul aux yeux de ses matelots était déjà assez difficile, et que s'il s'ex-
REVUE DE PARIS. 165/
posait volontiers pour un ami, il n'était point disposé à le faire pour
un étranger. De Lafontaine eut recours à toutes les raisons pour le
persuader; mais, le voyant inébranlable, il lui tendit la main :
— Je prie donc que Dieu vous garde, Breda , dit-il; quant à moi,
j'ai laissé sur le rivage Camot malade; nos destinées sont inséparables.
En parlant ainsi, il passa un pied par dessus la lisse.
— Où allez-vous? s'écria le Hollandais.
— Le rejoindre, répondit de Lafontaine, qui saisit une corde pour
se rejeter a la mer.
Breda demeura un instant immobile, puis, allant à la poupe, il dé-
tacha silencieusement le canot et y descendit.
— Ainsi vous consentez à le sauver? s'écria de Lafontaine.
— Puisqu'il faut tout perdre, mourons avec nos amis, dit le Hol-
landais (1).
Et il se rendit au rivage, d'où il ramena Camot.
Les deux proscrits furent cachés dans la cabane du brave capitaine,
qui mit à la voile dès le lendemain, laissant tout ce qu'il avait à
Saint-Christophe à la discrétion de M. de Poincy, et qui les débarqua
dans un port de France.
En arrivant à Paris, de Lafontaine et Camot dénoncèrent les excès
dont ils avaient été victimes, et en demandèrent réparation; mais la
compagnie ne pouvait rien contre M. de Poincy ni contre les autres
gouverneurs, car ceux-ci étaient les véritables maîtres de ses établis-
semens. En leur laissant un pouvoir absolu, pendant les jours diffi-
ciles, afin de se délivrer de toute dépense et de tout embarras, elle
n'avait point réfléchi qu'ils garderaient immanquablement ce pouvoir
après la réussite, et que la prospérité qui était leur ouvrage de-
viendrait leur propriété. Divisée par les intrigues de ses seigneurs,
toujours à court d'argent et de prudence, la compagnie des îles de
l'Amérique avait abdiqué la direction de ses colonies en les aban-
donnant aux efforts personnels de ses agens; elle devait subir main-
tenant la conséquence de sa faiblesse et de son incapacité. Cette
incapacité et cette faiblesse avaient du reste dépassé tout ce que l'on
peut croire. Pour s'en faire une juste idée, il faut parcourir la ver-
beuse correspondance de M. Fouquet, et voir les lâches précautions,
les misérables calculs auxquels l'entraîne son intérêt malentendu.
S'agit-il, par exemple, de la nomination d'un gouverneur qui pourrait
être mal reçu dans la colonie, la compagnie recommande expressé-
(1) Père Dulertre, vol. I. p. 307.
166 REVUE DE PARIS.
ment à ses commis de ne point se compromettre à le soutenir,
d'établir des rapports, s'il est nécessaire, avec les séditieux qui se
seraient emparés de l'île et qui y commanderaient, en un mot « de
ne rien direjii de ne rien faire qui puisse attirer une inimitié préju-
diciable aux intérêts de l'association (1). »
On devine d'avance quel dévouement celle-ci pouvait attendre
d'agens ainsi recommandés! Sûre de ne trouver dans la compagnie
dont ils étaient les représentans ni appui ni reconnaissance, les gou-
verneurs ne songèrent qu'à se créer une autorité personnelle qui ne
tarda pas à devenir absolue, Le manque de protection suffisante les
avait poussés à l'usurpation. Arrivés là, ils ne négligèrent rien pour
s'affermir en se donnant le mérite de tous les actes utiles et mettant
sur le compte des seigneurs tous ceux qui pouvaient heurter les in-
térêts ou les passions de la colonie. Ils parvinrent par ce moyen à
rendre ces derniers tellement odieux, que l'un d'eux disait plaisam-
ment :
— La compagnie fait le même effet sur nos planteurs que la tête
de loup sur les enfans; elle épouvante les plus timides et met en fu-
reur les plus hardis (-2).
Mais hardis et timides trouvaient toujours quelque raison pour ne
point payer les cent livres de petun auxquelles ils étaient obligés.
C'était tantôt le vent, tantôt la pluie, une fois les chenilles, une
autre fois les ouragans; si bien que les seigneurs attendaient encore
en vain un cours de saison qui permît de payer l'impôt!
Pour comble de malheur, les réclamations surgissaient de toutes
parts. M. Patrocles de Thoisy, qui avait fait d'énormes dépenses,
exigeait des indemnités; Mmo veuve de L'Olive venait de gagner un
procès contre la compagnie; messieurs Duparquet, Houël et de
Poincy, menaçaient de faire valoir des créances arriérées. Les direc-
teurs, à bout de ressources, assemblèrent tous les intéressés et pro-
posèrent de liquider l'association, ce qui fut accepté.
En conséquence, M. Houël acheta la Guadeloupe au prix de
soixante mille livres, plus une rente de six cents livres de sucre
fin (3); M. Duparquet obtint la Martinique aux mêmes conditions (i);
(1) Lettre de M. Fouquet à M. Houël.
(2) Lettre de M. Houël à la compagnie.
(3) Contrat du i septembre 1640. — On n\y lit point paraître le nom de M. Houël^
mais celui de M. de Boisseret, son beau-frère et son associé.
(4) Contrat du 27 septembre 1650.
REVUE DE PARIS. 167
enfin M. de Poincy acquit Saint-Christophe, au nom de la religion
de Malte, pour la somme de cent vingt mille livres (1).
Comme le contrat accordait en outre aux trois acquéreurs la pro-
priété des petites îles voisines de leurs établissemens (2), chacun
d'eux s'occupa sur-le-champ d'y jeter des colonies. M. de Poincy
avait déjà pris possession, dès l'année IG'j-8, de Saint-Barthélémy, pe-
tite île d'environ sept lieues carrées, et de Saint-Martin, dont il avait
partagé le territoire avec les Hollandais. Il regarda de nouveau au-
tour de lui et résolut d'occuper Sainte-Croix. Cette île, d'environ
quatorze lieues carrées, qui avait appartenu d'abord à la Hollande,
puis aux Anglais, venait d'être conquise par les Espagnols. Il les
en chassa et établit à leur place trois cents colons de Saint-Christophe.
M. Buparquet, de son côté, profitant du désastre des Anglais, que
les Caraïbes avaient tous égorgés à Sainte-Alousie, forma un établis-
sement dans cette île, qui n'a pas moins de vingt-huit lieues carrées.
Il acheta ensuite des sauvages, pour des serpes, de la rasade et deux
barriques d'eau-de-vie, la propriété de la Grenade, où il distribua
des terres à deux cents colons tirés de la Martinique. Mais les ven-
deurs, comme on pouvait le prévoir, ne tardèrent pointa se repentir
de ce marché, et ils attaquèrent les Français à l'improviste dans leurs
nouvelles habitations. Repoussés par ceux-ci, ils se réfugièrent
d'abord dans les bois, puis sur un morne où ils avaient construit une
sorte de fort qu'ils croyaient inaccessible. Les colons découvrirent
pourtant le sentier qui y conduisait et les y poursuivirent. Les Ca-
raïbes, voyant alors la défense impossible, coururent tous vers la
partie du rocher qui dominait la mer, et chacun d'eux, prenant sa
femme et ses enfans dans ses bras, s'élança dans l'abîme en fermant
les yeux.
Pendant ce temps, M. Houël faisait occuper également les Saintes
et Marie-Galande; de sorte qu'en 1653, la France possédait dans la
mer des Antilles neuf îles, sans parler de la Tortue et de la côte occi-
dentale de Saint-Domingue.
Malheureusement ces colonisations réveillèrent le mécontentement
des Caraïbes, aigris d'ailleurs par les nègres marrons qui les avaient
rejoints en grand nombre et par les conseils d'un métis qu'ils avaient
(1) Contrat du 2'nnai 1651.
(2) M. Houël avait la Désirade, Marie-Galande et les Saintes; M. Duparqueî,
Sainte-Alousie, la Grenade et les Grenadins; M. de Poincy, Siint-Martin, Saint-
Barthélémy, Sainle-Croix.
168 REVUE DE PARIS.
pris pour chef. Ce métis était fils d'une femme caraïbe et du général
Waërnard, ancien gouverneur de Saint-Christophe pour les Anglais.
Élevé dans la maison de son père, il tomba, après la mort de celui-ci,
sous la tyrannie d'une belle-mère qui le força à travailler les fers
aux pieds avec ses esclaves. Waërnard supporta quelque temps son
sort avec patience. C'était un jeune homme, grand et bien fait comme
tous les sauvages des Antilles; mais ses longs cheveux bouclés, son
front large, son œil ouvert et pensif, annonçaient en lui le mélange
d'une race plus intelligente. Il excellait à tous les exercices, parlait
également bien l'anglais, le français ou le caraïbe, et était doué d'une
merveilleuse éloquence. Poussé à bout par les mauvais traitemens,
il s'enfuit de Saint-Christophe à la Dominique , où les sauvages le
choisirent pour leur chef. Milord Willougby, qui commandait les
colonies anglaises, sentit le parti qu'il pourrait tirer d'un pareil allié,
et réussit à le gagner par des présens. Il l'envoya même à la cour
d'Angleterre, où notre Alcibiade caraïbe se montra en équipage de
gentilhomme, sans paraître embarrassé de son pourpoint de velours,
de son chapeau à plumes ni de son épëe; mais, de retour à la Domi-
nique avec une commission de gouverneur, il y reprit son habit de
roucou, assembla les sauvages, selon les instructions qu'il avait
reçues, et, dans un ouïcou général, il fit décider la guerre contre les
Français.
Il aida d'abord à reprendre Sainte-Alousie, que les Anglais vinrent
attaquer sans avertissement et en pleine paix, sous prétexte que cette
île leur avait autrefois appartenu, mais en réalité parce que la Bar-
bade, qui était voisine, avait besoin d'une terre où elle pût écouler
le trop plein de sa population. Cette expédition fut suivie de plusieurs
autres dans lesquelles Waërnard conduisit les Caraïbes avec autant
d'audace que de bonheur. Les îles de Marie-Galande, de la Grenade
et de Saint-Martin, furent principalement visitées par ces terribles
ennemis qui arrivaient le soir en rampant dans l'herbe sans qu'on
les aperçût, mettaient le feu aux cases et se retiraient au point du
jour, laissant une rangée de pieux surmontés de tètes devant les
ruines noircies. Ils surprirent même la Martinique, au nombre de
deux mille, et vinrent assiéger M. Duparquet dans son habitation.
Celui-ci, qui n'avait près de lui qu'une douzaine d'hommes, se dé-
fendit avec une merveilleuse intrépidité. La goutte, dont il était
tourmenté depuis plusieurs mois, l'empêchant de marcher, il se fit
porter près d'une des fenêtres d'où il pouvait surveiller l'assaut, et
où on le voyait sur son fauteuil de chêne, ayant à ses pieds les six
REVUE DE PARIS. 169
dogues qui lui servaient habituellement de gardes, charger lui-même
ses armes tout en donnant ses ordres, et répondre aux cris des sau-
vages par des coups toujours sûrs. Mais les mnintions finirent par lui
manquer, et il n'avait plus d'espoir que dans les secours des colons,
lorsqu'on vint lui apprendre que les nègres marrons, roucoués à la
manière des Caraïbes pour ne pas être reconnus, s'étaient dispersés
dans les étages, et que les habitans épouvantés s'enfuyaient de tous
côtés dans les bois sans écouter la voix de leurs officiers. C'en était
donc fait du gouverneur et de la colonie, si quatre grands navires
hollandais armés en guerre n'étaient arrivés à la rade dans ce mo-
ment. En apercevant les habitations en feu et les Caraïbes qui par-
couraient le rivage le bouton à la main, les capitaines comprirent ce
qui se passait et se hâtèrent de débarquer leurs équipages, qui for-
cèrent les sauvages à se retirer.
Ces attaques, suscitées par les Anglais, étaient du reste moins dan-
gereuses encore que les dissensions survenues entre les nouveaux
propriétaires des Antilles. Les efforts de M. Houël pour dépouiller
ses neveux des droits qu'ils avaient sur une partie de la Guadeloupe,
la mort de M. Duparquet, qui livra le gouvernement de la Martinique
à une femme, et l'inflexible orgueil de M. de Poincy, qui résistait
aux volontés de l'ordre de Malte comme il avait résisté à celles du roi,
y entretenaient un état continuel d'irritation et de trouble. Enfin Col-
bert, qui comprenait l'importance du commerce pour une grande
nation, et qui le savait aussi impossible sans une marine, qu'une
marine sans établissemens lointains, songea à constituer une nou-
velle compagnie qui possédât des ressources suffisantes pour tra-
vailler à l'agrandissement de ces colonies fondées par le seul courage
des particuliers. L'association qui venait de se former par les soins
de M. de La Barre, pour un nouvel essai d'établissement à Cayenne,
fut la base de cette compagnie des Indes occidentales , à laquelle le
roi concéda, outre la terre-ferme d'Amérique, depuis le pôle nord
jusqu'à la Floride, et de l'Orénoque au fleuve des Amazones, toute
la côte d'Afrique, à partir du cap Vert jusqu'au cap de Bonne-Espé-
rance. Quant aux Antilles, la compagnie devait en acquérir la pro-
priété, moyennant un prix fixé par des arbitres.
L'édit royal qui constitue cette association est d'autant plus impor-
tant à consulter pour l'histoire de notre commerce et de nos colo-
nies, qu'on y trouve tout le système de Colbert clairement exposé
en quelques mots. Ce système, il faut l'avouer, est fort en arrière de
la philosophie économique proclamée de nos jours par Smith et ses
TOME XIII, JANVIER. 12
170 REVUE DE PARIS.
disciples. Il a pour unique base l'intérêt national, traité dans ces der-
niers temps de principe honteux et rétréci, comme s'il n'y avait pas
pour les nations, de même que pour les individus, un égoïsme né-
cessaire qui n'est que le sentiment de leur conservation! Colbert y
établit (1) que les particuliers qui avaient jusqu'alors possédé les co-
lonies françaises, n'ayant point été assez riches pour entretenir le
nombre de navires nécessaire au transport des marchandises, avaient
laissé faire ce transport par les étrangers, ce qui était aussi préju-
diciable aux sujets du roi, qui perdaient ainsi les occasions de s'en-
richir, qu'au roi lui-même, dont la marine ne pouvait s'agrandir ni
se fortifier. La compagnie des Indes occidentales était fondée pour
obvier à ces inconvéniens, et, afin qu'elle pût suffire à ce que l'on
espérait d'elle, des privilèges et des secours extraordinaires lui
avaient été accordés.
Ainsi l'édit déclarait que tout Français intéressé à l'association
pour vingt mille livres acquerrait par ce seul fait droit de bourgeoisie
dans la ville qu'il habitait, et serait dispensé de la résidence s'il était
officier.
En souscrivant pour la même somme, un étranger acquérait tous
les droits des sujets du roi sans avoir besoin de lettres de naturali-
sation.
La compagnie était exempte d'impôt pour les vivres et marchan-
dises nécessaires à l'équipement de ses vaisseaux. Elle devait recevoir,
à titre de prime, trente livres par tonneau pour les marchandises
qu'elle transportait aux colonies françaises, et quarante livres par
tonneau pour celles qu'elle en rapportait. En cas de guerre, le roi
s'engageait à l'assister d'armes et de vaisseaux ; il s'interdisait toute
saisie des objets appartenant aux associés; enfin, il se déclarait dis-
posé à leur prêter sans intérêts le dixième de toutes les dépenses qu'ils
feraient pendant les quatre premières années, et à ne point exiger de
remboursement dans le cas où ils auraient fait des pertes égales à la
somme avancée.
La compagnie avait de plus le privilège exclusif du commerce, le
droit de choisir ses gouverneurs, ses officiers et ses juges. Elle était
dirigée par neuf directeurs élus en assemblée générale, et dont trois
au moins devaient être des marchands.
Encouragée par de tels secours, la compagnie des Indes occiden-
tales remboursa les propriétaires des Antilles, en prit possession avec
(1) Ce décret fut donné à Paris au mois de mai 1661.
REVUE DE PARIS. 171
les minutieuses formalités alors en usage pour les transmissions de
propriété (1), et y nomma des gouverneurs auxquels elle assigna des
appointemens et des rations au lieu de l'impôt qu'ils prélevaient au-
trefois sur les colons. Le gouvernement de la Guadeloupe fut confié
à M. du Lion, celui de la Martinique à M. de Clodoré, celui de Saint-
Christophe au commandeur de Salles, ceux de Marie-Galande, de
Grenade, de Sainte-Croix, à MM. de Théméricourt, Vincent et Dubois.
Lorsqu'elle leur adressa leurs commissions, la compagnie les exhorta
à faire tous les préparatifs de défense possibles, les prévenant que la
guerre avec les Anglais était imminente.
Mais les Anglais avaient déjà pris soin d'avertir les nouveaux gou-
verneurs à leur manière en arrêtant, sans aucune déclaration d'hos-
tilité, les barques françaises qui avaient jeté l'ancre sur leurs rades et
en s'emparant des navires de la compagnie qui s'étaient trouvés trop
faibles pour résister. M. de Clodoré demanda raison de cette violation
du droit des gens à milord Willougby, qui s'excusa d'abord de ré-
pondre à sa lettre sous prétexte qu'il ne savait point le français, et
qui finit par déclarer qu'il ignorait complètement les faits dénoncés,
mais qu'il s'en informerait. Il ajouta que tout son désir était de voir
les deux nations conserver la neutralité dans les Antilles. Le com-
mandant YVats, gouverneur de Saint-Christophe, renouvela même
l'ancien traité à cet égard. Mais on apprit en même temps qu'il fai-
sait tous les préparatifs nécessaires pour attaquer. Bientôt, d'ailleurs,
tous les doutes à ce sujet furent dissipés. Neuf barques chargées de
soldats anglais arrivèrent de Nieves à Saint-Christophe et furent sui-
vies de plusieurs navires venant de Saint-Eustache. Les vigies, qui
avaient reconnu sur leurs tillacs des casaques de toile tachées de
sang, des bonnets à visière et de longs fusils, déclarèrent que c'était
le colonel Morgan avec ses boucaniers (2).
Cette nouvelle, répétée de bouche en bouche, se répandit bientôt
(1) Les voici décrites par M. de Chambré, à propos de la prise de possession de
Saint-Christophe : « Ayant reçu la clé (de la maison du gouverneur), j'en ouvris
et fermai les portes, j'entrai et ressortis. Je descendis aux officines, où je lis faire
feu et fumée; j'y bus et y mangeai. J'entrai dans la chapelle et y fis célébrer la
messe après le son de la cloche. J'entrai dans le corps-de-garde, et j'en lis sortir la
garnison et la fis rentrer sous l'autorité de la compagnie des Indes occidentales. Je
fouillai la terre et tirai des pierres; je coupai des arbres par le pied; j'arrachai des
herbes et en replantai d'autres, et je fus ensuite sur le perron, où je fis tirer du
canon et crier : Vive le roi et la compagnie .' »
(2) Histoire des Aventuriers, par Oëxmeliu , vol. I, p. 150.
12.
172 REVUE DE PARIS.
dans tous les quartiers. Le nom du flibustier anglais y était connu
des enfans eux-mêmes, qui avaient chanté la complainte où l'on
célébrait ses merveilleuses aventures. Morgan pouvait être regardé
comme l'Achille de cette Iliade transatlantique, dont le terrible et
malheureux Olonnais était l'Ajax. C'était lui qui, après avoir pillé le
Port-au-Prince, Maracaïbo, Gibraltar, avait pris d'assaut les forts
de Porto Bello, hérissés de plus de canons que sa troupe entière ne
comptait de combattans; et comme, en apprenant cette nouvelle, le
président de Panama s'était écrié : — De quelles armes se servent
donc ces hommes pour accomplir de tels miracles? — Morgan lui
avait envoyé un fusil de boucanier en lui faisant savoir qu'il lui
montrerait sous peu la manière de s'en servir dans sa ville de Pa-
nama même, et il avait accompli cette menace peu après, en faisant
avec les siens une marche de sept jours dans la forêt, sans autre nour-
riture que des feuilles d'arbres. Revenu riche de cette expédition,
dont il s'était approprié tout le profit, et suffisamment justifié aux
yeux de ses compatriotes par cette opulence des moyens employés
pour l'acquérir, Morgan avait épousé depuis peu la fille d'un des prin-
cipaux officiers de la Jamaïque; lui-même venait de recevoir du
gouvernant anglais le brevet de colonel, et il arrivait, avec ce titre,
à la tête de deux cent cinquante flibustiers, espérant que le pillage
des colonies françaises ne lui serait pas moins profitable que celui
des colonies espagnoles.
Le commandeur de Salles, qui jusqu'alors avait voulu douter de la
mauvaise foi des Anglais, comprit enfin que toutes les promesses de
neutralité n'avaient été qu'un leurre, et que la guerre était inévitable.
Il voulut faire pourtant une dernière tentative, et envoya demander
au commandant Wats pourquoi il rassemblait des troupes, contrai-
rement à la convention signée entre eux.
— Avertissez votre gouverneur, répliqua brusquement le général
anglais à l'envoyé, que dans trois jours j'irai le chasser de ses quartiers.
— Et moi, je le chasserai des siens aujourd'hui même, dit M. de
Salles dès que cette réponse lui fut rapportée. Faites armer les com-
pagnies, et sortez les drapeaux.
Malheureusement les Français occupaient les deux extrémités de
l'île, en sorte que leurs quartiers se trouvaient séparés par celui des
Anglais. Le gouverneur, qui habitait la Basse-Terre, envoya prévenir
les officiers qui commandaient à la Capsterrc et à la Pointe de Sable,
de se diriger vers la ravine de Cayonne, où il commencerait l'attaque;
mais cet ordre ne parvint à aucun des commandans, de sorte que
REVUE DE PARIS. 173
chacun combattit séparément de son côté sans savoir ce qui se pas-
sait ailleurs.
Les Français n'avaient que sept cents hommes à la Basse-Terre,
trois cents à la Pointe de Sable, deux cents à la Capsterre, en tout
douze cents hommes. Les Anglais en comptaient trois mille.
Quand M. de Salles fut à la tête de sa troupe, il fit venir cent cin-
quante nègres auxquels il distribua des demi-piques et des torches ;
puis, rappelant la douceur de leur esclavage, comparé à celui qu'ils
auraient à subir s'ils tombaient au pouvoir des Anglais, il ajouta en
terminant que c'était à eux de voir lesquels ils préféraient des maîtres
qui les admettaient près d'eux aux offices et à la table sainte, ou de
ceux qui refusaient à leurs noirs jusqu'à l'égalité des prières après
la mort. Ils poussèrent tous de grands cris, en répétant qu'ils vou-
laient rester noirs français , et qu'ils exécuteraient pour cela fidèle-
ment les ordres reçus.
Le commandeur leur donna en conséquence ses instructions; puis,
se tournant vers les colons, il déclara à haute voix qu'il offrait sa vie
à Dieu, pourvu que les siens obtinssent la victoire; il ajouta qu'en
cas de mort, M. le chevalier de Saint-Laurent devrait être regardé
comme son successeur; et, levant son épée, il s'avança vers la ravine
de Cayonne avec toute sa troupe. Près de lui marchaient les mis-
sionnaires, le crucifix à la main.
La ravine, qui formait une sorte de rempart naturel, fut emportée
du premier élan par les Français , qui poursuivirent les ennemis jus-
qu'aux Cinq Combes. Là, de nouvelles troupes rallièrent les fuyards
et rétablirent le combat. M. de Salles y fut tué, et cette mort causa
un moment de consternation qui faillit compromettre le succès de la
journée; mais le chevalier de Saint-Laurent descendit de cheval,
couvrit le cadavre de son manteau, et les Anglais furent culbutés.
La troupe victorieuse arriva ainsi à la Capsterre, que les Anglais
venaient d'attaquer, et où ils avaient également été battus. Pendant
ce temps, les nègres, armés de piques et de torches, parcouraient le
quartier anglais, égorgeant les troupeaux, brûlant les cases et les
champs de cannes. Le commandant Wats aperçut les étincelles par-
dessus les mornes, et en apprenant par les fuyards ce qui s'était passé,
il réunit les quatorze cents hommes qu'il avait près de lui pour atta-
quer les trois cent cinquante Français qui défendaient la Pointe de
Sable. Morgan marchait en tête avec ses boucaniers, qui, croyant
avoir affaire à des colons espagnols, s'avançaient en agitant leurs
armes et répétant leur chant de guerre; mais ils furent arrêtés dès les
174 REVUE DE PARIS.
premiers pas par les enfans perdus du capitaine l'Espérance. Le
combat dura deux heures avec un inexprimable acharnement; Mor-
gan y périt avec tous ses boucaniers (1) ; le gouverneur Wats fut
frappé à mort, et les troupes qu'il commandait se réfugièrent à la
Grande-Rade.
Ainsi victorieux sur tous les points, les Français se réunirent le
soir môme à la Pointe de Sable, résolus à poursuivre leurs succès le
lendemain. Malheureusement la plupart avaient épuisé leurs muni-
tions. On amassa tout ce que l'on put trouver de poudre dans les
cases, et plusieurs habitans firent fondre le plomb de leurs sucreries
pour fabriquer des balles. Enfin, le jour venu, on allait se mettre en
marche lorsque les Anglais envoyèrent un parlementaire pour de-
mander à capituler. Le chevalier de Saint-Laurent retourna la lettre
qui renfermait cette demande et écrivit au revers:
« Les Anglais livreront leurs forts, canons, armes, munitions.
« Ils ne pourront rester à Saint-Christophe qu'en prêtant serment
de fidélité au roi de France.
« Il ne leur sera permis de porter aucune arme, pas même l'épée.
« Ils auront liberté de conscience pourvu qu'ils ne fassent aucun
acte extérieur de religion.
« Nous leur accordons quatre heures pour signer ces conditions. »
Les Anglais signèrent.
M. Auger partit peu de jours après pour la France, où il apporta
les drapeaux pris sur l'ennemi. En entendant le récit de ce merveil-
leux combat, M. de Turenne s'écria :
— Je donnerais une année de ma vie pour y avoir été.
Louis XIV lui-même, qui s'en était fait répéter plusieurs fois les
détails, dit à M. Auger :
— Vous pouvez écrire à mes officiers de Saint-Christophe que, s'ils
attachent quelque prix à l'estime de leur roi , ils ont lieu de se
trouver satisfaits.
Quant à Colbert, il envoya au chevalier de Saint-Laurent la com-
mission de gouverneur et une gratification de mille écus.
Ce premier succès de nos colons augmenta leur confiance. Les
gouverneurs de Sainte-Croix, de la Grenade et de Marie-Galande,
que la compagnie avait engagés à abandonner leurs établissemens
dans la pensée qu'ils ne pourraient les défendre, répliquèrent que les
habitans de leurs îles avaient déposé tout ce qu'ils possédaient dans
(1) Dix-sept seulement échappèrent au combat.
REVUE DE PARIS. 175
îles silos trop profonds pour être sondés avec l'épée (1) ou dans des
coyemboucs cachés parmi les lianes 2), et que, quant à leur sûreté
personnelle, ils avaient pratiqué au milieu des bois des réduits dé-
fendus par des abattis de forêts où quelques hommes pouvaient dé-
fier une armée. L'île de Saint-Martin fut donc seule évacuée; encore
Iff. Desroses, qui y commandait, détruisit-il en passant l'établisse-
ment formé par les Anglais dans la petite île de l'Anguille. Quant à
Saint-Barthélémy, dont on avait également retiré les colons, on y
envoya peu après, de Saint-Christophe, huit cents catholiques irlan-
dais, qui reçurent un gouverneur français et prêtèrent serment de
fidélité au roi.
Vers cette époque une flotte passa devant la Guadeloupe et l'on
apprit que c'était lord YVillougby qui se rendait à Saint-Christophe
dans l'intention d'y massacrer tous les Français. Mais un ouragan
qui s'éleva subitement dispersa ses quarante navires, dont deux seu-
lement réussirent à gagner Antigoa et Mont-Serrat. Les autres furent
brisés sur les rochers des Saintes, où les naufragés qui purent échapper
se fortifièrent. M. du Lion, craignant de les voir s'établir à demeure
dans un lieu où ils pourraient couper toute communication entre la
Guadeloupe et les autres colonies françaises, réunit quelques canov.us
de Caraïbes ( car l'ouragan avait détruit toutes ses chaloupes ) et dé-
barqua le soir aux Saintes. Les Anglais avaient construit leur fort au
pied d'un morne qui ne semblait accessible qu'aux oiseaux ou aux
chèvres sauvages -2 ..; cependant, le lendemain, en se réveillant, ils
y aperçurent, avec stupéfaction, une batterie sur laquelle flottait le
drapeau blanc ! M du Lion avait profité de la nuit pour gravir la hau-
teur et les prendre à revers. Après une résistance de quelques heures,
ils se rendirent à discrétion. Deux des navires jetés à la côte furent
en outre relevés, et l'on en prit trois autres, peu après, à Henri
Willougby, neveu et successeur de celui que l'ouragan avait fait
périr.
Au milieu de ces succès continus, M. de La Barre arriva avec
quelques secours et une commission de la compagnie. Les colons
(t) Labbat, Rochefort, Dutertre, passim. — Les objets qui ne craignaient point
l'humidité étaient enfouis dans des fosses étroites par l'ouverture, larges par la
base, que l'on recouvrait de gazon pour les mieux caclier, et que l'on alignait avec
des arbres afin de les retrouver. Les objets plus délicats étaient renfermés dans de
grosses calebasses appelées coyemboucs, que l'on cachait dans le feuillage et parmi
les lianes.
(i) Relation de ce qui s'est passé dans les iles, etc , vol. I, p. 162.
176 REVUE DE PARIS.
s'étonnèrent d'abord de ce que celle-ci eût choisi un homme de
robe pour lieutenant-général; mais cet étonnement cessa lorsqu'ils
le virent à l'œuvre. L'ancien conseiller possédait en effet plus que la
science de la guerre; il en avait l'instinct. Il comprit sur-le-champ
que dans une lutte aussi inégale l'audace était de la prudence, et
qu'il fallait frapper coup sur coup; aussi se prononça«t-il dès les pre-
miers jours pour les entreprises les plus hardies. Antigoa, où les An-
glais avaient une colonie florissante, fut attaquée par ses ordres.
Après une vigoureuse résistance, le colonel Garden, qui était gou-
verneur de l'île, s'engagea à la remettre dans un délai convenu. Mais
lorsque M. de Clodoré se présenta pour l'occuper, il apprit que le
major Fische était arrivé avec plusieurs compagnies, et que les An-
glais avaient repris les armes. Une lettre signée Marie Garden lui
annonça en même temps que le colonel, qui voulait exécuter la capi-
tulation, venait d'être arrêté comme traître, et le suppliait de prendre
sous sa protection « un homme qui n'avait levé la main ni le cœur
contre lui (1). » Le soir même, Garden, qui avait réussi à s'échapper,
confirma la vérité de cette excuse en venant se rendre loyalement
aux Français. L'ordre de marchera l'ennemi fut aussitôt donné; mais
le major Fische, qui avait accusé le colonel de trahison pour avoir
capitulé à la suite d'un combat glorieux, se rendit, lui, sans autre
résistance que deux coups de feu si mal adressés, qu'ils tuèrent une
de ses propres sentinelles.
Après Antigoa, les Français prirent successivement Monscrrat,
Saint-Eustache et Tabago. Cette dernière île fut conquise par quinze
hommes et par un tambour, qui somma la garnison de se rendre,
sous peine de n'obtenir aucune merci, parce que l'armée française,
ayant d'autres entreprises plus considérables à accomplir, ne voulait
point être retardée (2).
M. de La Barre désirait que l'on ajoutât à ces conquêtes celle de
Nieves, qui était pour Saint-Christophe une voisine d'autant plus
dangereuse, que les navires ne pouvaient arriver à cette dernière île
sans passer devant les forts anglais. Ce projet fut malheureusement
repoussé par les gouverneurs, qui ne songeaient qu'à mettre leurs
propres établissemens en état de défense. On venait, en effet, d'an-
noncer l'arrivée à la Barbadc d'une flotte formidable commandée par
Guillaume Willougby. M. de La Barre, qui se trouvait alors à Saint-
Ci) rère Duteiïrc, vol. IV, p. 180.
(2) Ibid , p. 168.
REVUE DE PARIS. 177
Christophe, pensa qu'en joignant les navires laissés dans le carénage
de la Martinique à une escadre hollandaise qui venait d'y mouiller,
il pourrait se porter à la rencontre des vaisseaux ennemis, et il s'em-
barquait pour en faire la proposition à l'amiral Creinssen/lorsque le
chevalier de Saint-Laurent l'avertit que l'on venait d'apercevoir dans
la rade de Nieves une frégate anglaise trois fois plus grande que la
patache dans laquelle il se préparait à partir. M. de La Barre répondit
que jusqu'alors les colons ne s'étaient jamais inquiétés de la supério-
rité de force des ennemis, et qu'il était de son devoir d'entretenir
cette confiance parmi des gens qui ne pouvaient trouver leur salut
que dans l'audace. Il mit donc à la voile pour la Martinique, passant
si près du vaisseau anglais, qu'il put entendre les matelots qui cou-
vraient les châteaux d'avant et d'arrière se répéter joyeusement :
well, very well, comme s'ils eussent applaudi à sa confiance. Sa pa-
tache de cent vingt tonneaux eût, en effet, tenu tout entière sur le
tillac de la frégate ennemie (1), qui était percée de quarante-quatre
sabords et portait trois cents hommes d'équipage. Les Anglais lais-
sèrent passer le petit navire sans tirer un coup de canon; mais, dès
qu'il eut doublé la pointe de Nieves, ils levèrent l'ancre, se mirent
à sa poursuite et le rejoignirent vers neuf heures du soir. Un volon-
taire, craignant l'issue du combat, engagea M. de La Barre à monter
sur le brigantin qui suivait la patache, afin de continuer sa route,
tandis qu'ils feraient face aux ennemis; et comme le lieutenant-gé-
néral paraissait surpris de cette proposition, il l'assura que le lord
Willougby avait agi ainsi dans une circonstance pareille (-2). M. de
La Barre ne répondit rien; mais faisant aussitôt approcher le bri-
gantin, il donna ordre au capitaine de retourner seul à Saint-Chris-
tophe en emmenant toutes les barques; puis, se tournant vers le vo-
lontaire, il lui dit froidement :
— Je ne suis point un lord Willougby, monsieur; et votre sort sera
le mien.
En même temps il ordonna aux canonniers de ne tirer qu'à la flot-
taison, et il courut au château d'arrière, le fusil à la main, pour re-
pousser les ennemis qui venaient d'aborder.
La première mêlée fut terrible. M. de La Barre reçut sept balles,
dont deux le blessèrent profondément; mais il se fit asseoir sur un
matelas roulé, le dos appuyé au bastingage, et, bien qu'il nageût
(1) Père Dutertre, p. 228.
(2) Devant la Guadeloupe. —Voyez père Dutertre, vol. IV, p. 113.
178 REYTE DE PARIS.
dans son sang, il continua à donner des ordres et à encourager les
siens. Les Anglais, repousses au premier abordage, en tentèrent un
second par le beaupré sans être plus heureux. La batterie basse de
la patache continuait d'ailleurs à les foudroyer, et leur navire fai-
sait eau de toutes parts. Us laissèrent enfin la patache déborder, et
quittèrent les châteaux pour courir aux pompes. Mais tout à coup
on vit leur grand màt s'abattre, chargé de toutes ses voiles; l'arrière
de la frégate se souleva, montrant à la clarté des étoiles le nom de
Glocester écrit en lettres d'or, puis un long cri retentit, et tout s'en-
fonça dans l'abîme.
Dès que M. de La Barre eut été pansé, il appela le capitaine Bour-
det, qui lui apprit que la patache avait le beaupré emporté, le mât
de misaine près de rompre, les haubans hachés et toutes les voiles
brûlées. Il fut donc résolu que l'on retournerait à Saint-Christophe
pour la réparer; mais, en y arrivant au point du jour, le navire
désemparé tomba au milieu de la flotte anglaise, forte de onze
voiles. Elle fit aussitôt vent arrière pour Sainte-Croix, poursuivie par
un des vaisseaux ennemis. M. de La Barre, ayant appris que ce
vaisseau les gagnait, se fit porter sur le pont, mit en travers, et or-
donna le branle-bas de combat. C'en fut assez pour dégoûter l'An-
glais de sa poursuite; il vira aussitôt de bord, et la patache, conti-
nuant sa route sans être inquiétée, atteignit Sainte-Croix, puis la
Martinique.
Le lieutenant-général y trouva, comme il l'espérait, l'amiral hol-
landais Creinssen, et convint avec lui d'attaquer l'escadre anglaise.
MM. de Clodoré et du Lion s'embarquèrent pour cette expédition,
chacun avec six cents hommes. Tous les colons voulaient les suivre,
et il fallut employer la violence pour les en empêcher (1). Du reste,
le combat qui eut lieu devant Nieves fut plus bruyant que décisif.
Un malentendu mit le désordre parmi nos vaisseaux, et l'ennemi,
qui avait l'avantage du vent, en profita pour s'échapper, après avoir
perdu seulement deux navires. Toutefois le principal but que s'était
proposé M. de La Barre fut atteint : on put ravitailler Saint-Chris-
tophe et y jeter quelques troupes.
Ces secours étaient d'autant plus nécessaires, qu'après le départ
des Hollandais, le lord Willougby resta maître de la mer, et en pro-
fita pour tenter une descente dans cette île. Son escadre, qui comptait
alors quatorze grands vaisseaux, montés par huit mille cinquante
(i) Relation, etc., vol. II, p. 145.
REVUE DE PARIS. 179
combattans, longea les côtes de Saint-Christophe pendant quelque
temps, dans un ordre de bataille qui présentait alternativement un
groupe de navires et une flottille de chaloupes chargées de soldats.
Enfin, ceux-ci débarquèrent un peu au-dessous du fort des Dames,
sur une plage plus basse que le sol de l'île, auquel on ne pouvait ar-
river qu'en remontant la rivière Peîan, la ravine de l'Indigotterie,
ou un étroit sentier coupé dans la falaise. Les Anglais choisirent ce
dernier chemin; mais M. de Saint-Laurent, qui venait d'y arriver avec
une douzaine de cavaliers, les tint en échec jusqu'à ce qu'il eût été
rejoint. Les assaillaus se portèrent alors vers la ravine et vers la ri-
vière, d'où on les repoussa avec le même emportement. L'ardeur des
Français était telle, qu'une chaloupe ayant voulu aborder à quelque
distance du champ de bataille, des colons qui l'aperçurent de loin
accoururent sans chef pour la recevoir à la lame, et, comme les
ennemis semblaient hésiter à leur aspect, ils jetèrent leurs fusils, se
lancèrent dans la mer, abordèrent la barque à la nage, et tuèrent
tout ce qui s'y trouvait. Pendant ce temps, le lord Henri Willougby,
qui était ivre depuis le matin, dormait tranquillement dans sa fré-
gate, au bruit du canon et de lamousqueterie. Ses officiers ne savaient
à quoi se décider, lorsqu'il parut enfin sur le pont et vint s'appuyer
contre la lisse comme à un balcon. On lui apprit alors que les cha-
loupes de débarquement avaient été forcées de rejoindre les navires>
laissant à terre cinq cents hommes qui demandaient du secours.
— Du secours! répéta le lord en regardant son tillac couvert de
morts; qu'ils prient Dieu de les sauver! Et il ordonna d'appareiller.
Cependant, comme il s'aperçut peu après que les malheureux qu'il
avait abandonnés venaient d'être reçus à merci par les Français, qui
étaient déjà descendus sur la plage pour relever les blessés, il fit
ranger la terre et y envoya toutes ses bordées, tuant la plupart de ses
compatriotes dans le seul but d'atteindre quelques ennemis.
Cette nouvelle victoire fit attendre aux colons avec plus de patience
les secours de France qui leur étaient annoncés depuis plus d'une
année. Grâce aux instances de Colbert, l'amiral de Beaufort avait
effectivement reçu l'ordre d'équiper une flottille pour les Antilles;
mais les capitaines désignés au commandement des navires s'excu-
sèrent « en représentant à l'amiral que les actions faites en ce pays
étaient dérobées à la cour et ne servaient en rien à leur avance-
ment (1). » Le duc de Beaufort, touché de ces réclamations, en référa
(1) Relation, etc., vol. II, p. 224,
180 REVUE DE PARIS.
au roi, qui, ne sachant à quoi se décider, répondit que rien ne pres-
sait. On suspendit donc tout préparatif ; les vingt compagnies qui
avaient été réunies passèrent en Flandre, et les Antilles furent aban-
données à leurs seules forces, sans vivres, sans flotte et sans mu-
nitions.
Or, tandis que le gouvernement français montrait cette indiffé-
rence pour ses colonies, l'Angleterre semblait comprendre d'autant
mieux le prix des siennes qu'elle les sentait près de lui échapper.
Aussi, chaque désastre, loin de la décourager, l'excitait-il à un plus
grand effort. En apprenant les avantages remportés par les Français,
elle envoya le chevalier Harmant avec une nouvelle flotte, qui se
renforça de celle de lord Willougby, et vint attaquer les vaisseaux
de la compagnie rangés sous les forts de la Martinique. Les volon-
taires qui les défendaient combattirent pendant sept jours; mais enfin,
manquant de poudre, ils se virent forcés de saborder les navires et
de regagner le rivage.
Les Anglais étaient si peu accoutumés à réussir dans leurs entre-
prises, qu'ils crurent avoir remporté une grande victoire et qu'ils se
retirèrent, dit le père Dutertre, le cœur aussi gonflé que leurs voiles.
Cependant ils avaient perdu cinq cents hommes dans cette attaque,
et leurs navires étaient si maltraités qu'ils n'osèrent rien entre-
prendre de nouveau contre les Antilles. Après s'être réparés à la
rade de Nieves, ils se décidèrent à faire voile pour Surinam et pour
Cayenne.
Ainsi délivrés d'inquiétude, les colons se hâtèrent de retourner à
leurs plantations forcément négligées pendant cette longue lutte, et
songèrent à utiliser les terres conquises sur l'ennemi. Les cases brû-
lées dans le quartier anglais de Saint-Christophe avaient déjà été
rebâties, les terres étaient remises en culture, les sucreries commen-
çaient à se rétablir, et les habitans espéraient obtenir enfin le prix
de tant d'épreuves, lorsqu'arriva le traité de paix conclu à Breda.
Parce traité, la France rendait aux Anglais leurs possessions de
Saint-Christophe, de Mont-Serrat, de Saint-Eustache, de Tabago et
d'Antigoa, sans qu'aucun dédommagement fût stipulé en faveur de
nos colons. Après les avoir laissé supporter toutes les fatigues de la
guerre, on leur en arrachait la moisson; tant de persévérance et de
courage n'avait d'autre résultat que de les ramener au point de dé-
part, et les vaincus se retrouvaient, grâce à la diplomatie, sur un
pied d'égalité avec les vainqueurs.
Le traité fut pourtant exécuté de bonne foi; mais les Anglais, qui
UEVCE DE PARIS. 181
avaient à s'indemniser de grandes pertes, jugèrent que cette répara-
tion ne suffisait pas. Comme ils avaient commencé les hostilités long-
temps avant la déclaration de guerre, ils pensèrent qu'ils pouvaient
les poursuivre long-temps après le traité de paix, et leurs corsaires
continuèrent à prendre les navires, à enlever les nègres et à piller
les marchandises de nos colons qu'ils vendaient publiquement à la
Barbade et à la Jamaïque.
Tant que ces brigandages profitèrent aux Anglais, toutes les ré-
clamations furent inutiles; mais leur déloyauté devait recevoir sa
punition. Les pirates dont ils avaient autorisé les violences contre
notre commerce ne tardèrent pas à trouver l'autorisation trop res-
treinte. Ennuyés de choisir leurs ennemis , ils déclarèrent la guerre
au genre humain, hissèrent à leur pic ce terrible pavillon noir sur
lequel apparaissait le squelette de la mort perçant un cœur saignant,
et devinrent aussi redoutables à leurs compatriotes qu'aux autres
nations.
Les incroyables expéditions de ces bandits répandirent successi-
vement la terreur dans les ports d'Angleterre, d'Espagne, de France
et de Hollande. Pendant près de dix années, il n'y fut bruit que
d'Edouard Low qui coupait les oreilles à ses prisonniers pour les leur
faire manger en poivrade; du capitaine Theach dont la longue barbe
noire était tressée avec des rubans, l'écharpe garnie de six paires de
pistolets et le chapeau orné de deux mèches allumées; du major Stede
Bonnet, de Jean Rackam et d'une foule d'autres qui pillaient les na-
vires, pendaient les officiers et déposaient les équipages dans des îles
désertes (1). Le nombre de ces écumeurs de mer finit par devenir si
grand qu'ils songèrent à fonder dans l'île de la Providence une répu-
blique dans laquelle les devoirs du citoyen devaient se résumer en
une seule phrase : être ami de soi-même et ennemi de tout le monde.
Mais heureusement leur projet avorta.
Du reste , ces transfuges d'une société que la plupart d'entre eux
haïssaient surtout parce qu'ils n'y pouvaient rentrer, n'attaquaient
point seulement les armes à la main les institutions qui les condam-
naient; aux heures de repos ils s'efforçaient de se les présenter à eux-
mêmes sous des formes odieuses ou ridicules, comme ces démons du
sabbat qui parodiaient les saintes cérémonies de l'église pour se con-
soler d'en être exclus. Le capitaine Johnson nous a conservé le ca-
nevas d'une de ces satires jouées par Anstie et par ses compagnons
(t) Histoire des Pirates anglais, par Charles Johnson.
182 REVUE DE PARIS.
dans les cales qui avoisinent la côte méridionale de Cuba (1). Le ca-
pitaine des forbans est déguisé en juge et assis sur un arbre; au-des-
sous sont les jurés et le procureur-général. On amène un des pirates,
les mains liées et la tète basse.
le procureur-général, prenant la parole. — Sauf le bon plaisir
de votre seigneurie et de messieurs les jurés, voici, devant vous, un
indignissimc coquin que je vous supplie de faire pendre comme ayant
commis plusieurs actes de piraterie sur la baute mer. Les preuves
de ces actes sont aussi claires que nombreuses : d'abord ce drôle a
essuyé plus de mille tempêtes et s'est toujours sauvé quand le navire
se brisait, preuve évidente qu'il était destiné à la potence, selon l'ar-
ticle de loi qui établit que quiconque est né pour la corde ne périra
jamais dans Veau. Secondement il est certain qu'il a bu de la petite
bière, ce qui ne peut laisser aucun doute sur sa culpabilité, d'après
les belles paroles de votre seigneurie elle-même, qui a déclaré que
tout bomme sobre était un fripon! J'en pourrais dire davantage,
mais l'eau-de-vie est à sec, et un magistrat vraiment digne de ce nom
peut-il parler selon les lois quand il n'a rien à boire? Je prie donc
monseigneur de m'excuser et je conclus à ce qu'il lui plaise d'en
finir avec ce vaurien.
le juge. — Voyons, drôle! qu'as -tu à répondre pour que je ne
métamorphose pas sur-le-champ ton corps en merluche séchée au
soleil? Es-tu coupable, ou non coupable?
le criminel. — Non coupable, sous le bon plaisir de votre sei-
gneurie.
le juge, avec colère. — Non coupable! Si tu répètes ce mot, drôle,
je t'envoie à la potence. Réponds-moi seulement, comment veux-
tu être jugé?
le criminel. — Selon les lois de mon pays.
le juge. — Le diable t'emporte. [Se tournant vers les jures) Il me
semble, messieurs les jurés, que nous pouvons tout de suite con-
damner ce coquin.
le procureur-général. — C'est mon avis, car si on le laissait
parler, il pourrait se justifier, ce qui serait un affront pour la cour.
le criminel. — Je vous supplie, monseigneur, de réfléchir.
le juge. — Qu'est-ce que c'est?... tu oses parler de réfléchir!....
apprends, maraud, que je n'ai réfléchi de ma vie... Je juge.
(1) Histoire des Pirates anglais, p. 260-26 i.
REVUE DE PARIS. 183
le criminel. — Mais j'espère que votre seigneurie daignera
écouter mes raisons...
le juge, V interrompant. — Entendez-vous, messieurs les jurés,
comme ce misérable babille?... Nous n'avons que faire de tes raisons,
coquin ; nous ne sommes pas ici pour entendre des raisons..., nous
procédons selon les lois !... Le dîner est-il prêt?
le procureur-général. — Oui, monseigneur.
le juge. — Écoute donc, faquin, écoute et viens devant la barre.
Tu dois être pendu pour trois raisons. La première, parce qu'il ne
serait pas juste que je présidasse ici sans que personne fût pendu; la
seconde, parce que tu as une mine patibulaire; la troisième, parce que
j'ai faim! Car sache, misérable, que quand le dîner du juge est prêt
avant que le plaidoyer soit fini , on doit condamner le prisonnier à
être pendu, de peur de laisser refroidir la soupe. Voilà les lois de ton
pays! Holà! geôlier, qu'on emmène ce coquin.
Certes , cette parodie de la justice anglaise révèle plus d'observa-
tion et d humour qu'on ne devrait en attendre de pareils hommes;
mais il faut se rappeler que les pirates de cette époque ne furent
point tous de grossiers matelots poussés au crime par la crainte d'un
châtiment ou par la pauvreté. Plusieurs officiers de la marine an-
glaise se laissèrent séduire à cette vie d'aventure, et y apportèrent
les ressources d'esprits cultivés. Ce furent eux qui donnèrent à cette
insurrection contre la société une sorte de couleur et de consistance,
et qui réussirent môme à gagner quelques gouverneurs de leur nation,
qu'ils associèrent à leurs pirateries. Enfin , les mesures prises à la
Martinique, à la Guadeloupe, à Saint-Domingue et à la Jamaïque,
réussirent à délivrer l'Atlantique de ces écumeurs de mers, qui de
1675 à 1720 avaient abordé plus de cinq cents navires et détruit ou
pillé pour plus de vingt millions de marchandises.
Emile Souvestre.
DE
L'ÉQUITATION EN FRANCE.
M. LE VICOMTE D AURE. — M. BAUCHER.
Il est deux équitations en présence, l'une enfermée dans l'étroite
barrière d'un manège ou d'un cirque, exerçant, aux sons de la musi-
que, des chevaux moins dressés que rompus d'après une méthode
prétendue nouvelle, et qui n'est en (in de compte que l'exagération
d'anciens principes tombés en désuétude lorsque le caprice des
temps a cessé de les maintenir; l'autre, vaillante, hardie, allant droit,
juste et vite, usant du cheval non plus comme d'une machine à res-
sorts qui parade, caracole et déploie, au grand ébahissement d'un pu-
blic désœuvré, des qualités de souplesse acquises aux dépens de tout
ce qui constitue la noblesse, l'énergie et la générosité de sa nature,
mais avec franchise et liberté; provoquant, loin de la réprimer, sa
verve et sa puissance: équitation de chasse et de batailles, l'équita-
tion française. Eh bien, le croira-t-on, lorsqu'il s'est agi d'introduire
un système dans notre armée, qui depuis plus de dix ans n'en a plus,
de savoir qui prévaudrait de l'école de Versailles ou du cirque de
Franconi, c'est le cirque qui l'a emporté. L'état de notre cavalerie est
REVUE DE PARIS. 185
loin de ce qu'il pourrait être, et quiconque a voyagé à l'étranger et vu
manœuvrer les escadrons hongrois ou hanovriens a dû se convaincre
de cette triste vérité, à savoir que, si une guerre éclatait demain, la
cavalerie étrangère aurait sur la nôtre un incontestable avantage.
Est-ce à dire que le pays soit dépourvu des moyens nécessaires pour
reconquérir son ancienne place vis-à-vis de voisins jaloux? Est-ce
incapacité? Est-ce incurie? Doit-on en accuser le gouvernement,
l'administration des haras, l'école royale de cavalerie, l'absence de
manèges dûment subventionnés? ou bien ne resterait-il plus en
France un seul homme capable de transmettre ce qu'un vieil écri-
vain appelle la vraye doctrine? Et dans la patrie de Pluvinel, de La
Guerinièreet deD'Abzac, faudrait-il donc, pour arrêter le mal, avoir
recours aux remèdes empiriques du charlatanisme? Franchement
nous ne saurions croire à une indigence pareille, sur un sol si fertile
jadis en notabilités équestres du premier ordre, et il nous est plus
facile de supposer que la grande école française, qui, depuis les Aca-
démies de Naples et de Padoue jusqu'au manège de Versailles, a
pendant quatre siècles servi de modèle à l'Europe entière, dépérit
faute d'encouragement et d'appui.
Nommer M. Baucher, c'est réveiller toutes les émotions équestres
d'un certain public parisien. Qui ne se souvient en effet de ces char-
mantes soirées du Cirque, de cet heureux théâtre en pleins Champs-
Elysées, où les promenades s'acheminent si volontiers chaque année
au retour du printemps et qui, plus tard envahi par une multitude
moins rafflnée, abrite en attendant la saison des eaux le monde élé-
gant dépossédé des Italiens. Là Mme Lejears danse la Cachucha sur le
dos d'un cheval qui galope, là Caroline manœuvre sur Rutler, Auriol
s'exerce; là surtout M. Baucher, montant Partisan ou Capitaine, esca-
dronne au milieu de son état-major de Dames-Colonels. M. Baucher
entend à ravir certains airs de manège passés de mode qu'il emprunte
à la vieille équitation et met en scène le plus adroitement du
monde. Personne mieux que lui n'enlève une croupade, n'exécute
un petit galop à reculons, et pour le piaffer je défie qu'on trouve son
égal. Comme il sait ménager son terrain, comme il sait animer, fati-
guer, éreinter sa monture sans presque la faire changer de place, et
provoquer un enthousiasme facile par toute sorte d'aimables artifices
de comédie! M. Baucher est le virtuose par excellence, l'homme du
cirque dans la pure acception du mot. C'est au cirque, à la clarté du
lustre, aux accords rhyhtmiques de cet orchestre avec lequel il a ré-
pété le matin, qu'il faut le voir labourer à coups d'éperons les flancs
TOME XIII. JANVIER. 13
186 REVUE BE PARIS.
meurtris de Capitaine ou de Topaze, travailler des jambes et des
mains son coursier qui écume et reste stationnaire, pour compren-
dre jusques à quel point la patience et l'industrie humaines peuvent
venir à bout de toutes les forces généreuses, de toutes les qualités
instinctives du cheval. Malheureusement, au lieu de s'en tenir à ces
succès de théâtre, qui lui coûtaient si peu, à ces périodiques triom-
phes que le cours du soleil ramenait chaque année en même temps
que les feuilles vertes des Champs-Elysées et du bois, M. Baucher
a prétendu s'ériger un beau jour en réformateur. Le mal dont souf-
fre notre siècle, cette fièvre de génie et de révélation, qui tourmente
les meilleurs esprits, l'a possédé comme tant d'autres. Il a voulu, lui
aussi, écrire des volumes pour le bien de l'humanité, publier à grand
bruit ce qu'il appelle ses découvertes, et formuler en principes ab-
solus, généraux, transcendans, tout cet attirail peu sérieux d'une
équitation foraine.
Pour qu'une méthode soit vraie, pour qu'elle puisse s'établir, il faut
avant tout qu'elle réponde aux besoins de son époque; c'est de cet
accord de l'enseignement spécial avec les exigences générales, que
naissent les systèmes sérieux; c'est la conviction que telle doctrine
correspond aux idées de son temps, qu'elle en réfléchit certaines
nuances, qu'elle en explique certains côtés, qui porte à l'examiner et
à lui prêter un intérêt curieux, même quand le temps est passé où
elle pouvait être d'une utilité réelle. Passe pour les paradoxes, mais
des anachronismes, à quoi bon? Or le système nouveau de M. Bau-
cher n'est guère qu'un anachronisme et serait tout au plus amusant
si M. Pierre Leroux voulait se charger de nous démontrer que l'ame
qui inspire aujourd'hui de si jolis airs de manège au savant écuyer
du cirque n'est autre que l'ame qui conseillait en 1660 les mêmes
tours d'adresse au marquis de Newcastle. Quel avantage pour les
élèves de M. Baucher, que de pouvoir se dire qu'ils montent à cheval
comme montaient leurs ancêtres du temps de la fronde? Quant à la
France du xix° siècle, elle pourrait fort bien répondre au grand
maître qui lui offre son système avec tant de complaisance, comme
ce gentilhomme d'Angleterre à qui Charles II voulait rendre sa
femme : « Gardez-la, sire, j'en ai essayé. » M. Baucher a mal pris
son temps; de jour en jour nous nous éloignons davantage de tout ce
qui sent la perruque, et nos habitudes, nos goûts, nos exigences,
diffèrent autant de ceux du dernier siècle que la coupe de nos habits
et de nos cheveux. Ceci me rappelle le mot de Mme de Sévigné : C'est
une rage de vouloir porter ma canne et ma tabatière. Ne vous semble-
REVUE DE PARIS. 187
t-il pas voir l'aimable amie de M. le coadjuteur se promenant vers
le soir dans les belles allées des Rochers.' Cette canne et cette taba-
tière ne vous la peignent-elles pas à merveille? Or, que dirions-nous
maintenant d'apercevoir, dans une loge des Italiens , une jeune
femme appuyée sur un jonc à pomme d'or, et dont l'occupation con-
tinuelle serait de secouer de ses jolis doigts roses le tabac qui tom-
berait sur les dentelles de son corsage? Eh bien! cette canne, ce
tabac, ces paniers, ces minauderies, ce précieux, ce rococo, voilà
précisément ce que M. Baucher prétend ramener dans l'équitation.
Ses chevaux ont des allures pliébus. — Notre intention n'est pas d'exa-
miner ici l'état de l'équitation en France; il y a sur un pareil sujet
des volumes à écrire, et nous abandonnons cette tâche à de plus ha-
biles. Qu'il nous suffise, pour aujourd'hui, d'examiner ces trois points,
à savoir : si le système de M. Baucher est réellement neuf, s'il peut
convenir aux besoins de notre époque, s'il n'en est point d'autre infi-
niment plus digne d'une attention sérieuse.
Au premier rang des nombreuses découvertes de M. Baucher nous
trouvons : l'assouplissement de l'encolure et des hanches; l'emploi
pour les changemens de direction de la jambe opposée au côté vers
lequel on tourne; les attaques de l'éperon employées comme moyen
d'éducation; la définition du vrai rassembler, l'éducation complète
des chevaux en moins de trois mois, etc. N'ayons garde d'oublier,
dans celte nomenclature rapide, certains airs de manège qui fournis-
sent à l'habile écuyer l'occasion de se féliciter d'être né de nos jours,
attendu qu'en un siècle moins libéral et moins éclairé, au xvne, par
exemple, on n'eût pas manqué de le brûler comme sorcier. En ma-
nière d'appendice à la méthode d'équitation figurent douze planches
représentant le travail des assouplissemens de l'encolure et des han-
ches, et des flexions du col et de la mâchoire, lesquelles pourraient
passer pour la reproduction exacte des gravures qui ornent le célèbre
traité du marquis de Newcaslle, publié en 16G0. Il en est une cepen-
dant qui retrace un genre d'exercice dont nous ne contesterons pas
à M. Baucher l'originalité de l'invention. Nous voulons parler de celle
qui correspond à cette instruction : « Le cavalier se placera en face
de son cheval; il saisira une rêne de la bride dans chaque main, et
imprimera une force perpendiculaire de haut en bas, comme pour
attirer la tête du cheval vers la terre. » Pantomime qui doit singu-
lièrement étonner même un bucéphale de fiacre, et qui met le cava-
lier démonté et pendu à la bride exactement dans la position d'un
sonneur de cloches. Sans les provoquer d'une aussi étrange façon, les
13.
188 REVUE DE PARIS.
anciens écuyers savaient parfaitement à quoi s'en tenir sur le cha-
pitre des assouplissemens de l'encolure et des hanches; seulement, ils
n'en usaient qu'avec un grand discernement. Quant à l'emploi de la
jambe opposée au côté vers lequel on tourne, comparons la révélation
qu'on vient de nous en faire avec ce qu'écrivait Grison en lôSi. a Je
vous dis que, quand vous le voulez volter à la main droite, il le vous
faut aider du côté opposite avec l'esperon gauche, et l'arrondir en-
semblement avecque l'autre esperon, afin qu'il aille juste et qu'il
retourne à sa roulte; et le voulant volter à main gauche avec sem-
blable ordonnance, le vous faudra pareillement aider avecque l'es-
peron droite, etc. (1). » Telle est l'innovation que M. Baucher trouve
si naturelle, qu'il ne peut concevoir qu'on ne l'ait pas appliquée
avant lui (2). Dans les Passe-Temps équestres, livre de fantaisie et
d'humour s'il en fut, où l'équitation semble n'être plus pour l'auteur
qu'un prétexte de donner cours à toute une veine de maximes phi-
losophiques et d'agréables aphorismes qui dénoteraient au besoin
chez l'heureux plagiaire de Newcastle et de La Guerinière l'étoffe
d'un La Rochefoucauld ou d'un Vauvenargues, je trouve au mot
s'acculer un axiome bien digne qu'on le médite : « L'esprit cultivé
n'intervertit point les lois de la nature. » C'est sans doute pour obéir
à ce principe que M. Baucher fait marcher ses chevaux en arrière au
lieu de les pousser en avant. Du reste, les gens qui, pour venir au
monde, ont eu la maladresse de ne pas attendre l'apparition de
l'écuyer philosophe du cirque, ont pu lire dans le marquis de New-
castle et dans La Guerinière (3) la définition du reculer et de Yaccule-
ment, rédigée en termes si précis, que M. Baucher pouvait parfaite-
ment se dispenser de l'imaginer. A propos des attaques de l'éperon,
le savant professeur du faubourg Saint-Martin assure que lorsqu'il
a démontré leur utilité comme moyen à" éducation, on lui a répondu
que M. de La Guerinière avait dit quelque chose du pincer délicat de
l'éperon. Puis il ajoute que, lorsqu'il demandait comment devait se
pratiquer ce pincer délicat, on restait muet comme M. La Guerinière
lui-même. Si l'on s'était tu de pareille façon, nous doutons fort que
M. Baucher se fût considéré un seul instant comme l'inventeur de ces
attaques tant vantées, car M. de La Guerinière s'explique très clai-
rement sur ce point; il serait donc plus juste de dire qu'on se taisait,
(1) VÈcuiric du sire Frédéric Grison, liv. II, p. 45.
(2) Voir la Méthode d'Êquitation de M. Baucher, p. 67.
(S) Voir Newcaslle et La Guerinière, p. 190-193.
HE VUE DE PARIS. 189
comme des gens qui n'ont jamais lu La Guerinière, ce qui, soit dit en
passant, n'est pas fait pour donner une très haute idée des écuyers
qu'a pu consulter M. Baucher. « L'aide du pincer délicat de l'éperon,
dit l'auteur de l'École de Cavalerie (1), se fait en l'approchant subti-
lement près du poil du ventre, sans appuyer ni pénétrer jusqu'au
cuir : c'est un avis encore plus fort que celui des cuisses, des jarrets
et des gras des jambes. » Ouvrez maintenant le Manège Royal de
M. de Pluvinel : « Sire, dit l'écuyer gentilhomme s'adressant au roi
Louis XIII, pincer son cheval lorsqu'il manie, est presser tout dou-
cement les deux éperons ou l'un d'eux contre son ventre, non de
coup, mais serrant délicatement ou plus fort, selon le besoin, à tous
les temps, ou lorsque la nécessité le requiert, afin que par l'accou-
tumance de cette aide il se relève ou peu ou beaucoup, selon la fer-
messe de laquelle le chevalier advisera. » M. Baucher prétendra-t-il
encore être le premier qui ait envisagé l'éperon autrement que
comme châtiment! Quant à la définition du rassembler, on la trou-
vera aussi dans La Guerinière (2), et M. Baucher, en eût-il copié le
texte sur celui des vieux maîtres, ne la reproduirait pas avec plus de
fidélité ni de scrupuleuse exactitude.
Le dompteur ingénieux de Partisan et de Capitaine réclame toute
l'admiration de ses contemporains pour sa méthode, à l'aide de
laquelle il se fait fort de dresser un cheval en moins de trois mois.
Voyez le malheur; ici encore on lui conteste le mérite de la nou-
veauté. Le marquis de Ts'ewcastle, grand charlatan malgré tout son
talent, le marquis de Newcastle trouvait si naturel de dresser un
cheval en deux mois, qu'il ne daignait pas même s'en vanter. On le
voit, le dresser du cheval en quelques semaines est une découverte
d'aussi vieille date que les autres, et qu'il faut reléguer dans la caté-
gorie de tous ces airs de manège qui servent d'appendice au livre
de M. Baucher, et dont le premier consiste dans la flexion instan-
tanée elle maintien en Vair de Vune ou t autre extrémité antérieures,
tandis que les trois autres demeurent fixées sur le sol : est-il besoin de
rappeler à M. Baucher que cette flexion n'est autre chose que la
jambette dont parle Frédéric Grison (3), et de lui apprendre qu'il y a
plus de deux siècles les chevaux exécutaient des sarabandes et des
ballets (4)?
(1) La Guerinière, École de Cavalerie, p. 170, 1 vol.
(2) Id., ibid., p. 131-132.
{3) Voir Frédéric Grison, VÈcuirie, liv. II, p. 6i.
(4) Pluvinel surtout paraît avoir excellé dans cet art de dresser les chevaux à
190 REVUE DE PARIS.
Ainsi l'assouplissement de l'encolure et des hanches est un moyen
parfaitement connu et employé avec discernement par Newcastle et
Pluvinel; Grisou et tant d'autres recommandent l'emploi de la jambe
opposée au côté vers lequel on tourne; la distinction entre le reculer
et l'acculement se'trouve mot pour mot dans Newcastle et dans La
Guerinière; les attaques de l'éperon ne sont que l'exacte copie du
pincer délicat de Pluvinel; l'éducation complète des chevaux en
trois mois se pratiquait, sous Charles II, d'Angleterre, et les airs de
manège sont la reproduction de tours d'adresse qui n'ont pas moins
de six cents ans; et de toutes les inventions de M. Baucher on n'en
citerait pas une qui n'ait été découverte ou employée par les anciens
professeurs d'équitation. Que penser désormais de la nouveauté d'un
pareil système? « Il est juste de dénoncer les plagiaires, observe l'au-
teur de la Méthode d'équitation, mais avant de les flétrir on de-
vrait au moins s'assurer de leur mauvaise foi. » M. Baucher veut-il
dire par-là qu'il se croyait de bonne foi l'inventeur de ce que tant
d'autres savaient bien avant lui? Mais il faudrait, pour persévérer dans
une conviction semblable, que le célèbre écuyer n'eût jamais lu une
seule page écrite par les grands maîtres de son art. Autant aime-
rais-je un avocat qui prétendrait inventer le code. On aurait de la peine
à supposer tant d'ignorance chez un homme qui proclame son livre :
le fruit de vingt années de travail. D'autre part, la question d'igno-
rance mise de côté, que devient la bonne foi? L'unique moyen de
sortir de ce dilemme serait d'accepter l'explication que donnait der-
nièrement un ami du savant professeur, et de croire à l inspiration
pareilles gentillesses. « Je sçavois de science certaine, raconte à ce sujet Delcampe,
que défunct M. de Pluvinel, l'un des meilleurs et le premier escuyer de notre siècle,
et qui a le mieux réussi tant à dresser les chevaux que pour la parfaicte éducation
de la jeunesse, dressa des chevaux de telle justesse, qu'il les rendit capables de
danser des ballets et de changer si à propos leur différent manège, sçavoir les pas,
les cadences, et différens airs de manier, selon qu'ils entendoient les divers sons et
tons des trompettes et autres instrumens destinez et préparez à cet effect, que elle
doimoit autant d'admiration aux spectateurs à voir une chose si extraordinaire des
animaux, que de louange d'admiration et de gloire à celuy qui avoit travaillé, ou,
pour mieux dire, achevé un ouvrage si peu conneu et si difficile à faire concevoir
à nos sens. Cette merveille parust pour la première fois, et jusques ici pour la der-
nière, dans un somptueux carrousel préparé à signe de gloire et de resjouissance au
trophée faict après le mariage de Marie de Médicis, femme d'Henry-le-Grand , en
Vannée mil six cens neuf, un an à peu près devant la mort de ce grand roy. » [L'Art
de monter achevai, par le sieur Delcampe, escuyer de la grande escuirie du roy,
lC6fc, iu-12.)
REVUE DE PARIS. 191
railleuse (1), à la pensée 'pantagruélique de M. Baucher qui, selon
son apologiste, est un homme d'esprit comprenant à merveille à
quelle condition un succès s'obtient à notre époque et qui ne cherche
qu'à se moquer fort agréablement du monde. Et nous avouons que
les paroles par lesquelles M. Baucher termine son livre sont de nature
à nous faire pencher vers cette opinion : « Il est bien entendu,
s'écrie-t-il en effet, que tous les détails d'application qui se ratta-
chent à ces innovations sont nouveaux comme elles et m'appartien-
nent également. » On dira ce qu'on voudra , mnis il y a sous cette
proposition à double sens un grain de fine moquerie qui , pour être
latente, ne s'en laisse pas moins saisir et dénoterait au besoin chez
M. Baucher l'homme d'esprit qui ne sera jamais dupe de personne
pas même de lui.
Puisqu'il est bien démontré que la méthode de M. Baucher ne sau-
rait prétendre à la nouveauté, voyons si , d'autre part, elle peut con-
venir aux besoins de l'époque où nous vivons. Les amis de l'auteur
des Passe-Temps équestres accusent ses adversaires de ne rejeter son
système que parce qu'il émane de lui et disent : « Si le système Bau-
cher n'est qu'une copie exacte de la méthode des anciens maîtres, et
si la méthode des anciens maîtres était bonne, celle-ci doit l'être éga-
lement. » A quoi nous répondrons qu'il est faux que la méthode nou-
velle soit une imitation exacte et intelligente de l'ancienne, et, le
fût-elle, M. Baucher l'appliquàt-il avec tout l'art et le discernement
d'un Newcastle ou d'un Pluvinel , elle ne saurait encore, sous aucun
rapport, convenir aux nécessités de notre temps. En effet, sous quel
point de vue doit-on envisager le cheval? Avant tout comme moyen
de transport, puis comme moyen de guerre, enfin comme moyen
d'agrément. Or, la méthode de M. Baucher ne convient point aux
chevaux de transport, car elle paralyse la vitesse; elle ne convient pas
aux chevaux de guerre, car elle anéantit leurs forces instinctives; elle
ne convient pas aux chevaux de luxe, car elle détruit leur vaillantise.
Maintenant quel terrain occupera cette méthode, quelle place lui
reste? Le terrain d'où elle est partie, la place qu'elle occupait à son
début : le cirque. Mais, pour Dieu! qu'elle y reste, et qu'on ne
nous étourdisse plus de ces prétendues révélations équestres et de la
philosophie de l'équitation (2).
(1) Voir V Argus des Haras, 12e livraison; novembre 18i2.
(2) « L'écuyer doit suivre toute la série des phénomènes qui lui font captiver
toute l'attention du cheval. C'est ce genre d'exercice, dirigé avec discernement,
192 REVUE DE PARIS.
Les chevaux ont changé avec l'usage qu'on en a fait. Dans le moyen-
âge, ce qu'on demandait surtout à sa monture, c'était la force et la
solidité. Le galop, également pénible au cheval et au cavalier, écrasés
qu'ils étaient tous les deux sous le poids de leurs armures, ne s'em-
ployait que comme une allure exceptionnelle et servait uniquement
à fournir une carrière. Et cependant l'équitation du moyen-âge était
parfaitement rationnelle en ce qu'elle s'accordait à merveille avec les
besoins et les mœurs de la chevalerie. Aussi, jusqu'au xvie siècle, les
chevaux normands passèrent en Europe pour les meilleurs au service
de la guerre. Sous Louis XIV et plus encore sous Louis XV, la race
chevaline se modifia un peu, sans rien abandonner toutefois de
ses allures solennelles. L'étiquette cérémonieuse régnait alors au
manège comme dans les salons du roi, et, à une époque où deux
armées ennemies en présence faisaient échange de politesse avant
de s'entr'égorger, la vitesse du cheval ne devait entrer que pour
peu de chose dans son mérite. Le grand art de l'écuyer consistait à
faire prendre à son cheval les allures les plus élevées et les plus rac-
courcies. Le trot ne jouissait d'aucun estime, on ne se servait guère
que du pas, du petit galop et du piaffer, que M. Baucher affectionne
tant. On allait du manège de Versailles à la cour de Marbre (distance
d'un demi-quart de lieue) en trois quarts d'heure, et le comble de
l'art était de mettre six heures à faire une lieue sur un cheval au
galop. On renfermait, on raccourcissait, on ramenait, on rassemblait
le cheval que c'était une merveille, au dire des amateurs du temps,
merveille assez semblable à ces boîtes musicales qui compriment les
symphonies de Beethoven dans un espace de quatre pouces carrés et
réduisent à des dimensions microscopiques les chœurs d'Euryanthe
ou de Freyschiitz.
Cette méthode, parfaitement en harmonie, du reste, avec les be-
soins de son époque, ne put se soutenir long-temps et tomba de fait
du jour où les relations intimes avec l'Angleterre amenèrent en
France une autre race chevaline. Devant les allures fières et libres
des huniers du Yorkshire, les élèves éclairés de l'ancienne école de
Versailles sentirent qu'il y avait autre chose à faire du cheval qu'une
machine se mouvant comme à l'aide d'une ficelle, ainsi que l'exprime
si ingénieusement M. Baucher. Pour la cavalerie réorganisée par l'em-
<iui fait d'un écuyer habile un philosophe, car le cheval lui suggère maintes ré-
flexions qui le conduisent à mieux connaître l'esprit humain. » (Passe-temps
équestres, p. 199. ) — Voilà un système de philosophie auquel M. Liszt regrettera,
bien de n'avoir pas pensé.
REVUE DE PARIS. 193
pereur, pour les chasses qui, de jour en jour, devenaient plus impé-
tueuses, le besoin se faisait sentir d'une équitationplus large dont le
but serait d'unir à la dignité et au Gni de l'école ancienne les allures
allongées et franches, les désinvoltures hardies de la nouvelle ma-
nière. La restauration se remonta de chevaux de guerre en Alle-
magne, de chevaux de luxe en Angleterre, si bien qu'avant peu
d'années la race chevaline française, mêlée à des produits du sol
étranger, devait cesser d'être propre aux leçons d'autrefois. Le bel
avantage, en vérité! d'imposer à une jument, sortie des mains de
Chiffney (1), ce gentil tricotage des jambes dont s'acquitte si bien
Partisan, ou d'imprimer aux flancs d'un étalon hongrois ces petites
attaques progressives dont M. Baucher apprécie si hautement les ré-
sultats merveilleux. Autant vaudrait faire danser la Gavotte à Ta-
glioni : tout Paris se rappelle encore la manière dont elle s'en tira.
Le résultat définitif que M. Baucher se propose est l'anéantisse-
ment complet des forces instinctives du cheval. Les principaux moyens
qu'il emploie pour y atteindre consistent dans l'assouplissement de
l'encolure et des hanches, le ramener et les attaques progressives de
l'éperon. Or, les moyens sont absurdes, et le résultat serait un crime.
Comment! paralyser, briser, anéantir les forces spontanées du cheval,
et lui substituer les forces du cavalier! Mais, neuf fois sur dix, c'est
le contraire qu'il conviendrait de faire, attendu qu'il y a beaucoup
plus de chevaux auxquels on pourrait confier un homme, que
d'hommes auxquels on peut confier un cheval. Entreprendre sérieu-
sement de détruire les forces instinctives de sa monture , c'est tout
simplement prouver qu'on ignore les plus nobles qualités du cheval,
ou qu'on est incapable de les apprécier. J'en appelle à tous les hommes
aimant sincèrement l'équitation, à tous ceux qui ont jamais poursuivi
un cerf pendant six heures au galop d'un cheval rapide et loyal, et
je leur demande s'ils échangeraient un seul instant la généreuse ar-
deur d'une jument pur-sang, son obéissance libre, sa franchise vail-
lante, contre l'action pénible et restreinte du malheureux animal
abattu que prépare le système de la destruction des forces instinctives.
J'ai dit que le premier moyen de M. Baucher, l'assouplissement
de l'encolure, était parfaitement connu de Newcastle et de Pluvinel,
mais que cesécuyers ne l'employaient qu'avec discernement. Du temps
de Louis XIII comme de Charles II, les allures plus élevées et plus
raccourcies demandaient un ramener plus parfait du cheval, une po-
{\) Célèbre jockey et training-groom anglais.
19-V REVUE DE PARIS.
sition plus renfermée entre les mains et les talons; pour obtenir ces
effets, on avait recours au double assouplissement de L'encolure et
des hanches. On cherchait à modérer la rapidité du cheval, dont le
dresser complet se renfermait entre les murs du manège, et dont la
destination était de briller dans les carrousels. Cependant aucun de
ces illustres professeurs d'autrefois ne conçut l'idée barbare de
l'anéantissement des forces instinctives. Pluvinel, tout en assouplis-
sant beaucoup l'encolure du cheval, le faisait pourtant, « en prenant
garde de l'ennuyer et d'étouffer sa gentillesse, car elle est aux che-
vaux comme la fleur sur le fruit. » Et cet écuyer recommande en
outre que le cheval exécute volontairement et avec gaillardise les
mouvemens qu'on lui imposera. ïl y a certes loin de là à l'annihi-
lation des forces instinctives, que M. Baucher annonce en s'écriant :
« Quel pas immense nous aurons alors fait faire à notre élève! » Il en
est de même du pincer de l'éperon , également mal compris et exa-
géré! « On augmentera progressivement la force des attaques, dit
M» Baucher, jusqu'à ce que le cheval les supporte aussi vigoureuses
que possible, sans présenter la moindre résistance à la main, sans aug-
menter la vitesse de l'allure ou sans se déplacer, si on travaille de pied-
ferme! » Or, le pincer délicat ne doit aider qu'à alléger les hanches
du cheval, à le relever ou à l'asseoir; le coup d'éperon, à le porter
en avant ou à le châtier; mais à quoi voulez-vous donc que servent
des attaques auxquelles l'animal doit rester insensible , des moyens
qui, inventés pour développer ses allures, n'augmentent pas d'un
iota sa vitesse, et qui, jugés propres à le faire changer de place, ne
parviennent pas à le déranger d'une ligne. Dans son beau livre sur
les Origines du Droit français, M. Michelet rapporte que les anciens
rois franks accordaient aux évoques autant de terre qu'ils en pour-
raient chevaucher pendant que le roi faisait sa méridienne; et il ajoute
que parfois les saints hommes allaient si vite en besogne, qu'il fallait
réveiller le roi, de peur que tout le royaume n'y passât. Avouons
que pour un Clovis, un Chilpéric ou toute autre majesté chevelue,
c'eût été un homme bien précieux que M. Baucher. Voilà le maître
chez lequel une ordonnance royale aurait dû envoyer à l'école tous
les révérends prélats. A ce compte, le roi pouvait prolonger sa sieste
jusqu'au lendemain, et dormir tout son saoul sans qu'il lui en coûtât
davantage.
M. Baucher affirme que l'éducation d'un cheval peut se faire en
entier dans une chambre de douze pieds carrés, et cela sans même le
faire bouger de place; système commode s'il en fut, et grâce auquel
RENTE DE PARIS. 195
on pourra désormais, sans sortir de son appartement, se passer la
fantaisie d'un steepïe-chase. Voyez-vous d'ici la cavalcade franchis-
sant les tabourets, les fauteuils et les vases du Japon , et prenant pour
clocher la pendule de la cheminée. On suppose peut-être qu'une fois
le dresser en place terminé, l'écuyer commence à faire avancer le
cheval selon son élan naturel? Non pas certes. « Le reculer suit im-
médiatement ce premier travail; » et, le croira-t-on, dans son intro-
duction au Dictionnaire raisonné d'Equitation, M. Baucher, après
s'être étendu sur le travail en place et le reculer, ne fait pas même
allusion aux mouvemens en avant , qu'il nomme pourtant autre part :
« Les mouvemens naturels du cheval. » Jusqu'à présent l'écrevisse
seule avait joui du privilège de marcher à reculons.
Le ramener excessif de la tête, que prescrit la méthode Baucher,
ne laisse pas que de présenter de très graves inconvéniens. Si ce ra-
mener exagéré s'obtient naturellement et sans détruire les forces du
cheval , vous enseignez à l'animal que vous montez ainsi une défense,
vous l'engagez en quelque sorte à s'encapuchonner et lui offrez un
appui démesuré sur le mors. Il ne reste donc, pour que le ramener
puisse se pratiquer sans danger, que de l'obtenir à l'aide des flexions
cruellesdontnousavonsparléplushaut. Ramené pardepareilsmoyens,
le cheval demeure dans l'impossibilité de développer ses allures, et
de plus il contracte ce défaut contre lequel Frédéric Grison s'élevait
avec tant de vigueur, il devient lasehe de col. Inutile de dire qu'al-
longer les allures, c'est développer la vitesse, et qu'un cheval ne sau-
rait projeter ses jambes en avant et rejeter en même temps sa tète en
arrière. Il suffirait d'examiner un cheval de course se portant sur les
épaules et s'en allant la tète au vent, l'encolure tendue, pour appré-
cier à quelles conditions s'obtient une vitesse extrême. Ici se pré-
sente la question de l'équilibre, que M. Baucher paraît comprendre
aussi peu que celles du pincer, de l'éperon, et du ramener de la tète.
L'auteur de tant de traités philosophiques sur l'équitation prétend
que la base de son système consiste dans l'équilibre, où toutes les
forces se contrebalancent. Or, M. Baucher s'est-il bien rendu compte
de ce qu'il entendait par là, et n'a-t-il point aperçu la difficulté nou-
velle qu'il se préparait? car, de deux choses l'une, ou toutes les forces
se contrebalancent, ou seulement quelques-unes d'entre elles le font,
et dès-lors il n'y a plus d'équilibre. Maintenant, chaque fois que
toutes les forces d'un corps se contrebalancent parfaitement et à égal
degré, il y a neutralisation de chacune d'elles par une autre. En
phrénologie, les crânes parfaitement contrebalancés ne sont autres
196 REVUE DE PARIS.
que les crânes des idiots, et si le parfait équilibre ne devait se ren-
contrer qu'à cette condition, le cheval serait condamné à une im-
mobilité éternelle. Le mouvement n'est autre chose qu'un déplace-
ment continuel de l'équilibre; ainsi le jockey qui s'incline sur le col
de son coursier, et l'homme qui se penche légèrement en arrière
pour arrêter sa monture, n'ont ni le même centre de gravité ni le
même équilibre. Est-ce à dire qu'ils aient perdu pour cela leur équi-
libre ou leur centre de gravité? Pas le moins du monde; ils le dépla-
cent, voilà tout. Encore si M. Baucher imitait tant de professeurs
illustres, qui savent si bien se garder de pratiquer leurs propres théo-
ries! Malheureusement le célèbre écuyer se montre fort logique sur
ce point. Aussi, qu'arrive-t-il? Ses chevaux demeurent en place et
procèdent d'après toutes les règles d'une équitation stationnaire, im-
muable, qui est, à vrai dire, la seule nouveauté qu'ait découverte
M. Baucher. A force de solliciter également l'arrière-main par les
jambes, l'avant-main par la bride, et de vouloir toujours maintenir le
centre de gravité au milieu du corps, un pareil système rend les mou-
vemens progressifs d'une difficulté laborieuse et accoutume forcé-
ment le cheval à rester en place, en ne lui laissant trouver que là
quelque sentiment de bien-être. Jusqu'à quel point un semblable sys-
tème peut-il nous convenir? Le sens commun en décidera. Puisqu'il
s'en tenait à si minces frais d'imagination, M. Baucher aurait dû au
moins tirer meilleur profit des principes qu'il empruntait à ses de-
vanciers. Un si déplorable emploi de bonnes choses paraîtra au moins
étrange, et nous rappelle involontairement l'histoire de cet Irlandais
arrêté à Londres pour avoir volé six mouchoirs de poche. On visita
son domicile et on trouva les foulards, mais cousus ensemble et
montés en parapluie.
M. Baucher se trompe évidemment lorsqu'il soutient qu'à aucune
époque on ne s'est aussi généralement occupé d'équitation que de
nos jours. Il lui suffirait en effet d'ouvrir les mémoires des deux ou
trois derniers siècles, ou de parcourir le moindre traité des grands
maîtres passés, pour se convaincre de cette vérité : à savoir que sous
Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, il était au moins permis à un
gentilhomme de ne pas savoir lire et surtout de ne pas savoir écrire,
mais qu'il n'avait en aucune façon le droit de ne pas savoir parfaite-
ment monter à cheval. L'équitation n'est donc point un art que l'on
puisse inventer de nos jours, et, pour que ce grand art refleurisse et
se développe selon les nécessités du temps, il convient de recourir
aux hommes qui en ont fait une étude sérieuse et qui, possédant à
REVUE DE PARIS. 197
fond la tradition, savent n'en user que sobrement. La France compte
encore quelques élèves de l'ancien manège de Versailles, et il n'est
pas nécessaire d'être un homme de cheval pour connaître le nom de
M. le vicomte d'Aure. Dans une brochure fort'remarquable, et dont
nous aimerions à citer davantage, un officier de notre jeune armée,
parlant du rétablissement, sous la restauration, de l'ancienne école
de Versailles, définissait ainsi dernièrement la manière du noble
écuyer : « Bientôt les effets de ce retour si heureux furent sensibles,
de savans disciples sortirent encore de cette école autrefois la pre-
mière du monde. M. le vicomte d'Aure parut, et l'on admira en lui
l'heureux héritier de toute la science du vieux d'Abzac, son maître.
Alors l'équitation sembla sauvée, car M. le vicomte d'Aure réunis-
sait le rare assemblage de qualités naturelles et de principes acquis
par le travail. C'était l'organisation la plus heureusement douée,
instruite par la doctrine la plus savante; c'était le génie développé
par l'art (1). »
M. Baucher se fait une singulière illusion lorsqu'il s'imagine avoir
créé une méthode nouvelle, tandis que, s'il fallait l'en croire,
M. d'Aure, lui, représenterait les idées anciennes, surannées. Or c'est
exactement le contraire qu'il convient de dire, et l'innovation en
cette affaire vient entièrement de l'élève du vicomte d'Abzac :
«Nous avons l'avantage aujourd'hui, dit l'ancien écuyer comman-
dant du manège de Versailles, de pouvoir prendre à chaque école ce
qui peut être appliqué avec fruit à la nôtre. C'est pour cela qu'en
raison des chevaux nous devons emprunter à Grison sa brutalité, à
Newcastle et à Pluvinel leurs moyens d'assouplissement, à La Gue-
rinière sa finesse et sa régularité, à d'Abzac la justesse et l'énergie,
à notre époque la vigueur et le décidé. » C'est en s'appropriant avec
un tact merveilleux tout ce que les maîtres d'autrefois avaient d'ex-
cellent et d'heureux, en écartant tout ce qui ne pouvait nous con-
venir dans leur méthode , que M. d'Aure est parvenu à former le
seul système capable de relever aujourd'hui l'équitation française.
Si l'exemple de M. Baucher ne nous effrayait pas un peu, et si nous
ne craignions d'abuser de l'expression philosophique, nous don-
nerions volontiers à la méthode de M. d'Aure le nom d'équitation
éclectique. Grâce à lui, en effet, l'équitation française peut s'agrandir
(1) DeVÈquitation militaire, par M. le comte Maximilien Caccia, lieutenant au
9e hussards. Brochure dédiée au maréchal Soult.
198 IIEVCE DE PARIS.
€t se développer désormais à son aise sans devoir renoncer pour cela
à ses origines classiques (1).
Deux forces, chacun lésait, portent le cheval en avant, la force
d'attraction et la force d'impulsion; la première résidant dans l'avant-
main, la seconde dans les hanches et le train de derrière. Pour qu'un
cheval se porte en avant avec franchise, pour que sa tête se place,
qu'il soit juste, hardi, loyal, la première condition est de le mettre
:surlamain. Pour mettre un cheval sur la main, pour lui faire goûter
le mors, il convient d'agir d'abord par les jambes, pour offrir en-
suite par la main l'exacte quantité de soutien qu'exigera la sensi-
bilité du cheval. Poussé par les talons, sollicité par les hanches, le
cheval ne peut manquer de rechercher lui-même l'appui du mors,
et il ne placera bien sa tête que lorsqu'il aura trouvé le juste degré
de soutien qu'il lui faut et dont le tact du cavalier devra l'avertir à
l'instant. Puisque, à mesure que le cheval augmente de vitesse, sa
tête s'éloigne du centre de gravité, il va sans dire que plus ses allures
se développent, plus il faudra lui prêter l'appui du mors que d'in-
stant en instant il recherchera davantage, obéissant à cette loi d'im-
(1) Venus l'un avant , l'autre après Piuvinel, Grisou et La Guerinière présentent
entre eux certains traits de ressemblance et répondent tous les deux davantage
aux exigences de notre temps. Grison vivait dans un temps où les tournois étaient
de mode, et où le maniement des armes et les évolutions du combat singulier exi-
geaient que le cheval fût dressé de façon à ce qu'il exécutât avec facilité tous les
mouvemens requis et n'eût pas besoin d'être resserré et travaillé sans cesse par les
mains et les jambes du cavalier. « Et vrayement, dit Grison , à juste cause les La-
lins ont appelé le cheval Equus, qui ne signitie autre chose que juste pource que il
faut que le cheval soit eu tout et partout juste, etc. » On compreud dès-lors pour-
quoi Grison, qui voulait au besoin pouvoir compter sur les forces de sa monture,
exigeait avant tout que les chevaux fussent fermes de col. Ce que les tendances
guerrières de son époque amenèrent de franc et de hardi dans la méthode de Gri-
son, le raffinement des races chevalines le nécessita dans le système de La Gueri-
nière. La mort d'Henri II mit fin aux tournois, qui se changèrent aussitôt, sous
Piuvinel et Newcastle, en carrousels, dans le manège du roi; et plus tard, du temps
de La Guerinière, les carrousels cédèrent la place aux chasses. « Ce n'est point
dans les bornes d'un manège, dit l'auteur de Y Ecole de Cavalerie, qu'il faut toujours
tenir un cheval qu'on dresse pour la guerre ou pour la chasse: il faut l'exercer
souvent eivpleine campagne, alin de l'accoutumera toute sorte d'objets, et de lui
apprendre aussi à galoper sûrement sur toute sorte de terrains, comme terres la-
bourées, terrains gras, prés, descentes, montagnes, vallons, bois. » Depuis La Gue-
rinière, la race chevaline est devenue encore beaucoup plus fine, plus légère et
plus allongée dans ses allures; il en résulte que ce qui , de son temps, pouvait conve-
nir comme exception, du nôtre, devient presque nécessaire comme règle générale.
REVUE DE PARIS. 19t>
pulsion qui fait qu'un jockey de course en arrive jusqu'à prêter un
poids de deux cents livres à sa monture. — Telle est en peu de mots
la base du système dont M. d'Aure a si bien compris la simplicité
rationnelle, système fait pour écarter de l'équitation les obscurités
inutiles, pour contraindre le cheval à une obéissance parfaite, et en
même temps pour l'aider à développer toutes ses qualités naturelles.
Le plus haut point auquel puisse atteindre un écuycr vraiment
artiste est, selon l'ingénieuse expression de M. d'Aure, l'improvisa-
tion, la divination instantanée et l'exploitation heureuse de toutes
les forces, de toute l'intelligence que la nature a accordées au cheval.
On voit combien peu ces idées larges et poétiques se rapprochent de
l'équitation restreinte et passée de mode du cirque. M. Baucher, lui,
ne fait de l'équitation qu'à point nommé. Il monte des chevaux
dressés, brisés, rompus, habitués à répéter tous les soirs, aux sons
de la môme musique, dans la même enceinte exiguë, les mêmes
petites gentillesses fort mignonnes sans doute, mais qui, lorsqu'on
se rappelle la date de leur invention, ressemblent quelque peu aux
aimables radotteries d'un vieillard, au menuet séculaire de M. de
Fontenelle par exemple. AT. Baucher pose en principe qu'il est im-
possible d'exécuter de prime-abord sur un cheval ignorant quelques-
unes des hautes difficultés de l'équitation; or ces difficultés, ces pas
de l'ancienne école, dont on doit cependant être maître, il faut sa-
voir les faire exécuter sans préparation aucune au coursier le plus
ombrageux, le plus timide, le plus neuf. C'est à quoi M. d'Aure s'en-
tend à merveille, et quand l'écuyer du cirque lui reproche, dans une
de ses nombreuses brochures, de regarder le cheval comme une pâte
molle qui, dès les premiers mouvemens, ne présentera aucune résistance,
il serait facile de répondre que peut-être M. le vicomte d'Aure a cer-
taines raisons, que ne soupçonne pas le dompteur de Buridan, pour
envisager comme nulle toute résistance de la part du cheval. Con-
çoit-on, après cela, que AI. Baucher s'étonne à tout propos que des
écuyers de la trempe de M. d'Aure dédaignent d'assister aux essais
nombreux et solennels qu'il a faits dans Paris même? Et franchement,
pour quelle raison y assisterait-on? Croyez-vous que Bossini ou tout
autre maître retirât grand profit du cours de M. Delsarte, qui , lui
aussi, au petit galop de son style suranné, met une heure à faire le
tour d'un morceau de Lulli ou de Bameau?
Un des grands avantages du système de Versailles, tel que l'a mo-
difié M. d'Aure, consiste en son extrême simplicité, en sa clarté lim-
pide et dégagée de tout attirail pédantesque. Quelques pages suffisent
200 REVUE DE PARIS.
pour en exposer la théorie, quelques mois pour en acquérir la pra-
tique. Du reste, la science infuse de M. Baucher s'offusque très plai-
samment de la manière simple et rationnelle dont procède ce système.
Il est vrai que la méthode de M. d'Aure ne s'occupe ni du cours des
astres, ni de la philosophie de l'humanité, et traite son sujet avec
netteté, bon sens et précision, sans se permettre aucune de ces digres-
sions dithyrambiques où se complaît M. Baucher, toujours si empressé
de faire intervenir la loi et les prophètes dans une question d'écurie,
et de parler de Dieu à propos de bottes : « On a beaucoup parlé de
rassembler comme on a parlé de Dieu et de tous les mystères impéné-
trables à la perception humaine (1) ! » A la bonne heure, voilà qui
s'appelle manier le style hippique et raisonner cheval en philosophe!
L'écuyer du Cirque s'étonne qu'on prenne la peine d'expliquer à
l'élève ce qui constitue la différence des allures, et voudrait qu'on
fit tout de suite de la haute école, comme M. Jourdain faisait de la
prose sans s'en douter. Cependant il faut bien commencer par le
commencement; M. Baucher est un humaniste trop distingué pour
vouloir jamais placer la péroraison avant l'exorde, et, s'il lui venait
à l'idée un jour d'inventer le carré de l'hypoténuse comme il a si
heureusement inventé le cheval, le savant professeur n'y arriverait
qu'en passant par ce qu'il traiterait à coup sûr de puérilités absurdes,
à savoir la définition des points et des lignes.
En supposant que le gouvernement et l'administration de la guerre
persistassent dans leur indifférence à l'égard de l'équitation en France,
il y aurait toujours profit à adopter un système d'une simplicité telle
qu'il mettrait en deux ans nos officiers de cavalerie en état de sortir
de Saumur avec tous les avantages d'une bonne éducation équestre.
« Il est constant, dit La Guerinière, que le succès de la plupart des
actions militaires est dû à l'uniformité des mouvemens d'une troupe,
laquelle uniformité ne vient que d'une bonne instruction, et qu'au
contraire, le désordre qui se met souvent dans un escadron est causé
ordinairement par des chevaux mal dressés ou mal conduits. » Où la
trouver aujourd'hui, cette uniformité nécessaire? Et cette bonne
instruction, où s'est-elle réfugiée? Qu'on examine nosrégimens, et
qu'on dise ensuite s'il n'est point rare de trouver dans le môme
peloton deux hommes placés à cheval de la môme manière; et, pour
qu'on ne nous accuse pas d'exagérer, citons à l'appui de nos paroles
ce passage de la brochure de M. le comte Max. Caccia, officier de
(1) Voir la Méthode d'Êquitation de M. Baucher, p. 9t.
REVUE DE PARIS. 201
hussards, et critique bien compétent en pareille matière : « Si la ca-
valerie de l'empire avait le vice de comprendre deux modes diffé-
rens de monter à cheval, aujourd'hui ce ne sont plus deux écoles que
renferme l'instruction d'équitation de notre cavalerie, mais autant
de manières qu'il y a de variétés dans les conformations du corps
humain. Ce n'est plus le coup-d'œil imparfait résultant de deux genres
différens; dans la position du cavalier à cheval, c'est le misérable et
ridicule assemblage d'un nombre infini de positions entièrement op-
posées entre elles. Sous l'empire, il y avait une différence bien éta-
blie entre la position d'un cavalier de grosse cavalerie et un cavalier
d'arme légère. Aujourd'hui, elle n'existe plus; les mêmes principes
sont applicables à toutes les armes, c'est-à-dire que chacun se place
comme il l'entend; carabiniers, lanciers, hussards, ces distinctions
n'existent plus, et vous voyez l'homme de six pieds plié en deux,
raccourci, raccroché, les genoux dans les fontes, les éperons dans les
sangles, tandis qu'il n'est pas rare de rencontrer un cavalier de cinq
pieds trois pouces renversé sur sa palette, les jarrets tendus, les étriers
sur le coude-pied, les éperons dans les épaules du cheval, et les
pointes du pied au niveau du nez de sa monture. » On objectera
peut-être que le système stratégique est changé en France, et que
l'empereur se vantait surtout des batailles gagnées sans cavalerie.
Mais puisque la cavalerie forme encore une partie importante de notre
armée, on devrait ne pas être réduit à remarquer sur dix hommes
celui qui sait manier son cheval, sur cent celui qui sait se servir avec
aisance de ses armes; il conviendrait de s'efforcer de remédier à ce
désordre universel, à l'irrégularité des alignemens, à cette préoccu-
pation générale qui précède une charge. Pour porter remède à ce
mal évident, irrécusable, il est encore plus besoin de conseils que
d'argent. Tous les manèges du siècle de Louis XIV serviraient de
peu si on ne trouvait en même temps des hommes capables d'ap-
prendre à nos troupes l'équitation qui leur convient. Dieu merci! de
pareils professeurs ne manquent pas en France, mais, je le répète, il
faut les chercher ailleurs qu'au Cirque.
On s'étonne que l'art des Pluvinel et des La Guerinière tombe
en décadence, lorsque cet art chez nous n'a plus d'asile. En quel
lieu la tradition, dépossédée de son conservatoire de Versailles,
s'installera -t-elle désormais? Du jour où le grand art abandonne
la place, les exploitateurs s'en emparent; il y avait le manège
de Versailles, subventionné par la couronne, il y a aujourd'hui le
Cirque, subventionné par une multitude désœuvrée dont il est fort
TOME XIII. JANVIER. 14
202 REVUE DE PARIS.
douteux que les connaissances en matière de cheval se haussent
jusqu'à savoir distinguer l'équitation de la voltige. M. Baucher, en
homme dévoué à ses principes, à son art, n'a pas craint de descendre
dans l'arène, et d'appeler la publicité du théâtre au secours de sa
théorie; de là le bruit passager qu'on en a fait , l'espèce de notoriété
où elle s'est maintenue; avec M. Baucher, le virtuose donne au pro-
fesseur les moyens d'établir son système, le cirque nourrit l'école.
Or, tout ceci n'est et ne saurait être qu'une exception qui disparaîtra
sans laisser de traces, du jour où M. Baucher cessera de faire partie
de la troupe équestre de Franconi. En effet, en supposant que cette
méthode, dont nous avons essayé de démontrer le vide et le néant,
fût la doctrine par excellence, la révélation suprême, que l'on dit,
comment se perpétuera-t-elle après son inventeur? Lequel entre les
disciples du grand homme se chargera de la transmettre aux mêmes
conditions? Sera-ce M. le comte de B... ou M. le marquis de N...
qui voudront accepter l'héritage dramatique de M. Baucher, et les
mêmes hommes qui , dans leur zèle et leur amour de l'art, n'hésite-
raient pas un seul instant à soutenir de tous leurs efforts un institut
royal et sérieux, consentiraient-ils jamais, pour la plus grande gloire
d'une méthode, à s'enrôler dans une troupe équestre, et à donner
au public ces carrousels pittoresques du Pecq, où M. Baucher figu-
rait sous le costume du marquis de Newcastle, et M. Franconi sous
la perruque de La Guerinière? Sans vouloir précisément la restau-
ration du manège de Versailles, n'est-il pas permis de souhaiter qu'en
dehors de la spéculation et du calcul industriel, un établissement se
fonde sous les auspices de l'autorité supérieure, destiné à servir de
points de ralliement à tout ce qui reste aujourd'hui de la tradition
des grands maîtres? Pourquoi, dans la France du xixe siècle, un art
qui intéresse si vivement l'avenir de notre jeune armée serait-il donc
plus déshérité que l'art musical ou dramatique? Pourquoi l'équitation
n'aurait-elle pas chez nous, elle aussi, son conservatoire?
Un Officier de cavalerie.
CRITIQUE HISTORIQUE.
COUTUMES OJR BEAWJVOrSWS
DE PHILIPPE DE BEAUMAXOIR ,
PUBLIÉES PAR M. BEUGNOT.1
La France féodale se résume tout entière , mœurs, institutions, principes,
dans les Coutumes de Beauvoisis , dont M. Arthur Beugnot vient de donner
une savante édition. Il n'est pas , selon nous , de monumeut historique où se
trouvent mieux exposées , mieux définies, les relations publiques ou privées
qui , au xine siècle, subsistaient entre les hommes libres et les hommes de
condition serve, entre les vieilles seigneuries et les jeunes municipalités, entre
le roi et ses grands vassaux. On remarquera sans doute que nous ne nommons
pas ici le clergé; mais , à l'époque où l'on rédigea les Coutumes de Beau-
voisis, le clergé, dont on a, depuis cinquante ans environ, singulièrement
dénaturé l'histoire, déchu de la faveur colossale qui plaçait, avant Charles
Martel , ses abbés mitres et ses évêques au-dessus des antrustions et des
leudes, obligé, de fournir son contingent à la guerre et d'assister le suzerain
dans ses cours de justice , soumis au droit de régale et au droit de gîte,
comme les gens de roture, pillé par les barons, mollement défendu par le roi
trop occupé à se défendre lui-même, exploité par ses vidâmes; le clergé,
dans toutes les luttes qui avaient pour objet la liberté civile et la liberté po-
litique, suivait à vrai dire la fortune du tiers-état naissant. C'étaient là des
souvenirs religieusement gardés par les curés bretons et angevins de l'assem-
blée constituante, qui, dès le 13 juin 1789, sept jours avant le serment du jeu
de paume, allèrent se ranger sous la bannière de Bailly et de Mirabeau(
Nous reconnaissons vivement le soin que M. Beugnot a pris de remettre en
lumière les travaux du profond auteur des Coutumes de Beauvoisis. Montes-
quieu, en adoptant pour guide Philippe de Beaumanoir à travers le dédale
des anciennes institutions françaises, lui avait déjà restitué la plus grande
(1) Chez Rmouard, rue de Tournon.
204 REVUE DE PARIS.
partie de sa gloire; il serait heureux que le même culte pût être rendu à la
mémoire de tous les esprits éminens qui, sous la troisième race, accomplirent
une si vaste régénération sociale par la seule force de la loi.
La restauration de la justice par le roi Louis IX, tel est le problème autour
duquel, dans le livre de Beaumanoir, se groupent les évènemens qui, de Phi-
lippe-Auguste à Louis XI , ont préparé ou consommé la réorganisation de la
société française. Les provinces qui forment aujourd'hui le royaume de France
étaient gouvernées, sous la première race, par la loi romaine et par les
diverses lois des barbares qui vinrent successivement s'y établir. C'est le
caractère particulier de ces lois qu'elles n'étaient point , si l'on peut s'expri-
mer ainsi , attachées au territoire : le Franc était jugé par la loi des Francs ,
le Romain par la loi romaine , le Bourguignon par la loi des Bourguignons.
Bien loin que les nations conquérantes songeassent à rendre leurs lois uni-
formes, ils ne pensèrent pas même à les imposer aux peuples vaincus. Long-
temps avant la conquête, il en était absolument de même, au-delà du Rhin ,
chez les tribus à demi sauvages qui se réunirent et se liguèrent pour re-
pousser les légions de César. Le droit romain ne tarda pourtant pas à se
perdre dans les terres de la domination franque, ce qui s'explique par l'into-
lérable inégalité qui, dans l'ordre civil aussi bien que dans l'ordre politique,
subsistait, en vertu des lois salique et ripuaire, entre les Francs et les Ro-
mains. Mais devant la barbarie triomphante , qu'est-ce donc qui pouvait se
maintenir et durer? L'époque arriva bientôt où les grandes lois franque
et bourguignonne tombèrent elles-mêmes en désuétude. Établies dans le
principe pour des fiefs viagers, accordés à titre précaire, ces lois se trouvèrent
nécessairement insuffisantes, quand, pour ces mêmes fiefs, les ducs et les
comtes obtinrent le privilège de l'hérédité. Comment une seule loi générale
eût-elle pu gouverner cette France remuante divisée en une foule de petites
seigneuries assujéties à la seule dépendance féodale , qu'il faut bien se garder
de confondre avec la dépendance politique ? C'est à ce moment que surgirent
ces innombrables coutumes locales qui, avant 1789, morcelaient le sol de
l'ancienne France d'une façon si déplorable, de province à province, de comté
à comté, de l'une à l'autre ville, de l'une à l'autre seigneurie. « Je ne crois
pas , dit Beaumanoir, que dans tout le royaume il y ait deux seigneuries qui
soient régies par la même loi. » Tant que les lois conservèrent une ombre
d'autorité, les coutumes locales furent tout simplement appliquées dans les
circonstances qui n'étaient ni réglées ni prévues par les lois générales; quand
la suzeraineté du roi ne fut plus qu'un vain nom honni et conspué sur tous
les points du territoire , à tous les degrés de la brutale et gigantesque hiérar-
chie qui étreignait le pays entier, elles finirent par anéantir jusqu'aux der-
niers vestiges de ces lois.
Rien de plus monstrueux , au premier aspect , que les principes suivant
lesquels se fonda, s'étendit, se constitua ce droit bizarre : rien au inonde,
pourtant , ne paraîtra plus logique , si l'on étudie les vieux instincts des peu-
ples qu'il a gouvernés. L'ignorance, qui, du xe siècle à la fin du xme, en-
REVUE DE PARIS. 205
veloppa tous les rangs , toutes les classes , relégua dans les monastères les
arts et les sciences, et fit tomber l'usage de l'écriture jusque dans la cour des
plus hauts barons, l'ignorance entraîna rapidement le discrédit absolu des
lois écrites. Ce discrédit eut pour effet immédiat de simplifier la procédure
civile et criminelle, qui, dès le commencement du Xe siècle, se réduisait aux
fameuses preuves par la croix, par l'eau froide, par l'eau bouillante, et au
combat judiciaire, lequel, au xne, prévalut sur ces preuves même, et fut
admis à l'exclusion de tout autre jugement de Dieu, dans toute sorte de con-
testation et de procès, par l'immense majorité vivant sous la domination des
Francs.
Le régime du combat judiciaire ne pouvait, on le conçoit, comporter
l'appel tel que l'établissent les lois romaines et les lois modernes : nous vou-
lons dire le recours à une juridiction supérieure, chargée de reviser l'arrêt
d'un tribunal inférieur. C'est là pourtant une garantie si naturelle et si néces-
saire que les arbitres du combat se virent contraints d'y suppléer; mais ils
y suppléèrent à leur manière et en se conformant à l'esprit qui avait présidé
à l'institution même du combat. Quand le juge avait formulé la sentence, la
partie qui n'acceptait point son jugement le déclarait méchant et calomnia-
teur : c'était le juge lui-même qui alors prenait les armes et soutenait par la
voie du duel la validité de l'arrêt contesté. De toutes ces coutumes bizarres,
c'était là, sans aucun doute, la plus monstrueuse. Eh bien! ce fut de celle-
là précisément que résultèrent les lois civiles qui , de Louis IX à Louis XI,
prévalurent sur de si barbares institutions. A l'autorité royale renaissante il
ne fallait qu'une occasion pour enlever le droit de justice aux seigneurs : on
va voir s'il était possible que cette occasion se présentât plus commode et
plus favorable; on va voir avec quelle énergie, avec quelle habileté , quelle
persévérance, et en définitive, avec quel succès les hommes , pour la plupart
supérieurs, qui, durant cinq siècles, occupèrent le trône de France, reven-
diquèrent et ressaisirent le plus glorieux attribut de leur couronne. C'est là
toute une histoire qui peut se résumer et s'expliquer en très peu de mots :
ce juge tenu de se battre contre le plaideur mécontent, c'était le seigneur du
fief lui-même; se battre contre son seigneur, c'était un cas de rébellion fla-
grante , c'était évidemment se mettre en état de félonie. Plus intéressé que
tout autre à prévenir un si grand scandale , le seigneur se fit remplacer par
des pairs ou des baillis. Sous cette obligation impérieuse fléchirent les juri-
dictions d'une foule de seigneurs de troisième et de second ordre qui se
virent hors d'état d'entretenir une cour ainsi composée. Les fiefs demeurant
sans cour de justice, les vassaux usèrent, pour défaut de droit , d'un pri-
vilège que leur concédait le principe de la hiérarchie féodale. Ils recoururent
au suzerain le moins éloigné, et de proche en proche , par la voie des appels
successifs , au plus puissant suzerain , au roi lui-même , qui , en fort peu
d'années, évoqua un grand nombre d'affaires à son conseil. Le seigneur
appelé devant le roi était d'abord contraint de se présenter en personne : sous
le prétexte apparent de ménager sa dignité, et en réalité pour avoir meilleur
206 REVUE DE PARIS.
marché de ses prétentions, il fut établi que, sur ce point également, il pour-
rait se faire remplacer par un bailli. Plus tard , quand les appels se furent
multipliés, on le dispensa d'envoyer le bailli au tribunal du suzerain, et
l'affaire ne se débattit plus qu'entre le roi et les plaideurs. Dans les premiers
temps, le suzerain devait ordonner le combat entre le bailli et la partie appe-
lante; mais le combat n'était qu'une coutume de nature essentiellement
locale; en dehors des circonstances qui le précédaient ou le suivaient dans les
lieux où il faisait preuve, ce n'était plus qu'une loi sans force, une loi sans
motif, sans moralité. Saint Louis eut peu de peine à y substituer la procé-
dure par témoins, suivant des règles que définirent avec un soin minutieux
les savans conseillers de ce grand roi. Ce fut comme une révolution qui, avant
la fin du règne, avait enfanté déjà une jurisprudence complète. Pour aider
aux progrès de cette révolution, une des plus fécondes qui aient remué le
royaume, saint Louis fit traduire en langue vulgaire et répandre à profusion
les codes de Justinien et de Théodose; il emprunta des textes, des disposi-
tions, des principes aux lois les plus célèbres, aux lois romaines, aux lois
canoniques, aux décrétâtes; la justice devint une science, la plus haute et la
plus imposante, mais en même temps la plus ardue et la plus difficile. Ceux
des seigneurs qui avaient jusque-là résisté aux innovations et aux réformes ,
trop ignorans pour soutenir la moindre lutte intellectuelle , ouvrirent d'eux-
mêmes leurs cours de justice aux baillis royaux, qui peu à peu s'installèrent
dans l'immense majorité des châtellenies. Puissamment secondée par le bon
sens du peuple, l'action du roi, qui naguère s'exerçait timidement et d'une
façon indirecte, se montra bientôt à découvert et rayonna de toutes parts: ce
fut au nom du roi que se redressèrent les torts, de l'un à l'autre bout de la
France, au nom du roi que se jugèrent les différends civils et les procès cri-
minels. Mais ce n'était point assez encore: pour qu'une si vaste et si légitime
conquête pût se compléter et s'affermir sans la moindre contradiction de la
part des barons et des comtes, ce fut au nom du roi que l'on réclama le re-
dressement de ces torts, au nom du roi que s'instruisirent les affaires civiles,
au nom du roi que les crimes furent recherchés et punis. C'était du premier
coup fonder cette admirable institution de la partie publique, qui n'a rien
d'analogue dans les civilisations précédentes , pas même dans la civilisation
romaine, et qui, en ce moment, se trouve dans les mêmes conditions que sous
le règne de Louis IX.
Nous avons insisté sur des lois qui , au moyeu-âge, avaient un caractère
purement civil ou politique : on nous permettra de laisser à l'écart ces atroces
lois criminelles dont, au nom de l'humanité, avant même qu'elles eussent
disparu de nos codes, Diderot réclamait l'anéantissement absolu en des termes
si énergiques et si éioquens. « Pourquoi donc conserver, s'écriait-il, ces mo-
numens de la cruauté de .nos pères qui consternent les âmes honnêtes, et où
le méchant peut au besoin s'inspirer ? Je connais toute la puissance, ou , pour
mieux dire toute la faiblesse de la curiosité humaine; mais la pâture est ici
trop hideuse; il y a déjà bien long-temps qu'elle devrait en être rassasiée. »
REVUE DE PARIS. 207
Diderot comparait ces lois à des bêtes féroces, et les livres poudreux qui les
renferment à des déserts où il faudrait pour toujours les reléguer. Il est cer-
tain, pour épuiser la comparaison de Diderot, que, de nos jours même, on
éprouve comme un saisissement d'effroi lorsqu'en feuilletant ces codes lugu-
bres, on entend ces lois mortes gronder et menacer encore, et condamner au
gibet, à la roue, au cbevalet, à la claie, aux tenailles rougies, aux brodequins
de fer, à la grande et petite estrapade, à tous les genres de supplices et de
tortures; ou oublie qu'une révolution leur a ôté la griffe et ne leur a laissé
que le rugissement.
Les coutumes recueillies ou commentées par Philippe, de Beaumanoir
concernent pour la plupart des actes purement civils, comme les testa-
mens, les ventes, les donations, les mariages; les unes et les autres, pour-
tant, soulèvent un intérêt véritablement historique; on en conviendra sans
peine, si l'on songe que tous ces actes se groupent à l'entour de la grande
question sociale qui, à dater du xne siècle, remua le plus douloureusement
notre vieille France, et qui, à certains égards, est demeurée, au fond de nos
provinces, dans la situation où l'a laissée Beaumanoir. Noos voulons parler
du partage et de l'administration du sol dans les communes, qui, à l'époque
où écrivait l'illustre jurisconsulte, avaient tout au plus cent cinquante ans.
En accordant la liberté à leurs serfs, les seigneurs leur eussent fait un présent
bien funeste si , pour les mettre en état de pourvoir à leur subsistance, ils
ne leur avaient abandonné une portion de leur territoire. Tout à côté des con-
cessions, d'immenses terrains s'étendaient , montagnes couvertes de bois ou
plaines en friches, que les barons se réservaient pour leurs chasses, et qui,
d'ordinaire, environnaient le manoir seigneurial. Eh bien! de notre temps,
encore que la révolution ait tout balayé, seigneurs et privilèges de chasse, et
qu'avant cette même révolution , ces terrains soient devenus la propriété légi-
time des communes, ils présentent un aspect plus déplorable peut-être que
dans les plus beaux jours des captais de Buch et des sires d'Albret. Il n'est
pas rare, si vous parcourez nos campagnes, qu'après avoir traversé des fermes
et des métairies livrées à la culture la plus active, la plus variée, la plus in-
telligente, vous rencontriez de vastes landes ouvertes de tous les côtés, bat-
tues par les passans comme les grandes routes, et dans lesquelles végète pé-
niblement une herbe sèche, rousse, insipide, dont les troupeaux veulent à
peine quand ils ont faim. Le niveau de ces vaccins (1) est détruit par l'action
des pluies et des eaux courantes; de fétides odeurs s'exhalent des mares ver-
dàtres qui les coupent dans tous les sens et où croupissent les débris des
ciguës et des ajoncs. Depuis des siècles, le sol y a perdu ses qualités les plus
précieuses : les plantes meurent jusqu'à la racine sous les cailloux qui s'y
amoncellent, sous les pieds des animaux qui les foulent et les bouleversent à
toutes les saisons de l'année. Ces terrains contrastent , par leur étendue, avec
(1) C'est le nom énergique donné à ces terrains dans les chartes du moyen-âge,
et que la langue du peuple a conservé.
208 REVUE DE PARIS.
la médiocrité des propriétés particulières, si morcelées, en certains départe-
mens, que les paysans ne songent pas même à clôturer leurs champs et leurs
prairies, et ne les reconnaissent dans les plaines qu'à la différence des cul-
tures. Un contraste plus affligeant encore, c'est que beaucoup s'étendent le
long des rivières, aux flancs les mieux exposés des ravines, aux plus com-
modes penchans des montagnes, tandis que, par des sentiers à pic, de mal-
heureux villageois, dans les Pyrénées et les Alpes, grimpent courageusement
jusqu'aux plus hautes crêtes, pour semer quelques grains de maïs dans les
aspérités des versans, dans les fentes des rocs, au bord des,précipiees, à deux
pas des neiges qui ne fondent jamais. Voilà , — si vous exceptez les forêts
dont la situation est prospère, mais autour desquelles fait bonne garde une
grande administration spéciale, presque toujours en guerre avec les popula-
tions, — voilà l'état où se trouvent les biens communaux.
L'histoire des vacans se lie étroitement et par des souvenirs poétiques à
l'histoire de nos vicissitudes municipales. C'est le théâtre de nos légendes les
plus terribles ou les plus gracieuses; c'est là que nous ramènent, au moins
dans nos provinces méridionales, nos traditions les plus vieilles et les plus
respectées. C'est à l'entour de leurs fontaines que, de nos jours même, à la
brune, le montagard entrevoit les danses des fées druidiques; c'est dans leurs
fourrés et leurs clairières que le saint du pays accomplit ses miracles et ses
pénitences; c'est au fond de leurs grottes, dont les abords se hérissent, comme
les châteaux démantelés, de créneaux et de mâchicoulis en ruines, que se ré-
fugièrent les derniers Alhigeois; et l'on dirait, par les nuits d'orage, que l'on
eutend encore l'imprécation romane des proscrits qui s'y entr' égorgèrent pour
échapper aux horreurs de la faim, quand l'entrée en fut murée par les sou-
dards de Montfort ou les archers de Montluc. Il n'est pas une de ces landes
que l'ennemi de religion et de race, Normand ou Anglais, Visigoth ou Maure,
n'ait rougie de son sang; et, çà et là, que de beaux champs de bataille
où la faulx des manans en jacquette humilia la fierté du baron et de ses
hommes d'armes! Il y aurait tout un livre à faire, et un livre curieux assu-
rément, pour raconter comment les vacans ont échappé à la domination féo-
dale, soit en vertu de concessions de la part des seigneurs, soit en vertu de
rachats sollicités par les communes ou imposés par de grandes familles né-
cessiteuses à l'époque des croisades et des guerres lointaines, soit enfin à la
suite des immenses réformes accomplies dans la nuit du 4 août 1789. Remar-
quons en passant que les concessions volontaires n'ont jamais été plus nom-
breuses que sous le règne de Louis XV; à cette époque désolée par tant de
maladies épidémiques, tant de convulsions européennes et de séditions inté-
rieures, tant d'excès politiques et de prévarications administratives, les der-
niers des seigneurs, pris au dépourvu par la philosophie nouvelle, en adop-
taient les maximes avec franchise, ou du moins en prenaient les dehors. Une
chose vraiment singulière, c'est que leur générosité coûte cher aujourd'hui
aux descendans de ceux qui en ont profité; en concédant les terrains vagues,
les seigneurs faisaient un acte de propriété plus formel que lorsqu'ils rece-
REVUE DE PARIS. 209
vaient une simple et modique redevance; l'abandon d'une partie de ces ter-
rains rajeunissait, pour ainsi parler, les droits qu'ils pouvaient avoir à ce
qu'ils ne concédaient pas. Leurs enfans se sont prévalus de ce fait, et il y a de
notre temps bien des communes où ils revendiquent tout ce qui n'est pas
compris dans le cadastre renfermant l'indication précise des lots de terre
abandonnés par leurs ancêtres aux serfs émancipés. Les communes, on
n'aura point de peine à le croire, n'admettent pas ces prétentions exorbi-
tantes. Peut-on céder quand on a pour soi des révolutions? La querelle
s'écbauffe, on s'anime de part et d'autre, et très souvent ces altercations
ardentes entraînent les plus condamnables atteintes à la propriété particulière
et à la sûreté personnelle. On dirait des épisodes de la grande lutte qui se
livrait entre les vieilles seigneuries et les municipalités naissantes sous le roi
Philippe-le-Long.
Pour enrichir des communes entières, il suffirait, nous en sommes con-
vaincu, de livrer la majeure partie de ces terrains à la culture. Cela fut
péremptoirement démontré sous l'empire , mais dans des proportions trop
restreintes, par l'exemple d'un petit nombre de communes, qui ne doivent
leur prospérité présente qu'aux défrichemens autorisés par le conseil d'état,
sur l'invitation expresse de Napoléon. N'est-ce pas une chose étrange que,
depuis la révolution de juillet, ces défrichemens aient été suspendus? Mais
dans celles de nos provinces où , comme nous l'avons déjà dit , la question
remonte aux plus mauvais jours du xme et du xive siècles, dans les pays sans
industrie et sans commerce, réduits pour toute richesse, comme les pays de
montagnes, aux productions naturelles du sol, il est urgent, il est indispen-
sable que les travaux soient repris. Il n'y a pas en France de populations aussi
malheureuses que les populations des montagnes; ceux qui ont parcouru les
Alpes, les Cévennes, les Pyrénées surtout, ne nous démentiront pas. C'est
sur les montagnards que pèsent le plus durement nos lois Gscales, nos lois
de douane, nos lois forestières, nos lois prohibitives de toute espèce : on
pourrait presque affirmer que, depuis la révolution de 1789, la condition
matérielle des paysans de l'Ariége et des districts supérieurs de la Haute-
Garonne, des Hautes-Pyrénées, des Pyrénées-Orientales, ne s'est pas sensi-
blement améliorée. Sous la restauration , un député, parlant de leur misère,
s'écriait que le sort des nègres, aux colonies, était de beaucoup préférable.
Benjamin Constant lui répondit que c'était là une exagération injurieuse pour
des hommes libres; Benjamin Constant pouvait avoir raison; mais, quand
on a étudié de près le malaise qui désole ces tristes contrées, il est facile de
comprendre l'exagération des plaintes qui s'y font entendre. Le sol y est escarpé,
rocailleux , friable; on n'y voit point ces magnifiques moissons qui , vingt-
cinq lieues plus bas, s'étalent orgueilleusement à partir des derniers contre-
forts. La récolte du blé y est si peu abondante, qu'il n'en faut point tenir
compte, si ce n'est dans les vallées où commence la vaste plaine de Toulouse.
Le maïs et le blé noir, voilà, pour le présent, les plus précieuses ressources
de la plupart des cantons qui s'étendent sur le versant et le long des chaînes.
210 REVUE DE PARIS.
Les richesses de ces cantons, ce sont les forêts et les pâturages qui en cou-
ronnent les hauteurs; mais ces forêts appartiennent à l'état ou aux com-
munes, ce qui ne veut point dire que les communes en jouissent : une ad-
ministration active, ennemie de toute concession, fait incessamment bonne
garde; le code forestier est si rigoureux, que les habitons des vallées où se
trouvent les meilleurs pâturages se voient obligés d'affermer tous les ans des
montagnes entières en Espagne pour y conduire leurs troupeaux. Un grand
nombre tient à moitié fruits ces étroites et après métairies, dont M. de La-
mennais a si exactement décrit, dans les Paroles d'un Croyant, les maigres
sillons et les prairies d'un vert jaunâtre; les autres possèdent quelques lam-
beaux de champs sans cesse morcelés, amoindris, en vertu des progrès de la
population. Quand on songe aux charges qui accablent ces cantons, impôts
directs et indirects, impôt du sel, contributions municipales, droits de suc-
cession, de mutation, d'enregistrement, et bien d'autres encore, on s'étonne
qu'ils puissent y subvenir. Les tribunaux de Foix, de Perpignan, de Narbonne
retentissent à chaque instant de condamnations prononcées contre les bûche-
rons et les pâtres, et les receveurs du lise ne peuvent suffire au recouvrement
des amendes, toujours considérables, souvent ruineuses, qui atteignent les
délinquans. Les troubles d'Espagne ont d'ailleurs à peu près détruit le com-
merce d'exportation avec l' Aragon et la Catalogne, que les prohibitions de la
douane, alors même que l'Espagne est tranquille, restreignent singulière-
ment. Enfin, par une loi du climat, qu'on a pu observer dans les pays mon-
tagneux, les familles y sont extrêmement nombreuses, et ces familles se trou-
vent presque toutes criblées de dettes contractées à des intérêts écrasans.
Il n'y a peut-être pas en France de département où l'autorité, la loi, le pou-
voir, soient aussi respectés que parmi ces populations nécessiteuses; nulle
part la police n'est aussi facile à faire, si tant est qu'il soit besoin d'y faire
la police. Quatre gendarmes et un brigadier maintiennent aisément le bon
ordre dans vingt ou trente bourgades, et si les calamités de l'Espagne, pestes
ou guerres civiles, n'obligeaient de temps à autre à placer des cordons sani-
taires ou des corps d'observation dans les ports et les gorges des hautes
vallées du centre, situées en dehors des routes militaires, des années entières
s'écouleraient sans qu'un seul uniforme se montrât parmi les pâtres de ces
vallées. Mais leur malaise est parfois si intolérable, qu'ils en perdent toute
patience. On se souvient de l'insurrection déclarée où entrèrent, en 1829,
contre la loi forestière, les villages des versans septentrionaux; on se souvient
de l'échauffourée qui, en 1840, ensanglanta les rues et les marchés de Foix.
Le moment n'est-il pas venu enfin de faire un accueil bienveillant à leurs
doléances? Dans la situation où se trouve l'administration provinciale, il n'y
a au-dessus des communes qu'une seule autorité en état de préparer une solu-
tion favorable à leurs prétentions. Nous voulons parler des préfets et des sous-
préfets, qui, par la nature complexe de leurs fonctions, nature civile et poli-
tique à la fois, doivent être assez pénétrés des intérêts privés et des intérêts
généraux pour savoir ce que l'on peut accorder aux communes sans ébranler
REVUE DE PARIS. 211
ou sans compromettre la fortune nationale. Il est inutile de démontrer que
les mécomptes essuyés par les communes ne sont point le fait du système de
centralisation qui régit la France actuelle. Ne faudrait-il pas les imputer
plutôt à la négligence des représentans de l'autorité centrale, à l'ignorance
où ils se tiennent, pour la plupart, des besoins de leurs administrés, à l'opi-
nion fausse qu'ils se sont faite de leurs attributions? Ces magistrats oublient
en bien des circonstances qu'ils doivent être les défenseurs, les soutiens, et,
sous quelques rapports, les représentans de leurs départemens , de leurs ar-
rondissemens, de leurs communes, auprès de l'autorité dont ils sont les délé-
gués. Promulguez une loi ou une ordonnance, les plus consciencieux ne se
mettront en peine que de la faire exécuter dans tous ses termes : combien
en est-il qui c hercbeut à s'assurer si cette loi, cette ordonnance, est utile ou
préjudiciable à leurs administrés?
Cette grande question des vaccins n'est pas la seule où se trouve en défaut
la sollicitude de notre administration provinciale : il y a dans nos montagnes,
dans les Pyrénées, les Alpes, les Vosges, le Jura, les Cévennes, une foule
de communes dont les troupeaux dégénèrent faute de subsistance, à deux
pas des forêts ou abondent les pâturages, et qui n'ont pas ce qui leur revient
de bois de construction ou de chauffage au milieu des plus riches plantations
de chênes et de sapins. A-t-on recherché quelles concessions l'état pourrait
faire sans nuire aux intérêts dont la défense lui est confiée? Toutes les fois
que l'on discute dans les chambres une loi sur le sel , les fers, les bestiaux ,
les sucres, les canaux, les chemins de fer, les revenus du fisc, les domaines,
n'est-ce point l'administration des provinces qui devrait fournir au législateur
les plus nombreux et les plus utiles renseignemens ? N'est-ce point elle qui
devrait s'occuper des modifications qu'il est urgent de faire subir à nos douanes
pour détruire les restes de la contrebande à nos frontières? Pourquoi son
attention ne se fixe-t-elle pas avec persévérance sur les questions qui se ratta-
chent à l'industrie', à l'agriculture, au commerce, à l'instruction ou à la
moralisation du peuple? De bonne foi, qu'importe aux pays dont la fortune
est pour ainsi dire dans la main des agens supérieurs de l'autorité, que deux
révolutions aient détruit tout un régime d'excès et d'abus, si l'administration
qui les régit ne fait pas plus pour leur bien-être que les anciens subdélégués
du roi de Navarre ou les baillis de monseigneur le comte d'Armagnac ?
Le livre de Philippe de Beaumanoir est rempli de précieux détails sur les
persécutions endurées par les envoyés de la couronne dans la lutte qu'ils ont
soutenue contre les juridictions seigneuriales et contre les préjugés de leur
temps. Que leur courage ait souvent fléchi, que plus souvent encore leurs
lumières n'aient point suffi à une si longue et si pénible tâche, il ne faut pas
s'en étonner. Mais quelle excuse pourrait-on alléguer en leur faveur si, pour
opérer leur réforme, ils n'avaient jamais éprouvé d'obstacles ni de la part de
l'opinion publique ni de la part des institutions ?
Xavier Durrietj.
BULLETIN.
Attendre l'opinion des chambres sur les questions politiques, et pré-
senter sur-le-champ à leur activité un ensemble de projets et de travaux,
tel est le plan de conduite auquel s'est arrêté le ministère. Il s'est attaché à
faire dans le discours de la couronne une énumération inoffensive des points
principaux de sa politique générale; sur la difficulté capitale du droit de
visite, il s'est tiré d'affaire en la passant complètement sous silence. Le len-
demain de la séance royale, il a porté aux deux chambres une série de pro-
jets de loi. La pairie est saisie maintenant d'une loi sur le recrutement de
l'armée, d'une autre loi sur les brevets d'invention , enfin d'un projet sur les
gardes forestiers. A la chambre des députés, le ministère a présenté deux
projets de loi, l'un portant règlement définitif de l'exercice 1840, l'autre de-
mande de crédits supplémentaires pour les exercices de 1842 et 1843. Le bud-
get de 1814 a été déposé par M. le ministre des finances; enfin, le même
jour, un projet de loi sur les sucres a été soumis à la chambre.
Dans le discours de la couronne , le droit de visite brille par son absence ,
et cependant ce sera un des points principaux sur lequel portera le débat
parlementaire. Le silence gardé par la couronne sur cette question peut être
considéré comme un hommage à de hautes convenances diplomatiques ; il
avait d'ailleurs l'avantage de permettre au cabinet de connaître l'opinion de
la nouvelle chambre avant de s'expliquer derechef sur ce point. Si, avant
l'ouverture de la session, le ministère espérait que la fermeture du protocole
suffirait aux exigences du parlement , il peut maintenant reconnaître com-
bien il s'était trompé. C'est précisément sur un point dont le discours du trône
n'a pas parlé que la chambre insistera le plus, et non-seulement elle insistera
dans les discussions de la tribune, mais elle voudra insérer dans l'adresse au
roi une phrase qui exprime sur ce sujet ses sentimens et ses désirs. Le mi-
nistère est arrivé à se convaincre qu'il lui est impossible d'éviter la phrase ;
REVUE DE PARIS. 213
il s'y résigne, et il bornera ses efforts à en adoucir le plus possible la ré-
daction.
Deux opinions vont se trouver en présence, l'opinion nationale, qui attaque
le principe même du droit de visite, et l'opinion pliilantropique qui croit
l'exercice de ce droit nécessaire à l'abolition de la traite. Dans le premier
sentiment, nous trouvons la presque unanimité des bommes et des partis
politiques, M. Odilon Barrot, M Berner, M. de Rémusat, M. Dupin, M. Bil-
laut, M. de Valmy. L'autre opinion ne compte guère que quelques partisans,
mais elle a pour elle la lettre des traités. Évidemment M. Guizot la partage.
Il considère le droit de visite comme nécessaire à l'abolition de la traite, et
comme ne devant cesser qu'avec l'entière extinction de l'esclavage ; il admet
qu'il faut travailler à éviter les inconvéniens que pourrait amener l'exercice
de ce droit, mais quant au principe même , il le maintient, il le défend.
Là est le dissentiment entre le ministre et la cbambre. Personne dans le par-
lement ne veut agir avec ténacité, avec imprudence; il n'entre dans la pensée
d'aucun homme sérieux de la cbambre de jeter une sorte de brusque défi à
l'Angleterre, et de compromettre par des démonstrations précipitées la paix
entre les deux pays. Mais presque tout le monde est d'accord pour blâmer le
principe des traités de 1831 et 1833, presque tout le monde dit avec M. Dupin
qu'il faut suivre l'exemple donné par les États-Unis , et ne pas continuer à
reconnaître aux Anglais le droit de visiter nos bfitimens. Qu'y a-t-il à faire?
Il faut ouvrir des négociations dans ce but, et les poursuivre jusqu'à ce que
la question ait reçu une solution conforme aux vœux du pays. C'est dans ce
grand intérêt national que M. Dupin désire voir la cbambre exprimer dans
l'adresse son opinion sur les traités de 1831 et 1833. Cette manifestation
parlementaire prêtera au gouvernement une grande force dans ses négocia-
tions. L'honorable député de la Nièvre a rappelé avec sévérité quelle faute
énorme le gouvernement eût commise s'il eût ratifié le traité du 20 décem-
bre 1841. A qui doit-il de ne s'être pas heurté contre cet écueil? aux cham-
bres. Le gouvernement doit donc reconnaître toute l'utilité de leur inter-
vention.
Au surplus, même dans le cabinet, plusieurs membres inclinent à accepter
avec empressement une phrase dans l'adresse sur le droit de visite. « Le gou-
vernement conçoit que l'adresse de la chambre contienne quelque chose sur
la question, a dit M. le ministre des finances dans le sixième bureau, il s'y
attend même; il acceptera ou combattra une phrase sur ce sujet, suivant le
degré de modération avec lequel elle sera rédigée. » Nous doutons qu'une con-
cession aussi large ait été du goût de M. le ministre des affaires étrangères. Il
est difficile, en effet, à M. Guizot d'accepter une phrase, quelque modérée
qu'elle puisse être , car cette phrase ne saurait être autre chose qu'un blâme
adressé au principe même des traités de 1831 et 1833, principe dont M. le
ministre des affaires étrangères est le défenseur Mais, d'un autre côté, com-
ment prétendre que le pays et le parlement n'ont pas le droit d'exprimer une
214 REVUE DE PARIS.
opinion sur le droit de visite? Qu'on y songe; la modération même dont sont
animées les chambres rend inévitable l'expression de leurs vœux. On ne dit
pas au gouvernement : Rompez brusquement avec l'Angleterre, refusez-vous
à l'exécution des traités; non , le parlement français juge les conventions,
mais il ne les viole pas; il exprime le désir qu'elles soient révisées, il souhaite
que l'avenir soit réglé sur d'autres principes; il demande enfin au ministère
de se pénétrer des sentimens du pays pour y puiser des règles de conduite.
11 est ridicule de prétendre, comme le font quelques organes de la presse
anglaise, qu'il y ait là un cas de guerre. Comment? Le parlement français ne
pourrait émettre un avis sans que le gouvernement britannique y vit une
déclaration d'hostilité! Nos députés, nos hommes politiques, nos juriscon-
sultes, devraient renoncer à démontrer que le droit de visite est une innova-
tion dangereuse, s'ils ne veulent pas voir la guerre éclater entre l'Angleterre
et la France! Une pareille proposition n'est pas soutenable. La France peut
mettre une sage circonspection dans sa conduite, mais elle gardera une
entière liberté de langage et de pensée; le droit de visite lui pèse, elle le dira;
elle avertira, par la voix de son parlement, l'Angleterre qu'elle souhaite pour
l'avenir arriver à l'abolition de la traite par d'autres moyens, et il y aura
dans cette conduite loyauté, modération, franchise.
Le jour où le plénipotentiaire anglais a signé le dernier traité avec l'Amé-
rique, il a en réalité perdu la question du droit de visite pour l'Europe.
On a pu voir dans les discussions des bureaux le parti qu'a tiré M. Dupin de
l'exemple des États-Unis; c'est là en effet l'argument décisif, non que nous
ayons eu besoin de l'opinion des Américains pour savoir ce que nous devions
penser du droit de visite. Il y a un an, nos orateurs et nos hommes d'état
ont dans les deux chambres épuisé la question, et il ne s'agissait pas encore
du traité Ashburton. Mais le précédent américain, qui est survenu depuis, est
précieux aujourd'hui pour nous autoriser à entamer des négociations nou-
velles. Nous blâmons le droit de visite en vertu de nos propres opinions et de
nos propres doctrines; nous disons aux Anglais qu'eux-mêmes ont reconnu
qu'il n'avait pas la force et la valeur d'un principe universel, puisqu'ils ont
consenti à ne pas le stipuler en traitant avec les États-Unis, et nous leur de-
mandons de faire pour la France ce qu'ils ont fait pour l'Amérique.
Sur cette question, il y a eu entre les Américains et nous un noble et fruc-
tueux échange de conseils et d'exemples. La mémorable discussion de janvier
1842 a exercé une utile influence sur la politique du sénat des États-Unis, et le
traité signé par M. Webster nous a montré quelles voies diplomatiques nous
avions désormais à prendre. Le droit de visite est une cause perdue; la publi-
cité lui a été funeste. C'est une innovation qui ne pouvait se maintenir qu'à
la faveur du silence. Dès qu'une fois on se mettait à la discuter, dès qu'on la
comparait aux anciens principes de la liberté des mers, on devait reconnaître
combien elle était illégitime et périlleuse. Sous ce rapport, il y a moins à
regretter l'imprudence avec laquelle le traité du 20 décembre 1841 a été signé;
REVUE DE PARIS. 215
elle a fourni l'occasion aux chambres françaises de connaître la question et
d'en pénétrer toute la portée. C'est au moment où le droit de visite semblait
à son apogée, qu'il a été sérieusement compromis.
Kous pouvons espérer de retrouver la même unanimité que l'année der-
nière; sur ce point, toutes les opinions s'entendent: sur le droit de visite, on
a les mêmes sentimens au centre droit, au centre gauche, parmi les conserva-
teurs, dans les rangs de l'opposition. C'est ce qu'oublient trop certains défen-
seurs du ministère. Selon eux, il y a dans cette question un piège caché sous
les pas des conservateurs : ils ne s'aperçoivent pas qu'on n'insiste si fort sur
le droit de visite que pour faire pièce au ministère, et amener sa chute. Si
cela était, les conservateurs eux-mêmes seraient dans la conspiration, car ils
se montrent aussi ardens que qui que ce soit à blâmer les traités de 1831 et
de 1833. Il y a peu d'habileté de la part de quelques amis du cabinet à voir,
à signaler ainsi une question ministérielle. On espère paralyser par la crainte
les déterminations de la majorité, mais on pourrait se trom per dans ses
calculs.
Plus le parti conservateur se voit assuré aujourd'hui d'être en majorité,
plus il est en disposition d'agir avec indépendance et fermeté. Il n'a pas ou-
blié d'ailleurs la popularité honorable et solide que lui ont value dans le pays
ses sentimens sur le droit de visite, et il n'est nullement d'humeur à renoncer
à la force morale qu'il puise dans l'approbation de la France. Il n'abdiquera
donc pas la politique nationale qu'il a suivie l'an passé : il a demandé au mi-
nistère, en 1842, de ne pas ratifier le traité du 20 décembre; nous croyons
qu'il blâmera, en 1843, le principe des traités antérieurs. îsous croyons qu'en
marchant dans cette ligne, il ne se préoccupera pas plus de l'intérêt ministé-
riel qu'il ne l'a fait il y a un an. A cette époque, il n'a pas songé à faire de la
question du droit de visite un moyen de renverser, le ministère, mais aussi il
n'a pas sacrifié au cabinet ses opinions, et la crainte de l'ébranler ne l'a pas
empêché d'agir. Il en sera de même aujourd'hui. Les conservateurs conti-
nueront ce qu'ils ont commencé; pour eux, la question du droit de visite est
plus haut placée que la sphère des intérêts individuels. Ce n'est pas une ques-
tion ministérielle, mais une question nationale. La résistance, non pas du
cabinet, mais de quelques-uns de ses membres, pourrait seule amener ce que
craignent quelques-uns, et mêler une question de personnes à ce grand débat.
Mais probablement, dès qu'on sera bien convaincu des intentions inébran-
lables de la majorité, on y souscrira, on fera encore ce sacrifice à l'harmonie
gouvernementale.
La majorité sent sa force, et elle veut non pas recevoir, mais donner l'im-
pulsion. Le ministère ne l'ignore pas; aussi s'est-il attaché à ne s'engager
sur aucun point. Il est encore occupé à tâter la chambre, à la pressentir :
dans le cours des débats, il réglera son langage et sa conduite sur les disposi-
tions qu'il aura reconnues; la majorité ne devra-t-elle pas être flattée de voir
ainsi le ministère chercher à s'inspirer de son esprit?
216 REVUE DE PARIS.
Les questions extérieures qu'amènera la discussion de l'adresse sont, avec
le droit de visite, l'Orient et l'Espagne. Le cabinet s'est félicité que l'accord
des puissances ait affermi le repos de l'Orient. Ce repos est-il bien réel?
Jusqu'à quel point la Porte est-elle de bonne foi dans les moyens qu'elle a
pris ostensiblement pour assurer aux populations cbrétiennes le libre exer-
cice de leur culte ? Nous eussions mieux aimé que le ministère eût pu nous
annoncer que c'était à l'intervention de la France qu'était due la pacification
de la Syrie. M. de Rémusat a eu raison de demander dans les bureaux quels
motifs si impérieux nous avaient fait renoncer à la protection spéciale dont
la France avait comme le privilège à l'égard de ses coreligionnaires en
Orient. Tout en effet nous faisait une loi , nous l'avons souvent dit, d'agir en
Syrie avec promptitude et seuls. Ce n'est pas après le traité du 15 juillet 1840
que nous pouvions nous croire moralement obligés à concerter toutes nos dé-
marcbes avec les quatre puissances; d'ailleurs notre intervention n'était pas
de nature à effrayer les cabinets; elle ne s'exerçait que dans des intérêts de
liberté religieuse; nous ne pouvions être soupçonnés de vouloir usurper ou
exploiter quoi que ce soit; nous ne pouvions songer qu'à sauver des chrétiens.
Quels sont donc , encore une fois , les impérieux motifs qui nous ont fait
renoncer à une intervention si modeste et si pure ?
Nous disions, il y a quelques semaines, qu'il n'était point dans l'intérêt de
l'Angleterre de voir une rupture entière entre l'Espagne et la France. 11 lui
convient davantage de nous avoir à sa suite et de nous y garder; un isole-
ment complet lui porterait ombrage. Il parait qu'en effet, si Espartero suivait
les conseils du gouvernement anglais, il ne refuserait pas les satisfactions
demandées par la France; mais jusqu'à présent il se montre assez indocile,
et, loin de consentir aux réparations que nous avons exigées, il réclame le
rappel de notre consul à Barcelone. M. Hernandez, chargé de faire connaître
les intentions du duc de la Victoire à notre cabinet, se serait abstenu, d'après
le conseil de l'ambassadeur d'Angleterre, d'une communication par écrit.
Cette particularité prouverait mieux que toute autre chose jusqu'à quel point
l'Angleterre est avant dans les affaires de l'Espagne, et combien elle est in-
téressée au maintien du statu quo. Si jamais question extérieure dut attirer
l'attention des chambres, certes c'est bien la question espagnole. Le parle-
ment a montré une grande patience à attendre les résultats que lui avait
promis la politique du ministère : il a bien le droit de s'informer aujourd'hui
du véritable état des choses. Dans quel chaos nous agitons-nous? Jusqu'à
quel point Espartero nous a-t-il offensés? Est-il pour la France un ennemi que
rien ne saurait ramener ? Un journal anglais prétend que le gouvernement
français a fait une injure mortelle à Espartero en ne le nommant pas dans
le discours de la couronne, et qu'en affectant de parler de l'amitié fidèle que
nous gardons à Isabelle II, nous semblons désigner le duc de la Victoire
comme un usurpateur avec lequel nous voulons rompre entièrement. Il nous
paraît impossible qu'après tout ce qui s'est passé depuis deux mois en Espa-
REVUE DE PARIS. 217
gne, le ministère garde dans son langage la même neutralité que Tan passé.
La situation est tout-à-fait changée, et changée à notre détriment.
On annonce pour la fin du mois la puhlication d'un traité de commerce
entre la France et l'Angleterre. Si les Anglais signent avec nous un traité de
commerce, c'est qu'ils ne considèrent pas la question du droit de visite comme
pouvant amener une rupture entre les deux pays : autrement le moment se-
rait singulièrement choisi pour élargir les relations commerciales de l'An-
gleterre et de la France. L'Angleterre poursuit avec persévérance son hut,
qui est de multiplier ses débouchés. Nous espérons que nos négociateurs
n'ouvriront nos marchés aux produits anglais qu'après avoir obtenu des
compensations vraiment satisfaisantes. On parle d'une réduction considé-
rable des droits d'importation sur les vins, eaux-de-vie et soieries. En retour,
nous aurions accordé à l'Angleterre d'assez grandes facilités pour le débit de
sa poterie et de sa coutellerie. En admettant que les représentans spéciaux
de notre commerce et de notre industrie aient défendu nos intérêts avec toute
la vigilance nécessaire, et que la réciprocité ne soit pas illusoire, il reste la
question politique de l'opportunité du traité. Nous ne la tranchons pas, nous
ne faisons que l'indiquer. C'est au ministère de bien examiner, avant la con-
clusion finale, s'il peut sans inconvénient, dans les rapports où nous sommes
avec l'Angleterre, lui accorder tout ce qu'elle demande. Nous savons bien
que les intérêts commerciaux et les questions politiques sont choses fort
distinctes : on peut être alliés politiques sans se faire des concessions com-
merciales , comme on peut aussi abaisser ses tarifs en faveur d'un peuple
avec lequel on n'entretient pas une étroite amitié. Mais aussi il y a des cas
où l'on ne peut nier la connexité de ces deux choses. N'oublions pas qu'entre
nous et l'Angleterre il y a, indépendamment de la question de principe sur
le droit de visite, de sérieuses difficultés. En Espagne, nous nous disputons
non-seulement l'influence politique, mais aussi un traité de commerce; nous
nous trouvons aussi en présence au Brésil. Le ministère a sans doute em-
brassé l'ensemble de cette situation; il en a mûrement pesé tous les élémens,
toutes les difficultés, avant de prendre un parti décisif. Il a déjà eu à se re-
pentir d'avoir signé le traité du 20 décembre 1841, et ce souvenir aura sans
doute été pour lui un nouveau motif de porter dans sa conduite toute la cir-
conspection désirable.
Il est une question sur laquelle le ministère a pris le parti le plus hardi et
le plus tranché, c'est la question des sucres; cette fois, c'est après délibéra-
tion qu'il s'est jeté dans une solution extrême; on dirait qu'il a voulu prendre
enfin sa revanche de toutes les incertitudes, de toutes les demi-mesures aux-
quelles, sur d'autres points, il nous avait accoutumés. Toutefois, il a pris
certaines sûretés : c'est chose bien convenue que la question des sucres n'est
pas une question politique. Chacun peut prendre sur ce point le parti qui lui
conviendra sans consulter ses sympathies et ses alliances parlementaires. La loi
serait rejetée, soit par la chambre des députés, soit par la chambre des pairs,
TOME XIII. SUPPLÉMENT. 15
218 KEVUE DE PARIS.
que le cabinet n'en serait pas ébranlé; c'est donc seulement d'audace théo-
rique que le cabinet a fait preuve en cette occasion. Cette audace est-elle heu-
reuse .'Supposons qu'à un homme de bon sens, n'ayant aucun préjugé, aucun
parti pris sur la question, on expose les faits suivans : un peuple agricole,
occupant sur le continent un vaste territoire, a su, par cinquante années de
recherches et de travaux, obtenir un produit, une denrée nécessaire à la vie.
Sur ce point, comme sur d'autres, il a donné l'impulsion à ses voisins. Mais
il se trouve que cette denrée, que produit le sol continental, est aussi fournie
au peuple dont nous parlons par quelques colonies; entre les deux denrées il
y a concurrence, rivalité : il y a abondance pour les consommateurs , mais
encombrement pour les fabricans. C'est un inconvénient, il y faut obvier. Or,
voici le remède imaginé : on anéantira une des deux denrées, on tuera une
des deux industries. Sur cet exposé, que pensera notre homme de bon sens ?
« Vous avez là un œil droit que je me ferais crever si j'étais à votre place, dit
Toinette à Argan dans le Malade imaginaire; ne voyez-vous pas qu'il incom-
mode l'autre et lui dérobe sa nourriture? Croyez-moi, faites-vous-le crever
au plus tôt, vous en verrez plus clair de l'œil gauche. » N'est-ce pas là un
peu l'histoire de la suppression du sucre indigène ?
On persuadera difficilement à un peuple agricole qu'il doive tarir lui-même
les sources de production que lui ouvre la nature, surtout quand on l'a
excité à produire, surtout quand, autour de lui, et d'après son exemple, on
demande du sucre aux denrées continentales , à la betterave , à la pomme de
terre : dernièrement, en Afrique, un de nos généraux trouvait dans le cactus
comme une autre canne à sucre. Nous connaissons tous les argumens pré-
sentés en faveur du système exterminateur de l'industrie indigène, et nous y
reviendrons. Nous n'avons voulu aujourd'hui que consigner ici les réclama-
tions qu'élève le bon sens à la première vue du projet proposé. L'exemple de
l'Angleterre ne prouve rien ici. Sommes-nous comme elle un peuple insu-
laire; n'élevons-nous comme elle l'édifice de notre grandeur et de notre pros-
périté que sur les flots mouvans de l'Océan? Non , peuple agricole et conti-
nental, nous demandons à la terre tout ce qu'elle peut produire, nous nous
promenons sur les mers , et souvent avec gloire , mais nous sommes surtout
attachés au sol , nous sommes une nation de laboureurs et de soldats. Son-
geons à nos colonies, c'est justice, mais n'étouffons pas la liberté et la richesse
de la culture nationale , ce serait impiété.
Au surplus , dans ce débat . une réflexion vient attrister l'esprit, et elle est
bien faite pour nous inspirer à tous tant que nous sommes des doutes mo-
destes sur la portée de nos connaissances économiques et de notre talent pour
gouverner. 11 se trouve que l'abondance même d'une denrée nécessaire à la
vie est considérée comme un mal , comme un fléau. Cependant le peuple a
besoin de sucre comme il a besoin de sel. Le sucre est un aliment reconnu
nécessaire à la santé humaine. Le sol du pays peut le donner au peuple; on
nous propose de proscrire cette ressource, et d'adopter des mesures dont
REVUE DE PARIS. 219
l'effet inévitable sera de hausser le prix de la denrée, c'est-à-dire de dimi-
nuer le nombre des consommateurs. N'y a-t-il pas dans cette solution quelque
chose de faux et d'erroné qui accuse notre impuissance ?
Sait-on pourquoi les Anglais sont rentrés dans le Caboul , et ont si impi-
toyablement ravagé les villes du pays des Afghans? C'était pour enlever les
portes du temple de Somnauth, et pour venger une insulte de huit cents ans
faite à la religion des Hindous. C'est ce que vient de nous apprendre lord El-
lenborough dans une proclamation adressée aux peuples de l'Indoustan. Cette
proclamation porte l'empreinte de l'emphase la plus burlesque. Après la tra-
gédie, c'est-à-dire après la dévastation du Caboul, lord Ellenborough a voulu
nous servir la petite pièce : « Frères et amis, s'écrie le gouverneur-général des
Indes, j'ai toujours compté sur votre dévouement au gouvernement anglais;
vous voyez comme il se montre digne de votre amour. » En effet, comment
les Hindous ne se rendraient-ils pas à un pareil témoignage? C'est un faux
calcul qu'ont fait les Anglais de croire que les Hindous verront un sujet de
triomphe et de joie dans les maux soufferts par le peuple dont les sépare
l'Indus; ces derniers songeront plutôt avec effroi, en voyant les cruautés des
Anglais, sous quels dominateurs perfides et durs ils ont à vivre. Les phrases
hypocrites et sentimentales de lord Ellenborough n'y feront rien, et les excès
commis dans l'Afghanistan auront envenimé, même chez les Indiens, les
antipathies secrètes qui séparent les peuples asiatiques des Européens.
Le publiciste éminent qui avait dans le Siècle publié plusieurs lettres sur
la situation intérieure de la France vient de donner ses conclusions. Après
avoir caractérisé les divers partis, après avoir montré que la France n'est
pas menacée par une révolution nouvelle, il est arrivé à vouloir préciser le
rôle que, suivant lui, doit jouer l'opposition. Nous n'attendions pas sans
curiosité, nous l'avouerons, les conclusions de l'auteur de la Démocratie
en Amérique. Comment cet esprit distingué avait-il conçu en France la mis-
sion du parti démocratique ? Quelles idées, quelles doctrines, quelles théo-
ries ce parti doit-il s'employer à répandre? Il était heureux qu'enfin un des
publicistes de l'opposition se chargeât de nous l'apprendre. Que doit donc
faire l'opposition? Elle n'a d'autre attitude à prendre, suivant l'auteur des
lettres insérées dans le Siècle, que l'attitude de la défensive. C'est à elle de
prendre le rôle de la résistance au lieu d'en laisser usurper l'apparence à ses
adversaires; elle doit reprendre les garanties et les droits stipulés par les
lois qu'on nous a enlevées. Tel doit étre'le fond de sa politique. Pour accom-
plir ce devoir, l'opposition n'a pas besoin d'être nombreuse : elle doit sur-
tout s'abstenir de contracter des alliances avec des hommes qui seraient tentés
de venir à elle; en s' étendant , elle se compromet. Voilà où aboutit l'auteur de
la Démocratie en Amérique. Ainsi le beau idéal de l'opposition est de re-
venir à l'attitude défensive qu'elle avait sous la restauration , à cette époque
où M. Royer-Collard formulait cet axiome : Les libertés publiques sont des
résistances. Pourquoi alors ce mot était-il vrai ? Pourquoi l'opposition se
220 REVUE DE PARIS.
couvrait-elle de gloire et méritait-elle bien du pays, en résistant, en se tenant
sur la défensive ? Parce qu'elle avait à lutter contre un gouvernement qui
conspirait presque toujours contre la charte qu'il avait donnée. La situation
est-elle donc la même? Certes, les lois qu'ont votées les chambres depuis douze
ans ne sont pas parfaites , mais comment méconnaître l'esprit démocratique
qui anime nos institutions depuis la révolution de 1830? Ce qui embarrasse
précisément l'opposition, c'est que le gouvernement nouveau est, en vertu
même de son origine, imbu de l'esprit démocratique, et souvent laisse peu de
chose à ajouter aux lois qu'il propose; quand nous parlons ainsi, nous n'avons
en vue que l'opposition raisonnable.
Assurément il a y toujours des abus à signaler, des droits menacés à dé-
fendre; nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles. L'opposi-
tion s'honorera toujours en protestant contre les illégalités, contre les injus-
tices qui se peuvent commettre.' Mais ce n'est là qu'une partie de ses devoirs:
son ambition doit viser plus haut. Elle n'exercera de véritable influence sur
le pays qu'en professant des doctrines positives et qu'en faisant espérer que
pour l'avenir elle aura le talent de gouverner. Or, l'auteur de la Démocratie
en Amérique lui défend d'avoir l'esprit pratique, de faire des prosélytes, de
contracter des alliances, d'augmenter le nombre de ses idées et de ses parti-
sans. Nous le demandons, que fera l'opposition mise à un pareil régime?
Constamment sur la défensive, elle n'élèvera la voix que pour redresser cer-
tains torts, dénoncer quelques griefs; ce devoir rempli, elle se taira, laissant le
champ libre au gouvernement et aux autres opinions. Quel esprit connais-
sant sa force voudra s'enfermer dans un pareil rôle. Déjà l'auteur de la
Démocratie en Amérique a été vertement réprimandé pour avoir dit une
chose sur laquelle nous tombons d'accord avec lui , c'est qu'une révolution
nouvelle n'est pas à craindre. Il y a des démocrates qui ne sont point de cet
avis, et ils le lui ont fait sentir assez durement. Il n'y a donc pas de révolu-
tion à craindre; tant mieux. Mais au moins le parti démocratique profitera
sans doute de cette sécurité sociale pour répandre des idées positives, des
théories fécondes. Non, selon l'écrivain dont nous nous occupons, il doit s'abs-
tenir et se tenir sur la défensive! Voilà qui est fait pour dégoûter des opi-
nions démocratiques tant les hommes pratiques que les hommes d'imagina-
tion. Pour nous, nous sommes plus justes, et nous croyons qu'il y a dans les
idées et les principes démocratiques plus que n'y a trouvé l'honorable publi-
ciste du Siècle; il a échoué dans sa tentative de rédiger un programme à
l'usage de son parti : il faut maintenant attendre M. de Lamartine.
F. BONNAIRE.
GINETTA.
I.
Le chevalier de Matignon avait à peine vingt ans lorsqu'il fut
question de l'envoyer à Paris et de le présenter dans le monde.
N'ayant jamais quitté le château de son père, dont il était l'idole, il
n'avait eu jusqu'alors d'autre société que l'abbé son précepteur, et sa
tante Mlle de Matignon , vieille fille très romanesque , qui avait bien
tendrement remplacé auprès de lui sa mère, morte le jour même où
il était né.
La famille de Matignon était d'une noblesse qui touchait à l'illus-
tration ; plus d'un gentilhomme de ce nom avait marqué dans l'his-
toire, mais la fortune du chevalier était loin de répondre à sa nais-
sance. Après sa mort, le baron de Matignon ne devait laisser à Gil-
bert, son fils, qu'un vieux château assez démantelé et deux mille écus
de rente. C'était à peine de quoi faire figure convenable à la campa-
gne. Aussi l'idée ne lui fût-elle jamais venue de le conduire à Paris
et de l'y établir. En se décidant à prendre un parti contre lequel pro-
testaient à la fois sa raison et son cœur, il avait subi l'influence ou
plutôt l'autorité de sa sœur. Le chevalier de Matignon était ce qu'on
appelait un cavalier accompli. Il avait toutes les grâces et toute l'ar-
deur de la jeunesse; l'esprit, le courage, la beauté, la tendresse
même, rien ne lui manquait. Or MUe de Matignon s'était dit que tant
d'avantages ne devaient pas être perdus. Gilbert n'avait pas encore
atteint sa seizième année qu'elle rêvait déjà pour lui le mariage le
TOME XIII. JANVIER. 16
222 REVUE DE PARIS.
plus brillant. Dans tous les romans qu'elle avait lus, les héros, en
général d'un mérite bien inférieur, n'avaient-ils pas terminé leurs
aventures en conduisant à l'autel les héritières les plus richement
dotées?
En vain le baron combattit d'abord avec une ironie constante ces
espérances ambitieuses qu'elle manifestait avec une infatigable per-
sévérance; elle paraissait si sûre de son fait, qu'un jour il se demanda
si elle n'avait pas le don de prophétie, et céda enfin à un pressenti-
ment qui offrait le caractère énergique d'une conviction. Gilbert
partit pour Paris.
Le chevalier fut bien accueilli dans le monde. Il eut tout le succès
que promettaient ses aimables qualités; mais, après sept années de
séjour à Paris, rien encore n'annonçait que la prédiction de Mlle de
Matignon fût près de s'accomplir. Or, ce temps avait suffi pour sin-
gulièrement compromettre la fortune du baron. Afin d'arriver plus
sûrement au but, Mlle de Matignon avait exigé que le chevalier pût
se faire remarquer par une élégance toujours irréprochable, et cette
élégance avait conduit le baron chez les usuriers, à qui une grande
partie de la terre de Matignon était déjà engagée. Encore quelques
années, et il fût sorti entièrement ruiné du vieux château qu'on eût
vendu ; il voulut s'arrêter, et se décida à faire revenir le chevalier.
M"e de Matignon, à qui, du reste, il n'adressa aucun reproche, n'eut
pas le courage de demander un nouveau délai, et laissa écrire la
lettre de rappel.
Le chevalier, comme on le pense, avait accepté facilement la con-
dition qui lui était faite. Lire des romans, fréquenter la bonne
compagnie, aller à la comédie , monter à cheval, dépenser sans re-
mords l'argent qui est donné sans reproches, c'est là une profession
pour laquelle d'ordinaire tous les fils de famille ont une vocation
naturelle. La lettre de son père tomba comme la foudre au milieu
de cette existence dont il était aussi loin de prévoir que de désirer la
fin. Dans cette lettre, M. de Matignon déclarait sur sa fortune toute
la vérité au chevalier. Il ne lui donnait pas l'ordre de quitter Paris,
il lui en montrait la nécessité.
Le chevalier fut anéanti. Il aimait Paris comme on l'aime à vingt-
cinq ans, lorsqu'on est jeune et beau, qu'on est riche ou qu'on croit
l'être. Jamais d'ailleurs Paris n'avait été plus aimable. Paris alors
avait un attrait qui s'en va tous les jours avec les préoccupations de
la politique. On était en plein xviir siècle. L'esprit ne se traduisait
pas en articles de journaux et en discours à la ebambre , on le dé-
REVUE DE PARIS. 223
pensait dans les salons. Les questions les plus importantes y étaient
traitées avec ce bon goût, cette délicatesse, cette parfaite conve-
nance dont la tradition sera bientôt entièrement perdue. L'amour lui"
même ne se mettait pas à l'écart dans ces joutes à armes courtoises;
on ne croyait pas que l'esprit fût de trop dans la tendresse, on citait
plus d'une Espinasse et d'un d'AIembert. Pour qui avait vécu dans
ce monde et dans cette heureuse agitation, toute autre vie deve-
nait impossible. Des soirées de Mme du Deffant, de l'intimité de
M,ne de Luxembourg, des soupers où Grimm et Diderot s'épuisaient
en ingénieux commentaires sur les bouderies et les colères de Jean-
Jacques Rousseau, passer tout d'un coup, et sans espoir de retour,
dans les habitudes régulières du château de Matignon, n'était-ce
pas fermer derrière soi la porte même de son tombeau?
La douleur du chevalier fut donc excessive. Lui qui n'était pas
dans le secret des espérances de sa tante, espérances un peu parta-
gées par le baron, se demandait pourquoi on l'avait jeté au milieu
de cette société si séduisante et si difficile à quitter quand on savait
bien qu'on ne pourrait pas l'y maintenir. Gependant il n'osait accuser
son père, dont la tendresse ne lui avait jamais laissé connaître l'ennui
d'un refus blessant et dur; quelqu'affligeant que fut l'exil qu'on lui
imposait, il fallait se résigner à l'exil. Il répondit qu'il se mettait aux
ordres de son père.
Le baron avait donné un délai de trois mois , le chevalier accepta
ce délai. C'était en quelque sorte un moyen de se ménager une
transition, de ne pas rompre tout à coup les relations qui lui étaient
si précieuses et si chères. Ainsi il alla d'abord moins souvent dans le
monde, puis ne s'y fit plus voir qu'à de rares intervalles, et bientôt il
n'y parut plus du tout. A Paris même, il se sépara de la société de
Paris; mais à peu près isolé , fuyant la rencontre de ceux qu'il avait
le plus aimé à rencontrer, il était encore retenu par ce charme sans
nom qui nous enchaîne, malgré nous, aux plaisirs, aux passions, au
mouvement de la grande ville. Paris est la plus adorable maîtresse
que l'on ait à quitter; quand on en a fini avec les autres, il reste tou-
jours un compte à régler avec celle-là.
Cependant le chevalier était prêt, il avait fixé le jour du départ,
dont plusieurs semaines le séparaient encore. En vivant retiré, éloi-
gné de toutes ses amitiés, qui sait? il avait aussi voulu peut-être se
préserver des dangers où son cœur, depuis long-temps inoccupé,
se fût sans doute laissé entraîner malgré ses efforts, et il craignait
de n'avoir plus ensuite le courage de partir. Malheureusement, il y
16.
22 ï REVUE DE PARIS.
a des circonstances où tout devient précipice. On est marqué par la
fatalité, et l'on trouve dans la précaution même la cause de sa chute.
Ainsi, un soir qu'après un combat très douloureux, il avait refusé
de souper chez M""' du Deffant , et qu'il était allé à la Comédie-Fran-
çaise pour se distraire de ce souper, il rencontra l'occasion même
qu'il fuyait.
Cette occasion se présenta d'ailleurs sous la forme la plus inno-
cente. Que lui arriva-t-il en effet à la Comédie-Française? Dans la
loge où il était entré , il reconnut et salua une femme qu'il n'avait
pas vue depuis six ans , et dont la jeunesse et la beauté n'avaient
plus droit qu'au culte des souvenirs. Y avait-il là le moindre motif
d'effroi pour la prudence la plus vigilante?
La signora Helcna était une de ces femmes qui, n'ayant point
de mari pour répondre de leurs fautes, se trouvaient, même au
xviii6 siècle, repoussôes comme indignes par la bonne compagnie.
Elle appartenait cependant à une famille qui tenait à Rome un rang
distingué. Le prince de C..., qu'elle avait aimé, qu'elle avait suivi à
Paris, n'avait été précédé par personne, et n'avait point eu de suc-
cesseur; mais elle l'avait aimé, elle l'avait suivi publiquement, et
comme elle n'avait pas craint de porter le deuil quand elle l'eut perdu,
après une maladie qui fut pour elle l'occasion du plus admirable
dévouement, elle ne pouvait manquer d'être condamnée sans appel.
On n'eût pas trouvé une marquise de Pompadour au petit pied
qui eût consenti h lui donner une place dans sa voiture, à côté de
l'un des deux amans qu'elle avait pris la veille pour les quitter le
lendemain. La signora Helcna , il est vrai , n'avait jamais songé à s'en
attrister ou à s'en plaindre. L'amour la payait trop bien de ces dé-
dains. Elle s'était d'ailleurs bientôt vue entourée par les amis du
prince de C..., et son orgueil eût trouvé au besoin un dédommagement
dans la considération et les égards qu'ils lui témoignaient. Or, de tous
ces amis, celui qui lui avait inspiré les sentimens les plus affectueux,
c'était sans contredit le chevalier de Matignon. Sa jeunesse sans
expérience, son enthousiasme pour les belles et les nobles choses, son
culte chevaleresque pour les femmes, au milieu de ce scepticisme
général du cœur et de l'esprit, l'avaient vivement touchée. Beaucoup
plus vieille que lui , elle sentait je ne sais quoi de maternel battre
dans son cœur pour le chevalier. Mais, après la mort du prince, elle
s'imposa une retraite absolue; on apprit qu'elle avait refusé l'im-
mense fortune que le prince lui laissait par son testament, que pour
vivre elle se condamnait à donner des leçons de musique; et aucun
REVUE DE PARIS. 225
de ses anciens amis, pas même Gilbert, ne fut admis à lui exprimer
son admiration pour ce noble désintéressement.
Lorsque Gilbert la retrouva à la Comédie-Française, elle conser-
vait encore dans ses yeux une douce expression de tristesse. Cepen-
dant les pointes les plus vives étaient effacées; à côté du souvenir,
toujours tendre et toujours douloureux, du prince, une place s'était
faite dans son cœur pour des affections plus paisibles, et, sans en
attendre le bonheur qu'elle avait perdu, elle s'était reprise à la vie.
Son père, dont elle avait encouru la disgrâce, l'ayant rappelée à son
lit de mort, elle s'était réconciliée avec sa famille, et avait mérité la
reconnaissance de ses frères en n'acceptant de l'héritage paternel
qu'une rente viagère; mais en vain on avait voulu la retenir en Italie,
elle était revenue à Paris au bout de quelques mois. C'était peu de
temps après ce retour que le chevalier et la signora Helena se ren-
contrèrent; elle ne lui cacha point le plaisir qu'elle éprouvait de le
revoir, et le chevalier, avec tout l'entraînement d'un cœur qui s'est
long-temps contenu, se laissa aller au charme de remonter avec
elle, en se souvenant, à la source des beaux jours où ils s'étaient
connus. Ainsi jeté dans le passé, le chevalier oublia les tristes préoc-
cupations de l'heure présente, et retrouva son enjouement, sa grâce,
son esprit et presque son bonheur. Le spectacle terminé, il recon-
duisit la signora jusqu'à sa maison, et accepta une invitation à
dîner pour le jour suivant.
Le chevalier n'avait pas dit un mot à Helena de l'exil qui l'atten-
dait. En se rendant chez elle le lendemain, il se promit bien de la
mettre dans la confidence de son chagrin. Malheureusement, la si-
gnora n'était pas seule. Il trouva auprès d'elle une jeune fille qu'elle
lui présenta, en la couvrant de baisers, sous le nom de Ginetta. Il
fallut donc renoncer à la douceur des épanchemens. Cependant, si
la présence de ce tiers lui causa un peu de dépit, s'il en résulta
d'abord quelque gêne, l'accueil si franchement amical de la signora,
la grâce charmante, la naïve familiarité de la jeune fille, rompirent
promptement cette glace légère, et bientôt il ne se souvint plus
d'avoir regretté le tête à tête.
Où Ginetta n'eût-elle pas été la bien-venue? Ce n'était pourtant à
vrai dire qu'une enfant, quinze ans à peine, une ignorance qui se
trahissait à chaque mot. Mais jamais plus de beauté , plus d'abandon
touchant n'avaient attiré et séduit. Qui l'avait vue sourire, qui l'avait
entendue parler ne pouvait oublier ni ce regard ni cette voix. Il y
avait deux heures à peine que le chevalier voyait Ginetta pour la
226 REVUE DE PARIS.
première fois, et il lui semblait déjà que leur connaissance remon-
tait à une époque perdue dans son souvenir. Les âmes sympathiques
ne se rencontrent pas , elles se retrouvent. Un moment arriva où les
yeux du chevalier ne pouvaient plus quitter les yeux si noirs, si grands,
si doux, si ardens, si tendres de la jeune 011e, un moment où sa
main s'avançait, comme malgré lui, pour caresser les cheveux de
Ginetta, plus brillans que l'aile du corbeau, plus souples et plus fins
que la soie la plus déliée, et dont la poudre n'avait jamais souillé
l'ébène. Il faut dire que le vin n'avait pas été ménagé, et que Ginetta
comme la signora tinrent tête au chevalier. Les lèvres des femmes
n'en avaient alors ni des aveux moins doux, ni des baisers moins
tendres; le vin ajoutait souvent à l'esprit sans rien enlever à la déli-
catesse.
La soirée se prolongea fort tard. Gilbert avait oublié la lettre de
son père et les heures de silencieuses méditations qui l'attendaient
à Matignon. En quittant ces deux femmes, il promit de les revoir
comme si l'avenir était à lui.
II.
A mesure que le chevalier s'éloignait davantage de cette maison,
l'image de Ginetta le suivait avec une expression plus brûlante; le
doux poison s'insinuait plus profondément.
Ajoutez que le chevalier subissait l'influence des premiers souffles
du printemps. Depuis quelques jours, le soleil avait fait éclore sous
ses rayons plus chauds les grappes embaumées des lilas, et sur les
boulevards, dont Gilbert suivait la ligne en ce moment, les ormeaux
ouvraient, aux brises déjà tièdes de la nuit, leurs feuilles si pares-
seuses. Les soupirs ardens de l'été semblaient par intervalle sortir des
entrailles émues de la terre. Le chevalier s'arrêtait à chaque instant
pour respirer avec plus de volupté cette haleine qui féconde et qui
"vivifie , pour se recueillir et mieux s'enivrer dans le trouble de son
cœur.
Avant de traverser la Seine pour se rendre au faubourg Saint-Ger-
main , il aperçut un jeune homme et une jeune fille, assis, auprès du
Pont-Royal , sur un des bancs qui garnissaient alors la rive droite.
Mainte fois le chevalier était passé sans faire attention à semblables
rencontres. Ce soir-là, il s'arrêta involontairement. Ce spectacle
venait d'exciter en lui un intérêt inaccoutumé. Si on lui tournait le
dos, s'il ne distinguait de loin que des foi mes assez vagues, en s'ap-
REVUE DE PARIS. 227
prochant davantage , il put reconnaître bientôt une taille de femme
charmante et bien prise, un abandon d'une adorable nonchalance.
Elle avait d'ailleurs la tête appuyée sur l'épaule de son ami; leurs
mains étaient entrelacées; leurs regards, un instant abaissés sur le
beau fleuve presqu'endormi à leurs pieds , s'attira:ent parfois tout à
coup et semblaient se baiser à défaut de leurs lèvres. Cette jeune
fille devait appartenir au moins par alliance à la famille aventureuse
des grisettes; elle portait, un peu avant le temps, une robe d'été,
et grandes dames ou bourgeoises n'ont pas, malheureusement pour
elles, de ces charmantes impatiences. Or, vous savez tout l'attrait,
toute la volupté de la première robe d'été que l'on voit sur de blan-
ches épaules. Aussi le chevalier s'appuya bientôt sur le parapet et
se mit à bâtir des châteaux en Espagne , — ou plutôt à Venise, car
ces lumières, dont la rivière réfléchit les silhouettes frémissantes, le
transportaient en droite ligne à la ville des doges, qu'il n'avait heu-
reusement jamais vue, et qui était encore pour lui la Venise des
arts, de la poésie et de l'amour.
Il demeura long-temps plongé dans ces douces visions, et si pro-
fondément, que le couple amoureux passa près de lui sans qu'il s'en
aperçût, le laissant, je pense, mollement étendu dans une gondole
à côté de Ginetta, ou mêlé, la jeune fille à son bras, à la foule bril-
lante des masques, durant les fêtes splendides du carnaval.
Le lendemain, dès qu'il sortit, il se dirigea vers le boulevard du
Temple, où demeurait la signora. Il va un chemin que l'on sait tout
de suite par cœur, et que nos pieds suivent d'eux-mêmes, l'eùt-on fait
la veille pour la première fois. Il n'avait pas songé d'abord à revoir
Helena si promptement, mais, se trouvant si près de sa maison,
pouvait-il ne pas entrer? qui savait si de ses fenêtres elle ne l'avait
pas vu passer? Puis , son départ était si prechain , qu'il ne pouvait
pas craindre d'arriver à l'importunité. De Ginetta, d'ailleurs, pas un
mot dans le monologue qu'il se récitait en montant l'escacalier de
la signora. Il se fût bien gardé de s'avouer quelle part elle avait dans
son empressement. Si elle était déjà dans son cœur, il ne voulait pas
la laisser dans sa pensée. Il était si doux de s'abandonner au charme
qui l'attirait, sans ouvrir les yeux, sans regarder ni devant ni der-
rière soi.
Au reste, il ne rencontra pas Ginetta d'abord chez la signora. Elles
ne tenaient l'une à l'autre par aucun lien du sang , et n'habitaient pas
sous le même toit. Ginetta avait été une des élèves de la signora à
l'époque où Helena donnait pour vivre des leçons de musique. Ce
228 REVUE DE PARIS.
n'était vraiment alors qu'une enfant, sans autre famille qu'un vieux
corsaire de Venise, qui lui destinait toute sa fortune ramassée dans
quelques rencontres heureuses sur la Méditerranée, mais qui, d'une
humeur bizarre et fort misanthrope, vivait dans la retraite la plus
absolue. Ginetta n'avait pas tardé à gagner le cœur de la signora, à
trouver une mère dans sa maîtresse de clavecin. Sans expérience et
sans études sur l'éducation des filles, le Vénitien avait abandonné
volontiers la petite Ginetta à la tendresse de la signora. Aimait-il
cette enfant? On pouvait le croire aux bienfaits dont il l'avait com-
blée. Cependant il lui adressait à peine quelques mots, n'avait jamais
provoqué ni reçu ses caresses, et lui laissait une liberté si grande,
qu'elle semblait accuser la plus complète indifférence.
Ces détails, que la signora donna au chevalier avec une complai-
sance dont elle ne pouvait comprendre le danger, avaient ajouté je
ne sais quel intérêt romanesque au charme déjà si grand de Ginetta.
Dans son impatience de la voir, il se leva vingt fois comme pour
courir au-devant d'elle, et quand elle parut, il lui fut impossible d'en
détacher un seul instant ses regards. Le soir, il sortit plus tard qu'il
n'avait fait la veille , et rentra chez lui , à son insu , plus amoureux
qu'il n'avait jamais été.
Il retourna plusieurs jours de suite chez la signora et toujours sans
préméditation, ne s'étantpas dit où il allait quand il sortait, ne pou-
vant plus aller ailleurs. Avec un peu de méfiance, la signora se fût
interrogée sur ces visites si souvent répétées; mais elle avait pour
le chevalier une amitié véritable, elle trouvait à le recevoir un plai-
sir qu'elle croyait partagé, et Ginetta n'était encore pour elle que la
petite Ginetta. Cela ne se passe-t-il pas ainsi tous les jours sous nos
yeux? Ne voyez-vous pas à chaque instant la mère la plus tendre, la
plus vigilante, se faire ainsi contre sa fille la complice môme de
l'amour?
Un matin que le chevalier était venu de fort bonne heure, la si-
gnora lui proposa de passer la journée à la campagne. Ginetta était
présente, et, comme il n'était pas question d'abord qu'elle dût les
accompagner, le chevalier hésitait et faisait attendre sa réponse.
— Vous ne pouvez donc pas venir avec nous? demanda Ginetta
d'un air déjà suppliant.
— Je ne sais rien au monde qui m'en pût empêcher, s'écria-t-il.
— A la bonne heure ! dit la signora en souriant et sans rien com-
prendre. Mais partons tout de suite. Allons, Ginetta; va t'habiller, ma
belle enfant, j'en ferai autant démon côté. Dépôche-toi.
REVUE DE PARIS. 229
Cette recommandation était la moins utile. Ginetta fut prête la
première et bientôt de retour. Seule avec le chevalier, elle n'éprouva
aucun embarras. Elle vint sans hésiter s'asseoir à côté de lui sur le
sopha. En la voyant à la fois si confiante et si pure, le chevalier éprou-
vait je ne sais quel mélange de fougue et de retenue qui le poussait
à l'entraîner avec lui et qui la défendait en môme temps contre lui-
même. Un instant effrayé du silence qu'ils gardaient tous les deux,
il se leva, ouvrit la fenêtre, et resta appuyé sur le balcon. Ginetta
y fut bientôt auprès de lui. Jusqu'alors elle n'avait usé de sa liberté
que pour aller chez Helena, et, la signora vivant presque aussi retirée
que le Vénitien, le chevalier se trouvait en quelque sorte le premier
homme que Ginetta eût rencontré.
— Ah ! vous ne savez pas mon histoire, dit Ginetta, que par conte-
nance il interrogea sur ses premières années. Ce n'est pas celle de
tout le monde. Tenez, venons nous asseoir, ajouta-t-elle en prenant
le bras du chevalier. Il me semble qu'à cette fenêtre je la raconte-
rais aussi pour ceux qui passent dans la rue.
Elle oublia sa main dans la main du chevalier, et sans précautions
oratoires, comme elle faisait toutes choses, elle commença. Elle avait
mené une belle vie vraiment. A peine au sortir du berceau, on la
conduisait par les foires et les carrefours, et il fallait danser, chanter
et sourire ou être battue. C'était une assez triste alternative; elle s'y
était soumise sans trop de souci. Elle ne pleurait pas, elle désarmait
la brutalité même à force de bonne humeur. Elle était d'ailleurs
aimée et toujours applaudie, si bien qu'elle parlait au chevalier de ce
temps presque comme du bon temps passé.
— Mon Dieu ! oui, nous avons été comédienne ambulante, s'écria
la signora , qui rentrait au salon en ce moment. Nous avons vu du
pays, mon cher chevalier.
— Et nous en verrions sans doute encore, ajouta Ginetta en riant,
si le capitaine ne nous eût achetée, car enfin nous sommes entrée
chez lui comme une esclave que l'on paie au bazar.
— Mais nous y sommes plus libre que la fille d'un prince, et avec
un aussi bel héritage devant nous; ne nous plaindrons-nous pas un
peu?
— Je m'en garderai bien ; je n'ai jamais été plus heureuse.
Elle prononça ces derniers mots avec un accent d'enthousiasme
qui lui échappa et qui fit tressaillir le chevalier.
On sortit. Ils se firent d'abord conduire à la barrière de Passy, puis,
après une assez longue délibération, sur la proposition du chevalier!
230 REVUE DE PARIS.
on décida qu'on irait à pied à Meudon, par la rive gauche de la
Seine. Personne n'avait encore déjeuné, et l'on se réjouissait de
l'appétit qu'on allait gagner. On traversa la Seine en bateau, et,
tournant à droite, on laissa derrière soi, aussi vite que l'on put, ces
maisons toutes noires et fétides qui baignent leur pied fangeux dans
la rivière. Il est impossible de quitter Paris ou d'y entrer par une
voie plus désolée; mais, une fois ces gémonies dépassées, l'on arrive
sous de grands peupliers dont les branches frémissantes vous offrent
le plus frais ombrage. L'air se purifie, la rivière ne réfléchit plus dans
son onde alors limpide que les arbres du rivage. Bientôt, en avan-
çant, l'herbe devient plus haute et plus verdoyante, les champs de
blé et d'avoine mêlent jusqu'à vos pieds leur puissante végétation
aux bouquets des primevères et de la marguerite des prés. C'est
autour de vous une plaine immense, couverte des plus belles nappes
de verdure et couronnée par les collines de Meudon, le château
d'Issy, les jardins et les villa de Bcllevue.
On marchait librement, chacun pour son compte; personne ne
donnait le bras à personne, mais l'on s'arrêtait, l'on se rapprochait,
l'on cueillait une fleur qu'on se montrait, qu'on se donnait, qu'on
se promettait de garder comme une précieuse relique. Ginetta avait
pour toute parure une robe blanche et un petit chapeau de feutre
gris relevé des bords. Il était impossible d'être mise avec moins de
recherche, et en même temps avec plus de goût et de bonheur. EUe
avait avec ces simples atours une grâce et un charme ravissans. Toute
la fraîcheur, tous les parfums, toutes les émotions de ces jours bien-
aimés du printemps, semblaient s'épanouir dans sa personne. On eût
dit qu'elle était lu, elle aussi, comme une des harmonies de ce beau
jour, comme le chant de la fauvette ou le bruissement de la cigale.
Le chevalier s'arrêtait souvent pour la regarder, pour respirer en
quelque sorte le bonheur et la joie qu'elle répandait autour d'elle.
Cependant l'appétit qu'on avait prévu si gaiement faisait déjà de-
puis long-temps sentir ses premières atteintes. On était encore assez
loin de ce ruban de maisons qui commence en face ûq^ petites îles
et s'avance jusqu'au pont de Sèvres. Mais, grâce aux encourage-
mens du chevalier, l'on ne maudit pas trop la longueur «lu chemin.
On lutta le pas, et bientôt l'on arriva en face d'une gaingiiettê dont
l'enseigne promettait beaucoup : on entra. Quelques pêcheurs étaient
debout dans la première pièce, oa •upé S h vider joyeusement une bou-
teille tout en raccommodant leurs fileta. Le maître de la maison eut
soin de dire qu'il avait une chambre pour la société, et s'empressa d'y
REVUE DE PARIS. 231
conduire ses hôtes chapeau bas. Au premier aspect, les meubles et
la décoration de cette chambre rappelaient assez tristement le caba-
ret, mais par les deux fenêtres qui étaient ouvertes entrait un air pur
et imprégné de la fleur du sureau; on voyait couler la Seine, si calme,
si paresseuse, sous le ciel azuré d'un beau jour; on entendait le frisson
amoureux des peupliers, et le cabaret était oublié.
Lorsqu'ils sortirent du cabaret, la journée était déjà fort avancée.
Malgré tout leur courage et leur bonne volonté, la signora et Gi-
netta étaient au bout de leurs forces. Aussi elles montèrent avec un
grand empressement dans un carrosse qui se trouvait fort à propos
de l'autre côté de la rivière.
La signora s'endormit assez vite , et Ginetta sentit bientôt aussi
ses paupières s'appesantir. Elle ne s'était jamais laissé gagner à un
plus doux sommeil. Peu à peu attirée sans doute par cet aimant mys-
térieux qui fait incliner les fleurs l'une vers l'autre des bords opposés
de la rivière, elle pencha la tête du côté du chevalier, et, le cheva-
lier avançant son épaule, cette tête charmante s'y reposa d'elle-
même comme si elle fût venue chercher cet appui. Arrivées à leur
porte, et déjà sorties de la voiture, la signora et Ginetta semblaient
dormir encore. Le chevalier se disposait à entrer et à monter avec
elles, mais la signora, s'emparant du bras de Ginetta :
— Adieu, cher chevalier, dit-elle à Gilbert, adieu pour ce soir.
Et, entraînant Ginetta avec elle, elle s'échappa sans donner en
quelque sorte au chevalier le temps de se reconnaître.
III.
Une semaine se passa sans amener aucun changement dans les
relations du chevalier et de Ginetta. Cependant il se dit bientôt qu'il
fallait enfin que tout se décidât. Si cette jeune fille avait réellement
l'innocence dont elle semblait si bien porter la robe, il ne devait pas
la laisser s'engager si avant; il fallait l'effrayer à temps, lui montrer
V abîme où il la conduisait, s'épargner ainsi à lui-même le remords
de l'avoir perdue. Il écrivit donc à Ginetta. Lui rappelant dans cette
lettre qu'elle n'était pas surveillée, il la pria de venir chez lui, où il
avait besoin de la voir seule. Cela', au fond, était assez brutal, mais
sincèrement dissimulé sous la tendresse de la forme. Assurément, si
Ginetta se rendait à cet appel , les scrupules du chevalier avaient été
de trop. Ginetta n'était qu'une grisette, hors ligne sans doute, mais
232 REVUE DE PARIS.
qui n'avait pas plus échappé que les autres à la loi fatale qui semble
les condamner toutes à une chute prématurée. Il est vrai que le che-
valier avait ajouté à la fin de sa lettre que Ginetta devait avoir en
l'honneur du chevalier une confiance absolue, que chez lui il serait
pour elle exactement ce qu'il était chez la signora. N'en avait-il pas
dit autant à bien d'autres , qui n'y avaient jamais attaché d'impor-
tance?
Il remit cette lettre sans hésiter, il s'était monté la tête. Mais lors-
qu'il fut rentré chez lui , il jeta un regard désolé sur la table où il
l'avait écrite; il s'accusa, il se donna les noms les plus odieux. — Elle
ne viendra pas, se dit-il, et moi, oserai-je jamais retourner auprès
d'elle après l'avoir ainsi insultée? Ne plus la voir, n'est-ce pas renoncer
à la lumière du jour? Quelle femme me la ferait jamais oublier! 0
chère fleur que mes lèvres ont un instant respirée, et qui exhale un
parfum si doux, je ne te presserai pas sur mon sein, et ce sein se des-
séchera dans son ardeur inutile! Cependant, ajouta-t-i! en revenant
un peu de cette exaltation, ai-je bien raison de me plaindre? Tout,
n'est-il pas, au contraire, pour le mieux? Qui sait jusqu'où cet
amour m'eût conduit? Il m'eût fallu payer bien cher peut-être les
heures d'ivresse qu'il m'eût données. Ah! qu'importe le prix! s'é-
cria-t-il avec transport. Eût-il fallu tout mon sang, je n'aurais pas
hésité !
Le lendemain, il se leva si bouleversé, qu'il était tout prêt à faire
ses malles et à partir; mais, comme il commençait ces préparatifs,
il entendit la porte de l'antichambre s'ouvrir. — La voilà! — lui cria
son cœur, et c'était elle vraiment. Elle vint tomber dans les bras
du chevalier, pâle et défaillante; puis, tout à coup se dégageant et
après l'avoir regardé avec anxiété :
— Ah! il ne vous est donc rien arrivé? s'écria-t-elle.
— Que voulez-vous dire? De quel danger étais-je menacé?
— Le sais- je, moi? Mais vous étiez si troublé hier soir.
— Je n'osais pas croire au bonheur que vous m'apportez ce matin.
— Puisque vous m'aviez priée de venir, n'étiez-vous pas sûr que
je viendrais?
— Chère et admirable enfant! Ainsi, vous n'avez pas hésité? vous
n'avez pas craint...
— Avec vous et auprès de vous, qu'aurais-je donc à craindre?
La naïveté de ces réponses ravissait le chevalier et l'effrayait en
même temps. Il s'enivrait de l'amour qu'il avait fait naître dans ce
cœur si pur, mais il se troublait malgré lui devant tant d'innocence;
REVUE DE PARIS. 233
il se demandait si l'entraînement le plus passionné suffirait pour
l'excuser, et si la facilité morne du crime n'en augmenterait pas le
remords. Hélas! ce n'était là qu'un retour fugitif, qu'une hésitation
d'un instant.
Elle s'assit à côté du chevalier sans jeter un regard autour d'elle.
Ginetta n'avait d'yeux que pour Gilbert. Elle ne songeait point à
prononcer une parole qui les détournât l'un de l'autre.
Hélas ! c'était à lui-même à lutter contre ses transports.
IV.
Un matin, de très bonne heure, Ginetta se présenta chez le che-
valier. Il ne l'attendait pas. Elle s'était fait une douce joie de le sur-
prendre. Il était couché sur son canapé, plongé dans les tristes préoc-
cupations où le retenait une seconde lettre de M. de Matignon plus
pressante encore que la première. Il avait passé une nuit fort agitée.
Ginetta et son père s'étaient livré un rude combat dans son cœur.
Dès que Ginetta parut, M. de Matignon , comme cela devait être,
fut bientôt oublié. D'un bond elle fut assise auprès de lui. Elle avait
la plus simple des toilettes; mais elle était si bien parée de sa jeu-
nesse et de son amour ! Elle semblait avoir apporté avec elle tous les
parfums et toute la fraîcheur d'une matinée de printemps.
— Combien de temps vas-tu me donner aujourd'hui? demanda le
chevalier en se levant.
— Tout le temps que tu voudras.
— Mais le capitaine? Mais la signora?
— Us dînent en ville tous les deux.
— Ainsi tu peux rester avec moi toute la journée?
— Toute la journée.
Le chevalier réfléchit un instant.
— Eh! oui, sans doute, s'écria— t-il, nous irons à la campagne.
— Je n'osais pas te le demander, répondit-elle.
A deux heures nos amans sortirent de l'appartement. Le cheva-
lier voulait louer une voiture, Ginetta s'y opposa.
— Et si l'on nous rencontre ! dit-il.
— Je ne crains personne, répondit-elle en s'appuyant sur le bras
du chevalier comme si là elle eût été à l'abri de tout danger. D'ail-
leurs il lui répugnait de se cacher. Elle eût voulu au contraire pou-
voir prendre l'univers à témoin de son bonheur. 11 lui semblait que
son cœur n'avait pas seul la puissance de le proclamer assez haut.
234 REVUE DE PARIS.
Le chevalier ne devait-il pas s'abandonner sans retour à un amour
où elle s'engageait ainsi tout entière? La voyant sans crainte, il ne
craignit plus rien. Il se trouva aussi heureux de lui donner le bras
qu'elle était fière de le prendre, et comme elle il pensa bientôt qu'il
n'avait à rougir de son bonheur devant personne. Malgré la foule que
le soleil attirait aux Tuileries, il traversa les allées sans baisser les
yeux. Il eût maintenant avoué sa tendresse à la face de l'univers,
comme il en eût disputé l'objet au monde entier. Il éprouva bientôt
aussi je ne sais quelle joie secrète à voir tous les yeux s'arrêter sur Gi-
netta, dont la grâce charmante et la beauté captivaient tout autour
d'elle : la vanité venait ainsi en aide à l'amour, et c'est un auxiliaire
dont le concours n'est pas à dédaigner comme chacun sait.
Que vous dirai-je des heures qu'ils passèrent dans un coin isolé
du bois de Boulogne, à l'ombre de quelque chêne touffu, le cheva-
lier assez romanesque s'enivrant du feuillage des arbres, des mur-
mures de la brise, du chant des oiseaux, de la fraîcheur odorante
des bruyères, Ginetta suspendue tout entière aux regards et comme
au cœur de son amant et moins accessible à la distraction des objets
extérieurs? Qui n'a connu ces momens d'amoureuse nonchalance
et de repos enchanté? Vous savez, elle est assise au pied de l'arbre,
vous êtes couché à ses genoux , les yeux tournés vers elle, un peu
appuyé sur le coude, à moins que la tête ne soit allée choisir un
plus doux oreiller; puis l'on se presse la main, on se regarde, on
parle peu surtout, et l'on est assez indigne de l'attention de l'his-
toire ou du roman, mais l'on jouit d'un bonheur que les plus heu-
reux du siècle pourraient à coup sûr envier. Enfin le soleil com-
mence à décliner, l'ombre sera bientôt partout; on se lève, on quitte
ce lieu que l'on ne reverra plus, et l'on emporte avec soi toutes les
félicités dont il a été témoin.
Du bois de Boulogne le chevalier et Ginetta étaient allés jusqu'au
village d'Asnières. Lorsqu'ils y arrivèrent, il était bientôt temps de
songer au retour, et ce fut le chevalier qui le fit observer à Ginetta.
Mais, comme une autre Juliette, elle gourmanda la vigilance de son
Roméo.
— Oh! pas encore, s'écria-t-elle d'un ton presque suppliant. Cette
journée ne peut être si tôt terminée. Notre bonheur ne doit pas être
si court.
— Hélas ! mon cœur ne demande que trop a t' obéir. Demeurons
donc, s'écria-t-il , demeurons à cette place, et ne vivons, ne respirons
que pour nous aimer; perdons la mémoire et la prévoyance.
REVUE DE PARIS. 235
Mais bientôt la pensée qu'il avait réussi à chasser revint plus im-
portune. Il se leva tout à coup, et prenant la main de Ginetta :
— II faut partir, s'écria-t-il.
Ginetta le regarda avec étonnement :
— Où serions-nous mieux? demanda-t-elle en appuyant sa tète sur
le bras du chevalier.
— Mais tu ne penses donc pas qu'on t'attend peut-être à cette heure?
— Près de toi, je ne pense qu à toi.
Ces réponses faisaient tressaillir Gilbert. Il sentait à chacune de
ces paroles son cœur s'épanouir davantage, et s'il ne pouvait dé-
tourner son esprit de la nécessité qui les rappelait l'un et l'autre à
Paris, il éprouvait une espèce de honte à s'en montrer ainsi seul
préoccupé. Cependant, après quelques momens de silence et comme
de parti pris, il revenait à ses premières instances, il parlait encore
du retour.
— Tu ne veux donc pas me garder? disait Ginetta; hélas! moi, je
ne me sens pas la force de te quitter.
— Prends garde, oh! prends garde, Ginetta; cette force, je l'aurai
bientôt moins que toi.
— Que j'aurais aimé cependant à rester sur cette rive jusqu'au
souffle plus frais de la nuit ! mais partir pour se séparer au bout de la
route... Que ta chambre à cette heure doit être charmante, aux
rayons de la lune qui se lève ! Ne nous vois-tu pas d'ici tous les deux
appuyés sur le balcon de ta fenêtre?... Oh! emmène-moi, Gilbert;
je le veux bien, mais emmène-moi chez toi.
Il y avait tant d'amour dans l'expression de sa voix , elle était si
belle dans cette prière si tendre, que le chevalier, éperdu et la pres-
sant sur son cœur, lui dit avec un accent d'égarement : Eh bien!
oui, chez moi, viens.
Elle poussa un cri de joie, et l'entraîna d'un pas rapide. Mais Gil-
bert, l'arrêtant tout à coup: — Non, cela est insensé, dit-il; il ne te
recevrait plus.
— Eh! ne serai-je pas avec toi? répondit- elle.
Ces derniers mots firent rentrer le chevalier dans le sentiment
complet de la réalité. Il se rappela cette lettre que Ginetta lui avait
fait oublier.
— Ginetta, reprit-il avec émotion, je ne puis accepter ce dévoue-
ment. Hélas! je comprends plus que jamais combien j'ai été cou-
pable en cédant au charme qui m'attirait vers toi; j'aurais dû te fuir.,
moi qui n'avais aucun bonheur à t'apporter.
236 REVUE DE PARIS.
— Qui te dit que je ne suis pas heureuse?
— Ne parle pas ainsi, répondit-il , car je tomberais à tes pieds et
n'aurais plus le courage d'ajouter un seul mot. Je te dois une répa-
ration, Ginetta, et il m'est impossible de te l'offrir.
— T'ai-je rien demandé de semblable? ditTelle; de toi ai-je voulu
autre chose que toi-même?
Chaque mot que Ginetta prononçait rendait plus difficile, pour le
chevalier, la révélation qu'il avait à faire. Comment oser lui apprendre
que, dans deux mois peut-être, il serait forcé de la quitter; que son
père, maintenant au bout de ses sacrifices, le rappelait auprès de
lui? Cependant l'honneur lui défendait de se taire; il ne devait pas
laisser se compromettre irréparablement une jeune fille à laquelle
il n'avait à faire partager qu'une inévitable pauvreté. Il parla donc.
Ginetta l'écouta sans l'interrompre; mais lorsqu'il eut terminé, loin
de se laisser gagner au désespoir : — Oh! quoi qu'il arrive, s'écria-t-
elle, je ne voudrais pas qu'on eût supprimé de ma vie une seule des
heures que j'ai passées avec toi, car j'ai été et je suis heureuse comme
je ne pouvais l'être que par toi.
— La mort seule devrait séparer deux cœurs qui s'entendent si
bien, dit Gilbert.
— Ne peut-elle pas les réunir? répondit Ginetta d'un ton calme,
mais ferme.
— Ah! qu'as-tu dit?
— Ce qu'il serait facile de faire.
Cette réponse fit pâlir le chevalier; il vit bien qu'elle venait d'un
sentiment sérieux et sincère, non d'une exaltation fugitive.
— Non, reprit-il, je ne t'aurai point entraînée à commettre un si
grand crime envers Dieu; nous vivrons, et nous vivrons l'un près de
l'autre. Je travaillerai, j'entrerai chez un procureur; je pourrai acheter
une charge. Eh! mon Dieu, que faut-il pour réussir? ajouta-t-il d'un
ton plus dégagé; de la fermeté, quelques mois de persévérance. L'ha-
bitude m'aura bientôt rendu facile cette vie qui , de loin , m'a tou-
jours un peu effrayé. Allons, je puis être un procureur comme un
autre.
— Toi, un procureur! reprit Ginetta d'un air moitié railleur,
moitié inquiet; tu seras toujours le chevalier pour moi; je pourrai
te trouver chez toi , comme je t'y ai trouvé ce matin , et tu me re-
cevras comme tu m'as reçue. Pardonne-moi cet enfantillage; il me
semble que, si tu avais été un procureur quand je t'ai vu chez la
signora...
REVUE DE PARIS. 237
Cette réflexion fit sourire le chevalier et chassa les tristes pensées;
il s'amusa à relever, dans l'esprit de Ginetta, l'ordre respectable des
procureurs, et la fit entrer dans tous les châteaux en Espagne qu'il
bâtit sur le sable de ses nouveaux projets. Puis ils jouirent sans
trouble et sans inquiétude du bonheur présent et de leurs espérances,
jusqu'au moment où ils se séparèrent sur le seuil même de la maison
du Vénitien.
Heureux âge où la joie est si près de !a douleur, où le sourire
succède si facilement aux larmes!
V.
Loin de reculer devant sa résolution, le chevalier voulut tout d'un
coup trancher dans le vif, et, dès le lendemain, il entra dans l'étude
d'un procureur. Accepter ainsi ce travail était la plus grande preuve
d'amour qu'il pût donner à Ginetta.
Mlle de Matignon , à laquelle il écrivit qu'il pourrait demeurer à
Paris sans imposer de nouveaux sacrifices au baron, tressaillit de
joie à cette nouvelle. La voix prophétique m'avait bien dit, pensa-
t-elle, qu'un incident imprévu le retiendrait à Paris. Pour aider la
destinée de son neveu à s'accomplir comme elle l'avait annoncé, elle
s'efforça, en répondant au chevalier, d'atténuer la vérité effrayante
des aveux du baron; et, pour donner plus de poids à ses paroles, elle
les accompagna d'une somme d'argent assez considérable, résultat
de ses économies de plusieurs années.
Cette générosité devait être fatale au chevalier. La nécessité seule,
une nécessité implacable, pouvait le maintenir sous le joug du travail.
Moins pressé par la pauvreté, il devait bientôt se relâcher et retomber
dans les habitudes nonchalantes de sa vie un peu contemplative.
D'ailleurs , il faut le dire , Ginetta , qui avait toujours vécu au jour
le jour, avec une insouciance complète de l'avenir, devait contri-
buer elle-même à le faire sortir de la voie dans laquelle il n'était
entré que pour elle. Le trouvait-elle plongé dans les ténèbres d'un
dossier que le procureur lui avait confié, elle s'effrayait de l'ex-
pression vieillie et mécontente de son regard, et ne lui cachait pas
qu'elle reconnaissait à peine son cher chevalier. Elle le rendait ainsi
à tout son dédain pour les affaires, et il sentait comme un remords
du temps qu'il y avait consacré.
L'amour n'existe pourtant dans toute sa force et son ivresse qu'à
TOME XIII. JANVIER. 17
238 REVUE DE PARIS.
condition de remplir ainsi toute la vie. Mais que laisse-t-il pour le
travail? Peu à peu le zèle et le courage du chevalier s'amortirent, et
bientôt il ne resta plus aucun vestige de ses premiers efforts. La ré-
pugnance qu'il avait un instant surmontée devint chaque jour plus
vive; la place qu'il avait faite dans sa vie pour les affaires se rétrécit
de plus en plus. Aux heures qu'il avait fixées pour se rendre chez le
procureur, il se détournait tout à coup du chemin qui devait l'y con-
duire, et allait s'asseoir dans quelque coin des Tuileries, un peu
troublé, mais heureux comme un écolier qui, coûte que coûte, a
voulu échapper à la figure chagrine de son maître. Était-il placé
devant son bureau, les pièces d'un procès éparses sous ses yeux,
l'image de Ginetta arrivait aussitôt, qui en troublait le sens, en dé-
rangeait l'ordre, et le chevalier, empressé de n'y plus rien entendre,
laissait là toutes ces sombres écritures, ouvrait le volume d'un poète
aimé, et y respirait comme le parfum de sa chère maîtresse. La pro-
cédure et les cliens allaient ensuite comme ils pouvaient.
Vous comprenez que le procureur se fatigua assez vite d'être traité
avec ce sans-façon. Le chevalier, remercié avec tous les égards dus
au nom qu'il portait, ne put cacher sa joie de rentrer dans toute sa
liberté.
Ginetta ne s'était pas reportée une seule fois aux paroles que le
chevalier avait prononcées en revenant d'Asnières, et qui lui avaient
annoncé la nécessité d'une séparation prochaine. Comme Gilbert
n'était pas revenu sur ce sujet, elle croyait le danger passé. Ses
jours coulaient sans trouble et sans inquiétude, sa sécurité était com-
plète. Mais cette sécurité, le chevalier ne pouvait plus la partager.
Lorsqu'il était auprès de Ginetta, aucune pensée importune ne le
détournait de son ivresse; dans ses paroles, dans ses regards même,
rien ne trahissait une inquiétude secrète et contenue. Mais loin de
Ginetta le fantôme menaçant de l'avenir le trouvait souvent désarmé
et le tenait sans défense sous le coup de ses terribles étreintes. Tou-
tefois avait-il revu Ginetta , ses alarmes et son découragement étaient
à l'instant dissipés.
Cependant s'avançait le jour qui ne devait plus avoir de lendemain.
Les dernières ressources du chevalier allaient être épuisées, et il
avait pris vis-à-vis de lui-même l'engagement de ne point accepter
d'autres sacrifices. ïl fallait donc enfin ouvrir les yeux et les faire
ouvrir à Ginetta. Un soir qu'ils étaient tous deux assis près de la
fenêtre, recueillis et silencieux dans la rêverie où l'on tombe si dou-
cement aux premières lueurs de la lime qui se lève, le chevalier, pre-
REVUE DE PARIS. 239
liant tout à coup la main de Ginetta , lui déclara qu'ils touchaient aux
derniers momcns de leur bonheur, qu'avant la fin de la semaine il
faudrait se séparer.
Ginetta bondit à ces paroles et se pressa avec violence sur le cœur
du chevalier, comme pour protester contre cette menace; mais après
les premiers momens de cette rébellion passionnée, il fallut se rési-
gner à connaître, sinon à accepter la vérité. Bientôt même Ginetta
demanda pardon au chevalier du dernier sacrifice que leur amour
avait imposé à sa famille. Comme le chevalier, elle renonça à pro-
longer son bonheur en achevant la ruine qui était commencée. Ils
étaient tombés tous les deux dans un de ces profonds abattemens où
l'on n'ose pas se communiquer les tristes pensées qui arrivent, lors-
que Ginetta, se levant, s'écria : La signora m'a souvent répété que le
capitaine me destine sa fortune; si nous disions tout à la signora,
elle irait trouver le capitaine et lui demanderait pour toi sa fille adop-
tive. Mais que dis-je? reprit-elle en baissant la voix, tu ne peux pas
épouser une fille comme moi, sans famille et sans nom.
— Le nom est peu de chose devant l'amour; cependant, si avec ce
nom nous avions conservé l'héritage de nos ancêtres, je n'aurais pas
attendu jusqu'à ce jour pour te l'offrir.
— Je te crois, Gilbert, mais ton père....
— Il serait venu lui-même te chercher.
— Alors tout n'est pas perdu, s'écria-t-elle en essuyant ses larmes.
Puisque tu veux bien que je sois ta femme, puisque ton père consen-
tirait à m'accueillir, mais nous n'avons plus rien à craindre!
— Je ne saurais partager ta confiance, et pourtant je ne puis
croire que Dieu nous ait condamnés.
— Eh bien ! encore cette soirée tout entière à nous aimer. De-
main, avant le milieu du jour, je serai chez toi et je t'apporterai,
quelle qu'elle soit, la réponse du capitaine.
VI.
Ginetta était trop chaste et trop pure dans son ignorance pour
espérer l'indulgence comme pour craindre la sévérité de la signora;
elle avoua tout sans honte et sans effort, n'ayant gardé le secret dans
son cœur que pour obéir au chevalier. Helena , en recevant cette
confidence, ne put retenir un cri de surprise et d'effroi; mais, sans
l'accuser ou sans la plaindre, elle la pressa sur son cœur, priant Dieu
17.
240 REVUE DE PARIS.
tout bas d'être plus miséricordieux pour cette enfant qu'il ne l'avait
été pour elle; puis, sans perdre de temps, elle courut chez le capi-
taine. Comme Ginetta, elle pensait qu'il devait accepter avec empres-
sement un mariage si honorable et l'occasion de donner dans le monde
un rang à sa fille adoptive. Elles s'étaient bien cruellement trompées
l'une et l'autre. Ce rang fut la cause même du refus. Je ne sais quelle
insulte ce chef de corsaires avait reçue autrefois de l'aristocratie de
Venise, mais, vivement pressé par la signora, il se laissa emporter
aux plus violentes expressions de la haine contre les nobles. Tout en
comprenant qu'il n'y avait rien à espérer d'un homme dont le parti
était si bien pris d'avance , la signora ne put le quitter, fort émue
elle-même, sans ajouter à son exaltation par l'éloge de la société qu'il
attaquait.
Elle ne cacha rien à Ginetta; elle raconta la scène qui venait de se
passer sans en supprimer un mot. Son récit se ressentait de toutes
les agitations de la douleur et même de la colère.
— Il he me doit rien, il ne m'avait rien promis, répondit Ginetta
avec calme et sans paraître abattue.
Ce sang-froid et cette sérénité irritèrent un peu la signora. — Si
vous êtes satisfaite, mon enfant, dit-elle, à la bonne heure; je veux
bien avoir tort.
Ginetta se jeta au cou de la signora comme pour protester contre
cette interprétation. Elles restèrent un instant dans les bras l'une de
l'autre.
— Que je regrette maintenant, dit la signora, de ne pas avoir
gardé tout entière la fortune que mon père me laissait! Ce qu'il n'a
pas voulu donner, moi j'aurais été si heureuse de l'offrir. Mais le
peu que j'ai conservé, je ne le conserve que jusqu'à la mort. Hélas!
peut-être va-t-il désormais t'accueillir durement; qui sait même s'il
voudra te recevoir? N'oublie pas qu'il y a une maison qui te sera
toujours ouverte.
— J'y serais venue sans que vous me l'eussiez dit, répondit Ginetta
en lui pressant la main.
Ces mots étaient prononcés d'une voix à peine troublée; mais il
était évident qu'elle faisait de violons efforts pour contenir son émo-
tion. Elle quitta la signora sans avoir laissé lire le désespoir qui était
sans doute dans son cœur. Cependant, au moment de sortir et en
l'embrassant, elle fut sur le point d'éclater.
Moins confiant que sa jeune maîtresse, depuis qu'il était seul, le
chevalier avait passé par toutes les alternatives déchirantes de l'espé-
HE VUE DE PARIS. 241
rance et du découragement. Il attendait Ginetta avec une cruelle
impatience; il était allé vingt fois sur le balcon, d'où si souvent il se
plaisait à la voir accourir, mais il était trop bouleversé pour y rester
long-temps immobile; il se tenait debout près de la porte lorsqu'elle
entra. Voyant sa contenance assurée, son front calme, ses yeux bril-
lans, il poussa un cri de joie.
— Eh bien? demanda-t-il.
— Il a dit non , répondit-elle.
— Je devais m'y attendre, murmura Gilbert.
Ginetta ne donnait aucun détail, il n'en demanda aucun. Renversé
sur son lit, la tête dans ses mains, il eut un instant de morne déses-
poir. Oubliant qu'elle était là, il semblait réciter en lui-même je ne
sais quel sombre monologue. Ginetta, restée debout, jetait sur lui
un regard d'étonnement. Bientôt il se leva, et se promenant à grands
pas :
— A quoi suis-je bon? s'écria-t-il; à qui ma vie est-elle utile? J'ai
ruiné mon père, j'ai apporté la douleur et la honte à cette enfant...
Il faut mourir.
— Tu as raison, dit Ginetta s'approchant et lui prenant la main, il
faut mourir.
Le chevalier la contempla avec un mélange d'effroi et de doute;
puis, la pressant convulsivement sur son cœur :
— Si je t'entraînais avec moi, Dieu ne me le pardonnerait jamais,
lui dit-il.
— Gilbert , répondit-elle, je ne savais pas quel était ton dessein ;
mais, le jour même où tu serais parti, je me serais jetée dans la rivière.
Oh! j'aime bien mieux mourir avec toi!
Il y avait je ne sais quoi de tendre, mais d'irrévocable, dans l'air
et le ton de Ginetta. Cependant, peut-être encore indécis lui-même,
le chevalier essaya de lutter contre cette résolution. Il s'aperçut
bientôt que tous ses efforts seraient inutiles; il ne combattit plus.
D'ailleurs, puisque la séparation seule la tuait, ce n'était plus lui
maintenant, c'était elle qui les condamnait tous les deux.
Le suicide était alors un dénouement assez rare. Le chevalier choisit
un genre de mort devenu vulgaire, l'asphyxie parle charbon. De
toutes les manières d'en finir, c'est la plus douloureuse peut-être,
mais c'est la seule où l'on soit parfaitement sûr de sa volonté. On ne
meurt pas du premier coup; de la vie que l'on quitte, et d'où l'on est
presque déjà sorti, on se suit jusque sur le seuil de la mort, et, près
de le franchir, on peut reculer encore. Pour se briser le front avec
£42 REVUE DE PARIS.
une balle ou se percer le cœur d'un coup de poignard, il suffît d'un
accès de fièvre; pour demeurer tranquillement étendu sur un mate-
las et y attendre, étreintes par étreintes, que l'axphyxie vous ait
étranglé, il faut depuis long-temps s'être préparé à la lutte; il faut
avoir compté autant de déceptions qu'on a nourri d'espérances, et
que, la dernière espérance brisée, il en reste encore une, suprême,
impossible sans doute, et pour laquelle on a voulu se laisser les
chances d'une agonie plus longue et d'où l'on pût revenir. Ceux qui
entrent dans la mort par cette porte ne quittent pas la Aie par dégoût
de la vie, mais parce qu'ils en attendaient ce qu'elle n'a pas donné,
et ce que jusqu'à la dernière seconde ils pourraient encore obtenir si
Dieu le voulait bien.
Le chevalier fit tous les apprêts, puis il sortit avec Ginetta de cette
chambré qui allait être leur tombeau, et ils errèrent tous deux à
l'aventure à travers la ville. C'était par une belle matinée : sur les
quais, dans les jardins publics, dans les carrosses dorés, sur la rivière,
où les mariniers chantaient entre les planches de leurs chaloupes
amarrées , aux fenêtres , sous l'auvent des boutiques, partout Paris
tout entier s'épanouissait au soleil. Mais le cœur de Gilbert ne battait
plus dans cette atmosphère généreuse. Il ne voyait plus les objets que
couverts d'un voile funèbre. Cependant il s'efforçait de faire bonne
contenance; l'air souriant de Ginetta semblait lui reprocher son
anxiété et sa préoccupation. Hélas! en vain il cherchait à s'en dé-
fendre, l'agonie commençait déjà dans son cœur. Lui qui avait pu
se faire si imprévoyant jusqu'au dernier moment, ce dernier moment
arrivé, il avait perdu toute son énergie. C'était peut-être aussi sa con-
science qui tremblait; il ne savait pas trop jusqu'à quel point il avait
droit de mourir.
Pour Ginetta, qui n'était d'aucune religion, elle ne voyait rien
au-delà du tombeau. La mort était un mot dont le sens ne lui avait
été révélé qu'à moitié. Qui sait si elle ne s'imaginait pas qu'expirant
l'un près de l'autre dans toute leur jeunesse et leur beauté, ils res-
teraient éternellement jeunes et beaux?
Ainsi, assise près du chevalier dans un coin isolé des Tuileries,
la main dans la main de son amant, elle ne semblait avoir perdu au-
cune de ses illusions; la vie lui souriait jusque dans la mort.
— Gilbert, disait-elle, c'est dans un lieu frais et désert qu'il fau-
drait qu'on nous réunît. On mêlerait quelques fleurs au gazon, des
héliotropes que tu aimes, des myrtes que préfère la signora. On
détournerait l'eau du ruisseau voisin pour qu'elle vînt rafraîchir la
REVUE DE PARIS. 2i3
tige de ces fleurs. Nous aurions souvent la visite de la signora. Ah!
quand je l'ai quittée, j'ai eu bien de la peine à ne pas pleurer.
En disant ces derniers mots, elle était près de s'attendrir; mais se
tournant vers le chevalier : — Tu es bien sérieux; à quoi penses-tu
donc? demanda-t-elle.
— A rien, répondit-il en se levant et essuyant furtivement une
larme.
Il venait de se rappeler le baron de Matignon; il l'avait vu passer
près de lui, vieilli de dix ans, le front flétri, les yeux éteints, et se
plaignant à Dieu de survivre à ceux qu'il avait aimés. Pendant quel-
ques instans, les souvenirs de son enfance, entourée de tant de soins
et de dévouement, le plongèrent en un muet attendrissement. Il
éprouva même je ne sais quel sentiment de colère et de haine contre
Ginetta, qui l'avait amené à cette extrémité. Ne lui devait-il pas le
malheur des derniers jours de son père? Mais un regard de Ginetta
faisait justice de cette irritation et de ces regrets, et, même au prix
qu'elles lui coûtaient, il n'eût pas voulu que les heures passées au-
près de Ginetta fussent retranchées de sa vie.
Plusieurs fois dans cette journée, il fut tenté de revenir sur sa réso-
lution, de faire une seconde épreuve du travail, comme si la pre-
mière n'était pas décisive. Si Ginetta eût montré quelque hésitation,
il eût à l'instant reculé; mais la vanité (où ne la trouve-t-on pas?) le
fit marcher en avant.
Toutefois, l'insouciance de cette enfant devant la mort le trou-
blait. Il s'effrayait d'un témoignage si complet de l'amour sur le bord
d'une tombe. Savait-elle bien ce qu'elle allait faire? Mais comment
l'interroger? et que lui apprendre? D'ailleurs elle l'avait dit, et il
devait l'en croire, lui absent elle se tuait; et l'honneur lui permettait-
il d'achever la ruine de son père en demeurant auprès d'elle autre-
ment que dans la mort?
Cependant, lorsque la dernière heure fut près de sonner, la force
et l'énergie lui revinrent. Il monta lestement, avec Ginetta, l'esca-
lier de son appartement, et sur le palier il prit presqu'en jouant la
taille de la jeune fille, qui détourna la tête comme pour appeler et
recevoir un baiser.
Dans la chambre, les rayons de la lune, qui étaient entrés sous les
rideaux du lit, semblaient caresser les rêves d'un amant. Sur la fe-
nêtre, les fleurs livraient tous leurs parfums aux premières brises ra-
fraîchissantes de la nuit. Ils restèrent quelques instants assis l'un
près de l'autre, livrés aux souvenirs et à l'amour que cette heure
244 REVUE DE PARIS.
et ce lieu leur rappelaient. Mais, tout à coup, Ginetta se dégageant
des bras de Gilbert :
— Écris maintenant à la signora, dit -elle. Je me coucberai , tu
viendras me rejoindre quand tu auras fini !
Le chevalier lui obéit. La lettre fut courte, car il craignait de
s'attendrir, et il n'était pas disposé à écrire une dissertation ; il ne
mourait pas pour son plaisir.
En voyant Ginetta qui l'attendait, la tête appuyée sur ses bras nus,
les cheveux dénoués, si belle, si jeune, et encore si heureuse, il hé-
sita et s'arrêta. — Est-ce que tu n'oses plus? lui dit-elle presqu'avec
enjouement.
Ces mots, prononcés d'un air de défi, le décidèrent. Il alluma le
charbon. Au moment où il fermait la fenêtre, Ginetta le pria de re-
tirer les fleurs et de les placer autour du lit, le plus près qu'il pour-
rait; elle lui demanda aussi de ne pas éteindre la lampe. Ces recom-
mandations étaient faites avec une aisance si naturelle, qu'en l'écou-
tant le chevalier perdait en quelque sorte le sentiment réel de son
action.
Lorsqu'il s'approcha de Ginetta, les yeux de la jeune fille étaient
déjà plus voilés ; la funeste ivresse commençait. — Essayons de dor-
mir, dit-il.
— Oh ! pas encore, répondit-elle. Causons.
Après quelques instans de silence : — Gilbert, cela est singulier...
il me semble... est-ce un souvenir? est-ce une vision?... Non, je me
le rappelle bien maintenant.... Je me promenais sur le bord de la
mer, avec une dame qui me donnait la main...; il faisait très chaud
et beaucoup de soleil.... Gilbert.... ne vois-tu pas deux hommes qui
sortent de ces rochers? La dame est renversée, elle a appelé, mais
on n'entend plus rien.... il y a un de ces hommes qui m'emporte....
Comme il me presse sur sa poitrine!.... Je ne respire plus...; la voix
me manque.... Gilbert, j'étouffe...
Les traits de Ginetta étaient horriblement contractés, il ne restait
bientôt plus rien de sa jeunesse et de sa beauté. Le chevalier poussa
un cri de désespoir; il eût pu la voir morte, non ainsi défigurée. Plus
fort qu'elle, il avait encore résisté; il se traîna jusqu'à la fenêtre et
l'ouvrit.
— Oh! tu es trop belle pour mourir, s'écria-t-il.
REVUE DE PARIS. 245
VII.
— Vous connaissez le jeune chevalier de Matignon? disait, quel-
ques mois plus tard, Mme du Deffant; il a épousé la fille naturelle du
prince de C...!
— Comment donc? s'écria Diderot; mais le prince et la signora
n'ont jamais eu d'enfant.
— Je suis parfaitement renseignée, reprit Mme du Deffant : la pe-
tite vivait chez un oncle de la signora, qui avait autrefois commandé
une des galères de la république de Venise. C'était un vieillard très
riche, fort avare et peu accommodant; la signora, qui n'avait jamais
pu s'entendre avec lui, s'était fait remplacer par sa fille, pour sur-
veiller la succession. La petite avait fort bien réussi; l'oncle promet-
tait de lui laisser tout son bien. Cependant, quand il fut question du
mariage avec le chevalier, et qu'on lui demanda son consentement et
une dot, il donna bien son consentement, mais il refusa la dot. Ce
n'était pas le compte du chevalier, qui s'était ruiné au jeu, et voulait
refaire sa fortune; aussi, regardant la partie comme perdue, il s'était
retiré. Mais la jeune fille, qui en raffolait, fit un coup de sa tête; elle
quitta sans rien dire la maison de son oncle, vint trouver le che-
valier, et le pria de la tuer et de se tuer avec elle. Le chevalier, dans
un grand embarras, voulut faire quelques remontrances : elle tint
bon, et il fallut bien avoir l'air au moins de satisfaire ce caprice. Il
se fit donc apporter deux épées, mais deux épées du temps des croi-
sades, à large lame, qui faisaient peur à voir, et se donna l'air le plus
terrible qu'il put. Au moment où il appuyait la pointe sur le cœur
de cette folle, elle poussa un grand cri et demanda grâce. Comme
vous pensez, il avait prévu ce dénouement. Voici ce qu'il n'avait point
prévu: l'oncle, après une scène violente avec la signora, fut pris
d'un étourdissement, et au bout de quelques heures il mourait d'un
coup de sang. Le lendemain, le chevalier de Matignon savait que le
capitaine Stefano laissait sur son testament soixante mille écus de
rente à la fille naturelle du prince de C...
— Mais, madame..., reprit Diderot.
— Je sais ce que je dis, entendez- vous, cher philosophe.
— Voilà pourtant comme on écrit l'histoire, s'écria Diderot.
— Et les romans, répondit en riant Mme du Deffant.
Édocard Bergoumoux.
UN NOVATEUR
DIX-HUITIEME SIECLE.
En 1693, les Comédiens Italiens représentaient pour la première
fois une pièce originale, ayant pour titre Les Originaux. L'auteur
était un jeune Champenois aventureux, surtout dans les arts, et qui
recherchait avec passion tout ce qui était nouveau sous le soleil,
même aux dépens du sens commun. C'était Antoine Houdard de La
Motte. 11 avait étudié chez les jésuites, à Paris, écoutant plutôt ses
instincts que ses maîtres; aussi n'avait-il appris qu'un peu de latin
et pas du tout de grec : il protestait déjà contre les Grecs et les Ro-
mains. En revanche il avait beaucoup rêvé, il avait lu Corneille avec
admiration, il avait trouvé les anciens poètes sans saveur; il s'était pro-
mis de changer sur ce sujet les idées de son siècle. Avec ce beau des-
sein, il s'était bien gardé de suivre celui de sa famille, qui voulait
faire de lui un procureur. Comme il n'existait pas alors de journaux,
le théâtre était la seule tribune des novateurs; après avoir joué la
comédie dans un cercle d'amis, il avait abordé le théâtre par une
REVUE DE PARIS. 2i7
pièce curieuse en prose italienne et en prose française. Le jour de
la première représentation, il comptait sur un succès : ce succès, c'était
le pot au lait de Perrette, c'était la source de sa fortune, de sa gloire;
une fois en belle renommée, il proclamait hautement ses idées sur
les littératures anciennes et modernes, il devenait chef de secte, il
combattait avec tout le feu de son esprit; que sais-je? mille autres
rêves jeunes et brùlans; mais le lait tombe! Adieu veau, roche,
cochon, couvée. La pièce fut sifflée; le novateur s'attendait si peu à
cet accueil qu'il en perdit presque la tète; il s'enfuit du théâtre à
petits pas, ne voulant pas revoir les amis conviés à sa gloire; il partit
le soir même en redisant la fable de La Fontaine. Où alla-t-il? A la
Trappe. C'était la première fois qu'un auteur sifflé se retirait ainsi
du monde. Non-seulement il ne s'arrêta pas en chemin, mais, une
fois dans cette sombre solitude, il se soumit de point en point à toutes
les austérités de la règle. On devrait infliger la Trappe à beaucoup
d'auteurs dramatiques de notre temps.
La Trappe était alors bien habitée; M. de Rancé l'avait mise à la
mode dans le beau monde; les grandes infortunes couraient en ce
pieux abri sans retourner la tète vers les orages et les fêtes d'ici-bas.
L'abbé de Rancé était le suprême confesseur de toutes ces âmes en
peine, qui venaient apprendre avant l'heure les joies du ciel. Arriva
le tour de notre jeune solitaire. Il venait de prendre l'habit, il psal-
modiait des psaumes, déjà il avait marqué sa fosse d'un coup de bêche.
— Mon enfant, lui dit If. de Rancé, je vous trouve bien jeune et
bien rose pour venir si tôt dans le chemin de la mort et de la vie
éternelle.
— Que puis-je faire de mieux ailleurs, mon père?
— Écoutez bien votre cœur. Ètes-vous sûr de lui? Ses élans vers le
monde ne vous détourneront-ils pas du charme solennel de la prière
et du silence?
Le jeune homme réfléchit un peu; la vie du monastère n'était rien
moins qu'attrayante pour un cœur de vingt ans : qu'y trouvait-il?
l'oubli de la gloire; mais à cette pensée les sifflets de la Comédie Ita-
lienne résonnèrent encore dans ses oreilles.
— Mon révérend père, je suis résolu à mourir dans cette pieuse
solitude.
— Songez-y bien, mon fils, reprit l'abbé de Rancé, qui voulait à
toute force savoir la raison de cette retraite. Les regrets qui pour-
raient vous tourmenter ici seraient mille fois plus mortels à votre
ame que les passions mondaines qui la pourraient assaillir. Dieu
248 REVUE DE PARIS.
ne nous a pas mis sur la terre pour contempler toujours le ciel, il
faut être soumis aux lois de la création. Le Seigneur étend ses béné-
dictions sur le travail, sur les joies du cœur, sur la famille; tous ne
sont pas destinés à creuser leur fosse ici-bas. Il y a tel jardin ou tel
champ dont la fleur ou l'épi est plus agréable à Dieu que l'herbe
stérile de notre retraite. Croyez-moi, il faut avoir le triste droit de se
plaindre du monde pour le fuir sans retour. Vous n'avez donc plus
de mère?
— Hélas! dit le jeune homme, j'ai une mère qui m'aime et qui
pleure ma fuite si j'en crois mes songes.
— Prenez garde, ces larmes-là ne sont pas des prières pour vous
auprès de Dieu; aimer sa mère, c'est aimer Dieu' Je veux savoir qui
vous a conduit ici. Est-ce la foi ou le chagrin? Est-ce que déjà quel-
que folle passsion...
— Dieu m'en garde, mon père.
A cet endroit de la confession , le jeune solitaire avait plus d'une
fois retourné la tête vers le monde; le monde qu'il avait fui avec
désenchantement lui apparaissait au-delà des murailles de la Trappe,
avec mille charmes inconnus; les femmes lui souriaient plus douce-
ment que les saintes; il voyait passer sous les yeux de son ame un
certain verger de Troyes où il avait cueilli des pèches avec une cer-
taine Laure bien digne d'un autre Pétrarque.
— Mon père, reprit-il en rougissant, je vais vous confesser sans
détour pourquoi je suis venu dans ce refuge.
— Parlez, mon enfant.
— Je suis venu à la Trappe parce que j'ai été sifflé à la Comédie
Italienne.
La belle et triste figure de l'abbé de Rancé s'anima d'un sourire.
— Vanité des vanités! dit-il en soupirant au souvenir de sa vie
passée. Allez, mon enfant, allez prendre votre revanche. Ce ne sont
pas là de ces défaites qu'on vient pleurer à la Trappe. Que n'êtes-
vous allé essuyer vos larmes sur le sein de votre mère? Si plus tard
le Seigneur vous éprouve ici-bas par de grandes infortunes, revenez
en ce refuge de paix et de consolation; mais pour aujourd'hui, partez,
allez chercher votre place au soleil.
Le jeune homme baisa les mains de l'abbé de Rancé, quitta aussi-
tôt la Trappe, et n'y retourna jamais. Selon l'abbé de Voisenon, il n'y
avait pas tout à fait perdu son temps, il en était sorti avec un opéra.
Il revint à Paris sans trop savoir ce qu'il allait devenir. Le jour de
son arrivée, il entendit un motet de Campra et un opéra de Lulli. Il
REVUE DE PARIS. 2V9
voulut faire jouer son opéra. Il vitCampra, lui parla de sa pièce, lui
dit qu'un grand musicien devait abandonner un peu l'église pour le
théâtre, tant et si bien que Campra entraîné consentit à débuter avec
lui. L'Europe galante fut notée en quelques semaines; mais à l'O-
péra il fallait attendre son taat; l'Europe galante ne fut représentée
qu'en 1697. Cette fois le succès fut des plus éclatons. La Motte
oublia tout à fait la Trappe pour le théâtre. Il fit coup sur coup
neuf opéras qui réussirent tous, grâce à la musique de Destouches.
Il avait un peu mis de côté ses idées originales sur les littératures;
mais, comme il était né avec le caractère de novateur, il devait reve-
nir à ses idées même à son insu. La première tentative fut des plus
malencontreuses: il traduisit Homère, du moins il défigura Homère
avec une merveilleuse patience; il se permit de refondre l'Iliade, ce
poème des poèmes. Jamais sous le soleil on n'avait ainsi profané la
création humaine. Aussi , il faut le dire à la louange de l'esprit fran-
çais, cette singulière traduction souleva mille et mille clameurs. La
Motte n'eut guère pour lui que l'abbé ïrublet. Cependant, avant
que la traduction fût imprimée, La Motte avait obtenu d'illustres suf-
frages. Boileau lui-même lui avait prédit, sur la lecture du premier
chant, que le vieil Homère serait enfin habillé à la française. Boi-
leau ne savait plus guère ce qu'il disait. Mais je reviendrai tout à
l'heure à cette œuvre étrange.
Tout en refondant l'Iliade, La Motte écrivait des odes, des opéras,
des discours. Son premier discours est un pamphlet contre la poésie;
il fit grand bruit au parnasse de 1700. Le temps était bien choisi : le
seul poète vivant était M. de Fontenelle. La Motte avoue donc qu'il
est de l'avis de Platon et de Pythagore : Platon, qui bannit les poètes
de sa république; Pythagore, qui les condamne au Tartare. La Motte,
en froid raisonneur, ne voit que la rime dans la poésie; il compare
sérieusement nos meilleurs poètes à des charlatans qui font passer des
grains de millet par le trou d'une aiguille. C'était d'ailleurs ainsi que
voyait Pascal; il s'imaginait que toutes les beautéspoétiques sont dans
certaines phrases bizarres, comme merveille de nos jouis, astre de la
nuit. La Motte condamne sans pitié la fiction , ce voile si doux de la
poésie. « La fiction est un vain détour. Pourquoi ne pas dire à la lettre
ce qu'on veut dire"? Les figures sont des pièges que l'on tend à l'esprit
pour le séduire. » S'il veut donner l'origine de la poésie, il dit : « Elle
n'était d'abord différente du discours que par un arrangement me-
suré des paroles qui flatta l'oreille; la fiction survint bientôt avec les
figures : voilà tout ce qu'il y a d'essentiel à la poésie. » Et Fontenelle
250 REVUE DE PARIS.
applaudissait. La Motte veut-il parler de l'enthousiasme : « C'est un
beau nom qu'on donne à ce qui est le moins raisonnable. L'enthou-
siasme ressemble à cette ivresse qui met un homme hors de lui , qui
l'égaré en mille images bizarres et sans suite. » On voit que La Motte
avait été à l'école de Boileau. Au milieu de toutes ces idées singu-
lières, on rencontre pourtant çà et là une page pleine de bon sens.
Ainsi, en parlant de Ronsard, il ose le juger comme un grand poète,
digne cadet de Pindare, « à ce point que tout ce qu'il emprunte d'Ho-
race devient pindarique entre ses mains. On retrouve partout dans ses
odes ces images pompeuses, ces graves sentences, ces métaphores et
ces expressions audacieuses qui caractérisent le poète thébain. C'est
l'enthousiasme qui entraînait Pindare. » Puisque nous voyons Pin-
dare et Ronsard en parallèle, remarquons ici qu'ils ont eu la même
destinée : admirés, méprisés, et encore admirés. La Motte aboutit
tout droit à la rime après avoir tant décrié la poésie; son discours, qui
enfanta un schisme littéraire, est tout simplement la préface d'un re-
cueil d'odes pindariques et anacréontiques. Il est vrai que sa poésie
venait à l'appui de cette préface anti-poétique; il se donnait ainsi
raison. Cependant, à en croire l'ode à Fontenelle, il espère que,
grâce à son ami et à lui-môme, les anciens seront surpassés par
les modernes.
Dépouillons ces respects serviles
Que l'on rend aux siècles passés;
Les Homères et les Virgiles
Peuvent encore être effacés.
Croit-on la nature bizarre
Pour nous aujourd'hui plus avare
Que pour les Grecs et les Romains?
De nos aînés mère idolâtre,
N'est-elle plus que la marâtre
Du reste grossier des humains?
C'était parler en téméraire plutôt qu'en poète; mais cette témérité
vous attache à La Motte comme à un voyageur aventureux qui va se
hasarder vers les rivages inconnus; on le suit avec intérêt, on lui
sait gré de protester un peu contre ce culte extrême des Grecs et des
Romains qui couvrait l'esprit français d'une poussière de mort.
De tout temps ma muse un peu fière
Dédaigne un travail plagiaire
REVUE DE PARIS. 251
Dans une autre langue emprunté.
Loin ces poètes sans génie
A qui le dieu des vers dénie
La gloire de la nouveauté.
Des Pindares et des Horaces
Suivous plus dignement les traces.
C'est en inventant qu'ils ont plu ;
Et les imitateurs serviles
N'ont dans leurs écrits inutiles
Que le mérite d'avoir lu.
On voit qu'il ne manquait à La Motte, pour être un vrai poète, que
la poésie, cette fille du ciel qui chante si bas que l'ame la plus élevée
l'entend à peine. Peut-être n'a-t-il manqué à La Motte que de s'é-
couter mieux lui-même, car, tout en dédaignant ses devanciers, il
les imitait, il les avait trop lus. Que de fois il a dû arriver à un poète
d'enterrer sa poésie dans les feuillets d'un livre étranger!
La Motte, poursuivant son ode, s'écrie avec bonne raison : « Si le
nouveau nous est interdit, si la nature est épuisée par les anciens, ce
n'est pas la peine d'écrire :
C'est assez d'apprendre à les lire,
S'il est vrai qu'ils nous ont tout dit. »
Un demi-siècle après la cause célèbre des anciens et des modernes,
Voltaire voulut à son tour secouer la poussière des dossiers. Lui seul
rendit un jugement en bonne forme, le jugement de la souveraine
raison :
« Le grand procès des anciens et des modernes n'est pas encore
vidé; il est sur le bureau depuis l'âge d'argent jusqu'à l'âge d'or. Les
hommes ont toujours prétendu que le bon vieux temps valait beau-
coup mieux que le temps présent. Nestor, dans l'Iliade, en voulant
s'insinuer comme un sage conciliateur dans l'esprit d'Achille et d'Aga-
memnon, débute par leur dire : « J'ai vécu autrefois avec des hommes
« qui valaient mieux que vous; non, je n'ai jamais vu et je ne verrai
«jamais de si grands personnages que Drias, Gênée, Exadius, Po-
« lyphème, égal aux dieux, etc. »
« La postérité a bien vengé Achille du mauvais compliment de
Nestor, vainement loué par ceux qui ne louent que l'antique. Per-
sonne ne connaît plus Brias; on n'a guère entendu parler d'Exadius
ni de Cénée, et pour Polyphème, égal aux dieux, il n'a pas une très
252 REVUE DE PARIS.
bonne réputation , à moins que ce ne soit tenir de la divinité , que
d'avoir un grand œil au front et de manger des hommes tout crus.
« L'antiquité est pleine des éloges d'une autre antiquité plus
reculée.
Les hommes , en tout temps , ont pensé qu'autrefois
De longs ruisseaux de lait serpentaient dans nos bois;
La lune était plus grande, et la nuit moins obscure;
L'hiver se couronnait de fleurs et de verdure;
L'homme, ce roi du monde, et roi très fainéant,
Se contemplait à Taise admirant son néant,
Et, formé pour agir, se plaisait à rien faire.
« Horace combat ce préjugé avec autant de finesse que de force
dans sa belle épître à Auguste: « Faut-il donc, dit-il, que nos
« poèmes soient comme nos vins, dont les plus vieux sont toujours
« préférés? »
« Fontenelle s'exprime ainsi sur ce sujet :
« Toute la question de la prééminence entre les anciens et les
« modernes étant une fois bien entendue, se réduit à savoir si les
« arbres qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus
« grands que ceux d'aujourd'hui. En cas qu'ils l'aient été, Homère,
« Platon, Démosthènes, ne peuvent être égalés dans ces derniers
« siècles, mais si nos arbres sont aussi grands que ceux d'autrefois,
« nous pouvons égaler Homère, Platon et Démosthènes. »
« Avec la permission de cet illustre académicien, ce n'est point là
du tout l'état de la question. Il ne s'agit pas de savoir si la nature a
pu produire de nos jours d'aussi grands génies et d'aussi bons ou-
vrages que ceux de l'antiquité grecque et latine, mais de savoir si
nous en avons en effet. Il n'est pas impossible sans doute qu'il y ait
d'aussi grands chênes dans la forêt de Chantilly que dans celle de
Dodone; mais, supposé que les chênes de Dodone eussent parlé, il
serait très clair qu'ils auraient un grand avantage sur les nôtres, qui
probablement ne parleront jamais. »
Les odes de La Motte sont en grand nombre; il y en a sur tous les
tons et sur tous les caractères. Ce qu'on trouve, à coup sur, de
plus frappant dans chacune d'elles, c'est une dédicace, un grain d'en-
cens brûlé aux pieds de tous les personnages contemporains. On sent
bien que le poète, puisque poète il y a, n'a fait l'ode que pour la
dédicace. Jamais rimeur français, hormis Fontenelle et (eux qui ne
comptent pas, n'a aligné des mots avec plus de sécheresse et d'ennui.
REVUE DE PARIS. 253
Comparé à La Motte, Chapelain a le feu du génie. Chez La Motte,
c'est toujours la raison qui parle, la raison rimée pure et simple.
Cependant il est plus heureux dans ses odes anacréontiques; l'aban-
don le surprend malgré lui. Voyez ces jolis portraits au pastel : comme
ils sont facilement touchés !
LA REVUE DES AMOURS.
L'un , à la fin de sa carrière,
Le carquois vide, l'arc baissé,
Portant un flambeau sans lumière,
De vieillesse était tout cassé.
L'autre, ne battant que d'une aile
Qui le soutenait à demi ,
Comblé des faveurs d'une belle,
Était déjà presque endormi.
L'un , dépité, rompait ses armes,
Accablé d'un malbeur nouveau.
Une ingrate causait ses larmes,
Qu'il essuyait à son flambeau.
L'autre, rebuté des caprices
De celle qui le fait brûler,
Pour porter ailleurs ses services,
Était tout prêt à s'envoler.
Dans sa fureur d'être neuf, il va jusqu'à écrire une ode en prose.
Lafaye répond par une ode en vers où il défend la poésie. Que fait
La Motte? Il met l'ode de Lafaye en prose, pour prouver que la rime
et la mesure n'ajoutent rien de bon à la poésie. Personne ne fut
convaincu, pas même Fénelon, qui aurait si bien pu plaider pour
La Motte.
Après ses odes il fit des discours sans nombre pour concourir à
toutes les académies; durant quelques années, il obtint tous les prix
à Paris et en province. Ce fut un si grand scandale, que des acadé-
miciens eurent dans une séance la mission d'aller prier La Motte de
ne plus concourir. Il faut dire que tous ses discours couronnés sont
de pauvres discours. C'est la raison glaciale qui parle comme un livre
qu'on a lu. Le concours académique est surtout fatal aux novateurs;
ils n'osent y aventurer que de pâles paradoxes; ils rejettent avec
TOME XIII. JANVIER.. 18
254 REVUE DE PARIS.
crainte tout le feu de l'inspiration; ils attendent pour écrire l'heure
où la pensée a vainement fatigué ses ailes, ou , s'ils ont osé écrire à
l'heure bénie de l'inspiration, ils effacent ensuite d'une main faible
tout ce qu'il y a de verdeur et d'élan dans leur discours.
La Motte avait été à La Trappe plutôt par pressentiment religieux
que par vraie dévotion; il devint aveugle à vingt-quatre ans; il semble
qu'alors un soudain éclair ait frappé les yeux de son ame, il devient
un chrétien des plus fervens. Parce qu'il ne voyait plus les routes
humaines, il n'en voyait que mieux les chemins du ciel. Ici bas il
était dans l'ombre du tombeau, mais là-haut n'assistait-il pas déjà à
ce soleil qui n'a pas de déclin? Au lieu du crépuscule, c'était l'aube
qui se levait pour lui; il pénétrait plus loin dans l'horizon du passé
et dans l'horizon de l'avenir. Il étudiait avec plus de recueillement
tous les trésors d'amour que Dieu a cachés dans notre ame; aussi
disait-il que Dieu, en le frappant sur la terre, l'avait élevé au ciel.
Il demeura aveugle jusqu'à sa mort. Comme il avait hérité de son
père de quoi vivre en poète, il passa doucement sa vie dans l'amour
des lettres et dans l'amour de Dieu. Un de ses neveux lui fut dévoué
au point de devenir son serviteur et son secrétaire; son office était de
lire tout haut ou d'écrire à la dictée, d'habiller La Motte, de le con-
duire en promenade, au café ou dans le monde.
Pour surcroît d'infortune humaine, la goutte vint la moitié du temps
lui paralyser les pieds. Malgré cet autre obstacle, La Motte n'en allait
pas moins dîner en ville presque tous les jours. On l'envoyait cher-
cher en chaise ou en carrosse, soit qu'il dînât chez la marquise de
Lambert ou chez la duchesse du Maine. Il était très recherché dans
le beau monde pour son esprit toujours piquant quoique toujours
aimable. La duchesse du Maine disait qu'il ne persifflait qu'avec du
miel sur les lèvres. Il n'avait pas l'esprit de pointes de son ami
Fontenelle, il avait l'esprit du bon sens, l'esprit le meilleur et en
même temps le plus dédaigné. Au café Procope, il y avait toujours
cercle pour entendre cet aveugle enjoué et charmant qui étonnait
souvent par ses étranges systèmes. Il parlait avec artifice; il avait si
bien l'esprit d'éblouir son monde qu'en l'écoutant on lui donnait
toujours raison, même pour ses odes et tragédies en prose, môme
pour ses critiques des anciens. Soit dans le monde, soit au café, il
avait d'illustres auditeurs, ainsi le régent, Fénclon, le marquis de
Saint-Aulaire, M""' de Staal, Voltaire, Fontenelle, J.-IL Rousseau,
M100 Daeicr, et au-dessous Lafaye, l'abbé Desfontaines, flacon, l'abbé
ïrublet. Mais la parole imprimée de La Motte n'avait plus la même
REVUE DE PARIS. 255
puissance. Il faisait alors la guerre à lui tout seul ; nul ne se présen-
tait pour le défendre dans ses hardiesses littéraires et profanatrices.
Ses écrits avaient du moins la gloire d'éveiller l'ardeur des libellistes.
Pas un de ses discours qui n'ait fait écrire vingt brochures; c'était
la politique du jour.
En 171i, il publia sa traduction de l'Iliade précédée d'une longue
critique du poème d'Homère. Dans quel but cette critique et cette
traduction? Sans doute pour dégoûter des anciens. Il réduisit le
poème en douze chants, c'est dire qu'il mit de coté toutes les images,
toutes les descriptions, toute la pompe d'Homère. Un froid dessina-
teur avait voulu reproduire une œuvre du Titien, s'imaginant que la
couleur n'est pour rien dans le tableau. L'Iliade de La Motte n'est,
comme l'a dit d'Alembert, qu'un squelette décharné; c'est le soleil
vu dans l'eau, c'est la cendre du feu. Mme Dacier entra en lice contre
ce profanateur du prince des poètes. Elle écrivit un livre intitulé :
Des causes de la corruption du goût. C'était la critique injurieuse
des esprits faibles. Ce fut une bonne fortune pour La .Motte, car il
répondit par des Réflexions sur la critique qui contrastèrent d'une
façon piquante avec la violente diatribe de son adversaire par l'es-
prit, la grâce et l'enjouement. Mme Dacier avait raison, mais avec l'a-
mertume grossière des érudits du xvie siècle. Bien des gens auraient
voulu avoir tort comme La Motte. La querelle s'étendit de proche
en proche, elle gagna tous les esprits; chaque jour vit éclore des pa-
négyriques et des épigrammes en prose et en vers. Toutes les aca-
démies lurent du combat, qui pour les anciens, qui pour les mo-
dernes. L'ombre de Perrault dut en tressaillir. Comme il arrive
toujours, tout le monde avait raison ou plutôt tout le monde avait
tort. Durant la dispute, un savant écrivit sur la porte de l'Académie
française ce quatrain parodié de celui de Pierre Corneille sur le car-
dinal de Richelieu :
La Motte et la Dacier, avec un zèle égal,
Se battent pour Homère, et n'y gagneront rien;
L'une l'entend trop bien pour en dire du mal,
L'autre l'entend trop peu pour en dire du bien.
L'Académie ne savait quel parti prendre, quand M. de Valincourt
chercha à faire la paix; il engagea à dîner les chefs de parti. On ne
s'entendit pas, mais la paix fut solennellement conclue. Mme de Staal
dit dans ses Mémoires : « J'étais du dîner, je représentais la neutra-
lité. On but à la santé d'Homère, et tout se passa bien. »
18.
256 REVUE DE PARIS.
Gacon seul demeura dans l'arène, armé de sonnets, de rondeaux,
d'épigrammes de toutes formes, sous le titre : Homère vengé. Il
n'avait point été du dîner. Voyant le dédain de La Motte pour ses
satires, il lui dit un jour : « Je vais faire une brochure qui aura pour
titre : Rrponse au silence de M. de La Motte. »
Mmc Dacier, dans son livre, avait dit: « Alcibiade donna un grand
soufflet à un rhéteur qui n'avait point lu les œuvres d'Homère; que
ferait-il aujourd'hui à un rhéteur qui lui lirait l'Iliade de La Motte?»
« Heureusement, dit finement La Motte dans sa réponse, qu'autre-
fois, quand j'ai lu à Mme Dacier un chant de mon Iliade, elle ne se
souvint pas de ce trait d'histoire. Ces injures de Mme Dacier avaient,
disait-il encore, toute la simplicité des temps héroïques et toute
l'énergie de celles que se prodiguent les héros de l'Iliade. » Tout le
monde convint que Mme Dacier traitait son adversaire à la grecque,
et que La Motte n'oubliait pas qu'il répondait à une Française. «Tout
eût été pour le mieux , dit d'Alembert, si La Motte s'en fût tenu à la
prose dans cette dispute; il eut le malheur d'appeler à son secours
cette poésie qu'il avait tant décriée, et qui, comme par représailles,
l'abandonna plus que jamais dans ce moment critique. Il ressembla
à un général habile, mais imprudent, qui, faisant avec avantage une
guerre de campemens et de manœuvres, voudrait ajouter à ses succès
celui d'une action décisive en bataille rangée, et perdrait par la dé-
faite tout le fruit et tout l'honneur de sa campagne. »
Dans son discours sur Homère, La Motte nous apprend une opinion
assez ignorée et assez piquante de Boileau sur les dieux de l'Iliade.
« Je me souviens qu'un jour je demandai raison à M. Despréaux de
la bizarrerie et de l'indécence des dieux d'Homère; il dédaigna de le
justifier par le secours trivial des allégories, et il voulut bien me faire
confidence d'un sentiment tout personnel, quoique, tout persuadé
qu'il en fût, il n'ait pas voulu le rendre public: c'est qu'Homère avait
craint d'ennuyer par le tragique continu de son sujet; que, n'ayant
de la part des hommes que des passions et des combats funestes à
peindre, il avait voulu égayer le fond de sa matière aux dépens des
dieux mômes, et qu'il leur avait fait jouer la comédie dans les en-
tr'actes de son action. »
A la mort de Thomas Corneille, La Motte se présenta, avec ses
odes, ses opéras et ses trente-huit ans, pour ce fauteuil illustré par
Pierre Corneille. J.-B. Rousseau se présentait aussi; La Motte fut
nommé parce qu'il avait des amis, et que J.-B. Rousseau n'en avait
point. De tout temps, pour l'Académie, les amitiés ont mieux valu
REVUE DE PARIS. 237
que le talent. Le vrai poète fit une épigramme pour se consoler; le
mauvais poète prononça un bon discours , un des meilleurs qui aient
été entendus jusque-là. Après avoir étonné l'auditoire par ses airs
de nouveauté, il le toucha par de simples et modestes paroles sur la
privation de la vue qu'avait éprouvée Thomas Corneille. « Ce mot me
fait sentir tout à coup l'état où je suis réduit moi-même; ce que l'âge
avait ravi à mon prédécesseur, je l'ai perdu dès ma jeunesse. Cette
malheureuse conformité que j'ai avec lui vous en rappellera souvent
le souvenir; je ne servirai d'ailleurs qu'à vous faire mieux sentir sa
perte. » L'abbé Tallemant, touché plus que les autres, lui répondit,
séance tenante , par ces six vers :
La Motte , par l'effort de ton vaste génie ,
Tu répares du sort l'injuste tyrannie;
Ce n'est point par les yeux que l'esprit vient à bout
De bien connaître la nature.
Argus avec cent yeux ne connut point Mercure ,
Homère sans yeux voyait tout.
Quoique aveugle, peut-être parce qu'il était aveugle, ses amis,
hormis Fontenelle, voulurent le marier. Mais il était, à propos de
femmes comme de poésie, de l'école du poète normand. Ainsi, pour
remercier ses amis, il écrivit des vers sur le célibat. Je puis, je crois,
sans lui faire injure, reproduire ses vers comme de la prose : « Veut-
on que je prenne une femme? j'y veux trouver ensemble et jeunesse
et beauté, l'esprit bien fait, une belle ame, agrément et simplicité;
cœur sensible sans jalousie; complaisance, sincérité, vivacité sans
fantaisie; sagesse sans austérité; enfin, pour la rendre parfaite, à
toutes les vertus joignez tous les appas; voilà, je crois, celle que je
souhaite; trop heureux cependant de ne la trouver pas. »
Cependant, qu'il eût été un bon mari, facile à vivre, cet homme
toujours doux et patient! Jugez-en par ce trait. Au spectacle, un
soir, il fut souffleté par un jeune étourdi, parce qu'il venait de lui
marcher sur le pied : « Monsieur, lui dit-il paisiblement, vous allez
être bien fâché, je suis aveugle. » C'était la première fois que La
Motte traduisait noblement le vieil aveugle qui se nomme Homère.
Sa demeure était triste et sombre; on croyait entrer chez un cé-
nobite; on sentait bien qu'une femme aimée n'avait jamais passé
par là. Des livres, du désordre, de la poussière, un vieux balai ren-
versé, des papiers épars, une pendule sans aiguilles, un sablier, voilà
ce qui frappait au premier coup d'œil, selon une lettre de l'abbé de
258 REVUE DE PARIS.
Pons, surnommé le bossu de La Molle. On explique ainsi cette pen-
dule sans aiguilles : « Une fois, une seule fois, le résigné La Motte
se mit en fureur contre le sort; ne sachant à qui s'en prendre, il
brisa les innocentes aiguilles, disant qu'il ne devait plus voir passer
le temps, mais seulement l'entendre. » Depuis ce jour, il avait un
sablier qui l'avertissait de l'heure du dîner.
Il n'eut qu'un ennemi, J.-B. Rousseau; ils avaient commencé par
s'aimer, mais l'Académie fut leur pomme de discorde. On se souvient
que les premiers couplets célèbres attribués à Rousseau furent lancés
contre La Motte. Ces deux poètes étaient chefs de secte au café Pro-
cope; les sectateurs de La Motte étaient en plus grand nombre, parce
que La Motte était plus beau parleur. Rousseau, meilleur poète, pré-
voyant que La Motte l'emporterait aussi à l'Académie, ne put résister
au plaisir amer de l'épigramme. Il fit des couplets contre son anta-
goniste sur un air fameux d'opéra; ces couplets furent la source de
son malheur, de son exil, de sa misère, car ils furent suivis d'autres
couplets indignes de lui, qu'il désavoua jusqu'à l'heure suprême de
la mort , mais qui furent les armes qui le blessèrent dans sa gloire
et dans son honneur.
La Motte avait trouvé, en perdant la vue, une mémoire prodigieuse.
N'ayant pas de distraction par le regard, il avait l'art de retenir mot
à mot tout ce qu'il entendait à propos de belles-lettres. Cette petite
anecdote va le prouver. Un jeune poète lui lut un jour devant un
cercle lettré une tragédie; on ne lisait guère alors que des tragédies.
La Motte écoute en silence jusqu'à la dernière scène : « Votre pièce
est belle, lui dit-il, et j'ose vous répondre du succès. Une seule chose
m'attriste, c'est que vous donniez dans le plagiat : je puis vous citer
en preuve la seconde scène de l'acte quatrième. » Le jeune poète,
tout étourdi de cette accusation, ne savait comment se justifier,
lorsque La Motte ajouta : « Je n'avance rien qu'en connaissance de
cause, et, pour vous le confirmer, je vais réciter cette même scène,
que je me suis fait un plaisir d'apprendre autrefois par cœur et dont
il ne m'est pas échappé un seul vers. » Tous ceux qui étaient présens
se regardèrent les uns les autres avec étonnement; il récita la scène
tout entière sans hésiter. L'auteur était tout-à-fait décontenancé.
Quand La Motte eut un peu souri de son embarras, il lui dit : « Re-
mettez-vous, monsieur, la scène en question est de vous, ainsi que
tout le reste; mais elle m'a paru si belle et si touchante que je n'ai pu
m'empêcher de la retenir. »
Comme La Motte voulait être universel , il fit des fables que Fon-
REVrE DE PARTS. 259
tenelle trouva plus agréables que celles de La Fontaine. Je ne suis pas
tout à fait de l'avis de ce grand critique; cependant, j'avoue que ces
fables sont trop dédaignées; il y en a d'ingénieuses, mais ce qui sur-
tout fait quelque honneur à La Motte, c'est qu'il a inventé tous ses
apologues. Il est vraiment fâcheux que le tour en soit si pénible. Ce
qui le frappe et l'attire, c'est la moralité; il y court en toute hâte, sans
s'arrêter à l'esprit de la mise en scène, à la grâce du vers, au piquant
du dialogue, à la peinture du paysage. Je reproduis la seconde fable,
le Pélican et l'Araignée; elle dira mieux à ce propos que tout ce que
je pourrais dire.
Pélican le solitaire
Au pied d'un arbre sec avait posé son nid.
Il avait là maint petit
Dont il faisait son soin et sa plus douce affaire.
Un jour, n'apportant point de pâture pour eux,
Le pauvre nid cria famine.
Que fait le père oiseau? De son bec généreux
Lui-même il s'ouvre la poitrine,
Et repaît de son sangle nid nécessiteux.
Que fais-tu là? lui dit Arachné sa voisine.
— Je sauve mes enfans aux dépens de mes jours.
Ils seraient morts sans ce secours.
— Eb ! pauvre fou , répliqua l'araignée,
A ce prix là pourquoi les secourir ?
Ne vaudrait-il pas mieux vivre encor sans lignée
Que de laisser des enfans et mourir ?
On ne me prendra pas à pareille folie.
Tu me vois un peuple d'enfans,
J'en ai fait au moins quatre cents :
Je les mangerai tous si Dieu me prête vie.
Ma table sera bien servie,
Tant que la canaille vivra,
Et nous en croquerons autant qu'il en viendra.
Le pélican frémit du discours effroyable;
Il croit presque voir le soleil
Reculer comme il fit en un festin pareil.
Tais-toi 3 dit-il, tais-toi, marâtre détestable;
De tes monstrueux appétits
Étonne la nature en dévorant ta race;
Moi je meurs plus beureux en sauvant mes petits
Que je ne vivrais à ta place.
260 REVUE DE PARIS.
Rois, choisissez, nous sommes vos enfans ,
D'être arachnés ou pélicans.
Codrus sauva son peuple aux dépens de sa vie ,
Et Néron fit brûler Rome pour son plaisir.
Un soir, Voltaire arrive au temple, où la veille on avait trop médit
de La Motte. Messieurs, dit-il d'un air mystérieux, on a découvert
une fable oubliée de La Fontaine. 11 lut le Pélican et V Araignée, et
tout le monde d'applaudir; c'était à qui trouverait des beautés appa-
rentes ou cachées. Quand on se fut lassé d'admirer, Voltaire, silen-
cieux, reprit la parole : « Eh bien! messieurs, cette fable est de La
Motte. »
A l'académie, La Motte fut, pour ses fables, mis en parallèle avec
La Fontaine. « Le premier est plus naïf, le second plus ingénieux. »
On discuterait encore si un savant ne se fût avisé de mettre un en-
fant dans la discussion; cet enfant, âgé de six ans, fut prié d'apprendre
en un jour une fable de La Fontaine et une fable de La Motte. Il ap-
prit en moins d'une heure celle de La Fontaine, il ne parvint jamais
à apprendre celle de La Motte.
Le croiriez-vous? cet homme si raisonnable, sans sourires et sans
larmes, cet homme sans feu et sans élan, que rien ne touchait, hormis
la raison, a créé une tragédie qui a fait pleurer tout Paris et la pro-
vince, le régent lui-même, qui ne croyait guère à la tragédie. Inès de
Castro a eu le même succès que le Ciel. On prenait des copies, plume
à la main, l'oreille au guet, pendant les représentations. Jamais, de
l'avis de d'Alembert et de Duclos, jamais tragédie ne fut tant ap-
plaudie et tant attaquée. Tous les gazetiers du temps écrivirent pour
ou contre en prose et en vers; mais, sans trop s'inquiéter de leurs
grincemens de plume :
« Tout Paris, pour Inès, eut les yeux de don Pèdre. >•
Ce succès qui nous étonne, nous surtout poètes du xixe siècle, est
venu de cette pitié tragique des anciens , qui va droit au cœur sans
agacer les nerfs par la pitié horrible des modernes. Dans Inès de Castro,
la douleur est grande, mais douce, mais humaine; les larmes coulent,
mais le tableau ne fait jamais détourner les yeux. Comment donc cet
esprit si froid et si sec est-il arrivé à cette belle et simple création?
L'abbé de La Porte, dans ses Anecdotes dramatiques, raconte que La
REVUE DE PARIS. 261
Motte, voulant parvenir à coup sûr à un succès de larmes, a rassem-
blé les passions qui ont produit le plus d'effet toutes les fois qu'elles
ont paru sur le théâtre; qu'il a ensuite prié ses amis les érudits de lui
chercher dans l'histoire un événement qui encadrât ses idées; que
les érudits n'ont trouvé qu'Inès de Castro, et que c'est la seule raison
qui donne ce titre à la tragédie. Toute singulière que paraisse cette
histoire, elle s'accorde merveilleusement avec le caractère du poète,
qui voulait une dixième muse sur le Parnasse, la muse des mathé-
matiques. Cette autre histoire de l'abbé de La Porte est plus cer-
taine. La Motte avait été témoin au Palais-de-Justice d'un coup de
théâtre saisissant. Un fils s'était marié sans le consentement de son
père. Au bout de quelques années, le père, apprenant ce mariage,
en demanda la cassation au tribunal. L'avocat du fils, quand vint son
tour de parler, découvrit les enfans issus du mariage, qu'il avait ca-
chés près de lui : — Voilà tout ce que j'ai à dire, s'écria-t-il avec un
accent de vraie pitié. — Jamais avocat ne fut si éloquent. La Motte,
touché jusqu'aux larmes, n'oublia point ce trait dans sa tragédie. Il
introduisit donc des enfans dans Inès; c'était une nouveauté hardie.
Peu de jours avant la représentation, le régent, assistant à une lec-
ture de la pièce, avait dit au poète : — Prenez garde, La Motte,
jamais on n'a vu d'enfans en scène. — Il y a encore du nouveau sous
le soleil, répondit La Motte avec un peu d'orgueil. A la représenta-
tion, le parterre ne savait trop quelle figure faire à la scène des en-
fans; les uns voulaient rire, les autres ne savaient que faire de leurs
larmes; enfin, un éclat de rire retentit dans la salle. M,le Duclos, qui
jouait le rôle d'Inès, s'interrompit et cria avec indignation : «Ris
donc, sot de parterre, à l'endroit le plus beau, » et elle poursuivit
paisiblement. Les larmes coulèrent pour tout de bon; le régent, dé-
couvrant La Motte dans la coulisse, lui cria : La Motte, vous aviez
raison.
Le succès de cette tragédie est aujourd'hui comme non avenu,'
parce que le style fait l'œuvre. A peine trouve-t-on un beau vers
dans Inès, et encore ce vers est-il de Corneille. Une tragédie sans
style est un monument sans architecture. La Motte n'a été qu'un
maçon raisonnable. Parmi les critiques il ne faut pas oublier ce mot
d'une grande dame : « M. de La Motte a fait comme M. Jourdain
dans le Bourgeois gentilhomme, de la prose sans le savoir. » On se
rappelle le mot de Voltaire, qui est du même esprit. La Motte décla-
mait un jour devant Voltaire contre les tragédies en vers; c'était peu
de temps après VOEdipe de ce poète. « Votre tragédie est belle, disait
262 REVUE DE PARIS.
La Motte; il faudra que je la mette en prose. — Faites cela, répliqua
Voltaire, et je mettrai votre Inès en vers. »
Inès est donc un chef-d'œuvre de bâtisse dramatique; l'amour
n'a jamais été plus malheureux, l'orgueil du rang n'a jamais été
mieux vaincu par la nature; tout l'intérêt vient de ces deux senti-
mens, éternelles sources de pitié tragique. L'effet n'est jamais dans
le mot, il est toujours dans la situation; aussi, à la lecture, Inès
perd tout son charme et toute sa puissance. La Motte, qui n'était
qu'un homme de talent, n'a pu franchir la barrière du génie. L'es-
prit et la raison s'arrêtent pâles et glacés devant cette barrière; pour
la franchir, il faut le feu et l'élan d'une jeune cavale qui sait prendre
à propos le mors aux dents.
Outre les critiques, il y eut quatre parodies jouées avec succès. La
tragédie avait si profondément touché que plus d'une fois, à ces pa-
rodies, on vit pleurer des spectateurs en souvenir de la vraie pièce.
La Motte riait des critiques en disant : « Qu'importent leurs diatribes?
ils ont pleuré. » Un siffleur (il y avait alors des siffleurs comme il y a
aujourd'hui des apirtaudisseurs) payé contre La Motte fut si attendri,
à une des représentations d'Inès, qu'il se tourna vers un de ses cama-
rades en essuyant des pleurs : «Tiens, mon ami, siffle pour moi, je
n'en ai pas la force. »
Pour en finir sur cette pièce, je reproduis ce sonnet, que La Motte
écrivit, la veille de la représentation, sur des rimes de Fontenelle.
Insensé! qu'ai-je fait? Demain à la cabale,
Peut-être, par ma chute, il faut payer tribut.
Déjà l'âpre critique en murmures s'exhale;
Contre ses noirs desseins où chercher mon salut?
Quel fil me tirera de ce fâcheux dédale?
Me verrai-je demain près ou loin de mon but?
Je ne sais; mais, hélas! durant tout Yintervalle,
le suis plus agité que ne l'est Belzébut.
O gloire, bruit flatteur, séduisant paradoxe,
J'ai consumé pour toi l'un et l'autre équinoxe;
Fais qu'un lot fortuné tombe à mon numéro!
Il faut que le public ou m'élève ou me sape.
S'il veut bien m'applaudir, je me tiens plus qu'un pape;
Mais s'il va me siffler, que deviens-je? zéro.
REVUE DE PARIS. 263
Le second succès de bon aloi qu'obtint La Motte au Théâtre-Fran-
çais fut pour le Magnifique, petite comédie inspirée des contes de La
Fontaine. Jamais conte n'avait été si bien mis en action; agrément,
délicatesse, esprit et style, tout s'y trouvait ingénieusement ré-
pandu. Cette pièce avait en outre de l'attrait par son divertissement.
MlleGaussin y chanta, Mlle Dangeville y dansa; et comme une musique
vive, enjouée et tendre répondait à merveille à un ballet galant, on
s'étonne moins du succès éclatant du Magnifique.
La Motte mourut au milieu de sa vogue, ne prévoyant pas que la
gloire abandonnerait si tôt son ombre. Il succomba à une attaque de
goutte dans sa soixantième année. Sa dernière heure fut comme
toute sa vie, très chrétienne. A la fin de ses jours, il avait rimé des
psaumes, toujours pour donner tort à la poésie.
Dans le Parnasse français, La Motte est gravé de profil en face de
Destouches, son musicien ordinaire. Il n'est rien moins qu'agréable
par les traits et la physionomie; c'est une vraie figure champenoise.
Il est coiffé, comme dans tous ses portraits, d'un turban ou d'un
chiffon. 11 est le seul poète de son temps qui dédaignât la perruque.
Son vêtement est aussi d'un nouveau genre; c'est une draperie à la
grecque qui manque de caractère. D'ailleurs, cette coiffure et cette
draperie ne sont guère en harmonie avec le nez relevé de ce poète.
Le médaillon consacré à sa gloire représente un amour armé d'une
trompette et d'un luth, qui s'envole au-dessus d'un tombeau où sif-
flent les serpens enflammés de l'Envie; et pour couronner l'œuvre, on
lit ce vers :
La mort assure mon triomphe.
On peut dire, à coup sûr, que c'est là un vers sans rime ni raison.
Je ne connais pas de rime en omphe, et la mort, loin d'assurer l'em-
pire de La Motte, a détruit du même coup l'homme et son œuvre.
La Motte ne laissera pour tout bagage que le souvenir de son bel
esprit. Il fut presque universel , parce qu'il n'avait de vocation pour
aucun genre. Le bel esprit est d'un grand secours; il sauve de bien
des faux pas, il colore agréablement la faiblesse, il éblouit les yeux
à temps quand on n'a rien à dire au cœur et à la pensée; mais le bel
esprit passe comme une mode légère. Tant que l'homme est là pré-
sent, il peut régler son bel esprit sur le goût changeant de son
siècle, mais dès qu'il est mort, son œuvre demeure enfouie comme
des chiffons bariolés dans le coin d'une armoire. En feuilletant
l'œuvre de cet esprit passager, on croit en effet retrouver des cos-
204 REVUE DE PARIS.
tûmes d'un autre temps dont la forme ne va plus à personne. Les
grands esprits sont drapés avec tant d'art et tant de richesse, qu'ils
vont à tous les siècles.
Il fut à peu près le seul novateur du xvme siècle, et encore il
n'inventa rien de bon; il avait l'audace et la témérité, il dédaignait le
préjugé, il savait s'écarter à propos des routes battues; enGn il ne
lui manquait qu'une seule chose pour prendre sa place au soleil de
la gloire : le génie. Ce qu'il y a de remarquable ici, c'est que La
Motte a eu moins d'originalité en voulant être original par système
que la plupart des écrivains de son siècle qui n'avaient pas ce but.
Mieux vaut encore se laisser aller à sa fantaisie , que de vouloir être
son maître à soi-même. En poésie surtout, le hasard est souvent
plus heureux que la raison.
En cherchant bien, et sans parler ici de Voltaire et de Jean-Jac-
ques, on finirait par trouver quelques autres novateurs dans le
xvme siècle : Piron, qui, avant La Chaussée, a voulu du même coup
faire rire et pleurer au théâtre; l'abbé Prévost, qui a créé le roman
français; Diderot, qui eût inventé Sterne; Parny, qui a osé être naï-
vement élégiaque comme La Fontaine avait été fabuliste; André
Chénier, qui a revêtu la poésie d'une écharpe ondoyante; mais j'aime
à croire que ces poètes et ces romanciers ont agrandi le domaine de
l'art sans parti pris. Encore une fois, le hasard est un grand maître.
Arsène Houssaïe.
Critique Çittàratr*.
JLe Bananier»
PAR M. FRÉDÉRIC SOULlÉ (1).
A l'heure où nous sommes, la littérature contemporaine nous offre un
douloureux spectacle. Une foule de romans sans importance, sans intérêt, se
succèdent au bas des grands journaux quotidiens; et pour les faire oublier,
pas une seule œuvre vraiment noble et sérieuse ne se publie. Si quelques
écrivains consciencieux veillent encore , et , dans le silence de leur solitude,
méditent des livres curieux que nous serons un jour appelés à juger, le
nombre n'en va-t-il pas diminuant chaque jour? Quels sont, en 1842, les
travaux qui eussent mérité de fixer l'attention de la critique, s'il n'était donné
qu'au savoir, à la réflexion ou à la poésie d'être justiciables de ses arrêts ?
Elle a eu à s'occuper le plus souvent de nouvelles frivoles où les sentimens
sont mal observés, où la logique du cœur est méconnue, mais où, en revanche,
l'intérêt dramatique devient la qualité de plus en plus dominante. Depuis
que le mélodrame ne réussit plus au théâtre, on l'introduit dans les romans,
et c'est ainsi que la peinture des mœurs et l'étude des caractères y tiennent
si peu de place. Ne doit-on pas amèrement reprocher à nos écrivains d'en-
tasser ainsi des faits plus ou moins vraisemblables et de ne point nous inté-
resser à des personnages réels? Mais, depuis cinq à six ans, les auteurs contem-
porains ne se soucient ni du public, ni de leurs propres livres, et ils ne
demandent 5 leur pensée qu'un profit pécuniaire. La considération, la cé-
lébrité fondée sur de justes et solides motifs, les inquiètent peu; comme
(1) Chez Souverain , éditeur, 2 vol. in-8°.
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ces ouvriers qu'on emploie à la journée, ils cherchent à prolonger leur be-
sogne le plus possihle, et ils font succéder les feuilletons aux feuilletons.
Il y a quelque temps, sans prétendre donner à leurs œuvres un cachet
littéraire, les romanciers voulaient au moins tenir en haleine l'attention par
l'analyse des passions intimes; mais, aujourd'hui, tout pour eux est matière
à digression; ils ahandonnent leur récit, et à propos d'un mot qui par hasard
est tomhé sous leur plume, ils tracent un long chapitre qui n'a aucun rapport
avec les chapitres précédens ou ceux qui doivent suivre. C'est ainsi qu'on est
arrivé à donner au publie des romans en trois, quatre et six volumes, et que
souvent même on s'est permis d'en publier deux et de ne jamais livrer les sui-
vans. — On conçoit comhien ces sortes d'ouvrages sont commodes et fati-
guent peu l'imagination. 11 n'y a en effet ni plan à arrêter, ni règles à
suivre; il ne s'agit que d'entremêler un certain nombre d'histoires qu'un
fil plus ou moins perceptible lie entre elles. On peut alors indéfiniment abuser
de la patience des lecteurs, en leur faisant parcourir un cercle de petits romans
dont les personnages, le jour où il plaira à l'auteur, se trouveront en présence
pour un dénouement définitif. Ces vrais labyrinthes, où l'intrigue finit par se
perdre, prennent pour titre un mot vague, comme Mémoires, Confessions,
qui n'engage à rien et laisse le champ libre à la fantaisie du conteur.
Tel est le plus ordinaire procédé de certains romanciers d'aujourd'hui ,
procédé qui naît d'un désir de lucre, très condamnable en ce qu'il mène
à un oubli complet de la dignité des lettres. Depuis quelque temps on flétrit
unanimement cette tendance, et un jour arrivera, il faut l'espérer, où on aura
fait rougir d'eux-mêmes tous ces hommes qui se hâtent vers le gain. En atten-
dant, rien ne se produit de remarquable; et cette vraie plaie d'Egypte, l'in-
dustrie littéraire, met partout un germe de mort.
Et ce n'est pas seulement le roman, c'est encore le théâtre qui languit; le
vaudeville l'envahit de tous côtés, et on sent d'autant mieux combien déplo-
rable est cet envahissement, à la préoccupation qui s'empare des esprits, dès
qu'une œuvre véritablement poétique est annoncée.
La poésie lyrique est elle-même discréditée. Ce qui lui a porté, à elle, le
coup fatal, ce n'est pas l'industrie, mais bien la quantité de petits poètes qui se
font imprimer et dont on ne veut pas lire les strophes mal rimées. La muse de
la poésie devrait être voilée comme Isis; et ce doit être pour elle une grande
douleur de voir tant de fâcheux, pour surprendre l'attitude de son noble visage,
se disputer un pan de sa longue robe flottante. Ce n'est pas à dire que, dans
un de ces minces volumes que chaque mois voit éclore et disparaître, il ne
se trouve peut-être le germe d'un talent véritable, ou les traces d'une inspi-
ration vite enfuie, mais c'est que le médiocre partout domine, ou bien que
dix ou douze beaux vers ne peuvent en sauver trois mille détestables. Ce qui
manque à toutes ces tentatives poétiques avortées, c'est le souffle , c'est l'ha-
leine. On aligne des alexandrins par milliers, et on finit par les reproduire en
une foule de variantes que la forme seule distingue les unes des autres , mais
où se rencontre toujours la même idée, si toutefois idée il y a. Les jeunes ver
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sificateurs parviennent à rendre ainsi un bruit lent, vogue et monotone,
comme les ruisseaux qu'on entend à distance et dont le murmure finit par
endormir. Leurs vers sont parfois élégans et harmonieux, parce qu'après un
long exercice, ces deux qualités d'élégance et d'harmonie s'acquièrent néces-
sairement, mais ils ne servent de vêtement à rien qui soit réellement pensé.
Et avec cette incontestable infériorité , il n'en est pas un seul qui n'espère en
la postérité et n'accuse son siècle de froid égoïsme ! Noue croyons cette accu-
sation mal fondée: le siècle où nous sommes n'est pas inoins porté vers la
poésie que tout autre. Aujourd'hui comme toujours, les jeunes gens et les
femmes aiment tout ce qui est poétique , c'est-à-dire tout ce qui parle à leurs
sentimens. Il y a dix ans, qui ne savait par cœur les élégies de M. de Lamar-
tine, alors dans toute la puissance de son génie ? S'il apparaissait a cette heure
un poète en qui on pût espérer au moins, sinon compter tout d'abord, notre
croyance est qu'il serait accueilli avec bienveillance, et que tous s'empresse-
raient de lui sourire. Le nombre des productions indignes de succès a de tout
temps été très grand; sur cent, une seule a chance de surgir. Veillez donc
et recueillez vos forces en attendant, ne vous découracez pas; celui d'entre
vous, jeunes gens, qui est marqué au front du sceau poétique, sera toujours
bien reconnu. — Mais tandis qu'une nouvelle école littéraire pourrait ainsi ac-
complir le laborieux travail de la création et de l'enfantement, la soif de la
richesse et la manie de produire laissent les lettres contemporaines,— théâtre,
poésie, roman — dans une triste interruption. On dirait que, tout à coup égarés
au fond d'une vallée, taudis qu'entre des nuages sombres un orage se déclare,
nous voyons disparaître la clarté du jour, et que, pour remonter au sommet,
il faut attendre que le ciel soit redevenu calme et bleu.
M. Frédéric Soulié est un des écrivains qui, en ces cinq dernières années,
ont le plus contribué à enlever à la littérature tout crédit. Des premiers, en
effet, il a cherché dans le produit des œuvres de son imagination la source
d'une richesse qui ne le devait pousser qu'à la paresse de l'esprit. Paresse!
ce mot peut sembler étrange , si l'on songe à la quantité de publications
signées du nom de M. Frédéric Soulié; mais c'est ici le lieu de relever une
opinion, accréditée dans le monde, touchant la fécondité de certains littéra-
teurs. On se persuade qu'ils passent leur vie accoudés à un bureau, et que
c'est à un travail assidu et suivi qu'ils doivent de pouvoir répondre à des en-
gagemens pris. Les journaux répandent leurs productions; et à les voir se
presser si nombreuses, il semble qu'on se donne à peine le temps de songer
à ses propres besoins, tant la méditation, puis la composition, doivent prendre
toutes les heures du jour et celles de la nuit. Il n'en est rien cependant. On
travaille en courant, au hasard, sans renseignemens; on se fie, pour le roman,
à sa propre expérience ou aux médisances qu'on a pu recueillir dans telle ou
telle réunion. Les livres n'exigent ainsi ni réflexion ni soin de style. J'ai déjà
dit que la plupart n'étaient que des recueils de nouvelles qu'aucun lien n'en-
chaîne; ces nouvelles, on en a les sujets tout prépara, trouvés dans un livre
parcouru la veille, ou confiés par quelque ami, ou même achetés (on en a fait
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commerce). Quelquefois on les saisit au vol, dans une conversation, tandis
qu'une histoire se raconte : pour l'homme de lettres rien n'est perdu. Oui, il
s'est rencontré des auteurs qui n'ont pas craint de profiter de certaines indis-
crétions, et qui ont donné la relation de véritahles et touchantes amours.
Ceux-là sont de tous les plus blâmables, parce qu'ils abusent de leurs moyens
de publicité pour entacher souvent des réputations féminines, les plus fragiles
et les plus respectables pourtant des réputations de ce monde. Mais à cela on
gagne le scandale , et , par momens , le scandale est de mode. Les Célimènes
au petit pied raffolent de ces élégantes infamies, et ayant le mot de l'énigme
et la clé des initiales, elles donnent, par leurs flatteries, la première explica-
tion de certaines vogues qui étonneraient à bon droit. Ce moyen finit toutefois
par perdre de son originalité et de son piquant. Après avoir ainsi excité la
curiosité, le romanciers se sont souvent aperçus que les conséquences en pou-
vaient être fâcheuses pour des personnes dignes d'être ménagées, et même
pour eux, simples narrateurs. Des quiproquos suivis d'explications, des expli-
cations terminées par des querelles, ont heureusement fait presque disparaître
ce goût de médisances maladroitement répandu. Les auteurs ont eu recours
alors à leur seule imagination, et ils en ont fait une éponge dont on ne saurait
trop exprimer jusqu'à la dernière goutte.
M. Frédéric Soulié, dont les dernières productions font cependant prévoir
une prochaine décadence, n'est pas encore parvenu à épuiser complètement
ses ressources; il est le seul peut-être qui se soit , depuis quelque temps ,
retenu au même degré de force dans sa négligence. D'autres sont devenus
pires à la longue : M. Soulié est demeuré semblable à lui-même. Le Bana-
nier, que nous venons de lire, vaut pour nous presqu'autant que Marguerite
de l'an passé, ou que la Confession générale d'il y a trois ans. On ne peut
nier qu'il y ait en cet écrivain une vigueur difficilement abattue et qui pa-
raît devoir subsister; on lui appliquerait volontiers le mot invaincu, si sou-
vent répété dans les vieilles tragédies cornéliennes, mais cette vigueur se
manifeste par des livres qui dénotent, sous le rapport de la forme et de
la composition, le laisser-aller le plus apparent. M. Soulié écrit comme on
parle au coin du feu, dans un cercle intime : les phrases se suivent comme
elles peuvent, se heurtent souvent; la conversation languit, se ranime ou
devient plus lente, et c'est ainsi que se font les romans de l'auteur des Mé-
moires du Diable. Ce ne sont que de longues anecdotes racontées avec tous
les caprices d'un narrateur qui compte sur une indulgence amie et qui sait
même que, une faute de langage lui échappant, ses auditeurs ne la relève-
raient pas. Les gens oisifs, qui lisent pour se distraire et sans aucun avant-
goût de littérature, tolèrent volontiers ce sans-souci, agréable en certains
endroits, quand l'histoire en elle-même est attachante, et qu'elle tient l'esprit
éveillé et content; mais lorsque l'intérêt est faible, lorsque les personnages
ne savent pas se faire aimer, lorsque les sentimens blessent la logique du
cœur humain ou sont des sentimens tout d'exception, alors, ennuyées, ces
mêmes personnes se récrient et laissent là le livre inachevé. C'est un mé-
REVDE DE PARIS. 269
compte dont M. Soulié a dû être souvent victime. Te ne sais rien en effet de
plus inégal que les différentes parties de ses romans; on sent qu'ils sont faits
par morceaux et que jamais suite n'a été mise ni dans les événemens qu'ils
veulent assembler ni dans les développemens successifs dont ces faits eussent
pu être susceptibles. C'est le feuilleton, après tout, qu'il faut accuser de ce
défaut de liaison. On écrit au jour le jour, et les ouvrages en plusieurs vo-
lumes sont volontiers comme le temps : aujourd'hui il fait beau , demain il
pleuvra.
Une négligence que l'intérêt n'excuse pas toujours , voici donc ce qu'il
faut signaler tout d'abord de répréhensible dans la forme comme dans le
fond des livres de M. Soulié; dans le fond, il convient de noter encore cette
accumulation de scènes inattendues qui ne tendent à aucun dénouement et
ne font qu'embarrasser le récit. — Dans les romans de mœurs, l'élément dra-
matique ne saurait dominer; mais dans le roman historique, quand l'époque
qu'on étudie s'y prête, il peut quelquefois être bien ménagé. Ainsi, dans tout
ce que M. Soulié a écrit sur le Languedoc au moyen-âge, le drame se trouve
seul tenir avec raison le premier plan. Sathaniel, le Comte de Toulouse, le
Vicomte de Béziers surtout, sont l'expression la plus complète de cette ma-
nière de l'auteur, où l'amour, observé à distance, tempère ce que la sèche
narration de faits émouvans pourrait avoir de particulièrement triste. Le
caractère de Catherine est très gracieux et fait très bien ressortir, dans le
Vicomte de Béziers, toute l'horreur des mœurs sanglantes qu'on veut repro-
duire. Nous regrettons vivement que l'auteur de ces volumes, écrits avec con-
science, ne se soit pas toujours renfermé dans l'histoire. Là était sa place
bien nettement marquée. Son imagination, chaude et colorée,lui assurait dans
cette voie des succès légitimes. Il eût dépeint à grands traits le moyen-âge
barbare, puis d'autres époques aussi sombres; et ses travaux, curieux à plus
d'un titre, lui eussent valu l'approbation de tous les hommes que le passé de
notre France a toujours touchés.
Nous aimerions ici nous appuyer sur le talent réel dont a fait preuve
M. Frédéric Soulié dans cette série d'ouvrages; nous aimerions rappeler que
les Deux Cadavres ont réussi et ont fait voir pour la première fois, sous un
jour singulier, une intelligence habile à grouper des personnages ténébreux
qui se meuvent d'une façon sinistre; mais il faut arriver à une série de pro-
ductions plus récentes, en ne se dissimulant point que M. Soulié a fait pres-
que oublier tous ces premiers essais estimables par des romans médiocres,
et qu'un changement essentiel s'est opéré malheureusement dans ses habi-
tudes de conteur. De l'histoire, il passe à la psychologie; de l'étude d'un
autre âge, à la peinture des mœurs françaises actuelles. Il laisse toutefois
place encore à l'élément dramatique dans ses romans intimes , et il mêle ainsi ,
par défaut de goût et d'attention, ce qui, en littérature, est le moins suscep-
tible de fusion, s'il est vrai qu'on ne puisse jamais analyser une passion, tout
en la faisant marcher par saccades et en la dénouant par coups de théâtre.
C'est là ce qui explique le peu de succès de l'auteur des Mémoires du Diable
TOME XIII. JANVIER. 19
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dans ses livres publiés il y a peu d'années. — Diane de Ch'wry, par exemple,
ne saurait être classée dans un ordre précis de composition. Est-ce un roman?
est-ce un drame? Je vois bien une jeune aveugle amoureuse, mais je vois aussi
un vieillard désbonoré; si j'assiste à des momens de rêverie touchante, je suis
témoin de scènes de mort et de duel des plus lamentables. M. Soulié, lui,
voit dans cette œuvre un drame pur, et ce qui le prouve, c'est qu'il a fait
représenter au théâtre Diane de Chivry, arrangée pour la scène. Diane n'a
pas été, au„reste, sa seule tentative dans le domaine théâtral. Il a été applaudi
dans nos salles de spectacle les plus nobles , mais il est vite redescendu aux
planches du boulevart. Cette déchéance, suite de la paresse et de la nécessité,
esta déplorer, parce que l'auteur de Clotilde, qui est une pièce distinguée,
par la raison qu'il eût réussi dans le roman historique, eût pu être très bien
accueilli au théâtre. 11 avait en lui les moyens nécessaires pour couper avec
habileté les scènes d'un drame et en faire jaillir une constante émotion. Il
n'avait pas dédaigné dans les premiers temps de se montrer en ce genre
tout-à-fait consciencieux. Sa Christine et son Roméo et Juliette, tragédies,
ont prouvé de louables intentions et même pour le fond des études sérieuses
et dignes. A l'époque où il débutait ainsi à l'Odéon , il composait même des
vers lyriques, et les lauriers tout récens de poètes à peine arrivés excitaient
son émulation. Mais nous reviendrons à sa poésie. Puisque nous parlons de
lui, sinon avec détail, du moins en examinant tout l'ensemble de son œuvre,
nous nous réservons d'en dire quelques mots en passant.
Nous le blâmions de vouloir joindre dans ses romans iutimes la préoccu-
pation dramatique à l'intérêt résultant de la recherche des passions. Cette
union est surtout impossible pour M. Frédéric Soulié, parce qu'il ne sort pas
d'un certain monde qu'il se plaît à dépeindre et où se trouvent peu de senti-
mens à exploiter. Ce monde, où il se fixe ainsi volontiers, est intermédiaire
entre l'ancienne bourgeoisie et l'aristocratie des noms historiques, la véri-
table et la seule qui ne puisse mourir complètement que par l'extinction des
races. Ce milieu, qui va s'arrondissant chaque jour et qui peut finir par tran-
cher tout-à-fait, est formé par la réunion des hautes capacités financières de
ce temps, du commerce, de la banque et des gens d'affaires, qui en sont tous
comme le centre bien indiqué. Autour d'eux se tient , quelque peu à l'écart,
un cercle à peine initié à leurs vanités, mais dont les membres doublent leur
fortune en cherchant à s'élever par elle. Cette société, où la spéculation, où
l'argent est tout, a bien sa place dans l'état maintenant, et c'est surtout
depuis juillet 1830 qu'elle l'a conquise. Elle tend à se créer une position aris-
tocratique, et elle y parviendra, la richesse devenant de plus en plus considérée
et recherchée. Si elle affecte déjà un peu de morgue, c'est que ses prétentions
lui semblent s'affermir et trouver à se contenter devant l'attitude de la vieille
noblesse. Assurément nous devons regretter que celle-ci se soit effacée pour
lui laisser la place, mais si elle ne se fût pas retirée, n'eùt-il pas été plus
déplorable encore de In voir, elle autrefois si opulente, aujourd'hui ruinée et
pouvant à peine payer l'or de ses livrées? Toute idée d'aristocratie entraîne
REVUE DE PARIS. 271
une idée de représentation splendide, nous le comprenons du moins ainsi.
Or, le spectacle de personnages qu'illustrent leur naissance et de «lorieux
ancêtres, éclaboussés par les équipages des banquiers et des commercans
serait des plus douloureux. J'aime mieux que la noblesse se retire comme
elle le fait, et qu'elle sourie avec finesse au fond de ses vieux bôtels des ridi-
cules de nos parvenus. Elle est digne ainsi et très estimable: elle aura d'ail-
leurs toujours pour elle son passé; elle fait bien de ne pas le compromettre
par une misère qu'afficherait encore mieux la réclamation de privilèges mé-
connus. L'argent est en bonneur, mais elle a ses beaux noms, qui sont les
seuls vrais trésors : qu'elle n'envie donc pas aux hommes de finance leurs
armoiries d'emprunt et leurs laquais qui portent des galons neufs. Le désir
du luxe s'est pourtant rencontré chez quelques-uns des membres éminens de-
là noblesse, et on l'a vue par eux s'allier à l'argent. L'argent a donc trouvé
libres toutes les issues et prend chaque jour plus d'importance. Des alliances
l'y ont aidé, la non-opposition de toute la caste aristocratique l'encourage
encore, et aujourd'hui il aspire à se faire roi.
Si cette royauté s'établit, c'est alors qu'il sera curieux de savoir comment
il y est parvenu et quels ont été ses premiers élus. Les mœurs du monde nuan-
cier voudront alors être connues, et on pourra trouver des documens intéres-
sans dans certains ouvrages de l'époque, faits au moment même de l'obser-
vation. Quelques romans de M. Soulié, le dernier volume des Mémoires du
Diable, par exemple, pourront se relire avec curiosité. L'histoire du banquier
Matthieu Durand me semble être une très fine et très réelle peinture des
allures de la finance qui veut s'élever, et qui , peu à peu , croît en prétentions.
Il a été montré en cette histoire comment ont dû procéder ces hommes qu'une
révolution, vivace encore, devait appeler aux pouvoirs de l'état. Là sont sur-
tout indiqués avec mesure tous les inconvéniens, mais aussi tous les avan-
tages de la richesse, et pour une personne à la recherche des petits et des
grands mystères de la vie semi-politique, semi-commerciale, le roman que je
cite est précieux. Le sentiment, l'analyse, y sont avec raison mis de côté,
et la seule figure du banquier Matthieu Durand est savamment reproduite.
— En d'autres livres, sans toutefois le même bonheur littéraire, M. Soulié
s'est encore attaché à la physionomie des hommes d'affaires. Dans le Con-
seiller cTétat, le notaire, jeune, riche, dépensier, pris par la Bourse et les
spéculations, le notaire, à demi agent de change et homme à la mode, est un
type il y a vingt ans inconnu, et que le romancier a tout de suite deviné.
Dans le Château de JValstein, les maîtres de forges ont leur tour; et pour
ce monde industriel, amusant à connaître, M. Soulié parait avoir long-
temps et beaucoup observé. —Il a observé, oui, mais il n'a pas su toujours
s'arrêter à temps. Il est descendu souvent trop bas et il a examiné de trop
repoussantes réalités. Les filles entretenues sont mêlées à presque toutes ses
intrigues; il est vrai qu'elles touchent à la finance, qui les fait vivre, et c'est
pourquoi l'auteur du Conseiller d'état s'est appliqué avec persévérance à
pubker leurs galanteries. Après tout , il a donné par là le secret de bien des
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ruines et de bien des élévations , il a expliqué de nombreux changemens de
fortune. En montrant les tristes abords de la richesse et ce à quoi elle peut
condescendre, il a laissé voir que l'argent ne pourrait jamais prétendre à une
royauté sans tache. — Au point de vue uniquement littéraire, nous blâmerons
ces études faites sur une vilaine nature, quelle qu'en soit d'ailleurs la vérité.
Nous sommes de ceux qui pensent que certains vices doivent être laissés
dans l'ombre, et que l'aine humaine veut être, autant que possible, étudiée
sur le beau. Que le romancier prenne donc pour type, non une créature
souillée, mais une femme pure encore.
Dans la série des œuvres que M. Frédéric Soulié a publiées depuis 1835,
il convient donc de noter cette étude de la nouvelle aristocratie qu'on pourra
un jour consulter; mais, ce côté utile reconnu, nous ue sachons rien qui
puisse y être indiqué, d'une manière générale, comme louable sous le rap-
port de l'art. On devine toutefois, en lisant avec une attention soutenue, que
M. Soulié eût pu faire vibrer les cordes tendres et délicates du cœur, mais
sa constante négligence lui a vite fait perdre l'instinct de ce qui est distingué.
A écrire si rapidement et sur tant de sujets à la fois, sans y arrêter son es-
prit, il n'a pas eu le temps de mener à terme un roman d'analyse fine et spi-
rituelle. Son imagination a été la seule source où il a puisé, et cependant il
eût peut-être réussi à raconter les penchans secrets et favoris de l'ame, si
deux ou trois chapitres, dégages avec peine entre trente ou quarante volumes,
peuvent donner la mesure probable de ce qui eût pu devenir l'aptitude parti-
culière de son talent : Amour vierge, dans le premier volume des Mémoires
du Diable, Un Rêve d'amour, sont les parties les plus saillantes, sinon les
seules, que je puisse donner comme indice en ce genre. Si la manifestation
de sa sensibilité a été si rare, c'est peut-être que M. Soulié a manqué lui-même
de ce don précieux dont parle Platon , par lequel on communique aux autres
âmes ses propres sensations.
Ce qui nous porte à le croire, c'est le peu de succès qu'ont obtenu ses poé-
sies, dernièrement rassemblées en un volume qui porte le titre à' Amours
françaises. M. Soulié a écrit des vers corrects, simples, parfois élégans,
tournés , mais jamais il n'en a fait le langage de la passion ou de la
contemplation. En ses strophes, faites sur une donnée souvent insigni-
fiante, pas un cri du cœur ne s'échappe, et l'intelligence de la nature ne
dispose jamais à la rêverie, Les Amours françaises sont un recueil de
pièces froides, pâles, qui rappellent les odes sans vérité ni couleur des lyri-
ques de second ordre au xvnic siècle, odes que les écoliers de rhétorique
parviennent tous à imiter parfaitement sous l'inspiration du modèle. —
Les Allemands disent avec raison que la poésie réside tout entière dans les
élans de l'ame et dans le sentiment des beautés de la nature. A ce compte,
M. Soulié n'est pas un poète, le mens divinior lui manque. Il se dérobe com-
plètement à la création : il ne sait rien de ce que racontent les brises et les
oiseaux; l'étoile qui sourit ou le flot qui scintille ne se reflètent pas en ses
vers, et jamais Dieu n'y embaume dans la fleur ou n'y murmure dans le vent.
REVUE DE PARIS. 273
M. Soulié est de l'école de J.-B. Rousseau ; pour lui le rossignol serait volon-
tiers encore Philomèle, et un bosquet prendrait le nom d'un riant bocage.
Les harmouies du ciel et de la terre, et la rêverie qui naît de la passion , sont
pourtant aujourd'hui les grandes sources prouvées de la vérité poétique.
Tout est dans ce mot : sentir, bien plus que dans certaines idées convenues
sur la pureté du goût. — Quant au style des Amours françaises, c'est, pour
les odes , le style suranné des lyriques qui s'enthousiasment à froid et pren-
nent des épithètes bien sonnantes pour du pindarisme. On y rencontre à chaque
strophe des adjectifs inutilement répétés et souvent ils sont placés avec in-
tention à la rime. Une pièce qui ne porte point de titre ni de date (page 265
du volume) commence ainsi :
Reine des souvenirs , superbe Antiquité,
Au temple consacré de l'Immortalité
Tu ne régneras plus, dépose ta couronne
En d'autres passages on trouve: Un fils de la Mémoire Des enfans
d'Apollon.... L 'autel où l'homme sacrifie à l'Immortalité.... O filles de
FHémus.... La Guerre se lève à sa droite.... et d'autres mythologies de ce
genre. — Le style des tragédies de M. Soulié est, au reste, le même que celui
de ses odes, lourd, ennuyeux et triste. Cet écrivain est donc presque nul comme
poète, et il a fait un livre non avenu (1). En 1829, au moment où tous les
(1) Il serait injuste cependant de ne pas faire observer que si, dans l'ode et le
poème, M. Soulié n'a pu réussir, il a trouvé dans la romance et l'élégie quelques
acceus touchans. Dans la pièce : A Eugénie, j'ai noté ces vers, agréablement tournés,
et qui sont l'expression d'un sentiment vrai :
... Si, tremblante encore en ta pudeur de femme,
D'un mot ou d'un regard tu redoutes l'aveu,
Reste muette et cache une larme essuyée,
Détourne ton beau front et tes regards de moi ;
Mais que ta main du moins, sur la mienne appuyée,
La presse doucement et dise : Je te croi.
Voici encore une jolie romance :
MARIE.
Elle a seize ans; elle est pâle ,
Et l'opale
Rayonne moins que ses yeux.
Elle craint tout; un rien blesse
Sa faiblesse,
Et son rire est gracieux.
Déjà sa mélancolie ,
274 REVUE DE PARIS.
esprits étaient déjà sérieux, il est resté, lui, inintelligent des nouvelles théo-
ries poétiques. Par sa tenue assez hostile il aurait pu, avec un talent moins
négatif, retarder même le mouvement lyrique. Dans le drame, au con-
traire, il avait très hien compris et accepté les améliorations; il a été lui-
même un des premiers à les proclamer et à y aider par sa traduction (encore
un peu timide cependant) du Roméo de Shakspeare.
Dans la critique, M. Soulié eut réussi également et eût été, je crois, tout-
à-fait lui-même; il est fâcheux qu'il ne s'y soit pas fixé avec quelque appa-
rence de doctrines solides et sincères. Un instant il a suppléé M. Jules
Janin au feuilleton du Journal des Débats, et là il a montré un jugement
sûr et un goût sévère. — M. Soulié a donc touché, en littérature, à tous les
genres, et il a ohtenu de vrais succès dans plusieurs, au théâtre et dans le
roman surtout. Le roman a été pour lui la forme la plus large et la plus com-
plète, où il a pu donner l'idée de son entière valeur ; c'est là qu'on devra
l'arrêter et lui demander ses comptes; aussi bien il serait temps d'arriver au
Bananier, qui devait être le sujet de ce travail, et qui semble jusqu'ici n'en
avoir été que le prétexte.
Ce n'est pas sans motif, du reste, que nous nous sommes un peu égaré
dans le passé , et que nous avons rappelé les titres de M. Frédéric Soulié.
Par là, nous avons eu dessein de lui composer comme une épitaphe, car il
semble être venu à sa dernière heure d'écrivain. Cette heure, il est vrai, se
prolonge; plusieurs productions l'ont déjà sonnée, et le Bananiemz sera sans
doute pas la dernière. Au moment où nous nous occupons de lui, M. Soulié
raconte dans un journal quotidien une immense histoire de brigands et de
voleurs. Mais que le Bananier soit ou ne soit pas la dernière manifestation
d'une fécondité et d'une vigueur qui sont à bout, il n'en faut pas moins classer
ce roman parmi les productions de l'auteur qui ne comptent plus, et dont le
nombre est déjà grand. 11 indique bien encore un reste de force, et quelques
Sans folie ,
Parle du bien de mourir;
Et pourtant sa voix tremblante,
Douce et lente,
Ne se plaint pas de souffrir.
Elle tombe sur sa couche,
Et sa bouche
Dit à sa mère à genoux :
« — 11 m'attendait sous la tombe
Où je tombe ,
Vous m'aimiez ; priez pour nous. »
Cette petite pièce est parfaite de ton; le rhythme par lui-même en est gracieux, et
il a été bien compris par l'auteur. C'est une forme qu'on avait rajeunie du xvie siècle
il y a quelques années; aujourd'hui, elle est presque oubliée, et on a plaisir à la
retrouver ici.
REVUE DE PARIS. 275
chapitres peuvent y être lus sans ennui, mais il n'existe entre eux aucun en-
chaînement. Le Bananier n'est pas terminé; il comprend deux histoires
assez dramatiquement racontées, mais dont le dénouement est encore at-
tendu. Si la mémoire ne se trouvait, pour ces sortes d'ouvrages, naturellement
en défaut, j'aurais pu les rapprocher de nouvelles données depuis long-temps
au public, et dont le fond seul est semblable. M. Soulié se répète, seule-
ment il donne à ses récits une forme nouvelle, et c'est là qu'est sa vraie
fécondité.
Ainsi, fatigué des boudoirs et des coulisses, où il a introduit si souvent
ses lecteurs parisiens, il les emmène aujourd'hui en Amérique, et c'est parmi
les nègres et les colons qu'il choisit cette fois ses héros, Un seul est Français;
c'est un jeune homme, Clemenceau, qui s'embarque au Havre pour aller se
marier à une jeune créole, héritière, comme toujours, de plusieurs millions.
Un des caractères tracés dans ce livre peut être remarqué , c'est celui de
Clemenceau. Pour les nègres et les colons que M. Soulié met en scène, ils
ressemblent à des Européens sans esprit, et c'est ici que la couleur locale, ce
mot qu'on ne peut plus prononcer sans rire, est singulièrement comprise.
Clemenceau me représente assez bien ces jeunes fous, pleins de cœur et
de savoir du reste, qu'une idée politique séduit, et qui prennent aussitôt
leur sympathie pour une opinion. Combien en avons-nous rencontrés dans
les écoles qui se réunissaient en clubs et y parlaient tous à la fois sur des
systèmes (chacun avait le sien) auxquels on n'aurait rien pu démêler? C'est
d'Angleterre que nous sont venues ces habitudes oratoires et toutes ces am-
bitions. Quelquefois on s'en est sérieusement inquiété, mais on a toujours
reconnu que, si la tète était chaude, l'ame était bonne, et qu'une goutte de
sang versé aurait fait reculer tous ces ardens révolutionnaires. M. Alphonse
Karr, en des pages très spirituelles, s'est souvent moqué de ce travers;
M. Soulié l'a pris au sérieux dans son Bananier, et il a voulu faire de Cle-
menceau le type des enthousiastes politiques; Clemenceau , lui , s'est pris de
belle passion pour les noirs et pense bien plutôt, en partant pour l'Amérique,
à leur affranchissement qu'à son mariage avec Clara. Dès sa première visite
dans l'île et parmi les plantations, M. Frédéric Soulié lui ménage des sur-
prises incroyables. C'était alors une mode de s'indigner contre les blancs, et
Clemenceau les accable de véhémentes déclamations sur la liberté, sans vou-
loir se rendre à l'évidence des faits. — Cette première partie du roman est
assez amusante et bien observée, il s'y trouve quelques fins détails; mais, Cle-
menceau désabusé, l'histoire redevient simplement romanesque et commune,
et rien ne la distingue plus de la foule des récits quotidiens. D'ailleurs, les
négrophiles ont eu leur temps; cette satire vient très tard, elle ne peut avoir
qu'un médiocre intérêt. L'auteur a exagéré aussi la bonté des planteurs et le
bien-être des nègres, pour faire contraste à la colère ridicule de son héros. Nous
n'allons pas jusqu'à croire avec lui que les esclaves prêtent de l'argent à leur
maître et refusent de vendre un serin à leur maîtresse.
Et maintenant, de tous ces écrivains qui ont entassé romans sur romans ,
276 REVUE DE PARIS.
feuilletons sur feuilletons, qui ont laissé leur nom s'imprimer sur toutes les
affiches de théâtre et au Las de tous les journaux, et leur jeunesse se dépenser
en tant de travaux inutiles et frivoles par paresse et vanité, je le demande,
que restera-t-il?
M. Soulié, en une page remarquable, va lui-même nous l'apprendre :
« .... Peut-être nous dira-t-ou que l'homme de lettres a un plus noble
avenir que d'être l'homme du jour, et qu'il doit penser, en faisant son œuvre,
à être l'homme éternel. Sans doute c'est là une haute et belle ambition à
laquelle on croit quand on est jeune, et qu'on n'ose plus regarder quand l'expé-
rience commence à nous éclairer. Enfans d'un siècle en traifiil", nous avons
remué toutes les idées morales et sociales, discuté les lois de la famille et de
la société, tiré des vérités de l'ombre, chassé des erreurs du soleil, défait et
refait toutes les formes de l'art, secoué toutes les poussières, creusé toutes
les terres fécondes. Mais ce n'est pas nous qui élèverons l'édifice dont nous
avons mis à nu les matériaux; une génération viendra, vivant dans des temps
plus calmes et meilleurs, qui prendra et choisira dans ce chaos où nous mar-
chons pour en séparer le bon du mauvais; elle recueillera toute la gloire de
nos efforts et s'édifiera sur nos ruines, comme le xvne siècle a bâti son
temple sur le sol préparé par les labeurs du xvie. Voilà notre avenir; il faut
que l'homme de lettres de nos jours s'y résigne avec la seule espérance qu'un
jour un bibliographe curieux, pénétrant dans le monceau d'idées que notre
siècle a produites, écrira sur nos livres oubliés : — « Là était le germe de ce
que d'autres ont mûri (1). »
Oui, je le veux, en eux était le germe, mais ne Tont-ils pas eux-mêmes
étouffé? Ils étaient bien appelés, tous ces hommes de transition, à secouer
toutes les poussières, à creuser toutes les terres fécondes , mais leur négli-
gence ne les a-t-elle pas portés à méconnaître cette mission? Après tout,
ne soyons pas si empressés à leur jeter la première pierre; qui sait nous-
mêmes ce que nous vaudrons? Il reste beaucoup à faire après ces écrivains
de second ordre, qui ne laisseront qu'un monceau de ruines. Au début,
quel talent haut et ferme que le leur, mais aujourd'hui, quel assemblage
d'œuvres bizarres ce talent a produit ! Il n'est pas un seul d'entre eux qui
n'ait écrit plus de trente volumes. Où retrouver maintenant les matériaux né-
cessaires? Comment distinguer le bon grain de l'ivraie? — Cette tâche sera
rude. Elle va commencer.
Alfred Asseline.
(I) Préface de V Homme de Lettres, écrite en 1838.
REVUE DRAMATIQUE.
M. Monrose nous a dit un dernier adieu; il a joué, pour la dernière fois,
dans une représentation à son bénéfice, le Barbier de Séville, ce charmant
barbier qui semble avoir été créé tout exprès pour Monrose. Comme s'il n'eût
pas suffi, pour remplir la salle du Théâtre-Français, de l'intérêt et des sym-
pathies qu'éveillait et qu'éveillera long-temps encore dans la foule le nom du
bénéficiaire, Mlle Rachel avait prêté à cette solennité les plus belles inspira-
tions de son génie tragique; enfin, pour que rien ne manquât à la fête, M. Du-
prez y était accouru avec sa plus belle voix. Mais, quelle que soit la pompe
dont on les environne, ces représentations sont toujours tristes et doulou-
reuses, tristes pour l'acteur près de se séparer du public qui l'a si long-temps
applaudi , tristes pour le public applaudissant pour la dernière, fois l'acteur
qui l'a si long-temps charmé. Il s'établit à la longue entre le public et l'acteur
qu'il adopte un lien mystérieux et puissant; on s'est fait l'un de l'autre une
habitude presque fraternelle, et lorsqu'il faut que ce lien se brise, que l'heure
est arrivée de la séparation éternelle, c'est de part et d'autre un déchirement
véritable. Or, s'il est uu artiste qui ait été en communion si intime avec le
public, c'est à coup sur ce spirituel Monrose, que Molière, Regnard et Beau-
marchais auraient tant aimé. Il nous était cher à nous tous, nous aimions cette
verve intarissable, cet esprit toujours prêt, cette jeunesse pétillante jusque
sous les rides de l'âge. Hélas! à l'heure qu'il est, quel charmant compagnon
ont perdu Marinette et Lisette, Dorine et Suzanne! Qui protégera désormais
les amours de Lucile et de Valère , de Cléante et de Marianne , d'Almaviva et
de Rosine? Tous ces aimables jeunes gens sont, aussi bien que nous, dans la
peine, et nous ne savons guère qu'Argan, Géronte et Bartholo qui se réjouis-
sent et se frottent les mains. Toutefois, tout en déplorant la retraite de
M. Monrose, tout en reconnaissant qu'il laissera un grand vide dans le réper-
278 REVUE DE PARIS.
toire, ce r^est point une raison pour nous apitoyer, ainsi que font certaines
gens, sur l'avenir de la Comédie-Française. Il est bon nombre d'esprits cha-
ritables qui jugent sage et prudent d'attendre, pour applaudir au talent d'un
acteur, la représentation de sa retraite. Tant que cet acteur était la gloire et
l'appui du théâtre, on n'en tenait aucun compte, et la scène qui le possédait
ne s'en voyait pour cela ni plus ni moins malmenée; qu'il se retire, c'est de toute
part un concert de regrets perfides; on se demande avec attendrissement ce que
va devenir ce pauvre théâtre, privé de son dernier soutien; on lui conseille
de plier bagage et de mettre la clé sous la porte. Cette tactique n'est point
nouvelle, elle date de la mort ou de la retraite du premier grand acteur qui se
soit montré sur les planches. Il est si doux de louer les morts, surtout quand
les louanges qu'où leur décerne sont autant de soufflets appliqués sur la
joue des vivans! Il est si doux d'applaudir ceux qui s'en vont, surtout quand
les applaudissemens qu'on leur jette sont autant de sifflets pour les oreilles
de ceux qui restent! Heureusement, quelque grand qu'il soit, quelque riche-
ment doué qu'il ait été par la nature, il n'est pas d'homme qui doive se flatter
d'emporter avec lui les destinées de l'art; les destinées de l'art sont immor-
telles. Que n'aura-t-on pas dit à la mort de Lekain, à la mort de Larive?
Talma vint cependant, plus grand que tous ceux qui l'avaient précédé.
M"e Rachel n'a-t-elle pas hérité de l'aine d'Hermione et de l'a me de Phèdre,
que lui ont léguées les Clairon, les Duménil et les Duchesnois ? Sans aller si
loin ni si haut, n'avons-nous pas vu tout récemment Mlle Brohan rajeunir la
grâce et l'esprit de tous ces rôles que M"e Dupont semblait avoir emportés
avec elle? Ainsi, n'en doutons pas, M. Monrose renaîtra sur la scène. Nous
retronverons sous d'autres traits ces précieuses qualités que nous avons si
long-temps admirées. Que le comte Almaviva se rassure! que Valère ne perde
point courage! que maître Bartholo ne se hâte pas de se réjouir, et qu'enfin
Dorine , Toinette , Marinette et Marton ne s'ennuient pas trop dans l'anti-
chambre, car il y a déjà plus d'un joyeux drôle qui gratte à la porte. Non,
quelque immense que soit cette perte, ce n'est point un sujet de désespérer.
L'art ne périt point; il est comme un arbre éternel qui se renouvelle sans cesse
et qui ne perd ses rameaux que pour les remplacer par des pousses nouvelles.
Vaudeville. — Une Femme à la mode, par Mme Virginie Ancelot. —
A ce titre, l'esprit se réjouit et l'imagination s'éveille. Que de promesses clans
ces quelques mots! Une femme à la mode, et encore par Mme Virginie An-
celot! Que ne devait-on pas attendre? que n'avait-on pas droit d'espérer? On
raconte que, sous le ciel brûlant du désert, le voyageur croit voir parfois à
l'horizon des nappes d'eau et de frais ombrages; il y court, et ne trouve que
le sable aride et la plaine embrasée. La pièce de Mmc Ancelot a été pour nous
comme un de ces mirages trompeurs. Nous y avons couru, plein de joie et
d'espoir, mais au lieu des fleurs charmantes que nous nous préparions à
cueillir, nous n'avons rencontré que des fleurs fanées, tombées de la cou-
REVUE DE PARIS. 279
ronne des Deux Impératrices. Il est triste de voir cet aimable écrivain né-
gliger à ce point le soin de sa petite gloire et abuser ainsi d'une facilité qui
n'aboutit depuis quelque temps qu'à une fécondité stérile. Nous ne pensons
pas qu'à ce compte Mme Ancelot gaspille un bien grand génie; mais, nous le
répétons, c'est un aimable esprit qui pourrait, en se surveillant avec moins
de complaisance, arriver aisément à de gracieux succès. Nous n'en vou-
drions pas d'autres preuves que V Hôtel de Rambouillet, Marie, le Châ-
teau de ma Nièce, et beaucoup d'autres œuvres légères qui, pour être à
peu près oubliées aujourd'hui , n'en ont pas moins eu leur parfum. Nous
regrettons aussi que Mme Virginie Ancelot n'use pas avec plus de réserve d'un
droit d'asile que tous les théâtres d'ailleurs seraient heureux de lui accorder.
Pour notre part , nous trouvons tout simple que Mme Ancelot donne la pré-
férence au théâtre du Vaudeville. On n'a pas un moulin à soi pour porter
son froment au moulin du voisin. Cependant Mme Ancelot a des envieux qui
se demandent si l'auteur de Marie en est réduite à ne plus avoir que des
succès de maîtresse de maison.
Cette femme à la mode est à la mode on ne sait trop pourquoi; d'esprit,
peu ou point, et de charme encore moins; jeune, tout au plus; belle, c'est
ce qu'aucun n'oserait affirmer. Toujours est-il que Mme de Méranges est à la
mode, s'il en faut croire Mœe Ancelot. Elle est veuve, elle est riche, et s'en-
nuie. Sous l'apparente gaieté qu'elle porte dans le monde, Mmc de Méranges
cache un grand fonds de tristesse. On pourrait croire d'abord que c'est de
feu M. de Méranges qu'il s'agit; mais un mari, fi donc! ce ne sont pas ces
gens-là qu'on pleure. Il n'est pas plus question de M. de Méranges que s'il
existait. Bien long-temps avant son mariage , Mme de Méranges a aimé un
jeune homme pauvre comme elle, car, avant que M. de Méranges lui eût
donné son nom, sa fortune et sa main, Angéline, n'ayant d'autre richesse
que sa beauté, sa grâce et son esprit, se trouvait, à vrai dire, dans une extrême
pauvreté. Or, George avait de l'ambition C'était un jeune homme d'une
grande distinction; au collège, il avait obtenu plusieurs prix de thème et de
version grecque. Plus tard, en voyant ses compagnons d'étude s'élancer dans
la carrière des places et des honneurs, il avait maudit la pauvreté, qui l'em-
pêchait d'aborder les hautes régions vers lesquelles il brûlait de déployer ses
ailes d'aigle. Faut il l'avouer? Entre l'amour et l'ambition, George n'hésita
pas long-temps. Le cruel délaissa la pauvre Angéline pour épouser quatre
ou cinq cent mille francs de dot. Sans doute il fut coupable; mais que d'hon-
nêtes gens en auraient fait autant à sa place! Quoi qu'il en soit, George de
Saint-Didier tient encore au cœur de Mme de Méranges. Vainement M. de
Méranges et quelque dix ans ont passé sur cette flamme; il reste encore du
feu sous les cendres, et il ne faudrait qu'un mot, qu'un regard de George
pour en tirer de vives étincelles.' C'est là qu'en sont les choses, lorsqu'un
grand ministre , George de Saint-Didier, se fait présenter à Mrae de Mé-
ranges, sans se douter qu'il va retrouver en elle la vierge des premières
280 REVUE DE PARIS.
amours. En la reconnaissant, il se trouble : reproches de Mmc de Méranges,
tendres excuses de M. de Saint-Didier; escarmouches sans fin, l'esprit et
le sentiment sont aux prises. L'un se raille, et l'autre supplie. George
est aux genoux de Mme de Méranges; Mme de Méranges le perce de part en
part des mille traits de sa coquetterie. George ne recule devant aucun
sacrifice pour reconquérir le cœur qu'il a perdu ; il renonce à son porte-
feuille, il est prêt à renoncer à tout, si ce n'est à ce cœur rebelle qui re-
fuse de se laisser reprendre. Lorsqu'Angéline était jeune et belle, plus vir-
ginale qu'un lys, plus blanche que la neige immaculée, George l'a sacrifiée
sans pitié; mais à cette heure que M. de Méranges, le monde et les années ont
passé par là, M. de Saint-Didier sacrifiera tout pour avoir Angéline. Il paraît
que ce M. de Saint-Didier apprécie fort chez les femmes ce haut goût que les
gourmets aiment à trouver à la bécasse. M. de Saint-Didier veut épouser
Mme de Méranges à tout prix. Il ira, s'il le faut, vivre avec elle au fond des
bois; il s'habillera en berger, embouchera les pipeaux champêtres et mènera
paître les moutons sur le versant des coteaux. Un ministre signant sa démis-
sion pour épouser une veuve et se faire berger, ceci n'a rien qui nous sur-
prenne; on ne voit que ça tous les jours. Seulement, grand Dieu! que de-
viendra la France, si le grand Saint-Didier abandonne les rênes du gouver-
nement? que va devenir le char de l'état, si ce grand ministre renonce à le
conduire? Qu'allons-nous tous devenir, juste ciel! si ce noble esprit et cette
haute intelligence se retirent tout d'un coup des affaires! Déjà le bruit s'est
répandu de la retraite du grand Saint-Didier. Il faut remonter au renvoi de
Necker pour se faire une idée d'un pareil émoi. La cour est aux champs; déjà
le peuple s'agite et murmure; d'effroyables sinistres menacent la place de
Paris. Un drapeau noir flottera demain sur la Bourse. On ne rencontre dans
les rues que gens qui s'écrient: Rendez-nous notre ministre! rendez-nous
notre grand Saint-Didier ! — Dieu soit loué ! tout s'arrange; une lettre de la
défunte Mme George rassure la tendresse et l'orgueil de la femme à la mode.
Dans cette lettre , Mme George raconte qu'elle est la plus malheureuse des
femmes, que M. George ne l'a épousée que pour ses écus , et qu'il est resté
fidèle aux amours de son printemps. En lisant ces lignes que l'infortunée
Mme George a dû arroser de ses larmes , Mme de Méranges s'attendrit et par-
donne; elle permet à Saint-Didier de rester ministre, ce qui est bien rassurant
pour la France, et lui rend avec son portefeuille un faible et tendre cœur
qui n'a jamais cessé de battre pour lui.
Hélas! que d'esprit et de grâce, que de charme et d'originalité, que de
talent et même de génie n'aurait-il pas fallu pour embellir et relever de sem-
blables enfantillages !
Gymnase dramatique. — Mademoiselle de Bois-Robert , ou les Deux
Gardes-chasse, par M. Fournier. — M"e de Bois-Robert est dans une grande
anxiété. Pour amortir l'impatience qui la dévore, pour tromper l'inquiétude
REVUE DE PARIS. 281
qui la consume, M,le de Bois-Robert court à cheval du matin au soir, au
risque de se rompre le cou. Intrépide amazone, elle joue sa vie vingt fois
pour une, et voici long-temps qu'elle aurait perdu à ce jeu, si ses deux
beaux yeux et la Providence ne lui envoyaient à coup sûr le garde-chasse
George chaque fois qu'il s'agit de la sauver de quelque danger. George est
un jeune, beau et brave garçon qui n'a jamais connu son père. Élevé par cha-
rité, il est aspirant au grade de garde-chasse de première classe. Il a pour
M,lc de Bois-Robert le dévouement du chien pour son maître. De son côté ,
M1Ie de Bois-Robert a pour lui l'affection du maître pour son chien. Cepen-
dant qu'a donc Mlle de Bois-Robert? Cette noble fille attend le retour de son
intendant, qu'elle a chargé d'aller à Versailles arranger une affaire qui la
touche de près. M. Hocquart arrive enfin, et que devient M,le de Bois-Robert
en apprenant qu'il lui est interdit de porter le nom de sa mère, ainsi qu'elle
l'avait fait jusqu'alors, et qu'en même temps il lui est enjoint de reprendre le
nom de son père, ainsi que cela se pratique généralement? A cette nouvelle,
voici une femme qui entre dans une colère terrible, bien flatteuse et bien
honorable pour la mémoire de l'auteur de ses jours. S appeler Mlle Bernard!
porter le nom de son père! ne plus aller à la cour de sa majesté Louis XVI!
M1Ie Bernard en perd la tête et ne sait à quel saint se vouer. En vérité, voici
une plaisante pécore, et nous regrettons qu'il ne se soit point trouvé là quelque
honnête Bernard pour lui coûter vertement son fait. Elle veut partir, elle veut
fuir la France , elle veut aller cacher à l'étranger sa honte, son désespoir et
le nom de M. Bernard. Ainsi ferait-elle, et bien elle ferait, s'il ne lui venait
à l'esprit une idée tout-à-fait digne de tant de sottise et de vanité. On vient de
découvrir que George est le fils légitime du marquis de Rochemaure. Il est
vrai qu'en mourant le marquis ne lui a laissé que son titre pour toute fortune.
Mlle Bernard a une telle horreur de ce nom de Bernard , qu'elle le change,
séance tenante, pour le titre de marquise de Bochemaure. En moins de cinq
minutes, le mariage est conclu et célébré. Disons, en passant, que nous
avons toujours admiré la façon leste et prompte dont on se marie au théâtre.
On se prend par la main, on se rend à la chapelle; le chapelain est toujours
prêt, le sacristain toujours à son poste, en deux minutes tout est dit. Le
théâtre devrait en finir une bonne fois avec ces mariages, bons tout au plus à
Gretna-Green, et dont le public ne saurait être dupe un instant. Pour en
revenir à notre marquis improvisé, vous pensez quelle joie d'abord pour ce
pauvre marquis, qui ne peut croire à tant de bonheur, puis vous jugez de son
désespoir en découvrant que M"e Bernard, enl'épousant, n'a compté épouser
qu'un titre, et qu'elle ne lui accorde même pas, pour fiche de consolation, les
privilèges du mari de la reine. Il part, et, au deuxième acte, nous le retrouvons
commandant, puis colonel dans les armées de la république. Depuis le jour
de son mariage, il n'a jamais revu sa femme, il n'a jamais prononcé son nom.
Poursuivie comme suspecte, une femme pauvrement vêtue se présente un
jour au commandant George. Elle est pâle, tremblante, et se tient les yeux
282 REVUE DE PARIS.
baissés. Elle demande en suppliant un sauf-conduit qui lui permette de passer
la frontière. Le commandant se retourne, la suppliante lève les yeux : c'est
George! c'est la marquise! George parle d'abord de divorce; mais Mme de
Rocbemaure fait si bien de sa langue dorée et de ses beaux yeux de velours
noir, que le commandant pardonne, oublie et lui ouvre ses bras.
Depuis plus de cinq ans que nous assistons aux chefs-d'œuvre qui défraient
les théâtres petits et grands, nous avons vu bien des chefs-d'œuvre; mais nous
ne pensions pas qu'il fût possible d'entasser dans deux actes plus de pau-
vretés et d'invraisemblances. — Mrae Volnys a joué le rôle de cette orgueil-
leuse et sotte M"e de Bois-Robert avec une afféterie digue de l'esprit de ce
rôle. Mme Volnys n'a pas eu un geste vrai, pas une inspiration naïve, pas une
attitude simple et naturelle; c'est assez dire qu'elle a parfaitemeut rendu les
intentions de l'auteur.
On a joué au même théâtre une folie intitulée les Belles Têtes. On s'y
raille fort des cheveux et des longues barbes. C'est une pièce écrite pour con-
soler les chauves et les imberbes.
Au théâtre du Palais-Royal , la Villa Dujlot est un petit vaudeville très
inoffensif. On y aurait semé un peu plus d'esprit que ce ne serait pas plus
mal; les auteurs n'y auront pas songé.
Au même théâtre, Pérollne fait des merveilles. Il s'agit d'une joyeuse et jolie
fille qui trouve moyen , à force d'esprit et de bons tours, de rester fidèle à son
époux Guérot, et de sortir blanche comme une hermine des griffes d'un jeune
fat et des pattes d'un vieux libertin. Il faut voir avec quel art et quelle dex-
térité elle brouille les cartes et sauve son enjeu! Péroline a d'autant plus de
mérite en ceci que maître Guérot est fort laid. Ce Guérot est dignement re-
présenté par Alcide ïousez, dont la voix devient <le plus en plus éclatante et
perçante. Qu'il nous soit permis d'adresser à cet Alcide le conseil que donne
Dandin à l'Intimé :
Avocat ,
De votre ton vous-même adoucissez l'éclat.
J. S.
BULLETIN.
La polémique qui, à propos du droit de visite, ne craint pas de signaler
l'imminence d'une guerre entre l'Angleterre et la France, manque à la fois
de mesure, de prudence et de vérité. Il est fâcheux que des journaux anglais
ce genre d'argumentation ait passé dans la presse française. Ces exagérations
n'éclairent pas la situation; elles menaceraient plutôt de la fausser et de la
compromettre.
Quelle est, sans rien dissimuler comme sans rien amoindrir, la véritable
position des deux pays vis-à-vis l'un de l'autre dans la question du droit de
visite? 11 y a une question pendante qui peut amener des difficultés diploma-
tiques; mais de là à la guerre il y a un abîme, et nous sommes presque hon-
teux de discuter une pareille exagération De nos jours, on ne fait plus la
guerre qu'avec un intérêt immense à la soutenir : il faut aussi pouvoir colorer
une pareille résolution d'un motif spécieux , pouvoir lui assigner une cause
honorable. Or, se figure-t-on l'Angleterre dénonçant au monde la reprise de
ses vieilles inimitiés contre la France, parce que nous différons avec elle sur
la manière de réprimer la traite? Quand on veut faire peur avec la menace
d'un grand péril , il faut au moins que ce péril ait quelque vraisemblance.
Ce mode d'argumentation a tous les genres d'inconvéniens , car il aurait
encore plus de danger si, au lieu de reposer sur une base fausse, irse trou-
vait conforme à la vérité. Dire à la France : — Vous pouvez avoir raison dans
vos discussions avec l'Angleterre; mais, prenez garde, elle pourrait bien vous
répondre par du canon, — ce n'est pas retenir la France, c'est la pousser.
Langage imprudent, qui pourrait plus que toute autre chose mettre les deux
pays aux prises.
Heureusement nous n'en sommes point à ces extrémités. En pleine paix
284 REVUE DE PARIS.
avec l'Angleterre, nous envisageons aujourd'hui certains faits autrement qu'il
y a dix ans. Nous regrettons d'avoir concédé le droit de visite, et, tout en
continuant d'exécuter les traités, nous désirons que, pour l'avenir, ils soient
révisés et modifiés. Voilà où nous en sommes avec nos voisins, ni en-deçà ni
au-delà. Où est l'injure envers l'Angleterre? Où est le manque de foi? Où y
a-t-il là une cause de guerre? Depuis quand est-il interdit à un peuple de
demander à un autre d'examiner de nouveau , dans l'intérêt commun de la
justice et de l'humanité, un point, une question difficile?
Si la réciprocité stipulée pour l'exercice du droit de visite n'est pas illu-
soire, la France maintenant est investie d'un droit d'inspection et de police
sur la marine marchande de l'Angleterre. Ce droit, elle veut aujourd'hui y
renoncer, parce qu'elle en a reconnu les inconvéniens pour elle-même. Et
elle ne pourrait pas renoncer à ce privilège ! elle serait obligée éternellement
de l'exercer et de le subir! Mais alors l'Angleterre a donc un bien grand in-
térêt à perpétuer cet état de choses ? On veut lui rendre le droit de police sur
son bord, et elle n'en veut pas; elle désire qu'on la visite pour avoir le droit
de visiter les autres. Il y a donc autre chose en jeu que la cause de l'hu-
manité?
Refuser d'ouvrir des négociations nouvelles sur les traités de 1831 et 1833
serait avouer que ces traités ont pour l'Angleterre des avantages immenses
que nous n'avions pas aperçus en signant les conventions, et il faut d'autant
plus insister sur la reprise des négociations, que l'Angleterre reculera devant
un tel aveu. Dans la question du droit de visite plus que dans toute autre,
l'Angleterre est en face de l'opinion; l'Europe et l'Amérique jugeront sa con-
duite, et il lui importe de garder son masque de philantropie religieuse.
La commission qu'a nommée la chambre des députés pour la rédaction de
l'adresse a décidé, à la majorité de huit voix, qu'une phrase relative aux
traités de 1831 et de 1833 serait insérée. Il était facile de prévoir ce premier
résultat d'après les discussions des bureaux. Il y aura donc une phrase dans
l'adresse. Il appartient à la chambre de dire sa pensée avec une précision
ferme et modérée. Que veut réellement la chambre? Elle veut la résiliation
des traités de 1831 et 1833; voilà bien ce qu'elle désire avec le pays, voilà
bien le vœu dont la France attend l'expression dans l'adresse. Le fond de
cette idée ne saurait être altéré sans danger : on peut, on doit, pour l'exécu-
tion, ne parler et n'agir qu'avec la plus grande prudence, mais il importe
que la pensée même du pays et de la chambre, pensée déjà indiquée dans
l'adresse de l'année dernière, soit reproduite avec netteté, avec franchise.
Plus on cherche à intimider la chambre, plus elle doit veiller à ne pas rester
en-deçà de l'opinion qu'elle a déjà exprimée. Les insinuations malhabiles de
quelques écrivains ne doivent pas sans doute l'engager à dépasser les limites
qu'elle s'est marquées à elle-même. Elle doit se préserver de ces entraînemens
plus généreux que politiques; mais, dans la ligne qu'elle a adoptée, il faut
que le pays la trouve ferme, inébranlable.
REVUE DE PARIS. 285
Si l'on se contentait d'exprimer dans l'adresse que les traités de 1831 et
1833 ne sauraient être d'étemelle durée, et qu'on espère que, le but qu'ils se
proposent une fois atteint, ils tomberont d'eux-mêmes, on ne rendrait pas
fidèlement la pensée du pays. La France ne se résigne pas à attendre la sup-
pression complète de l'esclavage sur le globe pour arriver à l'annulation des
traités qui la blessent. Loin de là : elle veut arriver à l'abolition de l'escla-
vage par d'autres moyens que ceux stipulés dans les conventions. La France
ne veut pas s'en remettre à la seule action du temps; elle désire que son gou-
vernement agisse pour amener une modification qui est l'objet de tous ses
vœux.
Deux choses sont également nécessaires , l'expression franche et mesurée
de la pensée du parlement et du pays dans l'adresse , et puis la confiance de
la chambre dans le zèle que mettra le gouvernement à satisfaire le vœu pré-
senté par la chambre à la couronne. Si ces deux conditions sont remplies, les
passions se calmeront, les inquiétudes du pays n'auront plus d'objet, et la
diplomatie poursuivra tranquillement son œuvre. Dans le cas contraire, la
question s'envenimerait, et l'irritation des esprits chez les deux peuples pour-
rait amener des conséquences fâcheuses.
La question n'a déjà que trop dévié. Comment la presse anglaise en est-
elle venue à publier qu'il y va de l'honneur de l'Angleterre de ne pas céder sur
le droit de visite? En quoi, de bonne foi, l'honneur britannique est-il engagé?
Il s'agit d'une discussion du droit des gens. On trouve en France qu'une sti-
pulation jusqu'alors insolite dans les traités maritimes a empiété sur les pré-
rogatives inaliénables de la souveraineté nationale. C'est aujourd'hui l'opinion
de notre parlement, de nos publicistes, de nos jurisconsultes; c'est au fond la
conviction de presque tous les hommes qui représentent ou qui ont repré-
senté le gouvernement. Encore une fois, qu'y a-t-il là d'offensant pour l'hon-
neur britannique? En vérité, l'embarras que parait éprouver le cabinet à
exprimer au gouvernement anglais la pensée et le vœu de la France ne tient
qu'à des circonstances particulières et personnelles à quelques-uns de ses
membres, car la question en elle-même est d'une extrême simplicité. Au fond,
il s'agit plutôt d'une consultation de jurisconsultes, de docteurs en droit des
gens, que d'une querelle d'amour-propre national; il est malheureux que le
ministère se croie obligé, par sa résistance, d'aggraver la question , de la dé-
naturer pour ainsi dire. Il est possible qu'aujourd'hui la situation diploma-
tique soit plus difOcile; mais à qui la faute?
La discussion de l'adresse à la chambre des pairs vient nous prouver que
les hommes sérieux ne voient effectivement dans les traités de 1831 etde 1833
qu'une grave question de droit constitutionnel et de droit public. Au sein de
la chambre des pairs, on ne crie pas haine aux Anglais! mais on approfondit
les principes et l'on montre en quoi les traités de 1831 et 1833 les ont violés.
M. le vicomte de Ségur-Lamoignon a trouvé dans l'assemblée du Luxembourg
une attention tout-à-fait bienveillante quand il a démontré, par quelques argu-
TOME XITI. JANVIER. 20
286 REVUE DE PARIS.
mens ingénieux et nouveaux, que le droit de visite, qui comprend le droit
d'arrestation, de perquisition et de saisie, empiète sur les droits de la souve-
raineté nationale. Le judicieux orateur a cité à l'appui de cette opinion un
fait qui a frappé la chambre. A l'époque des troubles de la Vendée qui sui-
virent la révolution de 1830, le gouvernement jugea utile d'investir les maré-
chaux-de-logis et les brigadiers de gendarmerie des fonctions de police judi-
ciaire, et il ne crut pas pouvoir faire cette délégation autrement que par une
loi, et la loi que les chambres ont votée portait expressément que ses disposi-
tions devaient cesser de plein droit si elles n'étaient pas renouvelées dans la
session suivante. Comment se pourrait-il donc, a demandé M. de Ségur-La-
moignon, que le pouvoir exécutif, qui n'a pas le droit de faire une délégation
si simple à des agens de l'autorité française, pût avoir la faculté exorbitante
de déléguer sans le concours des chambres, de déléguer à des étrangers, à
une gendarmerie anglaise, ces mêmes fonctions de police judiciaire pour les
exercer sur toute notre marine marchande? Cette considération, déduite avec
une sagacité remarquable, a produit une assez profonde impression sur la
chambre. Nous le demandons, un pareil langage n'est-il pas fait pour mé-
riter toute l'attention des hommes graves qui siègent dans le cabinet et dans
le parlement britannique? Les hommes d'état d'Angleterre savent mieux que
personne que, dans un gouvernement libre, on ne saurait porter atteinte par
des stipulations diplomatiques aux principes de la constitution. Ne s'ap-
puient-ils pas tous les jours sur ces principes en traitant avec les gouverne-
mens étrangers ? Peuvent-ils trouver mauvais que nos chambres veillent avec
une sollicitude aussi jalouse au maintien de nos droits constitutionnels?
Par quelle bizarre inspiration un jeune pair, M. d'Alton-Shée, s'est-il mis à
soutenir la prétendue impossibilité où nous sommes de revenir sur les traités
de 1831 et 1833? Son discours semblait une plaidoirie au point de vue le plus
exclusif delà politique anglaise. M. d'Alton-Shée aura trouvé sans doute ori-
ginal et piquant de prendre le contrepied de l'opinion générale; ce jeune pair
n'a pas réfléchi qu'il n'est guère permis de porter à la tribune législative de
capricieux paradoxes, et d'y paraître pour contredire ouvertement le bon sens
public.
L'adresse de la chambre des pairs, telle qu'elle est sortie de la plume de
M. le duc de Broglie, offre sur presque toutes les questions la paraphrase du
discours delà couronne. Sur deux points seulement, les traités de commerce
et les lois de finances, la chambre a montré ses tendances et son esprit.
La pairie ne s'exprime que d'une manière fort dubitative sur le succès des
traités de commerce auxquels le ministère a fait allusion dans le discours de
la couronne. Elle semble considérer ce succès comme tout-à-fait hypothé-
tique; mais enfin, si le gouvernement parvenait à conclure quelques conven-
tions commerciales , la chambre des pairs examinerait attentivement l'in-
fluence que ces conventions pourraient exercer sjur l'emploi et la direction
du travail national. On voit que la chambre a porte ses pensées sur le projet
REVUE DE PARIS. 287
d'une union douanière avec les Belges. La phrase qui suit est plus claire en-
core : la pairie y recommande à la prudence du gouvernement le respect du
aux intérêts existans, dans les mesures qui modifieraient la législation sous
laquelle notre industrie a jusqu'ici prospéré. La chambre annonce aiusi qu'elle
a une majorité toute prête à défendre dans l'occasion le système protecteur.
C'est avec une sorte de regret et de tristesse que la pairie parle des lois de
finances. Elle déplore le défaut d'équilibre entre les recettes et les dépenses.
Cet état de choses, dit la chambre, doit être l'objet de préoccupations sé-
rieuses. Ce langage peut faire pressentir que notre situation financière trou-
vera dans la chambre des censeurs sévères peu disposés à donner une appro-
bation sans réserve à toutes les dépenses extraordinaires qui leur seront
présentées. La pairie est d'autant plus attentive aux lois de finances, que le
gouvernement et la chambre des députés semblent moins disposés à lui laisser
le temps de s'en occuper. Cependant cette année il est permis d'espérer que
la chambre des pairs pourra discuter le budget avant l'époque où la plus
grande partie des députés a déjà quitté Paris.
Ainsi que nous l'avions pressenti, le projet de loi sur les sucres a rencontré
dans la chambre des députés l'opposition la plus vive. Dans la commission
nommée par les bureaux , le projet ministériel ne compte, à vrai dire, qu'un
seul défenseur, M. Berryer, qui, comme député de Marseille, est obligé de
plaider exclusivement l'intérêt colonial. Les autres commissaires, avec des
vues divergentes, sont unanimes pour repousser l'anéantissement du sucre
indigène.
La raison de la majorité s'est révoltée contre cette solution expéditive qui
consiste, entre deux industries rivales, à rendre contre l'une des deux un
arrêt de mort. On s'est prononcé généralement pour un système de pondéra-
tion dont les commissaires de la chambre cherchent en ce moment les élé-
mens. La majorité semble penser que, si l'on ne peut encore établir l'égalité
des droits, du moins il faut y tendre. Il n'est pas possible au surplus de pré-
voir les conclusions positives auxquelles aboutira le travail de la commission;
on cherche, on s'informe, on tâtonne, la commission consulte toutes les au-
torités en matière de commerce et d'industrie; elle interroge tous les intérêts;
elle veut pouvoir présenter à la chambre un tableau complet des investiga-
tions et des études qui auront déterminé son opinion.
Pendant que la chambre dans les bureaux se prononçait contre le projet
du gouvernement, les chambres de commerce de plusieurs villes importantes
repoussaient ouvertement le plan destructif du sucre indigène. Commençons
par Paris : la chambre de commerce de la capitale a réclamé avec énergie le
maintien du sucre indigène, et proposé d'établir un droit égal sur les deux
industries. La chambre de commerce de Lille s'est prononcée pour un système
de pondération entre les deux sucres : le statu quo lui paraît aujourd'hui la
chose la plus désirable; mais enfin, si l'on voulait absolument aggraver
l'impôt sur le produit indigène, la chambre de commerce de Lille \ référerait
286 REVUE DE PARIS.
encore cette solution à l'anéantissement complet de l'industrie nationale.
Les sociétés d'agriculture du département du Nord viennent d'adresser à la
chambres des pétitions pour la conservation de la sucrerie indigène. « La loi
qu'on vous propose, disent les pétitionnaires de Valenciennes, est une mesure
qui ferait un tort immense à un million de Français, qui ruinerait toutes les
industries annexes qui ne peuvent travailler que pour et par les sucreries. »
Il ne faut pas oublier en effet qu'en France il y a huit départemens pour les-
quels cette industrie est une source principale de prospérité, et qu'elle con-
tribue puissamment à la fécondité du sol. 11 est constant aujourd'hui que
partout où la betterave est en usage, la valeur vénale des terres a augmenté
considérablement.
Cette prospérité du sol répand le bien-être sur les cultivateurs et les ou-
vriers. Où trouver l'indemnité qui pourra véritablement dédommager ceux-ci
de ce qu'ils auront perdu? Non-seulement l'indemnité est mauvaise en prin-
cipe, mais elle est illusoire, car elle ne va pas chercher la classe la plus inté-
ressante que ruinerait la suppression du sucre indigène. Elle serait absorbée
par le fabricant, par le spéculateur; mais le cultivateur, l'ouvrier, seraient-ils
dédommagés? L'année dernière, un honorable député qui est encore aujour-
d'hui membre de la commission des sucres signalait dans son rapport les
inconvéniens de l'indemnité. « Il est de notoriété publique, disait M. Dumon,
que l'espérance d'une indemnité a donné à la fabrication du sucre indigène
une activité désordonnée; comme on pensait que la quotité de l'indemnité
serait basée, pour chaque fabrique, sur la quotité de la production, on a voulu
produire à tout prix, dans l'assurance que les pertes dans la fabrication
seraient amplement compensées par la quote part dans l'indemnité. Des usines
en chômage se sont rouvertes, les usines en activité ont exagéré leur pro-
duction. » Ainsi, l'indemnité ne serait qu'une prime accordée à l'avidité, à
l'imprudence des spéculateurs. Mais il y a encore d'autres raisons pour la
répudier : en effet, si on entre dans cette voie, il est impossible de prévoir
où s'arrêteront à l'avenir les charges du trésor public. Toute industrie en
souffrance soit par des évènemens inévitables, soit par la faute des particu-
liers, se croira en droit de chercher dans les finances de l'état comme un
budget supplémentaire; de cette manière, l'action gouvernementale se trou-
verait substituée partout à l'action individuelle. Est-ce à cet état de choses
que nous voulons marcher?
Pas de suppression du sucre indigène , et partant pas d'indemnité, voilà
deux points sur lesquels il est probable que la majorité de la chambre tom-
bera d'accord; voilà les préliminaires indispensables de la solution à trouver.
La culture de la betterave et la fabrication du sucre indigène sont deux faits
trop puissans et trop réels pour pouvoir être arbitrairement supprimés. Pour
autoriser cette suppression, on a voulu chercher des analogies dans le mono-
pole du tabac; mais la plante du tabac n'est pas supprimée, seulement la
fabrication en est monopolisée entre les maius du gouvernement, ainsi l'a
REVUE DE PARIS. 289
voulu l'intérêt de la fortune publique, et ici le monopole est une mesure tout-
à-fait conservatrice. N'anéantissez donc pas l'industrie du sucre indigène, con-
tentez-vous de la réglementer.
Nous concevons très bien , au surplus , que cette industrie ait aujourd'hui
des charges plus lourdes à supporter que sous l'empire et dans les premiers
temps de la restauration. Un autre intérêt qui est également national, l'intérêt
colonial, se présente et demande le partage. C'est à cette situation qu'il faut
répondre, en tenant exactement la balance entre les deux industries. Le sucre
indigène doit se résigner aux sacrifices sans lesquels les colonies ne pour-
raient soutenir la rivalité, et de leur côté, les colonies doivent consentir à
partager la consommation nationale avec nos produits agricoles. Ce sont
deux nécessités également indestructibles; il n'y a pas là de caprice, de fan-
taisie. Les bonnes lois sont celles qui savent se mettre en harmonie avec les
faits sans avoir la prétention vaine de les nier et de les détruire.
La manière dont la couronne s'est exprimée sur notre situation à Alger
semble annoncer que le gouvernement s'occupe de préparer l'organisation
administrative et civile de la colonie. La manière vigoureuse dont le général
Bugeaud a poussé la guerre avancera l'époque où il sera possible de tem-
pérer la rigueur du régime militaire; mais il ne faut rien précipiter, il faut
se garder d'affaiblir l'énergie de notre action sur des tribus dont la soumis-
sion est encore si récente. M. Bugeaud a compris enfin que le gouverneur-
général de l'Afrique ne devait pas se faire le correspondant des journaux;
toutefois il n'a pu s'empêcher de leur écrire qu'il ne leur écrirait plus. Le
général Bugeaud a sur son propre compte et contre lui-même une franchise
sans réserve et sans pitié; il prend la peine de formuler lui-même avec une
précision désespérante les reproches qu'on pourrait lui adresser; à ce sujet,
il dit plus et mieux que ses plus ardens adversaires. Si M. Bugeaud croit à
la générosité des partis , il se trompe ; en politique , il est bon sans doute
d'avoir la conscience des fautes qu'on a pu commettre pour n'y plus retom-
ber, mais il faut s'en corriger en silence et ne pas donner de publicité à ses
mea culpa. Nous pensons d'ailleurs que M. le général Bugeaud a eu le tort
de mettre au nombre de ses péchés sa brochure sur l'Algérie, qui n'aura pas
peu contribué à faire connaître à la France la question d'Afrique.
Si l'on avait pu douter un instant de la part qu'a prise la Bussie dans les
derniers évènemens de la Valachie, on reconnaîtrait sa main toute puissante
dans l'élection du nouvel hospodar. Après deux tours de scrutin, l'assemblée
générale des états a élevé au pouvoir suprême M. Bibesco, partisan connu de
la Bussie. C'est ainsi que la véritable influence échappe tous les jours à la
Porte ottomane; le sultan a la souveraineté nominale , mais il ne peut pas
même décider de l'élection de l'hospodar, qui est encore officiellement son
vassal et son tributaire.
290 REVUE DE PARIS.
— M. Baucher nous adresse le document suivant, que notre impartialité
nous fait un devoir de publier.
Nancy, le 16 janvier 1843.
« Monsieur,
« En réponse à votre lettre, je m'empresse de vous donner connaissance
de mon rapport adressé au ministre sur l'application de votre méthode au
dressage des chevaux.
« Cette méthode continus à présenter les résultats les plus satisfaisans. Une
classe de jeunes chevaux , commencée le 5 décembre, s'est trouvée au 30 du
même mois, c'est-à-dire en vingt-trois leçons, qui n'ont jamais dépassé une
heure de travail, tout-à-fait à même d'être admise à l'école d'escadron. Ces
chevaux ont été soumis successivement aux différentes gradations prescrites
sans opposer de véritables difficultés. Un seul de la remonte anglaise se refu-
sait au reculer pendant les premières leçons. En peu de jours la résistance a
été vaincue avec un succès complet, et aujourd'hui cet exercice lui est aussi
familier que l'action de se porter en avant.
« La promptitude de ce résultat , obtenu en si peu de leçons et à un degré
complet d'obéissance, de légèreté et de souplesse, s'explique par l'instruction
même des cavaliers, aujourd'hui entièrement familiarisés avec les diverses
prescriptions de ce travail.
« Mes convictions, basées sur une étude impartiale et consciencieuse, ne
sauraient être ébranlées par aucune des objections qui ont été soulevées par
les adversaires de la méthode. C'est ainsi qu'on a prétendu que les chevaux,
une fois passés à l'escadron et abandonnés au service habituel, n'étaient
bientôt plus dans les mêmes conditions d'instruction. J'ai cherché dans l'ex-
périence quelques preuves de cette assertion et j'ai prescrit d'exercer, six
semaines après avoir été admis dans les rangs, de jeunes chevaux qui, pen-
dant le travail d'hiver, ne font autre chose que des promenades journalières
en bridon et conduits chaque jour par des cavaliers différais. Us ont exécuté
tout ce qui leur a été demandé en manège civil avec une régularité et une
précision remarquables.
« On a écrit que les tortures permanentes avec lesquelles on brise le cheval
sont au détriment de la force musculaire, et par cela même de la vitesse.
« Cette objection ne me semble pas plus fondée, et, à mon avis, jamais
méthode plus progressive, plus douce, n'a été employée, puisqu'elle trouve
une obéissance presque instantanée dans le jeune cheval, naturellement dis-
posé aux défenses, soit par ignorance, soit par peur, soit par méchanceté.
« Loin que la force musculaire s'amoindrisse par les flexions réitérées, ne
s'augmeute-t-elle pas de tout l'avantage de l'exercice sur le repos, du travail
sur la paresse? Le système musculaire ne se développe-t-il pas, physiologique-
ment parlant, en raison, en proportion de ces mêmes conditions? La gym-
REVUE DE PARIS. 291
nastique, cette torture permanente des muscles, n'a-t-elle pas pour résultat
définitif l'adresse, la vigueur? La différence habituelle qui existe entre les
forces du bras droit et du bras gauche a-t-elle une autre cause que la diffé-
rence dans l'emploi journalier de l'un au préjudice de l'autre?
« Quant à la vitesse, s'il était vrai qu'elle fût ralentie à l'avantage de l'as-
souplissement, elle me semblerait devoir être sacrifiée. La régularité des ma-
nœuvres est la conséquence de la régularité des allures. Le cheval de guerre
a rarement besoin d'une grande vitesse, et la souplesse est indispensable à la
sécurité du cavalier. Mais ce prétendu ralentissement dans les allures ne se-
rait-il pas du plus habituellement au cavalier lui-même? Par son instruction
première le cheval, habitué, obligé à répartir également ses forces pour se
maintenir dans l'équilibre exigé, nécessite de la part du cavalier un grand
accord dans ses aides, pour ne pas contrarier ces mêmes forces. Et dans ce
cas, n'est-ce pas bien plus l'impuissance du cavalier que celle du cheval qu'il
faut accuser?
« Éducation prompte, facile, complète pour le cheval ; utile pour le cava-
lier obligé à une justesse dans ses aides sans laquelle les résultats resteraient
infructueux; profitable au trésor, dont les sacrifices, plus ou moins heureu-
sement employés dans l'achat des chevaux , se trouvent utilisés par une in-
struction mieux appropriée à toutes les conformations, et essentiellement
conservatrice du cheval par ses principes. Ce sont là, selon moi, les avan-
tages incontestables de la méthode de M. Baucher, dont je deviens plus par-
tisan à mesure que l'expérience m'en fait apprécier l'utilité.
« Agréez, etc.
« Signé de Gouy,
« Colonel du l«r de hussards. »
A lire le mode d'instruction suivi dans le régiment de M. le colonel de
Gouy, on croirait lire les principes de La Guerinière; il vaudrait mieux dire
que, depuis qu'on a reconnu la nécessité de s'occuper plus spécialement de
l'éducation des hommes et des chevaux, les hommes et les chevaux ont fait
des progrès plus rapides. Ce n'est donc pas à la méthode de M. Baucher qu'on
doit attribuer ce résultat, mais à des soins mieux entendus. Si M. de Gouy
a senti la nécessité de faire adopter dans son régiment un système plus suivi,
de faire assouplir des chevaux raides, s'il a cherché à équilibrer leurs forces,
il a tout simplement obéi en cela aux préceptes de l'équitation de La Gue-
rinière, et de tant d'hommes capables dont M. Baucher prétend ne tenir
aucun compte. M. le colonel de Gouy a mis en pratique des principes qui
pouvaient être ignorés dans son régiment, mais qui certes n'en existaient pas
moins. Ce que nous avons blâmé dans la méthode de M. Baucher, c'est l'exa-
gération des assouplissemens et les attaques violentes de l'éperon. Après
cela, si les idées de M. Baucher se sont modifiées, s'il revient aux élémens
rationnels connus de temps immémorial, tant mieux pour lui, mais alors
292 REVUE DE PARIS.
disions-nous donc à tort qu'il n'a rien inventé ? Singulière découverte en
effet que celle qui ne saurait obtenir le moindre résultat avantageux sans
consentir à s'abdiquer elle-même. En combattant la méthode de M. Baucher
nous n'ignorions pas que cette méthode comptait des partisans parmi les
officiers-généraux de l'armée; autrement eussions-nous pris la peine de la
discuter ? Nous connaissions d'avance les pièces qu'elle pouvait produire en
sa faveur, mais, par malheur, nous en connaissions d'autresj, et de nom-
breuses, émanées de sources non moins officielles, et c'est sur une apprécia-
tion grave et réfléchie de ces différens rapports, aussi bien que d'après la
lecture des ouvrages et des théories de M. Baucher, que s'est formée l'opi-
nion émise par nous dans le dernier numéro de la Revue, et que nous main-
tenons en tout point.
Mlle Rachel vient d'aborder avec un éclatant succès le rôle le plus diffi-
cile du répertoire tragique. Phèdre prendra place désormais parmi les con-
quêtes de son talent à côté d'Hermione et de Roxane. Le public nombreux
qui était accouru à cette solennité littéraire a salué par d'unanimes applaudis-
semens le nouveau triomphe de la jeune tragédienne. Nous apprécierons
prochainement cette création où M"e Rachel a montré tant d'énergie et de
profondeur.
F. Bonnaire.
UNE
INDISCRÉTION.
i.
— Te voilà! s'écria l'élégant major de Razy en voyant entrer
Léonce Fossac, tu n'es pas en semestre?
— Je n'y suis pas, tu le vois.
— Si je l'avais prévu, j'aurais été au devant de toi, car je savais
que ton régiment passait ici, se rendant à D Mais comment diable
s'imaginer que tu n'es pas dans tes Pyrénées?
— S'il faut te le dire, j'ai à D... un attachement qui date de mon
arrivée dans les hussards Chamborans. En apprenant qu'il était ques-
tion de retourner dans cette ville, j'ai suivi le régiment, déterminé à
en finir comme toi.
— Tu te marierais aussi?
— Pourquoi pas ?
M. de Razy fit apporter du rhum et des cigares, et il demanda à
Léonce des nouvelles de l'armée. Après avoir accordé quelque temps
à cet inépuisable sujet de causerie, le jeune capitaine parla de se
retirer.
— Non pas, tu restes, s'écria le major en lui tendant la main.
Mme de Razy est à sa toilette , elle va venir ; je me fais un vrai plaisir
TOME XIII. JANVIER. 21
294- REVUE DE PARIS.
de lui présenter le bon camarade qui, dans la Sierra Morena, m'a ar-
raché à l'étrange sollicitude de l'Anglais sir Geffery Byrne.
A son tour Léonce serra affectueusement la main qui tenait la
sienne et ne se fit pas prier davantage, étant curieux de voir celle qui
était Mme de Razy depuis quinze mois seulement, et de pouvoir à l'oc-
casion parler du mariage qu'avait fait le major. Celui-ci proposa une
promenade dans le parc, et Léonce, se disposant à le suivre, aperçut,
dans un petit vase, une agrafe enrichie d'une émeraude; il s'en ap-
procha en s'écriant :
— D'où te vient ce bijou?
— Cette pierre, tu veux dire : elle est belle, n'est-ce pas?
— Elle est mieux que belle. J'avais rapporté d'Espagne une éme-
raude de cette forme, et j'étais persuadé qu'il n'en existait pas de
semblable.
— Prétention folle, comme tu vois.
— Pas si folle : cette pierre avait compté parmi les joyaux de la
couronne.
— J'ai tiré celle-ci de l'écrin de ma belle-mère. Elle m'a paru si
précieuse que je l'ai fait monter pour Fanny avec cet entourage de
brillans.
Léonce replaça l'agrafe en silence, puis il la reprit et la regarda
encore avec le même étonnemcnt.
— Puisque cette émeraude, dit-il , vient de l'écrin de ta belle-
mère, ce ne peut-être celle... Cependant mais c'est une folie....
Sortons.
Ils se promenèrent quelque temps , et le major s'arrêta dans une
salle de verdure formée naturellement par des cépées.
— Asseyons-nous, dit-il, nous verrons à travers le feuillage quand
la toilette sera finie.
— Cette habitation réunit tous les agrémens, s'écria Léonce.
— J'y suis fort attaché, répondit le major. Cette terre me vient de
ma femme.
— Mme de Razy est de ce pays ?
— Non ; elle y était venue avec sa mère pour prendre possession
de cet héritage qui devint le nôtre par la mort de ma belle-mère.
C'est ici que j'ai vu et épousé Fanny, tout cela depuis que nous nous
sommes quittés. Je suis toujours prompt et expéditif.
— Et d'autant mieux, cette fois, que sans doute tu n'avais pas pris
le temps d'être amoureux.
— Quelle erreur! j'étais amoureux fou.
REVUE DE PARIS. 295
— C'est comme moi , il y a deux ans. Je voudrais bien savoir si je
pourrais renouer ce mariage.
— Tu le désires encore et tu l'as manqué? La famille était avare ?
— Non pas que je sache.
— C'est la fortune qui était mince?
— Fi donc, elle était considérable.
— Alors c'est toute une énigme à deviner. Malheureusement mon
humeur impatiente ne me permet pas de briller à ce jeu d'esprit.
— Si nous avons un instant, je puis bien t'expliquer tout cela.
— A la bonne heure, je t'écoute.
« Tu sais que j'étais au milieu de mes Pyrénées, quand je passai
dans les hussards Chamborans, et que mon semestre fut inter-
rompu vers la fin par l'échappée de l'île d'Elbe. Je dus rejoindre mon
nouveau régiment à D... Persuadé que je trouverais occupés tous les
cœurs où se casernent les amours de garnison , je n'en pris nul souci
et je menai d'abord une vie tout animale. Je faisais mon service
ponctuellement, à la pension mon appétit devenait proverbial, et j'en-
graissais à vue d'œil, quand par bonheur je fus rappelé à un état plus
normal. Un dimanche que je me promenais au cours, appesanti par
l'indifférence que je traînais partout, je vis une belle jeune fille. Elle
avait une robe blanche, un nœud de ruban rattachait ses cheveux, sa
marche était légère, et sa taille mince et souple se balançait comme
son cou blanc et gracieux. — Qu'elle est jolie! m'écriai-je. Ce cri
d'admiration partit malgré moi , et elle l'entendit avec un petit air
dédaigneux qui acheva de me charmer. Je la suivis pour admirer la
vivacité et la grâce de ses mouvemens, et quand elle quitta la prome-
nade, je savais le nom de sa famille, que je tairai, ici, par des raisons
que tu pourras bientôt imaginer. »
— Va, va, ce nom m'importe peu; je n'ai de ma vie été à D...
« C'est d'ailleurs la seule chose que je veuille te cacher. Je re-
tournai chez moi»ayant présente à l'esprit cette mince jeune fille
avec son ruban bleu et son charmant visage pétillant de vivacité. Ma
tête était brûlante, je ne dormis point, et, dans les cours, on sorînait
pour la botte que déjà j'écrivais à celle que j'entendis plus tard
nommer Francesca. Ce que renfermait mon billet, écrit dans cette
nuit d'insomnie , je ne saurais te le dire; je me souviens seulement
que j'étais fort content de deux ou trois périodes qu'on eût pu croire
détachées de la Nouvelle Héloïse.... »
— Je m'en rapporte à toi , interrompit le major.
« Ma lettre resta sans réponse, et je me promenai tout aussi vai-
21.
296 REVUE DE PARIS.
nement à pied et à cheval sous les fenêtres de Francesca. Ce désap-
pointement me fut si amer qu'il me fournit l'idée de me faire pré-
senter à la famille de cette jeune fille. Tu ne t'étonnes pas, j'imagine,
que pareil moyen de la voir ne me soit pas venu aussitôt à l'esprit.
Se marier, c'est, tu le sais, penser à quitter le service, renoncer à
une vie routinière et facile; on n'y est pas disposé tout d'abord, et
je ne suis pas autrement que nous tous. Enfin j'y songeais dans
une allée solitaire du cours. A quel point j'étais de bonne foi, je ne
saurais l'affirmer, n'ayant pas eu le temps de m'assurer du fait, quand
je me sentis arrêté par la manche de mon dolman. Je me retournai,
l'imagination remplie de Francesca et m'attendant vaguement à
quelque apparition agréable; ce que je vis était affreux. Figure-toi
un homme qui me passait de la tête, pâle et portant de longs che-
veux plats. Il avait une redingote feuille-morte en haillons, et, à la
main, un vieux feutre à cornes. Il me fit un signe mystérieux, mais,
loin de l'aborder, je reculai. Il s'éloignait cependant, je ne sais quelle
attraction me fit marcher sur ses pas. Le jour baissait; mon guide,
dont les précautions étaient extrêmes, se dirigea vers l'abbaye des
Bénédictins, où demeurait Francesca. Près d'arriver, il me dépassa
en disant sourdement: — Faites excuse, capitaine, les éperons son-
nent mal ici. Mes éperons étaient vissés, je brisai la molette contre la
muraille, et, le cœur palpitant, je rejoignis mon conducteur sous une
porte sombre et voûtée. Nous traversâmes une cour, plusieurs pas-
sages, et je fus introduit dans une chapelle dépouillée des ornemens
du culte, mais riche encore dans sa nudité. Tu m'as demandé pour-
quoi mon mariage s'était rompu, c'est peut-être que ces prélimi-
naires étaient trop bizarres : en fait de mariage je n'aime rien qui
sente l'aventure. »
— Ni moi. J'ai reçu Fanny des mains de sa mère mourante, et
cette malheureuse circonstance ne permettait pas l'ombre d'amou-
rette. Le consentement de ma femme à notre mariage m'a seul ap-
pris que ses sentimens n'étaient pas contraires aux miens. Peut-être
son affection est-elle peu expansive, mais je suis sûr qu'elle n'a rien
aimé autant que moi, et cette certitude me satisfait.
« J'en suis ravi, mais je suis plus exigeant, tu le verras tout à
l'heure. Une porte s'ouvrit, et une figure s'avança dans une demi-
obscurité. J'allai à elle avec empressement, croyant m'approcher de
Francesca, et je me trouvai en face d'une femme de trente-cinq à
quarante ans, d'une taille moyenne, de formes grêles, brune et ner-
veuse. Cette fdcheuse surprise pensa me rendre impoli. La femme
REVUE DE PARTS. 297
en robe noire m'examina avec une attention qui me causa certaine
inquiétude, car ses yeux bruns semblaient dire que je ne lui déplaisais
pas# — Êtes-vous le capitaine Fossac? demanda t-clle avec un accent
sicilien. Je m'inclinai. — Connaissez -vous ce papier? — J'ai écrit cela,
madame. — Voyez où vous êtes, reprit-elle; voulez-vous épouser ma
nièce Francesca? — Ob! de grand cœur, si je puis être aimé, dis-je
avec empressement. — Dieu entend votre promesse, capitaine. — Il
voit aussi ma pensée, madame. — C'est assez, dit-elle en prenant mon
bras. Nous entrâmes dans un cloître attenant à la chapelle. — Tenez,
dit-elle en m'y attirant, voici Checca. J'aperçus la jeune fille dans une
cour intérieure plantée de rosiers que broutait une petite chèvre
blanche. — Voulez-vous aller dans le parterre? reprit ma conductrice,
— Si je le veux! m'écriai-je. La dame sourit, me retint et appela
Paolo, qui parut à l'extrémité du cloître. — Suivez le lazzarone, ajoutâ-
t-elle, il est muet comme un mort. Mon mari, un hussard comme
vous, lui a sauvé la vie. Allez et souvenez-vous de votre serment, car
je retourne auprès de ma belle-sœur qui est souffrante. — Je saisis
sa main , je la baisai avec effusion, et je me précipitai à travers un
dédale de sombres galeries à la suite de mon guide étrange.
« En me voyant, Francesca laissa échapper un petit cri de surprise
et déplaisir. — Me connaissez-vous, mademoiselle? — Oh! monsieur,
comment êtes-vous ici? — Comme votre mari, dis-je sans trop m'ar-
rôter à la question. M'acceptez-vous? Elle rougit et baissa les yeux.
J'offris mon bras, elle s'y appuya légère comme un oiseau. Je cueillis
pour elle quelques pensées, et quelques bourgeons de rosiers pour
sa chevrette; de tout cela Francesca souriait avec une finesse et une
vivacité mêlée d'embarras qui la rendaient très séduisante. Elle me
congédia trop tôt, et ce fut elle qui me guida sous les voûtes obscures
des cloîtres. Pour un hussard de vingt-cinq ans la situation de-
venait périlleuse; je le pensais, mais sans être tenté d'abuser de la
naïveté d'une étrangère ignorant nos usages, et de la candeur d'une
enfant. »
— Jusque-là on peut te le passer, interrompit le major.
« Satisfait de moi-même, je voulus regarder la délicieuse figure
qui m'inspirait cette circonspection , et presser la main timidement
posée sur mon bras; mais je ne trouvai plus que le vide : la vision
s'était évanouie. Je craignis, un instant, que la Napolitaine et cette
jolie nièce ne fussent deux fantômes créés par mon imagination;
mais j'étais encore dans l'abbaye, et ce n'était rien moins qu'un châ-
teau aérien. Sûr de revoir Francesca, je m'en allai en rasant le pavé,
298 REVUE DE PARIS.
et toute la nuit je fus délicieusement occupé. Le lendemain, j'eus
mille bonnes raisons pour passer devant les Bénédictins, et, en effet,
je cherchais comment je pourrais escalader les murs pour arriver
à la cour où la veille j'avais vu Francesca. Tout à coup deux doigts
rosés parurent dans la claire-voie d'une jalousie, et des fleurs quel-
que peu fanées tombèrent à mes pieds. Je crus reconnaître celles
que j'avais données à Francesca : je n'attendis pas davantage pour
m' élancer dans les passages du couvent où je la trouvai avec sa chè-
vre. Toutes les deux me devancèrent, blanches, légères, bondis-
santes, et je suivis Francesca dans une cellule où elle dessinait. Elle
reprit son crayon, et, peu à peu, une conversation assez familière
de ma part, assez mutine de la sienne, s'établit entre nous. Elle
m'apprit que , sa mère ne quittant pas sa chambre et les domesti-
ques ne fréquentant pas cette partie de l'abbaye, mes visites n'étaient
connues que de sa tante, à qui elle obéissait en me permettant d'as-
sister quelquefois à ses études. Je n'ai pas besoin de te dire qu'à
partir de ce jour je me rendis assidûment aux Bénédictins. »
Le major hocha la tète en souriant finement.
« Quelque temps après, la tante vint au-devant de moi. — Eh bien!
aimez-vous Checca? — Oh! madame, je suis perdu si je ne suis
aimé. — Quoi! vous ne le savez pas? s'écria-t-elle. La vérité est que
je ne me connaissais plus. Voir et entendre Francesca, c'était l'ad-
mirer, c'était l'aimer; de cette manière, sans cesse occupé d'elle, j'ou-
bliais, je puis dire, jusqu'à mon amour, car, heureux d'être seul admis
dans ce boudoir, je ne songeais à rien au-delà. Elle entra bientôt,
tenant à la main un feston que j'attirai à moi pour y faire quelques
points. — Mais c'est qu'ils sont fort bien! s'écria-t-elle. Où avez-vous
appris à broder? — Je ris , et elle détourna la tête avec un petit
mouvement de dépit ravissant. — C'est à Séville, Francesca; j'ai
acquis là ce beau talent. J'y avais tant d'ennui et de loisir que j'ai
pu me broder une garniture de shako. — Je suis bien aise, répliqua-
t-elle, que vous vous soyez ennuyé à Séville , où les femmes ont de
si beaux yeux. — Transporté, je me penchai vers elle , et mes lèvres
effleurèrent son cou blanc et frais.
ce Le jour suivant, elle avait mis un jupon à franges, le peigne cas-
tillan rattachait ses cheveux, et la pointe de son pied étroit et cam-
bré glissait si vite sur le tapis natté de la cellule que l'œil avait peine
à en suivre les mouvemens. — Pourquoi1 cela? dis-je, j'aimais bien
mieux votre robe blanche. — C'est ce que j'ai voulu voir, répondit-
elle d'un air moqueur. Tout éperdu, j'otai le peigne et je baisai les
REVUE DE PARIS. 299
belles tresses de sa chevelure. Elle me regardait en souriant, mais ce
sourire était froid : je m'en aperçus et je tressaillis. Je la conduisis
doucement au canapé, et je m'éloignai d'elle avec un violent serre-
ment de cœur.
« Que te dirai-je? cette épreuve se renouvela plus d'une fois, et enfin
je n'en pus douter, mes transports, sans cesse excités, n'étaient ja-
mais partagés. Je craignis d'avoir éveillé plus de vanité enfantine que
d'amour véritable. Déjà nous avions vu le champ de mai, la guerre
avec l'étranger devenait imminente, et moi je pensais à me marier
pour laisser mon nom et mon avenir à la merci d'une femme dont je
n'avais pas le cœur. Ces réflexions dissipaient quelquefois mon eni-
vrement, car, je le confesse, de tous les ridicules, le plus impitoyable,
selon moi, est celui qui s'acharne après un mari trompé. A la seule
idée d'être un tel homme, je sentais à mon front une sueur glacée.
Ma parole était engagée, néanmoins; je m'en souvins, et, dans un
moment de délire, je demandai au ministre l'autorisation de me
marier. Je courus ensuite à la cellule faire part de cette démarche à
Francesca.
c Elle m'écouta en répétant un pas basque appris la veille, et, sans
se déranger, elle répliqua : — Ma tante sera bien contente; elle
revoit en vous son mari. — Elle dansait si vivement, si gracieuse-
ment, que j'étais enchanté. — Et vous, Francesca, êtes-vous con-
tente?— Vous me voyez ravie. Je me précipitai vers elle, et je passai
à son doigt l'émeraude taillée en cœur dont je t'ai parlé. — Eh bien!
m'écriai-je, tu es ma femme? Mes lèvres alors rencontrèrent ses
lèvres : elle s'étonnait de mes transports, mais, me voyant heureux,
elle ne s'effrayait point, elle ne me repoussait pas. Oh! si je l'avais
vue rougir, si elle se fût émue, tenir mon serment eût été trop doux!
Elle me souriait, et son sourire était divin, mais là, sur mon cœur,
elle restait insensible. Sa main, son front, ses lèvres, tout était glacé.
Accablé de douleur, je poussai un cri qui la fit pâlir, et je me jetai à
ses pieds. — Dis que tu m'aimes, Francesca, je t'ai donné mon ame.
Elle voulut railler encore; mais, ayant comme pénétré ma souffrance,
elle reprit d'un ton calme qui me rendit furieux : Je vous aime assu-
rément,— La colère et le découragement m'ôtèrent la parole. —
Quel âge avez-vous? demandai-je enfin. — Je n'ai pas encore quinze
ans. — Tu n'as pas quinze ans, m'écriai-je avec une insolente pitié;
voilà, tu ne peux pas aimer encore. Mais plutôt c'est moi que tu ne
peux pas aimer, et, quand viendra celui qui doit te plaire, nous
serons bien malheureux.
300 KEVUE DE PARIS.
«. Le mépris, le ressentiment, la jalousie, le désespoir, aigrissaient
mes reproches, et déjà c'en était fait, j'étais déterminé à ne pas
épouser Francesca. Mais penser qu'une autre voix la ferait rougir et
trembler, et qu'un amour comme le mien resterait sans récompense,
m'inspira une horrible tentation. Je me rappelai heureusement la
dévote confiance de sa tante, la promesse que je lui avais faite, le
lieu où elle l'avait reçue, puis l'innocence de Francesca, et toutes
ces voix parlèrent un langage que j'entendis, quoiqu'il me fût peu
familier. — Un autre venir ! répétait Francesca en marquant négli-
gemment du pied son pas basque; dites donc plutôt que l'amour em-
porté, sombre, visionnaire, n'est pas l'amour réel. — Ah! dis-je en
serrant sa main avec emportement , regarde ce que je vais faire ,
regarde-le, ne l'oublie pas, et, quelque jour, tu sauras bien si je
t'aimais. Je me précipitai hors du couvent, je courus chez moi tout
d'une haleine, et là je sanglotai. Renoncer à cette belle fille! a-t-elle
bien compris mon sacrifice? »
— J'attends que tu me l'apprennes, dit le major en riant aux éclats.
« Je ne l'ai jamais su. Le ministre, tout occupé de la guerre qui
se préparait, remit mon mariage à des temps plus paisibles, et la
tante de Francesca reçut cette, excuse. Immédiatement après, le ré-
giment eut ordre d'aller au-devant des alliés , et les préparatifs de
cette marche suspendirent mes visites , qui cessèrent tout naturelle-
ment par mon départ. Ainsi, les circonstances ont aidé à ma résolu-
tion et excusé l'abandon de la fille la plus charmante; mais ma fer-
meté essuyait de rudes combats, j'étais au dedans bouleversé et
déchiré; la veille du jour où je quittai D...., j'eus un instant de dé-
lire : — Il faut partir, m'écriai-je, il n'est plus d'irrésolution, plus
de lâcheté possible ! et je riais comme un insensé. Près de monter à
cheval, j'imaginai de sauver Francesca de tout autre après l'avoir
sauvée de moi-même, et, cédant à l'instinct de la jalousie, j'avertis
sa mère, par une lettre d'une écriture contrefaite, que la Napolitaine
introduisait des amans auprès de sa nièce. »
— Et voilà tout? s'écria M. de Razy en riant plus fort. Francesca
dut être stupéfiée? Et la Napolitaine! ah! ah! la Napolitaine? tu as
perdu les hussards dans son esprit.
« Tu es un pauvre La Bruyère, s'écria Léonce, si tu as de ces
préjugés qui embrassent les caractères en masse. Cette Napolitaine
avait aimé son mari au mépris de graves intérêts; elle l'avait suivi
en France sur une simple promesse, et, quoiqu'elle l'eût perdu, il
existait toujours pour elle; c'était une ame choisie. Quant à Fran-
REVUE DE PARIS. 301
cesca, son image s'est jetée au-devant de toutes mes joies, et, chaque
jour, j'ai regretté ce boudoir religieux et profane dont trop de sus-
ceptibilité m'avait banni, car j'étais aimé, ne le penses-tu pas? »
— Il s'agissait bien d'être aimé! s'écria le major. L'amour-propre
te rendit niais, mon pauvre garçon, voilà ce que je pense. Avoir eu
du goût pour une jeune fille si attrayante, reprit-il d'un ton plus sé-
rieux, cela se peut concevoir; mais courir l'épouser quand tu ignores
si depuis deux ans elle n'a pas dansé pour un autre ce pas basque
qu'elle se préparait à danser à ta noce, ce sont là des mœurs qu'on
peut appeler patriarcales , et véritablement, continua-t-il en le regar-
dant avec un lorgnon, je vois en toi un hussard fossile, un spé-
cimen des temps primordiaux assez bien conservé.... Mais chut, la
toilette est finie, on ouvre chez ma femme.
— Si Francesca m'aimait, je saurai la retrouver, dit Léonce, et si
mon amour peut la toucher, je passerai sur sa légèreté, qui n'était
rien qu'enfantillage...
— Bon, bon, tais-toi, interrompit le major, je ne me soucie pas
que Fanny sache ces affaires de régiment. Viens, tu vas voir Mme de
Razy, qui, je le crois, est descendue.
II.
Le major s'arrêta sans bruit près d'un volet entr'ouvert pour mé-
nager dans l'appartement une fraîche obscurité, et, invitant Léonce
à s'approcher doucement, il lui dit avec complaisance en montrant
Mme de Razy qui, assise à l'extrémité du vaste salon, tournait le dos
à cette fenêtre :
— C'est encore, tu le vois, une taille en fuseau, mais tu ne trou-
veras rien ici de la pétulance de ta Basquaise, la signorina Checca,
et, en homme retiré du service et qui passe trente ans, la mélanco-
lique gravité de Mme de Razy me plaît bien mieux. Regarde, elle
attache sa ceinture à l'agrafe que tu admirais tout à l'heure, elle fait
de même chaque jour. Maintenant elle contemple l'émeraude et se
perd dans ses rêveries, ce qui lui arrive chaque jour aussi. Je con-
nais vingt maris, honorables butors, qui prendraient en mauvaise
part ce culte rendu à un souvenir de famille, mais je ne suis pas si
malavisé. J'aime que ma femme soit occupée de la mère qu'elle
a perdue et que ce bijou lui rappelle. Qu'en dis-tu?
302 REVUE DE PARIS.
Il (Hait si convaincu de la justesse de son raisonnement, qu'il n'at-
tendit pas la réponse pour reprendre à haute voix :
— Fanny, êtes-vous là? je vous amène bonne compagnie.
Mme de Razy, surprise dans sa rêverie, tressaillit, se leva, et
descendit avec hésitation un degré de la porte vitrée. Le major,
qui arrivait suivi de Léonce, dit en se retournant pour laisser voir le
capitaine :
— Ma chère, voici...
Une exclamation à demi étouffée de Mmu de Razy interrompit le
major, qui crut voir au même instant Léonce reculer de surprise et
murmurer quelques paroles inintelligibles. Cloué à la place où il
s'était arrêté, le major les regardait l'un et l'autre en s'écriant :
— Qu'est-ce, ma chère?
— C'est, dit-elle avec effort en montrant la ceinture qu'elle tenait
à la main, que ma toilette n'est pas achevée.
— Pardieu! reprit le major en riant de l'extravagance des soup-
çons qui venaient de s'éveiller en lui , mon excellent ami est bien
arrivé pour assister à votre toilette : n'est-il pas vrai, Léonce? Et,
je m'en flatte, madame, il a droit à vos bonnes grâces. Vous savez
que j'ai été laissé pour mort dans les gorges de la Sierra-Morena , et
que sur le champ de bataille sir Geffery Byrne s'assurait de mon
existence en me lardant flcgmatiquement de son épée, philantropie
qui achevait ce qu'avait commencé le fer espagnol , quand , fort à
propos, un ami qui me cherchait arriva sur le lieu où j'étais assassiné
par bonté d'ame. Ce sauveur, c'est le capitaine Léonce Fossac, mon
camarade d'école et de bivouac.
Mme de Razy et Léonce se saluèrent en rougissant, et le major en-
traîna Léonce à l'autre bout du salon, en disant : — Je ne sais lequel
rougit le mieux, de ma femme, qui te reçoit sans avoir attaché sa
ceinture, ou de toi, qui assistes à l'achèvement de sa toilette. En
te voyant cet embarras de jeune fille, je ne m'étonne plus que tu
aies joué ce rôle de sot dont nous parlions tout à l'fycure. Mais
laissons cela; il s'agit de passer le temps jusqu'au dîner : qu'allons-
nous faire? Je ne te propose pas une promenade au dehors; étant
en voyage, tu as bien assez de promenades forcées tous les jours.
Voyons, ferons-nous de la musique, ou préfères-tu visiter mes
chasses?
Léonce, qui contenait avec peine une violente agitation, parla de
se retirer; mais le major s'écria :
— T'en aller! et pourquoi faire, dans cette ville où tu es un oiseau
REVUE DE PARIS. 303
de passage? Serais-tu charmé de ta belle hôtesse, Mme P..., au point
de lui sacrifier ton vieux camarade? Fi donc.
Ici, Mme de Razy ayant involontairement jeté à Léonce un regard
furtif qui semblait répéter la dernière question du major, Léonce
ne parla plus de prendre congé.
— Ainsi, reprit M. de Razy, nous ferons un tour dans les réserves.
Fanny, ma chère, allez mettre un habit convenable; il faut aussi que
je te quitte, Fossac, et que j'aille ordonner une battue. Je voudrais
bien t'annoncer que Fanny va revenir te faire compagnie, mais je
sais trop ce que c'est que la toilette des femmes pour te leurrer de
la sorte.
H sortit en débitant cette épigramme. Léonce, resté seul, marchait
à grands pas dans le salon , plongé dans un profond abattement. En
se retournant, après quelques instans passés dans cette douloureuse
rêverie, il aperçut Mme de Razy vêtue d'une courte amazone. Le
voyant seul , elle se retirait sans bruit.
— Francesca ! s'écria-t-il en s' élançant pour la retenir, venez, au
nom du ciel, venez me dire comment je vous retrouve dans cet abo-
minable pays, quand j'allais vous chercher chez votre tante? Qu'est
devenue Mme de Rennedalle? pourquoi cet affreux changement?
Parlez, parlez vite.
— Hélas! à quoi bon? dit Fanny.
— Pourquoi ce changement horrible? Hâtez-vous.
— Pour une lettre d'une main inconnue. Ma mère crut ma ré-
putation perdue; elle quitta la maison de ma tante et me défendit de
jamais parler d'elle, ni du séjour que nous avions fait à D..., après
la mort de mon père et de mon oncle, ensevelis dans l'Elster.
— Pour une lettre ! répéta Léonce, celle que j'ai écrite, apparem-
ment? Ah! malheureux! malheureux!... Et vous, froide et oublieuse
jeune fille, n'avais-je pas bien prévu que vous seriez infidèle?
— Comment! n'étais-je pas seule? ne devais-je pas me croire ou-
bliée? Que dire, qu'objecter, à quinze ans, pour résister à la volonté
d'une mère mourante qui voulait me voir un protecteur?
— Résister! Auriez-vous eu cette pensée, Francesca?
En ce moment, la porte, qu'ils n'avaient pas entendu s'ouvrir,
laissa paraître sur le seuil le major, pâle et bouleversé.
— Francesca! répétait-il sourdement. Il est donc vrai?... reprit-il
avec une fureur mêlée de désespoir.
Un instant il parut irrésolu, puis, s'avançant vers sa femme en
304 REVUE DE PARIS.
silence, il lui donna le bras, la conduisit hors de l'appartement, et,
revenant sur ses pas :
— Nous aurons à régler..., dit-il à demi-voix.
— Jusqu'à demain, vous savez où me trouver, répliqua Léonce du
même ton.
— A ce soir, dit le major.
La cicatrice qui rappelait le passage de l'épée de sir Geffery
Byrne blanchissant au visage du major violacé par la colère, Léonce,
adouci par cette vue, répéta :
■ — A ce soir, si vous persistez dans votre injustice.
Mais déjà il était seul, foudroyé, éperdu de douleur, de jalousie
et de remords, en songeant aux irréparables aveux qu'il avait faits.
— Je saurai le ménager, dit-il en sortant d'une longue rêverie;
mais s'il la rend malheureuse...
Il s'éloigna en maudissant son imprudence, et jusqu'au soir il en
attendit les résultats, en proie à l'agitation la plus violente. Alors il
revint errer autour de l'habitation de Francesca. Voyant sortir une
calèche de voyage, il courut à la poste, s'informa si les chevaux
qu'on avait fournis étaient pour le major, et, sur l'affirmative, il en
demanda pour lui-même. Pendant qu'on sellait, il marchait rapide-
ment, car un combat se livrait en lui. Après avoir ruiné le bonheur
domestique de son ami, après avoir détruit le repos de Francesca,
il lui importait de savoir où le major dirigeait sa fuite, et comment il
en usait avec sa femme. Mais, pour les suivre, il fallait que Léonce
abandonnât son poste, qu'il manquât à toute discipline et donnât
un exemple inoui du mépris de ses devoirs militaires. Il était encore
livré à cette lutte intérieure quand il vit passer son hussard.
— Viens, lui dit-il; tu es intelligent, prends les habits d'un pos-
tillon, monte à cheval, suis la route d'Italie, et rejoins le major de
Razy : une calèche verte, quatre chevaux... Voici de l'argent.
— Mais, capitaine...
— Va, va, j'ai tout prévu. La fatigue et la chaleur t'ont jeté sur le
chemin, on t'a saigné, tu restes ici à l'hôpital... Cours... Je verrai
l'officier de santé, je réponds de tout. Il ne faut pas qu'on te con-
naisse, il ne faut pas qu'on t'aperçoive. Tu dois suivre la calèche et
savoir en quel lieu le major va résider.
Le soldat avait coutume d'obéir à la voix qui ordonnait, il se laissa
persuader de voyager en courrier. Léonce répéta plusieurs fois les
instructions qu'il venait de donner, et veilla encore à l'exécution de
REVUE DE PARIS. 305
ce qu'il avait prescrit. En rentrant chez lui , après le départ de son
ordonnance, il trouva cette lettre du major :
« Vous êtes fou d'aimer encore une femme que vous avez aban-
donnée, et je ne suis pas plus sage de vous faire un crime de votre
démence. L'imbécillité de ma conduite de ce jour, qui ne le cède
en rien à la sottise dont vous avez fait preuve, me dispose, après
réflexion, à croire sans réserve aux niaiseries de votre récit. Vous
pouvez, comme vous le dites, avoir respecté une fille isolée, sa vo-
lonté aidant, comme il est probable; mais, comme aussi il est d'usage
d'avoir moins de ménagement pour l'honneur d'un ami, je quitte la
place, en vous avertissant que, si je vous retrouve en mon chemin,
je regarderai cette rencontre comme une provocation à laquelle je
saurai bien répondre. »
« P. S. Vous me connaissez, vous savez que je ne fuirais pas, si
les souvenirs de la Sierra-Morena ne me faisaient regarder comme
un crime toute querelle entre nous.
Cette lettre, injuste a quelques égards, exaspéra Léonce. Il s'était
éloigné de Francesca, il était vrai, mais cette séparation avait été
forcée autant que volontaire. Il croyait alors quitter une jeune fille
indifférente, la laisser au sein d'une famille dont elle était chérie.
Mais elle n'avait plus de famille, et, mieux encore que ses aveux
irréfléchis , le changement de son humeur, autrefois moqueuse et
folâtre, témoignait que son cœur avait été touché et que la décep-
tion de ses jeunes espérances avait profondément modifié ses sen-
timens. Léonce, ne pouvant réparer les torts de sa légèreté, se pro-
mit au moins de veiller sur Francesca. Il monta à cheval le lende-
main, très préoccupé de la mission qu'il avait donnée à son hussard,
et déterminé, quelle qu'en fût l'issue, à rejoindre Mme de Razy.
III.
La calèche verte emportait Fanny à travers la chaîne du Lomont,
tantôt sur les brumes flottantes des montagnes, tantôt dans les val-
lées verdoyantes, tantôt parmi de sombres forêts. Un matin que les
premières lueurs du jour irisaient la rosée suspendue en larmes aux
herbes et au feuillage, Fanny baissa la glace pour respirer le parfum
des chênes et des fougeraies et pour apercevoir quelque hôte des
bois, fuyant les routes battues et regagnant ses remises impénétrables,
306 REVUE DE PARIS.
Tout à coup le claquement répété d'un fouet domina les premiers
chants d'oiseaux, et bientôt une berline parut, se disposant à dé-
passer la calèche. Tandis que le bruyant postillon adressait à celui
de M. de Bazy des gestes de condoléance moqueuse sur la mauvaise
fortune qu'avait celui-ci de mener des Français , le major s'avança
et vit dans la berline un amas de chapeaux et de pelisses, des voiles
fanés et un plaid de couleur éclatante.
— Ce sont des Anglais, dit-il. Ils auront parié de nous rattraper,
mais j'ai trop couru le danger des manies d'outre-mer pour voyager
avec ces gens-ci. Postillon, vous aurez les guides doubles si la berline
nous devance.
La berline les dépassa, et le major espéra ne plus la revoir;
mais, en arrivant au relai, il la vit arrêtée devant la porte, et re-
marqua dans la salle un homme et deux femmes qui prenaient du
café. L'homme salua le major, et celui-ci, rendant le salut, s'écria
avec une profonde surprise :
— Sir Geffery Byrne!... Voilà ce que nous vaut la paix! Postillon,
cria-t-il en jetant un louis, les chevaux les plus frais, et en route.
Quelques secondes après, la calèche partit pour ne prendre de
repos qu'à l'heure où la chaleur devenait extrême. Fanny, un peu
souffrante, fit la sieste, et, dans l'après-midi, le major la conduisit
à la salle à manger, en s'applaudissant puérilement d'avoir fait perdre
la piste à la berline; mais, en entrant dans la salle, il vit à une table
sir Geffery assis entre deux femmes d'une jeunesse et d'une beauté
douteuses qui braquèrent leur lorgnon sur Fanny, et ne le quittèrent
que pour la regarder en clignant et parler bas à sir Geffery. Le ba-
ronnet répondait à leurs questions par un signe d'assentiment. Il
était de haute taille, et paraissait beau au premier abord, mais ses
yeux fixes, démesurés et verticalement fendus, donnaient à sa phy-
sionomie une insignifiance insupportable.
Le major était à peine servi à une autre table, qu'un domestique
français s'en approcha en disant :
— Sir Geffery Byrne, mon maître, a l'honneur de vous saluer.
M. de llazy remplit un verre et but en saluant sir Geffery, qui bu-
vait et saluait de son côté. Bientôt après, le même domestique revint
s'acquitter d'un nouveau message :
— Sir Geffery Byrne, dit-il, boit à la paix européenne qui lui permet
de traverser votre belle France.
Le major salua et but encore en silence, car la rencontre qu'il fai-
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sait de sir Geffery ajoutait à la maussaderie qui ne le quittait plus;
depuis la visite qu'il avait reçue de Léonce. Mais le domestique étant
revenu dire une troisième fois :
— Sir Geffery boit au plaisir qu'il a de vous rencontrer;
le major effleura son verre du bout des lèvres et le posa en murmu-
rant :
— Damné Anglais! que de vin il me fait boire! Je ne pourrai, je
le vois, échapper à sir Geffery. Après m'avoir arraché tout sanglant
des mains de ce brutal, Fossac a couru avec lui les hasards d'un
duel; et, quant à moi, je n'ai jamais pu envisager cette face stu-
pide sans être tenté de la souffleter.
— Ah ! partons, s'écria Fanny.
Son mari lança sur elle un regard indéfinissable; puis, voyant le
domestique s'approcher encore, apportant du vin de Chypre sur un
plateau, il bondit au milieu de la salle, salua brusquement, et sortit
en donnant le bras à Fanny. Moins d'un quart-d'heure après, la ca-
lèche abandonna la route de Genève, qu'elle avait suivie jusqu'alors.
Cependant Léonce, étant arrivé à D..., courut chez Mme de Ren-
nedalle et apprit que , ne pouvant supporter le séjour de l'abbaye
depuis que sa belle-sœur et sa nièce ne l'habitaient plus, elle vivait
à Genève. Il sollicita un congé. En attendant l'instant d'en faire
usage , il visitait les Bénédictins pour y rêver en liberté à la famille
qu'il avait désunie et dispersée. Il nourrissait ainsi ses regrets et ses
craintes quand son hussard reparut.
— Hé bien ! as-tu trouvé le major?
— Oui, capitaine, il a parcouru le pays de Vaud; mais sa femme
étant tombée malade à Yverdun, il l'a conduite à Genève et s'est
installé chez une Mme de Rennedalle.
Léonce partit aussitôt, car le rapprochement autorisé entre Fran-
cesca et sa tante lui faisait craindre que l'état de santé de la première
ne fût désespéré. A peine descendu de voiture, il écrivit à Mme de Ren-
nedalle pour la prier de le recevoir. Ses instances étaient touchantes,
il en attendit l'effet avec impatience. Vers le soir, il vit entrer Paolo,
le lazzarone de D..., convenablement vêtu, qui le conduisit chez la
Napolitaine, et l'introduisit près d'elle par une porte dérobée. Trans-
porté de joie et de douleur, il baisa avec empressement la main de
l'excellente femme :
— Rendez-moi Francesca! s'écria-t-il, vous me l'aviez promise.
— Je voulais bien aussi vous la garder, poverino, et j'aurais donné
308 REVUE DE PARIS.
tout mon bien pour faire ce mariage; mais mes intentions ont été ca-
lomniées et rendues inutiles.
— Et c'est moi, madame! J'étais le calomniateur!... Elle m'aimait,
une vague jalousie m'a perdu.
Il peignit, avec une vivacité persuasive, les sentimens qu'il avait
éprouvés depuis qu'il avait été présenté à Fanny jusqu'au jour où
elle lui était apparue mariée.
— Hélas! mon mari eût fait comme vous, s'écria Mme de Renne-
dalle, car c'était un bon cœur. Mais quoique je n'aie pas* été con-
sultée pour le mariage de Checca, je dois l'approuver aujourd'hui; et
le major m'ayant confié sa femme, comme à une parente qui a tou-
jours eu pour elle l'attachement d'une mère, vous pouvez aussi vous
reposer sur moi du soin de son bonheur, et partir au plus tôt.
.— Sans la revoir! s'écria Léonce, sans être rassuré sur son état!
c'est exiger l'impossible! Le désir de vous obéir pourrait m'arracher
d'ici, vous le croyez bien; mais, convenez-en, je serais indigne de
vos bontés si l'inquiétude ne me ramenait aussitôt. Que j'apprenne
de la bouche de Francesca ce que je dois craindre de mes impru-
dences, qu'elle me pardonne des fautes cruellement expiées, et seu-
lement alors je pourrai partir.
— Rennedalle ferait comme vous, je le crois, s'écria l'imprudente
femme; je ne puis résister à votre douleur. Calmez-vous, s'il est
possible, et demain à la chute du jour je vous enverrai Paolo. A ce
moment, le major monte à cheval, et Checca prend le frais sous
le berceau : vous pourrez lui parler, mais c'est à condition que vous
partirez après cette entrevue.
Elle reçut les promesses de Léonce, et, l'ayant congédié, elle
entra dans le salon, où se passait une scène qu'elle avait vue se
renouveler déjà sans en avoir approfondi les terribles émotions. Le
major était silencieux, et son képi cosaque avancé sur son front em-
pêchait de voir combien il était sombre. Fanny tenait un livre,
mais ses yeux supplians étaient fixés sur son mari, et des larmes
glissaient sur ses joues pâlies. Un domestique étant venu avertir le
major que des chevaux de poste l'attendaient, le livre tomba des
mains de Fanny; elle attacha sur son mari un regard désespéré.
— Renvoyez les chevaux, dit-il au domestique.
Fanny sourit à travers ses larmes, et toute sa figure exprima une
si vive reconnaissance, que le major s'en irrita.
— Épargnez-moi ces démonstrations, s'écria-t-il. Ne sais-je pas
REVUE DE PARIS. 309
trop bien que je ne vous ai jamais inspiré que des regards mornes,
des larmes silencieuses? Actrice complète, vous êtes tour à tour
Checca pour la comédie et Fanny pour le drame.
— Ce n'est ni une comédienne ni une tragédienne , répliqua sa
tante avec dignité, c'est Françoise de Rennedalle. Quand elle était
enfant, sa gentillesse la faisait nommer Fanny, et je l'appelais Checca
en souvenir de Naples. Mais que signifie tout ceci? Vous partiez,
major, sans m'en avertir?
— Je n'en ai pas non plus averti madame; demandez-lui comment
elle a deviné mes intentions.
La jeune femme rougit et s'efforça de changer d'entretien, car sa
tante aurait appris avec trop de peine que le major, soupçonnant
depuis long-temps quelque réticence dans les aveux de Léonce, pro-
jetait sans cesse de courir à D... pour forcer le capitaine de s'expli-
quer sur ce qui s'était passé aux Bénédictins. Mme de Rennedalle, qui
vit l'embarras et l'intention de Fanny, s'écria, pour rompre la con-
versation :
— Santa Madonna! j'attends du monde, carina, et vous êtes en
négligé : allez donc vous habiller.
M. de Razy regarda sa femme avec plus de douceur et proposa de
l'accompagner. Elle était si pâle, l'obligation de se parer semblait
lui causer tant de fatigue à seize ans, qu'il fut touché, en dépit de
lui-même, de l'état languissant qu'il venait de ridiculiser. Il désigna
les ajustemens que Fanny devait mettre, et, quand elle fut habillée,
il lui présenta son écrin. Comme elle y prenait une agrafe très
simple à côté de celle qu'il avait fait monter pour elle, il changea de
visage et dit :
— Oseriez-vous avouer le sentiment qui vous empêche de choisir
cette émeraude?
Sans répondre, elle passa le bijou à sa femme de chambre pour
qu'elle l'attachât; mais M. de Razy, dans un transport violent et
soudain, jeta l'écrin sur le parquet en s'écriant :
— Oh ! vous êtes heureuse de vous parer de cette pierre qui vous
vint d'Espagne; votre joie perce malgré vous.
Incertaine un instant, elle prit le parti de laisser sur sa toilette
l'une et l'autre agrafe, et elle s'appuya sur le bras du major pour
entrer au salon. Il s'y présenta d'un air riant; mais la première per-
sonne qu'il aperçut fut sir Geffery, engagé dans une partie de whist.
Ailleurs la société s'égayait sur le compte d'un mari dont la mésaven-
TOME XIII. JANVIER. 22
310 REVUE DE PARIS.
ture était le bruit de la ville. Les éclats de rire ayant fait retourner
sir Geffery, il fixa sur le major des yeux que l'étonnement rendait
énormes, sans leur rien ôter de leur impassibilité; mais le major,
fasciné par la violence de ses émotions, crut lire dans ce regard
étrange l'application muette de ce qui se disait dans le salon. Il pâlit,
regarda Fanny d'un air méprisant, haineux, terrible, et se précipita
hors de l'appartement. La pauvre enfant se leva pour le suivre; mais
le mouvement qu'elle fit attirant sur elle une attention qui lui parut
malveillante, elle retomba sur son siège. M",e de Rennedalle, la voyant
dans une morne stupeur et se rappelant vaguement la scène de
l'après-midi, vint lui demander, à la dérobée, où était M. de Razy.
— Parti pour D...! pensa Fanny, qui, en regardant autour d'elle,
crut prudent de se taire.
— J'entends, reprit sa tante; ce soir vous me direz ce qui se
passe.
— Il sera trop tard? s'écria Fanny avec égarement; il faut que je
voie M. de Razy, il le faut.
Mme de Rennedalle, effrayée de l'agitation de sa nièce, la pria tout
haut de transmettre quelque ordre, et, à l'aide de ce prétexte, Fanny
courut s'informer du major. On ne l'avait pas vu sortir de la maison,
et il ne s'y trouvait point. Fanny parcourut sans succès les apparte-
mens et le jardin; mais, en revenant, hors d'elle-même, elle crut en-
tendre quelque bruit dans une allée écartée, et la réverbération
d'une lumière éloignée lui permit d'apercevoir le major qui marchait
en proie à une grande agitation.
— Ah, monsieur! s'écria-t-elle, devons-nous vivre ainsi?
— De quoi vous plaignez-vous? répondit-il avec un affreux sou-
rire. Fossac est bien fait, on vante la beauté de son visage efféminé,
le contraste de ses cheveux blonds et de sa moustache noire; il vous
aime, vous l'aimez, et tous les deux vous avez fait de moi un de ces
hommes ridicules que le monde mystifie en tous lieux.
— Épargnez-moi, s'écria Fanny affaissée par la souffrance et le
désespoir.
— Oui, je le dois, reprit le major en s'inclinant sur elle; vous sortez
à peine de l'enfance, vous êtes innocente, et nous sommes bien misé-
rables, pour toujours misérables. Il y a dans votre langueur présente
un reproche qui m'obsède, et dans v otre vivacité passée un souvenir
qui m'irrite.
— Eh bien! dit Fanny attendrie, brisée, en voyant l'altération de
REVUE DE PARIS. 311
la mâle et belle figure du major, je puis, si vous le souhaitez, me dé-
fendre de la langueur et de l'étourderie. Vous avez raison, tous les
excès sont blâmables.
— Hélas! Fanny, soyez naturelle, il ne se peut rien de mieux; vous
ne savez pas quels doutes terribles pourrait m'inspirer l'hypocrisie
ou toute complaisance menteuse.
Ils souriaient en rentrant au salon. M,ne de Rennedalle ne vit pas
les douleurs que cachait ce sourire. Sir Geffery, qui venait d'ap-
prendre quel lien de parenté existait entre la maîtresse de la maison
et le major, s'approcha de celui-ci pour le complimenter; il l'assura
que l'obligation de conduire à Florence ses parentes malades lui était
doublement pénible en ce qu'elle interrompait les relations de voisi-
nage qu'il avait eu l'occasion de nouer avec Mme de Rennedalle.
— Allez-vous à Florence? s'écria le major. J'en suis ravi C'est
un joli voyage ! ajouta-t-il en s'éloignant brusquement.
Pendant que Fanny suivait avec inquiétude les mouvemens du
major et du baronnet, Mme de Rennedalle la félicitait de ce que ses
premières alarmes étaient apaisées, et, de peur de lui causer une
agitation nouvelle, elle ne lui parla ni de l'arrivée de Léonce, ni de
sa visite, qu'elle avait autorisée pour le lendemain.
Le lendemain, M. de Razy sortit à l'heure ordinaire, et Fanny alla
s'asseoir sous un berceau de jasmin à odeur d'oranger, dont elle aimait
le parfum et l'obscurité. Non moins pâle que son vêtement blanc,
elle ferma les yeux pour se recueillir, et souhaita bientôt de ne les
rouvrir jamais. Comment eût-elle pu vivement sentir le malheur pré-
sent sans se reporter aux jours où il avait commencé? Par degrés son
esprit la transporta à D... et lui retraça les scènes de la cellule. Com-
prenant bien maintenant à quel point une confiance imprudente
l'avait mise à la merci du jeune officier, et combien il l'avait épar-
gnée, elle éprouvait pour lui une si vive gratitude, pour elle-même
tant de pitié, que des larmes mouillèrent ses yeux. Alors un souffle
léger passa sur son visage, et des lèvres ardentes séchèrent la goutte
de rosée suspendue à ses cils. Elle ouvrit les yeux et vit Léonce. Ne
pouvant, dans la confusion de ses idées, s'expliquer d'abord la sou-
daine apparition du jeune homme, elle se crut dans la cellule des
Rénôdictins, et, craignant vaguement de faire évanouir la vision,
elle n'osait ni parler, ni se mouvoir. Léonce, trop heureux de n'être
pas repoussé, gardait aussi le silence, quand une vive lumière, éclai-
rant les appartenons, se réfléchit dans le berceau. Brusquement
22.
312 REVUE DE PARIS.
rappelée à la réalité de sa situation , Fanny s'élança de son siège,
car la clarté soudaine annonçait que le major était rentré. Ce prompt
retour pouvant donner à penser qu'il soupçonnait Ja présence de
Léonce, elle s'écria :
— Éloignez-vous ! éloignez-vous !
— Dites que je vous ai aimée plus que moi-même, Francesca;
dites que vous me pardonnez les pleurs que vous versez , et je me
retire, je l'ai juré.
L'ombre du major ayant glissé sur la fenêtre, Fanny répéta avec
effroi :
— Éloignez-vous, pour moi ; ma vie, c'est la vôtre.
— Eh bien! ne nous séparons plus, s'écria Léonce hors de lui-
même, en l'enlaçant dans ses bras et en se dirigeant vers la porte
dérobée.
Fanny, voyant l'effet de sa prière, jeta un cri d'autant plus aigu
qu'elle se sentait trop faible pour résister et s'échapper des bras qui
l'entraînaient. Les sonnettes et les lumières vivement agitées faisant
connaître qu'on accourait à sa voix, Paolo, qui veillait à la porte dé-
robée, s'avança, et usa de l'avantage que lui prêtait sa taille colossale
pour dégager Fanny et la poser inanimée sur le gazon. Conduisant
ensuite Léonce hors du jardin, il le poussa dans l'allée d'une maison
voisine, en ferma la porte sur lui , et rentra dans le jardin pour faire
face au major qui arrivait en s'écriant :
— Qu'est-ce? qu'y a-t-il?
— Faites excuse, major, j'ai eu le malheur d'effrayer madame.
— Toi , misérable ! Ne t'avais-je pas défendu de reparaître? dit le
major en faisant siffler une houssine. Tu vas recevoir cent coups de
cravache si tu ne sors à l'instant. N'oublie pas cette fois que je te
chasse.
— Vous le voyez, dit Paolo, je n'oublie pas non plus que le neveu
du colonel de Rennedalle et de Mme la baronne doit avoir des privi-
lèges.
Il fit le salut militaire, et, étant sorti de l'hôtel par la grande en-
trée, il rejoignit Léonce, qui , n'ayant pu trouver aucun moyen de
s'échapper, était debout au milieu de l'allée où l'avait conduit Paolo.
REVUE DE PARIS. 313
IV.
— Et Francesca? s'écria-t-il lorsqu'il eut reconnu Paolo.
Celui-ci conta brièvement ce qui s'était passé dans le jardin après
le départ forcé de Léonce, et, un peu calmé par ce récit, le jeune
capitaine lui dit en souriant :
— Vous êtes privé, à cause de moi , des bontés de Mme de Renne-
dalle, votre plus sûre ressource depuis que vous avez dû quitter
l'armée : venez me voir demain matin.
Le lendemain de ce jour si plein de trouble, Fanny ne put se lever
de sa chaise longue; le major, pensif et sombre, resta constamment
près d'elle et s'abstint de monter à cheval. Toutefois, dans un mo-
ment où il sortit du salon , Mme de Rennedalle put remettre à Fanny
ce billet de Léonce :
«Ma présence vous cause mille terreurs, et Mme de Rennedalle
m'ordonne de m'éloigner; je pars sans chercher à vous revoir. Je ne
sais où je vais ni combien de temps durera mon absence, car je n'ai,
en partant, d'autre dessein que celui de vous procurer un peu de
repos. Vivez, Francesca, mais n'oubliez pas qu'une seule existence
nous est désormais commune, et que ma soumission présente ne
m'engage point pour l'avenir. »
Elle avait à peine lu ces lignes qu'un bruit de pas qui s'appro-
chaient annonça le retour du major; elle rendit précipitamment le
billet à sa tante, et se leva pour cacher son agitation. Le major,
croyant qu'elle voulait se retirer, lui donna le bras et sortit avec elle.
Restée seule, Mme de Rennedalle parcourut le billet.
— Que c'est bien le même cœur autant que la même figure ! pensa-
t-elle; Rennedalle aurait écrit ces choses. Pauvres enfans ! ils de-
vraient être heureux, et chacun des jours qui s'écoulent flétrit leur
jeunesse !
Comme tous ceux qui ne réfléchissent point, elle accusa la fatalité
de torts qui étaient bien réellement ceux de Léonce; puis elle cacha
dans sa ceinture le billet qu'elle eût mieux fait de jeter au feu. En
continuant de se livrer à ses souvenirs toujours jeunes, elle ne vit
pas le billet glisser sur la soie de sa robe et tomber sur le parquet.
Le major l'y trouva le lendemain , en traversant le salon pour venir
s'informer de la santé de Fanny.
— Ma chère, dit-il en entrant, voici une lettre.
Fanny crut mourir en reconnaissant le billet de Léonce, qu'elle
314 REVUE DE PARIS.
n'osa réclamer de peur d'éveiller les soupçons du major. Néanmoins,
le voyant s'approcher d'une fenêtre pour lire l'adresse , elle se ha-
sarda à dire :
— Cette lettre est à ma tante.
Le major la lui tendit; elle la reçut d'une main tremblante et dé-
faillit. Mais penser que l'existence de deux hommes, qui lui étaient
chers à titres différens, était dans ses mains, lui prêta une force fac-
tice. Elle se leva, jeta un châle sur ses épaules, et elle sortait pour
passer chez sa tante, quand le major s'écria :
— Voyons cette lettre !
— La voir, monsieur; une lettre qui est à ma tante?
Il fut tenté d'user de violence pour la ressaisir; mais, malgré lui,
la jeunesse, la candeur, la dignité de Fanny, lui imposaient. Sans se
décider à rien , il la suivit pas à pas jusqu'à la chambre de Mme de
Rennedalle, qui, frappée de l'altération de leurs traits, se mit sur
son séant.
— Tenez, dit Fanny pâle et se soutenant à peine; vous avez
perdu ceci.
Mme de Rennedalle ne pouvant cacher le saisissement qu'elle
éprouvait à la vue du billet, le major porta sur Fanny un regard
morne. En ce moment elle articulait péniblement quelque phrase
banale, sa voix s'éteignit; elle se hâta de se réfugier chez elle. Mais
M. de Razy l'y suivit encore :
— Demain, madame, nous partons pour Milan.
— J'obéirai, monsieur.
— Vous obéirez, vous obéirez, c'est donc à dire que je vous tyran-
nise, quand c'est moi qui souffre mille morts.
Il aperçut l'agrafe sur la toilette, il la mit en pièces, foula les dé-
bris et les dispersa avec rage. Honteux de cet emportement et sen-
tant que l'humiliation qu'il éprouvait attisait le feu de sa colère, dont
il venait déjà de se montrer si peu maître, il prit sa cravache et
s'élança hors de la maison. Un homme en habit de voyage qui venait
rapidement à rencontre du major le heurta, et M. de Razy dit en
le reconnaissant :
— Encore sir Geffery !
Ne tenant compte des excuses et des complimens de l'Anglais, il
le frappa de sa cravache avec furie en s' écriant :
— Enfin ! enfin !
— C'est une atroce brutalité 1 dit sir Geffery.
— La correction n'est-elle pas de votre goût? répliqua le major
RETTE DE PARIS. 315
avec un ricanement insensé; hé bien! je pars demain, je vous en
avertis.
— Et moi je ne vous quitte point, monsieur, car je pars tout à
l'heure.
Le groom de sir Geffery, qui le suivait à distance, accourait dans
l'attitude menaçante du boxeur; le baronnet lui ordonna de se pro-
curer des armes, et de le rejoindre à la sortie de la ville, où il devait
attendre sa berline. Arrivé à l'endroit qu'il avait indiqué à ses gens,
et où il se rendait quand il avait rencontré le major, il l'engagea à en-
trer dans les terres pour n'être pas remarqué dans le cas où la ber-
line arriverait. Au retour du groom, ils mesurèrent leurs épées, et
l'agitation nerveuse du major paralysant ses facultés et rendant son
adresse inutile, il tomba sur le terrain.
Sir Geffery, voyant une voiture sortir de la ville, et croyant recon-
naître sa berline, dépêcha son groom pour chercher du secours;
mais, au lieu de la berline et des gens du baronnet, le groom trouva
une autre berline dans laquelle Léonce quittait Genève, emmenant
Paolo qu'il avait pris à son service. En entendant dire qu'un gentil-
homme dangereusement blessé réclamait les soins les plus prompts,
il s'élança de la voiture et fit signe à Paolo de le suivre. Il eut un
éblouissement en s'approchant du blessé, et quand il se baissa pour
l'examiner, son genou fléchit. Tout secours devenait inutile, le
major avait cessé de vivre.
Après avoir acquis cette affreuse certitude, Léonce, immobile,
semblait atteint par le môme coup qui avait mis fin à la vie du major.
Une vision rapide et cruelle lui retraçait les triomphes des écoles et
les triomphes du monde qu'il avait partagés avec son camarade, les
veilles et les fatigues militaires qu'ils avaient traversées en se prê-
tant un appui mutuel , puis enfin le bonheur dont il avait vu jouir
son ami dans sa demeure chérie, quelques semaines auparavant;
alors il se précipita sur le corps inanimé en le nommant et en l'em-
brassant. Ne rencontrant partout que le froid de la mort, il poussa
un cri aigu, sauvage, surhumain. Sir Geffery ayant tenté de l'arra-
cher à ce douloureux spectacle, il se dégagea et retourna au major
en s'écriant :
— Razy!... mon frère!... Je l'ai tué!
— Sur ma parole, le voilà fou à lier ! dit sir Geffery.
L'accent étranger du baronnet ayant frappé l'oreille et attiré l'at-
tention de Léonce, il tressaillit, regarda l'homme qui avait parlé et
reconnut un ancien adversaire.
316 REVUE DE PARIS.
— Assassin! dit-il en se relevant et en montrant le major, tu es
donc venu jusqu'ici pour l'achever?
— Sur mon honneur, j'ai toujours voulu un très grand bien à ce
gentilhomme. Quand vous serez plus calme, John vous dira que j'ai
été cravaché et que j'ai loyalement lavé mon injure.
— Tout sera dit tout à l'heure, répliqua Léonce en ramassant
l'épée qui avait si mal défendu le major. Razy est mort, nous allons
recommencer notre partie de Talavera délia Reina. L'épée n'est
pas mon arme, ajouta-t-il, mais si je ne réussis pas à venger mon
ami, je pourrai peut-être le rejoindre.
Il y avait dans son air et dans sa parole tant de sombre résolution,
que sir Geffery jugea toute observation inutile. Ému par le souvenir
de la prodigieuse adresse de Léonce, le baronnet porta involontai-
rement la main à son côté, qu'avait labouré autrefois le bras du
jeune capitaine, et il se mit en devoir de lui donner la satisfaction
qu'il exigeait. Celui-ci, engourdi par une douleur aiguë et profonde,
parait les coups de son adversaire avec la raideur du somnambulisme,
et sans doute il n'eut la conscience de ce qu'il faisait qu'en voyant
chanceler sir Geffery.
En présence de l'expiation qu'il venait d'accomplir, le malheureux
vainqueur resta appuyé sur son épée. Paolo, le voyant muet, égaré,
s'approcha de lui et le pria , au nom de Mine de Rennedalle et de sa
nièce, de quitter un lieu si funeste.
— Je les suivrai à la ville, dit Léonce en montrant les deux
cadavres.
V.
La triste nouvelle s'était répandue; Léonce trouva Mme de Ren-
nedalle désespérée, car Fanny était mourante. Tant qu'elle fut dans
l'accablement de la maladie, il put la voir et partager les soins, les
fatigues, les appréhensions et les espérances de Mme de Rennedalle,
et cette inquiétude fit diversion au désespoir qu'il éprouvait d'avoir
causé la mort du major et tué le baronnet. Ses remords diminuèrent
avec le danger de Fanny; mais quand elle eut recouvré le sentiment
et la mémoire et qu'elle put remarquer que Léonce ne la quittait
pas, elle déclara qu'elle ne le recevrait plus. Mme de Rennedalle, pré-
voyant que combattre cette résolution ce serait la rendre inébran-
lable, engagea Léonce à laisser au temps le soin de le servir.
REVUE DE PARIS. 317
— Partez, dit-elle. Checca est sauvée, elle est libre, elle dépend
de moi seule, vous ne pouvez douter que je vous la donne.
Léonce obéit et partit pour D..., ayant obtenu de Mme de Renne-
dalle qu'elle lui écrirait souvent. Il apprit ainsi que la résistance de
Fanny s'usait dans l'inaction depuis que ses refus de recevoir Léonce
le trouvaient soumis. Si maintenant Mme de Rennedalle parlait en
faveur du jeune homme, Fanny répondait :
— C'est ce billet! sans ce billet...
— Hélas! oui, Checca, ce billet et l'indiscrétion qui l'avait précédé
ont causé de grands malheurs; mais tous les torts de Léonce étaient
involontaires. En écrivant ce billet, il se sacrifiait à votre repos, et
bien des fois il a risqué sa vie pour son ami.
La jeune femme secouait la tête d'un air de doute; mais la bril-
lante fraîcheur qui reparaissait à son visage témoignait qu'elle se
laissait persuader; l'espérance ajoutait chaque jour à sa beauté.
Mœe de Rennedalle avertit enfin Léonce qu'il serait bientôt rappelé,
le deuil de Mme de Razy étant désormais moins rigoureux. Ivre de
joie, il fit accepter sa démission ; puis , Mme de Rennedalle lui ayant
écrit qu'il était attendu, il fixa avec transport l'instant de son départ.
Comptant sur ce vif empressement, Mme de Rennedalle parait chaque
jour sa nièce pour la présenter dans tout l'éclat de la beauté et de
la jeunesse à l'heureux Léonce. L'ayant entendu annoncer, elle
courut donner un dernier coup d'œil à la toilette de Fanny, et, la
trouvant émue et pâle, elle s'écria :
— Pourquoi cet abattement, carina? n'avons-nous pas reconnu
bien souvent que Léonce mérite indulgence et pardon? Ah! que bien
plutôt il te voie sourire , qu'il te voie danser, qu'il retrouve aujour-
d'hui l'espiègle jeune fille qu'il a tant désirée , et me remercie en
revoyant à ton doigt cette belle émeraude !
Le ravissement de Léonce justifia l'attente de Mme de Rennedalle.
Les vagues appréhensions de Fanny s'effacèrent dans une douce in-
timité. A la fin de son deuil, elle céda aux instances de sa tante, et
consentit à donner sa main à Léonce. Les nouveaux époux suivirent
Mme de Rennedalle à D..., et leur première visite fut pour l'abbaye
des Bénédictins.
Mme M....
LA GRÈCE
LES CYCLADES ET LES ILES IONIENNES.
UN MARIAGE GREC. — LE MONASTERE DE SAINT-LUC.
— UNE SUCRERIE FRANÇAISE EN GRÈCE.'
Je suivais la route d'Orchomène à Chéronée, et j'allais faire un pèlerinage
d'abord, en l'honneur du moyen-âge, au monastère de Saint-Luc, et ensuite,
en l'honneur de l'antiquité, à la fontaine de Castalie et à Delphes. J'avais
pris avec moi àLivadia, pour me servir de guide et non d'escorte (car on n'en
a plus besoin maintenant dans ces parages), un chorophylakas ou gen-
darme grec, garçon alerte et intelligent qui avait de bonne heure renoncé à
la vie klephtique pour se soumettre à la vie régulière des lois. Le corps des
gendarmes grecs, formé et discipliné par un Français, le colonel Graillard,
est un corps excellent qui a rendu sous lui beaucoup |de services par son
zèle et sa bravoure. Des temps plus calmes ajouteront à ces bonnes qualités
que leur a inspirées leur fondateur, le respect des droits de tous, si néces-
saire après tant de désordres.
(1) Voyez les livraisons des 23 octobre, 20 novembre, 11 décembre 1842 et
1er janvier 18i3.
REVUE DE PARIS. 319
Je cheminais doucement, causant avec mon jeune guide des aventures de
sa vie klephtique , et lui faisant chanter de ces chants guerriers dont la mé-
moire de tout pallicare est abondamment remplie. La matinée du dimanche
2.3 avril était chaude et belle; j'aspirais avec bonheur cet air embaumé qui
m'arrivait des montagnes dont l'horizon est ceint de toutes parts, et mes re-
gards se portaient avec avidité sur cette plaine historique de Chéronée , res-
serrée par les dernières ondulations du Parnasse et du Knémis. C'est ici
qu'expira l'indépendance de la Grèce sous les coups du roi Philippe de Ma-
cédoine. Que de révolutions dans le monde social depuis ces deux mille ans,
sans qu'ait changé en rien l'aspect matériel du pays ! Cette source où vient
s'abreuver mon cheval coule aussi paisible qu'au temps de Phocion et de
Démosthènes; la cavalerie macédonienne s'y est sans doute arrêtée en des-
cendant d'Élatée et des Thermopyles. Ainsi, comme le dit Quevedo en par-
lant des ruines de Rome et du cours permanent du Tibre :
Solo el Tibre quedô, cuya corriente
Si ciudad la regô , ya sepultura
La llora con funesto son doliente.
O Roma! en tu grandeza, en tu hermosura,
Huyô lo que era firme, y solamente
Lo fugitivo permanece y dura (1).
Ces fleurs qui émaillentles plaines sont les mêmes qui y fleurissaient jadis;
ces montagnes qui me charment par leur coupe, leurs couleurs et leurs ondu-
lations si variées , sont les mêmes montagnes que franchissait l'armée enva-
hissante de Philippe, qui venait combattre et vaincre les guerriers d'Athènes,
de Corinthe et de Thèbes, dans les champs de Chéronée.
Pendant que mes regards se portaient sur ces montagnes, comme si j'eusse
dû en voir descendre encore une fois les phalanges de Philippe, je vis tout
à coup sur ma droite un groupe mouvant et animé descendre des pentes
inférieures du Knémis vers la plaine de Raprena, l'antique Chéronée, que je
traversais en ce moment. Peu à peu ce groupe, en se rapprochant, se dessina
plus nettement à mes yeux; je distinguai une cinquantaine d'hommes à cheval,
puis d'autres hommes à pied rangés autour d'une bannière flottante; un nom-
breux cortège de femmes terminait la marche. J'envoyai aussitôt mon guide
à leur rencontre pour s'informer de l'objet d'un semblable pèlerinage, et
bientôt il revint m'apprendre que c'était une noce, et qu'elle se dirigeait de
(1) « De toutes ces choses si renommées, le Tibre reste seul, le Tibre, dont les
eaux arrosaient Rome au moment de sa grandeur, et la pleurent par un murmure
sourd et plaintif au moment où elle gît dans la tombe. O Rome! de ta grandeur, de
ta beauté, tu as perdu tout ce qui semblait solide et durable, et n'as conservé que
ce qui était fugitif!»
320 REVUE DE PARIS.
mon côté. Le cortège animé ne tarda pas en effet à se déployer dans la
prairie; tous s'avançaient en chantant, et les jeunes filles au pied infatigable
suivaient, en chantant aussi, les évolutions que les cavaliers faisaient faire à
leurs chevaux. Les hommes et les femmes étaient parés de leurs plus beaux
habits de fête; en tête de tous étaient plusieurs papas ou prêtres avec leurs
longues barbes et leurs robes à larges manches. Les hommes du cortège
étaient vêtus de jolies vestes blanches à gros boutons blancs bien arrondis et
bien pressés, de la blanche fustanelle fortement serrée par la zone ou ceinture
antique, et d'une longue toison qui flottait sur leurs épaules. Des cheveux
abondans entouraient leur cou vigoureux. Une sorte de turban de couleur
rouge ou bleue, qui venait se rattacher sous leur menton , les abritait mal
contre le soleil, mais faisait ressortir à merveille leur figure brunie et leurs
yeux ardens; de belles guêtres rouges ou bleues, semblables aux knémides
antiques, recouvraient leurs jambes agiles. Les femmes, toutes fort jeunes,
portaient des robes très courtes, bariolées des couleurs les plus vives; leurs
bas ou tzourapia étaient bariolés aussi d'une façon étrange. Leur tête était
recouverte soit de rubans d'une couleur éclatante, soit d'une espèce de mitre
persique, composée de pièces d'or ou d'argent de toute date et de tout pays,
percées et réunies de manière à se resserrer comme des écailles et à former
des rangs pressés et réguliers depuis le sommet de la tête jusqu'à la naissance
du front. Au dernier rang, les monnaies, disposées à quelque distance l'une
de l'autre, s'agitent autour de la tête et retentissent comme des clochettes.
Le bas de la figure est dessiné d'une manière pittoresque tantôt par deux
larges boucles d'oreilles rattachées ensemble par le bas à l'aide d'une chaîne
d'or qui pend sous le menton , à la façon antique, et sert de collier, tantôt
par une grande lame d'argent ciselée qui s'applique sous le menton, comme
la mentonnière d'un casque, et encadre gracieusement une figure brune et
animée, en venant se rattacher aux tresses d'une noire et abondante chevelure.
Je m'avançai au milieu de cette joyeuse troupe, et leur demandai quel était
l'heureux pallicaçe dont on allait célébrer le mariage. Avant de répondre
on commença par m'offrir la communauté du vin de la tzitza ou tzodra de
bois, gage d'hospitalité qu'on ne manque jamais de présenter et d'accepter
mutuellement en voyage. Nous échangeâmes des libations, et les questions se
succédèrent. Ils me racontèrent qu'ils étaient des pasteurs dont les tentes
étaient placées à une lieue de là, sur l'un des versans méridionaux du Kné-
mis, et qu'ils conduisaient à sa future le berger que je voyais à côté de son
adelphopoiètos (1), qui portait leur bannière. Le fiancé était un grand , svelte
(1) Adelphopoiètos. ou frère-fait, espèce de frère d'armes. L'adelphopoïétie est,
comme l'ancienne fraternité d'armes, un lien religieux. Quand deux jeunes Grecs
veulent devenir frères-faits, ils se présentent à l'église devant le papas avec une
jeune fille de dix ans, comme emblème de la pureté de leur attachement. Le prêtre
célèbre pour eux une liturgie particulière, et, à la lecture de l'Évangile, les entoure
REVUE DE PARIS. 321
et vigoureux jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans; sa physionomie était
douce, mais sa démarche et toute sa tenue annonçaient un homme habitué
de bonne heure à compter sur lui seul pour se tirer d'un danger par sa force
ou son adresse. Les pasteurs grecs ont un air fier et indépendant qui plaît.
Ainsi que les bergers des temps homériques, ils portent la houlette recourbée
en forme de crosse, ou mangoura, houlette adoptée aussi par les papes et
les évêques, et par les rois antiques, comme signe du commandement absolu
du berger sur le troupeau. Cette houlette de bois d'olivier sauvage semble
avoir été transmise sans altération depuis les bergers du roi Admète, Apollon
compris, jusqu'aux bergers indépendans d'aujourd'hui. La future qu'allait
chercher mon berger du Knémis avec sa joyeuse escorte, demeurait dans un
autre camp de bergers, le hameau de Méra, à une lieue et demie de Chéronée
et à une demi-lieue du village d'Hagios Blasis, situé sur ce revers du Lia-
koura , l'antique Parnasse.
Je demandai à mes bergers l'autorisation de me joindre à eux et d'assister
à la fête du mariage, si cela n'était pas contraire à leurs usages, et tous vin-
rent me donner la bienvenue en me présentant la main. J'entrai donc dans le
cortège au milieu de ce groupe de prêtres, de pallicares et de jeunes filles
qui dansaient et chantaient, et nous arrivâmes près des ruines de Chéronée.
Là je demandai la permission à mes nouveaux amis de me détacher d'eux
pour quelques instans afin de faire quelques investigations d'antiquaire, avec
promesse réciproque de nous rejoindre avant l'entrée solennelle dans le ha-
meau de Méra. Je m'arrêtai quelques instans pour voir ce qui restait de la
patrie de Plutarque.
Les fragmens du célèbre lion colossal, élevé par les Thébains à Chéronée,
gisent près de la route, et il ne m'a pas semblé qu'il manquât rien d'essen-
tiel aux membres de ce colosse de pierre qu'il convient de laisser en ce lieu :
c'est ainsi que le plus glorieux trophée d'Épaminondas, retrouvé à Leuctres
par le professeur Ulrich , doit rester sur le champ de bataille de Leuctres. En
s'avançant vers la colline, on rencontre de tous côtés, sous les bruyères, les
ruines d'un grand amphithéâtre et plusieurs autres ruines antiques. Dans le
village même de Kaprena sont deux églises construites au moyen-âge sur l'em-
placement de deux temples. Dans l'une de ces églises je copiai une inscription
tous trois d'une écharpe qui les unit, puis chacun promet sur l'Évangile d'être le
bon frère de l'autre. A dater de ce jour, il existe entre eux une véritable fraternité.
Quand l'un d'eux se marie, l'autre a le droit d'embrasser le premier sa femme, et,
s'il meurt, il doit être le gardien de sa famille. Je n'ai pas entendu citer d'exemple
de trahison faite à un ami marié par son frère-fait. Les liens d'hospitalité entre
familles sont aussi des liens fort respectés. J'ai rencontré dans l'île de Leucade, dans
une pauvre famille, un Grec d'Épire avec les oreilles et le nez coupés par les Turcs.
Les paysans leucadiens me dirent qu'il s'était réfugié chez eux, que sa famille avait
été en rapports d'hospitalité avec la leur, et que, s'il trouvait bon de passer sa vie
parmi eux, rien ne lui manquerait de ce qu'ils pourraient lui procurer.
322 REVUE DE PARIS.
grecque. Le pavé de cette petite église est encore revêtu de la' mosaïque de
marbre qui faisait partie de l'ancien temple. L'autre église, située dans la
plaine et près de la route, est composée tout entière de marbres antiques.
La fontaine même, qui est tout-à-fait à côté de cette petite église, est entière-
ment construite avec des fragmens antiques. Sur le bassin qui contient l'eau
est gravée une inscription que je copiai; elle mentionne un certain philosophe
platonicien de la famille des Autobules, et un autre membre de cette même
famille alors puissante à Chéronée; c'est à cette famille qu'appartenait un
Sextus Aurelius Autobule, mentionné dans une inscription que Meletius a
trouvée à Cbéronée et qui était allié à la famille de Plutarque.
Je m'arrêtai peu de temps à visiter les ruines de Chéronée; j'étais impa-
tient de rejoindre mes amis les bergers; je craignais de perdre une seule des
scènes de ce drame nuptial où tout devait me rappeler les antiques usages
qui semblent tous conservés ici, depuis la première des cérémonies d'un ma-
riage rouméliote jusqu'à la dernière. Voici comment les choses se passent
dans cette fête, qui doit durer toute une semaine :
Un mariage est une solennité non-seulement de famille, mais de village et
presque de tribu. C'est le mercredi soir que commencent les cérémonies.
Parmi les parentes ou alliées du marié, on choisit trois jeunes filles, les plus
Lelles du village, et toutes trois, vêtues de leurs robes de fête, la plus jeune
et la plus belle au centre, doivent marcher de front et en silence, leurs lon-
gues amphores sur la tête, depuis la maison du marié jusqu'à la fontaine
voisine. Arrivées là, elles jettent dans la fontaine quelques pièces de mon-
naie en l'honneur des nymph.es de la source, remplissent leurs amphores et
retournent dans le même ordre et avec le même silence rapporter l'eau à la
maison. Une seule parole prononcée en allant ou en venant serait de mauvais
augure. Cette eau doit servir à pétrir le levain {prozijmi) destiné à faire le
pain des noces. La sœur du futur, si elle n'a pas été mariée, ou, à son défaut,
la jeune fille sa plus proche parente, est chargée de pétrir ce levain pendant
que tous les parens et parentes du jeune homme, rangés sur deux lignes,
chantent des chansons analogues à la circonstance; après quoi on soupe, on
«hante et on danse jusqu'à minuit.
Le jeudi, on va en pompe choisir dans le troupeau le bœuf le plus gras
ou la vache la meilleure, et les moutons destinés au repas de la noce; on
garnit leurs cornes et leur tête de guirlandes de fleurs; puis, au son de tous
les instrumens, on les amène dans le village, on leur fait faire le tour de la
paroisse en accompagnant leur marche de chants et de danses, et ou vient
les placer dans l'étable.
Le vendredi, dès le matin, les parens non mariés du futur partent du vil-
lage, portant sur l'épaule une grosse corde toute neuve tressée presque tou-
jours avec les filamens de l'aloës; ils vont dans la forêt voisine ramasser le
bois nécessaire aux apprêts du repas. La corde neuve est destinée à retenir le
lois en faisceau sur l'épaule. Souvent, dans les familles riches, ou se contente
REVUE DE PARIS. 323
de quelques branchages ramassés et rapportés au son de la musique et avec
des chansons appropriées à la cérémonie. Dès qu'on est de retour à la mai-
son, on dresse d'accord la liste des conviés et on expédie des messagers
chargés de porter les invitations.
Le samedi, au moment où le soleil annonce midi, on se rend procession-
nellement à l'étahle. On pare le bœuf destiné à la noce, on lui dore les cornes,
on les entoure de guirlandes de fleurs; on lui fait faire de nouveau, au bruit
de la musique, le tour du village, et on l'amène dans la cour de la maison
du marié, au milieu de laquelle on a planté solidement un poteau. Le bœuf
est attaché à ce poteau par une corde toute neuve, pendant que les assistans,
hommes et femmes, se tiennent à l'entour chantant la chanson du jour; puis
un homme, habillé de vêtemens tout blancs, se présente, brandit son long
couteau et le lui enfonce adroitement dans la nuque, à la jonction de la moelle
épinière, aussi prestement que le ferait le plus habile matador des Castilles.
Le bœuf tombe àjl'instant au bruit des cris de joie; en un clin d'œil le cou est
tranché, la peau enlevée, et le bœuf est dépecé en quatre parties, qui, placées
sur un linge blanc, sont portées solennellement dans le lieu destiné aux pro-
visions de la noce. Le même soir, on donne un grand repas dans la maison
du futur à tous les invités, et la nuit se passe en chants et en danses.
Le dimanche, après un repas général du matin , on se dispose à partir en
grande pompe pour conduire le futur à sa future, et ramener celle-ci dans
la demeure de son époux. A la tête du cortège sont placés les papas aux
longues barbes, montés sur de bons mulets; derrière eux s'avancent à cheval
les archontes du village et les grands parens, moins le père du marié, qui
reste à la maison et délègue pour ce jour-là ses fonctions au nounos ou com-
père; puis, après les notabilités, vient la masse des conviés, généralement
vêtus de blanc en Boumélie, et presque tous montés sur des chevaux ou des
ânes. En dernière ligne s'avance à pied le futur, la mangoura de berger en
main, comme signe de son noble état de pasteur. A ses côtés marchent aussi
ses deux assistans, à sa droite le nounos ou parrain qui remplace son père, à
sa gauche le frère-fait (adelphopoiètos)^ remplissant l'office du garçon de
noce dans nos campagnes; il porte et fait flotter au-dessus de la tête de son
ami une bannière sur laquelle est brodée une vaste croix grecque, et qui est
couverte de guirlandes de fleurs. La marche est fermée par toutes les jeunes
filles non mariées du village, à pied, avec leurs plus beaux atours et chantant
tout le long du chemin la chanson de la mariée. L'air, le mouvement et les
paroles de cette simple et gracieuse chanson me rappelèrent nos chants po-
pulaires du Béarn et ceux de Bretagne dans les mêmes occasions.
Ma rapide excursion d'antiquaire terminée, je me hâtai de rejoindre les pas-
teurs avant leur arrivée dans le hameau de Méra, afin de ne rien perdre de la
fête. A notre approche de Méra , notre présence fut annoncée par les instru-
niens de musique et les polychronia (1) des habitans de Méra, qui nous at-
(1) Cri qui répond à nos vivats et signifie : vivez beaucoup d'années.
324 REVUE DE PARIS.
tendaient. Nous descendîmes tous de cheval devant la tente de la mariée. Ses
compagnes nous accueillirent avec des chansons qui célébraient la bienvenue
de tous; mais la mariée, enfermée dans sa tente, ne se montra pas. Quand
nous fûmes tous arrivés, le futur fut introduit avec ses deux acolytes, le nounos
et Padelphopoiètos, et nous le suivîmes tous processionnellement, faisant le
tour de la tente à l'intérieur, et ressortant par la même porte, car la tente n'au-
rait pu, à beaucoup près, nous contenir tous à la fois. Un spectacle curieux
s'offrit à moi dans l'intérieur. Des deux côtés, depuis la porte d'entrée jus-
qu'au fond, se tenaient debout deux haies de jeunes Glles parées de leurs plus
brillans atours, et chantant ensemble la chanson du jour, car chaque jour,
chaque cérémonie a sa chanson particulière. Tout à l'extrémité, sur un ta-
bouret assez bas était assise la future, entourée de sa mère et de ses sœurs et
amies. Sa tête et ses épaules étaient recouvertes d'un épais voile ou plutôt
d'un châle, et sur sa tête était posée une large coupe d'argent. La chambre
n'était éclairée que par quelques brandons allumés derrière la mariée. Nous
défilâmes tour à tour entre ces deux haies de jeunes filles , et en arrivant de-
vant la mariée, chacun de nous déposa dans la coupe placée sur sa tête, une
petite pièce d'argent ou d'or, antique ou moderne. Les pièces d'or et d'argent
recueillies ce jour-là sont ensuite percées, passées dans un fil d'argent et
ajustées de manière à former un bonnet fort gracieux, composé parfois des
monnaies antiques les plus rares.
Pendant ce temps, on préparait un repas en plein air pour les hommes. De
grandes nattes de sparterie furent jetées sur l'herbe; autour de ces nattes
chacun déposa de petits tapis repliés ou sa talagani (1) pour s'asseoir à
l'orientale. Quant à moi, eu égard à mes habitudes franques, on m'apporta
un bât de mulet qui fut recouvert de deux épaisses et longues talaganis. De
grandes jattes remplies de morceaux de mouton bouilli, des œufs, du fro-
mage, quelques fruits et du yaourd (espèce de lait caillé à la turque) com-
posèrent le repas, et les tzitza de bois remplies d'assez bon vin circulèrent à
la ronde.
Comme ces cérémonies nuptiales devaient se prolonger encore pendant plu-
sieurs jours, et que je voulais arriver ce soir-là même au monastère de Saint-
Luc, je remerciai mes hôtes et leur annonçai mon départ, mais je n'avais pas
encore aperçu la figure de la fiancée, qu'on me disait être fort jolie, et je ne
voulais pas partir sans l'avoir vue. Si j'eusse voulu attendre qu'on l'emmenât
du village, ma curiosité sur ce point n'eût pas encore été satisfaite, car alors
même elle devait porter son épais voile sur la figure. Je demandai donc, en
faveur de ma qualité d'étranger et de ma curiosité de Français , à être admis
à voir la figure de la fiancée avant mon départ. Le marié y consentit de bonne
grâce, et le nounos ou compère me prit par la main pour m'introduire de
nouveau avec lui dans la tente. Les jeunes filles chantaient, toujours ran-
(1) Sorte de longue veste épaisse, de poil de chèvre, imperméable, cl terminée
par un capuchon.
REVUE DE PARIS. 325
gées sur deux lignes, et la mariée était assise sur la même escabelle , recou-
verte de son voile. Le nounos et moi , nous pénétrâmes jusqu'à elle , et le
nounos, après avoir prévenu la mère et les parentes de la mariée de ma de-
mande et du consentement du marié, souleva le voile. La figure de la mariée
offrait un bel ovale, de beaux traits fort purs et de grauds yeux noirs dont
l'ardeur s'augmentait encore dans cette atmospbère ardente sous cet épais
voile, à la lumière de ces brandons, au milieu de tant de jeunes filles pres-
sées dans une seule chambre. Quant à son teint, il était impossible d'en juger,
car elle était fardée comme la plus précieuse marquise de la cour de Louis XV.
Au-dessus de ses deux sourcils étaient peints deux petits cercles d'or; au-
dessous des yeux était tracée une ligne bleuâtre qui les agrandissait encore;
sur ses joues étaient répandues d'épaisses couches de rouge, et ça et là de
petites mouches noires à la Pompadour donnaient à cette tête de seize ans la
mine la plus vive et la plus agaçante. Les mouches sont un ornement fort
apprécié en Grèce, et on ne manque jamais, dans les chansons populaires.
de décrire les mouches qui parent les joues, le cou, les épaules et le sein des
belles qu'on veut louer. Celles de la jeune fiancée de Méra étaient fort ha-
bilement posées. Je la remerciai d'avoir bien voulu me permettre de la voir,
et usai en même temps d'une liberté qui n'est accordée qu'à l'adelphopoiètos,
celle de l'embrasser. Elle devint tout-à-fait incarnat, et ses amies applaudi-
rent en riant à la familiarité de l'étranger. Je me fis d'ailleurs pardonner mon
audace en demandant la permission d'ajouter une petite monnaie de France
à celles qui allaient parer sa jeune tête , et je la priai de la placer la première
sur son joli front entre les deux cercles d'or de ses épais sourcils. Puis je
remerciai les jeunes chanteuses et je sortis. Avant mon départ, toutefois, je
me fis conter le reste des cérémonies qui allaient suivre.
Ce même jour, lorsque le repas est terminé, la fiancée se lève de son esca-
belle, entourée de sa mère et de ses parentes, et s'avance jusqu'à la porte
intérieure. Le fiancé l'attend en dehors, soulève la portière, saisit le bras de
sa fiancée qui résiste mollement, et il l'arrache comme de force de la maison
paternelle. Ses parentes, pendant ce temps, remplissent les fonctions du chœur
antique et adressent, au nom de leur compagne, des adieux à sa mère, à
son père, à ses frères et soeurs, parens et voisins, et elles demandent aussi en
son nom la bénédiction de tous. Aussitôt que la cérémonie religieuse qui
suit l'arrivée du cortège est accomplie, douze gardiens choisis dans la fa-
mille de la mariée sont chargés de l'accompagner et de la confier au mari ,
ainsi que l'eut fait la mère. Le cortège, déployant la même pompe qu'à son
arrivée, emmène ainsi la fiancée et ses douze gardiens dans le village et à
la demeure du marié. Le père et la mère de l'époux les attendent debout à la
porte pour les recevoir. Devant eux sont placés par terre un essaim de miel,
un panier de beurre et une petite corbeille de grains. La mère du fiancé porte
de plus à ses bras, comme des bracelets, deux de ces petits pains en forme de
couronne que l'on appelle klouria. La nouvelle belle-mère, à l'approche de
TOME XIII. JAXMEB. 23
326 REVUE DE PARIS.
la fiancée, lui tend la main, passe à son bras les deux klouria, et l'aide à
sauter légèrement par-dessus le miel , le beurre et les grains déposés à ses
pieds. C'est là aussi une sorte de mythe. Le miel signifie la douceur qui doit
régner dans les relations domestiques; le grain et le beurre, l'abondance
qu'offre à la mariée la maison de son mari , et les klouria passés à son bras
signifient l'abondance qu'elle va y apporter elle-même. Placée entre sa belle-
mère et son beau-père, elle s'incline trois fois devant chacun d'eux et leur
baise respectueusement la main. Les jeunes filles, ses nouvelles parentes,
entourent la belle-mère, et, à la façon du chœur antique, chantent pendant
ce temps une chanson dont voici quelques lignes :
Sortez, sortez, heureuse belle-mère,
Pour recevoir cette jolie perdrix
Qui s'avance avec pas léger et cœur léger
Et vient se placer dans une jolie cage
Où elle chantera et chantera mélodieusement.
De manière à vous donner longue joie
Et à ce que vous vous félicitiez de votre bonheur, etc.
Ce même jour, la mariée et ses douze gardiens sont placés dans un appar-
tement séparé pour la nuit. On passe la soirée en repas, en chants et en danses.
Le lundi matin , tout le cortège des deux familles se réunit et se rend en
pompe à l'église où on célèbre la cérémonie religieuse, puis on donne un
grand festin où le mari dîne pour la première fois avec sa fiancée et à côté
d'elle, mais les douze gardiens ne la quittent pas encore, et elle passe cette
nuit seule sous leur protection.
Le mardi, on donne un grand dîner aux douze gardiens, qui prennent congé
des nouveaux époux. Les parens du marié restent à danser toute la soirée,
puis vont en grande cérémonie préparer et parfumer la couche de la mariée,
simple lit de camp recouvert de tapis.
Telles sont les cérémonies des derniers jours, que je me fis raconter minu-
tieusement, et en faisant chanter par les jeunes filles, dont la mémoire est
remplie de chansons du pays, tous les chants réservés à chacun des jours et
à chacune des cérémonies. J'aurais bien voulu pouvoir assister à toutes ces
fêtes, mais je désirais aller coucher ce même jour au monastère de Saint-Luc.
Malgré ma répugnance à me séparer de mes nouveaux amis, je fis donc seller
mes chevaux et me disposai à me mettre en route. Le marié vint prendre
congé de moi entouré de tous ses amis; il porta sa main droite sur son cœur
et sur son front, me prit la main, la baisa, puis la porta à son front incliné,
et dès que je fus monté à cheval, il m'apporta sa tzitza pour que je busse à la
manière antique, ce que je fis, en portant leur santé à tous au milieu de leurs
cris de polychronia, renouvelés aussi des usages antiques (1). Craignant de
(1) « Et quant li emperères entra en Thèbes, dont pcussiés oïr un si grant polu-
REVUE DE PARIS. 327
les blesser en voulant payer leur hospitalité, je fis venir le marié devant les
siens, et après lui avoir fait une courte allocution je le priai de vouloir bien
me permettre de lui offrir à lui-même, comme nous avions tous offert à sa
fiancée, un léger souvenir qui lui rappelât un jour la présence d'un ami
français à son mariage et la reconnaissance que cet ami emporterait dans son
pays de l'accueil cordial de ses hôtes les bergers du Parnasse et du Khlomos.
De nombreux et bruyans polychronia m'escortèrent jusqu'à ce que j'eusse
disparu aux regards des bergers en dépassant l'épaisse haie de lauriers-roses
qui bordait le ruisseau de leur village.
Je coupai court pour arriver à temps au monastère de Saint-Luc en fran-
chissant quelques torrens et quelques ravins. Jusque-là le temps avait été
magnifique; mais une fois que je fus parvenu dans la profonde vallée do
Stiri , si fameuse par l'impétuosité des vents qui la balayent continuellement,
il me fallut soutenir une véritable lutte contre les ouragans. Un chemin pit-
toresque et excellent dans les temps ordinaires suit la pente de la montagne
dont les flancs rocailleux présentent comme un mur qui enclôt un précipice
profond et tourne avec toutes les sinuosités du rocher. La variété des ombres
projetées par ces mille détours sur les flancs du précipice est d'un fort bel
effet, mais je ne pus jouir long-temps de cette vue. Le vent était si violent
que plusieurs fois je fus sur le point d'être renversé avec mon cheval du
haut de ce mur de rochers, et ce sort eût infailliblement été le nôtre au
premier détour sinueux qui eut laissé plus d'action au vent, si je n'eusse
pris le parti de tromper l'ennemi. Je tournai donc la colline orageuse pour
qu'elle me servît elle-même d'abri , et j arrivai sain et sauf au célèbre monas-
tère de Saint-Luc.
L'hégoumène (abbé) était pour le moment en inspection dans une de ses
metochl ou fermes, mais l'économe et le portier, deux dignitaires, m'accueil-
lirent à merveille et se chargèrent de me faire les honneurs du couvent. Le
portier est un grand et vigoureux moine qui a fait la guerre de l'indépen-
dance, s'est fort bien servi du mousquet, et , pour faire une bonne œuvre de
plus , a tué ses deux Turcs. Il ne faut pas toujours croire que tous, les Turcs
tués dans les récits des Grecs aient pour cela cessé de vivre. Tout Grec, brave
et hâbleur comme un Gascon, veut avoir tué au moins sa dizaine d'ennemis
dans chaque bataille, et le nombre des batailles, dans leurs récits, ne le
cède pas au uombre des ennemis anéantis : de telle sorte que dans ces mil-
liers de combats il serait tombé des millions de Turcs, beaucoup plus de mil-
lions qu'il n'y en a jamais eu dans tout l'empire. Mais mon moine était un
vigoureux jouteur beaucoup plus capable d'en avoir tué dix que deux. Age-
nouillé devant ma table après mon dîner, son chapelet en main, pendant
crone de Palpas et d'Alcontes, et d'ommes et de famés, et si grant tumulte de tym-
bres, de tabours et de trompes, que la terre en trembloit. » (Henri de Valenciennes,
continuation de la Chronique de Geoffroi de Villehardouin, page 294 de mon édi-
tion. )
23.
328 REVUE DE PARIS.
que je me reposais sur un lit de camp et fumais mon chibouk, il me faisait
bonne compagnie et me racontait éloquemment l'histoire de son pays, celle
de son couvent et la sienne. Dans toute sa conversation pleine de feu éclataient
un vif amour pour l'indépendance et la liberté de sa patrie et une affection
raisonnée pour les Français. Les autres moines qui vinrent me rendre visite
manifestèrent la même sympathie que mon belliqueux caloyer pour la gloire
et la grandeur de la patrie grecque, et ils nourrissaient tous la même affection
poiu: la France. Nos moines catholiques sont une milice qui ne prend part
qu'aux intérêts et aux combats de Rome, leur vraie patrie; les moines grecs
ne cessent jamais d'être citoyens; ils partagent toutes les passions de leurs
compatriotes, et leurs intérêts se marient et se confondent avec les intérêts
du sol; car, d'après l'institution de saint Basile, qui régit les monastères
grecs, tous les moines doivent se vouer à la culture de la terre sans être sou-
mis à la vie rigoureusement claustrale des nôtres. Répandus dans les diverses
fermes de leur monastère, conduisant la charrue, maniant la bêche et diri-
geant les sources autour du pied de leurs oliviers, ils ont souvent sans doute
toute l'ignorance de véritables paysans, mais ils en ont aussi toute l'ardeur
patriotique.
Le monastère de Saint-Luc fut,sdit-on, fondé par l'empereur Romain La-
capène, qui régna de 918 à 944, et par sa femme Théodora. Il paraît que
l'un et l'autre avaient des goûts forts divers en matière d'architecture ecclé-
siastique, car au lieu de joindre au couvent une seule église, ils enjoignirent
deux, appliquées l'une à l'autre, et toutes deux sur un plan essentiellement
différent. L'église bâtie par l'impératrice est un grand et élégant vaisseau,
simple d'architecture, et rappelant les anciennes formes helléniques. Le
dôme est soutenu par quelques belles colonnes antiques arrachées sans doute
à un temple de Diane, qui était tout voisin de là. L'église bâtie par l'em-
pereur, la seule vénérée aujourd'hui, car l'autre est complètement aban-
donnée, est construite d'après le plan de Sainte-Sophie de Constantinople.
C'est une des plus grandes églises grecques que je connaisse; elle a dix-
huit mètres de hauteur sur dix-huit de largeur et vingt-quatre et demi de
longueur, en y comprenant le béma ou autel. La voûte est ornée d'un beau
buste du Christ en mosaïque de pierre factice, suivant l'usage d'alors, et
ainsi qu'on en voit dans plusieurs des églises normandes de Sicile. Les murs
sont revêtus de cette même espèce de mosaïque à fond d'or. L'exécution de
ces tableaux en mosaïque à Saint-Luc doit être bien antérieure à celle des
mosaïques du monastère de Daphni près d'Athènes, et elles sont d'un style
plus purement byzantin. Le pavé de la solea, ainsi que celui des trois autels,
est en mosaïque de marbre, et les colonnes sont aussi de fort beau marbre
incrusté de gros morceaux de jaspe, de lapis-lazuli, d'agathe, et de beaucoup
d'autres pierres dures, dont quelques fraginens ont été enlevés ç.à et là. Ces
précieuses incrustations sont d'un goût détestable, mais on les retrouve par-
tout dans les plus riches églises d'Italie. L'église de Saint-Luc est fort bien
entretenue, de même que les autres batimens du couvent. Il est aisé de voir
REVUE DE PARIS. 329
qu'une bonne administration économique et agricole maintient l'opulence
ancienne de ce monastère. Au-dessous de l'église bâtie par l'empereur est une
belle église souterraine. Deux tombeaux de marbre placés des deux côtés de
l'autel arrêtèrent mon attention. Le tombeau à droite est, suivant la tradition
ancienne, le tombeau du fondateur de l'abbaye, l'empereur Romain Lacapène.
Quant au tombeau à gauche, aucun des moines ne put m'en dire l'origine;
tout ce qu'ils se rappellent par tradition , c'est qu'il renferme aussi le corps
d'un empereur; mais quel empereur, ils n'en savent rien. En l'examinant avec
attention, je vis que les colonnes qui soutiennent ce tombeau diffèrent essen-
tiellement de celles qui soutiennent celui de l'empereur grec, et je remar-
quai, au-dessus de ces deux colonnes, deux croix sculptées qui ne se retrou-
vent pas sur l'autre. Or, ces croix sont celles qui ont été adoptées par les
empereurs français de la maison de Courtenay, Pierre de Courtenay, comte
d'Auxerre, et ses deux fds, Robert et Baudoin II, la croix perlée et fleuronnée
par le bas. De ces trois empereurs, le dernier, Baudoin II, mourut en 1273
dans le royaume de Naples, où, après la prise de Constantinople par Michel
Paléolo.cue, il s'était réfugié près de son parent Charles d'Anjou, et son tom-
beau, construit par les ordres de Charles d'Anjou, est conservé à Barletta. On
n'a pu découvrir jusqu'ici le lieu où avaient été enterrés Pierre de Courtenay
et son fils Robert. On sait seulement que Pierre, après avoir été couronné em-
pereur par le pape Honorius à Rome, en 1217, s'embarqua à Brindes pour
Durazzo; que là, trompé par les paroles d'amitié du despote d'Arta, Théodore-
Ange Comnène, il résolut de s'acheminer vers Constantinople par terre, qu'à
trois journées de Durazzo il fut surpris pendant la nuit, fait prisonnier par
Théodore, et quil mourut deux ans après en prison, tandis que sa femme,
l'impératrice Yolande, qui était grosse et avait préféré s'en aller par mer, s'ar-
rêta quelques instans dans la principauté d'Achaye, auprès du prince Geoffroi
de Villehardoin, auquel elle donna sa fille en mariage (1), et arriva saine et
sauve à Constantinople. Où mourut Pierre de Courtenay et où il fut enterré,
c'est ce que l'histoire ne nous apprend pas; mais il serait possible que Geof-
froi de Villehardoin, lié avec la famille Comnène, eut obtenu de faire trans-
porterie corps de son beau-père dans le monastère de Saint-Luc, qui était
dans sa principauté et n'était pas fort éloigné du despotat. D'un autre côté,
on sait que le fils de Pierre, l'empereur Robert de Courtenay, mourut dans la
principauté de son beau-frère, le prince Geoffroi de Villehardoin, à son retour
de Rome, ou il était allé se plaindre au pape d'un attentat de ses propres
chevaliers. Voici à quelle occasion : R.obert était devenu amoureux d'une jeune
(1) « Ains qu'ele venist à Constantinople, arriva elle en la terre Gieffroi de Vile-
nardoin, qui grant honor li fist. L'emperris avoit une tille et Gieffroi de Vilehardoin
un iil qui avoit nom Gieffroi. L'emperris vit qu'il avoit grant terre et que sa tille i
seroit bien mariée. Si li doua sa fille, et il la prist à famé; si fespousa. Après s'en ala
l'emperris à Constantinople. Ne demora après ce guaires qu'ele se délivra d'un fil
dont ele esioit grosse. » (Bernard le Trésorier, continuation de Guillaume de Tyr,
édit. de M. Guizot, p. 330.)
330 REVUE~DE PARIS.
Française, fille de Baudoin de Neuville, d'Arras, mort depuis quelques an-
nées , et il s'en était fait aimer. La mère et la fille avaient même consenti à
venir habiter le palais impérial, où Robert passait sa vie aux pieds de sa belle
maîtresse, sans se soucier beaucoup des affaires d'un empire que sa situation
exposait pourtant à de si grands dangers, et qui avait besoin d'un bras puis-
sant habitué à porter l'épée. Cette conduite indigna ses chevaliers, qui lui
firent connaître leur désapprobation par un acte atroce de vengeance qui
peint bien les mœurs du temps. Un jour ils pénétrèrent, l'épée à la main,
dans la chambre où l'empereur était assis auprès de sa jeune maîtresse et de
sa mère. Pendant que quelques-uns d'entre eux retenaient l'empereur, leurs
complices s'emparèrent de la personne de la mère, la jetèrent dans un bateau
et la noyèrent dans le port; d'autres saisirent en même temps la jeune tille
et la défigurèrent d'une manière affreuse en lui coupant le nez et les lèvres.
L'empereur désolé n'eut pas plutôt recouvré sa liberté, qu'il abandonna
Constantinople et se rendit à Rome pour porter plainte au pape contre ses
chevaliers. Le pape le consola de son mieux, lui fit de grands dons, et le
décida à retourner dans son empire; mais, avant d'y arriver, s'étant arrêté
près de son beau-frère, Geoffroi de Villehardoin, en Achaye, il y tomba
malade et mourut. Ne serait-il pas possible que son beau-frère lui eût fait
ériger un tombeau dans ce monastère, alors fort vénéré, bien que le corps de
saint Luc en eut été déjà enlevé avec plusieurs des anciens diplômes pour être
transporté à Rome? La croix ancrée de Champagne, blason des Villehardoin,
se voit encore sur les deux colonnes du voile de l'église souterraine, ainsi
que dans une petite chapelle située à droite dans l'enceinte supérieure qui
domine la nef. Beaucoup d'autres armoiries de nos familles françaises sont
distribuées dans les diverses parties du monastère : ici, sur l'extérieur d'une
cellule, une croix ancrée avec quatre fleurs de lys renversées dans les quatre
cantons de la croix, et deux paons pour support; là, sur la marche d'un
escalier fait depuis peu à l'aide d'anciens fragmens, une croix perlée, et
plus bas, sur une autre marche, la croix ancrée de Champagne. Ailleurs,
dans la chapelle supérieure, et sur le revers même d'une plaque qui porte
deux croix de Champagne sur lesquelles pose un aigle à ailes éployées, se
trouve un fort mauvais bas-relief qui doit appartenir à ce temps d'orgueil-
leuse conquête. Un lion est représenté assis triomphalement et contemplant
un autre lion qui tient dans sa gueule un cerf tremblant qu'il va déchirer.
Ce cerf tremblant et près de mourir, est-ce l'image du pauvre peuple de la
Grèce déchiré par le lion de Bourgogne et de Champagne, emblème des Cham-
plitle et des Villehardoin , sous l'œil dédaigneux du lion de Flandre, emblème
des empereurs français de Constantinople? Une allégorie du même genre
se retrouve dans un bas-relief incrusté sur la muraille extérieure du catho-
licon ou église métropolitaine d'Athènes, bâtie par les Français en 1218, et
dans un autre bas-relief que j'ai retrouvé parmi les ruiues d'une église à
Thèbes.
J'avais grand désir de m'assurer par mes propres yeux s'il ne restait rien
REVUE DE PARIS. 331
des anciennes archives et manuscrits qu'avait dû posséder autrefois ce cou-
vent. L'exact voyageur Leake, qui a visité Saint-Luc il y a une trentaine
d'années, dit n'y avoir rien vu; il semble soupçonner les moines de lui
avoir dissimulé leurs richesses littéraires. Les moines grecs sont souvent
insoucians et négligens par ignorance, mais ils sont bonnes gens, et, pour
peu qu'on soit sociable et familier avec eux, ils ne sont pas moins sociables
et familiers de leur côté. Il ne faut avec eux ni pédantisme ni affectation, et
si on veut les gagner tout-à-fait, on n'a qu'à leur parler des affaires publi-
ques, car tous y prennent le plus chaud intérêt. Une fois leur affection ga-
gnée, et on la gagne rapidement ainsi , rien ne vous sera plus caché. Je les
ai toujours trouvés, pour ma part, disposés à faire tout ce qui pouvait m'être
agréable, et avec la plus entière franchise. A mes questions sur leur bi-
bliothèque, ils répondirent que leurs plus anciens diplômes et manuscrits
avaient été transportés à Rome, au temps de la croisade de Constantinople,
avec les reliques de Saint-Luc; que, depuis la conquête turque du xve siècle,
leur monastère avait été souvent pris et pillé, et on connaît le respect des
Turcs pour les choses d'art et de science. Enfin, dans l'année 178S, le klephte
Andruzzo, père du fameux klephte Odyssée, précipité de l'Acropolis pour
avoir voulu ramener les Turcs après les avoir vaillamment combattus, s'était
emparé du monastère de saint Luc, avait forcé les moines à chercher un
refuge dans les montagnes, et avait tout pillé ou brûlé. Depuis cette époque,
les moines ont peu songé à se procurer une bibliothèque. Bien cultiver leurs
fermes, vivre largement dans l'intervalle des quatre longs carêmes, des trois
jeûnes et des trois vigiles observés si scrupuleusement par tous les Grecs (1),
bien entretenir leurs églises et célébrer leurs liturgies, et, de temps en temps,
au milieu des guerres contre les Turcs, bien manier le long mousquet contre
les infidèles, voilà l'occupation de ceux qui remplissent le mieux leurs de-
voirs cléricaux. On voit que l'étude des livres n'a là aucune place. Pour
satisfaire toutefois ma curiosité, ils se livrèrent avec moi aux plus minu-
tieuses investigations. Toutes les chambres furent visitées, toutes les cellules
explorées, tous les souvenirs invoqués, et nous parvînmes enfin à découvrir
deux manuscrits grecs fort imparfaits; l'un était un livre de prières écrit au
XVe siècle sur papier de lin, de format in-8°, et l'autre un évangéliaire, de
format in-8° aussi, écrit vers la fin du xive siècle, sur papier de soie, d'une
écriture cursive beaucoup plus lourde.
(1) Les Grecs ont quatre carêmes : celui d'avant Pâques, qui dure huit semaines;
celui des Saints-Apôtres, après la Pentecôte, qui dure trois semaines; celui de la
sainte Vierge, pendant les quatorze premiers jours d'août; celui de Noël, qui dure
quarante jours avant Noël. Ils ont trois jeûnes : l'un de vingt-six jours, avant la
Saiut-Déméirius; le second de quatre jours, pour l'exaltation de la Croix, et le troi-
sième de huit jours, pour la Saint-Michel, sans compter le mercredi et vendredi de
chaque semaine, et quelquefois le lundi. Ils ont enfin trois vigiles : la vigile de
l'Epiphanie, celle de saint Jean-Baptiste et celle de la Croix, pendant lesquelles ils,
ne mangent non plus ni viande ni poisson.
332 REVUE DE PARIS.
Le monastère de Saint-Luc a été bâti sur l'emplacement d'une ancienne
ville hellénique. On voit encore, un peu en dehors du couvent, beaucoup
de vestiges des fortifications helléniques, et sur les murs de l'église quelques
anciennes inscriptions, entre autres la dédicace d'une fontaine qu'y fit creuser
à ses dépens un nommé Xénocrate. Cette fontaine alimente encore le monas-
tère, et ses eaux fraîches et pures sont aussi abondantes qu'elles l'étaient il y
a plus de deux mille ans. Elle coule derrière l'église et devant un bon bâti-
ment d'économat avec des chambres bien éclairées que le couvent fait con-
struire en ce moment.
Je pris congé de mes excellens hôtes les moines de Saint-Luc, pour conti-
nuer mon voyage vers Delphes, Salona ou l'antique Amphysse, Bodonitza et
les Thermopyles.
La route de Bodonitza à la mer traverse un pays magnifique. Les vallées
sont arrosées par des cours d'eau, et les pentes des montagnes offrent comme
une délicieuse forêt où toutes les herbes et tous les arbres sont en fleurs,
et où l'on respire tous les parfums du printemps. L'arbre de Judée avec ses
bouquets de lilas y croît à l'égal des plus beaux arbres de nos climats; le
genêt d'Espagne couvre tous les rochers de ses immenses buissons diaprés de
fleurs jaunes, et s'entremêle aux sauges colossales et aux plantes les plus
odorantes. En présence de cette variété de fleurs qui embaument l'air, on se
croirait transporté dans le plus beau des vergers français, au mois de mai;
mais ces vergers sont des forêts gracieusement jetées sur le penchant rapide
de la montagne, et les cours d'eau qui les traversent serpentent et retombent
partout en mille cascades. J'ai rarement vu un pays plus riche et plus pitto-
resque en même temps.
A mi-chemin vers le golfe de Lamia s'embranchent deux routes qui, de
Bodonitza et des versans du Kallidrome, conduisent vers la Thessalie et vers
la Locride. L'une à gauche, que je mentionnerai plus tard, mène au glorieux
passage des Thermopyles; c'est par là que passèrent les croisés français qui,
en 1205, arrivaient par la Thessalie et se rendirent maîtres de l'Attique et
de l'île d'Eubée, et ceux qui, en 1210, accompagnaient l'empereur Henri, frère
de Baudoin, dans sa marche de la vallée de Tempe sur Thèbes et la Béotie.
L'autre chemin, à droite, mène à un lieu qui n'a de nom ni dans l'histoire
ancienne ni dans l'histoire du moyen-âge, mais qui a aussi son avenir peut-
être, et qui, dans les fastes pacifiques de nos nations modernes, pourra mé-
riter d'être mentionné un jour parmi les élémens de richesse et d'améliora-
tion d'un pays nouveau. Ce lieu, désigné sous le nom de Rainourio-Khorio,
ou le nouveau village, est celui où vient d'être fondée une sucrerie de sucre
de betterave, .l'avais promis au fondateur de cet établissement tout français,
M. Roberty, de m'y arrêter quelques jours à mon passage en Locride. .le
laissai donc sur ma gauche la route qui mène aux Thermopyles de Léonidas,
et m'acheminai vers la sucrerie française de sucre de betterave de Kainourio-
Khorio.
Des dernières pentes de la chaîne du Kallidrome on voit se développer
REVUE DE PARIS. 333
devant soi une vaste plaine de près de deux lieues de profondeur jusqu'à la
mer, et d'environ six lieues de longueur entre le Sperchios et le Boagrius,
qui tous deux viennent se jeter dans le golfe de Lamia. Les eaux torren-
tueuses du Boagrius formaient dans cette saison un lit vaste, mais assez peu
profond; je les passai à gué au-dessous de Thronium. Ces passages sont par-
fois assez dangereux en Grèce; les lits des torrens sont larges et encombrés
de fragmens de rochers, leur cours est rapide, et si un cheval faisait une
chute, il serait assez difficile de lutter contre la rapidité des flots au milieu
de ces pointes aiguës de rochers. Quelquefois aussi, quand on n'a pas la tête
ferme et qu'on ne prend pas le parti de fixer ses yeux sur la rive sans regarder
l'eau, ce torrent qui coule rapidement vous laisse croire qu'au lieu de le
couper vous êtes entraîné par lui; on est pris alors d'une espèce de vertige
qui pourrait amener une chute dangereuse. C'est ainsi qu'un jour, dans les
eaux de l'Alphée, près d'Olympie, un de mes guides perdit la tête, tomba de
cheval, et ne fut sauvé que par un berger que j'avais eu la précaution de faire
marcher avec nous dans l'eau pour indiquer le gué. Je tins bon contre le
Boagrius, qui luttait pour m'entraîner, comme autrefois le fleuve Scamandre
s'élançait pour engloutir Achille « en mugissant et soulevant ses flots cou-
verts d'écume, de sang et de cadavres (1). » Le Boagrius n'entraînait que les
débris des asphodèles , des lauriers-roses, et des autres plantes de la mon-
tagne, et je n'eus pas besoin du secours de Vulcain et de ses feux pour ar-
river à l'autre rive. De là, on aperçoit de loin, et sur le bord de la mer, une
longue ligne de murs blancs avec des toits en tuile rouge, et au milieu,
hautes et puissantes comme des tours crénelées des temps féodaux, les che-
minées de la sucrerie de Kainourio. Ce fut comme un phare qui me montrait
ma route. Je me mis au galop dans cette belle plaine, et au bout d'une heure
au plus j'arrivai parmi des compatriotes , dans la sucrerie de betterave de
Kainourio-Khorio .
M. Roberty me fit le plus cordial accueil , et me montra tout son établis-
sement en détail. Cette vaste entreprise doit son origine à une société d'ac-
tionnaires parisiens auxquels sont venus depuis s'ajouter des actionnaires
grecs et moldaves. Le gouvernement grec a concédé à cette société pour
vingt ans, moyennant 7,000 francs de loyer annuel, huit cents hectares de
terre dans cette belle plaine de la Locride. Là, tout en face du canal de
Trikeri , dans une situation aussi belle que bien appropriée au commerce,
non loin de la baie de Palceo-Chori, où peuvent s'arrêter les batimens arri-
vant d'Asie par le canal d'Eubée, près de la chaîne du Knémis, qui forme
un rempart contre les vents et porte de vastes forêts, près aussi de la riche
plaine du Sperchius, qui ouvre une route facile vers la Thessalie, on a choisi
à cent pas de la mer l'emplacement où devait être bâtie la future manufac-
ture. La première pierre de l'usine avait été posée le 24 décembre 1840, et,
grâce à l'activité extrême mise dans les travaux, ces batimens étaient presque
(1) Iliade, chant xxi, vers 32ï.
334 REVUE DE PARIS.
complètement terminés au moment où j'y arrivai, le 1er mai 1841, et les
machines étaient déjà presque toutes placées et prêtes à fonctionner. Il y
avait d'énormes obstacles à vaincre pour fonder un semblable établissement,
mais M. Roberty est doué d'une rare activité et d'une grande persévérance, et
il est enfin parvenu à triompher des difficultés que lui opposaient les hommes
et les choses. Tout était à créer à la fois dans un pays si neuf. Quelques ou-
vriers français se multiplièrent pour guider et former les ouvriers grecs, avant
même de comprendre leur langue. Les rochers du Knémis et les ruines de
Throuium fournirent la pierre; les forêts de Paloeo-Chori et de Bodonitza
donnèrent le bois de construction. Les tuiles furent confectionnées sur les
lieux , ainsi que les planches et les poutres. Des maçons albanais arrivèrent
en bandes de la Turquie, et en quatre mois les bâtimens de la manufacture
et deux lignes de bâtimens placés des deux côtés pour le logement des maîtres
et ouvriers s'élevèrent comme par enchantement. On me donna une de ces
chambres dans l'aile située en vue de la mer, et je m'y trouvai aussi com-
modément logé que je l'aurais été en France. On m'avait dit à Athènes que
je ne trouverais rien encore de commencé, et qu'il n'y aurait pas même de
chambre pour me loger; cependant je trouvais deux lignes de vingt chambres
chacune entre deux jardins, des bâtimens élevés et couverts, aussi étendus
que ceux d'une des plus vastes exploitations de nos domaines normands. Les
communications sont encore très difficiles entre les provinces grecques. De
Livadiaà Kainourio, il faut franchir le Parnasse et le Knémis, semés de ro-
chers et de précipices, et tout voyage à travers ces montagnes est non-seu-
lement fatigant, mais souvent dangereux. Il n'est donc pas étonnant, même
sans parler de l'envie que l'on porte en général à tout grand établissement
naissant, qu'on ait nié l'existence de ce que je voyais alors debout devant moi.
M. Roberty et moi, nous parcourûmes à cheval les terres concédées à la ma-
nufacture, et là m'apparurent d'autres obstacles dont une grande énergie
peut seule triompher. A peu de distance de la manufacture est un marais
formé par les cours d'eau qui descendent du Knémis à la mer, et, faute de
pente suffisante, se perdent dans les prairies. Le vent qui sort de la gorge de
Thronium et passe sur ce marais s'imprègne à la chute du jour d'exhalaisons
dangereuses. Il est facile sans doute d'assainir ce marais en pratiquant des
saignées a la prairie et en taisant couler les eaux jusqu'à la mer, qui est voi-
sine; mais, pour avoir négligé cet assainissement, on s'est exposé à une épi-
démie qui a moissonné beaucoup de monde, et il a fallu l'énergie de M. Ro-
berty pour résister à ces nouveaux fléaux.et pour s'occuper, quoique malade,
du prompt assainissement de ces lieux, assainissement assuré aujourd'hui.
Des terres avaient été concédées par le gouvernement; mais, par suite de l'or-
ganisation défectueuse d'une société politique aussi nouvelle que l'est la nation
grecque, les terres étaient souvent possédées ou cultivées par un premier oc-
cupant. Une juste mesure de conciliation et de fermeté de la part de M. Ro-
berty, soutenu de l'appui bienveillant des autorités locales, n'a pas tardé à
aplanir les voies vers le bien. Les gens du pays ont d'ailleurs compris tous les
REVUE DE PARTS. 335
avantages que devait apporter à leur agriculture l'existence d'un établisse-
ment considérable bien dirigé et occupé par des ouvriers français, qui, s'ils
travaillent beaucoup, aiment aussi à bien vivre et dépensent largement. Déjà
un peu de mieux se fait sentir dans les environs, et on remarque une grande
différence entre les babitations grecques du village voisin et celles des villages
plus éloignés. Les chambres sont plus propres et mieux aérées; l'usage des
chaises, des tables, des matelas, inconnus à quelques lieues de là, s'y répand
de jour en jour. La nourriture y est plus saine et plus abondante. Si cet établis-
sement prospère, ce bien-être s'étendra rapidement à toutes les maisons , car
ce pays est merveilleusement situé pour y appeler les étrangers. Tous les
versans inférieurs du Knémis sont couverts de forêts, et des sources d'eau
minérale qui jaillissent du pied des rochers, près de Palœo-Chori, permettent
d'y établir des bains d'eau thermale. Un bateau à vapeur qui irait de là
à Porto-Raphti , à cinq lieues d'Athènes, en passant sous le pont un peu
élevé de l'Euripe, à Chalcis, transformerait complètement ces riches cam-
pagnes de la Locride, et , en peu d'années, elles pourraient être couvertes de
petites maisons d'été. J'ai rencontré là des sites charmans. Ces améliorations
réagiraient bien vite sur une population aussi active et aussi intelligente que
la population grecque. J'ai vu moi-même qu'au moment de mon arrivée l'es-
prit de jalousie avait déjà disparu pour faire place à l'esprit d'union. J'en eus
une preuve frappante à l'occasion d'une fête curieuse à laquelle j'assistai le
lendemain dimanche 2 mai. M. Roberty avait annoncé que, pour célébrer
l'anniversaire de la Saint-Philippe, il invitait ce jour-là tous les employés de
sa manufacture, maîtres et ouvriers, Français, Italiens, Allemands, Anglais,
Grecs, Albanais et Bulgares , à une partie de campagne dans une belle forêt
située au-delà de Thronium. Je fus invité aussi et fus charmé de cette occa-
sion qui s'offrait à moi de satisfaire amplement ma curiosité.
Nous partîmes tous à pied, au nombre de plus de soixante. Nous traver-
sâmes le Boagrius, ou Platania, à l'aide d'arbres morts jetés sur les rochers
du torrent , et nous remontâmes son cours en laissant Thronium à notre
gauche. Plusieurs fois nous eûmes à traverser au milieu des bois la Platania
et ses affluens à l'aide de ponts improvisés. Ces torrens au cours si incertain
sont un des grands obstacles qui empêchent les voyages à pied en Grèce,
comme tout le monde peut les faire en Suisse; il faut des chevaux pour tra-
verser sans cesse les torrens et les bords des valtos, ou terres marécageuses.
Nous continuâmes à cheminer à travers des bosquets remplis de fort beaux
arbres, jusqu'au pied de la montagne de Basilissa, qui sépare cette vallée de
la belle et vaste vallée de Livadie. Pouqueville a cru à tort que la montagne
appelée Basilissa était placée dans les Thermopyles même, et qu'elle devait
ce nom au souvenir de l'invasion armée du grand roi. La Basilissa est fort en
avant des Thermopyles et très éloignée de la route qu'a suivie l'armée per-
sane. Nous nous arrêtâmes enfin dans une situation charmante, que nous
indiqua un berger, près d'un village qui a conservé, dans son nom de Kom-
nina, le souvenir de la domination des Comnène. Une source d'eau excellente
336 REVUE DE PARIS.
jaillissait de terre, et. à peine née, elle allait, à quelques pas de là , confondre
ses eaux avec celles d'un torrent, qui se repliaient autour d'un tertre frais et
en faisaient comme une petite île de verdure. De beaux arbres aux formes les
plus pittoresques ombrageaient de toutes parts cette pelouse. En peu d'instans
un campement fut dressé. Les brandies feuillues tombèrent sous les yatagans
et les haches. Nous avions été accompagnés dans notre marche de deux pavil-
lons, le pavillon français et le pavillon grec, qu'un Français et un Grec fai-
saient flotter au-dessus de nos têtes. Arrivés à notre station, ils s'élancèrent
au plus haut d'un grand chêne, et sur la plus belle branche ils les déployè-
rent gracieusement. On s'occupait pendant ce temps des préparatifs du repas,
et, en vérité, je crus assister à un repas homérique. Des moutons composaient
le fond de ce dîner de campagne. Pendant que quelques pallikares, habitués
à des festins de montagne, faisaient tomber des arbres pour alimenter le feu,
préparaient les fourches de bois à planter dans la terre pour y poser des bran-
ches taillées en broche , leurs compagnons saisissaient les moutons amenés
vivans, les égorgeaient près des eaux du torrent, les attachaient à un arbre,
les dépouillaient en un instant de la peau, comme le faune dont on voit la
statue au musée de Isaples, nettoyaient leurs entrailles, et frottaient les mou*
tons de graisse et de sel. Ainsi préparés, les moutons étaient embrochés dans
un long pieu que tournait un pallikare devant un énorme feu qui flamboyait
en plein air, tandis qu'un autre les frottait avec la graisse appliquée à une
longue branche de myrte. Les entrailles enveloppées autour d'une baguette
de fusil et bien nettoyées et épicées sont braisées plus promptement et for-
ment un mets véritablement excellent appelé koukouretze. Il faut environ une
heure pour cuire le mouton entier, et plusieurs moutons rôtissaient à la fois
sur les trois côtés de chacun des grands feux qu'on venait d'allumer. Un
Européen s'imaginerait que, cuit si tôt après être tué, un mouton doit faire
un fort mauvais mets et que la chair doit être dure; il n'en est rien, et ce
mouton, préparé ainsi à la manière homérique, est tendre et succulent.
La table est tout aussi champêtre que le repas. On abat un énorme amas
de feuillage, que dans ces lieux frais et inhabités n'a jamais souillés la pous-
sière. On en fait une sorte de lit de deux ou trois pieds de hauteur, et ce lit
de feuillage c'est la table; chacun s'assied à l'entour sur un autre lit de feuil-
lage recouvert de sa talagauis. Des oignons verts, des œufs durs et du paiû
sont placés devant chacun des assistans; puis un pallikare saisit le mouton ,
et de son yatagan sépare les membres et les jette sur la table de leuillaiie. La
tzitza de bois circule à la ronde pour humecter ce repas avec d'excellent vin
d'Eubée.
Autour de cette table rustique étaient assis des hommes de toute nation.
Grecs, Turcs et Francs; c'était un mélange curieux de toutes les langui s et
de toutes les races, et les notables du village voisin étaient venus se joindre
en amis à notre fête. Les Grecs pauvres^sont peu habitués à sortir de leur
vie régulière d'abstinence; ils ne peuvent jamais, ainsi, que nos ouvriers,
compter sur un travail extraordinaire pour compenser une dépense extraor-
REVUE DE PARIS. 337
dinaire qu'ils auraient faite; ils sont donc toujours fort réservés dans leurs
plaisirs. Les Albanais sont plus insouciaus de l'avenir et plus expansifs, plus
bruyans aussi dans leurs momens de gaieté. Nous finies cbanter des chansons
françaises, grecques, albanaises et bulgares. L'n jeur.e garçon albanais de
treize à quatorze ans, à la voix de fausset extrêmement élevée et qu'il for-
çait de son mieux, entonna la chanson albanaise, tandis que ses compatriotes,
assis en cercle autour de lui, répétaient le refrain en chœur. Les airs bul-
gares sont plus vifs et plus saccadés que les airs grecs; les airs grecs sont
toujours dits , par les beaux chanteurs, avec un accent nasillard qui en dé-
truit outrageusement la mélodie. Cinq ou six de ces airs auraient mérité
d'être recueillis; c'est une mélodie simple et sans accord parfait, mais par-
fois une idée musicale assez gracieuse s'y fait jour. Après les chants on porta
les toasts, celui du roi de France pour la fête duquel nous étions tous réunis,
et celui du roi de Grèce sur le territoire duquel était venue s'implanter cette
nouvelle colonie industrielle, et de nombreux polyebronia firent retentir les
bois. Aux chants succédèrent les danses de toute espèce. Les Bulgares, qui
vivent presque toute l'année dans la plus grande abstinence, se livraient avec
bonheur aux plaisirs d'une fête si nouvelle pour eux, et formaient des rondes
fort animées. La danse des Grecs ne manque pas d'une certaine grâce, mais
elle est lente et froide, et les beaux danseurs se balancent beaucoup trop. La
ronde des Turcs est beaucoup moins gracieuse, mais plus vive et plus gaie,
et on y retrouve fréquemment les germes de la mazourque des Hongrois,
leurs compatriotes antiques, et parfois de la valse allemande. La danse ter-
minée, on se livra à l'exercice du tir; un prix fut promis au meilleur tireur.
et ce fut un ancien klephte qui le remporta avec sa longue carabine. Son
adresse a dû être fatale à plus d'un Turc dans les désordres de sa vie kleph-
tique; c'est aujourd'hui un garde-chasse habile et régulier.
Tout se passa dans l'ordre le plus parfait et la meilleure harmonie, et il
n'y eut pas une parole, pas un geste blessant pour aucun des convives. Xous
nous étions assurés des montures pour le retour; une musique improvisée,
cors-de-chasse, clarinettes, flûtes de France, guitares grecques et tambours
turcs, nous précédait avec les deux bannières déployées de France et de Grèce.
Tous à cheval, nous fîmes une halte sur les ruines de l'homérique cité de
Throrïium, qui peut se relever à Kainourio-Khorio, et nous rentrâmes sans
encombre, fort satisfaits d'une fête qu'on eût cru impossible en Grèce dix-
ans auparavant.
Blchoiv.
LETTRES ÉCRITES D'ITALIE.
ARRIVES A ROME.
Novembre 1823.
Enfin je suis dans la ville éternelle, et j'ai déjà eu l'occasion de vérifier une
partie de la prédiction d'Horace, qui assurait que les vils troupeaux paî-
traient sur les ruines des grands empires de l'Asie, quand on verrait encore
briller les murs du Capitule. J'ai vu en effet le Capitole moderne assis sur
les fondemens vraiment cyclopéens du Tabularium, ruines de l'ensemble des
édifices qui couvraient le mont Capitolin. Mais par un concours de circons-
tances qui, d'une part, donnent quelque poids à la prophétie du poète, et qui
cependant confondent l'orgueil humain, entre le Capitole et le Colysée, sur ce
forum si célèbre, naguère encore les troupeaux vivaient en paix. Je ne pourrai
jamais réussir à vous rendre l'impression compliquée d'étonnement, de tris-
tesse et d'admiration qu'a éveillée en moi cette imposante portion du cadavre
de Rome antique. Ces colonnes solitaires, noircies par le feu des incendies et
ravagées par le temps, ces restes de temple dont l'œil ne peut saisir les rap-
ports réciproques, ces arbres plantés en ordre sur ce terrain inégal; d'un côté
des églises modernes qui ne suivent point d'alignement fixe; de l'autre les
débris immenses des palais des Césars, sur lesquels sont établis les jardins
Farnèse, dont les terrasses et les bâtiments couvrent déjà de leurs ruines les
REVUE DE PARIS. 339
ruines sur lesquelles ils reposent; un certain désordre daus cette place pu-
blique, qui résulte à la fois et de l'incurie des magistrats et des inconcevables
attérissemens sous lesquels Romejest comme ensevelie; tout cela tourmente
l'œil, fatigue l'esprit, et jette l'aine dans une tristesse sombre comme les objets
qui la fout naître, grande comme les souvenirs qu'ils réveillent.
Arrivé d'hier, j'ai voulu voir aujourd'hui ce forum romanum pour acquérir
la certitude que je suis à Pvome, tant ce que j'ai vu en entrant dans cette ville
m'avait éloigné de cette idée. Au moment même où je vous écris, je doute
encore si je suis dans ses murs, et ce que vous venez de lire est comme le
récit d'un songe extraordinaire dont j'aurais vivement conservé la mémoire.
Ce spectacle a même laissé une trace si forte dans mon imagination, que j'ai
oublié l'ordre de mes récits, et qu'involontairement je vous ai transporté
dans Rome antique sans penser que, par mes lettres, vous n'êtes encore qu'à
Terni. Pardonnez-moi donc cette transposition si naturelle , et reprenons le
récit de mon voyage.
Si les habitans d'un pays sont flattés des condescendances que l'on a quel-
quefois pour leurs usages, souvent aussi ils prennent une idée favorable des
voyageurs qui, respectant ceux de leur propre patrie, acceptent tranquille-
ment un malaise passager plutôt que de faire une chose qui ne leur convient
pas. Dès que nous fûmes hors de Terni, j'eus l'occasion de reconnaître la vérité
de ce que j'avance. L'ecclésiastique, le Transteverin et le jeune Romain qui
m'accompagnaient,me remercièrent de ce que je n'avais pas voulu troubler
leur sommeil pour faciliter le mien, et firent gaiement l'éloge du caractère des
Français, qui savent coucher sur la dure au besoin. Le Transteverin en par-
ticulier, loin de me montrer de l'humeur de ce que j'avais fait, il est vrai,
sans aucun sentiment de fierté, me saisit la main et me dit : — Soyez tran-
quille, je vous ferai bien donner un lit ce soir à Civita-Castellana. Cette petite
aventure augmenta l'intimité qui s'était déjà établie entre nous la veille, et
ne contribua pas peu à me rendre agréable une route que, dans mon impa-
tience de voir Rome, je commençais à trouver un peu longue.
Nous traversâmes JNarni sans nous arrêter. En sortant de cette ville , on
laisse les Apennins sur la gauche, vers la partie qui mène dans les Abruzzes,
et l'on s'engage dans un chemin taillé en corniche qui suit les sinuosités de
la Neva, que l'on voit couler au fond d'une vallée solitaire et boisée. Ce lieu
m'a rappelé tout-à-fait la route percée au milieu des montagnes du Cantal,
qui conduit de la forêt du Liorent à Vie en Carladez. Ces analogies, fréquentes
entre l'Italie et l'Auvergne, me frappent sans cesse, et l'on doit moins s'en
étonner quand on réfléchit que ces deux contrées , ayant été également le
foyer de volcans terribles, ont dû recevoir des modifications de formes exté-
rieures à peu près semblables. Ce qui rend ces rapports géologiques si frap-
pans, c'est l'analogie que l'on découvre encore dans la construction des habi-
tations et même des églises. Il n'est pas jusqu'au caractère des hommes où
l'on ne rencontre des traits de ressemblance qui, il faut le dire cependant,
340 REVUE DE PARIS.
sont accompagnés de différences qui n'en rendent que plus curieuse la com-
paraison continuelle que l'on est entraîné à faire. Lorsqu'on a dépassé la forêt
de Ponte Sanguinare, on rentre dans un pays cultivé que l'on parcourt avec
plaisir mais sans intérêt jusqu'à Otricoli, petit bourg situé sur une hauteur.
A l'endroit le plus élevé de ce grand village, qui , à ce que pensent les anti-
quaires, faisait partie de l'ancienne ville d'Otriculum, on voit les ruines d'un
château dont les fondations peuvent bien être celles de l'ancienne citadelle de
cette ville. Les ruines assez apparentes, quoique couvertes de terre et de végé-
tation, s'étendent à quelque distance dans la plaine et sur les bords du Tibre.
De quelque côté que l'on tourne les yeux, les aspects de la campagne sont
beaux, mais j'avais un plaisir singulier à diriger mes regards vers ce Tibre
nui, dans cet endroit, fait un circuit gracieux et semble tourner sur lui-même
pour aller vers Rome. Je suivais son cours autant que la vue peut s'étendre,
et, dans mon imagination , je cherchais les intervalles de montagnes entre les-
quelles ses eaux pouvaient trouver passage et me conduire ainsi vers cette
Rome où toutes mes idées allaient aboutir; mais je ne pouvais aller plus loin
que le mont Soracte, dont la cime majestueuse s'élève au-dessus de tout ce qui
l'environne. De là je n'établissais plus que vaguement la direction de la grande
ville, me rappelant que du haut de ses collines on voit le Soracte, puisque
Horace a signalé l'approche de l'hiver par les neiges qu'il aperçoit sur son
sommet. Pendant que je me livrais à ces réflexions, mes regards furent attirés
par un phénomène qui, bien que fort commun, me cause toujours un éton-
nement nouveau. Le sol élevé sur lequel reposent les fondemens du vieux
château d'Otricoli est en partie composé d'un amas immense de cailloux de
rivière contenus par un ciment naturel aussi dur que la pierre. L'idée des
révolutions, des bouleversemens de terrain que l'assemblage et la position
de ces objets fait naître, met un certain trouble dans l'esprit auquel je ne puis
me faire, et l'image de la destruction a quelque chose de moins fatigant
pour moi que celle du désordre. En effet , j'éprouvai une espèce de repos
intérieur en reportant mes yeux sur les ruines de l'ancienne Otriculum , qui
est à un mille de distance du lieu où je me trouvais; on les voit dans la plaine
auprès du Tibre , comme on distingue une tombe dont la terre, n'ayant pas
encore repris le niveau du sol qui l'entoure, est cependant déjà couverte
d'herbe. Le silence et le calme régnent autour de ce lieu qui n'est même pas
touché par le soc du laboureur; l'insatiable antiquaire a seul pénétré sous les
ruines de cette ville qui sans doute fut opulente, puisqu'on n'a pas dédaigné
d'orner l'une des plus belles salles du Vatican des statues et des mosaïques
somptueuses qu'on y a trouvées.
Sur la gauche on voit les montagnes de la Sabine, dont on distingue très
bien la capitale, Magliano, située sur une assez grande élévation. Eutre
Otricoli etBorghetto, on quitte TOmbrie, dont tout le territoire est si pro-
ductif, pour entrer dans un pays où la culture devient plus rare et les traces
de la volcanisation plus communes. Avant Borghetto, pauvre village malsain
REVUE DE PARIS. 341
et sans ressource, on traverse le Tibre sur un fort beau pont qui date du
temps d'Auguste et qui a été restauré par le pape Sixte V. Vous devez conce-
voir, mon cher ami, l'espèce d'activité que donne à l'esprit et à la mémoire
d'un homme tant soit peu instruit le passage d'un fleuve comme le Tibre,
sur un pont construit à deux époques si éloignées et par des hommes tels que
l'empereur et le pape que j'ai nommés. Je vous assure que je suis très disposé
maintenant à pardonner les grandes phrases que font la plupart des voyageurs
en Italie; j'éprouve si vivement moi-même le besoin d'exprimer, par des excla-
mations, les rapprorhemens historiques qu'on est forcé d'y faire, les grands
souvenirs qu'on y recueille, que je suis obligé de me tenir en bride pour vous
épargner cet ennui.
Jusqu'à Civita-Castellana , où nous avons couché, je ne me rappelle rien
qui ait fixé mon attention, soit qu'il ne se trouve rien de remarquable, en effet,
soit que, préoccupé de Rome, je n'aie point porté une attention suffisante sur
les objets que m'offrait la route. Mais en approchant de Civita-Castellana , qui
occupe une hauteur, je n'ai pu m'empêcher d'admirer l'encaissement de la
Triulia , les énormes rochers qui forment son lit, cette profusion de plantes
de toute espèce qui contribuent à donner à la rivière une teinte obscure, un as-
pect terrible. Sur ce torrent on a jeté un pont dont les dimensions prodigieuses
répondent à la hauteur et à la hardiesse des roches qu'il devait unir. Lorsqu'on
est dessus et qu'on plonge ses regards dans le double abîme au fond duquel
sa base repose, on ne sait si l'on est plus vivement ému de la vue du site
extraordinaire qui se présente à vos regards, ou de l'incroyable hardiesse des
hommes qui ont construit ce pont, plus haut, dit-on, que celui du Gard. Les
villes d'Italie éprouvent le même sort que les statues des musées de l'Europe :
les antiquaires les débaptisent de temps en temps. Civita-Castellana, où l'on
croyait tellement avoir retrouvé l'emplacement de J'eies que les habitans ont
orné toutes les portes de leur ville de l'S. P. Q. V., voit aujourd'hui ses pré-
tentions discutées; elle est à la veille d'être contrainte de substituer un F.
au V. depuis qu'on a trouvé qu'elle occupe l'ancien territoire de Fesce-
nium. Civita-Castellana, qui ne contient pas deux mille habitans, pourrait
passer pour triste si un aspect de gravité antique ne dissimulait ce défaut.
Outre une citadelle, qui couronne toujours bien une ville , on y trouve une
place spacieuse assez régulière, où l'on a rassemblé des fragmens mutilés de
statues de sénateurs et de dames romaines; une fontaine placée au centre
anime un peu cet espace trop grand pour une ville qui compte un si petit
nombre d'habitans. Il faut croire que les détails que les historiens ont donnés
sur la ville de Veies sont bien incomplets, puisque l'on ne peut la reconnaître
à sa position et à la nature des lieux qui l'entouraient. Certes, si la Veies an-
tique eût été placée là où est Civita-Castellana, il me paraîtrait difficile que
les historiens de la prise de cette ville, dont le siège a duré autant que celui
de Troie, n'eussent pas eu l'occasion de dire un mot de l'énorme fossé de
roches au fond duquel coule la Triglia , et qui entoure les trois quarts de la
ville moderne où l'on a cru reconnaître Veies.
TOME XIII. JA3YIEB. 24
342 REVUE DE PARIS.
Cependant nous avons pris un repas et couché à Civita Castellana. Le
Transteverin , fidèle à sa promesse, me fit donner une chambre et un lit sé-
parés; je fus sensible à cette attention. Malheureusement les auberges de ce
côté des élats romains (j'en excepte toutefois celle de Terni ) sont très mau-
vaises, et mes compagnons de voyage, qui faisaient cette observation auss
bien que moi, tachaient de distraire mon attention de ce défaut si commun
dans leur pays, en la reportant sur le plaisir que j'aurais le lendemain en
apercevant de loin le dôme de Saint-Pierre et en entrant à Rome. Enfin ce
jour tant désiré est arrivé, et dès le matin nous nous sommes mis en route
pour Nepi, abandonnant la via Flaminia, qui est devenue très mauvaise,
pour atteindre la via Cassia, qui aboutit à la porte du Peuple. A mesure que
l'on avance, il est facile de reconnaître que le terrain est rempli de débris
volcaniques; la végétation devient rare, et de temps en temps on voit des
buissons arides ou des chênes qui semblent indiquer les restes d'une antique
forêt. La route est tracée sur un terrain inégal dont l'horizon, parfois assez
étendu, ne permet cependant pas au voyageur de reconnaître s'il est dans un
pays de plaine ou de montagne. On arrive à Baccano, village hideux qui fait
naître les idées les plus sinistres. Une vingtaine de maisons dominées par une
tour ancienne occupent une légère élévation placée au milieu d'une enceinte
de montagnes où l'on croit reconnaître les parois déformées d'un ancien vol-
can. Rien n'est plus triste que la vue de ce grand amphithéâtre sans végéta-
tion et de ces maisons inhabitées qui semblent être le temple de la famine et de
la peste. Aussi éprouve-t-on une joie vive quand on est près de dépasser le
rebord de ce grand cratère. Arrivé au point le plus élevé, on découvre dans
l'éloignement et avec peine la coupole de Saint-Pierre. C'est à moitié chemin
de Baccano et de la Storta qu'est sur la gauche le lieu où l'on pense que fut
située la ville de Veies. La singularité de cette campagne, jointe aux souvenirs
curieux éveillés en] moi par les renseignemens que je recevais, ont apporté
dans mon esprit un vague qui pourra faire tort à ma mémoire, et, dans tout
le cours de cette dernière journée, j'ai eu l'imagination remplie de l'idée des
volcans, des villes antiques, des déserts et de Rome. Aux environs de la
Storta- commence Yagro Romano, la campagne de Rome, le patrimoine de
saint Pierre. On ne peut se faire une idée des solitudes qui se présentent à
la vue. Le terrain inégal, sans végétation, n'offre au voyageur que l'appa-
rence d'une terre qui, comme une masse une fois liquide, et qui n'aurait
point eu de niveau fixe, se serait tout à coup raffermie dans cet état de dés-
ordre. La route monte et descend toujours, tourne et retourne sans cesse;
tantôt l'horizon s'étend , tout à coup il se resserre, et pas un arbre, pas une
roche ne se présente pour vous faire juger de l'espace que vous avez parcouru.
Nos landes sont un pays délicieux en comparaison de ce coin de terre, qui à
la tristesse de ses aspects joint encore le défaut d'être pestilentiel une partie
de l'année. J'avoue que ce fut avec plaisir que je me vis hors de ces campa-
gnes maudites et que je reposai mes yeux sur le dôme de Saint-Pierre et
la partie de Rome qui est à la gauche du monte Mario. Je vis sur la route
REVUE DE PARIS. 343
plusieurs antiquités; la plus remarquable est le tombeau qui passait autre-
fois pour celui de Néron, et que l'on dit être aujourd'hui celui de G. Yitius
Marianus. Cet énorme cube, placé sur un piédestal en ruine, frappe par sa
masse et sa simplicité. Plus loin on arrive près du Tibre, que l'on traverse
sur le ponte Mole (pons Milvhis), d'où Constantin eut la fameuse vision du
Labarum, au moment où il livrait bataille à Maxence. J'avais désiré trop
vivement le matin d'arriver à Rome pour que mes impressions eussent con-
servé leur fraîcheur. J'entrai dans le faubourg de cette ville comme j'aurais
traversé Passy, et la vue de la porte et de la place du Peuple, de la grande
aiguille qui la décore, des trois grandes rues divergentes qui viennent y
aboutir, ne purent me tirer de l'insensibilité où j'étais tombé. Il faut dire
aussi qu'à ce moment la présence dans la voiture d'un commis qui était chargé
de nous mener à la douane détourna tout-à-fait mon attention de ce qui pou-
vait se présenter de curieux dans les rues. J'avais fait plomber ma malle à la
frontière des états romains, et je pensai que la visite de quelques livres indis-
pensables pour mon voyage serait bientôt faite. Arrivé à la douane, j'eus en
une demi-heure un échantillon de Rome moderne. L'édifice de la douane est
construit dans les ruines d'un temple dédié à Antonin-le-Pieux. Entre les
onze colonnes corinthiennes de marbre blanc qui restent de ce monument,
on a fait des croisées, on a bâti des salles, en sorte que le temple et la douane
sont si bien confondus l'un avec l'autre que l'on ne sait ce que l'on voit. En
entrant dans la cour, on aperçoit les énormes blocs de marbre, fragmens de
la voûte de la ce/ la; mais on ne peut rester long-temps à observer ces an-
tiquités sans courir le risque d'être culbuté par les ballots que l'on roule de
tous côtés. Malgré le désir assez naturel que j'avais de regarder attentive-
ment ces colonnes, les premières de cette dimension que je visse, il fallut ou-
vrir mon paquet. A la vue des livres que j'avais eu soin de mettre en évi-
dence, le commis frémit, comme s'il eut découvert vingt douzaines de ces
stylets avec lesquels on termine les disputes à Rome. J'eus l'idée qu'il pen-
sait que j'étais libraire, et, pour le dissuader, je lui fis voir que j'avais en
tout neuf volumes, six de l'histoire de la peinture en Italie par Lanzi, un
Virgile, un Dante et un Milton, bien feuilletés, assez sales même, ce qui ne
devait pas lui laisser douter qu'ils ne fussent réservés à mon propre usage.
Cependant on fit un paquet de ma bibliothèque de voyage, et l'on m'indiqua
une heure pour venir assister à la visite le lendemain. En effet, le matin
je suis retourné à la douane, où le commis qui lit a jugé que mes livres pou-
vaient être lus sans inconvénient. Cette formalité fut promptement remplie,
mais il n'en fut pas de même de celle des enregistremens , signatures, con-
tresignatures qu'il fallut faire mettre sur le papier avec lequel, au bout d'une
heure et demie, on me rendit mes livres et le dépôt d'argent que j'avais été
obligé de faire à la frontière.
Vous me connaissez, mon ami, vous savez que je me fais une loi de res-
pecter celles des pays où je vais. C'est d'ailleurs une condition que doit s'im-
24.
34-4 REVUE DE PARIS.
poser tout voyageur, que de supporter sans mot dire les usages établis dans les
lieux où il se trouve, sauf à lui de se retirer s'ils blessent son honneur et sa
conscience. Je ne vous rapporte donc point ce qui arrive à la douane de Rome
comme un usage qui m'ait choqué, puisque je savais d'avance à quoi je
m'exposais en portant des livres, mais je vous donne une idée de ces diffi-
cultés parce que je suis très curieux de comparer l'état d'ignorance du peuple
romain avec les efforts que l'on fait pour l'y maintenir, et que j'ai l'intention
de vous transmettre mes observations à ce sujet.
Mais revenons à la ville de Rome, de laquelle j'ai détourné votre attention
précisément comme la mienne en a été distraite. Les abords, les rues, les
habitations et les habitans de cette ville, ne répondent nullement , au premier
aspect, à l'idée qu'on s'en fait de loin. Je vous dirai même qu'après avoir vu
Florence, où le caractère de l'architecture a une unité qu'on pourrait quel-
quefois taxer de monotonie, les édifices de Pvome présentent à l'œil une
confusion de lignes, un amalgame de styles différens, qui la rendent difficile
à comprendre et peu agréable à voir. A l'exception des ruines antiques, tout
est très moderne. La rue du Cours, qui est fort longue, m'a paru étroite en
beaucoup d'endroits, et la simplicité des palais dont l'architecture est pure
disparaît en quelque sorte devant l'extravagance du luxe de ceux qui sont de
mauvais goût. Les édifices qui méritent ce reproche sont très communs ici,
et, sur l'énorme quantité d'églises qu'on y rencontre, on peut avancer hardi-
ment que de douze il y en a neuf de mauvais goût. Tous ces agrémeus de
détail que l'on trouve ordinairement dans les grandes capitales manquent. A
R.ome, à peine si l'on peut distinguer la profession de ceux qui habitent les
boutiques; excepté quelques marchands de gravures ou de mosaïques, on ne
voit rien que le strict nécessaire, et tout le luxe consiste en laquais et en
livrées. Eu tout l'aspect de l'intérieur de Rome est sévère comme la physio-
nomie de ses habitans. J'étais tout triste d'avoir quitté Florence, et , après
avoir jeté un coup d'oeil général sur la partie basse de la ville, j'ai traversé la
place d'Espagne et je suis monté à la Trinité-du-Mont. Arrivé jusqu'à l'aca-
démie française, j'ai rencontré des artistes mes compatriotes que je n'avais
point vus depuis quinze ans. Après avoir satisfait au besoin de renouveler les
témoignages d'une ancienne amitié, nous avons regardé la ville de Rome,
qui , de cette terrasse, se découvre presque en entier. A droite je revis le
monte Mario, près duquel je suis passé hier. Mes yeux furent attirés ensuite
par le fort Saint-Ange, par le dôme de Saint-Pierre, qui s'élève au-dessus, et
le Vatican, qui semble s'étendre dans la campagne; plus à gauche, on me fit
i-emarquer le Capitule, la tour de Néron , près de laquelle est un grand pin
qui se groupe admirablement avec cet édifice, et enfin, tout-à-fait à l'extré-
mité de ce demi-cercle, le Quirinal, sur lequel repose le palais imposant du
pape. Malgré le soin que l'on prenait de me faire connaître tous les monu-
mens, il y a , entre leur configuration moderne et leurs noms antiques, une
discordance qui m'empêchait de croire à ce que je voyais. Je ne me sentais
REVUE DE PARIS. 345
pas encore à Rome et j'avais besoin de la parcourir pour m'assurer, par des
témoignages plus directs, que j'étais en effet sur l'emplacement de la Rome
de Romulus, des Scipions, des Césars. Je me fis donner quelques renseigne-
mens pour me reconnaître dans les rues, et je partis seul pour trouver la
Rome que je cherche.
C'est à ce moment que j'allai au Capitole. En route, je vis le palais de Ve-
nise, qui me fit penser à ceux de Florence. Je suivis une grande rue à l'ex-
trémité de laquelle est l'escalier à bourrelet qui conduit au mont Capitolin,
près d'une autre montée qui mène à une ancienne église [Ara cœli) bâtie
sur remplacement du fameux temple de Jupiter-Capitolin. Arrivé sous les
murs du Capilole, au sommet du mont, je descendis la pente opposée, et
me trouvai bientôt près de l'arc de Septime-Sévère. C'est là que je m'arrêtai
pour considérer les ruines de ce Forum Romanum qui m'inspirait tant de
curiosité. J'ai ressenti précisément ce qu'on éprouve lorsqu'on va pour voir
quelqu'un qui vous intéresse, et qu'à sa porte on apprend sa mort. Long-
temps je suis resté immobile et sans idées, tant les émotions se heurtaient
avec violence au dedans de moi-même; et lorsque je revins à moi, je ne
pensai d'abord qu'au chaos d'incertitudes dans lequel il faudrait me plonger
pour étudier avec fruit cet amas confus de monumens incomplets et qui ap-
partiennent à tant de siècles différais. Au découragement que me donna ce
premier coup d'oeil, succéda celte envie de voir qui s'empare toujours de nous
quand on arrive dans un lieu important. Je traversai donc le Forum, jetant
négligemment un coup d'œil sur le temple d'Antonin et de Faustine; je vis
l'arc de Titus, dont les ruines sont ensevelies sous un nouvel arc que l'on
construit encore en ce moment. A gauche, mes regards lurent attirés par les
trois énormes tribunes de la basilique de Constantin, connue autrefois sous
le nom de Temple de la Paix. Enfin je montai sur un terrain en esplanade où
l'on suit le plan d'un temple de Vénus et de E.ome, des ruines duquel on dé-
couvre parfaitement le Colysée. Au moment où j'aperçus cet édifice que je me
proposais d'observer attentivement, une procession de gens de toute espèce,
conduite par des capucins, détourna complètement mon attention de ma pre-
mière idée, et involontairement je suivis le cortège, qui entra à pas lents
sous le triple péristyle qui entoure l'enceinte intérieure de l'amphithéâtre bâti
par Flavius Vespasien (72 avant J -C. ). Il semblait que tout conspirât pour
me faire voir Rome sous le double aspect que présentent ses antiquités et ses
mœurs modernes réunies. La cérémonie religieuse, qui se célébrait dans le
Colysée même, ne permit pas que je me livrasse tout entier à ma curiosité, et
je vis d'abord ce qui formait X arène, dont le centre est marqué par une
grande croix de bois, et la circonférence par quatorze petits autels répondant
aux stations de Jésus-Christ montant au Calvaire. Une centaine de personnes
suivant cinq ou six religieux s'étaient agenouillées près de la croix , et fai-
saient une prière. Je ne pus m'empêcher, à certains momens, de jeter un coup
d'oeil rapide sur les ruines de l'énorme édifice où se passaitcette scène. A droite,
346 REVUE DE PARIS.
vers le midi , il ne reste plus que deux enceintes et leurs voûtes à demi ron-
gées par les pluies; à gauche , la troisième et dernière paroi s'élève encore
au-dessus des trois ressauts sur lesquels étaient les gradins qui , avec la ter-
rasse du haut, pouvaient recevoir plus de cent mille spectateurs. Le soleil,
déjà déclinant, éclairait la partie la plus élevée du monument, tandis que l'arène
et le peuple qui y était rassemblé ne recevaient plus que le doux reflet de ce cie]
d'azur de l'Italie. Il aurait fallu pour moi que tout fût terminé à ce moment,
car ce spectacle était admirable; mais un capucin monta dans une chaire de
bois, et nous fit un sermon sur la Vierge, qu'il prononça avec une dureté
et une monotonie d'accent à faire fuir. J'attendis jusqu'à la fin , espérant
toujours que quelque trait heureux me ramènerait aux grandes impressions
que j'avais reçues dans les premiers momens, mais ce fut en vain. Le seul
avantage qu'eut pour moi ce discours bizarre fut de me renouveler le sou-
venir d'un sermon sur le même sujet fait par un religieux du même ordre .
dans la cathédrale de Florence. Le capucin toscan parlait avec une grâce et
une simplicité touchante; je me souviens qu'il engageait aussi ses auditeurs à
mettre leur confiance dans la Vierge, et pour appuyer son exhortation et faire
sentir qu'en implorant l'intercession de cette mère pleine de bonté, on
s'adressait effectivement à Dieu même, il employa une image aussi vive que
gracieuse : « Cette bonté , cette splendeur, disait-il , que vous adorez dans
Marie, n'est que la splendeur, la bonté qu'elle reçoit de Dieu même; en aimant
l'une, vous adorez l'autre; de même que, quand la lune verse sur vous sa lu-
mière , vous savez qu'elle ne fait que réfléchir les rayons qu'elle reçoit du so-
leil. » Je me retirai de ce lieu, l'esprit agité de mille idées, de mille souve-
nirs variés qui ne me permettaient de mettre aucune suite dans mes réflexions.
Je marchai machinalement, entraîné par le contour extérieur de ce théâtre, et
je fus arrêté par l'arc de Constantin, au-delà duquel on voit se dessiner sur le
ciel les voûtes à demi détruites de cette portion du palais des Césars. Lorsque
je me trouvai à l'extrémité du grand diamètre de l'amphithéâtre, autant que
ma vue pouvait s'étendre, je suivis de l'œil une grande rue à l'extrémité de
laquelle est la basilique de Saint- Jean-de-Latran. Cependant je continuai de
parcourir l'autre demi-circonférence du Colysée, qui est la mieux conservée;
c'est là que je pris une idée exacte de la masse et de la disposition de cet édi-
fice. De ce côté , on voit les quatre étages dont les trois premiers présentent
une suite d'arcs dont les piliers sont décorés de colonnes engagées, tandis que
le dernier, percé seulement d'ouvertures carrées assez rares , n'a pour tout
ornement que des pilastres et un entablement d'ordre composite qui couronne
l'édifice. Le chemin d'où l'on voit cette partie du Colysée est très étroit et res-
serré entre un tertre et le monument même, ce qui, joint à l'heure où je
m'y trouvais, rendait cette gorge sombre et vraiment sinistre. De temps à
autre, je plongeais mes regards sous ces triples voûtes, le long de ces murs
épais; je cherchais à retrouver l'ordre des escaliers dont la trace se suit avec
peine, et est souvent tout-à-fait interrompue, la correspondance de ces corri-
REVUE DE PARIS. 347
dors voûtés où la foule impatiente s'agitait sans doute pour trouver la place
qui était assignée à chacun. En étudiant avec une curiosité fatigante les dé-
tours de ce dédale immense, je fus tout à coup arraché à mes réflexions par
le silence sépulcral qui régnait autour de moi. C'est alors que je crus entendre
les rugissemens du peuple romain , la voix des bètes féroces , et les accens
plaintifs des combattans qui succombaient; alors seulement, en retrouvant
les traces de tant de grandeur et de barbarie , j'acquis la conscience de mon
séjour à Rome.
Quoique mon corps fut dispos , mon imagination était fatiguée , et je re-
tournai chez moi sans faire attention à rien de ce que je rencontrais, me répé-
tant de temps en temps : Je suis à Rome. Comme j'entrais dans la via des
Condotti, qui aboutit à la place d'Espagne, je lis la rencontre d'un jeune
Parisien qui m'avait brusquement quitté il y a trois mois à Florence pour voir
Naples, où il n'est point encore allé. « Ah! vous voilà donc enfin! me dit-il
en me sautant au cou; eh bien, comment trouvez-vous Rome ? Quelle admi-
rable ville! et les environs, qu'ils sont magnifiques! J'arrive de Tivoli, où j'ai
vu des figures d'hommes superbes; les femmes y sont charmantes; vous qui
aimez tant la Fornarina , à chaque pas on y rencontre des créatures qui en
rappellent le souvenir. Que faites-vous ce soir ? — Je vais me reposer. — Jus-
tement, nous irons ensemble au théâtre F aile, on donne le Turc en Italie
pour la dernière fois. Je vous conduirai, et, dans le chemin, je vous ferai voir
le Panthéon au clair de la lune. Éclairés ainsi , les monumens antiques sont
cent fois plus majestueux; nous irons ensemble un soir au Colysée. » En disant
rapidement ces paroles, il me fit rebrousser chemin, et après avoir parcouru
la rue du Cours, nous arrivâmes à la place de la colonne Antonine. — Voyez-
vous, me dit le jeune Parisien : Jadis in altum molibus! Regardez l'effet de
la lune sur le sommet de la colonne! Une faut pas vous attendre ici aune
troupe dechanteurs bien merveilleux. Tamburini (la basse) est bon, mais le reste
est ordinaire; au surplus, ajouta-t-il, c'est dans les maisons particulières de
Rome que l'on jouit complètement du plaisir de la musique. Ici tout le monde
l'aime, la sent et la cultive. — Pendant cette conversation, qui se prolongea
encore, nous arrivâmes de détours en détours à la place du Panthéon éclairée
■par la lune. Il est fâcheux que cet édifice , si bien conservé et qui date des
bons temps de l'architecture romaine, soit placé dans un enfoncement qui
détruit une partie de son effet. Cependant je ne pus voir sans une vive impres-
sion ce beau portique corinthien servant d'entrée au temple, qui est rond et
dont on voit déborder des deux côtés les flancs gigantesques. Mon attention
fut surtout attirée par les énormes lettres de l'inscription qui est dans la frise.
Leur forme est en creux, et l'on voit à l'instant qu'elles étaient de bronze, et
que des barbares de je ne sais quel siècle les ont arrachées.
Nous sommes entrés au théâtre Valle , dont la salle agréable ne mérite ni
un éloge ni une critique en règle. Nous attendîmes en causant encore le com-
mencement de l'opéra, et je profitai d'un moment de silence pour demander
348 REVUE DE PARIS.
à mon jeune compagnon sur quoi il avait particulièrement dirigé ses études
depuis que nous nous étions quittés. — Sur les mœurs , me répondit-il sans
hésiter, parce que je ne puis rester assez long-temps en Italie pour me livrer
à d'autres recherches. Eh! ajouta-t-il, j'ai ouhlié de vous dire que je pars dans
huit jours pour retourner en France. Hélas, oui, dulcia linquimus arva ,
et vous, fortuné Tytire, vous restez dans cette belle, dans cette admirable
Italie. Que j'envie votre sort! — L'ouverture se fît entendre, et mon jeune Pari-
sien, qui,jecrois, préfère la musiqueà tous lesautresarts, écouta attentivement.
Pour moi, j'avais eu tant d'idées et d'impressions différentes dans la journée,
que je me blottis dans mon coin pour jouir du charmant opéra du Turc. En
effet, cette musique a rafraîchi mon imagination fatiguée, comme un bain
rend la souplesse et le bien-être à nos membres après un long voyage. Jamais
je n'ai eu autant de plaisir à entendre cet ouvrage de Rossini, qui me paraîl
être l'Arioste des musiciens.
Delécluzk.
STANCES.
Maintenant, — dans la plaine ou bien dans la montagne
Chêne ou sapin, un arbre est en train de pousser,
En France, en Amérique, en Turquie, en Espagne;
Un arbre sous lequel un jour je puis passer.
Maintenant, — sur le seuil d'une pauvre chaumière,.
Une femme , du pied agitant un berceau ,
Sans se douter qu'elle est la parque filandière,
Allonge entre ses doigts l'étoupe d'un fuseau.
Maintenant, — loin du ciel à la splendeur divine,
Comme une taupe aveugle , en son étroit couloir,
Pour arracher le fer au ventre de la mine ,
Sous le sol des vivans plonge un travailleur noir.
Maintenant, — dans un coin du monde que j'ignore,
Il existe une place où le gazon fleurit,
Où le soleil joyeux boit les pleurs de l'aurore,
Où l'abeille bourdonne, où l'oiseau jase et rit.
Cet arbre qui soutient tant de nids sur ses branches,
Cet arbre épais et vert, frais et riant à l'œil,
350 REVUE DE PARIS.
Dans son tronc renversé l'on taillera les planches ,
Les planches dont un jour l'on fera mon cercueil.
Cette étoupe qu'on file, et qui, tissée en toile
Donne un aile au vaisseau dans le port engourdi ,
A l'orgie une nappe, à la pudeur un voile,
Linceul, revêtira mon cadavre verdi.
Ce fer que le mineur cherche au fond de la terre,
Aux brumeuses clartés de son pâle fanal,
Hélas ! le forgeron quelque jour en doit faire
Le clou qui fermera le couvercle fatal.
A cette même place, où mille fois peut-être
J'allai m'asseoir le cœur plein de rêves charmans,
S'entr'ouvrira le gouffre où je dois disparaître,
Pour descendre au séjour des épouvantemens.
Théophile Gautier.
BULLETIN.
On se tromperait fort si l'on s'imaginait qu'il n'y a dans la chambre des
pairs que soixante-sept personnes qui répugnent au droit de visite. Il y a dans
la pairie un sentiment général de répulsion contre les traités de 1831 et 1833,
et cependant la pairie n'a pas accepté l'amendement si circonspect qui lui
avait été proposé sur ce point. A quoi faut-il attribuer ce résultat ?
La chambre des pairs, à laquelle on ne refusera certainement pas l'intel-
ligence des grandes questions politiques , est sans doute animée du désir
fort légitime d'accroître son autorité morale dans le pays , et de peser d'un
poids plus réel dans les débats parlementaires. Toutefois, il est une con-
sidération devant laquelle nous la verrons presque toujours s'arrêter, c'est la
crainte d'embarrasser la marche du gouvernement, de contrarier la pensée
de la couronne. La pairie se trouverait plus de courage s'il s'agissait de ne
pas céder à un entraînement démocratique, et d'ailleurs cette résistance serait
à ses yeux l'accomplissement d'un des principaux devoirs pour lesquels elle
est instituée. Mais l'idée de se mettre en opposition, sur un point essentiel,
avec la politique du gouvernement l'effraie. Quand on lui dit qu'en dehors de
cette politique, il n'y a que des écueils, qu'en ne l'adoptant pas, elle prendrait
sur elle une responsabilité grave, elle est plutôt disposée à faire le sacrifice de
ses convictions particulières qu'à persévérer dans le dessein de les exprimer.
La chambre des pairs n'a pas encore l'ambition, l'égoïsme d'un corps poli-
tique, ou peut-être pense-t-elle que son intérêt le plus vrai est de ne se sé-
parer du gouvernement que dans des occasions fort rares.
Quoi qu'il en soit , il est certain que pour peu que le ministère eût aban-
donné la chambre à ses propres inspirations, elle eût adopté une phrase
additionnelle sur les traités de 1831 et 1833. Des hommes modérés, justement
honorés dans la chambre, M. le comte deTascher, M. de Ségur-Lamoignon,
352 REVUE DE PARIS.
M. le duc de jNoailles, s'étaient faits les défenseurs de l'amendement proposé.
Tout avait été dit avec mesure : on se rappelait que, l'année précédente, de
graves jurisconsultes, comme MM. Portalis, Laplagne-Barris, Persil, avaient
condamné le priucipe sur lequel sont basées les conventions; il était donc
présumable que l'amendement aurait en sa faveur une majorité, si les choses
suivaient leur cours naturel.
Mais le ministère attachait la plus haute importance au rejet de la phrase.
Son calcul a été d'obtenir le plus qu'il pourrait. Il ne s'est pas arrêté de-
vant la contradiction de combattre devant la chambre des pairs ce qu'il se-
rait obligé d'accepter dans la chambre des députés. Il a sacrifié la logique
à son intérêt. Puisqu'en se donnant du mouvement, en réclamant la pré-
sence de tous les pairs sur lesquels il croyait pouvoir compter, en insistant
sans ménagement sur les conséquences fâcheuses qu'aurait l'adoption de la
phrase proposée , le ministère pouvait espérer de la faire rejeter, il n'a pas
voulu se priver de ce qui est un grand avantage à ses yeux. C'est déjà beau-
coup, selon lui, de pouvoir se prévaloir du vote de la chambre des pairs, de
montrer que sur une question si retentissante , l'accord des deux chambres
n'existe pas. Il pense que sa situation vis-à-vis de l'Angleterre en sera meil-
leure.
Pour arriver à son but, le ministère n'a rien épargné, et il ne s'est pas fait
faute de pousser les choses à l'extrême. M. le ministre des affaires étran-
gères a dédaigné les aspects théoriques et historiques du sujet pour se
placer, comme il l'a dit, dans les faits, dans l'état actuel de la question. Or
ces faits, cet état actuel de la question , ne sont pas autre chose que le véri-
table danger qu'il y aurait, selon M. Guizot, à vouloir ouvrir aujourd'hui
des négociations avec l'Angleterre. M. le ministre des affaires étrangères a
repoussé avec beaucoup d'énergie le reproche qui lui avait été adressé de
vouloir faire jouer le mobile de la peur : il a sans doute trop de tact et d'ha-
bileté pour jeter en avant un pareil moyen d'une façon grossière; toutefois
ne présenter au pays que l'alternative de la faiblesse et de la folie, quand ii
s'agit de savoir si l'on ouvrira des négociations, n'est-ce pas aller trop loin,
tant sous le rapport de la susceptibilité nationale que de la réserve diploma-
tique? Pour parler ainsi, il faut être bien convaincu que le cabinet anglais
répondrait à la première ouverture sur les traités de 1831 et 1833 d'uue
façon tout-à-fait discourtoise, et qu'alors la dignité de la France nécessiterait
une rupture. Nous ne nous expliquons pas , nous l'avouons , comment les
choses auraient pu venir là entre les deux gouvernemens. Comment! l'Angle-
terre ne nous permettrait pas d'entamer avec elle une négociation, elle nous
refuserait, pour ainsi parler, la conversation diplomatique sur les meilleurs
moyens à prendre pour abolir la traite! Et dans quelles circonstances? Après
avoir elle-même conclu un traité avec les États-Unis, où elle cherche à arriver
à la suppression de l'esclavage sans qn'il soit fait la moindre mention du
droit de visite.
REVUE DE PARIS. 353
11 est un argument dont le mérite appartient à M. le duc de Noailles,
et qui nous semble décisif dans la question. M: de Noailles a parlé avant
M. Guizot, et nous regrettons qu'un autre orateur ne se soit pas emparé de
cette partie de son argumentation pour répondre aux appréhensions exagé-
rées du cabinet. Le traité de 1831 dit expressément dans son article 9 : « Les
hautes parties contractantes au présent traité sont d'accord pour inviter les
autres puissances maritimes à y accéder... >< On avait stipulé cet article parce
qu'on pensait que, s'il y avait un seul pavillon exempt du droit de visite, la
traite pourrait se faire sous ce pavillon, et le but du traité ne pourrait être
atteint. Pour être efficace, le droit de visite devait être universel. On com-
prend ce système, il est rigoureux et conséquent. Mais ne voilà-t-il pas que
l'Angleterre, l'an dernier, conclut avec les États-Unis un traité où elle con-
sacre une exception en leur faveur, où elle les autorise à rester eu dehors des
principes nouveaux dont l'application devait cependant être universelle, où
enfin elle consent que le pavillon américain soit exempt du droit de visite.
Qu'est-ce à dire, si ce n'est que l'Angleterre a violé autant qu'il était en elle
l'article 9 du traité de 1831 ? Par cet article, elle s'était obligée à inviter les
autres puissances maritimes à accéder au traité, et elle consent une excep-
tion expresse en faveur des Américains. Elle a donc manqué à la fois à l'es-
prit et à la lettre du traité conclu avec nous. Nous sommes donc fondés à
représenter à l'Angleterre, par voie de négociations, que, par son fait, un des
buts stipulés par le traité de 1831 n'est plus atteint, et dès-lors nous pouvons
avec toute justice réclamer quelques changemens dans les conventions exis-
tantes. Cet argument est aussi simple que péremptoire. Il n'a rien de sophis-
tique, ce n'est pas là une chicane indigne d'un grand pays , une subtilité
créée pour le besoin de la cause, car c'est l'Angleterre elle-même qui, par
sa conduite, nous autorise à modifier les concessions que nous avons faites.
M. le duc de Broglie a occupé long-temps la tribune, et avec autorité.
Dans cette circonstance, il réunissait deux caractères; il avait à présenter
à la chambre le résumé de la discussion comme rapporteur, il voulait en-
suite défendre les conventions de 1831 et 1833, à la rédaction desquelles
il a pris une si grande part. C'est avec une sorte d'orgueil que M. de Broglie
a revendiqué cette responsabilité, nous pourrions dire cette paternité. Trois
argumens prédominent surtout dans le discours de l'honorable pair. Il a dit
que sous la restauration le droit de visite existait en fait, et que le gouverne-
ment de 1830 a le mérite d'avoir régularisé la situation; puis il a défendu le
droit de visite en lui-même; enfin, il a révoqué en doute le mérite des mesures
adoptées par les Américains, et la valeur intrinsèque du traité Ashburton.
Quant à cette dernière considération, il faut attendre, comme a dit M. le duc
de Broglie, les discussions qui vont s'ouvrir dans le parlement britannique
pour savoir si les Anglais entendent le traité comme le président des États-
LTnis. Sur la défense des principes mêmes des traités de 1831 et 1833, M. le
duc de Broglie ne nous a pas paru porter dans cette matière sa supériorité
354 REVUE DE PARIS.
ordinaire de jurisconsulte. Ce n'est pas une fiction que le principe qui fait
d'un bâtiment français une portion du territoire français; c'est une assimi-
lation puisée dans la nature des choses, et qui ne peut être méconnue sans
tomber dans les inconvéniens que nous reconnaissons aujourd'hui. Quand,
en 1831 et en 1833, M. le duc de Broglie formula à peu près à lui seul la
législation nouvelle contenue dans les traités, il était sous l'empire des préoc-
cupations les plus honorables, mais les plus fortes; il voulait absolument,
comme il l'a dit lui-même, concilier deux principes contradictoires. Faut-il
s'étonner si , dans cette tâche laborieuse , la vérité a pu parfois échapper à
son esprit, à ses efforts pour combiner des choses qui se repoussent?
Montrer la restauration comme ayant pratiqué de fait le droit de visite,
n'est-ce pas se servir d'un argument à deux tranchans qu'on peut retourner
contre ceux qui l'emploient? Si la restauration a subi le droit de visite vis-a-
vis de l'Angleterre, c'est qu'apparemment elle ne se sentait pas la force né-
cessaire pour résister aux prétentions envahissantes de la marine anglaise;
mais au moins elle a toujours refusé avec constance de consacrer le fait qu'elle
ne pouvait empêcher: sa diplomatie a noblement défendu la liberté des mers,
elle maintenait les choses en état, elle ne se laissait aller à aucune concession
imprudente. JN 'étions-nous pas, en 1830, dans des circonstances au moins
aussi favorables que celles où se trouvaient MM. de Richelieu et Chateau-
briand pour résister aux vives instances de l'Angleterre ?
Nous craignons que M. de Broglie n'ait exagéré l'empire des nécessités po-
litiques sous lesquelles nous agissions alors; telle était du moins l'impres-
sion de lord Brougham, qui assistait à la séance où a parlé l'honorable duc.
Lord Brougham ne croit pas qu'à cette époque l'Angleterre ait mis son amitié
au prix du droit de visite; il est plus vrai de dire qu'on a cédé alors à un
entraînement sincère pour la cause sacrée de la liberté humaine; on n'a vu
qu'une chose quand il fallait toujours en voir deux; on a oublié la nationalité
pour la phiiantropie, et voilà comment, il faut le dire, on est tombé dans une
faute qu'avait évitée la restauration, à laquelle on ne doit pas injustement
ravir les mérites qui lui appartiennent.
Nous avons dit tout à l'heure comment il se fait qu'il y ait dans la chambre
des pairs une majorité contre le droit de visite, et comment néanmoins
l'amendement proposé n'a réuni que 67 voix. Le résultat ne doit donc pas
donner le change sur l'opinion véritable de la pairie. Il eût été préférable
assurément, pour l'autorité même de l'institution , que la majorité ne subor-
donnât pas ses convictions aux convenances du cabinet; il est d'ailleurs cer-
taines circonstances où résister c'est servir, et nous croyons qu'une manifesta-
tion de la pairie n'eût pas donné une médiocre force au gouvernement vis-à-vis
de l'Angleterre. Quoi qu'il en soit, il est bon que tout le monde sache que la
chambre des pairs n'est pas en désaccord avec le sentiment national. Le mi-
nistère ne l'ignore pas , car M. Guizot à la tribune s'est adressé à ceux qui
desireni, arriver à une modification des traités, et dans l'intérêt du but qu'ils
REVUE DE PARIS. 355
veulent atteindra, il les a conjurés de maintenir la question aux mains seules
des deux gouvernemens, et d'empêcher qu'elle ne devienne une question pu-
blique, passionnée, entre les deux pays. M. Guizot songerait donc plus tard
à négocier ?
Dire aux uns que négocier aujourd'hui serait une faiblesse et une folie,
aux autres qu'ils ne doivent rien faire qui puisse l'empêcher de négocier plus
tard', c'est par un tel langage que M. le ministre des affaires étrangères a
obtenu de la chambre des pairs le vote qu'il désirait. Sera-t-il aussi heureux
à la chambre des députés par les mêmes moyens? Ici la position est diffé-
rente : la commission a pris les devans pour exprimer les sentimens de la
chambre. « Frappée des inconvéniens que l'expérience révèle, dit le projet
d'adresse au sujet du droit de visite, et dans l'intérêt même de la bonne intel-
ligence, si nécessaire à l'accomplissement de l'œuvre commune, nous appe-
lons de tous nos vœux le moment où notre commerce sera replacé sous la
surveillance exclusive de notre pavillon. » Voilà, ce semble, qui est net et
explicite. La chambre ne demande pas la violation des traités, mais elle
énonce le désir que le plus tôt possible le droit de visite réciproque n'ait
plus d'application. Cela ne doit-il pas satisfaire les plus difficiles? La chambre
ne doit-elle pas se tenir pour contente d'une manifestation qui exprime
les vœux du pays sans compromettre nos relations avec nos voisins ?
Prenez garde, disent les gens avisés. Il y a là un danger sérieux pour la
considération de la chambre. La phrase rédigée par la commission est bien
vague; encore si le ministère était tout-à-fait uni d'intentions avec la chambre,
l'indécision de la formule proposée pourrait n'avoir pas grands inconvé-
niens; mais on sait bien que le ministère subira avec peine renonciation des
vœux de la chambre, si modeste qu'elle soit, et que, s'il faut dire tout, il
cherchera plutôt à les éluder qu'à les satisfaire. La chambre agira donc sage-
ment en prenant ses sûretés. Ces conseils ne laissent pas que de paraître assez
bons, même aux hommes les plus modérés. La chambre, nous le croyons, n'a
pas changé de convictions depuis l'année dernière : elle veut toujours arriver
progessivement à l'abolition du droit de visite. Elle n'y met ni précipitation
ni colère, elle est disposée à accorder au gouvernement tout le temps dont il
peut avoir besoin pour obtenir des modifications aux traités de 1831 et 1833;
mais elle veut aussi que le gouvernement prenne au sérieux son désir et sa
pensée, elle veut sentir dans le cabinet la sincère intention d'y conformer sa
politique. L'Angleterre désire obtenir de nous un traité de commerce; c'est au
cabinet à lui présenter comme condition préalable des changemens nécessaires
aux stipulations sur le droit de visite. Il serait agréable à nos voisins d'aug-
menter la facilité des communications par une nouvelle convention postale;
c'est encore une occasion de rappeler au gouvernement anglais ce que désire
la France au sujet des traités de 1831 et 1833. En un mot, la chambre sou-
haite que le gouvernement, tout en prenant son temps, profite de tous ses
avantages pour atteindre le but indiqué.
356 REVUE DE PARIS.
Le ministère ne saurait se dissimuler que, depuis la discussion de la pairie
sur l'adresse, la chambre des députés est en défiance. Comment , en effet ,
peut-elle interpréter la conduite du cabinet ? Il combat de toutes ses forces
un amendement sur le droit de visite à la chambre des pairs, et il ne s'op-
pose à rien dans le sein de la commission de la chambre des députés. On dit
tout haut que l'honorable rapporteur de l'adresse a concerté la rédaction de la
phrase additionnelle avec M. le ministre des affaires étrangères. Cette phrase
n'a donc pas la portée qu'elle semble avoir. Tout cela donne une bien plus
grande importance encore aux paroles qui tomberont delà bouche de M. Gui-
zot. Il paraît bien difficile qu'il tienne un autre langage que celui qu'il a fait,
entendre à la chambre des pairs, et, d'un autre côté, s'il déclare se refuser à
toute négociation , il blessera le sens intime non-seulement de l'opposition,
mais de la majorité, mais des conservateurs les plus prononcés.
Il y a beaucoup de députés nouveaux qui croiraient manquer à leurs devoirs,
a leur mandat, s'ils ne travaillaient pas à faire insérer dans l'adresse l'expres-
sion franche et complète des vœux du pays. Or, que désire la France? Des
négociations. On voudrait donc que la chose et le mot trouvassent place dans
l'adresse. Ceux qui insistent sur la nécessité de cet amendement au projet de
la commission disent qu'il est nécessaire pour donner un sens et une portée
au langage de la chambre; autrement la chambre ne prononcerait que des
paroles sans valeur, ce qui est indigne d'une assemblée politique.
Plusieurs personnes ont remarqué avec quelque étonnement que la commis-
sion avait spontanément, et, pour ainsi parler, d'office, inséré dans l'adresse
un paragraphe en faveur des droits de la nationalité polonaise. Elles se sont
demandé, tant elles sont défiantes, si cet empressement à consigner un vœu
aussi impuissant que généreux ne cachait pas une arrière- pensée, si l'on
n'avait pas voulu donner à entendre, par un rapprochement, que le para-
graphe sur le droit de visite n'avait pas plus de portée politique que celui
sur la Pologne.
Au surplus, les commentaires qui seront donnés sur la phrase de la com-
mission auront bien aussi leur importance. Il faudra éclaircir le sens dans
lequel on l'entend de part et d'autre; le cabinet devra s'expliquer, et ce sera
aux conservateurs de voir s'ils reconnaissent leur pensée dans l'interprétation
ministérielle. Même indépendamment de tout débat sur un amendement,
le texte de la commission ouvre à chacun une large carrière.
La chambre vient d'ouvrir la discussion générale sur le projet, et jusqu'à
présent le plus grand événement du débat est l'abandon solennel qu'a fait.
M. de Lamartine du parti conservateur pour passer à la gauche. Mais avant
de nous arrêter au discours du nouvel et éloquent orateur de l'opposition, il
faut mentionner la vive agression de M. Gustave de Beaumont et les con-
sciencieuses paroles de M. de Carné. M. de Beaumont a développé un thème
assez piquant, qui, malheureusement pour le cabinet, n'est pas injuste sur
tous les points. Il a prétendu qu'en toute occasion le ministère était arrivé à
REVUE DE PARIS. 357
faire ce qu'il n'avait pas voulu, et que, par compensation, ce qu'il aurait
voulu, il n'avait pu le faire. Avec une pareille donnée, on doit s'attendre à des
jugeraens exclusifs, à des sorties violentes. Du reste, M. de Beaumont parle
au nom des opinions de la gauche; il ne prétend pas à la modération, à l'im-
partialité; il aspire à donner une forme chaleureuse aux griefs de son parti
contre le cabinet , à se saisir de l'attention de la chambre par de véhémentes
attaques, et nous devons dire qu'il y a quelquefois assez bien réussi. Pour-
quoi M. de Carné ne prendrait-il pas quelque chose de l'animation surabon-
dante de M. de Beaumont? Nous l'avons déjà remarqué, M. de Carné porte
trop à la tribune le ton et les procédés d'un publiciste qui , la plume à la
main , énumère et aligne tous les élémens d'une situation. Nous croyons aussi
qu'il aurait mieux fait de réserver pour la discussion des articles ce qu'il avait
à dire sur le droit de visite. Toutefois il nous paraît avoir trouvé, dans les
rangs de la majorité, une approbation marquée , quand il a recommandé à
la chambre de s'abstenir de toute manifestation vaine et futile et de peser
ses actes.
M. de Lamartine était visiblement impatient de faire connaître à la chambr
et au pays l'étendue de sa transformation; il avait prié M. de Tocqueville de
lui céder la parole. La chambre n'a pas été long-temps en suspens , car l'ho-
norable orateur a sur-le-champ annoncé qu'il venait combattre , non pas le
ministère, mais le système même qui est suivi depuis douze ans, tant à l'inté-
rieur qu'à l'extérieur, c'est-à-dire qu'il a combattu tous les ministères qui ont
paru depuis 1830, et qu'il combattra tous ceux qui, à l'avenir, suivraient les
grandes lignes de la même politique. Si le noble caractère de M. de Lamar-
tine n'était pas une garantie suffisante de la sincérité de ses paroles , nous
trouverions une preuve irréfragable de sa bonne-foi dans l'immense élan qu'il
vient de prendre pour aller planter son drapeau en pleine gauche. Quand on
fait de telles évolutions, c'est qu'on est poussé par une conviction qu'on ne
peut maîtriser. D'ailleurs, comme toutes les imaginations vives, M. de La-
martine a peu conscience du passé et de son propre passé; il est tout entier
au présent et à l'avenir; il se livre , il se prodigue sans réserve à l'idée qu'il
se fait aujourd'hui de ses devoirs nouveaux.
A tous les hommes sérieux, le parti pris par M. de Lamartine a paru une
chose grave. On n'atténue pas de pareils actes par des allusions sur la
Chute d'un Ange. C'est une chose grave qu'un homme qui, il y a deux ans,
combattait avec la majorité, la quitte en lui faisant solennellement son
procès du haut de la tribune. Nous savons bien que M. de Lamartine est
souvent dominé par son imagination , et qu'il prête trop au présent la phy-
sionomie du passé; selon lui, notre époque ressemble aux dernières années
delà restauration, et il veut s'y assurer un rôle qui rappelle la glorieuse dé-
fection de M. de Chateaubriand ; nous n'avons pas besoin de dire que nous
ne croyons pas à la vérité de ces fac simile ni pour les choses, ni pour les
hommes; mais enfin cette majorité que vient de quitter M. de Lamartine avec
TOME XIII. SUPPLÉMENT. 25
358 REVUE DE PARIS.
tant d'éclat , est-elle aussi bien constituée que possible? A-t-elle la libre dis.
position de toute sa puissance morale? Tous ses véritables représentans, toutes
ses forces vives sont-elles en position d'opérer sur les affaires et les destinées
du pays toute l'influence désirable ? Voilà les questions que vient nécessai-
rement réveiller dans les esprits la solennelle démonstration de M. de La-
martine.
Pourquoi M. Villemain a-t-il cru devoir répondre au nouveau membre de
la gauche ? M. le ministre de l'instruction publique n'appartient pas à cette
majorité de la chambre à laquelle M. de Lamartine faisait d'aussi véhémens
adieux, et c'a été de sa part un courage inutilement employé que de monter
à la tribune. Encore un coup, c'est dans le sein de la majorité de la chambre,
de cette grande majorité qui dans toutes ses nuances défend et soutient de-
puis douze ans la monarchie de 1830, que se trouvent les hommes en posi-
tion de répondre à M. de Lamartine. Pendant que ce dernier occupait la tr
bune, plusieurs conservateurs se tournaient vers le centre gauche; ils sem-
blaient chercher celui qui pouvait le mieux réfuter l'adversaire systématique
de la majorité constitutionnelle.
Après le discours de M. de Lamartine, le débat s'est concentré le lende-
main sur le droit de visite; la question des traités de 1831 et 1833 prime tout
aujourd'hui. Le droit de visite a trouvé un défenseur dont les convictions
sont tout-à-fait honorables. M. Agenor de Gasparin, dont la parole est cha-
leureuse , appartient à une école religieuse qui rappelle de loin le parti des
saints en Angleterre. Il a prétendu que le droit de visite était indispensable
à la répression de la traite. Il est vrai que M. de Tocqueville a soutenu le con-
traire; on voit que les représentans de l'intérêt philantropique ne sont pas
d'accord entre eux. M. de Tocqueville semble s'être attaché à attaquer corps
à corps M. le ministre des affaires étrangères, tout en protestant que son op-
position n'a rien de personnel. Il s'est hautement prononcé contre le para-
graphe de la commission , qu'il a décliné insuffisant et même dangereux par
sa faiblesse. On doit donc s'attendre , de la part de l'opposition , à la pré-
sentation d'un amendement.
— On annonce l'apparition dans la presse d'un nouveau phénomène, c'est
le Soleil de M. de Genoude, autour duquel viendront graviter M. Arago,
M. de Chateaubriand , et M. Dupont de l'Eure : ce serait l'union de l'ancienne
monarchie et de la démocratie radicale. On a même, à cette occasion , pro-
noncé les noms de MM. de Lamartine et Odilon Barrot, mais nous ne croyons
pas que des hommes qui aspirent à conduire un parti sérieux consentent à
devenir les satellites de M. de Genoude. Attendons le jour où le Soleil se
lèvera :
Solem guis dicere falsutn
ludeat?....
REVUE DE PARIS. 359
THEATRES.
Théàtke-Français. — Une affluence presque inouie se porte aux repré-
sentations de Phèdre. La salle de la Comédie-Française ne peut suffire à un
empressement sans exemple dans les fastes dramatiques. On éprouve à con-
stater de tels succès une joie sérieuse; ces brillantes représentations ne prou-
vent-elles pas éloquemment que le sentiment de l'art idéal et sévère est loin
de s'éteindre parmi nous? M"e Rachel a montré, dans l'interprétation des
douleurs de Phèdre, non-seulement une rare profondeur, mais une originalité
puissante; elle a animé ce magnifique rôle d'un souffle qui n'appartient qu'à
elle. Nous aurons à apprécier avec détail cette nouvelle création de la jeune
tragédienne, mais nous tenions, avant tout, à constater la consécration
qu'elle avait trouvée dans l'enthousiasme du public.
— Une reprise également remarquable a eu lieu vendredi au Théâtre-Fran-
çais. Nous voulons parler du Chevalier à la Mode, cette charmante comédie
de Dancourt, qui n'avait pas été représentée depuis six ans. Mmo Desmous-
seaux , M1Ie Mante, MM. Samson et Provost ont joué avec un ensemble digne
de la Comédie-Française; M"'° Desmousseaux surtout s'est montrée actrice
spirituelle et consommée. M. Brindeau mérite des encouragemens dans le
rôle si difficile du chevalier.
Théâtre-Italien. — Nous n'avons jamais été de ceux qui acceptent avec
indulgence et sans restriction les improvisations musicales de M. Donizetti;
il est douloureux aux admirateurs sincères de son talent de voir d'aussi bril-
lantes facultés que les siennes se dépenser au jour le jour, avec une prodiga-
lité ruineuse, sans profit durable ni pour l'artiste ni pour le public. Dans les
soixante-trois partitions sorties de la plume de l'auteur d'Jnna Bolena et de
Lucia, nous comptons à peine quatre ouvrages complets; du reste, il n'en
faut plus parler; à peine une saison des Italiens a-t-elle passé dessus, que
l'oubli le plus profond les environne, et pourtant, dans ces créations à peine
ébauchées, quels trésors de mélodie restent enfouis, qui, mûris et développés
en leur temps, eussent produit peut-être quelque nouveau chef-d'œuvre ! En
mettant son imagination en coupe réglée, M. Donizetti détruit non-seule-
ment le présent, mais l'avenir de son talent. Que voulez-vous qu'il advienne
360 REVUE DE PARIS.
de cette verve qu'on épuise, de cette inspiration que l'on fauche à toute
heure, sans crainte de couper le hon grain avec l'ivraie, faisant gerhe de tout
ce qui se rencontre , et ramassant même parfois , sans y prendre garde, dans
le champ du voisin.
M. Donizetti a fourni depuis trois mois deux opéras en trois actes au réper-
toire du Théâtre-Italien , Lïnda di Chamouny et Don Pasquale. Linda di
Chamouny, composé spécialement pour Vienne, a valu au maestro les plus
hrillans succès, tant auprès de l'empereur, qui l'a nommé son maître de cha-
pelle, que dans les réunions de l'aristocratie autrichienne. Cependant, malgré
l'ovation viennoise, Linda, sans Mme Persiani, Lablache et Mario, n'eut
obtenu qu'une médiocre attention du public parisien ; il a fallu l'ensemble
de ces talens et de ces voix parfaites pour mettre en lumière le charme de cer-
taines parties. La partition de Linda est écrite avec une grande recherche et
une grande pureté de style. En présentant une œuvre au jugement du public
d'outre-Rhin , M. Donizetti s'est souvenu de l'importance que l'Allemagne
attache à la forme musicale; aussi a-t-il satisfait à toutes les exigences et
s'est-il montré musicien soigneux et correct. Après l'opéra séria, voici venir
l'opéra buffa, Don Pasquale. Pour cette fois, l'improvisation a mieux servi
M. Donizetti; l'élégance des motifs, la vivacité de l'ensemble, le bon goût
et l'habileté de l'instrumentation en font un ouvrage à mettre presque sur la
ligne de l'Elisir d'Amore. Le quatuor du contrat , le duo du second acte
entre Lablache et Mlle Grisi, la sérénade chantée par Mario, sont des mor-
ceaux d'un mérite très réel et d'une grande originalité, tels que M. Donizetti
en composera souvent encore, lorsqu'il ne se donnera plus pour tache d'écrire
dans sa journée un finale, un trio et deux cavatines.
Mme Pauline Viardot a chanté lundi dernier, au bénéfice de Tamburini,
le rôle de Ninetta dans la Gaz-za Ladra. Les tristes résultats de son appa-
rition dans Tancredi n'ont pas ralenti l'humeur aventureuse de cette artiste.
Ce deuxième essai a été encore, s'il se peut, plus malencontreux et plus fatal
que le premier. En jugeant avec toute la bienveillance possible Mme Viardot
dans Tancredi, il était permis de croire qu'elle ferait quelque état de l'opi-
nion unanime manifestée sur la décroissance de son talent et l'insuffisance
actuelle de ses moyens; mais Mme Viardot, dans Semiramide et Tancredi,
avait mis flamberge au vent et ne devait pas s'arrêter pour si peu. La façon
dont elle a été écoutée et accueillie dans la Gazza sera sans doute pour elle
d'un meilleur enseignement.
INinetta était une des plus belles créations du répertoire de Mmo Malibran;
les souvenirs qu'elle y a laissés ont passé à l'état de tradition. Après Mme Ma-
libran, M"° Grisi s'attacha à donner au rôle, le même caractère de simplicité
villageoise et de fougueuse passion dont son illustre devancière l'avait em-
preint. Mn,e Viardot, en s'essayant là où le talent de sa sœur et de M"" Grisi
laissait encore comme une traînée lumineuse, semblait disposée à suivre aisé-
ment une route aussi nettement tracée; tant qu'il n'a fallu que sourire et
REVUE DE PARIS. 361
chanter tant bien que mal cette charmante cavatine Di placer à'grand ren-
fort de fioritures, Mme Viardot s'en est tirée passablement; mais lorsque sont
arrivées les situations dramatiques, le duo : Corne frenar ilpianto, l'admi-
rable trio qui le suit : Respiro, mia cara, et surtout la grande scène de la
prison , l'insuffisance de sa voix et de son geste s'est montrée dans toute sa
triste étendue; à cette heure, Ninetta ne se débattait plus contre l'entreprise
libertine du podestat, mais bien contre une voix rebelle, contre un geste sans
force, un regard sans puissance. La lutte a été longue, désespérée; l'actrice
en est sortie épuisée, haletante, l'œil éteint, et n'ayant même pas pour con-
solation la conscience d'avoir vaincu. Lablache n'était point en voix; aussi
a-t-il joué plutôt que chanté le podestat. L'admirable talent mimique du co-
médien le sert merveilleusement en pareille circonstance; une note douteuse,
une roulade éraillée, s'effacent facilement sous le masque bouffon du chan-
teur en défaut. Tamburini a été parfait dans le rôle du père. Pour Mme Bram-
billa, il est impossible d'être plus charmante. Depuis longues années, la
partie de Pippo dans le duo de la prison n'avait été chantée avec autant de
touchante sensibilité et de vrai mérite; il est fâcheux, d'après la façon dont
elle s'en est acquittée, qu'on ait supprimé les couplets à boire du premier
acte.
Opéra-Comique. — Un véritable succès est celui du nouvel opéra de
M. Auber, la Part du Diable. Chaque année, le spirituel compositeur ajoute
une nouvelle partition à son répertoire, un nouveau titre à l'admiration pas-
sionnée deson public. Comme dans le Domino Noir ou le Duc oVOlonne, on
retrouve dans la Part du Diable cette source intarissable de charmans motifs,
détours ingénieux et piquans; on se sent bercé tantôt parla suave mélancolie
d'une cantilène, tantôt emporté par la fougueuse^vivacité d'un allegro. Cette
musique éblouissante de verve et d'imagination , bien et dûment française par
la grâce et l'élégance de ses allures, est encore une musique où la science la
plus pointilleuse et la plus correcte ne trouverait rien à relever. En prêtant une
oreille attentive à toutes les voix de son orchestre, on y découvre une foule de
mélodies délicieuses, arrangées avec un art infini, qui serpentent, se joignent,
se dispersent dans ce champ d'harmonie, et dont l'ensemble et l'agencement
produisent le plus ravissant effet. L'ouverture est toujours, dans les ouvrages
de M. Auber, une symphonie qui, résumant tous les motifs de la partition,
forme un petit poème musical où l'on écoute se dérouler l'action, où l'on de-
vine les sentimens qui vont être enjeu, et qui sert pour ainsi dire de préface
à l'ouvrage qui doit suivre. L'ouverture de la Part du Diable est faite dans
le même système; tout s'y trouve, depuis le motif en sourdine qui annonce
quelque diablerie, jusqu'aux vives et riantes mélodies dont tout l'ouvrage
est parsemé; ce morceau, écrit avec tout le soin et la recherche dont son
auteur est capable, est un véritable petit chef-d'œuvre. La romance de Roger,
362 REVUE DE PARIS.
qui suit le lever du rideau, n'est pas à beaucoup près aussi satisfaisante; le
mode en est un peu trop allangui, et la voix du chanteur exagère encore ce
défaut. Quanta la romance deMmc Rossi et à la chansonnette moitié française,
moitié italienne, qui ouvre le second acte, tout le génie facile de M. Auber se
retrouve dans ces deux inspirations si différentes; l'une, émanation suave et
douce d'une ame chrétienne; l'autre , chansonnette spirituelle et badine que
l'on chante le bonnet sur l'oreille, ayant pour accompagnement le ronflement
très significatif des cordes d'une guitare. Après les morceaux déjà cités, les
parties les plus remarquables de la Part du Diable sont un quatuor, vers
lequel évidemment les prédilections de M. Auber se sont jetées, puis un char-
mant duo d'une facture toute coquette, et mignarde, bien à la portée des
petites grâces de Mme Thillon, qui le chante bien et sans trop d'afféterie.
Il serait difficile de raconter par quelle suite d'aventures Carlo Broschi,
puisque M. Scribe a mis son héros sous le patronage de ce nom fameux, se
trouve du premier coup chanteur ordinaire de la chambre du roi d'Espagne,
et par quelle succession de faits non moins extraordinaires il est pris tantôt
pour le diable, tantôt pour un hérétique, un maudit que l'inquisition ré-
clame. Les fils de l'intrigue de M. Scribe sont tellement embrouillés, ils s'en-
chevêtrent d'une si rude façon, qu'une analyse de cet imbroglio serait ou
incompréhensible , ou gâterait , par sa lenteur, les piquantes intentions du
poète. Qu'il nous suffise de dire que M. Scribe a, cette fois encore, trouvé,
des situations et imaginé un poème tout-à-fait digne de la musique de
M. Auber.
Mme Rossi Caccia , dans le rôle de Carlo, s'est montrée, comme à l'ordi-
naire, cantatrice du plus haut mérite et comédienne intelligente. Les sons si
doux et si purs de sa voix cristalline, sa vocalisation brillante, la sûreté de
son émission , lui ont attiré l'approbation des gens de goût et les applaudis-
semens de toute la salle.
La Part du Diable est montée avec grand soin et chantée fort convenable-
ment par l'élite de l'Opéra-Comique. Avec la nouvelle partition de M. Auber,
notre seconde scène lyrique aura retrouvé les heureuses soirées de l'Ambas-
sadrice et des Diamans de la Couronne.
— Un de nos collaborateurs, M. Emile Souvestre, vient de publier un roman
nouveau, intitulé : le Mât de Cocagne (1). C'est le développement d'une
donnée dont on ne peut révoquer en doute la triste vérité : M. Emile Sou-
vestre a voulu prouver que l'ambitieux est trop souvent contraint, pour as-
(1) 2 vol. in-8°, chez Coquebert, rue Jacob.
REVUE DE PARIS. 363
surer sa fortune, d'imiter ces enfans qui frottent de boue le mat auquel ils
veulent s'élever sans glisser. Le roman destiné à traduire cette donnée se
distingue par les qualités d'observation et de mise en scène qu'on a depuis
long-temps remarquées dans les ouvrages de M. Souvestre. C'est une étude
attachante et consciencieuse sur nos mœurs actuelles qu'on ne peut manquer
d'accueillir avec intérêt.
— Parmi les écrivains qui sont morts en 1842 , il y a une jeune femme que
distinguaient à la fois le talent et la vertu, MUe Louise Ozenne. Sous son
nom, ou sous le pseudonyme de Camille Baxton, elle s'était fait une place
honorable dans les lettres. Le volume qu'éditent aujourd'hui MM. Didot,
sous le titre de Mélanges critiques et littéraires (1), est le recueil des travaux
remarquables qu'elle a successivement publiés dans Y Encyclopédie des Gens
du Monde, la Revue Française et Étrangère, et dans cette Revue même. C'est
une suite d'études impartiales, saines et judicieuses, sur les écrivains mo-
dernes; l'élégance et la pureté du langage s'y unissent toujours à la moralité
et à la justesse de l'idée. En tête du livre est placée une notice intéressante,
témoignage pieux d'admiration et de regrets qu'une plume amie a consacré à
la mémoire de l'auteur.
— Un nouvel ouvrage de M. Roger de Beauvoir a paru sous ce titre : les
Trois Rohan (2). La fronde, le siècle de Louis XIV et la révolution fran-
çaise ont été tour à tour le sujet des études du romancier, qui a consacré à
chacune des trois époques un élégant et spirituel récit. Nous ne doutons pas
du succès qui accueillera ce livre, où l'intérêt historique se marie fort heu-
reusement à l'intérêt romanesque.
— Sous ce titre : Ivan Nikitinko, le conteur russe (3), il a paru un recueil
de fables et d'historiettes en vers, où des peintures de la société russe rajeu-
nissent heureusement le cadre choisi par l'auteur. Il y a plus d'une page
agréable dans ce petit volume, qui donne à la fable, outre l'intérêt de l'ensei-
gnement moral, celui du récit de voyages, en habillant du costume russe les
personnages de cette comédie à cent actes divers dont parle La Fontaine.
(1) Un vol. in-8°, chez Firmin Didot.
(2) Chez Dumont, éditeur.
(3) Chez Amyot, rue de la Paix.
F. BONNAIKE.
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE TREIZIÈME VOLUME
(IVe sékie)
DE LA REVUE DE PARTS.
Hubert Talbot. — Première partie, par M. Edouard Ourliac. . . 5
La Grèce, les Cyclades et les îles Ioniennes en 1841. — Quatrième
partie. — L'île d'Eubée, par M. Buchon 37
Critique littéraire. — Le Dix-huitième Siècle, de M. Arsène Houssaye.
— Un Ménage de garçon en province, de RI. de Balzac, par M. Al-
fred ASSELINE 56
Bulletin 68
Hubert Talbot. — Dernière partie, par M. Edouard Ourliac. . . 77
L'Egypte sous Mébémet- Ali , par M. de L 104
Académie Française. — Réception de M. Patin, par M. Ch. Louandre. 133
Bulletin 140
Études sur les colonisations françaises. — Les Petites Caraïbes. —
Deuxième partie , par M. Emile Souvestre 153
De l'Équitation en France. — M. le vicomte d'Aure, M. Baucher, par
UN OFFICIER DE CAVALERIE 184
Critique historique. — Coutumes de Beauvoisis, de Philippe de Beau-
manoir, publication de M. Beugnot, par M. X. Durrieu. . . . 203
Bulletin 212
Ginetta , par M. E. Bergounioux 221
Un Psovateur au dix-huitième siècle, par M. Arsène Houssaye. . . 246
Critique littéraire. — Le Bananier, de M. Frédéric Soulié, par M. Al-
fred Asseline. . . . [ 265
Bulletin 283
Une Indiscrétion , par Mme M 293
La Grèce, les Cyclades et les îles Ioniennes en 1841. —Cinquième I
partie. — Un Mariage grec. — Le Monastère de Saint-Luc. — Une
Sucrerie française en Grèce, par M. Buchon 318
Lettres écrites d'Italie. — Arrivée à Rome , par M. E.-J. Delécluze. 338
Stances, par M. Théophile Gautier , . 349
Bulletin 351
Théâtres. . , 359
REVUE
DE PARIS
XIV
IMPRIMERIE DE H. FOURNIER ET CIB,
BUE SAINT-BENOIT, 7.
REVUE
DE PARIS
3}&eccpe$e &/e?<te. — </ê?i?iee s<?/f<3
TOME QUATORZIEME
PARIS
AU BUREAU DE LA REVUE DE PARIS
QUAI MALAQUAIS, 17
1843
LE SOUVERAIN
DE KAZAKABA.
i.
Après une longue navigation , le navire trouva la mousson de nord-
est, et lui ouvrit ses voiles. On comptait sur une brise douce et ré-
gulière comme celle de la mer des Indes; mais, soit que la saison ne
fût pas assez avancée, soit que le voisinage du vaste continent de la
Nouvelle-Hollande fît varier les vents, on perdit plus de vingt jours
à lutter contre les houles et les rafales. Cependant, le 13 novembre, on
releva les premières terres de V Australie, qui est le nom nouveau que
les navigateurs ont donné à cette grande terre. Le soir, le temps de-
vint meilleur, et les matelots, n'ayant rien à faire, se réjouissaient
d'approcher de Sydney, où ils trouveraient toutes les joies de leur
bonne Angleterre.
Pelloquin, couché sur le pont, recommençait ses jérémiades. L'ap-
proche de la terre, mais d'une terre étrangère, réveillait ses douleurs;
il n'en pouvait plus d'ennui , de fatigue, de mal du pays. N'ayant que
Nazarille à qui parler, il n'avait cessé de l'ennuyer durant la tra-
(1) Le Souverain de Kazakaba est la suite d'une amusante et spirituelle histoire,
dont les Aventures de Nazarille, déjà publiées, forment la première partie.
6 REVUE DE TARIS.
versée, lui reprochant sans cesse de l'avoir entraîné. Quand la ma-
nœuvre le laissait libre, au lieu de mettre les momens à profit, il
errait çà et là dans le navire, comme une bête en cage, et quand il
fallait travailler, il montrait si peu de zèle et tant de distraction,
qu'il ne se passait pas de journée que la trique du maître ne lui ca-
ressât les épaules; tout cela retombait en pluie d'injures et de malé-
dictions sur Nazarille, qui consolait Pelloquin de son mieux, quoiqu'il
ne fût pas au fond très fâché de le voir émoustiller de la sorte : il
pensait que ces, petites mortifications corporelles pouvaient opérer
une diversion salutaire à ses chagrins imaginaires, et même il avait
poussé la charité jusqu'à prévenir le maître d'équipage que son cama-
rade était d'un tempérament atrabilaire, hypocondriaque et rêveur,
qui souffrait volontiers qu'on lui fît violence. Le maître se le tenait
pour dit.
Donc ce soir-là, Pelloquin, plus abattu, déroulait ses griefs à son
ordinaire. Nazarille, qui fumait à ses côtés, répondait qu'on allait
prendre terre et qu'on serait distrait des fatigues de la route par le
spectacle d'un pays nouveau et des plaisirs de toute espèce.
— Il y a deux mois, dit Pelloquin, si tu l'avais voulu, nous serions
en route pour la France, et cette côte que nous allons toucher serait
cette bonne Normandie, qui me semble à présent aussi fabuleuse que
ces pays du diable me le paraissaient il y a dix-huit mois!
— Quoi , dit Nazarille , tu ne sais pas encore plus de géographie!
C'est honteux pour un homme de mer. Je pensais que tu voudrais un
peu l'apprendre en voyageant. Sais-tu où nous sommes pour le mo-
ment? nous sommes aux antipodes; sais-tu où elle est, ta Normandie?
elle est sous tes pieds. Tiens, tu vas me comprendre. La terre est
ronde, n'est-il pas vrai? nous étions là-dessus, nous sommes là-
dessous.
— Eh bien? soupira Pelloquin.
— Eh bien ! il y a donc pour remonter là-haut autant de chemin
d'un côté que de l'autre.
— Eh bien?...
— Eh bien ! de quelque côté que nous remontions, nous retour-
nons dans ta Normandie, ignorant.
Pelloquin reprit, à peine distrait par ce raisonnement :
— Ah ! je ne te pardonnerai jamais de m'avoir embarqué dans cette
galère. Ta fantaisie me coûte trop cher.
— Qu'aurions-nous fait de mieux, sans état, sans ressources?
Quel plus grand plaisir que les voyages! quel plus beau spectacle
REVUE DE PARIS. 7
que l'univers! Et l'univers appartient au pauvre comme au riche, il
n'y a qu'à marcher.
— Oui , voilà la sottise que tu as essayé de me faire entrer dans la
tête; mais, je t'en prie, qu'avons-nous vu de si beau , depuis que nous
naviguons, qui valût le moindre coup de pied de cet enragé contre-
maître?
— Quanta moi, j'ai remarqué partout quantité d'objets rares et
curieux, et je regrette qu'ils ne t'aient point touché. Il est vrai que
ces ports et ces colonies sont plus ou moins gâtés par l'affluence des
Européens; mais songe que nous allons entrer dans un monde nou-
veau, que nous allons voir des sauvages, que les sauvages dont on
nous a fait tant de contes dans notre enfance, les sauvages de la foire
et de Robinson Crusoé, ne sont point de pure imagination; que nous
allons voir véritablement des hommes noirs comme des taupes,
rouges comme la brique, nus comme des singes, qui tuent un chré-
tien comme une mouche, l'essorillent comme un porc, le découpent
avec des coquilles tranchantes , le passent par les charbons comme
une grillade et le dévorent sans plus de façons. Et quelle satisfaction
de pouvoir dire de ces hommes dont on porte les images en Europe
et dont on voit les ustensiles chez les marchands de curiosités : J'y ai
été, je les ai vus!
— Et quelle consolation, mon ami, que tu te puisses voir toi-même
pris, découpé, grillé, dévoré! Et que le diable m'emporte avec toi
si je t'accompagne chez ces brigands-là!
— Tu es assurément un brave garçon, Pelloquin, et je passerais
volontiers ma vie avec toi , mais je regretterai toujours que le ciel
t'ait refusé certaines facultés poétiques dont, quanta moi, je le re-
mercie.
— Du moins, reprit Pelloquin, si nous étions restés à bord de
VAstrée, avec des compagnons qui parlaient notre langue, au lieu de
nous embarquer parmi ces chiens d'Anglais qui ne se font entendre
qu'à coups de bâton !
— C'est bien là ce qui me gêne, dit Nazarille, et c'est à quoi je songe;
mais nous ne toucherons pas la terre inutilement, et je serai bien
trompé si nous n'y trouvons occasion de gagner au pied.
— Oui, dit Pelloquin, nous ne risquerons plus alors que de nous
faire pendre.
— Ton sérieux me fait peine, dit Nazarille. T'es-tu jamais mal
trouvé de te fier à moi ? Mais il ne faut pas contrarier les malades...
Et il s'en alla.
8 REVUE DE PARIS.
La terre était en vue, mais le jour tombait. Dans la nuit le capitaine
jugea qu'on entrerait dans le port le lendemain , et l'on manœuvra
en conséquence. Dès le point du jour, Nazarille tenait les yeux fixés
sur la plage qu'on découvrait; il travailla de tout son courage pour
donner le change à son impatience. Quelques heures après, on était
en rade.
Toutes les opérations du mouillage terminées, ce qui le mena bien
sur le milieu du jour, Nazarille s'en alla demander à Pelloquin s'il
voulait descendre à terre, comme il en"avait la permission , et s'occu-
per avec lui des moyens de tirer la révérence au navire anglais. Mais
Pelloquin, soit rancune, soit abattement, ne voulut point bouger.
Nazarille retapa son chapeau, tourna sur un pied et se jeta dans la
yole.
Il fut lui-même un peu surpris du premier aspect de la ville; il s'at-
tendait cette fois à trouver à peine un comptoir anglais au milieu
d'un pays sauvage, et il avait sous les yeux une véritable ville d'Eu-
rope, un port de France ou d'Angleterre : des maisons hautes et blan-
ches, des rues larges et droites, des chevaux, des voitures, des douanes,
des phares, des marchands, des colporteurs, et rien d'extraordinaire.
— Est-ce que cet imbécile de Pelloquin aurait raison? On est sau-
vage ici comme vous et moi , dit-il en effondrant d'un coup de poing
le chapeau d'un Anglais qui le regarda d'un air hébété. On était fait
à bord à ces mouvemens, que lui arrachait une gaieté vive, et qui
demeuraient volontiers impunis parce qu'il en détournait plaisam-
ment les suites. Or, Nazarille, pendant ce débarquement si long-
temps souhaité, était d'une joie folle. Il est vrai qu'il avait vidé toute
une fiole de gin avant de partir. Le matelot n'entendait pas le fran-
çais; Nazarille éclata de rire, lui montra la ville avec des gestes qu'il
ne comprit pas davantage, le laissa là, et sauta sur la berge.
II n'avait point de temps à perdre ; il prit langue avec deux ou
trois hommes à tenue suspecte, qu'il trouva sur le port, fit mine de
tourner à droite, prit à gauche, et courut s'informer d'un aventurier
français qui faisait divers commerces assez peu clairs dans les archi-
pels de la mer du Sud et qui devait appareiller bientôt pour la Nou-
velle-Guinée. Au fond, il n'était pas engagé avec les Anglais, et ils
n'avaient fait, lui et Pelloquin, le service de matelots que pour le pas-
sage. 11 vit encore plusieurs capitaines après l'aventurier sans rien
conclure.
Ayant assez donné aux affaires pour ce jour-là, il retourna à l'hô-
tel de la Pipe en canne, où il avait pris rendez- vous avec les bas-ol'fi-
REVUE DE PARIS. 9
ciers du navire, car il avait toujours quelque secrète provision de
piastres qui lui permettait cette débauche, et sa bonne mine, son al-
lure étrange, certain goût dans les vètemens , lui donnaient plutôt
l'air d'un voyageur de commerce que d'un matelot. On le prenait
souvent pour un fils de famille en escapade. Comme il approchait de
l'auberge, il vit du monde rassemblé sur la porte. Il avait mis ce jour-
là son linge le plus blanc, sa veste la plus propre , et crut apercevoir
qu'on le montrait de loin et que les visages étaient tournés vers lui.
Il put considérer alors le personnage principal du groupe, qui était
un homme fort grand, le visage couleur de suie, coiffé d'un chapeau
à torsades surmonté d'un interminable plumet noir, vêtu d'une re-
dingote d'uniforme à brandebourgs tout en haillons et serrée à la taille
par un mouchoir à carreaux; un pantalon troué, des bottes à retroussis
dépareillées, complétaient sa mise, qui tenait à la fois du tambour-
major et du marchand d'orviétan . Derrière cet individu venaient quatre
ou cinq drôles aussi noirs que lui, à peine couverts d'un lambeau
de caleçon autour des reins et de mouchoirs sur la tête; un peu plus
loin enfin, se tenait une énorme créature, majestueusement drapée
d'une robe d'indienne à gigots, serrée sous l'aisselle par une ficelle;
les jambes nues, le visage largement assis sur une collerette à quatre
étages d'un bon pied de diamètre, ses grands yeux blancs gravement
fixes, et coiffée d'un chapeau de femme juché à rebours sur des che-
veux crépus, et qui ne ressemblait pas mal au faîte d'une pagode.
L'homme au grand plumet s'avança au-devant de Nazarille, et lui
fit une salutation prolongée. Les drôles à mouchoirs l'imitèrent, et
l'énorme créature, qui n'aurait pu raisonnablement s'incliner, se tré-
moussa sur ses grosses jambes en manière de révérence. Nazarille
riposta par un salut jusqu'à terre. L'homme au plumet, piqué de poli-
tesse, refit une révérence plus basse que la première; Nazarille repar-
tit d'un salut si profond, qu'il faillit faire la cabriole. L'homme ne
voulut pas lui laisser l'avantage, Nazarille ne céda point, et les esta-
fiers bondissaient, et la grosse femme de chanceler en cadence.
— Arrête, arrête ! dit Nazarille, madame va s'écrouler.
Enfin l'homme au plumet, impatienté, prit longuement la parole;
mais Nazarille, qui savait à peine quelques mots de bon anglais, ne
comprit rien au patois de cet homme. Il le regarda le plus sérieuse-
ment qu'il put, et lui répliqua fort vite en estropiant tous les idiomes
qu'il se rappela :
— Pas savoir, my dear, so que mé boulets, hic hœc hoc caramba
d?hitoribus in destoursen !
10 REVUE DE PARIS.
Personne heureusement n'y entendit rien. Les gens de l'hôtel lui
dirent qu'il avait devant les yeux l'ancien roi du pays, le chef de tribu
qui possédait autrefois le territoire où l'on avait bâti la ville, l'il-
lustre Boungari , qui avait gardé ses prérogatives sans s'inquiéter de
la domination anglaise, et qui avait coutume de rendre visite aux
étrangers dans l'espoir d'en obtenir un petit présent pour lier amitié.
On ajouta qu'il se contentait d'un peu de gin ou de brandy. Un ma-
telot, pour plus d'explication, frappa sur l'épaule du monarque et
prit par la main l'informe négresse, qu'il vint présenter à Nazarille
comme sa royale épouse.
Le magnanime Boungari reprit la parole, et Nazarille parvint à dis-
tinguer, dans son mauvais anglais, qu'il le félicitait de sa bienvenue
et qu'il comptait, comme souverain, sur sa générosité. Nazarille en-
tendait parfaitement, mais il se mita baragouiner d'un ton pathé-
tique et lui tourna le dos; sa majesté précisa plus vivement sa de-
mande, et, l'accrochant par sa veste, répéta d'un ton piteux : brandy!
brandy!
Nazarille fit réflexion qu'à tout hasard la protection du roi pouvait
bien n'être pas tout à fait inutile en ce pays-là. Il tira une piastre et se
l'appliqua sur l'œil gauche, ce qui produisit un effet vraiment théâ-
tral. Boungari fit un saut de trois brasses, puis, donnant le signal, lui,
sa femme et ses estafiers, ils commencèrent une gavotte du pays où
la reine parut admirable. Nazarille s'était majestueusement étalé sur
un banc, comme le seigneur en i'honneur de qui se donnait le bal ;
et le roi , la reine, les officiers venaient de temps en temps embrasser
ses guêtres. Quand ils eurent fini , il fit signe impérieusement au roi
et à la reine de monter dans sa chambre. Ils le suivirent sans façon,
et il dit deux mots en passant à l'hôtesse, qui fit aussitôt monter quel-
ques bouteilles de rhum.
Il offrit un siège à la souveraine australienne, mais elle s'assit ga-
lamment sur les talons sans se soucier que sa robe fût un peu courte.
Il fit ensuite entendre à l'illustre Boungari qu'il avait quelque chose
à lui communiquer; sa majesté en parut d'abord peu touchée; elle
allait et venait par la chambre et semblait inquiète de se trouver
entre quatre murs. La vue d'une bouteille que Nazarille déboucha
lui rendit sa sérénité, et elle parut disposée à l'écouter patiemment.
Nazarille remplit les verres, le roi vida le sien d'un trait, et sa chaste
épouse l'imita ponctuellement comme si c'eût été du lait. Dès ce
moment le glorieux monarque poussa l'attention jusqu'à la tendresse,
si ce n'est qu'il détachait de temps en temps un coup d'œil à la hou-
REVUE DE PARIS. 11
teille, que Nazarille n'avait garde de laisser chômer. Quant à la reine
très auguste, pénétrée de la retenue qui convenait à son rang et à
son sexe, elle ne s'occupa qu'à vider coup sur coup son verre qu'elle
ne lâchait point.
Nazarille expliqua donc qu'en sa qualité d'étranger il voulait con-
naître les curiosités de la ville, mais qu'il se méfiait de ces banians,
de ces gens sans aveu qui faisaient dans les colonies l'office de do-
mestiques de place, et qu'il voulait un homme de confiance sur qui
l'on pût compter; il ajouta qu'il ne craindrait pas de lui donner une
demi-piastre par jour, c'est-à-dire le prix d'une bouteille de brandy.
Le roi l'interrompit par des transports de dévouement et s'offrit à
être son homme pour ce prix-là.
— Mais, lui fit comprendre Nazarille, je ne suis pas riche et je vou-
drais qu'un guide à mes gages me rendît en même temps quelques
petits services, comme de me suivre en ville, de nettoyer mes hardes
et de faire mes commissions.
Le puissant Boungari se montra bon prince et jura qu'il n'était
point de preuve d'estime et d'amitié qu'il ne se sentît capable de don-
ner aux bons voyageurs d'Europe. Nazarille remplit encore les verres
avec la troisième bouteille. Le roi huma la liqueur d'un coup, et la
reine du même air la jeta dans son estomac comme dans un puits.
— La reine boit ! s'écria Nazarille en souvenir du gâteau de la fève ,
et il but aussi.
— Ah! çà, reprit-il d'un ton sévère, nous sommes fort brusques
dans mon pays; j'entends être bien servi pour mon argent , et je suis
fort difficile sur les plus légers manquemens.
Il prit un bâton et fit mine d'en frotter les épaules du magnifique
Boungari; le gracieux souverain protesta de son exactitude, tandis
que sa moitié tout aimable ne laissait plus voir que le blanc des
yeux.
— Vous allez donc, sire, me faire le plaisir de porter cette lettre à
son adresse, à bord de la Jenny, et vous ne vous amuserez point en
route, je vous prie. Je vous défends en outre d'accepter aucune mon-
naie ni pour-boire.
Il se mit à écrire, puis, s'interrompant comme par distraction, il
demanda à Boungari s'il ne connaissait point quelque capitaine ac-
commodant qui voulût prendre deux hommes à son bord sans en
faire trop grand bruit avec les autorités. Le noble prince comprit la
question avec la sagacité du dernier drôle de son royaume. Il répon-
dit qu'il était, pour sa part, en commerce d'amitié avec nombre de
baleiniers et d'aventuriers qui ne refuseraient rien à sa haute in-
1-2 REVUE DE PARIS.
fluence. Nazarille dit qu'on en reparlerait, congédia leurs majestés,
et remit cette lettre pour Pelloquin :
ce Plains-toi, fainéant, nous sommes en pays de Cocagne. Je ne
t'en dirai qu'un mot : je connais ta nonchalance et ta vanité, dignes,
hélas! d'un meilleur sort, et j'ai si bien fait, que ma lettre te sera re-
mise par le roi du pays lui-même, qui a sollicité l'honneur de cirer
tes bottes durant ton séjour dans ses états. Suis-le, et viens me trou-
ver. Je mets des couronnes à tes pieds! Quand je pense que tu fai-
sais le rétif!.... Je crois avoir trouvé le moyen de pousser au large et
de courir enfin au-devant des évènemens qui nous sont réservés dans
cet hémisphère. »
Le puissant Boungari s'empara du papier et sortit avec son épouse,
balayant les plafonds de son grand plumet, battant les murs, ayant
quelque peine à trouver la porte, et Nazarille s'amusa par la fenêtre
à les voir s'en aller, dérivant, clopinant, se heurtant l'un l'autre, et
ne figurant pas mal le pot de terre et le pot de fer.
Boungari arriva seul au but de la course. La première idée de Pel-
loquin , en voyant ce coquin galonné, fut qu'on venait l'arrêter; mais
les cérémonies du monarque le jetèrent dans un nouvel étonne-
ment que la lettre de Nazarille mit au comble. Il la relut deux fois,
en regardant cet homme qu'il hésitait à prendre pour un vice-roi ou
un acrobate. Boungari, encore toutattendri.l'accablaitd'embrassades;
mais, voyant que Pelloquin ne l'entendait pas, il lui fit signe de le
suivre, et lui demanda, par un geste expressif, s'il n'avait point de
bagages. Pelloquin, intimidé par les grosses épaulettes du monarque,
tourna les yeux sur un sac; le roi le chargea sans façon sur ses épaules,
et Pelloquin le suivit tout déconcerté.
Ils trouvèrent Nazarille qui les attendait bravement en fumant sa
pipe sur la porte de l'hôtellerie à côté d'un pot de bière.
— Quelle est encore cette farce? dit Pelloquin , tu crois m'étonner,
mais je connais tes manières.
— Libre à toi de ne pas t'étonner d'avoir un roi pour valet, mais,
entre nous , c'est plus que tu ne vaux.
— Courage, dit Pelloquin, je m'en vais prendre tes portefaix pour
des potentats.
Nazarille, sans lui répondre, se leva comme Boungari venait de dé-
poser leur bagage, et le saluant gravement :
— Sa majesté nous fera-t-elie l'honneur de boire un pot de bière
avec nous? Elle doit avoir chaud, et la couronne est un fardeau pe-
sant, pour peu qu'on la surcharge de quelques valises.
Puis, traversant la salle de l'auberge, il avertit la reine et ses offi-
REVUE DE PARIS. 13
ciers, qui accoururent en criant et se prosternèrent avec mille sima-
grées. Pelloquin eut un moment de frayeur à l'arrivée de cette mas-
carade.
— Sire, dit Nazarille, plairait-il à votre majesté sauvagissime de
nous régaler d'un menuet comme tantôt? Et il fit des pieds et des
mains la démonstration d'une bourrée d'Auvergne.
Le roi , sans prendre le temps de s'essuyer le front , se leva et battit
des mains; la reine se mit en équilibre sur ses jarrets, et ils recom-
mencèrent l'infernal rigaudon, durant lequel Pelloquin parut assez
embarrassé de sa contenance; ce qui divertissait Nazarille qui le lor-
gnait du coin de l'œil.
— Assez, dit-il enfin, assez, gracieux souverain, nous vous tenons
quitte du reste. Faites-moi le plaisir de renvoyer cette canaille; nous
allons visiter la ville et nous occuper de ce que vous savez.
La reine et les courtisans disparurent, et Nazarille invita Pelloquin
à se mettre en marche.
— Ah ! çà, reprit-il en se tournant vers le roi , sa majesté va nous
précéder comme un cornac, ou nous suivre comme un laquais de
bonne maison. Je n'ai pas coutume de marcher familièrement avec
des gens de sa sorte.
Le grand Boungari riait à tous propos, ne les comprenant guères,
et tout-à-fait gagné par l'air de bonne humeur de Nazarille, qui ne
semblait jamais parler sérieusement. Ils se mirent en marche avec
cérémonie, Pelloquin ne disant mot, Nazarille se prélassant une canne
à la main , et s'évertuant à lui donner des marques de leur impor-
tance.
— Ton chapeau te gêne? lui dit-il. Holà! cria-t-il à Boungari , je
supplie votre grandeur de vous en charger.
A chaque station devant les édifices publics, il tirait de sa poche
une bouteille de rhum dont chacun avalait une bonne gorgée; quand
elle fut vide, il la présenta poliment à Boungari.
— Tenez, sire, vous veillerez au transport des vivres. Je n'ai pas
songé à vous donner plus tôt cette marque de confiance.
Ils visitèrent ainsi le port, les marchés, les magasins, les hôpitaux,
et rencontrèrent, chemin faisant, des matelots du navire anglais que
Nazarille saluait avec une dignité imperturbable, et qui ne s'éton-
naient guère de son équipage, à cause de l'usage reconnu parmi les
marins de dépenser l'argent dans les ports en folles prodigalités.
Pelloquin, à force de stations et de gorgées de rhum, s'était un peu
dégourdi. Nazarille l'éblouit d'une dernière galanterie; le soleil étant
14 REVUE DE PARTS.
devenu très chaud, il acheta un parasol de paille tressée, et appelant
Boungari :
— Grand roi, mon ami très honoré sue à grosses gouttes; je vais
lui donner le bras , et vous daignerez nous tenir ceci étendu sur la
tête.
Le monarque ne se fit point prier, et ils rentrèrent ainsi à l'auberge
dans l'attirail des gros nababs de l'Inde. Après un colloque de quel-
ques minutes avec Boungari qu'il renvoya, Nazarille dit à Pelloquin
que tout était arrangé et que , le pays n'ayant pas de rareté qui pût
retenir plus long-temps des voyageurs délicats, ils partiraient le lende-
main par un navire qui se chargerait d'eux discrètement. Pelloquin
fit quelques objections; mais ce qui le décida fut que ce navire
était français et mettait à la voile aussitôt. Nazarille ajouta qu'il avait
pris ses précautions et qu'on pouvait se reposer sur lui.
Le lendemain, en effet, Boungari était rendu à l'hôtellerie avec sa
troupe; mais cette fois il avait changé de costume, et sa femme n'était
point avec lui ; il était à demi nu , il tenait à la main une espèce de
lance barbelée, et il avait le visage et la poitrine agréablement peints
de blanc et de noir. Ses officiers s'étaient également allégés de leurs
ornemens européens et même des plus nécessaires.
Pelloquin fut saisi d'effroi à l'aspect de la bande , et Nazarille eut
peine lui-même à reconnaître le pacifique monarque qu'il avait
pris à son service; il remit les bagages aux gens de l'escorte, et l'on
s'achemina vers l'extrémité de la rade. Pelloquin se retournait de
minute en minute, Nazarille le lui reprochait , quoiqu'il en fît autant,
et Boungari, toujours ivre, versait de grosses larmes. Ils parvinrent
à l'endroit convenu et virent qu'ils arrivaient tard, car le navire fran-
çais manœuvrait pour prendre le large; on mit pourtant une embar-
cation à la mer dès qu'ils parurent. Boungari désolé se hâta de tendre
la main pour recevoir le salaire promis, et Nazarille y jeta pêle-mêle
une poignée de gros sous et tous les boutons d'un habit d'uniforme
qu'il avait décousu la veille.
— Je vous paie dans notre monnaie, dit-il. C'est une honte pour
le pays, grand Boungari, que vous n'ayez point la vôtre et que votre
auguste profil ne figure point sur toutes ces pièces de métal.
Ils s'embrassèrent ensuite en pleurant à l'cnvi tandis que l'embar-
cation s'approchait à force de rames.
Mais il y avait là tout près une espèce de cantine, où des matelots
avaient passé la nuit à jouer et à boire; l'un de ces hommes considé-
rait Nazarille à distance, et Nazarille, par cette espèce d'attraction
REVUE DE PARIS. 1J>
mystérieuse des regards, finit aussi par l'apercevoir; ils se reconnu-
rent en même temps. C'était le bosseman du navire anglais, qui
avait encore le cerveau troublé des orgies de la nuit; il avait appris
la veille que deux hommes de son bord devaient passer sur un ba-
leinier, sans y faire toutefois grande attention. Nazarille à sa vue fit
un mouvement précipité vers la mer en prévenant Boungari. Le bos-
seman éclairé crie, avertit ses compagnons et accourt avec eux; mais
Boungari et ses estafiers se jettent à sa rencontre. On se dispute, on
se culbute, on en vient aux coups. Nazarille saisit Pelloquin , l'en-
traîne et se précipite avec lui dans le canot, qui s'éloigne aussi vite
qu'il était venu, tandis qu'on ne cessait de s'assommer à terre. La
bagarre n'était pas finie quand ils furent à bord , et ils perdirent la
terre de vue avec la douleur de ne pas savoir le résultat de ce beau
combat qui se livrait en leur honneur.
Après le temps de saluer le capitaine et de s'installer parmi leurs
nouveaux compagnons, ils étaient, par une bonne brise de terre, à
huit ou dix milles au large. Quand ils furent en tête à tête :
— Enfin , dit Nazarille, nous voilà délivrés de ces Anglais, et si tu
étais tant soit peu reconnaissant, tu m'étoufferais dans tes bras.
— Il ne faut pas te prévaloir, dit Pelloquin, avant de savoir avec
qui nous sommes.
— Tu es donc insensible à ces parfums de la patrie, qu'on respire
vers la cuisine? Ce sont des Français. Cela suffit.
— Français tant qu'il te plaira; il y a de fort mauvais drôles en
France, sans te compter; j'ai vu des mines qui ne me plaisent guère,
et je veux savoir ce que c'est que ce bâtiment.
— C'est un honnête baleinier qui s'aide de petites industries quand
la pêche est mauvaise et qui a ses raisons pour ne pas séjourner dans
les grands ports.
— Il me semble qu'il est rudement équipé pour un baleinier.
— On ne sait pas ce qui peut arriver.
— Où allons nous enfin?
Nazarille aimait mieux prévenir lui-même Pelloquin; il fit mine
de se ronger l'ongle du petit doigt et reprit d'un air innocent :
— Nous remontons vers le nord-est, nous poussons une pointe à
la Nouvelle-Guinée où le capitaine a quelque affaire, et de là...
— Nous ne retournons donc pas à Batavia? s'écria Pelloquin.
— Non, mon ami. Comment veux-tu que nous retournions à Ba-
tavia? Tiens, fais-moi l'amitié de regarder, Batavia est là, et nous
allons là bas...
16 REVUE DE PARIS.
Il lui montrait deux points raisonnablement opposés.
— Nous faisons donc le tour du monde? reprit Pelloquin avec une
indignation croissante.
— Écoute-moi, mon ami , nous le faisons dans tous les cas; nous
étions à l'extrémité : comment voulais-tu t'en retourner par le même
chemin, sans voir l'autre moitié du globe, quand il n'en coûte que
la peine de tourner à droite ou à gauche? Encore une fois, la terre
est ronde....
Il allait recommencer sa démonstration, mais Pelloquin entra dans
une telle fureur et lui lança tant d'injures, qu'il en fut piqué; s'avi-
sant qu'il ne risquait plus rien à le faire enrager, Nazarille pour-
suivit tranquillement :
— Tu as tort de te chagriner ; nous allons voir les choses et les
peuples les plus curieux, car, à ce qu'on m'a dit, le bâtiment s'arrête
d'île en île dans les archipels; ce qui m'en déplaît, c'est le genre de
commerce qu'on y fait. Le capitaine, pour des chargemens d'écaillé
et d'autres denrées, prête l'appui de son artillerie aux peuplades qui
sont en guerre, en sorte que nous pourrons en découdre avec les
naturels, et tout au moins nous les verrons de près.
Là-dessus Pelloquin vociféra d'un nouveau goût.
— Encore un coup rassure-toi, dit Nazarille, feignant de croire
qu'il s'emportait sur le même sujet, nous irons vite, ce petit navire tel
que tu le vois est le plus fin voilier qui ait navigué dans ces eaux;
seulement, il ne tient pas la grosse mer, le capitaine me l'a avoué,
et cela est fâcheux, car cette mer est toujours mauvaise; de plus, les
cartes en sont assez mal faites , il y a de terribles bancs de coraux
qui ne sont pas exactement connus, et le capitaine m'a l'air d'un
brave homme beaucoup plus hardi que savant, en sorte que, tout
pesé, je ne suis pas plus tranquille que toi.
Pelloquin vit que Nazarille se moquait de lui , et dévora sa colère.
Il ne lui parla plus de quinze jours, ce qui n'empêcha point Naza-
rille de bien passer le temps, et de se mettre au mieux, selon l'habi-
tude, avec tout le monde, mais surtout avec le capitaine, gros bon-
homme, badaud, naïf à l'excès en dehors du service, qui riait comme
un fou de ses moindres plaisanteries et qui s'appelait Hainguerlot.
Cependant le bruit courut parmi les matelots qu'on allait toucher
aux premières terres qu'on trouverait. La raison était qu'on manquait
d'eau et de vivres frais, parce que le capitaine apparemment n'avait
pas eu le temps de faire toutes ses provisions. En effet, depuis quel-
ques jours, les rations avaient singulièrement baissé, et l'équipage
REVUE DE PAIUS. 17
souffrait de la soif. On gouverna en conséquence sur une côte qu'on
avait signalée et que le capitaine ne connaissait point. C'était une de
ces îles nombreuses hérissées de récifs qui sont au-dessus du détroit
de Torrcs et qui ont à peine un nom dans la géographie savante.
Pelloquin était réconcilié avec son ami, dont il ne pouvait guère
se passer, et l'approche de la terre, en réveillant ses craintes, ne lui
faisait que mieux sentir le besoin de son appui et de ses exhortations.
Il supporta donc de meilleure grâce les plaisanteries de Nazarille, qui
disait que c'était le moment de montrer du courage et qu'ils étaient
enfin arrivés, grâce au ciel, en pleine anthropophagie.
Le navire était au mouillage, le capitaine fit mettre à la mer deux
embarcations avec quinze hommes bien armés, pour s'assurer si la
côte était habitée et s'il y avait moyen de faire de l'eau. Nazarille et
Pelloquin en furent, le bon M. Hainguerlot croyant leur faire plaisir,
car Nazarille le lui avait demandé, de quoi Pelloquin enrageait. La
côte était de l'aspect le plus riant du monde, verte, plate, fleurie, de
facile accès, agréablement semée de grands bouquets d'arbres; plus
loin s'étendaient en amphithéâtre d'immenses forêts dont les cimes
séculaires s'élevaient les unes au-dessus des autres comme les ma-
melons verdoyans d'une chaîne de montagnes; enfin des montagnes
véritables, des sommets enflammés se perdaient au fond dans une
brume ardente, et tout cet admirable pays rayonnait sous les feux du
soleil des tropiques.
Nazarille tenait les yeux tout grands ouverts sur ce spectacle et
donnait dans sa joie de grands coups à Pelloquin, qui les lui rendait
osant à peine regarder cette abominable contrée où l'on mangeait les
hommes. On braqua les longues-vues ça et là, on ne découvrit rien.
Quand on eut abordé, les hommes des deux embarcations, qui avaient
pris terre à quelque distance l'une de l'autre, se rejoignirent pour
se communiquer leurs observations et tenir conseil. L'habitude des
naturels étant d'accourir dès qu'ils voient un navire, on conclut d'a-
bord que cette terre était inhabitée. Cependant un mousse qu'on
avait laissé dans la chaloupe vint dire qu'il lui avait semblé voir des
têtes d'hommes paraître et disparaître à travers les arbres , mais on
n'y crut guère, et l'on répondit qu'il avait pris des singes pour des
noirs. Pour plus de sûreté on battit les environs en troupe; on ne vit
aucune trace d'habitation , mais aussi l'on ne découvrit pas un filet
d'eau. Le lieutenant, entièrement rassuré, commanda qu'on se di-
visât par groupes de deux ou trois hommes pour aller à la décou-
verte en des côtés différens. Cette mesure fit frissonner Pelloquin. Il
TOME XIV. FÉVRIER. 2
18 REVUE DE PARIS.
essaya de demander à garder la chaloupe , mais on se moqua de sa
crainte.
— Laissez-le venir avec moi, dit Nazaiïlle au lieutenant, je réponds
de lui.
On se sépara. Nazarille et Pelloquin suivirent, comme par zèle, le
bord de la mer, car Pelloquin ne cessait de répéter qu'il ne fallait
point perdre de vue le navire; mais à quelque distance une crique
profonde qu'ils n'avaient point vue les força de s'enfoncer dans les
terres. Pelloquin fut bientôt d'avis de se reposer tranquillement en
cet endroit et de s'en retourner dire ensuite qu'ils n'avaient rien dé-
couvert; mais Nazarille, émerveillé de ce qu'il voyait, et de ces arbres
étranges , et des oiseaux éclatans qui sifflaient dans les branches, et
des raretés qu'il trouvait à chaque pas, temporisait de son mieux; et
le soin qu'il prenait d'abuser son ami lui faisait oublier ses propres
frayeurs, car il n'était guère, de son côté, plus brave qu'il ne fallait.
Us étaient d'ailleurs l'un et l'autre dévorés dune soif ardente, et ils
avaient intérêt tout les premiers à trouver de l'eau. Us virent bien
des grappes de fruits au sommet des cocotiers, mais il n'était pas
possible d'atteindre à cette hauteur. Nazarille ne manquait pas de les
montrer du doigt à son camarade pour gagner du temps.
— Tiens, lui dit-il tout à coup, voici le pandanus , cet arbre que
tu vois est le véritable pandanus dont les voyageurs parlent tant.
— Serviteur à ton pandanus, je m'en retourne. Je suis à jeun de-
puis ce matin et je crève de soif par ce soleil.
— Précisément, mon cher, nous ne pouvons manquer de décou-
vrir bientôt un ruisseau. Je meurs de faim comme toi. Il y a mieux,
nous rencontrerons quelques fruits admirables de ce pays qui me
faisaient venir l'eau à la bouche en lisant les voyages.... Si nous
trouvions seulement l'arbre à pain... Imagine-toi qu'il y a un arbre
qui porte du pain, du pain véritable. Je me suis souvent demandé
quel pain cela pouvait être, si c'est du pain de gruau ou du pain de
seigle, ou des petits-pains, ou des flûtes de Paris , ou des pistolets de
Lille, ou tout simplement du pain de munition.
Pelloquin ne répondait pas. Nazarille, qui le vit un peu distrait de
la route, s'avisa de l'allécher par un sujet de conversation d'un effet
plus sûr.
— Au reste, lui dit-il, je suis bien de ton avis, on va chercher
bien loin des curiosités qui ne valent pas le simple ordinaire qu'on a
sous la main; et depuis que nous avons quitté la France, je veux
être pendu si nous avons rien trouvé qui vaille, en fait de repas, une
REVUE DE PARIS. 19
bonne soupe aux choux bien grasse, avec un brin de salé bien ap-
pétissant, et piquée de saucisses bien dodues. Nous les avons goû-
tées, ces noix de cocos toutes fraîches et pleines de lait, ces ignames
nourrissans, ces ananas parfumés , ces sagous savoureux et tous ces
légumes déguisés dont on nous fait tant de bruit là-bas : je n'en
donnerais pas un beignet. Te souviens-tu de ces bonnes omelettes
au lard qu'on rencontre dans les bouchons de la Normandie?... avec
des fines herbes.... Qu'y a-t-il encore de meilleur quand on a beau-
coup marché, comme nous faisons , dans la chaleur du jour et à
jeun , qu'une bonne bouteille de vin frais et deux belles tranches
de jambon sautées à la poêle avec des œufs et un filet de vinaigre,
comme cela se pratique dans le Languedoc?
Pelloquin marchait toujours sans mot dire, les yeux fixés en terre
et enflammés d'une voracité méditative.
— Une fois, poursuivit Nazarille, je m'étais mis en route avec un
camarade dès la pointe du jour; nous avions fait cinq grandes lieues
par la rosée et nous arrivions à une espèce de petite auberge. C'é-
tait aux environs de la forêt de Sénart, près Paris. L'hôtesse, qui
était seule, nous prit en amitié, mais elle n'avait que des lapins
qu'elle nous montra... Aimes-tu le lapin?... Je ne faisais pas grand
cas du lapin, mais tu vas voir comme certaines circonstances rap-
prochent les êtres en découvrant leurs qualités. Nous nous asseyons
sous la treille, entre l'étable et la basse-cour. Quelques minutes après,
la digne femme nous apporte dans une grande jatte une vertueuse
gibelotte, fumante, aromatisée, enrichie de petits ognons, qui em-
baumait et montait jusqu'aux bords, de quoi nourrir une noce bre-
tonne. Nous l'entamons pieusement; et d'une haleine le plat fut net
jusqu'à l'émail; l'hôtesse n'en revenait pas; il nous fallut encore une
salade.
Pelloquin fit un mouvement des lèvres et lança un jet de salive.
— Après quoi, dit Nazarille, si j'avais à choisir, je préférerais,
sans contredit, une belle tranche d'aloyau saignant sous le couteau
et bien cuite à point.
— Hum! dit enfin Pelloquin, une honnête fricassée de poulets
mise en un pain tendre qui s'est dûment engraissé de la sauce, cela
n'est pas encore sans mérite.
Et il cracha comme s'il avait dans la bouche la chique énorme du
capitaine Hainguerlot.
— Ou bien, dit Nazarille, en fait de viandes froides, un large pâté
de venaison ferme et généreux.
2.
20 REVUE DE PARIS.
— Ou bien, dit Pelloquin, une terrine moelleuse de foies gras de
Strasbourg émaillés de truffes.
— Parle-moi , dit Nazarille, d'une tourte aux quenelles de Lyon
qui fondent sous la dent.
— Tiens , dit Pelloquin , je te tiendrais quitte pour un beau quar-
tier d'oie cuit au four dans un plat de lentilles.
— Tout cela n'est rien, reprit Nazarille, mais un poulet tendre,
fendu par la moitié, roulé dans la chapelure, appliqué sur le gril et
servi dans une rémoulade bien gaillarde avec du vinaigre, de l'huile,
des épices...
— Et une pincée d'estragon, dit Pelloquin.
— Oui, et de petits ognons hachés menu.
— Et un peu de moutarde, dit Pelloquin.
— Oui, et quelques anchois en purée.
— Et un cornichon, dit Pelloquin.
— Oui, et quelques grains de gingembre.
— Non, un clou de gérofle, dit Pelloquin en crachant.
— Qu'as-tu? dit Nazarille, tu craches beaucoup, mon ami.
— Et que le diable t'emporte, tu me dessèches le palais avec tes
fricassées! Tu prends bien ton moment quand j'ai la gorge en feu de
faim et de soif.
— Qu'à cela ne tienne, dit Nazarille, je t'en dirai tout autant, et
j'imagine que si tu tenais seulement une belle miche de la main
droite, un fiasque de clairet de la main gauche, et sur tes genoux une
bonne écuellée de tripes à la mode de Caen...
— Veux-tu me laisser en paix, s'écria Pelloquin, avec tes belles
visions d'andouilles? Tu penses m'amuser; mais, j'y songe, je veux
m'en retourner sur-le-champ.
Il s'arrêta et fit mine de retourner sur ses pas. Nazarille le vit si
décidé qu'il n'osa plus lui résister.
— Le chef-d'œuvre, dit Pelloquin en pâlissant tout à coup, serait
si nous étions perdus.
— Je le crains, dit Nazarille pour l'inquiéter.
Pelloquin le devina et rongea son frein.
— C'est que je te connais, lui dit-il amèrement, et si nous venions
à faire quelque mauvaise rencontre de gens du pays...
— Eh bien! à nous deux, armés comme nous voici, ne sommes-
nous pas capables de leur donner de l'occupation?
— Armé comme tu l'es, tu serais très capable de lâcher pied et de
me livrer tout seul à ma bonne fortune.
REVUE DE PARIS. 21
— Pelloquin, dit Nazarille d'un ton pénétré, tu m'es parfois bien
désagréable; mais pourtant je me ferais scrupule, en vérité, de te
laisser dévorer par des gens si malhonnêtes. Au surplus, ce pays
n'est pas habité très certainement, et nous ne sommes point égarés,
j'en suis sûr.
Ils se détournèrent à travers les arbres et s'orientèrent de façon à
l'aire un circuit qui devait les ramener au rivage.
— Vois-tu? dit tout à coup Nazarille en montrant à Pelloquin une
éclaircie d'où l'on voyait de très loin , à la vérité, la mer et le navire
à l'ancre.
Ils se mirent à marcher vaillamment, d'autant mieux que le jour
s'avançait. Nazarille se baissait encore de temps à autre pour ra-
masser des plantes curieuses ou pour signaler à son ami des oiseaux
de paradis, ou cet autre. oiseau si brillant que les naturalistes l'ont
appelé le magnifique] mais rien ne pouvait distraire Pelloquin de sa
faim et de cette longue route inutile. Tout à coup Nazarille fit un
grand cri et courut embrasser le tronc d'un arbre.
— Voici de quoi boire et de quoi manger!
Et il montra vers le sommet de l'arbre un gros et long fruit de
belle mine épanoui au milieu d'un bouquet de larges feuilles.
— C'est le... Je ne sais comment les savans l'appellent, mais il est
excellent; il répand dans la bouche je ne sais quel fumet de rôti et à
la fois la fraîcheur délicieuse d'un joli vin de Bourgogne. Il n'y a
qu'à le voir pour juger que c'est là une honnête nourriture.
Pelloquin regarda le fruit de l'air du renard de la fable, et reprit
d'une voix étouffée :
— Marchons.
— Tu en jettes ta part aux chiens? dit Nazarille.
— Comment diable veux-tu grimper là-haut?
— Tiens, Pelloquin , dit Nazarille, tu n'en vaux pas la peine, mais
il faut une bonne fois que je te régale. Fais-moi seulement la
courte-échelle.
11 posa son fusil, sauta sur les épaules de son camarade, et attei-
gnit lestement une première branche.
— Guette un peu les alentours.
— Oui, dit Pelloquin en suivant l'opération avec intérêt.
Nazarille s'escrima si bien des pieds et des poings, qu'il parvint au
bouquet de feuilles qui défendait le fruit.
— Oh! cria-t-il en y fourrant les doigts, il n'y a pas de roses sans
épines.
22 REVUE DE PARIS.
Il tira son couteau pour détacher le fruit, qui était énorme; mais
il partit tout près de là une horrible clameur enrouée qui se pro-
longea dans l'écho du bois.
— Nous sommes morts! dit Nnzarille en levant la tête.
De longs hurlemens répondirent à ce bruit affreux. Pelloquin
transi gambadait çà et là, ne sachant où fuir.
— Passe-moi mon fusil , dit Nazarille.
Mais Pelloquin était parti à toutes jambes, et des hommes noirs
sortaient de tous côtés d'entre les arbres.
— Au secours! Fais feu, Pelloquin !
— Au secours ! au secours! répétait Pelloquin en courant plus fort
vers la mer.
Nazarille se laissa glisser de branche en branche , retomba par
bonheur sur ses pieds, et se mit à fuir de toutes ses forces; mais les
hommes noirs s'élancèrent après lui avec leurs cris effroyables. Il
essaie un détour, d'autres hommes sortent du bois; il se jette de
côté, on lui barre le passage. Il se voit perdu, il se roule à terre, fait
une culbute; il se relève, frappe des mains, pousse un cri, bat un
entrechat, et commence un pas de courante en s'accompagnant de la
voix et du bout des doigts.
Les noirs s'arrêtèrent étonnés.
Nazarille essoufflé s'interrompit et poussa un grand éclat de rire;
puis, reprenant son sérieux tout à coup, il plaça le pouce de sa main
gauche sur le bout de son nez, tous les doigts restant ouverts, tandis
que la main droite fermée, à l'exception du pouce, tournait en rond
à la hauteur de la paume de la main gauche, puis il fit entendre une
sorte de grognement nasal en cadence; après quoi il leva sa main
droite étendue à la hauteur du front, et la poussa en avant à plusieurs
reprises en se frappant simultanément la nuque de la main gauche.
Il accompagna ce signe d'un soubresaut, tira la langue, écarquilla
les yeux, et continua diverses pantomimes sans laisser reposer l'at-
tention des spectateurs. Mais l'un des plus considérables venait de se
laisser tomber lourdement et se roulait à terre en se serrant le Yentre
comme un homme malade. Il était près d'expirer en effet, mais de
rire. Cette belle humeur gagna les autres.
Cependant les plus curieux se jetèrent sur Nazarille pour toucher
son visage et ses vêtemens. Il se dégagea d'un saut, prit une pose
héroïque, et entama le récitatif de Fernand Cortcz chez les Indiens
avec une expression théâtrale extrêmement passionnée, montrant le
ciel, la mer, et s'interrompant de temps à autre pour imiter, le doigt
REVUE DE PARIS. 23
entre les lèvres, le bruit d'une bouteille qu'on débouche, ou, le poing
sous le menton, le ramage de la caille. Mais il se sentait au fond
travaillé d'étranges terreurs qui ne laissaient pas d'être entretenues
par la vue des naturels qu'il examinait pendant ce temps-là.
Attroupés en rond comme ils étaient, c'était un assemblage de
monstres qui n'eussent point déparé le plus diabolique des sabbats. Ils
étaient presque nus, d'un noir de fumée et de boue, avec des mem-
bres si grêles et si disproportionnés, des bras si longs, des épaules si
maigres et si pointues, des visages si horribles, qu'ils n'avaient
presque plus rien d'humain; ils avaient tous le nez traversé d'un
morceau de bois, et les gencives si prodigieusement enflées qu'elles
repoussaient les lèvres en dehors comme la lippe d'un animal. On
voyait à travers ce mufle une rangée de dents teintes de je ne sais
quelle salive sanguinolente et grossies démesurément comme les
gencives. Ce phénomène horrifique est produit, comme Nazarille le
sut plus tard, par les couches successives d'un végétal corrosif qu'ils
mâchent continuellement comme du bétel; en outre, ils avaient la
poitrine et le visage bizarrement ornés de cercles blancs et noirs, et
leur affreuse figure était surmontée d'un échafaudage de chevelure
touffue, arrondie en boule et teinte en rouge par la chaux dont ils la
saupoudrent. Quelques-uns portaient planté dans cette broussaille un
bouquet de plumes ou une fourchette de bois en manière de peigne.
D'autres avaient sur la tête de véritables perruques de cheveux ou de
joncs nattés en cordelettes qui tombaient le long des joues. Ils étaient
armés de longues lances barbelées jusqu'à la moitié, de casse-têtes
de diverses formes, et chamarrés pour la plupart d'ornemens étranges
et variés: des bracelets de coquillages usés et arrondis par le frotte-
ment, des colliers de petits os humains, des diadèmes et des hausse-
cols plaqués de graines rouges d'azédarac, des boucliers écaillés
d'huîtres perlières, des boîtes à mettre la chaux, des ceintures de
joncs, des chapelets de fétiches hideux; et Nazarille put voir à la cein-
ture de l'un des naturels l'instrument dont l'effroyable son avait si
fort épouvanté Pelloquin, et qui n'était qu'une trompe marine em-
bouchée d'une petite calebasse et décorée d'amulettes, d'ossemens et
de touffes de cheveux d'hommes.
Tout à coup un frisson d'horreur le saisit dans cet examen; il tres-
saillit de la tête aux pieds au milieu de ses chants, et les termina par
la plus horrible grimace qu'il put renvoyer à ces horribles visages
qui le regardaient avec leurs yeux blancs et leurs bouches béantes.
Les noirs se parlaient entre eux avec de grands signes de tête;
24 REVUE DE PARIS.
bientôt ils s'avancèrent vers lui et commencèrent à le palper de la
tête aux pieds; la blancheur de sa peau causait la plus vive admira-
tion. On tiraillait sa veste çà et là. Nazarille la quitta et la laissa entre
leurs mains pour les amuser, ce qui porta au comble la stupéfaction
et la joie. Alors l'un des noirs éleva la voix, d'autres lui répondirent;
ils parlaient avec feu et semblaient se disputer, à la suite de quoi on
se jeta sur Nazarille, on le saisit aux bras et à la gorge, et les uns
tournèrent leurs lances contre sa poitrine, les autres levèrent leurs
casse-têtes. Au même instant, la détonation de vingt coups de feu
fit gronder les échos d'alentour; les naturels demeurèrent saisis d'é-
tonnement. Un coup de canon suivit la fusillade : les noirs se par-
laient bas en regardant de tous côtés autour d'eux. Soit qu'ils n'eus-
sent jamais entendu ce bruit, soit qu'ils-ne le connussent que trop,
ils commencèrent à trembler d'épouvante. La mousqueterie et le
canon se suivaient à intervalles égaux. Nazarille comprit que c'était
le dernier appel qu'on lui adressait avant de pousser au large; mais
l'extrême délicatesse de sa situation présente lui déroba le pathétique
de cet abandon. Il se hâta de profiter de cette dernière ressource,
et quand il eut compté trois décharges, il poussa un cri qui fit lever
sur lui les yeux des naturels; il se tourna successivement vers les
côtés d'où venait le bruit répété par l'écho, se donna l'air de le do-
miner de toutes parts en battant la mesure, et puis lui commanda de
cesser comme un chef d'orchestre qui apaise son monde. Le bruit
cessa en effet.
Les sauvages demeurèrent encore quelques minutes dans le recueil-
lement, prêtant l'oreille; puis ils se mirent à rire, puis ils retournè-
rent à Nazarille, ce qui l'inquiéta fort sur le succès de ses enchante-
mens. Enfin, il comprit qu'on lui demandait de s'avancer dans le
pays; on s'approcha en même temps pour l'y forcer; mais Nazarille,
ne démêlant pas bien l'intention, se dégagea subtilement et se mit
de lui-même à chasser-croiser en avant sur l'air de la monaco. Les
naturels l'escortaient comme en triomphe, ce dont il ne laissa pas
d'être flatté , et même il lui passa par la tête quelques souvenirs
mythologiques d'Orphée attirant les monstres.
Edouard Ourliac.
{La suite au prochain numéro.)
LES
CHATEAUX DE VARSOVIE.
A M. LE COMTE DE SALVASDY.
Monsieur ,
Par un beau jour d'été, je m'en allais de Pétersbourg en Pologne,
relisant le long de la route votre Histoire de Jean Sobiesky. Il y a un
charme singulier que vous aurez peut-être éprouvé plus d'une fois
vous-même, un charme entraînant et triste, à dérouler les annales
d'un grand peuple, à voir retracer la vie d'un héros sur les lieux
mêmes où ce peuple a perdu sa grandeur, où ce héros est mort.
Tandis qu'on jette autour de soi un regard inquiet et mélancolique
sur des châteaux en ruine, sur des populations opprimées, sur la
décadence et la misère du présent, les riantes et glorieuses époques
évoquées par la parole de l'historien surgissent sous le voile du
passé et brillent au milieu des ombres sinistres qui les entourent;
des noms illustres éveillent l'enthousiasme de la pensée, des heures
de victoire et de triomphe enchantent l'imagination. Tantôt on se sent
saisi d'une douloureuse émotion en songeant à ce qui fut, à ce qui a
cessé d'être, et tantôt, oubliant une fatale transformation, on se re-
jette gaiement en arrière à la suite d'une fée invisible qui de sa main
26 REVUE DE PARIS.
magique reconstruit à chaque pas l'édifice des temps anciens. Les
champs que l'on traverse ne sont plus soumis à la verge du despotisme;
un peuple libre et fort les féconde par son travail, les défend par son
courage; les châteaux élevés sur les collines ne sont plus déserts et
silencieux; sur les remparts j'entends sonner le cor du gardien qui
annonce l'arrivée d'une troupe d'hommes d'armes; sur le pont-levis,
les chevaliers passent fièrement avec leur armure de fer, leur casque
empanaché et leur glaive étincelant. Dans les villes, les cloches réson-
nent, les églises sont parées comme pour un jour de fête, les fifres
et les cymbales retentissent avec les chants nationaux. Une foule
joyeuse, bruyante, exaltée, inonde les rues et les places et se préci-
pite vers les portes couvertes de guirlandes de fleurs et les arcs-de-
triomphe ornés de signes symboliques. Sur le chemin, on voit de loin
flotter un nuage de poussière, et à travers ce nuage on distingue les
Hetmann avec leurs chevaux fougueux et leurs larges cimeterres
revêtus de pierres précieuses, les palatins avec leur ceinture d'or et
leur aigrette de diamans, et des cohortes de grands seigneurs plus
riches que des rois, et des légions de gentilshommes rapportant en
triomphe les dépouilles de leurs ennemis, traînant captifs après eux
ou les chefs des tribus tartares, ou les princes russes. Salut à vous,
jours heureux de la Pologne, jours de magnificence et de batailles,
de triomphe et de galanterie, où l'amour de la gloire palpitait dans
tous les cœurs, où le sourire de la beauté se mêlait à toutes les vic-
toires! Salut à vous, nobles enfans de cette contrée, Sobieski, Kos-
ciusko, vous tous qui avez vaillamment combattu pour l'honneur de
votre patrie, vous qui l'avez soutenue sur le penchant de sa ruine, et
qui l'auriez sauvée si elle eût pu être sauvée!
Hélas! un prestige trompeur m'emporte vers une époque qui n'est
plus, et cette illusion d'un instant s'évanouit à l'aspect d'un juif tra-
fiquant de haillons, ou d'un agent de police russe qui m'observe
d'un air soupçonneux. En vain le voyageur, épris des héroïques ac-
tions d'autrefois, s'écrie en traversant les plaines de la Pologne :
Sobieski! Sobieski! L'écho solitaire des forêts répond seul à ce grand
nom, et je ne serais pas étonné de voir venir le jour où de par le
tsar tout puissant ce nom fût proscrit comme une parole dange-
reuse, comme un appel illégitime aux souvenirs de l'indépendance
et de la nationalité polonaise. Mais la gloire véritable, la gloire qui
jaillit du courage et du patriotisme, n'est pas un symbole d'honneur
passager; c'est une vertu surhumaine, une émanation d'cn-haut.
Dieu lui-môme lui donne un des rayons de sa splendeur et quelques
REVUE DE PARIS. 27
siècles de son éternité, et quand toutes les chancelleries impériales
réuniraient contre elle les proscriptions de leurs ukases, elles ne par-
viendraient pas à l'anéantir. Si le peuple intimidé n'ose en parler
hautement, il en garde la trace lumineuse au fond de son cœur, il
l'évoque en secret dans l'enceinte de ses foyers. Semblable à cette
étoile qui se lève dans les parages les plus froids, dans les nuits les
plus sombres, la gloire nationale brille comme un phare éternel aux
regards du peuple opprimé, et lui indique le but qu'il doit atteindre.
Dans le voyage que j'ai fait à travers la Pologne, j'ai retrouvé par-
t ut le souvenir voilé, mais profond, des traditions illustres de ce
pays et de ses héros, le souvenir de ce grand roi dont vous avez
raconté l'histoire en termes si poétiques, et lorsqu'en arrivant à Var-
sovie, j'ai témoigné le désir de voir sa demeure de Willanow , j'ai vu
que ce désir éveillait en ma faveur une touchante sympathie.
Le château de YVillanow est situé à trois quarts de lieue environ
de la capitale de Pologne. On traverse la grande et belle rue appelée
le Nouveau-Monde, on passe devant la statue de Ropernic, devant
le palais occupé, avant 1830, par l'académie des belles-lettres, et
transformé , par une amère ironie , depuis la dernière révolution ,
en un bureau de loterie. A l'extrémité de la ville, est le splendide
édifice où le grand-duc Constantin fit d'un sceptre royal une verge
de fer, ou cet homme, composé des élémens les plus étranges, fai-
sait donner le knout au cheval qui bronchait sous lui , renversait
à ses pieds le soldat qui n'obéissait pas assez promptement à ses or-
dres, et pleurait comme un enfant après ses accès de colère sauvage.
Au-delà de cet édifice de sinistre mémoire, qui a vu ces fureurs
brutales de cosaque, et qui a vu leur châtiment, nous voici en pleine
campagne, au milieu des arbres verts, des sillons dorés, ces doux
présens de Dieu, dont l'aspect seul retrempe l'esprit et lui rend l'essor
comprimé par la méchanceté des hommes. A droite et à gauche >
j'aperçois quelques rians pavillons, résidences d'été, œuvres de fan-
taisie des nobles familles jadis si riches et si puissantes, et devant
moi une église gothique au milieu d'un cimetière où s'élèvent de
toute part les monumens les plus bizarres. A côté de l'église on trouve
une auberge fréquentée par les curieux qui viennent visiter ce lieu
historique , et par le peuple de Varsovie qui , aux jours de fête ou le
dimanche , aime à se réunir sous un groupe d'arbustes autour de la
cruche de bière ou du flacon d'eau-de-vie.
A la porte de l'auberge, deux ménestrels ambulans portant le cha-
peau à grands bords de leur province, la redingote en tartan brunr
28 REVUE DE PARIS.
la culotte ornée de larges boutons de métal, les souliers ferrés,
jouent de leur instrument. L'un d'eux promène son maigre archet
sur un violon noirci par la fumée, usé par le temps; un autre fait ré-
sonner une cornemuse formée d'un énorme sac en peau auquel sont
attachés trois tuyaux, le premier tombant au-dessous du sac; le second,
que l'on pose, comme un bâton de voyage, sur l'épaule; le troisième,
percé de plusieurs trous comme une flûte, placé entre les lèvres du
musicien qui le tient d'une main, et de l'autre presse à certains in-
tervalles les flancs de son sac pour en faire sortir des sons plus ou
moins vibrans. Les deux ménestrels jouent l'air national de la Cra-
covienne, et l'accompagnent en frappant du pied , en sautant en
cadence. Quelques enfans assemblés autour d'eux écoutent d'une
oreille attentive ce chant traditionnel. Notre arrivée au milieu des
auditeurs redouble l'ardeur des musiciens. L'aubergiste, qui, debout
sur sa porte, les regardait comme un homme habitué à de pareils
spectacles, s'émeut à notre approche, ôte son bonnet, fait quelques
pas en avant, puis, jugeant sans doute à notre aspect que nous
n'étions pas des pratiques pour lui, remet ses mains dans ses po-
ches, et reprend sa froide impassibilité. Le concert continue, et les
gestes saccadés, et les tournoiemens de ceux qui l'exécutent. Des fe-
nêtres de son palais, Sobieski avait peut-être contemplé maintes fois
une scène pareille, car il y a long-temps que la musique et la danse
cracoviennes séduisent les oreilles et charment les regards du peuple
polonais. Nous jetons quelques pièces de monnaie dans le chapeau
des ménestrels, et les pauvres gens, abandonnant aussitôt leur violon
et leur cornemuse, viennent, en se courbant jusqu'à terre comme des
esclaves de l'Orient, nous embrasser les genoux.
De ces scènes populaires nous passons au château royal. Ce châ-
teau est bâti au milieu d'une vaste plaine traversée par un des bras
de la Vistule. De l'autre côté de la rivière, on aperçoit les longues
avenues d'un parc qui s'étend à plusieurs lieues de distance, et l'as-
pect mystérieux de ce parc, et cette rivière verdoyante et bleue, et
cette solitude silencieuse, animée seulement par quelques fermes
rustiques, tout contribue à donner à l'ancienne résidence de So-
bieski un caractère à la fois attrayant et sévère , gracieux et solennel.
Un fossé de quelques pieds de largeur et une grille en fer entourent
le château; on y entre pnr une porte majestueuse surmontée de deux
statues en pierre, l'une qui représente un guerrier armé de toutes
pièces, l'autre une femme portant à la main les palmes de la paix.
Dans le préau s'élève un sépulcre gothique consacré à la mémoire
REVUE DE PARIS. 29
du comte Stanislas Potocki et de sa femme, née Lubomirska, deux
noms de Pologne assez nobles et assez illustres pour ne point paraître
déplacés dans une telle enceinte. Que si pourtant l'on demandait
comment il se fait que ces deux noms se trouvent là, en voici la
raison. A la mort de Jean Sobieski, son fils Jacques vendit le domaine
de Willanow à la comtesse Seniawska , qui en abandonna la jouis-
sance au roi Stanislas-Auguste II, puis le légua à la famille des Lu-
bomirski, dont elle descendait. Le comte Potocki, en s'alliant à cette
famille, hérita de ce royal domaine, et le sépulcre placé à l'entrée
de la cour d'honneur atteste ce droit de succession. Combien de
blasons nobiliaires et de titres de propriété inscrits autrefois sur de
splendides parchemins , et qui ne se trouvent plus à présent que sur
la pierre des tombeaux !
Le palais est construit dans des proportions élégantes; comme une
villa italienne, il se compose d'une façade à terrasse plate ornée de
statues en pierre, et de deux ailes parallèles surmontées de deux
tourelles, de deux globes dorés, et revêtues sur toute leur longueur
de bas-reliefs historiques. Une partie de cet édifice fut bâtie par les
Turcs que Sobieski avait ramenés captifs à la suite d'une de ses vic-
torieuses campagnes. Stanislas-Auguste le fit achever sur le même
modèle. Je ne veux point me laisser aller à la tentation de décrire
dans tous ses détails l'aspect extérieur de cette habitation. Entrons.
Les appartemens de Sobieski ont été conservés avec un soin pieux
tels qu'ils étaient de son temps. Ils ne sont ni très vastes ni très
riches, mais décorés pourtant avec une certaine recherche, selon
le goût du siècle de Louis XIV : tentures en soie, boiseries dorées,
fauteuils en tapisserie, plafonds et stores chargés de guirlandes de
fleurs et d'emblèmes mythologiques. Si , comme l'a dit Bernardin de
Saint-Pierre, le paysage est le fond du tableau de la vie humaine, la
demeure de l'individu est le cadre de son existence, des caprices de
son esprit, des mœurs de son temps. Chaque ornement dont il aimait
à s'entourer peut devenir un nouveau sujet d'étude, chaque objet dont
il s'est servi peut conduire l'observateur sur la voie d'une révélation
biographique. Que si cette demeure a été occupée par un homme de
génie, de quels sentimens de vénération ne se sent-on pas pénétré
en la visitant! Que de souvenirs et de pensées éveille dans l'ame
l'aspect seul de la table où il s'est assis dans ses veilles glorieuses,
des livres sur lesquels il a médité, du foyer auprès duquel il se re-
posait de ses travaux dans un cercle d'amis! Et tout entier livré à ce
sentiment de respect, à ces pensées errant à travers une époque
30 REVUE DE PARIS.
lointaine, je promenais un regard avide sur ces voûtes, ces meubles
et ces tentures, cherchant partout quelque trace d'un jour de
triomphe, d'une heure de joie ou d'un instant de fantaisie. Je me
disais : C'est ici qu'il aimait à rapporter les trophées de ses merveil-
leuses campagnes, c'est ici qu'il essayait d'oublier les rivalités fatales
de ses grands seigneurs, k les luttes orageuses des diètes. Il a passé
par cette porte quand il revenait de sauver, sous les murs de Vienne,
la chrétienté de l'invasion des Turcs; quand un prédicateur, inter-
prète d'une population enthousiaste, le saluait par ces paroles évan-
géliques : fuit homo missus a Vco, cui nomen erat Juhannes. Ces
parois ont été les témoins de ses projets audacieux, et ce lit a reçu
son dernier soupir. Pauvre roi, combattu sans cesse dans son auto-
rité de souverain par une aristocratie jalouse et inflexible! pauvre
grand homme, qui envia plus d'une fois peut-être la paisible indif-
férence de ses plus obscurs sujets! pauvre architecte d'une œuvre
gigantesque qui devait s'écrouler après lui ! héros couronné de lau-
riers, cœur généreux et tendre, blessé dans ses plus douces affec-
tions! Ah! quand on pénètre dans le secret de sa vie, et quand on
songe à tout ce qu'il a souffert, comme citoyen dévoué à sa patrie,
comme époux et comme père , voudrait-on gagner sa célébrité au
prix de ses douleurs?
La première salle du palais est tapissée de portraits en pied repré-
sentant les principaux personnages de la noblesse du pays, les Sa-
pieha, les Jablonowski, et quelques rois et reines de Pologne; c'est
comme une introduction à l'histoire de Sobieski. Une autre salle est
pleine de vases ciselés, d'armures, de trésors du moyen-âge. C'est
là que l'on conserve la magnifique armoire que le pape envoya au
valeureux Jean après la campagne de Vienne. Elle est du haut en
bas sculptée avec une rare perfection, et revêtue d'incrustations,
d'arabesques légères, d'images symboliques en écaille et en ivoire.
La reine, la belle Marie d'Arquien, se souciait peu, à ce qu'il m'a
paru, de ces ciselures du moyen-âge. On n'en trouve pas la moindre
trace dans ses appartenons. Tout son salon est simplement revêtu
de tentures en soie lilas, parsemé de glaces et de guirlandes dorées.
A côté de ce salon est un cabinet d'une nature bien moins sévère. Il
est couvert de boiseries peintes, représentant les amours de Jupiter
depuis Danaé jusqu'à Léda. Au plafond, Marie d'Arquien est repré-
sentée elle-même avec les attributs de la déesse du printemps, volti-
geant entre des essaims de petits amours armés de carquois et ré-
pandant une moisson de fleurs sur son chemin. J'ai vu dans une salle
REVUE DE PARIS. 31
voisine un autre portrait d'elle et son buste en marbre. C'était bien ,
comme vous l'avez dit, monsieur, « une beauté altière avec des grâces
touchantes : » le nez grec, la bouche petite et fine, de grands yeux
noirs à fleur de tète, des cheveux noirs partagés sur le front en ban-
deaux bouclés, les lignes les plus correctes, les contours les plus
suaves. Mais entre ces deux sourcils arqués je distingue un pli creusé
par une pensée ambitieuse, et dans ces yeux noirs si doux une ex-
pression de langueur qui m'explique plus d'une phrase sagement
contenue, plus d'une réticence discrète de l'historien de Sobieski.
Dans une autre salle du palais il y a une galerie de peinture qui
renferme, entre autres productions de l'école du moyen-Age et de
l'école moderne , plusieurs tableaux intéressans de Lucas de Leyde,
de Lucas de Cranaeh, et un tableau de Rubens représentant la Mort
de Sénèque. Sénèque est debout tout nu dans son bain , la barbe
longue et grise, les cheveux en désordre. La tète conserve encore
un sentiment de vie, mais on voit que les membres privés de sang
sont déjà saisis d'un frisson glacial; les genoux fléchissent, le corps
s'affaisse; l'œil hagard et terne s'éteint; la mort s'empare de sa proie.
C'est une étude médicale pareille à celle de la Descente de Croix,
une étude affreuse qui fascine le regard par les émotions qu'elle pro-
duit, et l'épouvante par sa vérité. Je n'avais jamais vu ni copie, ni
gravure de ce tableau, et le placerais volontiers au nombre des chefs-
d'œuvre de l'illustre artiste.
Le reste des appartemens est occupé par la famille Potoski, et
décoré avec un faste éblouissant. C'est le luxe aristocratique, coquet
et brillant des temps modernes, a côté du luxe plus majestueux des
siècles passés; toutes les fantaisies de la mode, tous les légers chefs-
d'œuvre de notre industrie, hélas! et toutes les douleurs d'une
époque récente à coté des douleurs d'une époque plus grande et plus
solennelle. Dans un salon décoré comme un des plus gracieux salons
du faubourg Saint-Honoré, j'aperçois le portrait d'une jeune femme
d'une beauté merveilleuse, d'une expression douce et triste comme
celle d'une pauvre ame qui, au milieu des joies qui l'entourent, porte
le pressentiment d'une fatale destinée. C'était la fille unique des
maîtres de ce château, mariée toute jeune au prince Sangowski, et
morte à vingt-quatre ans, morte en pleurant de quitter si vite le
monde qui lui semblait si beau, et son époux chéri, et ses parens dé-
solés. Deux ans après, elle eût peut-être regretté de vivre; deux ans
après, son mari, compromis dans la révolution de 1830, était dépouillé
de ses titres, envoyé en Sibérie, et de ses deux frères, héritiers légi-
times d'une immense fortune et de ce noble nom de Potoski, l'un
32 REVUE DE PARIS.
partait pour l'exil, l'autre faisait sa paix avec le gouvernement russe
en occupant une place d'employé subalterne dans une chancellerie
de Pétersbourg. Qui aurait dit à Sobieski, quand les prisonniers turcs
lui bâtirent ce château de Willanow comme un monument de ses
victoires de soldat et de sa puissance royale, qu'un jour ce château
serait envahi parla police russe, et dépeuplé par de misérables satel-
lites! A quelques pas de là, dans le parc, on voit encore la magni-
fique tente de Kara-Mustapha, que le sauveur de la chrétienté rap-
porta du siège de Vienne. Elle est là debout avec ses draperies de
pourpre, ses arabesques orientales, ses rideaux de soie, ouverts de
tout côté comme pour recevoir un visir de Mahomet ou un roi con-
quérant. La police russe n'est-elle pas effrayée de voir ce trophée
d'une bataille immortelle, ou ne le laisse-t-elle là, exposé aux re-
gards des passans, que pour insulter par un amer contraste aux beaux
jours de la Pologne?
Un jeune Polonais, qui avait la bonté de me servir de guide dans
cette excursion , me conduit auprès de Varsovie dans un autre châ-
teau historique. C'est l'un des plus rians édifices, l'une des plus char-
mantes habitations qu'il soit possible de voir, un pavillon bâti dan9
les proportions les plus légères et les plus gracieuses: deux façades
ornées de colonnes doriques, de chaque côté un bassin d'eau limpide
où le château se reflète avec ses ciselures, ses corniches, ses statues,
et tout autour des berceaux de feuillage, des massifs d'arbres qui
semblent, comme les hêtres des bucoliques, inviter aux doux loisirs
et à la poésie, et de larges avenues ombragées par les rameaux des
peupliers de la Vistule :
Ce beau peuplier de qui l'énorme tronc,
Lorsque de cent hivers il a bravé l'affront,
Se festonnant de nœuds d'où sort un vert feuillage,
Semble orné par le temps et rajeuni par l'âge.
Au milieu d'une de ces avenues s'élève un amphithéâtre arrondi
comme les cirques antiques; une rivière en baigne les gradins, et de
l'autre côté de la rivière est le théâtre entouré d'une colonnade
grecque, et fermé par un réseau d'arbustes. C'est le théâtre d'été, le
théâtre où l'on joue en plein air des tragédies antiques, des comédies
champêtres, où le véritable azur du ciel, le lit de la rivière, les na-
celles flottantes, les rameaux balancés par le vent, remplacent nos
décorations factices; où la nature, dont les artistes essaient de repro-
duire ailleurs les effets pittoresques, apparaît dans toute sa vie et sa
fraîcheur.
REVUE DE PARIS. 33
Quelle fée de Pologne a d'un coup de baguette élevé ces arcades,
aplani ces terrasses, creusé ces bassins? A quel génie bienfaisant est
consacré ce château d'Oberon, ce séjour ravissant digne d'être chanté
par Arioste? Non, ce n'est pas l'œuvre d'une fée, ce n'est pas la de-
meure qui doit être glorifiée par les poètes. C'est le château de La-
sienki. C'est là qu'a vécu cet homme efféminé, ce courtisan débile
qui monta sur le trône des Jagellon par la grâce de Catherine, et s'y
maintint par un timide accord, jusqu'au jour où son impérieuse sou-
veraine, de la même main qui avait signé son acte de royauté, signa
son acte de déchéance et le flétrit comme un valet invalide d'un titre
d'antichambre et d'une pension. C'est là qu'il s'oubliait dans de hon-
teuses mollesses, ce Polonais indigne de porter le beau nom de Po-
niatowski, tandis qu'un agent russe gouvernait la contrée des Bara-
tori, des Casimir, des Sobieski, tandis qu'à la face de l'Europe,
l'antique terre des Sarmates était lacérée, partagée comme une proie
inerte par ses voisins insatiables, que des soldats russes, assiégeant
la salle des diètes, obtenaient par la puissance du glaive un simulacre
de contrat, trois fois juré, trois fois trahi, et que le brave Kosciusko
tombait sur le champ de bataille avec un cri de désespoir. Ah! je
suis entré avec douleur dans ce château si paré et si riant, et je n'y
ai vu que les traces d'une fade galanterie, des portraits de femmes,
des tableaux représentant David dansant devant l'arche, et Salomon
prosterné devant un cercle de jeunes filles, digne entourage d'un
prince qui, pour justifier sa mollesse, invoquait une profanation. Il
est des hommes que la Providence, dans ses impénétrables secrets,
envoie aux nations sous une armure d'acier ou une couronne de
roses, pour châtier leur orgueil ou précipiter leur ruine. Stanislas-
Auguste IV a été un de ces hommes, et l'accuser, c'est accuser peut-
être la loi suprême qui en fit un instrument de sa volonté; mais
nous ne sommes pas assez sages pour remonter jusqu'aux sources
des prévisions éternelles. Nous ne voyons pas l'arrêt de Dieu, nous
ne voyons que la main qui l'exécute, et tant qu'il y aura une voix
honnête en Pologne, elle s'élèvera pour flétrir ce roi de parade qui
ne régna sur son pays que pour le tromper par ses lâches complai-
sances et le perdre par sa faiblesse.
Allons plus loin, allons, il y a là-bas sur le chemin qui mène en
Lithuanie, au milieu d'une plaine féconde, une autre demeure à
laquelle est attaché aussi le nom de Poniatowski ; mais ici ce nom
est entouré d'une auréole sans tache, et la douloureuse pensée qu'il
rappelle à la mémoire ne lui donne qu'une plus grande consécration.
TOME XIV. FÉVRIER. 3
3^ REVUE DE PARIS.
C'est le château de Jablowna , la demeure favorite de ce soldat au
cœur héroïque, de cet enfant de la Pologne que Napoléon créa ma-
réchal de France dans les sillons sanglans de Leipzig. Je m'étais ar-
rêté plus d'une fois avec émotion auprès du mausolée que des mains
pieuses lui ont élevé sur les bords de l'Elster. Je suis entré avec res-
pect dans l'enceinte austère et paisible où il aimait à venir chercher
quelques heures de repos après ses jours de combats, à poursuivre
les rêves de sa jeunesse aventureuse et les espérances de son ardent
patriotisme. Tout dans cette retraite indique les habitudes d'un es-
prit cultivé et les prédilections d'une ame généreuse. Ici je trouve
une bibliothèque de livres sérieux, des cartes géographiques, des œu-
vres d'art choisies , là des esquisses embellies par une pensée d'affec-
tion, des portraits de famille ou des portraits d'amis. On a placé le por-
trait du héros au milieu de cette collection, et on y a fait inscrire les
paroles qu'il prononça en s'élançant pour la dernière fois au milieu
des légions ennemies : Bog mi powiers il honor Polakoiv , Bogu go
od dam (Dieu m'a confié l'honneur des Polonais, je vais le rendre à
Dieu ). Dans une autre salle décorée avec amour par une digne nièce
de Poniatowski , héritière de ce domaine, on voit le beau tableau re-
présentant Napoléon au passage du Saint-P>ernard. B'.ùcher l'avait en-
levé, et un fils de Blikher l'a vendu pour 3,000 francs. Il y a dans ce
monde de singuliers exemples de justice morale et d'admirables
expiations.
Au dehors des appartenions, tout a le même aspect imposant et
grave: vaste pelouse sillonnée par de larges allées, arbres séculaires,
forêt profonde et silencieuse. Point de vains ornemens qui insultent
aux vraies beautés de la nature. C'est la retraite d'un homme trop
occupé de grandes pensées pour se laisser aller à de frivoles fan-
taisies.
Ces trois châteaux que j'ai été voir avec des impressions si diffé-
rentes sont comme les monumens des trois dernières époques de la
Pologne : à Willanow, l'époque glorieuse; à Lasienki, l'époque d'af-
faissement; à Jablowna, les derniers efforts et la chute de ce mal-
heureux pays. Entre ces châteaux s'élève à présent la forteresse de
Varsovie, qui condamne tous les souvenirs et proscrit toutes les espé-
rances. C'est sur la porte de ce boulevart du despotisme qu'il fau-
drait écrire une partie de la devise appliquée à l'histoire de Pologne :
Ferrea jura; et au-dessous le mot lamentable de Kosciusko : Finis
Puloiiia'.
X. MA RM 1ER.
LE
DOCTEUR GALL.
A Mont-Rouge, dans une avenue plantée de tilleuls, connue sous le nom
de l'allée du Pot-au-Lait, aujourd'hui coupée à son milieu par le fossé de
l'enceinte continue, au fond d'un grand pensionnat où bourdonne à certaines
heures un essaim d'enfans, se cache sous les arbres une petite maison enve-
loppée de jardins. Par la manie que nous avons de rapporter la forme des
lieux au caractère des hommes qui les ont habités, nous cherchâmes quel
pouvait avoir été le maître de cette retraite. Le silence qui règne en tout
temps dans cet endroit reculé, les masses de feuillage dont ce jardin et cette
maison se trouvent protégés en été contre les regards curieux des voisins, je
ne sais quelle obscurité douce qui invite tout bas à la méditation, tout nous
donna l'idée que cette maison avait appartenu à un ami de la science.
La tournure rigide du bâtiment, la modeste façade à volets verts, l'ordon-
nance froide et nue des chambres cénobitiques, nous firent croire que l'hôte
de ces lieux devait être un de ces solitaires de la pensée qui cherchent dans
l'étude une Thébaïde. S'il est vrai, comme nous n'en doutons pas, que
l'homme s'imprime sur la nature, il était difficile de ne point reconnaître un
esprit inventeur à la disposition bizarre du terrain, inégal , tourmenté, inso-
lite, occupé ça et là par des taillis interrompus, distribué en tous sens avec
un certain désordre intelligent, et orné, pour ainsi dire, d'une grâce systé-
3.
3G RENTE DE PARIS.
matique. Enfin quelques masques moulés en plâtre dont le hasard nous aida
à découvrir les débris dans un coin du jardin nous indiquèrent que l'ancien
familier de ces ombrages devait être un de ces sages modernes qui s'exercent
à la science de l'homme. Nous étant alors informé auprès du nouveau pro-
priétaire, nous apprîmes que cette petite maison de campagne avait servi de
retraite dans les derniers temps au docteur Gall.
C'est là que nous lûmes pour la première fois le graud ouvrage de la
Phrénologie du Cerveau. Il y a un charme particulier à prendre connais-
sance d'un livre aux lieux mêmes où son auteur l'a sans doute composé. La
nature modifiée autour de vous par cet homme éteint, dont elle garde encore
la trace vivante, explique et commente silencieusement les passages obscurs
de son œuvre. 11 semble qu'il reste un peu de son souffle dans les branches
que le vent agite sur votre tête. Vous vous conformez naturellement au sen-
timent général que les objets extérieurs expriment devant vos yeux, et il n'y
a pas de meilleure disposition que celle-là pour communier à la pensée de
votre auteur. Nous vécûmes huit jours de la sorte dans la compagnie occulte
du docteur Gall, nous asseyant sur l'herbe aux mêmes endroits sans doute
où il s'asseyait, respirant le même air, animés de la même ardeur de la
science, lui mort, moi vivant, tous les deux rapprochés par la nature. Cette
présence mystérieuse de Gall , qui se joignait à la lecture de son ouvrage pour
lui donner le caractère d'une conversation intime, nous mit bien vite dans la
confidence de l'homme et de son système. Nous devînmes les meilleurs amis
du monde avec le docteur, et nous ne tardâmes pas à lui demander l'histoire
de sa vie.
L'histoire de Gall n'est guère que l'histoire d'une idée et d'une découverte;
il n'y faut pas chercher les évènemens. Né à Tiefenbrunn, village du grand-
duché de Bade, il passa les premières années de son enfance dans la maison
paternelle. La Providence, qui a soin de mettre autour du berceau de chaque
homme supérieur les élémens nécessaires à son développement moral, avait
favorisé le jeune Gall d'une nombreuse société de frères et de soeurs. Ces
enfans, unis entre eux par les liens de l'âge et du sang, servirent les premiers
de sujets à l'inventeur de la phrénologie. Il les observait à son aise, vivant
avec eux sous le même toit, dans tout l'abandon de la familiarité. Ce qui le
frappa, ce fut la différence des caractères entre ces enfans, au nombre de dix,
élevés ensemble sous l'influence d'une éducation commune. « Chacun de ces
individus, dit-il, avait quelque chose de particulier, un talent, un penchaut,
une faculté qui le distinguait des autres. Cette diversité détermina notre in-
différence ou notre affection, et nos aversions réciproques, de même que nos
liaisons, notre dédain et notre émulation. » Le jeune Gall remarqua no-
tamment l'un de ses frères qui avait un penchant décidé pour la dévotion :
ses jouets étaient des vases d'église qu'il sculptait lui-même, des chasubles et
des surplis qu'il faisait avec du papier; il priait Dieu et disait la messe toute
'ajournée .Cette variété de goûts et d'inclinations dans les membres d'une
REVUE DE PARIS. 37
même famille fit réfléchir G'all, et éveilla "ont d'abord son attention adoles-
cente sur les faits qui devaient se présenter à lui par la suite.
Dans le cours de ses études, il rencontra parmi ses camarades les mêmes
différences de caractère et d'aptitudes. Quelques-uns apprenaient avec faci-
lité, d'autres manifestaient du talent pour des choses qu'on ne leur enseignait
même pas. Gall recueillait en silence toutes ces observations. Il nota chacun
de ses condisciples, et lui trouva des défauts ou des qualités qui lui étaient
propres. Il suivit ses amis daus leurs jeux, et découvrit que chacun impri-
mait a ses récréations une allure particulière. Tandis que les uns se livraient
à des exercices bruvans, on en voyait d'autres qui se plaisaient à peindre
des images, à cultiver un jardin, à parcourir les bois pour y chercher des
nids d'oiseaux, ou à suivre les promenades dans les champs et sur le bord de
l'eau pour rassembler des fleurs, des insectes, des coquillages. Aucun de ces
détails n'échappait à l'enfant observateur, qui se servit d'abord de ces remar-
ques pour régler sa conduite et ses rapports. « Je n'observai jamais, écri-
vait-il plus tard en repassant sur les premières années de sa vie ce regard
doux et mélancolique de l'homme mûr, que celui qui une année avait été un
camarade fourbe et déloyal, devînt, l'année d'après, un ami sûr et fidèle. »
Biais il faisait surtout son profit de ces remarques pour s'exercer au juge-
ment. Gall présenta dès ses premières années un remarquable exemple du
dogme scientifique de l'innéité des talens, dogme qu'il devait faire prévaloir
plus tard dans le monde. Cet esprit d'observation l'accompagnait dans le
cours de ses études, où il n'était pas si heureusement secondé par la mémoire.
Cette circonstance le mit à même de reconnaître que les concurrens les plus
redoutables étaient des enfans de son âge qui apprenaient par cœur avec
rapidité. De cette sorte, les échecs qu'il essuyait dans ses classes ajoutaient
encore aux remarques déjà faites, et le servaient mieux pour l'avenir que
n'aurait pu faire un succès.
Quelques années après , Gall changea de séjour, et eut le bonheur de ren-
contrer des individus cloués d'une grande mémoire qui l'emportaient sur lui
dans leurs études. Gall, vaincu, s'en vengea en les observant, et trouva
encore une fois le moyen de changer sa défaite en triomphe. Tous ces indi-
vidus, remarquables par leur extrême facilité à retenir leurs leçons, avaient
de grands yeux sailbns. Cette remarque fut pour Gall un trait de lumière.
Ces crands yeux saillans ressemblent, pour l'inventeur de la phrénologie, à
la pomme de Newton. L'écolier se dit à lui-même que s'il y avait un rapport,
comme il commençait à le croire, entre la mémoire et la forme des yeux, il
n'était donc pas impossible de reconnaître les facultés morales d'un individu
par ses traits extérieurs. On se demande maintenant si de tels hasards ont
été réellement la cause des découvertes qui les ont suivis; nous croyons qu'ils
en ont été tout au plus l'occasion. Bien des pommes étaient tombées des arbres
avant Newton ; bien des lampes suspendues à la voûte des églises avaien
suivi, avant Galilée, leur mouvement oscillatoire; bien des élèves avaient eu
38 REVUE DE PARIS.
à coté d'eux dans leurs classes des camarades à gros yeux en saillie; ni les
uns ni les autres n'avaient jamais songé à conclure de ces faits la loi de l'at-
traction des corps célestes, ni la théorie du pendule, ni avant Gall, celle de
la manifestation de l'homme moral par la forme du cerveau. Le fondateur de
la phréiiologie avait en lui-même l'idée qui a servi de germe à son système,
et le mouvement des circonstances extérieures ne contribua guère qu'à dégager
cette idée.
Gall changea encore une fois le théâtre de ses études : il alla à une univer-
sité d'Allemagne; ces déplacemens le mirent à même de renouveler ses expé-
riences sur des sujets inconnus. Tandis que ses concurrens étudiaient leurs
leçons, Gall les étudiait eux-mêmes; il se confirma de la sorte dans son
sentiment que la mémoire coïncidait avec le développement et la saillie des
yeux. La répétition du même fait sur des individus séparés avait exclu de sa
pensée le soupçon de hasard. Après y avoir mûrement réfléchi, il imagina
que si la mémoire se reconnaissait par des signes visibles , il en pouvait bien
être de même des autres facultés intellectuelles. Il continua donc ses recher-
ches. Dès-lors tous les individus qui se distinguaient par un talent quelconque
furent l'objet de son attention. Peu à peu il se flatta d'avoir trouvé d'autres
caractères physiques qui indiquaient d'autres dispositions de l'esprit. A me-
sure qu'il avançait eu âge, Gall avançait silencieusement dans sa théorie. Il
ne tarda pas à donner à ses réflexions une base plus large que celle du col-
lège; il la trouva dans le spectacle varié du monde qui se renouvelait sans
cesse devant ses yeux. Le fait primitif qui semble avoir particulièrement frappé
l'inventeur de la nouvelle doctrine sur les fonctions du cerveau , c'est que la
plupart des hommes naissent avec des inclinations de nature. Tel enfant est
porté au mensonge , tel autre au vol ; ces penchans sont souvent indépendans
de l'éducation, et se fortifient avec l'âge, malgré le soin qu'on prend de les
combattre. Gall eut connaissance de gens du monde qui volaient uniquement
pour voler. Quelques-uns prenaient des objets inutiles; d'autres avaient, en
les dérobant, l'intention de les rendre. Moritz raconte, dans son Traité
expérimental de VAme, l'histoire d'un voleur qui, étant à l'article de la mort,
étendit la main pour escamoter la tabatière de son confesseur. Il est probable
qu'il n'en voulait pourtant rien faire dans l'autre monde. Un homme de bonne
famille, ayant senti cette inclination au vol dès sou bas âge, espéra l'intimider
par la rigueur des lois militaires. Il entra dans l'armée, où il vola et fut con-
damné a mort. Ayant obtenu sa grâce, et cherchant toujours à détruire cet
ennemi intime qui le poussait à dérober, il se fit capucin. Son penchant le
suivit dans le cloître. Mais comme il ne pouvait plus soustraire que des ba-
gatelles, il se livra a sou naturel sans s'en inquiéter : il prenait des ciseaux,
des chandeliers, des tasses, des gobelets, et les emportait dans sa cellule.
Ceci fait, il ne les cachait pas; il déclarait, au contraire, qu'il les avait em-
portés, et que le propriétaire pouvait se donner la peine de les reprendre. Ces
faits et quelques autres dont Gall eut connaissance le préoccupèrent forte-
REVUE DE PARIS. 39
ment. Si ce mystérieux penchant au vol n'avait pour cause, dans certains cas,
aucune des influences qu'on lui assigne d'ordinaire, le mauvais exemple, la
dissipation , le besoin , il fallait bien chercher cette cause autre part; Gall fut
d'avis qu'on la trouverait dans l'homme. Il raisonna de même pour les dispo-
sitions intellectuelles. Le langage vulgaire devait avoir philosophiquement
raison lorsqu'il dit : Tel homme est né poète, tel autre musicien. Gall trouva
profond le mot naïf d'un de ses anciens condisciples qui, éprouvant une
grande difficulté naturelle pour l'étude des langues, disait à son professeur :
« Je ne suis pas né pour apprendre le grec. » On était déjà d'accord , de son
temps , que les arts demandent de la part de ceux qui les exercent une vo-
cation innée. Les écrivains, dans le désespoir de trouver au juste la raison de
ces facultés naturelles, imaginèrent même quelquefois de les attribuer, par
manière de métaphore, à l'influence des astres. On connaît le vers de Boileau :
Si son astre en naissant ne l'a formé poète.
Mais qu'était cette explication , sinon l'aveu de l'ignorance où l'on était de la
cause véritable qui préside aux dons si variés de l'intelligence? Gall déclara
que cette influence secrète imaginée par les poètes, ce feu sacré, comme di-
saient d'autres, devait avoir son siège dans l'organisation. C'est là qu'il fallait
aller chercher , suivant lui, le secret des facultés humaines et non ailleurs.
La question qui demeurait encore à résoudre était celle de savoir si ces
facultés s'avouent dans l'individu par des signes possibles à reconnaître.
Gall , fort de ses observations de jeune homme, se crut en droit de conclure
pour l'affirmative. Il était d'ailleurs amené à cette science, inconnue de son
temps, par les forces mêmes de cette impulsion naturelle dont il venait révéler
les lois. Il y a des êtres doués en naissant de facultés en quelque sorte divi-
natoires, pour lesquels le masque humain est plus transparent que pour tout
autre; en leur présence la main occulte de la nature se déconcerte; et le secret
de Dieu, si bien gardé d'ordinaire par l'organisation, se laisse aisément sur-
prendre. Gall était un de ces hommes-là.
Au fond, la tentative de Gall n'était pas si nouvelle qu'elle fût précisément
téméraire. Long-temps avant lui, on avait cherché dans les signes extérieurs
la manifestation des qualités ou des défauts naturels. La chiromancie, ou
interprétation de l'homme par les lignes de la main, la métoposcopie, ou
divination par les lignes du front, la physiognomie, ou connaissance de l'in-
dividu par les traits du visage, avaient essayé, depuis plusieurs siècles, de
percer le voile derrière lequel la main de Dieu avait caché le secret des des-
tinées humaines. Mais de ces trois sciences, les deux premières étaient alors
abandonnées comme complètement arbitraires et paradoxales; la physiognomie
jouissait depuis Lavater d'une meilleure réputation; toutefois, elle manquait
par beaucoup de côtés, et les esprits un peu clairvoyans la déclaraient insuffi-
sante pour rendre compte des mystères de notre nature. Gall crut approche
kO REVUE DE PARIS.
de la vérité quand il regarda le cerveau comme le siège de toutes les mani-
festations intellectuelles et morales de l'homme. Il arriva à l'étude de la
médecine avec ces idées faites. Ce fut à Strasbourg qu'il reçut ses premières
leçons d'anatomie du célèbre professeur Hermann. Mais, avant d'avoir
jamais manié le scalpel, Gall avait pressenti une grande partie des lois que la
science avait alors découvertes et de celles qu'elle n'avait pas découvertes
encore. Il se plaignait qu'on ne lui dit rien dans les cours, ni dans les ou-
vrages de médecine, des fonctions du cerveau. C'était pourtant, à son avis,
le livre où Dieu avait scellé le mystère de la vie humaine. Or, il en est tou-
jours ainsi du livre des secrets de la nature ; après avoir résisté à tous les
efforts des siècles, il s'ouvre tranquillement de lui-même lorsque l'heure de
la manifestation est arrivée.
Nous n'entendons pas dire qu'avant Gall on n'eut émis dans le monde
aucune de ses idées sur le siège des facultés de l'ame; mais autre chose est en
science le pressentiment vague d'une découverte, et cette découverte elle-
même arrivée à l'état de démonstration. Gall eût mis plus de temps à réunir
les opinions de ses devanciers sur cette matière qu'il n'en mit à les inventer
dans son esprit, et encore, vu l'état imparfait de ces données diffuses, n'eùt-il
guère fait que rassembler des ténèbres. Il prit donc délibérément la seule
route qu'il y avait à prendre, celle de l'examen et de l'intuition. Son principal
soin fut même d'isoler son jugement des lectures qui auraient pu l'influencer.
Gall se lit de cette solitude morale une règle de conduite; il sut ignorer ce
qu'on avait dit et fait avant lui, quitte à rechercher plus tard, quand ses
forces seraient épuisées, les témoignages des anciens en rapport avec sa doc-
trine. Jusque là, le seul livre qu'il eut sans cesse sous les yeux fut celui de la
nature. Entouré d'animaux privés ou sauvages, il se mit à étudier leurs
mœurs en les comparant aux mœurs des hommes. 11 rencontra la même dif-
férence de peuclians, la même variété d'instincts que dans l'espèce humaine.
Comme ses nouveaux sujets ne cherchaient point à dissimuler, il put les ob-
server à son aise. Un pigeon était le mari fidèle de sa colombe, tandis qu'un
autre (un vrai don Juan de pigeon) se glissait dans tous les colombiers pour
emmener à sa suite les femelles étrangères. On ne pouvait alléguer dans ce
cas-là l'influence d'une mauvaise éducation. Un chien était presque de lui-
même habile à la chasse, pendant qu'un autre de la même race et de la même
portée se refusait à cet exercice ou ne se laissait dresser qu'à grande peine.
Un oiseau écoutait avec beaucoup d'attention l'air qu'on jouait à ses oreilles,
et le répétait avec une facilité singulière; un autre de la même couvée n'ap-
prenait que sou chant naturel. Gall observa tous ces faits par lui-même avec
une patience d'Allemand; il passa à la loupe de son imagination lucide et
persévérante les détails les plus minutieux. Cette étude des animaux, prise
sur le vif, le confirma dans sa foi en l'existence de forces primitives chez
l'individu.
Gall ne pouvait guère se dissimuler que la science et la philosophie, comme
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on les enseignait de son temps, ne fussent contraires à ses idées; il crut avoir
raison, malgré la science et malgré la philosophie. L'école allemande profes-
sait que tous les hommes naissent semhlahles, et que les différences remar-
quées entre les individus viennent des différens milieux dans lesquels la
société les a plongés. Gall eut le courage de son opinion; il résista énergïque-
ment a cette théorie reproduite dernièrement par M. de Balzac dans sa pré-
face de la Comédie humaine. C'était une volonté toute en ligne droite
dans la direction d'une idée fixe. Quand il démontrait plus tard dans ses
cours les fonctions du cerveau, il avait coutume de dire en portant sa main
sur le sommet de la tête, à l'endroit où les phrénologues ont placé l'organe
de la fermeté : « Sans ce développement que vous voyez là, il y a long-temps
que j'aurais été arrêté dans mes recherches. » Aucun homme en effet n'ap-
porta autant d'efforts à la conquête d'une vérité ou d'une erreur. Ceux même
qui refusent d'admettre l'invention de Gall au rang des découvertes de la
science, doivent du moins lui tenir compte de l'opiniâtreté de ses moyens
pour forcer la nature à une révélation. Ayant reconnu que la science ne fai-
sait qu'embarrasser sa marche dans la recherche des propriétés fondamen-
tales du cerveau, il eut le courage de renoncer à tout ce qu'il avait appris
jusque-là. Il se mit hardiment sur les traces de la nature, sans autre guide
que le hasard. Gall nous avoue lui-même que lorsqu'il commença ses recher-
ches, il ignorait où ces recherches devaient aboutir. Ce ne fut pas sans une.
appréhension vague qu'il lança le vaisseau flottant de ses conjectures à la
découverte d'un nouveau monde physiologique. Bien d'autres que lui avaient
échoué sur cette mer orageuse des problèmes où l'ame ne s'aventure qu'à
travers les ténèbres. Faire le tour du cerveau de l'homme était une entreprise
encore plus vaste que de faire le tour du monde. Gall ne s'effraya point de
cevovage. Il osa parcourir les hautes régions de l'esprit humain, lever le
plan de ces pays inconnus de la pensée, où nul n'avait encore pénétré, fixer
les degrés de latitude du crâne en rapport avec les degrés de l'intelligence,
poser les limites du monde moral et en décrire les circonférences; marquer,
en un mot, sur la tête de l'homme comme sur une carte les principales divi-
sions géographiques de l'ame. TJne telle tentative n'était pas d'un esprit mé-
diocre, et que Gall ait réussi ou échoué, il n'en restera pas moins comme le
représentant d'une grande pensée. L'audace de sa tentative l'alarmait lui-
même par instans sous la forme du remords (1). Préjugés de son temps, mo-
rale, religion, science, tout s'élevait contre lui, comme le fantôme du vieux
monde devant les compagnons de Gama, pour lui dire : Arrête! Gall n'écouta
rien; il passa outre et s'avança vers ces mers de l'inconnu, où les plus grands
n'ont souvent fait, comme La Peyrouse, qu'attacher leur nom à un naufrage.
La vie de Gall tout entière présente ce grand spectacle d'un homme aux
l « Combien de fois n'ai-je pas scruté ma conscience pour savoir si un penchant
vicieux ne me guidait pus dans mes recherches! » (Gall, Phrén. du Cerveau.)
42 REVUE DE PARIS.
prises avec son idée el d'une idée aux prises avec son siècle. A mesure que
Gall avançait dans sa découverte, les difficultés se multipliaient au dedans
et au dehors. Tout lui devint obstacle. A ce choc perpétuel que rencontrait
sa pensée en se heurtant contre les idées reçues, venaient se joindre par instans
le doute et la défiance de lui-même. « Je m'étais trompé si souvent, avoue-t-il
avec ingénuité : qui pouvait me répondre que je ne me trompais plus. » Si
l'on calcule en soi-même l'immense difficulté qu'il y avait à marquer les pre-
mières divisions sur ce terrain entièrement vierge du cerveau, où nul n'avait
jamais songé à chercher des régions différentes pour les diverses facultés de
l'ame, on comprendra quel travail Gall a dû faire pour en arriver là. Il était
servi dans ses recherches par de puissans instincts qui lui révélaient aisément
les habitudes morales d'un être d'après l'ensemble de ses caractères extérieurs.
JUais le tort de ces hommes à invention est précisément d'ériger en système ce
qui n'est chez eux que la suite de facultés naturelles. Gall tomba comme les au-
tres dans cette erreur. Dès le commencement, il voulut donner ses observations
pour bases à une nouvelle doctrine, et toujours ces bases arbitraires fléchis-
saient devant des faits imprévus. De là des hésitations, des tâtonnemens sans
fin : ses pas en avant n'étaient pour la plupart du temps que des pas en arrière
ou à côté; il avançait, et retirait aussitôt le pied de ces terrains trompeurs; il
quittait la roule, y revenait de nouveau pour la quitter encore, et au milieu de
toutes ces fluctuations morales, il se croyait comme ensorcelé par le génie de
la nature dont il tentait les mystères. Ce ne fut qu'après avoir acquis une
masse de faits au hasard, qu'il lui fut possible d'aller avec quelque certitude
au -devant de faits nouveaux, et de les ranger dans un ordre toujours provisoire,
que troublait souvent la moiudre circonstance oubliée par ses calculs. Ces
luttes du savant avec la nature, de l'inventeur avec les obstacles qui embar-
rassent sa découverte, inspirent moins d'intérêt à la foule que les batailles de
Napoléon avec le inonde : elles n'en sont pour cela ni moins grandes peut-être ni
moins profitables à l'humanité. Chaque doute résolu était pour Gall une cam-
pagne d'Egypte, chaque objection réfutée valait Austerlitz. Il s'avançait delà
sorte pas à pas sur le champ de bataille de la science, gagnant du terrain,
en perdant quelquefois, mais réparant ses défaites par une force de volonté
irrésistible. Et puis le but de sa conquête était sublime, c'était la connais-
sance de l'homme.
N'espérant rien des livres; ne trouvant dans les professeurs de l'école que
des contradicteurs de ses idées, Gall persista à ne tenir aucun compte des
opinions de son temps. L'anatomie elle-même ne lui avait rien appris. Il avait
beau interroger le cerveau, le scalpel en main : il ne pouvait en tirer aucune
révélation sur le mécanisme de nos idées. Le cerveau sous le crâne ressem-
blait, pour lui, à ces momies égyptiennes qui, sous leur enveloppe de bois de
cèdre, gardent depuis plus de deux mille ans le secret de la tombe. Gall
comprit qu'il fallait surprendre la nature par d'autres voies détournées; il
inventa des moyens d'étude qui lui étaient propres. Un homme avait-il acquis
REVUE DE PARIS. 43
de la célébrité par une puissance d'organisation quelconque, Gall faisait
mouler en plâtre la tête de cet homme, et l'emportait dans son cabinet. Ce
même individu venait-il à mourir, Gall, qui avait reconnu que la chevelure
était un obstacle pour bien juger de la conformation de la tête, ne négligeait
rien afin d'obtenir son crâne. Le zèle de la science le dévorait et lui conseil-
lait tous les sacrifices imaginables pour grossir sa collection. Les médecins
avaient l'attention de lui envoyer le crâne des fous et des criminels fameux.
Gall recevait tout cela avec reconnaissance. Les fous et les scélérats sont la
proie de la science. C'est sur eux qu'elle travaille avec le plus de succès pour
découvrir dans les écarts de la nature le secret de ses lois immuables. La
prédilection de Gall pour les assassins, les idiots, les aliénés, ressemblait à
celle du grand Geoffroy Saint-Hilaire pour les monstres. Il leur donnait le
premier rang sur les planches de sa bibliothèque. Il examinait la tête de ces
aliénés en comparaison avec la nature de leur folie, et celle des condamnés à
mort avec la nature de leur crime. C'est avec de tels élémens qu'il composait
dans son esprit l'histoire, d'autres disent le roman de la physiologie de
l'homme. Une telle étude était semée d'âpres broussailles qui l'arrêtaient
souvent des mois entiers. Figurons-nous ce jeune savant enfermé dans son
cabinet et tout possédé par ce démon de la découverte qui le pousse sans
relâche vers l'inconnu. Sa table est chargée de crânes humains et de figures
en plâtre sur lesquels la lumière accentue tristement des proéminences va-
riées. Gall est attentif à ces accidens légers; il se promène tête basse autour
de cette table recouverte d'un tapis vert; il s'arrête et compare l'une à l'autre
avec une attention pleine d'anxiété les pièces de sa collection. Voici plus de
six semaines qu'il cherche un rapport de conformation entre toutes ces têtes
réunies dans sa pensée par les liens d'une faculté commune. Il a essayé à des
momens différens, dans des dispositions d'esprit différentes, et toujours il n'a
rencontré que le doute. Le voilà qui recommence à faire passer entre ses
mains ces crânes et ces plâtres rebelles à tout aveu; il les place sous des jours
favorables, il élimine les caractères reconnus pour faux et renonce à ses sup-
positions de la veille. Confrontant ces pièces les unes aux autres , il se dit à
demi-voix : « Ce n'est point ceci; ce n'est point cela; ce n'est pas ceci encore. »
Mais à mesure qu'il écarte ces nuages, la lumière commence à poindre. Tout
à coup l'œil du savant s'illumine, son front s'inspire, et sa bouche entr'ou-
verte s'écrie : J'ai trouvé !
Gall n'attendait pas toujours la science à l'ombre de son cabinet; il allait
la trouver dans ces asiles mystérieux où elle cache ses secrets sous les infir-
mités de notre nature, les hospices, les prisons, les salles de justice. Cet
homme était d'une curiosité indomptable; on le rencontrait dans tous les
grands établissemens d'éducation , dans les maisons d'orphelins et d'enfans
trouvés, dans les promenades et les spectacles; ses regards se portaient tou-
jours à la forme du crâne, que Dante nomme dans son langage extraordi-
naire le couvercle de l'homme, il coperchio. Les jours d'exécution, un indi-
44 REVUE DE PARIS.
vidu se glissait- il parmi la foule sur la place, jusqu'au bas de l'échafaud,
c'était Gall qui venait examiner la tète du condamné à mort. Un homme
s'était-il suicidé, Gall se transportait aussitôt sur les lieux et cherchait
sur le crâne du cadavre quelque trace visible de ses peuclians désespérés.
Les imbéciles , les hydrocéphales étaient les objets de ses plus chères
études. Il aimait à rapprocher l'organisation des hommes à grands talens
de l'organisation des hommes bornés et à faire jaillir la lumière de ces
contrastes irritans. Les ±aits recueillis par lui devenaient chaque jour plus
nombreux et fournissaient une ample matière à ses réflexions. Son état de
médecin le servit beaucoup pour descendre dans le cœur de l'homme et y
surprendre les senti mens les plus cachés. Un médecin est un confesseur qui
reçoit l'aveu des faiblesses de notre nature. Son ministère est comme le sa-
cerdoce de la science. Fort de nos infirmités, il obtient des plus incrédules, à
certains momens, une confiance sans bornes. Le médecin suit l'homme depuis
le berceau, il le voit à nu dans toute sa vie : qui a jamais songé à se draper
devant son médecin ? Il le voit surtout luttant contre la mort. C'est autour du
lit funèbre que Gall, à demi penché sur l'éternité, aimait à chercher dans les
traits convulsifs et dans les dernières paroles des mourans quelques analogies
entre leur caractère et la conformation mystérieuse de leur tète. Gall avait
encore recours à d'autres moyens pour faire parler la nature; il conviait
chez lui des hommes de la dernière classe, des cochers de fiacres, des com-
missionnaires , des portefaix, des charretiers. Une fois à table, il n'avait point
de peine à gagner leur confiance en leur donnant de l'argent et eu leur fai-
sant distribuer du vin et de la bière. Ces hommes buvaient avec entraîne-
ment; quand Gall les jugeait suffisamment disposés à la franchise, il lèse;, -ju-
geait à lui dire tout ce qu'ils savaient réciproquement des qualités ou des
défauts de chacun d'eux. Les anciens faisaient sortir la vérité du fond d'un
puits; peut-être eût-il été plus juste de la faire sortir d'un verre de vin. Ces
hommes du peuple, échauffés par la boison, commençaient à s'accuser les
uns les autres avec une bonne foi sans réserve. Gall recueillait toutes ces ré-
vélations en silence; il recherchait ensuite sur la tète de chacun d'eux quelque
signe organique eu rapport avec les penchans qui lui étaient indiqués. 11 re-
nouvelait son expérience plusieurs fois sur les mêmes individus, afin de se
convaincre qu'il ne cédait pas à des conjectures précipitées; il faisait ensuite
la contre-épreuve sur des hommes d'un naturel contraire, et lorsque ces di-
serses expériences confirmaient ses premiers indices, il dessinait au crayon ,
sur un crâne destiné à cet usage, le siège de la faculté ou de l'instinct qu'il
croyait avoir découvert. D'autres fois il confrontait les statues et les hustes
antiques aux récits de l'histoire et cherchait à saisir une analogie entre les
actions des hommes célèbres et la structure de leur tête. Le résultat de toutes
ces recherches fut d'amener Gall à croire que chaque fonction principale de
lame s'exerçait sur un point limité du cerveau.
La difficulté ne consistait plus qu'à s'orienter sur ce terrain vague. L'.< xpt-
REVUE DE PARIS. 45
rieuce étant le seul Jil conducteur qui pût diriger ses doutes, Gall continua
dès-lors à suivre le chemin qu'elle lui traçait. 11 rencontre, un jour, un men-
diant jeune et de bonne mine qui fixe son attention par des manières distin-
guées : notre docteur demande, selon sa coutume, à mouler la tète du men-
diant. Il remarque sur le plâtre, avec étonnement, une proéminence saillante
qu'il n'avait encore remarquée sur aucune autre tète. Alors Gall de ques-
tionner ce jeune Iiomme et de l'engager à dire lui-même son histoire, son
caractère, les motifs de sa misère : le mendiant lui avoue que la fierté seule
l'a réduit à cet état humiliant et que dans son orgueil extraordinaire il aimait
encore mieux demander l'aumône que de travailler. Gall, éveillé par cette
confidence, examine alors la tète de tous les hommes superbes; il y retrouve
constamment cette même élévation, et voilà le siège de l'orgueil trouvé.
Ayant reconnu que certains hommes étaient naturellement pieux, tandis
que d'autres naissent pour ainsi dire athées , Gall soupçonnait sur la tète de
l'homme un organe de la religion. Désireux d'en découvrir la place sur le
crâne, il visitait les églises avec inquiétude et s'attachait surtout à observer
les tètes de ceux qui priaient avec plus de ferveur. D'abord il crut reconnaître
que les hommes religieux étaient généralement chauves. Mais n'ayant su
trouver aucun rapport entre la calvitie et le sentiment de l'amour de Dieu,
il rejeta ce caractère comme chimérique. Il finit par mouler la tête des indi-
vidus qui étaient renommés dans le monde par leur sainteté, et, après de nom-
breux essais douteux , il crut découvrir l'objet de ses recherches. Ce nouvel
organe se rencontra depuis , à la connaissance de Gall , sur le crâne d'un
libertin dévot qui payait les femmes publiques en leur donnant des livres de
prières. Notre docteur, s'étant procuré, vers le même temps, le dessin de la
tête de M. Lamennais, y trouva cette élévation à un degré imposant. M. La-
mennais venait d'écrire alors son Essai sur V indifférence en matière de
Religion. Il est difficile, en effet, de voir le rigide sommet de cette tête toute
en hauteur sans songer à ces montagnes saintes où la Bible nous raconte que
Dieu descendait pour se communiquer aux hommes.
Gall était encore à l'Université, que déjà son goût pour l'histoire naturelle
l'entraînait au fond des bois à tendre des filets et à découvrir les arbres où
les oiseaux venaient de construire leur nid. La connaissance qu'il avait des
mœurs de chaque volatile le servait très heureusement dans ses recherches.
Mais quand au bout de huit ou quinze jours il revenait pour relever ses filets
ou pour s'emparer des nids désirés, il ne savait plus reconnaître ni l'arbre
qu'il avait marqué ni les filets qu'il avait tendus. Ceci le forçait d'amener avec
lui dans ses courses un camarade qui, sans ie moindre effort d'attention,
allait droit à la place où étaient les filets, à l'arbre où était le nid de l'oiseau.
Comme ce jeune homme n'avait que destalens très médiocres, Gall s'étonna
de son instinct et lui demanda comment il faisait pour s'orienter si sûrement.
— L'autre répondit à cette question , en demandant à son tour comment Gall
s'y prenait pour s'égarer partout. — Notre inventeur près entit dès-lors un
46 REVUE DE PARTS.
sens particulier chez l'homme pour se diriger dans l'espace. Espérant acquérir
un jour plus de lumière sur cette donnée provisoire, il moula toujours la tête
de son guide. Dix ans plus tard, Gall est appelé en qualité de médecin chez
une jeune malade qui s'était laissé enlever de la maison de son père, par un
officier. Le docteur, croyant reconnaître que le chagrin, la honte et le remords
de cette fille entraient pour quelque chose dans le secret de sa maladie, l'in-
terroge doucement sur les motifs d'une telle fuite scandaleuse. Elle lui con-
fesse alors qu'elle a moins cédé en quittant sa famille à un sentiment d'amour
qu'à une irrésistible envie de voyager. Cette pauvre créature, vertueuse encore
dans son déshonneur, montre en même temps au médecin , avec sanglots ,
deux fortes bosses qu'elle avait sur le front et qu'elle prenait pour des signes
de la colère céleste. Gall examine ces proéminences, les rapproche de celles
de son guide, et reconnaît en elles, non des marques de la vengeance divine,
mais Yorgane des localités.
Chaque organe trouvé était pour Gall un pays nouveau découvert dans le
monde de l'aine. Il espérait, avec le temps, s'emparer ainsi de toute la tête
de l'homme avec ses facultés. A mesure qu'il faisait des pas dans cette voie
empirique, Gall éprouvait en même temps le besoin de retourner à l'étude
du cerveau. Ses travaux anatomiques furent dirigés par cette lumière inté-
rieure qui avait déjà éclairé ses recherches dans la route de l'observation. Les
inventeurs devinent encore plus qu'ils n'apprennent. Dans les sciences on voit
par ce que l'on a pensé : le jugement subordonne les yeux. C'est ainsi que
Gall hasarda sur les fonctions du cerveau, revu et commenté par lui-même,
à l'aide d'une nouvelle méthode anatomique , plusieurs grandes idées. En
revanche , il se fourvoya souvent. Mais , quoi qu'il en soit de la valeur de son
système , nous n'en devons pas moins tenir compte au docteur Gall de ses
héroïques efforts pour faire arriver l'anatomie aux plus hautes régions de
l'intelligence. Le premier il osa porter le scalpel dans ces saintes facultés de
l'ame, regardées jusque-là comme indépendantes de toute condition maté-
rielle. Ses travaux en anatomie comparée n'embrassèrent pas une sphère
moins vaste. Gall enseigna le premier que le cerveau de l'homme avait été
posé comme couronnement à la création.
Après ce que nous venons de dire, la pbrénologie était trouvée. Les con-
férences que Gall avait avec ses amis , sur ces matières neuves et originales,
s'élevèrent peu à peu à la dignité de leçons publiques. Notre jeune professeur
ouvrit un cours à Vienne en 1796. Les premières fois que Gall approcha ses
idées du jugement de ses auditeurs décidèrent la destinée de toute sa vie. Il
parla, pièces en main, des fonctions merveilleuses du cerveau comme centre
de toutes les manifestations intellectuelles et morales de l'homme. Mêlant
d'ailleurs à l'anatomie beaucoup de connaissances étrangères, le docteur an-
nonça la possibilité de reconnaître, par les signes de la tête, plusieurs dis-
positions de l'ame. A l'appui de cette croyance il cita ses observations per-
sonnelles, fit passer sous les yeux de ses auditeurs des crânes où la position
REVUE DE PARIS. 47
de quelques facultés de Fesprit était marquée à l'encre noire, et promit de
découvrir plus tard les autres régions douteuses dont la frontière n'était pas
encore indiquée. Toutes ces nouveautés furent accueillies avec enthousiasme.
G. Spurzheim , étudiant très distingué, manifesta particulièrement le désir
de s'associer à la pensée et aux recherches du maître. Ce cours commença
entre ces deux hommes une confraternité d'intelligence et de travaux qui
dura plusieurs années. Entre Gall et Spurzheim il y a toute la distance du
génie au talent; mais l'un et l'autre rendirent des services éminens à la science
par la patience de leurs recherches, leur foi inéhranlahle et la tournure très
différente de leur esprit. Gall, intelligence plus vaste, coup d'œil plus prompt,
instinct plus révélateur; Spurzheim, jugement sain, nature douce et appliquée,
modestie calme et silencieuse. Plus méthodiste que son maître, Spurzheim
attacha son nom à la dernière classification des organes de la tète. 11 est dif-
ficile de ne pas voir dans ces deux navigateurs, dont l'un découvre et dont
l'autre haptise, le Christophe Colomb et l'Améric Vespuce du nouveau monde
physiologique.
Le premier jour de l'an 1805, Gall, qui professait à Vienne, reçut de son
père une lettre contenant ces mots : « Il est tard et la nuit pourrait n'être pas
loin, te reverrai-je encore ? » — Le vieillard demeurait toujours à Tiefenbrunn,
petit village du grand-duché de Bade. Il ne fallait rien moins que cette voix
pour arracher notre savant à ses chers travaux , à la phrénologie, cette fille
bien-aimée de son intelligence. Cependant il y avait vingt-cinq ans que Gall
n'avait vu son père, ses montagnes , le vieux toit où il était né : le cœur de
l'enfant prodigue avait besoin de respirer ce bon air de la famille et du vil-
lage qui vaut encore mieux que l'air de la science. Le docteur se décida à
partir; mais, économe du temps qui lui était mesuré à l'aune étroite de la
vie, il voulut tourner ce déplacement au profit des conquêtes de son idée.
Gall emporta donc avec lui sa collection de crânes et de tètes moulées en
plâtre afin de les présenter comme des preuves sensibles à l'examen de ses
auditeurs. Spurzheim le suivit. Ce voyage commença , pour nos deux jeunes
missionnaires , une vie aventureuse et nomade qui ne s'arrêta guère qu'à
l'extrême vieillesse.
Leur excursion à travers l'Allemagne souleva de toute part une immense
curiosité. Les rois, les savans, les artistes, accouraient au-devant des deux
révélateurs; les gens du inonde ne voyaient et ne voient encore dans la phré-
nologie qu'une bonne aventure par les bosses de la tète. Ils ignorent que,
dans les idées de Gall, le toucher du crâne n'était qu'un accessoire de sa
doctrine; mais l'intérêt qui s'attache à la pénétration de l'inconnu est celui
qui détermine toujours le plus d' entraînement. Mesmer, Cagliostro, Lavater,
avaient mis tout dernièrement, avant Gall, le monde civilisé en émoi; c'est
que ces trois hommes, dont l'un n'était qu'un intrigant de génie, représentait
à eux seuls ce qui manquait précisément au x\uil siècle, le sentiment <.iu
merveilleux. Gall continuait ces devanciers célèbres, mais par d'autres voies:
48 REVUE DE PARIS.
les efforts de ce dernier pour s'emparer des secrets de la nature étaient du
moins dirigés par un esprit droit et mathématique. Mais les sciences les plus
positives ouvrent toujours aux esprits inquiets de sourdes échappées vers le
mystère; la chimie n'avait pas plutôt renoncé à la pierre philosophale, qu'elle
cherchait le moyen de faire le diamant à la place de l'or. Cette curiosité est
dans la nature. Gall et Spurzheim ont marqué sur la tête de l'homme le
siège de l'organe de la merueillo.sité; c'est à cet organe que répondent le ma-
gnétisme et la phrénologie. Les phrénologues et les magnétiseurs continuent
les sciences occultes du moyen-âge, non qu'ils rapportent avec Pnraeelse ou
Jérôme Cardan les effets visibles de la nature à des causes surnaturelles,
mais parce qu'ils cherchent comme eux à soulever le voile obscur sous lequel
l'auteur de la création a caché les lois de son œuvre; c'est par ce côté-là que
la science de Gall fut regardée long-temps comme magique.
Ce qui étonna dans le fondateur de la phrénologie, ce fut moins encore la
nouveauté de son système que la clairvoyance électrique avec laquelle Gall
devinait tout de suite le caractère des individus dont il touchait la tête. Toute
l'Allemagne retentit alors d'une visite que fit le docteur Gall dans les prisons
de Berlin. Notre savant parcourut ces établissemens, accompagné d'un grand
nombre de partisans et de détracteurs. Il rencontra dans les salles de travail
deux cents détenus qu'on lui laissa examiner, sans lui rien dire de la nature
de leurs fautes. Gall leur trouva à un degré considérable l'organe du vol.
On répondra à cela qu'il ne faut pas être sorcier pour deviner des voleurs
dans une prison; mais notre philosophe détermina en outre, ce qui est plus
difficile, les motifs qui les avaient poussés à commettre ces vols. Il y avait
aussi d'autres détenus arrêtés pour d'autres causes; il les distingua aussitôt.
« Vous ne devriez pas être ici, » témoigna Gall en s'adressant à une hon-
nête femme qu'on avait confondue par mégarde ou avec intention parmi les
voleuses. Ayant manié la tête d'un jeune homme nommé Kunow, le docteur
s'écria avec émotion : « Le malheureux ! c'est sa nuque qui l'a perdu ! » Ku-
now avait été condamné pour débauche infâme. Gall donna beaucoup d'au-
tres signes d'une lucidité presque effrayante qui intimidait les défauts cachés
jusque dans l'antre le plus ténébreux du cœur humain. Une jeune Alle-
mande d'une bonne famille et d'une figure agréable, se trouvant ce soir-là
dans une société où Gall continuait ses expériences, refusa de soumettre sa
tête au toucher du docteur. Cette répugnance étonna, car tout le monde au
contraire montrait le plus vif empressement à défier les lumières du savant.
Quoique cette jeune personne eût été parfaitement élevée, Gall soupçonna
chez elle quelque défaut occulte. Ayant réussi à se procurer sur elle par fraude
l'empreinte de certains contours cérébraux qu'une abondante chevelure cou-
vrait, comme à dessein, de son voile complaisant, le docteur prononça sans
crainte que la place d'une pareille tète était dans l'établissement qu'il venait
de visiter. On se récria beaucoup contre ce jugement extraordinaire. Deux
ans plus tard, le hasard fit découvrir dans cette jeune fille riche et charmante
REVUE HE PAIUS. 49
un affreux penchant au vol, que ni la sévérité de son père, ni la honte atta-
chée à ce vice dégradant , ni un séjour réitéré de plusieurs mois dans une
maison de santé, convertie pour elle en maison de correction, ne purent ja-
mais dompter entièrement. Gall, dans ses voyages, emportait avec lui comme
un trophée de la science le débris en plâtre de ce crâne révélateur.
Le docteur passait à Torgau avec quelques disciples. Un aveugle se ren-
contra sur la route. Le maître s'arrêta, et communiqua tout bas à ceux qui
l'accompagnaient son jugement sur cet inconnu. Contre l'ordinaire, un sou-
rire d'incrédulité gagna toute la bande. Gall prétendait avoir découvert dans
cet aveugle l'organe de la mémoire des lieux, le sentiment de l'espace et du
mirage, qui font les grands voyageurs. On refusait de croire que la nature
piit jamais se permettre une telle ironie. Gall, pour toute réponse, pria ses
disciples d'être attentifs à la conversation qu'il allait avoir avec cet homme
— Aveugle, quels sont tes goûts? Dis-nous ton occupation favorite? — L'aveugle
de naissance avoua qu'il n'aimait rien tant au monde que d'entendre parler
des contrées lointaines et de voyager par les yeux des autres. Il n'était guère
jaloux, dans toute la nature, que des hirondelles; encore n'étaient-ce pas leurs
yeux qu'il enviait, mais leurs longues ailes rapides, qui font mille lieues dans
un jour.
Ces faits et beaucoup d'autres semblables dont Gall semait son passage le
faisaient suivre dans toute l'Allemagne à la trace lumineuse de sa doctrine.
Une prompte réaction succéda à ce premier mouvement d'enthousiasme. Les
gouvememens du nord proscrivirent la nouvelle science comme dangereuse et
comme conduisant au matérialisme. Mais les idées de Gall ne rencontrèrent
nulle part tant d'opposition que parmi ses confrères. Ses voyages avaient
éveillé autour du docteur une admiration excessive; ils éveillèrent en même
temps l'envie. Gall admira la manière dont ces savans régentaient la nature.
Il remarqua que les rivalités de systèmes cachaient presque toujours entre
eux des rivalités d'amour-propre. Sa doctrine avait, aux yeux de ces hommes
graves, le grand tort de ne pas avoir été découverte par eux-mêmes. La plu-
part la rejetaient sans examen , par cela seul que c'était une étrangeté et qu'on
ne saurait trop se défendre d'innovation. Quoique le docteur Gall eut beau-
coup à souffrir de ce fanatisme du doute, le pire de tous les fanatismes, il ne
se découragea point. L'avenir, cette espérance de tout homme qui lutte, était
invoquée par notre nouveau Galilée comme une éclatante réparation du pré-
sent. Gall se consolait dans cette idée, que jusqu'ici toutes les résistances ont
eu tort contre la vérité. Cela dit, il continuait tranquillement sa route. Le
hardi novateur ne savait même pas si, dans l'intérêt de la science, il ne de-
vait pas se féliciter de cette persécution : « Une découverte, se disait-il à lui-
même, resterait très imparfaite si elle obtenait trop promptement un succès
sans réserve; c'est l'orage qui fertilise le champ des idées. »
Cependant quelque chose manquait encore à la doctrine de Gall, c'était
l'assentiment de la France. Toute idée nouvelle n'arrive à être côsniopolite
TOME XIV. FENiUEB.. 4
50 REVUE DE PARIS.
qu'à la condition de venir se faire contrôler à Paris. Ce grand centre de la
civilisation impériale attira Gall et son système. C'est eu 1807 que le célèbre
Allemand vint apporter ses pensées aux lumières d'un nouvel auditoire. Il y
eut foule pour l'entendre; la curiosité était immense; mais le docteur Gall
rencontra à Paris les mêmes obstacles qu'à Vienne; il en rencontra un sur-
tout qui dominait tous les autres. Le fondateur de la pbrénologie arrivait avec
une réputation acquise, avec de grands travaux, avec des idées originales,
avec une tournure d'esprit toute française, vive, insinuante, fine, incisive,
subtile, avec une facilité de langage merveilleusement claire et propre à sé-
duire, avec cette beauté intelligente que Cicéron exigeait cbez l'orateur, et
qui le fait tout d'abord bien venir d'une assemblée, avec les connaissances
variées du médecin et de l'iiomme du monde : mais qu'était tout cela contre
Napoléon ? Or, Napoléon se déclara l'ennemi de Gall. Quelques-uns ont dit
que c'était par baine des rêveries allemandes; d'autres ont insinué que c'était
par jalousie. Napoléon jaloux ! le fait serait au moins curieux. Au point où
en était arrivé cet bomme, il ne pouvait plus guère en vérité se montrer om-
brageux d'autre lumière que de la science. Qu'on suppose à la plirénologie
le degré de certitude qui lui manque eucore, et le savant investi de cette puis-
sance mystérieuse vaudrait bien la peine d'être jalousé par les rois, même
par les rois de génie. Les fantastiques créations de Merlin et de Faust ne dé-
passent guère l'idéal que nous pouvons nous faire maintenant d'un docteur
introduit par la science dans le secret de chaque individualité. L'exercice
complet de la pbrénologie demanderait d'ailleurs pour additionner sûrement
toutes les causes intérieures et extérieures qui régissent les actions humaines
un ensemble de vastes facultés capables de gouverner le monde. Les indi-
vidus, avec leurs moyens naturels, leurs passions, leurs instincts, leurs pen-
chans, leurs mouvemens aveugles , ne seraient plus sous les doigts tout puis-
sans d'un tel homme que les touches variées d'un immense clavecin dont il
tirerait, en les accordant les unes avec les autres, une harmonie conforme à
ses volontés. Ce terrible joueur de ressorts occultes serait le maître de l'uni-
vers sans le paraître et dirigerait les évènemens sans qu'on vit au juste par
quel côté il y mettrait la main. On conçoit qu'on puisse être envieux de cette
incalculable force, même quand on se nomme Napoléon , et quand ce rêve
exorbitant de la science n'est encore qu'une chimère.
Quoi qu'il en soit du motif, l'empereur combattit le savant, non de front
et à visage découvert, comme il convenait au maître absolu, mais par der-
rière, à demi mot et avec l'arme sournoise de la raillerie. Napoléon riait de
Gall; ce rire était répété par toute la ville. Ou s'amusa beaucoup dans ce
temps-là de la sensibilité du docteur Gall faisant passer par les mains du doc-
teur Spurzheim le crâne de ses anciens amis sous les yeux de son auditoire,
en témoignage de certaines qualités ou de certains défauts qui leur étaient
particuliers. Gall ne s'affligeait pas de cette lutte; il en était fier. Il y avait,
en effet, quelque grandeur à avoir pour ennemi celui qui était l'enuemi de
REVUE DE PARIS. 51
vingt rois; seulement cette résistance placée si haut lui attira le mauvais vou-
loir de cette tourbe servile qui mesure son assentiment à une idée sur la pro-
tection que le pouvoir lui accorde. Les académies et les corps savans gênèrent
la marche de la nouvelle science; son fondateur se trouva en butte à mille
attaques; mais cet homme était invulnérable, car il croyait. Quoique maniant
avec beaucoup d'adresse l'arme de la raillerie et rompu à la discussion, Gall
ne répondait guère à ses adversaires moqueurs , et encore bien rarement, que
par des raisons sérieuses. Encore moins se donnait-il la peine de battre en
brèche les systèmes de ses voisins; sa raison était qu'il ne tenait pas à jeter
les fondemens de sa doctrine dans des ruines. Quand on lui parlait de la
résistance de Napoléon à ses idées, il répondait sans s'émouvoir : < Le génie
le plus élevé a toujours au-dessus de lui la vérité , comme l'aigle qui vole
dans le ciel a au-dessus de lui la lumière. »
Cette résistance fut longue et tenace; elle domina toute la destinée de Gall
dans la science, comme celle de M. Lemercier dans les lettres. En vain Cor-
visart et Larrey essayèrent de faire revenir l'empereur sur le compte du
savant : Napoléon se montra inflexible. Ses raisons , car il prit la peine d'en
donner, étaient celles que l'on retrouve dans la bouche de tous les détracteurs
de la phrénologie. Au milieu de ce grand duel moral que le docteur Gall eut
à soutenir contre son ennemi anonyme, revenait sans cesse le reproche de ma-
térialisme et de fatalisme. La vérité est que, comme tous les hommes qui
voient juste et loin , l'empereur avait aperçu une philosophie derrière la dé-
couverte du médecin. En morale, en politique, en législation, la nouvelle
science entraînait à ses yeux un monde nouveau. Au fond, l'empereur croyait
lui-même à la destinée, mais il voulait avoir le monopole de son étoile. La
limite tracée par le savant aux manifestations de l'intelligence humaine irri-
tait le génie de Napoléon , et il y avait de l'orgueil révolté dans le fait de sa
résistance. Les réformes que Gall laissait entrevoir pour l'avenir au bout de
sa doctrine déplaisaient à l'empereur; celui-ci entendait que le monde se
réformât sur le modèle de ses idées et à la pointe de son glaive. Cet homme,
qui avait mis la nation dans un camp et la politique dans la guerre, n'aimait
pas les utopistes ni les novateurs. Il l'a bien montré envers Mme de Staël et
envers Benjamin Constant. Napoléon ne voyait guère de meilleur oeil un sys-
tème qui fixait à chaque individu une sphère d'activité particulière, circon-
scrite d'avance par la nature. Ce conquérant aimait les poètes, les philosophes
et les savans, mais pour en faire des soldats. Lui, ce magnifique argument
en faveur du système de Gall, cet homme né grand, auquel il avait été donné
de réaliser au dehors la royauté qui était pour ainsi dire dans ses organes ,
Napoléon niait justement la prédestination chez les autres. On ne saurait du
moins trop s'étonner de la prodigieuse activité de ce belliqueux qui , à travers
ses batailles contre tous les peuples du Nord et du Midi, trouvait encore le
temps de faire ténébreusement la guerre à un pauvre savant , démonstrateur
de crânes. Cette haine de Gall et de son système tint aussi long-temps que
4.
52 REVUE DE PARIS.
l'empire. Elle suivit même l'empereur à Sainte-Hélène. « J'ai beaucoup con-
tribué à perdre Gall, » s'écriait le détrôné dans son exil. Napoléon se vantait:
aucun homme, si grand qu'il soit, n'a puissance sur une idée. Celle-ci a ses
destins en elle-même, selon la part d'erreur ou de vérité qui lui a été faite.
La sourde persécution de l'empereur contre le système de Gall s'est arrêtée à
l'homme. Elle a fait souffrir un modeste chercheur de vérités, un rêveur, si
l'on veut, un de ces docteurs inquiets dont l'esprit étouffe dans les anciennes
limites de la science et fait tout au monde pour les reculer. Nous ne voyons
pas là un si beau sujet de se montrer lier, surtout quand on est soi-même un
grand homme et qu'on a eu la couronne du monde sur la tête.
Le caractère de Gall est comme sa vie tout entière clans la science qu'il a
fondée. Son système de l'inlluence de l'organisation sur nos qualités et nos
défauts l'avait amené à une grande tolérance, morale; comme il s'était beau-
coup approché par état des infirmités de l'aine et du corps, il en avait gardé
au fond du cœur une certaine mélancolie compatissante pour les maux de
l'humanité. Gall avait passé une grande moitié de sa vie, dans les prisons et
dans les bagnes, à interroger les mystères affligeans de notre nature. II avait
confessé, en prêtre de la science, plusieurs condamnés à mort. Il avait touché
le crâne et sondé la conscience de tous les criminels fameux. Il n'y avait guère
de plaie morale dans laquelle ce médecin n'eût mis le doigt, de voile intime
qu'il n'eût déchiré. L'abîme du cœur humain n'avait plus pour ce savant ni
ténèbres ni épouvante. Il lui était arrivé plus d'une fois, en visitant les pri-
sonniers, de s'attendrir sur le sort de ces natures fatales, de ces demi-hommes
qui n'avaient rencontré en eux, ni autour d'eux, aucun moyen de résistance
au mal. Eh bien! par une inconséquence inouie, ce doux Gall , si plein d'in-
dulgence et de bonhomie, était pour le maintien de la peine de mort, et même
von hésite à dire cela) pour la peiue de mort aggravée. Il voulait qu'on réta-
blit, sans l'appeler tout-à-fait par son nom, la roue ou le gibet. Que conclure
de là ? sinon ce que le fondateur du nouveau système pénitentiaire concluait
lui-même de Napoléon : « Tel qui à certains égards devance de beaucoup ses
contemporains se trouve sous d'autres rapports arriéré de plusieurs siècles. »
Il est rare que, dans l'ordre moral, l'homme marche des deux pieds.
On a beaucoup parlé des tendances matérialistes de la phrénologie, et l'on
se demande encore si Gall avait une religion. Nous n'hésitons pas à le croire.
Seulement Gall était médecin, et, comme ses confrères, il penchait à con-
fondre la cause avec l'instrument. Il lui arrivait, par exemple, de s'écrier
dans son enthousiasme d'anatomiste : «Dieu et cerveau, rien que Dieu et
cerveau! » Et lame? — Gall s'était fait un devoir de n'en parler jamais, et de
borner ses recherches aux conditions matérielles à l'aide desquelles elle
manifeste ses facultés. A plus forte raison avait-il soin d'écarter toute discus-
sion qui aurait pu intéresser une forme quelconque de croyance. Comme
savant, son culte s'arrêtait à la nature. Il ne voyait point d'impiété à suivre
!" mouvement de la science vers l'innovation et la conquête du mystère : être
REVUE DE PARIS. 53
avec le progrès, c'était pour le docteur Gall être avec Dieu. Notre novateur
se montrait du reste bien éloigné de nier l'existence d'une loi suprême de
toutes les lois, d'une intelligence de toutes les intelligences, d'un ordon-
nateur de tous les ordres. La phrénologie lui semblait au contraire une
excellente réfutation de l'athéisme. Le cerveau, ce merveilleux laboratoire de
la pensée , était à ses yeux une preuve manifeste de l'intelligence supérieure
qui s'y révélait à l'homme. Gall avait beau faire, il ne pouvait amoindrir son
jugement au cercle des observations matérielles, et comme toutes les grandes
natures, il était religieux par instinct. Sa reconnaissance était sans bornes
envers ce divin architecte des choses dont l'anatomie lui avait démontré toute
la sagesse. Gall adorait avec une vénération profonde la trace empreinte à la
tète de l'homme par cette invisible main. Mais ce qui le pénétrait davantage
du sentiment de notre faiblesse et de la grandeur divine, c'était te peu d'étoffe
employé par le Créateur et transformé dans le cerneau en instrumens de
puissance si nombreux et si sublimes. Le sang-froid de l'anatomiste ne tenait
pas devant ce grand spectacle; il ne savait comment dire son admiration et
son étonnement à ce mystérieux auteur de la nature qui avait su resserrer
toutes les conditions matérielles de nos connaissances avec leur objet , le
monde ambiant que les géographes évaluent à deux mille lieues de tour, et le
monde idéal qui ne se mesure pas, dans une circonférence de tout au plus
vingt-deux pouces !
On n'est pas d'accord sur les sentimens du docteur Gall; les uns le repré-
sentent comme un génie égoïste et solitaire n'ayant d'affection que pour son
idée; d'autres prétendent, au contraire, que le cœur du savant n'était pas de
glace à des séductions plus tendres. Nous savons qu'il aima au moins une fois
dans sa vie. Cette passion fut ardente et forte comme le caractère même du
docteur. Gall devint amoureux d'une femme du monde en lui touchant la
tète. On voit que chez lui le phrénologiste ne cédait jamais ses droits. Il
trouva sur cette tête de si admirables bosses, les plans du front si bien mo-
delés , une certaine conformation du crâne si justement en harmonie avec la
sienne, qu'il crut avoir trouvé dans cette femme, selon le langage des natu-
lalistes, son analogue. Il se prit pour elle d'une inclination violente et con-
centrée. La science, cette autre amante, eut un instant à se plaindre des infi-
délités du docteur. Malheureusement la femme que Gall aimait était mariée.
il paraît qu'elle devina son idéal dans le docteur, et qu'il y avait entre eux
sympathie; mais, retenue aux liens du devoir et de la société, elle ne consola
.■-on amant que par ses plaintes. Celui-ci rêvait toujours à cette belle tête de
femme, siège de si nombreuses perfections que la nature semblait avoir
formée exprès pour la mettre sous les yeux de la science. Cet amour orageux
et inutile traversa la vie de Gall comme un météore. Cette femme tomba de
son côté en langueur et mourut. Le docteur demanda , pour dernière faveur,
de mouler la tète de la morte et d'en garder l'empreinte sur le plâtre. Il la
garda sans doute aussi dans son cœur. Cette tête de femme moulée prit place
54 REVUE DE PARIS.
sur les rayons du cabinet de Gall parmi les autres souvenirs de l'homme et
du phrénologue. Notre savant conservait ses affections sous la forme de
crânes, comme les anciens peuples d'Egypte faisaient de leurs momies em-
baumées. Les voyant tous les jours, les touchant, les rangeant et les déran-
geant sans cesse sur ses rayons, il défendait avec soin ces chers souvenirs de
la poussière et de l'oubli. Ayant lui-même succombé le 22 août 1828, après
une longue maladie, il demanda à être réuni aux images en plâtre et aux
crânes de ceux qu'il avait aimés. On ne saurait aujourd'hui juger la figure du
savant sur ce masque uniforme et triste que nous donne la mort. La tête de
Gall était belle et expressive; on y lisait un mélange de finesse et de bon sens,
de méditation et de volupté, de bonhomie et de malice, d'indocilité aux
croyances reçues et presque de superstition pour les idées personnelles. Ceux
qui ont traité Gall de visionnaire ne l'ont point vu ou n'ont pas su le définir;
son front vaste et haut , puissamment découvert , est bien le front d'un pen-
seur, mais en même temps celui d'un homme à observations exactes. Le doc-
teur Gall avait , au contraire , une antipathie marquée pour les esprits à
rêveries nébuleuses, Spinosa , Malebranche , Locke, Kant, Helvétius; fami-
lier de la nature, il aimait mieux avoir commerce avec elle que de chercher
les bonnes grâces de la métaphysique allemande. Ceci a fait dire qu'il a manqué
au docteur Gall de naître en France , non pour sa gloire , mais pour la nôtre.
Notre savant était depuis assez long-temps naturalisé Français par l'intelli-
gence et par des lettres officielles, lorsqu'il mourut dans sa patrie d'adop-
tion, pauvre, négligé, refusé par l'Académie des sciences à laquelle il s'était
présenté, inquiet de l'avenir de sa découverte , abreuvé de jours et d'en-
nuis, amer, dégoûté et seul. Le docteur Spurzheim s'était séparé de son
maître sur quelques difficultés délicates. Il en est des amitiés scientifiques
comme des amitiés littéraires, tous ces mariages d'intelligence finissent
presque toujours par un divorce. Il en est des esprits rapprochés par une même
idée comme de ces planètes que l'on voit briller dans le ciel quelque temps,
l'une à côté de l'autre , et qui s'éloignent bientôt, emportées qu'elles sont par
le mouvement contraire de leur cours. Gall éprouva de cette séparation plus
de tristesse réelle que dans son orgueil de savant il ne voulut en laisser
paraître. Il drapa sa douleur sous le dédain et le silence. A peine lui échap-
pait-il de temps en temps, avec son ancien ami, quelques reproches; il lui
disait sur un ton de mélancolie hautaine : « Et vous aussi, vous m'avez aban-
donné! » Mais cette mésintelligence était sans retour, car elle prenait sa
source plus haut même que l'amour-propre , dans une différence de point de
vue. Le docteur Gall était également très éloigné de partager la confiance
aveugle et bornée de ses successeurs sur le sort du système qu'il avait fondé
avec tant de peine. Son esprit rencontrait parfois des doutes devant lesquels
il s'arrêtait effrayé. Il y avait des momens où, dans ce ténébreux voyage et sur
ces vastes mers de l'inconnu , la boussole elle-même de son intelligence ne
marquait plus. Tout cela contribua à entourer d'ombres la fin de cette vie
REVUE DE PARIS. 55
laborieuse, et à aigrir la vieillesse de ce savant, dont la destinée long-temps
inquiète, militante et insolite , ne se reposa même pas dans la tombe. La mé-
moire de Gall est restée en effet attacbée à la pbrénologie, qui, toujours
flottante et agitée dans le vide, n'a pas encore rencontré jusqu'ici autour
d'elle ce centre de certitude et ce mouvement régulier qui fait en science les
étoiles fixes.
Voilà l'histoire de Gall, comme nous l'ont racontée dans la petite maison
de l'allée du Pot-au-Lait les livres, quelques anciens amis du docteur, et
l'asile modeste dans lequel le savant, las des hommes et du monde, était venu
reposer son cœur blessé sur la nature, au milieu des amandiers et des lilas.
Les arbustes y sont encore, mais l'homme n'y est plus : celui qui fut Gai
n'est maintenant qu'un tombeau au milieu du cimetière de l'Ouest et une
figure en plâtre dans le musée d'anatomie du Jardin-des-Plantes. Le plâtre,
joint aux crânes et aux autres bustes recueillis par le savant , complète avec
celui de Spurzheim, mort à Boston en 1838 , ce qu'on nomme froidement le
cabinet du docteur Gall.
Alphonse Esquikos.
POÉSIE.
LE VOYAGE D'ITALIE.
Qui dit un songe dit folie ;
Notre voyage d'Italie
Ne sera pas pour ce printemps.
Sur le bord de mon lit assise ,
Déjà tu parlais de Venise
Ma belle voyageuse, attends.
Si nous étions aux mois d'automne,
Quand les bois perdent leur couronne,
Vous auriez raison, tout en pleurs,
De vouloir déployer vos ailes,
Comme les vives hirondelles,
Pour des cieux plus chauds et meilleurs.
Mais le soleil frappe à la vitre ,
Et vient jouer sur mon pupitre
Avec ma plume et l'encrier.
Le printemps naît et l'hiver cesse :
REVUE DE PARIS. 57
Le gai rayon , qui nous caresse
Plus doucement que le foyer!
Si nous descendions au parterre,
Peut-être une fleur solitaire,
Sous un glaçon demi-fondu ,
Toute petite et violette,
Nous montrerait sa jeune tête
Pleine d'un doux parfum perdu.
Pourquoi, madame la comtesse,
Tant de pleurs et tant de tristesse?...
Vous voulez courir le pays,
Mais si vous êtes blanche et blonde,
C'est pour moi seul, non pour le monde :
On peut bien s'aimer à Paris.
Alfred Asseline.
BULLETIN.
La discussion et le vote de la chambre sur l'adresse permettent de pressentir
l'ensemble des dispositions qui l'animent. La chambre se montre beaucoup
plus préoccupée des choses que des hommes , et parmi les objets qui la tou-
chent sérieusement, il faut mettre en première ligne les questions extérieures.
C'est là qu'elle a fait porter l'effort de la discussion. Il est évident que la
chambre aborde les travaux de sa première session, intimement pénétrée des
sentimens et des vœux du pays sur les affaires étrangères. Ce qui rend cette
disposition d'autant plus remarquable, c'est la modération avec laquelle elle
s'exprime. La chambre n'impose pas au gouvernement de système, de plan à
suivre , et elle porte jusqu'au scrupule le respect des attributions du pouvoir
exécutif. Seulement elle indique au pouvoir le but qu'il faut atteindre; elle
lui exprime les sentimens du pays, elle lui demande d'y conformer sa con-
duite, sans se prononcer, sans insister sur les moyens à prendre.
Ce mélange de décision et de prudence a été bien sensible dans les affaires
d'Orient et dans le parti auquel s'est arrêtée la chambre. Nous croyons qu'entre
les deux plans de conduite qui ont été discutés devant elle, ses préférences ne
sont pas douteuses. A coup sûr, quand on lui parle des droits et des privi-
lèges anciennement consentis par la Porte en faveur de la France , des anti-
ques capitulations qui nous autorisent à intervenir en Syrie comme protec-
teurs reconnus des chrétiens, ce langage a ses sympathies. M. de Carné, dont
la parole dans le débat sur l'Orient a été vive , directe , incisive , n'a pas laissé
que de produire une impression profonde quand il a montré qu'en Syrie
l'action de la France n'a eu ni assez d'initiative ni assez d'indépendance. La
chambre préférerait une politique qui ne fut ni d'origine anglaise , ni même
d'origine autricbienne. Toutefois, quand au nom du gouvernement on lui
affirme qu'il a été utile à la France d'agir avec le concours actif de l'Angle-
terre et de l'Autriche, la chambre ne repousse pas cette participation d'une
REVUE DE PARIS. 59
manière systématique : elle a écouté avec une attention marquée M. Janvier
s'attachant à démontrer que notre diplomatie avait su concilier habilement
l'initiative dont la France ne doit pas se dessaisir avec les avantages du con-
cert européeu. M. Janvier a parlé avec une clarté chaleureuse, et s'il n'a pas
convaincu la chambre, au moins il l'a intéressée.
Entre les deux systèmes de l'action indépendante et de l'action combinée,
la chambre a évite de se prononcer d'une manière absolue; toutefois, la com-
mission a reconnu elle-même l'insuffisance de sa rédaction première , et elle
a proposé un amendement qui rappelait les anciens privilèges et l'influence
de la France. Cela était bien; mais dans la première partie du paragraphe,
une assertion trop affirmative a provoqué un sous-amendement de M. Berryer
qui a été adopté comme impliquant une approbation moins vive des faits
accomplis. L'amendement de la commission constatait pour les populations
chrétiennes de Syrie le rétablissement d'une administration conforme à
leur foi et a leurs vœux. 3F Berryer a proposé de substituer à ces mots ceux-
ci: l'établissement d'une administration plus régulière. La chambre a ap-
prouvé ce que cette rédaction avait de réservé, de restrictif, et, malgré les
efforts répétés de M. le ministre des affaires étrangères , elle a adopté le
sous-amendement.
Kous n'avons pas compris la vive résistance que le gouvernement a cru
devoir faire à la motion de M. Berryer. Est-ce parce qu'elle venait d'un organe
de l'opposition légitimiste? Ici cependant aucun principe de politique inté-
rieure n'était en cause, et puisque les expressions proposées par l'honorable
député de Marseille rendaient mieux la pensée non-seulement de la chambre,
mais même du cabinet, il eût été plus habile de les accepter. M. Vivien avait
rappelé avec un heureux à propos que, dans une de ses dépêches, M. Guizot
lui-même avait émis l'idée que l'exclusion de l'émir Beschir et de sa race
pourrait bien être contraire aux vœux des populations. Comment la chambre
pouvait-elle donner une approbation entière à une solution qui paraissait
suspecte au ministre lui-même ?
Par ce paragraphe ainsi modifié, la chambre, en reconnaissant ce qui a pu
être fait d'utile, indique au gouvernement ce qui reste à faire; elle le laisse
libre sur le choix des moyens, mais elle lui montre le but qu'il doit se pro-
poser. Plus tard, quand de nouveaux évènemens auront mûri la question,
la chambre pourra se livrer à un examen approfondi de la marche suivie par
le gouvernement, et se montrer d'autant plus exigeante qu'elle aura été jus-
qu'alors plus discrète.
La nouvelle chambre, frappée de l'importance des questions extérieures,
apporte une grande sagesse dans ses manifestations. Tant mieux : cette me-
sure nous répond de la constance avec laquelle la chambre suivra la politique
qu'elle aura une fois adoptée. Quel est l'obstacle que rencontre le plus souvent
le pouvoir parlementaire quand il veut s'occuper de diplomatie? On cherche
à l'épouvanter sur les conséquences de sa hardiesse, on lui demande s'il veut
prendre sur lui la responsabilité d'une intervention périlleuse, et parfois on
60 REYIE DE PARIS.
a vu des chambres, cédant à ces tentatives d'intimidation , perdre le courage
de faire un pas de plus dans la voie où les avait poussées le sentiment de
l'honneur national. Mais quand une assemblée, dès les premiers momens de
son existence, marche à la fois avec précaution et fermeté, et qu'elle montre
une égale conscience de ses devoirs et de ses droits, son attitude est bonne,
sa position est forte, parce qu'elle ne s'est pas exposée elle-même à reculer,
parce qu'elle n'a rien dit, rien fait qu'elle doive rétracter, désavouer.
Combien il est souhaitable, pour la considération et la force morale de la
fiance, de voir de saines et dignes traditions de politique extérieure prendre
dans le parlement une telle autorité, qu'il ne puisse entrer dans la pensée
d'aucune administration de les méconnaître ou de les laisser en oubli. C'est
par les chambres que la France peut se montrer à l'Europe ce qu'elle est vé-
ritablement, pacifique, résolue à ne rien abandonner de ses droits et de son
influence légitime. On pouvait craindre, dans les premières années qui ont
suivi 1830, que des paroles empreintes de l'exaltation révolutionnaire jetas-
sent en Europe de fatals brandons de discorde et de guerre; aujourd'hui rien
de pareil n'est à craindre. Même dans les rangs de l'opposition la plus tran-
chée, on ne parle des autres peuples et des autres gouvernemens qu'avec
estime, et on montre le désir sincère que rien ne vienne altérer la paix géné-
rale. Dans ces dispositions, qui sont communes à tout le monde en Europe,
il n'y a aucun danger h ce que les questions diplomatiques reçoivent la pu-
blicité de la tribune. Ce retentissement parlementaire a même ses avantages.
Les peuples connaissent ainsi quels sont réciproquement leurs sentimens et
leurs pensées. Cette notoriété est instructive pour les gouvernemens, qui n'en
sont plus réduits aux conjectures sur les véritables dispositions de ceux avec
lesquels ils ont à traiter. Loin d'être périlleuse, l'intervention parlementaire
dans les questions diplomatiques peut concourir au maintien de la paix.
Nous eussions désiré trouver cette conviction dans le cabinet, surtout à
l'occasion du droit de visite et des traités de 1831 et 1833. C'était moins que
jamais le cas de craindre une manifestation de la part des chambres. On
savait fort bien que cette manifestation ne pouvait être que prudente et me-
surée.
Est-ce par hasard la chambre des pairs qui eût voulu tout irriter et tout
compromettre ? On a vu quelle était l'extrême modération de l'amendement
proposé dans l'assemblée du Luxembourg et des orateurs qui l'ont soutenu.
Quel secours plus utile pouvait recevoir le cabinet pour réussir à bien per-
suader le gouvernement anglais de la nature véritable des sentimens de la
France au sujet du droit de visite ? La France ne jette pas un cri de guerre .
elle veut rester l'alliée de la Grande-Bretagne, mais elle demande la révision
de certains traités qui la blessent. Le vote à la fois mesuré et ferme de la
chambre des pairs aurait, plus que toute autre chose, éclairé sur ce point la
nation anglaise et son gouvernement, et il serait venu en aide au ministère.
Quelle était la conséquence naturelle de la vive résistance que le cabinet
avait opposée à l'amendement discuté dans le sein delà pairie? C'est que, dans
REVUE DE PARIS. Gl
l'autre chambre, toute proposition analogue rencontrerait de la part du mi-
nistère la même répulsion. Mais point : le ministère a accepté l'amendement
de la chambre des députés.
C'est de la tactique, dira-t-on. Nous admettons qu'il est dans le droit et le
rôle d'un cabinet de chercher à manœuvrer le plus habilement possihle, à
tourner les difficultés qu'on lui oppose; mais ici aux dépens de qui cette ha-
bileté, cette tactique? Au détriment de la considération d'un des grands
corps de l'état, d'un des trois pouvoirs. Comment, vous déclarez à la chambre
des pairs qu'il y a un extrême danger dans l'adoption du moindre amende-
ment au sujet des traités, et vous acceptez à l'autre chambre, sur le même
objet, une phrase plus explicite! Qu'est-ce à dire? La chambre des pairs n'a
donc pas le droit d'avoir un avis sur les grandes affaires du pays ? Au contraire,
dès que l'autre chambre manifeste un sentiment, une volonté, il n'y a pas
autre chose à faire pour les dépositaires de l'autorité royale que d'y souscrire
sur-le-champ, même en dépit de leurs propres convictions. Il ne s'est peut-
être passé rien de plus grave depuis douze ans dans les rapports des trois pou-
voirs. Par quelle bizarrerie un ministère qui se dit conservateur par excel-
lence a-t-il été conduit à porter ainsi une aussi sérieuse atteinte à la puissance
morale de la pairie? Un ministère tiré du sein de l'opposition n'eût pas osé.
nous le croyons, mettre une telle différence entre les deux chambres, et s'il
l'eût fait, quelle immense clameur n'eût-il pas soulevée!
Mais, au moins, le ministère, en faisant un tel sacrifice à ses propres con-
venances, a-t-il réussi à se fortifier lui-même? Tenter de persuader à la
chambre des députés de ne pas accepter le paragraphe de sa commission a
paru au cabinet une entreprise insensée qui ne pouvait avoir d'autre dénoue-
ment que sa retraite. La commission, où il comptait quelques amis, avait
elle-même reconnu qu'il était impossible de ne pas donner satisfaction à la
chambre par l'insertion d'une phrase qui contint l'expression mesurée de ses
vœux. Le cabinet, par l'organe de M. le ministre des affaires étrangères, a
donc déclaré qu'il prenait en grande considération le sentiment public, l'état
des esprits, le vœu de la chambre; quand il croira avec une conviction pro-
fonde que la négociation réclamée par la chambre peut réussir, il l'ouvrira,
mais pas avant.
Ainsi c'est une affaire de conviction : attendons que la conviction arrive.
Il est difficile d'espérer que ce puisse être prochainement. M. le ministre des
affaires étrangères a tant insisté sur l'indispensable nécessité dont étaient
pour nous l'alliance et l'amitié de l'Angleterre! Comment croire qu'une puis-
sance dont nous avons, de notre propre aveu, un si grand besoin, nous fera
volontiers et promptement des concessions qui la blessent? Nous ne savons
pas si M. le ministre des affaires étrangères a eu toute la prudence nécessaire
quand il a dit : « Il y a un pays où le nom de notre roi , de notre gouverne-
ment, n'est prononcé qu'avec respect et presque avec affection... Dans beau-
coup de contrées de l'Europe qui ne vous sont pas publiquement hostiles,
qui ne vous attaquent pas ouvertement, on ne parle cependant de vous, on
62 REVUE DE PARIS.
ne prononce votre nom, on ne s'occupe de vos affaires, qu'avec indifférence
ou embarras; mais en Angleterre, etc. » Que pensera-t-on dans le monde
diplomatique d'un semblable parallèle? Ps'est-ce pas faire trop bon marché
de nos relations avec ces autres contrées de l'Europe, avec Berlin, Vienne,
même avec Saint-Pétersbourg? C'est trop verser d'un côté, c'est trop s'in-
cliner devant Londres. Que dirions-nous de plus si l'Angleterra nous accor-
dait tout ce qu'elle ne nous accorde pas? si elle consentait à la révision des
traités de 1831 et 1833, si elle n'était pas en concurrence flagrante avec nous
tant eu Espagne qu'en Orient ?
Est-ce de la part de M. le ministre des affaires étrangères inadvertance ou
artifice oratoire, quand il déclare n'être le partisan d'aucune alliance intime,
spéciale, avec personne, pas même avec l'Angleterre? Cependant si l'Angle-
terre est le seul pays de l'Europe où l'on ait pour notre gouvernement des
sentimens d'estime, même d'affection, la conséquence naturelle n'est-elle pas
qu'il faut nécessairement cultiver sou alliance et même acheter son amitié,
s'il le faut, par quelques sacrifices? En général, M. Guizot, dont le talent est
si puissant dans l'exposition de certaines généralités, ne porte peut-être pas
dans les difficultés de la politique étrangère, dans les nuances de la diplo-
matie, la même supériorité. Il importe infiniment à un ministre des affaires
étrangères de ne pas prononcer de ces grosses paroles qu'il est difficile de
retirer, et qu'il est périlleux de répéter et de défendre.
Tout en occupant la tribune avec distinction après AL Guizot, M. Billaut
n'a pas tout-à-fait répondu aussi bien que dans d'autres circonstances à l'at-
tente de la chambre et aux pensées qui la préoccupaient. Il est trop entré
dans le détail , et ce détail, la chambre le sait, ou croit le savoir. D'un autre
côté, l'orateur a trop paru à l'assemblée faire de cette grande affaire une
question directement ministérielle. La chambre, nous l'avons dit, se préoc-
cupe peu des hommes; toutefois elle ne veut pas qu'on les attaque d'une ma-
nière trop vive. Quand M. Billaut disait que la France peut négocier, mais
qu'avec le ministère les négociations sont impossibles, il soulevait une ques-
tion dont évidemment la chambre ne voulait pas s'occuper. La chambre son-
geait surtout à exprimer le vœu national : elle ne voulait pas entraver l'ac-
complissement de ce grand devoir par aucune considération étrangère.
C'est ce qu'a fort bien compris M. Dupiu. Les vrais orateurs, non pas ceux
qui récitent, mais ceux qui parlent, ont leurs bons et leurs mauvais jours, et
cette inégalité est inhérente à la nature même de l'improvisation. M. Dupin
était cette fois dans un de ces momens heureux où tout succède à l'orateur,
où, pour rendre une pensée juste, il trouve sur-le-champ un mot spirituel, un
trait piquant, où l'harmonieux mélange d'un fond solide et d'une forme écla-
tante donne au discours quelque chose d'entraînant et d'irrésistible. Voulez-
vous faire pénétrer la conviction dans les rangs d'une grande assemblée, résu-
mez une vaste question dans quelques raisonnemens simples et lumineux :
c'est ce qu'a su faire avec une habileté parfaite M. Dupin; il y avait un der-
nier mot à dire, il l'a dit. Enfin si à une logique puissante et serrée celui qui
REVUE DE PARIS. 63
parle mêle l'assaisonnement d'une plaisanterie heureuse, alors le succès est
complet, et l'orateur est parvenu à se rendre maître souverain de l'auditoire.
Cette bonne fortune n'a pas manqué à M. Dupin : les mots plaisans se succé-
daient dans sa bouche avec une rapidité croissante; c'était du baut comique
venant rendre plus pénétrans les conseils du bon sens et du patriotisme. Pour
M. Dupin, c'a été un triomphe de bonaloi, et les sympathiques manifestations
de la chambre le lui ont bien prouvé. Après lui, M. Berryer, qui se connaît
en éloquence, a renoncé à la parole. En effet, quand M. Dupin est descendu
de la tribune, il n'y avait plus rien à dire, il n'y avait qu'à voter.
Or donc, on allait voter, on allait voter le paragraphe de la commission
sous le coup de l'interprétation si nationale et si vive que lui avait donnée
M. Dupin, quand une brusque et soudaine interpellation de M. Gustave de
Beaumont est venue donner à cette scène parlementaire une face nouvelle. Ce
jeune député de la gauche, qui nous a paru , dans cette circonstance, agir
sans l'aveu de ses chefs, a demandé au ministère s'il acceptait le paragraphe;
M. Guizot a répondu en reproduisant textuellement ses paroles de la veille;
la confusion s'est mise dans le débat, et la question est devenue toute per-
sonnelle. En tacticien habile, M. Odilon Barrot a jugé sur-le-champ qu'il
devait soutenir et défendre son jeune lieutenant, qui s'était maladroitement
engagé, et, prenant la parole à sa place, il s'est mis à attaquer M. Guizot
avec une vigueur singulière. L'allocution était directe, l'apostrophe véhé-
mente; c'était un véritable duel. L'orateur a insisté sur les embarras person-
nels à M. le ministre des affaires étrangères, sur les divisions qui partagent
le cabinet; il a demandé à M. le maréchal Soult s'il acceptait l'anathème
lancé par son collègue des affaires étrangères contre la gloire de l'empire,
contre les corruptions de ta force; enfin il a déclaré que la chambre ne
pouvait accorder sa confiance à un cabinet qui cherchait sa force devant
l'étranger dans les dissentimens qui existent entre lui et les chambres.
On le voit, la question avait changé d'aspect : le chef de l'opposition avait
pris à partie un membre du cabinet, le ministre des affaires étrangères, et
ce n'est pas ce dernier qui a répondu. C'est M. le ministre de l'intérieur qui
a pris la parole, et son intervention a été habile. En ce moment, M. Duchatel
a été l'homme principal du cabinet; il s'est porté garant de la sincérité des
explications données par M. le ministre des affaires étrangères; il s'est en-
gagé au nom du ministère, non pas à une négociation immédiate, mais à une
négociation future, quand elle serait jugée possible; puis, prenant à son tour
l'offensive avec adresse, il a invité l'opposition, si elle n'était pas satisfaite,
à proposer un amendement qui impliquât la défiance. C'est alors que M. Gus-
tave de Beaumont a pu comprendre l'énorme faute qu'il avait commise, au
point de vue de la tactique parlementaire. L'opposition, qui avait pris l'offen-
sive avec éclat , a paru reculer, par cela seul qu'elle ne proposait pas d'amen-
dement. Le cabinet a encore une fois répété, par l'organe du maréchal Soult,
qui a mêlé à tout cela Toulouse, Waterloo et Fontenoy, qu'il acceptait la
situation que lui faisait la chambre, et le paragraphe de la commission a
64 REVUE DE PARIS.
été voté à la presque unanimité, moins quelques voix de l'extrême gauche,
et la voix de M. Guizot.
Quelle est la véritable portée de ces expressions : Nous acceptons la situa-
tion que nous fait la chambre? expressions qui ont dû être pesées et déli-
bérées en commun, car elles se sont retrouvées simultanément dans la bouche
de M. le ministre des affaires étrangères, de M. le ministre de l'intérieur, de
\I. le maréchal Soult, de M, Teste. Puisque le cabinet accepte la situation
que lui fait la chambre des députés, il abandonne entièrement la politique
qu'il a proclamée devant la chambre des pairs. Au Luxembourg, il a rejeté
toute idée de négocier; mais maintenant il pense, avec la chambre des dé-
putés, qu'il faudra négocier dès qu'on trouvera l'occasion favorable; il veut,
toujours avec la chambre des députés, l'abolition des traités. La conversion
est complète, éclatante. Sous ce rapport, la question de la révision des traités
en elle-même n'a rien perdu à l'espèce de mêlée parlementaire qui a suivi le
discours de M. Dupin. Le ministère a fait acte d'adhésion complète aux sen-
timens et aux vœux de la chambre, et, par la phrase d'acquiescement que
plusieurs de ses membres ont répétée, il a donné une consécration solennelle
à la politique parlementaire.
Non, le temps n'est pas éloigné où nous reviendrons, dans notre droit
international, aux principes que nous n'aurions dû jamais oublier. Il est un
fait révélé par M. Dupin à la tribune qui montre combien, en 1831, nous
étions sous l'influence exclusive des préoccupations philantropiques. A cette
époque, l'Angleterre était si loin de faire du droit de visite réciproque la
condition indispensable de son alliance , que lord Granville disait à notre
gouvernement : « De deux choses l'une, adopter un droit de visite réciproque,
ou armer une force navale française pour visiter les bâti mens français. » Il
n'a donc tenu qu'à la France, comme l'a fait remarquer M. Dupin, d'avoir
le même traité que les États-Unis. Ce fait, dont l'honorable député de la
Nièvre doit probablement la connaissance à son ami lord Brougham,ne
prête-t-il pas une nouvelle force aux répugnances qu'éprouve aujourd'hui la
France? Oui, en 1831, le choix de nos négociateurs a été malheureux, mais
nous est-il donc interdit de réparer leurs fautes? Une pratique de dix à onze
ans est-elle un obstacle insurmontable à une consécration nouvelle des an-
ciens principes? Y a-t-il donc aujourd'hui prescription contre la liberté des
mers?
La chambre a souffert impatiemment qu'on traitât devant elle la question
de savoir si le cabinet était véritablement en position de négocier avec l'An-
gleterre; mais cette question, à laquelle il est difficile de donner à la tribune
même une physionomie parlementaire, esta chaque instant au moment d'être
posée par les circonstances et par les faits. Déjà même elle a vivement préoc-
cupé les esprits. Nous sommes convaincus que personne ne sent mieux les
embarras du ministère que les ministres eux-mêmes. Les difficultés qui les
pressent de toutes paris les préoccupent gravement. Ils ne sauraient se dis-
simuler que, dans la discussion de l'adresse, ils n'ont été appuyés par aucun
REVUE DE PARIS. 65
allié considérable. Les mêmes hommes qui avaient élevé cet été une voix si
puissante pour la défense de notre monarchie constitutionnelle ont gardé le
silence. Le ministère a été réduit à ses propres forces et à ses plus intimes
amis.
Sur quelle question a-t-il été donné au ministère de soutenir le débat avec
avantage? On attendait avec une sorte d'impatience les explications qu'il
devait donner au sujet de l'Espagne; mais il ne s'agit plus d'explications :
il s'agit maintenant d'une rupture. Le gouvernement d'Espartero se serait
refusé, dit-on, à donner à la France les satisfactions les plus légitimes, et il
est possible que dans quelques jours toute relation diplomatique soit inter-
rompue entre les deux pays. L'Angleterre a-t-elle fini par désirer cette rup-
ture, qu'au premier abord elle semblait vouloir éviter? Le cabinet français
a-t-il porté dans la question espagnole toute l'habileté désirable ? Il serait
prématuré de vouloir traiter ces questions aujourd'hui, et nous devons con-
stater seulement que la politique française est aujourd'hui presque bravée
par un gouvernement étranger qu'appuie en secret l'Angleterre. Le projet
d'union douanière avec la Belgique n'a été mentionné en passant dans le
cours des débats que pour être signalé comme impraticable, que pour être
désavoué par un organe du cabinet , en tant qu'il pourrait porter ombrage à
l'industrie nationale. Enfin , dans les deux grandes questions des affaires
d'Orient et des traités de 1831 et 1833 , c'est la politique de la chambre qui
a prévalu , c'est à cette politique qu'a dû se rallier le cabinet.
Tel est le début dans les affaires du parlement de 1842. Ce début dénote
une préoccupation sérieuse de la dignité et de la force de la France vis-à-vis
des autres peuples. Cette préoccupation s'est manifestée avec autant de me-
sure que de résolution. La chambre a montré le plus profond respect pour
les prérogatives de la couronne, et , sans entrer hors de propos dans la dis-
cussion des voies et moyens, elle s'est contentée de désigner au gouvernement
du roi les grandes lignes de la politique qu'elle désire voir suivre par le gou-
vernement. Espérons que ce commencement de session portera ses fruits.
Il y a quelques jours, la porte d'une maison de la rue d'Enfer était
tendue de noir; on descendit un cercueil d'un quatrième étage, il fut déposé
dans un modeste corbillard, et une vingtaine de personnes l'accompagnèrent
au cimetière du Mont-Parnasse; parmi elles on remarquait M. Ballanche,
M. de Salvandy, M. Sainte-Beuve, et le fils de 31. de Sénancourt, qui était là
pour remplacer son père aveugle et infirme. Celle que ces hommes éminens
accompagnaient à la terre qui doit nous recevoir tous, était Mme A. Dupin,
une des femmes qui s'étaient le plus distinguées dans la littérature contem-
poraine. Ce n'était pas seulement l'esprit qu'on honorait en elle, c'était sur-
tout un noble caractère éprouvé à toutes les angoisses de la mauvaise fortune.
La vie courte et douloureuse de Mme Dupin avait passé respectée et soutenue
par les honorables amitiés qui lui survivaient.
TOME XIV. FÉVRIER. 5
66 REVUE DE PARIS.
Femme d'un libraire de Lyon qui avait fait de mauvaises affaires, Mme Du-
pin vint à Paris avec son mari et ses enfans. M. Dupin, ancien soldat, obtint
d'être placé aux Invalides, et la courageuse mère resta l'unique appui de trois
filles dont l'aînée n'avait pas alors douze ans. Que faire pour soutenir ces
jeunes existences? Quel honnête et calme métier trouvera -t-elle qui puisse à
la fois lui permettre de s'occuper de l'éducation de ses enfans et de subvenir
à leurs besoins? Mme Dupin avait aimé la littérature comme une puissante
distraction, elle songea à la cultiver comme un moyen d'existence.
Lorsque Mmc Dupin commença à écrire, la révolution de 1830 venait
d'éclater : les idées politiques préoccupaient tous les esprits, c'était une
époque peu favorable pour acquérir une réputation littéraire; et sans un nom
comment gagner un peu d'argent? Que de cbagrins, que de luttes eut à sup-
porter ce noble esprit? A combien de travaux infimes elle descendit pour
recueillir péniblement jour par jour le prix de la nourriture de ses trois filles,
et du loyer de l'appartement modeste qui les abritait? Elle écrivit des contes
d'enfans, des abrégés d'histoire, une mythologie dramatique, qui eut un vé-
ritable succès et qui fut adoptée par la maison royale de Saint-Denis. A com-
bien de portes de libraires elle dut frapper! Que de fois la pauvre mère dut
répéter avec amertume les trois vers de Dante :
Tu proverai siccome sa di sale
Lo pane altrui, e com'è duro calle
Lo scendere e V salir per l'altrui scale.
Mais elle était soutenue par la pensée de ses enfans, par ce sentiment ma-
ternel le plus puissant, le plus passionné, le plus durable, que Dieu mit
en nous.
Lorsque le nom de Mme Dupin commença à être connu, elle s'essaya dans
le roman, son ardente imagination l'y portait. Elle a publié en ce genre trois
ouvrages qui ont eu du succès : Marguerite, Cydonie, et Comment tout finit;
on trouve dans ce dernier livre une nouvelle fort remarquable qui a pour
titre : les Joies de Henri VIII. Peut-être pourrait-on reprocher à ces ou-
vrages quelque exagération de sentiment, et un abus de la phraséologie d'une
certaine école; peut-être encore Mme Dupin avait-elle trop constamment souf-
fert pour bien écrire le roman. Il faut avoir eu dans la vie quelques phases
heureuses, quelques lueurs de bonheur, pour peindre avec vérité certaines
illusions.
Dès ses débuts littéraires Mmc Dupin avait été accueillie par MnicRécamier
par cette femme qui a le génie de la bonté et de la grâce. Dans ce salon d'où
sont sortis tant de brillantes réputations, tant de modèles d'esprit et de goût,
Mme Dupin put contempler chaque jour la majestueuse figure de M. de Cha-
teaubriand, de ce génie reconnu et consacré de son vivant comme ne le
sont d'ordinaire que les grands hommes des siècles passés. Un tel contact
contribua puissamment à élever sa pensée et à former son style; elle fit dès-
ItEVUE DE PARIS. 67
lors des études sérieuses. Un grand article sur Schiller, publié par YEn-
cyclopédie nouvelle, et une appréciation d'Alfiéri, qui parut dans la Revue
de Paris, révélèrent tout à coup en elle un esprit d'analyse plein de portée,
et une rare vigueur de style. Que de veilles elle passa à se former ainsi!
Quelle lutte à la fois intéressante et douloureuse entre la nécessité de tra-
vailler vite et le désir de se perfectionner! Le travail assidu, les privations,
les chagrins, minaient lentement sa vie; mais une autre vie dépérissait sous
ses yeux, pouvait-elle penser à elle? Sa fille aînée, belle, intelligente, et qui
déjà l'aidait dans ses travaux, mourut à quinze ans d'une maladie de lan-
gueur. Alors la pauvre mère fut frappée au cœur; elle jusqu'à présent si pleine
de force et de bon vouloir, elle perdit un instant toute énergie morale; elle
oublia presque, durant un temps, les deux enfans qui lui restaient; elle avait
perdu la plus chère, celle du moins qui savait la comprendre et la soutenir.
Avec une telle douleur dans l'a me comment travailler, comment songer à
vivre? Un homme généreux lui vint en aide: M. de Salvandy, alors ministre
de l'instruction publique, lui accorda une pension. Que de fois elle m'a ra-
conté avec larmes la bonté empressée et la touchante délicatesse qu'il mit à
la secourir! Le jour où elle reçut l'ordonnance de la pension , elle dit à ses
enfans de mettre chaque jour dans leur prière le nom de leur bienfaiteur :
« Sans lui, ajouta-t-elle simplement, vous manquiez de pain, car je n'avais
.plus de courage pour vous en gagner. »
Quoiqu'à jamais brisée, cette ame triste et fière fut relevée par le sentiment
du devoir. Cette dernière douleur, qui effaçait toutes les autres, donna à son
talent un ressort de plus. Elle se remit au travail , et tous les écrits qui sor-
tirent depuis lors de sa plume furent empreints d'un sentiment grave et ré-
fléchi qui la rendit propre à pénétrer et à analyser avec une véritable supé-
riorité les passions humaines mises en scène par les grands poètes. Attachée
à la rédaction de la Revue de Paris et de quelques autres recueils périodi-
ques, Mme Dupin y publia tour à tour un grand nombre de nouvelles et d'ar-
ticles biographiques; elle donna, dans cette Revue, des études sur les poètes
italiens, qui, réunies, formeraient un livre intéressant. A Alfieri succéda
Métastase, puis Manzoni, puis Monti, qu'elle écrivit sur son lit de mort.
Elle avait commencé Ugo Foscolo, ce morceau est resté inachevé.
Après la perte de sa fdle, Mme Dupin avait voulu se raidir, mais le coup
était mortel; elle continuait sa carrière, elle accomplissait ses devoirs; loin
de fuir sa douleur, elle vivait avec elle : elle couchait dans la chambre où son
enfant était morte. Souvent, assise auprès de sa fenêtre qui dominait les vastes
jardins qui s'étendent derrière la rue d'Enfer, elle me disait : « Ma fdle aimait
à reposer ses yeux sur ces grands arbres , sur ce clocher de la vieille église
Saint- Jacques , dont l'horloge remplaçait pour elle la pendule qui nous man-
quait; sur ce beau dôme du Yal-de-Grace. Comme elle, j'aime cette perspec-
tive, je mourrai en la regardant. » Un jour, comme je voulais la distraire de
ces tristes pensées, elle me dit tout à coup : « Vous voyez le dôme du Val-de-
68 REVUE DE PARIS.
Grâce, c'est là qu'Anne d'Autriche venait souvent prier. Lorsque la mère de
Louis XIV s'enfermait durant des semaines entières avec d'humbles reli-
gieuses pour implorer Dieu, elle était atteinte d'un mal horrible, d'un mal
que Mme de Motteville nous décrit avec des détails qui font frémir. Eh bien!
ce mal, j'en porte le germe, j'en mourrai. »
Elle disait vrai, une vie d'indigence et de labeur avait appauvri et consumé
son sang, et fini par développer un cancer. Ce fut avec un courage héroïque
qu'elle supporta l'opération; on lui avait donné quelque espérance, elle devait
essayer à vivre pour ses enfans. Durant deux ou trois mois , elle crut à une
guérison, elle se remit au travail, mais le mal revint, et son agonie fut cruelle,
elle dura près d'un an ! Alors cette ame délicate et fière se vit entourée des
plus hautes sympathies. La reine, cette mère auguste si cruellement frappée,
elle aussi, dans ses deux enfans bien aimés , la reine comprit la douleur de
cette autre pauvre mère qui allait mourir, et elle assura le sort de sa fille
cadette, qu'elle plaça dans une pension.
M. Villemain fut bon et généreux pour MmcDupin comme l'avait été M. de
Salvandy; Mme Récamier venait chaque jour lui apporter ses douces et péné-
trantes consolations; Mn,cs Augustin Thierry, de Geoffroi Saint-Hilaire, Des-
bordes-Valmore et Amable Tastu , l'ont entourée dans ses derniers momens.
Elle me disait, deux semaines avant sa mort : « Il m'est presque doux de
souffrir et de mourir : je n'ai bien compris que dans ces derniers temps com-
bien l'humanité est bonne et compatissante; ceux qui m'ont aimée n'aban-
donneront pas mes enfans ! »
Ainsi elle a fini dans d'affreuses douleurs physiques adoucies pourtant par
toutes les consolations morales qui peuvent soutenir l'aine dans ce terrible
moment.
Mme Dupin avait à peine quarante ans.
Mme L. C.
F. BONNAIRE.
LE SOUVERAIN
DE KAZAKABA.
IL
Après avoir suivi les bois et traversé une petite rivière sur un pont
de piquets, monument du pays, on gagna une espèce de village qui
était au bord de la mer, assez loin du mouillage où les embarcations
étaient descendues, et caché par des mornes, ce qui Gt comprendre à
Nazarille que les naturels avaient d'abord aperçu le navire, et com-
ment ils s'en étaient approchés sans être vus jusqu'à l'endroit où il
les avait rencontrés. Ce village consistait en quelques grandes huttes
accommodées aux dispositions du terrain et faites d'un seul toit aigu,
recouvert de feuilles, qui tombait jusqu'à terre, avec une ouverture à
chaque extrémité. Des femmes et des enfans étaient accroupis sur
des nattes devant chaque seuil. Dès que iNazarille aperçut des femmes,
il se crut sauvé.
A son arrivée, cette horrible population se leva et accourut. La
surprise, l'admiration recommencèrent; ces dames se précipitèrent
sur lui, et, les hommes se remettant de la partie, Nazarille eut fort à
faire dans cette crise nouvelle. Ce qui causait surtout grande émotion
(1) Voyez la livraison du 5 février.
TOME XIV. FÉVRIER. 6
70 REVUE DE PARIS.
parmi ces dames, c'était la disposition des vêtemens, de la veste et
de la chemise; on les entr'ouvrit pour s'assurer qu'elles ne tenaient
point au corps même. La couleur de la peau excita d'autres cris.
On toucha les bras, la poitrine; on pinçait le nez, le menton, et ces
dames poussaient des éclats de rire, criaient, se tordaient les bras. Il
y en eut qui, dans l'excès de leur joie, se frottaient avec fureur le
nez contre terre. La pudeur et l'amour-propre de Nazarille eurent
tour à tour de quoi s'alarmer.
Au reste, ces femmes étaient plus mal faites, s'il est possible, que
les hommes; elles semblaient toutes vieilles, même de jeunes mères
qui allaitaient encore leurs enfans. Elles avaient la tête rase, de
petits yeux luisans qui semblaient percés entre la saillie des pom-
mettes et l'arcade surcilière; le nez et les lèvres confondus dans de
mêmes plis de chair, les bras longs, la taille difforme.
Il y avait pourtant par-ci par-là quelques filles de quatorze à quinze
ans d'une mine assez agréable, notamment deux ou trois qui sem-
blaient les filles de l'un des chefs, et à qui Nazarille se promit de
plaire. Comme elles l'examinaient, il ne put s'empêcher de rajuster
le col de sa chemise, et leur décocha un beau baiser de la main, ce
qu'il fit avec passion et à plusieurs reprises. Aussitôt l'une de ces
filles lui apporta la carcasse d'un poisson pourri, croyant qu'il avait
faim. Nazarille repoussa le poisson d'un air sentimental; néanmoins
cette charité lui parut de bon augure. Il avala seulement un peu
d'igname en deux bouchées, et continua d'exécuter tout ce qu'il
put se rappeler d'avoir vu en usage dans les pantomimes des boule-
vards de Paris pour exprimer une flamme éternelle. Il mettait le
genou en terre, posait la main sur son cœur, haussait les épaules,
hochait la tête, et faisait cent sortes de momeries dont les pauvres
créatures se montraient abasourdies.
Pendant ce temps-là, un débat semblait s'élever parmi les hommes;
ils parlaient tous à la fois et vivement. Nazarille comprit qu'il s'agis-
sait de lui, et qu'on se le disputait, ce qui l'inquiéta quelque peu
dans ses galanteries; mais il sut plus tard qu'il s'agissait de le con-
duire le lendemain à la reine du pays, plus avant dans les terres, et
qu'il ne devait passer là que la nuit. Cependant, soit qu'on ne fût
pas d'accord sur l'endroit où on le garderait, soit que les premiers
qui l'avaient rencontré le réclamassent, on se remit à se chamailler.
Heureusement les deux filles du chef de la bande s'avancèrent, par-
lèrent aux guerriers, et s'emparèrent de Nazarille sans qu'on s'y
opposât davantage. Les hommes apaisés s'accroupirent nonchalam-
REVUE DE PARIS. 71
ment à diverses places et s'occupèrent à manger. On dévora notam-
ment le poisson pourri qu'avait dédaigné Nazarille.
Les jeunes filles profitèrent de ce moment pour entraîner le pri-
sonnier dans leur case. Il était bien aise qu'on le perdît de vue; mais
l'odeur infecte de ce logis le refroidit un peu sur le compte de ces
bonnes personnes. Le sol était couvert de nattes, et tout le mobilier
consistait en quelques vases de terre cuite, quelques coquilles tran-
chantes, quelques débris de racines et d'autres immondices qui n'eus-
sent pas moins bien décoré le coin d'une borne. En outre, il s'aperçut
à regret que ces dames étaient parfumées de certaines senteurs qui
faisaient défaillir; mais, passant là-dessus, il s'efforça de soutenir leur
attention, essayant, par ses gestes, d'exprimer combien il les trouvait
à son gré. Il agitait les doigts sur un bâton, et imitait de la bouche et
du nez le son de la cornemuse; il étendait l'index de la main gauche
et le ratissait de celui de la main droite, ce qui fut généralement
goûté; il sautillait sur les pieds et les mains en croassant comme une
grenouille, si bien qu'il s'attira universellement les bonnes grâces
de la compagnie, qui ne se lassait point de l'admirer. Les filles du
chef, qui étaient les plus jeunes de l'assemblée, parurent s'aviser de
quelque coquetterie pour lutter avec tant d'amabilité. Elles prirent
dans divers vases une matière noire qui ressemblait à du cirage, et
une pommade blanche comme du plâtre, et s'en badigeonnèrent ga-
lamment le visage; après quoi elles regardèrent fixement Nazarille,
pleines de confiance dans leurs nouveaux charmes. Nazarille, stupé-
fait, s'emplâlra, sans perdre de temps, de terre délayée, remonta son
col par-dessus ses oreilles, et leur porta son visage sous le nez en lou-
chant de toutes ses forces. Cela fit bon effet. Les femmes hochaient
gravement la tète entre elles, ayant l'air d'approuver; les plus jeunes
furent si charmées, qu'elles se levèrent avec de gros rires et firent
cent gambades de tous côtés. La joie gagna Nazarille; il se leva les-
tement et figura les passes d'une danse parisienne, qui excita le plus
vif intérêt. Peu après, une conversation animée s'engagea parmi
les femmes; on le considérait de la tète aux pieds, on montrait du
doigt quelques-uns de ses vôtemens, on passait la main sur le cuir
de sa chaussure. Nazarille concevait de mortelles inquiétudes. Heu-
reusement la nuit tomba; il Gt comprendre qu'il avait besoin de
repos, et peu à peu tout le monde fit mine de se livrer au sommeil;
mais la nuit fut pleine d'alertes. Nazarille ne vit point lever l'aube
sans grand soulagement.
Aussitôt la horde se mit en marche. Quelques femmes restèrent
6.
72 REVUE DE PARIS.
d'assez mauvaise grâce , mais les hommes eurent beau faire, ils ne
purent empocher celles qui n'étaient point embarrassées d'enfans de
les suivre. On passa les monts, et Nazarille, s'il en avait eu le loisir,
aurait admiré la richesse et la beauté du pays, mais il commençait à
s'inquiéter du sort qu'on lui réservait, et ne battait plus ses entre-
chats que d'une aile. On parvint à un village plus grand que le pre-
mier, dont certaines huttes étaient ingénieusement posées sur des
piquets et des espèces de ponts au milieu d'un ruisseau. Les habitans
accoururent avec la môme curiosité, et Nazarille jugea prudent de
marcher comme une bête sur les pieds et les mains, pour se rendre
moins important et se mettre au niveau de ses hôtes. En cet endroit,
un vieillard gris et velu comme un vieux singe prononça un long dis-
cours, en montrant une case voisine dont l'entrée, fermée par des
nattes, était gardée par des visages monstrueux en bois à peine
équarri et plantés sur des pieux. Nazarille ne douta point que ce ne
fût le temple des idoles et qu'on n'allât le dépecer en l'honneur de
quelque divine tête à perruque. Cette idée lui frappa l'esprit à tel
point, qu'il ne put s'empêcher de démontrer, à force de signes de
croix, que la religion catholique, toute de paix et d'amour, était la
véritable; mais sa théologie ne fut point comprise; on l'entraîna dans
la case, où il pénétra en redoublant les signes de croix pour son
propre compte.
L'endroit était obscur, si bien qu'il ne vit rien d'abord; enfin il dis-
tingua deux enfans assis sur leurs talons, puis une jeune fille de
quinze ans occupée à tordre et lier ses cheveux, puis dans le fond
une masse noire, haute, difforme, à qui l'un des hommes parla et
qui voulut bien se relever sur son coude : c'était une femme, et il
fallut que Nazarille se résignât à la prendre pour telle; c'était une
femme vieille , mais pas autant peut-être qu'elle le paraissait. Elle
avait la tête extrêmement petite, pointue, aplatie, à peine couverte
d'un crin court et dru, et pour ainsi dire rasée; les pommettes, de-
venues le trait principal du visage, obstruaient des yeux fendus en
boutonnière et presque éteints. Les agrémens de ce museau lippu
étaient enrichis d'une sorte de cheville qui traversait la cloison na-
sale et figurait au mieux une jolie paire de moustaches; le corps,
surchargé d'un embonpoint excessif, reposait sur deux jambes qui
semblaient disproportionnées, quoique bien nourries, et n'étaient
plus que des fuseaux : on comprenait que la position la plus com-
mode et la plus familière de cette créature fût d'être couchée. Elle
était à peu près nue, sinon qu'elle portait pendu au cou, parmi cer-
REVUE DE PARIS. 73
taines bimbeloteries d'os et de coquillages, un petit tonnelet plein
de chaux pour sa toilette. Elle mâchait pour le moment des racines
dont le jus rougeâtre découlait de sa bouche et qu'elle prenait dans
une calebasse qui était à ses pieds.
Le bruit, la surprise, la peur, lui arrachèrent un cri plaintif, puis,
se tournant vers l'homme qui lui avait parlé, elle articula à plusieurs
reprises : Ouaou! ouaouf Nazarille, pressé d'entrer en intelligence,
Se courba sur les mains et aboya : Ouaou! ouaou! comme un dogue
furieux. Aussitôt ce fut un caquetage confus de toutes les femmes
qui parlaient à la fois à la reine; car, afin qu'on en soit plus vite
éclairci, cette femme était l'illustre Tripatouli, souveraine du pays,
ou, pour mieux dire, la triste veuve du grand Tripanassé, chef re-
doutable, reconnu et obéi dans les environs. On parvint à la tirer de
sa torpeur, et les femmes avaient l'air de lui faire grande merveille
du nouveau venu. Elles lui parlèrent tant et si bien que la stupeur
fit place à l'étonnement, et qu'on vit poindre dans ses yeux ternes
comme une lueur de curiosité.
Alors les femmes s'adressèrent à Nazarille, ayant l'air de le solli-
citer à quelque cérémonie qu'il ne comprenait point. Soit impa-
tience, soit pour démonstration, l'une d'elles lui donna un grand
coup de pied dans les jambes; une autre enfin se balançant en
mesure, il reconnut à certain geste qu'on lui demandait de recom-
mencer la danse qu'il avait exécutée la veille, et il vit par là qu'elle
avait produit grand effet. Il fut charmé qu'on lui fournît cette occa-
sion de gagner du temps, et, traînant le prélude en longueur, il
donna une seconde représentation de son ballet, revu, corrigé et
considérablement augmenté de mines et de contorsions qui n'étaient
d'aucune danse ni d'aucun pays, mais qui ne laissaient pas d'être
assez peu respectueuses pour sa majesté et la compagnie, si l'on
avait pu s'en douter.
Il s'arrêta quand l'haleine lui manqua, et les transports de joie
que la curiosité tenait suspendus éclatèrent sans mesure. Quelques
naturels se prosternèrent pieusement. La reine se mit à rire languis-
samment d'un rire monotone, machinal, prolongé, comme si on
l'eût forcée de se mettre en belle humeur. Elle lit approcher Naza-
rille, le fit coucher par terre, et l'examina de la tête aux pieds comme
un enfant aurait fait d'un joujou neuf; puis elle le fit tenir assis, de-
bout; elle lui prit un pied, puis l'autre, puis elle lui fourra dans la
bouche, de ses vilains doigts noirs, une truellée de je ne sais quelle
pâte de fruits, comme pour voir s'il pouvait manger et digérer en
74 REVUE DE PARIS.
règle. Nazarille ferma les yeux et avala avec un haut-le-corps; aus-
sitôt elle appela le vieux magot grisonnant qui ruminait dans un
coin, chargé de décorations distinctives, et qui psalmodia d'un ton
lugubre quelques phrases où revenait le mot pouaka. Tout à coup
les femmes, les hommes s'écartèrent avec effroi et se rangèrent le
long des parois; une mère vint enlever précipitamment son enfant
qui s'était glissé près de Nazarille, et qui aurait pu, par malheur, le
toucher. Ce qu'il dut penser de mieux fut qu'on croyait qu'il avait la
gale. Il venait d'être placé sous la terrible interdiction qu'on appelle
tabou dans les îles de la Polynésie, mais il ne savait rien de cet usage,
et cette espèce de consécration subite ne lui dit rien de bon.
Le vieux magot s'avança de nouveau, et, montrant la reine avec
certains gestes, lui adressa une longue allocution qu'il prit pour son
arrêt de mort; les femmes reprirent en chœur le discours, lui mon-
trant la reine à leur tour et raisonnant entre elles; mais le magot,
voyant qu'il ne comprenait pas, s'approcha de nouveau et lui fit en-
tendre clairement que la reine venait de concevoir l'agréable pensée
de l'épouser.
— M'épouser! s'écria Nazarille hors de lui. Ah! monsieur, qu'on
me mange, passe encore... Je connaissais ces horribles repas, mais
j'ignorais qu'on fût assez cruel...
On ne sait si cette indignation passa pour un aimable transport de
joie, mais l'illustre reine se hissa comme un ours sur ses pieds de
derrière , et courut lourdement l'embrasser.
— Au diable! dit Nazarille, allons, madame, à bas!
Il se boucha le nez sans façon , car sa majesté ne sentait pas bon.
Heureusement, cette scène finit; il n'était plus en humeur d'égayer
la compagnie; le vieux Maure lui fit signe de le suivre, et le mena
dans une hutte isolée, en lui montrant quelques mets qu'il lui fit
signe de manger, et le laissa tout seul en barrant l'entrée de la hutte
avec deux poteaux.
Nazarille s'imagina qu'on le mettait là pour l'engraisser avant de
le rôtir ou de le marier, ce qui ne lui semblait pas moins déplorable.
Le lendemain, les hommes revinrent, et il s'avisa d'un expédient
dont on lui avait fourni l'idée; il se fit malade, se coucha sur le
flanc, et, se montrant en fort mauvais état, il s'efforça de leur per-
suader combien il serait d'un triste débit à quelque espèce de régal
qu'on le destinât; mais on n'y fit guère attention, et les femmes
vinrent encore lui jeter de quoi manger par une ouverture. II n'avait
pas voulu d'abord toucher à ces ordures : il fallut enfin s'y décider.
REVUE DE PARIS. 75
Il s'occupa , pour tromper ses ennuis , à tailler des sifflets avec son
couteau, et se délassait à maudire Pelloquin cent fois le jour. Les
jeunes filles venaient aussi parfois le considérer comme une bête de
ménagerie, mais il s'en vengeait par mille grimaces menaçantes qui
finissaient par les mettre en fuite.
Son premier soin, comme on pense, fut de récapituler précieuse-
ment les menus objets qui lui étaient restés, et qui pouvaient lui
servir dans son extrémité, mais il reconnut avec douleur qu'il n'en
pourrait pas tirer grand profit; il ne trouva dans ses poches que huit
à dix cartouches, un cure-dent, une pipe de Hollande dont il ne
restait que le fourneau, une boîte à onguents et toute la petite phar-
macie anglaise en usage contre les moustiques, un peu de tabac, son
couteau et un briquet phosphorique, qui lui parut la chose la plus
importante. Ce qu'il fit de mieux dans cette retraite fut de s'accou-
tumer au jargon des naturels qu'il entendait tout le jour aux environs
de sa hutte. Il compta de la sorte dix jours et dix nuits sans songer
une fois à s'échapper, ce qui n'eût certainement servi de rien.
Enfin le jour qu'il redoutait arriva, c'est-à-dire celui où l'on vint
le tirer de sa case, mais il ne laissa rien paraître de ses frayeurs. Ce
fut le vieux Maure qui vint le prendre en cérémonie, accompagné de
femmes qui chantaient, d'un air pénétré, je ne sais quelles chansons
endiablées; les hommes suivaient, avec une apparence d'ordre, tou-
jours armés de leurs zagaies, et formant un corps de hallebardiers
d'un uniforme assez gaillard. Nazarille prit l'air bénin d'une victime
innocente qui marche au sacrifice. On le mena dans un vaste espace
de terrain qui formait comme une clairière au milieu d'un bois de
cocotiers énormes. Il n'y avait là, sur un monticule, qu'une hutte,
qui appartenait sans doute à la souveraine. Toute la tribu était assise,
c'est-à-dire accroupie sur les talons, en cercle, hommes, femmes,
vieillards pêle-mêle. Nazarille ne vit point de brasier. — Du moins,
pensa-t-il, on va me manger cru.
Mais la contenance de l'assemblée, et les civilités que lui faisaient
les principaux chefs, le firent encore changer d'avis; il vit clairement
qu'il s'agissait d'une cérémonie de réjouissance. La reine était assise
au plus haut bout, et poussa de petits cris, en le voyant paraître, qui
marquaient le combat louable de sa joie et de sa dignité. On le fit
asseoira côté d'elle, et, de temps en temps, elle lui époussetait le
visage avec un houssoir de poils tout crépus, à quoi il se mourait
d'envie de répliquer par quelque bon coup de pied.
Tout le monde étant en place, la cérémonie commença : le vieux
76 REVUE DE PARIS.
Maure se leva, s'alla mettre au milieu du cercle, et débita un fort
Wg sermon mis en musique, en montrant souvent Nazarille du doigt.
Nazarille, à chaque fois, ne manqua pas de faire une culbute en signe
de politesse. Cette psalmodie était divisée en versets, dont tout le
peuple répétait les derniers mots avec des marques d'assentiment.
Quand il eut fini , le vieux Maure alla chercher une espèce de plat
très grand qu'il posa au milieu du cercle; d'autres individus se dé-
tachèrent, et l'on vit circuler des bouquets de racines et de feuilles
qu'on jeta par bottelées devant chaque femme, et qu'elles se mirent
à ronger vaillamment. Ces apprêts de festin végétal rassurèrent beau-
coup Nazarille, mais il reprit son sérieux quand il vit que les femmes,
au lieu d'avaler ces racines, ne faisaient que les mâcher dévotement
et les posaient ensuite à côté d'elles. Ce n'était que la manière dont
ces dames faisaient la cuisine; quand elles eurent mâché tout le bois
qu'on leur avait confié, elles le portèrent dans la grande cuve, qui se
trouva pleine en un moment, après quoi l'on y jeta de l'eau, on laissa
le tout fermenter, et Nazarille se glissa dans la bouche un gros mor-
ceau de son tabac pour apaiser son cœur, qui menaçait de se sou-
lever.
Pendant ce temps-là, deux grands coquins des plus laids de la
bande frappaient sur un tambour, tendu à l'extrémité d'une peau de
lézard; quatre femmes accroupies se heurtaient le crâne entre elles,
et d'autres hommes, l'un derrière l'autre, tournaient à l'entour à
petits pas, les mains pendantes comme à la danse de l'ours, en fai-
sant, d'un air langoureux, les mines les plus hideuses. Ceux qui ne
dansaient pas regardaient, et, tout en regardant, chantaient leurs
llons-flons incompréhensibles.
Bientôt les acolytes qui soignaient la marmite se mirent en devoir
d'y remplir un vase de terre pour le porter à chaque convive , et Na-
zarille lit un saut de trois pas en voyant qu'on venait le lui présenter
plein jusqu'aux bords. Le vieux Maure et ses suppôts ne compre-
naient point qu'on put refuser ce régal , et menaçaient d'y plonger
sa tète par force, mais la digne ïripatouli, pour mettre le comble à
ses grâces, leur ôta le vase des mains, y baigna ses lèvres, et le
tendit ensuite à Nazarille, qui vit bien l'impossibilité de se dérober à
cette faveur. Il prit donc le vase des mains de la souveraine, et se mit
en posture, fort inquiet d'en finir, puis tout à coup il éternua d'une
manière effroyable, envoya toute la potion dans le nez de sa majesté,
et se frotta l'estomac pour exprimer combien il la trouvait excellente.
La reine ne parut pas émue de l'accident, elle daigna même sourire;
REVUE DE PARIS. 77
elle s'en fit ensuite apporter une seconde jatte qu'elle savoura lente-
ment, et après elle chaque convive but sa part à son tour, en répétant
assez souvent le mot poua! poua!
Cette boisson possédait apparemment quelque vertu bachique,
car l'assemblée s'égaya sensiblement; les femmes frappaient des
mains, les colloques étaient plus animés, et les danses reprirent de
plus belle. La soirée entière se passa en divertissemens; mais la
reine, impatiente, n'en voulut pas voir la fin. Elle n'avait cessé jus-
que-là de pincer et de bouchonner Nazarille, qui tâchait de lui rendre
ses honnêtetés en belles et bonnes tapes, bien drues, en sorte que les
nobles époux semblaient donner une représentation des bamboches
de Polichinelle.
La gracieuse Tripatouli se leva donc pour s'en aller, et Nazarille
prenait à peine le temps de s'en réjouir, quand tout l'orchestre des
tamtams et des calebasses vint lui chanter une antienne pour l'inviter
à la suivre. Il jugea qu'il était inutile de faire aucune résistance.
Les fêtes recommencèrent le lendemain, et les hommages qu'on
lui rendait lui démontrèrent clairement qu'il était véritablement de-
venu le souverain absolu du pays. Il s'installa sans perdre de temps
dans les prérogatives de sa dignité pour se dédommager de ses
charges, et premièrement il fit appliquer sous le moindre prétexte
une volée de coups de gaule au vieux soi-disant prêtre qui l'avait
tant ennuyé la veille; puis il s'affubla de tout ce qu'il trouva de plus
pompeux dans les ornemens du pays, se fit cirer magnifiquement de
rouge et de noir des pieds à la tête, se couvrit les épaules d'un man-
teau royal d'écorce d'arbre, dont il fit porter la queue par quatre
filles des mieux faites, et s'en alla présider royalement les cérémo-
nies, arrêtant pieusement tout le cortège quand il lui prenait envie
de tousser ou d'éternuer.
Mais les soucis de la royauté ne lui firent point perdre de vue des
projets non moins importans. Il s'informa premièrement de ce
qu'était devenu son fusil, et s'en empara sans grand espoir de s'en
servir; puis, à force de leçons, il parvint à se fourrer dans la tête une
cinquantaine de mots qui formaient les racines de la langue, afin
d'être en état de converser avec ses sujets. Son premier acte d'auto-
rité publique , qui fut aussi l'amélioration la plus considérable qu'il
introduisit parmi son peuple, fut de mettre en réquisition quinze ou
vingt de ses sujets des plus vigoureux, et de les employer, selon ses
indications, à lui construire une case plus habitable. Il en fit solide-
ment battre le sol à force de bras, il le fit joncher de branches d'ar-
78 REVUE DE PARIS.
bres, et couvrir par là-dessus d'une triple couche de nattes, aussi
bien que le toit et les parois, qu'il voulut épaissir et fortifier à l'exté-
rieur. Mais il ne put jamais digérer le détestable ragoût dont on avait
failli l'empoisonner, ni les frayeurs que lui avaient causées les guer-
riers en l'arrêtant, ni les cérémonies de ses noces, et cette rancune
l'engagea dans une vengeance qui n'eut pas d'effets bien tragiques,
mais qui laisse pourtant une tache sur les premières pages d'un
règne si paternel.
Peu de temps après les fêtes de son mariage, il convoqua le peuple
dans le lieu accoutumé, et fit mettre en évidence la grande écuelle
de cérémonie, comme s'il voulait reconnaître le régal qu'on lui avait
donné par un petit plat de son crû. Il fit jeter là-dedans une botte
de racines qu'il avait choisies, et commença par y verser douze ou
quinze pintes d'eau de mer, à quoi il ajouta pour assaisonnement
quelques chiques de tabac, une pincée de poudre à canon, sa vieille
pipe, un de ses souliers, un poisson sec, la boîte à chaux de son
épouse et tout ce qui s'offrit à sa verve dans les environs. Après quoi
il se mit à chanter sur cette cuisine une ariette de sa composition;
il fit semblant d'y goûter en se léchant les doigts, et voulut qu'on
l'honorât des réjouissances accoutumées. Il choisit donc les douze
drôles qui l'avaient le plus rudoyé à son arrivée, les arma de bâtons,
dont il leur montra l'usage pour un prétendu combat simulé à la
mode du pays, et, les ayant mis aux mains, il alla se rasseoir, par-
faitement sûr qu'ils allaient se châtier convenablement sans qu'il eût
l'air de s'en mêler. En effet, ils s'appliquèrent d'un grand goût une
volée de coups raisonnable, et se laissèrent réciproquement en assez
mauvais état.
Ces jeux terminés, on témoigna grande envie de goûter les rafraî-
chissemens. La première tasse de ce julep fut pour la reine, qui l'avala
sans sourciller; chacun but à son tour après elle, guerriers, femmes,
vieillards. Mais la ronde était à peine finie, que des symptômes fâ-
cheux se manifestèrent parmi ceux qui avaient bu les premiers, et
peu à peu dans tout le cercle. Personne ne prit la peine de cacher
son malaise; les hommes se serraient les flancs, les femmes se rou-
laient à terre. Ce fut un empoisonnement général , et le lieu du festin
fut change en hôpital.
Nazarille jugea prudent de se remettre à chanter pour garder bonne
contenance; la reine notamment en pensa mourir, et ce ne fut pas le
moins agréable de l'incident. Elle se débattait d'un air pitoyable
entre deux femmes qui n'étaient pas en meilleure posture. Nazarille
REVUE DE PARIS. 79
courut à elle d'un air plein de tendresse, et, sous prétexte de la re-
dresser, il s'amusa quelque peu à la cogner contre terre, ce qui
faillit, pour le coup, lui faire sauter l'ame du corps. La population
du royaume, depuis les vieillards jusqu'aux petits enfans, se porta
fort mal durant huit jours.
Il ne faut pas non plus omettre, parmi les premiers actes du sage
gouvernement de Nazarille, qu'il obligea l'un de ses sujets , pour le
plus grand bien de l'état, à se tenir en vedette sur un morne élevé
du rivage d'où l'on apercevait une grande étendue de mer, afin de lui
signaler le premier navire qui pourrait le délivrer de ses misères. Il
faisait tour à tour relever les factionnaires à ce poste, et lui-même il
y allait vingt fois le jour.
III.
Nazarille, dans ses longs ennuis, songeait parfois à ces voyageurs
qui s'étaient trouvés, comme lui, abandonnés parmi les peuples sau-
vages. Il voyait combien leurs relations étaient mensongères ou in-
complètes, et jugeait par ce qu'il éprouvait lui-même combien ces
malheureux avaient dû souffrir au milieu d'un désert, sans aucune
des ressources d'Europe, parmi des espèces d'animaux sans raison,
sans lois, sans police, et articulant à peine quelques mots barbares.
— Ou ces misérables, pensait-il, n'étaient eux-mêmes que de farou-
ches matelots qui ont eu peu de chose à faire pour se mettre au
niveau des sauvages, ou ils ont oublié leurs maux, ou ils n'ont pas su
les raconter, et les faiseurs de relations apocryphes ont bien autre
chose à faire qu'à s'inquiéter des besoins, des regrets, des souvenirs,
qui sont un supplice de chaque minute pour un pauvre diable qui se
trouve dans cette situation. C'est pourquoi Nazarille, au faîte des
grandeurs et voyant à ses pieds une centaine de chenapans dont le
plus fortuné n'aurait pu lui offrir une prise de tabac, faillit néan-
moins perdre courage.
Il restait des journées entières couché sur le ventre, près du rivage,
selon le meilleur usage de ses sujets, dont c'était la posture la plus
ordinaire. Cette mélancolie , en outre, l'empêcha de recueillir un
grand nombre de documens ethnographiques, philologiques et my-
thologiques, dont il n'eût pas manqué de régaler les académies à son
retour; mais, hélas! il ne comptait guère alors revoir jamais l'Europe.
Cependant le désir d'améliorer sa position et de ne pas négliger la
80 REVUE DE PARIS.
moindre chance de salut fit succéder un peu de courage à cet abat-
tement. Étant à peu près en état d'entendre l'idiome du pays, il con-
voqua solennellement les anciens de la horde, et voulut du moins,
en prenant les rênes de l'état, se faire instruire de sa situation poli-
tique. Les séances avaient lieu devant la case de la puissante Tripatouli,
où les sages vieillards se tenaient gravement accroupis, grattant
quelque bois, mâchant quelque plante, et l'on eût dit plutôt une
famille de babouins s'épluchant dans un parc, que le sénat d'un
grand peuple.
Quand Nazarille se fut expliqué de son mieux, ils se mirent à ba-
varder à la fois et sur divers tons, comme on disserte dans les prome-
noirs de Bicêtre. Nazarille se rappela vaguement la chambre des dé-
putés de Paris; il détacha une bonne tige de bambou qu'il mit à ses
côtés et qui lui parut plus indispensable que la sonnette d'un président
dans toute assemblée délibérante. A ce propos, ne sachant que trop
combien il se débite nécessairement de sottises dans une discussion
un peu vive, il ne put s'empêcher de plaindre de tout son cœur les
peuples gouvernés par cinq cents bourgeois en colère. 11 renouvela
donc ses questions, et l'on regrette de n'en pouvoir donner que des
iïagmens traduits, tant il montra d'à-propos, d'esprit et de véritable
éloquence dans cette conférence. S'étant expliqué, il allongea un
coup de bambou au sénateur le plus raisonnable pour lui faire signe
de parler seul.
Le vieillard agita les bras et entama une psalmodie où il racontait
comme quoi le volcan ïi-ra-dia , qui est un puissant dieu, allait se
baigner un jour dans la mer, et comment le vieux Ti-ra-huro, autre
puissant dieu qui habite les eaux, ne pouvant souffrir cette privauté,
avait failli le noyer, sur quoi le soleil, s'étant mêlé de l'affaire, avait
tiré de l'onde une grande terre pour les séparer; que depuis lors le
volcan ïi-ra-dia demeurait tranquille dans sa montagne, et que le
vieux Ti-ra-huro habitait proprement dans ses eaux, mais que de
temps en temps on les entendait tous les deux mugir en souvenir de
cette querelle, et qu'ils étaient fort en colère quand ils venaient par
hasard à se rencontrer; qu'au surplus il était né sur cette terre une
foule d'hommes qui étaient de grands guerriers, mais qui se mou-
raient de peur de se voir entre deux adversaires aussi redoutables que
Ti-ra-dia et Ti-ra-huro, et qui faisaient leur possible pour ne les dés-
obliger ni l'un ni l'autre, pour laquelle raison à la suite des temps...
Le vieillard chantait sans reprendre haleine, mais Nazarille l'arrê-
tant tout à coup ;
REVUE DE PARIS. 81
— C'est bon, je m'y attendais, de la théogonie! il n'en est plus
question que dans les feuilletons; taisez-vous et laissez parler ce mal-
propre qui est à côté de vous.
Celui-ci commença des récits qui se rapprochaient davantage de
la question ; et, Nazarille le mettant sur la voie, il raconta qu'il s'était
fait autrefois de grandes guerres où un certain Ka-féo-lè s'était tout-
à-fait bien conduit, et notamment avait dévoré à lui seul un nombre
considérable de fressures, qui sont le morceau le plus honorable d'un
ennemi cuit; qu'on avait ensuite mangé la sienne, ce qui avait mis le
comble à sa gloire, mais que depuis ce temps les en fans de Kazakaba
étaient en guerre avec les hommes de ïouroulourou. Or, les enfans
de Kazakaba étaient les sujets de Nazarille, qu'on avait ainsi baptisés
depuis son avènement. Il fit encore quelques questions, et s'assura
fort clairement qu'une peuplade qui demeurait , à ce qu'il put com-
prendre, au-delà de l'eau, venait de temps en temps se prendre
aux cheveux avec ses sujets; d'après ce qu'il avait entendu , il jugea
que les suites en étaient fort sérieuses. L'un des vieillards ajouta que
ces ennemis revenaient régulièrement toutes les six lunes.
— Et y a-t-il long-temps qu'ils sont venus? demanda vite Naza-
rille.
Le vieux répondit qu'il y avait fort long-temps.
— Citoyens! s'écria Nazarille, la patrie est en danger! votre chef
ne respire que votre bonheur, et vous vous laisserez digérer tous,
jusqu'au dernier, avant qu'il ne tombe un cheveu de sa tête.
Mais l'un des sénateurs, comme s'il n'eût rien dit, lui fit entendre
qu'il n'était pas étonnant que les ennemis fussent ordinairement les
plus forts, parce qu'ils avaient au milieu d'eux un autre chef puissant,
d'une couleur étrangère, quittait plus rusé que le dieu Ti-ra-dia, et
qui savait toujours les surprendre.
Les gestes et les discours du vieillard intéressèrent Nazarille au
dernier point; il se fit dépeindre plus exactement cet homme dont on
parlait, et ne douta plus que ce ne fût un blanc comme lui, ce qui le
frappa tellement qu'il se leva tout à coup et franchit à cheval fondu
les têtes de cinq ou six vieillards, qui n'en furent surpris en aucune
façon.
— Mais comment se fait-il, s'écria-t-il au milieu du désordre de
ses idées, qu'on soit en guerre avec de si braves gens? Qui les a
insultés? qui les a provoqués? qui l'ose dire, canailles, que je lui casse
cette perche sur les reins.
Le vieillard répondit qu'on les avait si peu provoqués, qu'ils dé-
82 REVUE DE PARIS.
barquaient à l'improviste et assommaient les fils de Kazakaba pour
leur prendre des œufs de tortue dont ils manquaient.
— Et qu'avez-vous affaire de ces œufs de tortue, égoïstes?
Nazarille s'informa si l'on avait coutume de se visiter politiquement
de peuple à peuple, et si l'on pouvait s'envoyer des ambassadeurs
sans trop risquer de n'en plus revoir que les os; à quoi le sénat lui
répondit qu'en effet les Touroulourous envoyaient quelquefois de-
mander poliment des œufs de tortue, mais que, comme ils n'étaient
pas moins nécessaires aux fils de Kazakaba, on les priait de trouver
bon qu'on les gardât, et que cela causait des guerres interminables.
Nazarille, sans perdre de temps, décida qu'on irait à l'instant trouver
le chef des Touroulourous pour lui faire de sa part les propositions
les plus courtoises, pour le décider à lier un commerce d'amitié, et
le prier de renvoyer aussi de son côté des ambassadeurs que l'on
comblerait des productions de l'île, qu'on mettait dès à présenta
son service. Il espérait voir peut-être parmi ces envoyés le chef blanc
dont on lui avait parlé; il s'occupa immédiatement de faire exécuter
ses ordres, et deux heures après une double pirogue chargée de vingt
hommes s'éloigna de la côte à grand renfort de pagaies et la voile
au vent.
Les femmes commencèrent à se lamenter sur la plage, mais Naza-
rille, qui avait saisi l'esprit oratoire du pays, leur fit une allocution
dont il ne comprit pas un mot lui-même, et qui les calma parfaite-
ment.
Le second et le troisième jour après le départ, les gémissemens
recommencèrent, et Nazarille recommença son discours; le qua-
trième jour enfin , des cris partirent du rivage; la pirogue revenait
suivie d'une autre pirogue où paraissaient plusieurs tètes empana-
chées qui appartenaient certainement à des personnages de distinc-
tion. On le reconnut aisément aux grands signes de respect et aux
airs étonnés des femmes qui étaient là. C'étaient en effet des guer-
riers touroulourous en grand uniforme, c'est-à-dire tout nus, mais
armés et plus repeints que des flûtes de foire.
Nazarille alla les attendre sur son trône de nattes à côté de son au-
guste épouse, qui ne laissait pas d'ajouter à la représentation un
caractère très respectable. On ne donnera pas le détail de la céré-
monie, qui fut solennelle quoique assez courte; il suffit de dire que
les guerriers se présentèrent avec force cabrioles et qu'on renouvela
les festins. Mais Nazarille, du premier coup-d'œil, reconnut avec
douleur que le blanc n'était point de l'ambassade. Quant à lui, il
REVUE DE PARIS, 83
excita au dernier degré l'étonnement et l'admiration des guerriers;
il n'était pas tellement défiguré qu'on ne vît bien encore qu'il n'était
pas aussi diable que noir, et qu'il ne gardât encore de certains airs
fort étrangers au pays, en sorte que les envoyés se le montraient les
uns aux autres et semblaient le comparer à quelque objet qu'ils avaient
vu autre part; ils finirent même par lui avouer qu'il ressemblait à
Ga-li-ma-Tia. Il en fut très flatté, mais il devina que ce Ga-Ii-ma-Tia
n'était autre que le blanc dont il était tant occupé.
Cependant il ruminait quelque remède à ce contre-temps, prêt à
tout risquer pour se dérober à son bonheur conjugal. S'étant donc
assuré des bonnes dispositions des envoyés, après leur avoir fait cent
questions, après les avoir comblés de présens et s'être informé adroi-
tement de leurs coutumes et de certaines parties de leur droit des
gens, ce qui ne lui coûta guère avec des diplomates qui entendaient
si peu malice, il prit tout à coup sa résolution et déclara que, si quel-
ques-uns de ces ambassadeurs, parmi les plus qualifiés, voulaient
bien rester en otages, il irait lui-même trouver leur roi en toute sé-
curité et cimenter une paix éternelle. Les envoyés, qui avaient été
extrêmement bien reçus par les dames kazakabas, et qui dévoraient
des rafraîchissemens qu'on leur avait servi , consentirent à ce projet,
et demeurèrent au nombre de douze.
Nazarille partit aussitôt dans leur pirogue, en jurant à son épouse
éplorée qu'il reviendrait avant la troisième lune, et qu'on n'oubliât
pas, s'il y manquait, de frotter les oreilles à messieurs les otages,
tout en les ménageant pour un échange.
Nazarille ne se lassait point d'admirer en mer l'habileté de ces
gens à naviguer, sans aucune notion maritime, et dans de chétives
barques à balancier, à voile d'écorce, que chaque lame menaçait de
submerger. Il s'assura que le trajet d'une île à l'autre était fort court,
et, chemin faisant, il découvrit à l'horizon une suite d'autres terres
qui lui fit juger qu'il était dans une espèce de petit archipel, et qu'il
y avait plus d'espérance de voir quelque jour un navire s'arrêter de-
vant l'une ou l'autre de ces côtes.
La première créature que Nazarille vit sur la plage, et qui lui fit
pousser un cri de joie, fut un homme vêtu d'une redingote à collet
haut et d'une chemise dont le col, serré par une cravate de joncs
tressés, montait tout raide le long des joues. Cette chemise, dépas-
sant la redingote, s'arrêtait environ au genou, et laissait les jambes
nues; cet homme était coiffé d'un chapeau de paille d'une largeur
extraordinaire, fabriqué avec la même difficulté que la cravate, et
84 REVUE DE PARIS.
qu'on eût pris pour un immense couvercle de marmite. Il tenait en
outre une longue perche armée d'un crochet de fer.
Cet individu marchait gravement, comme s'il se fût promené dans
les rues de Paris ou de Londres, et ne parut pas curieux des gens qui
arrivaient. Les naturels le montrèrent à Nazarille, en lui criant que
c'était là Ga-li-ma-Tia, dont ils avaient parlé, et Nazarille, courant
à lui , l'embrassa de toutes ses forces, en lui exprimant en français
l'émotion qu'il éprouvait à revoir un Européen. L'homme parut
tâtonné et répondit assez sèchement, en anglais, qu'il ne comprenait
rien de ce qu'on lui disait. Nazarille débita tout ce qu'il savait d'an-
glais, avec des démonstrations qu'on ne lui rendit guère, et finit par
tirer de ce personnage qu'il était le second d'un petit navire de com-
merce qui s'était jeté à la côte; que l'équipage s'était sauvé dans les
embarcations, mais que, pour lui, il avait voulu qu'on le laissât sur
cette terre qu'on ne connaissait pas, et que, comme le capitaine et
ses matelots ne voulaient point y consentir, il s'était sauvé une nuit
dans les montagnes, sans emporter autre chose que les habits qu'il
avait sur lui; que, depuis ce temps, il avait rencontré les gens du
pays et vivait avec eux.
L'Anglais ne parlait que par monosyllabes, Nazarille était obligé
de lui arracher les mots de la bouche, et ces renseignemens, joints à
cette manière d'être, lui donnèrent l'idée d'un original achevé. Au
reste, il n'en fut pas très surpris, il avait assez vécu avec les Anglais
pour les connaître; mais sa joie et ses espérances furent bien dimi-
nuées. Il mit au contraire le plus grand feu à raconter son aventure;
l'Anglais ne s'en émut non plus qu'une pierre, et se contentait de
pousser quelques grognemens assez peu significatifs. Ce flegme et la
difficulté qu'éprouvait Nazarille à se faire comprendre furent cause
qu'il n'apprit presque rien sur le pays , sur ses ressources, et que
cette rencontre ne lui fut d'aucun secours.
Sur ces entrefaitr-s, un gros de naturels s'approcha, au milieu du-
quel Nazarille reconnut le chef. On s'assit en cercle, Nazarille fit ap-
porter les présens , qui consistaient en racines , en coquillages ; il y
avait ajouté un vieux chapeau, un morceau de bretelle et quelques
restes de sa défroque qui produisirent le plus grand effet. Il ordonna
ensuite aux hommes qu'il avait amenés de se tenir à quelque dis-
tance et s'avança tout seul hardiment. L'Anglais debout considérait la
scène avec son imperturbable sang-froid. Nazarille, s'en mettant peu
en peine, dit au chef Makakia qu'il était un homme du même pays
que Thomas Brown (c'était le véritable nom de l'Anglais), et se mit
REVUE DE PARIS. 85
en devoir de lui conter ses aventures; mais le grand Makakia l'eut à
peine envisagé qu'il poussa un cri et vint frotter tendrement son nez
contre le sien. Il montrait Thomas Brown à ses compagnons, et par-
lait avec tant de volubilité que Nazarille avait peine à comprendre,
quoique l'idiome fût à peu près le même que celui de Kazakaba.
Makakia revint à lui, et, lui montrant le ciel, la terre, les arbres, lui
fit comprendre qu'il entendait le garder avec lui , et qu'il serait traité
parfaitement; et puis il courait aux présens, qui lui arrachaient des
cris de joie, et puis il le retenait par le bras de peur qu'il ne s'en ailàt.
Nazarille voulut dire qu'il avait laissé son épouse au-delà des mers;
mais Makakia rassembla aussitôt une troupe de jeunes filles qu'il mit
devant lui comme pour lui montrer qu'il n'avait qu'à choisir.
La raison de ces transports était que l'arrivée de Thomas Brown
dans ce pays avait paru un événement merveilleux , et que les tra-
vaux qu'on lui avait vu entreprendre, aussi bien que divers ser-
vices qu'il avait rendus, avaient donné une idée supérieure des
hommes de son pays, dont il avait quelquefois parlé. Or, le grand
Makakia, quoique vieux et cruel , rêvait confusément des améliora-
tions politiques, il avait été extrêmement frappé de ces lueurs de ci-
vilisation que le hasard lui avait fait entrevoir. Et même il est à re-
gretter que l'histoire ne puisse s'occuper quelque jour des louables
efforts de ce grand monarque.
Nararille, au comble de ses vœux, et comptant bien qu'aucune
condition ne pouvait être pire que celle d'époux de la tendre Tripa-
touli, même sous le dais d'un trône, >"azarille, disons-nous, parvint
cependant à convaincre Makakia qu'il était de toute nécessité qu'il
retournât dans son île; et lui ayant détaillé dans quelle position il se
trouvait, il ajouta que son épouse ne consentirait jamais à le laisser
partir, et qu'il fallait y aviser; mais, l'expédient lui venant à propos,
il engagea Makakia à intervenir dans cette affaire, et à déclarer
devant les atouas de sa suite qu'il voulait absolument retenir Naza-
rille à Touroulourou , et que, si la reine Tripatouli n'y voulait point
consentir, comme elle savait qu'il était plus fort qu'elle, il irait dans
vingt-deux pirogues de guerre tuer ses guerriers et brûler ses cases,
ce qui est la plus grande abomination de la guerre dans ces pays-là.
Le roi Makakia fit cette déclaration devant la suite de Xazarille
avec les menaces les plus effroyables, et, se retournant vers celui-ci,
il lui fit promettre de revenir dans trois jours, sous peine de voir
mettre son royaume à feu et à sang. Les fils de Kazakaba écoutèrent
tout ceci avec componction, et s'en allèrent derrière Nazarille l'oreille
TOME XIV. FÉVKIEH. 7
86 REVUE DE PARIS.
basse. Nazarille, en partant, donna une chique de tabac à Thomas
Brown , qui en parut touché et fit hum ! hum ! c'était pour lui le
comble de l'expansion.
La double pirogue revint à Kasakaba; mais, en touchant la terre,
les hommes de la suite se roulèrent le visage dans la vase en signe
de deuil, et l'on arriva devant la reine. Les guerriers s'avancèrent à
pas lents et se donnèrent cent coups dans le ventre; d'autres, à me-
sure qu'ils arrivaient , s'agenouillaient posément ets'égratignaient les
flancs, sans mot dire, comme à l'envi les uns des autres. Nazarille,
pour n'avoir rien à se reprocher, faisait mine de se détruire le visage,
mais en ayant grand soin de se ménager. La reine, gagnée par l'af-
fliction générale, commença de s'arracher quelques poignées de che-
veux avant toute explication, et les femmes qui l'entouraient se
mirent en devoir de se déchirer la poitrine avec des coquilles tran-
chantes; mais quand l'un des envoyés, que Nazarille laissa parler,
eut conté d'une voix dolente le résultat de l'ambassade, la reine se
jeta sur Nazarille comme une lionne à qui l'on veut arracher ses
petits, et poussa des cris perçans en le dévorant de caresses. Nazarille,
saisi d'horreur, dans un beau mouvement qui passa pour du dés-
espoir, l'envoya rouler à trois pas, et en même temps rapporta les
terribles menaces que lui avait faites le roi Makakia si l'on résistait à
ses désirs; il ajouta, ce qui était vrai , qu'il enverrait le même soir sa
pirogue pleine de guerriers, et qu'il n'y avait pas moyen de lui ré-
sister. Les anciens du pays, ayant l'air de se concerter, approuvèrent
et tinrent de longs discours à l'infortunée Tripatouli , qui se calma
sans répondre.
Les derniers momens furent extrêmement pénibles pour Nazarille,
à cause des transports de son épouse, qui sentait se réveiller sa ten-
dresse sur le point du départ, et venait lui passer ses vilaines mains
sur le visage , si bien que la patience lui échappait à chaque instant;
mais il n'osait s'emporter, au moment de sa délivrance, devant un
peuple qui adorait sa souveraine et dont il voulait conserver l'affec-
tion dans l'espoir de quelque alliance future.
Enfin , l'on aperçut en mer les pirogues de Makakia, et ce fut là le
moment déchirant; la reine se jeta dans les bras de Nazarille, se
frappa le sein en criant : tou chi a leva chi a leva! ce qui exprimait sa
douleur; et Nazarille se prenant aux cheveux , sanglotant de toutes
ses forces, ne put s'empêcher de s'écrier en très bon français :
Oh! infortuné que je suis! ô trois et quatre fois malheureux,
s'il faut que je te quitte ! Quoi ! me veut-on réduire à perdre de vue
REVUE DE PARIS. 87
cet épouvantail! Hélas! adieu, ma mignonne. Oh! puissé-je un jour
te revoir encadrée dans la vitre de quelque musée ! Adieu, et que les
cinq cent mille diables qui t'ont noircie te puissent débarbouiller!...
oh! oh ! oh!....
En même temps, il s'appliquait de grands coups de poing sur l'es-
tomac, il se secouait la tête à deux mains, il se lançait de grands coups
de pied dont le meilleur éclaboussait les voisins. La reine, mise en
goût par l'attendrissement de son époux, se remit à crier de plus belle :
Baa tou chi a leva! chia leva bai fou maina fou maina !
Elle se jeta par terre, faisant voler le sable autour de sa tête, don-
nant du front en terre, et ramassant des cailloux qu'elle s'enfonçait
dans la chair.
— Oui, s'écriait Nazarille avec un renfort de bourrades, hardi,
ferme, poussons, pleurons! Frappez fort, ma colombe, j'en vaux la
peine, frappez; point d'accommodement. Je m'en vais vous aider :
encore ce horion pour l'amour de moi; ne vous épargnez point; vous
le méritez bien. Ah ! je ne me consolerai jamais de vous laisser en
vie ; oh ! oh ! oh !.. .
11 se vautra dans le sable, et parut plongé dans un tel accès, que la
reine, les hommes, les femmes, qui ne cessaient de crier chi a leva?
s'arrêtèrent tout étonnés d'un chagrin de si belle espèce; mais,
voyant la pirogue à peu près à portée et profitant de cette surprise,
il se leva en sursaut et se jeta dans l'eau, toujours cabriolant et tou-
jours criant :
— Adieu, chère ogresse, et vous tous, honnêtes fils de singes,
adieu ! En vérité , je suis touché de vos peines. Oh ! oh ! oh !
Il sauta dans l'embarcation et vit encore quelque temps ses sujets
accroupis sur la plage qui continuaient paisiblement de se désoler.
IV.
Si l'on n'avait entrepris de suivre fidèlement Nazarille dans sa car-
rière, on aurait passé sous silence cette partie de son histoire qui, peu
variée dans le fond, et dépourvue des incidens romanesques de nos
sociétés d'Europe, devait être la moins intéressante, mais on voudra
bien se souvenir qu'on n'invente pas ici des romans; et ce qui le
prouve, c'est que les évènemens et les personnages se succèdent au
hasard contre toutes lois d'une composition littéraire, qui sont d'une
éternelle vérité, quoiqu'une foule de beaux-esprits les nient ou les
7.
88 REVUE DE PARIS.
ignorent, ce qui est arrivé, soit dit en passant, à bien d'autres vé-
rités non moins certaines. Nazarille, s'il eût écrit des fables, n'aurait
point voulu manquer aux règles; on prendra garde, en outre, que
ces détails étaient nécessaires pour mettre en son jour la vengeance
éclatante qu'il tira de la mauvaise action de son ami , dont le lecteur
doit être grandement occupé.
Il ne faut point oublier qu'il avait préparé de longue main un petit
bagage de tout ce qu'il avait sur lui en mettant le pied sur ces terres :
un fusil, un briquet, la trousse anglaise qu'il avait achetée du con-
tre-maître, quelques lambeaux de ses habits et d'autres menus objets
d'un prix inestimable, tels qu'une boucle de culotte, un bout de
ficelle et une épinglette. Il s'en saisit au moment du départ, et jeta
le tout au fond de la pirogue, sans avoir l'air d'y songer durant la
traversée.
Nazarille avait dressé son plan sur ce qu'il avait appris du caractère
de Mukakia. C'était un vieux restant de nègre, curieux, badaud plus
qu'aucun de sa bande, qui expirait lentement dans les honneurs
qu'on lui rendait, goutteux, galeux, accablé d âge et d'infirmités, ne
quittant plus sa natte, mais plus malin qu'on n'aurait cru, et laissant
briller dans ses petits yeux une certaine lueur énigmatique qu'expli-
quait peu son maintien taciturne. Cet homme, puisque aussi bien
c'en était un, avait certainement vu des Européens, mais il était im-
possible de tirer de lui quelque chose qui ressemblât à des souvenirs
ou des éclaircissemens. Nazarille se proposait de prendre auprès de
lui la place que cet imbécile de Thomas Brown n'avait pas su se
ménager. Il voulait s'emparer de sa confiance, s'attribuer quelque
influence, et rendre enfin sa vie supportable dans cet affreux exil;
il ne s'agissait que d'éblouir le monarque par quelque grand coup
d'habileté politique, quelque tour de force administratif, quelque
amélioration saisissante qui obtînt les suffrages de cette farouche
population.
Le chef Makakia , qui attendait Nazarille, le reçut entouré de sa
cour, c'est-à-dire au milieu d'une ménagerie plus misérable que les
Kazakabas; il était accroupi la tête entre ses genoux, mais il la souleva
avec une apparence de curiosité à l'approche de Nazarille; les natu-
rels, qui avaient couru vers lui , reprirent place, et Thomas Brown,
qui était présent, l'accueillit avec la même froideur. Le vieux Maka-
kia prit la parole au milieu d'un profond silence, tandis que les
assistans regardaient l'étranger d'un air hébété.
— Ton nom est Las-Sou-Po-Chou. J'ai ouï dire que tu faisais mer-
REVUE DE PARIS. 89
veilles. Tu es sans doute un habile homme qui viens de fort loin, et
je voudrais t'avoir près de moi ; les gens de mérite sont rares. Es-tu
un grand guerrier? Sais-tu composer des poésies? Fabriques-tu des
cuillers-à-pot? Es-tu capable d'aiguiser beaucoup de coquilles dans
un jour? On m'a raconté que tu avais de grands secrets à me dire, et
qu'à ta voix les Touroulourous deviendraient heureux et puissans.
Montre-nous un peu ce que tu sais faire.
Les assistans reprirent en chœur :
— Montre-nous un peu ce que tu sais faire.
Thomas Brown, qui regardait tout gravement, se mit, par extra-
ordinaire, à ricaner en grommelant en anglais :
— Je suppose que c'est une chose curieuse.
Les naturels reprirent de nouveau :
— Il montrera ce qu'il sait faire pour nous rendre heureux et
puissans.
Nazarille, lançant un regard de travers à l'Anglais, arracha trois
boules rondes de son collier, et s'avança résolument au milieu du
cercle, après avoir fait le moulinet avec une trique. On se recula,
et l'attention redoubla. Il prit ses trois boules, et les maniant avec
grande dextérité, il fit mine de lancer la première à une hauteur
prodigieuse; tous les yeux la suivirent en l'air, mais il la montra logée
entre son pouce et son petit doigt.
L'assistance poussa un long hurlement de joie et d'étonnement.
Reprenant aussitôt la même boule, il la jeta dans sa bouche, fei-
gnit de s'étrangler en l'avalant , et la montra qui faisait bosse au
gosier; puis, se mouchant de l'autre main, il la rendit par le nez en
éternuant.
Les naturels firent grand brouhaha; le roi, transporté, battit des
mains, et l'Anglais reprit son sérieux.
Mais Nazarille, sans leur laisser le temps de se reconnaître, montra
l'une de ses mains vide, fit un saut, jeta un cri, et rouvrit cette main
où l'on vit les trois boules réunies; il continua par divers tours de
passe-passe, qu'il avait appris des escamoteurs, notamment sur les
places de Batavia. Puis, enfin, il jeta les boules en l'air l'une après
l'autre, et, les laissant retomber en cascades d'une main dans l'autre,
il fit comme une guirlande d'une infinité de boules autour de sa tête.
Les naturels suivaient le mouvement, éblouis, entraînés, fascinés;
ils criaient, ils chantaient, ils applaudissaient avec une sorte de fré-
nésie, et les transports allèrent au comble. Mais ils étaient à peine
90 REVUE DE PARIS.
revenus de cette ivresse, que Nazarille, s'interrompant tout à coup,
prit une allumette, la frotta d'un coup sec, mit le feu à une traînée
de poudre qu'il avait répandue à terre, et parut comme transfiguré
au milieu des flammes dans une attitude terrible. Le roi, ses femmes,
ses guerriers, ses enfans, firent trois culbutes en arrière, et demeu-
rèrent prosternés, et ils commencèrent à murmurer tout bas :
— Celui-ci est plus puissant que le puissant Catacoua qui a lancé
les étoiles au firmament comme des boulettes d'herbes mâchées!
Nazarille alla relever le grand Makakia, et lui dit qu'en effet son
pouvoir était grand, mais qu'il voulait l'employer à lui rendre la
santé; le roi embrassa ses genoux. Alors Thomas Brown, se remettant
à rire , vint tout sottement découvrir la malice et comment les boules
qui semblaient disparaître, demeuraient retenues entre les doigts, et
comment les flammes surnaturelles étaient l'effet d'une composition
très connue. Nazarille frissonna; heureusement l'Anglais ne put se
faire entendre parfaitement, et l'on se montra peu ému de ses dis-
cours. Nazarille, pour en effacer la dernière trace, fit boire une goutte
d'eau-de-vie au grand Makakia, qui, sentant l'effet du cordial, et se
persuadant que ce flacon contenait la vie elle-même, jura qu'il don-
nait dès ce moment à l'étranger sa case , ses armes , ses pots , ses
femmes et sa part de la pêche.
Nazarille , remis de sa peur et demeuré seul , parce qu'on s'écartait
de lui avec respect, se mit à songer sérieusement que ce personnage
d'Anglais, non-seulement ne le servirait guère, mais le gênerait
étrangement dans ses projets; il avait d'abord éprouvé contre lui
cette répugnance naturelle d'un caractère bouillant et communicatif
pour un homme de cette espèce, mais il ne voulut rien négliger pour
se l'attacher; il le prit donc à part, et le conjura de s'unir à lui dans
leur malheur commun, et de former une espèce de société au milieu
de leurs ennemis. Thomas s'était accommodé une hutte assez habi-
table; Nazarille lui demanda de la partager et de vivre comme deux
frères; mais l'Anglais demeura sourd et se retrancha dans son lourd
égoïsme, et, fatigué de s'entendre prier, dit formellement :
— Je suis excessivement jaloux d'être en tête-à-tête avec ma per-
sonne; c'est mon sentiment.
Nazarille prit un air bénin, lui demanda pardon de la liberté
grande, et s'en alla tout contrit, mais gros de rancune.
Soit que l'Anglais fût prévenu contre le nouvel arrivé, soit qu'il
eût quelque intérêt à ruiner son crédit, il s'en alla de ce pas vers le
REVUE DE PARIS. 91
vieux Makakia, et le trouvant à peu près ivre et ravi de la vertu des
liqueurs qu'il avait bues, jl s'efforça de lui expliquer comment Na~
zarille abusait de son ignorance.
Le vénérable Makakia lui prêta fort peu d'attention , et cela ne
l'empêcha point de se jeter le jour suivant aux pieds du puissant
Las-Sou-Po-Chou pour obtenir quelques gouttes de son merveilleux
élixir. Nazarille y consentit, mais il ajouta brièvement que la cheve-
lure de Thomas Brown lui était indispensable pour la composition
de son breuvage : une heure après, on lui rapporta toute la toison
rouge de l'Anglais, qu'on avait poursuivi à outrance, et qui ne s'était
laissé tondre que par la crainte des plus terribles châtimens.
Le roi but et fut satisfait. Nazarille ne revit que le lendemain Tho-
mas Brown, qui lui lança un regard furieux. Nazarille le salua du
même air pudique, quoiqu'il se mourût d'envie de rire de le voir
chauve comme un magot de porcelaine. Il n'avait voulu que lui faire
sentir légèrement son crédit, et ce n'étaient là que les fleurs de sa
vengeance; mais il vit bien qu'il ne venait pas à résipiscence, et la
guerre fut ouvertement déclarée entre eux.
A quelque temps de là, le roi faillit expirer dans la nuit. On alla
réveiller Nazarille, qui ronflait comme un médecin véritable en pa-
reille occasion. Il prit la mine consternée qui convenait en entrant
dans la case; le roi se mit à geindre et lui ordonna de lui trouver un
soulagement. Nazarille tomba dans une rêverie profonde, qui n'était
au fond qu'un reste de sommeil; mais le roi le pressant et gémissant
de plus belle, il se frappa le front et s'écria :
— Grand chef, tu es sauvé! Il me vient à l'idée que nous possé-
dons ici.... Mais non, reprit-il avec abattement, cela est impossible.
Le roi voulut savoir ce que c'était.
— Grand chef, un remède non pareil!... mais il y faut renoncer.
— Mais encore? dit le roi.
— Il n'y consentirait jamais.
— Qui?
— C'est dommage , je t'aurais guéri sans coup férir.
— Avec quoi?
— Hélas! cela était infaillible.
— Comment?
— Mais c'est impraticable.
Le roi le regarda avec de grands yeux étonnés et lui dit dolem-
ment:
92 REVUE DE PARIS.
— Enseigne-moi comment tu pourrais me guérir.
— Je le connais, dit Nazarille, il n'y mettrait aucune complai-
sance.
Le roi, prêtant l'oreille et ne comprenant point, souleva son grand
casse-tête.
— Ne prenez pas la peine, dit Yitement Nazarille; tu veux donc-
que je m'explique, ô souverain des écailles d'huîtres.
Le roi fit signe que oui. Nazarille lui détailla d'abord comme quoi
le lait des femmes nourrissait les enfans et leur donnait la force et
l'accroissement; comment,- par conséquent, il était clair qu'il avait la
même vertu sur d'autres individus, et pouvait notamment redonner
la force et la vie à des hommes affaiblis par l'âge; mais il ajouta que
certains hommes d'Europe notamment étaient des nourrices sans
pareilles; que Thomas Brown était de ceux-là, et que, s'il voulait
prendre soin du roi seulement une semaine ou deux, le mal dispa-
raîtrait comme si on l'ôtait de la main.
— Mais, dit-il en finissant, vous voyez, majesté très crottée, du
caractère dont je le connais, jamais il ne s'y voudra prêter.
Le roi fit signe que oui.
— Oh! non, dit Nazarille, d'un air hypocrite; il n'est pas assez
charitable.
Le roi envoya ses gens sans mot dire. Thomas Brown, à celte
heure, dormait dans sa case d'un profond sommeil, car il s'était
rangé aux habitudes des illustres Touroulourous, qui ne savaient
que dormir, manger et se battre. L'un des envoyés essaya de s'ex-
pliquer sans y réussir; mais il faut renoncer a peindre l'air et le ton
de l'Anglais quand il se douta de ce qu'on s'était mis en tête. Sa
résistance était prévue; il vit lui-même qu'elle serait inutile, et se
décida à suivre gravement cet enragé pour s'expliquer avec le mo-
narque. Arrivé dans la hutte, les mêmes démonstrations recommen-
cèrent, et Makakia enfin lui ordonna qu'il eût à le rafraîchir sur-le-
champ. L'Anglais, qui osait à peine comprendre, devint d'un pourpre
foncé, et comme le roi parlait toujours, il dit avec une froide exas-
pération :
— Non , cela ne sera pas ! non !
— Ah! vous avez bien tort, lui dit doucement Nazarille; vous obli-
geriez tant sa majesté, et que vous en coûterait-il?
Thomas Brown passa du pourpre au violet , et entra dans une
colère d'autant plus grande, qu'elle ne put d'abord s'épancher, et
REVUE DE PARIS. 93
qui s'écoula enfin par un torrent de jurons anglais qui furent très
mal accueillis. Il s'adressait notamment à Nazarille, qui, sans se
mettre en peine de ce qu'il disait, lui répliquait doucement :
— Allons, puisque votre secret est connu, n'y mettez point de
mauvaise grâce; vous voyez bien que sa majesté s'impatiente, et
vous pourriez mal passer le temps.
Le roi, en effet, donna des ordres menaçans. Quand Thomas se
vit prendre au collet, il tomba dans un accès de male-rage en char-
geant Nazarille de malédictions. Celui-ci, pour toute vengeance, fai-
sait les grands bras et disait avec des airs d'affliction :
— Il n'y veut pas consentir. 0 fâcheuse obstination! ô endurcisse-
ment déplorable ! ô contre-temps capital !
Il ne cessait d'exhorter le rebelle et montrait au roi qu'il n'y au-
rait point de sa faute s'il ne se laissait point fléchir; mais cependant,
quand il vit que l'on commençait à le houspiller trop sérieusement,
il se jeta entre deux, eut grand'peine à les séparer, et dit qu'on
pouvait le laisser en repos; qu'une autre fois peut-être ce caprice lui
passerait, et qu'il fallait prendre garde de tarir pour jamais cette
source de santé.
On se rendit à ces instances. Thomas Brown s'enfuit tout écumant,
et cria à Nazarille qu'il prît bien garde, et que l'un d'entre eux de-
meurerait sur le carreau s'ils venaient à se rencontrer. Nazarille eut
grand soin d'expliquer au roi ces dispositions. Il lui représenta que
son existence, à lui Las-Sou-Po-Chou, étant étroitement attachée à
celle de sa majesté, qu'il tenait dans ses mains, il était indispensable
de veiller à l'une pour préserver l'autre, et de lui donner une bonne
escorte pour préserver des jours si précieux à tout le peuple. Il sortit
en effet, dûment escorté de quatre garnemens qui tinrent l'Anglais
en respect.
L'Anglais, ayant déserté sa case, errant çà et là, et ne pouvant plus
rencontrer Nazarille sans tomber en syncope, prit tout résolument
son parti. Il revint à la hutte royale, et fit avertir Makakia qu'il avait
quelque chose de la dernière importance à lui communiquer. Le roi,
malgré leurs derniers débats un peu vifs, voulut bien l'écouter.
Thomas Brown fit un effort terrible sur lui-même pour soutenir cette
conversation, et déclara tout au long que Las-Sou-Po-Chou n'était
qu'un intrigant, un aventurier qui ne connaissait rien à l'art de
guérir, et qui voulait seulement se ménager des ressources par ce
moyen ; que les breuvages qu'il préparait n'étaient que des drogues
9i REVUE DE PARIS.
nuisibles, et qu'il n'avait d'autre dessein que de s'emparer de la
confiance de sa majesté et de l'empoisonner, afin de régner à sa
place.
De tout ceci le grand Makakia ne comprit que le dernier mot,
mais il en fut vivement saisi. Il fit répéter à l'Anglais sa harangue,
donna des signes d'approbation, et parut plongé dans une rêverie
inquiète. Puis il prit le tonnelet qui était à côté de lui, et répandit
sur la terre l'espèce de tisane infecte qu'il contenait, partie sans
doute du formulaire de Nazarille. L'Anglais s'alla promener après ce
beau coup, comme si de rien n'était,
Le lendemain, quand Nazarille se présenta avec sa potion, le roi
flaira le vase en silence et le renversa sur le sol, comme il avait fait
la veille. Nazarille n'en fut pas autrement surpris, car il commençait
à connaître l'humeur déréglée de sa majesté; mais il remarqua ce
jour-là qu'on ne lui parlait point, et il fut obligé d'aller chercher
lui-même sa nourriture. Le surlendemain et les jours suivans, sa ma-
jesté en usa de même à son égard; elle ne lui demandait plus rien
et l'écoutait à peine. Enfin il s'aperçut que les naturels avaient conçu
quelque méfiance, qu'on s'éloignait de lui tout en le surveillant. Il
soupçonna là-dessous quelque machination de l'Anglais, qu'il résolut
de tirer à clair.
Il s'en alla donc un matin chez le roi , tandis que les naturels étaient
à la pêche. Il entra la tête baissée, s'accroupit dans un coin, et se
mit à sangloter en se frappant la poitrine. Le roi le considérait d'un
air très touché. Nazarille se leva, lui fit deux révérences, et s'en alla
fondre en pleurs dans un autre coin. Le roi commença à prendre
quelque inquiétude, et se mit à gémir aussi. Nazarille'lui dit enfin :
— J'ai perdu ton amitié, soleil d'hôpital?
Le roi se retournant sans répondre, il reprit en s'humiliant :
— Pourquoi ai-je perdu ton amitié, magnifique sauvage?
Le roi hocha la tête et lui dit que c'était fort mal à lui de vouloir
l'empoisonner pour tous les bienfaits qu'il avait reçus. Là-dessus
Nazarille jugea indispensable de se cogner la tête aux nattes des pa-
rois, qui étaient fort douillettes. Le roi le regardait faire avec solli-
citude. Enfin Nazarille lui dit que s'il avait quelque intérêt à voir
mourir sa majesté, il n'y avait qu'à laisser faire le mal, qui ne man-
querait pas de l'emporter. Il ajouta d'ailleurs que lui, Makakia, ayant
à choisir entre la maladie qui le tuerait infailliblement et les remèdes
qui pouvaient le sauver, il se hasardait moins à continuer les tisanes.
REVCE DE PARIS. 95
Le roi saisit cette alternative et parut livré à de cruelles perplexités.
Nazarille, voyant d'où venait le coup, lui offrit de plus une preuve
certaine de son innocence, et le supplia de faire goûter les potions,
avant que de les prendre lui-même, à quelqu'un de sensé, à Thomas
Brown par exemple, dont la vie était chère à tous.
Cet expédient sembla décisif au monarque, qui répéta à plusieurs
reprises re-ta-sivé. Nazarille, pour terminer, le régala de quelques
gambades qui lui arrachèrent un sourire, et s'en alla de ce pas mettre
la main à sa mixtion. Jamais souffleur au grand œuvre, jamais mar-
miton novice, jamais sorcière dans l'enfantement d'un philtre, vieille
coquette exécutant une formule de pommade, ou vieux gourmand
apprêtant un ragoût de choix , n'y mirent plus de soin , de recherche
et de cérémonie. Il ramassa d'abord une collection de racines d'élite
dont il retrancha minutieusement tout ce qui pouvait être d'un goût
supportable, et donna carrière à son imagination dans la rareté des
ingrédiens et l'inattendu des mélanges; il assaisonna le tout de quel-
ques grains d'émétique, et laissa reposer cette décoction bénigne au
soleil jusqu'au lendemain.
Edouard Ourliac.
(La suite au prochain numéro.)
ANGELICA KAUFFMANN.
Un homme d'esprit a écrit sur ce sujet un roman intéressant. L'hé-
roïne y prêtait sans contredit : sa vie aventureuse et singulière a été
marquée par des incidens qui ne dépareraient point le drame le plus
fortement conçu. La fiction, avec tout son attirail magique, avait ici
beau jeu. Toutefois je ne sais jusqu'à quel point il convient d'ajouter
à une réalité caractéristique et notoire des détails étrangers ou des
ornemens parasites. La broderie, si ingénieuse soit-elle, ne risque-
t-elle point d'embrouiller un peu les fils d'une trame déjà curieuse
et attachante par elle-même? Une pure esquisse, simple, sobre,
précise, côtoyant de près la vérité, calquant avec le plus d'exactitude
possible le vivant modèle, sans trop de colifichets ni d'atours, et nul-
lement en quête d'inventions, siérait mieux, ce nous semble; il nous
eût plu de la tenter si nous avions le burin ferme et délicat qui grave
le fond même, et cette calme attention qui préside sans écart aux
moindres détails de l'œuvre.
C'était une noble fille merveilleusement douée qu'Angélique Kauff-
mann. Elle a personnifié d'une façon charmante l'art des femmes,
leur aptitude si long-temps indécise à rendre, soit par les sons, soit
par les lignes et les couleurs, le sentiment du beau, l'idéale nature.
Peintre et musicienne, peu s'en faut artiste dramatique, peintre
aimable surtout, son lot heureux fut la fécondité d'expression dans
la variété; elle réalise un type d'autant plus complet de la femme
REVUE DE PARIS. 97
artiste, qu'elle fut parfaitement belle, remplie de grâce, de vivacité,
d'esprit. Chaque partie d'elle-même pouvait servir de modèle achevé
à son pinceau. En se réfléchissant dans son œuvre, elle faisait jaillir
comme par enchantement Vénus ou Minerve; elle eut un don plus rare
encore, la pudeur, qui rehausse le talent et embellit la beauté môme.
Elle naquit en 1741, à Coire, capitale des Grisons, contrée âpre et
pittoresque qui s'étend sur la rive droite du Rhin jusqu'au lac de
Constance. Son père, Jean-Joseph Kauffmann, était de Schwarzen-
berg, cercle de Bregens, canton de Voralberg, comme tous les
Kauffmann. Sa naissance était des plus obscures, son talent et sa
fortune médiocres. Comme son pays natal n'offrait pas de ressources
suffisantes pour un talent même aussi modeste que le sien, il s'était
accoutumé à une existence nomade. Un voyage pédestre était chose
fréquente et même habituelle dans la vie de l'artiste tyrolien. Une
fois sa tâche terminée et sa bourse remplie, il revenait fidèlement à
son village, habité par toute sa famille, qui était fort nombreuse.
Un jour, pendant une de ses excursions à Coire, où il se rendait pour
exécuter divers travaux, il était tombé amoureux d'une jeune pro-
testante nommée Cléofe, qui s'était fait catholique pour l'épouser.
Le mariage de Kauffmann, la grossesse de sa femme, la naissance et
l'éducation d'Angélique, des commandes successives qui lui étaient
venues, avaient été autant de causes qui avaient retenu l'artiste dans
le pays de la bonne Cléofe.
Maître Kauffmann, ne connaissant autre chose au monde que ses
pinceaux, les avait mis tout naturellement dans les mains de sa fille,
dès qu'elle avait été en âge de s'en servir. Assez mauvais praticien,
mais instruit et possédant de bons principes, il avait endoctriné pas-
sablement la petite Angélique, en lui faisant grâce de ses exemples,
dont le joug eût été par trop lourd à supporter. Lui enseignant, elle
pratiquait librement. Il n'est pas rare dans l'histoire de la peinture
qu'un artiste secondaire forme un talent très distingué, quelquefois
même un génie éminent. Ainsi en fut-il de Raphaël, élève de Péru-
gin, qu'il éclipsa. Un maître de sens ,que la vanité n'offusque point,
loin d'imposer à son élève ce qu'il sent être faible dans son style et
sa manière, s'efface à propos pour lui laisser toute franchise d'étude
et d'admiration à l'égard des grands artistes qui l'ont précédé. Kauff-
mann, sachant combien il est difficile à une femme d'atteindre un
haut degré de perfection dans le dessin, s'attacha principalement à
instruire Angélique dans la science du coloris. De bonne heure il
l'avait initiée à l'entente difficile des jours et des ombres, à ces se-
98 REVUE DE TARIS.
crels de clair-obscur qui produisent le relief et qui font pardonner
souvent le défaut de sévérité et de correction. Aussi Angélique, son
naturel aidant, fut-elle vite ce qu'on appelle un petit prodige. A
neuf ans, elle peignait au pastel avec succès; quelques années plus
tard, elle faisait de la grande peinture, et, chose digne de remarque,
bien que précoce, elle avait réellement du talent.
Angélique était encore tout enfant, lorsque son père avait quitté
Coire pour aller s'établir à Morbegno, dans la Valteline. En 1752, il
passa de Morbegno à Côme, dans l'intention de s'y fixer. L'évêque
de cette dernière ville, monseigneur Nevroni, entendant parler de la
petite merveille en jupon, désira qu'elle fit son portrait. Angélique
fut présentée au révérend prélat, et lui plut singulièrement par la
naïveté de ses réponses. Il semblait quelque peu téméraire d'abord
qu'une petite fille de onze ans entreprît une tâche aussi importante
que celle de peindre un grave et éminent dignitaire de l'église. En-
couragée toutefois par un accueil plein de bienveillance, la jeune
artiste se mit à l'œuvre et réussit à merveille. Aussitôt Angélique fut
accablée de demandes; c'était à qui aurait un portrait de sa main.
J'en passe bon nombre qu'elle fit alors, tels que ceux de la duchesse
de Massa-Carrara, de l'archevêque de Milan, du cardinal Pozzobonelli,
du comte Firmian , etc. Il y eut concurrence de Mécènes pour la
protéger, d'abord Renaud d'Esté, duc de Modène, puis la plupart
des membres du haut clergé, dont le patronage s'est étendu de tout
temps sur l'art et les artistes d'Italie.
Il fallait à Angélique un peu de temps et de préparation avant
d'esquisser ses portraits. Elle épiait une attitude favorite de celui
qu'elle devait représenter, et cherchait adroitement quelque effet
bien saisi de clair-obscur. Partout où la vérité ne s'en devait point
trouver altérée, elle s'appliquait à introduire un style élégant et gra-
cieux. — Appelée à Constance par le cardinal de Roth, elle se sur-
passa de nouveau dans un portrait où elle sut déployer une entente
fine et spirituelle de la physionomie humaine.
Cependant maître Kauffmann était devenu veuf, et son goût éternel
de vagabondage l'avait repris de plus belle. Dans ses pérégrinations
d'artiste nomade, il emmenait sa fille avec lui. Lorsqu'il était appelé
à peindre les fresques de quelque église paroissiale de village, il se
faisait aider par la jeune écolière, à la grande stupéfaction des gens
de l'endroit. C'est ainsi qu'ils peignirent à eux deux les parois laté-
rales de l'église de Schwarzenberg, le propre pays de Kauffmann.
Quelqu'un, intéressé ou non , se montrait-il par trop incrédule tou-
REVUE DE PARIS. $9
chant la capacité de la petite Angélique, alors le père Kauffmann se
courrouçait en diable, malgré sa mansuétude naturelle. Patience,
patience, monsieur l'aristarque, grommelait le petit homme entre
ses dents : que Dieu nous prête vie et santé , nous ferons mentir
vos pronostics; laissez l'artiste aborder une fois son œuvre, nous
verrons si elle a le savoir creux et la cervelle vide. — C'était un très
bon homme que ce Kauffmann, aimant tendrement sa 011e, fort
enclin à parler d'elle, et ne tarissant pas sur ce chapitre. En la nom-
mant, il aimait à varier son doux nom d'Angelica par le masculin
Angelo, ou le diminutif Angelinette. Une fois en train de faire son
éloge, il disait volontiers, avec une humilité comique, que lui,
Kauffmann, n'était qu'un âne auprès d'elle.
Kauffmann , sentant fort bien que , malgré toutes les privations
qu'il pourrait s'imposer, il n'amasserait jamais de patrimoine pour
sa fille, avait renoncé à toute idée d'économie. Il avisa de donner,
en guise de dot, la plus brillante éducation possible à Angélique, qui
mordit de toutes ses jolies dents au fruit de la scieuce. Outre sa rare
aptitude à peindre, elle avait de surprenantes dispositions pour la
musique, qu'elle aimait passionnément. Sa voix était pure, étendue,
délicieuse, et elle y joignait beaucoup d'ame. Elle exécutait vaillam-
ment des morceaux des grands maîtres en s'accompagnant au cla-
vecin. Parfois aussi, pour égayer son père triste et veuf, elle lui
chantait de mémoire quelque chansonnette italienne qui faisait
pâmer d'aise le brave homme.
Cette éducation , à laquelle l'idolâtrie et la vanité paternelle s'étaient
complues, avait fait éclore dans la jeune tête d'Angélique des idées
disproportionnées avec l'humilité de sa condition; elle avait déve-
loppé outre mesure chez elle non-seulement des instincts d'élégance
et de mollesse, mais tous les goûts même d'une vie luxueuse. Natu-
rellement fort délicate, Angélique, à peine sortie de l'enfance,
s'était sentie attristée de son entourage; l'aspect de l'ameublement
grossier de sa chambre, le froissement de la toile épaisse et rude de
ses draps, lui faisaient pousser de longs soupirs qu'elle se reprochait
intérieurement sans avoir la force de les comprimer. Moitié illusion,
moitié songe, les images de Rubens ambassadeur, de Titien porté
en triomphe, de Raphaël quasi revêtu de la pourpre des cardinaux,
apparaissaient resplendissantes à son imagination. Ce mirage fée-
rique, qu'elle avait l'espoir de voir se changer un jour en réalité,
trompait les ennuis du présent, et l'excitait aux persévérantes ar-
deurs du travail.
100 REVUE DE PARIS.
Dès l'âge de quinze ou seize ans, Angélique était une jolie fille,
brune, avec des yeux bleus, un teint pâle, de longs cheveux noirs
qui lui retombaient en tresses sur les épaules, de belles mains et des
lèvres de corail. Sa taille était svelte, sans être fort grande. Elle
justifiait de tout point ce gracieux nom d'Angelica qu'on lui avait
jeté au berceau comme un souhait et comme un présage. Comme sa
mère, à qui elle ressemblait de caractère et de visage, elle avait une
fierté douce, et une hauteur d'ame tempérée par la grâce. A mesure
qu'elle grandissait, toutes les fraîches espérances de son printemps
avaient fleuri. Les formes grêles de l'adolescence s'étaient arrondies
sans rien perdre de leur morbidesse. Des sentimens nouveaux, des
aspirations jusque-là inconnues, faisaient pétiller dans son regard,
au lieu de la timidité naïve, une douce et pudique flamme.
A Milan, la beauté croissante d'Angélique faillit la détourner de
sa carrière. Elle avait alors vingt ans; sa voix de sirène faisait de plus
en plus merveille. Ses amis, regrettant de voir tous ces riches trésors
de grâce et de mélodie enfouis dans l'ombre d'un atelier, la vou-
lurent faire débuter au théâtre, où s'ouvrait pour elle la perspective
d'une grande et rapide fortune. Son père lui-même, influencé par
les souvenirs d'une vie de privations et d'épreuves, l'exhortait à em-
brasser des deux professions la plus lucrative. Angélique hésita quel-
que temps : les émotions et les éclatans succès de la scène la ten-
taient; d'un autre côté, l'idée de s'afficher en public alarmait sa
craintive pudeur. A la fin, l'art le plus approprié aux conditions
d'une vie chaste et abritée l'emporta, et un tableau allégorique con-
sacra son alliance avec la peinture. Placée entre les deux arts qui la
sollicitent à l'envi par leurs caresses, Angélique a choisi le moment
où elle adresse à la musique de tendres adieux; adieux fictifs, toute-
fois, et qui n'exclurent pas dans l'avenir maint retour affectueux.
Après avoir visité Parme et Florence, elle arriva à Rome en 1763;
l'année d'après, elle s'en fut à Naples. Revenue à Rome, elle y suivit
un cours régulier de perspective. En 1765, elle était à Venise, en-
tourée des plus brillans hommages. Six années de voyages, l'étude
comparée des différentes écoles, la contemplation des chefs-d'œuvre,
avaient considérablement accru le talent d'Angelica. Sa réputation
s'étendait en Allemagne et surtout en Italie. Mais les Italiens appré-
ciaient mieux son mérite qu'ils ne le payaient. Quelques riches An-
glais, résidant à Venise, l'engageaient à venir dans leur pays, et
Angélique persuadée en avait appris la langue. Des affaires de famille,
qui appelaient son père en Allemagne, mirent pendant quelque temps
REVUE DE PARIS. 101
obstacle à ce projet. Une vieille dame anglaise de ses amies, veuve
d'un amiral hollandais, lady Mary Veertvort, leva la difficulté, en
offrant d'emmener Angélique; ce qui fut joyeusement accepté et mis
promptement à exécution.
Angelica Kauffmann arriva à Londres le 22 juin 1766, fort en-
chantée dès les premiers jours d'avoir entrepris son voyage. La
maison de son hôtesse, où elle descendit, était située dans un beau
quartier de la ville, Charles-Street, Berkelay-Square. La bonne dame
y traita Angélique comme sa propre fille, l'entourant de soins, de
prévenances, et l'initiant à tous les petits secrets du comfort britan-
nique. On pense si la jeune artiste respirait avec délices ce parfum
d'élégance aristocratique dont les objets et les personnes, dont l'air
même lui semblaient imprégnés. Angélique avait toujours été pieuse
et raisonnable, mais point dévote ni philosophe; elle avait tous les
goûts de son âge et se montrait sensible aux succès du monde, comme
doit l'être une belle Glle.
Elle retrouva en Angleterre quelques-unes de ses connaissances
d'Italie. Elle en fut d'abord bien reçue et s'empressa de l'écrire à
son père : « On m'a répété mille fois, lui dit-elle, que les Anglais,
de retour chez eux, oublient les promesses d'amitié qu'ils ont faites
à l'étranger; moi, j'éprouve tout le contraire. Les dames anglaises
particulièrement sont très aimables, pleines de franchise, et en gé-
néral de bon sens. »
Pourtant toutes ces brillantes espérances furent loin de se réaliser;
plus d'une s'en alla en feu de paille et en fumée. La froide étiquette,
une morne indifférence éteignaient et glaçaient l'élan des premières
démonstrations; les invitations étaient rares et les commandes en
petit nombre. Angélique se repentait par momens d'avoir quitté pour
la pâle x\ngleterre ce ciel azuré qui dore avec tant d'éclat le teint des
filles d'Italie. Ici plus de ces mœurs faciles et charmantes, de cette
insouciance joyeuse, de ces sentimens expansifs, de cette vie qui
rayonne de toutes parts. Le revers de la médaille frappe actuelle-
ment ses yeux: une existence étroite et compassée, des mœurs de
boutiquiers et de marchands; de la boue, des brouillards, une pluie
presque continuelle au cœur de l'été, la brume au-dessus des tètes
et l'égoïsme dans les cœurs. Tout contribuait à accroître la tristesse
d'Angélique. Le mal du pays la gagnait, et son art bien-aimé lui était à
peine un refuge contre les mille assauts répétés du désenchantement.
Le zèle affectueux de son hôtesse brillait plus par le bon vouloir
que par le résultat effectif. Lady Mary, quoique Anglaise et de fort
TOME XIV. FÉVRIER. 8
102 REVUE DE PARIS.
bonne maison, était comme étrangère à Londres, qu'elle avait quitté
à l'époque de son mariage; elle n'y avait que des relations peu nom-
breuses et encore moins intimes; mais elle savait suppléer à tout par
l'activité. Lady Veertvort ne cessait de prôner Angélique, sollicitant
des commandes de tout venant, s'adressant tantôt aux femmes à la
mode, tantôt aux hommes en crédit.
Enfin , on eut l'idée de s'adresser à Reynolds lui-même. Reynolds,
à cette époque, trônait dans l'école et méritait ce rang par le rajeu-
nissement qu'il avait fait subir à un art dégénéré. Avant lui, la pein-
ture anglaise était en proie à l'envahissement du genre vaporeux.
Parti à l'âge de vingt-six ans avec lord Keppel, qui commandait dans
la Méditerranée, Reynolds, durant un séjour de deux années en Ita-
lie, avait puisé dans l'étude des maîtres de ce pays une pureté de
contours qu'il sut combiner avec l'éclat du coloris et des effets de
lumière à la Rembrandt. Aussi, lorsqu'il reparut en réformateur,
figura-t-il assez bien le soleil qui chasse devant lui un troupeau de
nuages. — Il parut habile à lady Veertvort de faire d'un tel maître un
protecteur à Angélique. Cœur bon et obligeant, oracle influent et
partout écouté , Reynolds était mieux à même que personne de la
servir. Un lord Exeter, qui avait connu la jeune artiste en Italie,
servit aux deux dames d'introducteur.
Angélique, comme tout le monde en Angleterre, admira dès l'a-
bord les principales qualités de Rejnolds : l'art de ses compositions,
la variété inépuisable de ses figures, la fraîcheur de ses teintes, la
douceur pleine de charme de son pinceau, et cette légèreté de tou-
che d'un effet si neuf et si piquant dans le clair-obscur. Elle écrivait
à son sujet, dans les premiers jours, avec un enthousiasme expressif:
« M. Reynolds est ici le premier des peintres; il a une manière par-
ticulière, ses tableaux sont généralement historiques; je lui trouve
un pinceau volant qui produit un grand effet dans le clair-obscur. »
— Tout intérêt mis à part, Angélique aimait à visiter l'atelier de
Reynolds, où elle se trouvait fréquemment en rapport avec des
artistes et des gens du monde. Les heures qu'elle passait près de lui
étaient au nombre de ses distractions préférées; elle étudiait sa ma-
nière pleine de grâce et s'attachait à saisir quelque chose de son co-
loris brillant et harmonieux.
De son côté, Reynolds connaissait depuis long-temps miss Kauff-
mann de réputation; il l'accueillit avec toutes sortes d'égards et de
cordiale affabilité. Durant les visites qu'il s'empressa de lui rendre,
il se plut à causer avec elle de leur art et de leur chère Italie. Ange-
REVCE DE PARIS. 103
lique lui ayant montré quelques échantillons de sa peinture, Rey-
nolds en fut frappé, malgré leur peu d'importance, et les loua avec
franchise. 11 était trop habile pour ne pas discerner à fond un vrai
talent, trop loyal et trop sûr de lui-même pour s'en montrer jaloux.
Bientôt les rapports les plus intimes s'établirent entre eux. Rey-
nolds fit le portrait d'Angelica, Angelica fit le portrait de Reynolds.
Cette vive affection mutuelle rencontra vite son écueil : Reynolds
s'éprit subitement et sérieusement de sa jeune élève. La passion af-
fluant hors de son cœur, il l'épancha en termes si tendres et si vélié-
mens, qu'Angélique s'en alarma. Pour se soustraire à des avances
qu'elle craignait d'accueillir, elle imposa à son amitié prise trop au
vif le voile d'une rigide réserve. Dans l'inquiétude que lui causaient
les poursuites du chevalier Reynolds, elle écrivait cette fois à son
père : « On me traite bien ici , trop bien , mais je ne me livrerai pas
facilement; Rome m'est toujours dans la pensée, l'esprit saint me
dirigera. »
Après avoir continué d'habiter quelque temps chez sa protectrice,
Angélique s'était décidée à monter une maison située au midi de
Galden-Square, où elle recevait brillante compagnie. Une fois qu'elle
y fut bien installée, Kauffmann, fidèle à une vieille promesse, passa
la Manche pour venir se réchauffer au soleil de sa glorieuse fille.
Angélique menait dès-lors une vie paisible et agréable; elle avait
congédié plusieurs riches prétendans, sans compter Reynolds, et
paraissait, comme on disait, mariée à la peinture. Peu à peu les
commandes tant désirées étaient venues au-delà de tout souhait. La
duchesse de Devonshire avait désiré avoir, de la main d'Angélique,
son portrait et celui de lady Duncannon-Galles, laveur dont aucun
peintre n'avait joui avant elle, pas même Reynolds. Elle fut aussi
présentée à George III, qui lui commanda le portrait de la reine et
celui de son fils. La fashion anglaise l'avait décidément mise à la mode
et la patronait. On cite d'elle un tableau représentant la première
toilette de Vénus parée par les Grâces, dans lequel l'artiste sut ré-
pandre une fraîcheur de coloris, une harmonie et une transparence
de tons, une morbidezza dignes de l'Albane. Ce n'était point la
mère des Amours; c'était Vénus vierge encore, recevant de la main
des Grâces la première leçon de coquetterie, souriant pour la pre-
mière fois à son image, belle d'innocence et de volupté rêveuse.
Angélique avait jeté sur la nudité des figures comme un voile d'ado-
rable pudeur. La fécondité de sa palette fut telle vers cette époque,
qu'on porte à six cents le nombre des gravures de ses ouvrages sor-
8.
104 REVUE RE PARIS.
tics du burin des artistes anglais. Elle-même grava aussi à l'eau-forte
mêlée de lavis trente planches de différentes grandeurs, tant d'après
des sujets de sa composition , que d'après divers maîtres italiens.
Un magnifique portrait qu'elle fit de la duchesse de Brunswick, au
commencement de 1767, acheva de mettre le sceau à sa réputation.
Angélique, comme par manière de diversion et attrait de variété,
chantait parfois à des concerts, chez lady Veertvort. Elle y appa-
raissait belle, mais douce et calme, avec son profil pur, ses sourcils
et ses grands cils noirs , la mollesse humide de ses longs regards
bleus, et cette pâleur inspirée du front, qui tranchait si lumineuse-
ment au milieu des visages fardés qui l'entouraient. On eût dit la
muse même de la musique. Tout en elle contribuait à l'illusion, sa
taille moyenne et délicate , les roses qui se jouaient dans ses cheveux
poudrés, et jusqu'à cette robe de satin, dont les reflets semblaient
d'argent comme sa voix. A l'entendre, le cœur le plus revêche se
sentait ému. A moins d'être un de ces esprits algébriques qui vou-
draient qu'un dithyrambe fût profond et qu'une élégie fût érudite,
il fallait, bon gré mal gré, se laisser ravir par les notes mélodieuses
qui coulaient de ses lèvres. Le chant avait cessé, qu'on écoutait
encore l'enchanteresse. C'est qu'elle avait un don rare entre tous,
un don qui vaut mieux que la science et que l'esprit, qui nous fait
aimer du public et nous rend maîtres des cœurs , l'émotion !
Ici, du sein même des plus rians succès, surgit l'événement capital
de la vie d'Angélique, et pour ainsi dire la péripétie de son drame.
Il venait de paraître dans les cercles de Londres un étranger qui,
par ses avantages extérieurs, la noblesse de ses manières, le faste
dont il s'entourait, et l'éclat apparent de sa fortune, captivait l'atten-
tion publique. Ce personnage se disait Suédois, et portait le titre de
romte Frédéric de Horn. Angélique, cédant à l'impulsion d'une va-
nité irréfléchie, s'affola tout à coup de cet inconnu, au détriment de
l'excellent et digne Reynolds, qui jouait près d'elle le rôle de fâcheux
et de ^personnage incommode. En vraie fille d'Eve, elle se laissa
tenter par le séducteur; un jongleur couvert de clinquant et bariolé
de faux titres la fascina. C'est une tache dans la vie d'Angélique, ou
tout au moins l'indice d'une grande légèreté. Elle sacrifia à cette
humeur frivole des femmes, qui trop souvent se prennent aux appâts
les plus grossiers, et laissent un fat ou un fripon se glisser fraudu-
leusement dans le lit conjugal. Tout Londres fut témoin du mariage
de l'artiste avec l'équivoque étranger. Mais à peine l'acte fut-il ac-
compli, que la vérité se fit jour à travers le tissu de mensonges dont
REVUE DE PARIS. 105
un fourbe adroit s'élait enveloppé. On découvrit que le prétendu
comte de Horn n'était qu'un ancien valet jadis attaché au service
d'un seigneur de ce nom. Un coup aussi terrible et aussi imprévu
faillit rendre folle de douleur la pauvre Angélique. La foudre, en
tombant sur elle, ne l'eût pas frappée d'une moindre stupeur. Cepen-
dant, soutenue, éclairée, assistée par ses nombreux amis, elle par-
vint à faire annuler ce frauduleux mariage au moyen d'un acte de
séparation rendu le 10 février 1768.
On a émis diverses conjectures sur un événement aussi tristement
bizarre. Certains ont osé croire à un complot inspiré à Reynolds par
le dépit de son amour rebuté. Les recherches les plus exactes n'ont
jamais pu fournir aucune solution précise à cet égard, et, pour l'hon-
neur du peintre anglais, on doit écarter jusqu'au plus léger soupçon
qui planerait sur lui. — Le romancier français a imaginé, pour sortir
d'embarras, une fable très habilement tissue. D'après lui, c'est un
riche baronnet, membre du parlement, qui, repoussé dans les offres
qu'il a faites à Angélique de son amour et même de sa main, ourdit
pour se venger cette trame odieuse. Dans la donnée ainsi conçue, le
faux comte de Horn, très jeune homme, timide, crédule, naïf, sans
expérience des hommes et des choses, n'est qu'un instrument aux
mains du baronnet, qui le fait agir au gré de ses calculs. Il est abusé
tout le premier et se croit fermement l'héritier légitime de la maison
de Horn, autant du moins que son œil peut pénétrer à travers le
voile mystérieux qui enveloppe sa naissance. Il est plein de nobles
qualités et devient sincèrement épris d'Angélique. Lorsque sa véri-
table condition est dévoilée, le remords qu'il éprouve d'une fraude
dont il a été complice involontaire le rend digne de pitié, et laisse
même planer sur lui un intérêt assez vif. — On regrette qu'une hy-
pothèse si ingénieuse soit absolument contraire à la vérité historique.
La préméditation coupable du prétendu comte de Horn est malheu-
reusement un fait trop avéré. Au surplus, il ne survécut que peu
d'années à son imposture.
Sous le coup de son humiliation et de sa douleur, Angélique
éprouva une sorte de prostration morale facile à concevoir. Son es-
prit se refusait à créer; les pinceaux vacillans s'échappaient de sa
main débile; l'atelier, silencieux et solitaire, était comme veuf de
l'artiste, dont la présence l'animait tant jadis. Lorsque la perfidie, la
trahison , l'imposture, vous cernent de toutes parts, lorsque le dégoût
des choses humaines vous monte au cœur, la sensibilité, surexcitée
outre-mesure, laisse l'intelligence inerte. Le moyen de s'intéresser à
10G HEVUE DE PARIS.
des faits étrangers, de s'appliquer froidement à des combinaisons
d'art ou de science, de déduire méthodiquement des idées logiques,
lorsque la sensation d'un mal immense, obsédant, inéluctable, nous
tenaille et nous mord? Les facultés n'ont plus d'aptitude que pour
sentir et se souvenir; l'énergie qui se consume à souffrir, l'imagina-
tion qui se crée perpétuellement de funèbres fantômes, n'ont plus de
ressort pour se mouvoir dans les sphères sereines de la pensée. Du
moins Angélique put replier les ailes de son activité pour s'abriter
exclusivement dans sa douleur. Rien ne la poussait irrésistiblement
à produire; sa position était assurée, son talent avenu, sa réputation
faite. Elle n'était plus à cette période des débuts où l'esprit, agité,
inquiet, sans cesse en haleine, a hâte de franchir la série entière des
tentatives pour prendre Ci.fisi possession de son domaine définitif.
A cette époque environ remonte un autre incident auquel Angé-
lique fut très sensible, malgré son peu d'importance. Au nombre de
ses amis était un jeune seigneur dont la ligure gracieuse et poétique
lui avait inspiré l'idée de la fixer sur la toile. 11 y avait eu à cet égard
parole donnée et reçue. Le jeune seigneur était fort partisan du ta-
lent d'Angélique et très porté pour sa personne. 11 allait partout,
dans les salons, les ateliers, les bureaux de gazettes, vantant son por-
traitiste futur. Un jour il était allé tout exprès chez Reynolds, qu'il
voyait peu d'ordinaire, pour s'extasier sur le mérite du dernier ta-
bleau de miss Kauffmann. Cependant divers obstacles indépendans
de la volonté d'Angélique avaient retardé l'exécution du portrait
promis; la catastrophe dont elle fut victime l'ajourna indéfiniment.
Non pas que l'œuvre ne lui parût toujours séduisante à tenter, non
que les traits de son modèle ne lui semblassent toujours dignes de
son pinceau : c'était elle, au contraire, qui craignait maintenant
d'être inférieure à la tache; elle s'était pris d'un dégoût invincible
pour tout travail appliqué, la douleur paralysait ses forces. Sans en-
trer dans les motifs d'une résolution qui n'avait rien d'injurieux pour
lui, le gentilhomme, plus aimable et spirituel que juste, se dépita.
De preneur qu'il était auparavant d'Angélique, il devint son détrac-
teur implacable. Non content de déprécier un mérite qu'il estimait et
choyait auparavant, il se mit à incriminer jusqu'à la vie privée de
l'artiste. Angélique apprit ces menées et en fut sincèrement affligée
pour leur auteur encore plus que pour elle-même. Que les hommes
sont vains, pensait-elle, et que la vanité est égoïste! Harceler pour
les satisfactions d'un chétif amour-propre une pauvre ame malade qui
n'aspire qu'au repos, quelle cruelle folie! Ne saurait-on vivre sans
REVUE DE PARIS. 107
la gloriole de se voir reproduit en buste? Après tout, les peintres
flatteurs manquent-ils en ce monde? On adule pour être adulé, et
l'on déprise l'instrument qui nous devient inutile, rien de plus simple.
Mais peut-on bien se démentir si ouvertement soi-même, et brûler
aujourd'hui ce qu'on a adoré hier!
Depuis sa mésaventure, Angélique s'était retirée du monde; elle
ne voyait presque plus personne, si ce n'est de temps à autre les
Reynolds, et le peintre vénitien Antonio Zucchi, ami et commensal
de la maison. Ce Zucchi était une des anciennes connaissances d'Italie
du vieux Kauffmann. Ils avaient formé ensemble à Rome une liaison
fort intime, malgré la disproportion des âges, le peintre tyrolien
ayant bien quelque vingt-six ans de plus que son confrère de Venise.
Établi à Londres comme paysagiste, Zucchi avait su y amasser une
fortune considérable et quelque renom, par une certaine habileté à
peindre avec vérité et franchise des ruines d'architeetere. C'était un
artiste de la plus singulière espèce, grand échafaudeur de systèmes,
préoccupé outre mesure de grandiose, de naïveté, de profondeur, et
bavardant théorie à merveille. Il eût désespéré ses élèves s'il en avait
eu; heureusement on ne lui en connut jamais aucun. Nul artiste ne
fut moins propre que lui à faire secte par son pinceau. — Un vaga-
bondage perpétuel d'idées sans résultat, voilà tout. — Il démontrait
fort bien aux autres ce qu'était le beau, mais il était incapable pour
son compte d'en réaliser supérieurement la plus mince parcelle. Que
si, après l'avoir entendu pérorer avec éloquence, il vous prenait fan-
taisie de le voir à l'œuvre, il fallait fort en rabattre, et si votre imagi-
nation avait pris le vol, elle risquait de faire une chute complète.
Ainsi arriva-t-il à Winckelmann , qui n'éprouva jamais de plus grande
mystification en sa vie. Notre homme étalait sous vos yeux de nom-
breux échantillons de ses ouvrages (car il était très fécond ) : un pan
de mur, puis un autre; de la pierre, toujours de la pierre; nulle ex-
cursion hors du règne minéral. — Au lieu d'un peintre vous aviez un
sermonneur. — Au demeurant, excellent homme, serviable, facile,
toujours dispos et content, d'une sérénité rafraîchissante, prenant
feu à tout propos, improvisant sur tout sujet sans scrupule, franc
quoique démonstratif, et, ce qui est plus rare, aussi accommodant
sur ses idées que peu despotique dans sa faconde.
Quand Angélique fut revenue de son premier étourdissement,
elle chercha à se prémunir contre les suites possibles; elle chercha
dans la résignation l'oubli de sa peine. Le travail amortit les der-
niers aiguillons du mal, et le temps, peu à peu, cicatrisa la blessure.
108 REVUE DE PARIS.
Sa main long-temps oisive reprit les pinceaux, qui voltigèrent de
plus belle sur la toile aussitôt convertie en guinées. La renommée,
cette fée capricieuse, redoubla de sourires pour Angélique. Elle fut
inscrite avec une sorte de solennité sur le registre des membres de
la société royale de peinture de Londres. Bien des consolations lui
arrivèrent sous forme d'hommages: elle se vit chantée à la fois par
Klopstock et par Gessner, à qui elle envoya, en échange de leurs
vers, de gracieux tableaux.
Cependant cette femme éprise d'idéal, préoccupée essentiellement
d'art, ignorante d'une vie qui l'avait si cruellement éprouvée, ne
pouvait rester en butte, comme un roseau fragile, à tous les souffles
meurtriers du dehors; il fallait un tuteur à cet arbuste qui venait
de ployer si douloureusement sous la rafale. Un bon et honnête
mari était le meilleur redresseur possible des torts de la destinée.
Qui mieux que lui pouvait prendre à son compte les soins fastidieux
et les mille fardeaux assujettissans que rejetaient les frêles épaules
d'Angélique? Ses amis la pressaient. Que faire? L'illusion brillante
et légère s'était enfuie à tire d'ailes, l'âge mur s'avançait avec son
pied de plomb, la saison des enchantemens et des amours était
passée; elle savait Irop les embûches perfides que tend l'orgueil à la
crédulité humaine; mieux valait encore le calme plat que la tour-
mente. Angélique jugea d'un coup d'oeil sa situation: en femme de
sens, elle prit bravement son parti, et but sans sourciller jusqu'au
fond le calice amer. En d'autres termes, elle épousa le bouillant et
grotesque Zucchi, lequel, par parenthèse, était ennemi outré du ma-
riage; mais il daigna se convertir pour les beaux yeux d'Angélique.
La raison, l'estime, l'amitié, par-dessus tout le désir de complaire au
bonhomme Kauffmann, unirent ces deux êtres, que la nature avait
faits si peu semblables.
Angélique avait été fort malade et comme entre la vie et la mort.
A travers une convalescence lente, mille affaires à régler et bien des
embarras de toute sorte, douze années s'étaient écoulées du premier
mariage au second. L'Angleterre n'avait jamais été, aux yeux d'An-
gélique, qu'un pays de passage; Rome lui apparaissait au loin comme
le terme de sa vie bohémienne et le but suprême de son pèlerinage
d'artiste. C'est là qu'elle voulait mourir. Les infirmités de son père
réclamaient un ciel plus clément; Zucchi n'était pas fâché de revoir
sa chère Italie, où les vieux pans de mur foisonnent. Cinq jours après
la célébration du mariage, les deux époux s'embarquèrent pour Os-
tende, d'où ils gagnèrent Venise. C'est là qu'Angélique (on l'appela
REVUE DE PARIS. 109
toujours de son nom de fille) composa pour un riche Anglais son
beau tableau de Léonard de Vinci expirant dans les bras de Fran-
çois I".
De Venise, elle se rendit à Naples, puis revint à Rome, où elle se
fixa définitivement. Rome était alors le dernier asile des beaux-arts
expirans : les travaux de Raphaël Mengs opposaient seuls une bar-
rière à la décadence partout imminente. Angélique, qui avait autant
de pureté de goût avec plus d'élan et d'imagination que le célèbre
Allemand, renoua les saines traditions que la mort récente de cet
artiste venait d'interrompre. Elle développait ses préceptes, ses théo-
ries, dans de spirituelles conversations dont la trace s'est malheureu-
sement perdue; mais il reste assez de tableaux d'Angélique pour
attester l'excellence de ses prédications, moins stériles que celles de
Zucchi. On peut citer, entre autres, les deux tableaux qu'elle peignit,
peu de temps après son retour à Rome, pour l'empereur Joseph II,
l'un représentant Arminius vainqueur des légions de Yarus, l'autre
la Pompe funèbre par laquelle Enée honore la mort de Pal/as.
Nous n'avons en France qu'un très petit nombre de tableaux sortis
de la main d'Angelica Kauffmann. Elle n'y est guère connue que par
les estampes que les graveurs anglais ou autres ont multipliées d'après
ses plus beaux ouvrages et répandues dans toute l'Europe. Elle pei-
gnit également le portrait et l'histoire, mais excella surtout dans le
portrait. Bartolozzi est celui de tous ses traducteurs qui, selon l'opi-
nion unanime, a le plus habilement reproduit le caractère et la ma-
nière des originaux.
Si l'on en juge d'après la gravure, le trait dominant du talent
d'Angélique était quelque chose de semblable à cette surabondance
de grâce qui éclate dans Raphaël. Ses airs de tête sont entre la divine
et majestueuse beauté des figures du Guide et l'amabilité un peu
molle et légère de l'école de l'Albane ou du Corrège. Peu d'énergie
sans beaucoup d'élégance et de noblesse, tel est au premier coup
d'œil le caractère de son style dans le dessin. Ses personnages man-
quent de cette vie intérieure et puissante qui renfle et détermine
fièrement tous les contours. Il y a dans ses guerriers, par exemple,
je ne sais quel aspect efféminé et doux qui exclut toute idée d'audace
belliqueuse et d'intrépidité féroce. Angélique a évité autant que pos-
sible les scènes fortes et terribles dans lesquelles son talent se trou-
vait dépaysé; mais, dans les compositions d'un médiocre développe-
ment et d'un caractère calme, dans les sujets non épiques, elle est
tout entière elle-même, c'est-à-dire pleine de tendresse et d'une
110 REVUE DE PARIS.
grâce inexprimable. Il était dans sa nature de rendre les phénomènes
mystiques de béatitude, d'extase, d'adoration, en un mot, tout
l'ordre admirable des faits et des sentirnens religieux. Sa manière
comme coloriste se modiQa graduellement dans le cours de ses
voyages et de ses études; dans ses derniers tableaux , elle est plus
franche, moins brillante et plus vigoureuse. Sa touche était large,
savante, et c'était au jeu du pinceau que la femme se trahissait le
moins. Elle avait aussi l'ordonnance pittoresque, la science du
groupe, l'art d'ajuster les figures. « Vos personnages, lui disait un
de ses admirateurs les plus compétens, pourraient marcher sans dé-
ranger leurs vôtemens. » Un peu d'indécision les déparait toutefois :
soit qu'ils fussent à l'état de mouvement ou de repos, ils ne pres-
saient pas la terre d'un pied assez ferme. — Moins asservie au joug
classique de son temps, Angélique eût cherché sans doute à mettre
plus d'accord entre le choix de ses sujets et la tendance dominante
de son inspiration. On regrette que, rejetant l'attirail de l'Olympe et
la friperie mythologique, elle n'ait point dirigé plus souvent son essor
vers l'empyrée des chrétiens; elle eût pu y rencontrer des tableaux
dignes de ses modèles.
Son pinceau ne s'amollit du moins jamais jusqu'à l'expression ero-
tique, et n'avait garde de s'abaisser où l'art sévère ne descend point;
l'instinct pudique de la femme lui servait de guide. Angélique ne
peignit que des attitudes contenues et des voluptés chastes. Le goût
équivoque d'un Mécène lui voulait-il faire violence et la difficulté
était-elle, de s'abstenir absolument, Angélique s'en tirait, faute de
mieux, par l'esprit; l'effet risqué était éludé avec adresse. Le nu
immodeste se dérobait sous sa main, et la nymphe que vous alliez
surprendre à l'instant le plus périlleux de sa toilette se couvrait à la
hâte d'un voile blanc.
De nouveaux malheurs vinrent marquer les dernières années d'An-
gélique. En 1795 mourut son fidèle Zucchi, et peu de temps après
elle perdit presque toute sa fortune. En femme honnête, elle regretta
plus son mari que son argent. Du moins la Providence ne lui ôtait
pas tout, elle lui laissait les deux mains pour tenir vaillamment les
pinceaux; elle songeait qu'elle n'avait pas toujours été riche et tâchait
de se borner à un train plus modeste : « L'indigence ne m'épou-
vante pas, disait-elle, mais l'isolement me tue. » C'est qu'il fallait à
Angélique la vie du monde, le doux commerce de l'artiste en société,
à côté de l'atelier le salon, et après le travail la causerie. Accoutumée
au perpétuel entourage d'un essaim d'admirateurs et d'amis, le vide
REVUE DE PARIS. 111
l'effrayait. Son ame n'était ni assez ferme ni assez sereine pour ha-
biter sans vertige les cimes de la rêverie et pour se sonder à toute
heure sans trouble.
Lors de la conquête d'Italie et de l'occupation de Rome par les
Français, Angélique s'alarma un instante l'idée de voir son repos
compromis et sa solitude troublée. Les troupes étant fort nombreuses,
on avait dû les répartir chez tous les habitans sans distinction. Les
armes bruissaient partout pesamment sur le pavé de la ville, et l'ap-
pareil hostile menaçait d'envahir le sanctuaire des arts. Heureuse-
ment notre vieille galanterie n'avait pas abdiqué, les soldats français
n'étaient pas des Vandales. En sa double qualité de femme et d'ar-
tiste, Angélique obtint du général Lespinasse une franchise de loge-
ment de gens de guerre. Touchée de ce procédé, elle ne voulut pas
être en reste : galanterie pour galanterie. Les pinceaux rendirent à
l'épée l'hommage qu'ils en avaient reçu ; l'artiste fit le portrait du
général.
Angélique avait coutume de transcrire au fur et à mesure une foule
de réflexions qui lui venaient à l'esprit pendant qu'elle travaillait,
réflexions humbles, sensées, tristes le plus souvent, comme toutes
celles qui émanent d'un cœur ulcéré ou d'une raison vacillante. Elle
les jetait négligemment sur des feuillets détachés dont un petit
nombre nous est parvenu. Une de ces pages, datée de 1801, portait
entre autres choses : « Un jour que je trouvais difficilement à expri-
mer dans la tête de Dieu le père ce que je sentais, je dis en moi-
même : — Je ne veux plus tenter d'exprimer des choses supérieures
à l'imagination humaine, je réserve cette entreprise pour le moment
où je serai dans le ciel, si cependant au ciel on fait de la peinture. »
Défiance charmante et qui fera sourire bien des superbes de nos jours.
Les biographes font d'ordinaire grand étalage des hommages prin-
ciers ou autres décernés à l'objet de leur fade panégyrique. Nous-
même avons eu la faiblesse de transcrire quelques-uns de ces détails
qui se reproduisent à peu près les mêmes dans la vie de la plupart
des artistes. Qu'Angélique ait été patronée par des lords vaniteux ou
oisifs, qu'elle ait été mandée à la cour d'Angleterre ou visitée dans
son atelier par la reine de Sardaigne, Clotilde, qu'importe après tout?
Pour qui l'honneur dans ces rapports fastueux, si ce n'est pour le
protecteur, qui s'épure au contact du protégé? Angélique se montra
toujours plus embarrassée que touchée de semblables démarches. Ni
les vaines adulations des grands, ni le souffle plus caressant de l'ad-
miration populaire, ne purent ranimer une ardeur qui s'éteignait clans
112 REVUE DE PAUIS.
les regrets. — Le 5 novembre 1807, elle mourut d'une maladie de
langueur. — Le 7, elle fut inhumée à Saint-André délie Frate; les
académiciens de Saint-Luc assistèrent à ses funérailles. Comme à
celles de Raphaël, on porta derrière son corps ses deux derniers ta-
bleaux; on avait aussi placé sur le cercueil sa main droite moulée en
plâtre, dans l'attitude où elle tenait le pinceau.
C'est une destinée bien singulière, on le voit, que celle d'An-
gelica Kauffmann. Jeune, belle, aimable, douée par la nature avec
la plus rare prédilection, consacrée à la plus charmante des occupa-
tions humaines, recherchée, célébrée par les plus illustres de ses con-
temporains, elle a paru posséder tout ce qu'on peut souhaiter en ce
monde. Il y a toutefois comme une ligne faussée et brisée dans sa
vie. Que lui a-t-il manqué? Rien qu'une simple chose, à savoir ce
bien capricieux, arbitraire, insaisissable, fugitif, produit inique du
hasard, ici rare, là abondant, qu'on nomme le bonheur. La candeur
d'Angélique la livre sans défense à toutes les tentatives de la four-
berie; elle trébuche et succombe aux pièges mômes qne lui tendent
son talent et sa beauté. Le monde est ainsi fait, que les plus lâches
instincts ne cessent de l'asservir. S'il y a quelque part une créature
douce, timide, inoffensive, dénuée d'appui, accessible à toutes les
émotions et à toutes les douleurs humaines, c'est sur elle que le mé-
chant fondra comme un vautour. On rampe devant le puissant qui
impose, on n'est fort et arrogant qu'envers le faible dont on n'a rien
à craindre. La faiblesse innocente a toujours été la proie du vice et
de la perversité. C'est à elle que les ambitieux déçus font expier
l'amertume de leur ressentiment et de leurs mécomptes.
Dessalles-Régis.
L'OBERLAND.
i.
DC VAL DE RUZ A LA WENGERX-ALP.
Pendant que les chevaux de la diligence de Neuchâtel reprenaient
haleine avant que de gravir la dernière pente du Jura, nous prîmes
les devans, mon compagnon et moi , afin d'apercevoir plus tôt et de
contempler plus long-temps les lacs, les vallées et les montagnes de
la Suisse. La crête de la Tête de Rang devait être le terme de notre
promenade, et nous nous proposions d'attendre là une voiture des-
tinée à nous reconduire aux Brenets.
Il n'était guère plus de midi; le ciel était profond, le sol blanc et
rugueux, la chaleur piquante. — Tu verras, disait chemin faisant
mon ami B..., qui compose de la musique et qui par cette raison
parle toujours de peinture, tu verras que ces immenses panoramas
sont au-dessous de leur réputation. Ils sont trop vastes, le point de
vue est trop élevé, l'air trop vaporeux , les distances sont trop extra-
vagantes. Ce n'est rien pour l'artiste.
— Tant pis pour l'artiste, répliquai-je.
114 REVUE DE PARIS.
Au fond , j'étais contrarié de me borner à voir les Alpes comme
Moïse a vu la terre promise; puis, l'idée de coucher une seconde
fois dans la meilleure auberge des Brenets m'alarmait un peu. Les
lits que l'on vous offre aux Brenets sont dépourvus de couverture:
un édredon de soie, insufflé d'un léger nuage de plume, est bordé
par le repli supérieur du drap (il n'y a qu'un drap); ce drap et l'édre-
don sont tout juste aussi larges que la couchette, mais la longueur
de la toile est insuffisante; l'oreiller, le traversin sont inconnus. Dès
qu'on essaie de se mouvoir dans ce sac où l'on a les jambes^ reployées,
l'édrcdon s'envole et vous laisse transi. Ajoutons que les nuits, dans
le Jura, sont fraîches et que les croisées laissent pénétrer un brouil-
lard sombre qui rougit autour des flambeaux.
Donc , durant la longue nuit que nous avions passée aux Brenets,
on s'était fort agité et l'on avait maugréé beaucoup dans notre
chambre à deux lits. A la fin, nous tirâmes au sort à qui se compo-
serait une couche avec l'ensemble du mobilier. La victime du sort
devait s'habiller et se distraire de son mieux. Ce rôle m'échut en
partage. La fenêtre avait, en guise de persienne, un volet de bois
d'une seule pièce; je l'ouvris et m'aperçus que l'aube commençait.
De grands nuages bleus serpentaient parmi les sapins, l'eau du lac
de Chaillexon semblait couverte de duvet, et je distinguais quelques
échappées de paysage dans les trouées du brouillard. Au loin , sur
l'autre rive, se dentelaient les ruines du village de Villers, incendié
récemment, et déjà, sur le pont voisin, un voyageur chevauchait
enveloppé d'un manteau gris.
Dès que le soleil transperça de ses dards d'argent les flocons de la
brume, j'appelai mon voisin, qui ne dormait pas, et nous quittâmes ce
toit hospitalier. Nous rejoignîmes au Locle la poste de Neuchàtel,
qui nous conduisit à la crête des chaînes du Jura, que B... ne vou-
lait pas dépasser, sous prétexte qu'il avait déjà fait trois fois le tour
de la Suisse allemande. Quant à moi , la curiosité m'attirait en avant,
le souvenir des Brenets me poussait par derrière, et nous marchions
assez taciturnes.
Ces dernières montées du Jura sont sévères et rébarbatives; plus
le verdure, plus de troupeaux, plus de pâtres pensifs au milieu des
prairies, plus de chaumières. On croirait que le vent corrosif de la
montagne a tout balayé. A chaque instant je m'attendais à atteindre
la croupe, puis un mamelon se dressait peu à peu; ce premier plan ,
posé contre le ciel, se reproduisait impitoyablement. Enfin il s'a-
baissa, nos yeux parvinrent à la hauteur de la ligne, les plaines
REVUE DE PARIS. 115
d'azur s'étendirent immenses devant nous, un air bruyant nous ca-
ressa l'oreille, un monde inconnu se déroula tout à coup, fantastique
et vaporeux comme un rêve.
Les lointains, qui tout d'abord s'emparent de l'attention, étaient
d'un ton si diaphane, leurs formes étaient si mollement estompées,
que l'on craignait de les voir se dissiper au souffle de la brise. Ce-
pendant ils étaient composés de blocs énormes et d'un aspect impo-
sant. C'étaient les Alpes bernoises, pics tumultueusement groupés,
et nuancés de rose, de gris, de violet; les glaciers de l'Oberland
couronnent ces montagnes, tels qu'un diadème de métal au centre
duquel s'élance la Yungfrau terminée par un triangle qui resplen-
dissait comme un diamant. Plus bas des plaines d'un vert sombre ,
entrecoupées de flaques miroitantes; plus près encore, le lac de Neu-
chàtel d'un ton d'ardoise, entouré d'un collier de petits rocs ciselés
finement et incrustés de villes et de bourgades. La chaîne qui nous
servait de piédestal accusait durement ses aspérités sous le feu du
soleil; elle s'étendait à droite et à gauche comme un ourlet d'un jaune
clair, et les talus , verdissant peu à peu, se teintaient en s'approchant
de l'humidité des bois. Ces ombrages , qui obscurcissent le Chas-
serai et d'autres croupes voisines, sont moins sévères à mesure
qu'ils s'éloignent du ciel; ils passent à des nuances tendres aux
abords du val de Ruz, que le Seyon arrose et fertilise; c'est le pre-
mier et l'un des plus jolis des vallons de la Suisse; son apparition, du
haut de ces crêtes, invite à descendre le revers du Jura.
A nos pieds rampait le chef-lieu du canton de Neuchàtel, une ville
énorme indiquée par une myriade de taches brunes, carrées et poin-
tues; nous l'eussions écrasée d'un coup de talon. Sur la droite, et
presque derrière nous, le mont Blanc s'enfonçait dans les cieux. Il
était vert-pomme.
Quant aux pics neigeux de l'Oberland, la ligne en était aussi pure
que les nuances en étaient vaporeuses, et ils s'élançaient si formi-
dables qu'ils paraissaient prêts à fondre sur le Jura et à l'ensevelir.
Le pied verdissant des Alpes était donc, par un singulier jeu de la
lumière, plus éloigné que leur cime, et cette muraille splendide sur-
plombait en apparence de plusieurs lieues.
Dès que je pus reprendre la parole :
— Si nous descendions jusqu'à Neuchàtel? demandai-je humble-
blcment à B....
— Si tu vas à Neuchàtel, reprit-il, tu voudras pousser jusqu'à
Thun , jusqu'aux sources du Rhône, jusqu'à Milan , jusqu'à Venise...
116 REVUE DE PARIS.
— On pourrait du moins aller à Berne.
— A quoi bon? Des paysages impossibles, d'un ton faux...
— Vengeance de rapins.
— D'un vert cru...
— Je sais qu'ils sont trop verts, que le créateur n'a pas su les pro-
portionner aux albums, que les artistes ont raison, que la nature a
tort, et qu'on aurait dû tailler ces Alpes en buttes, les coiffer de
moulins à vent, roussir les prairies, et bituminer les lacs.
— Tu ne comprends rien à la question d'art. Conviens toutefois
que ce pays, épuisé par les voyageurs, ne saurait fournir matière à
des pages neuves et originales?
— Il est deux objets qui ont défrayé les poètes bien davantage : l'un
c'est la femme, l'autre c'est l'homme, et il est présumable que l'on
en causera encore quelque peu, malgré l'ancienneté du sujet.
— Soit, les mœurs, les caractères sont fort diversifiés, tandis que
les Alpes sont immuables.
— Il s'agit bien des Alpes ! Il s'agit des combinaisons de la pensée,
qui sont infinies; tout est nouveau et tout est vieux, mais la nature
est inépuisable pour nous, et tant qu'il subsistera deux êtres, il y
aura plus d'une manière de voir, de sentir et d'exprimer. Pourquoi
donc un pays serait-il plus usé qu'un autre pays? Pourquoi veux-tu
que l'Oberland ait perdu son prestige? Si je disais sur ce point toute
ma pensée...
— Dis : il souffle assez de vent pour emporter tes paroles.
— Eh bien ! j'ai remarqué que les écrits dont la Suisse est le pré-
texte donnent une médiocre envie de la parcourir, et qu'après l'avoir
vue on désire la revoir : d'où je conclus que les artistes sont plus
coupables que le pays. Loin d'être trop connu, ce dernier ne l'est
donc pas assez encore; l'étude est neuve et à peine ébauchée. Que
t'en semble? irons-nous jusqu'à Berne?
En ce moment la voiture nous rejoignit. — Voilà ton sac de voyage
et la bourse commune, reprit mon compagnon; va dans l'Oberland;
moi, je retourne coucher aux Brenets.
Nous jetâmes ensemble un long regard sur ces vieilles Alpes trop
vertes, et B.... s'écria naïvement : — Tu es bien heureux d'aller voir
ces belles choses 1
Là-dessus il s'éloigna. Je le revis de loin, qui cheminait les mains
dans ses poches, avec son sac sur l'épaule gauche, et la crête du Jura
se redressa comme un mur entre nous deux. J'oubliai que nous
a\ions pitoyablement fait les raisonneurs en présence de la majesté
REVUE DE PARIS. 117
des créations divines, et je vous prie, lecteur, de ne pas trop vous en
souvenir. Quelques heures plus tard, j'étais àNeuchâtel.
Les débuts ne furent pas poétiques. Séduit par la perspective des
lointains, j'avais résolu de me loger de manière à les avoir sous mes
fenêtres. L'hôtel des Alpes seul est situé de manière à procurer cette
satisfaction. C'est une superbe maison, accommodée à la parisienne.
A peine sur le seuil, je fus entouré d'un essaim de petits messieurs
en habit noir, rasés tout frais, et coiffés à l'anglaise; ils parlaient di-
verses langues. L'un me délivra de mon bâton, tandis qu'un autre
enlevait mon sac et qu'un troisième tenait mon chapeau de paille
cousue, pendant que son voisin m'aidait à retirer ma blouse de co-
tonnade bleue. J'avais grande pudeur, en ce costume, de m'entendre
traiter avec tant de civilité par des personnes si bien vêtues; mais,
en Suisse, les habits propres sont une livrée; la netteté des mains et
l'éclat des chaussures sont un signe de vasselage. La salle à manger
contenait trois fois plus d'Anglais que je ne voudrais en voir en toute
ma vie; il y en avait, je pense, jusqu'à trois, tout autant. Ils mar-
chaient sur le talon, le nez au vent, et n'échangeaient pas une
syllabe.
Pendant qu'on mettait le dîner sur table, je considérai, en faisant
le tour de la salle, plusieurs lithographies représentant des panoramas
de la Suisse, dans le lointain desquels on voit de grands numéros
relatifs à diverses explications écrites au bas de la vignette. La Yung-
frau portait sur son triangle un gros 4 ; chacun des détails de ces
poétiques paysages était numéroté de la sorte, et l'on pouvait
s'étonner de lire un chiffre situé à douze ou quinze lieues du premier
plan. Il y avait aussi des vues d'auberges aux innombrables volets
entr'ouverts, avec le tarif des cuisines en marge, et de grands éloges
de l'original au bas de la copie. Cet avant-goût des plaisirs de la
route donne quelque envie de retourner sur ses pas.
Après le repas, ces mécomptes furent oubliés. Le soleil couchant
jetait sur le lac un réseau d'or d'un si beau vermeil , les Alpes étaient
d'un ton si tendre, leurs pics étaient d'un si joli rose, l'eau qui ve-
nait de caresser les roches lointaines de Port-Alban revenait mou-
tonner à mes pieds avec un si aimable murmure, les cieux offraient
de si douces nuances, les oisillons voletaient en chantant dans les
arbres du voisinage avec tant de gaieté, l'air était si chaudement en-
luminé par le crépuscule, le bleu des ombres était si profond, si
TOME XIV. FÉVRIER. 9
118 REVUE DE PARIS.
finement glacé d'iris, tant de bonheur et de calme rayonnait sur la
nature, tout ce qui vit avait l'air si fort enivré de l'existence, que je
regrettais de ne pouvoir nager dans les airs, dans les ondes, de ne
pouvoir toucher à la fois à tous les points de cet horizon immense et
merveilleux. Un peu avant la nuit, je quittai l'allée d'arbres aux
noires silhouettes sous lesquels miroite l'eau vive du lac en souriant
aux ombrages, et, par un escalier ténébreux encadré de vieilles mu-
railles, je gagnai le haut de la ville.
Une plate-forme plantée de gros tilleuls conduit à la porte de la
cathédrale. Il faisait presque nuit. Entre les glaciers éteints, à demi
noyés dans le firmament, et les toits hérissés de la ville basse, on ne
distinguait presque plus rien. J'entrai dans l'église, dont les dalles
étaient zébrées de bancs de sapin fort bas : les couleurs des vitraux
étaient confondues; ça et là, dans le chœur, serpentaient dessillons
d'un éclat métallique, arabesques d'or ou d'argent, dont on ne pou-
vait suivre les contours. Des formes étranges tachaient parfois les
ténèbres, chaises, lutrins, statues, ou fidèles en prière, je ne sais.
Deux chaires et la multitude des banquettes attestaient le culte ré-
formé. Cependant le temple avait repris tous ses mystères; la nuit,
il redevient catholique; les anciens évêqucs aux statues mutilées, les
vieux princes chrétiens qui prient les mains jointes sur leurs tom-
beaux, les triglyphes des fenêtres, les fleurs des rosaces, les brode-
ries de l'architecture, tout rappelle les traditions, les pompes et la
solennité de l'église romaine. Tout à coup, sous une arcade sur-
baissée comme l'entrée d'une grotte, j'aperçus un groupe étrange :
des chevaliers avec leur armure d'acier qui luisait dans les ténèbres,
des clames aux longs voiles blancs, de vieux comtes à la barbe fleurie;
leurs yeux brillaient au milieu de leurs visages basanés, leurs épées
nues reposaient près d'eux; des personnages étendus, et qui parais-
saient morts, gisaient plus bas. Autour de ce groupe se dressaient
aiguilles de marbre, clochetons , dentelles de pierre, ornemens de
tout genre , entremêlés d'écussons, parmi lesquels erraient des lé-
vriers, des léopards, des licornes, et d'autres bètes héraldiques.
Aucune parole ne peut rendre l'impression produite par ces grandes
figures à barbe noire, peintes en couleur de chair et revêtues d'armes
argentées. Cette lumière douteuse qui les faisait deviner à peine
permettait à l'imagination de leur donner la vie; je tremblais qu'elles
ne s'avisassent de remuer. Pendant que je contemplais les anciens
comtes de NeucluUel, dans ce silence glacé de la nuit et du monu-
REVUE DE PARIS. 119
ment, un son d'orgue plaintif et rauque vibra non loin de la nef,
et l'obscurité devint plus intense. On fermait l'église. L'idée de
passer la nuit en ce lieu m'apnarut subitement, et enjambant les
banquettes, au risque de me rompre le cou, je me précipitai du côté
de la porte, qui se referma avec un fracas terrible. Alors je poussai
un cri dont le retentissement fut si fort, que je m'arrêtai une demi-
seconde, assez pour comprendre que les échos intérieurs avaient
absorbé ma voix tout entière, sans en rien laisser passer au dehors.
Après avoir frappé contre la porte à coups de bâton plus de vingt
fois, j'écoutai. Rien. C'en était plus qu'il ne faut pour émouvoir un
être moins superstitieux que moi, et je le suis.... comme un mon-
tagnard d'autrefois. Je crois que j'ai lu Voltaire trop tard. Une demi-
minute, moins peut-être, s'écoula, durant laquelle je dus vieillir
beaucoup.
Mais on m'avait entendu, une clé pénétra dans la serrure avec un
joyeux bruit de ferraille, et dès que la porte offrit une ouverture
large comme la moitié d'un homme, je me glissai dehors. Le con-
cierge était un gros Suisse jovial qui me frappa sur i'épaule, et s'épa-
nouit beaucoup à propos de sa méprise. Il me fit voir le château
du gouverneur, vieille construction à la comtoise, dont les portes et
les volets sont bariolés des armes de la ville : trois grands chevrons
d'argent en champ de gueule. Quand, après avoir quitté mon libé-
rateur, je me retrouvai sous les arbres de la plate-forme , la nuit était
noire, les lointains perdus, et rien n'indiquait à mes pieds la pré-
sence d'un lac , sauf quelques étoiles qui tremblottaient dans l'onde
et glissaient, comme le feu d'une lanterne parmi de grands blés dans
une plaine. 11 y avait un arbre, voisin de l'église, plus énorme en-
core que ses frères, et près de cet arbre deux hommes. L'un d'eux,
avec l'accent des gens de La Chaux de Fonds, dit que l'on devrait
couper tous les tilleuls de la promenade, à l'exception de ce géant,
afin qu'isolé de tout objet de comparaison, il parût plus immense
encore. Voilà la pensée la plus française que j'aie ouï sortir de la
bouche d'un Suisse.
Le lendemain , à six heures et demie , je louai un char-à-banc , et
je partis pour Berne, résolu de ne pas m'y arrêter, et d'aller coucher
à Thun. En Suisse, il faut profiter du beau temps, et réserver le
séjour des villes pour les jours de pluie. Durant les premières heures,
la lutte entre le soleil qui s'élevait et les brouillards qui ne voulaient
pas tomber fut assez soutenue pour me rendre inquiet; la vue se
9.
120 REVUE DE PARIS.
bornait à vingt pas, et la route était bordée d'un mur qui soutient les
vignes dont le pied du Jura est tapissé. Ce mur, je l'avais en face de
moi , vu que le char-à-banc marche de côté comme les crabes de la
mer. On traverse deux ou trois villages, avant que d'arriver à Anet,
le premier endroit où l'on parle allemand.
Au moment où nous y entrâmes, le brouillard venait de s'évanouir
avec une rapidité miraculeuse; le soleil, déjà tiède, s'abreuvait de la
fraîche humidité des plantes; la campagne s'éveillait en chantant,
parée de ses beaux atours du matin. De la fenêtre près de laquelle
je déjeunai , je contemplais avec ravissement l'aspect arcadien de ce
hameau, situé dans une vaste plaine entre deux lacs. La rue est large,
inégalement bordée de ces jolies maisonnettes en bois sculpté, dont
le soleil recuit et bronze la surface. Des feuillages serpentent le long
des galeries de ces maisons, la vigne encadre les fenêtres, un jardinet
fleurit au seuil des portes, et des chênes, des noyers, des châtaigniers
séculaires, sous la ramée desquels fuient au loin les coteaux, pro-
tègent, encadrent les maisons, inégalement baignées de lumière.
D'énormes bœufs attelés apportaient les regains; des filles au
corset de velours, aux bras nus, aux longs cheveux tressés sur le
dos, allaient aux fontaines, ou agaçaient des vendangeurs qui, devant
leur chaumière, égrappaient des raisins d'un blond ardent. Des
vaches noires et blanches cheminaient, le cou tendu, et mêlaient
leurs longs mugissemens aux éclats de rire, au sifflet des oiseaux,
au caquetage des canards, qui se délectaient dans les mares brunes
aux reflets verdoyans. Jamais scène champêtre plus naïve et plus
attrayante n'a été rêvée par un poète bucolique; jamais aussi le tra-
vail ne se montra avec une plus splendide apparence de fête.
Ces deux paysages se reproduisent çà et là, jusqu'à Berne; les
collines qui dominent de loin le lac Morat sont charmantes, et par-
tout la végétation est vive et généreusement épanouie : des sapins,
des hêtres, des yeuses, des platanes gigantesques, des chênes mon-
strueux; et partout une vigueur, une netteté, un luxe de nuances
indicible. La terre déborde en tous lieux : herbes, légumes, fleurs,
fontaines, arbres à fruit, toutes les richesses accumulées; les sources
d'eau jaillissent et sont poursuivies par les plantes jusqu'au milieu de
la route. Derrière les massifs, au-delà des mamelons entremêlés de
hameaux couchés dans les feuilles, dans une clairière de bocage ou
de verger, on aperçoit soudainement, de temps à autre, une corne
d'argent, deux pointes aiguës couvertes de neige; les chênes se dé-
REVUE DE PARIS. 121
coupent sur ces fonds d'une richesse imprévue, et le tableau reçoit
une vie et une profondeur surprenantes. Ces plaines bernoises sont
admirables; Guaspre et Poussin eussent trouvé là des paysages tout
composés et d'un style majestueux. Néanmoins, les voyageurs ne
disent pas un mot des cinq ou six lieues qui séparent Neuchûtel de
Berne.
Entre Berne et Thun, ces aspects continuent; mais, chose étrange,
ils perdent de leur gravité en prenant des lignes plus grandes. L'éton-
nante fertilité du sol, la gaieté des habitations, la profusion des
arbres de jardin, qui, de toute part, croulaient sous le poids des fruits,
la coquetterie des prés, que l'on encadre de dahlias et de margue-
rites, la propreté du bétail, l'éclat des costumes, rouges, blancs et
noirs, ces mille beautés de caprice auxquelles se prête la bonne mère
nature avec une complaisance un peu hollandaise, toutes ces causes
de mouvement et de bruit, rendent le spectateur sensuel et dissipé.
Cependant, tandis qu'on chemine sur, dans, ou sous une diligence
omnibus, chargée presque comme un corricolo napolitain, les Alpes,
qui se sont rapprochées peu à peu, étendent à droite et à gauche
leurs bras de granit autour de vous; l'horizon devient solide, élevé;
la muraille gagne, gagne le ciel; les pics s'amoncèlent, le bassin se
forme, les cimes neigeuses acquièrent des proportions qui étonnent,
la fraîcheur des vallées vous pénètre, les noirs sapins se multiplient,
l'herbe des prés devient courte, la vigne rentre sous terre, les cul-
tures se simplifient; on devine que les cassures des rochers peuvent
bien avoir cinq à six cents pieds de long, l'eau des rivières devient
grésillante, et entre le plateau vert et les montagnes rousses, on
pressent des profondeurs invisibles encore, mais larges de plusieurs
milles.
A l'heure où, l'obscurité du soir commençant à surgir, le soleil,
déjà couché sur les croupes du Jura, colore encore de cinabre et de
carmin les cimes du Blumlisalp et de la Yungfrau, on franchit la
porte de Thun; nous étions alors sous cet immense fanal des glaciers,
qui s'allume dans le ciel, et qui est placé trop haut pour que ses lueurs
descendent jusqu'à la terre. Les Alpes étaient partout, devant nous,
derrière nous, à nos flancs; on respirait un autre air, on recueillait
d'autres bruits, d'autres senteurs; nous n'étions plus dans les mêmes
régions. Aux abords de la cité, chacun devint plus silencieux. Le fir-
mament était d'un bleu sombre, et sur la droite le croissant de la
lune, blanc comme les glaces éternelles, se jouait autour de la pointe
aiguë du Stockhorn.
REVUE DE PARIS.
Qu'avec plaisir on bannit les rêveries poétiques à l'aspect d'un
grand feu de cuisine, quand, le soir, presque à jeun, on s'assied
enfin dans une bonne auberge allemande! Le sapin qui pétille, le
tourne-broche qui miaule, le rôt tout luisant qui tourne sous l'âtre,
le balancier de l'horloge de bois qui bat la mesure, et dont la lentille
jaune vous suit comme l'œil d'une bête fauve, les bons cuisiniers
blancs, à la face rubiconde, enluminée par la flamme, qui font sonner
leurs cuivres et gémir les soufflets, le bruit lointain des voyageurs
qui s'impatientent, cent autres détails plus apéritifs encore vous hu-
manisent, vous réjouissent, et vous montrent tout à coup la vie sous
des proportions non moins consolantes que matérielles. Que la créa-
tion est sublime aux yeux du voyageur qui va souper!
J'étais descendu à côté du pont de l'Aar et en face de la poste, au
Freyenhof, hôtel composé de quatre corps de logis communiquant
entre eux par des galeries intérieures qui font le tour de l'édifice.
Un piano haletant, essoufflé, sans voix, ornait un des coins de la
salle, et une jeune dame tapotait des valses de Beethoven avec beau-
coup de résignation en attendant le potage. Pendant ce temps, trois
convives attestaient leur origine par leurs contenances diverses. L'un
parlait tout haut et marchait avec bruit, c'était un Anglais; l'autre,
accoudé sur le rebord de la fenêtre, écoutait avec ferveur : je re-
connus un Allemand; le troisième fredonnait, une mesure à l'avance,
le motif qu'on jouait: il était Français de toute évidence.
C'est à Thun que commence cette fatale série de pommes de terre
rissolées, et de côtelettes sur le gril, que l'on est destiné à braver deux
fois par jour invariablement, dans toutes les auberges de l'Oberland
bernois. Ce premier soir, chacun accepta les deux mets en question
avec une candeur enfantine et une franche hilarité. Heureux les
héros de romans, leurs repas sont pudiquement supprimés; mais un
voyageur faisant la petite bouche annonce des prétentions trop élé-
giaques : quel lecteur consentirait à suivre un compagnon qu'on ne
voit jamais le verre à la main? Les verres de Thun sont dune exiguïté
peu germanique, mais le vin blanc du cru est présenté dans des
carafes carrées à embouchure de tromblon , qui , par leur forme et
leur stature, rachètent l'honneur national.
Dès que l'aube tira des lignes blanches aux interstices des volets,
je gagnai la rue. Thun est une cité demi-gothique, d'un aspect ré-
jouissant. Il est présumable qu'on l'a bâtie pour le plaisir des yeux,
puis qu'on l'a habitée dans le but d'animer le tableau. Aussi les gens
du lieu soignent-ils leur mise comme il convient à des personnages
REVUE DE PARIS. 123
placés devant un fond de décor. C'était jour de marché , les reven-
deurs ambulans circulaient en grand nombre, portant leur marchan-
dise en bannière au bout d'une perche. Les fruits et les légumes se
débitent près de l'Aar, au pied de la terrasse élevée qui porte l'église
et le château. Là, se trouvent réunies, dans un court espace, toutes
les variétés de costumes de la contrée portées, pour la plupart, avec
une propreté charmante et par des créatures souvent fort belles. Mais
ce ne sont pas, comme on le pense, des Kettli d'opéra-comique, non;
de superbes filles, plus fortes que gracieuses, rappelant par leurs atti-
tudes, parla richesse de leur structure, les statues antiques; blanches,
non comme des hosties ou comme du papier, mais d'un teint éclatant,
chaleureux, dont le satiné s'estompe sous le duvet de la jeunesse
et de la santé. Leurs longs cheveux d'un blond calme et franc sont
tressés avec un ruban de velours; un col en velours noir, bas et à
quatre pointes, d'où s'échappent des chaînes d'argent qui passent
sous les bras et remontent jusqu'à la nuque, fait ressortir la splendeur
de leur carnation; la robe est courte, l'attache du pied magnifique;
la main est trop forte d'ordinaire, mais le bras est pur; un ton doré
d'une finesse incomparable adoucit le contraste du front blanc avec
les cheveux cendrés et l'encadre d'une pénombre fort suave. Le bleu
transparent des glaciers, des cieux et des lacs, est le bleu de leurs
prunelles; leurs dents, remarquablement mignonnes, sont teintes
avec la neige des Alpes. Telles sont les plus belles, elles sont nom-
breuses en ce pays, comme l'on sait. Si les Grecs du temps d'Hé-
siode eussent connu l'Oberland , la reine qu'on adora jadis à Gnide
n'aurait pas eu d'autre patrie. Quiconque a vu le Reichenbach, le
Grimsel et l'Ober-Hasli, ne me taxera pas d'exagération.
Les fruits qu'elles offraient étaient aussi appétissans qu'elles : de
véritables produits de la terre promise, et à des prix dignes de l'âge
d'or; il y avait surtout des reines-claude d'un vert doré tigré de ver-
millon, et des pêches d'un jaune ananas un peu carminé, qui eussent
tenté un solitaire de la Thébaïde. Une toute petite pièce blanche que
j'exhibai en montrant un panier déprimes donna lieu, autour de moi,
à un vif accès d'hilarité; la Bernoise souleva la corbeille et me la plaça
sur l'épaule. J'avais été grandiose; six piécettes pareilles, ici, paie-
raient le fonds de boutique d'un fruitier parisien. Alors, je présentai
un demi-batz, et trois femmes se mirent à remplir toutes mes poches
jusqu'au sommet; puis elles me laissèrent partir en s'égayant beau-
coup. Leur idiome étranger me paraissait harmonieux et délicat
comme celui des deux Syracusaines dans l'idylle de Théocrite.
124 REVUE DE PARIS.
Je gagnai ensuite la grand' rue dont le pavé est à deux étages. Le
rez-de-chaussée, qui est assez étroit, sert de chemin aux voitures; les
trottoirs, presque aussi larges, sont élevés de douze pieds environ,
et sont bordés de garde-fous, de sorte que, lorsqu'on arrive avec la
diligence, on passe en revue, sur sa tête, un double rang de prome-
neurs. Au-dessous des trottoirs, bordés de boutiques, on a percé
d'autres boutiques et des portes rondes. Quelques bourgeois ont en-
clos leurs maisons de balustrades entourées de bancs sur lesquels ils
se prélassent le soir avec leurs familles; le trottoir est donc ça et là
confisqué, lorsqu'on ferme ces barrières. Assis sur ce piédestal, les
édifices, qui presque tous ont pignon sur rue, sont noirs et d'un style
capricieux. A gauche de cette rue, du côté opposé à l'Aar, on gravit
une montée raide, à l'aide d'une échelle de degrés en pierre qui se
perdent sous diverses voûtes que l'on traverse pour monter à la ca-
thédrale, juchée sur une terrasse servant à la fois de promenade, de
cimetière, de belvédère et de jardin; la terrasse est en outre décorée
de petits kiosques penchés au bord du précipice. C'est de ce point
que l'on découvre une des vues les plus éblouissantes et les plus célè-
bres de la Suisse allemande.
Sept heures du matin sonnaient, le ciel n'avait pas un nuage, et
la chaleur était déjà forte. Voici ce que l'on aperçoit de ce magnifique
observatoire :
Au premier plan, les toits de la ville, surmontés d'une tour pointue
que l'on domine tout entière. Au bout de la cité, des villas entre-
mêlées de verdure, avec lesquelles on communique par un pont
couvert jeté sur le fleuve, qui tourne un peu en remontant sur la
gauche et va baigner une file de maisons situées en faubourg. L'Aar,
qui toujours murmure et bondit, se dérobe à dix minutes de dis-
tance sous des massifs de feuillage, plan mince et horizontal sur
lequel glisse une longue bande d'argent; cette bande, c'est le lac de
Thun, au-delà duquel s'élèvent dans l'ombre, en amphithéâtre, des
hameaux, des clochetons, des chalets, perdus dans les arbres. Cet
ensemble de détails est borné par quatre ou cinq montagnes d'une
hauteur démesurée, qui forment un cirque à plusieurs gradins. Ellos
sont si fortement rapprochées par la pureté de l'atmosphère, qu'on
en distingue les moindres détails, de sorte que l'on se promène à la
fois partout. C'est un premier plan de quatre à cinq lieues, et de
sept mille pieds de haut. Parfois ces blocs géans se terminent à pic
dans les eaux du lac, mais le plus souvent ils sont verts jusqu'au
rivage, et les derniers rameaux des forêts raient le poli du miroir.
REVUE DE PARIS. 125
Les degrés de cet amphithéâtre naturel sont marqués par les nuances
changeantes des espèces d'arbres qui se succèdent à mesure qu'en
s'élevant, on passe d'une zone à l'autre et d'un climat à un autre
climat. Sur la rive sont des lianes de houblon, des berceaux de vigne,
des noyers, des cerisiers, des charmilles; plus haut commencent les
forêts de chênes, de hêtres, de bouleaux, entrecoupées de terrasses,
de maisonnettes sculptées, de colonnes, de belvédères. Bientôt vien-
nent les sycomores, les érables planes au clair feuillage, les sorbiers
chargés de corail, les aliziers qui pâlissent au souffle du vent, et les
châtaigniers bruns qui servent de transition à la froide couleur des
mélèzes. C'est à gauche surtout que l'on suit facilement et de près
cette progression; enfin se développent les sapins et les fues aux
rameaux pendans et désolés; ici les rochers commencent à percer la
terre. Bientôt les sapins maigrissent, deviennent plus rares et se per-
dent dans les nues, sur un tapis vert qui varie, grisonne, et s'arrête
au pied des rochers nus qui portent les neiges perpétuelles.
Le côté droit est plus éloigné, plus stérile à la fois. Le Stockhorn
y tient une place considérable; c'est un grand cône qui parait fait
d'une seule pierre; ce caillou n'a pas moins de sept mille pieds; il est
d'un rose que les ombres du matin fonçaient jusqu'au ton des sca-
bieuses. Dans les petites anfractuosités de ce mont, les siècles et les
vents ont semé quelques brins de poussière; le long de ces rigoles ter-
reuses, on distingue certaines plantes malingres et rachitiques, ce
dont on est surpris à cause de la distance; mais ces menues végé-
tations sont des bouquets de sapins séculaires, ils ont la taille des
grands mâts de nos navires. On tombe d'autant mieux dans ces mé-
prises, que le paysage, en dépit de ses proportions sublimes, con-
serve un air de gentillesse, de mignardise, qui trompe les yeux en
entraînant l'imagination dans le madrigal et la fleurette.
Au-dessus des vastes solitudes de la montagne, derrière ces gra-
nits imposans, on admire avec stupeur les pics neigeux de l'Ober-
land, rangés en éventail au centre du cadre et dont les plans se dé-
coupent sur un ciel bleu foncé avec une fermeté, une sécheresse
inouie. A cette heure matinale, ils sont mi-partie d'ombre bleue
comme l'éther, et de lumière d'un blanc mat et sans mélange. Lors-
que le plan des cimes s'abaisse à l'horizon, en faisant face au soleil,
le rayon, rejeté avec force, se précipite dans l'abîme comme une cas-
cade lumineuse, et l'espace sur lequel a porté le trait de flamme
éblouit comme un diamant. Ces pointes s'enfoncent dans les deux
126 REVUE DE PARIS.
avec tant d'énergie, qu'il semble qu'un oiseau ne pourrait voler entre
elles et la coupole d'azur. Telles sont, de près, ces masses de neige
que l'on découvre à la fois des frontières de la France, du fond des
plaines de l'Alsace et de la haute Allemagne.
Ce paysage, mal crayonné tant de fois, a deux aspects fort dis-
tincts, et donne lieu à deux genres de sensations tout opposés : il
est le théâtre d'une lutte curieuse entre la nature et l'art. Autant la
région supérieure est sauvage et taciturne, autant la partie basse est <
mondaine, riante et apprêtée. On y a semé des fleurs, on y a dis-
posé des bocages, groupé des maisonnettes, creusé des grottes,
planté des belvédères et des campaniles; on y a tracé des jardins.
Les Alpes ont souffert à leurs pieds ces innocentes plaisanteries des
gros financiers de la Suisse et des oisifs de l'Angleterre; mais les
usurpateurs veulent s'agrandir toujours; ceux-ci grimpaient, escala-
daient de plus en plus. Il semble qu'alors elles aient élevé leur tête
pour la rendre inaccessible, qu'elles se soient enfuies dans les airs
en secouant la terre et les forêts dont leurs épaules étaient revêtues.
Ces roches qui se dressent nues au milieu des plis flottans d'un man-
teau de vertes futaies, le contemplent avec mépris, comme un stoï-
cien regarde en le foulant aux pieds un habit de pourpre chargé de
clinquant. Le contraste entre les Alpes antiques, immuables, primi-
tives, et leurs bases transfigurées , entre le monde du créateur et
celui des hommes, est saisissant; l'effet en est vraiment indicible.
On peut éloigner encore les bornes de cet horizon, en grimpant
au clocher de Thun, et d'ordinaire on donne ce plaisir, sinon à soi-
même, du moins au Suisse de la cathédrale, qui ne manque pas de
venir saluer les étrangers et de mettre son église à leur disposition,
avec une physionomie bienveillante et gracieuse que l'on ne saurait
payer d'un refus. Ce brave homme aime les Français de préférence,
sous ce prétexte qu'ayant fait partie de la garde du roi Charles X, il
a reçu d'eux quelques horions en 1830. Il me raconta en riant ses
petites peines lors des trois journées; il énuméra les circonstances
dans lesquelles il avait diverses fois failli être égorgé, et ces souve-
nirs n'éveillaient en lui que cette gaieté avec laquelle on se rappelle
des folies de jeunesse.
Du côté opposé au lac de Thun, on découvre toute la ville, et au-
delà le cours sinueux de l'Aar, qui creuse son lit h travers les cam-
pagnes onduleuses du pays bernois, en composent une série de jolis
paysages. Ces plaines, tourmentées comme les flots d'une mer, s'éva-
REVCE DE PARIS. 127
sent de plus en plus à l'issue des Alpes, telles qu'un fleuve à son em-
bouchure, et leurs dernières vagues, bleuies par la distance, s'en
vont se perdre à dix ou douze lieues, dans les lignes grises et estom-
pées du Jura. A quelque distance, au milieu des champs, le vieux
soldat me fit voir un espace où le prince Louis Bonaparte faisait
manœuvrer les troupes de la confédération. Après m'avoir signalé
du doigt divers objets plus ou moins remarquables, dont les noms
tudesques nous font dresser les cheveux, l'ancien garde-royal, me
prenant par le bras, me promena successivement avec complaisance
«levant les huit fenêtres qui font le tour du clocher, _pour me faire
admirer huit paysages différens, ce qu'il intitulait huit images très
conifères .
On serait sans doute excusable d'intercaler ici quelques feuillets,
copiés sur d'autres feuillets, à propos de l'histoire de ces contrées et
des fastes de l'ancienne cité d'Eberhard et d Hartmann; mais dans
un voyage de fantaisie et de caprice, il me semble que l'on ne doit
rien chercher hors des impressions qui naturellement se présentent,
et l'aspect de la Suisse n'invite presque jamais aux préoccupations
historiques. Ici la nature est tout, et la sensation tient toute la place.
Je ne me souviens pas d'avoir une seule fois songé, le long de la
route, aux chroniques locales, de m'être dit que ces sites solitaires,
que ces poétiques cités avaient une histoire politique. Pourquoi donc
irais-je, au retour, compulser froidement les livres de nos bibliothè-
ques et compiler à propos de ces naïves flâneries? C'est tout au plus
si je recherchai à Thun, dans les vieilleries du souvenir, la sombre
chronique des comtes de Kiburg et le dramatique récit d'un festin
qui rappelle celui des Atrides.
Neuchâtel, Berne, Morat même, laissent assez indifférent sous ce
rapport, et la guerre des Bourguignons, tant et tant de fois rebattue,
me troubla fort peu. Donc, on renonce ici et sans peine à la res-
source des compilations; on s'engage même à ne pas tracer une se-
conde fois le nom de Charles-le-Téméraire , surnommé Charles le
Travaillant par les chroniqueurs du Jura.
Cette déclaration faite, descendons, s'il vous agrée, au bord du
lac, et embarquons-nous sur le vapeur qui le traverse dans toute sa
longueur. Le trajet dure une heure et demie, ce qui, je ne sais pour-
quoi, paraît fort long. Peut-être les détails dont les rives sont sur-
chargées contribuent-ils à fatiguer le spectateur; peut-être le bruit
128 REVUE DE PARIS.
qui se fait sur ce bateau empêche-t-il l'esprit d'oublier dans quelque
rêverie le cours des heures. Ce bruit est prodigieux, car la loquacité
allemande ne se peut décrire. Là, cinquante Allemands parlaient
tous à la fois sans relâche, et toujours, toujours. Leurs croassemens
faisaient pour moi du lac de Thun une large grenouillère. Par bon-
heur, je ne sais pas un mot d'allemand , ce qui me permettait de
garder un peu d'illusions. Mais non loin de moi se trouvaient deux
Français dont l'un, qui avait des prétentions d'artiste et de poète,
daignait faire l'honneur aux objets d'alentour de les comparer avec
les ouvrages des peintres, et surtout avec les paysages de deux artistes
suisses, MM. Calame et Diday, dont on a apprécié les tableaux au
Louvre. Ces jeunes gens avaient des albums sous le bras et de volu-
mineux itinéraires à la main. Le plus âgé n'admirait aucun endroit
avant d'en avoir lu le nom, et si le site lui semblait remarquable,
il s'écriait : — Que cela est Calame! que ce petit coin est Diday!
Quelquefois, dans les grandes occasions, ils comparaient les aspects
à des décorations de théâtre. Quelle gloire pour le créateur, de
rivaliser avec MM. Philastre et Cambon! Cependant ce jargon trop
français avait son côté plaisant: ces jeunes gens, fort bien élevés
d'ailleurs, étaient punis par où ils péchaient; un boutiquier en va-
cances s'était accroché à eux; il s'étudiait à copier le bel air de ses
compagnons et à parler leur langue. Calame et Diday l'avaient
frappé; mais ces mots, dont il ignorait le sens réel, n'étaient pour
lui que des formules admiratives à la mode. Trop adroit pour se les
faire expliquer, de crainte de paraître béotien, il en usait à tout
propos comme d'un adjectif ordinaire. Le vin qu'il buvait était joli-
ment calame; le tabac dont il bourrait sa pipe était d'un diday sur-
prenant. Le moyen, au milieu de conversations pareilles, de con-
templer gravement les Alpes? Je m'attachai donc au petit côté des
choses, au madrigalesque plutôt qu'à l'épopée.
Ce qui me séduisit le plus dans ce genre, c'est une maison de cam-
pagne à droite du lac, tout proche de Thun, et qui s'avance en
pointe au milieu de l'onde, sur une langue de terre plus basse que le
flanc d'un batelet; elle est posée sur les eaux dans une corbeille de
fleurs, car les talus qui l'encadrent sont entièrement cachés par des
dahlias nains et des hortensias. L'édifice est dans le goût suisse ,
coquet et maniéré; des sycomores énormes lui servent de parasol;
un essaim de jeunes femmes groupées parmi des massifs drus et
fleuris regardaient fuir le bateau. Cette ravissante villa appartient,
REVUE DE PARIS. 129
dit-on, à la famille Pourtalès. Les poètes idylliques du siècle de
Mme de Pompadour n'ont rien rêvé de plus capricieux, de \jius /risque
et d'aussi galant.
Plus loin, sur un rocher qui surplombe et se cache à demi sous de
longues touffes de lianes, on aperçoit une vieille église avec de basses
chaumières dont le toit est revêtu d'une mousse éclatante et moel-
leuse comme une nappe de velours vert; ces chaumières sont enche-
vêtrées d'érables et de sapins; le tout se mirait profondément dans
le lac immobile. A mesure que l'on suit les détours de ces prairies
liquides, les Alpes se proûlent d'une manière différente et jettent,
en interceptant les rayons du soleil, des ombres fantasques sur la rive
exposée au midi. Le mélange d'eau, de ciel, de verdure, de granit
et de neige, donne lieu à des effets singuliers.
Soudain un gros homme aviné parut, un verre à la main, sur le
pont, et entonna un chant tyrolien d'une voix si haute, si claire, et
si violemment stridente, que les plus hautes montagnes durent en
recueillir les notes. De ma vie je n'entendis un ténor plus aigu, ses
trilles sauvages étaient pointus et élevés comme les pics des Eiger,
ses notes blanches perçaient le ciel. Il chantait comme il buvait, sans
pauses ni points d'orgues, et cela pour son plaisir. L'organe était
juste, le timbre frais; ce chanteur, de l'école des rossignols, n'avait
guère moins de cinquante ans; son cou était plus gros que celui de
Rubini, il ouvrait démesurément la bouche en exhalant les sons de
poitrine, et la fermait en cœur pour passer à la voix de tête. Je suis
persuadé que sa gorge était doublée d'airain. Chacun l'écoutait, les
Allemands eux-mêmes étaient ébahis. — Voilà, voilà qui est fameu-
sement diday! s'écria en me regardant le boutiquier, qui cherchait
partout des interlocuteurs.
— Dites plus, lui répondis-je; cela est vraiment calame.
Les deux jeunes gens, qui jusqu'alors avaient gardé leur sérieux,
le perdirent en ce moment; nous éclatâmes tous trois au nez du
marchand stupéfait, et cet incident fut cause que nous fîmes con-
naissance. Le premier soin des deux voyageurs fut de m'initier à
parler Calame et Diday : — Je suis trop étranger, leur dis-je, à l'art
du peintre pour savoir si la nature est imitée de M. Calame, ou si
c'est M. Calame qui imite la nature, mais ces campagnes sont fort à
mon gré.
Le plus âgé des deux trouva cette opinion toute naturelle, mais
l'autre, se détournant, examina les poissons du lac en silence et me
130 REVUE DE PARIS.
bouda pendant près d'un quart d'heure. C'est avec celui-ci que je
fls amitié.
C'est chose assez étrange que ces relations éphémères que l'on
forme en voyage, sans autre raison que le hasard, et qui, sur-le-
champ devenues intimes entre gens parfaitement inconnus l'un de
l'autre, se brisent à jamais à l'heure où l'on se sépare. Au retour, on
n'a plus la moindre envie de se retrouver; que l'on se rencontre plus
tard, on n'échange pas une syllabe. Si l'on se revoyait aux lieux
mômes où l'on se lia jadis, la reconnaissance aurait lieu avec la plus
touchante effusion.
En débarquant à Neuhaus, nous songeâmes à déjeuner, et mes
nouveaux camarades me supplièrent de les aider a éliminer ce qu'ils
appelaient le commis-voyageur, duquel ils n'avaient pu, depuis trois
jours, parvenir à se délivrer. — C'est un ladre, s'écria l'enthousiaste
des peintres helvétiens; si vous saviez comme il nous fait honte dans
les auberges! Imaginez que, non content de disputer sur tous les
prix, il entasse dans ses poches, en sortant de table, tous les restes
du repas.
— Et vous ne savez comment l'éloigner? Eh, dites-lui que votre
bourse va tarir, que bientôt vous en serez aux expédiens, et vous
verrez comme il va déguerpir.
On suivit ce conseil; notre homme, à cet aveu, fit entendre un
grognement burlesque comme un chat caressé à rebrousse-poil; mais,
à notre amère surprise, il se mit à la disposition des deux voyageurs.
Que faire? Après cette marque de dévouement, on ne pouvait le con-
gédier. Nous montâmes donc assez tristement commander le dé-
jeuner au premier étage de l'auberge isolée de Neuhaus. Mais un
moment après, comme je regardais, de la galerie qui entoure la
maison, cette petite vallée qui sépare le lac de Thun de celui de
Brienz, j'avisai le commis-voyageur qui, juché, lui septième, sur une
carriole, s'enfuyait au grand trot sur la route d'Interlaken en regar-
dant en arrière de crainte qu'on ne l'aperçût.
Au moment où l'on se mettait à table, je vis paraître une jeune
dame qui, d'un air un peu embarrassé, vint occuper une place vide
à côté de nous. C'était la femme d'un de ces messieurs; comme elle
était restée à l'entrepont durant la traversée, je ne l'avais pas vue.
Justement il m'avait semblé naguère qu'une femme ferait un bon
effet dans notre caravane. Or, celle-ci était blonde, grande, svelte et
fort jolie.
REVUE DE PARIS. 131
— Arrive donc, ma chère amie, s'écria le moins jeune des deux
pèlerins; Jules commençait à être inquiet de toi.
Je ne sais pourquoi je vis avec plaisir qu'elle n'appartînt pas à
celui vers lequel se portaient mes sympathies; on ne se constitue
jamais hien franchement l'ami du mari d'une jolie femme, et si
étranger que nous soyons à cette dernière, le bonheur du voisin fait
bien vite éclore en nous un petit germe d'envie. L'époux, que nous
nommerons Adolphe si vous le voulez, observa, au bout de quelques
minutes, que sa femme ne mangeait pas. — Mme G... est peut-être
trop fatiguée, répondit If. Jules avec un intérêt tout-à-fait fraternel.
— Non, dit M. Adolphe, Clémence n'a pas encore marché d'au-
jourd'hui.
Clémence me causa un certain plaisir. Je ne sais si, comme moi,
vous aimez ce nom-là. Le repas fut assez gai; on fit un long et peu
édifiant panégyrique du commis-voyageur, et chacun fournit un
trait à la portraiture. — Ce que je trouvais de plus ridicule, mur-
mura Jules, ce sont ces fades complimens dont il assassinait ma-
dame à tout propos; rien ne sent la mauvaise éducation comme cette
habitude.
— Bah, bah! reprit le mari, cela fait toujours plaisir aux femmes.
Cette remarque ne plut pas à la sienne, à ce qu'il parut. Je me
sentais assez curieux d'accompagner ces trois personnes, et sur leur
invitation pressante je me décidai à les suivre. Au dessert, on nous
apporta un registre, en nous priant d'y écrire nos noms. Je traçai le
mien le dernier, fort lisiblement, et je confesse avec humilité qu'il
était, à tous trois, parfaitement inconnu. M. Adolphe signa : baron
de G... de S..., auditeur au conseil d'état; son ami écrivit à' côté, en
souriant : M. Jules, éphtehenr dlierbes. Cela signifiait botaniste. —
Bon, pensai -je, voici entre ces amis deux causes prochaines de
désunion. Imprudens! et ils voyagent ensemble. — Hâtons-nous de
noter, pour éviter toute méprise, que Mme G..., nouvellement ma-
riée, aimait tendrement M. G..., et que la lune de miel reluisait de
tout son éclat.
Une calèche découverte nous conduisit à Lauterbriinnen par Un-
terseen, à travers une plaine assez monotone plantée d'aulnes et de
cerisiers disposés en quinconce. Malgré la chaleur, nous marchions
de temps en temps, M. Jules et moi, pour laisser les amoureux en
tête-à-tête. Il était orphelin à la manière d'Antony, à ce que je
crois, et néanmoins il avait de la fortune; son caractère était sou-
132 REVUE DE PARIS.
cieuv, contemplatif, et quand il parlait, il semblait étonné d'ouïr le
son de sa voix.
Unterseen, littéralement en dessous du lac, est une vieille bour-
gade éparpillée sur les rives de l'Aar et sur quelques îlots que ce
fleuve respecte comme à regret. Cet endroit est aussi joli et plus •
étrange qu'Anet. C'est là qu'on trouve les maisons gothiques en vieux
bois ciselé les plus finement historiées; ce ne sont que festons et
dentelles. Les fenêtres, petites et ornées avec recherche, ont des
vitraux peints. La végétation des lianes se mêle aux moulures du
châtaignier, et des versets de la Bible, écrits en lettres gothiques
tout le long des frises, donnent à ces bijoux d'architecture une phy-
sionomie mystérieuse et solennelle. Dans les boutiques, on vend
de petites maisons copiées sur les grandes, des bâtons travaillés à la
serpe, des cornes de chamois, et d'autres productions du pays.
Quelques têtes blondes s'encadrent çà et là dans les croisées; des
moulins perchés sur leurs pilotis, comme sur des échasses, pulvé-
risent, à l'entrée des ponts, sur deux bruyantes écluses, l'eau de
l'Aar, blanche comme les cimes neigeuses qui surplombent la vallée,
pareilles à un diadème d'argent ombré de platine et d'émail. On
voit aussi là de beaux platanes qui ne peuvent parvenir à se mirer
dans ces eaux pétulantes.
Unterseen, cependant, a moins de réputation que son voisin In-
terlacken [inter lacus). Le quart de lieue qui les sépare suffit pour
vous transporter de Suisse en Angleterre. Quelques cottages épars,
des jardins anglais, des maisons de campagne à la française, des
avenues de peupliers et d'ormes, des poteaux blafards et des bar-
rières badigeonnées à la détrempe, voilà Interlacken. Aux alentours,
on aperçoit des sapins, des cascades, des glaciers, et dans la plaine
on lit sur des enseignes : Cabinet littéraire; romans nouveaux, an-
glais et français; modes nouvelles de Paris. — Boarding-school for
yung ladies. — Magasin de musique. — On déchiffre aussi sur un
tableau : « Mesdemoiselles Wanaz, qui ont chanté à Paris avec le
plus brillant succès, se font entendre chez les personnes qui les font
appeler. »
Je proposai à mes compagnons d 'appeler sur-le-champ Mlks Wanaz,
mais la proposition fut repoussée avec effroi. Au demeurant, je ne
sais rien de stupide et de barbare comme Interlacken; ce fade jardin
orné de boutiques, où l'on rencontre dès le matin des Anglais en
toilette de bal, et des bas-bleus lisant de gros livres avec une mine
REVUE DE PARIS. 133
sentimentale, produit l'effet d'une parodie niaise. Les marchands
d'objets de luxe y sont d'autant plus déplacés, que les maisons très
éparpillées laissent au pays son air de solitude. Quoi de plus gro-
tesque que de rencontrer au milieu des arbres de l'Oberland la bou-
tique d'un tailleur parisien ou les salons d'un coiffeur {haïr-dresser);
que de lire sur une enseigne jaune, entre des bocaux d'eau cya-
nurée, au pied du Rugen : English-dispensary ! Ce village, ou plutôt
ce villenage, est exclusivement peuplé d'Anglais : on y boit du thé,
du goose-berry-wine; on y mange de la viande crue, on y perd des
paris, on y donne des raouts. Ces colons sont des enthousiastes de la
Suisse, qui se sont hâtés de la mutiler et de la remplacer par l'An-
gleterre.
En sa qualité d'auditeur fashionable et de sporlmann, M. G...
de S... jugea à propos, pour admirer Interlacken, de fixer un lorgnon
carré, non sans grimace, dans l'orbite de son œil droit (c'est juste ce
qu'un singe ferait d'un lorgnon), et d'apprécier le comfortablc et le
beautiful de cette chose. Ce contact avec les formes de la civilisation
le replaça tout à coup dans sa sphère; il rentra dans le ton ordinaire
d'un homme à la mode, se montra fort aimable et très empressé
auprès de sa femme, dont, au surplus, il paraissait épris. Mais, en
face des Alpes, il ne trouvait plus rien à dire. Jules, au contraire,
devenait froid et paisible à mesure que l'accent, que le caractère du
paysage s'effaçait. Son imagination n'eut pas le loisir de faire long-
temps la sieste; le chemin de Lauterbrùnnen , au-delà de Matten,
devient brusquement sauvage et bizarre. On côtoie une montagne
sombre sous un feuillage épais; à droite, on voit bondir un torrent
parmi des roches désordonnées, et l'on rencontre, au milieu d'un
fouillis d'arbres brisés et renaissant de leurs racines, une vieille tour
carrée que les rameaux étreignent et subjuguent. Ces ruines furent
le théâtre d'une histoire d'amour, mélancolique et touchant sou-
venir que l'on évoque en passant. Plus loin , dans un site plus dé-
chiré, se dresse le roc de Boesestein (la roche mauvaise), au pied
duquel le dernier des seigneurs de Rothenfluh égorgea son frère. Le
meurtrier mourut dans l'exil, poursuivi par les furies du remords.
Dès qu'on pénètre dans l'étroite et profonde vallée de Lauterbrùn-
nen , on a peine à trouver un peu de ciel entre les montagnes; le
soleil ne descend qu'une ou deux heures jusqu'à ces pâturages dé-
serts, et l'on chemine entre deuv murailles d'un vert bronzé, tels
que des cirons entre deux feuillets d'un gros livre entr'ouvert.
TOME XIV. SUPPLÉMENT. 10
134 REVUE DE PARIS.
A Lauterbriïnnen nous quittâmes la calèche qui ne peut aller plus
loin, car les routes expirent là; et tournant derrière l'église, traver-
sant un pont sur la Lùtschinen, nous perdîmes de vue la Yungfrau
qui, de sa masse terrible, barre le fond de la vallée, des ténèbres de
laquelle on la voit surgir en pâlissant peu à peu. Nous commen-
çâmes à gravir sur la gauche le sentier escarpé qui conduit au cœur
des plus hautes montagnes, par la Wengern-Alp et les Scheideck.
Il était deux heures après-midi, la chaleur était suffocante, la
pente redoutable; le silence n'était interrompu que par les clochettes
lointaines des troupeaux dispersés. Mme de S... avait refusé de
prendre un cheval, nous n'avions point voulu de guide, et l'auber-
giste du dernier village nous avait livrés aux conséquences fatales
de cette témérité. La course devait être pénible; le lieu où nous
aspirions est au-delà des régions où l'herbe trésit, et sur les confins
des neiges éternelles. Chacun de nous trois portait sur ses épaules un
sac pesant vingt à vingt-cinq livres, et, penchés sur nos bâtons ferrés
de six pieds de hauteur, nous gravissions à la file avec la lenteur du
bœuf. C'était ma première excursion, je payais tribut aux Alpes en
les arrosant de sueur; l'étroit vallon planté de cerisiers maigres ser-
pentait et s'allongeait à nos pieds; devant nous l'horizon se décou-
pait à vingt pas sur un ciel d'un bleu cru. Mes compagnons marchè-
rent, ce premier jour, bien mieux que moi; je leur en fis compliment.
— C'est un effet de l'habitude, dirent-ils; nous sommes déjà en-
durcis, car nous venons de visiter les Alpes de Savoie et les glaciers
du Mont-Blanc.
— Vous voyagez ensemble depuis long -temps? demandai -je à
M. Jules.
— Depuis vingt-sept jours, répondit-il d'une voix creuse.
— Ils ont passé comme une heure 1 s'écria M. G...; pour moi, du
moins, car Jules est un inconstant; il a l'air de s'amuser déjà beaucoup
moins qu'au début.
Je ne sais ce que Jules murmura. — Oh! tu as beau dire, repartit
l'autre, tu deviens morose; cependant, nous sommes loin d'être au
bout de nos peines. Allons, il faut du courage.
— Oui, articula l'autre, mais si bas, que je l'entendis seul.
— Nous devons aller, observa la jeune dame en s'arrétant appuyée
sur son bâton, jusqu'à Milan par le glacier du Rhône, par Duomo
d'Ossola et le lac Majeur; c'est bien loin encore.
REVUE DE PARIS. 135
— Et cela t'effraie? au lieu de donner du cœur à ce pauvre garçon ...
— Moi, interrompit Jules, je me divertis beaucoup.
— On le voit bien, ajoutai-je tout bas. Mais il m'avait entendu,
et se détournant avec vivacité, sous prétexte de contempler la
campagne, il me regarda fixement avec ce clignotement, cette pro-
fondeur et cette sûreté de coup d'œil qui sont le propre des gens ù
vue basse.
Alors je lui montrai d'un air candide , sur le versant opposé des
Alpes, le Staubbach, la plus haute des cascades connues, dont les
eaux, long-temps voilées par les sapins, s'élancent tout à coup à la
cime d'un rocher concave, et retombent en poussière, vaporisées à
demi, après une chute de neuf cents pieds.
Puis nous continuâmes à grimper, chacun avec son fardeau,
chacun à ses pensées , sans prononcer une parole* le bruit de nos
respirations haletantes et le grésillement de quelques fontaines trou-
blaient seuls le silence de ces solitudes.
Francis Wey.
( La suite a un prochain n°. ,
BULLETIN.
Nous nous étions félicités de la modération avec laquelle la chambre des
députés avait exprimé les sentimens et les vœux du pays dans l'affaire du droit
de visite. En raison de l'état actuel de nos rapports avec l'Angleterre, cette
modération nous avait paru tout à la fois être de bonne politique et de bon
goût; mais, en vérité, en face des étranges commentaires de la presse anglaise,
nous serions presque tentés de regretter aujourd'hui que notre parlement n'ait
pas donné à sa pensée une expression plus vigoureuse. Les journaux whigs
et les journaux tories s'accordent à regarder comme insignifiante la phrase
rédigée par la commission et adoptée parla chambre. Le Morning-Chronicle
reproduit même le rapprochement que nous avions indiqué entre la phrase
au sujet des traités de 1831 et 1833 et le vote annuel sur la Pologne. Ce rap-
prochement, qui, en effet, dès le principe, n'avait pas échappé, dans la
chambre, à quelques esprits défians , est pour le journal anglais une occasion
de triomphe, et il célèbre ironiquement la sagesse du parlement français, qui
s'est donné le plaisir de faire deux phrases vides , ayant l'avantage de placer
la France en hostilité directe avec l'Angleterre d'un côté, et avec la Russie de
l'autre. Organe des tories, le Times dit que la phrase en question est tellement
sans portée, qu'elle aurait passé, tout-à-fait inaperçue dans un meeting de la so-
ciété africaine à Exeter-Hall. Cependant, si la chambre s'est montrée si timide,
il faut au moins lui laisser le mérite de la modération. Nullement. Le Times
accumule les injures les plus contradictoires, car, tout eu affirmant que la
chambre est arrivée au résultat le plus absurde par son insignifiance, il l'ap-
pelle une assemblée volcanisce. Idiote et furieuse, telle a donc été la chambre,
au dire de l'interprète le plus accrédité des conservateurs anglais.
Tout cela est misérable. Nous ne reconnaissons pas, dans un pareil lau-
REVDE DE PAHIS. 137
gage, ce bon sens politique dont les Anglais sont si fiers. De l'autre coté du
détroit, ou pense généralement qu'uue collision entre la France et l'Angle-
terre serait déraisonnable et funeste. Pourquoi donc alors n'avoir pas fait
comprendre au peuple de la Grande-Bretagne tout ce que la modération du
parlement français avait de favorable au maintien de la paix, à un rappro-
chement plus intime entre les deux peuples? Cela eût été plus utile et plus
vrai que de prendre parti pour le ministère et M. Guizot contre la chambre.
Est-il bien politique , est-il bien parlementaire de calomnier les intentions et
l'intelligence d'une assemblée qui représente le peuple avec lequel on ne veut
pas de rupture? Comment la presse anglaise n'a-t-elle pas compris que la mo-
dération de la chambre était une indication précieuse , un signe flatteur du
prix que nous attachions ici à nos bons rapports avec la Grande-Bretagne?
C'était sur ce point qu'il fallait insister. On travaillait ainsi d'une manière
honorable et sage à aplanir les difficultés qui peuvent séparer les deux
nations.
Si dans cette circonstance la presse britannique a manqué aux convenances
et à la vérité, nous devons reconnaître le caractère d'élévation et de gravité
qu'ont eu les débats parlementaires de la chambre des communes et de la
chambre des lords. Il ne s'y est pas dit une parole qui put envenimer les re-
lations entre les deux pays; tout y a été digne et vraiment politique. Seule-
ment on a pu remarquer, entre les assertions de sir Robert Peel et les affir-
mations de M. Guizot, une contradiction notable. M. le ministre des af-
faires étrangères avait dit que l'Angleterre, pour l'année 1842, avait réduit
le nombre de ses croiseurs de quatre-vingt-un à quarante-neuf; sir Robert
Peel a déclaré que l'Angleterre ne s'était nullement engagée à limiter le
nombre de ses croiseurs. Il s'est trouvé qu'à une certaine époque quatre-vingts
mandats avaient été délivrés; mais Tannée dernière l'Angleterre n'a employé
que cinquante vaisseaux à la répression de la traite, et en 1843 elle en em-
ploiera quarante-neuf. M. Guizot avait affirmé que dorénavant les croiseurs
britanniques ne pourraient plus quitter les stations qui leur seraient assignées;
M. Peel, interpellé à ce sujet, a répondu que son gouvernement n'avait pas
aliéné le droit de changer de station ses croiseurs. Voilà des contradictions
qui demandent des éclaircissemens, tant diplomatiques que parlementaires.
On a été assez ému à la chambre de cette espèce de démenti donné à M. le
ministre des affaires étrangères par le cabinet anglais. Il n'en a pas encore
été parlé à la tribune, mais on s'en est beaucoup occupé dans les conversa-
tions particulières. Les assertions émises dans le cours des débats par le ca-
binet ont eu une influence incontestable sur la détermination à laquelle s'est
arrêtée la chambre. C'est sur les faits qu'on lui a présentés qu'elle a mesuré
son langage, et l'on conçoit sa juste susceptibilité à l'idée qu'elle a délibéré
sur des bases dont l'exactitude n'est pas reconnue par le gouvernement an-
glais. On conviendra aussi que le langage de la presse anglaise n'est pas de
nature à calmer le mécontentement de tous ceux qui ont voté la phrase de la
J 38 KEN LE DE PARIS.
commission. Nous ne voulons pas exagérer l'importance des articles du Mor-
ning-Chronicle et du Times; toutefois, une assemblée politique sent fort
bien qu'elle puise une partie de sa force dans la valeur qu'on attribue à ses
actes, et les commentaires britanniques pourraient inspirer à la chambre
d'assez sérieuses réflexions.
Nous l'avons dit, la chambre a eu l'intention marquée de porter dans
l'examen des questions extérieures une modération réfléchie. Elle n'a pas
voulu qu'on pût l'accuser d'entraver l'action du pouvoir exécutif, ou d'em-
piéter sur ses prérogatives. Elle donne ainsi au gouvernement une haute
preuve de confiance; elle s'en remet à lui du soin de mettre sa politique en
harmonie avec les sentimens et les vœux du pays. La loyauté du parlement
fait appel à la loyauté du pouvoir exécutif. Mais qu'adviendrait-il si , dans la
sphère parlementaire, des soupçons pouvaient pénétrer sur la sincérité du
gouvernement? Désormais la défiance régnerait entre les pouvoirs, leurs re-
lations constitutionnelles se trouveraient altérées, et les affaires du pays
seraient sérieusement compromises.
Il peut paraître regrettable à certaines personnes exclusivement préoccu-
pées des anciennes traditions de la diplomatie, que les chambres s'immiscent
dans les questions de politique extérieure. Cependant cette intervention qu'elles
déplorent, et dont nous avons au contraire signalé plusieurs fois les avan-
tages, est inévitable. Or, ou peut être certain qu'on aggraverait ce que quelques-
uns considèrent comme un mal, si dans les communications et dans les débats
sur la politique étrangère le pouvoir exécutif n'apportait pas une extrême
bonne foi. La chambre montre aujourd'hui beaucoup de modération et de
réserve, parce qu'elle croit que le gouvernement voudra bien agir suivant ses
indications et ses désirs; mais qu'elle conçoive des soupçons sur la manière
dont sa pensée sera traduite dans les actes et les négociations officielles, et
vous courez le danger très réel de changer sa discrétion et sa mesure en in-
quiétude, en exigence. C'est donc dans l'intérêt même de la prérogative royale
qu'il faut recommander à ses dépositaires responsables de ne rien faire qui
puisse troubler la confiance et le respect que les grands pouvoirs doivent avoir
les uns pour les autres, car autrement les empiètemens et les usurpations se-
raient à craindre.
Nous ne sommes pas moins préoccupés non plus de la dignité du pouvoir
parlementaire. Au milieu de l'affaiblissement de tout ce qui est autorité pu-
blique, la chambre des députés est parmi nos institutions une de celles qui
ont gardé le plus de force et de crédit; en définitive, la cbambre est le pays,
et quand elle a prononcé, il faut obéir à ses décisions, y conformer l'admi-
nistration et la politique. C'est par l'autorité de la cbambre que le gouverne-
ment a su triompher des partis extrêmes, c'est avec son concours qu'il a pu
résister à certains entraînemens. Casimir Périer savait bien toute la force que
le gouvernement trouvait dans l'appui de la chambre, quand il lui demandait
un ordre du jour motivé sur une question brillante de politique étrangère.
REVUE DE PARIS. 139
Avec un pareil bill d'indemnité, il avait à opposer aux partis une réponse vic-
torieuse; il leur disait qu'il avait pour lui l'approbation de la France, puis-
qu'il avait le vote de la chambre. Or, dans un régime représentatif, le pouvoir
parlementaire n'a pas seulement pour mission de donner raison au gouver-
nement contre certains entraînemens irréfléchis; il a aussi à faire prévaloir les
vœux légitimes du pays , à presser le pouvoir exécutif de les accomplir, à
l'éclairer, à l'exciter. Il faut que dans cette seconde partie de leur mission
constitutionnelle, les chambres soient aussi puissantes et aussi écoutées que
dans la première. C'est seulement ainsi que le pays aura une foi complète dans
l'efficacité de ses institutions, et qu'il leur attribuera la force nécessaire pour
résoudre toutes les difficultés et répondre à tous les besoins. Mais si, lorsque
la chambre a parlé, il se trouve qu'elle n'a rien dit, si les paroles qu'elle aura
solennellement adressées à la couronne sont considérées comme inutiles et
vides, que deviendra l'autorité morale du parlement? et, avec la décadence
de cette autorité, que deviendra notre société politique? Qu'on y prenne garde,
c'est pour toute la constitution, pour tout l'ordre moral, une question de vie
ou de mort. La chambre est respectée ; le pays y voit la représentation non
seulement légale, mais vraie, de lui-même, des élémens et des forces qu'il
contient dans son sein. Que peuserait-il, s'il s'apercevait que les vœux con-
stitutionnellement exprimés par la représentation nationale sont vains, et que
le pouvoir chargé de les réaliser les élude et les dédaigne? Le jour où un vote
solennel de la chambre deviendrait un objet de raillerie, comme tout ce qui
est impuissant, ce jour-là, en perdant la foi en notre constitution, nous per-
drions en partie l'estime de nous-mêmes, et l'anarchie pourrait n'être pas loin.
Nous ne croyons pas que le ministère, quand il a donné un successeur
au brave amiral Duperré, ait vu toute la portée du choix qu'il a fait. Le
cabinet aurait désiré retenir encore M. Duperré, un instant il croyait avoir
presque obtenu de lui quil différât sa retraite de quelques mois, jusqu'à
l'été, jusqu'à la saison des voyages et des bains; mais l'amiral n'a pu consentir
à une si longue attente, il soupirait après un repos absolu. Le ministère,
obligé de choisir sur-le-champ un successeur à M. Duperré, n'a pas eu la
main heureuse : non que M. l'amiral Roussin ne soit, sous les rapports privés,
un homme fort honorable et possédant comme marin une grande instruction
théorique; mais il y avait ici une question capitale : il se trouve que le minis-
tère de la marine, qui, la plupart du temps, n'a qu'une importance spéciale,
est aujourd'hui un poste politique; c'est le droit de visite, ce sont les traités
de 1831 et 1833 qui ont créé cette situation. Il était évident qu'on cherche-
rait dans le choix du cabinet l'indice de ses tendances et de ses projets dans
l'affaire de la révision des traités. Si les ministres se fussent donné pour col-
lègue un marin qui se fûténergiquement prononcé contre le droit de visite,
comme M. de Mackau, par exemple, cette nomination eût été accueillie avec
une satisfaction véritable; on y eût vu la preuve que le cabinet sympathisait
au fond avec, l'opinion du pays et des chambres. Toutefois nous admettons
que le ministère ait dû reculer devant une manifestation aussi explicite; nous
140 REVUE DE PARIS.
accorderons volontiers que, dans l'état actuel de nos relations avec l'Angle-
terre, un pareil choix eût pu avoir une signification trop vive; au moins
on conviendra qu'il ne fallait pas se rejeter à l'extrême opposé , et donner
pour successeur à M. Duperré le seul marin qui se soit prononcé en faveur
du droit de visite. Il n'y avait qu'un de nos amiraux auquel il était absolu-
ment défendu de songer, et c'est celui-là même qu'on a é é chercher pour l'in-
staller à l'hôtel de la marine; c'était 31. l'amiral Roussin qui, à la tribune de
la chambre des pairs, avait défendu les traités de 1831 et 1833. Nommer
31. de Mackau, c'était peut-être trop se déclarer contre les traités dont il faut
demander la révision; mais nommer 31. Roussin, c'est trop approuver ces
traités même. Ne pouvait-on trouver quelque personnage neutre, sans signi-
fication particulière? 31. Rosamel n'eut sans doute pas refusé le portefeuille
s'il lui eut été offert; il fallait enfin, si l'on ne pouvait faire une nomination
éclatante, s'arrêter à un choix dont la couleur politique n'offusquât personne
et ne vînt pas irriter les esprits.
C'est sans doute à son grand étonnement que 31. l'amiral Roussin sera
devenu un personnage politique, car nous ne croyons pas que ses prétentions
visent si haut. Il ne paraît pas même avoir compris qu'ayant appartenu au
cabinet du 1er mars, ce précédent, ces souvenirs, s'opposaient à son entrée
dans le ministère du 29 octobre. La différence des lignes politiques suivies
par les deux cabinets, la solidarité qui vous lie aux hommes dont on a été le
collègue dans un ministère, toutes ces idées ont peu préoccupé 31. Roussin,
qui a accepté le portefeuille de la marine comme il eut accepté le comman-
dement d'une escadre. Il est fort possible qu'une des raisons qui ont fait
tomber le choix du ministère du 29 octobre sur 31. l'amiral Roussin, c'est
que ce dernier a appartenu au cabinet du Ie1' mars. Cette dernière circon-
stance, jointe au discours de 31. Roussin en faveur du droit de visite, aura
emporté la balance, et ici encore on se sera déterminé par la raison même
qui devait donner l'exclusion à l'amiral. On aura trouvé piquant de faire une
conquête sur le cabinet du 1er mars; on a voulu montrer qu'on pouvait ré-
parer ses pertes en recrutant chez d'anciens adversaires. A la mort de 31. Hu-
mann, on a emprunté 31. Lacave-Laplagne au 15 avril; on a voulu aujour-
d'hui butiner 31. Roussin sur le 1er mars. 31ais encore une fois, en se don-
nant cette satisfaction, on a été trop loin, et le seul marin qui défende le
droit de visite ne devait pas être mis à la tête de la marine française après
le vote de la chambre des députés sur les traités de 1831 et 1833. Il semble-
rait qu'après le vote de l'adresse, le ministère a vu son triomphe avec une
certaine exaltation, et qu'il a jugé avec moins de sang-froid les difficultés qui
lui restaient à vaincre. Il ne peut se dissimuler aujourd'hui que les étranges
interprétations données par la presse anglaise au vote de la chambre semblent
avoir reçu comme une consécration par le choix de 31. l'amiral Roussin.
Dans le sein même du cabinet, ou regrette la faute commise, mais il n'est
plus temps.
Ce serait bien se méprendre que de croire la chambre indifférente à l'avenir
REVUE DE FÀRIS. lil
de la question du droit de visite. Elle n'a pas inarqué de terme fatal au gou-
vernement pour l'ouverture des négociations, mais elle n'a pas entendu non
plus, n'en déplaise à la presse anglaise , qu'on dût attendre vingt ans pour
commencer à obtempérer aux vœux formulés dans l'adresse de 1843. Pour-
quoi donc attendrions-nous si long-temps, quand l'Angleterre se montre si
impatiente de conclure avec nous un traité de commerce ? « J'ai la satisfac-
tion d'annoncer, a dit M. Peel dans la chambre des communes, que les né-
gociations sont reprises pour conclure un traité de commerce avec la France.
La reprise de ces négociations a été accueillie en France avec tant de faveur,
que le gouvernement de la reine peut espérer la conclusion d'un arrangement
avantageux... Le traité n'est pas strictement commercial : il a traita d'autres
questions importantes pour les deux pays, et contribuerait à resserrer leurs
relations amicales. » De ces paroles de M. Peel il ressort deux choses : l'An-
gleterre désire vivement un arrangement commercial avec la France, et de
son côté le gouvernement français a montré de l'empressement à le conclure.
Ces dispositions de l'Angleterre sont heureuses, et nous sommes loin de vou-
loir qu'on les repousse, mais le ministère aurait-il commis la faute de les ac-
cueillir sans conditions? S'il avait eu cette imprudence, il devrait s'arrêter.
Qu'il regarde autour de lui, qu'il constate le véritable état des esprits, il re-
connaîtra qu'il lui est impossible de rien accorder à l'Angleterre sans obtenir
quelque chose, une première concession au sujet des traités de 1831 et de 1833.
Autrement, dans quelle bizarre situation serions-nous placés? ISous irions au-
devant de ce qui peut être agréable à nos voisins, et il nous serait interdit
de leur faire la moindre ouverture sur un sujet que nous avons à cœur!
Notre gouvernement peut avoir prise sur l'Angleterre par le désir qu'a
celle-ci de conclure avec nous un traité de commerce; il y aurait de la folie
à ne pas profiter de cette circonstance favorable pour négocier au sujet du
droit de visite , puisque l'Angleterre attend avec impatience l'arrangement
commercial.
D'ailleurs, sur les grandes questions de droit international et maritime,
tout n'est pas terminé entre l'Angleterre et l'Amérique, et les difficultés qui
restent encore à résoudre peuvent nous offrir une occasion naturelle d'inter-
venir entre ces deux puissances quand elles reprendront, ce qui sera prochain,
la discussion sur ce point. Le gouvernement anglais, par l'organe de sir Ro-
bert Peel, a nié formellement qu'il eût abandonné le droit de vérifier les pa-
piers des batimens qui arborent le pavillon des États-Unis. M. Peel a distingué
expressément le droit de recherche et le droit de visite. Pour exercer le droit
de recherche, il faut des conventions réciproques, car il s'agit d'une sorte
d'enquête sur la nature des cargaisons et sur le but du voyage; mais le droit
de visite, toujours suivant les doctrines de l'Angleterre, existe sans qu'il soit
besoin de conventions particulières, car c'est le droit qui consiste à vérifier la
nationalité des batimens. Le gouvernement anglais et le gouvernement amé-
ricain sont donc en contradiction flagrante sur la manière d'entendre le traité
Ashburton ; il est hors de doute que les négociations et la polémique vont
142 KEVUE DE PARIS.
bientôt recommencer entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. C'est vrai-
ment le moment pour les gouvernans et les publicistes de soumettre à un
nouvel et sévère examen toute cette partie du droit international et maritime.
On peut remarquer que c'est seulement aujourd'hui qu'on arrive à préciser les
questions et les difficultés.
C'est avec affectation , avec emphase, que quelques organes de la presse
anglaise ont donné la nouvelle d'un traité de commerce entre la Russie et
l'Angleterre. Ils semblaient vouloir inspirer des regrets cuisans à la France
et lui faire comprendre de quels avantages elle se privait en ne se jetant pas
dans les bras de l'Angleterre. Quel arrangement s'est donc conclu entre la
Russie et l'Angleterre ? Ces deux pays abaissent-ils mutuellement leurs tarifs?
La Russie consent-elle à recevoir à des conditions favorables les produits de
l'industrie anglaise, et la Grande-Bretagne, de son côté, fait-elle des conces-
sions ? Non, il ne s'agit que d'un traité qui garantit la liberté réciproque de
navigation entre la Russie et l'Angleterre. Les vaisseaux des deux nations ne
paieront pas des droits plus élevés que ceux que paient les vaisseaux des na-
tionaux entrant dans les ports de l'un et l'autre pays ou en partant. Les vais-
seaux et les sujets des deux nations jouiront dans l'un et l'autre pays de tous
les privilèges dont ils jouissent dans le leur. Le traité est conclu pour dix
ans. Chacune des parties contractantes se réserve le droit de s'en dégager à
l'expiration de la neuvième année. Cela n'a pas, comme on le voit, la portée
d'un traité de commerce. Mais il convient encore à l'Angleterre de paraître
vivre dans des rapports d'intimité avec la Russie : elle aime à prolonger ainsi
la comédie qui s'est jouée en 1840, à nos dépens, entre les deux cabinets de
Saint-Pétersbourg et de Saint-James. Aujourd'hui ce jeu est assez innocent,
car il ne trompe plus personne. Tout le monde en Europe sait à quoi s'en
tenir sur les sentimens d'amitié que l'Angleterre et la Russie nourrissent
l'une pour l'autre. Le nouveau traité dont parlent avec tant de complaisance
quelques journaux anglais est une preuve à lui seul des incompatibilités d'in-
térêt qui séparent les deux pays. Il n'offre aucune réduction dans les taxes
des marchandises anglaises et russes : la guerre de tarifs continue entre les
deux puissances. Quelle belle occasion ont perdue ces deux sincères amies de
se faire d'édifiantes concessions!
Les derniers évènemens qui viennent de répandre la surprise et presque la
consternation jusque dans les murs d'Alger, la réapparition d'Abd-el-Kader
qui, à la tête de nombreux Kabyles, a entrepris de bloquer Cbercliell, l'ébran-
lement que la levée de boucliers de l'émir a imprimé à la soumission encore
si récente des tribus, tout cela donne-t-il raison aux partisans de l'occupation
restreinte, et faut-il regretter d'avoir tenté tout ce qui a été fait, parce qu'on
n'est pas encore arrivé à un résultat définitif? Nous ne le croyons pas. Si on
avait fait moins, Abd-el-Kader serait plus puissant encore qu'il ne l'est au-
jourd'hui. Voulez-vous le rendre invincible? Vous n'avez qu'à diminuer en
Afrique nos moyens de résistance et de conquête. Les nouveaux mouvemens
d'Abd-el-lvader n'étonneront que ceux qui n'ont pas assez réfléchi sur les con-
REVUE DE PARIS. 143
ditions tout exceptionnelles de notre situation en Algérie, et ils ne feront
jeter les hauts cris qu'aux adversaires systématiques de la colonie africaine.
Au moment où le général Bugeaud était à l'apogée de ses triomphes, nous
avons prévu, nos lecteurs peuvent se le rappeler, qu'une soumission aussi
générale delà part des tribus arabes, ne pouvait être durable et définitive; et
nous donnions le conseil aux vainqueurs de garder pour un avenir moins
heureux tous leurs moyens d'action. Cet avenir est arrivé; en ce moment, nos
soldats sont aux mains avec les Arabes; il faut attendre les bulletins.
Le troisième arrondissement de Paris, qui jusqu'à ces derniers temps avait
toujours été représenté par un député conservateur, vient d'accorder la ma-
jorité de ses suffrages à un candidat de la gauche. Ce résultat n'a pas produit
une médiocre sensation. Il est vraiment regrettable que l'opinion conserva-
trice perde un arrondissement où elle a en réalité la majorité numérique et
tant de moyens de légitime influence. A qui s'en prendre? Le Journal des
Débats n'hésite pas : il s'en prend aux électeurs conservateurs et aux candi-
dats. Les électeurs ont le tort de se diviser; ils perdent de vue la pensée po-
litique qui doit présider à l'élection, ils consultent leurs convenances person-
nelles. Pour les candidats qui se présentent aux suffrages des conservateurs,
ils ne sont pas non plus sans mériter de justes reproches. Pourquoi ne tien-
nent-ils pas un langage plus ferme et plus décidé? Pourquoi avouent-ils des
nuances dans leur couleur, dans leurs opinions politiques? Pourquoi, par
exemple, donner à entendre qu'on se rapproche du centre gauche? Voilà
une mollesse qui perd tout. Cette remontrance, adressée si aigrement aux
électeurs et aux candidats conservateurs, nous paraît quelque peu impru-
dente, car elle soulève des questions délicates. Si les candidats conservateurs
du troisième arrondissement ont professé des principes qui se rapprochent de
ceux du centre gauche, c'est qu'apparemment ils n'entendent pas la politique
conservatrice comme le journal qui leur adresse une superbe remontrance;
c'est que sans doute aussi les conservateurs dont ils sollicitaient les suffrages
auraient peu goûté un autre langage.
Nous sommes ainsi conduits, sur la trace du Journal des Débats, à penser
que l'opinion conservatrice et constitutionnelle a subi dans le corps électoral
des modiGcations dont il importe de tenir compte. Si ni M. Legentil ni
M. Decan n'ont voulu arborer la bannière du ministère, c'est qu'apparem-
ment une déclaration de ministérialisme ne leur pas paru une conséquence
naturelle de leurs principes conservateurs. On cherche à se consoler du
triomphe de l'opposition par le jugement assez peu flatteur que n'a pas
craint de laisser tomber sur le nouveau député l'organe de l'opinion démo-
cratique; mais on ne s'aperçoit pas qu'on aggrave ainsi la portée politique
de l'élection. L'esprit et les sentimens d'opposition ont donc fait bien des pro-
grès dans le troisième arrondissement, puisqu'ils ont triomphé indépendam-
ment du mérite de l'élu. Pour nous, nous déplorons ce résultat, et nous
croyons qu'il a produit sur tous les hommes modérés une impression pénible.
144 REVUE DE PARIS.
— Dans un roman intitulé : le Château des Airides (1), M. Jules Lacroix
a raconté une curieuse et dramatique histoire. L'action de ce drame singu-
lier se déroule et se dénoue au sein d'une famille poursuivie, comme celle
dont le titre évoque le souvenir, par une inexorable fatalité. Un vieux châ-
teau perdu dans les gorges d'Ollioules, près de Marseille, voilà le lieu de la
scène. La lutte tragique dont cette âpre solitude est le théâtre est dans une
harmonie parfaite avec le sombre aspect du vieux manoir, avec le caractère
désolé des montagnes au milieu desquelles il se dérobe. Sans doute l'exécu-
tion n'est pas toujours, dans le Château des Atrides, aussi heureuse que la
conception; le style, souvent chaleureux, pèche quelquefois par l'emphase ou
la négligence; mais ces défauts sont rachetés à certains égards par l'émou-
vante rapidité du récit, qui ne laisse guère sommeiller la curiosité du lecteur.
11 n'en faut pas plus pour assurer au romancier le succès de terreur et d'émo-
tion qu'il a sans doute ambitionné.
— Un de nos collaborateurs, M. Théophile Gautier, vient de publier, sous
le titre de Tra-los-Montes (2) , les observations qu'il a recueillies pendant
un récent voyage en Espagne. Nul écrivain n'était peut-être mieux préparé
à nous parler de la patrie de Calderon et de Murillo que le spirituel auteur
de la Comédie de la Mort. Sous ce ciel ardent , devant ces sites pleins de
lumière, en présence de cette population qui garde encore si vive au milieu
des luttes les plus douloureuses l'empreinte de son glorieux passé, l'imagi-
nation du poète, la curiosité de l'observateur trouvent également à se satis-
faire. Les peintures de l'Espagne que nous trace M. Gautier se distinguent
surtout par la vigueur de la touche et l'éclat du coloris. L'auteur de Tra-los-
Montes s'est attaché à rendre avec une précision lumineuse l'aspect de la
nature et des monumens, il a montré une rare exactitude et une piquante
franchise dans l'étude des mœurs et du caractère national. Son livre est un
des plus vrais et des plus curieux qu'on ait depuis long-temps publiés sur
l'Espagne. Au milieu de la stérile fécondité de notre époque, on est heureux
d'avoir enfin à signaler l'œuvre d'un vrai poète qui sait porter dans la pein-
ture de la réalité un sentiment profond de l'art.
(1) 2 vol. in-8°, chez Dumonl, Palais-Royal.
(2) 2 vol. in-80, chez Magen, quai des Angustins.
F. BONNA1RE.
UNE
PASTORALE HOMICIDE.
— Et votre opinion maintenant? dit le jeune musicien quand il
eut achevé sa pastorale en ré mineur, et posé son violon sur la table,
couverte encore des rares débris d'un souper frugal.
— Recommencez-la, je vous prie, et indiquez-moi chaque mor-
ceau avant de l'exécuter, répondit l'unique auditeur, plus jeune,
beaucoup plus jeune que le musicien.
Celui qui venait déjouer avait trente ans environ, l'autre dix-sept
ans au plus.
— Volontiers. Mais est-ce sérieusement que vous désirez...
— Très sérieusement. Je ne me lasse pas de l'entendre.
— Vous me flattez. Cependant le comité de l'Opéra n'a pas voulu...
— Mon ami, interrompit le jeune amateur, nous sommes ici pour
l'aire de la musique et non de l'ambition. C'est d'ailleurs la dernière
nuit que nous passons ensemble , mon cher Robersart.
— Allons, reprit l'artiste en saisissant son violon, qu'il plaça entre
le menton et l'épaule, et en promenant majestueusement son archet
au-dessus de sa tête.
— Je vous écoute.
— Je pars.
— Très bien.
T0JIE XIV. FÉVRIER. 11
Î'l6 REVUE DE PARIS.
— Premier morceau de la pastorale. Explication : La nuit fuit de-
vant le jour, ses ombres pâlissent, les étoiles descendent à l'horizon.
Sérénité universelle, fraîcheur, silence, recueillement.
Après ce programme, l'artiste fit exprimer à son instrument les
diverses nuances de cette première partie de sa composition, laissant
voir sur son visage les émotions dont sa main était l'interprète ha-
bile. Quand il eut terminé, il dit, sans changer d'attitude : Eh! bien,
mon cher Simon, votre avis?
Simon arrosa d'abord d'un tabac blond et menu un petit carré de
papier plié en étroits compartimens, le ferma, le roula avec une
adresse de contrebandier catalan, et en tit une cigarette qu'il pro-
mena sur la flamme de la lampe.
— Mon avis, répondit-il en jetant des monosyllabes et des bulles
de fumée, est que vous continuiez. Juger sur ce début serait témé-
raire. Toutefois, il est bien...
— Oui , il est bien , mon ami , et quand on songe que le comité de
l'Opéra n'a pas voulu accepter...
— Je vous arrête, mon cher Robersart. D.onnez-moi la suite de
la pastorale en ré mineur, ou...
— Je poursuis : Les étoiles ont disparu l'une après l'autre, l'aurore
peint de ses plus belles couleurs la voûte du ciel; les feuilles sont hu-
mides de rosée, les fleurs ouvrent leurs calices odorans; la fauvette
chante.
Tandis que l'assemblée, représentée par un seul individu, écoutait
en remplissant de tabac l'appartement, dont les croisées donnaient
sur un jardin de Meudon , notre compositeur tirait de son archet des
sons qui peignaient le réveil de la nature. L'endroit où la fauvette
chante pour saluer le jour fut surtout caressé.
— Mon juge est-il content de la fauvette? A-t-il entendu le batte-
ment des ailes, le frémissement de l'air? a-t-il saisi chaque perle de
•ce roucoulement doux et plaintif? Ai-je lutté avantageusement avec
Bernardin de Saint-Pierre, avec Berghem, avec Dieu?
— Rien ne m'est échappé, mon cher poète.
— En ce cas, convenez que ce tigre de jury, en refusant ma pas-
torale en ré mineur a été souverainement...
— Mon ami, laissons le jury de l'Opéra, et voyons ce qui suit le
chant de la fauvette.
Docile à l'injonction de son unique auditeur, Robersart poussa un
soupir, et reprit : Déjà l'aurore enflamme les coteaux, une vapeur
diaphane est suspendue sur la vallée; on entend dans le fond des mon-
REVUE DE PARIS. l':T
tagnes le son (Tune cornemuse et le tintement des clochettes. Cest le
troupeau qui , précède du berger, sort de rétable et s'avance dans la
campagne. Second réveil de la nature.
— Décidément, s'écria le jeune admirateur devant lequel jouait
l'artiste, votre composition me charme, m'émeut. C'est neuf, <
jeune, c'est...
— Et dire! interrompit avec douleur celui qui buvait ces élog .
que six tètes à perruque, six bourriques magistrales, ont dédaigneu-
sement rejeté ce chef-d'œuvre; quand j'y songe, je...
— Encore ! mais je ne connaîtrai jamais votre pastorale tout en-
tière, si vous la coupez sans cesse de réflexions, de lamentations et
de malédictions.
— Ah! oui, de malédictions! Mais, patience : Tout s'anime, les
jeunes filles vont aux champs; on voit passer les moutons qui se rendent
à la prairie : entendez-vous leurs bélemens? Entendez-vous le bruis-
sement du fleuve, qui semble sortir aussi du sommeil de la nuit? Quelle
est cette bergère? Cest Francine, la plus jolie du village. Où va-t-elle?
— Oui, où va-t-elle? demanda l'ami du musicien.
— Mon violon va vous répondre : Elle va au premier rendez-vous
d'amour. Il est midi. Il fait chaud dans la plaine; mais Julien l'at-
tend sous les saules plantés au bord de la rivière. Timidité de la ber-
gère, désirs impatiens du berger. Romance en situation. Que dites-
vous de la romance?
— Digne du reste, mon ami, mon admirable ami.
— Croiriez-vous qu'elle les a fait Miller? À peine Font-ils écoutée.
L'un prisait, l'autre, par méchanceté, toussait, l'autre...
— Calmez-vous, Robersart, soyons tout à l'œuvre.
— Mais pourquoi fait-on des révolutions? pourquoi avons-nous
répandu notre sang en 90, 91 , 93, si des aristocrates de jurés imbé-
ciles, ou d'imbéciles jurés...
— Trop d'orgueil! mon cher, trop d'orgueil! contentons-nous de
l'estime de notre propre conscience.
— Et des suffrages éclairés de quelques bons amis, ajouta Ro-
bersart en tendant la main à son public.
Il éteignait une larme entre ses paupières, quand avec cette main
qu'il retira il saisit de nouveau l'archet pour reprendre sa magni-
fique pastorale en ré mineur. Mais l'orage a surpris les amans sous
la feuillce. Un baiser se fait entendre; un éclair luit; soupirs d'amour,
coups de tonnerre dans le lointain; chœur de la nature irritée, écho
plaintif de l'a me.
11.
1V8 REVUE DE PARIS.
— Je ne crois pas, s'écria-t-il après l'exécution de cet autre morceau
de sa pastorale, qu'on ait jamais rendu avec autant de précision les
sentimens du cœur aux prises avec l'effroi. On compte les pulsations
du berger et de la bergère, et les éclats du tonnerre. M'abuserais-je?
— Bravo! bravo!
— Ces bravos m'auraient été envoyés à bout portant par trois
mille, six mille, dix mille spectateurs émus, électrisés, si des mons-
tres avaient voulu me comprendre. Aujourd'hui, à cette heure, mon
seul et digne appréciateur, je serais le premier compositeur de mon
siècle et du monde; je marcherais sur des tapis de couronnes, et je
me désaltérerais à l'eau lancée sur les places publiques par ma propre
statue en marbre blanc.
— Des couronnes! des statues! Vous voilà comme ce Buonaparte
qui s'est fait couronner hier. Vous êtes un insensé comme lui.
Soyons donc grand sans entasser tant de choses sous nos pieds et
sur nos tètes. ïls sont tous les mêmes! ajouta le jeune démocrate en
jetant sa douzième ou vingtième cigarette par la croisée; il leur
faut des trônes, des tréteaux, pour être vus de loin, comme les sal-
timbanques.
— Mais ce n'est pas fini, dît Robersart en retenant son bouillant
ami, j'ai encore à exécuter le retour du beau temps, le soir, la rentrée
du troupeau, la veillée, la prière, la paix de V innocence.
— Je n'écouterai pas une seule note de plus, mon cher Robersart,
si vous ne me promettez de cesser tout commentaire ambitieux pen-
dant notre concert. Comment pouvez-vous avoir d'autres idées que
des idées de calme et de bonheur, quand la nuit est si belle, si
douce, et que vous avez dans les mains un instrument dont vous
tirez des accens si purs, si vrais, si touchans? Mais j'aimerais mieux
être à votre place , croyez-moi, qu'à celle du fameux vainqueur de
l'Egypte et de l'Italie. La gloire des arts...
— Mais, mon ami, on me refuse même cette gloire des arts, on
me la dénie, puisque le jury.... Je ne reviendrai pas sur ce sujet,
qui vous déplaît tant.... J'achève ma pastorale en ré mineur.
Quand l'artiste eut achevé sa pastorale en ré mineur, et quand il
eut étendu, brisé comme lui de fatigue, son violon en sueur sur la
table où s'accoudait son juge et son ami, il dit à celui-ci, en pas-
sant la main dans ses cheveux : — Enfin , qu'en pensez-vous?
— Tout le bien possible. C'est beau, c'est irréprochable, c'est su-
blime.
— N'est-ce pas? Avouez-le à votre ami, que j'ai rendu les effets
REVUE DE PARIS. 14D
du soleil, dont les rayons courent brisés sur l'eau, le bruit inégal de
la pluie sur les feuilles, celui que fait la bergère en marchant sur la
pointe des herbes de la prairie, celui....
— Un instant, mon cher Robersart. Je ne mets pas de limites à
mes éloges, mais j'en mets à votre prétention de croire avoir rendu
tous les accidens de la nature physique et de la nature morale.
— Quoi! je n'ai pas rendu la fuite lumineuse, ardente, de l'éclair?
— Non !
— Le bruit du baiser chaste?
— Non !
— L'effroi de la pauvre bergère qui se rappelle, mais pour les ou-
blier aussitôt, les recommandations de sa mère?
— Non ! mille et mille fois non ! et je vous en félicite, si l'on doit
féliciter un artiste de ce qu'il n'a pas su exprimer une chose inex-
primable.
— Inexprimable! Mais ma pastorale en ré mineur est tout entière
dans ces effets rendus.
— Elle n'est pas là, mon ami. La musique n'est que de la mu-
sique, et c'est bien assez. Si vous voulez qu'elle soit encore de la
poésie, de la peinture, de l'architecture, de l'agriculture, de la mé-
taphysique, de la théologie, vous arriverez au néant ou au ridicule.
— Ah! mon ami! comment, vous, un si bon esprit, un esprit si
hardi , vous osez soutenir une telle opinion ! Mais ma pastorale est
une contre-épreuve de la nature. Je l'ai prise, je l'ai figée. On la
jouerait devant moi, je ne la reconnaîtrais pas, je l'entendrais pour
la première fois, que je m'écrierais : Robersart, conviens-en, voilà
des arbres! ce sont des chênes verts, des tilleuls, des saules! voilà
une prairie : elle est fleurie! Je cueille des marguerites, des bluets,
je respire l'odeur du sainfoin et du trèfle. Voilà une bergère : qu'elle
est blonde! qu'elle est belle! qu'elle est pure! Elle entre dans sa dix-
septième année.
— Vous êtes une belle ame, cher Robersart.
— Mais qu'exprimerait donc la musique?
— Rien.
— Comment? rien!...
— Absolument rien; et c'est là son caractère, de n'arrêter les con-
tours d'aucune idée, d'aucun sentiment, afin qu'on puisse lui prêter
toutes les idées, tous les sentimens possibles, au gré de l'ame, de la
fantaisie, selon la disposition du moment, la nature de l'esprit, la
pente du caractère.
150 REVUE DE PARIS.
— Mais personne ne croira....
— Personne, vous devriez dire, mon bon Robersart, ne tolérerait
la musique à d'autres conditions. Pourquoi entend-on dix fois de suite
un opéra, une symphonie ou une pastorale comme la vôtre sans se
lasser, et pourquoi n'entendriez-vous pas dix fois de suite la plus
belle tragédie, fût-elle jouée par Duchesnois et Talma? C'est que la
poésie précise une fois pour toutes ce qu'elle a à dire; elle cloue la
pensée, numérote les sentimens, tandis que la musique, au con-
traire, n'a ni bornes ni chaînes, ni clou ni bordure; elle est comme
l'air atmosphérique, indéfinie, expansive, flottante, — sans forme;
— on la respire, — on se l'approprie, et c'est tout.
— Non, ce n'est pas tout! Et vous rendriez plus de justice non à
moi-même, vous m'avez trop loué pour que je dise cela, mais à mon
art, si, devant le public assemblé, j'exécutais ma divine pastorale.
Quand l'exécuterai-je? l'exécuterai-je jamais? Jamais! c'est trop af-
freux à penser!
— Pas de ces pensées-là, mon ami, vous êtes jeune.
— Vous êtes de moitié plus jeune que moi.
— Et c'est aussi pour cela, mon cher artiste, que j'ai l'espoir cer-
tain de voir votre gloire musicale remplir le vieux monde où nous
sommes et le nouveau où je me rends. Mais avant de vous quitter,
mon bon Robersart, permettez-moi de vous donner un conseil in-
spiré par une amitié des plus vives. Ne vous laissez pas envahir par
l'ambition, c'est une mangeuse de temps. La gloire vient seule; tout
ce qu'on fait d'efforts pour en hâter la venue ne sert qu'à nous ron-
ger l'ame sans qu'elle arrive une minute plus tôt. Mieux vaudrait
ne pas s'occuper de la gloire, mais puisqu'elle vous plaît tant, suivez
du moins mes avis, les avis d'un homme jeune il est vrai, assez sûr
de lui-même cependant pour ne pas craindre de vous égarer en vous
conseillant.
— La gloire me plaît sans doute, et, sans cet amour que j'ai pour
elle, je ne vois pas pourquoi j'aurais écrit ma pastorale en ré mineur;
mais ne craignez rien des effets de la gloire sur mon existence.
Elle sera toujours à une si grande distance de moi que je ne la mor-
drai pas à la joue. Je ne rêvais qu'une gloire, celle de compositeur;
clic m'est défendue depuis que le comité de l'Opéra a refusé ma
pastorale en ré mineur; car savez-vous combien il m'en coûterait
pour la faire exécuter à mes frais? Vingt-deux mille francs!
— Que n'ai-je cette somme à vous prêter!
REVUE DE PARIS. 151
— Vous n'êtes pas riche, vous non plus. Votre père aurait-il été
musicien
— Je suis très riche, quoique Espagnol, mon cher Robersart, mais
tous mes biens sont dans l'Amérique du Sud. J'ai des mines d'or, ce
qui vous explique naturellement pourquoi je n'ai pas en ce moment
vingt mille francs à vous prêter. J'exploite ces mines pour le compte
du gouvernement espagnol, qui me doit, qui n'a pas le sou, qui est
mal avec la France, mal avec les colonies, mal, très mal...
— Ainsi vous me quittez, dit le bon artiste, oubliant ses chagrins
particuliers pour se plaindre d'un départ qui allait le priver de la
compagnie d'un jeune étranger, d'un Espagnol instruit, studieux,
adorant tous les arts, qu'il se proposait de faire aimer un jour dans
la partie de l'Amérique où il était né. Vous me quittez, lui dit-il, au
moment où je perds la seule espérance qui me soutenait. Perdre en
une semaine un ami et une pastorale! Je vais donc recommencer à
donner des leçons en ville, à courir le cachet à deux francs, à nager
dans cette boue liquide que me renverra au visage un membre du
jury, passant en voiture à mes côtés ! On me doit des statues, et je
n'aurai bientôt plus de souliers.
— Mon cher Robersart, surmontez ce découragement. Votre amr
ne vous oubliera pas dans ses voyages aventureux.
— Vous avez déjà tant fait pour moi...
— Qu'ai-je fait? Vous avez bien voulu passer un été avec moi à la
campagne, me distraire, me charmer par votre divine science; toute
la reconnaissance est de mon côté. Mais ne parlons plus de cela.
Comptez, vous dis-je, sur mon souvenir; j'espère qu'il ne vous sera
pas toujours inutile.
— Et où allez-vous en me quittant?
— A Rome.
— Rome, patrie de Palestrina, berceau de la grande musique!
— Patrie des beaux caractères, ville d'où sont sortis les grands
libérateurs, mon digne Robersart.
— Puisque vous allez à Rome, que votre premier soin, mon ami,
soit de vous rendre à la chapelle Sixtine. Écoutez pour moi et pour
vous, je vous en supplie, la suave musique de nos maîtres. Vous
vous souviendrez de ma pastorale en ré mineur.
— J'irai d'abord sur le Mont Sacré, et là je jurerai sur une épée
de rendre ma patrie libre.
— Ah! grand Dieu! auriez-vous aussi de l'ambition, vous qui me
reprochiez tantôt...
132 REVUE DE PARIS.
— Moi!... oui, j'en ai une : celle de briser les chaînes de la mé-
tropole.
— Autre musique, mon cher, autre pastorale.
— Nous verrons, dit en souriant le grave et chaleureux Améri-
cain; nous verrons. En attendant, avez-vous assez de confiance en
moi pour me remettre une copie de votre pastorale?
— Si j'ai assez de confiance en vous! En doutez-vous? Mais qu'en
ferez-vous, cher Simon?
— Remettez-la moi et espérez !
— Mon sauveur!
— Pas encore; j'en ai d'autres à sauver avant vous...
— Je vous connais...
— On me connaîtra un jour peut-être.
— On vous appellera alors le protecteur des arts.
— J'aurai un autre titre.
— A'ous aurez mérité celui-là.
— Je veux tout mériter.
— Adieu donc! dit le pauvre artiste en confiant au seul ami qu'il
eût sur la terre une copie du seul trésor qu'il possédât, sa pastorale
en rè mineur, cette pastorale qui exprimait tant de choses, et les
étoiles, et le lever du soleil, et le chant des bergers, et le bêlement
des moutons, et les soupirs de la bergère, et l'orage, et le beau
temps, et le retour du troupeau, et la veillée, et l'amour, et le bon-
heur.
Au jour, les deux amis se séparèrent : l'un partit pour Rome ,
l'autre descendit à Paris.
Six ans après, le musicien donnait encore des leçons au Marais et
au faubourg Saint-Jacques, des leçons de piano, parce qu'il ne savait
jouer que du violon , et des leçons de chant, quoiqu'il eût la voix la
plus sourde et la plus enrouée du monde. S'il se présentait chez les
marchands de musique pour leur proposer des romances, ceux-ci
lui répondaient : A'ous n'avez aucun talent pour ce genre de com-
position, et d'ailleurs nous ne payons les romances que six francs à
ceux que nous connaissons.
A force de parler de sa pastorale en ré mineur, il s'était rendu ridi-
cule. 11 était réduit, le malheureux, à n'en parler qu'aux pères de
ses élèves, épiciers, droguistes ou négocians, qui, par pitié, en écou-
taient quelques notes et se levaient ensuite en disant : Pardon! mais
c'est l'heure de la bourse; ou bien : Somme toute, vous auriez mieux
fait de prendre un bon état.
REVUE DE PARIS. 153
Ce n'est que chez lui, à minuit, quand tout le monde dormait,
qu'il se jetait sur son violon et se ravissait lui-même de sa magnifique
composition. De temps en temps il s'arrêtait pour moucher sa chan-
delle de quatre à la livre , ou pour dire en battant du pied : le soleil
se lève, la bergère parait sur le seuil de sa chaumière.
Il s'arrêtait encore pour dire : Ah! si mon excellent ami m'enten-
dait, quels éloges nouveaux, aujourd'hui mûri par l'expérience, ne me
donnerait-il pas! J'ai ajouté, d'ailleurs, à ma pastorale, une danse
villageoise, un baptême dans la chapelle rustique, et mille autres
beautés. Mais il m'a oublié! — Alors l'artiste renfermait tristement
le violon dans sa boîte, et il cirait ses souliers pour ses courses du
lendemain.
On était sous l'empire, on cirait à l'œuf.
Quelques années passèrent sur le front déjà ridé de notre grand
inconnu, et rien ne fut changé à son existence, si ce n'est qu'il lui
arriva deux malheurs des plus grands. On changea la méthode de
chanter, et il fut alors trouvé trop directoire par les gens à la mode,
et il se maria. Dès ce moment, il ne lui fut plus même permis de
jouer sa pastorale chez lui, entre quatre murs. Sa femme, qui aimait
les arts à la condition que la musique en particulier lui rapporterait
des bonnets, des chapeaux en velours et des châles, exécra le violon
dès qu'elle s'aperçut qu'il rendait des sons, mais pas d'argent. La
pastorale en ré mineur la faisait frémir. Voilà notre ruine, disait-elle;
maudits soient tes bergers! tes étoiles! tes troupeaux! Encore si
nous pouvions les manger, tes moutons !
Accablé de toutes les manières , il renonça à la gloire , à la pasto-
rale, qu'il roula et sur laquelle il écrivit : Recommandé à mon fils.
Ceci fut le malheur de son père, et sera la gloire de notre famille. Puis
il n'y pensa plus qu'en rêve.
Un jour le facteur du quartier lui remit une lettre; le port était
coté douze francs. Douze francs! s'écria la femme de Robersart.
Jamais ! jamais ! si j'étais sûre qu'on t'annonçât dans cette lettre un
héritage de cent mille écus, à la bonne heure. Mais donner douze
francs au hasard! Mais, pour coûter douze francs, elle vient donc de
la lune, cette lettre?
— Mais si nous empruntions ces douze francs, ma chère amie
— Emprunter! emprunte pour avoir du pain.
— Allons! je ne la prendrai pas, dit Robersart au facteur. Re-
tournez-la.
— Vous avez un an pour vous décider, dit celui-ci en s'en allant.
lhï REVUE DE PARIS.
— Il n'est qu'un moyen ,^dit l'artiste , de retirer cette lettre, et je
l'emploierai. C'est dur, c'est humiliant. N'importe.
Il courut au pont des Arts.
A huit heures, l'été, ce pont était autrefois, vers 1812, le rendez-
vous des élégantes de la ville et du faubourg. Des pots de fleurs cou-
raient derrière des rangées de chaises sur lesquelles s'asseyaient
pour respirer le frais et prendre des fluxions des jeunes gens, des
jeunes filles, des mamans, les beaux de l'empire.
La nuit était venue lorsqu'on entendit s'élever sur le pont des
sons d'une pureté inouie; chacun quitte aussitôt sa place et se rap-
proche d'un homme qui a jeté son mouchoir sur son visage. C'est
Hubert, s'écria-t-on. C'est Hubert qui a fait un pari. — Hubert était
un des plus fameux violons de l'époque. Les voix se taisent : silence
universel dans l'air. On n'entend que l'eau qui passe sous les arches
et les ravissantes notes du prétendu Hubert. C'était la pastorale en
ré mineur. A la fin du morceau, les applaudissemens, long-temps
comprimés, éclatent à la fois du Louvre au palais de l'Institut. Mais
pas une pièce ne tombe dans le chapeau posé aux pieds de l'artiste.
Donner de l'argent à Hubert! On l'a reconnu, c'est lui. On le cou-
ronne. Des couronnes à Robersart! Il lui fallait douze francs! douze
francs pour retirer la lettre.
La lettre resta deux mois à la poste. Ce ne fut qu'au bout de deux
mois de dures privations qu'il réunit, sou à sou, une somme de
douze francs pour acheter sa lettre.
Il faillit étouffer de joie quand il la tint. Pourquoi? il n'en savait
rien. Mais le malheur, comme l'innocence, a une seconde vue
qu'il serait insensé de nier.
Il prend la lettre, et dans la rue, sous une porte cochère, il la dé-
cacheté en tremblant; il lit : — D'abord il n'y comprit rien.
« Cher ami,
« De Home j'ai été en Allemagne et ensuite en Espagne, la patrie
de mes aïeux, de là aux Etats-Unis. Nommé colonel, j'ai pris une
part très active à la guerre de l'indépendance; j'ai été assez heureux
jusqu'ici pour arriver de grade en grade à celui de général en chef
d;;s armées vénézuéliennes. Oui, cher Robersart, mes \œu\ s'aceom-
plissent. Je suis entré aujourd'hui, 4 août 1813, dans la ville de
Caracas, conquise par moi. Le canon gronde, les cloches sonnent
encore.
REVUE DE PARIS. 155
« Douze jeunes Allés vêtues de blanc ont traîné mon char, et savez-
vous de qui était la musique de cette marche triomphale? De vous,
mon ami; une partie de votre pastorale en ré mineur, de votre divine
pastorale, est devenue une marche du plus bel effet. Aussi la ville de
Caracas, à qui j'ai révélé votre nom, vous offre deux mille piastres
fortes ou soit dix mille francs de France, qui vous sont envoyés au
Havre sur un navire neutre. Caracas a pensé que vous méritez da-
vantage : elle a fait graver votre nom sur le char triomphal qui m'a
servi pour entrer dans la ville conquise.
« Adieu, mon cher Robersart; vous voyez donc que la musique
dit tout ce qu'on lui fait dire. C'est le morceau où vous avez si bien
exprimé le chant de la fauvette qui est devenu, avec une légère mo-
dification, la marche triomphale de Caracas.
« Je tiens pour vous en réserve d'autres nouvelles plus heureuses;
mais attendons. Je vous recommande toujours, mon cher ami, de
ne pas sacrifier à l'ambition le calme de votre existence d'artiste.
Imitez-moi.
« Votre ami ,
« Sdiox Bolivar. »
— Bolivar! c'est Bolivar, c'était Bolivar! celui dont toute l'Europe
s'occupe en ce moment! Il m'écrit, il se souvient, il m'envoie dix mille
francs ! Caracas a fait graver mon nom ! On sait mon nom à Caracas !
Mais pourquoi a-t-il fait une marche triomphale de ma pastorale en
ré mineur, où il n'y a pas de marche? Il me l'explique : parce que
la musique n'exprime rien et exprime tout. Grand homme, tu te
trompes. Ne se trompe-t-il pas encore lorsqu'il me recommande de
ne pas aimer la gloire, tandis qu'il vient d'entrer, lui, en triompha-
teur dans la ville de Caracas?
Quand il annonça à sa femme et à ses connaissances la munificence
de Bolivar, on le crut fou; on le plaisanta sur le succès de sa musique,
on lui dit qu'elle était absolument comme certains vins qui avaient
besoin de voyager pour devenir bons. Il dévora tous ces affronts, pen-
sant qu'il était un sûr moyen de convaincre ses ennemis, le seul, il
est vrai; -c'étaient les dix mille francs.
Il les attendit trois mois, six mois, il les attendit un an, et ils n'ar-
rivèrent pas au Havre. Alors il fut démontrera tout le monde que
notre compositeur avait été victime d'une plaisanterie atlantique. On
le plaignit tout haut, on le railla tout bas; il perdit la moitié de ses
élèves. Pour comble de malheur il devint, à quelque temps de là,
156 REVUE DE PARIS.
chef d'orchestre d'un des théâtres des boulevarts. 11 composa des
ouvertures qu'on applaudit à coups de pommes, et il mit en musique
l'entrée en scène des tyrans. A faire ce métier on a huit cents francs
par an : l'on ne se retire qu'à minuit.
De dégradation en dégradation il finit lui-même par se croire mé-
diocre et nul. Cependant, réfléchissait-il parfois, j'ai bien connu un
homme du nom de Simon comme Simon Bolivar; cet homme était
né en Amérique comme Bolivar, il avait promis de se souvenir de
moi, et i! s'est souvenu de moi, de penser à ma pastorale en ré mi-
neur, et il en a détaché un morceau pour composer sa marche triom-
phale. Ces souvenirs et ces évènemens se lient entre eux d'une ma-
nière étroite. Où y a-t-il donc de la folie dans mon fait? A moins que
je n'aie pas écrit de pastorale? Mais elle est là, dans mon tiroir...
Oui, mais ces deux mille piastres annoncées et qui ne sont jamais
venues...
Les deux mille piastres n'étaient pas arrivées au Havre, ce que ne
savait pas notre artiste, parce que l'Espagne, ne reconnaissant pas le
droit des neutres, avait saisi à la sortie du port le navire qui les por-
tait. Les deux mille piastres avaient pris le chemin de Cadix au lieu
de prendre celui du Havre, et le roi Joseph les avait empochées à
la place du musicien.
Le temps, ce médecin homeeopathe, puisqu'il guérit par l'emploi
de lui-même, aurait fini par adoucir les regrets de notre composi-
teur si , en 1822, il n'eût reçu une nouvelle lettre écrite de Bogota
et de la môme main que la première. Celle-ci ne coûtait rien. Voici
ce qu'elle renfermait :
« Mon cher ami ,
« Nous avons été vainqueurs partout : dans la Venezuela, en Co-
lombie et dans le Pérou; le roi d'Espagne n'a plus une seule ville
dans cette partie de l'Amérique espagnole. J'ai fondé une république,
la république de Colombie, et j'en suis le président. Ce nouvel état
est si puissant déjà , mon ami, qu'il a des ambassadeurs à Londres,
à Paris, à Washington et à Lisbonne. En attendant qu'if en ait à
Madrid môme, il s'est consolidé par deux ou trois cents batailles dont
celle d'Ayacucho a été le couronnement. Mais savez-vous, mon ami,
qui a été le vainqueur d'Ayacucho? C'est presque vous; oui, vous;
sans vous peut-être la bataille d'Ayacucho était perdue; sans vous
du moins la victoire n'eût été ni si décisive ni si brillante. L'art de
REVUE DE PARIS. 157
!a guerre est ma principale étude depuis L'enfance. Je savais, et
l'expérience a confirmé chez moi cette opinion, que la musique a
une action prodigieuse sur les nerfs des soldats, car ce n'est ni avec
les fusils ni avec les canons que se gagnent les batailles, mais avec
les nerfs plus ou moins excités. Qu'ai-je fait avant de me mettre à la
tête du corps d'armée sous lequel l'Espagne vient d'être à jamais
écrasée? J'ai fait de votre pastorale en ré mineur un air de bravoure,
une marseillaise colombienne, tellement belle, tellement enivrante,
que les soldais courent aux armes dès qu'ils l'entendent et se préci-
pitent avec fureur sur les ennemis. Votre pastorale, mon ami, a
causé la mort de plus de vingt mille Espagnols au pied des Andes:
elle a fait couler des torrens de sang impur. Réjouissez-vous de ce
succès! Oui, votre pastorale en ré mineur était digne de toute votre
affection d'artiste, de tout votre enthousiasme. Convenons seulement
que j'avais raison de prétendre que la musique signifie tout parce
qu'elle ne signifie rien. Pour composer mon air martial, cet air au-
quel je dois en grande partie, je le répète, la victoire d'Ayacucho,
je n'ai eu qu'à transposer le morceau de la pastorale , ce morceau
si tendre où la bergère écoute pour la première fois la déclaration
du berger.
«La république bolivienne vous adresse, par ma voix, ses plus
purs hommages et sa haute reconnaissance. Bogota vous a in-
scrit comme citoyen sur son livre, et a déclaré que votre hymne
serait désormais le chant national de l'Amérique régénérée. Guaya-
quilvous a élevé une pyramide; Quito, une fontaine publique; Ca-
racas, ma patrie, a gravé votre nom sur les tables de marbre du con-
grès; Maracaïbo, Carthagène et Lima vous ont volé des remerciemens
publics, toutes ces villes n'osant pas envoyer à un compositeur aussi
illustre que vous devez l'être un présent en argent et ne pouvant
pas, devenues cités républicaines, vous offrir des litres ou des dé-
corations.
« Ainsi j'ai tenu ma promesse, mon noble ami , j'ai songé à vous,
a votre pastorale. Vous voilà citoyen de l'Amérique républicaine;
votre pastorale se chante de l'Atlantique à la mer du Sud, et chaque
ibis qu'elle se chante, le sang de la tyrannie coule à grands flots. Vous
voyez que j'avais raison quand moi, enfant, vous jeune homme, je
vous conseillais de ne pas former des désirs trop ambitieux : nous
avons attendu. A'ous, vous êtes sans doute illustre et riche, et je suis
président d'une puissante république fondée par moi : bornons tou-
jours ainsi nos vœux.
158 REVUE DE PARIS.
«Dans quel monde nous reverrons-nous pour nous serrer la main?
« Toujours votre ami ,
ce Simon Bolivar.»
— Je suis illustre, je suis riche! Ce serait affreux d'ironie si ce cher
Bolivar n'était réellement convaincu que j'ai acquis richesses et gloire
depuis notre séparation. Mais ce qui est plus affreux, c'est de savoir
que ma pastorale en ré mineur, ce chant de ma jeunesse, ce poème
d'amour sur lequel je comptais pour m'immortaliser, cet hymne où
j'avais réuni et fondu les plus douces harmonies de la nature, lueurs
de l'aurore, pleurs de la rosée, soupirs d'amour sous les gaules, est
devenue un cri de guerre et de sang en Amérique. Oh! mon Dieu !
mon Dieu ! Je ne me m'en consolerai jamais, jamais !
Et si vous voyez, âmes indifférentes, passer quelque fois le long
de nos boulevarts, quand un peu de soleil arrose les dalles, un vieil-
lard caché sous deux épaisses redingotes, traînant ses jambes gout-
teuses, mais chantonnant encore sous sa perruque, dites : Voilà un
homme parfaitement inconnu à Paris, mais célèbre dans toutes les
républiques de l'Amérique espagnole, dont il a été le Rouget Delisle
et le Kôrner. Immortel dans le Nouveau-Monde, il est chef d'or-
chestre dans l'ancien.
Qu'est-ce donc que la gloire? c'est cela.
Léon Gozlan.
LE SOUVERAIN
de kazakaba:
Thomas Brown se promenait paisiblement le long de la grande
baie, quand il vit venir à lui deux hommes qui lui firent signe de le
suivre. On le mena dans la case du chef, où beaucoup de personnages
étaient réunis. Il chercha Nazarille des yeux , se méfiant de quelque
fourberie; mais Nazarille n'avait eu garde de s'y trouver; il en fut
un peu rassuré. Le roi lui fit signe d'approcher, d'un air aimable, et
lui montra un pot de terre plein d'une certaine liqueur qu'il le pria
de boire. L'Anglais, croyant que le roi lui voulait faire une de ces
politesses du pays qu'il connaissait bien , souleva résolument le vaseT
le vida d'un trait, et reprit haleine, avec une toux forte et satisfaite,
qui se termina par une grimace, car le goût venait de le saisir à la
gorge. Il dissimula par bienséance. Le roi cependant le regardait avec
une attention stupide. Thomas Broun sentait d'étranges ravages à
l'intérieur. 11 s'efforçait de faire bonne contenance et de fournir à la
conversation; il n'avait jamais paru si galant, mais il passait visible-
ment du bistre foncé à la pâleur éclatante et soutenait des assauts
héroïques contre son estomac révolté; enfin il s'en alla très vite.
(1) Voyez les livraisons des 5 et 12 février.
140 REVUE DE PARIS.
Le roi commanda qu'on le suivît en secret pour s'assurer s'il allait
mourir. Thomas Brown se mit à courir comme un fou cherchant la
solitude pour y dérober ses ennuis, mais il ne tarda pas à s'aperce-
voir qu'en quelque lieu désert qu'il se retirât, des naturels passaient
la tête parmi les arbres et l'observaient curieusement. Qu'on juge de
ses scrupules : il était de l'une des sectes les plus sévères du protes-
tantisme, et n'avait pu , malgré son long séjour parmi les naturels,
se relâcher sur bien des points de la discrétion de ses mœurs. Il pensa
d'abord que c'était l'effet d'un hasard cruel et se remit à courir dans
les terres, mais ses persécuteurs ne le perdirent point de vue et le
traquèrent jusqu'à la nuit.
Il retourna le lendemain sur la plage plus défait qu'un moribond,
et le roi, ayant su qu'il était encore vivant, l'envoya chercher aussitôt
et l'accueillit avec grande joie. L'Anglais se crut au comble de la
faveur, pensa que Nazarille était disgracié, et attribua le tout à ses
révélations. Il répondit de son mieux aux galanteries royales, mais
le roi, tirant tout à coup la marmite empestée, lui fit signe gracieu-
sement d'en avaler le contenu; l'Anglais recula d'un pas et dit d'un
ton farouche que cela ne se pouvait plus. Nazarille parut alors qui
lui dit d'un ton moelleux qu'il n'y avait nul péril, que le roi seule-
ment craignait qu'on ne l'empoisonnât et qu'il voulait éprouver sa
potion, mais que cette crainte était ridicule et que ces tisanes n'étaient
composées que des simples les plus salutaires; qu'il pouvait donc
boire hardiment, et que s'il avait au contraire quelque dérèglement
intérieur, il en serait à l'instant soulagé. L'Anglais vit d'un coup-
d'œil la profondeur du piège où il s'était jeté lui-même; il n'en fut
que plus ferme dans ses refus.
— Prenez garde, dit Nazarille, le roi est bien résolu à recouvrer la
santé. Vous savez comme il est difficile de lui faire entendre raison;
il a déjà parlé de vous écorcher vif pour s'appliquer votre peau sur
l'estomac. Je lui ai fait sentir le ridicule de ce caprice et l'en ai à
peu près détourné ; mais pourquoi diable ne pas goûter à cette pré-
paration, qui n'a rien que d'innocent?
L'Anglais ne répondit point.
— Allons, reprit Nazarille, faites quelque chose pour un si bon
roi; nous sommes ici, vous et moi, les seules personnes raisonnables,
et ces gens-là ne sont que des enfans, soyez plus sage qu'eux.
L'Anglais jeta un regard foudroyant à Nazarille, porta le vase à ses
lèvres, en avala quelques gorgées et sortit comme un furieux.
Le roi rendit son amitié à Nazarille, mais il ne voulut pas se dé-
REVUE DE PARIS. 161
partir de, ses précautions, et chaque fois qu'il prenait médecine, on
arrêtait l'Anglais quelque part qu'il pût être. La santé de Thomas
Brown se dérangea visiblement, et sa rancune croissait à un point
insupportable; il imagina mille tentatives de vengeance, mais Naza-
rille ne marchait que bien accompagné, et quand l'Anglais se risquait
à l'attendre pour le menacer, Nazarille n'avait qu'à dire d'un ton de
maître :
— Mon ami , prenez garde à ce que vous dites , ou je me verrai
forcé de purger sa majesté demain.
La colère de Brown fut régulièrement traitée par formules et or-
donnances comme une fièvre cérébrale. Sa situation n'était plus
tenablo; il passa deux mois sans nul répit, suffisant à peine aux résul-
tats de son traitement, ne mangeant point, courant toujours, la raison
un peu altérée, et ruminant des plans de vengeance qui l'allaient
enfin pousser au désespoir, quand un beau matin on entendit de
grandes lamentations sur le rivage. On avait trouvé le roi Makakia
mort sur sa natte comme un vieil épagneul. Nazarille n'a jamais pu
disconvenir que ses drogues n'y aient eu quelque part, mais il faut
dire aussi que le grand Makakia, à en juger par sa maigreur, ses
crins blanchâtres et sa peau ridée comme une botte russe, était par-
venu à un Age fort avancé.
Les funérailles commencèrent avec les lamentations d'usage, qui
sont la chose la plus cruelle dans ce pays-là et la plus solennelle. Les
naturels se réunirent en troupeau devant la case et se meurtrirent
sans rime ni raison les uns les autres, en hurlant comme des chiens
perdus. Ils se tenaient à genoux en levant les bras au ciel, et l'on
commença de se découper les parties du corps les plus spécialement
vouées à l'affliction. Rien n'était plus extraordinaire pour des Euro-
péens que de voir mener si grand train pour des chagrins si peu vé-
ritables, et ces honnêtes sujets se mutiler du plus grand sang-froid
du monde.
Cet événement arriva fort à propos pour Thomas Brown, qui était
sur le point de demander au roi qu'on le renvoyât à tout prix d'un
pays où la vie ne lui était plus supportable. Le roi étant mort sans
enfans, il jugea qu'il allait survenir de grands évènemens et qu'il
devait user de son influence pour conquérir quelque pouvoir et l'em-
porter sur Nazarille. Celui-ci, de son côté, ne s'endormait point; il
encourageait çà et là ses créatures et entremêlait savamment ses
doléances d'insinuations politiques sur sa prochaine élévation au
TOME XIV. FÉVRIER. 12
162 REVUE DE PARIS.
trône comme l'homme le plus capable du pays, que la confiance du
roi et d'importans services rendus en avaient le plus rapproché.
Les deux adversaires se trouvèrent en présence devant le peuple,
et, après avoir convenu entre eux d'en finir à l'amiable et de ne plus
rien tenter après cette épreuve, ils décidèrent qu'ils parleraient cha-
cun à leur tour, et que celui qui s'attirerait le moins de suffrages
céderait sa place à l'autre et quitterait à jamais le pays. Cependant
ils s'échauffèrent à disputer; l'Anglais, pour abréger, se tourna vers
les naturels, qui les regardaient se débattre, et commença son dis-
cours avec l'emportement inspiré d'un quaker. Nazarilîe écoutait
d'un air bénin, &o\\ paloiva dans la main, prêt à saisir les argumens
au passage pour les rétorquer.
— Mes frères, dit l'Anglais en écorchant tant soit peu l'idiome, le
jour de la délivrance est venu pour vous! vous avez jusqu'à présent
croupi dans une ignorance honteuse : tous les hommes sont égaux;
pourquoi l'un commanderait-il à l'autre? qu'avez-vous besoin d'un
roi? 11 n'y a pas de différence entre les enfans de Dieu, sinon que les
uns sont faibles et les autres forts, les uns mal bâtis, les autres beaux,
les uns petits, les autres grands, les uns sages, les autres fous, les uns
ignorans, les autres instruits, les uns riches, lesautres pauvres, les
uns paresseux, Tes autres patiens. Quelle différence y a-t-il entre le
cliei qui médite et le sujet qui ronfle, sinon que l'esprit de l'un supplée
à la sottise de l'autre? Mais de quel droit le fort voudrait-il protéger
le faible, et le sage diriger le fou?
Nazarilîe, grattant son palowa en manière de guimbarde, accom-
pagna la fin de la période en faisant de la bouche et des doigts :
— From , from, from !
Les sauvages se tournèrent vers lui et goûtèrent fort cette ritour-
nelle.
— Qui est-ce qui fait les lois, d'habitude? poursuivit l'Anglais un
peu dérangé; un petit nombre d'intéressés, sous prétexte qu'ils ont
plus de sens que les autres. Chacun doit faire la loi, et les sots étant
en majorité, vous verrez par-là des lois fort bien faites. Tout le monde
sera souverain, ou, ce qui revient au même, il n'y aura point de sou-
verain; tout le monde commandera, et par conséquent nul ne sera
tenu d'obéir; tout le monde gouvernant, il ne restera plus personne
pour être gouverné. Cela établit un touchant accord; tous préten-
dront à tout, ce qui console fort ceux qui ne parviennent à rien, et
vous goûterez le repos d'un pays où tous les goujats veulent être
princes.
REVUE DE PA1US. 1G3
Nazarille reprit du même air :
— From , from , from , from !
Les sauvages, eu le regardant, éclatèrent de rire.
— Quant à la religion, chacun l'entend à sa manière. Vous verrez
les jolis cultes qu'inventeront les portefaix ; nous n'aurons donc pas,
à vrai dire, de religion. Nous remplacerons le bon Dieu par un com-
missaire de police. Serrez votre argenterie. L'homme étant surtout
un esprit, on ne songera qu'à son corps. Cet ordre de choses établi,
chacun est libre de l'injurier et de le détruire; les plus chers intérêts
de la société seront sans cesse remis en question , et les plus pro-
fondes méditations n'étant point de trop sur des sujets si graves, le
plus braillard aura raison. Voilà qui fera, je m'en flatte, un petit état
bien conditionné; on sera bien un peu agité, un peu déchiré, on se
rompra quelques têtes et quelques bras, mais on sera libre, ce qui
vaut mieux que de se bien porter et de vaquer paisiblement à ses
affaires.
— Et from, from, from, from! fit Nazarille.
— Je vous passe, poursuivit l'Anglais, mille gentillesses qui dé-
rivent de ce système. Si vous étiez plus forts en logique, je vous
conseillerais de vous séparer à l'instant et d'aller vivre aux bois comme
vos ours et vos kanguroos. Mais c'est se mêler à tort de constituer
la société, diriez-vous peut-être, que de commencer par la détruire.
Arrêtons-nous donc à un gouvernement médiocre et bien pondéré,
où il y aura trois pouvoirs, c'est-à-dire où il n'y aura point de pou-
voir, puisque c'est une chose étrange qu'un pouvoir qui ne peut
rien.
Nazarille continua par de brillantes variations et termina par une
cadence en fausset.
Les sauvages poussèrent des cris d'admiration qui lui promettaient
leurs suffrages, puis un naturel demanda à l'Anglais s'il avait fini,
et, sur sa réponse affirmative, on fit signe à Nazarille qu'il pouvait
parler. Il commença en ces termes :
— Bonnes gens, je ne vous dirai point que l'orateur est un oison,
vous le voyez de reste; s'il eût parlé devant des savetiers français,
j'étais perdu; heureusement il y a plus de sens, par le temps qui
court, sous vos crânes crépus que dans une bonne moitié de l'Eu-
rope. Vous avez besoin d'un chef pour vous diriger et vous défendre;
je serai ce chef, s'il vous plaît; vous serez libres d'être honnêtes
gens, mais le premier qui voudra casser quelques bras, je l'assomme :
du reste j'aurai soin qu'on ne manque de rien. Vous mangerez en
12.
16i REVUE DE PAUIS.
paix votre soupe aux ignames, et si l'on vient nous attaquer, nous
frapperons dru et menu.
A ces mots, de grands cris retentirent; les naturels se vinrent pros-
terner à ses pieds, et le pauvre Thomas Brown, furieux, voulut s'en
aller, mais Nazarille, le retenant, lui dit généreusement :
— Je vois que vous ne sauriez rester dans ce pays avec agrément,
mais je vous ai ménagé une condition supportable.
En effet, il fit préparer deux pirogues et donna l'ordre aux guer-
riers qui les montaient de se tenir prêts à partir. Thomas Brown était
si transporté qu'il consentit à tout sans savoir où l'on devait le con-
duire, heureux seulement de s'en aller et n'imaginant pas qu'il put
fui arriver pire en aucun lieu du monde que d'être violemment purgé
tous les jours en pleine santé.
La première obligation de Nazarille, quand il se vit au pouvoir
suprême, fut de se choisir, selon l'usage, une épouse qui partageât
son trône et perpétuât autant que possible sa dynastie. Il n'avait
garde de manquer à ce cérémonial. L'Anglais, qui murmurait dans
son coin, ne se put tenir d'éclater en injures et de lui reprocher qu'il
abusait de son pouvoir dans des vues coupables.
— Que voulez-vous"? lui dit Nazarille, ce sont les mœurs du pays;
il faut hurler avec les loups.
— Oui, oui, reprit l'Anglais amèrement et en français, vous êtes
fort satisfait de hurler avec des loups jolis.
En même temps un des anciens du peuple dit à Nazarille qu'il de-
vait choisir plusieurs femmes, et que cela se pratiquait ainsi dans sa
haute condition.
— Vous voyez, répliqua Nazarille à l'Anglais, je me verrai forcé
de me charger encore de quatre ou cinq de ces jolies filles; il est
inutile de choquer leurs coutumes de civilité. Au surplus, je vous
envoie à la très gracieuse souveraine de Kazakaba, qui vous livrera
certainement sa couronne et son cœur, et avec laquelle vous vivrez
dans une béatitude infinie.
Il enjoignit alors aux guerriers d'aller présenter l'Anglais à la puis-
sante Tripatouli, en dédommagement de l'époux qu'elle avait perdu,
et de lui bien dire que le chef des Touroulourous lui faisait ce pré-
sent, qui était petit à la vérité, mais qui ne laisserait pas d'entretenir
la bonne amitié entre les deux peuples. Au même instant, les jeunes
filles qu'il avait choisies l'enlevèrent dans leurs bras et lui formèrent
le plus doux palanquin qui se put voir.
— Adieu donc, dit-il encore à Thomas Brown , je vous souhaite
REVUE DE PARIS. 1C5
bon voyage, et vous aurais accompagné si je n'étais retenu, comme
vous voyez, par les soins de mon gouvernement; mais présentez, je
vous prie, mes baise-mains à la toute charmante Tripatouli, et char-
gez-vous de mes tendresses.
L'Anglais, exaspéré, lui tourna le dos et gagna la pirogue avec les
guerriers qui devaient le conduire.
Ils revinrent trois jours après rendre compte de leur mission à
Nazarille, qui était fort curieux de savoir ce qui avait dû se passer
d'admirable entre un homme comme Thomas Brown et une femme
comme Tripatouli. Voici ce que rapportaient les guerriers. Ils avaient
à peine touché au pays des Kazakabas que tous les habitans avaient
couru vers les pirogues, et leur avaient dit que la reine ne cessait de
se désoler du départ de son époux, qu'on n'avait pu en trouver un
pareil, mais qu'elle était transportée de voir qu'on le lui ramenait, car
elle l'avait reconnu de loin dans la pirogue. En effet, quand on eut
débarqué, elle courut à Thomas Brown qu'elle prenait pour son cher
Las-Sou-Po-Chou, et l'avait comblé de caresses qui l'avaient mis en
fureur, mais bon gré mal gré on l'avait mené dans la hutte royale,
où la reine avait annoncé qu'il reprendrait aussitôt possession de son
trône et de ses droits. ISazarille, qui devinait par expérience toutes
les délicatesses de la situation de Thomas Brown, ne put s'empêcher
d'en rire tout seul en se frottant les mains par un tic nerveux qui
lui était familier quand il avait quelque sujet de bonne humeur.
VI.
L'un des moindres maux de Nazarille était qu'il n'avait pu, depuis
son abandon, compter les jours, en sorte qu'il serait difficile de cal-
culer le temps qu'il passa dans ces fortunes diverses. Du reste, sa
vie était fort uniforme comme celle de ses sujets; il mangeait, buvait,
dormait et s'ennuyait fort néanmoins, car ni la pompe du trône, ni
l'enivrement du pouvoir suprême ne pouvaient dissiper ses chagrins;
il sentait des larmes tomber sur ses doigts au souvenir de sa patrie
et regrettait jusqu'aux revers qu'il avait essuyés autrefois dans son
pays natal. Il eût donné le plus riche joyau de sa couronne, qui
était une arête de poisson , pour rencontrer seulement sur ce rivage
éternellement muet le portier d'un hôtel qui l'avait roué de coups
tout enfant; c'est pourquoi nous passerons vite aux évènemens im-
portais de cette époque malheureuse de sa vie.
1GG REVTE DE PARIS.
Un matin , il était couché devant sa case, entre ses cinq femmes,
admirant, faute de mieux, les beautés de ce pays où il se voyait con-
damné à passer sa vie, mais qui, après tout, en valait bien d'autres.
Le soleil avait à peine dépassé les monts, et ses rayons glissaient au
loin sur la mer éblouissante qui s'étendait sans bornes devant la baie;
le frais des eaux tempérait la chaleur, et la case était ombragée d'un
dôme impénétrable de larges feuilles qui retombaient en panaches;
l'air était calme, chargé de langueur; et d'énormes fleurs, balancées
çà et là sur la cime de leurs tiges, jetaient à l'entourdes parfums
enivrans.
Nazarille avait découvert une espèce de coquillages fort bons à
manger, qui n'étaient point goûtés dans le pays, mais dont il s'était
réservé l'usage; il envoyait tous les matins quatre ou cinq de ses noirs
à la pêche pour son repas du matin. Ce jour-là un de ces hommes
accourut lui dire qu'il y avait un objet en mer qui ne pouvait être
qu'une grande pirogue étrangère. Nazarille tressaillit, mais il se
remit en songeant que cette île n'était guère visitée des navigateurs
que par miracle. Cependant deux hommes revinrent tout émus, lui
dépeignant confusément une embarcation comme ils semblaient en
retrouver quelqu'une dans leurs souvenirs. Nazarille s'achemina vers
le rivage en tâchant d'apaiser le tumulte de ses sensations.
Il avait à peine dépassé le grand morne de la baie qu'il poussa un
cri en voyant de ses yeux un navire, un brick d'Europe tranquille-
ment mouillé à trois portées de mousquet de la terre. Les naturels
n'y firent pas attention , car ils étaient eux-mêmes très occupés et
se montraient le navire l'un à l'autre. Nazarille fut sur le point de se
jeter à la nage, tout éperdu qu'il était; mais la réflexion lui vint, il
reprit du calme et pourvut à toutes les précautions que lui comman-
dait la prudence. Il ne savait pas seulement de quelle nation était le
bâtiment; il vit bien d'ailleurs qu'on ne manquerait pas d'envoyer à
terre. Il se fit violence pour attendre et s'alla remettre devant sa case;
mais il n'y pouvait tenir, et revenait à chaque instant observer der-
rière les rochers.
Il reconnut enfin qu'on mettait une embarcation à la mer; il com-
prit alors clairement, à la contenance des naturels, que des navires
avaient autrefois visité la côte : non-seulement ils ne se sauvaient
pas, mais ils appelaient à grands cris les gens de l'embarcation et leur
tendaient les bras. Tout était pour le mieux. Nazarille se tint caché
à son poste, prêt à paraître quand il faudrait. Il connaissait de longue
main les écumeurs de ces mers, et comme matelot anglais il n'avait
REVUE DE PARIS. 167
pas la conscience très nette; il n'était point sur non plus d'intéresser
en sa qualité de chef sauvage, ni qu'on ne le mit point à fond de
cale, les fers aux pieds, pour cette raison ou pour d'autres. Il résolut
donc de se tenir coi en attendant l'événement.
La chaloupe débarqua au milieu de démonstrations pacifiques; elle
contenait douze hommes parmi lesquels il distingua aisément trois
officiers. Il craignait d'ahord que ses sujets ne le trahissent par
quelque aperçu des rapports qu'il avait avec ces hommes nouveaux,
mais il vit qu'ils étaient tout entiers à l'événement, et ne son-
geaient plus à lui, tant les esprits sont mobiles et les impressions fai-
bles chez ces peuples dégénérés; il était d'ailleurs complètement
défiguré et chamarré de ses oripeaux les plus étranges.
Les Européens se présentèrent la baïonnette au bout du fusil,
mais, gagnés par l'air amical des indigènes qui leur tendaient des
branches d'arbres, l'harmonie s'établit, et les échanges commencè-
rent; les matelots firent briller des miroirs, des couteaux, des pièces
d'étoffe et firent signe qu'ils voulaient des vivres. Les uns caressaient
le menton des vieilles femmes qui étaient là, car les jeunes s'étaient
retirées; les autres échangeaient des verroteries contre des armes et
des vèiemens du pays. Les officiers herborisaient, d'autres individus
ramassaient des cailloux et des coquillages, quelques-uns déposaient
des instrumens sur la plage, et Nazarille vit à leurs façons qu'il
avait affaire à une expédition scientifique, ce qui le rassura sur le
succès de ses bourdes; mais il reconnut aussi que l'équipage était
anglais et ne se relâcha point de sa prudence.
Comme on ne se pressait pas de livrer des vivres, les marins insis-
tèrent, ^azarilie vit qu'on venait le consulter; il sortit alors de sa ca-
chette, composa son maintien, s'affubla de quelques nattes, se hé-
rissa la tète de plumes, se repassa deux couches de blar.c sur le
visage et suivit gravement ses gens à l'entrevue diplomatique; il
attira naturellement les yeux des Européens tant par le respect que
lui témoignaient ses sujets que par l'éclat de son costume. Un homme
du bord, qui entendait les langages de cet archipel...
Il faut dire, pour être tout-à-fait véridique, qu'en cet endroit de
ces mémoires, le scribe, à qui Xazarille les dictait et qui était un
garçon doux et timoré, s'arrêta et se gratta l'oreille avec sa plume,
ce qui signifiait que la langue lui démangeait et non pas l'oreille.
... Un homme du bord servit d'interprète, dit NazarilJe en ache-
168 REVUE DE PARIS.
vant la phrase; mais voyant que le copiste n'en finissait pas avec son
oreille :
— Eh bien ! qu'est-ce? lui dit-il.
— Si nous passions, balbutia le jeune homme, à quelques autres
de vos aventures qui sont si variées et si divertissantes!
— Pourquoi? dit Nazarille.
— C'est que j'ai peur qu'on ne trouve point ces chapitres assez
intéressans.
— Que voulez-vous? dit Nazarille, on a des hauts et des bas dans
la vie. Gomment exiger que les travaux d'Ulysse sur mer soient du
même intérêt que son retour chez sa femme? Je ne me suis pas tou-
jours fort diverti moi-même, et tout ceci , je vous jure, était plus en-
nuyeux dans la réalité que dans un livre.
— C'est que le lecteur ne voudra point entrer là-dedans et qu'on
jugera votre histoire comme une fable.
— On n'en sera que plus indulgent.
— On n'en sera que plus sévère; et l'on a déjà dit que vous aviez
eu grand tort de ne pas supprimer les dernières anecdotes que vous
avez livrées au public.
— Oui-dà! dit Nazarille; je vous vois venir, mon petit ami. Vous
frayez avec les bêtes à plumes, vous écoutez glousser les coqs-d'inde,
vous prenez bec dans les basse-cours littéraires. Mais qu'a-t-on dit,
s'il vous plaît, de mes voyages? Que je pillais sans pudeur Pizarre
et les Argonautes; de mes couplets, qu'ils étaient trop enjoués; de
mes discours, qu'ils étaient trop graves; de mes traités, qu'ils se
traînent à la queue de Sénèque; de mes pièces de comédie, que j'y
copiais sans pitié ïhespis, les mages et l'Ezour Péidam. Or, que
diriez-vous d'un portrait qui ressemble à tant de personnes? Qu'il
pourrait fort bien ne ressembler qu'à soi-même. Bien heureux Cro-
quoison ! fortuné ïrissotin! ce n'est pas vous qui jamais ressem-
blerez à quelque chose de bon. Mais cependant, merci de vos avis
charitables; vous voulez bien m'assassiner pour l'amour de moi; je
vous estime, je vous approuve, je vous entends, baudets soucieux.
— Quoi! c'est lui qui écrit cela! peccairé! 11 a tant d'esprit d'ordi-
naire. Combien c'est regrettable, j'en suis tout contristé; hi han! hi
hanl — Encore un coup, merci! Mais quoi, mes frères, quand des
milliers de faquins qui ne savent pas le juste emploi de la parenthèse
inondent la France de leurs inepties'; quand les cochers ivres ne
daignent plus charbonner les murs, puisqu'ils ont sous la main le
papier des gazettes; quand nous voyons en plein soleil les trésors de
REVUE DE PARIS. 169
génie, d'esprit et d'invention , que l'affreux despotisme tenait jadis
sous clé; quand la sottise humaine a rompu ses écluses et déborde
majestueusement sur le monde, je ne pourrai point, moi chétif, vider
en un coin mon petit pot au noir! Votre égout, dites-moi, en sen-
tira-t-il plus mauvais, et n'est-il pas permis de glisser dans le nombre
un innocent écrit qui n'offense autant que possible ni Dieu, ni le
roi, ni le sens commun? Vous arrogez-vous le privilège exclusif de
lasser le public?... Ne peut-on plus, enfin, dire un conte comme on
en faisait autrefois, et comme on les lit, pour passer le temps; avec
cette bonhomie, de cet air sincère et résolu dont tu démêles, ô Saa-
vedra, les aventures non moins embrouillées qu'impossibles de la
belle esclave? Il est vrai, nos vieux maîtres, que vous y faisiez moins
de façons, et que vous ne fondiez pas une gloire sans seconde sur ces
jeux d'esprit destinés à dissiper l'ennui d'un moment. Vous n'étiez
pas tenus, comme nous, de piquer à plaisir votre style de toutes les
fleurs artificielles de la rhétorique moderne, et vous pouviez en paix
conter ma Mère ÏOic sans y mêler la destinée des empires et l'apo-
logie du divorce. O bon peuple de France! si follement sensé jadis,
aujourd'hui si gravement fou, comme il se laisse ennuyer solennelle-
ment! A combien de bourdes il butte depuis qu'il est éclairé, ou pro-
prement depuis qu'il a pris vessies pour lanternes!.... A la bonne
heure, messieurs, je changerai de ton pour vous plaire, et j'ai là tout
prêt un traité sur les mines de houille, ouvrage sérieux s'il en fut,
tout gâté de grand style et qui ne peut manquer de me rehausser
fort dans l'estime de ceux qui ne le liront pas. Quant à cette histoire,
nous la ferons voir à ma portière, qui sait son catéchisme, et si la
digne femme en daigne rire sans scrupule, je m'en tiens satisfait. Que
si j'ai tort, après tout, de la publier, consolez-vous, bonnes âmes, il
n'y paraîtra guère, j'estime, dans cent soixante-dix-sept ans accom-
plis. D'ailleurs, vous le savez, mon ami, le libraire attend ces feuil-
lets, et j'attends l'argent du libraire.
L'écrivain, rassuré, reprit son écriture, et l'on peut mettre ici
comme au bas des journaux : La suite au numéro prochain.
Un homme du bord, qui entendait à peu près les idiomes de l'ar-
chipel, servit d'interprète. Nazarille se montra digne et hospitalier,
sans oublier aucune des cérémonies de son rôle de roi sauvage. I!
donna des ordres à ses gens, qui grimpèrent comme des écureuils
sur les cocotiers, et rapportèrent en un clin d'œil un monceau de
170 REVUE DE PARIS.
fruits. L'officier-commandant, enchanté de cet accueil, lui fit offrir
par l'interprète deux pièces de calicot rouge, une dent de cachalot,
un vieux sabre sans fil ni pointe, et une poignée de clous. Nazarille,
s'assurant qu'il avait affaire à des savans, comprit qu'il avait beau
jeu, et se promit de les mener loin. Il se mira d'abord dans le miroir
avec des postures qui firent éclater de rire les marins. Il s'ajusta une
des pièces d'étoffe en guise de manteau, puis déchira l'autre en
petits morceaux, et les distribua à ses guerriers, qui se les attachè-
rent fièrement sur l'oreille. Il prit enfin les clous et acheva de ré-
pandre la joie à belles poignées parmi son peuple. Mais voyant un
matelot mordre dans une miche de pain frais, il fut saisi d'une vraie
démangeaison de femme grosse, n'ayant point mangé de pain depuis
un si long temps, qu'il ne l'avait pas compté. Il s'approcha du ma-
telot, rompit un morceau de son pain; et, feignant de l'imiter, il le
mit dans sa bouche; mais, sous les grimaces qu'il fit pour l'avaler,
mille délices toutes célestes descendaient dans son estomac avec cette
croûte dorée.
Un de ces messieurs, trouvant cela plaisant, prit un panier où l'on
avait apporté le déjeuner des officiers, et lui jeta de petits morceaux:
Nazarille les saisit à la volée, comme les singes des ménageries, avec
des mines toutes drôles; puis, sous ombre de facéties, il s'approcha
gentiment et souleva le naperon qui recouvrait les vivres. 0 vision
splendide! Il y vit une pièce de porc frais, deux volailles au riz et
quelques boîtes de conserves.
— Voyons, dirent les naturalistes les plus studieux, s'il mangerait
bien d'autre cuisine que la sienne.
On lui coupa une tranche de poutargue : Nazarille la vit trancher
l'œil humide, le cœur palpitant, et l'avala avec tant de grâce, qu'il
fallut lui en donner encore.
Les savans étaient de plus en plus émerveillés et l'observaient avec
grand intérêt; l'un d'entre eux lui demanda si sa peuplade était an-
thropophage; et l'interprète développant la question, Nazarille ré-
pondit gravement et par gestes que, pour lui, l'homme était bien
au-dessous du porc, et qu'il aimait fort ses semblables, mais pas
assez pour les manger. A la faveur de cette répartie qui fit rire, il
prit encore de la viande, et ramassant dans le creux de sa main les
grains de poivre qu'il trouvait dans le hachis, il fit signe de les mettre
en lerre, comme des graines qui devaient porter de pareils fruits,
ce qui divertit extrêmement la compagnie. Il demandait encore du
pain; mais le chirurgien ne fil que s'apercevoir alors que le déjeuner
REVUE DE PARIS. 171
des officiers était en fort mauvais état; cependant on voulut bien lui
livrer une bouteille de vin, parce qu'il faisait signe qu'il avait soif,
et quand il l'eut vidée, il se mit à gambader en chantant : ses sujets
en firent autant avec moins de raison.
— Je n'en ai jamais vu de pareil, dit un officier.
— Heureusement, dit le gros chirurgien en considérant piteuse-
ment les ravages du panier.
Cependant Nazarille ramassa les vieux clous, les verroteries et le
vieux sabre, qu'il avait bien voulu prendre pour argent comptant, et
demanda d'une grande naïveté aux marins si ces objets étaient très
précieux dans leur pays. On lui répondit qu'ils étaient d'une valeur
incomparable, et qu'on les donnait aux personnages dont on faisait
le plus d'estime.
— En ce cas, dit Xnzarille en montrant un officier qui tirait de sa
poche une riche trousse de voyage, je les offre à monsieur en échange
de ceci.
Il saisit la trousse, et chacun de rire; et comme les marins riaient,
jXazarille prit à l'un d'eux un paquet de tabac dont il se mourait
d'envie; les rires redoublèrent.
L'un des officiers, qui s'occupait d'ethnographie, lui fit demander
quelles étaient les occupations des naturels, leurs habitudes, leurs
lois, leurs mœurs, leur police, leur histoire, leur religion, leur morale,
et comment ils passaient leur temps.
Nazarille se fit répéter lentement ces questions, et se recueillit
profondément; puis il se leva au milieu de l'attention générale,
réunit en bouquet tous les doigts de sa main droite, et la poussa à
plusieurs reprises vers sa bouche qu'il ouvrait d'un demi-pied, tandis
qu'il se frottait l'estomac de la main gauche étendue; ensuite, fer-
mant quatre doigts de la main droite, et laissant le pouce ouvert, il
le posa sur sa bouche par un geste arrondi en levant la tète et haus-
sant le coude, et demeura longuement dans cette attitude, changeant
le mouvement vertical de la main gauche en mouvement circulaire;
après, il ferma les yeux d'un air de béatitude, étendit les bras et
pencha la tète sur son épaule, puis enfin il termina par quelques
autres petits signes qui réjouirent beaucoup ces messieurs.
Les savans surtout ne tarissaient pas; outre qu'ils avaient observé
que l'angle facial du monarque mélanésien était fort remarquable
et fort différent de ceux du reste du peuple, ils ne pouvaient se dis-
simuler que, bien qu'on vît des Peaux-Rouges dans la peuplade.
172 REVUE DE TARIS.
celui-ci, en certaines parties du corps, que ses barbouillages laissaient
apercevoir, était d'un brun fort clair; mais chaque fois qu'ils s'appro-
chaient pour l'examiner, Nazarille, par un retour bien légitime, les
tâtonnait si curieusement qu'il leur faisait lâcher prise.
Enfin, mettant à profit leurs bonnes dispositions dans la poursuite
de ses desseins, il les fit inviter à venir dans sa case, et l'on se mit
en marche incontinent. Les officiers admirèrent l'ordonnance de la
hutte royale auprès de laquelle était un moraï, c'est-à-dire un lieu
sacré, un hangar entouré de pieux surmontés des plus hideuses
figures que le cauchemar puisse enfanter; c'étaient de grosses pièces
de bois mal équarriesoù l'on distinguait le rire grimaçant et l'ébauche
informe d'une face humaine; des tètes démesurées plantées sur un
bâton comme des tètes à perruque; des ventres énormes d'où sor-
taient des jambes fluettes, enfin une légion de mannequins effroya-
bles qui étaient les dieux du pays.
— Les missionnaires n'ont pas grand tort, dit le chirurgien, quand
ils assurent que c'est le démon qui a tous les bénéfices de l'idolâtrie;
pour moi, je conçois qu'on cherche à se mettre bien avec des gens
si laids.
Nazarille ne manqua point de se prosterner devant les magots au-
gustes, et les officiers en firent de môme par bienséance. Il com-
manda ensuite un ragoût du pays, et les officiers s'assirent sans façon
sur les talons, déployant des cahiers, des cartes, des papiers à dessin,
des crayons et toutes sortes d'instrumens, prêts à recueillir les obser-
vations de tout genre qu'ils n'allaient pas manquer de faire.
Cet état-major était composé en grande partie de médecins, de
naturalistes, d'hydrographes, de dessinateurs, et tous les officiers ,
pour ainsi dire, poursuivaient ces études diverses. Nazarille s'em-
pressa de mettre à leur disposition tous les rafraîchissemens et vivres
frais qu'il put leur procurer; en effet , on leur amena sur-le-champ
deux cochons et une certaine quantité d'ignames et de cocos, sans pré-
judice de ce qu'on leur livrerait dans la suite. Tandis que les crayons
et les plumes trottaient sous cape, et qu'on prenait certainement un
croquis de Nazarille (ce dont il s'aperçut bien, et dont il tâcha de
s'amuser en faisant à chaque instant quantité de grimaces qui décon-
certaient fort les dessinateurs) , les ethnographes, pressés de disserter,
mirent la conversation sur les usages du pays. Nous conserverons
autant que possible cet entretien dans son intégrité, et tel qu'il fut
transmis de part et d'autre par les truchemens. Ce n'était pas sans
REVUE DE PAHIS. 173
dessein que Nazarille avait fait venir les officiers clans sa case, car il
y était seul avec eux, sauf quatre ou cinq hommes qu'il tenait occupés
à remplir et vider des jarres.
— Vous ne vous rappelez rien de votre histoire? dit enfin le lieu-
tenant. Quels sont les plus anciens souvenirs du pays? Qui régnait
autrefois?
— Il y eut, fit répondre Nazarille, il y eut, dans le temps passé,
un vieux roi d'une vieille race qui gouvernait de son mieux ; mais
huit à dix guerriers lui cherchèrent querelle, et, un beau jour, l'as-
sassinèrent, sous prétexte qu'ils rendraient le peuple plus heureux,
et que cet assassinat était le prélude de l'âge d'or. A peine l'eurent-ils
remplacé, qu'on envoya saisir les principaux de la tribu, on les
attacha dans le moraï, et les nouveaux monarques en déjeunaient
tous les jours, aujourd'hui l'un, demain l'autre. Cette heureuse ré-
forme menaçait de durer, si ces libérateurs du peuple, par jalousie
de métier, ne s'étaient mangés entre eux. Depuis, on a vu quantité
de dérangemens pires les uns que les autres, parce que la machine
de l'état était fondamentalement détraquée; et le plus triste de l'aven-
ture , c'est qu'il n'arrive pas un de ces reviremens, qu'on ne casse la
tète à bien des gens.
— Quelles atrocités! soupira le lieutenant, et voyez ce que c'est
que des peuples non civilisés.
— Ne m'en parlez pas, dit Nazarille. Hommes d'Europe, votre
bonheur me fait envie. Pour le moment, nous serions assez tran-
quilles, si ce n'est qu'il y a une portion de mes gens qui regrettent
le temps de ces libérateurs qui mangeaient tant de monde.
— Est-il possible? dit le lieutenant, et comment cela se peut-il?
— C'est qu'ils pensent qu'ils mangeraient, et non qu'ils pourraient
être mangés.
— Ce qui est clair par l'histoire, ajouta le lieutenant.
— Oui, mais ils ne connaissent pas l'histoire, et ils disent pour
s'excuser qu'à la vérité ces hommes ont bu bien du sang, mais qu'ils
ne manquaient pas d'esprit; cela serait fort raisonnable, et j'accorde
volontiers qu'il est permis d'égorger son prochain pour peu qu'on
soit bon politique; c'est peut-être un moyen fort spirituel de gou-
verner un peuple que de lui couper la tète en détail, et cela ne serait
rien, vous dis-je, mais il est avéré que ces mêmes hommes étaient
extrêmement médiocres, et pour un qui n'était qu'un sot, tous les
autres étaient des voleurs.
— Eh bien, on n'a pas cru leurs apologistes.
174 REVUE DE PARIS.
— Faites excuse, on les a crus; il y a beaucoup de bonnes gens
qui sont tellement transportés des excès inouis de ces hommes, que,
ne sachant plus qu'en dire, ils sont convenus qu'en effet ils devaient
avoir terriblement d'esprit.
— Mais pourquoi n'a-t-on point défendu de publier cette plate
infamie?
— Ah! mon frère, je vois qu'il faut que je vous explique nos lois.
Il y a donc une loi qui permet de proclamer devant le peuple tout
ce qui peut venir à la cervelle des plus sots et des plus médians du
pays; les médians et les sots en profitent, ce qui fait qu'on n'est
guère d'accord; ainsi, par exemple, un homme dit que cet arbre
est blanc, un autre soutient que le même arbre est noir. Vous con-
cevez que l'un des deux ment à faire reculer le soleil; chacun a
ses partisans. Un troisième peut-être insinuera que l'arbre tire sur le
vert; mais, d'habitude, les médians l'emportent, et les sots les sui-
vent. Il n'est point de jour qu'on ne m'accuse d'avoir le nez camus,
tandis qu'il est manifestement pointu, comme vous pouvez voir.
— Pauvre diable de roi ! dit le lieutenant, il m'attendrit. Mais n'y
a-t-il aucun moyen de punir...?
— Les punir. Ah! cher fils, quand un pauvre diable qui meurt de
faim attend un autre pauvre diable au coin d'un bois, et l'assomme
pour lui prendre sa part de poisson, le grand prêtre lui casse la
tête de son palowa; c'est fort juste; mais si trente à quarante coquins,
conjurés dans l'ombre, tombent sur nous à l'improviste, égorgent
les gens, brûlent les cases, et entament des guerres civiles qui peu-
vent mettre pour long-temps le pays en feu, on les justifie en fa-
veur de l'intention , et l'on trouverait fort mauvais qu'il tombât un
cheveu de leur tête. Pareillement, quand un garçon vole une natte
à des femmes, on le fustige cruellement; mais si quelque vieux fri-
pon s'enrichit en empoisonnant ses denrées, et en les vendant à faux
poids, on le recherche, on le considère, il vieillit au milieu des
honneurs, et l'on finit par me l'accoler pour ministre.
— Quelle singularité! dit le lieutenant. 0 ma belle France, ô ma
noble Angleterre! où ètes-vous? On n'apprécie son pays qu'en voyant
les autres.
— Mais, reprit Nazarille, on ne punit guère personne à présent,
et la plus grande sécurité que les lois puissent inspirer, c'est de porter
avec soi un bon casse-tête du bois le plus dur. On dit à cela que nos
mœurs s'adoucissent; en effet, la peine de mort n'existe plus que
pour les braves gens qu'on assassine; quant aux assassins, ils n'ont
REVUE DE PARIS. 175
rien à craindre. Vous concevez combien cela est encourageant pour
les uns et les autres. Dernièrement une femme qui volait depuis l'en-
fance a été jugée coupable d'avoir empoisonné son mari après quel-
ques mois de mariage, avec une décoction de racines. Eh bien! cher
fils, il y a des gens qui se sont ruinés pour avoir des reliques de cet
intéressant petit monstre. On a dit que cet homme ne chantait pas
bien. Je conviens que cela est désagréable, et qu'on ne doit épou-
ser que des gens à gorge mélodieuse , mais où voit-on à votre avis
qu'il fallait la lui couper? J'oubliais, vous savez ce que c'est que les
femmes? un sexe aimable, révérence parler, gracieux et tendre, mais
un peu faible du cerveau , si je l'ose dire, malicieux, sauf votre res-
pect, et peu versé dans les grands travaux de la guerre et du conseil.
Douces, faibles, condamnées par la nature à produire des enfans et par
conséquent à les élever, assujetties à tous les soins, à toutes les infir-
mités qui en sont la suite, elles restaient paisiblement à la case dans
le repos et les plaisirs, tandis que l'homme veillait à la sûreté et aux
subsistances. Elles n'étaient peut-être pas les plus mal partagées. On
leur a mis en tète d'aller combatire à la place de leurs époux. A la
première guerre un peu sérieuse, elles nous sont revenues toutes
grosses , et nons ont rapporté une foule de petits ennemis qu'elles
réchauffaient dans leur sein.
— Ah ça, dit le lieutenant en se retournant, ce ne sont plus seu-
lement des sauvages, c'est un hôpital de fous. On ne fera que rire de
nos relations.
En ce moment Xazarille ouvrit sa boîte à bétel, en prit une poi-
gnée et se la fourra dans la bouche.
— A quoi bon cette saleté que vous mangez là? lui dit le lieute-
nant en crachant de dégoût un flot de salive avec sa chique.
— Oh! dit Xazarille avec un geste d'effroi, et qu'est-ce donc que
cette ordure que vous aviez dans la bouche? pouah!... Et qu'est-ce
que celui-ci jette dans son nez? reprit-il en montrant le chirurgien,
qui prenait une prise de tabac... Oh! s'écria encore Nazarille, et
qu'est-ce que ce petit fourneau que cet autre entretient sur ses lè-
vres! Oh! oh! oh!
Il fit de grands gestes de dégoût et d'étonnement; le lieutenant, à
qui l'on expliquait tout , se mit à rire et dit : — Il a ma foi raison.
Mais, s'approchant ensuite , et montrant la chevelure de Xazarille
horrifiquement dressée et teinte d'un rouge sanguinolent à force de
drogues, il demanda à quoi servait de se charger la tête de ces subs-
tances extraordinaires. Nazarille parut surpris et regardait alterna-
176 REVUE DE PARIS.
tivement sa boite et ses mains qu'il passait sur sa tète; puis jetant les
yeux sur les cheveux et sur le collet d'habit du chirurgien , encore
blanchis de poudre :
— Mais comment, s'écria-t-il, un homme raisonnable peut-il se
souiller la tète de cette poussière blanchâtre?
Le chirurgien fut fort étonné, car il n'avait jamais songé de sa vie
à considérer la poudre sous cet aspect nouveau. Le lieutenant, que
cela amusait, montra du doigt les anneaux de coquillages et d'os usés
par le frottement, que Nazarille portait au col et aux bras en guise
d'ornemens.
— Enfin, dit-il , nous direz-vous à quoi vous peut servir ceci?
Mais Nazarille, lui saisissant la main même qu'il étendait, lui mon-
tra deux bagues qui brillaient à l'un de ses doigts et lui répliqua :
— Eh! que vois-je ! voici bien autre chose; que faites-vous de ces
cercles brillans, qui ne peuvent servir à rien, et qui doivent plutôt
vous gêner.
— C'est vrai, dit le lieutenant aux officiers. Mais du moins, répli-
qua-t-il à Nazarille, cela ne nous blesse point, cela n'est point contre
nature et ne dégrade pas notre corps comme ces butons que vous
vous plantez dans le nez !
— Oh! s'écria Nazarille en lui prenant l'oreille où pendait un an-
neau d'or, voilà qui est douloureux, voilà qui est d'un goût extraor-
dinaire, et je ne me laisserais jamais trouer ce petit morceau de chair
dans l'idée d'en être plus beau.
— Messieurs, reprit le lieutenant, je vous l'avoue, je ne me croyais
pas aussi sauvage que cela.
Mais l'attention du chef mélanésien semblait absorbée en ce mo-
ment par un petit tube de bois qui sortait de la poche d'un des ma-
rins qui étaient là. Le lieutenant s'informant de ce qu'il regardait,
le matelot tira de sa poche l'instrument qui était son fifre; Nazarille
fit de grands signes d'admiration, et le lieutenant, pour la mettre au
comble, ordonna au matelot de jouer un air, ce qui fut fait aussitôt.
Nazarille parut plongé dans l'ivresse, et se mit à se trémousser en ca-
dence; quand l'instrument cessa, il se prosterna devant le matelot en
baragouinant et demanda si cet homme était le roi du pays des
blancs; on lui dit que non; il en parut fort surpris.
— Chez nous, dit-il, ceux qui soufflent dans la conque et ceux qui
savent chanter, danser, lancer des boules et divertir les gens en quoi
que ce soit, sont les plus honorés et les plus considérés du pays; on
les élève aux plus grands honneurs, et ce sont de nobles hommes
REVUE DE PARIS. 177
qu'on récompense plus magnifiquement que de grands guerriers et
qu'on entoure d'un culte presque divin.
— Voilà bien les marques de la barbarie, dit le lieutenant aux offi-
ciers; dans nos pays policés, les histrions, les baladins, les gens inu-
tiles aux travaux du corps et de la pensée et qui ne servent, hommes
ou femmes, qu'aux plaisirs du public, sont justement décriés et re-
poussés de la société des honnêtes gens. Il est vrai seulement que nos
chanteurs ont six fois le traitement d'un général d'armée, que tout
Paris s'émeut d'un joueur de trompette, qu'on voit des saltimbanques
décorés des premiers ordres de l'état, que de grandes familles s'allient
à des baladines, et que la mort d'un chanteur excite plus de rumeurs
que la perte de trois provinces. Mais, vous m'y faites songer, vous
avez donc une noblesse et des hommes qui sont de père en fils les
principaux de l'état?
— Mon frère, il y en avait autrefois, et puis on est convenu de les
supprimer. Mais, monsieur, jamais on n'empêchera que le fils d'un
homme qui a sauvé nos cases par son courage ne soit plus consi-
déré que le fils d'un traître qui les a livrées, ou d'un lâche qui a pris
la fuite; et maintenant comme autrefois, le plus enragé mécontent
qui n'a pas de quoi dîner baise l'orteil d'un bon pêcheur pour quel-
ques poignées de ses restes. A ce sujet , il y eut un fou parmi nous
qui prétendait nous rendre tous riches et tous bons, c'est-à-dire em-
pêcher qu'il n'y eût, parmi les hommes, ni paresseux, ni jaloux, ni
traîtres, ni bossus, ni borgnes, ni débauchés, ni avares, ni amoureux.
— Eh bien! l'a-t-on attaché?
— Oh ! monsieur, tant s'en faut ; il s'est trouvé des gens plus fous
que lui , qui l'admiraient très fort.
— Cela ne se passerait pas ainsi en France.
— Bien mieux encore, il y a récemment une secte qui s'est levée
et qui prétend qu'il ne faut plus de famille, que les enfans ne seront
plus fils de leur père, que les propriétés n'appartiendront point à leurs
propriétaires, que les biens et les femmes seront communs.
— Mon ami, cela n'est pas neuf, et nous avons deux sortes de per-
sonnes en Europe, qui pratiquent dès long-temps ce genre de phi-
losophie ; cela s'appelle des voleurs et des prostituées; mais con-
tinuez, les a-t-on mis dans quelque cul de basse- fosse quand ils
suivaient leurs dogmes d'un trop grand zèle?
— Ah ! cher frère, que dites-vous là? Au lieu de laisser noyer dans
le vin ce rêve de quelques filous en goguettes, des gens d'un certain
Age s'en entretiennent gravement.
TOME XIV. FÉVRIEB. 13
Î78 REVUE DE PARIS.
— Pour le coup, je voudrais que ces misérables s'avisassent de
prêcher devant la police d'une ville comme Paris ou Londres.
— Mais quels sont vos divertissemens? demanda un jeune aspirant.
— Je vais, si vous le désirez, reprit le monarque, en donner une
représentation en votre honneur.
Il sortit et cria quelques mots devant le peuple, après quoi il in-
vita les officiers à s'asseoir en dehors de la case. Le peuple fit un grand
cercle au milieu duquel s'avancèrent quatre femmes, dont l'une
commença un long récitatif en hochant la tète, puis elles entrèrent
en danse au son d'un horrible instrument de bambou , qui ressemblait
au roulement des tambours voilés dans les funérailles militaires.
Tout à coup un transport inexprimable saisit ces malheureuses, elles
se mirent à se tordre les bras, à se heurter la tête, à marcher sur les
mains avec des signes et des postures fort peu équivoques.
— Eh! quoi! dit le lieutenant, quelle étrange danse!
Les hommes alors se mêlèrent de la partie : huit hommes et huit
femmes se placèrent en forme de carré, les uns vis à vis des autres,
trépignant d'impatience aux premiers sons du bambou comme des
coursiers bouillans qui ont hâte d'entrer en lice. Enfin, le signal
fut donné, les danseurs s'élancèrent des deux parts, se tenant étroi-
tement embrassés, se croisèrent et revinrent à leur place où, s'étant
relâchés, ils se mirent à sautiller sur la pointe et le talon , agitant les
bras en divers sens avec des hauts-le-corps, des dandinemens et des
mines fort significatives.
— Voilà qui n'est pis douteux ! dit le lieutenant.
Tous se rallièrent encore et poussèrent un long hurlement. Les
femmes ne paraissaient point du tout alarmées de cette manœuvre
donnée en spectacle; mais elles montraient, au contraire, un air satis-
fait qui voulait qu'on l'admirât. A un second signal, les hommes et
les femmes de chaque côté repartirent et se rencontrèrent vers le
milieu du carré. La femme faisait de petites révérences, et l'homme,
planté devant elle gravement, tantôt feignait de lui saupoudrer le
visage de sable, tantôt se confondait en gestes ridicules et obscènes
que la femme, toujours frétillante, voyait sans s'inquiéter; et quand
enfin elle lui tournait le dos, il faisait mine de la renvoyer d'un grand
coup de pied.
— Ah ! fi, dit le lieutenant, cela n'est point galant.
— Eh bien, cher enfant , dit Nazarille, nous avons eu la réputation
•du peuple le plus galant et le plus poli de la terre.
— Mais c'est que vos danseurs que voilà sont sans doute des gens
de la lie du peuple.
REVUE DE PAHIS. 173
— Faites e:. use, il y en a qui sont de nos premières Familles, et
qui se mêlent volontiers à la canaille pour ces sortes de cérémonies.
Tenez, celui qui fait la cabriole est le fils d'un de nos illustres guer-
riers, et celui qui rampe à cette heure à plat ventre avec tant d'ému-
lation descend d'une longue suite de magistrats vénérés.
— C'est fort bien , dit le lieutenant; mais quant à votre réputation
d'être le peuple le plus ga'ant et le plus poli de la terre, ôtez-vous
cela de l'esprit, mon pauvre homme, c'est la France qui la possède
justement. Mais j'observe que le caractère le plus frappant de cette
danse est un mépris profond et d'odieuses brutalités pour les femmes:
comment accordez-vous cela avec la grande liberté et les droits inouïs
que vous parliez de leur laisser prendre?
— Mon fils, cela va fort bien ensemble, et j'ai même remarqué
qu'à l'époque où , livrées à un seul homme, elles tenaient leur véri-
table place dans la société, jamais on ne vit plus de galanterie, plus
de courtoisie et d'égards pour elles; mais depuis qu'on a parlé de
leurs droits politiques, les polissons les insultent sans qu'on les dé-
fende; elles meurent de faim parce qu'elles sont trop faibles pour tra-
vailler; enfin, elles sont obligées de se vendre misérablement à tout
le peuple, pour éviter d'être aimées, respectées et protégées par on
seul.
Les officiers se mirent à causer entre eux. Ils se communiquaient
sans doute leur admiration, en se promettant d'intéresser leur capi-
taine et de prolonger leurs observations dans ce pays que les navi-
gateurs avaient signalé vaguement, sans parler de ses habita ns comme
ils le méritaient. Nazarille n'avait pas besoin de les presser; cepen-
dant il leur promit pour le lendemain une abondante provision de
cochons et de noix de cocos, et passa la nuit dans une plus grande
impatience que pas un d'eux.
Vers le point du jour, il ne put maîtriser son inquiétude et s'en
alla voir, par excès de crainte, si le navire n'avait point repris le large.
Mais il était toujours à sa place, et quelques heures après il vit
mettre les embarcations à la mer. Les insulaires, enrichis de cadeaux,
étaient dans la joie, en sorte que tout allait le mieux du monde: cette
fois, c'était en effet le capitaine qui venait, sur la foi de ses officiers»
visiter des insulaires si surprenans. Mais aussi , cette fois, Nazarille
l'attendait avec dignité dans sa case, et envoya seulement ses gens
le recevoir sur le rivage. 11 s'était entouré de tnuto sa pompe, c'est-à-
dire couvert de poudres, barbouillé outre mesure, et drapé dans sc^
nattes, ce qui ne l'empêcha pas d'apercevoir au dehors que le capi-
13.
180 REVUE DE PARIS.
tuiœ anglais, qui était homme de précaution, s'était fait accompa-
gner, avec son état-major, de douze hommes bien armés qu'il laissa
sur le seuil de la case.
Après les complimcns d'usage, qui se passèrent en salamalecs insi-
gnifians de part et d'autre, et en offrandes de nouvelles ferrailles,
le capitaine prit place par terre, et fit dire au roi qu'ayant entendu
parler de sa grande sagesse et de l'éclat de son règne, il était venu
lui présenter ses hommages. Nazarille lui répliqua poliment que c'é-
tait se moquer, qu'il savait que la puissance des monarques blancs
était incomparablement plus grande et plus parfaite en toutes choses,
mais que cependant il avait lieu de s'étonner de certaines façons de
leurs envoyés.
— Ainsi, leur dit-il, que vient-on de m'apprendre ? vos gens si
parfaits, si policés, et dont nous attendons la lumière, sont à peine
débarqués sur nos terres, qu'ils séduisent nos jeunes filles à force de
bimbeloteries, et qu'ils donnent à boire à nos guerriers des poisons
qui les ont hébétés pour vingt-quatre heures ! J'avais entendu parler
d'un autre moyen de civiliser les barbares. Je sais que vos frères ont
distribué, dans les contrées qui sont proches, des armes terribles et
des boissons enivrantes; je sais qu'ils ont essayé d'y implanter l'usage
de certaines mécaniques, mais vous devez savoir comme moi, chef
des blancs, qu'il n'est guère possible que la civilisation commence
par-là.
Le capitaine reprit qu'en effet la première éducation devait être
morale, et qu'il fallait commencer par détruire les superstitions dé-
raisonnables et raboter tant soit peu ces affreux mannequins qu'il
venait de voir sur le seuil.
— Sur ma foi, dit Nazarille, nous sommes prêts à mettre nos
dieux à la porte, pour peu que vous ayez quelque chose de mieux à
nous offrir.
— Notre religion est incontestablement la meilleure , dit le capi-
taine.
— Soit , dit Naznrille ; est-elle généralement reconnue pour telle
parmi les vôtres?
Le capitaine fut obligé de confesser que, dans l'état si florissant
de l'Europe, presque personne n'y croyait plus, et qu'à son bord par
exemple, quatre ou cinq des plus savans officiers niaient Dieu , quel-
ques autres en doutaient, la plupart n'y songeaient pas, et que les
matelots n'en parlaient que pour le maudire.
Nazarille répliqua :
REVCE DE PARIS. 181
— Mais vos savons savent donc autre chose sur les secrets de l'uni-
vers?
— Nos savans savent que deux et deux font quatre, mais ils ne
savent pas pourquoi.
Nazarille reprit vivement l'image d'une horrible petite idole qu'il
avait jetée devant lui :
— Laissez-moi donc mes dieux qui valent mieux que le vôtre,
puisqu'il a si peu de crédit.
Et puis il regarda autour de lui avec' un feint effroi, comme s'il
n'était plus à l'abri d'aucune trahison ; mais sa grimace fit place à
une émotion véritable qu'il eut peine à contenir : il venait de recon-
naître, parmi les hommes qui se tenaient derrière le capitaine, deux
matelots qu'il avait connus à bord du navire où il était avec Pello-
quin. Il contint la multitude d'idées confuses que cette vue lui inspi-
rait, et reprit avec facilité :
— Au surplus, quelque respect que je porte à vos savans, on vous
a fait bien des contes à notre sujet. J'en sais quelques-uns qui m'ont
diverti. Quand on a voulu vous persuader que l'homme naissait bon,
on nous a, m'a-t-on dit, cités en témoignage; et les écrits de votre
dernier siècle sont pleins de sauvages bien élevés, qui reçoivent sous
leur toit un pauvre benêt d'Européen, lui donnent galamment à sou-
per, lui font une petite leçon de morale, et le renvoient confus de leur
savoir-vivre, avec un petit écu pour continuer sa route. Je veux
bien vous dire que l'usage le plus ancien que je connaisse ici est de
manger son frère en temps de guerre, et sa femme quand on n'a rien
de mieux. Le premier mouvement des guerriers a la vue de l'étran-
ger est de lui casser la tête pour le voler. Telle est la leçon véritable
que vos philosophes auraient trouvée s'ils nous étaient venus voir.
On a décidé, je crois, à ce propos, que nous étions des peuples pri-
mitifs, originaires de nos terres, ou, comme vous dites, autochtones.
Mais si nous sommes primitifs, comment se fait-il que nous n'ayons,
à force de temps, rien inventé, comme d'autres, de vos arts les plus
simples? Comment se fait-il que nous ayons inventé le langage, le
plus merveilleux, le plus compliqué et le plus long, je suppose , de
tous les arts? Combien n'est-il pas plus surprenant que ce langage,
dans son mécanisme et ses procédés, ressemble à tous les autres? Il
nous a donc été révélé par un Dieu, ce que vous niez. S'il n'a pas été
révélé, et que nous n'ayons pu cependant l'inventer, nous le tenons
de peuples nécessairement plus avancés; nous avons donc connu un
état meilleur dont nous sommes déchus : toutes choses qui déran-
18*2 REVUE DE PARIS.
gent également ce qu'on a dit de nous; je ne vous en parle que pour
m'instruire, car je suis fort embarrassé. Je remarque en outre de
singulières méthodes parmi vos savans. Ils découvrent un nouveau
monde et l'on ne sait plus qui a pu le peupler; la vieille science en
est ébranlée; on vient à rencontrer nos îles et l'on y trouve de quoi
peupler de reste ce monde nouveau. D'autres navigateurs établissent
de nouvelles hypothèses, jusqu'à ce que d'autres les ruinent encore.
Des savans trouvent, dans nos langues, des vestiges de langues plus
parfaites; et les opinions fondamentales de l'Europe changent à cha-
que coup de vent qui pousse vos vaisseaux dans nos mers. Gela fait,
je pense, d'étranges gâchis.
— Il est vrai , dit le capitaine, il y a chez nous des gens qu'on ap-
pelle, par exemple, des géologues, qui se laissent éborgner par un
grain de sable, et qui ne veulent pas croire en Dieu, parce qu'on
trouve des écailles d'huîtres à Montmartre; mais nous avons aussi, en
Europe , d'honnêtes gens qui s'en tiennent paisiblement aux livres
saints, qui ont la joie de trouver la preuve de quelque vérité de la
religion dans chaque découverte de la science, et qui s'embarrassent
fort peu du reste.
— Ceux-là font sagement, dit Nazarille, et si j'avais le bonheur
d'être né dans une religion appuyée sur des fondemens inébranlables,
soutenue par les meilleures autorités, défendue par tous les hommes
de génie, je m'inquiéterais fort peu de vos écailles d'huîtres, et ne
m'exposerais pas à dire des sottises pour si peu de chose.
Puis, changeant de sujet avec la mobilité d'un sauvage en appa-
rence, mais au fond pour de très bonnes raisons, il demanda au ca-
pitaine d'où il venait, s'il avait fait un heureux voyage, et s'il ne lui
était rien arrivé. Le capitaine lui répondit qu'il avait seulement ren-
contré un navire de sa nation , par un gros temps, et qu'il avait pris
à bord une moitié de son équipage. Nazarille chercha encore une fois
des yeux parmi les marins et tout à coup pria le capitaine de le rece-
voir à bord de son navire, ce qui lui fut accordé avec empressement.
On se mit aussitôt en marche, les matelots chargés de provisions;
mais quand les naturels virent leur roi s'embarquer, ils poussèrent
des cris de douleur; il eut toutes les peines du monde à les empêcher
de le suivre à la nage, en leur disant qu'il allait seulement visiter la
pirogue des blancs.
Dès qu'il fut monté sur le pont, le capitaine le régala de trois
coups de canon de cérémonie , et le mena partout dans le bâtiment,
lui en expliquant les merveilles.
REVUE DE PARIS. 183
Nazarille ne négligeait aucun lazzi de son rôle de curieux, mais il
furetait et lorgnait de tous côtés, cherchant bien autre chose; tout à
coup, la respiration lui manqua, il venait d'apercevoir Pelloquin!
Pelloquin en personne, qui s'était caché derrière un amas de colis
par suite de son peu d'inclination pour ces sortes de visites. Nazarille,
revenu de son saisissement, ne voulut point retarder les préludes de
sa vengeance.
Il s'avança tout innocemment de ce côté, et, feignent d'être attiré
par l'éclat d'une épingle d'argent que Pelloquin portait à sa chemise,
il se planta devant lui et le considéra attentivement , ce qui com-
mença à le gêner fort; puis il fit une gambade et lui pinça l'oreille
de toutes ses forces. Pelloquin voulait s'esquiver brusquement, mais
le capitaine lui représenta que cela n'était que pour rire, et qu'on ne
lui faisait là que de petites amitiés dont il n'avait rien à craindre;
enfin il lui ordonna de rester, et, voyant sa frayeur, il se mit à rire,
et les matelots en firent autant à l'entour.
Nazarille profita de cette belle humeur et courut embrasser Pello-
quin, qui se mourait de colère, tandis qu'il ne faisait que redoubler
les rires. Personne, pas même son vieil et intime ami, n'eût jamais
pu reconnaître le chef mélanésien sous son déguisement.
Enfin le chef sauvage eut l'air de se blesser de la mine de Pello-
quin , et exécuta devant lui quelques poses de sa danse guerrière en
le menaçant à chaque instant de son casse-tête. Pelloquin se crut
perdu, et voulut s'enfuir; mais on le retint, plus pâle qu'un mort.
Nazarille, le voyant dans cet état, feignit d'en être touché et de se
prendre pour lui d'une grande tendresse. Il le serra dans ses bras,
lui barbouilla tout le visage en y frottant son nez et ses cheveux, et,
de temps en temps lui découvrant le bras, il faisait signe d'y mordre
avec des contorsions voluptueuses. La comédie fut complète. Le roi-
nègre se dépouilla ensuite de quatre ou cinq petits os, qu'il lui donna
en présent, et Pelloquin, enfin rassuré, se mit à gambader de con-
cert, en riant comme tout le monde.
Nazarille, en le quittant, pria le capitaine de le lui envoyer à terre
pour prendre les vivres, car il déclara qu'il prenait un plaisir ex-
trême à le voir. Le capitaine y consentit. Pelloquin voulut mur-
murer; mais le capitaine commanda, il fallait bien obéir. Il demeura
sur le pont tout penaud à voir partir la pirogue de sa majesté, et se
retrouvant avec son cadeau de petits os dans la main, il les jeta de
colère le plus loin qu'il put dans la mer.
134 BEVUE DE PARIS.
Dans le délai qui lui restait, il essaya mille moyens de se sous-
traire à sa corvée; mais le maître d'équipage, connaissant ses répu-
gnances, tint bon précisément à ce qu'elle s'exécutât; et Pelloquin
fut rigoureusement expédié le lendemain, avec cinq hommes, pour
aller chercher la provision. On leur donna des sacs, des objets d'é-
change, et le canot les déposa sur la plage.
On ne s'appesantira pas sur les transes de Pelloquin dans cette
expédition. Il ne posa le pied sur cette terre maudite qu'avec de
funestes pressentimens, quoique ses camarades se fussent assez mo-
qués de lui pour relever son courage.
Il était convenu que les naturels apporteraient les vivres au bord
de la mer, et Pelloquin espérait que la besogne serait bientôt faite.
Mais quand il s'approcha en tremblant au milieu des noirs, on apprit
aux marins que le roi les attendait pour leur faite fête et leur livrer
lui-même leurs provisions. Pelloquin voulut s'en retourner inconti-
nent, s'en tenant aux indications du capitaine, mais ses camarades
le retinrent.
Le roi Las-Sou-Po-Chou leur fit toutes sortes d'amitiés, sans né-
gliger de se divertir des frayeurs de Pelloquin, et tandis qu'il le fai-
sait régaler, lui et ses camarades, d'une complainte accompagnée de
calebasses, qui était interminable et que Pelloquin n'osait pas nepoint
écouter, il fit cacher dans son bagage une petite marionnette en
bois, qui n'était rien moins qu'un dieu de l'endroit.
Après plusieurs centaines de couplets sur le même air, les matelots
chargèrent leurs sacs et se mirent en devoir de regagner l'embar-
cation. Or, ils avaient à traverser une savane fort épaisse. Pelloquin
marchait le premier et fort vite, tandis que les autres matelots chan-
taient. Ils avaient à peine dépassé le premier bouquet de bois, qu'une
troupe de naturels sortit d'une embuscade et se jeta sur eux en
poussant de grands cris. Ils furent aussitôt renversés, et ces hommes,
avec des signes de grande colère, expliquèrent qu'on les avait volés,
et que, si l'on ne rendait aussitôt le fétiche, ils allaient les massa-
crer; en même temps, ils brandirent leurs lances. Les matelots se
crurent morts. Les naturels se mirent à les fouiller, et, trouvant
l'objet dans la sacoche de Pelloquin, ils levèrent tous leurs massues.
Heureusement ils se ravisèrent; ils le garrottèrent pour l'emmener,
et firent signe aux autres qu'ils pouvaient continuer leur route avec
leurs provisions.
On amena sans tarder Pelloquin vers Nazarille, qui avait toujours
REVUE DE PARIS. 185
sa trahison sur le cœur, et qui lui gardait la plus iière épouvante qui
l'eût travaillé de sa vie. Cependant il ne le voulut point voir; il le lit
attacher en dehors de sa case, tandis qu'on avait l'air de tenir conseil;
après quoi le peuple s'assembla à l'entour. Les vieillards se mirent
au centre par l'ordre de Las-Sou-Po-Chou , qui se tenait caché dans
la hutte, regardant à travers les claies quelle contenance ferait le
patient.
On amena solennellement Pelloquin au milieu de cet aréopage, et
le plus vieux de l'assemblée raconta son crime en chantant, avec des
commentaires en pantomime. Il s'arrêta et demanda au premier
vieillard :
— Quelle grande peine revient à l'homme qui a trahi les lois de
l'hospitalité?
Le vieillard fit le geste de l'écorcher vif.
Le chanteur reprit sa chanson et fit la même question au second
vieillard.
— Quel châtiment mérite l'homme qui a dérobé le dieu Lan-
derira?
Celui-ci répondit en l'indiquant aussi bien du signe que de la
parole :
— Que ses membres soient coupés menu et sa graisse répandue
sur le feu !
Le chant continua, et les sages vieillards ouvrirent l'un après
l'autre des avis tout aussi lumineux.
Pelloquin était plus mort que vif. Il avait d'abord compté que les
gens du navire viendraient à son secours, mais il fit réflexion qu'il
n'avait pas d'anciens amis à bord, qu'il était d'une autre nation que
l'équipage, qu'on le croirait peut-être coupable de ce vol dont il ne
savait que penser, et que le capitaine n'irait point assurément pour
si peu courir les chances d'une expédition contre les naturels. Il se
vit alors tellement désespéré, qu'il se mit à crier :
— Messieurs! qu'on me fasse mourir sur-le-champ; mais je suis
un honnête homme, et je n'ai volé aucun dieu.
On ne s'embarrassa point de ces cris. Aussitôt les guerriers se
levèrent, se rangèrent en carré devant lui sur plusieurs rangs de
profondeur, et commencèrent une danse guerrière à faire dresser
les cheveux; ils s'avançaient en masse la tête en avant, comme s'ils
se ruaient sur lui, et puis se reculaient la tête en arrière en roulant
les yeux, se tordant le cou et tirant la langue d'une longueur pro-
186 REVUE DE PARIS.
digieuse. Chaque irruption de cette horde et la vue de ces grimaces
horrifiques firent un tel effet sur Pelloquin, qu'il ferma les yeux et
conçut un moment l'espoir de mourir de peur.
Alors un vieux se leva et dit qu'il serait sacrifié devant le dieu
Ma -lé-mou- ché, dont il avait offensé le neveu, et qu'on allait le
mener aussitôt devant l'idole voilée du moraï; il ajouta quelques
mots, qui demeurèrent inintelligibles.
Pelloquin se sentit saisir par dessous les bras; les instrumens funè-
bres retentirent, et on l'emmena en procession à travers une haie
de prêtres et de guerriers dans des postures si rébarbatives, qu'il ne
pouvait ouvrir les yeux sans retomber en pâmoison. Il est aussi con-
stant qu'il fut pris d'une colique de grande conséquence, qui fut re-
gardée comme un bon augure par les prêtres officians.
Pendant ce temps, Nazarille arrangeait sa mascarade au moraï, et
s'intronisait sur l'autel du dieu, déguisé de nattes, d'étoffes et de
plumes, comme une vénérable pagode.
Quand on approcha du moraï, les instrumens funèbres, les conques,
les calebasses, entonnèrent une symphonie, et les femmes commen-
cèrent à vénérer la victime expiatoire, c'est-à-dire à lui arracher,
comme des reliques, de petites poignées de cheveux. Ces pieuses
attentions, malgré l'état de Pelloquin, faillirent encore le mettre en
colère. Elles s'approchèrent ensuite et rémouchèrent tout genti-
ment avec des feuilles d'arbre, tandis que les prêtres figuraient une
autre espèce de menuet, en venant de temps en temps s'agenouiller
l'un après l'autre devant lui avec force respects; il n'eut que le
temps de jeter un coup d'œil sur une espèce de trône qui occupait
le fond du moraï, et il vit sous un dais de feuillages, enveloppée de
nattes et d'étoffes, une sorte de figure humaine effroyablement
attifée de plumes, de coquillages, le visage enluminé de couleurs
éclatantes, et tenant à la main un immense palowa poli qui avait
la forme aplatie d'une épée à deux tranchans. Il n'en put voir da-
vantage, car on le traîna au milieu de l'endroit, où on le fit accroupir
sur une natte auprès d'une grande cuve préparée pour recevoir son
sang. Un reste de religion l'empêcha de perdre connaissance. Un peu
plus loin, les prêtres attisaient un brasier.
Tout à coup, les symphonies se terminèrent par un grand lapage;
un calme solennel leur succéda; les prêtres et les guerriers se pros-
ternèrent. L'idole se leva, traînant ses draperies à longs plis, des-
cendit de son trône, s'approcha lentement de Pelloquin qui s'était
REVUE DE PARIS. 187
redressé à demi, leva dans un silence terrible son formidable instru-
ment.... et soudain lui lança un effroyable coup de pied vers le bas
du dos en s'écriant :
— Triple drôle! que ceci t'apprenne... à laisser tes amis en peine!
Pelloquin, qui se croyait mort, à cette voix, à ce coup, fit un bond
et tomba tout étourdi sur les mains en criant : — Oh!...
— Tais-toi! dit Nazarille, ou je te fais cuire!
Puis se tournant vers l'assemblée déjà fort subjuguée par ce lan-
gage inconnu, il expliqua qu'il venait de faire rendre à la victime le
dieu qu'elle avait mangé; et le montrant dans sa main, il ajouta
qu'ayant eu l'insigne honneur de l'avaler, le corps du blanc était
purifié et à jamais tabou, c'est-à-dire inviolable. Les naturels pous-
sèrent des cris de joie et d'approbation.
— Ah! tu me maries à des reines sauvages! s'écria Nazarille, je ne
sais qui me tient de t'envoyer épouser Tripatouli, comme ce pauvre
Brown....
Pelloquin tremblait encore, et Nazarille le laissait trembler.
— Viens dans mes bras, lui dit-il enfin en sanglotant, ton trop
faible ami te pardonne!...
Ils s'embrassèrent, et Pelloquin, un peu remis, ne put s'empêcher
de lui dire en se frottant les reins :
— Tu aurais pu du moins me pardonner plus tôt.
— J'ai failli me trahir vingt fois, mon pauvre Pelloquin; l'impa-
tience, la joie, le trouble, me suffoquaient; et je dévorais mes larmes
comme le patriarche Joseph, qui m'a suggéré cet innocent artifice;
mais tu sais à quels devoirs oblige le rang suprême : il fallait un
exemple.
Alors il ordonna que ses sujets s'allassent réjouir et commanda un
festin à cette occasion, en sorte qu'ils demeurèrent seuls, lui et Pel-
loquin; ils s'embrassèrent de nouveau, et n'eurent rien de plus pressé
que de se raconter leurs aventures.
Nazarille apprit ainsi que Pelloquin, par suite d'un échange entre
deux capitaines, avait passé, comme plusieurs de ses compagnons, à
bord du brick où il était; mais'peu après, Nazarille, se levant, lui tint
solennellement ce discours :
— Comme tu penses, mon très cher, malgré le plaisir que j'éprouve
à te retrouver, j'ai compté que cela ne me serait point tout-à-fait
inutile, et je n'ai aucune envie de passer ma vie sur le trône. Il faut
que tu me retires d'ici , ou que tu y demeures avec moi, ce qui serait
188 REVUE DE PARIS.
le seul moyen d'adoucir mon exil : je te suis trop attaché pour con-
sentir à une nouvelle séparation.
— Comment veux tu que je te retire? dit Pelloquin fort saisi; je ne
vois qu'un moyen, qui serait de tout avouer au capitaine.
— Oui, n'est-ce pas? lequel me reprendra à son bord comme simple
matelot et me fera donner quelques coups d'étrivières pour l'avoir
abusé. Les malheurs ne t'ont pas mûri, mon pauvre ami; il était in-
dispensable à ton bonheur que tu me retrouvasses dans cette île, que
je fisse mes efforts pour t'y attirer, que l'on t'y retînt par mes soins,
et même... oui, je l'oserai dire...., que je te donnasse un si furieux
coup de pied Tu m'as vu quelquefois bien bas, Pelloquin; mais
tu m'as vu souvent remonter au plus haut de la roue de fortune. 11
n'est [pas d'accident dont un homme habile ne puisse tirer quelque
avantage, a dit un moraliste qui avait autant d'esprit que tu peux
toi-même en avoir. Nous sommes pour le moment dans une passe
admirable, que je ne troquerais pas, je ne dis pas pour ma couronne,
mais pour bien d'autres. Mous allons faire fortune.
— Comment? dit Pelloquin.
Nazarille se leva et lui répliqua :
— M'aurais-tu reconnu sous ce manteau royal?... Trouves-tu que
ces décorations étrangères me changent assez?...
Il fit sonner tout le bric-à-brac infect qu'il traînait après lui.
— Te semble-t-il que je parle assez purement l'idiome de mes
sujets? Et cette odeur? ajouta-t-il en lui portant l'épaule sous le nez;
ne trouves-tu pas que ce parfum dépayse un peu?
Pelloquin en convint et se recula.
— Eh bien ! continua Nazarille, j'ai parlé à tes officiers d'une cer-
taine façon qui n'a pas laissé de me faire paraître un sauvage assez
singulier. J'ai de plus montré un certain dégoût de mon pays; ils
doivent s'en entretenir à l'heure qu'il est, et je parie qu'ils ont quelque
envie de m'emmener en Europe.
Pelloquin lui dit qu'en effet on s'était beaucoup entretenu de lui
parmi ces messieurs.
— Ils ne sont donc pas très éloignés de mes projets, et tu vas me
seconder, puisque j'ai eu le double bonheur de te rencontrer. Tout
est bien disposé; va dire à ton capitaine...
Il s'interrompit pour chanter sur l'air populaire en France :
Va dire à ton capitaine...
REVUE DE PARIS. 189
Il se mit à danser, et ce souvenir de la patrie les fit encore s'em-
brasser étroitement; mais Pelloquin se dégagea vite, en tàtant sur sa
joue une couche de graisse et de noir qu'il eut toutes les peines du
monde à nettoyer.
— Va dire à ton capitaine, reprit Nazarille, que je me suis pris
d'une extrême amitié pour toi..., je l'ai déjà montré..., et de plus que
je veux suivre les blancs dans leur pays. Le capitaine y consentira; on
m'emmène, j'arrive en Europe, on s'émeut, on s'empresse, on me
fait fête, je dîne aux ambassades, on me montre à la cour, j'étourdis
les académies, je remplis les journaux, je confonds les savans, je
ravage les écoles de philosophie, je ruine par la base vingt livres
ennuyeux, j'en fais écrire vingt autres, je fais parler les sots, bâiller
les badauds, déraisonner les doctes, je deviens à la mode, les largesses
pleuvent, et me voilà un personnage!
— Et moi? dit Pelloquin.
— Toi, tu te fais mon cornak, mon truchement, mon montreur de
bêtes; nous partageons les.aubaines, et tu deviens aussi recommau-
dable que ta bête elle-même.
— A la bonne heure.
— Seulement, ne t'étonne de rien, ne t'effraie de rien, ne te fâche
de rien; car il est bon de t'en avertir, s'il te prenait fantaisie de me
livrer non plus aux noirs, mais aux blancs, je me réserve des précau-
tions et puis t'assurer que tu serais fouetté, mis aux fers, et même,
je l'espère, pendu en haut lieu pour avoir dupé le capitaine, si nous
étions en mer, les autorités, si nous étions à terre.
— Allons donc, dit Pelloquin , tu me connais.
— Oui , dit Nazarille, et c'est pourquoi je te communique d'avance
ce petit avertissement. Pour ce qui est de ne plus revenir une fois à
bord, tu me connais aussi...
— Ah! dit Pelloquin en se jetant à son cou, tu ne parles pas sé-
rieusement. Nous nous sommes souvent chamaillés, mais tu sais que
nous sommes liés au fond par des nœuds solides. J'ai pu céder à un
peu de poltronnerie, mais, véritablement, me crois-tu capable de con-
spirer de gaieté de cœur la perte de mon unique ami , après l'avoir
long-temps pleuré, quand je le retrouve à des milliers de lieues de
mon pays, et quand j'ai le plus grand besoin de son amitié?
Pelloquin avait les yeux mouillés de larmes, et Nazarille attendri
lui prit la main.
— Pardonne, lui dit-il ; le malheur rend défiant. Oh ! les belles ré-1
Î90 REVUE DE PARIS.
flexions à faire sur le cœur humain et sur ce que l'on appelle amitié!
Dieu m'est témoin que je t'aime, à l'heure qu'il est, de toute mon
urne, et je suis persuadé que ta tendresse est sincère; mais pourquoi
faudra-t-il qu'au bout de quinze jours tu te meures d'envie, à propos
de rien, de me donner cent soufflets, et que j'éprouve la même dé-
mangeaison de te rendre cent coups de pied ? Rien n'est plus vrai
pourtant, et les plus purs sentimens tournent au premier souffle,
selon le lieu, le temps et les circonstances. Au surplus, on va venir
sans doute le réclamer. Choisis cet instant pour entamer ces négo-
ciations.
En effet, ils finissaient à peine qu'un certain bruit au dehors leur
signala du nouveau, et des officiers de marine bien accompagnés se
présentèrent. Nazarille s'en alla occuper le peuple, laissant avec eux
Pelloquin, qui joua son rôle à merveille et les rassura sur son compte.
Tout secondait le projet. Pelloquin apprit même que le capitaine
désirait fort emmener le roi Las-Sou-Po-Chou, que tout devait être
mis en œuvre pour le séduire, et qu'on se promettait un grand succès
p?ur l'expédition, de la présence d'un pareil sujet en Europe.
On appela le monarque, qui médita gravement, finit par approuver,
et recommander le plus grand mystère. Le départ fut fixé au lende-
main, car le navire allait quitter ces parages dangereux. Il fut con-
venu qu'une embarcation bien armée toucherait à la baie dès le
matin. Mais soit que l'amour des sauvages fût en défiance, soit que
les femmes eussent surpris certains préparatifs, quand le roi se dirigea
vers la mer le lendemain, avec le lieutenant et ses hommes qui
avaient passé la nuit à terre, la population sortit à l'improviste de ses
cases, et suivit son chef en silence.
On vit alors une scène déchirante. Quand il s'avança vers la cha-
loupe, ses femmes, car nous avons avoué qu'il, en avait plusieurs, se
jetèrent à ses pieds en pleurant, en se meurtrissant le sein avec mille
efforts pour le retenir. Nazarille essaya de leur faire entendre raison ,
et, se dégageant de ces embrassemens, leur tint un discours qui les
apaisa, tandis que les matelots attendaient en silence; puis il se jeta
d'un saut dans la chaloupe, qui s'éloigna à force de rames.
Mais Pelloquin, qui devait s'en aller dans la yole, était encore
occupé à charger des barriques, et les femmes, ne doutant point qu'il
ne fût la cause de ce départ, se précipitèrent sur lui et commençaient
à l'inquiéter vigoureusement. Nazarille, se retournant au bruit, vit
l'extrémité, se jeta à l'eau, courut sur la rive, et, délivrant aussitôt
REVUE DE PARIS. 191
Pelloquin, se redressa au milieu des femmes prosternées et leur
adressa d'autres exhortations qui les remirent dans la plus profonde
soumission. Puis, faisant une croix d'un bâton qu'il attacha à la tige
d'un bambou , il leur dit que c'était là le signe du vrai Dieu qu'il fal-
lait prier, et qu'il leur enverrait quelques-uns de ses ministres en
souvenir de son amitié. Aussitôt il se rejeta à la nage et remonta dans
l'embarcation.
A peine sur le pont, et sans prendre garde aux démonstrations des
officiers, il s'alla coller au rebord de la dunette, comme on venait
d'appareiller. Mais alors, ô spectacle plein de pitié! il vit sur l'eau
cinq à six têtes humaines, et reconnut ses épouses fidèles qui l'avaient
suivi jusque-là à la nage, et qui essayaient de s'accrocher des pieds
et des mains aux flancs du navire. Des matelots essayèrent de les
chasser à coups de perche, et la plupart, abandonnant aussitôt les
bras et les pieds en jetant un dernier regard sur Nazarille, firent mine
de se laisser noyer. Mais Nazarille, n'y pouvant plus tenir, s'écria
dans leur langue :
— Latchika! Nalassé! Faïdou! ne vous laissez point mourir, l'époux
l'ordonne. Vivez, vivez pour l'amour de moi. Écoutez ma dernière
parole : vivez au nom de nos amours, retournez dans votre pays, nous
nous reverrons là.
Il montra le ciel; les femmes aussitôt dressèrent la tète au milieu
des eaux, et sourirent, et se remirent à frétiller; et comme les offi-
ciers leur descendaient des présens sur une bouée, Nazarille arracha
une croix de la poitrine d'un savant, la baisa et la leur jeta. Les
femmes s'en allèrent la baisant aussi, et poussant la bouée devant
elles.
Nazarille les suivit des yeux en silence; et comme on filait par un
bon vent, il les entrevit encore une fois agenouillées sur le rivage,
au pied de la croix qu'il avait dressée. Deux grosses larmes coulèrent
lentement de ses yeux et tombèrent dans la mer.
Puis, se retournant vers Pelloquin , il lui dit : — Allez donc parler
des droits de la femme à ces pauvres créatures!
Et le navire étant poussé par une bonne brise, on perdit la terre
de vue.
Nazarille alors s'occupa de ce qui se passait à bord à son sujet.
Tous ces messieurs de l'expédition , savans, officiers, hydrographes,
naturalistes, philologues, dessinateurs, étaient réunis sur le gaillard
d'arrière et préludaient à leurs travaux par des discussions sur leurs
192 REVUE DE PARIS.
principales observations. Il s'agissait en ce moment de conjectures sur
la langue du pays, et l'on avait prispour point de départ le nom même
du roi Las-Sou-Po-Chou. Un vieil ingénieur qui s'occupait d'étymo-
logies voyait clairement dans ce mot deux racines celtiques; le chi-
rurgien assurait que lassou ou lasou signifiait soleil en malais; deux
géographes voulaient que lassoupo vînt de l'Inde; le capitaine fut
d'avis que l'étymologie était grecque, d'où l'on pensa que le nom de
Las-Sou-Po-Chou était grec, malais ou chinois, à moins que l'idiome
ne dérivât à la fois de ces diverses langues.
Nazarille les laissa dire, et voilà comment il fut miraculeusement
délivré de cette terre d'exil, fort curieux de savoir comment il achè-
verait son voyage, et quelle nouvelle figure il ferait en Europe.
Edouard Ourliac.
CRITIQUE LITTÉRAIRE.
8JEJ¥J¥JSVAMis
PAR M. LE BAROX HENRY (1).
a m: il v É,
PAR M. DANIEL 9TERX .
Maintenant que chacun tire à soi et que la littérature tend de plus en plus
à devenir une marchandise, il serait injuste de ne pas rechercher si, dans la
foule des romanciers, quelques-uns n'essaient pas au moins de se distinguer.
Ce qu'on aime à remarquer en deux ou trois, c'est qu'ils ne sont pasfaisews et
que leurs livres, pour être mal composés, n'en contiennent pas moins le germe
d'idées nohles et touchantes. Par là même ces livres acquièrent une apparence
de non vulgarité qui doit les faire vite reconnaître et agréer. Ainsi nous
venons de rencontrer avec plaisir ce mérite dans un roman qui contient de
bonnes parties , dans Senneval, par M. le baron Henry. Cet ouvrage n'est
point remarquable par le fond : c'est plutôt une ébauche de biographie qu'un
roman véritable; dans la forme , au contraire , il se trouve une nuance
agréable en ce qu'elle n'a rien de commun. Oui, le style a tout-à-fait sa cou-
leur à lui; on sent seulement, et cela est regrettable, qu'il a été par trop éla-
boré et médité en vue de ses effets. Ces qualités , au reste, de travail et de
réflexion ont un attrait de plus dans une personne encore inconnue.
Ce qui plaira à plusieurs en Senneval, c'est que cet ouvrage n'est que le
récit d'une vie tourmentée par les passions, et qu'aucune intrigue mélodra-
(1) 2 vol. in-8o, chez Souverain, éditeur.
TOME XIY. FÉVRIER. H
194 REVUE DE PARIS.
matique n'y fait tache. — L'épigraphe prise à M. Jules Sandeau par M. le
baron Henry peut servir de devise légitime à son héros , à Senneval : « Il
reçut trop pour l'obscurité, pas assez pour la gloire. » Senneval appartient
en effet à la génération des hommes maladifs, inquiets, que le désir de
briller possède, mais en qui la vanité ne peut s'élever jusqu'à l'orgueil. Une
paresse sans motif défini les enchaîne, et aucun noble élan ne peut la leur
faire secouer. D'où est venue à Senneval cette maladie qui n'est pas le spleen
anglais ni la rêverie allemande, maladie toute particulière qui se compose à
la fois de ces deux élémens et d'un troisième encore, l'égoïsme?
Senneval, adolescent, a aimé jusqu'à la passion une grisette de province;
il a voulu, assez riche d'illusions encore pour mépriser les lois du monde,
l'élever jusqu'à lui par un mariage, mais sa famille, ses amis, lui ont fait
honte de cette résolution , et il a fini par en rougir lui-même. Il a abandonné
cette Louise dont la vie devait être liée à la sienne, et il est parti seul pour
Paris, afin de s'y créer une position dans les lettres. Là, en un journal adressé
à un ami, il raconte ses tentatives avortées, ses espérances déçues, les humi-
liations qu'il lui faut subir; il trace enfin un tableau des misères du début,
misères exprimées avec trop de mordant et de franchise pour n'avoir pas été
éprouvées d'abord, puis peut-être, exagérées encore par une ardente imagina-
tion. — Cette seconde partie du récit n'est pas celle que nous préférons, d'au-
tres personnes ayant déjà suffisamment déclamé contre les éditeurs et les
journalistes. Nous avons dit qu'en ce roman se pouvaient noter des endroits
distingués : nous y arrivons, sans vouloir nous arrêter à ces exposés de tenta-
tives littéraires, car Frédéric Senneval est un de ces esprits médiocres que
l'obstacle effraie et qui, avant d'entrer en lutte, se sentent déjà découragés.
// ne reçut pas assez pour la gloire; c'est ici surtout que sa devise lui con-
vient.
Le souvenir de son premier amour lui est resté vif et sincère , et l'a gardé,
dans la capitale, des voluptés traîtresses. 11 a fréquenté le monde choisi de la
diplomatie et les réunions politiques; une femme, dont il a été l'amant,
trouve à l'y marier avec une jeune fille riche et de noble maison. C'est ici, vers
la fin du premier volume, que nous avons rencontré, à propos de ce mariage,
des observations fines et qui dénotent de la délicatesse de sentiment. Il est
vrai que certaines amours peuvent rapprocher ainsi dans les salons un jeune
homme et une femme déjà éprouvée qui lui sert de guide et le forme pour le
monde au moment qu'il y entre. Si plus tard la vue d'autres femmes plus
belles et plus désirables le rend ingrat, jalouse alors, sa maîtresse parvient
à lui faire agréer une héritière laide, peu spirituelle, mais riche, et qui devra
faire son malheur, comme lui, il fera le sien. Ce dénouement de liaisons cou-
pables est plus coupable encore, car ces mariages d'orgueil et sans amour,.
comme les appelle Senneval, mènent à de douloureux regrets, et souvent
même à des remords véritables. Par exemple, le héros du livre de M. le
baron Henry n'est digne de pitié que du jour où il a contracté cette union
malheureuse. Sa femme, délaissée, le trompe pour un homme élégant et dont
REVUE DE PARIS. 195
les formes aimables l'ont séduite; et cet homme est l'ami de Senneval. Il les
surprend ensemble, l'amant se sauve, et la femme adultère, restée seule,
est tuée par son mari.
Nous blâmons très fortement ce meurtre qui, même au seul point de vue
littéraire, met en contradiction avec lui-même le caractère digne, calme,
rêveur, de Senneval. Cette femme n'était-elle pas excusable et ne devait-il pas
la plaindre, loin de se venger d'un affront qu'il avait volontairement encouru?
Comment! il épouse contre son gré, à elle, une jeune fille timorée, qui cède
plutôt qu'elle ne consent, que ses parens dirigent, et qu'ils ont à peine con-
sultée; il l'épouse, lui, cœur déjà vieilli pour l'amour, et dès que Valentine,
livrée aux ennuis d'une longue solitude, caresse la chimère d'un vague bon-
heur, il s'éloigne, poursuit ses plaisirs, vit au dehors; et parce qu'un jour la
pauvre abandonnée, surprise et toute en pleurs, lui demande grâce pour son
beau rêve accompli, il la poignarde, elle, à genoux, l'implorant; lui, furieux,
l'arme déjà levée! Et sous ses yeux l'amant prend sa course, les lèvres encore
embaumées du premier baiser d'amour de Valentine! Ce baiser, il avait été
réservé à Senneval, il aurait pu le prendre, et sa femme eût souri en le lui
rendant; mais, dans son orgueil, il l'avait dédaigné! Jaloux par orgueil aussiv
il voulait encore qu'elle lui gardât une affection dont il devait se jouer, et il
la tiig à ses pieds , parce qu'elle a manqué aux lois de cette fidélité imagi-
naire! Combien il diffère ici de ce Jacques admirable de George Sand, de ce,
mari trahi qui se met, par sa volonté, au rang de la victime, et attire ainsi
à lui toute la pitié du monde ! Le meurtre de Valentine Senneval par son
époux est un non-sens. Il rend Frédéric odieux un moment , et son repentir,
dans le cloître où il va s'enfermer, chez les religieux Riformati, en Italie, le
lui fait seul pardonner. — A partir de ce moment jusqu'au livre vi, tous les
chapitres intéressent, et l'étude de la passion y est faite sur le vif même de
l'ame. îsous ne voyons plus de faits dont on puisse rendre compte, mais
l'analyse des sentimens de cet homme maudit par la société, repoussé de
France , est une analyse touchante et qui mérite d'être lue à loisir.
Senneval se promène en Italie, et cet admirable pays, vu à travers sa
tristesse, est décrit en des pages où la passion éclate. Senneval se complaît en
sa douleur, que rend plus poignante l'aspect du ciel italien, et les cris qui,
par instaus, lui échappent, ne sont point des amplifications de rhétorique,
mais viennent du cœur et sont de vrais accens. « Quand j'aurai bien vu ces
lieux, se demande-t-il quelque part, quand j'aurai bien admiré ces magiques
aspects, que fera mon cœur de toutes ces images, de toutes ces couleurs?....
Mon Dieu! le vide s'y fera plus grand , rien n'y germera qui le ranime et le
console.... » — Vous avez raison, Senneval, le vide s'y fera plus grand!
Vous souffrez, vous appelez, vous vous lamentez; le feu vous dévore en dedans,
mais il n'atteindra personne autre que vous. Blasé, désillusionné, qu'aurez-
vous fait de ces mille délicatesses, de ces mille finesses de l'amour qui séduisent
une femme? Vous demandez une maîtresse, mais rien de vous ne se com-
muniquerait à elle. Votre cœur n'a plus que des cendres, cendres brûlantes
l'V.
196 REVUE DE PARIS.
encore pour vous, mais auxquelles un souffle, en les ranimant, ne ferait
rien embraser.
Ces hommes d'exception que la passion ronge et mine, il faut les plaindre.
La vie humaine, autour d'eux, est toujours la même : les femmes sourient,
les enfans chantent, les vieillards espèrent, les amoureux attendent, chacun
se réjouit, mais eux, le front pâle, le cœur dévasté, ils sont l'ombre de
toute cette lumière. Dignes seraient-ils de nos larmes, si leur malheur leur
venait du ciel ! mais ce sont eux qui en ont trouvé le principe dans leur
propre cœur. En ce monde, il ne faut jamais trop se retrancher dans la solitude
mauvaise et la rêverie pire encore, quand la jeunesse est bouillante. Le vague
des passions naît alors; l'infini prend possession d'une ame qui n'a pas tout
senti, et ce n'est que par une grande force de caractère que soi-même on se
peut dompter plus tard : cette force, combien peu l'ont connue! Lorsqu'on
n'est plus apte qu'à vivre de la vie contemplative, le monde, que l'on prend
en mépris, vous repousse, loin de savoir vous admirer, comme on l'avait
espéré. — Senneval comprit, mais trop tard , combien inutile est cette vanité
et le peu qu'elle pèse dans la balance divine. Sa première maîtresse, cette
Louise tant regrettée, il la retrouve, à son retour, mariée et mère de char-
mans enfans. Elle, du moins, elle avait pris le droit et véritable chemin, aussi
avait-elle été heureuse, mais lui, il n'avait rencontré qu'amertume et décep-
tions pour sa vie errante et solitaire.
Ainsi que ce rapide examen l'a pu faire voir, Senneval, si l'on excepte cer-
taines analyses d'une délicatesse tout originale , n'est pour le fond que la
reproduction de quelques romans célèbres, où les rêveries des cœurs jeunes et
désillusionnés pourtant ont été reproduites dans presque toutes leurs nuances.
— Quant au style, nous l'avons dit en commençant, il est loin d'être négligé.
L'auteur a vécu long-temps en Italie, à ce qu'il semble, et la longue habitude
qu'il a eue de l'idiome d'Alfieri lui a fait admettre dans sa manière d'écrire
en notre langue des tournures , des expressions particulières , et qui seront
sans doute pour quelques personnes un charme de plus. Quelquefois cepen-
dant ce style devient étrange par trop de recherche , et semble tourmenté à
plaisir. Nous avons pu déjà , au reste , nous en faire une idée après la lec-
ture des ouvrages de M. de Stendahl, après la Chartreuse de Parme surtout,
où, si la douceur italienne se mêle à la grâce toute française du langage, ce
n'est souvent qu'aux dépens de la simplicité. — Ce dont nous ferions plus vo-
lontiers des éloges à M. le baron Henry, c'est de comprendre, comme par
instinct poétique, les grandeurs de la nature, et de prouver cette intelligence,
moins commune aujourd'hui qu'on ne croit, par des descriptions aussi remar-
quables que celle-ci, par exemple : « De ce lieu, ils pouvaient jouir pleinement
d'un des plus magnifiques horizons qui soient au monde, ayant devant eux,
bien bas, bien bas, comme dans un abîme, la mer aux flots noirs ou etin-
celans , suivant les rayonnemens du soleil , la mer immense, qui se confond
à la voûte céleste... puis, dans les temps d'orage, les fortes vagues qui bon-
dissent comme des cavales échevelées, et déferlent à la rive avec un bruit
REVUE DE PARIS. 197
sonore et régulier ; les grands oiseaux marins qui tournoient au-dessus des
flots, et montent, descendent, battant de l'aile avec des cris plaintifs; enfin
parfois quelque navire en détresse, qui va faire côte ou se perdre aux récifs...
Là leurs entretiens s'élevaient , montaient , pour ainsi dire , au niveau de
l'imposante scène. » — « Oh! quelque part qu'aille ma vie, s'écrie plus loin
Senneval, quelle que soit l'angoisse qui la ronge, mon culte pour toi sub-
siste. Je t'aime et t'admire, nature puissante! Mon œil a fouillé dans tes
abîmes, et ma pensée a plané sur la cime de tes rocs... Partout et toujours,
je t'ai reconnue! —Quand de tels élans me saisissent, et que j'ai de pareilles
aspirations vers le beau, je sens que je n'ai pas tout perdu, que mon malheur
se pourrait accroître. Devant ces grands tableaux, j'ai mes yeux et j'ai mon
ame, une source intarissable de jouissances! Mais, sans le regard, que serait
la pensée? Mon Dieu! si un jour je devenais aveugle!.. » Ce dernier cri : Si
un joui" je devenais aveugle! est de l'éloquence.
En résumé, Senneval, roman dont la donnée est insignifiante et presque
nulle, dont plusieurs épisodes sont inutiles (l'épisode du père Anselme, par
exemple), demeure par l'exécution même et par certaines études psycholo-
giques un livre qui indique de consciencieux et persévérans efforts. La con-
science et le zèle sont devenus des qualités assez rares, pour qu'on sache les
reconnaître et les encourager, toutes réserves faites d'ailleurs.
Hervé, par M. Daniel Stem, est, comme Senneval, un roman intime.
Comme celui de Senneval, le sujet d'Hervé est vague, mal déterminé, ou
plutôt cet ouvrage manque d'une idée première qui aurait présidé à toute la
composition. — Hervé est amoureux, à vingt ans, de Mme Éliane ***, qui en a
plus de trente; il la croit pure et sainte, mais Éliane n'est qu'une femme sans
cœur. Elle joue à merveille la comédie du sentiment, et elle ne l'attire à elJe
par ses coquetteries que pour le faire servir à une vengeance qu'elle médite.
Hervé, riche encore de tous les trésors de l'amour et des illusions, ne manque
pas d'une certaine réalité vulgaire, et ressemble à tous les jeunes amoureux;
mais nous ne saurions, avec M. Daniel Stem, admettre qu'une femme d'ha-
bitudes élégantes et reçue dans un monde choisi puisse être aussi corrompue
qu'est Éliane , la maîtresse d'Hervé. Nous aurions aimé en l'auteur plus d'in-
dulgence pour le beau sexe, comme il l'appelle ironiquement dans un de ses
chapitres. Vraiment la femme a été l'objet de tant de médisances, sinon de
calomnies, depuis quelques années, qu'il eût été de bon goût à M. Stern de
la réhabiliter. L'auteur d'Hervé a préféré prendre pour héros de sa nouvelle
un tout jeune homme, aimable et beau; nous comprenons au reste cette pré-
férence, et nous sommes loin de la blâmer. La jeunesse et la beauté ont en
elles un charme auquel on ne peut résister, et comme elles ne s'enfuient que
trop vite , qui n'aimerait , comme M. Stern, s'y arrêter dans son imagination
le plus long-temps possible?
Lorsqu'on compose un roman, pour peu qu'on ne soit pas écrivain par
nécessité ou par métier, on vit avec les personnages de sa fantaisie, on>
198 REVUE DE PARIS.
les écoute parler, on suit toutes leurs pensées , et il se peut qu'on se prenne
d'amour pour l'un d'entre eux. Si ce personnage choisi est une femme , et
que l'auteur du livre soit un homme, l'auteur la fera belle selon son idéal,
et toujours, quoi qu'il fasse, le public peut être certain que le portrait de
cette héroïne est celui d'une maîtresse autrefois adorée, ou que ses rêves seuls
lui ont encore nommée. Mais si l'auteur du livre est une femme , et que le
personnage favori soit un homme, il sera tel qu'elle l'eût voulu , si elle avait
pu se choisir un amant, sérieux ou léger, triste ou gai, spirituel ou sensible,
peu importe, pourvu qu'il soit toujours grand, bien fait, que son regard
soit expressif, sa chevelure parfumée, qu'il porte des gants frais, qu'il soit
enfin ce que les femmes appellent un beau garçon. Hervé est un beau
garçon, mais nous le trouvous bien jeune. L'auteur lui donne à peine vingt
ans; il est des personnes qui trouvent qu'un héros de vingt-cinq est préfé-
rable; il en est aussi, il est vrai, qui pensent qu'il y a plaisir à former
pour l'amour un cœur novice encore. M. Daniel Stem et Éliane *** sont
de ce dernier avis. Éliane tend un piège à Hervé, qui ne manque pas de s'y
prendre; mais bientôt les minauderies de sa maîtresse ne suffisent plus à
son bonheur, et déjà je voulais, dit-il, posséder Éliane ou mourir. Cette
espérance ranime son courage, que les langueurs voluptueuses, le gracieux
abandon de sa maîtresse soutiennent encore , et chaque jour il croit au rêve
du lendemain. — Les différentes phases par lesquelles un premier amour
doit passer sont indiquées savamment dans ce deuxième chapitre d'Hervé, et
l'auteur mérite de sincères éloges pour ce moment de sa création, où la
réalité éclate. Cette Éliane artificieuse, en ménageant ses faveurs, et en
ne les accordant qu'une à une, échappe ainsi, pour elle, au danger trop
imminent, et elle irrite en même temps les impatiens désirs de sou amant.
Je dis amant, et j'ai tort, car, à ce qu'il parait, Hervé ne l'est pas encore;
et bien des femmes, comme Éliane, ne se fussent pas près de lui cru adul-
tères; mais pour comprendre ces subtilités et ces nuances , il faudrait être
femme soi-même. Je pense, pour moi, qu'Hervé était amant , et c'est en vain
que l'auteur me démontre que cela n'est pas.
Éliane sent qu'il est à bout de ses forces; elle veut alors lui prouver son
amour, dont il commence à douter, par un de ces sacrifices devant lesquels
d'ordinaire on hésite. Elle consent à venir souper chez lui à une heure du
matin et à se laisser conduire au bal de l'Opéra. Hervé est fou de joie, il dé-
pense en quelques minutes son revenu de toute une année pour rendre son
appartement digne de recevoir Éliane. L'hermine couvre le parquet, des fleurs
rares sont sur toutes les consoles, deux flacons de cristal sont remplis d'un
vin rapporté des îles. — « Je m'étais aperçu, dit-il, qu'Éliane aimait la bonne
chère, et qu'il lui arrivait de boire capricieusement plus que les femmes ne le
font d'habitude. Je n'ose pas dire que j'avais comme une vague idée , un
espoir confus, que peut-être ce vin capiteux, bu sans défiance, porterait le
désordre à son cerveau, rendrait sa raison chancelante. Vous allez trouver
que c'était là une pensée ignoble, bien peu digne de l'amour idolâtre qu'Éliane
REVUE DE PARIS. 199
m'avait inspiré. Mais, Thérèse, voyez-vous, les hommes sont ainsi faits,- Tes
plus délicats ne sont pas exempts de grossièretés inqualifiables... » — Ce petit
coup de patte donné aux hommes en passant est au moins inutile; puis, pour-
quoi excuser Hervé avec tant de soin? On conçoit très bien que, fatigué de
l'attente et aussi des coquetteries d'Éliane, il veuille arriver enfin au couron-
nement de son amour. Un spirituel conteur, M. Alfred de Musset, a dit dans
les Deux Maîtresses : « Je pourrais me tirer d'affaire en vous disant qu'il
aimait l'une et désirait l'autre; mais je ne veux point chercher ces finesses qui,
après tout, ne signifieraient rien, sinon qu'il les désirait toutes deux. » Nous
sommes de son avis sur ce point, et nous croyons que l'amour ne peut guère
aller sans le désir; mais une discussion à priori, soutenue à ce propos, serait
fort épineuse, et nous ne voulons point l'entamer. Ce sont là des sujets de dis-
cours très délicats où, pour prononcer d'une manière décisive, il faut avoir
beaucoup d'expérience. Il y avait, au reste, un moyen de franchir le pas dif-
ficile, et ce moyen, M. Daniel Stem l'a trouvé. Ecoutons son héros : « Je ne^
pus m'empêcher de déposer sur son front un long baiser; elle ouvrit les yeux
à moitié et me parla d'une voix mourante. Ce qu'elle me dit, la résistance
qu'elle m'opposa, ce que j'arrachai à sa lassitude ou ce que j'obtins de son
amour, je ne saurais plus, je n'ai jamais su le discerner. C'était assez pour
que je pusse m'enorgueillir de ma victoire; ce n'était pas assez pour qu'elle
eût à rougir de sa chute. » Ceci, avouons-le, est très ingénieux, et on n'y
pouvait mettre plus d'esprit; seulement, le je n'ai jamais su le discerner
nous semble par trop naïf. A-t-elle cédé? n'a-t-elle pas cédé? Là est la question.
M. Stern a pris sur lui de ne pas la résoudre et de nous laisser le soin de de-
viner. C'est ainsi que la réputation d'Éliane est encore cette fois mise hors de
péril, et qu'elle reste une honnête femme.
Mais Éliane n'a pas fait semblant de tout accorder pour ne rien obtenir. La
comédienne croit enfin le moment arrivé où son amant (nous persistons à
dire son amant) donnera sa vie sur un mot d'elle. — Hervé, en effet, se bat
avec le comte de Marcel, qui a dédaigné l'amour d'Éliane; mais blessé mor-
tellement par lui, le comte a encore le temps de révéler à Hervé toutes les
infamies de cette femme. — Nous blâmerons ici, comme ne nous parais-
sant pas dans la vérité, la facilité avec laquelle ce jeune homme consent à
commettre une lâcheté pour complaire à sa maîtresse. Qu'il se batte en duel,
nous le concevons, mais qu'il se rende coupable de ce que la plus simple déli-
catesse défend, cela est faux. Il y a, quoi qu'en puisse penser M. Daniel Stern.
beaucoup d'honnêteté dans un jeune cœur, et si l'amour peut aller jusqu'au
mépris de la vie, nous nions qu'il puisse faire oublier les principes de l'hon-
neur. Pour quelques instans d'ardente volupté on peut se faire tuer, mais
jamais on ne se résigne à salir le nom que l'on porte. Et puis Eliane, abusant
de sa tendresse, manque d'habileté; Hervé, tout aveugle qu'on veut bien le
faire, devait être encore assez clairvoyant pour se douter, sinon du piège qui
lui était tendu, du moins du rôle qu'il allait jouer. Ainsi, lorsqu'Éliane lui
dit avec calme: « ... Une querelle s'engagera naturellement, et je serai
200 REVUE DE PARIS.
doublement vengée! » il n'est pas un amant qui, à sa place, ne se fût dit :
Voilà une femme qui se raille de moi. L'insulte qu'Hervé adresse à Mme la
marquise de R***, sœur du comte de Marcel, est donc toute gratuite et ne
saurait être pardonnée à un homme qui devait connaître assez les usages
du monde pour ne pas faire rougir dans un salon une femme jusqu'alors
honorée. Et cela est d'autant plus blâmable dans Hervé que , s'il faut l'en
croire, il n'était déjà plus sérieusement amoureux. En effet, après avoir ra-
conté les conventions du duel, il ajoute : « Rentré chez moi, je fis avec une
solennité un peu empressée mes dispositions eu cas de mort; j'écrivis à Éliane
une lettre remplie de conseils évangéliques; je pardonnai aux ennemis que je
n'avais pas, je laissai des souvenirs aux amis que je n'avais guère davantage;
enfin je passai la nuit dans un accès d'héroïsme fiévreux, dans un monologue
déclamatoire dont je n'ai pu m'empêcher de sourire quelquefois depuis en y
songeant. » Un homme véritablement épris , au lieu de déclamer et de par-
donner aux ennemis qu'il n'avait pas , eut songé au malheur de perdre une
vie qu'une passion partagée devait lui montrer si douce.
M. Daniel Stern est désespérant, et le ton de scepticisme qu'il affecte, en
parlant des sentimens de l'honneur et des femmes, nous émeut douloureuse-
ment. Au sujet des femmes surtout, il est impitoyable; il lui échappe des
mots comme ceux-ci : « On ne tient pas les sermens faits aux femmes, cela
ne compte pas.... Si vous voulez avoir une idée nette de ce que peut être
la^corrupt ion chez le beau sexe, quand une fois il s'en mêle, etc., etc.» L'au-
teur va jusqu'à nier le côté sérieux de la jalousie. Elle peut, je le sais, pousser
à de grandes fautes, mais enfin ce n'est pas une passion basse et honteuse; je
vois au contraire en elle la preuve du véritable amour; mais l'amour, M. Stern
ne semble pas y croire, puisque, pour lui , il n'est jamais le prétexte que de
choses odieuses. Si les premiers développemens de la passion d'Hervé sont
indiqués avec franchise et naturel, on sent toujours l'ironie du narrateur qui
perce malgré lui, et dans le tour léger de sa phrase il semble sourire de la
folie de l'amoureux. Il n'en établit pas moins cependant en principe : qu'il
n'y a pas de fautes, qu'il n'y a que des malheurs. Une pareille indulgence
étonne à côté d'un semblable scepticisme; si M. Stern nie l'amour et ce qu'il
a de beau et de poétique, pourquoi donc en excuse-t-il les fautes?
Ce qui pourra peut-être faire pardonner à M. Daniel Stern ses railleries,
c'est la manière dont elles sont exprimées. Hervé est, parla forme, un très
agréable roman; l'action, toute faible et puérile qu'elle est, n'en est pas
moins bien menée, et l'intérêt, ménagé avec soin, va toujours en croissant :
il faut donc reconnaître en l'auteur de bonnes habitudes littéraires. Le style
serait tout-à-fait louable si parfois on n'y sentait une trop grande préoccu-
pation d'imiter M"" Sand. Nous y avons noté toutefois des parties originales,
cet apologue, par exemple, dont l'idée est à la fois ingénieuse et profonde:
« .... Notre vie, c'est la tour de Pise : nous la commençons avec audace et
certitude, nous la voulons droite et haute; mais tout à coup le terrain sur
lequel nous bâtissons vient à s'effondrer; notre volonté fait défaut, nous
REVUE DE PARIS. 201
croyons que tout est perdu; souvenons-nous alors de Bonano Pisano : imi-
tons-le, étayous d*abord notre aine, puis faisons la part de nos fautes. Mais
continuons, continuons, ne craignons pas la peine; achevons notre vie pen-
chée, et qu'on puisse au moins douter en nous jugeant s'il n'a pas mieux valu
qu'elle fût ainsi , et si une perfection plus complète n'eut pas été peut-être
moins admirable. »
On le voit, si M. Daniel Stern est un moraliste décourageant pour les autres
et à plaindre pour lui-même, c'est déjà un écrivain digne d'estime. Il pourra
peut-être un jour trouver le secret de plaire, quand il aura cherché en ses
souvenirs et raconté une histoire moins attristante que n'est Hervé. A mon-
trer le cœur de l'homme plus noble et plus pur, M. Stern gagnera en vérité,
et d'ailleurs, eùt-il cent fois raison, pourquoi jeter ainsi au vent toutes les
fraîches illusions qui ont parfumé la jeunesse?
Hervé, Senneval, en somme, prouvent sinon un talent déjà formé et com-
plet, du moins chez MM. Stern et Henry la volonté délaisser mûrir le germe
de talent qui est en eux. Ce n'est ni le travail, ni le soin qui leur a manqué;
et si leurs livres ne sont pas véritablement remarquables , nous ne devons
pas en accuser leur négligence; ils ont fait tout ce qu'ils pouvaieut faire,
et on n'a pas le droit de leur demander plus qu'ils n'ont donné. Seule-
ment la mesure de leur mérite actuel est connue, et on peut prévoir déjà
ce qu'ils seront un jour. Ni l'auteur d'Hervé, ni celui de Senneval, ne
semblent devoir atteindre ^nous le croyons du moins et nous voudrions
nous tromper;, à un haut degré de puissance. Toutefois, s'ils persistent
dans le même zèle et les mêmes bonnes intentions , s'ils se surveillent eux-
mêmes, s'ils se gardent des travaux faciles, ils pourront rester d'aimables
romanciers et acquérir de plus en plus des droits à la hienveillance de la cri-
tique.
>"ous manquons à cette heure, en France, d'écrivains qui prennent leur
tâche au sérieux; aussi bien il serait temps que des hommes nouveaux,
ceux-là ou d'autres, parvinssent à se faire jour. Ce qui sera malheureusement
un obstacle à ce que des jeunes gens jusqu'ici inconnus percent définitive-
ment et sans trop attendre, c'est que, pour le public actuel, les réputations
littéraires , une fois acquises, se ruinent difficilement ; c'est que les écrivains
de la précédente génération, maintenant acceptés et remarqués, pourront
long-temps, sans la détruire, ahuser de leur vogue. C'est là ce qui nous
explique pourquoi, en ces récentes années, se sont soutenus dans l'opinion pu-
blique des romanciers qui pourtant ne se montraient plus dignes que de notre
dédain. Et encore, si la célébrité des écrivains est durable, elle ne s'attache
pas tout de suite à leur nom; il faut à ceux qui tentent la carrière des lettres
un courage au moins égal à leur talent. Bien des difficultés surgissent en effet
et font hroussaille sur lesquelles on ne comptait pas; si ou ne les repousse
d'un pied sur, c'en est fait de la tentative. Aussi doit-on, avant tout, con-
seiller la persévérance dans la lutte aux hommes qui sentent pousser leurs
^02 REVUE DE PARIS.
ailes, et dont les forces, timides encore, s'affermiront bientôt au grand air.
La lutte d'ailleurs soutient et excite. Les vrais poètes sont tous arrivés vail-
lamment. Byron fait un médiocre volume de vers, on le raille; il écrit une
satire superbe, et toute l'Angleterre répète son nom. A sa place, bien d'autres,
loin d'en être indignés, auraient pleuré à la lecture de l'article de la Renie
d'Edimbourg, et se seraient retirés tristes et muets. Byron , à vingt ans, pu-
bliait des poésies ordinaires et comme bon nombre de jeunes rêveurs en eus-
sent pu composer; mais seul (et c'est ce qui le caractérisait tout de suite) il
avait au fond de son ame le spirîtus du génie, l'inspiration, sommeillante
encore, qui, au premier moment, devait éclater tout d'un coup en notes
claires, vives, ardentes comme des fusées rapides et tout étoilées. — Des esprits
craintifs qui ne devaient pas atteindre à la bauteur byronienne ont pourtant
méconnu trop vite leur propre valeur; par là, nous avons perdu peut-être en
France un ou deux poètes et prosateurs , que la patience , aidée par l'espoir,
aurait du retenir en des travaux sévères. Mais cette opiniâtreté si rare, n'est-
elle pas, après tout, la grande preuve du mérite ? Et si tant en ont manqué,
n'est-ce pas qu'elle est le signe évident de la gloire future? A en juger ainsi,
ce serait un bien que. les leurres, les pièges tendus au talent qui s'essaie : par
ces pièces mêmes on s'assurerait, s'il les surmonte, de sa véritable puissance.
Oui, ce qui bien plus que les obstacles matériels donne aux jeunes gens le
droit de se plaindre, c'est cette considération qui accompagne aujourd'hui de
vieilles renommées dont on aurait dû depuis long-temps faire justice. Chacun
devrait épier les noms qui se peuvent présenter et prêter attention aux œuvres
qui ne demandent qu'à éclore. Là serait le véritable encouragement, et ce
qui, mieux que toute autre chose, pousserait au zèle et à l'étude. Combien de
jeunes poètes, pâlis par les veilles, le cœur palpitant d'espoir, trouveraient
alors dans leur cœur des élans de vraie passion qui étonneraient la foule!
— Mais personne ne s'inquiète de ce qui se tente et voudrait naître au jour;
on s'en tient à ceux que déjà l'on a appréciés, et quoique fatigué, obsédé
même de leurs négligences, le public ne se sent pas le courage de remplacer
ses favoris. Pour nous, si jamais nous rencontrons à mi-côte et encore noyé
d'ombre un poète sincère inconnu , nous nous arrêterons à lui avec complai-
sance et nous le saluerons du nom d'ami.
Alfrbd Asselune.
REVUE DRAMATIQUE.
Tout a été dit sur la façon dont Mlle Rachel vient d'aborder le grand rôle
de Phèdre. Rien n'a manque à la jeune tragédienne, ni les éloges passionnés,,
ni les critiques sans mesure. Ce qu'on ne saurait trop admirer, au milieu de
ce conflit d'opinions diverses, c'est l'attitude du public. Sterne disait qu'il
ferait volontiers cent milles à pied pour voir un homme qui se sentirait
charmé sans savoir comment ni pourquoi. Cet homme, c'est le public. Le
public se soucie assez médiocrement de nous tous qui avons plus ou moins
la prétention de l'éclairer et de le diriger. 11 a, lui aussi, son petit bon sens,
et il a raison d'y tenir. .Nous aurons beau crier au prodige : si nous crions à
faux, nous ne le tromperons pas long-temps. De même nous aurons beau
tenter de le détourner du chemin de son plaisir : si son plaisir est au bout, il
y court, quoi que nous puissions dire et faire pour l'en empêcher. C'est là ce
qui arrive à chaque représentation de Phèdre; la foule s'empresse, admire,
applaudit, sans se préoccuper de savoir si elle est en ceci de mon sentiment
ou du vôtre. Le public n'est guère exigeant; pourvu qu'il se sente charmé, il
est content et n'en demande pas davantage. Quand on songe à quel prix ce
charme s'opère depuis cinq ans au Théâtre-Français, quand on pense qu'il ne
s'y mêle ni le luxe des décors ni l'attrait de l'inconnu, et qu'il s'agit de ces
vieux chefs-d'œuvre que tout le monde sait par cœur, représentés sans trop
de pompe, on peut le dire, et sans trop d'étalage; en vérité, on ne peut se
défendre de reconnaître que le public est de bonne foi, et que, dans le charme
qui l'attire, il n'y a ni supercherie ni surprise. Phèdre, par exemple : certes
le rôle est beau, et nous nous inclinons aussi bas que possible devant le génie
d'Euripide, et devant le génie de Racine. Il faut pourtant bien convenir qut
204 REVUE DE PARIS.
dans la tragédie du poète français, à part la grande et terrible figure de
Phèdre, tous les personnages ne sont pas, au point de vue de l'intérêt, abso-
lument irréprochables. Les amours d'Hippolvte et d'Aricie ne nous touchent
guère, non plus que les malheurs de Thésée. J'avoue que, pour ma part, ce
vieux dompteur de monstres ne m'a jamais beaucoup ému. Quoi qu'il en
soit , le public y court avec avidité. S'il lui plaît d'y courir , c'est que sans
doute il y trouve son compte; s'il admire et s'il applaudit, c'est que sans doute
la chose en vaut la peine. Toujours est-il que telle est son opinion; en matière
de succès, celle-ci en vaut bien une autre.
Non, nous ne pensons pas qu'on puisse citer un succès plus franc et plus
légitime que ne l'est en réalité le succès de M"e Rachel. Ce succès ne doit rien
qu'à elle, si ce n'est au poète qu'elle interprète; encore savons-nous ce que
Racine et Corneille attiraient de foule au parterre, avant que Mlle Rachel eût
paru sur la scène. Si l'on veut bien se dire que depuis cinq ans la jeune tra-
gédienne tient la curiosité en émoi , sans autre prestige que celui de son
talent, il faudra bien lui reconnaître une puissance qui ressemble fort au
génie tragique. Nous ne savons pas si Mllc Rachel, dans le rôle de Phèdre,
a suivi la tradition ou si elle s'en est écartée; mais ce que nous pouvons affir-
mer, c'est qu'elle en a compris les beautés avec une admirable intelligence,
et qu'elle a été et qu'elle est encore, pour la foule qui se presse à ces magni-
fiques représentations, la Phèdre d'Euripide et la Phèdre de Racine, la Phèdre
païenne et chrétienne.
M"e Garrick a remplacé Mlle Guyon dans le rôle d'Aricie, ce rôle jeune et
charmant qu'on a trop calomnié peut-être. D'ailleurs, quelque fades qu'ils
puissent paraître, il faut pardonner aux amours un peu français d'Hippolvte
et d'Aricie, en songeant aux beaux développemens qu'ils ajoutent à la passion
de Phèdre. M. Rey joue le rôle d'Hippolyte avec trop de candeur; M. Rey
oublie trop ce que Phèdre aime surtout en lui, c'est quelque chose de sau-
vage et même d'un peu farouche. Nous n'avons pas toujours trouvé chez
M. Guyon, dans le rôle de Thésée, la noblesse et la dignité dont cet acteur
intelligent a fait preuve dans plus d'une rencontre.
Le Théâtre-Français n'est pas uniquement préoccupé du soin de nos vieilles
gloires poétiques; il poursuit avec activité les répétitions des Burgraces. Ainsi,
sous peu de jours, nous verrons le plus grand poète de notre époque alterner
sur la même scène avec le poète le plus pur du xvnp siècle. C'est décidément
Mmc Melingue qui remplira, dans le nouveau drame de M. Hugo, un rôle que
se sont disputé plusieurs actrices de renom. A ces fins , Mmc Melingue a été
engagée comme sociétaire par le Théâtre-Français, qui a, par ce seul fait,
donné un démenti formel à ce système d'exclusions qu'on ne se fait point
faute de lui reprocher. Le théâtre de la rue Richelieu a prouvé en ceci qu'il
n'est pas si exclusif qu'on veut bien le dire et qu'il prend le talent partout où
il le rencontre.
M,ne Melingue est une actrice jeune, belle, intelligente; elle a dans la voix,
REVUE DE PARIS. 205
dans le geste et dans le maintien une dignité et une noblesse qui devaient
tôt ou tard trouver naturellement place sur la scène du Théâtre-Français.
A côté des Burgraves, on prépare la Judith de Mme de Girardin , autre
œuvre de poète. C'est Mll<: Rachel qui remplira le rôle de Judith. La repré-
sentation sera belle : les femmes en auront tout l'honneur. Judith coupera
le cou d'Holopherne, et Rachel dira les beaux vers de Delphine. Puis viendra
un drame de M. Gozlan que le comité du Théâtre-Français a reçu, ces jours
derniers, avec enthousiasme. Nous pourrions en parler longuement; mais
nous ne voulons point imiter ces amis imprudens qui sonnent des fanfares
autour de l'œuvre encore au berceau. Savez-vous rien de plus déplorable, par
exemple, que ce qui se passe à propos de je ne sais quelle tragédie tout nou-
vellement arrivée de Vienne en Dauphiné ? S'il faut en croire certaines gens,
Corneille et Racine, qu'on croyait morts , vivent fondus et incarnés dans la
personne de M. Ponsard. Les initiés ne vous accostent plus qu'en vous tirant
à brûle-pourpoint quelque tirade de Lucrèce. C'est le titre du nouveau chef-
d'œuvre. Corneille n'eut pas mieux fait : Racine eut moins bien réussi. Nous
ne demandons pas mieux, nous autres; cependant il serait bon d'attendre.
Pour notre compte, de pareils enfantillages ne nous touchent guères; mais
nous ne savons pas de plus lourd fardeau qu'une célébrité anticipée, et nous
regrettons que les amis de M. Ponsard aient publié en son nom un pro-
gramme que Corneille et Racine auraient tant de peine à remplir. Qu'on se
rappelle la fable du hibou recommandant ses petits à l'aigle. — Ils sont char-
mans, lui dit-il; vous les reconnaîtrez sans peine. L'aigle rencontra de petits
monstres qu'il croqua sans gène ni façon. Puisse le public ne pas traiter la
tragédie de M. Ponsard comme l'aigle traita les petits du hibou de la fable!
Le théâtre de la Porte-Saint-Martin a retrouvé dans les Mille et Une Nuits
le prodigieux succès du mélodrame de Mathilde. Nous ne pensons pas qu'on
ait jamais poussé plus loin le luxe des costumes et l'enchantement des décors.
Schariar lui-même serait confondu par tant de merveilles. A coup sûr les
frères Cogniard ont en leur puissance la baguette des fées ou bien la lampe
d'Aladin. Nous avons admiré surtout l'intérieur d'une forêt de l'Inde et une
vue de Nankin, qui nous a rappelé les magnifiques dessins que M. Borget a
récemment rapportés de la Chine. Quant à la pièce, nous ne saurions trop
qu'en dire, sinon que les détails en sont fort divertissans. Seulement, ce n'a
pas été sans douleur que nous avons reconnu le bon et vertueux Moëssard
sous les traits d'un vieux mandarin corrompu, corrupteur et libertin. O Moës-
sard, combien votre cœur doit souffrir tous les soirs, entre onze heures et
minuit, lorsque vous vous voyez réduit, par les exigences de votre rôle, à
séduire la belle Schérazade! Que vous devez vous sentir mal à l'aise, ô Moës-
sard, dans la peau de cet exécrable mandarin! Sans doute ce n'est qu'une
fiction; mais qu'il en doit coûter à la vertu de s'affubler des semblans du vice!
Toutefois, nous devons reconnaître que le bon Moëssard joue ce rôle avec
"206 REVUE DE PARIS.
une réserve digne des plus grands éloges, et que sous les traits de ce lubrique
Chinois on devine le prix Monthyon. N'oublions pas un intérieur de singes,
qui nous a semblé très réjouissant, non plus qu'un tableau de la mer, d'un
grand effet et d'une belle vérité. Comme ce bon M. Galaud serait heureux,
s'il pouvait voir en réalité, comme on peut les voir à cette heure au théâtre
de la Porte-Saint-Martin, toutes les nouvelles et toutes les féeries qu'il racon-
tait si bien !
Au théâtre du Palais-Royal , les Deux Anes : c'est une petite pièce tirée
d'un conte de La Fontaine. Vous savez ce mari jaloux qui, obligé de s'ab-
senter pour un certain temps du logis, prit le parti, pour s'assurer de la fidé-
lité de sa femme, de lui dessiner un âne sur le front.
Un sien confrère, amoureux de la dame ,
La va trouver et l'âne efface net,
Dieu sait comment; puis un autre en remet,
Au même endroit, ainsi que l'on peut croire.
A celui-ci , par faute de mémoire,
Il mit un bât, l'autre n'en avait point.
L'époux revient, veut s'éclaircir du point.
Voyez , mon fils , dit la bonne commère;
L'âne est témoin de ma fidélité.
Diantre soit fait , dit l'époux en colère,
Et du témoin , et de qui l'a bâté.
On nous croira sans peine, si nous affirmons que la pièce ne vaut pas le
conte. M"e Déjazet, cet éternel printemps, y joue le rôle d'un jeune rapin
avec beaucoup de verve et d'entrain. Elle y chante maint couplet avec un
haut goût qui ne sied qu'à elle et que le public semble priser fort. M"e Dé-
jazet est encore et sera toujours l'enfant gâté de son parterre.
M. Achard charme toujours les entr'actes par de petites chansonnettes. A
vrai dire, nous aimerions mieux autre chose. Si l'on supprime les entr'actes,
hélas! que nous restera-t-il ?
Au même théâtre, la Rue de la Lune vient d'obtenir un de ces joyeux succès
de carnaval qui se prolongent parfois jusqu'à la mi-carême. Ravel y est étour-
dissant dans le rôle de Chevillard, et Sainville mirobolant dans celui de Chau-
doreille. Voici deux plaisans acteurs, ce Ravel surtout, qui, hors de la scène,
a la figure la plus triste et la plus lugubre qui se puisse imaginer. Qui se
douterait, eu le rencontrant sur le trottoir, que c'est là le joyeux garçon qui
fait rire tout Paris et déride les fronts les plus sombres? N'oublions pas notre
ami Alcide Tousez, qui joue dans les Egaremens d'une Canne et d'un Pa-
rapluie avec cette grâce et cette désinvolture qui lui sont particulières.
REVUE DE PARIS. 207
Au théâtre du Vaudeville, V Extase poursuit un succès fructueux et mérité.
Au Gymnase -Dramatique, Bouffé soutient de son merveilleux talent une
pièce plus que médiocre intitulée le Menuet de la Reine. Bouffé y joue le
rôle du vieux Vestris. On sait que cet admirable acteur excelle dans ces rôles
de vieux danseurs. Nous nous souvenons de l'avoir vu, voici bien long-temps,
dans une pièce qu'on avait tirée d'un romande M. Paul deKock. Cette pièce
s'appelait Jean. C'était un très joli vaudeville comme on en fait trop peu au-
jourd'hui. M. Bouffé, qui en était encore à ses débuts , y remplissait le rôle
d'un vieux maître de danse : il y était charmant, si bien qu'on pouvait déjà
pressentir quel parfait comédien il serait plus tard. M. Bouffé joue donc le
rôle de Vestris avec cette finesse exquise qui n'appartient qu'à lui. Mais quelle
pièce , hélas! et combien il est regrettable de voir un talent si véritablement
exquis s'user à de telles misères ! Nous exprimons volontiers le même regret
à propos de M,le Nathalie, dont la grâce et l'esprit nous semblent dignes
d'un meilleur emploi.
Au théâtre des Variétés, c'est toujours la même stérile abondance. Si vous
en exceptez les Petits Mystères de Paris, tableau dont l'exécution ne manque
point d'habileté, nous n'y avons rien découvert qui mérite d'être raconté, à
moins que ce ne soit la Chasse du Roi, qui nous a montré Louis XIV sous
les traits de M"e Eugénie Sauvage. Louis XIV sur la scène du théâtre des
Variétés ! le grand roi sur ces planches encore toutes souillées par le passage
des affreux clowns! en vérité, cela fait sourire.
J. S.
BULLETIN.
Fontenelle, interrogé à ses derniers momens sur ce qu'il ressentait, répon-
dait à ses amis qu'il éprouvait une grande difficulté d'être. C'est une grave
et irréparable chose que cette difficulté d'être. 11 n'y a pas de déchirement
brusque, de secousse violente, mais la vie se retire peu à peu. S'il fallait dé-
finir par un mot ce qui se passe dans la sphère politique et ministérielle, ce
qui caractérise la situation, nous dirions volontiers qu'on y retrouve cette
difficulté d'être dont parlait l'ingénieux philosophe. Le sol n'est pas ébranlé
par de grandes commotions, mais rien ne marche, rien ne va. La vie poli-
tique semble paralysée. On ne voit guère quelque mouvement que dans les
opinions extrêmes qui cherchent à exploiter à leur profit cette situation sin-
gulière et triste; mais au centre même, au cœur du gouvernement, dans les
rangs de la grande majorité constitutionnelle, on dirait que tout s'arrête, que
tout est devenu non seulement difficile, mais impossible.
Cette stagnation, cette atonie, préoccupent enfin les esprits les plus calmes,
les plus impartiaux, les plus lents à se laisser troubler par certains symp-
tômes; ils sentent que le mal est profond. Jamais le gouvernement du pays
n'aurait eu plus besoin de réunir ses forces pour faire face aux questions de
toute nature qui surgissent tant au dehors qu'à l'intérieur, et, par une fatalité
déplorable, les hommes les plus utiles, les plus nécessaires, se trouvent ré-
duits à l'impuissance d'agir. Le ministère est malheureusement placé dans
de telles conditions d'exclusion ei de faihlesse, qu'il voit plutôt en eux des
adversaires que des appuis; aussi s'isole-t-il de plus en plus : les meilleurs
avis lui deviennent suspects, car il voit dans ceux qui les lui donnent des
rivaux, des successeurs. Tout se rapetisse de cette manière à la triste pro-
portion de questions personnelles. Cependant rien ne se fait, nous ne dirons
pas de grand, dans ce temps-ci notre ambition ne va pas si haut, mais il ne
se fait rien d'utile, rien qui importe vraiment à l'intérêt public. Comment en
REVUE DE PARIS. 209
serait-il autrement? La méfiance règne non pas entre le ministère et l'oppo-
sition, ce qui est chose ordinaire et normale dans un gouvernement r
sentatif, mais entre le mini !:>s deux c
Au Luxembourg, la majorité qui, sur les vives iu
déterminée à rejeter un amendement dont elle
vu avec une vive surprise, avec un mécontenteinenl
accepter à la chambre (!es députés ce qu'il avait combattu à la tribune delà
pairie, ce qu'il s'était engagé à repousser en toutes circonstances. Or. avait
annoncé que des interpellations seraient adressées sur ce point au cabinet.
La pairie, dont on connaît l'extrême mesure dans ses manifestations politi-
ques, a préféré attendre l'occasion plus prochaine de la discussion sur les
fonds secrets pour demander au ministère les raisons de sa conduite et de
son double langage. Cette réserve n'ôte rien à la gravité du grief. La cham-
bre des pairs a ressenti profondément cette atteinte portée à sa considéra-
tion politique; elle, si dévouée à l'ordre, a la défense de la stabilité sociale,
s'est vue, pour ainsi dir?, sacrifiée au succès d'une évolution de tactique par-
lementaire. Ce sont de ces choses que les corps politiques ne pardonnent pas.
Une assemblée ainsi bLssée peut ajourner ou tempérer l'expression de son
juste ressentiment. En agissant ainsi, elle continue d'être fidèle à l'intérêt gé-
néral et au sentiment de sa propre dignité, mais elle n'oublie rien, et ceux
qui l'ont si étrangement méconnue et froissée peuvent difficilement attendre
d'elle confiance et sympathie. Au Palais-Bourbon, le ministère a dit à la ma-
jorité qu'il voulait tout ce qu'elle voulait, il a déclaré ne pas s'opposer à la
phrase qu'avait rédigée, sur le droit de visite, la commission, organe de la
majorité. Néanmoins il est aujourd'hui reconnu que, nonobstant cette décla-
ration, il n'y a pas parfaite conformité d'intentions et de vues sur .ce point
capital entre la majorité et le ministère. Nous ne parlons pas ici sur des con-
jectures, mais sur des faits. Que signifie la nomination de M. l'amiral Rous-
sin comme ministre de la marine, si par ce choix le ministère n'a pas voulu
faire comprendre à la chambre comment il entendait pour son compte la
phrase de l'adresse? Le choix de M. Roussin est pour ainsi dire une réponse
au discours de M. Dupin. L'honorable député de la Nièvre, qui n'avait jamais
été plus en verve, avait au nom de la chambre hautement condamné l'esprit
des traités de 1831 et de 1S33. Le ministère, qui n'a pas jugé prudent de le
contredire à la tribune, a répondu après coup par un acte qui, ce nous semble,
n'a rien d'ambigu; car donner pour successeur à M. Duperré le seul marin
qui ait défendu le droit de visite, c'est dire à la chambre : Nous sommes loin
de trouver aussi mauvais que vous les traités de 1831 et de 1833; ces traités
ont du bon, et nous ne nous hâterons pas de négocier pour les changer. Nous
ne sommes pas surpris que l'immense majorité qui a voté la phrase de la
commission ait considéré comme une sorte d'offense à elle adressée la nomi-
nation de M. Roussin, et le cabinet, en s'ad joignant un pareil collègue, s'est
mis dans une situation fort grave vis-à-vis de la chambre. Sans doute ce n'est
qu'après y avoir pensé que le ministère s'est décidé à un parti dont il a dû
TOME XIV. FEVRIER. 15
210 REVUE DE PARIS.
peser toutes les conséquences. Nous ne croirons pas que, comme on l'a dit,
quelques ministres n'aient appris que par le Moniteur la nomination de
M. Roussin : ce n'est qu'en conseil des ministres que de pareilles détermina-
tions peuvent être prises; si les choses s'étaient passées autrement, le minis-
tère du 29 octobre ne serait plus qu'une réunion d'hommes politiques ou
spéciaux plus ou moins distingués; ce ne serait plus un cabinet.
Quoi qu'il en soit, entre la majorité des deux chambres et le ministère, la
confiance est altérée, et cela est un grand mal. Aussi, dans la spbère con-
stitutionnelle et gouvernementale, il y a malaise; tout se trouve faussé, com-
promis. C'est pourquoi on pense généralement que chercher un remède à
une situation aussi fâcheuse n'est plus une question oiseuse et prématurée.
Apparemment ce n'est pas dans une inerte apathie, dans l'immobilité fata-
liste des Turcs, que doit consister la sagesse des hommes et des corps poli-
tiques. C'est le cas ou jamais de répéter ce mot connu , qu'il y a quelque
chose à faire. Oui, il y a à lutter contre le mal, à empêcher qu'il ne s'étende,
à raffermir le pouvoir ébranlé. Cette conviction a pénétré dans tous les rangs,
dans toutes les fractions de la grande majorité constitutionnelle; et ce n'est
pas chez les conservateurs les plus prononcés qu'elle est la moins forte. On
sent la nécessité de rentrer le plus tôt possible dans la sincérité du gouver-
nement constitutionnel, sincérité qui seule permet aux trois grands pouvoirs
d'exercer pour le bien général leur légitime influence.
Tel n'est pas l'avis des partis extrêmes, qui considèrent la situation ac-
tuelle comme trop favorable à leurs espérances pour vouloir qu'il y soit
changé quelque chose. Un changement radical pourrait peut-être les ten-
ter, mais ils professent un dédain systématique pour les améliorations qu'on
pourrait obtenir en marchant dans les voies régulières de la constitution. Ce
qui existe aujourd'hui leur convient davantage : ils disent que de l'excès du
mal sortira le bien. Tout ce qui nous afflige les réjouit. Ils se félicitent des
inconvéniens graves que nous avons signalés; à les entendre, ces inconvé-
niens sont des maux inhérens à la monarchie constitutionnelle elle-même, et
ils préfèrent le statu quo qui leur paraît une démonstration triomphante en
faveur tant du radicalisme que des opinions légitimistes. Nous ne craignons
pas de dire que, si les amis sincères de la monarchie constitutionnelle
n'étaient pas suffisamment édifiés sur les dangers de la situation, cette una-
nimité des partis extrêmes à prêcher le statu quo devrait achever de les en
convaincre. Comment! les radicaux et les légitimistes publient à son de
trompe qu'il n'y a rien à changer à ce qui est ! Dieu nous pardonne ! les voilà
conservateurs. Quel intérêt ont-ils donc à soutenir une thèse si nouvelle pour
eux? Ce n'est pas à coup sûr un beau zèle pour la monarchie constitution-
nelle de 1830 qui les fait parler; que veulent-ils donc? Us veulent que notre
gouvernement se prive de gaieté de cœur de ce qui fait son honneur et sa
force, de la faculté de réparer sans secousse violente les fautes commises. Il
leur convient, nous le croyons volontiers, de voir se perpétuer un état de
choses qui, sur certains points, semble autoriser leurs attaques. Améliorer,
REVUE DE PARIS. 211
rétablir avec sagesse l'harmonie des rapports entre les grands pouvoirs,
fi donc! ce n'est pas le compte de ceux qui prétendent que nos institutions
actuelles sont impuissantes à rendre la France heureuse et libre. Loin de
réformer les choses, il faut les pousser au pire : le remède est héroïque, mais
seul il peut ramener au bien le pays qu'on égare et qu'on trompe depuis
douze ans.
Grâce au ciel, la France a aujourd'hui trop d'expérience pour accepter une
pareille panacée. Elle ne se fie plus à ces cures merveilleuses dont la première
condition est un bouleversement général, et qui ressemblent un peu trop aux
moyens tragiques de Médée. C'est au pays, c'est au développement régulier
de nos institutions que le bon sens du pays demande le mieux dont il a l'in-
stinct et le besoin; il veut se frayer une route entre un pessimisme désespéré
et cet optimisme béat pour lequel les changemens les plus simples et les plus
nécessaires sont un objet de scandale et d'effroi. Aussi, les conservateurs
intelligens, et ils sont nombreux dans la chambre, comprennent fort bien
que le beau idéal du gouvernement constitutionnel n'est pas l'immobilité dans
les choses et dans les hommes , et que, pour assurer la stabilité féconde des
institutions fondamentales , il ne faut pas tricher avec les conditions , avec
les exigences de la vie politique.
Le ministère s'aperçoit aujourd'hui qu'il faut recommencer la lutte sur
nouveaux frais. Après la discussion sur l'adresse, il a cru un instant que tout
était terminé. Néanmoins, la chambre avait fort clairement mis de côté la
question ministérielle , pour ne s'occuper que d'un grand intérêt national; ce
qui n'empêcha pas le ministère de voir dans le résultat final une approbation
complète de sa politique. C'est dans cette conviction un peu aveugle de son
triomphe, qu'il s'adjoignit M. l'amiral Roussin. On a remarqué aussi la viva-
cité blessante avec laquelle certains écrivains du ministère attaquèrent les
orateurs de l'opposition, entre autres M. Dupin. On traita son discours de
plaisant, on prit contre l'éloquent magistrat d'assez étranges licences. Ce-
pendant le ministère a fini par reconnaître qu'il était allé trop loin, et, depuis
quelques jours, il cherche à mettre dans sa conduite plus de prudence et
d'habileté. Il a présenté la demande des fonds secrets sans offrir la bataille
à l'opposition; mais, en même temps, il disait sur ses bancs qu'il l'accepterait
si elle lui était présentée. Il s'est occupé de circonvenir, de ramener à lui
certains hommes influens de la majorité dont il sait fort bien n'avoir pas les
sympathies. Ainsi , envers M. Dupin , on a tout-à-fait changé de note : la
polémique moqueuse qui avait été dirigée contre lui s'est tout à coup méta-
morphosée en une apologie flatteuse du talent de l'orateur, apologie mêlée de
quelques regrets. De flatteuses avances n'ont pas été non plus épargnées. On
parle d'un diner presque intime chez une princesse étrangère, où se seraient
rencontrés M. Dupin et M. Guizot. On aurait aussi montré en perspective à
l'honorable député de la Nièvre la présidence de la chambre. Mais nous
croyons tous ces soins superflus. M. Dupin a choisi sa ligne, et il s'y tiendra.
Il a eu l'insigne bonheur d'exprimer plus heureusement que personne la
212 REVUE DE PARIS.
pensée générale dans la plus importante des questions à l'ordre du jour. Il
siège avec honneur dans les rangs du centre, gauche, il appartient à une
fraction d'hommes éminens qui ne reconnaissent pas leur politique dans celle
que suit aujourd'hui le ministère du 29 octohre. Il sera fidèle à ses engage-
mens, à ses amitiés; là est sa force et son avenir.
Nous n'irons pas loin pour trouver la preuve des dissidences qui séparent
M. Dupin du ministère; nous la trouvons dans une des élections qui ont
occupé l'attention ces jours derniers. A Beauvais, le ministère a combattu la
candidature de M. Delangîe, qui est l'ami de M. Dupin, qui siège à côté de
lui ta la cour de cassation, et qui appartient à la même nuance politique, au
centre gauche. Dans cette élection, c'est la gauche qui l'a emporté: ici encore
le parti gouvernemental a subi un échec; il a perdu un représentant comme
dans le troisième arrondissement de Paris. Tous ces symptômes veulent ce-
pendant être remarqués et compris. Pourquoi ces victoires de l'opposition, là
où le grand parti constitutionnel réunissait ordinairement la majorité? La
situation actuelle favorise donc les progrès de l'opposition? Elle a donc
quelque chose d'étroit et d'exclusif qui éloigne et repousse? Avec une admi-
nistration assise sur des bases plus larges et représentant l'esprit et les
nuances de la vraie majorité, il est fort probable que M. Delangîe eût été
nommé à Beauvais; cela n'eût-il pas mieux valu que l'élection d'un membre
de la gauche?
A Chalons-sur-Saône, le candidat de l'extrême gauche, M. Bastide, a été
au moment de triompher. Si son concurrent , M. de Varennes, l'a emporté,
c'est grâce cette fois à la conduite sage et digne du parti légitimiste. Au se-
cond tour de scrutin, 21 des 79 voix qui avaient été données à M. de Suleau,
candidat légitimiste, se sont reportées sur M. de Varennes; les autres électeurs
se sont retirés, pensant qu'il ne leur était pas possible d'envoyer à la chambre,
au nom de leurs opinions royalistes, un représentant de l'extrême démo-
cratie. Cette conduite est honorable, et il faut espérer qu'elle sera imitée par-
tout. Nous trouvons fort naturel qu'il y ait à la chambre des radicaux et
même des ultra-radicaux; mais ils doivent y être envoyés par des électeurs
qui aient vraiment l'opinion de celui qui se présente pour être leur manda-
taire. Autrement nous vivrions dans un perpétuel mensonge. Nous ne sau-
rions jamais dans quelles proportions les partis se trouvent vis-à-vis les uns
des autres, et nous aurions, à côté de l'ignorance du pays, les tristes effets
de l'aveuglemei , inions extrêmes qui, se croyant plus puissantes
qu'elles ne le soi ".té, se trouveraient entraînées à de nouvelles folies.
Noir à la déconsidération de ces partis mêmes, ce qui
est un mal dans un pays libre. Que faudrait-il ' la sincérité de
viciions légitimistes si l'alliance carlo-réj rait dans la pratique
électorale? Nous en dirons autant de la véracité des opinions démocratiques.
Par ces monstrueux rapprochemens, les partis croient parfois se fortifier et se
grandir, ils se diminuent et se dégradent. îl y a toujours plus de force mo-
rale dans une minorité qui sait rester fidèle à elle-même, que dans un parti,
REVUE DE PARIS. 213
fùt-il numériquement plus considérable, qui, pour trouver des appuis, en
est réduit à s'abdiquer, à se démentir.
Ce n'est pas la Nation qui donnera de la force et de l'avenir à l'alliance
earlo-républicaine. Personne ne veut en être, de la Nation; c'est un sauve
qui peut général. Les désaveux pleuvent de tous côtés. Les amis de M. de
Chateaubriand s'indignent en son nom d'une collaboration qu'on lui attribue
faussement. M. de Lamartine dit à qui veut l'entendre qu'il est entièrement
étranger à la Nation, et M. Arago déclare ne la pas connaître. C'était bien
la peine de coudre dans un prospectus quelques lambeaux d'articles et de
discours appartenant à ces hommes célèbres, pour faire croire au public que la
Nation avait pour rédacteurs MM. de Chateaubriand , Arago et Lamartine.
M. de Genoude en sera pour ses frais de fondation et d'imaginative, car c'est
lui qui a mis la Nation au monde, comme si la Gazette ne lui suffisait pas.
Le rédacteur en chef de la Gazette de France aura pensé sans doute que
c'était un coup de génie de marier ensemble, à la tête d'un journal, des noms
de la gauche et de la droite, et de baptiser du nom de Nation cet absurde
assemblage. Que lui est-il arrivé ? Il a été désavoué par la droite aussi bien
que par la gauche; les royalistes le repoussent aussi bien que les démocrates.
Que M. de Genoude y prenne garde; s'il continue, il en viendra bientôt, par
ses excentricités, à se mettre en dehors de toutes les opinions sérieuses.
On n'a pas pu croire un instant qu'une collision fût à craindre entre le gou-
vernement d'Espartero et nous. Le régent ne pouvait vouloir pousser les
choses à l'extrême; ni sa situation, ni l'Angleterre, ne le lui eussent permis.
Maintenant a-t-il donné à la France une satisfaction dont pour le fond nous
devions nous contenter? Oui, si l'on songe que nous avons tout intérêt à
prouver au peuple espagnol que nous n'avons pour lui que des sentimens d'es-
time et de sympathie. La nation espagnole n'avait nullement, partagé à notre
égard l'injustice de son gouvernement. Barcelone avait au contraire témoigné
sa reconnaissance à notre consul pour sa noble conduite. Is'ous n'avions donc
qu'à demander le désaveu des allégations mensongères d'un agent secondaire.
Le désaveu a paru dans la Gazette officielle de Madrid, qui avait consigné
les fausses assertions de Guttierez; il a paru sous la forme d'une communi-
cation du ministre delà guerre au ministre de l'intérieur. Cet acte a été proba-
blement transmis à Paris et adressé à M. le ministre des affaires étrangères.
Le cabinet jugera sans doute convenable d'entretenir la chambre de cet inci-
dent, qui parait tout-à-fait vidé. On a ditque le gouvernement espagnol n'avait
désavoué Guttierez qu'à la condition que plus tard M. Lesseps serait rappelé.
Les amis du ministère nient que M. Guizot ait pris cet engagement. Selon
eux, la satisfaction consignée dans la Gazette officielle de Madrid a été
accordée sans conditions. Tout cela s'éclaircira à la tribune, car maintenant
il n'y a plus de motifs pour ne pas y traiter la question espagnole.
La Péninsule se prépare à des élections générales qui doivent exercer sur
ses destinées la plus sérieuse influence. 11 peut sortir de ces élections ou une
révolution nouvelle, ou la consécration définitive de la monarchie constitu-
214 REVUE DE PARIS.
tionnelle d'Isabelle II. Espartero a pris le parti de s'adresser directement aux
Espagnols par un manifeste où il se met en scène, où il se montre en butte à
toutes les calomnies, à toutes les attaques, mais où il se donne aussi comme
le représentant de la volonté nationale, avec le secours de laquelle il compte
triompher de tous les obstacles. Le régent rappelle aux Espagnols quelles
immenses questions les nouvelles cortès auront à traiter et à résoudre. Elles
auront à s'occuper du système d'impôts, de l'organisation de la force publi-
que et du pouvoir judiciaire, des codes, du crédit public, du budget, des
municipalités, des députations provinciales, des prélectures, de la presse, de
la milice, de l'instruction publique. Il conjure ses concitoyens de ne donner
leur confiance qu'à des amis de la constitution, à des hommes de raison et
de bon couseil, inaccessibles à la corruption. Quant à lui, son désir le plus
ardent, le duc delà Victoire le répète encore une fois, est de déposer aux pieds
de la reine Isabelle l'autorité qu'il exerce en son nom, au jour marqué par la
loi fondamentale.
Il suffirait de ce manifeste d'Espartero pour montrer combien la situation
où se trouve l'Espagne est exceptionnelle. Il y a dans ce singulier document
un mélange d'esprit constitutionnel et de fierté dictatoriale. C'est avec un
certain plaisir que le duc de la Victoire se met sur le premier plan; il rap-
pelle les différentes circonstances où il a triomphé de ses ennemis, il se re-
présente comme prêt à voler partout où éclatera la sédition pour l'étouffer et
la châtier, puis il recommande à ses concitoyens de chercher leur salut dans
la pratique loyale de la constitution. La presse espagnole a, en général , ac-
cueilli le manifeste du régent avec assez d'aigreur. Un des journaux de Ma-
drid le signale comme contraire à la logique aussi bien qu'aux principes de
la rhétorique et de la grammaire. Les ennemis d'Espartero continuent tou-
jours aussi à révoquer en doute la modération de ses désirs et son désinté-
ressement. Le parti républicain, en Catalogne, a répandu le bruit qu'il se
ménageait, à la majorité de la reine, la royauté de la Havane sous le protec-
torat de l'Angleterre. C'est un peu moins, comme on le voit, que le trône d'Es-
pagne. Espartero a peut-être senti le besoin, à la veille des élections, de ré-
pondre à ces calomnies en parlant en serviteur zélé de la constitution et de la
reine. Pour se prononcer sur l'opportunité et la convenance de sa proclama-
tion aux électeurs , il faudrait avoir des élémens qui nous manquent, il fau-
drait mieux connaître l'intérieur des partis , leurs forces respectives, leurs
projets, leurs espérances. La presse espagnole n'est pas un miroir assez fidèle
des dispositions du pays; elle est trop ardente, trop jeune, elle voit dans tout
matière à attaque, à opposition. Elle peut tromper ceux qui la consultent,
et cela de la meilleure foi du monde, car elle s'abuse elle-même; elle a en-
core de la candeur, car ceux qui la représentent écrivent avec emphase, avec
imagination.
Le Portugal vient d'être troublé par une sédition qui a éclaté à Oporto. Le
motif de cette émeute est l'augmentation de la taxe du dixième. Le peuple a
accusé les assesseurs d'avoir élevé les cotes par cupidité, parce qu'ils avaient
REVUE DE PARIS. 215
sur chaque cote un droit progressif en raison de leur élévation. Le gouverne-
ment s'est hâté de faire connaître par une proclamation que les taxes n'étaient
pas définitivement arrêtées, et que chaque citoyen pouvait, par les voies
légales, obtenir la réduction à laquelle il croirait avoir droit. Cette déclara-
tion n'a pas apaisé le peuple. S'il fallait en croire la presse anglaise, cette
émeute aurait aussi pour motif le refus du gouvernement portugais d'accepter
les arrangemens commerciaux proposés par lord Aherdeen. Le gouvernement
portugais se voit dans la nécessité de remanier le système d'impôts, d'aug-
menter d'anciennes taxes et d'en établir de nouvelles. Entre autres mesures
financières, le baron ïojal a proposé de rétablir sur le poisson un droit d'ac-
cise que don Miguel avait aboli en 1830. En voilà plus qu'il n'en faut pour
entretenir dans les classes populaires une dangereuse effervescence.
Pendant que les grands états sont tranquilles, les petits se mettent en
émoi. Genève a vu encore une fois la sédition troubler ses murs. Le grand
conseil était occupé à délibérer, à l'hôtel-de-ville, sur un projet de loi, quand
une émeute est venue gronder autour de l'édifice où l'assemblée délibérait.
On annonce qu'elle a été réprimée. A Genève , le parti radical semble ne pas
comprendre que le premier devoir des hommes qui se disent les amis par ex-
cellence de la liberté est de se soumettre à la volonté de la majorité exprimée
par les voies légales. Il y a dans la ville de Calvin une minorité turbulente
qui ne peut se résigner à voir la propriété , la richesse , les lumières , exercer
leur légitime influence. De là ces troubles qui reviennent périodiquement
agiter et déshonorer la cité célèbre qui , entre la France et l'Allemagne , a
su se créer une véritable importance morale. Les amis éclairés de la Suisse
craignent aussi de voir renaître la querelle des cantons protestans et des
cantons catholiques au sujet des couvens. Cependant il serait du véritable
intérêt de la confédération de mettre un terme à des luttes qui ont toujours
pour résultat d'appeler l'intervention des grandes puissances dans les affaires
de la Suisse.
En Afrique, dès qu'Abd-el-Kader a été convaincu qu'une campagne sérieuse
allait être ouverte contre lui, et que l'hiver n'arrêterait pas nos soldats, il a
disparu. Il faut nous résigner à cette guerre, où l'ennemi n'est pas invin-
cible, mais souvent insaisissable. Cependant le général Bugeaud a singulière-
ment augmenté la mobilité de nos troupes et l'agilité du soldat. Dans cette
dernière circonstance encore, le corps d'expédition qui a marché sous ses
ordres a supporté admirablement les fatigues les plus dures et les marches
les plus longues. Il est juste de dire qu'il n'y a pas un danger que n'ait par-
tagé le gouverneur-général.
— Parmi les rares ouvrages publiés récemment sur la Chine, il en est un
qui mérite, de fixer l'attention. C'est celui de M. Dobel, qui vient d'être tra-
duit du russe sous le titre de Sept années en Chine, par M. le prince Ga-
litzin (1). M. Dobel , Irlandais de naissance, après avoir fait plusieurs cam-
(t) t vol. in-8°, chez Amyot, éditeur, rue de la Paix.
216 REVUE DE PARIS.
pagnes en Pensylvanie comme volontaire au service des États-Unis, céda au
goût qui l'entraînait vers les expéditions lointaines, et abandonna l'état mili-
taire pour visiter les îles de l'archipel indo-chinois et les côtes de la Chine.
Ses voyages durèrent dix-neuf ans, dont sept furent consacrés à la Chine, où
il vint séjourner à trois reprises différentes. 11 y a dans les observations qu'il
publie sur la politique et les moeurs du céleste empire un grand charme de
franchise et de bonhomie. M. Dobel a pu voir les Chinois de fort près, et il
parle sans trop d'enthousiasme de cette vieille civilisation dont l'Europe
est peut-être à la veille de pénétrer les mystères. « Si quelques écrivains,
dit-il , se sont appliqués à dépeindre les hautes qualités morales de ce peuple,
c'a été certainement à tort; car la Chine, dans son état actuel, est encore bien
éloignée d'une vraie civilisation. » M. Dobel nous entretient tour à tour des
usages de la Chine, de son commerce, de sa religion et de son gouvernement;
il passe ensuite en revue les principales îles de l'archipel indo-chinois, les
Philippines et les îles Sandwich. Il donne d'intéressans détails sur le com-
merce de l'opium tel qu'il se faisait à l'époque où il séjournait à Canton.
« On apporte annuellement, dit-il, quatre mille caisses d'opium tant à Canton
qu'à Macao. Or chaque caisse se vendant de 1,200 à 2,000 piastres d'Espagne
(6,480 à 10,800 fr.), on peut se faire une idée de l'énormité du commerce de
contrebande en Chine. » M. Dobel nous fait connaître aussi en un chapitre
fort amusant le cérémonial d'un grand dîner chinois, dont nous ne rappor-
terons ici que le menu. « On place sur la table divers plats de poisson froid,
comme du poisson volant, séché et râpé lin, en forme de salade, accommodé
avec des champignons; des saucisses coupées par morceaux, des foies et des
estomacs d'oiseaux cuits et hachés menus, avec une sauce piquante; des tran-
ches de jambon, des canards salés, des œufs cuits et coupés par morceaux,
du cerf séché accommodé en purée, une espèce de chenille qui se trouve
dans la canne à sucre, desséchée au feu... Le second service commence par
un potage aux nids d'oiseaux, le mets le plus cher et le plus recherché qu'un
Chinois puisse offrir à ses convives... Les autres plats consistent en nageoires
de requins, estomacs de poisson, tortues, homards, etc. Comme les princi-
paux assaisonuemens sont l'ail et des huiles rances, il est rare que ces mets
soient agréables au goût. » A côté de ces pages consacrées aux plus petits
détails des mœurs chinoises, il s'en trouve, nous le répétons, où les faits im-
portans, les aspects plus graves, ne sont pas omis. En résumé, le livre de
M. Dobel , complété par des notes pleines d'intérêt, est un recueil fort agréa-
ble d'observations à la fois neuves et piquantes sur la vie publique et privée
du céleste empire.
F. BONNAIRE.
UN
DRAME SUR MER.
Les personnes qui vivaient il y a une dizaine d'années à Saint-
Pétersbourg, dans les cercles splendides des trois ou quatre pre-
mières classes de l'état, ont toutes connu M. de Straden. Il habitait
une des plus riantes maisons du quartier de l'Amirauté et donnait
chaque hiver quelques grands bals. C'était un homme d'une nature
distinguée et bizarre. Hollandais de naissance et Hollandais de cœur,
il avait à un haut degré toutes les qualités et tous les défauts de sa
nation : l'amour du travail, l'intelligence large et lucide des affaires,
l'esprit d'ordre poussé parfois jusqu'à l'extrême parcimonie, et unr
réserve austère dans le langage, une sorte de sécheresse dans le re-
gard et de froideur répulsive dans les manières qui, au premier
abord, inspiraient, à vrai dire, peu d'attrait. Pour pouvoir l'appré-
cier comme il le méritait, il fallait l'avoir observé sérieusement dan'»
diverses circonstances, l'avoir cherché pour ainsi dire lui-même sous
l'enveloppe de glace qui dérobait à l'attention fugitive des gens du
monde son esprit élevé et son cœur excellent.
Sa grande fortune lui venait d'un de ses oncles qui avait fondé à
Pétersbourg une maison de commerce avec cette habileté; cette per-
sévérance et cette austère probité qui distinguent en général les né-
gocians hollandais. A vingt-cinq ans, M. de Straden, ayant fini ses
études à Leyde et voyagé en Angleterre et en France, était venu
s'installer avec le titre de chef de la correspondance chez son oncle
TOME XIV. FEVRIER. 16
218 REVUE DE PARIS.
Quinze ans après, son oncle, qui avait passé sa vie dans le célibat,
lui léguait en mourant son immense héritage. Beaucoup d'ambitions
matrimoniales s'éveillèrent alors autour du riche banquier, quoiqu'il
fût d'un Age un peu mûr. On pensait que son oncle seul l'avait em-
pêché jusque-là de se marier et que, désormais libre de ses actions,
possesseur unique d'une vaste et honorable fortune, il ne tarderait
pas à se choisir une femme dans le beau monde de Pétersbourg. Plus
d'une mère alors eut pour lui de douces prévenances, et plus d'un
noble comte, portant de grosses épaulettes et décoré d'une quantité
d'ordres, ne se serait pas fait scrupule de donner sa fille «à ce négo-
ciant de Hollande dont le nom, il est vrai, n'avait jamais figuré dans
aucun livre de peerage et aucune statistique nobiliaire, mais dont le
crédit était parfaitement assuré sur toutes les places de l'Europe.
Les prévenances maternelles, les insinuations flatteuses, les demi-
mots'prononcés à voix basse dans l'embrasure d'une fenêtre, furent
inutiles. M. de Straden ne s'aperçut pas, ou du moins n'eut pas l'air
de s'apercevoir des tendres complots tramés contre lui. Cependant
ses cheveux commençaient à grisonner, ses tempes se plissaient,
son regard devenait de plus en plus sec et froid, et mainte belle
jeune fille qui, quelques années auparavant, eût consenti sans trop
de difficultés à lui donner sa main , se disait, en le revoyant avec ces
premiers signes de la vieillesse, que l'épouser alors serait acheter un
peu cher la fortune. Les parens qui avaient eu des vues sur lui se
dirent aussi qu'il ne fallait plus y songer, que le neveu mourrait céli-
bataire comme l'oncle, et cessèrent de lui présenter la perspective
conjugale qu'il s'obstinait à ne pas voir.
Un beau jour, M. de Straden partit pour la Holiande dans le but
d'aller, disait-il , y régler quelques affaires de famille. Six mois se
passèrent sans qu'on entendit parler de lui. Il n'écrivait qu'au gérant
de sa maison et ne l'entretenait que de ses comptes et de ses spécu-
lations, dans ce style bref et sans façon du commerce qui forme un
idiome à part. Au commencement de l'hiver, il revint à Pétersbourg,
et l'on annonça qu'il était marié. Je laisse à penser la surprise que
causa cette nouvelle , le dépit de ceux qui avaient fondé quelques
espérances sur les intentions matrimoniales de M. de Straden, et les
commentaires qui s'ensuivirent. Les grandes villes ne sont qu'un as-
semblage de petites villes, et ce qu'on appelle sans épithèle la société,
c'est-à-dire le monde choisi, le monde comme il faut, n'est qu'un
composé d'un certain nombre de familles que des analogies de nais-
sance, d'éducation, d'habitudes, rapprochent l'une de l'autre, qui s'en
REVUE DE PARIS. 219
vont régulièrement de salon en salon, se rencontrent presque chaque
jour et forment un cercle à part au milieu des autres cercles, une
tribu distincte, une coterie. L'oisiveté enfante dans celle société
comme dans celles d'un ordre inférieur, le même besoin de :
cuper de son voisin, de jeter un regard curieux dans l'intérieui
sa maison, d'analyser minutieusement ses faiblesses, ses défauts, et
la vanité lui inspire les mômes jalousies et les mêmes médisances.
La différence est que cette médisance a des dehors plus gracieux,
le langage plus élégant. Elle porte un masque de velours et distille
son poison dans un bouquet de fleurs. Elle n'assomme pas lour-
dement celui qu'elle attaque comme on le fait dans la bourgeoisie,
elle lui donne d'une main gantée et parfumée de délicieux petits coups
d'épingle. Pleine de tact, du reste, et d'esprit, elle ne s'oubliera ja-
mais, dans l'ardeur de son escrime , jusqu'au point d'outrepasser les
règles traditionnelles du bon goût, et si parfois il lui arrive d'engager
une fausse attaque, ou de s'en prendre à quelqu'un qui la domine
par une réelle supériorité , elle ne tentera pas pour le vaincre des
efforts qui pourraient la compromettre; elle rendra les armes avec
une apparence de loyauté toute chevaleresque, et conclura un traité
de paix avec le même sourire et la même aisance qu'elle apportait
un instant auparavant dans ses vives et légères escarmouches. 11 ne
lui est pas permis de plisser son joli front, ni de paraître ulcérée : il
faut qu'elle combatte gaiement et succombe avec grâce comme le
gladiateur romain. C'est là son supplice et c'est là son charme.
lin soir il y avait une nombreuse réunion dans un des salons que
fréquentait habituellement M. de Straden; Ton parlait de son ma-
riage, et c'était à qui ferait à ce sujet les plus graves et les plus plai-
sans commentaires.
La maîtresse de la maison, qui aimait et estimait le banquier, suivait
en silence, mais d'un air chagrin, le développement de ces diverses
hypothèses, toutes fort peu charitables. Enfin , se tournant vers un
jeune diplomate qui avait fait une peinture assez grotesque de la
société hollandaise, elle lui dit* — Vous pourrez bientôt juger par
vous-même si M. de Straden a eu tort de se marier en Hollande plutôt
qu'en Russie; il m'a demandé la permission de me présenter sa femme,
et je l'attends ce soir.
A peine avait-elle dit ces mots qu'un valet de chambre, s'avançant
sur le seuil de la porte du salon , annonça M. et Mme de Straden. Ce
nom produisit sur toute la société une sorte de mouvement élec-
trique. Tous les regards furent fixés sur l'étrangère, et en un clin
16.
î>20 REVUE DE PARIS.
il'œil tout le monde l'avait examinée des pieds à la tète. C'était un
moment solennel, un de ces momens qui décident du succès d'une
femme dans la société ou lui imposent pour long-temps, si ce n'est
pour toujours, des relations difficiles. Mme de Straden le sentit, et
une légère rougeur passa sur ses joues lorsque, entrant dans le
salon, elle se vit l'objet d'une telle curiosité; mais il n'y avait dans
son émotion qu'une modestie pudique et nulle apparence d'embarras.
Elle s'avança avec grâce au-devant de la maîtresse de la maison ,
qui venait à sa rencontre, salua d'une façon à la fois aimable et
digne les différentes personnes auxquelles elle fut tour à tour pré-
sentée, puis s'assit dans un fauteuil de l'air d'une femme qui a vécu
assez dans le monde pour savoir qu'elle n'y est pas déplacée. Des
iiverses parties du salon des regards scrutateurs continuaient à la
livre dans chacun de ses mouvemens, et sans y prendre garde, sans
s'en douter elle-même, elle déjouait tous les efforts de cette sévère
inquisition. Sa toilette était d'une simplicité et d'un goût irrépro-
chable, son pied petit; sa main, autant qu'on pouvait en juger par
ses gants blancs effilés et plissés à la racine des ongles, devait avoir
toutes les qualités d'une main aristocratique. Sa taille était svelte et
légère, et sa figure, sans être régulièrement belle, avait un grand
charme. C'était une de ces chastes et paisibles figures qui ne frappent
pas au premier abord , qui ne produisent pas dans un salon l'effet
éclatant d'une beauté méridionale, mais qui attirent doucement le re-
gard et éveillent dans le cœur de celui qui les observe une religieuse
pensée. Mme de Straden touchait à sa vingt-huitième année. Ses
joues n'avaient plus la vive fraîcheur de la première jeunesse, son
front était pâle, et sous ses longues boucles de cheveux blonds on
pouvait déjà distinguer les premiers indices de quelques rides nais-
santes. Mais ce visage plus sérieux qu'animé, ces lèvres sur lesquelles
un modeste sonrire passait de temps à autre comme un rayon fugitif,
ces yeux calmes et limpides, offraient une indicible expression de
candeur virginale, de bienveillance touchante, de mélancolie, et il y
avait dans sa voix des vibrations tendres et un peu plaintives qui s'ac-
cordaient parfaitement avec l'ensemble de sa physionomie. Cepen-
dant, en observant de plus près cette figure si suave, ce regard si
doux et si velouté, on y distinguait par intervalles une sorte de fierté
noblement contenue et une expression énergique, indice d'une na-
ture ardente et résolue.
Au bout d'une demi-heure, Mme de Straden se leva pour sortir, et
«eux qui, en la voyant paraître, l'observaient avec une froide curio-
REVUE DE PARIS. 221
site, la saluèrent à son départ avec une respectueuse sympathie.
Dès ce moment une place honorable lui était assurée dans le monde,
où elle venait de faire son entrée; elle avait captivé l'attention des
hommes sans éveiller la jalousie dans le cœur des femmes.
Dès qu'elle fut sortie, elle devint le sujet d'un entretien tout autre
que celui qui avait précédé son arrivée. Le diplomate affirma d'un
ton capable que c'était une Hollandaise d'une race à part. Le gen-
tilhomme titré dit qu'elle semblait posséder les bonnes manières
de l'aristocratie, et la grande dame à qui elle avait adressé quelques
paroles flatteuses eut le courage d'avouer que M. de Straden ne pa-
raissait pas avoir fait un mauvais choix. La maîtresse de la maison
écoutait avec une secrète satisfaction et une sorte de triomphe ces
éloges accordés à la femme de son ami, et se promettait de la cha-
peronner dans la société. Mais pourquoi donc est-elle si pâle? s'écria
tout à coup un jeune homme qui, dès le montent où elle était entrée
dans le salon, l'avait observée dans un profond silence. Ce pourquoi
donc est-elle si pâle? ouvrit la porte a une foule de commentaires,
qui, d'hypothèses en hypothèses, devinrent bientôt autant de cha-
pitres de roman. Cette jeune femme, qu'on se représentait naguère
sous une forme peu flatteuse, on la plaignait à présent, on la re-
gardait comme une pauvre victime sacrifiée à l'ambition de ses pa-
rens, à l'égoïsme du banquier. L'intérêt qu'elle inspirait se tournait
en récriminations contre son mari, et comme au fait on ne connais-
sait ni ses antécédens ni la manière dont son mariage s'était conclu,
les gens du monde pouvaient, sans trop de scrupule, faire d'elle dans
leur charité l'héroïne d'un drame, l'Iphigénie d'une maison de
banque, et les suppositions fabuleuses, poétiques, larmoyantes, la
suivirent de salon en salon jusqu'au jour où un jeune Russe arrivant,
de Hollande, les ramena plus près de l'exacte vérité.
— Mme de Straden appartient, dit-il, aune ancienne famille dont le
nom se trouve à différentes époques inscrit avec honneur dans les
annales néerlandaises. Depuis une trentaine d'années, cette famille
avait subi de grands revers. En 1795, celui qui en était le chef avait
employé la majeure partie de sa fortune à soutenir la cause de la
maison d'Orange, et était mort de douleur en voyant les Français
envahir la Hollande. Deux de ses fils avaient succombé en combat-
tant contre l'armée de Pichegru, et le troisième, qui était le père de
MMe de Straden, ayant perdu son héritage par de fausses spécula-
tions, s'était retiré aux environs de Harlem, dans une petite terre,
dernier débris d'une fortune jadis colossale, et y vivait fort modeste-
222 REVUE DE PARIS.
ment avec trois ou quatre filles et autant de garçons. M. de Straden ,
qui lui est allié de loin, allait souvent le voir dans le temps qu'il étu-
diait à Leyde, et il prenait sur ses genoux la petite fille qui est au-
jourd'hui sa femme, et promettait de l'épouser lorsqu'elle serait
grande. Cette promesse qu'il semblait faire en riant lui est toujours
restée dans le cœur. Chaque année il écrivait régulièrement à son
futur beau-père, et demandait des nouvelles de sa petite fiancée. En
même temps il usait de son titre de parent pour venir au secours de
cette pauvre et honnête famille. Il payait la pension d'un fils dans
une école, l'équipement d'un autre dans la marine, et dotait une
des filles mariée naguère avec un avocat. Tant que vécut son oncle,
il continua à demander, dans des termes en apparence plus légers
que sérieux, la main de la blonde enfant qu'il aimait dans sa jeu-
nesse. Son oncle mort, il changea subitement de langage. Il écrivit
encore, mais froidement et d'un air contraint; si bien que les parens
de sa femme, pensant qu'il était peut-être embarrassé des promesses
qu'il avait faites et qu'il était alors parfaitement libre de réaliser,
évitaient en lui répondant de dire le moindre mot de leur fille. Au
bout de quelques années, ils reçurent une lettre de lui plus tendre,
plus empressée que toutes les autres. Il annonçait son départ pour
la Hollande, et demandait formellement à épouser celle qu'il appelait
toujours sa petite liancee. Sa demande fut agréée avec bonheur sans
doute par les parens, et probablement avec reconnaissance par la
jeune fille. On dit qu'à l'âge de vingt ans elle avait éprouvé une vive
inclination pour un officier fort distingué qui était en garnison à
Harlem, et qui l'avait demandée en mariage. Malheureusement le
jeune homme n'avait d'autre fortune que son mérite et ses épaulettes.
Ses parens et ceux de la jeune personne travaillèrent d'un commun
accord à empêcher une union qui livrait leurs enfans à la misère.
L'officier reçut un ordre du roi qui l'envoyait à Java. La jeune fille,
en apprenant cette nouvelle, tomba malade et faillit mourir. Plu-
sieurs personnes assurent que M. de Straden apprit en Russie tous
les détails de cette histoire d'amour, et expliquent ainsi la froideur
qu'il manifesta tout à coup dans ses relations avec une famille à
laquelle il avait sans cesse témoigné l'attachement le plus vif et le
plus dévoué. Cependant ce ne sont là que des ouï-dire. Le fait est
que si, comme on l'affirme, Mme de Straden a éprouvé les orages de
l'amour, elle a su du moins garder une réputation intacte, et tous ceux
qui l'ont connue en Hollande lui conservent une entière estime.
Ces paroles du voyageur russe produisirent dans la société diverses
REVUE DE PARIS. 223
impressions. Plusieurs personnes ne virent dans le mariage de Mme de
Stradcn que la fin d'un roman d'amour; d'autres le continuèrent à
plaisir, et attribuèrent sa pâleur, son air habituel de souffrance, à un
malaise moral, à des regrets profonds, à des désirs péniblement con-
tenus. Cependant toute sa conduite envers son mari démentait ces
suppositions. Dans le monde, elle était sans cesse pour lui pleine de
déférence, le suivant docilement partout où il voulait la conduire,
interrogeant ses regards, épiant ses désirs, obéissant à ses moindres
signes avec une soumission d'enfant. Dans son intérieur, c'était la
même soumission respectueuse avec plus de tendresse et d'expan-
sion. Elle avait du reste un entretien spirituel et aimable, et si son
regard conservait toujours une expression mélancolique, cette mé-
lancolie n'avait rien d'amer, et lui donnait aux yeux de beaucoup de
gens un attrait de plus.
Un an après son arrivée à Pétersbourg, elle devint mère d'une
fille. La marraine qu'on lui choisit s'appelait Albertine. Mme de
Straden insista pour que son enfant portât un autre nom, et on
l'appela Charlotte. La naissance de cette fille combla de joie le cœur
du banquier, et lui donna pour ainsi dire une nouvelle vie et une
nouvelle jeunesse. Lui qu'on avait toujours connu si grave, si préoc-
cupé de ses affaires, devint riant et animé. ïl quittait son comptoir,
il abandonnait sa correspondance à un commis pour courir auprès du
berceau de sa fille, prendre ses petites mains dans les siennes, contem-
pler son visage rose, lui dire toutes sortes de tendresses qu'elle ne
comprenait pas encore, et l'embrasser avec amour en la remerciant
de l'avoir si bien compris. Son bonheur augmenta à mesure que sa
fille commença à se développer. Il la pressait avec une sorte d'ivresse
sur son sein, il se courbait sur le parquet pour lui apprendre à
marcher. Puis c'étaient des discours sans fin , des cajoleries comme
celles d'un amant à sa maîtresse; il lui parlait de la Hollande et de
la Russie, il voulait lui bâtir un château dans le parc de Harlem, et
un pavillon plus beau que le palais de l'empereur dans le jardin
d'été. Sa femme et ses amis souriaient de ses tendres enfantillages,
et lui-même s'en moquait gaiement. — Que voulez-vous? disait-il;
cette petite fille a chassé loin de moi la froide vieillesse et le souci
des chiffres. Il me semble que je n'ai point de cheveux blancs sur
la tête et point de registres de commerce dans ma maison, que je
suis jeune et léger comme lorsque j'étudiais à Leyde, et j'attends
qu'elle puisse courir pour aller avec elle courir après les papillons
sur les bords de la Neva.
224 REVUE DE PARIS.
Si, comme on le dit, les femmes sont surtout heureuses du bon-
heur qu'elles donnent, nulle femme ne devait avoir le cœur plus sa-
tisfait que Mœe de Straden, car elle avait acquitté au centuple la dette
de reconnaissance contractée par sa famille envers son mari; elle
avait fait pour lui d'une existence solitaire, soucieuse, fatiguée, une
vie d'enchantement, et elle pouvait contempler son œuvre avec or-
gueil, car cette œuvre n'avait peut-être pas été entreprise sans
quelque effort, ni poursuivie de temps à autre sans quelque pensée
de résignation. Joie de la famille, pouvoir de la fortune, jeunesse,
beauté, succès, tout enfin semblait lui sourire, tout; mais au milieu
de cette vie si complète en apparence, si riche et si riante, Mme de
Straden conservait un désir inquiet, ardent, qui souvent occupait sa
pensée dans ses veilles et dans ses rêves, et souvent jetait une ombre de
tristesse sur son front. Elle aurait voulu revoir son pays de Hollande,
sa maison, ses parens; plusieurs fois elle avait exprimé à demi-mot
cette pensée à son mari , et tantôt il avait affecté de ne pas la com-
prendre, tantôt il avait pris un air froid et sévère, et la pauvre femme
s'était tue. Depuis long-temps elle n'osait plus renouveler une ten-
tative dont elle n'espérait plus aucun succès; et quand ses désirs de
voyage se présentaient à son esprit, elle essayait de les éloigner d'elle,
de les oublier. Une lettre qu'elle reçut de sa sœur leur donna un
nouvel essor et affermit sa volonté; sa sœur lui écrivait que leurs pa-
rens venaient de passer un triste hiver, qu'ils avaient été tous deux très
malades, qu'ils parlaient souvent avec douleur de leur fille chérie qui
était si loin d'eux, et qu'ils voudraient revoir avant de mourir.
Mme de Straden s'en alla fondant en larmes montrer cette lettre à
son mari. Il la lut avec attendrissement et lui dit: — Oui, je le vois,
il faut que vous alliez porter encore un rayon de joie, une pensée de
consolation dans le cœur de vos vieux parens; mais il est de toute
impossibilité, à présent, que je vous accompagne. Comment faire?
— Ah! dit Mrae de Straden, j'obéis à une pensée qui donne du Cou-
rage; que j'aie seulement un domestique, une femme de chambre,
et j'irai sans crainte là où je crois que mon devoir à présent m'ap-
pelle. — Et Charlotte? — Charlotte! vous m'accorderez bien la joie
de l'emmener avec moi, pour qu'elle réjouisse le cœur de mes pa-
ïens, et reçoive leur bénédiction. — Non, je ne puis me séparer à la
fois de tout ce qui m'est cher, de tout ce qui fait ma vie, de vous et
de ma fille. Si vous êtes décidée à entreprendre ce long voyage, j'y
consens, mais je garde Charlotte. — Soit, dit la pauvre mère; aussi
bien je n'aurais pas le courage de vous laisser seul, je vous abau-
REVUE DE PARIS. 225
donne donc ma fille, et je reviendrai dans peu de temps près de vous
et près d'elle pour ne plus vous quitter.
Une fois le voyage décidé, M. de Straden s'en occupa avec autant
de zèle que s'il l'avait lui-même désiré. Il savait qu'une frégate hol-
landaise était arrivée récemment à Pétersbourg, et devait bientôt
retourner à Rotterdam. Il avait connu autrefois le capitaine de cette
frégate, et, quoiqu'il n'eût eu aucune relation avec lui depuis plu-
sieurs années, il sortit pour aller le voir, s'informer si sa femme pou-
vait obtenir une place à bord pour faire la traversée, et s'assurer par
lui-même qu'elle serait convenablement traitée. Le capitaine ac-
cueillit avec empressement la proposition de M. de Straden. Il avait
déjà, disait-il, plusieurs passagers, tous gens de bonne compagnie.
Il lui restait auprès de la salle du conseil une jolie chambre fort com-
fortable qu'il serait heureux d'abandonner à Mme de Straden , et il lui
offrit une place à sa table. — Je n'ai pas besoin de vous assurer,
ajouta-t-ii , que je connais les devoirs qui me sont imposés par la pré-
sence d'une femme à bord de ma frégate, et que Mme de Straden sera
sans cesse entourée ici de tous les égards, de tout le respect qu'elle
mérite.
Le lendemain, le capitaine dînait chez le banquier, et se montrait
plus empressé encore dans ses offres, plus large dans ses promesses.
Trois semaines après, la jeune femme s'embarquait avec lui. Son
mari la suivit jusque sur le quai, le cœur oppressé, l'œil humide de
larmes; elle éprouvait une émotion non moins douloureuse, et plus
d'une fois l'idée lui vint de renoncer à son voyage, de rester aux
lieux où le ciel lui avait donné tant de bonheur; puis il lui semblait
qu'un devoir filial l'appelait ailleurs. Elle serra en sanglotant son
mari et son enfant contre son cœur, détourna la tête, et partit.
Malheureusement, le commandant de la frégate ne méritait pas
la confiance que le banquier lui avait accordée. Dès le moment où il
avait vu Mme de Straden si jeune, si gracieuse et si belle, à côté de
son vieil époux, il avait senti s'élever en son cœur des rêves tumul-
tueux qu'il n'essaya pas même de combattre, et qui devaient le faire
manquer à un devoir sacré, à un devoir d'honneur et de loyauté.
A peine avait-il navigué pendant une demi-journée sur le golfe
de Finlande, qu'il commença à avoir pour Mme de Straden des atten-
tions qn'elle regarda d'abord comme une politesse un peu obsé-
quieuse, mais qui prirent le lendemain et les jours suivans un carac-
tère dont elle se sentit bientôt vivement alarmée. Elle essaya de
répondre en riant aux complirnens qu'il lui adressait, et il prit un ton
226 REVUE DE PARIS.
sérieux qui écartait toute apparence de plaisanterie. Elle lui parla
alors avec une austère dignité, il répondit par un ardent aveu. La
pauvre femme s'enfuit tout effrayée dans sa chambre, et déplora
amèrement l'idée qu'elle avait eue de se placer, pour ainsi dire,
sous les ordres d'un homme qui trahissait si cruellement son espoir
et sa confiance. Qu'allait-eile devenir pendant le cours de ce long
trajet? Comment échapper aux poursuites de cet homme, investi sur
son bâtiment d'une autorité absolue? Où trouver un refuge contre
ses désirs insensés et ses prétentions? Si elle s'enfermait dans sa
chambre, il pouvait venir frapper à chaque heure du jour à sa porte
et la forcer à le recevoir; si elle montait sur le pont, elle voyait les
matelots, les officiers, les passagers même, s'écarter à l'approche du
capitaine, et se trouvait seule avec lui. La malheureuse se jeta à
genoux, invoqua le ciel avec ferveur, puis resta plongée dans un
abîme de réflexions auxquelles un sentiment de foi et de piété pou-
vait seul apporter quelque adoucissement.
Huit jours après son départ de Pétersbourg, la frégate s'arrêta
dans la rade de Stockholm. Le capitaine fit armer son canot, et des-
cendit à terre avec un de ses officiers. Une idée lumineuse s'éveilla
tout à coup dans l'esprit de la jeune femme : c'était de profiter de ce
moment de halte pour fuir ce bâtiment fatal, où elle ne vivait plus
que dans l'angoisse, d'acheter une voiture à Stockholm, et de s'en
aller par le Danemark et i'Allemagne en Hollande. Toute fière et
radieuse de ce projet, qui en un instant était éclos et avait mûri dans
son esprit, elle alla demander à l'officier de quart une chaloupe pour
se rendre à Stockholm. Mais le capitaine avait, en parlant, ordonné
formellement qu'on ne laissât descendre personne à terre, et aucun
de ses subordonnés n'aurait osé enfreindre cet ordre. Dès qu'il re-
vint, Mmc de Straden courut au-devant de lui, et lui exprima son
désir avec toute l'ardeur que lui donnaient l'angoisse qu'elle avait
subie et les craintes qu'elle gardait pour l'avenir.
— Impossible, madame, répondit-il d'un ton glacial. Le vent es(
bon, nous mettons à la voile dans quelques instans, et pour rien au
monde je ne voudrais retarder notre départ d'une minute. J'attends
seulement, ajoula-l-il avec une sorte de dédain orgueilleux.
nouveau passager qu'on me force de prendre avec moi, un simyUi
capitaine d'artillerie, qui doit, selon les instructions de notre n*i-
nistre, manger à ma table. 11 n'y a plus de rang et plus de hiérarchie.
— Puis, se tournant vers un de ses officiers : — Lieutenant, cfcit-U ,
faites tout préparer pour l'appareillage, et dès que vous verre/, venir
REVUE DE PARIS. 227
le canot de ce passager, mettez les matelots au cabestan. — Et, sans
écouter les prières de la jeune femme, sans s'inquiéter de son émo-
tion, de ses larmes, il la quitta brusquement, et descendit dans sa
chambre.
MŒe de Straden resta sur le pont dans une sorte d'anéantissement.
Elle venait de perdre une espérance que Dieu lui-môme semblait
avoir éveillée dans son cœur, et se voyait condamnée de nouveau à
une lutte affreuse dont l'idée seule la faisait frémir. La tète appuyée
sur sa main, le visage pâle, l'œil immobile, elle songeait au temps
qu'elle aurait à passer avant de toucher le sol de la Hollande, aux
douleurs qu'elle éprouverait à se trouver chaque jour face à face avec-
cet homme dont l'insolent amour lui inspirait un sentiment d'hor-
reur et de mépris.
Elle fut tirée de sa pénible rêverie par le coup de sifflet du contre-
maître qui annonçait l'approche du nouveau passager. Sans y songer,
elle tourna machinalement ses regards du côté de l'échelle par où il
devait monter; quelle fut sa surprise, son saisissement, lorsqu'elle
le vit poser le pied sur le pont et qu'elle reconnut en lui l'officier de
Harlem qu'elle avait tant aimé ! — Dieu soit loué ! s'écria-t-elle, voilà
mon sauveur! — Puis, au même instant, le souvenir trop subit et
trop violent du passé lui serra le cœur, et elle tomba sans connais-
sance sur le banc où elle était assise.
Le lendemain elle se promenait sur le pont avec le jeune officier
d'artillerie, essayant de prendre un air dégagé et un langage riant,
tandis qu'elle démentait elle-même sans y prendre garde sa légèreté
apparente par la douloureuse expression de son visage, par un soupir
profond qui de temps à autre s'échappait de son sein oppressé. — Ne
parlons plus, monsieur Albert, disait-elle, de ce qui m'est arrivé
hier. C'était une indisposition accidentelle, qui maintenant, comme
vous voyez, est complètement passée. Parlons plutôt de vous; dites-
moi quelque chose de votre situation ; dites-moi que vous êtes heu-
reux, marié, ajouta-t-elle d'une voix timide et en baissant la tête
comme si elle n'osait le voir en lui adressant cette question.
— Heureux! marié! reprit Albert en attachant sur elle un regard
triste et pensif. Hélas ! ce sont des mots qui résonnent singulièrement
à mon oreille, et dont il me semble parfois que je ne comprends plus
le sens. Dieu m'est témoin pourtant que, lorsqu'il m'a fallu renoncer
au seul espoir qui m'ait jamais charmé dans le monde, je ne me suis
point abandonné à une lâche faiblesse. Non ; j'ai recueilli d'une main
courageuse tous les débris de mon bonheur passé, tous les rêves qui
228 REVUE DE PARIS.
pouvaient encore bercer mon cœur malade et tromper mon imagi-
nation. A la place de cet édifice magique que nos mains élevaient
ensemble et où nous placions tous deux l'avenir dans un sanctuaire
d'amour, j'ai voulu me créer un refuge solitaire où, à défaut de la
joie, je cherchais la résignation, et cette résignation, dernier appui
de l'homme qui a perdu tout ce qu'il aimait, je n'ai pu l'acquérir.
J'ai suivi le conseil des philosophes, ces grands connaisseurs de
l'ame humaine qui indiquent comme un remède souverain pour les
maladies morales l'étude et les voyages. Je me suis jeté avec une
ardeur désespérée dans les études les plus abstraites; puis j'ai erré
de lieu en lieu, j'ai été d'une zone à l'autre, des riantes contrées
de l'Orient aux sombres climats du Nord; je me suis attaché à des
idées d'ambition, j'ai rêvé la gloire, la fortune, le pouvoir; eh bien !
que vous dirai-je? tous mes efforts ont été impuissans. Quand j'avais
passé des jours et des nuits courbé sur les livres de la science, je me
relevais avec une fatigue extrême; je me sentais l'esprit si abattu, le
cœur si vide! et je repoussais avec un amer dédain ces inutiles in-
strumens de la sagesse humaine. Quand je voyageais à travers les
régions les plus belles et les plus variées, il me semblait que j'errais
comme une ombre à la recherche d'une félicité idéale que je ne pou-
vais atteindre. Quand un jour je suis devenu riche par la mort d'un
parent éloigné à qui il a plu de me léguer sa fortune, quand le roi m'a
appelé auprès de lui et a daigné me dire qu'il avait observé avec in-
térêt quelques-uns de mes travaux , qu'il prendrait soin lui-même de
mon avenir, de mon avancement, je n'ai senti que la douleur de ne
pouvoir partager avec vous ces biens superflus que le sort m'accor-
dait trop tard. Partout où j'ai été, dans tous les essais que j'ai faits
pour me vaincre moi-même, pour trouver le repos et l'oubli, je n'ai
vu qu'une image, une image adorée, insaisissable; je n'ai entendu
qu'une voix qui retentissait jusqu'au fond de mon cœur, et à chacun
de mes nouveaux rêves je m'écriais : Mensonge! mensonge! le bon-
heur n'est pas là. Oh ! Élise, et vous me demandez si je suis heureux?
marié"? — Oui, une fois, continua-t-il en s'efforçant de donner à ses
paroles un accent plus calme, une fois j'ai voulu aussi tenter ce moyen
de salut. J'étais à Java, lorsque j'appris votre union avec le riche
banquier de Pétersbourg; j'allais souvent dans la maison d'un de nos
compatriotes où il y avait une jeune lille douce et candide qui, sans
que je lui eusse jamais fait la moindre confidence de ma misère, sem-
blait la deviner, et me regardait parfois avec une expression de sym-
pathie sincère et touchante. J'ai voulu l'aimer; j'ai sonyé à t'épouser.
REVUE DE PARIS. 22U
La pauvre enfant répondait avec un naïf abandon à mes avances, et
je voyais que , quand j'en viendrais à prononcer le mot décisif, elle
m'écouterait, mais je n'ai pas eu le courage d'en venir à cette dernière
extrémité. J'ai eu pitié de cette innocente créature; j'ai senti que je ne
lui donnerais, en échange d'un cœur jeune et dévoué, qu'un cœur tor-
turé par le regret, possédé par un autre amour, et je me suis '■ioigné.
— De grâce! de grâce! s'écria Mme de Straden, qui avait écouté ce
récit avec une agitation toujours croissante, de grâce, ne parlez plus
du passé, ne me dépeignez pas ainsi vos souifrances. Moi, j'ai souf-
fert aussi; j'ai eu comme vous un rude combat a soutenir.
— Je le crois, dit Albert, et jamais, oh! jamais, dans mes plus
grandes douleurs, je ne vous ai accusée. Je savais tout ce qu'il
y avait en vous de loyauté et de constance. Vous aviez promis ••
m'aimer, je comptais sur votre promesse comme sur une paroi-;1
sainte. Quand j'ai appris que vous étiez mariée, j'ai pensé que vous
aviez dû céder à des raisons plus fortes que votre volonté; bien
loin de me laisser aller à une injuste colère, je n'ai senti naître eu
mon cœur qu'une sympathie de plus pour vous, et, si j'ose le dire,
de compassion. Je voulais seulement vous revoir encore une fois,
vous adresser un dernier regard, puis vous fuir pour toujours et m'en
aller loin de vous traîner le fardeau de ma vie désenchantée,
quittai il y a quelques mois la Hollande, dans l'intention de me ren-
dre à Pétersbourg, puis, en y réfléchissant plus mûrement, il me
sembla que ma présence vous serait pénible, et que, pour réaliseï
un de mes songes, j'allais peut-être me rendre coupable d'un acte
de cruauté envers vous. Je m'arrêtai à Stockholm, et, apprenant
passage de cette frégate, je fis donner par notre ministre l'ordre au
capitaine de me prendre à son bord. Le hasard, ou pour mieux dire
la Providence, a accompli un de mes vœux. Je vous ai revue! Hélas.'
faut-il m'en réjouir?...
— Eh bien! madame, s'écria tout à coup d'un ton de voix légère-
ment ironique le capitaine, qui depuis quelques instans observait la
jeune femme et l'officier d'artillerie, il me semble que vous n'êtes
plus aussi isolée que vous paraissiez l'être il y a quelques jours, et
peut-être ne regrettez-vous pas si vivement à présent que j'aie re-
fusé de vous laisser débarquer à Stockholm. Monsieur est sans doute
une de vos anciennes connaissances?
— Monsieur est un ami de ma famille, répondit Élise avec un em-
barras qu'elle ne put maîtriser.
— Un ami de sa famille, se dit le capitaine, et elle s'est évanouie hier
230 IÏEVUI5 DE PARIS.
en le voyant arriver, et elle vient de rougir en parlant de lui ; c'est un
homme qu'elle a aimé, qu'elle aime encore peut-être. Nous verrons.
Puis, saluant froidement l'officier et la jeune femme, il s'en alla
sur le gaillard d'arrière, appela son mousse et lui dit : — Quand tu
verras ces deux personnes ensemble, soit ici, soit ailleurs, tache de
t'approcher d'eux, sous quelque prétexte que ce soit, sans qu'ils te
remarquent; écoute, observe, et viens me rapporter jour par jour ce
que tu auras vu et entendu. Surtout pas un mot de ceci à qui que
ce soit, et souviens-toi de ce que je te promets : les coups de gar-
cette si tu n'accomplis pas ponctuellement cet ordre, la gratification
en florins de Hollande si je suis content de toi.
— Merci, commandant, répondit le mousse, son bonnet de laine
à la main ; et un instant après il était déjà à côté des deux amans.
Mais un groupe d'officiers et de passagers s'approchait d'eux en même
temps. Mme de Straden, hors d'état de soutenir une plus longue con-
versation , descendait dans sa chambre, et cette fois le mousse n'eut
rien à observer,. si ce n'est la vive émotion de la jeune femme et le
long regard qu'elle jeta sur Albert en s'éloignant.
Elle se retirait emportant dans le cœur le trait le plus pénétrant
et le plus dangereux qui puisse atteindre une femme. Elle venait de
voir celui qu'elle avait aimé, celui dont le nom seul réveillait en elle
tous les magiques souvenirs de la jeunesse, toutes les émotions du
premier amour. Elle le revoyait languissant et fidèle, victime de sa
constance et généreux dans ses regrets. En lui disant tout ce qu'il
avait souffert, il n'avait pas proféré une seule parole de reproche
contre elle, il n'avait pas témoigné le moindre ressentiment. Assise
à l'écart, elle écoutait encore cette voix touchante qui jadis ne lui
rtait qu'un accent de bonheur, et qui maintenant n'annonçait
qu'une grande tristesse. Elle voyait devant elle cette figure pâle et
fatiguée par une lutte violente, ces regards où l'amour éclatait en-
core comme une flamme impétueuse à travers l'expression de la ré-
signation et de la douleur. Elle éprouvait pour cette nature si vraie
et si dévouée une profonde compassion et une sorte de reconnais-
sance, les deux sentimens qui exercent la plus périlleuse action sur
la volonté d'une femme. Pour échapper à ces pensées que déjà sa
raison condamnait, elle essaya de lire, et ses yeux errèrent sans rien
voir sur les pages qu'elle tournait d'un doigt distrait; elle voulut tra-
vailler, et sa main resta immobile sur la tapisserie qu'elle venait de
prendre. Elle se rappela alors qu'elle avait des lettres à écrire, elle
ouvrit son secrétaire, étala, toute fière de sa résolution, une belle
REVUE DE PARIS. 231
feuille de papier devant elle, prit une élégante plume d'ivoire, et le
premier mot qu'elle traça fut le nom d'Albert. — Malheureuse!
s'écria-t-elle en effaçant ce nom avec impatiente; suis-je donc si
faible, que je ne puisse écarter de mon esprit un souvenir que mon
devoir me défend de conserver? 0 mon Dieu, mon Dieu! soutenez-
moi! Et elle serrait ses mains sur son cœur comme pour y étouffer
la pensée rebelle qui résistait à sa volonté, et elle levait les yeux au
ciel pour implorer le secours d'un être plus puissant qu'elle.
Quand elle eut repris un peu de calme, elle se dit qu'elle éviterait
autant que possible de voir Albert pendant le cours de ce voyage,
de rester seule avec lui , et en même temps elle regardait à sa montre
pour voir s'il n'était pas bientôt l'heure de dîner, car à dîner elle
devait être assise à coté de lui. C'en était fait du repos de la jeune
femme. La lutte était engagée dans son cœur, et chaque jour cette
lutte allait devenir plus sérieuse et plus vive.
Rien n'est plus dangereux pour les natures impressionnables et
passionnées qu'un voyage sur mer, à bord d'un bâtiment qui ne s'en
va pas comme un bateau à vapeur de ville en ville, et ne recrute pas
à chaque station de nouveaux passagers. L'aspect continu des mêmes
visages, des mêmes scènes et des mêmes horizons, la régularité mo-
notone de l'emploi des heures, l'étroit espace où l'on erre de long
en large, et l'immense perspective qui s'ouvre aux regards et à la
pensée, déplacent l'équilibre naturel de la vie et soumettent l'acti-
vité physique à l'activité morale. L'ame, au lieu de s'épancher au
dehors, comme elle le fait dans le monde, se replie sur elle-même,
s'étudie, se scrute avec ardeur, et l'imagination, appliquée sans cesse
aux mêmes rêves, leur donne bientôt un essor que nulle puissance
extérieure ne l'aide à réprimer. Dans cette concentration de la pensée,
toute émotion imprime à l'esprit une sorte de mouvement fébrile,
toute idée est promptement exagérée. La plus légère impatience
devient un sujet de colère, une piqûre faite à Famour-propre s'agran-
dit comme une plaie, et un sentiment de sympathie, qui, au milieu
des distractions du monde, n'aurait acquis que peu à peu un carac-
tère de fixité, se développe sur mer en quelques instans.
Mme de Straden , peu faite à l'isolement, à la monotonie d'une
longue navigation, devait plus que tout autre en subir le redoutable
effet. Si elle eût rencontré Albert en Hollande ou en Russie, le mou-
vementée inonde, la variété de ses devoirs et de ses relations, au-
raient peut-être distrait son esprit de l'impression trop vive que l'as-
pect suint du jeune officier avait précuite sur elle; mais seule sur cette
232 REVUE DE PARIS.
frégate, seule au milieu d'étrangers, en présence d'un homme qui
la révoltait par la hardiesse de ses regards et l'impudence de ses
paroles, elle n'avait dans le cœur, dans l'esprit, qu'une pensée
qu'elle essayait de combattre, et qui la dominait encore dans les
efforts même qu'elle faisait pour la repousser.
Chaque jour d'ailleurs la présence d'Albert donnait à cette pensée
un nouvel aliment. Le matin elle l'entendait passer devant la porte
de sa chambre, et c'était là sa première émotion. Un peu plus tard,
elle déjeunait et dînait avec lui, puis le retrouvait encore sur le pont.
Les passagers allaient se promener, lorsque le temps était beau, dans
la salle où ils se réunissaient pour causer ou pour lire. Avec ses com-
pagnons de voyage, il était ordinairement pensif et silencieux; il
assistait souvent sans mot dire à leur entretien; mais quand la con-
versation touchait à quelque idée intéressante, ou quand on s'adres-
sait à lui pour avoir son avis sur quelque question, soudain il s'ani-
mait, et son langage, grave, élevé, dénué de vaines phrases et de
vains ornemens, captivait l'attention de tous ceux auxquels il s'adres-
sait. Élise l'écoutait avec une sorte de recueillement et jouissait de
la supériorité de cet esprit qu'elle avait connu dans son premier dé-
veloppement. Elle aimait à voir Albert entrer avec chaleur dans la
discussion de quelque noble théorie ou de quelque grand fait histo-
rique, à l'entendre raconter ses voyages dans les fabuleuses con-
trées de l'Orient; elle le suivait avec émotion à travers les scènes
riantes et grandioses dont l'image seule donnait à ses récits une cou-
leur étrange et poétique, elle s'associait à son enthousiasme, elle
tressaillait à ses dangers. Toutes les femmes ont en elles quelque
chose de la nature de Desdemona. Le côté aventureux de la vie leur
plaît, les tentatives extraordinaires les éblouissent, le péril les atten-
drit, et dans leur généreux cœur l'amour naît souvent de la pitié.
Quand Albert était resté avec ses compagnons de voyage aussi
long-temps que les convenances l'exigeaient, il se retirait à l'écart
sur le pont de la frégate. C'était là que la jeune femme le rencon-
trait, quelquefois par hasard, et quelquefois aussi parce que elle-
même le cherchait tout en se promettant de l'éviter. Alors il ne par-
lait plus ni d'art, ni de science; il ne parlait que des jours heureux
de sa jeunesse, des espérances qui jadis inondaient son ame, et des
regrets amers qui leur avaient succédé. Les plus légères circonstances
de ses visites à Élise, de ses promenades avec elle, étaient restées
gravées dans son esprit, et les moindres détails de ces heures d'amour
et de confiance étaient pour lui une source inépuisable de réflexions.
REVUE DE PARIS. 233
Un soir qu'il était près d'elle, appuyé sur un des bastingages, la tête
penchée, l'œil fixe, contemplant en silence la mer qui, dans ce mo-
ment, était calme et limpide :Oh ! voyez, lui dit-il, comme cette mer
est belle, comme ce ciel est bleu. Nul vent n'agite ces vagues d'azur,
nul nuage ne flotte sur notre tête, l'immense Océan ne reflète dans
son sein que la lueur scintillante des étoiles et les rayons de pourpre
du soleil couchant. Vous souvient-il d'un soir où nous revenions de
visiter ensemble une de vos tantes qui demeurait au bord du lac de
Harlem? Le ciel était aussi pur, l'onde du lac aussi limpide; notre
barque glissait légèrement à sa surface et ne laissait derrière elle
qu'un sillon argenté. Près de vous était votre mère qui, de temps à
autre", nous regardait avec affection, car alors elle ne voyait encore
en moi qu'un ami et n'avait pas songé à me séparer de vous. Votre
jeune sœur chantait une de ses naïves chansons d'enfant, et moi, assis
en face de vous, j'éprouvais je. ne sais quel profond et religieux sen-
timent de bonheur que nulle parole au monde ne peut exprimer.
Quelquefois votre bras, appuyé sur le bord de la barque, se penchait
un peu plus bas, votre main plongeait dans l'eau, la mienne aus-
sitôt venait la chercher, nos doigts s'enlaçaient dans un flot d'azur,
et il me semblait que le lac, le ciel, la nature entière, souriaient à ce
symbole de notre union. Quand nous abordâmes au rivage, votre
pied glissa sur le sol humide, je vous vis chanceler, et mon bras vous
soutint, et, dans le mouvement que vous fîtes pour vous relever,
votre tête se pencha vers moi, vos longs cheveux flottèrent sur mes
yeux, votre joue effleura la mienne. Oh! mon Dieu! mon Dieu! il y
a des heures, des minutes, qui devraient avoir dans le souvenir la
durée de l'éternité; et vous, Élise, vous n'avez pas pu les garder, ces
souvenirs! vous n'avez pas... Il s'arrêta tout à coup; la jeune femme
venait de saisir sa main comme pour l'empêcher de continuer, et elle
avait le visage inondé de larmes. Au même instant, un cri rauque
retentit derrière eux. Le mousse s'enfuit en gambadant et ricanant,
et le capitaine s'avança vers le jeune couple. — Comment, madame?
s'écria-t-il, des larmes! Oserais-je vous demander la cause d'un cha-
grin si subit? ou est-ce un secret entre vous et l'ami de votre famille?
ajouta-t-il en jetant un regard glacial sur le capitaine. — Ce n'est
rien, monsieur, rien du moins qui puisse vous intéresser, répondit
Mme de Straden impatientée de se voir surprise ainsi deux fois de
suite dans son émotion par l'homme dont elle ne connaissait que
trop les odieuses pensées. — Pardon, madame, reprit le capitaine
d'un air prétentieux, je ne suis point de ces marins barbares qui
TOME XIV. FÉVRIER. 17
23k REVUE DE PARIS.
peuvent, sans en être touchés, voir les larmes couler sur un beau
visage. Je désire savoir si je ne puis apporter quelque remède à cette
douleur dont le hasard m'a rendu témoin. S'il faut, pour vous com-
plaire, faire quelque changement à la vie que l'on mène à bord,
je suis prêt à vous obéir, et si quelque téméraire a pu offenser vos
beaux yeux, les lois de la marine n'ont pas prévu, il est vrai, un tel
délit, mais les lois de la galanterie m'ordonnent de le punir, et j'userai
de mes droits de commandant pour vous donner satisfaction.
— Eh! non, monsieur, dit Élise irritée de l'amère ironie qui per-
çait dans ces paroles, je n'ai nulle réforme à demander et nulle
offense à punir. Je désire seulement être seule quand bon me semble,
et pleurer si je le veux.
— Mille excuses, reprit le capitaine en faisant un profond salut;
je vois ce que vous entendez par être seule, et je me relire.
— Insolent! s'écria Albert; et il fit un mouvement pour le suivre.
— Arrêtez, au nom du ciel! dit Élise; si vous tenez à mon
repos, n'engagez pas avec cet homme une querelle qui ne pourrait
avoir qu'un funeste résultat. Au fait, ajouta-t-elle après un moment de
silence, ne lui avons-nous pas nous-mêmes donné ïe droit de prendre
ce ton sardonique? Voilà plusieurs fois que nous nous trouvons ainsi
à l'écart, et plusieurs autres personnes ont pu faire les mêmes re-
marques que le capitaine. Je vous en prie, Albert, allez rejoindre
les passagers, et laissez-moi seule ici m'efforcer de me recueillir.
Albert obéit, et la jeune femme resta long-temps encore à la place
où il l'avait laissée immobile et plongée dans de profondes réflexions.
Tandis que tous deux renouaient ainsi les liens du passé, le vent
semblait être complice de leur amour et prolonger à plaisir leur
réunion. Le vent était tantôt tout-à-fait contraire, tantôt complète-
ment calme; la frégate louvoyait , s'arrêtait, puis louvoyait encore
et avançait fort peu. Ce retard aggravait singulièrement la situation
d'Élise, et elle ne s'en apercevait pas. Elle revenait, au contraire,
peu à peu du trouble extrême et des tendres anxiétés qu'elle avait
d'abord éprouvés en revoyant si subitement Albert; elle reprenait
cette fatale sécurité dans laquelle souvent les dieux ennemis endor-
ment l'ame humaine à l'heure où l'orage s'approche. Déjà elle cher-
chait Albert sans crainte, elle le suivait dans ses rêveries solitaires,
elle posait avec confiance sa main sur la sienne, et le regardait avec
affection. Albert ne demandait rien, mais il semblait si heureux
quand elle était près de lui, et son visage prenait une expression si
douloureuse quand cl^e atïejctait une froide sévérité-, qu'elle n'avait
REVUE DE PARIS. 235
pas la force de loi enlever cette joie passagère et de lui imposer une
nouvelle douleur. Puis elle se disait qu'elle devait quelque consola-
tion à celui qui avait tant souffert pour elle, et qu'elle pouvait, sans
manquer à la sainteté de ses engagemens de femme, traiter au moins
comme un ami celui qui avait dû un jour être son époux. Le mousse,
tout en courant de côté et d'autre, l'observait sans cesse, et le capi-
taine savait à chaque instant tout ce qu'elle avait fait, et souvent
tout ce qu'elle avait dit.
Depuis l'arrivée du jeune officier à bord , il avait tenté encore de
réitérer à Élise ses premières déclarations, et il avait été repoussé
par un mépris si froid que toute l'ardeur de sa passion s'était con-
vertie en haine. Il enveloppait dans cette haine la jeune femme dont
il s'était épris si vite et si violemment , et l'officier qu'il regardait comme
son heureux rival. Humilié dans son orgueil, trompé dans les folles
espérances qu'il avait osé concevoir, il résolut de se venger, et plus
d'une fois il essaya d'irriter, de blesser Albert par quelque remarque
sardonique. Il aurait voulu le forcer à commettre quelque acte écla-
tant d'insubordination, afin d'user aussitôt de son autorité absolue,
et de le mettre aux arrêts; mais Albert, prévenu par Élise, s'obser-
vait avec soin, se maîtrisait avec énergie, et s'éloignait opiniâtrement
du terrain dangereux sur lequel son adversaire voulait l'amener.
Ces tentatives du capitaine produisirent l'effet qui résulte presque
toujours d'une persécution. Les deux amans, se sentant l'un et l'autre
exposés à la môme animadversion, s'unirent plus étroitement comme
pour mieux résister par leur union à la haine qui les poursuivait.
Chaque fois que leur ennemi avait essayé de troubler leur solitude et
d'entraver leur entretien, ils se rejoignaient avec plus de joie et de
confiance. Chaque fois qu'à la suite d'une des injurieuses boutades
du capitaine, Albert se retirait tout ébranlé encore des efforts qu'il
avait dû faire pour réprimer un juste ressentiment, Élise accourait
aussitôt près de lui et s'efforçait de le calmer, d'effacer dans son
esprit l'impression de l'offense qu'il avait soufferte à cause d'elle; la
jeune femme abaissait sur lui ses doux yeux bleus, et lui adressait de
douces paroles. Albert alors se penchait vers elle, leurs mains se ren-
contraient, leurs regards se noyaient l'un dans l'autre. Si l'obscurité
du soir les enveloppait de ses voiles, s'ils croyaient que personne ne
les observait, ils se rapprochaient encore, et leurs lèvres s'effleuraient;
une même pensée d'amour agitait alors leur cœur, un feu ardent
s'allumait dans leurs veines, une sorte d'hallucination éblouissait
leurs âmes. Les pauvres amans touchaient au bord de l'abîme.
236 REVUE DE PARIS.
Quelques jours avaient suffi pour réveiller dans le cœur d'Albert
tous les désirs impétueux d'une première passion , pour subjuguer
dans celui d'Élise l'austère sentiment du devoir, et la navigation
pouvait se prolonger encore long-temps, lorsqu'un matin , Albert,
montant sur le pont, vit le timonier qui regardait le ciel d'un air
préoccupé. — Eh bien! lui dit-il, que lisez-vous là-haut? vous qui
avez si bien deviné il y a huit jours le temps que nous aurions,
croyez-vous que nous allons encore passer du calme au vent-debout?
— Ah ! ah ! répondit le timonier en jetant un coup d'œil sur la bous-
sole, j'aperçois là-bas certain petit nuage qui pourrait bien empê-
cher cette nuit l'équipage de dormir. La brise fraîchit, l'aiguille
commence à varier, et j'ai par là dans la jambe un vieux rhumatisme
qui me picote. C'est une espèce de baromètre qui ne me trompe
guère. Allons, vous autres, dit-il à quelques matelots, prenez bra-
vement votre quart d'eau-de-vie , et tachez d'avoir l'œil ouvert.
— il a raison, le timonier, dit un des matelots en regardant tour
à tour l'horizon, la boussole, et le vent indécis qui variait à chaque
instant. Les tribordés qui sont de garde ce soir auront de la besogne,
ou je ne m'y connais pas.
— Est-ce que c'est ce nuage, reprit Albert, ce petit nuage noir
que je distingue à peine là-bas, qui vous fait penser à l'orage?
— Oui, mon brave monsieur, répondit le timonier. Les marins,
voyez-vous, lisent dans les nuages comme vous lisez dans vos livres.
Les nuages pourtant sont des malins. Quelquefois ils ont l'air de nous
prendre pour des badauds. Ils font toutes sortes de grimaces comme
pour se moquer de nous. Ils se promènent en long, en large, pour
nous dérouter, mais bah! ils ont beau se tortiller comme une que-
nouille, se pelotonner comme une balle de laine, faire toutes sortes
de contorsions et de zig-zags : nous finissons par voir ce qu'ils
veulent dire. Et puis nous voilà à l'équinoxe d'automne. Dame!
c'est un rude compère, l'équinoxe! On ne sait pas tout ce qu'il a en
tête quand une fois il se met en route. C'est bien le plus méchant
sournois que je connaisse, avec cela que sur cette mer du Nord il est
encore plus féroce qu'ailleurs.
Peu à peu le nuage grossit et s'étendit comme une ceinture de 1er
à l'horizon. D'autres nuages montaient à la surface du ciel, et dé-
ployaient l'un après l'autre leurs ailes sombres sur les rayons du soleil.
Le vent s'élevait par raffales et tournait tantôt au nord, tantôt à l'est.
Les matelots passèrent une partie du jour à changer l'amure selon
ses caprices. L'orage n'était pas encore déchaîné, et Albert, qui le
REVUE DE PARIS. 237
redoutait pour Élise, espérait voir se dissiper peu à peu les prévisions
des matelots. Mais vers le soir, le ciel fut tout à coup enveloppé d'un
voile ténébreux. Pas une ligne d'azur, pas un rayon de lumière n'ap-
paraissait à l'horizon. La mer, noire comme le ciel, se creusait en
gémissant sous le navire, puis se relevait et bondissait avec colère:
le vent était au nord-ouest, sifflant et grondant si fort, qu'à peine
entendait-on la voix des officiers appelant les matelots à la ma-
nœuvre.— En haut les gabiers, s'écria le lieutenant de quart, ('.ar-
guez les voiles du petit hunier.
— Oui, oui, c'est bien, disait le timonier en suant de toutes ses
forces pour manier le gouvernail, j'ai idée qu'on carguera encore
d'ici à minuit quelque morceau de toile; nous allons avoir un joli
petit temps de cape.
— Carguez la misaine, s'écria de nouveau l'officier.
Les matelots, perchés en l'air, les pieds posés sur la corde vacil-
lante, le corps incliné sur les vergues, essayaient d'embrasser dans
l'obscurité la toile rouelle que la raffale enflait et jetait de côté et
d'autre, de saisir les garcettes pour les lier, et leurs bras se fatiguaient
à poursuivre cette rude tâche, tandis que la voix du contre-maître,
debout au pied du mât, son sifflet à la main, les gourmandait de leur
lenteur. Albert, que plusieurs voyages sur mer n'avaient pu accou-
tumer à ce douloureux spectacle, les voyait avec effroi balancés
comme des mouettes sur leur frêle appui, et tremblait pour eux. Ce
premier travail achevé, l'officier reprit son porte-voix et fit carguer
les autres voiles. La frégate ne donnait plus de prise au vent que pas-
sa mâture, et le vent, dans sa terrible puissance, l'agitait, la ballot-
tait encore comme un roseau. Tantôt elle s'élevait sur la cime de
vagues pareilles à des montagnes, tantôt elle redescendait «ans leur
lit profond, comme si elle eût dû s'engloutir dans leur abîme; tantôt
enfln elle se couchait sur le flanc, comme si elle allait chavirer, puis
se relevait toute ruisselante des flots qui se retiraient en hurlant et en
gémissant comme s'ils regrettaient de ne pouvoir saisir leur proie.
Élise, qui, à l'approche de la tempête, s'était renfermée dans sa
chambre, ne put y rester. Elle monta, pâle et effrayée, sur le pont;
et Albert, qui, dans ce moment de terreur, ne pensait qu'à elle,
Albert était là qui l'attendait II lui tendit la main pour la soutenir
dans sa marche chancelante, la conduisit à l'endroit de la frégate le
moins inondé, la fit asseoir à côté de lui sur un canon, et étendit son
manteau sur elle pour la garantir du froid et de l'humidité. Les deux
amans étaient là, dans l'obscurité qui les dérobait aux regards, préoc-
238 REVUE DE PARIS.
cupés tous deux d'une idée de danger, et y songeant tous deux
avec une émotion différente. Dans le cœur de la jeune femme il n'y
avait qu'un sentiment de famille, un sentiment conjugal et maternel
plein de tendresse et d'anxiété. Elle pensait à la douce enfant qu'elle
avait quittée, aux parens qu'elle allait revoir, et priait le ciel de ne
pas l'enlever si tôt à tous ces trésors. Dans le cœur d'Albert, il y avait
une joie douloureuse, une exaltation de bonheur et de désespoir.
Isolé depuis long-temps dans le monde , dépouillé de l'espoir qui
avait été le charme de sa jeunesse et le but de sa vie, il serrait con-
vulsivement la main d'Élise contre son cœur, posait son front brû-
lant sur ses longs cheveux, cherchait d'une lèvre fiévreuse à respirer
le souffle de sa bien-aimée, et se disait qu'à cette heure-là il voudrait
bien mourir. — Oh! non, il ne faut pas avoir de si tristes pensées!
s'écria Élise, qui devinait ce qui se passait dans l'ame de son ami,
comme les femmes devinent quand elles aiment; il faut suivre la des-
tinée que Dieu vous a faite. Albert, vous êtes si jeune encore, le
bonheur est l'ami de la jeunesse; vous le trouverez quelque jour sur
votre route, et il vous fera un avenir si doux, que vous oublierez le
passé. — Jamais! jamais! dit Albert; mon bonheur est ici, c'est
l'orage qui me le donne, et je voudrais que l'orage m'emportât dans
cette minute d'extase, qui pour moi ne reviendra jamais. Et des
larmes brûlantes roulaient dans ses yeux; il enlaçait avec transport
ses bras autour d'Élise; et la pauvre femme, dominée par son agita-
tion, désirant le consoler et ne pouvant proférer une parole, se ser-
rait contre lui comme un oiseau tremblant.
Tout à coup on entendit un craquement affreux, et les barres du
perroquet, brisées par le vent, tombèrent sur le pont. Au même
instant une lueur lugubre apparut dans la nuit obscure. Un coup de
canon retentit dans le fracas de l'orage. C'était sans doute le signal
de détresse d'un bâtiment errant à distance au gré de la tempête;
mais il était impossible de lui porter secours. Les timoniers avaient
peine à gouverner la frégate. Les matelots appelés à la manœuvre
glissaient, tombaient sous les lames qui sans cesse inondaient le bâ-
timent. Les officiers couraient de côté et d'autre, donnant des ordres
qu'on n'entendait pas. La frégate était renversée sur le côté, les
vergues du petit hunier plongeaient dans l'eau, et les vagues écu-
meuses bondissaient sur le pont.
Le capitaine passa à côté du jeune couple, et s'écria avec colère :
— Madame ferait mieux d'être dans sa chambre qu'ici!
Élise, qui fermait les yeux sur le sein d'Albert et qui semblait avoir
REVUE DE PARIS. 239
perdu toute connaissance dans ce moment affreux, se réveilla à cette
voix redoutée, et se leva pour s'en aller. Mais elle avait à peine la
force de se soutenir; comme nul matelot n'était là pour lui prêter
son secours, Albert la prit dans ses bras; puis en s'appuyant tantôt
contre les mâts, tantôt contre les bastingages, il l'amena jusqu'à l'es-
calier et l'emporta dans sa chambre.
Le lendemain de ce jour sinistre, la mer était encore houleuse et
emportée, le vent soufflait encore avec violence; mais un soleil riatu
se levait à l'horizon, on avait déployé les voiles, et l'on naviguait ra-
pidement en droite ligne vers la Hollande.
A l'heure du déjeuner, les passagers se réunirent dans la chambre
du capitaine. Albert arriva le visage animé, le regard étincelant; puis
Elise s'avança Civin pas chancelant. Son visage était sombre et triste,
sa bouche semblait contractée par une agitation fébrile, et son re-
gard , flamboyant sous ses longs cils, avait une expression ardente et
sinistre. Toutes les personnes qui se trouvaient là l'observaient avec
une sorte de terreur et d'appréhension muette. Ce n'était plus la
une femme si douce, si timide, qu'on avait vue jusque-là. C'était
e.ne apparition étrange et indéGnissable, i'ombre d'un mauvais rêve,
la victime d'un sort fatal. Elle salua en silence d'un signe de tète les
I assagers, et s'approcha machinalement de la place qu'elle avait cou-
tume de prendre à table. Albert, inquiet et agité, allait, lui adresser
la parole, quand soudain le capitaine entra. ïl demanda aux passa-
gers d'un air riant s'ils avaient eu bien peur de l'orage, et s'ils avai :
souffert; puis, s'approchant d'Ëlise:
— Et vous, madame, dit-il, comment avez-vous passé la nuit?
— Bien, monsieur, balbutia la jeune femme d'une voix qu'on en-
tendit à peine.
— Je le crois, car vous l'avez passée avec M. Albert.
Élise devint pâle comme la mort, s'appuya toute tremblante contre
les parois de la chambre; puis, se relevant soudain par un violent
effort, ouvrit la posté et disparut.
— Monsieur, s'écria Albert en faisant un mouvement pour couri:
après Élise, yous me rendrez raison de ces paroles!
— Oui , monsieur, dit le capitaine en prenant tranquillement sa
place à table, nous nous reverrons. En attendant, comme vous êûaa
ici sous mes ordres, je vous ordonne de rester là, et de ne pas pro-
longer un scandale qui n'a déjà que trop duré. — Puis il s'assit et
versa gaiement un verre de vin de Madère, tandis que les passagers,
stupéfaits de cette scène, les regardaient immobiles et silencieux.
Un instant après, on apporta au capitaine un billet ainsi conçu :
240 REVUE DE PARIS.
« Je prie monsieur le capitaine de me recevoir à midi dans la
salle du conseil, en présence des officiers de la frégate et des pas-
sagers.
« Élise de Straden. »
— C'est bien , dit le capitaine au matelot qui lui avait remis ce
billet; répondez que j'accepte.
Puis, appelant un de ses lieutenans : — Faites venir, dit-il, le ca-
pitaine d'armes; qu'il prenne avec lui deux hommes, et conduise
M. l'officier d'artillerie dans sa chambre, où il restera aux arrêts forcés
jusqu'à ce que nous arrivions dans un port.
L'ordre fut à l'instant exécuté. Albert savait que toute résistance
serait inutile, et suivit ses gardiens.
A midi sonnant, les officiers en grande tenue, les passagers épou-
vantés encore de tout ce qu'ils venaient de voir, étaient rangés dans
la salle du conseil. Le capitaine se promenait de long en large,
essayant de prendre un air dégagé, et trahissant, malgré lui, son
agitation. Mme de Straden parut, le visage pâle et défait, les lèvres
livides, les yeux hagards. Elle portait une robe de satin blanc comme
pour un jour de fête, des anneaux de diamans aux doigts, des perles
à son cou, des fleurs dans ses cheveux. Appuyée sur le bras de sa
femme de chambre, elle s'avança en chancelant au milieu du cercle
qui l'observait avec effroi, puis, soulevant sa tête appesantie, sa jeune
tête si belle encore dans sa pâleur et sa souffrance, et promenant
un long regard sur toute l'assemblée: — Messieurs, dit-elle d'une
voix défaillante, vous avez été témoins de ma honte, vous serez
témoins de mon repentir; je meurs empoisonnée. — Et elle tomba
sur le parquet.
Quelques jours après on lisait dans les journaux de Hollande : « A
la suite d'un fatal événement arrivé à bord de la frégate la Néerlande,
un duel a eu lieu sur la route d'Utrecht entre le commandant de cette
frégate et M. A...., capitaine d'artillerie. Dès le commencement du
combat, M. A.... a reçu un coup de pointe dans la poitrine; les té-
moins ont voulu alors s'interposer entre les deux adversaires et les
séparer, mais M. A.... a déclaré qu'il se battrait jusqu'à la dernière
extrémité. Blessé une seconde fois au bras, il a repoussé de nouveau
opiniâtrement l'intervention des témoins et a plongé son épée dans le
sein du commandant, qui est mort à l'instant. Le roi a ordonné que
M. A.... serait conduit à la forteresse et mis en jugement.»
X. Makaiiek.
GUY PATIN.
Écrire l'histoire de Guy Patin, étudier minutieusement, et dans des pro-
portions convenables, la vie de cet homme d'un caractère si original et si
absolu, ce serait faire en quelque sorte l'histoire complète de la bonne bour-
geoisie en France au xvne siècle, de ses mœurs, de ses tendances, de ses pré-
jugés. « Tel contemporain notable qu'on a bien vu et compris, dit M. Sainte-
Beuve dans ce beau et grave livre de Port-Royal , vous explique et vous pose
toute une série de morts, du moment que la réelle ressemblance entre eux et
vous est manifeste, et que certains caractères de famille ont saisi le regard.
C'est absolument comme en botanique pour les plantes, en zoologie pour les
espèces animales; il y a l'histoire naturelle morale, la méthode (à peine
ébauchée) des familles naturelles d'esprits. Un individu bien observé se rap-
porte vite à l'espèce qu'on n'a vue que de loin et l'éclairé. » Rien n'est plus
judicieux; c'est à l'aide de ce procédé que M. de Montlosier explique le grand
Arnauld. Ainsi de Guy Patin, pour ses contemporains; en même temps
que ses lettres forment un excellent appendice à Molière , qu'on y retrouve
MM. Tomes et Desfonandrès , Thomas Diafoirus, et ce réjouissant Sgana-
relle, qui aimait si fort à visiter le sein des nourrices, elles nous font assister
à l'éclosion de certaines idées que beaucoup ne soupçonnaient pas si vieilles;
elles semblent continuer ce xvie siècle si hardi, si vivace, si plein d'auda-
cieuses réformes, de paradoxes révolutionnaires. M. Sainte-Beuve, dans le
livre que nous citions tout à l'heure, a nettement fait la part du xvne siècle
dans l'histoire de la philosophie; il l'a montré en pleine réaction avec celui
qui l'avait précédé, par la tentative hardie du jansénisme; en opposition ma-
nifeste avec celui qui l'a suivi, et qui sonna pour ainsi dire l'heure dernière
du catholicisme en France. Dans ce siècle pourtant, plusieurs, Molière,
âlâ REVUE DE PARIS.
Naudé, Guy Patin, pour ne citer que ceux-là, conservèrent la tradition pour
ainsi dire de leurs devanciers, et, par nature ou par opiniâtreté, refusèrent
de courber la tête sous le joug. Plusieurs, quand le plus grand nombre s'age-
nouillait autour du bois sanglant du Calvaire, se tinrent irrévérencieusement
debout, doctes, déniaisés de la folie du monde, railleurs acerbes, un peu
mélancoliques pourtant, cherchant maître en fait de religion , non pas à la
façon turbulente et provocatrice de Diderot et des encyclopédistes, mais
comme Scaliger, Saumaise, Érasme, Gassendi, Calvin lui-même. Parmi
ceux-là, et entre les plus hardis, en raison même de la forme dans laquelle
il épanchait sa bile ou ses doutes, il faut compter Guy Patin. Tandis que
Molière, disciple lointain de Gassendi, attachait le grelot dans Don Juan
et Tartuffe, bien loin de là, du milieu d'un camp opposé, Guy Patin, déjà
vieux, secondait ses efforts et semblait protester par sa véhémence et son
incrédulité contre les irrésolutions, les retours et les fragilités de son temps.
M. Sainte-Beuve, dont le nom revient bien souvent sous notre plume, dans
sa notice sur Molière, M. Bazin dans son travail sur Mazarin, ont diverse-
ment, mais d'une façon judicieuse, apprécié ce mordant personnage; c'est à
eux qu'en bonne justice littéraire il appartiendrait de le venger des dédaigneux
jugemens de Voltaire et de Laharpe. En attendant qu'ils prennent en main
une cause digne d'eux, qu'il nous soit permis d'ébaucher rapidement, comme
pièce à conviction, la piquante figure de cet implacable adversaire du gazetier
Renaudot, de l'antimoine, du quinquina, des sorbonnistes, des chirurgiens,
des apothicaires, du cardinal de Puchelieu, du Mazarin, des moines, du pape,
des tulipes , des eaux minérales, et de tout ce qui offrait enfin l'ombre d'un
prétexte à l'inimitié.
Guy Patin ( dans une étymologie raisonnablement subtile , il nous ap-
prend que ce Guy vient d'Ovidius) naquit à Houdan en Beauvoisis, dans
la première année du xvnfi siècle. Il descendait de bourgeoisie de vieille
roche, alliée au parlement, souventes fois à la noblesse et de condition sinon
noble, au moins notable. Lui-même nous apprend que ses armes étaient de
gueule au chevron d'or accompagnées de deux étoiles d'argent en chef et d'une
main de même, en pointe. De bonne heure il se destina à la médecine. Assidu,
sagace, opiniâtre, il passa dans l'ombre les longues années de l'étude. La pre-
mière fois qu'on l'aperçoit, il a déjà quarante ans, et dès-lors il semble fort
intempérant dans ses propos, médisant du tiers et du quart avec une liberté
dangereuse, et lié avec ce malheureux M. de Thou contre lequel M. Bazin
prend peut-être un peu lestement parti. Jamais il ne pardonna au cardinal de
Richelieu l'exécution de son ami, et depuis il ne manqua plus jusqu'à la fin
de sa vie de saluer le nom du cardinal d'une épithète injurieuse, comme Ju-
piter massacreur, bonne chenille ou bellua vorax, selon la disposition d'es-
prit dans laquelle il se trouvait. Bien mieux, comme il l'accusait, et non
sans quelque fondement, d'incontinence, d'athéisme et d'assassinat, il ne se
lit jamais aucun scrupule de compter parmi les jours heureux de sa vie celui
où mourut Armand-Jean Duplessis de Richelieu.
REVUE DE PARIS. 243
Guy Patin était d'une nature violente, énergique, opiniâtre, et qui ne se
pliait point à la mode et aux caprices de son temps. Nourri dans le respect
des anciens de la faculté, fort d'une érudition ingénieuse et solide, savant
dans l'Hippocrate et dans l'Aristote , récalcitrant et frondeur par tempéra-
ment, il ne demandait qu'à haïr les hommes et les choses. L'énumération des
objets de son antipathie est longue, on l'a vu, et il y faut mettre de l'ordre
si l'on veut s'y reconnaître. Un des premiers et des plus maltraités dans ses
lettres est le gazetier ïhéophraste Renaudot, médecin d'une faculté qu'il n'ai-
mait ni naturellement ni surnaturellement, celle de Montpellier, et contre
laquelle il plaida au nom des six-vingt docteurs de Paris en l'an 1642, avec
grand succès et concours de monde. Ce malheureux Renaudot était camus,
mais camus au point d'avoir moins de nez qu'une noisette, et de là un flux
incessant de plaisanteries. Tantôt en faisant allusion à la déconfiture du gaze-
tier, il dit que voilà son camus en bonne passe puisqu'il a maintenant un
pied de nez; tantôt il change son nom de Théophraste en celui de Caco-
phraste; ailleurs c'est un nebulo liebdomadarius, grâce à qui le papier ne
sert plus désormais, comme les rujjiani , qu'à la prostitution de la renommée
des hommes; qui n'est bon qu'à livrer au bourreau et digne de la marque et
du fouet; plus loin c'est un paillard endurci, puant, punais et digne de la
hart. On voit qu'en l'ait de gentillesses et d'aménités épigrammatiques, notre
homme n'y regardait pas de trop près. Patience ! nous en verrons bien d'au-
tres , et si maltraité que soit le gazetier, ce n'est rien en comparaison du Ma-
zarin. C'est là le ton des discussions du temps entre savaus, et le père Petau
n'y allait guères de moins bon cœur à l'endroit de l'incomparable Salmasius
que Guy Patin prisait si fort pour avoir refusé d'écrire par ordre l'histoire
fardée de sa béte, le grand cardinal Armand.
L'antimoine n'eut pas une moindre part dans les démêlés qui agitèrent la
vie de Guy Patin et qui aiguisèrent sa verve intarissable. En 1054, il avait
été nommé professeur de pharmacie au collège de France, et un peu plus tard
doyen de la faculté; du haut de sa double chaire il lapidait sans relâche
ses nombreux adversaires. L'antimoine, qui n'est autre chose que l'émétique,
avait été importé en France par les jésuites, et quelques médecins novateurs
avaient imaginé d'en faire une sorte de panacée universelle. Il était résulté
de cet engouement que, pour quelques cures heureuses, les médecins alors en
vogue, Guenaut, celui-là même dont parle Despréaux, Desfongerais, Esprit,
Valot et quelques autres avaient tué beaucoup de monde. Guy Patin , qui
raisonnait volontiers comme je ne sais quel empirique de V Amour Médecin
et qui trouvait qu'il valait infiniment mieux , pour un malade, mourir dans
les règles que guérir hors de la doctrine , ne pouvait manquer de s'élever
bien fort contre une innovation qui lui faisait si beau jeu. D'abord il détes-
tait cordialement les loyolites qui avaient importé l'antimoine; en outre les
anciens de la faculté proscrivaient le vin ou venin émétique, hérétique ou
énétique, ab enecando, disait-il, et c'était pour lui une autre raison de le con-
damner sans rémission. Il méprisait encore souverainement tout ce qui était
2H REVUE DE PARIS.
chirurgien, comme estaffier de Saint-Corne, laquais botté et barbier ignorant,
ignorantissime, ignorantifiant et ignorantifié par tous les cas et modes imagi-
nables. Quant à l'apothicaire en général, qui est, comme on sait, un Ane en bas
rouges, il n'en fait pas plus de cas. Ce sont tous des friponiers, des j 'ri casseurs
de drogues, des cuisiniers arabesques, et sa grande préoccupation est de leur
faire interdire les consultations et les réponses en latin : bien plus, pour les
mieux ruiner, il prône sans vergogne l'introduction de l'arme grotesque des
matassins de M. de Poureeaugnac dans le sein des familles; cela lui parait un
moyen infaillible de réduire à quia ces messieurs qui n'ont point accoutumé
de parler à des visages. Quant à la réjouissante nomenclature de leurs chi-
mies, bézoar, alkermès, apozèmes, opiates, poudres hydragogues, tête de
vipère, mithridate, huile de briques, corne de licorne, elle lui fait jeter les
hauts cris : c'est l'abomination de la désolation, et il coudrait volontiers
toute cette pharmacie dans le ventre du dernier d'entre eux. Bien plus, l'abo-
lition du quinquina , qui emportejes gens en poste dans l'autre monde et
qu'il apostrophe dans toutes les langues; celle de l'antimoine, dont il avait
dressé le martyrologe et qui a tué plus de monde que n'a fait le roi de Suède
en Allemagne, lui semblerait un bienfait tel qu'il l'achèterait volontier au
prix d'un jubilé. Pour les antimoinistes , ce sont des pendarts, de grands
ivrognes, des traîne-gibets, des rousseaux de vache faits comme le juif errant,
des caffards odieux qui n'iront en paradis qu'au cas où il y aurait d'affreux
marauds dans ce pays-là, de vils arbalétriers sortis de la garenne des sots,
qui lancent au but les traits de la mort , des chiens à grand collier qui ne
rougissent point (métaphore hardie) de dire comme Vespasien que l'argent
sent toujours bon de quelqu' endroit qu'il vienne, et dont il n'y aurait à s'oc-
cuper que pour les pendre haut et court, surtout si l'on veut bien songer
qu'ils font fi de la saignée!
Grave tort en effet de médire d'une si bonne chose et qui était l'arche
sainte! Aussi comme Guy Patin en parle avec amour! Le pâle docteur San-
grado, de phlébotomique mémoire, eût sans aucun doute rendu des points à
notre homme. Médire de la saignée! mais mieux vaudrait médire de l'ex-
tréme-onction. Qu'en toutes choses, professe Guy Patin, la saignée marche
puissamment et copieusement; et comprenez-vous bien ce que signifient ces
deux majestueux adverbes? Savez-vous ce qu'on entendait en ce temps par
saigner copieusement? C'était quelque chose comme cent cinquante fois,
tant des bras que des pieds, en une maladie de six mois. C'était là une doc-
trine qu'il avait apprise de son bon maître Nicolas Piètre, nec painitebat.
Mais aussi quels effets! « J'ai autrefois, écrit-il, traité en cette ville un jeune
gentilhomme âgé de sept ans, qui tomba dans une grande pleurésie pour
s'être trop échauffé à jouer à la paume, ayant même reçu un coup de pied
dans le côté droit. Il fut saigné dix-huit fois en treize jours, et le treizième... »
Il courut de ce pas jouer à la fossette! Mais sa tendresse pour la saignée ne
s'arrête pas là : il conseille à tout le monde, et principalement aux gens de
cabinet et aux écrivains, s'ils ont quelque envie d'éviter la pierre, liftera-
UEYCE DE PARTS. 2i5
torum carnifer, de s'abstenir soigneusement de femmes, tout-à-fait de vin,
de se munir de cinq ou six bonnes saignées de précaution' par an, de boire
à leur soif, et, tant que le cœur leur en dira, de bons petits breuvages faits
de casse, de sirop de roses pâles et de séné, et de vivre en joie, ce qui, à ces
conditions, est la chose du monde la plus facile et la plus agréable.
Cet homme si violent dans ses haines n'en était pas moins bon père et bon
ami , et ne laissait pas d'avoir, comme on vient de le voir, quelques admira-
tions forcenées. Malheureusement pour sa mémoire et pour le repos de son
ame, elles étaient d'un choix singulier pour un catholique et un professeur
royal au xvir siècle, et sentaient le fagot d'une lieue. C'étaient, pour les
anciens, Lucain, Lucrèce, Juvénal, le gentil Horace : pour les modernes,
c'était Rabelais, qui vaut bien à lui tout seul trois douzaines de curés; l'in-
comparable Scaliger, homme divin, digne d'être mis suprà omncm laudern
et titulos, et comme il n'y en a pas treize à la douzaine; Michel de Montasne,
le savant et prodigieux Salmasius, vulgairement M. de Saumaise, aussi docte
que mal loti en femme; le bon M. de Gassendi; Érasme, le plus bel esprit
qui ait été dans le christianisme depuis saint Augustin et saint Thomas
d'Aquin; le grand Casaubon, Calvin lui-même, et le dernier de tous, le plus
curieux peut-être, Gabriel Naudé, savant, sage, déniaisé, guéri de la sottise
du siècle, et connaissant bien les moines. Avec de pareils principes et de
pareilles préférences, on ne s'attend point sans doute à trouver notre homme
fort édifiant à l'endroit de la moinerie. En effet, il n'hésite point à la pro-
clamer la plus méchante peste de gens qui soient au monde. Quand il parle
de ces maîtres moines qui mangent de bonnes perdrix, des pâtés, des jam-
bons , et boivent force flacons, pendant que les honnêtes gens grignottent du
riz et des pruneaux; quand il parle de leur célibat et de ces obsessions d'une
nature telle que l'eau bénite ne les en délivre pas toujours, on reconnaît l'as-
sidu lecteur de Rabelais, chez qui une pointe d'impiété vient fortifier une
antipathie naturelle. Que nous parlent-ils de la vie éternelle et de l'autre
monde où jamais ils ne furent et où ils n'iront jamais, ces frères passefins de
l'endiablée confrérie des capuchons? Foin de vous, porte-besaces, ou plutôt
porte-bedaines, qui, pour voir les choses du monde à travers votre fenêtre
de drap, nous prétendez régenter in nomine Domlni. C'est bien à vous qui
n'avez point les mains gourdes à décrocher l'héritage des familles, espions
et janissaires du pape, à nous parler de renoncement et de pauvreté! — Et
des moines il va aux évêques , et des évêques aux cardinaux. Qu'est-ce qu'un
cardinal? demande-t-il, et la réponse ne se fait point attendre : animal
rtùbrum, callidum, mendax, vorax et capax omnium beneficiorum : ce
sont les maîtres pharisiens du christianisme; quand il en meurt quelqu'un,
c'est tant mieux et trois fois tant mieux; il en restera toujours de trop, et
une pluie du Vatican en fait pousser d'autres en une nuit comme des cham-
pignons. S'il vient un bruit que dans le conclave ils se sont battus à coups
de poings et de chandeliers, il ne se sent pas d'aise, il se pâme de rire, il les
exciterait presque comme on fait à des chiens qui se houspillent, et le voilà
2i6 REVUE DE PARIS.
pour quinze jours dans des jubilations non pareilles. Pour le pape, il ne s'en
soucie guère davantage. La première fois que le bonhomme de saint père
viendra à Paris, il ira au-devant de lui jusqu'à la rue Saint-Jacques, et il
l'attendra chez le premier libraire venu en lisant quelque volume. Vne autre
fois, c'est à propos du cardinal de Retz, le seul auquel il pardonne sa pourpre :
« On tient que le pape nous veut excommunier! qu'il nous excommunie,
parbieu! On dit que quand un homme est excommunié, il devient noir
comme poivre; cela ferait fort mon compte et viendrait bien à propos, car
je commence à blanchir, et si je devenais noir, je croirais rajeunir. » Peut-
on parler avec plus d'irrévérence, et ne dirait-il pas aussi bien notre saint
père le Turc que notre saint père le pape? Croyez-vous qu'il plaigne un
malheureux souverain pontife assez bien mort comme Innocent X pour
que les rats lui viennent impunément ronger les oreilles? A d'autres! vous
n'y êtes guère. Ce méchant pensera que le voilà bien, ce bon père qui
faisait cheminer les autres du centre de la terre jusque par-delà le firmament,
et qui ne peut plus remuer ni pied ni patte non plus qu'un soliveau. Et ne
croyez pas que là se bornent ses énormités : le jubilé n'échappe pas plus que
le reste à la raillerie de cet incurable sceptique. « Tout Paris court après le
jubilé, dit-il en 1645 : s'ils ne le gagnent, au moins gagnent-ils force crotte
et catarrhes. » Il lui est avis qu'on ferait aussi bien d'en faire un contre la
taille, et que le vin nouveau de l'an présent produira de plus sensibles effets
sur la tête des hommes. Le purgatoire n'est pas mieux traité : « M.Kaudé nous
a engagés pour dimanche prochain, M. Gassendi et moi, à aller souper et
coucher en sa maison de Gentilly, à charge que nous n'y serons que nous
trois et que nous y ferons la débauche, débauche philosophique et peut-être
davantage, pour être guéris une bonne fois du loup-garou et du mal des scru-
pules, qui est le tyran des consciences. Nous irons peut-être jusque fort près
du sanctuaire, et peut-être plus loin. » A parler franc, la mesure était pru-
dente, et la précaution n'était pas de trop. Quelle que fût la liberté de penser
et même de dire, elle avait des bornes qu'il était dangereux de franchir. Il
n'eût pas fait bon en effet de crier sur les toits que le purgatoire était la
chimie du pape, et que, quoique son feu fut bien chaud et bien grand, tout
saint et tout sacré qu'il était, tous ceux qui s'y chauffaient n'en mangeaient
point les chapons; il n'eût point fallu professer trop qu'on ne se doit point
inquiéter dudit purgatoire, et qu'on doit être comme ce vieux Romain qui ne
craignait que malam famam etfamem, et encore tout au plus cette dernière.
Les chapelets, les reliques, les grains bénits et autres fanfreluches papalines,
n'excitaient que sa risée. Son Juvénal, dit-il, l'avait bien détrompé de telles
bagatelles. Peut-être aussi était-ce lui qui les avait guéris tous deux, Gabriel
Naudé et Guy Patin, des révélations, des apparitions, des miracles et des
prophéties, et lui devaient-ils plutôt qu'à celui qui garde la lune des loups,
comme il appelle Dieu dans une périphrase peu respectueuse, de ne plus
faire partie des oiseaux niais et d'être enfin débètés.
A part ces exagérations un peu fanfaronnes et ces vaillantises d'esprit fort,
REVUE DE PARIS. 2V7
Guv Patin représente, nous le répétons, d'une façon précieuse le bourgeois
de la grand'ville; il est mieux que personne et par excellence le citadin de
Paris, casanier, grand bavard, caustique, tracassier, fidèle aux vieilleries.
Quand il se case dans sa belle maison de la place du Chevalier-du-Guet, dont
il parle avec tant de complaisance, dans sa grande étude, au milieu de ses
dix mille volumes, entre le premier président de Lamoignon et M". Miron,
un rude frondeur dans son temps, ses deux bons amis, c'est pour le reste de
ses jours. Ni les propositions de la Suède, ni celles du Danemark, ni celles
du nonce du saint-père, ni celles de Venise, ni celles du duc de Lorraine, qui
toutes aboutissent à lui offrir des places, des honneurs, des [tensions, n'ont
le pouvoir de l'arracher à ses livres, à sa maison, à son quartier. Il répond
sans cesse qu'il n'est ni à vendre ni à acheter; qu'il veut être enterré dans
son Paris, auprès de ses bous amis. Il est bien encore le badaud de son pays
et de son temps, par sa haine pour tout ce qui n'est pas Paris et ses fau-
bourgs. Ne lui parlez pas de la Normandie; Normandie veut dire : venu du
Nord pour mendier. Ne sonnez mot du Midi : les gens du pays d'Adiousias
sont tous escrocs, filous, hâbleurs, gabeleurs et greveleurs. Quant à l'An-
glais, il le hait presque autant qu'un cardinal. Pour l'Italie, par exemple,
dont on parle tant, qu'est-ce, je vous prie? Patria diabolorum, le pays de
Merlin Coccaïe, pays de peste, d'empoisonnement, d'athéisme, de fourberies,
de moines, sans compter le reste. Fi donc ! Aussi cela fait-il qu'il n'y veut point
aller. D'ailleurs, que voit-on, qu'entend-on en voyage? Des clochers et des
cloches dont on n'a pas l'offrande; les chiens y aboient comme ailleurs, et c'est
tout. Avec une telle disposition, Guy Patin, on le voit, malgré tout son esprit,
et soit dit sans épigramme, n'eût point inventé les impressions de voyage.
Il est envahie que nul réfugié français, nulle victime du cardinal de Ri-
chelieu, nul échappé de la Bastille, n'eut jamais des sentimens si exaltés
ni une faculté de haine aussi générale et aussi complète que notre Guy Patin
pour tout ce qui tient à la politique. Ce n'est pas seulement aux partisans,
aux sangsues, aux filous teints en écurlate de son pays qu'il s'en prend.
Princes, ducs, ministres, ce lui est tout un. Il répète aussi bien les proposi-
tions républicaines des Hollandais, que les bons mots de Pasquin, apportés
par le vent d'Italie. Au besoiu, sans doute, il lui en prêterait d'aussi mordans,
lui qui va proclamant que tous les princes du monde ne valent pas une bou-
chée de pain, et que c'est un triste pays que celui où quod non capit Christus
rapitfiscus; qu'il s'étonne d'une chose, en un temps où l'on taxe le sel, le
vin, le bois, c'est qu'on ne mette point encore d'impôts sur les gueux qui se
chauffent au soleil, et, comme dirait le médecin malgré lui, qui expulsent le
superflu de la boisson par les rues. Qu'il s'agisse du comte-duc d'Olivarès ou
de la signora Olympia, olim pia, nunc harpia; de la maison d'Autriche,
du bien à' autrui riche, ou des priucipiots affamés du Nord, peu lui importe.
L'invective va son train, et chemin faisant le cardinal de Richelieu, bonne
bête et franc tyran, et ce pauvre siècle même pendant lequel il vit, où les
Français ne sont plus que des misérables pécores à plat-ventre devant un sac
248 REVUE DE PARIS.
de pistoles ou même moins , attrapent force horions , gourmades , invectives
et épithètes malsonnantes.
Pour Mazarin, auquel il faut bien arriver, on peut répondre que personne
en France n'eut tant de haine pour lui et sa famille que cet amer et opi-
niâtre docteur en médecine. Il n'a garde de laisser échapper une occasion
d'anathématiser les uns ou les autres. Si le cardinal de Sainte-Cécile, ce
frère brutal et cynique de l'éminentissime Jules, est mort à Rome; écho
facile des bruits populaires, Guy Patin proclame bien vite que c'est ex immo-
dicà venere. S'il parle de quelque méchant pendard marqué d'une fleur de
lis sur l'épaule et digne de la roue , il conclut pourtant qu'il y a là de quoi
faire un joli cardinal-duc, qu'il n'y a rien de tel que d'être impudent, et que
ce sont les impudens qui gouvernent le monde. Malheur à toi, terre qui
es gouvernée par un enfant et par une femme! Malheur à toi, triste patrie
qui trébuches sous le bâton d'un étranger, d'un ignare larron, d'un hâbleur,
d'un comédien vil, d'un bateleur de longue robe, d'un tyran à rouge bonnet!
s'écrie-t-il à chaque instant en latin, en grec, et en français, en tirant pour
ainsi dire les épithètes à mitraille. Ne fait-il pas beau le voir, ce beau pipeur
d'Italie, à la cour, sicrit asinus inter simias, et qu'il est en belle compagnie
avec ces guenons et ces petits singes aux yeux blancs, qu'il chérit si fort et
qu'il voiture partout avec lui ! Comme il est bien le digne fils de Piètre
(Pietro) Mazarin! qu'il dorme, et que le diable le berce! qu'il veille, et que
la France se présente à lui fanée, maigrie, en lambeaux, et lui crie d'une
voix lamentable: peliis et ossa suml Mais patience! il a mangé la France, et
la France le mangera. Animaux mazariniques et bêtes mazarinesques auront
leur tour, et le veau d'or ira quelque beau jour sous l'inexorable balancier!
— Dans d'autres instans, sa haine est plus calme, et sa colère semble dormir;
il explique tout du long à ses amis particuliers, MM. Spon et Falconnet, qu'il
souhaiterait fort que le Mazarin s'en allât vitemént à Rome pour élire un
successeur au défunt pape Innocent X (belle ame devant Dieu, s'il y croyait!).
Peut-être même s'il avait assez d'argent (et comment n'en aurait-il pas assez,
ce Jupiter cramoisi, qui n'est habile qu'en trois choses, au jeu, à la table,
et au lit? depuis qu'il détrousse la patrie et qu'il coupe des bourses dans les
poches du pauvre monde), il pourrait acheter la papauté! Alors, ma foi,
bonne chère, bon gite, et tout ce qui s'en suit. Même il souhaiterait fort que
le Mazarin fût pape, sauf à lui à choisir, puisqu'il n'a que cinquante ans, pour
papesse celle qu'il voudra. Et comme une chose ne lui en fait pas oublier une
autre, il ajoute par réflexion : « Je le tiendrais volontiers pour un grand et
généreux pape, s'il avait cette bonté de nous ôter le carême. » Mais celte
bonace n'est guère de durée; l'apostrophe recommence, les tirades aboient
comme Charybde et Scylla, et ce siècle pervers, extravagant et fantasque,
fumier de tous les âges, sur lequel poussent et fermentent l'antimoine, la
fraude et la violence, n'est plus bon qu'à remuer à la fourche.
C'est une chose à la fois triste et curieuse que d'assister, dans ces lettres,
à la longue agonie du Mazarin, et de voir avec quelle implacable persévérance
REVUE DE PARIS. 2i«J
Guy Patin poursuit le moribond de ses sarcasmes et de ses malédictions. —
Si le diable l'emporte, y aurait-il sujet de crier au voleur, et n'est-il point en
droit de reprendre son bien partout où il le trouve? Ensuite, on demandera :
Mais cet homme avait-il une ame? Par le fait, c'est douteux. Pour son corps,
bien avant qu'il ait passé le guichet après lequel le chemin se bifurque, qui
s'en soucie? N'est-il pas déjà mort, celui dans la chambre duquel on sème
des billets ainsi conçus : Vous êtes prié d'assister au convoi , service et en-
terrement de monseigneur l'eminentissime cardinal Mazarin, duc et pair de
France, duc de Nivernais et de Rethelois, etc., etc., mort le 21 mars pro-
chain, ou au plus tard le 21 septembre 4 février 1661 )? Du reste, c'est fort
amusant de le voir trépasser. Il fait le brave; mais patience ! rira bien qui rira
le dernier. Cependant Guy Patin trouve que cela traîne beaucoup, et demande
quand cet homme de bien en finira. On dit toujours qu'il est enflé, atténué,
raccourci ! Bah! bah ! ce bon seigneur a bien autrement raccourci les joies de
la France; il devrait même s'estimer trop heureux d'être où il en est; car, en
bonne justice, il eût dû finir de cette angine que fait le bourreau , ce terrible
ménétrier, ajoute-t-il. Le mot est gai. Du reste, veut-on une citation textuelle?
En voici une qui dispense de beaucoup d'autres : « Il y a plus de quatre jours
que le diable aurait emporté le Mazarin au pays où tout le monde a le nez
fait de même, mais il ne sait pas où le prendre, tant il pue. On se plaint de ia
puanteur de son corps ! Eh bon Dieu , que serait-ce donc si on flairait sou
ame? » Enfin, au moment ou il apprend que, vaincu par la souffrance, le car-
dinal Mazarin a fermé les yeux pour jamais, il entonne la fameuse chanson
Il est passé, il a plié bagage!
Il est en plomb , l'éminent personnage !
Certes, voilà ce que les Anglais appelleraient un bon haïsseur, et il y aurait
eu générosité française à se taire enfin en présence de ce cadavre; mais Guy
Patin n'était point de ceux que le succès désarme. Le cardinal mort, c'est a
peine si l'on se souvenait de l'avoir détesté : ce vieux médecin acerbe et ran-
cunier n'avait point si courte mémoire, et presque seul il protestait encore.
Au reste, parmi les causes de la haine emportée de Guy Patin contre le car-
dinal, il en est une au moins bizarre et qui résulte trop clairement de la lec-
ture attentive de son livre pour qu'on ne la signale pas. Il regardait le cardinal
Mazarin comme l'unique auteur des troubles, et par suite du silence des
poètes et des historiens, qui écoutaient en tremblant , du fond de leurs stu-
dieuses retraites, les cris de la foule et le bruit des pistolades. Les libraires,
réduits au bissac, imprimaient à grand' peine quelques mauvais livres de ro-
mans ou de moinerie, et les presses ne roulaient que sur des paperasses
mazarines et la gazette de tous les samedis. Et ce n'était point la France
seule qui restait plongée dans cette torpeur; l'Allemagne, mère féconde des
bonnes disciplines, du fort savoir, la laborieuse Hollande, restaient oisives
TOME XIV. FEVRIER. 18
250 REVUE DE PARIS.
Plus de ces beaux Pline annotés; on attendait en vain l'édition du Tei tullien
par le savant M. Rigaud, Y ' Ephemeris hhtorica, du père Caussin , le beau
livre de M. Vossius sur les historiens latins. Et le pillage de sa belle maison
de Cormeille, le désastre de ses pommiers, de ses quenouilles, de ses greffes,
tenaient peut-être moins au cœur de Guy Patin que le siège de Paris, le
massacre de l'hôtel de ville et la ruine des libraires.
Une chose singulière et qui manifeste bien l'esprit contradicteur de Guy
Patin , c'est son excessive facilité à soupçonner le mal là où il n'est pas, et à
le nier où il semble être apertement. Rien ne lui eut ôté de la tête que M. le
prince allait mourir empoisonné au château de Vincennes, en 1650 , et qu'il
allait être convié à manger de la viande des dieux, comme dit Suétone. A
peine si la vue du prince , sain et sauf et en liberté , un an après , put le dis-
suader de cette opinion qui bouleversait toutes ses idées. En revanche, la
mort de Puy Laurens, en 1635, et celle de Mme Henriette, en 1670, le trou-
vèrent également incrédule. Par suite du même esprit, le jour où le surin-
tendant est arrêté, il se trouve, non point du tout par un sentiment de
générosité chevaleresque, mais par le fait même de sa nature, du parti de
Eoucquet contre Colhert et Letellier. Bien plus , Foucquet devient à ses yeux
blanc comme neige; il est accusé par des fripons, il n'y a guère lieu d'en
douter, la cour étant une mauvaise hôtellerie pour les gens de probité. Pour
un peu, il accuserait le roi de vouloir voler son ancien surintendant et lui
dépêcher son patrimoine. Il est si avare! Imaginez qu'avec lui les pauvres
n'ont que faire d'attendre du soulagement, et n'ont plus qu'à mourir, par
toute la France, de maladie, de misère, d'oppression et de désespoir. Eheic
miseros! miseram Gallium ! Les Topinambous ne sont-ils pas infiniment
plus heureux en leur barbarie? La moisson a été mauvaise, le blé sera cher;
et que fait le roi? pense-t-il à diminuer la taille? Le roi? Il a fait faire un
grand caveau dans lequel il serre ses pistoles , et d'où il n'aime point à rien
tirer; puis quand ce grand caveau-là sera plein, il en fera faire un autre;
et voilà où mène l'éducation mazarinesque : à ne considérer au monde que
l'argent, à faire, moyennant finance, d'un pleutre un duc et pair, et à ramener
pour la patrie les temps de Philippes, où Brutus pouvait crier, sur le cadavre
de la liberté romaine : Vertu , tu n'es qu'un nom !
La cour sous Louis le quatorzième, c'est la même chose que sous Riche-
lieu. On y hait les remontrances, tout s'y tourne à la despotique. Les évêques,
jadis d'or avec des crosses de bois, sont des évêques de bois avec des crosses
d'or. On n'y rencontre que scribes et saducéens, pharisiens et antimoiniens.
On se rue en servitude. Le roi , qui avec tous ses défauts ne laisserait point
que d'aimer son peuple s'il n'avait les yeux bandés par des coquins de minis-
tres, donne des carrousels splendides, et Paris est sans pain; et dans l'attente
de la mort prochaine de la reine-mère, on ne renouvelle point les livrées,
on n'habille point de neuf les pages à la nouvelle année, pour ne point faire
double dépense, le cas de deuil survenant.
REVUE DE PA1US. 251
Sous le roi Louis le quatorzième encore, la France jouissait d'une police
qui n'était pas saus quelques oreilles , et l'on n'aimait pas plus que de nos
jours, sous l'empire, les discussions trop acharnées et qui montent les tètes
comme des accens de clairon. La violence de Guy Patin sur le fait de l'anti-
moine faisait un esclandre d'autant plus grand qu'il avait affaire à
partie, ses adversaires étant en général fort bien en cour. Ses propos trans-
piraient sans qu'il s'en souciât fort. Il soutenait de certaines thèses retentis-
santes sur toute sorte de sujets, et à Bàville, chez le premier président de
Lamoignon, des magistrats le plus aimable , il avait délibérément déclaré
que, s'il eut été dans le sénat romain lorsqu'on tua Jules César, il lui eût
porté le vingt-quatrième coup. Si Despréaux avait fait sa chanson (elle est
de 1672) sur lîà ville après une pareille conversation, elle eut pu passer pour
une assez jolie épigramme. Le grand Colhert , d'ailleurs , le ministre des
fabriques , était antimoinien pour sa part, et trouvait fort mauvais que ceux
qui pensaient de la sorte ne fussent bons qu'à jeter aux chiens. Tout cela ,
outre qu'on le taxait d'impiété, mettait Guy Patin en médiocre odeur chez
bien des gens. Il était par trop compromettant et observait mal cette sienne
maxime : Xon oportet in eum scribere qui poterf proscribere. Aussi le
nuage finit-il enfin par crever, et à soixante-huit ans il connut pour la pre-
mière fois ce que c'était que la douleur.
Guy Patin réduisait voloutiers la science de la vie en maximes : il avait
entre autres une devise, benè vivere et hriari, à laquelle il avait été fidèle
autant qu'il était en lui, homme sobre, rangé, casanier; et jusqu'alors sesjours
avaient été fort tranquilles. Il lui était né deux fils, Robert en 1630, et Charles,
son Carolus, son Benjamin, en 1633. Ces deux naissances avaient été com-
pensées par la mort de son père et de sa mère, et par celle de son beau-père et
de sa belle-mère. Des deux premières il n'en parle point; mais quant aux
autres, c'est différent : il en parle, et d'une façon tout-à-fait en accord avec
son caractère : « Je viens de tirer encore une fois mon beau-père, âgé de quatre-
vingts ans, d'une dangereuse maladie, et, bien qu'il soit, fort riche, il ne
donne rien non plus qu'une statue. » Quant à sa belle-in?re, « c'était, dit-il,
une excellente femme; mais elle est morte, n'en parlons plus. Il serait fout-à-
fait superflu de pleurer, attendu qu'elle était vieille, riche, avare et beaucoup
trop souvent malade. » Il ne parle jamais, d'ailleurs, d'une manière fort
respectueuse des dames, quelles qu'elles soient, et Mlle Patin, sa femme, est
tout comme une autre dans un de ces jeux de mots qui avaient été si chers
aux érudits du xvie siècle, en latin mulier, et en français mule hier, mule
aujourd'hui, mule a perpétuité.
Un jour donc son fils Carolus, bibliomane comme lui, et toujours à la
piste des éditions rares, des livres prohibés, de toute cette pâture de scan-
dale qui arrivait de Cologne et d'Amsterdam , dans les ballots des faux sau-
niers, savant éprouvé dans le droit, la médecine et la numismatique, et déjà
pathologix professor, avec un grand concours d'auditeurs, eut vent qu'on
18.
252 REVUE DE PA1ÏÎS.
le devait venir arrêter le lendemain matin, pour avoir, disait-on, propagé
sous le manteau un libelle scandaleux attribué au comte Roger de Bussy Ra-
butin, et intitulé les Amours du Palais-Royal. Il n'en était rien sans doute,
et jusqu'à sa mort Carolus ne cessa de protester de son innocence. Mais le
plus sûr en ce temps de Bastille et de lettres de cachet était d*abord de se
mettre à l'abri, sauf à se justifier ensuite, et c'est ce que fît à grand'peine,
dit-on, Charles Patin. Quoi qu'il eu soit, coupable ou non, en butte peut-être
à de puissans adversaires qui frappaient le père et le punissaient de ses acerbes
et caustiques commérages en la personne du fils, il fut condamné par contu-
mace aux galères perpétuelles. Un si rude coup porta la mort dans l'a me du
pauvre Guy Patin; il était vieux déjà : la mort de son fils aîné, qui succomba
prématurément deux ans après, acheva de le navrer. Dans deux lettres tou-
chantes et qui montrent en lui une sensibilité si douloureusement éveillée,
Guy Patin raconta son malheur à ses amis; il connaissait enfin la vérité d'un
mot de Martial qu'il citait souvent : Pars major lacrymarum ridetet intus
habet. Depuis lors, il ne fit que languir dans une mélancolie continuelle;
enfin il mourut le 30 août 1G72, âgé de soixante-douze ans, et comme l'a dit
Bossuet du cardinal de Betz , menaçant encore le favori triomphant de ses
tristes et intrépides regards.
Son extérieur répondait bien à son esprit; il avait la taille haute et droite, la
constitution robuste, la voix forte, le visage médiocrement plein, les yeux
vifs, le nez grand et aquilin , les cheveux courts et frisés, la moustache en croc,
une tournure d'homme de guerre qui eût fait rage à l'occasion, sous sa
robe rouge de professeur en pharmacie. Il était, dit Vigneul Marville, satiri-
que depuis la tête jusqu'aux pieds; son chapeau , son collet, son manteau, son
pourpoint, ses chausses, ses bottines, faisaient nargue à la mode et le procès
à la vanité. Il était hardi, téméraire , inconsidéré, mais simple et naïf dans
ses expressions, honnête et droit de cœur; ne se repaissant guère d'illusions,
ne s'autorisant point d'une morale hypocrite; tandis qu'il écrivait les choses
d'une verve si chaude et si mêlée, il les disait avec une mine de verglas em-
portant la pièce à chaque mot, et Bayle pense que sous ce rapport il eût donné
des leçons à Rabelais. Difficile à vivre à ce point, que lorsqu'il parlait de
quelqu'un sans en dire du mal, on pouvait croire qu'il en pensait, du bien ,
il était recherché pour son esprit, et l'on raconte que quelques grands sei-
gneurs lui offraient \\\\ louis sous son assiette, chaque fois qu'il voudrait
dîner chez eux; mais ce métier d'amuseur à gages ne devait guère lui sou-
rire, et lui-même a pris soin de nous dire qu'il n'était ni à vendre ni à ache-
ter. Quant à son talent , il nous faut finir par quelques mots d'explication :
notre but, en essayant ce travail sur un homme trop oublié, n'a point été de
présenter Guy Patin , par un de ces paradoxes qu'il aimait si fort quand il
les trouvait gentils, pour un écrivain de génie, et d'inventer presqu'un épis-
tolaire à mettre entre M""' de Sévigné et M"'c de Scudéry. Il n'a ni la grâce
enchanteresse, le style, la facilité, l'enjouement de l'une, ni la tenue, la
REYCE DE PARIS. 253
raison calme et sereine, la droite intelligence dv l'autre. Il est âpre, heurté,
aigu, hérissé de citations, incorrect , brusque, tout pétri de bile et de contre-
temps, inconvenant, comme diraient les Anglais : ce n'est ni un philosophe
dans le sens grave du mot, ni un pamphlétaire, ni un historien; c'est tout
simplement un homme d'esprit, vif et primesautier, d'humeur colérique et
agressive, venu dans un temps qu'il a réfléchi à la façon de ces glaces qui
grossissent et qui verdissent les objets. C'est un de ces bons bourgeois sur qui
s'appuyait le cardinal de Retz, frondeur par instinct, attaché à ses privilèges
et à ses droits, quelque peu hollandais d'aspect, avec sa mine longue et raide
sous son manteau noir. Il n'a point songé, lui non plus, à élever un monu-
ment littéraire en écrivant ces lettres qu'il ne relisait point; quant au style, il
n'y a rien à lui reprocher. A peine si la littérature française, qui jusque-là
avait dérivé comme un vaisseau sans lest, venait de jeter l'ancre; et si ses dé-
fauts appartiennent autant à l'époque où il a vécu qu'à sa propre nature, on
peut dire avec justice que ses qualités' sont bien à lui, et que, spirituel par
dessus tout, il a eu plus que personne de ces saillies qu'Henri Heine appelle
bizarrement les puces du cerveau qui sautent à travers les pensées endormies.
Gabriel Moktigny.
DES
PENSÉES DE PASCAL
PAR M. VICTOR COUSIN.1
L'ouvrage posthume de Pascal est parvenu jusqu'à nous mutilé et
incomplet; à l'aide du manuscrit autographe, M. Cousin vient resti-
tuer aujourd'hui la lettre même, l'intégrité de la rédaction, c'est-à-
dire le style dans son originalité native, l'idée dans son audace pre-
mière. C'est là, avant tout, une œuvre de critique littéraire. M. Cou-
sin s'en est tiré en maître; il a accompli sa tâche avec cette passion
d'artiste qu'il sait porter en toute chose et qu'il fera aisément par-
tager ici à quiconque aime encore la belle langue du xvne siècle.
Jamais la raison n'a rencontré un adversaire plus acharné que
l'auteur des Pensées; ainsi les penchans philosophiques n'ont point
amené M. Cousin à cette étude. Mais il n'y a pas seulement dans
Pascal un ennemi de la raison, il y a aussi un merveilleux pro-
sateur. Ce sont donc les sympathies littéraires qui ont surtout excité
et soutenu l'illustre écrivain dans cette laborieuse entreprise. Pour
comprendre tout l'intérêt, toute la portée du travail patiemment
achevé par M. Cousin , il suffit de songer à la place qu'occupe Pascal
{!) Un vol. in-8°, chez Ladrange, quai des Augustins.
REVUE DE PARIS. 235
dans l'histoire des lettres françaises, à la place qu'occupent les Pen-
sées par rapport aux Provinciales.
Il a été donné à l'auteur des Provinciales, et ce n'est pas la moin-
dre portion de sa gloire, d'arrêter la langue dans le cours mobile de
ses transformations et de la fixer à jamais. On peut même dire que
cette destinée à part lui revenait mieux qu'à personne, puisque le
caractère distinctif de notre littérature, puisque le tour propre de
l'esprit français, semblent se révéler tout d'abord dans cette aptitude
particulière, dans cette appropriation du génie de Pascal au rôle de
législateur de notre idiome. La souveraine originalité de la langue
française, c'est en effet d'unir au plus haut degré des qualités qui
semblent s'exclure, c'est d'être en même temps un merveilleux in-
terprète de l'imagination et le plus sûr organe du bon sens. Or ces
élémens contradictoires, qui se sont fondus sans trouble au sein de
la langue, coexistaient préalablement dans la forte intelligence de
celui qui la parla le premier avec une autorité irrévocable, de celui
qui eut avant les autres ce que Lemercier appelait l'infaillibilité de
la plume. C'est ce double don aussi, fatal pour l'ame, glorieux pour
l'esprit, ce sont ces conflits de l'imagination et de la raison, qui dans
la vie ont fait la misère de Pascal , qui dans les lettres font sa gran-
deur.
La langue, du moment où il l'a maniée, a été comme en posses-
sion d'elle-même; elle a eu dès-lors sa valeur dernière, son incompa-
rable perfection, tout ce qui n'a pas vieilli depuis : c'est une arme
vive aux mains du pamphlétaire; c'est un instrument exact aux
mains du géomètre; c'est l'éloquence même, avec ses feux et ses
audaces, dans la bouche de l'homme qui peint de génie les défail-
lances de son cœur, les ardeurs de sa passion, les profondeurs im-
prévues de sa pensée. De là ces facultés si diverses du style fran-
çais, que Pascal a trouvé prêtes, mais auxquelles il a de son fait
donné le développement et la vie, j'entends la vivacité du tour, la
solidité de l'exposition, l'éclat de la forme. Avec ses habitudes ma-
thématiques, Pascal ajoute encore, après Descartes, à l'ordre, à la
consistance des phrases, à la juste propriété des termes, au lumineux
enchaînement des périodes, au tempérament ferme et sain du lan-
gage; avec les ressources de son esprit railleur, il donne à son parler
le jeu, l'exquise délicatesse, les nuances, les grâces discrètes, l'agré-
ment et surtout le naturel; enfin, avec l'enthousiasme inventif de
son ame, il soulève la langue jusqu'à d'inaccessibles sommets, et l'y
fait briller de splendeurs inconnues. Sans doute tout cela ne deman-
256 REVUE DE PARIS.
dait qu'à éclore, sans doute bien des efforts (souvent empreints de
génie, souvent durables) avaient préparé cette lente perfection à
travers les siècles; mais il fallait bien que l'œuvre se trouvât menée
à fin par quelqu'un, et que cette ère nouvelle, l'ère des grands écri-
vains, fût inaugurée avec décision, avec puissance. Pascal était pré-
destiné à cette tache.
Au sortir de l'art attrayant, mais chargé et capricieux, des Valois,
au sortir de la recherche et de la manière de l'époque de Louis XIII,
le style avait besoin d'être dégagé et éclairci : en retenant la naïveté,
il devait, sous une forte discipline, acquérir l'énergie, acquérir sur-
tout cette brièveté pleine de lumière que Vauvenargues attribue
quelque part à Pascal, et qu'on peut rapporter à l'école française
elle-même. Pour un pareil labeur, un homme de génie était néces-
saire qui fût doué aussi diversement et aussi hautement que l'auteur
des Provinciales. Lui seul pouvait d'un coup, et dans tous les sens,
porter à ses limites la plus riche, mais en même temps la plus re-
belle de§ langues modernes.
Cette diversité dans la force, cette égalité puissante dans l'exécu-
tion, sont précisément ce qui fait à Pascal une place à part. A cet
horizon déjà lointain de notre littérature classique, il nous apparaît
sous trois aspects très distincts et qui lui sont exclusivement propres.
La loi des pamphlets est de devenir bientôt, selon le mot de La
Bruyère, des almanachs de l'autre année : eh bien! cet homme a
écrit un pamphlet immortel; d'ordinaire, le génie des sciences exactes
exclut le don de l'art : cet homme au contraire a été en même temps
un mathématicien illustre et le premier prosateur de son siècle, du
grand siècle; enfin les monumens les plus achevés résistent seuls au
travail destructeur des âges, et il se trouve par exception que les
débris informes des Pensées demeureront à jamais comme l'une des
plus saisissantes créations de l'esprit humain. Aussi la vie, l'œuvre,
la gloire de Pascal , tout nous intéresse en lui , par le renversement
surtout des lois ordinaires, par cette contradiction de la mélancolie
et du rire, de la suprême grandeur et de l'infinie misère. Il s'est pu
rencontrer, dans l'inépuisable histoire de l'intelligence française,
des géomètres supérieurs encore à Pascal, des promoteurs bien au-
trement féconds de la pensée; il n'y a pas eu de style plus grand que
le sien. Le nom de ce malade sublime et désolé, de ce dévot austère
et ironique qui meurt avant l'âge et qui meurt pourtant de vieillesse,
ce nom se place dans les sciences aussitôt après ceux de Fermât et
de Laplace, dans la spéculation aussitôt après ceux de Descartes et
REVUE DE PARIS. 257
de Leibniz : n'y aurait-il point là déjà de quoi suffire à plus d'une
renommée? Mais ce n'est pas tout, on le sait; Pascal, le premier, s'est
emparé en conquérant du sceptre de la prose. Depuis, il a rencontré
des rivaux, il n'a pas trouvé de vainqueurs. Y a-t-il, dans les lettres
françaises, une plus grande gloire que celle-là?
Ses contemporains le jugeaient comme nous, et Pascal a eu tout
de suite, dans son siècle, le crédit et l'autorité qu'il méritait comme
écrivain. Les premiers cahiers des Provinciales avaient à peine paru
qu'à ce charme inoui du bien dire, à cette finesse de raillerie, à cette
sobriété surtout, ignorée jusque-là par les meilleurs, le siècle de
Louis XIV reconnut sa langue. Il n'y eut qu'un cri d'admiration. Le
vieil esprit moqueur venu des trouvères, cet esprit national qui s'était
déjà essayé avec bonheur dans la Ménippée, trouvait là son style cor-
rigé et embelli, son style définitif; l'ironie française, en un mot, avait
à jamais son arme. Arec les dernières Lettres, ce fut le tour de l'élo-
quence; l'imagination aussi triompha, assurée qu'elle était désormais
de sa forme, d'une forme simple, brillante et immortelle. On trouve
les maîtres les plus illustres, les élèves de Pascal, unanimes à recon-
naître ce bienfait de l'invention contenue et du style réglé. Racine
ne revient pas de tant d'art et de netteté; Boileau estime Pascal par-
dessus tous, et Mme de Sévigné le met de moitié à tout ce qui est beau.
Jamais succès n'a été plus universel en étant plus légitime; on en
retrouve des traces jusque dans les monumens religieux d'alors les
plus hostiles à Port-Royal , les plus éloignés des lettres , si on peut
dire que les lettres fussent quelque part absentes sous Louis XIV.
A un évêque qui lui demandait quel ouvrage il eût mieux aimé avoir
fait s'il n'avait pas fait les siens, est-il vrai que Bossuet ait répondu :
Les Lettres Provinciales?... Voltaire l'assure; on peut le nier. Mais
qu'importe ! ce qu'il y a de certain, c'est qu'au plus vif de sa querelle
avec l'auteur des Maximes des Saints, Bossuet n'avait pas sous la main
d'exemple plus frappant pour mettre en suspicion l'humilité de son
adversaire, par l'éloge même de son talent, que de lui dire : « Con-
tinuez.... faites admirer votre esprit et votre éloquence, et ramenez
les grâces des Lettres Provinciales. » L'influence de cet admirable
libelle fut immense, tout le monde le lut alors; depuis, tout le monde
a voulu le lire. Fénelon, auquel le venin du pamphlétaire répugnait
autant que l'erreur affreuse du janséniste, le doux Fénelon se laissait
cependant enchanter l'esprit par ce style, par ce je ne sais quoi de
touchant et de gracieux, et il n'osait même point dérober ces dange-
reuses pages aux mains de son royal élève : « Je crois, écrivait-il à
258 REVUE DE PARIS.
M. de Beauvilliers, qu'il est à propos que le prince les lise; aussi bien
leslira-t-il un peu plus tôt ou un peu plus tard. La grande célébrité de
ce livre ne permettra pas qu'il l'ignore toute sa vie. » Cette célébrité
s'est continuée, elle est désormais une des gloires permanentes de
notre littérature, et l'histoire du duc de Bourgogne s'est renouvelée
pour chacun. Si futile que dût paraître le fond même des Provin-
ciales à l'école philosophique du xvme siècle, Pascal, par le charme
de l'esprit, était sûr de gagner encore sa cause au temps des Lettres
Persanes et de Candide. L'ingratitude (elle sait se glisser jusque dans
les choses de l'intelligence) n'alla point jusque là, et Voltaire ne cacha
jamais son admiration pour l'homme qui avait trouvé la satire avant
Boileau, la comédie avant Molière, le sublime avant Bossuet : « Ce
fut, dit-il, le premier livre de génie qu'on vit en prose, et toutes les
sortes d'éloquence y sont renfermées. » Enfin, dans l'ordre litté-
raire, les Provinciales n'ont eu que des adeptes. Si Joseph de Maistre
a osé dire que cette lecture l'ennuyait, c'est que sa colère cherchait
maladroitement un complice dans le sommeil.
J'insiste à dessein sur l'accueil universel qu'on fit aux Provinciales
et qui fut comme un triomphe des lettres au sein des partis; j'insiste
parce que le succès des Pensées, quoique très réel, n'eut point dès
l'abord un pareil éclat. Un seul fait, qu'a très bien relevé M. Cousin,
suffit à mettre en lumière ce contraste tout-à-fait digne de remarque
en ce qu'il semble expliquer, tout d'abord et pour une bonne part,
les procédés des premiers éditeurs des Pensées, ces retranchemens et
ces substitutions dont le siècle de Louis XIV lui-même, par son goût
réservé comme par la simplicité calme de sa foi religieuse , fut jus-
qu'à un certain point le complice. On le sait, deux ouvrages de Pascal
voient le jour pendant le grand règne. Le premier est une satire
contre une corporation trop célèbre que l'auteur lui-même publie
avec toute sorte de scandale; le second est une démonstration du
dogme catholique laissée par un mourant, et dont l'amitié pieuse de
Port-Boyal recueille les débris. Les Provinciales paraissent en 1656,
quand Bossuet est encore obscur, quand Fénelon n'est qu'un enfant;
les Pensées sont imprimées en 1669, alors que Bossuet prend déjà
possession de la gloire, alors que Fénelon sort de la jeunesse avec
la passion des lettres. Eh bien! il se trouve qu'au sein d'un siècle
religieux et d'une monarchie dévote, ces deux grands docteurs ne
se font pas scrupule de louer le talent déjà ancien du pamphlétaire,
tandis qu'ils ne trouvent pas une place pour citer, pas un mot pour
louer l'éloquence plus récente, le génie posthume de l'apologiste
REVUE DE PARIS. 259
du christianisme. Qui croira que ce silence vienne seulement du
hasard?
N'est-ce pas plutôt que la religion convulsive et inquiète de Pascal
répugnait à son temps? M. Cousin l'a dit avec ce tour grandiose et
ferme qu'il sait donner à son style, cette foi sombFe et mal sûre
d'elle-même, ce fruit amer éclos dans la région désolée du doute,
cette croyance fille de la peur plutôt que de l'amour, tout cela peut
convenir à un âge troublé comme le nôtre, à Faust ou à Manfred
convertis; mais ce n'était point là le christianisme solide et simple
de Bossuet, ce n'était pas cette alliance de la raison et du sentiment
qui s'était consommée dans l'ame de Fénelon et de Malebranche. M
la lassitude, ni les angoisses du scepticisme, n'ont jeté dans la foi les
esprits du xvne siècle, qui fut par excellence le siècle de la règle et
de la discipline. On pouvait alors, comme M,1,ede La Vallière, expier
dans la pénitence les faiblesses du cœur, les désordres de la vie; mais
personne ne sentait en soi l'impérieux besoin de racheter sous le
"cilice les faiblesses de l'ame, les désordres de l'intelligence. Ni les
croyans , ni les esprits forts de cette grande époque n'étaient faits
pour sentir, pour goûter ce qu'il y avait de poésie triste et amère
dans les Pensées : c'était encore chez la plupart la foi tranquille de
Bossuet, c'était déjà chez quelques-uns l'impiété leste et dégagée de
Voltaire. Racine a dit en parlant de Pascal : « Ses Pensées peuvent
faire juger de l'impression vive que les grandes vérités de la religion
avaient faite sur son esprit. » Cette impression vive dont parle Racine
fut un drame qui eut pour théâtre l'ame de Pascal, un drame terrible
auquel le xvne siècle assista sans le comprendre. Ce n'était plus la
Vénus païenne, comme chez le poète, c'était le doute lui-même à
sa proie attaché; c'était ce tourment de l'inconnu, ce mal sans nom
qu'avait pleuré Job, et sur lequel Lucrèce aussi s'était interrogé
avec terreur : Morbi quia causam non tenet œger. On ne prétend pas
dire à coup sûr que l'époque de Louis XIV n'était pas capable de
comprendre, d'apprécier les beautés littéraires des Pensées; Bayle,
au contraire, a dit : « Ce qu'on a trouvé parmi les papiers de M. Pas-
cal a été publié et admiré. » Mais ce que je veux remarquer, c'est
que le xvne et le xvine siècles, l'un avec la prudente sécurité de ses
croyances, l'autre avec l'insouciante légèreté de son scepticisme,
tous deux avec leur sentiment délicat de l'art, étaient bien plus faits
encore pour goûter le style, même risqué et audacieux, que la foi
maladive des Pensées. Tandis que les grands controversistes chrétiens
du xvme siècle, Bergier et le cardinal Gerdil, n'osaient pas s'appuyer
260 REVUE DE PARIS.
de l'autorité dangereuse de Pascal, Voltaire réfutait à diverses re-
prises ce misanthrope sublime qui lui apparaissait debout, comme il
dit, sur les ruines de son siècle. Ainsi, quand Condorcet, qui avait
eu connaissance du manuscrit des Pensées, en donna, au profit de
son parti, une édition augmentée, mais perfide, il arriva de Ferney
tout un commentaire où le scepticisme religieux de Pascal était de
nouveau tourné avec aigreur contre la religion. L'auteur des Pro-
vinciales fut bientôt mis sans façon sous les pieds de Condorcet, et
Voltaire écrivit à d'Alembert sur cette réimpression des Pensées :
« C'est l'anti-Pascal d'un homme très supérieur à Pascal. »
Voilà comment le xvme siècle , par la violence de ses pcnchans,
devait naturellement méconnaître ce qu'il y a de touchant dans ces
anxiétés douloureuses, dans ce spectacle d'une ame qui se débat
contre le doute. Vauvenargues, avec son génie mélancolique et fin,
était le seul alors qui pût deviner l'ascendant propre de Pascal, ce je
ne sais quoi qui confond et trouble. Mais c'est à notre âge surtout,
après tant d'épreuves, après tant de sourdes commotions, c'est à l'âge
amèrement poétique qui s'est lui-même dépeint dans René et dans
Childe-Harold , que devait être accordé le triste privilège de mieux
comprendre ( sans en profiter, hélas ! ) cette foi inquiète que Pascal
avait rapportée avec épouvante des profondeurs de son entendement.
De là vient l'intérêt particulier, et en quelque sorte actuel, que
semble avoir pour nous le livre des Pensées. Il se trouve que l'écri-
vain traité aujourd'hui comme un ancien par M. Cousin est un mo-
derne, et même, à certains égards, un contemporain. Le piquant
s'ajoute ainsi au sérieux de l'entreprise. Le travail de M. Cousin est
tout simplement une récension , une confrontation du texte même et
des éditions des Pensées, confrontation minutieuse et patiente, mais
qui n'est pas sans résultats, puisqu'elle donne au style défiguré de
Pascal son vrai caractère, puisqu'elle met en lumière un nombre très
notable, non pas seulement de traits caractéristiques jusqu'ici omis,
mais de passages supprimés par une prudence méticuleuse ou par
un goût timoré.
Il suffit d'avoirjjtenu un instant entre les mains le manuscrit auto-
graphe de Pascal, tant de lambeaux informes, tant de brouillons in-
déchiffrables, tant d'ébauches raturées et imparfaites, pour être
convaincu que tous ces fragmens d'un livre (que l'auteur demandait
dix ans pour achever) ne pouvaient dès l'abord être publiés intégra-
lement, et que des changemens préliminaires étaient indispensables.
M. Cousin lui-même l'a dit, c'eût été une superstition de se les inter-
REVUE DE PARIS. 201
dire. Port-Royal était donc dans son droit, il était dans le.-, conve-
nances* il accomplissait un devoir rigoureux par ce travail préalable
de retranchemens et de corrections. Mais Port-Royal (qui y mit le
temps, puisque les Pensées ne parurent que sept ans après la mort
de Pascal) se tint-il dans de justes limites? se tira-t-il de sa tâche
avec bonheur? Il y a des griefs nombreux. J'avoue que les miens
sont encore plus littéraires que philosophiques. Sérieusement et en
entrant, comme il est juste, dans les vues austères, dans les desseins
de Port-Royal, qui étaient avant tout des desseins de piété et d'édi-
fication , on ne pouvait pas attendre, on ne pouvait pas exiger que
les témérités de l'esprit de Pascal trouvassent chez ces dévots et
calmes reclus des éditeurs vigilans et scrupuleux. Mais il n'en était
pas ainsi du style et de la forme. Là surtout Pascal avait droit, de la
part de tous, à une vénération absolue. Port-Royal, au contraire,
dans sa rhétorique sèche et timide, a supprimé bien des délicatesse;
atténué bien des audaces, gâté bien des pages qui, hier encore, et
ainsi mutilées, nous paraissaient cependant sublimes, mais qui au-
jourd'hui ne supportent plus la comparaison. Trop souvent les cap:
de l'artiste, le feu de l'expression, la vie, en un mot, se sont éteints,
sous l'effort des correcteurs, dans la régularité et l'exactitude. C'e4
ce magnifique désordre de l'éloquence, ce sont ces naturels élans du
grand prosateur que M. Cousin vient nous rendre dans leur origina-
lité première. Là est l'intérêt capital de son livre, là est surtout la
cause des légitimes rancunes qu'il faut garder à Port-Royal.
En ce qui touchait les querelles religieuses, le cartésianisme ou (a
piété, Port-Royal me semble avoir eu le plus souvent des motifs
graves, quelquefois plausibles, toujours respectables, pour agir avec
réserve, pour agir comme il le fit, dans la publication des Pensées. Et
d'abord, quant à toutes les allusions, quant à tous les argumens qui,
dans les papiers de Pascal, se rapportaient au jansénisme, au moli-
nisme, et par conséquent aux jésuites, les pieux éditeurs se devaient
à eux-mêmes de garder le silence, d'effacer les dernières traces des
disputes passées. C'était au lendemain de cette conciliation célèbre
qu'on appela la paix de l'église; par devoir, par tact, par prudence
les suppressions ici étaient de toute nécessité : autrement on man-
quait au roi et au pape qui venaient de s'immiscer en pacificateurs
dans ces luttes religieuses, autrement on méconnaissait les obligations
de tout sujet fidèle, de tout croyant soumis. Yoilà , sur ce point, com-
ment s'expliquent ou plutôt comment se justifient les omissions faites
par Port-Royal : on ne pouvait pas, on ne voulut pas donner dans
2G2 REVUE DE PARIS.
les Pensées une suite des Provinciales. Les suppressions relatives à la
philosophie et à Descartes ne trouvent pas, j'en conviens, leur excuse
dans des raisons aussi impérieuses; il faudrait être cependant bien
sévère pour refuser de comprendre les loyales intentions qui guidè-
rent ici les amis de Pascal. Pascal, qu'on veuille bien le remarquer,
n'était pas un écrivain isolé, indépendant; il faisait partie d'une cor-
poration célèbre dont il avait accepté l'esprit et qu'il avait défendue
avec passion, avec éclat. Sa mémoire n'eût pas été seule responsable
de ses assertions posthumes; jusqu'à un certain point Port-Royal,
surtout en publiant l'édition-, devenait solidaire, ou, si l'on veut,
complice aux yeux du public, aux yeux de la censure, aux yeux du
pouvoir. On sait dans quelles luttes était alors engagée cette école,
quels ennemis elle avait à redouter, quelles persécutions prochaines
la menaçaient. La stricte unité des doctrines devenait de plus en plus
une condition extérieure tout-à-fait nécessaire, et c'était le moment
plus que jamais, dans cette guerre défensive, de ne plus tenir compte
des dissensions intestines. Or, en philosophie, Port-Royal, par Ar-
nauld et par Nicole, était semi-cartésien : l'édition donc ayant été
préparée, sinon sous les yeux de ces deux docteurs, au moins sous
leur influence immédiate, on omit naturellement (n'était-on pas ha-
bitué déjà et un peu autorisé à choisir dans la publication d'un re-
cueil de fragmens ainsi imparfaits et mutilés?), on omit les passages
contraires à Descartes. Ce n'était pas fausser la pensée de Pascal,
c'était garder le silence sur un détail. A considérer les exigences ha-
bituelles des partis et les concessions que trop souvent ils arrachent,
il n'y eut là (en se plaçant dans les conditions mêmes des éditeurs
et dans des idées du temps), il n'y eut là rien de décidément répré-
hensible; seulement il sembla inutile aux amis de Pascal d'ajouter un
dissentiment à tant de dissentimens. Quant à certaines défaillances
sceptiques qui trahissaient les combats intérieurs de cette grande
arae, quant à certains mots crus ou à certaines brutalités de langage
qui lui étaient échappés dans le seul à seul d'une rédaction première,
Port-Royal n'en regarda point la reproduction littérale comme un de-
voir; il traita Pascal comme un frère, comme un des siens, comme
Pascal lui-même se serait traité sans doute. Le but chrétien du livre
était le vrai but; Port-Royal crut donc rester, il resta fidèle aux su-
prêmes intentions du mourant, en appropriant l'édition au goût des
lecteurs pieux. En un mot, on songea bien moins à la littérature
qu'à l'utilité pratique, à l'édification.
Toutes les éliminations, tous les changemens (la plupart touchent
REVUE DE PARIS. 203
au style) que subit le livre des Pensées eurent donc Port-Royal pour
auteur, et je suis de ceux qui pensent que la censure ecclésiastique
n'eut ici aucun besoin d'intervenir : elle fut prévenue par la pru-
dente réserve des éditeurs. Dans son culte exclusif pour la mémoire
d'un frère, M"" Périer avait désiré, ainsi que son mari, que la pu-
blication des papiers laissés par Pascal fût complète et fidèle : il y eut
même à ce propos beaucoup d'allées et de venues, bien des insis-
tances et bien des objections. Assurément, pour tes lettres, pour
nous, qui n'avons plus tous ces scrupules et qui ne nous les expli-
quons qu'historiquement, M'ne Périer avait raison. Mais Port-Royal,
dans la sévérité de son point de vue religieux, comme dans son intérêt
de parti, devait résister ; il résista. Arnauld fut même obligé d'entrer
en correspondance, à ce sujet, avec Mim' Périer; il fallait, lui disait-il,
« prévenir les chicaneries par quelques petits changements, » et il
insistait, à plusieurs reprises, sur ces modifications à apporter aux
Pensées : « On les doit changer, disait-il encore; d'autres les ont re-
marquées.» La crainte de ces remarques, la crainte du scandale l'em-
porta; les changemens eurent lieu sur des copies préparatoires, et le
comte de Brienne, qui d'abord avait montré un front rechigné à tous
ces projets d'arrangement préalable, finit par écrire à la sœur de
Pascal : « Je me suis rendu au sentiment de M. de Roannez, de
M. Arnauld, de M. Nicole, de M. Dubois, de M. de La Chaise, qui
tous conviennent que les Pensées de M. Pascal sont mieux qu'elles
n'étoient. » C'est ainsi, amendée et abrégée, que la première édition
parut, en 1669.
Par malheur, Arnauld , alors au plus fort de ses combats théolo-
giques, n'avait pas eu le loisir de beaucoup examiner cela; Nicole
aussi , occupé ailleurs , ne s'en était guère mêlé que pour les ques-
tions de foi. Le détail et l'exécution étaient surtout revenus à un
tiers, ami de Pascal et de Port-Royal, au pieux duc de Roannez, qui
outrepassa sa mission en bien des endroits. En effet, le maladroit édi-
teur, croyant embellir et éclaircir, rature et corrige ce style sans pa-
reil; à la fougue du maître, il substitue ça et là sa phrase lourde et
enchevêtrée; aux formes inattendues, un tour banal; aux audaces
du génie, une rhétorique vulgaire. Ce ne fut pas assez; après avoir
gâté la forme, le duc de Roannez et ses collaborateurs retranchèrent,
coupèrent, transposèrent à leur guise, et cela souvent sans aucun
prétexte et seulement par manque de goût. Si on songe au mot de La
Bruyère, qu'un livre d'esprit n'est guère l'ouvrage de plusieurs; si on
songe aux qualités si rares, si nouvelles du style des Pensées, on s'ex-
c264 UEVUE DE PARIS.
pliquera jusqu'à un certain degré ce travail fatal de démembrement.
Pascal, avec son style original, trop original, comparut là devant une
sorte de commission qui avait un pouvoir discrétionnaire. Or, on sait
\ue\ est toujours, quel est forcément le style complexe d'une com-
mission, même quand cette commission est composée de gens d'es-
prit; c'est un style d'adresse parlementaire, dans lequel tout relief
s'efface, dans lequel toute délicatesse particulière s'atténue et se
fond dans l'ampleur commune et terne de la rédaction générale.
Quelque chose d'analogue semble s'être passé pour Pascal. Je le ré-
pète, là est le méfait grave de Port-Royal; là, en môme temps, est
le triomphe de M. Cousin. Le nouveau travail sur les Pensées demeu-
rera comme une admirable restitution académique et littéraire que,
par son penchant bien explicable pour le grand style, M. Cousin
mieux que personne semblait appelé à entreprendre.
Port-Royal avait donné une édition mutilée; mais le manuscrit
restait, dont plusieurs personnes eurent successivement connais-
sance, jusqu'à ce qu'il fût enfin déposé à la Bibliothèque royale, où
l'a pris M. Cousin. Des fragmens inconnus furent donc successive-
ment publiés, dans le courant du xvnr siècle, par le père Desmolets
dans ses Mémoires, par Condorcet dans sa réimpression des Pensées,
parBossut enfin dans son édition de Pascal, qui, avant l'ouvrage de
M. Cousin, passait pour un travail définitif. Par malheur, ces resti-
tutions successives furent très incomplètes, très superficielles, très
fautives. On se contenta d'imprimer quelques morceaux nouveaux,
sans confronter le style, sans se donner la peine de rendre aux pa-
ragraphes leur forme première, sans même intercaler les lambeaux
inédits à leur vraie place. C'est dans ce désordre incroyable, c'est
grossies peu à peu, augmentées sans soin, remaniées sans intelli-
gence, que nous sont arrivées \es Pensées. M. Cousin n'a pas de peine
à démontrer qu'une nouvelle et complète édition de ce livre est de-
venue tout-à-fait nécessaire. C'est un monument digne de tenter le
célèbre éditeur de Descartes, et, au nom des lettres, nous ne dés-
espérons pas de voir un jour M. Cousin se décider à l'entreprendre.
J'ai dit que la continuelle et inutile altération du style de Pascal
était le plus grave, était l'inexcusable délit des premiers éditeurs. Le
duc de Roannez, en effet, ne manque pas une occasion d'émousser
les tours vifs, d'allanguir les images où l'imagination déborde, de
substituer la périphrase au mot propre, enfin d'effacer autant que
possible ce qu'il y a d'individuel dans la manière de Pascal. Il est vrai
(qui ne serait prêt à le reconnaître?) que la plupart du temps il
REVUE DE PARIS. 265
échoue dans cette tâche; chez les grands écrivains, la forme est sou-
vent si peu distincte du fond, que tous les efforts ne sauraient rompre
cette merveilleuse alliance de l'idée et du style. Port-Royal n'y réus-
sit, à l'égard de Pascal, qu'en tronquant obstinément les phrases,
qu'en introduisant des termes sans couleur, qu'en supprimant arbi-
trairement ce qui choque par trop l'étroite régularité de ses habi-
tudes littéraires.
Un des secrets de Pascal dans l'art d'écrire, c'est de savoir ajouter
encore à la grandeur du sentiment qu'il veut rendre par le con-
traste de l'expression familière , quelquefois même par la trivialité
du langage. Ce moyen lui est ordinaire , et il en use avec une in-
croyable habileté; mais souvent M. de Roannez y met bon ordre.
Quelquefois ce sont les corrections les plus puériles du monde; ainsi
Pascal , se plaignant de la vanité de l'homme et des mille causes
d'ennui qui l'obsèdent, disait : « La moindre chose, comme un bil-
lard ou une balle qu'il pousse, suffisent pour le divertir. » Ce mot de
billard paraît trop mondain à Port-Royal qui généralise aussitôt, et
croit faire merveille en mettant : la moindre bagatelle. Voilà com-
ment le ton personnel et animé de l'inimitable prosateur se trouve
incessamment glacé par les froideurs de l'abstraction. Il y a un ad-
mirable passage des Pensées où Pascal compare l'homme s'étour-
dissant sur la vie future à un accusé qui, n'ayant plus qu'une heure
pour apprendre son jugement, se mettrait h jouer au piquet; Port-
Royal, qui a horreur du mot franc, raie le piquet, et écrit: à se
divertir. Ailleurs, traitant des inventeurs, Pascal assure qu'on les
méconnaît le plus souvent , et que ceux qui n'inventent pas leur
donneraient volontiers des coups de bâton; cette image-là paraît trop
forte à Port-Royal qui imprime tout bonnement : « On les traite de
visionnaires. » A un autre endroit encore, Pascal se moque de l'ha-
bitude qu'on a de se figurer Aristote et Platon avec de grandes robes
de pédant; Port-Royal rature et dit : Comme des personnages toujours
graves. On tient maintenant le secret des éditeurs; dans le détail ,
c'est une trahison perpétuelle et gauche.
Sans doute on conçoit que des mots aient été modifiés quand il \
avait sous jeu quelque intérêt religieux; on conçoit, par exemple,
que le prédicateur soit remplacé par un avocat; que les dévots qui
ont plus de zèle que de science, deviennent simplement des zélés; et
enfin que ces figures de l'Ancien-Testament, un peu tirées aux che-
veux, s'appellent seulement des images moins naturelles. A ces cor-
rections, au moins, il y avait un motif de piété, de convenance, des
TOME XIY. FÉVRIER. <9
2G6 REVUE DE PARIS.
prétextes de dévotion; mais pourquoi, à tant de places indifférentes,
tant de substitutions malheureuses? On en trouve des traces cho-
quantes jusqu'au milieu des passages les plus justement célèbres;
ainsi dans une magnifique tirade, que tout le monde sait par cœur,
au lieu de ce mot sur l'homme, qui nous frappait déjà : « amas d'in-
certitude!... » on trouve au manuscrit cette autre rédaction plus
accentuée encore : « cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et
rebut de l'univers! Qui démêlera cet embrouillement? » Presque par-
tout les nuances sont supprimées ou faussées de la sorte. Qui n'a ad-
miré la magnificence d'expression de Pascal , quand il montre du
doigt l'immensité de la nature à l'homme enfermé dans l'univers, à
l'homme enclos dans l'enceinte de cet atome imperceptible? Eh bien!
la version véritable n'est pas celle-là; la version véritable est plus
grandiose; Pascal seul pouvait dire : «... dans l'enceinte de ce rac-
courci d'abîme. » Ce sont là des hardiesses extrêmes que le goût
borné de Port-Royal ne devait pas apprécier; Port-Royal avait la main
malheureuse. Ainsi encore, pour citer un dernier trait de détail,
lorsque Pascal, dans la plus étonnante page peut-être des Pensées,
peint l'homme cherchant avec anxiété une dernière base pour y édi-
fier une tour qui s'élève jusqu'à l'infini , il ajoute : « Mais tout notre
édifice craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes. » C'est là du
moins la leçon que donnent les éditions. Dans le manuscrit, l'idée est
plus effrayante, le tour plus véhément s'il est possible; ce n'est pas,
en effet, \ édifice seul qui craque, c'est le fondement lui-même, c'est
la certitude qui s'abîme dans l'infini. Rien n'est petit, rien n'est
indigne d'attention chez un aussi grand écrivain que Pascal.
Ce ne sont là sans doute que des variantes, mais les variantes du
prosateur qui a fixé la langue française. Par ce perpétuel rapproche-
ment, par ce contrôle piquant de la rédaction spontanée et de la
rédaction corrigée , il semble qu'on surprenne mieux les secrets du
maître, qu'on soit initié de plus près à sa pensée, qu'on entre plus
intimement dans la confidence de son art. Cette pratique est féconde;
il y a là des trésors pour qui a le don de sentir. Je sais bien qu'il faut
aimer les lettres, qu'il faut être doué d'une nature délicate pour se
complaire à des détails qui ont l'air d'être peu de chose, et qui en
réalité sont beaucoup. Ceux qui n'y regardent point de si près (je ne
parle pas seulement du public, il y a beaucoup d'écrivains dans ce
cas-, ceux qui tiennent peu de compte des nuances et qui visent
seulement à certaines qualités générales, à certains effets d'ensemble,
<vu\-!à pourront trouver que M. Cousin a perdu son temps et que
REVUE DE PARIS. 267
ces vétilles de forme, ces rognures de style, ne valaient point la peine
d'être recueillies. Comme les choses de goût ne se démontrent pas,
il n'y a absolument rien à répondre à qui parle ainsi , sinon qu'il suffit
d'un peu d'art, du jeu d'un rayon, pour transformer en un monde
vivant d'atomes cette poussière que vous dédaignez; sinon que le
style est un ennemi perfide qui joue de très mauvais tours à ceux qui
le dédaignent. On ne dure pas sans le style : c'est le relief nécessaire,
et peut-être serait-il prudent de croire que ce qui rend l'idée im-
mortelle vaut bien la peine qu'on s'y arrête et qu'on examine. Qui
n'aime d'ailleurs à pénétrer dans l'atelier de l'artiste? La perfection du
chef-d'œuvre se révèle mieux à côté de l'imperfection de l'ébauche.
L'étude minutieuse de la forme des maîtres ne se fait jamais sans
profit; mais, dans Pascal, elle offre un intérêt tout particulier. C'est
chez lui surtout que la saillie des détails est marquée; l'écrivain de
génie se trahit à chaque pas par quelque tour superbe , par quelque
expression trouvée. Souvent même son ame semble s'échapper clans
un mot, la grandeur de sa passion éclate en un accent inconnu, ou
bien illumine tout à coup quelque locution vulgaire de je ne sais
quel reflet créateur. Nul n'a aussi vivement empreint sa langue
d'un sceau original et profond. On reconnaît Pascal tout d'abord :
ex ungne leonem. 11 y a comme un dieu qui s'agite en lui et qu'on
entrevoit. Cette puissance native, cette faculté créatrice, ne don-
naient pas à Pascal d'illusions sur son talent. Personne n'a obéi avec-
plus de soumission à la loi sainte du travail, personne ne s'est fié
moins que lui à la première inspiration , personne n'a plus corrigé
et n'est revenu sur son œuvre avec autant de soins. Il y a souvent,
dans le manuscrit, plusieurs leçons, plusieurs essais successifs d'une
même pensée. C'est ainsi que la fameuse phrase sur le nez de Cléo-
pâtre a été refaite jusqu'à trois fois. On saura gré à M. Cousin de pu-
blier, par occasion, quelques-uns de ces brouillons préparatoires que
les éditeurs ont dû d'abord négliger, mais auxquels la consécration
de la gloire donne maintenant un inappréciable prix. Ce sont les
esquisses, les cartons d'un grand peintre, et il y a même çà et là,
dans le tableau définitif, des figures qu'on regrette, des traits magni-
fiques qui ont disparu et sur lesquels on revient avec charme. Je
n'en citerai qu'un exemple. On se rappelle le beau paragraphe où il
est parlé d'un homme abîmé dans la pensée de la mort de son fils et
qui subitement oublie sa peine à la vue d'un sanglier poursuivi par
une meute. Pascal, dans sa première manière, ajoutait : « Cet homme,
né pour connoître l'univers, pour juger de toutes choses, pour régler
19,
268 REVUE DE PARIS.
tous les états, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un
lièvre! Et s'il ne s'abaisse à cela , et qu'il veuille toujours être tendu,
il n'en sera que plus sot , parce qu'il voudra s'élever au-dessus de
l'humanité; et il n'est qu'un homme, au bout du compte, c'est-à-dire
capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien : il n'est ni ange,
ni bête, mais homme. » Pascal eût pu raturer de plus mauvais pas-
sages.
Nous avons vu les infidélités de Port-Royal porter jusqu'ici sur des
membres de phrases, sur des expressions. Mais les éditeurs ne s'en
tinrent pas là. Des traits charmans ou hardis ont disparu. Ici, c'est
un mot qui est comme la rhétorique de ceux qui ne sont pas rhé-
teurs : « L'éloquence continue ennuie. » Là, c'est une boutade contre
l'homme : « Le plaisant dieu que voilà ! o ridicolosissimo eroef »
Quelquefois c'est une image supprimée, par exemple, à propos du
joueur qui se crée un sujet de passion et s'échauffe là-dessus jusqu'à
la colère ou la crainte; Pascal ajoutait : « Comme les enfans qui
s'effraient du visage qu'ils ont barbouillé. » Quelquefois c'est une
pensée interrompue brusquement dès qu'elle tourne à l'audace.
Dans les éditions , Pascal dit que Platon et Aristote ont écrit leurs
traités de politique en se jouant et pour se divertir; dans le manuscrit,
il va bien plus loin : « S'ils ont écrit de la politique, c'étoit pour ré-
gler un hôpital de fous; et s'ils ont fait semblant d'en parler comme
d'une grande chose, c'est qu'ils savoient que les fous à qui ils par-
loient pouvoient être rois et empereurs; ils entrent dans leurs prin-
cipes pour modérer leur folie au moins mal qu'il se peut. » Sous
Louis XIV, on ne pouvait faire autrement que de passer la plume sur
ces hardiesses : le grand roi n'eût pas trouvé la comparaison flatteuse.
Il y a d'autres suppressions dont il est tout-à-fait impossible de
deviner le motif et qu'il faut absolument rejeter sur le caprice litté-
raire des amis de Pascal. J'en citerai quelques exemples : ce ne sont
pas les moins curieux.
On sait combien l'auteur des Pensées (il insiste à diverses reprises
sur ce point) aimait peu qu'on eût une enseigne, qu'on tînt, par
exemple, bureau de poésie, qu'on se parât du brevet officiel de sa-
vant : sur un coin de papier, qui porte en titre Honnête homme, on
lit ce paragraphe où l'idée familière revient, mais avec un tour
expressif et nouveau : « Il faut qu'on n'en puisse dire, ni il est ma-
thématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnête homme.
Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme,
on se souvient de son livre, c'est mauvais signe; je voudrois qu'on ne
REVUE DE PARIS. 269
s'aperçût d'aucune qualité que par la rencontre et l'occasion d'en
user, de peur qu'une qualité ne l'emporte et ne fasse baptiser. Qu'on
ne songe pas qu'il parle bien , sinon quand il s'agit de bien parler;
mais qu'on y songe alors. » Ne voyez-vous pas, sous ces recomman-
dations piquantes, et derrière cette figure idéale du galant homme,
se dessiner un malicieux portrait du lettré et du rhéteur?
Pascal, dans ces fragmens inédits, a plus d'un mot qu'on croirait
do La Bruyère. L'auteur des Caractères eût-il autrement, eût-il mieux
défini le docteur: « Il parle un quart d'heure après avoir tout dit, tant
il est plein du désir de dire. » Cet autre trait déparerait-il le livre de
La Rochefoucauld : « 11 n'y a rien qu'on ne rende naturel; il n'y a
naturel qu'on ne fasse perdre. » Tout le secret du style de Pascal me
paraît se trahir dans ces deux petites phrases jusqu'ici omises : « Je
liais également le bouffon et l'enflé; » et plus loin : « Trop de deux
mots hardis. » La force qui sait se contenir, la haine de la trivialité et
de l'emphase, voilà toute la rhétorique de Pascal : c'était alors, c'est
encore aujourd'hui une rhétorique peu pratiquée. Qu'on en soit sûr,
Pascal ne visait pas le moins du monde à faire de l'extraordinaire, il
ne courait pas après les idées étranges, et, ce qu'il y a de mieux, ce
manque d'imprévu n'effrayait guère sa vanité d'auteur : « Qu'on ne
dise pas, écrit-il , que je n'ai rien dit de nouveau; la disposition des
matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c'est une même
balle dont joue l'un et l'autre, mais l'un la place mieux. » Pascal,
dans sa modestie chrétienne, semble ici ne pas soupçonner qu'il est
de ceux à qui le dernier coup appartient, pour ainsi dire. Qui serait
assez audacieux, dans ce jeu du style, pour reprendre sa balle à Pas-
cal et lui faire vis-à-vis?
Les sujets les plus divers sont brusquement abordés dans ces
courtes notes jetées à tout hasard sur le papier comme une graine
qui pourra fructifier plus tard. L'art, un art exquis et singulier, était
si naturel, si inhérent au génie même de l'auteur des Provinciales,
qu'on le retrouve empreint jusque dans les moindres de ces indica-
tions fugitives que, dans les intervalles de sa maladie, Pascal dépo-
sait sur son calepin, sauf à en tirer profit un jour. Quoiqu'il corrige
beaucoup son style, tout d'abord le tour est net, dégagé; d'elle-
même l'expression arrive pleine de vie. Évidemment, c'est là un don
exceptionnel et souverain. S'il est vrai qu'il n'y a pas de grand homme
pour son valet de chambre, je me figure qu'il ne doit guère y avoir
de grand écrivain pour son secrétaire. Et comment serait-on initié ,
sans désenchantement, à cette toilette préalable du style, à ces se-
270 REVUE DE PARTS.
crets manèges du penseur qui arrange sa pensée pour le public? Rien
de pareil, aucune de ces faiblesses chez Pascal; on reconnaît tout de
suite le sublime artiste jusque dans le déshabillé de son langage ,
jusque dans le vêtementprovisoire de sa pensée. Tantôt c'est quel-
que vérité morose enchâssée sous la forme vive d'un petit récit : ce II
n'aime plus cette personne qu'il aimoit il y a dix ans. Je crois bien ,
elle n'est plus la même, ni lui non plus; il étoit jeune et elle aussi;
elle est tout autre; il l'aimeroit peut-être encore telle qu'elle étoit
alors, » Tantôt on dirait une gravure de Callot , quelque phrase fan-
tasque d'Hoffmann : « Une ville, une campagne, de loin est une ville
et une campagne; mais, à mesure qu'on s'approche, ce sont des mai-
sons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis,
des jambes de fourmis à l'infini. Tout cela s'enveloppe sous le nom
de campagne.» Ici, c'est la lassitude du penseur qui semble se laisser
deviner : « La nature de l'homme n'est pas d'aller toujours; elle a ses
allées et ses venues. » Là il s'agit du progrès, tel qu'il peut se pro-
duire en ce monde : « Tout ce qui se perfectionne par progrès périt
aussi par progrès. Tout ce qui a été faible ne peut jamais être abso-
lument fort. On a beau dire : il est cru, il est changé; il est aussi le
même. » Selon Pascal, l'homme est, de lui-même, incapable de
tout bien : « Nous ne nous soutenons pas dans la vertu par notre
propre force, mais par le contrepoids de deux vices opposés, comme
nous demeurons debout entre deux vents contraires. Otez un de ces
vices, vous tombez dans l'autre. » On le comprend, au bout de cette
philosophie désolée il n'y a que le dégoût. C'est ce qui ressort de cette
autre pensée inédite qui , dans l'original , porte pour épigraphe ce
mot significatif, Ennui : « Rien n'est si insupportable à l'homme que
d'être dans un plein repos, sans passion, sans affaires, sans divertis-
sement, sans application; il sent alors son néant, son abandon, son
insuffisance, sa dépendance , son impuissance, son vide : inconti-
nent il sort du fond de son ame l'ennui , la noirceur, la tristesse, le
chagrin , le désespoir. » Je le demande, n'est-ce pas le voile qui se
déchire encore une fois, et ne croyez-vous point entrevoir les an-
goisses même du cœur de Pascal? Le bonheur pour l'homme, c'est
donc de se fuir lui-même, c'est de s'échapper en quelque sorte ! Mais
il a beau faire; en vain il s'efforce de s'éviter : toujours il se retrouve
avec amertume. Se quisque modofugit... quem... effugere haud potis
est. Pascal parle le langage de Lucrèce. Lucrèce et Pascal, deux noms
qui se repoussent, deux penseurs pourtant que j'aime à rappro-
cher. Les Yoycz-vous, en effet, se réfugier violemment comme aux
REVUE DE PARIS. 271
pôles de la pensée humaine, l'un dans le néant de l'athéisme, l'autre
dans les profondeurs de la foi? Mais, prenez garde! tous deux se
touchent par un milieu commun qui les réunit et qui en même temps
les sépare, j'entends l'inquiétude de l'avenir, la peur de la mort.
C'est à l'honneur de Lucrèce que je le dis: peut-être ne serait-il pas
impossible de montrer dans ces deux âmes une anxiété, un trouble
pareils, des sentimens analogues. Sous l'impie qui blasphème, comme
sous le dévot qui prie, se trahirait vite l'homme qui souffre. Au pre-
mier abord on peut ne voir dans cette opposition de noms qu'un pa-
radoxe étrange, qu'un thème puéril à la déclamation. Il y a pourtant
ià autre chose; il y a, j'en suis convaincu, un rapprochement plus
fécond encore que bizarre, un rapprochement que je demanderai
peut-être un jour la permission de préciser et de poursuivre dans ses
nuances.
Si on n'était pas un peu apaisé par le charme de la découverte, un
peu sédui| par le piquant des restitutions inattendues de M. Cousin,
on en voudrait davantage à Port-Royal. Mais soyons indulgens,
puisque l'infidélité des éditeurs (contre leur gré, il est vrai) nous
a ménagé cette surprise. Il y a cependant, il importe de le dire, deux
ou trois cas où Port-Royal est impardonnable et môme tout-à-fait
hïàmable moralement. Passe encore quand il supprime; passe même
quand, effrayé d'une idée hardie, il ne fait qu'ajouter en supplément
quelques phrases restrictives, comme dans la démonstration de Dieu
par les règles des jeux de hasard. Mais ce n'est pas tout; à diverses
reprises, Port-Royal va jusqu'à fausser la pensée de l'auteur, jusqu'à
donner même à son idée une signification absolument contraire. Ainsi
Pascal ose dire qu'en un certain sens l'athéisme déclaré est une mar-
que de force d'esprit, Port-Royal imprime un manque. Si c'est là une
faute d'impression, elle est fatale. Mais il n'y a pas de faute d'impres-
sion, à coup sûr, quand le manuscrit met que Montaigne a raison,
et que l'imprimé, au contraire, assure positivement que Montaigne
a tort. En aucun cas, une falsification pareille ne saurait être excusée;
ici Port-Royal, il faut le dire haut, s'oublie jusqu'à emprunter les
armes peu honorables dont usaient volontiers ses adversaires, les
adversaires qu'avaient flétris les Provinciales. Il arrive aussi que le
duc de Roannez est infidèle, faute de comprendre : plus d'une sottise
s'est trouvée de la sorte, et bien gratuitement, mise sur le compte de
l'auteur desPe?isées. Pascal, par exemple, avance que nous connais-
sons la vérité non pas seulement par la raison, mais aussi par le cœur.
272 REVUE DE PARIS.
Dans sa simplicité, cette assertion paraît sans doute banale aux édi-
teurs, et les éditeurs substituent aussitôt à cette remarque excellente
je ne sais quel galimatias qui transforme cette faculté du cœur en une
intelligence vive et lumineuse. Ailleurs un seul mot modifié, un seul
mot mal compris a suffi à changer le sens de tout un morceau cé-
lèbre. Pascal écrivait : « L 'imagination dispose de tout; » Port-Royal,
au contraire, imprimait ï opinion: par là toute la série des raisonne-
mens perdait d'un coup sa signification véritable. Il ne faut pas trop
se plaindre de cette inadvertance; M. Cousin a très spirituellement
excusé cette erreur de Port-Royal : « L'imagination, dit-il, c'est l'en-
nemi domestique du philosophe. Pascal ni Malebranche ne pouvaient
s'y tromper; mais Port-Royal, qui n'était pas assez tourmenté par
l'imagination pour se révolter contre elle, a pris un ennemi pour un
autre; il a mis le sien à la place de celui de Pascal. » Par malheur,
l'inintelligence de Roannez n'a pas toujours de pareils prétextes: là
où je trouve surtout le bon duc inexcusable, c'est quand une courte
phrase du texte devient toute une longue page de l'édition; c'est
quand il se permet de développer dans une prose lâche et incolore
quelque brève indication du maître. C'eût été tout à l'heure une
grande impertinence de m'imaginer que je citais trop, alors qu'il
s'agissait de fragmens inédits de Pascal; mais ici j'ai l'amour-propre
de croire que personne ne demandera à être convaincu par des
exemples. Le plus sûr est assurément de croire M. Cousin sur parole;
chacun, dans son souvenir, en voulait un peu à Pascal pour certains
paragraphes maussades qui faisaient tache : on est heureux de les
voir restituer au véritable auteur.
Il est un point sur lequel Port-Royal, on l'a vu tout à l'heure, devait
obstinément garder le silence. Dans l'édition princeps on ne trouve
pas, en effet, une seule allusion aux Provinciales, au jansénisme, on
ne trouve point d'épigrammes contre les jésuites : ce n'est pas (qui ne
le devine?) qu'elles manquent dans le manuscrit. A chaque instant,
au contraire, sur les marges et dans les coins des pages, au milieu
des pensées les plus étrangères à ces querelles , Pascal trouve occa-
sion de satisfaire en passant sa haine contre la Société. Déjà Condorcet
avait donné bon nombre de ces mots malins ou sanglans sur les
jésuites, mots qui sont comme une amusante guerre d'escarmouches
après la grande bataille des Provinciales; à son tour M. Cousin trouve
encore à glaner plus d'un trait piquant. Celui-ci me frappe entre
tous : « S'il se faisait un miracle aux jésuites !... » Est-ce là seulement
REVUE DE PARIS. 273
de l'ironie?... Les terreurs du dévot crédule mêlées, chez ce génie
puissant , aux rancunes passionnées de l'homme de parti , c'est un
trait de lumière pour qui sait comprendre. Pascal est la tout entier.
Je n'ai pas besoin de dire que, sur ce point aussi, M. Cousin ré-
tablit incessamment l'expression vraie, l'expression du manuscrit
dans toute sa verdeur. Là où, par prudence (beaucoup plus que par
affection), Port-Royal mettait il y a des gens, il faut lire ces bons
Pères; là enfin où le père Desmolets , publiant un paragraphe sup-
primé, imprime mœurs licencieuses, passez un trait, et écrivez :
mœurs escobartines. Port-Royal, je le suppose, n'a pas dû ajourner
sans regret ces insinuations sur les jésuites. C'est aussi par réserve,
par peur seulement de la censure, que, quand Pascal dit : « On a sur-
pris le pape, » les éditeurs détournent le sens , et lui font dire : « On
a surpris le peuple. » Par malheur, c'étaient là des infidélités presque
inévitables, commandées impérieusement par les convenances du
temps. Que l'esprit altier de Pascal se soit félicité jusqu'à la fin d'avoir
donné les Provinciales, Port-Royal ne pouvait pas le dire le lendemain
de la paix de l'église; on croyait toutefois le savoir par un passage,
souvent invoqué depuis, et que Rossut a le premier et subrepticement
introduit dans les Pensées. Mais c'est là tout simplement un fragment
des Mémoires manuscrits de Marguerite Perrier, nièce de Pascal,
auquel Bossut (il a plus d'une fois employé le même procédé) a donné
le tour d'une rédaction personnelle. Cependant si ce morceau, plus
que suspect, doit être rejeté des Pensées pour aller grossir, avec bon
nombre d'autres paragraphes également apocryphes , les matériaux
d'un Pascaliana, M. Cousin, en revanche, publie, pour la première
fois, des passages qui expriment la même conviction. Ce tour inflexi-
ble, obstiné, répond bien à l'idée qu'on se fait de Pascal. Qu'il avait
fallu de froissemens à cette ame, si résolument soumise, pour qu'elle
laissât sa pensée s'échapper par ces issues extrêmes, pour qu'elle en
vînt à écrire ces lignes rebelles : « Après que Rome a parlé et qu'on
pense qu'elle a condamné la vérité , et que les livres qui ont dit le
contraire sont censurés, il faut crier d'autant plus haut qu'on est
censuré plus injustement, et qu'on veut étouffer la parole plus vio-
lemment; jusqu'à ce que vienne un pape qui écoute les deux partis,
et qui consulte l'antiquité pour faire justice. » Certes, personne ne
reprochera sérieusement à Port-Royal de ne pas avoir imprimé,
sous Louis XIV, des phrases comme celle-là : à cette date, c'eût été
un véritable scandale. Voilà la stricte orthodoxie de Pascal presque
compromise par ces tardives révélations; voilà qu'on trouve encore
274 REVUE DE PARIS.
de nouveaux sujets de déchirement pour cette ame d<>jà saignante
de tant de plaies, pour cette ame rebelle que le ciliée, les austérités,
la prière, n'avaient pas suffi à dompter! Le silence de Port-Royal
n'eût pas été ici une obligation que la critique se ferait un devoir
de l'excuser. On conçoit ces répugnances de l'amitié pieuse et chré-
tienne à traduire devant le public les combats cachés d'un autre
chrétien leur frère, à faire de l'intérieur d'une ame chère un carre-
four pour la foule bruyante. Il y a là quelque chose des respects du
fils de Noé. Selon l'esprit sévère de l'école janséniste, une pareille
impatience du joug devait être enfouie dans les ténèbres de la con-
science, et n'avoir d'autre confident que Dieu.
C'est, j'en suis convaincu, (outre les vues de piété) un sentiment
analogue qui a également imposé à Port-lloyal une extrême réserve
au sujet de ces pensées sinistres qui traversaient quelquefois l'ame
de Pascal, au sujet de ces vertiges du doute auxquels ne succombait
çà et là ce grand esprit que pour se rejeter ensuite avec plus d'em-
portement jusqu'aux dernières limites de la foi. Déjà quelque chose
de ces préoccupations sceptiques transpirait dans les citations qu'on
a lues; mais j'ai omis jusqu'ici, et à dessein, les témoignages les plus
frappans, parce que ces témoignages s'éclairent les uns les autres et
ne veulent pas être séparés. On a beaucoup parlé dans ces dernières
années du scepticisme de Pascal, qui aujourd'hui inspire à M. Cousin,
au milieu de ses restitutions des Pensées, des pages vraiment élo-
quentes et où la couleur n'est que l'éclat de la force. Mais il faut s'en-
tendre sur ce point; il faut s'entendre sur les mots : ce n'est pas là
un scepticisme qui atteint la religion, c'est un scepticisme qui atteint
la philosophie; c'est une mauvaise forme de la foi. Môme aux épo-
ques de sa dissipation la plus mondaine, Pascal, qu'on le remarque,
n'avait jamais repoussé la révélation, jamais il n'était devenu un
esprit-fort. Sa conversion ne fut donc pas un recours violent au
christianisme, après de longs égaremens; ce fut une simple et vive
rentrée au sein des croyances de sa jeunesse que le tourbillon de
la vie avait un moment tenues dans l'ombre. Pascal n'est donc pas
une intelligence d'abord captive dans les liens du doute, et qui plus
tard agite encore avec douleur les débris de sa première chaîne
jusque dans l'asile de la foi; c'est un croyant au contraire, mais
un croyant malade et agité qui s'en prend à son esprit du trouble
de son cœur, et qui, poursuvi par l'imagination , accuse sa raison.
Chrétien pénitent, il se plaît ainsi à faire passer par tous les abais-
semens cette même raison, précisément parce qu'elle est ce qu'il
REVUE DE PARIS. 275
a de plus noble et de plus grand en lui. Montrer que ce qu'on sait
n'a d'autre valeur que de porter à croire ce qu'on ne sait pas, tel
est le grand effort de Pascal : trouvant la raison humaine humiliée
dans la religion, il l'humilie encore plus dans la philosophie. C'est
là l'air despotique et méprisant qui blessait Voltaire; c'est là pro-
bablement le parti pris auquel voulait faire allusion Yauvenargues
quand, dans ses Dialogues, il prêtait ce mot à Pascal : « J'ai fait
un système et j'ai voulu ramener toutes choses à ce système. »
Mais en définitive le scepticisme, ici, est bien plutôt une élégie
plaintive, un cri douloureux, qu'une doctrine. Spectacle touchant et
sublime 1 On assiste dans les Pensées à la lutte même de l'homme et du
chrétien : c'est le combat de l'ange et de Jacob, c'est l'éternel dia-
logue qui s'établit au sein des âmes ainsi faites entre ce qui est
soumis et ce qui est rebelle, entre ce qui veut croire et ce qui refuse
de croire. Le doute de Pascal est celui dont parle Dante, en si ma-
gnifiques termes, dans le quatrième chant du Paradis; c'est ce doute
qui naît comme un rejeton au pied de la vérité et qui, grandissant
en même temps, ne cesse d'enlacer ses rameaux avec elle.
L'empreinte laissée à ses écrits par Pascal était indélébile : Port-
Royal ne put l'effacer. Même dans la première publication des Pen-
sées, on trouvait quelques traces de ces agitations, de ces malaises :
moins scrupuleux, moins retenus par les considérations de per-
sonnes, les éditeurs subséquens ajoutèrent à ces révélations péni-
bles. Déjà la physionomie de Pascal se présentait à nous pensive et
ayant sur les lèvres je ne sais quel mélange de terreur et d'ironie;
aujourd'hui, grâce au travail de M. Cousin, elle se dessine encore
de plus près à nos yeux avec ses traits sillonnés, avec l'égarement
de son sourire. C'est un portrait de Rembrandt mis sous une lu-
mière plus vive. Qui oserait le décrire? Ici encore il importe de citer.
On éprouve un sentiment profond de respect et de pitié en remuant
les restes dune grande pensée : hier, c'étaient autant d'éclats, pour
ainsi dire, douloureusement détachés de l'ame de Pascal; aujourd'hui
ce ne sont plus que des fragmens d'un art incomparable, que des
oeuvres rendues immortelles par le style.
On a inséré à tort, dans le recueil des Pensées, plusieurs petits
traités écrits antérieurement par Pascal et dont quelques-uns même
datent d'avant les Provinciales. En ces morceaux, l'influence des
idées cartésiennes est reconnaissable : Pascal a foi encore à la phi-
losophie. Dans les Pensées, au contraire, il en est arrivé, on le sait,
à croire que toute la science ne vaut pas une heure de peine. S'il
276 REVUE DE PARIS.
avoue que « la lecture de Platon peut disposer au christianisme, » s'il
convient qu'à l'aide des doctrines on a vu des philosophes « dompter
leurs passions, » c'est seulement une concession qui lui échappe par
hasard, par inconséquence, et qu'il a mille fois occasion de rétracter.
M. Sainte-Beuve l'a remarqué, les Pensées ne sont autre chose
qu'un combat contre Montaigne, comme les Provinciales étaient un
combat contre les jésuites. Seulement , dans les Pensées, Pascal est
souvent du parti de l'ennemi, ou plutôt de son propre parti, car
Montaigne, après tout, c'est lui-même : l'aveu est précieux, il lui
échappe : «Ce n'est pas dans Montaigne, dit-il , mais dans moi que
je trouve tout ce que j'y vois.» Il y a là toute une révélation. Lui et
Montaigne, comme le dit excellemment M. Cousin, tels étaient ses
deux livres habituels. Pour emprunter l'expression des Essais, c'est
à lui-même que Pascal donne une nazarde sur le nez de Montaigne.
Croire, selon Pascal, c'est être délivré des importunités de la
raison : « Il est bon, dit-il, d'être lassé et fatigué par l'inutile re-
cherche du vrai bien, afin de tendre les bras au Libérateur.» 11 n'y a
d'ailleurs de grand que la foi : « Les philosophes , ils étonnent le
commun des hommes. Les chrétiens, ils étonnent les philosophes. »
L'autorité humaine est nulle; ses maximes « tiennent de la tige sau-
vage sur quoi elles sont entées. » La religion n'est donc point le
sommet de la philosophie, elle en est la base nécessaire , elle est
l'unique dépositaire de toute vérité : « Tous ceux qui ont prétendu
connaître Dieu et le prouver sans J.-C. n'avoient que des preuves
impuissantes... Sans médiateur promis et arrivé, on ne peut prouver
absolument rien, ni enseigner ni bonne doctrine, ni bonne mo-
rale. » Voilà la foi sombre, âpre, exclusive de Pascal; pour lui, la
raison est comme si elle n'était pas; elle est tout-à-fait impuissante,
et il faut l'immoler sans attendre au pied de la croix. C'est le senti-
ment de la faiblesse humaine, si souvent et si admirablement exprimé
par Pascal, qui l'avait amené à ces extrémités intolérantes. Dans
les passages inédits que publie M. Cousin , Pascal a encore des cou-
leurs nouvelles, des couleurs plus fortes pour peindre cette faiblesse :
« Connaissons , dit-il , notre portée : nous sommes quelque chose et
ne sommes pas tout; ce que nous avons d'être nous dérobe la con-
naissance des premiers principes qui naissent du néant, et le peu
que nous avons d'être nous cache la vue de l'infini. » Et plus loin
encore, dans ces lignes frappantes qui, je ne sais pourquoi, sont
barrées dans le manuscrit : « Voilà une partie des causes qui rendent
l'homme si imbécile à connaître la nature; elle est infinie en deux
REVUE DE PARIS. 277
manières , il est fini et limité; elle dure et se maintient perpétuelle-
ment en son être, il passe et est mortel; les choses en particulier se
corrompent et se changent à chaque instant, il ne les voit qu'en pas-
sant; elles ont leur principe et leur fin, il ne connaît ni l'un ni l'autre:
elles sont simples, et il est composé de deux natures différentes. »
Pascal s'anime, s'excite lui-même, dans la guerre acharnée qu'il fait
à la raison; il ne tarit pas contre ces grands dogmatistes, contre ces
régens du monde qui ont l'immoralité de penser que la morale est
écrite dans le cœur de l'homme, et que l'homme, par la seule force
de son esprit, peut s'exhausser jusqu'à la notion de Dieu. «Il faut
l'achever, » dit-il en parlant de la raison, comme Voltaire bientôt
dira « écrasez l'infâme, » en parlant du christianisme. Ainsi l'homme
n'a pas de prises capables de saisir la vérité. Pascal est forcément
induit, on le devine, il est bientôt poussé aux derniers excès :
« Toute la dignité de l'homme, s'écrie-t-il, est en la pensée. Mais
qu'est-ce que cette pensée? Qu'elle est sotte ! » Et alors , dans cette
ame dévastée, se dresse le fantôme du scepticisme auquel il faut
bien qu'elle rende hommage comme une vassale : « Les impressions
de la coutume sont renversées par le moindre souffle des pyrrho-
niens. On n'a qu'à lire leurs livres , si l'on n'en est pas assez per-
suadé; on le deviendra bien vite et peut-être trop. » Déjà au xvme siè-
cle, on avait donné une pensée où il était dit : « Le pyrrhonisme a
servi à la religion; » mais on n'avait pas alors osé transcrire le vrai
texte qui est : « Le pyrrhonisme sert à la religion. Le pyrrhonisme
est le vrai....» Voilà comment Pascal, attaché, serré à la croix, tire
vengeance de la raison avec toute sorte de cruautés; du sein de la
foi, il brave, il défie l'intelligence humaine.
Dans les conditions qu'il s'est faites, l'auteur des Pensées ne peut
se tirer du doute qu'en niant la raison. Aussi est-ce aux sommets
les plus escarpés de la foi que semble se complaire Pascal; il s'y tient
d'une main ferme et se penche en même temps dans le gouffre. « Les
vrais chrétiens, dit-il, obéissent aux folies; non pas qu'ils respectent
les folies, mais l'ordre de Dieu, qui, pour la punition des hommes,
les a asservis à ces folies. » Pascal se trompe, il a plus que du respect,
il a de l'amour pour ce joug, pour cette folie de la croix : c'est le sen-
timent qui éclate dans une phrase à jamais mémorable et jusqu'ici
inédite. Il s'agit de l'exemple que fournissent à ceux qui doutent ceux
qui croient après avoir douté : « ... Suivez la manière par où ils ont
commencé : c'est en faisant tout comme s'ils croyoient, en prenant
de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Actuellement même
278 REYTE DE PARIS.
cela vous fera croire et vous abêtira. Mais c'est ce que je crains :
et pourquoi? Qu'avez-vous à perdre? » Est-ce là le dernier mot de
la religion de Pascal? ou plutôt n'est-ce point le juste châtiment de
sa révolte insensée, de cette espèce de suicide de la raison? On ne
saurait que le plaindre. Au milieu des pratiques de la plus étroite
dévotion, il lui prend des accès de désespoir qu'il réfrène bientôt,
mais qui l'accablent.
Encore une fois, c'est là un spectacle qui est plus fait pour exciter
la pitié que les rancunes de la raison. Assurément Bayle, dont le
propre, ainsi que le dit de lui La Fontaine, était de voir clair aux
ouvrages, Bayle n'y regardait pas de bien près et il était loin de
soupçonner l'existence des pensées supprimées, quand il écrivait:
« M. Pascal distingua exactement toute sa vie les droits de la foi
d'avec ceux de la raison. » Le propre, au contraire, le malheur de
la doctrine de Pascal, est de ne pas établir cette distinction. Pour
immoler l'orgueil de l'homme, l'implacable chrétien frappa impru-
demment sur l'esprit humain lui-même; il ôta toute base solide à la
foi, et sa vie se consuma en efforts pour soutenir cette tour que lui
aussi il voulait élever jusqu'au ciel, et qui chancelait dans son fon-
dement. Sans doute, ainsi qu'en convenait Voltaire, plusieurs de
ces pensées peuvent avoir été jetées sur le papier comme des doutes,
comme des propositions que Pascal projetait peut-être de réfuter
lui-même. Mais si l'objection est quelquefois acceptable dans le dé-
tail, elle ne l'est pas dans l'ensemble : le caractère général de cette
philosophie (qui n'est autre chose qu'une négation de la philosophie)
ressort de toute part. L'impression qu'on garde de la lecture est
profonde assurément : cependant elle ne saurait ramener à la foi que
des cœurs dégoûtés de tout, que des cœurs souffrans du mal d'Ober-
mann. A la rigueur, les Pensées de Pascal pourraient donc, dans un
temps de trouble comme le nôtre , devenir pour quelques âmes le
livre révélateur qu'une voix d'en haut indiquait à saint Augustin;
mais en un autre âge, mais à une époque saine, alors que toutes
les facultés de l'homme se développent également dans une harmo-
nique activité, un pareil livre ne convertirait personne; car il n'y a
précisément de démonstration sérieuse que celle qui s'adresse à cette
raison que veut détruire Pascal. La terreur peut être un moyen pro-
visoire : durant une ère calme, elle n'est pas un argument définitif.
Cette foi rapportée des abîmes, ce grand génie courbé dans le trem-
blement et la prière, tout cela certes est fait pour émouvoir; mais,
dans de pareilles matières, émouvoir n'est pas la même chose que
REVUE DE PARIS. 279
convaincre. On assure qu'en ses macérations pieuses, Pascal frap-
pait souvent du coude sur son cilice pour faire entrer les aiguillons
dans la chair. Eh hien ! !a raison aussi fut comme le cilice de son
esprit, et on eût dit que ses efforts contre elle provenaient égale-
ment, provenaient surtout de je ne sais quel vain désir de mortifi-
cation et. d'humilité intellectuelles.
S'il y a une foi digne d'envie, assurément ce n'est pas celle-là; ce
n'est pas celle qui va jusqu'à mettre les balais au rang des meubles
superflus, et jusqu'à trouver édifiant de vivre dans Verdure; ce n'est
pas celle qui, à propos du projet de mariage d'une nièce, ne sait que
parler & homicide et de déicide. Les lettres inédites de Pascal et les
documens que publie M. Cousin , dans les pièces justificatives qui
terminent son volume, éclairent d'une lumière nouvelle et triste
plusieurs points de cette importante biographie.
Depuis un an , il s'est fait autour du nom de Pascal toute une re-
naissance curieuse. Chez nous l'Académie a suscité et couronné plu-
sieurs éloges de mérite fort inégal; en Allemagne, le docteur Reu-
chlin a donné une Vie de Pascal intéressante et approfondie; mais
ce qui, dans ce singulier et attentif mouvement de retour, honorera
le plus dignement la mémoire du grand écrivain , ce sera assuré-
ment le beau travail de M. Cousin, ce sera la place considérable que
M. Sainte-Beuve a faite à l'auteur des Pensées, dans cette spirituelle
histoire de Port-Royal où la science le dispute à l'art.
La principale importance de la longue et difficile révision achevée
avec tant de zèle par M. Cousin est évidemment de restituer à notre
admirable prose du xvn" siècle son plus original monument, un
monument qui jusqu'ici se trouvait altéré dans le style, faussé dans
l'esprit. C'est un service véritable que M. Cousin vient de rendre aux
lettres; mais, on l'imagine, pour aborder aujourd'hui la critique lit-
téraire, pour intervenir dans des questions de goût et de langue,
M. Cousin n'a rien perdu des fermes qualités de sa méthode, ni de
l'éclat habituel de sa forme. En recueillant patiemment ces variantes,
en signalant, avec une sagacité pleine de ressources et d'esprit, les
arrangemens arbitraires, les intercalations fautives, les additions oi-
seuses, les compositions mensongères des précédens éditeurs, en
ressaisissant le fil cent fois brisé et renoué de la pensée de Pascal,
en rétablissant enfin les suppressions intéressées comme les mutila-
tions maladroites, M. Cousin n'a pas oublié qu'écrivain éminent lui-
même il était naturellement appelé à juger Pascal comme écrivain ,
que philosophe il avait à apprécier l'auteur des Pensées comme ad-
280 REVUE DE PARIS.
versaire de la philosophie. J'ai déjà signalé les pages brillantes où sont
mis à nu le triste scepticisme, la foi presque aussi triste de Pascal.
Sans parler des fines remarques qui viennent incessamment remplir
l'intervalle des citations, il convient de signaler, entre les morceaux
qui se rapportent plus particulièrement à la littérature, l'ingénieuse
conclusion dans laquelle M. Cousin cherche, d'après quelques indi-
cations du manuscrit, à montrer quels eussent été et le plan gran-
diose et la forme animée, vivante, entremêlée de dialogues et de let-
tres, que Pascal projetait de donner à son grand ouvrage, à cette
apologie étrange du christianisme dont il n'est resté que des débris,
mais des débris qui ont la majesté des ruines. Je ne parle point de
l'introduction importante que M. Cousin a mise en tête de son livre;
c'est une réponse étendue à la polémique religieuse qui s'est pro-
duite avec tant d'amertume depuis deux années : nous n'en mêlerons
pas aujourd'hui l'examen à une discussion toute littéraire. Remar-
quons seulement que le nom de Pascal porte malheur aux jésuites :
voilà que M. Cousin essaie de montrer qu'après avoir été battus par
le pamphlétaire, les jésuites ont cependant accepté l'héritage de sa
mauvaise philosophie. Les adversaires de M. Cousin en conviendront
eux-mêmes, ce n'est ni l'esprit ni l'éloquence qui manquent à cette
provinciale.
Une nouvelle édition des Pensées est devenue indispensable : il
serait digne du gouvernement ou de l'Académie de s'intéresser à
cette entreprise, de la prendre sous ses auspices. Maintenant la re-
nommée de Pascal, comme écrivain, ne peut que gagner à une res-
titution sinon littérale (cela serait souvent impossible), au moins
plus fidèle, mieux entendue de son style; sa réputation, comme
penseur original et hardi , ne saurait que s'accroître par la tardive et
curieuse publication des fragmens jusqu'ici inédits. Qu'on ne l'oublie
pas, c'est là un monument unique de notre littérature. Dans les Pro-
vinciales, on n'a qu'un éloquent et spirituel prosateur; dans les
Pensées c'est autre chose, c'est plus encore; l'homme n'y est pas
distinct de l'artiste, et par là les deux plus grands sentimens du cœur
humain, deux sentimens contradictoires, se trouvent imposés en
même temps à l'ame du lecteur, je veux dire la pitié et l'admiration.
Charles Labitte.
BULLETIN.
Quand la situation est aussi grave, quand le parlement et les hommes poli-
tiques les plus considérables s'en montrent si sérieusement préoccupés, est-il
bien habile, de la part de certains apologistes du ministère, de chercher à
donner le change sur le fond des choses, et d'achever de tout envenimer par
une polémique voisine de l'injure? Il n'est .plus question que d'intrigues et
d'intrigans. A entendre certaines gens, il n'y aurait plus nulle part ni sin-
cérité, ni conscience? Les hommes que vous avez connus les plus dévoués à
la cause de l'ordre, que vous avez toujours vus porter dans leurs actes poli-
tiques tant de mesure et de sagesse, ces hommes, par une métamorphose
aussi singulière que soudaine, sont devenus des brouillons, on nous l'assure;
le démon de l'intrigue a tout égaré, tout corrompu; enfin il y a une vaste
conspiration dans laquelle sont entrés les meilleurs citoyens.
C'est étrange : nous avions, pour notre compte, porté sur la situation un
tout autre jugement. 11 nous semblait, au contraire, que c'était sans prémé-
ditation et surtout sans goiit pour l'intrigue que beaucoup d'hommes conscien-
cieux et éclairés avaient peu à peu retiré la confiance qu'ils avaient pendant
un temps placée dans le ministère. Ces hommes nous avaient paru ne céder
qu'à l'évidence et à la plus impérieuse conviction. Nous trouvions la preuve
de leur bonne foi dans la lenteur qu'ils avaient mise à montrer leur mécon-
tentement et leur blâme. Cette patience à attendre des actes plus satisfaisans,
qui malheureusement ne sont pas venus, ces longues hésitations à prendre un
parti, étaient à nos yeux et, nous le croyons, aux yeux de bien du monde,
autant d'indices de droiture et de sincérité. Eh bien! nous nous abusions
tous. Ces hommes si patiens et si mesurés n'en étaient que des intrigans plus
dangereux; leur circonspection , leur silence, tout cela n'était qu'hypocrisie.
Nous l'avouons , nous sommes ébahis de cette manière de défendre le ca-
TOME XIV. SUPPLÉMENT. 20
282 REVUE DE PARIS.
binet, et il y a dans toute cette polémique une sorte de désespoir qui aboutit
à la maladresse; car enfin accuser d'intrigue des membres du parti conserva-
teur, au nom du ministère, c'est se retourner contre ceux qui jusqu'alors
avaient été ses soutiens, c'est aggraver les antipathies, les incompatibilités qui
pouvaient exister déjà , c'est aussi émettre la prétention qu'en dehors de la
combinaison du 29 octobre il n'y a plus , pour le parti conservateur, ni gou-
vernement, ni avenir. Si cela était, il faudrait se garder de le dire; si cela
était, il faudrait éviter de révéler la faiblesse d'un parti qui est un des appuis
les plus nécessaires de notre constitution politique. Il n'est pas permis, quand
ouest au gouvernement ou quand on parle au nom du gouvernement, de se
défendre ou de défendre ses amis en risquant de compromettre les grands
intérêts de l'ordre et du pouvoir. C'est un tort grave de dire : après nous
le déluge! Heureusement il n'y a point de vérité dans les alarmes qu'on
travaille à répandre : le parti conservateur est plus puissant et plus libre que
n'affectent de le croire certains défenseurs du ministère.
Dans la pratique du gouvernement représentatif, on a pu remarquer que
toute nouvelle chambre voulait composer, avoir son ministère. Le parlement
de 1839 a été dissous en 1842, parce que le ministère du 29 octobre avait lui-
même reconnu l'impossibilité de gouverner avec une majorité aussi incon-
sistante et aussi faible. Après les élections générales de l'été dernier, il fut
évident que le ministère n'avait pas trouvé ce qu'il cherchait, il n'avait pas
trouvé cette majorité consistante et nombreuse qui lui semblait indispen-
sable pour qu'il put continuer de rester au pouvoir avec quelque honneur
et quelque force. Il était même question pour le cabinet d'une retraite volon-
taire, quand le funeste événement du 13 juillet vint non pas tout changer,
mais tout suspendre : on n'eut pour le moment qu'une pensée, qu'un souci,
la loi de régence et l'affermissement de notre ordre constitutionnel. Cela fait,
les choses reprirent leur cours, et l'on s'occupa de nouveau du peu d'har-
monie qui paraissait exister entre la nouvelle chambre et le cabinet. "Voilà
les faits : nous ne sommes ici au-delà ni en-deçà de la vérité. Lorsqu'il y a
six semaines le parlement se rassembla, il parut inévitable que la question
ministérielle fût posée : cependant une autre question devint une cause
d'ajournement; nous voulons parler du droit de visite, affaire dans laquelle
le cabinet était fort compromis, mais que les chambres voulurent traiter sans
y mêler des préoccupations étrangères à cet important sujet. Aujourd'hui
enfin le moment est venu d'aborder la question ministérielle, qui, depuis près
d'un an , paraît à tous les esprits inévitable, urgente.
Si aujourd'hui les conservateurs ne peuvent pas porter un jugement im-
partial et indépendant sur la politique du ministère, ils ne le pourront
jamais. Ce sera au contraire faire preuve d'une sage prévoyance que de pro-
fiter du calme profond où nous sommes pour apporter dans la sphère gou-
vernementale les modifications reconnues nécessaires pour élargir la hase
du pouvoir en l'affermissant. Si les conservateurs se laissaient dénier ce
droit , s'ils cédaient à l'espèce d'intimidation morale dont on essaie à leur
REVUE DE PARIS. 283
égard en ce moment , ils abdiqueraient , ils ne seraient plus un parti consi-
dérable et puissant au sein duquel plusieurs nuances politiques se rattacbent
à certains principes fondamentaux. Désonnais ils suivraient en aveugles une
politique qu'ils ne seraient plus même admis à discuter; ils marcheraient
dans des voies périlleuses sans oser ni faire balte, ni prendre des directions
plus sures.
Nous doutons fort que les conservateurs acceptent cette condition qu'on
veut leur faire. On leur signifie aujourd'hui avec hauteur qu'on espère bien
qu'ils ne se rendront pas coupables de désertion, et qu'on veut bien compter
encore sur leur fidélité. Fidélité à qui? désertion de quoi? Ce n'est donc pas
le ministère qui doit être fidèle à la véritable politique des conservateurs; ce
sont les conservateurs qui doivent être fidèles au cabinet en toute circon-
stances, quels que soient ses tendances et ses actes. Lés rôles sont changés :
ce n'est plus par la majorité constitutionnelle telle qu'elle est sortie de l'urne
électorale cet été qu'est représentée la politique conservatrice; cette politique
s'incarne uniquement dans le cabinet, hors duquel il n'y a pour elle qu'im-
puissance et avortement. On n'a jamais plus fièrement professé, il en faut
convenir, l'esprit d'intolérance et d'exclusion.
On conçoit qu'un cabinet attaqué par de nombreux adversaires s'emploie
à repousser les agressions dirigées contre lui : on ne saurait lui demander
de rendre son épée sans combat. Mais il reste toujours du devoir et de la di-
gnité de ceux qui sont au pouvoir de ne pas user à leur profit les ressorts
mêmes du gouvernement. Faut-il , pour garder un portefeuille quelques se-
maines de plus, risquer de déconsidérer la majorité qui n'appartient pas à
à tel ministre, mais qui est la force du gouvernement et l'expression légale
du pays? Ces hommes que vous appelez des intrigans peuvent, dans quelques
jours, être les successeurs de ceux que vous défendez avec tant d'emporte-
ment. Vous les désignez d'avance à l'opposition systématique des partis
extrêmes comme des ambitieux sans principes qui n'ont d'autre mobile que
la convoitise du pouvoir, et vous êtes les premiers à calomnier des hommes
d'ordre et de gouvernement dont le pays et le roi peuvent d'un instant à
l'autre réclamer les services. Ce n'est rpas ainsi que nous entendons les de-
voirs d'une presse qui se dit gouvernementale. Il est permis sans doute d'avoir
des préférences pour des nuances et des hommes politiques, mais il ne faut
jamais leur sacrifier les principes de notre gouvernement et les intérêts géné-
raux. Il y a deux ans, nous avons vu avec regret le ministère du 1er mars
quitter les affaires; néanmoins, comme sa retraite était inévitable, nous n'avons
pas hésité à reconnaître les nécessités temporaires qui légitimaient l'avéne-
ment du ministère du 29 octobre : nous nous sommes occupés beaucoup des
choses , très peu des personnes. Maintenant que ces nécessités temporaires
ont disparu, nous n'avons pas dissimulé qu'à nos yeux le cabinet du 29 oc-
tobre n'avait plus les mêmes raisons d'être, et que tout indiquait l'opportunité
d'une modification, d'un changement. Mais pour cela il ne nous est pas venu
à l'esprit de calomnier grossièrement les intentions des hommes qui sont
284 REVUE DE PARIS.
encore assis sur les bancs du ministère. Si la composition du ministère du
29 octobre, si ses tendances ne répondent plus aux exigences de la situation,
ce n'est pas une raison pour méconnaître la valeur particulière de quelques
hommes distingués qui sont dans le cabinet; nous ne les accuserons pas d'in-
trigue et de basse ambition. Pourquoi donc ceux qui les défendent se croient-
ils tout permis contre leurs adversaires? Quelle est donc cette manie mal-
heureuse de répandre partout l'injure, de semer partout l'irritation ?
Nul ne peut prévoir le résultat de la lutte qui va s'ouvrir mercredi pro-
chain; mais il est déjà certain que les violences des défenseurs du cabinet
ont mis entre eux et les hommes les plus modérés un abîme. Il faudra désor-
mais, s'il reste aux affaires, qu'il se passe de leur concours, il faudra qu'il
gouverne sans l'appui de ces intrlgans, appui que cependant jusqu'aujour-
d'hui il n'avait pas trouvé inutile. Ce sera pour le ministère une situation
d'exclusion, d'isolement; ce sera pour le pays une situation mauvaise. Il n'est
pas régulier, il n'est pas normal que tant de grandes influences, tant d'hommes
éminens soient en dehors de toute participation au gouvernement. Le pouvoir
s'en trouve trop affaibli et l'opposition trop fortifiée. Voilà le secret de la
répugnance avec laquelle les partis extrêmes voient s'approcher une modifi-
cation ministérielle; ils préfèrent de beaucoup une situation où la base du
pouvoir est tellement étroite, que les hommes les plus sages et les plus dé-
voués au gouvernement de 1830 se trouvent refoulés dans l'opposition. C'est
par la même raison que nous appelons un remède , car assurément nous ne
pouvons nous rencontrer avec les sympathies et les vœux des radicaux et des
légitimistes.
Les préoccupations politiques qui en ce moment pèsent sur tout le monde,
ont porté l'attention sur une chose qui, en d'autres temps, eût passé ina-
perçue, nous voulons parler de la soirée qu'a donnée mercredi dernier M. le
ministre des affaires étrangères. Cette soirée avait pour le ministre qui ouvrait
ses salons à un rao^l'inconvénient de l'obliger à des choix, à des exclusions
parmi les membres du parlement, inconvénient auquel du reste il eût pu
échapper en invitant les deux chambres en masse; mais il a préféré choisir.
Aussi s'informait-on, avec quelque curiosité, de la liste et du nom des invités,
on y cherchait des indications politiques. On s'est Occupé aussi de l'absence
de quelques conservateurs éminens qui, bien qu'invités, se sont abstenus de
paraître à la soirée de M. le ministre des affaires étrangères. Le plus notable
de ces absens est, sans contredit, M. de Salvandy, qui n'a pas voulu, à la
veille d'un grand engagement parlementaire, paraître à 1 hôtel des Capucines.
11 y a dans cette conduite du tact et de la dignité. Le raout de M. le ministre
des affaires étrangères empruntait des circonstances une signification poli-
tique qui faisait une loi même à des invités de s'en tenir à distance. Cela
était vrai surtout pour des hommes qui, comme M. de Salvandy, ont à rem-
plir de grands devoirs, et pour qui le moment est venu de suivre les inspira-
tions d'une politique intelligente et vraiment conservatrice.
Pendant que le ministère s'apprête à une seconde lutte, le cabinet anglais
REVUE DE PARIS. 285
a aussi ses rencontres parlementaires. C'est plutôt contre les radicaux que
contre les whigs que sir Robert Peel a eu à lutter, et la maladresse singu-
lière d'un orateur radical, M. Cobden, a donné à une partie du débat une
pbysionomie toute dramatique. M. Cobden combattait la motion d'enquête
de lord Howick, parce qu'elle ne s'étendait pas à la détresse agricole aussi
bien qu'à la détresse manufacturière de la Grande-Bretagne. C'est alors que,
s'adressant particulièrement à sir Robert Peel , il lui a demandé ce qu'il
comptait faire en présence du paupérisme, qui faisait tous les jours de nou-
veaux progrès, et du commerce avec l'étranger, qui déclinait si rapidement.
Je le proclame hautement, n'a pas craint de dire M. Cobden, toute la respon-
sabilité de l'état actuel du pays, à la fois lamentable et dangereux, pèse
sur les épaules de l'honorable baronet. On trouvera dans ces paroles une bien
remarquable imprudence, si l'on se rappelle que quelques semaines aupara-
vant un misérable, un insensé, avait assassiné le secrétaire intime de M. Peel,
croyant frapper le ministre lui-même, avec lequel l'infortuné M. Drummond
avait quelques rapports de taille et de corpulence. Aussi M. Peel a-t-il répondu
avec une émotion visible. Il a déclaré qu'il ne se laisserait jamais intimider
par de semblables menaces; ses paroles ont été acccueillies par des acclama-
tions presque unanimes de la chambre, et l'orateur de l'opposition a dû dés-
avouer les paroles qu'il avait prononcées.
Ce qui distingue M. Peel, ce qui fait qu'il parle vraiment en premier mi-
nistre, c'est qu'il met toujours dans ses affirmations une mesure qui, sans en
exclure la force, n'engage pas trop avant l'homme d'état qui les émet. Ainsi,
dans la question des céréales, sir Robert Peel a déclaré qu'il ne songeait pas
à modifier les lois en vigueur. Mais, a-t-il ajouté, « on m'a demandé si je m'en-
gageais à ne jamais les modifier; ma réponse a déjà été celle que doit faire
tout ministre quand il s'agit de réglemens de commerce, et non d'une ques-
tion de principes, comme le maintien de la monarchie, ou le rappel de
l'union : je ne prends aucun engagement de cette nature. » C'est avec cette
circonspection, c'est avec cette habileté, que M. Peel maintient sa ligne entre
les tories exagérés et les whigs. A l'immobilité des premiers , aux théories
des seconds, il oppose un esprit à la fois résolu et pratique qui sait se dé-
fendre de trop innover dans le présent et ne pas s'interdire l'avenir.
Fidèle à la tactique qui , au surplus, lui réussit presque toujours, M. Peel ,
après s'être défendu , a porté l'attaque dans le camp ennemi. Il a glorifié sa
propre administration, et il s'est félicité d'avoir pu, dans l'espace de seize mois,
terminer deux guerres. Il a provoqué lord Palmerston qui paraissait faire un
signe d'incrédulité. Malgré son outrecuidance, l'aucien ministre whig n'a pas
relevé le gant. M. Peel a insisté particulièrement sur la perspective qui s'offrait
à lui d'établir une amitié parfaite avec la France. Il a mis fort habilement en
présence le maréchal Soult et le duc de YV'illington, il a montré les deux
représentans illustres de la gloire militaire des deux pays exhortant leurs con-
citoyens à dépouiller leurs jalousies nationales. M. Peel a trouvé piquant d'op-
poser à ces deux célèbres vétérans les journalistes anonymes et irresponsables
286 REVUE DE PARIS.
qui n'épargnent pas leurs efforts pour envenimer la querelle entre les deux
pays. Il y a dans ce rapprochement plus de causticité que de justesse. La
presse française, dont il n'est pas juste d'ailleurs de dire qu'elle soit ano-
nyme comme la presse britannique, a toujours montré un amour sincère de
la paix. Elle a revendiqué le maintien des anciens principes favorables à la
liberté des mers , mais elle n'a pas jeté de cri de guerre. Eh ! qui donc , en
Europe, veut combattre? Oui croit à la possibilité d'une lutte ouverte? A
coup sûr ce n'est pas M. Peél, qui annonce des réductions considérables dans
le budget delà marine et le budget de l'armée de terre. Le ministre anglais
se félicite de ces économies, et il les oppose avec orgueil à la gestion si rui-
neuse des whigs et de lord Palmersxon, qui avait, avec tant d'imprudence,
allumé les deux guerres de la Chine et de la Syrie.
Mais ce langage de M. Peel ne vient-il pas en aide à ceux qui, en France,
demandent que, tout en conservant la paix avec l'Angleterre, on l'établisse
sur des bases honorables? L'Angleterre regarderait comme une folie toute
guerre qui ne serait pas marquée du caractère de la plus évidente nécessité;
elle a besoin de faire des économies , elle a le plus vif désir, et ses hommes
d'état ne s'en cachent pas, de conclure avec nous un traité de commerce.
Quelles circonstances plus favorables pouvons-nous désirer pour nous en-
tendre avec nos voisins sur la révision des conventions de 1831 et de 1833?
Nous ne demandons, ce nous semble, à la Grande-Bretagne aucun sacrifice
d'intérêt et d'honneur, et elle souhaite ardemment d'établir entre les deux
pays un échange de débouchés. Où sont donc ces obstacles formidables qui
s'opposent à l'ouverture prochaine de négociations sur le droit de visite?
S'il faut dire notre pensée, les obstacles sont ici plutôt dans les hommes que
dans les choses. Nous concevons qu'il répugne, à ceux qui ont consenti et
signé le traité de 1841, de demander maintenant la révision des traités de
1831 et 1833 : il y a dans cette situation quelque chose de faux et de contra-
dictoire, nous ne le nions pas; mais enfin ces difficultés ne. tiennent pas à la
nature des choses : c'est beaucoup. Qu'on ne vienne donc plus nous présenter
l'image menaçante de la guerre : l'Angleterre désarme; le pays peut mainte-
nant reconnaître combien sont mal fondées les craintes qu'on a cherché à lui
inspirer.
Les débats du parlement anglais ont été marqués par un épisode qui veut
être relevé. La proclamation de lord Ellenborough, dont nous avions, dès le
principe, signalé la grotesque bizarrerie, a été l'objet de la plus vive censure
dans la chambre des communes. Il faut avouer, au surplus, que cette excen-
tricité du gouverneur-général des îndes était des plus inattendues, même
pour un peuple où les excentriques ne manquent pas. Mais les bizarreries
anglaises portent plutôt sur les actes que sur les paroles. C'est peut-être la
première fois qu'on voit un Anglais se compromettre comme il arrive sou-
vent à des Français, c'est-à-dire en faisant des phrases dont il aurait pu se
dispenser. Tout avait été au mieux pour lord Ellenborough , il était sorti
triomphant de la barbare expédition du Caboul; L'humanité gémissait , mais
REVUE DE PARIS. 287
l'orgueil national pouvait s'applaudir. S'il eiit gardé le silence, lord Ellenbo-
rough eût été dans son pays l'objet d'une approbation universelle. Malheureu-
sement il s'avise de composer une proclamation où, se mettant au point de vue
du fanatisme hindou le plus extrême, il se félicite d'avoir rapporté de Ghazna
les portes du temple de Somnauth. Lord Ellenborough prétendait ainsi avoir
vengé les idoles de l'Inde d'un outrage qu'elles avaient reçues au xic siècle
de notre ère, de la part du sultan Mahmoud le Ghaznévide, zélé musulman
comme chacun sait. Le trait était touchant de la part d'un général anglais,
d'un général chrétien. Quand la proclamation de lord Ellenborough fut
connue en Europe, elle fut accueillie avec la gaieté qu'elle était bien faite
pour inspirer. En Angleterre surtout, la presse s'en empara; ce fut un dé-
luge de plaisanteries plus ou moins heureuses, et l'éloquence du gouverneur-
général des Indes fut l'objet des plus bouffons commentaires. Les choses
n'en restèrent pas là. Le ministère avait déclaré, dès les premiers jours de la
session, qu'il était prêt à justifier tous les actes du gouverneur-général des
Indes; il n'entendait pas parler, il est facile de le croire, de sa malencontreuse
proclamation, mais de sa gestion politique et de sa conduite militaire. Mais
les conservateurs les plus orthodoxes, les chrétiens les plus fervens, comme
sir Robert Inglis et lord Ashley, ont lancé l'anathème contre lord Ellenbo-
rough et sa proclamation; ils ont solennellement adjuré le ministère de les
désavouer, et le ministère a dû obéir à cette injonction. En France, nous
nous serions sans doute contentés de rire d'une proclamation ridicule; nous
eussions amnistié l'élucubration oratoire, en prenant en considération les
résultats militaires. 11 eut mieux valu au contraire, pour lord Ellenborough ,
perdre une bataille contre les Afghans, que d'avoir fait de la théologie hin-
doue, et il est difficile qu'il puisse garder long-temps son gouvernement.
On s'est assez occupé, ces jours derniers, d'une pétition que le commerce
de Bayonne vient d'adresser aux chambres au sujet de nos relations avec
l'Espagne. Jusqu'à présent, il y avait, pour la navigation des deux pays, des
conditions réciproques d'égalité. Le commerce de cabotage s'exerçait réci-
proquement dans les ports d'Espagne et de France. Cet état de choses a été
confirmé et sanctionné à toutes les époques; il l'a été en 1793, en 1795,
en 1814. Mais le gouvernement d'Espartero ne l'a pas respecté : il a décrété
que le commerce de cabotage entre les ports d'Espagne ne pourrait être fait
que par des navires de construction et de propriété espagnole. Ce n'est pas
tout : le gouvernement du régent a encore décidé que les navires espagnols
ne jouiront pas de la faveur accordée à leur pavillon pour l'importation des
marchandises étrangères quand ils les transporteront des ports de Bayonne,
de Bordeaux, de Marseille, et des autres ports français; c'est-à-dire que par
cela seul qu'un bâtiment espagnol vient d'un port français, il est mis hors du
droit commun de son propre pays. Le commerce du midi de la France pro-
teste vivement contre un état de choses aussi intolérable. Si dans- son aveu-
glement, disent les pétitionnaires, si dans sa préférence pour des intérêts
commerciaux contraires à ceux de la France, l'Espagne persistait dans des
288 REVUE DE PARIS.
mesures injustes, hostiles, violatrices des traités, ce n'est pas à vous que nous
dirons comment une nation comme la nôtre doit défendre ses droits et faire
respecter sa dignité. On a reconnu la nation qui profite de l'exclusion qui
nous est donnée. C'es^t encore l'Angleterre; c'est à coup sûr sous la funeste
influence de ses sugestions, que le gouvernement d'Espartero s'est déterminé
à rendre l'ordonnance dont se plaint notre commerce. La réciprocité du com-
merce de cabotage avait été stipulée par le pacte de famille, et ses conventions
avaient toujours été respectées jusqu'en ces derniers temps. Si tous les faits
signalés par les pétitionnaires sont exacts, nous ne serions plus même au-
jourd'hui pour les plus simples rapports de voisinage et de commerce dans
les conditions du traité d'Utrecht. Le ministère saura-t-il poursuivre avec
fermeté la révocation de prescriptions aussi insolites, aussi funestes aux in-
térêts français ?
La presse anglaise n'en veut pas avoir le démenti : elle persiste à dire qu'il
a été question du rappel de M. Lesseps entre le gouvernement espagnol et
M. Guizot. S'il faut en croire le Times, le cabinet de Madrid a fait ses ré-
serves à ce sujet dans la note accompagnant les rectifications publiées par la
Gazette officielle. Ces réserves, si elles existent, seraient un moyen de faire
renaître le différend diplomatique au premier moment où cela pourrait con-
venir à l'Angleterre.
Cette semaine, la chambre s'est occupée de l'Algérie dans ses bureaux. Le
système de l'occupation restreinte et le système de l'occupation étendue se
sont trouvés en présence. Il s'agissait de nommer les membres de la commis-
sion qui doit examiner la demande de crédits supplémentaires en faveur de
l'Algérie. Ce n'était encore qu'un débat préliminaire, et déjà cependant, ni
les plans de campagne, ni les plans de colonisation n'ont manqué. M. de ïoc-
queville s'est plaint de l'omnipotence militaire du gouverneur de l'Algérie; il
préférerait une autorité civile. On lui a répondu avec assez de raison que
diminuer aujourd'hui les pouvoirs du gouverneur, ce serait multiplier des
embarras inextricables. Sans doute il faut, comme l'ont dit dans les bureaux
MM. de Tocqueville et Corcelle, mener de front la colonisation et la guerre.
Nous croyons maintenant la guerre assez avancée pour permettre de com-
mencer l'œuvre pacifique de coloniser notre conquête, et, pour le dire en
passant, c'est au système d'occupation étendue pratiqué avec vigueur qu'on
doit la possibilité d'essayer aujourd'hui la colonisation. Mais il ne faut rien
faire qui affaiblisse notre puissance, notre autorité. Au surplus, dans toutes
les nuances de l'assemblée, le système de l'occupation étendue a eu des dé-
fenseurs. M. de Chasseloup-Laubat, conservateur prononcé, a signalé le sys-
tème qu'on suit aujourd'hui comme le seul bon, le seul utile. Il a remarqué
avec raison que c'est l'occupation restreinte qui a fait toute la puissance d'Abd.
el-Kader. Des membres de la droite et de la gauche ont soutenu la même
opinion. M. Baude désirerait qu'on occupât l'Afrique comme nous avions
occupé autrefois les provinces illyriennes; il voudrait aussi qu'à l'instar des
Romains, on cherchât à organiser les indigènes. Enfin, chacun a dit son mot,
REVUE DE PARIS. 289
apporté son point de vue. Au surplus, à travers toutes ces idées un peu di-
vergentes, on sent une même conviction, c'est que désormais l'Afrique est
irrésistiblement liée à la fortune de la France. Eu vertu de cette conviction,
les chambres arrivent aussi à reconnaître la nécessité de grands efforts pour
atteindre dans le plus court délai possible les meilleurs résultats. Il faut
mettre à profit la paix européenne; il faut que, dans quelques années, l'Afrique
soit en état de nourrir ell°-même une armée qui, par sa brillante activité,
entretienne dans une époque pacifique les grandes traditions militaires du
pays.
Théâtre-Italien. — Malgré les bals, les raouts, les soirées plus ou moins
musicales dont cette dernière quinzaine abonde, les représentations des Ita-
liens n'en sont pas moins suivies avec l'empressement ordinaire de leur pu-
blic habituel. Les femmes, il est vrai, arrivent plus tard, s'en vont plus tôt,
mais le peu de temps qu'elles restent, l'éclat de leurs diamans, l'élégance
de leur parure, donnent à la charmante salle Ventadour un aspect inaccou-
tumé. Pour notre part, nous désirerions vivement que ces exigences de toi-
lette existassent toujours chez les femmes qui vont au théâtre. Quoi de plus
singulier et de plus disparate que ces rangs de loges si différens les uns des
autres? Aux premiers des coiffures de fleurs et des bras nus, aux seconds
des bonnets et des pèlerines, aux troisièmes des capotes et des châles soigneu-
sement attachés sous le menton; cet assemblage ne fait-il pas l'effet d'une
salle de spectacle aux colonies, où les blancs sont au premier rang, les mu-
lâtres au second, les nègres au troisième?
La représentation de Don Juan au bénéfice de Lablache a été assez mé-
diocre; les Italiens goûtent peu la musique de Mozart, ils ne se donnent pas
la peine de chercher le sentiment, d'en pénétrer l'intention. Les tentatives
faites depuis Garcia , comme depuis Mlle Sontag , ont prouvé qu'une belle
voix, un beau talent dramatique, ne suffisaient pas toujours pour chanter don
Juan et dona Anua. Nourrit et Mlle Falcon, à l'Opéra , furent les seuls qui
comprirent, après les deux grands artistes que nous venons de nommer,
l'oeuvre sublime du maître. On se rappelle encore le frémissement qui parcou-
rait l'auditoire lorsque cette belle fille, à jamais regrettable, déclamait l'ad-
mirable récitatif rempli de sanglots et de cris désespérés qui précède l'air
or saï; la honte, le désespoir, la vengeance, venaient tour à tour prêter un
accent à cette voix passionnée, à ce geste lundi. Nourrit avait donné une phy-
sionomie bien véritablement patricienne à ce galant don Juan qu'on avait
habitude de voir courir les carrefours et la campagne en costume de trouba-
dour, chaussé de souliers blancs a rosettes. Avec quelle grâce câline il s'ap-
puyait contre un pilier sous le balcon d'Elvire, pour chanter du bout des
lèvres cette ravissante chansonnette dont l'accompagnement railleur semble
narguer les paroles amoureuses ! Comme il savait prendre à temps les grandes
manières d'un gentilhomme, et tirer vaillamment l'épée contre don Ottavio!
Mais à quoi bon revenir sur ce passé déjà si loin, oublié de presque tous, pour
parler de Tamburini, de sa voix molle, de son jeu d'étudiant en goguettes?
Le rôle de don Juan n'a jamais convenu au talent de cet artiste; son organe
manque du mordant, du brio nécessaires pour en accentuer les côtés saisis-
290 REVDE DE PARIS.
saus, comme du charme et de la tendresse pour en adoucir les parties con-
traires. Dans cette représentation, où tout semblait aller à la débandade,
deux artistes se sont occupés sérieusement du public, Mme Persiani dans Zer-
lina, Mlle Nissen dans Elvira; on sait avec quelle finesse et quelle grâce rus-
tique Mme Persiani caresse toutes les notes perlées de ce rôle charmant. M,le Nis-
sen a mis un peu trop de rudesse dans son air d'entrée: Elvire se lamente,
mais ne montre pas les poings; peut-être, du reste, Mlle Nissen faisait-elle
tant de tapage par la même raison que les peureux, qui chantent bien fort
lorsqu'ils sont dans les ténèbres.
La reprise â'Otello a permis à Mlle Grisi de prendre une magnifique re-
vanche sur dona Anna, et à Mario de soulever de nouveau l'enthousiasme de
ses admirateurs dans un des plus beaux rôles du répertoire de Rubini. Ce
n'était pas sans quelque appréhension que l'on voyait aborder à cette voix si
fraîche et si pure les accens énergiques et sauvages du More de Venise. Le
succès du jeune chanteur a dépassé tout ce que l'espérance la plus flatteuse
pouvait faire concevoir; c'était au duo du second acte, à cet andante que Ru-
bini avait laissé inabordable par la puissance de son souvenir, qu'on atten-
dait Mario. Les premières mesures ont été écoutées dans le plus religieux
silence; puis, quand cette voix s'est élevée, claire, vibrante, chargée d'émo-
tion et de tendresse, sur cette phrase : // cor mi si divise, le passé glorieux
de l'un a été oublié pour l'avenir brillant de l'autre. Le reste de l'opéra n'a
été qu'une suite de triomphes pour Mario. Une fois l'obstacle tourné vail-
lamment, la confiance et l'approbation du public devaient le soutenir et ne
lui ont pas manqué. Depuis long-temps !\]llc Grisi n'avait joué Desdemona.
Ce rôle avait été généreusement cédé par elle au répertoire de M"e Pauline
Garcia. Quand les forces de MmP Viardot se sont épuisées d'une façon si dé-
plorable, M"'" Grisi est rentrée glorieuse et superbe dans la jouissance de son
bien. Les bouquets, les couronnes, les colombes même, sont venues au troi-
sième acte tomber à ses pieds pour lui exprimer la joie de ses admirateurs
de la retrouver là comme dans Norma et Semiramide, chanteuse et tragé-
dienne passionnée et sublime.
En fait de nouveautés, on parle déjà, pour la saison prochaine, de la re-
prise du Crociato de Meyerbeer. Ceux qui se rappellent Donzelli dans le
commandeur de Rhodes, qui se souviennent de la Sontag sous les traits de
la fille de l'émir, qui ont pu entendre la pauvre Malibran essayer les pre-
miers sons de sa voix, alors rebelle , dans le rôle de Felicia, et qui n'ont pas
encore oublié le grand récitatif d'Armando tel qu'il tombait des lèvres de Vel-
luti, ceux-là feront peut-être un douloureux rapprochement entre le présent
et le passé; mais ce sera toujours d'un haut intérêt que de se retrouver face à
face avec le premier élan d'un grand maître, dont les tendances depuis lors
ont pris une direction si opposée.
— L'ornement indispensable aujourd'hui aux concerts particuliers est
Ronconi, le nouveau baryton italien, que se disputent les salons de Paris.
« Jamais, pour employer les expressions d'un de ses admirateurs, on n'a vu se
former une opinion plus décidée et plus unanime sur le compte d'un chan-
teur qui ne s'est pourtant point encore fait entendre en public. Une seule
chose excite une surprise générale, c'est que l'on ne puisse pas encore compter
avec sûreté sur Ronconi pour la prochaine saison des Bouffes. Nous sommes
REVUE DE PARIS. 291
convaincus, du reste, que cette incertitude ne saurait se prolonger long-temps
car les prétentious de Ronconi sont d'une modération telle que ce ne peut
être que quelque considération secondaire qui arrête l'administration en cette
circonstance. Nous revoyons déjà se renouveler pour lui ces soirées animées
et si pleines d'enthousiasme, les soirées de triomphe de Rubini; et vraiment
on ne saurait à qui mieux le comparer. Ronconi représente exactement parmi
les barytons ce que nous représentait Rubini parmi les ténors ; c'est cette
même verve et cette même tendresse, cette même énergie et cette même lan-
gueur. Vous retrouvez en lui ces cris de désespoir et ces plaintes amoureuses,
ces sonores vibrations d'une voix parfois voilée, et dont l'éclat s'amortit sous
la puissance de l'émotion comme la lumière s'éteint et s'étouffe sous les
chaudes vapeurs de l'orage. C'est Rubini qui nous est rendu, mais Rubini
plus jeune et entraînant à sa suite toute une école nouvelle, une école dont
nous nous doutons à peine, et qu'il est temps enfin de substituer à tous
ces chefs-d'œuvre qui, depuis douze ans qu'on les répète, se sont usés dans les
applaudissemens. »
Après Ronconi , l'enthousiasme des gens du monde se passionne pour un
élève de Paganini , Camille Sivori. Malgré le succès de cet artiste et les tours
de force prodigieux qu'il exécute sur son instrument, il est impossible de
l'écouter sans éprouver la sensation de son archet sur tous les nerfs du corps.
Son jeu a quelque chose de sec, de pointu , de grinçant, qui doit produire à
la longue des spasmes ou des vapeurs chez les gens délicatement organisés.
Nous réservons une admiration plus réelle à un pianiste auquel nous ne crai-
gnons pas de prédire les plus légitimes sympathies. M. Halle, si nous ne nous
trompons, est un élève de M. Listz, à qui il n'a pourtant rien pris de son
style échevelé. Nous l'avons entendu jouer plusieurs morceaux du philosophe
hongrois, entre autres celui du finale de la Lucia, et nous n'hésitons pas à
dire que la manière dont il exécute ce morceau nous paraît même préférable
à celle du compositeur lui-même. M. Halle joint à la force et à la rudesse qui
distinguent l'école de Listz une expression, on pourrait presque dire une ten-
dresse, qui jusqu'ici a été le signe distinctif d'une école tout opposée. Ce qui
nous plaît surtout dans ce talent remarquable, ce qui nous paraît en être une
condition de succès sérieux, c'est sa grande simplicité, l'absence de tout char-
latanisme, et le profond et vrai sentiment musical que l'on y découvre. —
Après cela, nous ne savons si M. Halle est destiné à fonder une école, à faire
briller une méthode nouvelle, à part. Il joue fort rarement de ses propres
compositions et sert plus volontiers d'interprète aux grands maîtres, à Beet-
hoven , à Weber, à Mozart. Comprendre ces hommes de génie est une marque
d'intelligence, et excepté dans certains cas tout-à-fait exceptionnels, tels par
exemple que Paganini, Thalberg, Listz, et deux ou trois autres que l'on
pourrait nommer, ne vaut-il pas toujours mieux nous traduire sur un instru
ment une idée du Don Juan ou de la Symphonie pastorale que de nous forcer
à écouter des morceaux originaux et inédits, d'autant mieux que la plupart
du temps il ne s'agit que d'une suite interminable de variations plus ou moins
bruyantes, cousues sur le premier thème venu d'un opéra-comique quel-
conque ?
F. BONIUIHE.
TABLE DES MATIERES
CONTENUES DANS LE QUATORZIÈME VOLUME
{IVe sébie)
DE LA REVUE DE PARIS.
Le Souverain de Kazakaba. — Première partie, par M. Edouard
Ourliac 5
Les Châteaux de Varsovie , par M. X. Marmier 25
Le Docteur Gall, par M. A. Esquiros. 35
Poésie. — Le Voyage d'Italie, par M. Alfred Asseline. ... 56
Bulletin 58
Le Souverain de Kazakaba. — Deuxième partie, par M. Edouard
Ourliac 69
Angelica Kauffmann, par M. Dessalles-Régis. ...... 96
L'Oberland. — Du Val de Ruz à la Wengern-Alp , par M. Francis
Wev. ^- M ■ 118
Bulletin > . . 136
Une Pastorale homicide, par M. Léon Gozlan. ....... 145
Le Souverain de Kazakaba. — Dernière partie , par M. Edouard
Ourliac 159
Critique littéraire. — Senneval, de M. le baron Henry. — Hervé, de
de M. Daniel Stern, par M. Alfred Asseline , . 193
Bévue dramatique, par M. .T. S 203
Bulletin. 208
Un Drame sur mer, par M. X. Marmier , . . , . 217
Guy &itin, par M. G. Montigny , , , 241
Des Pensées de Pascal, de M. Victor Cousin , par M. Ch. Labitte. 254
Bulletin 281
Théâtres 289