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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 


DE  PARIS 


XIII 


IMPRIMERIE  DE  H.  FOURNIER  ET  CIB, 

KCE   SAINT-BENOIT,  7. 


REVUE 


DE  PARIS 


^ïûûccveâe   S/eue.   —  *s6n?iee  sS^J 


TOME    TREIZIEME 


PARIS 

AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DE  PARIS 

QUAI   MALA.QUÂIS,   17 

1843 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/v1revuedeparis1843vr 


HUBERT  TALBOÏ. 


Que  n'avez -vous  passé  quelques  semaines  au  milieu  de  cette 
vallée,  dans  la  paix  et  la  liberté  !  Que  n'en  avez-vous  parcouru  tous 
les  sentiers  et  caressé  du  regard  et  de  la  pensée  tous  les  sites,  tous 
les  recoins,  aux  plus  doux  momens  du  jour  et  de  la  nuit!  Vous  trou- 
veriez comme  moi  que  ce  pays  est  le  plus  beau  du  monde,  vous 
souhaiteriez  d'y  vivre  et  d'y  mourir,  et  ces  heureuses  journées  vi- 
vraient dans  votre  mémoire  comme  un  de  ces  souvenirs  brillans 
qu'on  retrouve  si  clairsemés,  quand  on  est  vieux,  sur  l'uniforme  ob- 
scurité de  la  vie.  Que  ne  connaissez-vous  surtout  le  bon  M.  Noël,  le 
curé  du  lieu,  et  son  presbytère  un  peu  écarté  du  village,  une  petite 
maison  si  paisible,  si  modeste,  si  riante,  qu'elle  répand  un  air  de 
grâce  et  de  bonheur  jusque  sur  le  cimetière  qui  l'avoisine  !  On  n'a 
plus  pour  ainsi  dire  regret  à  la  mort  qui  vous  y  envoie  dormir  pour 
jamais.  Il  semble  qu'on  ira  seulement  demeurer  un  peu  plus  près  de 
cet  excellent  homme.  Dans  ce  cimetière,  je  vous  aurais  montré  la 
tombe,  à  présent  cachée  sous  les  herbes,  du  malheureux  que  ce  récit 
vous  fera  connaître.  Le  souvenir  de  celui  qui  repose  sous  ce  gazon 
vous  rendrait  surtout  ce  pays  doux  et  cher.  Il  l'a  consacré  par  sa  vie 
et  par  sa  mort.  Il  a  laissé  partout  dans  ces  paysages  comme  un  par- 
fum d'infortune  poétique  que  j'ai  pris  plaisir  à  recueillir. 

C'est  au  cœur  de  la  Bourgogne,  à  quelques  lieues  de  Dijon.  La 
rivière,  côtoyée  par  une  route,  traverse  à  pleins  bords  la  vallée.  Sur 
chaque  rive  s'élèvent  en  amphithéâtre,  semés  d'arbres,  tapissés  de 


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vignes,  des  coteaux  couronnés  de  feuillages  sombres  où  perce  çà 
et  là  quelque  cime  de  roches  rougeàtres.  Un  chemin  creux  part  du 
bord  de  l'eau  et  s'avance  en  montant  à  travers  les  champs,  dont  la 
limite  est  plantée  de  menus  arbres.  Le  village  est  au  bout,  après  dix 
minutes  de  marche. 

On  était  dans  les  grands  jours,  à  cette  heure  du  soir  où  l'on  quitte 
les  travaux  des  champs  et  que  les  poètes  ont  tant  célébrée;  heure 
pleine  de  bruits,  de  rayons,  de  magnifiques  spectacles,  et  pourtant 
d'une  mélancolie  inexprimable.  Le  soleil  se  couchait  derrière  les 
collines,  et  ses  derniers  feux,  se  brisant  sur  l'arête  des  monts,  rejail- 
lissaient en  quelque  sorte  plus  éclatans  et  remplissaient  encore  la 
vallée.  Un  reflet  rouge  embrasait  les  sommets  opposés;  les  ombres 
s'allongeaient  sur  les  chemins,  une  poussière  ardente  s'élevait  sous 
les  pieds  des  bestiaux  qui  se  pressaient  sur  la  route,  faisant  sonner 
en  tumulte  leurs  clochettes  fêlées;  les  charrettes  revenaient  com- 
blées de  foin ,  traînées  par  deux  bœufs  accouplés  le  front  bas  et  pe- 
samment couronné  par  le  joug.  Des  filles  suivaient,  bras  nus,  le  ta- 
blier plein  d'herbes,  en  chantant  d'une  voix  perçante  que  l'écho  ren- 
voyait au  loin.  Puis  venait  un  paysan  qui  rentrait  en  sifflant,  son 
boyau  sur  l'épaule;  des  chiens  aboyaient  dans  l'éloignement.  Tous 
les  chants,  tous  les  bruits,  tous  les  vagues  murmures  se  confondaient 
avec  une  triste  harmonie  dans  cette  lumineuse  et  chaude  atmo- 
sphère. 

Sur  le  bord  de  la  route  qui  longeait  la  rivière  s'élevait  un  tertre 
couvert  d'ombre  par  un  bouquet  de  peupliers  et  rafraîchi  par  un 
ruisseau  qui  coulait  dans  la  prairie  voisine.  Là  était  assis  un  jeune 
homme  d'un  extérieur  singulier.  11  était  vêtu  d'un  pantalon  de  toile, 
serré  d'une  ceinture  bleue;  sa  veste  de  velours  était  près  de  lui  par 
terre;  il  portait,  un  peu  incliné  sur  le  front  pour  se  garantir  du  so- 
leil ,  un  chapeau  de  paille  orné  sur  le  côté  d'un  gros  bouquet  de  fleurs 
des  champs  attaché  d'un  ruban  fané.  On  entrevoyait  là-dessous  un 
visage  jeune,  d'une  expression  fine  et  noble,  un  teint  hàlé  mais  délicat, 
deux  yeux  bleus  et  une  forêt  de  cheveux  roux  et  touffus;  il  tenait 
un  li\re  sur  ses  genoux,  mais  il  ne  lisait  point.  Il  se  retournait  par 
momens  et  demeurait  tout  occupé  de  l'admirable  spectacle  qu'il  avait 
sous  les  yeux. 

Cependant  une  troupe  de  jeunes  filles  s'avançaient  sur  la  route  en 
babillant.  Elles  entouraient  une  charrette  où  trônait  sur  les  herbes 
fleuries  une  de  leurs  compagnes  vêtue  avec  plus  de  recherche,  et  qui 
semblait  la  fille  d'un  gros  fermier. 


REVUE   DE   PARIS.  7 

Du  plus  loin  que  ces  filles  virent  le  jeune  homme,  elles  se  turent, 
et  chacune  lui  dit  bonjour  en  passant. 
Le  jeune  homme  leva  la  tête. 

—  Tu  n'as  pas  de  fleurs,  Toinette? 

—  Non,  Adèle  a  tout  pris  aujourd'hui. 

Elle  montra  sur  la  charrette  la  jeune  fille,  abritée  sous  son  grand 
chapeau,  et  qui  affectait  de  ne  point  détourner  les  yeux. 

—  Allez,  monsieur  Hubert,  elle  a  fait  un  beau  bouquet,  reprit  Toi- 
nette en  riant. 

Les  filles  s'entreregardèrent  d'un  air  goguenard. 

— Allons,  donne-le  lui  donc,  puisque  c'est  pour  lui  que  tu  l'as  fait. 

La  fille  de  la  charrette  sourit  avec  un  mélange  de  courroux  et  de 
confusion  : 

— N'en  croyez  rien,  monsieur  Hubert...  Qu'elle  est  folle,  cette  Toi- 
nette!.. J'avais  cueilli  ces  fleurs  pour  moi...  Si  elles  vous  font  plaisir, 
les  voilà. 

Elle  lança  à  tour  de  bras  un  bouquet  qui  alla  tomber  aux  pieds  du 
jeune  homme;  on  poussa  des  cris  de  joie;  le  jeune  homme  remercia 
d'un  geste  et  respira  l'odeur  du  bouquet;  la  jeune  fille  se  retourna 
ravie  et  riant  encore. 

—  Bonsoir,  monsieur  Hubert,  dirent  les  filles.  — Elles  rejoignirent 
la  charrette,  qui  marchait  toujours. 

Pendant  que  cela  se  passait,  une  cavalcade  que  personne  n'avait 
encore  aperçue  s'avançait  à  petit  pas  derrière  la  charrette,  à  travers 
des  flots  de  poussière.  Une  femme  jeune,  en  habit  de  chasse,  mar- 
chait la  première,  fièrement  montée  sur  un  cheval  impatient.  Elle 
avait  vu  toute  la  scène  et  tenait  les  yeux  fixés,  de  loin,  sur  le  jeune 
homme  avec  une  extrême  curiosité.  Au  bruit  des  chevaux,  il  leva  la 
tête  son  bouquet  à  la  main.  La  dame  le  regardait  si  hardiment,  qu'il 
baissa  les  yeux.  Trois  cavaliers  étaient  avec  elle;  une  dame  plus  âgée 
suivait  dans  une  espèce  de  mauvais  carrosse. 

Le  jeune  homme  reprit  son  livre  par  contenance. 

Quand  la  cavalcade  atteignit  les  paysannes,  la  dame  s'adressa  brus- 
quement à  celle  qui  était  assise  sur  la  charrette  : 

—  Dites,  la  fille,  qu'est-ce  que  c'est  que  ce  monsieur  de  là-bas? 
Adèle ,  encore  émue,  répondit  fièrement  en  levant  le  bras  vers  les 

coteaux  : 

—  C'est  M.  Hubert,  qui  demeure  là-bas  à  Cerizy. 

La  dame  se  retourna  de  loin  plusieurs  fois,  vivement  frappée  de 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  romanesque  dans  cette  rencontre,  en  un  tel 


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endroit ,  et  de  la  singulière  figure  de  ce  jeune  homme.  Puis  elle  s'ap- 
procha de  la  dame  qui  était  dans  la  calèche,  en  disant  : 

—  C'est  bien  lui. 

Hubert  Talbot  demeurait  avec  sa  mère  à  l'extrémité  du  village, 
sur  la  lisière  d'un  petit  bois  appelé  le  bois  Gassot,  dont  la  maison 
avait  pris  le  nom.  Le  caractère  et  la  destinée  de  ce  jeune  homme 
n'étaient  point  tout-à-fait  ordinaires;  il  était  né  dans  cette  môme 
maison  qu'il  habitait,  fils  unique  du  capitaine  Talbot,  qui  s'était  fixé 
dans  ce  pays  pour  y  vivre  modestement  de  sa  pension  de  retraite. 
Hubert  était  encore  enfant  quand  le  capitaine  mourut,  laissant  à  sa 
veuve  cette  petite  propriété.  Le  curé  Noél  s'était  lié  avec  M.  Talbot, 
il  avait  vu  naître  le  petit  Hubert  et  s'était  attaché  à  lui.  A  la  mort  du 
capitaine,  il  dit  à  la  veuve  qu'il  apprendrait  le  latin  à  son  fils  et  qu'on 
verrait  plus  tard.  Il  le  mit  en  état  de  faire  ses  humanités,  après  quoi 
il  le  fit  entrer  par  son  crédit  au  séminaire  de  Dijon.  Hubert  y  ter- 
mina ses  études  et  se  tira  du  commun  des  élèves;  il  montrait  un  es- 
prit distingué,  mais  on  se  plaignait  de  sa  conduite,  on  l'accusait  de 
se  trop  livrer  à  des  lectures  pernicieuses  ou  inutiles.  Ce  n'était  pas 
qu'il  n'eût  des  intervalles  de  grande  piété.  Il  commençait  à  étudier 
sa  théologie  quand  il  avoua  qu'il  n'avait  point  de  vocation;  il  fallut 
partir,  il  dit  à  son  vieil  abbé  Noël  ses  scrupules  à  ce  sujet. 

—  Eh  bien  !  dit  le  curé,  je  vais  m'entendre  avec  ta  mère;  je  te  pro- 
curerai des  lettres  de  recommandation ,  et  tu  iras  te  lancer  dans  l'in- 
struction, à  Paris. 

Hubert,  très  content,  partit  pour  Paris.  Mme  Talbot  fit  des  sacrifices 
pour  l'y  soutenir  jusqu'à  ce  qu'il  entrât  à  l'école  normale.  Il  devait  se 
mettre  en  état  de  subir  les  examens.  Hubert  avait  de  grandes  dispo- 
sitions, mais  en  même  temps  une  nonchalance,  un  défaut  de  vigueur 
et  de  résolution  qui  les  rendaient  inutiles.  Il  fut  séduit  par  la  lecture 
des  poètes  et  commença  quelques  essais;  il  se  lia  avec  des  étudians 
qui  n'étudiaient  pas,  il  fréquenta  les  spectacles,  et,  en  somme,  ne 
fit  que  rêver.  Les  remords  le  dévoraient  sans  cesse,  surtout  quand  il 
fallait  écrire  à  sa  mère  le  peu  de  succès  de  ses  études.  Il  éprouva  les 
déchi  remens  de  ces  combats  interminables  entre  sa  bonne  volonté, 
les  obligations  qu'il  avait  prises,  la  tendresse  qu'il  devait  à  ses  pro- 
ches, et  cette  paresse  invincible  qui  l'enchaînait  dans  l'inaction.  Paris 
et  ses  illusions,  la  vue  des  réputations  et  des  fortunes  qui  s'élevaient, 
l'ambition,  l'inquiétude  de  l'avenir,  aiguisaient  encore  ses  douleurs. 
Souvent  il  se  clouait  pour  ainsi  dire  à  sa  table  et  sur  ses  livres,  mais 
la  plus  légère  distraction,  le  moindre  volume  tombé  sous  sa  main,  le 


REVUE   DE   PARIS.  9 

détournaient  tout  un  jour.  Les  examens  arrivèrent;  il  n'eut  pas  le 
courage  de  se  présenter.  Il  ne  lui  resta  de  ces  deux  ans  de  sacrifices 
que  des  morceaux  de  poésie  faibles  et  inachevés.  Dévoré  de  honte  et 
de  regret,  et  ne  voulant  plus  être  à  charge  à  sa  mère,  il  revint  au 
pays.  Sa  mère  et  l'abbé  pleurèrent  avec  lui.  Le  pire,  c'est  que  ses 
premiers  sentimens  religieux  s'étaient  fort  altérés  dans  l'air  cor- 
rompu de  Paris.  11  avait  pris  cette  contagion  morale,  cette  peste  des 
opinions  à  la  mode  dont  tout  y  est  infecté,  et  dont  les  plus  robustes 
esprits  ont  peine  à  se  défendre.  Le  curé  le  mena  chez  un  notaire,  à 
Dijon ,  pour  lui  ménager  un  nouvel  avenir.  Cette  solitude  de  la  pro- 
vince au  sortir  de  Paris  lui  fut  odieuse.  Il  n'y  avait  plus  là  ce  bruit  qui 
soutient  et  enivre.  Il  dédaigna  de  se  mêler  à  des  jeunes  gens  étran- 
gers à  ses  habitudes  d'esprit.  Il  lut  alors  par  hasard  un  livre  qui  lui 
tomba  sous  la  main,  parmi  ceux  que  le  curé  lui  avait  envoyés.  C'était 
le  traité  de  V Indifférence,  de  M.  de  La  Mennais.  Ce  livre  l'ébranla 
fortement ,  et  réveilla  l'étincelle  laissée  sous  la  cendre  par  la  première 
éducation.  Il  étendit  ses  lectures;  le  calme  et  les  lettres  de  l'abbé 
les  fécondèrent.  Il  fut  enfin  gagné  par  ce  concert  auguste  des  plus 
grands  hommes  de  ce  temps,  qui  se  sont  réunis  pour  soutenir  dans 
nos  ténèbres  le  flambeau  de  la  religion  ;  la  persuasion  entra  dans  son 
ame,  et  les  croyances  de  sa  jeunesse  se  rallumèrent  plus  ardentes. 
Sa  dévotion,  quoiqu'il  la  modérât,  le  rendit  singulier;  il  ne  remplis- 
sait pas  ses  devoirs  à  la  satisfaction  de  ses  maîtres;  il  tomba  dans  le 
découragement,  et  n'espéra  plus  rien  de  son  nouvel  état. 

Ces  détails  parvinrent  au  bon  curé.  Un  beau  matin,  il  monte  à 
cheval  et  descend  à  Dijon ,  chez  Hubert. 

—  Écoute,  lui  dit-il,  tu  n'es  pas  heureux,  je  lésais,  ta  mère  aussi. 
Tu  ne  feras  pas  grand'  chose  ici.  Je  te  connais;  tu  te  consumes  clans 
la  tristesse;  ta  jeunesse  se  passe,  il  est  trop  tard  pour  rien  entre- 
prendre, et  d'ailleurs  tu  as  assez  tenté.  Il  est  temps  de  prendre  un 
parti  et  de  t'assurer  dès  à  présent  une  vie  tranquille.  Nous  cherchons 
bien  loin  ce  que  nous  avons  sous  la  main.  Viens  chez  nous;  ta  mère  a 
de  quoi  vivre  pour  vous  deux.  Tu  t'occuperas  de  ton  jardin ,  tu  feras 
ta  partie  avec  moi.  Je  ne  t'aurais  rien  dit  de  pareil  l'an  dernier,  mais 
à  présent  tu  te  résigneras.  Après  tout,  vois-tu,  c'est  le  bonheur.  Ma 
bibliothèque  est  à  toi  ;  tu  pourras  étudier.  Tu  vivras  en  bon  campa- 
gnard, comme  tu  es  né,  et  si  tu  trouves  chez  nous  une  brave  femme 
qui  puisse  te  rendre  heureux,  tu  te  marieras.  Je  t'emmène;  voilà  qui 
est  fait. 


10  REVUE  DE  PARIS. 

—  Vous  avez  raison,  dit  Hubert;  j'y  ai  bien  pensé,  mais  je  n'osais 
rien  dire. 

Il  sauta  au  cou  de  l'abbé,  et  ils  partirent. 

Son  retour  fut  une  fête  dans  le  pays.  Ses  goûts  poétiques,  ses  lec- 
tures romanesques ,  lui  peignaient  sa  vie  nouvelle  sous  un  jour 
agréable;  il  aimait  son  village,  il  révérait  dans  la  campagne,  il  étu- 
dierait, il  ferait  des  vers. 

Les  premiers  jours,  tout  alla  bien;  il  courut,  il  chassa,  il  prit  ses 
ébats  comme  un  écolier  en  vacances;  mais  peu  à  peu  la  solitude  ap- 
pesantit sur  lui  son  ennui.  Il  eut  plus  de  temps  pour  rêver,  c'est-à- 
dire  pour  désirer  et  souffrir.  Il  n'était  point  assez  occupé;  il  enviait  le 
soir  les  laboureurs  qui  revenaient  des  champs  le  front  baigné  de 
sueur.  Il  répandit  ses  plaintes  en  forme  de  vers  où  il  crut  recon- 
naître une  inspiration  véritable;  mais  ces  premières  marques  de  son 
talent  ne  firent  que  redoubler  son  abattement.  Il  montrait  ces  poé- 
sies au  curé,  qui  devinait  à  peu  près  ce  qui  se  passait  en  lui,  et  qui 
ne  s'en  assura  que  trop  dans  ces  confidences  rimées.  Souvent  le  brave 
homme  l'attaquait  brusquement. 

—  Qu'est-ce  enfin?  qu'as-tu?  que  te  manque-t-il?  Tu  es  dans  ton 
pays,  avec  ta  mère,  avec  moi,  et  de  braves  gens  qui  t'estiment  et  te 
chérissent.  Tu  aimes  la  campagne,  tu  vis  dans  l'aisance,  tu  as  quel- 
ques coins  de  terre  à  cultiver,  mille  moyens  agréables  de  t'occuper; 
tu  es  libre  comme  l'air,  et  lu  vieilliras  doucement,  sans  les  inquié- 
tudes, sans  les  soucis  de  la  richesse  et  de  l'ambition.  Mais  vois  donc 
ce  que  le  bon  Dieu  fait  pour  toi,  et  dis-moi  si  tu  n'es  pas  l'homme 
le  plus  heureux  du  monde? 

—  C'est  vrai ,  disait  Hubert  ;  et  ses  yeux  se  remplissaient  de  larmes. 
Un  jour  le  curé,  impatienté,  lui  répliqua,  en  fermant  sa  tabatière 

d'un  coup  sec  : 

—  Que  veux-tu  que  j'y  fasse?  Je  ne  sais  comment  vous  appelez 
cela,  vous  autres;  pour  moi,  c'est  de  la  lâcheté,  de  la  vanité,  de  la 
faiblesse.  Grâce  à  toi,  je  connais  un  peu  la  maladie  du  jour.  Us  me 
font  rire;  ils  ont  inventé  que  la  vie  est  triste.  Quelle  rareté!  Il  faut 
vraiment  n'avoir  pas  mis  le  nez  dans  un  livre,  car  on  n'a  jamais  écrit 
que  pour  se  plaindre.  Peut-on  traîner  si  loin  un  lieu-commun!  C'est 
conscience.  C'est  clair,  c'est  assez  connu;  le  bonheur  n'est  pas  ici, 
mais  nous  ne  passons  dans  le  monde  que  cinquante  ans.  Il  n'y  a  pas 
de  quoi  perdre  patience.  On  peut  mieux  employer  son  temps.  Sar- 
pebleul  tu  me  ferais  jurer,  relis  le  Ciel,  que  tu  ne  comprends  plus; 


REVUE   DE   PARTS.  il 

vois  Racine,  Pascal,  La  Vallière:  voilà  comment  se  traitent  les  dou- 
leurs humaines  et  comment  en  raisonnaient  les  gens  d'esprit,  au  lieu 
de  bercer  leur  petit  chagrin  comme  un  nourrisson.  Mais,  direz-vous, 
il  y  a  des  âmes  blessées  à  mort,  toujours  inquiètes  et  déplacées  dans 
le  monde?  Vous  n'entendez  plus  rien  aux  couvens.  Voilà  justement 
à  quoi  ils  servaient.  Ces  âmes  trouvaient  là  un  asile  et  pouvaient  en- 
core remplir  leur  tâche  ici-bas.  Vous  n'avez  aujourd'hui  d'autre  res- 
source que  le  suicide;  jolie  façon  de  vivre  que  de  se  tuer!  Je  ne 
m'étonne  plus  si  je  vois  à  chaque  instant,  dans  le  journal,  des  abomi- 
nations qui  font  frémir. 

—  Vous  avez  raison,  dit  Hubert;  je  me  suis  interrogé  souvent,  et 
je  n'ai  trouvé  que  ce  que  vous  dites,  faiblesse  et  vanité.  Mais  ce  mal 
n'est  plus  rien;  je  ne  cède  que  par  momens,  j'ai  pris  mon  parti.  Je 
suis  heureux,  rien  n'est  plus  vrai,  je  ne  saurais  l'être  davantage;  et 
pourvu  que  Dieu  ne  m'abandonne  pas... 

—  Certainement,  dit  le  curé  en  humant  sa  prise,  Dieu  ne  t'aban- 
donne pas...,  ni  les  jolies  filles  non  plus. 

Il  ajouta  ces  mots  d'un  ton  brusque  et  matois  en  lorgnant  Hubert  du 
coin  de  l'œil.  Hubert  à  son  tour  le  regarda  d'un  air  étonné  qui  signi- 
fiait :  Que  voulez-vous  dire? 

—  Allons,  la  fille  de  Germain  ne  te  veut  point  de  mal,  je  m'en 
suis  aperçu,  et  toi  aussi  sans  doute.  Je  ne  dis  rien,  mais  je  vois  tout. 
La  pauvre  enfant  se  cabre  à  vue  d'œil  quand  tu  parais,  c'est  clair 
comme  le  jour. 

—  Vous  croyez?  dit  Hubert  en  rougissant. 

—  Il  n'y  a  pas  de  mal.  Si  tu  veux  te  marier,  l'occasion  est  belle  :  ta 
mère  et  moi,  nous  en  serions  charmés.  Germain  a  du  bien;  Adèle 
est  la  fleur  du  pays,  tu  es  le  premier  des  garçons,  vous  ne  convenez 
l'un  qu'à  l'autre.  Tu  t'occuperais  du  bien  de  ta  femme  et  tu  vivrais 
tranquille  au  milieu  de  tes  enfans,  que  nous  pourrions  voir,  ta  mère 
et  moi,  avant  de  mourir...  Qu'en  dis-tu? 

Hubert  reprit  en  hésitant  : 

—  Je  suis  bien  jeune  et  un  peu  sauvage;  nous  n'avons  pas  été 
élevés  de  même,  Adèle  et  moi.  Je  redoute  un  engagement  si  grave. 

—  Mon  ami,  reprit  le  curé,  tu  réfléchiras;  patience. 

Le  père  Germain ,  comme  on  l'appelait  dans  le  pays,  n'était  qu'un 
paysan,  mais  il  avait  en  propriété  un[superbe  moulin  sur  la  rivière  et 
de  bons  fonds  de  terre  qui  faisaient  de  lui  l'homme  le  plus  important 
des  environs.  Il  voyait  M.  le  curé  et  Mrae  Talbot;  mais,  quoique  riche, 
il  n'avait  changé  de  façons  à  l'égard  de  personne,  et  l'on  n'en  avait 


12  REVUE  DE  PARIS. 

point  changé  avec  lui.  Seulement  il  se  distinguait,  le  dimanche,  par 
un  habit-veste  gros  bleu,  un  chapeau  à  longs  poils  hérissés,  et  un 
col  de  chemise  qui  lui  cachait  la  moitié  du  visage,  serré  au  pied  par 
une  cravate  rouge  à  pois  jaunes.  Ce  brave  homme,  après  trois  ans  de 
ménage,  avait  perdu,  par  le  plus  triste  des  accidens,  une  femme 
jeune,  qui  lui  avait  apporté  du  bien  et  qu'il  aimait  beaucoup.  Elle 
vit  un  jour  un  bœuf  se  ruer,  dans  la  cour,  sur  sa  petite  fille ,  et  se 
troubla  tellement  qu'elle  en  mourut  quelques  jours  après.  La  petite 
n'avait  point  eu  de  mal.  Germain,  toujours  occupé  au  dehors,  se 
remaria  pour  le  bien  de  cette  enfant,  qui  était  Adèle,  et,  par  ex- 
traordinaire, sa  nouvelle  femme  aima  la  petite  autant  que  lui. 
Ils  n'eurent  point  d'autres  enfans. 

Hubert  et  Adèle  se  connaissaient  donc  dès  le  plus  bas  âge;  tous  les 
souvenirs  leur  étaient  communs.  Hubert  était  pourtant  plus  âgé. 
Leur  condition  h  peu  près  égale  au-dessus  des  autres  enfans  du  pays 
les  avait  mis  en  vue  réciproquement  :  il  avaient  une  fois  tenu  en- 
semble un  nouveau-né  sur  les  fonts.  Ils  se  tutoyaient. 

Le  départ  d'Hubert  détourna  ce  premier  attachement.  A  son  re- 
tour, Adèle,  déjà  grande  fille,  changea  de  manières  avec  lui.  Il  sem- 
blait au-dessus  d'elle  par  son  éducation  et  par  ses  voyages;  elle  lui 
disait  vous,  quoiqu'il  la  tutoyât  toujours.  Ce  n'était  plus  la  liberté  et 
la  familiarité  d'autrefois;  seulement,  quand  Hubert  fit  mine  de  de- 
meurer dans  le  pays,  on  dit  partout  qu'il  n'y  avait  d'autre  femme 
pour  lui  que  la  fille  de  Germain.  Il  est  certain  que  le  bon  air  et  l'es- 
pèce de  nouveau  lustre  que  lui  avait  donnés  son  voyage  à  Paris  avaient 
fait  de  grands  ravages  dans  le  cœur  d'Adèle.  On  remarquait,  le  di- 
manche, un  surcroit  d'élégance  dans  sa  parure,  dont  elle  écrasait 
volontiers  les  filles  du  pays.  Le  père  Germain  lui  donnait  tout  ce 
qu'elle  voulait.  Il  n'allait  jamais  à  Dijon  sans  lui  rapporter  en  secret 
quelque  bout  de  dentelle.  Cela  faisait  un  peu  crier.  Hubert  était  le 
seul  à  ne  pas  s'en  apercevoir.  En  somme,  ils  se  voyaient  peu,  quoi- 
qu'il restât  entre  eux  des  traces  de  leur  amitié  d'enfance.  A  l'époque 
des  vendanges,  on  fit  une  partie  aux  vignes;  Hubert  en  fut,  le  curé 
et  MmeTalbot  en  étaient  aussi.  Hubert  fut  fort  gai  par  extraordi- 
naire; il  but,  il  dansa,  surtout  avec  Adèle,  tout  enflée  de  sa  joie.  Ils 
revinrent  dans  la  carriole  l'un  à  côté  de  l'autre.  Le  feu  de  la  danse, 
les  chants,  les  rires,  les  cris  des  jeunes  filles,  les  avaient  animés. 
Adèle,  rayonnante,  renfermait  son  bonheur  et  surveillait  le  moindre 
geste  d'Hubert,  se  trahissant  par  sa  réserve;  elle  osa  pourtant  lui 
dire,  comme  il  riait  aux  éclats  : 


REVUE  DE  PARIS.  13 

—  Vous  n'êtes  donc  plus  triste  à  présent? 

—  Mais  est-ce  que  je  le  suis  quelquefois?  dit  Hubert  en  souriant. 
Adèle  reprit  sans  détourner  la  tête  : 

—  C'est  sans  doute  quelque  belle  dame  de  Paris  que  vous  re- 
grettez? 

—  Je  n'ai  connu  personne  à  Paris,  dit  Hubert. 

—  Vous  me  ferez  croire  que  vous  n'avez  pas  pris  garde  aux  Pari- 
siennes... qui  sont  si  coquettes. 

—  Je  ne  me  souviens  de  rien,  reprit  gaiement  Hubert,  sinon  de 
beaucoup  de  tristesse  et  d'ennui. 

Adèle  laissa  percer  une  gaieté  vive  jusqu'à  l'arrivée.  Elle  était  allée 
une  fois,  par  hasard,  au  lavoir,  sur  la  lisière  du  petit  bois  qui  re- 
montait jusqu'à  la  maison  de  Mme  Talbot.  Hubert  prenait  ce  chemin 
le  matin  quand  il  sortait  de  chez  lui,  un  livre  ou  son  fusil  sous  le 
bras.  Adèle  l'avait  ainsi  rencontré  ce  jour-là.  Depuis,  elle  trouva  des 
raisons  pour  aller  tous  les  joursjm  lavoir,  à  la  place  de  la  fille  de 
ferme.  C'était  un  gros  ruisseau  qui  coulait  au  bas  des  prés  et  qui  for- 
mait bassin  dans  un  fond.  Il  y  avait  près  de  là  un  petit  pont  de  pierre. 
On  entendait  de  loin  le  bruit  des  battoirs  et  le  babillage  des  laveuses. 
Quand  Hubert  passait,  tout  faisait  silence;  on  répondait  la  tête 
baissée  s'il  s'arrêtait  à  causer.  Adèle,  cachée  sous  son  chapeau  de 
paille,  levait  une  fois  sur  lui  ses  yeux  noirs,  toute  rouge,  et  ne  sou- 
riait qu'il  n'eût  souri  le  premier.  Après  quoi ,  elle  tordait  son  linge, 
remplissait  sa  corbeille,  et  s'en  retournait  chez  elle  joyeuse  jusqu'au 
lendemain. 

Ces  indices  d'un  mariage  prochain  n'étaient  un  mystère  pour  per- 
sonne, si  ce  n'est  peut-être  pour  Hubert,  qui  n'y  songeait  point.  Le 
père  Germain  et  M.  le  curé  en  parlaient  souvent.  Un  jour,  se  ren- 
contrant sur  la  porte  de  Mme  Talbot  : 

— Eh  bien  !  dit  le  curé,  que  faisons-nous  de  ces  enfans?  Votre  fils, 
mère  Talbot,  votre  fille,  père  Germain... 

—  Oh!  dit  Germain,  quand  vous  voudrez.  Je  la  connais,  elle  ne 
dira  pas  que  non.  Ce  n'est  pas  le  courage  qui  lui  manque.  Pour  moi, 
ça  ne  me  fera  pas  de  peine,  si  M.  Hubert  veut  bien...  C'est  un  brave 
garçon,  il  nous  fera  bien  de  l'honneur. 

M™  Talbot  se  mit  à  rire. 

—  Mon  garçon  est  libre,  je  n'y  puis  rien. 

La  bonne  femme  avait  la  faiblesse  de  tenir  le  haut  bout  dans  ce 
projet  d'alliance.  Elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  penser  que  son  fils 
aurait  pu  prétendre  à  mieux  qu'à  une  fille  du  pays. 


14,  REVUE   DE  PARIS. 

Hubert,  depuis  un  an,  paraissait  heureux  et  calme.  Il  se  nourrit 
des  excellens  ouvrages  de  la  littérature  française  qu'il  ne  connaissait 
pas  ou  qu'il  avait  mal  lus.  Il  y  trouva  de  toutes  parts  la  confirmation 
des  vérités  qui  brillaient  de  nouveau  pour  lui.  Le  curé,  qui  le  pous- 
sait dans  ses  travaux,  le  mena  jusqu'à  l'étude  des  Pères,  et  souvent 
le  soir,  en  se  promenant  dans  les  prés  au  clair  de  lune,  ils  débat- 
taient ensemble  quelques  subtilités  des  doctrines  gallicanes ,  car  ils 
n'en  étaient  plus,  Dieu  merci,  qu'à  ces  questions  que  les  catholiques 
agitent  aujourd'hui  fraternellement. 

Hubert,  d'ailleurs,  suivait  avec  intérêt  les  travaux  de  la  campagne, 
donnant,  il  est  vrai,  trop  de  temps  encore  à  la  promenade  et  aux 
rêveries.  Leste  et  adroit,  passionné  pour  les  exercices  violens,  il 
avait  pris  goût  à  la  chasse  et  à  la  pêche.  On  ne  manquait  pas  de 
l'avertir  quand  il  paraissait  quelque  gibier  rare.  C'était  pour  lui  au- 
tant de  distractions  salutaires.  D'habitude,  il  se  levait  avec  l'aurore 
et  descendait  d'abord  au  jardin  pourvoir  son  verger  et  ses  fleurs.  Il 
y  faisait  ensuite  quelque  lecture  ou  travaillait  dans  la  salle.  Après 
le  déjeuner,  il  embrassait  sa  mère  et  sortait  pour  ne  rentrer  souvent 
que  le  soir,  de  quoi  la  bonne  femme  grondait  un  peu.  Dans  les 
champs,  les  paysans  lui  criaient  de  loin,  en  ôtant  leur  chapeau  : 
Bonjour,  monsieur  Hubert. 

Il  s'arrangeait  au  moins  une  fois  le  jour  pour  prendre  le  petit  sen- 
tier qui  menait  le  long  de  l'église  devant  la  petite  maison  du  curé, 
précédée  par  une  claie  qui  enfermait  quelques  fleurs.  On  voyait  de 
là,  parles  fenêtres,  les  vieux  meubles  de  chêne  noir,  les  antiques 
reliures  sur  leurs  rayons,  le  fauteuil  de  velours  jaune  et  les  rideaux 
à  carreaux  de  la  salle  du  rez-de-chaussée  où  lisait,  mangeait  et  rece- 
vait M.  le  curé.  On  montait  par  trois  marches  à  la  porte  ombragée 
de  vignes;  là  pendait  la  chaîne  d'une  sonnette,  où  la  main  du  mal- 
heureux ne  venait  jamais  s'attacher  en  vain.  Hubert  s'informait  si 
l'abbé  était  chez  lui,  et  souvent,  s'il  avait  un  livre  à  consulter,  si  le 
temps  était  mauvais,  il  demeurait  à  travailler  avec  lui. 

Le  soir,  ils  se  retrouvaient  encore;  le  curé  venait  faire  sa  partie 
chez  M"™  Talbot.  C'étaient  les  meilleurs  momens  de  la  bonne  femme, 
qui  était  charmée  après  tout  que  son  fils  se  fût  décidé  à  demeurer 
avec  elle,  et  qui  s'efforçait  de  lui  rendre  cette  existence  agréable. 

Cependant  la  vie  antérieure  d'Hubert,  la  bizarrerie  de  sa  destinée, 
le  contraste  de  ses  goûts,  de  son  éducation  avec  son  état  présent, 
avaient  laissé  leurs  traces,  au  moins  à  l'extérieur.  L'engouement 
pittoresque  avait  déteint  sur  lui  durant  son  séjour  à  Paris.  Il  n'avait 


REVUE  DE  PARIS.  15 

pu  s'en  débarrasser;  il  y  avait  dans  toute  sa  personne  quelque  chose 
d'agreste  et  de  fin ,  un  parfum  d'élégance  romanesque  qui  se  mêlait 
malgré  lui  à  la  grossièreté  rustique  qu'il  affectait.  De  là,  ce  goût 
pour  les  fleurs,  dont  il  avait  toujours  un  bouquet  sur  lui.  Cette  sin- 
gularité dans  le  vêtement  et  dans  tout  l'ensemble  ne  pouvait  man- 
quer de  frapper  vivement  certaines  femmes  du  monde  venant  de 
Paris,  comme  celles  qu'il  avait  rencontrées  dans  cette  soirée  dont 
on  va  reprendre  le  récit.  D'autre  part,  on  en  a  dit  assez  sur  Hubert 
pour  expliquer  la  rêverie  profonde  où  le  fit  tomber  cette  rencontre , 
et  dans  laquelle  il  demeura  plongé  plus  de  temps  qu'il  n'en  faut  pour 
donner  ces  détails. 

Il  suivit  des  yeux  la  cavalcade  autant  qu'il  le  put,  s'oubliant  à  cette 
place,  et  reprit  enfin  tout  pensif  le  chemin  de  sa  maison.  Le  soleil 
était  tout-à-fait  couché;  la  rivière  blanchissait  dans  l'ombre  crois- 
sante; quelques  lumières  s'allumaient  çà  et  là  sur  le  flanc  des  coteaux; 
on  n'entendait  plus  que  des  aboiemens  lointains,  et  les  coups  de 
marteau  de  la  forge,  qui  flamboyait  dans  l'ombre  et  prolongeait  ses 
éclairs  par  intervalles  jusque  sur  le  chemin.  Hubert  ne  regardait 
plus  autour  de  lui;  il  voyait  toujours  en  lui-même  le  visage  ardent 
de  cette  femme  fixant  sur  lui  ses  grands  yeux.  Les  objets  se  bour- 
soufflent  dans  la  solitude  comme  dans  la  machine  du  vide,  dit  joli- 
ment Mme  de  Staal  :  on  conçoit  que  cette  espèce  de  vision ,  dans  le 
calme  ordinaire  de  ces  campagnes,  dut  fort  occuper  un  garçon  comme 
Hubert.  Ce  cortège  élégant,  ces  femmes  parées,  lui  avaient  peint  d'un 
trait  toutes  les  splendeurs  parisiennes.  Ainsi,  ce  monde  qu'il  avait 
rêvé  ou  entrevu,  ces  illusions  brillantes  qu'il  avait  voulu  fuir,  le 
poursuivaient  jusqu'au  fond  de  ses  solitudes  et  semblaient  le  narguer 
jusque  dans  la  fière  allure  de  ces  chevaux  qui  avaient  passé  rapi- 
dement devant  lui.  Ce  n'était  point  la  première  fois  qu'il  faisait 
cette  rencontre;  mais,  ne  s'étant  point  informé,  il  se  perdait  en 
conjectures. 

Quoi  qu'il  en  fût,  cet  incident  évoqua  bien  des  tristes  images  et 
rouvrit  bien  des  plaies.  Il  marchait  si  doucement,  il  rêvait  si  bien,  il 
se  trompa  si  souvent  de  sentier,  qu'il  arriva  chez  lui  fort  tard,  à  la 
clarté  de  la  lune. 

La  table  était  mise,  sa  mère  l'attendait  en  compagnie  du  curé,  qui 
était  venu  souper  avec  eux.  Elle  ne  put  s'empêcher  de  gronder. 

—  Tenez,  disait-elle  à  l'abbé,  voilà  ce  qui  me  fâche  contre  ce 
vilain  enfant.  Je  ne  puis  pas  obtenir  qu'il  vienne  souper  à  l'heure, 
depuis  cinq  ou  six  jours  surtout.  S'il  avait  des  occupations,, .  mais  je 


1G  REVUE  DE  PARIS. 

vous  demande  un  peu  ce  qui  le  retient  et  ce  qu'il  va  faire  dehors.,., 
lire...  rêvasser. 

—  Allons,  la  mère,  dit  le  curé,  le  voilà;  ne  vous  faites  pas  attendre 
à  votre  tour. 

Hubert  sourit  sans  rien  dire,  prit  une  prise  dans  la  tabatière  de 
l'abbé  et  lui  frappa  doucement  sur  l'épaule.  On  se  mit  à  manger. 

—  Il  y  a  long-temps  qu'elles  n'étaient  venues,  dit  Mme  Talbot  en 
suivant  la  conversation  commencée  avant  l'entrée  d'Hubert. 

—  Deux  ans;  c'était  à  Pâques  :  elles  rendirent  le  pain  bénit. 

—  Le  père  n'était  pas  mort. 

—  Si  fait;  je  l'ai  à  peine  vu. 

—  Elles  ont  l'intention  de  vendre  Franchart. 

—  On  en  parle. 

—  On  dit  que  la  fille  est  une  éventée;  qu'elle  chasse,  qu'elle  nage, 
qu'elle  tire  le  pistolet. 

—  Peuh  1  elle  est  jeune;  on  l'a  élevée  à  la  mode;  mais  qu'est-ce 
que  cela  prouve? 

—  Germain  l'a  vue  se  jeter  l'autre  jour  en  pleine  rivière  le  long 
du  parc,  avec  une  espèce  d'habillement  de  garçon. 

Mme  Talbot  se  retourna  vers  son  fils. 

— Tu  ne  dis  rien  ce  soir  :  nous  sommes  dans  nos  jours  de  brouillard. 
Hubert  leva  les  yeux,  tiré  de  sa  rêverie;  il  n'avait  pas  entendu  un 
mot  de  la  conversation. 

—  Cela  te  regarde,  dit  l'abbé;  je  suis  venu  tout  exprès.  Ces  dames 
désireraient  voir  du  monde.  Elles  m'ont  demandé  quelles  étaient 
les  personnes  d'agréable  société  dans  les  environs;  elles  te  con- 
naissent et  veulent  t'avoir.  MUe  Luciana  surtout  a  fait  beaucoup  d'in- 
stances... 

—  Quel  nom  !  dit  Mme  Talbot. 

—  Elle  s'appelait  Lucie  étant  jeune. 

—  C'est  sainte  Luce. 

—  C'est  un  barbarisme,  reprit  l'abbé. 
Il  se  retourna  vers  Hubert. 

—  Elles  prétendent  que  tu  les  a  rencontrées  plusieurs  fois,  mais 
que  tu  es  un  sauvage,  et  que  tu  les  fuis. 

—  Qui?  dit  Hubert. 

—  Il  ne  sait  jamais  rien,  dit  Mme  Talbot. 

—  A  propos,  reprit  Hubert  tout  entier  à  sa  pensée,  à  propos,  l'abbé, 
quelles  sont  ces  dames  qu'on  a  rencontrées  à  cheval  dans  le  pays 
tous  ces  jours-ci? 


REVUE  DE   PARIS.  17 

—  Vous  allez  voir  que  c'est  précisément  ce  dont  on  lui  parle,  dit 
le  curé. 

—  Il  n'y  a  qu'elles  dans  le  pays,  dit  Mme  Talbot  en  haussant  les 
épaules,  c'est  M"18  de  Perrachon  et  sa  fille  qui  viennent  d'arriver  à 
Franchart. 

—  Une  jeune  fille  brune,  pâle,  de  grands  sourcils,  des  yeux  vifs, 
s'écria  Hubert,  frappé  d'un  rapport  subit;  une  dame  en  calèche.... 

—  La  mère  et  la  fille,  reprit  l'abbé  patiemment. 

—  Elles  passaient  encore  aujourd'hui  le  long  de  l'eau;  je  les  ai  vues. 
Il  baissa  la  tête  sur  son  assiette. 

—  C'est  une  visite  dont  tu  ne  peux  te  dispenser  à  présent,  reprit  le 
curé.  Nous  la  ferons  ensemble  :  je  te  dirai  le  jour. 

—  Moi  !  dit  Hubert,  je  n'oserai  jamais.  Je  n'ai  pas  d'habits;  on  se 
moquerait  de  moi. 

—  Allons  donc,  tu  viendras  me  prendre  dimanche  après  la  grand' 
messe. 

—  Est-ce  que  vous  leur  aviez  parlé  d'Hubert?  dit  la  mère,  flattée. 
Elle  ne  faisait  pas  attention ,  la  pauvre  femme ,  qu'on  ne  l'invitait 

pas  avec  son  fils. 

—  Moi!  du  tout,  dit  le  curé  :  elles  ont  entendu  parler  de  lui;  elles 
l'ont  rencontré  je  ne  sais  où.  Elles  y  mettent  d'ailleurs  beaucoup 
d'obligeance.  Je  ne  veux  pas  te  donner  de  la  vanité,  mon  ami,  mais 
elles  prétendent  que  tu  as  bien  de  l'esprit  et  bien  du  talent.  Je  ne 
sais  qui  le  leur  a  dit. 

—  Je  suis  bien  aise,  dit  Mme  Talbot,  que  vous  remettiez  la  visite  à 
dimanche;  il  me  faut  au  moins  ce  temps-là  pour  blanchir  son  pan- 
talon de  coutil. 

—  Non,  dit  Hubert,  c'est  une  chose  impossible. 

—  Allons  donc,  dit  résolument  Mine  Talbot;  le  fils  du  capitaine 
Talbot  peut  bien  se  présenter  chez  mesdames  de  Perrachon. 

Là-dessus,  la  conversation  s'engagea  sur  le  compte  de  ces  dames. 
Le  curé,  qui  savait  quelques  détails  sur  leur  famille ,  montra  pour- 
tant beaucoup  d'indulgence;  mais  ni  le  curé  ni  personne  du  pays  ne 
les  connaissait  à  fond. 

Mme  de  Perrachon  était  demeurée  veuve  de  bonne  heure,  avec  sa 
fille  unique  encore  enfant.  Son  mari,  Claude  de  Perrachon,  qui  n'était 
que  Perrachon  tout  court  sous  l'empire,  s'était  fort  mêlé  des  tripo- 
tages qui  se  faisaient  en  ce  temps-là  pour  arracher  les  fils  de  famille 
à  la  conscription;  il  avait  gagné  vite  à  ce  trafic  une  fortune  peu  so- 
lide à  la  vérité  et  qu'il  avait  laissée  très  ébreéhée  à  sa  femme.  Le 

TOME  XIII.      JANVIER.  2 


18  REVUE  DE  PARIS. 

chagrin  de  certaines  pertes  à  la  bourse  n'était  pas  étranger,  disait-on, 
à  sa  fin  singulière;  il  était  mort  d'une  maladie  inflammatoire  durant 
laquelle  il  avait  bu,  soi-disant  par  mégarde,  une  grande  fiole  de  lau- 
danum. Mrac  de  Perrachon,  encore  jeune  et  coquette,  aimait  beau- 
coup sa  fille  sans  doute,  mais  de  cette  affection  qui  n'est  que  faiblesse 
et  insouciance.  Elle  aimait  surtout  le  monde,  les  plaisirs,  et  ne  voulut 
point  se  laisser  gêner  par  les  soins  qu'aurait  exigés  l'éducation  de 
son  enfant.  Elle  n'en  perdit  pas  un  bal,  pas  une  fleurette,  et  menait 
partout  Lucie  avec  elle;  elle  trouva  même  plus  commode  de  l'initier 
prématurément  à  toutes  les  confidences  d'une  femme  de  son  âge  et 
de  ses  mœurs.  C'est  là  une  faiblesse  abominable  de  bien  des  veuves 
avec  leurs  filles.  Lucie,  qui  ne  manquait  pas  d'esprit,  profita  vite  de 
ce  qu'on  lui  laissait  voir  et  entendre;  pas  un  livre  ne  lui  fut  interdit 
parmi  ceux  qu'on  ose  croire  sans  danger  dans  le  monde,  surtout 
parmi  les  romans  à  la  mode.  De  tout  temps  la  basse  littérature  a 
exercé  un  grand  empire  sur  les  bas  esprits,  qui  sont  nombreux.  Ce 
n'est  jamais  Molière  et  La  Fontaine  qui  sont  ce  qu'on  appelle  en 
vogue,  c'est  La  Calprenède  et  Scudéry;  les  précieuses  ne  font  que 
changer  d'habit.  Durant  la  révolution,  elles  tricotaient  dans  la  tri- 
bune de  nos  assemblées;  aujourd'hui,  elles  professent  le  libertinage 
et  pleurent  sur  quelque  assassin.  Il  faut  remarquer  seulement,  à  la 
gloire  de  nos  progrès  en  toutes  choses,  que  ce  qui  n'était  qu'un  ridi- 
cule est  devenu  un  crime.  Lucie,  déjà  grande  et  nourrie  de  théâtre 
et  de  romans,  donna  dans  des  écarts  où  sa  mère,  qui  vieillissait,  la 
suivit  honteusement;  elles  devinrent  deux  coryphées  des  ridicules 
modernes.  Ce  fut  alors  que  Lucie  se  fit  appeler  Luciana;  elles  s'épri- 
rent d'un  certain  héroïsme,  vague,  imbécile  et  abject,  répandu  dans 
les  livres  du  jour  à  la  faveur  d'un  pathos  transcendant,  tout  fleuri  de 
barbarismes.  Elles  ne  se  doutaient  pas  que  ces  œuvres  s'élaboraient 
dans  les  fumées  de  la  plus  méprisable  débauche  en  tous  genres,  et 
que  leurs  auteurs  s'exprimaient  en  particulier  dans  un  langage  infect 
qui  peut-être  leur  eût  fait  horreur;  elles  ne  virent  pas  que  la  sottise 
et  l'orgueil  se  dressaient  simplement  des  autels,  et  de  toutes  parts 
l'ignorance  et  le  vice  insurgés  contre  le  bon  sens.  M,le  de  Perrachon, 
sans  un  principe  honnête,  sans  une  idée  saine,  sans  notion'd'aucun 
de  ses  devoirs,  excella  dans  tous  les  travers  qui  font  la  honte  d'une 
femme.  Elle  se  pâmait  sur  une  romance,  faisait  de  médians  vers, 
et  les  déclamait  en  public;  en  politique,  les  contradictions  les  plus 
extravagantes  se  choquaient  dans  sa  tète;  elle  était  républicaine, 
mais  fort  touchée  aussi  du  lion  goût  aristocratique,  et  pleine  de  dé- 


REVUE  DE   PARIS.  19 

votion  pour  les  titres  et  les  distinctions;  elle  n'aurait  jamais  digéré 
le  Perrachon  tout  court,  qu'elle  n'aimait  point  trop  déjà  tout  ennobli 
qu'il  était.  Quatre  ou  cinq  lustrions  convulsifs,  selon  la  mode,  se 
partageaient  son  enthousiasme.  Elle  était  surtout  passionnée  pour 
le  mystère  et  les  aventures,  croyant  à  peine  en  Dieu,  mais  fort  su- 
perstitieuse sur  les  sujets  tendres  et  suspects;  elle  gardait  comme 
une  relique  des  fleurs  desséchées,  en  souvenir  d'une  soirée  passée  au 
bord  de  l'eau;  elle  affichait  toute  l'admiration  voulue  pour  les  beautés 
de  la  nature,  mais  elle  les  aimait  à  la  manière  d'un  peintre  en  décors, 
sans  vrai  sentiment,  sans  élévation,  sans  réflexion  surtout.  Les  nuages 
n'avaient  qu'à  s'arranger  sous  peine  de  déplaire  par  un  ton  um  peu 
cru.  La  terre  et  ses  biens,  le  firmament  et  sa  gloire,  avaient  toutes 
les  peines  du  monde  à  trouver  grâce.  Ces  émotions  jouées,  cette  poésie 
de  commande,  avaient  leurs  heures  fixes;  on  allait  voir  coucher  le 
soleil  à  certaines  places,  et  l'on  se  posait  de  manière  à  former  tableau 
dans  le  paysage.  Au  logis,  on  étudiait  devant  une  glace  la  coiffure 
des  Andalouses  et  tous  les  ajustemens  de  l'Europe,  hors  ceux  des 
personnes  sensées.  Enfin,  pour  la  digne  et  dernière  expression  de 
ces  ridicules,  il  y  avait  chez  ces  dames  un  certain  jargon,  prétendu 
badin,  qui  sentait  l'argot  d'une  lieue,  et  dont  l'estaminet  ne  vou- 
lait plus. 

Le  domaine  de  Franchart  était  resté  dans  la  succession  de  M.  de 
Perrachon,  mais  il  était  grevé  d'hypothèques;  on  l'avait  rarement  ha- 
bité, et  Mme  de  Perrachon,  dans  le  dépérissement  de  sa  fortune,  n'y 
était  venue  cette  année  que  dans  l'intention  de  chercher  à  le  vendre. 
Franchart  était  de  l'autre  côté  de  la  rivière,  à  dix  minutes  à  peu 
près  du  village,  on  y  arrivait  par  une  longue  prairie  bordée  de  peu- 
pliers; c'était  une  maison  blanche  et  carrée,  insignifiante,  mais  dont 
la  situation  était  agréable.  Devant  la  façade,  sur  le  bord  de  l'eau, 
régnait  une  terrasse,  enfermée  d'un  vieux  balustre  de  pierre,  où 
s'élevaient  quatre  marronniers  d'une  grosseur  extraordinaire,  re- 
nommés dans  le  pays;  un  petit  escalier  de  trois  marches  descendait 
dans  la  rivière,  où  l'on  voyait  amarré  parmi  les  joncs  le  batelet  de  la 
maison. 

Une  femme  comme  Mlle  de  Perrachon  ne  pouvait  manquer  d'être 
vivement  frappée  de  la  rencontre  d'un  personnage  comme  Hubert; 
sa  tête  prit  feu  sur  la  simple  apparence  de  ce  jeune  homme  étrange, 
solitaire  et  méditatif,  dont  toute  la  personne  était  un  contraste  mys- 
térieux dans  les  campagnes  perdues  où  il  passait  sa  vie;  le  lieu,  l'heure, 
les  diverses  circonstances  où  on  l'avait  aperçu,  son  air  de  raélan- 

2. 


20  REVUE  DE  PARIS. 

colie,  la  grâce  et  la  singularité  de  ses  vêtemens,  tout  prêtait  à  l'effet. 
Luciana,  depuis  huit  jours,  ne  parlait  d'autre  chose  à  sa  mère,  qui 
partageait  son  engouement;  elles  se  perdirent  en  conjectures,  appli- 
quant à  Hubert  les  visions  ordinaires  de  leur  imagination.  C'était 
sans  doute  un  poète,  un  homme  éprouvé  par  le  malheur,  un  rejeton 
de  grande  maison  frappé  de  quelque  anathème,  une  victime  illustre 
des  rigueurs  de  la  société;  ces  jeunes  villageoises  qui  lui  avaient 
donné  des  fleurs  en  passant  ajoutaient,  pour  Luciana,  le  piquant 
d'une  jalousie  naissante.  Au  demeurant,  elle  s'expliquait  ouvertement 
de  son  enthousiasme  pour  l'inconnu  devant  les  hommes  qui  étaient 
à  Franchart.  On  était  accoutumé  à  la  grande  liberté  de  ses  discours. 

Ces  dames  s'informèrent  activement  de  ce  jeune  homme,  et  les 
bruits  vagues  qu'elles  recueillirent  redoublèrent  leur  curiosité;  les 
paysans  disaient  seulement  avec  un  certain  respect  qu'il  était  un 
savant,  qu'il  courait  les  champs  avec  un  livre,  qu'il  était  grand 
chasseur.  Mmet  de  Perrachon  trouvèrent  enfin  qu'elles  ne  pouvaient 
se  passer  d'entamer  la  connaissance  d'un  pareil  homme,  et  mirent 
tout  en  œuvre  pour  y  parvenir.  On  ne  parlait  plus  à  Franchart  que 
du  héros  au  chapeau  à  fleurs,  et  Luciana  passait  la  moitié  des  nuits 
à  sa  fenêtre  en  rêvant  à  l'inconnu.  Franchart  avait  conservé  quelque 
ombre  des  prérogatives  de  l'ancien  château  à  la  place  duquel  on 
l'avait  bâti,  et  ces  prérogatives  pouvaient  fournir  quelque  ressource 
à  ces  dames.  La  mère  enfin  s'avisa  du  curé.  On  pouvait  inviter  le 
bonhomme  selon  l'ancien  usage,  comme  le  premier  habitant  du  lieu; 
on  avait  appris  qu'il  voyait  de  près  l'inconnu,  par  lui  on  saurait  tout, 
et  l'on  ne  désespérait  pas  d'attirer  le  jeune  homme.  MUe  de  Perra- 
chon embrassa  sa  mère  pour  cette  découverte. 

Il  y  avait  assez  de  monde  à  Franchart  pour  justifier  des  invitations; 
mais  la  société  était  singulière,  et  ce  choix  jettera  un  nouveau  jour 
sur  le  caractère  de  Mme*  de  Perrachon.  C'étaient  d'abord  deux  dames 
à  peu  près  de  leur  humeur;  on  disait  tout  bas  de  l'une  d'entre  elles 
qu'on  l'avait  vue  en  son  beau  temps  danser  sur  la  corde  dans  un 
théâtre  d'acrobates.  La  plus  jeune,  femme  d'un  pianiste  à  la  mode, 
était  fort  jalouse  de  MUe  de  Perrachon,  visant  aux  mêmes  effets.  Le 
pianiste  était  un  personnage  ennuyeux  et  nul,  qui  prenait  soin 
d'ébouriffer  sa  chevelure  et  prétendait  exprimer  sur  son  instrument 
des  émotions  qu'il  ne  savait  point  exprimer  en  français.  Il  y  avait 
ensuite  un  grand  hallebreda  d'aide-de-camp,  alors  en  semestre,  qui 
n'ouvrait  jamais  la  bouche  que  pour  bâiller;  un  peintre  barbu,  qui 
nourrissait  le  mauvais  tonde  l'atelier  dans  la  maison,  et  qui  tenait  son 


REVUE  DE  PARIS.  21 

sérieux  quand  on  parlait  de  Raphaël;  enfin  deux  poètes  qui  prenaient 
le  titre  de  journalistes,  et  qui  sollicitaient  depuis  quatre  ans  l'hon- 
neur de  mentir  dans  les  basses  feuilles.  Ces  dames  aimaient  surtout 
à  s'entourer  d'hommes.  Quant  à  l'esprit  de,  cette  société,  c'était, 
comme  on  voit,  un  orchestre  parfaitement  d'accord.  Une  conspira- 
tion fut  ourdie  entre  ces  personnages  pour  la  réception  de  l'abbé 
Noël,  peut-être  dans  des  vues  que  Mmes  de  Perrachon  avaient  déjà 
conçues,  et  que  la  suite  fera  connaître. 

Le  curé  allait  jadis  à  l'ancien  château;  il  avait  même,  lors  de  la 
vente,  entrevu  ces  dames,  qui  se  doutaient  à  peine  qu'il  fût  encore 
dans  le  pays,  en  sorte  que  cette  invitation  ne  le  surprit  point.  Qu'on 
se  figure  à  présent  le  bonhomme  droit  et  simple  comme  un  enfant, 
s'apprêtant  à  donner  en  plein  dans  cette  scène  concertée.  Il  faut 
dire  un  mot  de  sa  figure  où  l'on  lisait  à  livre  ouvert  dans  son  ame  :  il 
avait  le  teint  hâlé,  vif  et  rougeaud,  d'une  teinte  répandue  si  unifor- 
mément qu'on  la  voyait  trancher  jusque  sur  son  cou  avec  le  blanc 
du  rabat;  des  cheveux  blonds,  rudes,  frisés,  s'échappaient  de  sa  ca- 
lotte; ils  commençaient  à  s'éclaircir  au  sommet.  Son  nez  au  vent, 
court  et  animé,  aurait  fait  jaser,  si  l'on  n'avait  su  que  le  digne  homme 
ne  buvait  jamais  que  du  vin  trempé;  il  avait  les  yeux  gros,  clairs, 
étonnés,  à  fleur  de  tête,  ombragés  de  sourcils  épais,  obliques  et 
d'une  extrême  mobilité;  son  tricorne,  négligemment  planté  de  côté, 
laissait  voir  la  moitié  de  sa  calotte,  et  donnait  le  dernier  trait  à 
ce  je  ne  sais  quoi  de  naïf,  de  brusque,  d'ébahi,  de  fin  pourtant, 
qu'exprimait  sa  physionomie;  il  avait  la  voix  rude,  brève  et  nazillarde 
par  l'usage  du  tabac.  Ces  dames  trouvèrent  qu'il  ressemblait  à  M.  Sam- 
son  de  la  Comédie-Française  dans  ses  bons  rôles;  cela  n'était  vrai 
que  d'une  ressemblance  vague,  autant  que  l'effort  de  l'art  toujours 
visible  peut  ressembler  à  l'exquis  naturel.  L'abbé  mit  ce  jour-là  sa 
belle  soutane  et  sa  ceinture  de  soie;  il  ne  portait  d'ordinaire  qu'une 
lévite  noire  à  revers  qui  avait  roussi,  et  qui  laissait  voir  ses  gros  sou- 
liers et  le  velours  usé  de  sa  culotte  à  reflets  jaunâtres. 

Toute  la  compagnie  était  réunie  au  salon ,  dans  des  dispositions 
fort  enjouées;  on  attendait  M.  le  curé  :  c'était  tout  dire.  Cependant, 
à  cause  du  résultat  qu'on  attendait  de  cette  visite,  Mme  de  Perrachon 
avait  recommandé  que  les  choses  n'allassent  pas  trop  loin.  La  con- 
versation roula  d'abord  sur  des  sujets  insignifians;  on  proposa  au 
curé  de  voir  le  parc. 

—  Je  connais  Franchart,  j'y  suis  venu  souvent  du  temps  de  M.  le 
marquis. 


22  REVUE  DE  PARIS. 

Mais,  en  vérité,  il  n'était  pas  besoin  qu'on  se  proposât  d'étonner 
le  curé;  Mme  de  Perrachon  même  aurait  inutilement  essayé  de  l'em- 
pêcher :  toute  la  compagnie  était  dûment  frottée  des  sauvageries 
philosophiques  qui  se  disputent  les  sots  de  ce  temps.  Le  poète  était 
sceptique ,  le  militaire  athée ,  le  peintre  néochrétien ,  et  le  pianiste 
tout  cela  à  la  fois;  il  leur  échappait  naturellement  mille  incongruités 
sur  de  graves  questions  de  morale  et  de  littérature  qui  revenaient  à 
tout  propos. 

On  était  ainsi  disposé  dans  le  grand  salon  dont  le  mobilier  flétri  se 
ressentait  de  la  longue  absence  des  maîtres ,  et  que  M1,e  de  Perra- 
chon, pour  ce  motif,  ne  pouvait  souffrir  :  Mme  de  Perrachon  était  de 
profil  près  de  la  fenêtre,  devant  une  broderie  qu'elle  avait  quittée; 
de  l'autre  côté,  le  long  du  mur,'sa  fille  était  nonchalamment  adossée 
sur  un  canapé;  le  grand  aide-de-camp  se  tenait  derrière  Mme  de  Per- 
rachon, plus  décemment  qu'aucun  de  ces  messieurs.  Après  le  canapé 
venaient  des  fauteuils  où  s'étaient  renversés  sans  gêne  le  peintre,  le 
virtuose  et  les  autres;  le  curé  était  donc  seul  modestement  assis  sur 
le  bord  d'un  fauteuil,  à  quelques  pas  en  avant  de  ce  demi-cercle, 
fort  en  vue  comme  une  visite  de  cérémonie,  son  chapeau  sur  les 
genoux  et  son  mouchoir  roulé  dans  sa  main. 

Chaque  fois  que  le  bonhomme  était  frappé  de  quelque  énormité, 
il  tournait  lentement  les  yeux  sur  celui  qui  parlait,  étonné  sans  le 
vouloir  paraître;  il  ouvrait  sa  boîte,  y  pétrissait  longuement  une 
grosse  prise  de  tabac,  la  portait  à  son  nez,  puis  il  époussetait  patiem- 
ment son  rabat  du  dos  de  la  main.  Quand  on  s'adressait  à  lui,  il  élu- 
dait la  question  doucement  ou  répondait  par  un  signe.  La  conver- 
sation s'était  engagée  sur  un  procès  en  vogue  à  propos  d'un  journal 
que  le  peintre  tenait  à  la  main  :  le  poète  demanda  si  l'accusé  était 
condamné. 

—  Non,  dit  le  peintre,  mais  le  procureur  du  roi  demande  sa  tête 
avec  un  acharnement  digne  de  son  métier. 

—  Comment  peut-on  être  procureur  du  roi  !  dit  M,n*  de  Perrachon 
en  regardant  l'abbé. 

Comme  il  ne  répondait  rien,  elle  ajouta  : 

—  Quel  horrible  métier!  n'est-ce,  pas  monsieur  le  curé? 

—  Madame,  permettez,  dit  l'abbé,  ce  n'est  pas  mon  avis;  votre 
sensibilité  vous  égare,  cela  vous  fait  honneur;  mais  c'est  faute  de 
réflexion  :  la  profession  en  soi  est  honorable,  j'y  trouve  même,  jus- 
que dans  le  titre  qu'elle  porte,  quelque  chose  de  touchant.  Le  roi 
doit  veiller  sur  ses  sujets  comme  un  père,  mais  le  roi  ne  peut  être 


REVUE   DE  PARIS.  23 

partout,  et  il  établit  des  magistrats  qui  recherchent  le  crime  en  son 
nom.  Ils  soutiennent  la  cause  du  roi  pour  les  honnêtes  gens  contre 
les  scélérats.  On  loue  les  soldats  :  que  font-ils  de  mieux,  quand  ils 
ne  font  rien  de  pire?  Le  magistrat  vengeur  a  pour  lui  du  moins  qu'il 
ne  brûle,  ne  pille  ni  ne  viole,  qu'il  ne  sévit  ou  ne  prétend  sévir  que 
contre  des  coupables,  et  que  ces  coupables  sont  en  petit  nombre. 
Gardez-vous  en  tout  cas  d'attribuer  les  défauts  de  l'homme  à  l'insti- 
tution. Il  demande  une  tête,  dites-vous?  C'est  une  erreur  :  il  de- 
mande que  les  nôtres  demeurent  sur  nos  épaules.  Je  ferais  comme 
lui,  et  naturellement  je  ne  suis  pas  sanguinaire...  non,  vraiment... 
On  se  regarda,  on  fut  étonné. 

—  Mais  ne  trouvez-vous  pas  que  cette  peine  de  mort  passe  l'ima- 
gination, dans  cette  affaire  surtout? 

—  Si  l'accusé  est  innocent,  je  le  conçois.  Je  ne  sais  rien;  qu'a-t-il 
fait? 

—  Il  a  tué  sa  femme,  mais... 

—  Qu'y  faire?  la  loi  punit  de  mort  l'assassinat;  il  faut  la  suivre  ou 
la  refaire. 

—  Diable!  dit  le  journaliste,  vous  êtes  dur,  pour  un  prêtre  chré- 
tien, et  vous  nourrissez  une  furieuse  haine  contre  la  faiblesse  hu- 
maine ! 

—  Cela  se  conçoit  de  la  part  d'un  homme  de  bien,  dit  entre  deux 
Mmc  de  Pertachon. 

—  Cela  ne  prouve  rien  contre  moi ,  dit  l'abbé;  je  m'explique  sur  la 
question  et  ne  me  compare  à  personne.  Chacun  connaît  ensuite  ses 
misères.  «  Quand  vous  verriez  quelqu'un  commettre  de  grands 
crimes ,  vous  ne  devez  pas  pour  cela  vous  juger  meilleur  que  lui , 
parce  que  vous  ne  savez  pas  si  vous  persévérerez  dans  le  bien.  »  Cela 
est  dans  X Imitation.  Encore  un  beau  livre,  madame;  je  vous  le  re- 
commande. Voltaire,  Voltaire  lui-même,  avec  tout  son  esprit,  ne 
l'eût  point  écrit;  il  n'avait  point  cette  douceur. 

Cette  naïveté  passa  pour  une  raillerie;  et  comme  sur  cette  thèse 
des  égaremens  de  la  passion  fourmillaient  de  toutes  parts  des  argu- 
mens  tirés  des  romans  à  la  mode  : 

—  Ah!  messieurs,  reprit  l'abbé,  les  poètes  et  les  romanciers  ré- 
pandent des  erreurs  qui  partent  d'un  esprit  bien  faible  et  d'un  bien 
mauvais  cœur!  Et  combien  ces  esprits  faibles  en  corrompent  d'au- 
tres! Considérez  au  fond  ce  qu'ils  prônent,  ce  qu'ils  défendent, 
ce  qu'ils  divinisent  dans  leurs  plus  superbes  compositions  :  c'est 
l'égoïsme,  la  haine  et  la  vanité.  Ils  déplorent  comme  des  supplices 


24  REVUE  DE  PARIS. 

et  des  martyres  les  moindres  démangeaisons  d'un  amour-propre 
effréné  :  découvrez  la  plaie ,  ce  n'est  qu'une  égratignure.  Et  voilà 
pourtant  ce  qu'ils  plâtrent  de  galimatias!  Qu'ai-je  affaire  de  livres 
pour  savoir  que  je  souffre  et  me  plaindre?  J'ai  besoin  qu'on  me  gué- 
risse et  qu'on  me  fortifie.  Que  de  pauvres  créatures  s'avisent  de  se 
trouver  malheureuses  sur  la  foi  de  certaines  héroïnes  de  roman!  J'ai 
voulu  connaître  un  peu  la  douleur  de  ces  dames.  Franchement,  ne 
voilà-t-il  pas  d'impertinentes  pécores?  Il  semble  que  ce  genre  de 
littérature  exige  quelque  connaissance  du  cœur  de  l'homme;  mais 
il  est  clair  que  ces  écrivains  n'ont  jamais  lu  de  leur  vie  trois  phrases 
de  morale.  Oui,  messieurs,  tout  ce  fatras  ne  tient  pas  contre  la  pre- 
mière ligne  du  catéchisme;  eh!  s'il  faut  se  heurter  aux  moindres 
écueils  de  la  vie,  commencez  donc,  héros  du  jour,  par  supprimer 
tout  ce  qu'il  y  a  de  haine,  d'impatience,  d'entêtement  de  votre  côté, 
et  vous  aurez  guéri  la  moitié  du  mal,  peut-être  le  mal  tout  entier. 

A  propos  du  mot  catéchisme  qui  avait  échappé  au  curé,  l'entretien 
ne  manqua  pas  de  glisser  dans  la  religion.  On  ne  résista  pas  au  mau- 
vais goût  d'attaquer  un  prêtre  sur  sa  croyance  et  sur  sa  profession. 

—  Messieurs,  dit  l'abbé,  ce  que  vous  dites  de  vos  doutes  et  de  vos 
erreurs  ne  m'étonne  point.  Je  sais  où  en  sont  les  esprits.  Il  est  diffi- 
cile de  ne  point  se  laisser  éblouir  aujourd'hui  par  les  progrès  et  la 
prodigieuse  fécondité  de  la  déraison.  Cependant  je  connais  un  moyen 
assez  sûr,  c'est  de  consulter  l'avis  de  tous  les  siècles  dans  les  écrits 
de  leurs  plus  grands  hommes.  C'est  ainsi  que  je  me  forme,  en  ma 
petite  judiciaire,  une  opinion  sur  les  questions  du  jour. 

Le  bonhomme  avait  déjà  révolté  vingt  fois  l'auditoire.  Mme  de 
Perrachon  regardait  sa  fille  et  ces  messieurs  à  toute  minute;  mais  ces 
messieurs  demeuraient  muets.  M.  le  curé  commençait  à  se  faire 
respecter. 

—  Si  je  ne  trouvais  de  bonnes  raisons,  continua-t-il,  que  dans 
mes  livres  de  théologie,  je  concevrais  peut-être  qu'on  pût  m'ébran- 
ler,  mais  il  n'est  point  de  question  présente  que  toute  la  philo- 
sophie ne  décide  comme  la  religion.  Devant  un  tel  accord,  je  n'ai 
plus  qu'à  me  soumettre.  Toutes  les  bonnes  maximes  sont  dans  le 
monde  ,  dit  Pascal,  on  ne  manque  qu'à  les  appliquer;  et  j'ajouterais 
aujourd'hui,  on  ne  cherche  qu'à  les  nier.  Tenez,  pour  ne  dire  qu'un 
mot  de  la  politique,  vous  voyez  la  grande  fortune  que  font  depuis 
cinquante  ans  nos  assemblées  constituantes  et  législatives,  nos  gou- 
vernemens  représentatifs  et  parlementaires.  Or,  les  anciens  ne  taris- 
sent pas  sur  la  vanité  de  l'éloquence  en  matière  de  gouvernement... 


REVUE  DE  PARIS.  25 

Vous  n'avez  peut-être  pas  lu  les  philosophes,  mesdames;  mais  mon- 
sieur que  voilà,  qui,  me  dit-on,  a  l'honneur  de  tenir  la  plume... 

Le  journaliste  rougit  légèrement,  tout  effrayé  de  se  voir  pris  à 
partie. 

—  Monsieur  vous  dira  que  tous  les  moralistes  s'accordent  là-des- 
sus, et  Montaigne,  monsieur  a  lu  cela...,  Montaigne  ajoute  dans 
son  chapitre  de  la  Vanité  des  Paroles,  je  crois...,  à  peu  près  en  ces 
termes  :  a  C'est  un  outil  inventé  pour  manier  et  agiter  une  tourbe 
déréglée  et  qui  ne  s'emploie  que  dans  les  états  malades  comme  la 
médecine.  »  Vous  vous  souvenez,  monsieur? 

Le  lettré  garda  un  silence  suspect. 

—  Tous  les  modernes  s'accordent  pareillement.  Là-dessus  qu'on 
pérore  tant  qu'on  voudra,  je  conclus  que  tout  état  qui  se  gouverne 
par  la  parole  est  dans  le  trouble  et  la  décadence;  et  je  dis  l'art  de 
la  parole,  vous  savez  qu'on  ne  se  gêne  guère  aujourd'hui  :  quand 
on  a  donné  le  dessus  à  la  parole  improvisée  sur  Je  travail  lent  et 
solide  de  la  pensée,  il  n'y  a  plus  d'art.  Je  vous  recommande  ma  mé- 
thode, si  vous  êtes  curieux  d'y  voir  clair  parmi  les  sottises  du  temps. 
Il  en  est  ainsi  de  la  religion,  qui  n'enseigne  rien  que  je  ne  voie 
étayé  dans  les  meilleurs  auteurs  profanes,  et  qui  n'est  composée  que 
de  ce  qu'il  y  a  partout  d'excellent.  Ceux  qui  l'attaquent  en  repro- 
duisent les  maximes.  Ah!  si  l'on  s'en  tenait  du  moins  à  la  morale! 
Je  voudrais,  dit  La  Bruyère,  entendre  un  parfait  homme  de  bien  me 
dire  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu. 

Le  curé  regarda  encore  l'écrivain,  qui  se  détourna. 

—  Et  de  même,  reprit-il,  quand  je  verrai  un  honnête  homme, 
dans  toute  l'étendue  du  mot,  parmi  ces  novateurs,  il  sera  temps 
d'examiner. 

Le  curé  continua  sur  ce  ton,  citant  nettement  ses  auteurs  et  jetant 
dans  le  discours  ses  preuves,  ses  conséquences  comme  autant  de 
traits  de  lumière.  Il  lisait  depuis  cinquante  ans  de  bons  livres,  il 
les  avait  médités,  et  en  avait  tiré  un  ensemble  solide  d'opinions  justes 
et  bien  liées. 

Ces  messieurs,  ébranlés  par  ses  paroles  et  sa  simplicité,  gardaient 
le  silence.  Mlle  de  Perrachon,  plus  aveugle,  se  contenait  avec  peine. 
On  se  regardait,  on  souriait,  mais  du  bout  des  lèvres.  Le  curé  se 
moucha. 

—  Ainsi,  dit  le  peintre  avec  un  rire  amer,  vous  vous  consolez  pieu- 
sement, monsieur  le  curé,  en  pensant  que  nous  serons  tous  damnés? 

—  Moi,  mon  cher  monsieur!  dit  l'abbé;  mais  je  me  ferais  couper 


26  REVUE   DE  PARTS. 

les  deux  mains  pour  vous  voir  de  mon  avis.  A'ous  ne  serez  pas  damné, 
je  ne  l'entends  pas,  je  ne  le  veux  pas  ainsi;  vous  êtes  un  enfant  de 
Dieu,  et  Dieu  est  si  bon!  Si  l'on  vous  l'a  fait  terrible,  ne  le  croyez 
pas;  il  vous  suit  pas  à  pas,  il  vous  aime,  il  vous  écoute,  il  vous  pro- 
tège, il  vous  fait  mille  biens,  même  quand  vous  l'offensez,  et  le  mal 
que  vous  vous  faites  à  vous-même,  il  en  pleure.  Vous  damné,  mon 
fils! 

Il  s'approcha  du  jeune  homme  et  prit  une  de  ses  mains  entre  les 
siennes  : 

—  Non  pas,  non  pas,  espérez,  priez,  le  bon  Dieu  vous  sauvera;  sa 
miséricorde  est  infinie..,  oui,  infinie  !  et  je  ne  saurais  vous  la  peindre,- 
ma  bouche  n'en  est  pas  capable.  Tenez,  ce  que  j'ai  vu  de  mieux 
là-dessus,  à  mon  sens,  est  un  sermon  que  m'a  fait  le  petit  Hubert, 
ce  jeune  homme,  madame,  dont  vous  me  parliez  tout  à  l'heure. 

—  Il  fait  des  sermons!  dirent  à  la  fois  la  mère  et  la  fille. 

—  Oui,  pour  moi,  je  n'y  mets  pas  de  fierté;  qu'importe  d'où 
vienne  la  bonne  parole,  je  ne  veux  pas  faire  tort  à  ce  garçon  de  son 
travail. 

On  se  récria  : 

—  Dites-nous  en  vite  un  passage. 

—  Volontiers,  si  cela  peut  vous  plaire;  au  reste,  cela  vient  à 
propos. 

Les  jeunes  gens,  souriant,  marquèrent  la  même  curiosité. 
Le  curé  se  leva,  posa  son  chapeau  sur  le  fauteuil,  et  passa  derrière 
le  dossier  où  il  appuya  ses  deux  mains. 

—  C'est  un  morceau  de  la  péroraison... 

Il  toussa  et  commença  d'une  voix  douce  et  naturelle,  du  même 
air  dont  il  parlait  sans  doute  à  son  auditoire  familier  de  chers  et  hon- 
nêtes paysans. 

«  II  se  glisse,  mes  frères,  d'étranges  subtilités  d'égoïsme  dans  nos 
idées  sur  la  miséricorde  divine.  Que  dis-je,  d'égoïsme?  Je  n'ai  pas 
besoin  d'insister  sur  la  misère  de  l'homme;  il  est  si  petit,  si  vain,  si 
mauvais,  que,  même  dans  ses  meilleurs  mouvemens  de  repentir 
et  d'amour,  même  quand  il  vient  épancher  son  cœur  aux  pieds 
du  Seigneur,  même  quand  il  s'humilie,  quand  il  dompte  son  orgueil 
féroce  et  demande  pardon  à  ce  père  excellent;  oui,  même  alors 
il  se  remue  dans  son  cœur,  à  son  insu,  je  ne  sais  quel  levain  indes- 
tructible de  haine  et  de  vengeance  contre  son  prochain.  Seigneur I 
s'éci  ie-t-il,  on  m'a  blessé,  on  m'a  opprimé,  on  m'a  fait  tort,  je  viens 
à  vous  tout  meurtri.  J'ai  péché,  je  le  sais;  mais  vous  êtes  si  bon,  je 


REVUE   DE   PARIS.  27 

vous  prie  si  ardemment,  votre  miséricorde  est  si  grande,  que  vous 
me  pardonnerez.  Mon  père,  mon  père,  je  me  réfugie  dans  votre  sein! 
et  la  consolation  entre  dans  l'ame  de  cet  homme,  il  se  voit  à  l'abri, 
pardonné,  aimé  de  Dieu;  mais  en  même  temps,  et  sans  qu'il  se 
l'avoue,  sa  réconciliation  lui  semble  une  marque  de  la  condamnation 
de  ses  ennemis,  et  il  dit  dans  son  cœur  :  Dieu  me  pardonne,  mais 
ceux  qui  font  le  mal  seront  punis,  ceux  qui  m'ont  blessé  seront  bles- 
sés, ceux  qui  m'ont  humilié  seront  abattus;  ceux  qui  m'ont  fait  tort 
et  qui  m'ont  contredit,  ceux  qui  ne  pensent  point  comme  moi,  ceux 
qui  ne  viennent  point  à  vous,  ne  seront  point  pardonnes.  Insensé! 
misérable  !  et  vous  osez  dire  que  la  miséricorde  de  Dieu  est  infinie  ! 
Mais,  malheureux  pécheur,  et  le  dernier  de  tous  les  pécheurs,  Dieu 
n'est  pas  seulement  ton  père,  il  est  le  père  de  tous  tes  frères,  des  plus 
coupables,  des  plus  égarés,  des  plus  criminels,  de  ceux-là  surtout; 
ce  sont  ceux-là  qu'il  aime  et  qu'il  surveille,  car  ce  sont  eux  qui  en 
ont  le  plus  besoin.  Souviens-toi  de  la  parabole  du  bon  pasteur:  il 
laisse  là  son  troupeau,  il  court  par  les  monts  et  les  vallées  après  la 
brebis  égarée,  il  la  rapporte  dans  ses  bras;  oui,  sa  miséricorde  est 
infinie,  et  si  bien  que  tu  ne  peux  la  comprendre  et  qu'elle  révolterait 
ta  faible  intelligence  et  ton  mauvais  cœur.  Oui,  ceux  qui  t'ont  blessé, 
ceux  qui  t'ont  trahi,  ceux  qui  t'ont  dépouillé,  ceux  qui  ont  tué  tes 
proches,  ceux  qui  t'ont  fait  pâlir  par  leurs  iniquités,  qu'ils  tournent 
seulement  les  yeux  vers  le  ciel,  et  Dieu  les  recevra  comme  il  te  reçoit, 
car  il  est  leur  père  comme  il  est  le  tien;  oui,  cet  être  qui  te  fait  re- 
culer de  dégoût  et  qui  soulève  toute  la  lie  venimeuse  lentement 
amassée  dans  ton  cœur,  qu'il  donne  un  jour  quelques  gouttes  d'eau 
à  Lazare,  elles  éteindront  le  feu  qui  l'attend.  Oui,  ceux  qui  t'ont 
calomnié  et  couvert  d'opprobres ,  ceux  qui  ont  inondé  la  terre  de 
sang,  les  plus  dignes  objets  des  haines  politiques  et  de  l'exécration 
universelle;  oui,  vous  qui  fûtes  leurs  victimes,  Robespierre  sur 
l'échafaud,  Marat  dans  son  bain  fétide,  n'avaient  à  dire  qu'une  pa- 
role, Dieu  les  aurait  entendus.  Tu  t'effraies,  pécheur,  ton  orgueil  se 
cabre,  ta  haine  frémit,  tes  passions  s'indignent,  mais  Dieu  ne  con- 
naît ni  ta  haine,  ni  ton  orgueil,  ni  tes  passions  misérables,  et  il  ouvre 
es  bras  à  tous,  il  pardonne  à  tous,  car  sa  miséricorde  est  infinie , 

infinie Misericordiâ  Domini  plena  est  terrain  s'écria  le  curé  en 

sueur.  Il  s'essuya  le  front,  et  se  remit  en  place  en  ajoutant  : 

—  Et  il  a  raison...  et  cela  n'est  pas  mal  dit,  comme  vous  voyez. 

—  Mais  que  cela  est  beau  !  s'écria  Mlle  de  Perrachon ,  je  me  sens 
tout  émue.  Amenez-nous  ce  jeune  homme,  il  est  plein  de  talent. 


28  REVUE   DE   PARIS. 

—  Je  ne  savais  pas,  dit  la  mère  faisant  chorus,  que  nous  fussions 
dans  le  voisinage  d'un  pareil  génie. 

—  Ah  !  madame,  dit  le  curé  en  s'inclinant  avec  modestie ,  cela  est 
trop  fort. 

—  Il  y  a  là-dedans  un  aperçu  profond,  dit  le  poète  d'un  ton  capable. 

—  Et  une  chaleur,  une  verve,  une  éloquence  qui  enlève,  ajouta 
Mlle  de  Perrachon. 

—  Surtout,  dit  le  curé,  il  y  a  du  cœur,  et  voilà  comme  Dieu  doit 
aimer  qu'on  parle  de  lui. 

—  Amenez  ce  poète,  je  vous  prie,  dit  Mm8  de  Perrachon. 

—  Eh  bien!  je  vous  le  ferai  connaître,  dit  l'abbé  flatté,  s'il  le  veut  : 
il  est  un  peu  farouche. 

Mmes  de  Perrachon  avaient  vite  compris  qu'il  n'y  avait  qu'à  flatter 
les  idées  du  bonhomme  pour  obtenir  de  lui  ce  qu'elles  désiraient,  et 
le  plus  sûr  était  de  se  montrer  ébranlées  en  faveur  de  la  religion .  La 
mère  parut  touchée  de  ses  argumens,  la  fille  du  sermon;  les  jeunes 
gens  entrèrent  d'instinct  dans  le  complot;  le  pianiste  offrit  d'aller 
jouer  de  l'orgue  à  l'église  le  dimanche  suivant. 

—  Il  n'y  en  a  point,  dit  le  curé  confus  de  tant  de  bienveillance. 

Il  donna  dans  le  piège  avec  la  candeur  d'un  enfant,  et  crut  qu'il 
avait  commencé  une  bonne  œuvre  par  le  moyen  d'Hubert. 

Dès  qu'il  fut  sorti ,  la  conversation  prit  un  autre  tour.  On  agita 
diverses  opinions  sur  le  jeune  homme  inconnu  que  les  renseigne- 
mens  du  curé  n'avaient  guère  fait  mieux  connaître;  on  fut  d'avis 
que  c'était  un  homme  très  fort,  un  poète  énorme,  qui  s'était  enseveli 
dans  la  solitude,  et  qui,  pour  s'amuser,  composait  des  sermons  à  ce 
bonhomme.  Assurément  il  n'y  avait  rien  de  sérieux  là-dedans;  un 
homme  de  ce  talent  ne  pouvait  se  jeter  franchement  dans  ces  idées 
d'un  autre  temps ,  et  c'était  sans  doute  un  grand  esprit  qui  donnait 
sa  mesure  en  soutenant  de  cette  force  des  paradoxes  trouvés  à  plaisir. 

Ces  conjectures,  ce  mystère  à  peine  éclairci,  la  distinction  avérée 
d'Hubert,  le  souvenir  de  son  costume  et  de  sa  figure  étranges,  irri- 
taient au  plus  haut  point,  l'imagination  de  Mlle  de  Perrachon.  Habituée 
à  voir  tout  céder  à  ses  désirs,  elle  ne  cachait  plus  même  son  impa- 
tience; elle  demandait  à  tous  les  gens  du  pays  des  détails  sur  M.  Hu- 
bert. Deux  ou  trois  fois  elle  obligea  sa  mère  de  l'accompagner  le 
matin,  sous  prétexte  de  promenade,  jusque  dans  le  voisinage  de  la 
maison  de  Mmc  Talbot;  enfin  elle  apprit  que  la  visite  d'Hubert  était 
remise  au  dimanche  suivant.  La  fin  de  cette  semaine  lui  parut  un 
siècle. 


REVUE   DE   PARIS.  29 

La  prairie  où  était  le  lavoir  touchait  d'un  côté  aux  dernières 
maisons  du  village,  et  remontait,  comme  on  sait,  jusque  vers  les 
murs  du  jardin  de  Mme  Talbot.  Dans  le  coin  de  cette  prairie ,  le  sol 
était  battu  sous  les  arbres  et  fermé  d'une  haie.  C'était  la  salle  de 
danse.  Il  y  avait  à  l'entour  des  bancs  et  des  tables.  Il  fit  beau  temps 
le  soir  du  dimanche;  les  prés  embaumaient,  l'on  entendait  au  loin  le 
bruit  des  rires  et  des  violons.  Les  jeunes  filles  endimanchées  venaient 
de  se  réunir,  les  jeunes  gens  étaient  attroupés  au  milieu.  Hubert  ne 
dansait  point,  mais  il  venait  tous  les  dimanches,  en  se  promenant, 
s'accouder  un  moment  sur  la  claie  à  hauteur  d'appui  qui  formait 
l'enceinte.  Sa  présence  animait  la  dansa,  et  chaque  fille  lui  souriait. 
Au  milieu  du  bruit,  Adèle,  parée,  charmante,  était  ce  soir-là  tout-à- 
fait  dans  son  rôle  de  la  plus  jolie  fille  du  pays,  se  prêtant  avec  un 
doux  sourire  aux  invitations  des  danseurs,  l'air  complaisant,  mais 
distrait,  et  ne  prenant  guère  part  à  rien  de  présent.  Elle  ne  s'était 
ajustée  ni  pour  le  bal  ni  pour  aucun  de  ceux  qui  étaient  là. 

—  Tiens,  dit  une  jeune  fille  derrière  elle,  nous  n'avons  pas  vu 
M.  Hubert  ce  soir. 

Adèle  ne  se  détourna  point,  mais  elle  tressaillit  de  la  tête  aux  pieds; 
elle  attendait  ce  nom  depuis  long-temps. 

—  Il  vient  de  passer  là-bas,  beau  comme  le  soleil,  dit  un  garçon. 
Adèle  trembla  que  la  conversation  n'en  demeurât  là. 

—  Ils  vont  du  côté  de  Franchart,  lui  et  M.  le  curé. 

Ce  mot  retrancha  tout  à  coup  cette  soirée  de  sa  vie;  elle  apprit  en 
quelques  mots  l'invitation  d'Hubert  et  conçut  comme  un  pressenti- 
ment sinistre  de  ce  qui  devait  suivre. 

Hubert,  en  effet,  descendait  avec  l'abbé  le  petit  sentier  qui  me- 
nait à  Franchart.  On  les  voyait  de  loin  au  clair  de  la  lune.  Le  curé, 
s'arrêtant,  tirait  Hubert  par  un  bouton  de  l'habit  et  se  remettait  à 
marcher.  Hubert  cependant  ne  l'écoutait  pas;  son  cœur  battait  avec 
violence;  il  regardait  avec  effroi  si  l'on  approchait  du  château,  et 
favorisait  de  tout  son  pouvoir  les  poses  de  l'abbé. 

Tout  le  village  savait  donc  que  M.  Hubert  allait  en  visite  à  Fran- 
chart. On  ne  s'en  étonna  point,  à  cause  de  la  haute  opinion  qu'on 
avait  de  lui;  mais  on  en  causa  beaucoup,  parce  que  certaines  vieilles 
gens  connaissaient  à  peu  près  ces  dames  et  ne  leur  voulaient  aucun 
bien. 

Ce  soir-là,  toute  la  société  du  château  était  sous  les  armes.  Mlle  de 
Perrachon,  en  attendant  cette  entrevue  tant  désirée,  avait  pris  et 
quitté  vingt  postures  et  vingt  fois  lorgné  la  pendule.  Mme  de  Perra- 


30  REVUE   DE    PARIS. 

chon  alla  au-devant  des  visiteurs  avec  une  grâce  et  un  empressement 
extrêmes.  Hubert,  paraissant  comme  le  virtuose  tant  annoncé,  et 
l'abbé,  le  produisant  avec  sa  bonhomie  ordinaire  au  milieu  d'un  salon 
ainsi  peuplé,  durent  nécessairement  paraître  un  peu  gauches.  Hubert 
sentit  ce  ridicule,  et  n'en  fut  que  plus  troublé.  Son  costume  aussi 
l'inquiétait;  il  savait,  pour  avoir  habité  Paris  quelque  temps,  que  ses 
vieilleries  couraient  grand  hasard  au  milieu  de  ces  jeunes  gens  à  la 
mode.  Il  se  trompa.  Prévenu  comme  on  l'était  sur  son  compte,  la 
négligence  de  ses  habits,  qui  n'était  pas  sans  grâce,  passa  pour  une 
heureuse  singularité.  Ce  fut  là  surtout  l'effet  que  produisirent  sur 
Mlle  de  Perrachon  ses  cheveux  longs  et  touffus,  son  col  rabattu  sans 
art,  et  jusqu'à  son  maintien  gêné,  qui  tranchait  avec  l'élégance 
ajustée  des  autres  hommes  qui  étaient  là.  La  physionomie  d'Hubert 
répondait  bien  à  ce  qu'elle  avait  imaginé;  elle  lui  trouva  seulement 
les  traits  plus  durement  prononcés  qu'elle  n'avait  cru,  mais  l'extrême 
douceur  du  regard  se  répandait  sur  toute  sa  physionomie.  En  ce 
moment-là,  son  émotion  se  lisait  dans  ses  yeux,  qui  semblaient  hu- 
mides comme  s'il  allait  pleurer.  Bientôt  la  déférence  qu'on  lui  mar- 
quait l'enhardit;  il  vit  à  quelles  gens  il  avait  affaire,  et,  dans  cette 
conversation  brève  et  banale  d'une  première  visite,  il  ne  dit  pas  un 
mot  qui  ne  justifiât  la  réputation  qu'il  avait  au  château. 

jyjme  je  Perrachon  le  pria  de  revenir  à  Franchart,  et  même  l'en- 
gagea pour  une  partie  de  chasse  qu'on  se  proposait.  MUe  sa  fille  ne 
manqua  point  de  se  joindre  à  elle.  Quant  au  curé,  on  lui  promit  des 
adversaires  déterminés  aux  dames  et  au  piquet.  Quand  ils  furent 
partis,  on  demeura  dans  le  salon  jusqu'à  minuit  à  parler  de  M.  Talbot. 
M11*  de  Perrachon  trouvait  ce  nom  noble  et  tout-à-fait  digne  du  per- 
sonnage. 

Hubert  reçut  deux  jours  après  une  invitation  nouvelle,  écrite  à  la 
main  de  cette  jolie  écriture  illisible,  à  la  mode  parmi  les  femmes. 
Tout  cela  se  sut  aussitôt  dans  le  pays;  Mme  Talbot  ne  manquait  pas 
de  s'en  prévaloir.  Hubert  fut  dès-lors  de  toutes  les  parties  de  Fran- 
chart; il  reconnut  môme  avec  étonnement  qu'on  faisait  des  frais  pour 
lui  et  qu'il  avait  le  haut  bout  entre  tous  les  hôtes.  On  lui  témoignait, 
bon  gré  mal  gré,  une  considération  singulière;  ses  plus  humbles  avis 
avaient  force  de  loi,  et,  s'il  se  présentait  encore  quelques  discus- 
sions, comme  il  ne  se  déguisait  en  rien,  elles  se  terminaient  toutes 
à  son  avantage. 

M""  Talbot,  échauffée  des  prospérités  de  son  fils,  ne  tarissait  pas 
là-dessus  avec  ses  voisines;  elle  n'eut  pas  même  la  délicatesse  d'épar- 


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gner  Adèle,  dont  la  froideur  choqua  la  bonne  femme.  Elle  dit  à  son 
fils  un  soir  : 

—  Tiens,  j'aurais  cru  cette  petite  Adèle  sans  malice;  ça  se  mêle 
d'être  envieux  et  médisant  comme  une  autre. 

Hubert  regarda  sa  mère  et  ne  se  méprit  point  aux  propos  de  la 
jeune  fille;  il  répondit  : 

—  Cela  m'étonne;  c'est  une  bonne  fille. 

Toute  la  société  de  Franchart  avait  fini  par  céder  de  bonne  grâce 
aux  influences  nouvelles  qui  agissaient  dans  la  maison.  On  avait  fait 
le  projet  d'aller  en  corps  à  la  messe  le  dimanche  suivant;  c'était 
Mllede  Perrachon  qui  avait  sous  main  tout  organisé.  Il  ne  lui  déplai- 
sait pas  de  prendre  un  petit  air  de  religion:  elle  avait  ouï  dire  à  Paris 
que  cela  était  de  bonne  compagnie.  En  effet,  le  dimanche,  la  petite 
église  du  pays  fut  pompeusement  honorée  d'une  assemblée  nom- 
breuse, à  la  grande  surprise  et  surtout  à  la  grande  édification  des 
fidèles  de  la  paroisse. 

Mme  Talbot,  toute  gonflée  derrière  sa  chaise,  eut  bien  des  distrac- 
tions durant  la  messe,  et  ne  put  s'empêcher  de  penser  qu'elle  était 
pour  quelque  chose  dans  l'éclat  de  la  cérémonie. 

Ce  ne  fut  pas  tout;  elle  ne  se  doutait  pas  des  honneurs  qui  l'atten- 
daient. Mmes  de  Perrachon  étaient  fort  curieuses  de  pénétrer  dans  la 
vie  privée  d'Hubert,  dont  les  apparences  étaient  si  bizarres.  Elles 
voulurent  connaître  sa  mère;  on  fit  beaucoup  d'instances.  M1"6  Tal- 
bot, éblouie,  ne  voulait  point  paraître.  Ces  dames  poussèrent  la  civi- 
lité jusqu'à  l'aller  voir  les  premières,  pour  la  décider.  Enfin  elle  parut 
au  château,  bon  gré  mal  gré,  avec  son  humble  bonnet  de  campa- 
gnarde tout  hérissé  de  rubans.  Personne  n'osa  s'en  amuser.  Ce 
triomphe  lui  tourna  la  tête. 

Hubert,  durant  ce  temps-là,  ne  voyait  plus  Adèle;  il  ne  la  ren- 
contra qu'une  fois.  Il  prenait  souvent  le  chemin  du  lavoir  en  sortant, 
mais  il  ne  voyait  plus  la  fille  de  Germain  parmi  les  laveuses.  Un  jour 
il  arriva  sans  bruit  jusqu'auprès  des  jeunes  filles  courbées,  les  mains 
dans  l'eau.  Tout  à  coup  Adèle  leva  la  tête,  et  Hubert  vit  briller  ses 
grands  yeux  dans  l'ombre  de  son  chapeau  de  paille.  Il  dit  d'un  air 
décontenancé  :  Bonjour,  Adèle.  Adèle  pâlit  et  reprit  son  linge,  et  les 
laveuses  virent  de  grosses  larmes  qui  tombaient  de  ses  yeux  dans 
l'eau  du  ruisseau  tandis  que  M.  Hubert  s'éloignait.  On  connaissait  le 
chagrin  d'Adèle,  on  n'osa  lui  parler  de  rien. 

Six  semaines  se  passèrent  au  milieu  de  ces  honneurs  surprenans 
qui  pleuvaient  sur  les  Talbot;  Hubert  allait  tous  les  jours  à  Fran- 


32  REVUE   DE   PARIS. 

chart;  le  curé,  qui  l'y  suivait  moins  souvent,  l'accompagnait  un  soir 
en  revenant;  ils  marchaient  dans  un  sentier  à  travers  champs,  par  un 
beau  ciel  étoile.  L'abbé  allait  devant  dans  le  chemin  trop  étroit;  Hu- 
bert le  suivait  lentement  et  profitait  de  cette  allure  pour  garder  le 
silence.  Il  était  depuis  quelque  temps  fort  absorbé,  surtout  quand  il 
revenait  de  Franchart.  Le  curé,  après  divers  propos,  voyant  que  Hu- 
bert ne  répondait  point,  se  retourna  tout  à  coup  et  lui  barra  le  pas- 
sage : 

—  Halte-là  !  et  réponds  une  fois  pour  toutes.  Je  te  vois  très  occupé; 
ne  dissimule  plus  avec  moi.  Il  se  passe  quelque  chose  que  tu  me 
caches;  dis-le-moi,  ou  je  vais  te  le  dire,  car  je  sais  tout. 

—  Quoi  donc?  dit  Hubert  étonné. 

—  Veux-tu  me  tromper?  Ces  dames  ont  avec  toi  d'étranges  ma- 
nières, mais  je  ne  suis  plus  leur  dupe.  Quand  ces  dames  me  firent 
venir,  je  donnai  dans  le  panneau;  je  m'imaginai  que  c'était  par  égard 
pour  moi  et  pour  suiv  re  le  vieil  usage;  mais ,  Dieu  merci  !  j'y  vois 
clair  à  présent,  et  je  ne  suis  pas  si  bonhomme  qu'on  croit.  C'était  à 
toi  qu'on  en  voulait,  sois  franc.  11  est  question  d'un  mariage,  n'est- 
ce  pas? 

—  Il  est  vrai  que... 

—  Que  cela  est  vrai;  nous  avons  causé,  la  mère  et  moi.  D'ailleurs 
les  façons  de  la  demoiselle,  sauf  le  respect  que  je  te  dois,  ne  sont  pas 
équivoques...  Ce  n'est  pas,  reprit  le  bonhomme,  que  je  lui  en  fasse 
un  tort,  la  vue  d'un  mariage  à  son  âge  n'a  rien  que  d'innocent;  mais 
enfin  il  faut  s'expliquer.  Que  veux-tu  qu'on  pense? 

—  Eh  bien  !  dit  Hubert  en  pressant  la  main  de  l'abbé,  eh  bien  !  oui, 
l'on  veut  me  marier.  Je  me  trouve  engagé  dans  un  pas  difficile  où 
l'on  me  pousse  malgré  moi.  Mlle  de  Perrachon  m'a  marqué  quelque 
préférence;  je  ne  puis,  je  n'ose  tout  vous  dire.  Elle  est  vive,  elle  est 
jolie,  elle  m'étonne,  elle  m'entraîne.  Sa  mère  a  daigné  me  ques- 
tionner. Je  ne  sais  plus  que  faire,  que  devenir.  J'ai  glissé  des  repré- 
sentations sur  ma  famille  et  ma  condition  ;  elles  ont  réponse  à  tout. 

Le  curé  venait  de  mettre  le  doigt  sur  la  plaie.  En  effet,  il  n'était 
plus  possible,  même  pour  un  étranger,  de  se  méprendre  aux  inten- 
tions de  ces  dames,  et  les  choses  étaient  si  avancées  entre  Hubert  et 
MUe  de  Perrachon  qu'il  ne  restait  plus  à  faire  que  la  demande  d'usage. 
Hubert  avait  caché  par  une  sorte  de  pudeur  le  train  qu'avait  pris 
cette  intrigue,  strictement  honnête  il  est  vrai,  mais  a  laquelle  MUe  de 
Perrachon  avait  donné  ce  caractère  emporté,  mystérieux,  roma- 
nesque, qu'elle  aimait  en  tout. 


REVUE  DE   PARIS.  33 

—  Oui,  reprit  Hubert  abattu ,  tandis  que  le  curé  pensif  l' écoutait, 
oui,  dit-il  avec  effusion,  je  suis  dans  une  situation  bien  étrange...  Il 
me  paraît  si  impossible  que  cela  finisse  ainsi... 

Le  curé  se  retourna. 

—  Comment  diable!... 
Il  reprit  naïvement  : 

—  Et  par  où  veux-tu  que  cela  finisse? 

—  J'y  vois  tant  de  disproportion. 

—  Pourquoi?  tu  es  jeune,  tu  as  fait  de  bonnes  études,  tu  peux  en- 
core entreprendre  quelque  chose.  Elle  épouserait  un  gros  fainéant; 
tu  figureras  aussi  bien  que  lui  dans  un  fauteuil  de  salon. 

—  Vous  en  parlez  ainsi!  Ne  voyez-vous  là  rien  que  d'ordinaire? 
Trouvez-vous  tout  simple  que  le  choix  tombe  sur  moi,  parmi  ces 
messieurs  qui  sont  là? 

—  Cela  est  clair;  tu  vaux  mieux  qu'aucun  d'eux. 

—  Quoi!  que  j'épouse  une  fille  jeune,  riche,  belle;  qu'on  s'en 
prenne  justement  à  moi,  qui  n'ai  ni  état,  ni  figure,  ni  fortune;  avec 
mes  goûts  et  mes  opinions,  qu'on  me  charge  d'une  femme  du  monde, 
rompue  au  train  de  Paris,  étrangère  à  mes  idées  et  à  mes  habitudes 
autant  que  je  le  suis  aux  siennes  :  n'avez-vous  pas  un  scrupule  là- 
dessus,  pas  un  conseil  à  me  donner? 

;  — Heuh!  heuh  !  heuh  !  dit  le  curé;  j'ai  déjà  réfléchi.  Mlle  de  Perra- 
chon  m'a  l'air  d'une  brave  demoiselle;  elle  montre  de  bons  senti- 
mens,  et  même  à  présent  de  la  dévotion,  mais,  en  effet,  je  lui  vou- 
drais un  peu  plus  de  prudence  et  de  suite  dans  les  idées.  Elle  dit 
parfois  des  choses  qui  m'étonnent.  Tiens,  l'autre  jour,  en  discourant 
d'un  psaume  de  David  qu'elle  venait  de  lire,  elle  a  trouvé  que  cela 
était  bien  écrit....  Conçois-tu  rien  de  plus  dur  pour  ce  saint  pro- 
phète? Hier  encore,  quand  elle  s'est  mise  à  parler  des  anges,  j'étais 
d'abord  édifié;  mais,  à  mesure  que  je  l'écoutais,  il  m'a  semblé  voir  à 
la  place  des  glorieux  archanges  tenant  la  cithare  ou  le  glaive  de 
flamme,  de  petits  jeunes  gens  bien  cravatés,  roucoulant  des  amou- 
rettes. J'ai  été  bien  surpris,  et  même  bien  affligé;  et  ce  qui  me  sur- 
prend encore  davantage,  c'est  que  sa  mère  ne  la  reprend  point.  Je 
ne  sais  plus  comment  on  élève  les  enfans.  Il  faut  réfléchir.  Je  ne  se- 
rais pas  fâché  de  te  voir  marier. 

—  Oui,  dit  Hubert;  je  ne  peux  être  prêtre,  et  le  mariage  est  un 
état  fixe. 

—  Et  ce  parti,  sous  bien  des  rapports,  semble  plus  convenable 
que...  la  fille  du  père  Germain. 

TOME  XIII.      JANVIER.  3 


34  REVUE   DE   PARIS. 

—  Que  dites-vous  là?  Je  n'aime  pas  à  penser  à  cette  pauvre 
enfant. 

—  Écoute  :  MUe  de  Perrachon  est  jeune,  tout  peut  s'arranger;  ces 
visions  s'envolent  avec  l'âge,  mais  il  faudra  voir. 

—  Tout  cela,  reprit  le  jeune  homme,  me  trouble  et  me  chagrine. 

—  Tu  l'aimes  donc? 

—  Oui,  dit  tout  bas  Hubert. 

—  Oh!  oh!  dit  le  cure,  tu  as  mis  un  peu  de  précipitation  dans  tout 
ceci;  je  me  consulterai  avec  ta  mère.  Bonne  nuit,  mon  enfant. 

Ils  s'étaient  arrêtés  devant  le  presbytère, 

—  Gertrude!  cria  le  curé. 

La  lumière  parut  aux  fentes  de  la  porte. 

—  Adieu. 

Hubert  lui  serra  la  main  et  reprit  son  chemin  en  rêvant. 
Le  lendemain,  le  curé  alla  trouver  Mme  Talbot  et  lui  détailla  cette 
affaire.  Dès  les  premiers  mots  : 

—  Je  m'en  doutais,  dit  la  bonne  femme,  la  joie  dans  les  yeux:  cet 
événement  la  transportait.  Qu'allaient  dire  les  voisins?  Ce  fut  sa  pre- 
mière pensée.  Née  dans  le  peuple,  ayant  passé  sa  vie  dans  un  village, 
elle  n'avait  pu  se  défendre  des  petites  jalousies  dont  on  y  prend 
l'habitude.  Elle  avait  à  cœur  de  se  maintenir  dans  le  haut  rang 
qu'elle  y  avait  occupé  naturellement,  quoique  sans  fortupe,  avec 
M.  Talbot,  capitaine  au  19e  léger.  Elle  croyait  que  tous  les  yeux 
étaient  ouverts  sur  son  fils;  elle  avait  subi  mieux  que  lui,  pour  ainsi 
dire,  les  vicissitudes  de  sa  fortune,  les  alternatives  de  la  belle  édu- 
cation qu'il  avait  reçue  et  du  peu  de  bénéfices  qu'il  en  avait  recueilli; 
elle  fit  donc  éclater  sa  joie,  et  ne  parlait  que  de  tout  conclure  aussitôt. 

—  Prenez  garde ,  dit  le  curé,  ne  nous  pressons  pas.  Il  faut  voir. 

—  Oh  !  dit  Mme  Talbot ,  ce  sont  de  si  braves  femmes;  je  les  ai  jugées 
quand  je  les  ai  vues  d'abord  m'inviter,  moi  qui ,  tout  compté,  ne 
puis  aller  de  pair  pour  la  fortune. 

Cette  expression  modérée  fit  sourire  le  curé,  qui  regarda  de  côté 
Mme  Talbot.  I!  reprit  : 

—  Laissons  aller  les  choses  tout  naturellement;  je  crois  même  que 
cet  étourdi  s'est  trop  pressé. 

Hubert  entra  sur  ces  entrefaites,  il  acheva  d'exalter  sa  mère  en 
la  prévenant  que  ces  dames  la  voulaient  venir  voir  le  lendemain  et 
qu'il  les  avait  invitées  de  sa  part  à  une  petite  collation. 

—  Mon  Dieu!  dit  M""  Talbot,  tu  me  fais  honte,  je  ne  sais  com- 
ment les  recevoir. 


REVUE  DE   PARIS.  35 

—  Laissez,  ma  mère,  dit  Hubert,  on  sait  qui  nous  sommes,  .l'ai 
dit  que  nous  étions  de  pauvres  campagnards  vivant  petitement;  si 
ces  dames  ne  nous  dédaignent  pas,  elles  n'auront  point  à  le  faire 
ensuite.  Elles  trouvent  tout  cela  charmant  et  ne  veulent  boire  ici 
qu'une  tasse  de  lait. 

Mme  Talbot,  toute  troublée  et  tout  heureuse,  moitié  riant,  moitié 
grondant,  se  leva  aussitôt,  songeant  à  d'immenses  apprêts;  elle 
courut  chez  Gertrude  lui  demander  des  meubles  et  de  la  \  aisselle 
qui  lui  manquaient.  Elle  alla  chez  le  messager  pour  avoir  de  la  viande 
de  choix  le  lendemain;  elle  se  mit  ensuite  à  nettoyer  la  maison. 
On  ne  put  la  revoir  de  tout  le  jour;  le  curé  et  Hubert,  riant  du  train 
qu'elle  menait,  demeurèrent  à  causer  ensemble. 

L'abbé,  qu'on  avait  invité,  refusa  rigoureusement  pour  ne  point 
donner  trop  d'embarras  et  parce  qu'il  avait  un  malade  à  voir  dans  le 
haut  pays  à  deux  bonnes  lieues.  Le  dessein  de  ces  dames  était  de 
lier  tout-à-fait  connaissance  avec  Mme  Talbot.  Elles  avaient  mis  pour 
condition  à  ce  déjeuner  que  la  mère  de  M.  Hubert  viendrait  à  son 
tour  dîner  le  soir  à  Franchart. 

Le  lendemain,  bien  avant  l'heure  convenue,  tout  était  prêt  chez 
Mme  Talbot,  elle  avait  fait  laver  par  la  petite  paysanne  qui  la  servait 
jusqu'à  la  porte  d'entrée  peinte  en  vert.  La  maison  de  Mme  Talbot 
était  agréable,  et  le  jardin  devait  aux  soins  d'Hubert  une  certaine 
élégance.  Il  avait  obtenu  d'un  voisin  une  concession  d'eau  au  moyen 
de  laquelle  il  avait  établi  un  petit  vivier  avec  le  jet  d'eau,  la  cascade, 
même  du  poisson,  qu'il  entretenait  avec  un  plaisir  d'enfant;  dans  le 
fond,  sous  un  bouquet  d'arbres,  il  avait  dressé  en  treillage  une  espèce 
de  petit  kiosque,  il  laissait  là  des  livres  favoris;  aux  plus  fortes  branches 
voisines  pendaient  un  hamac  et  une  escarpolette.  Le  jardin,  entre- 
mêlé de  légumes  et  de  fleurs  rustiques,  laissait  voir  ce  désordre  plan- 
tureux ,  cette  physionomie  champêtre  et  domestique  si  préférable  à 
la  décoration  des  parterres  à  la  mode;  on  y  respirait  ces  parfums 
de  vieux  jardins  que  chacun  retrouve  dans  ses  souvenirs  d'enfance; 
dans  les  plates-bandes  à  bordure  de  buis  s'élevaient  pêle-mêle  les 
pois  de  senteur,  les  tournesols,  les  roses  trémières,  de  grosses  touffes 
de  pivoines  et  de  chrysanthèmes;  çà  et  là  dans  un  coin  gisait  quelque 
vase  rompu,  et  de  toutes  parts  des  vignes  et  des  espaliers  couraient 
sur  les  murs  couronnés  de  giroflées  et  d'épaisses  herbes  jaunies.  Au 
milieu  de  la  grande  allée,  où  l'on  pouvait  aller  trois  de  front,  le  puits 
élevait  ses  montans  joliment  entrelacés  de  lierre  et  de  capucines  jus- 
qu'à la  poulie.  Enfin  une  treille  touffue  longeait  la  façade  de  la  mai- 

3. 


3G  REVUE   DE    PAîllS. 

son,  où  la  verdure  grimpait  jusqu'au  toit.  Les  fenêtres  de  la  salle  à 
manger,  qui  était  au  rez-de-chaussée,  donnaient  sous  ce  couvert; 
c'était  là  qu'était  dressée  la  table,  éblouissante  de  blancheur  et  de 
propreté,  et  que  le  grand  jour,  passant  à  travers  le  feuillage,  colorait 
d'un  reflet  doux  et  verdatre.  Il  y  avait  là  les  friandises  les  plus  recher- 
chées dans  le  pays,  des  fraises,  du  lait  caillé,  de  la  crème,  un  beau 
gâteau  bien  doré  et  des  croquettes,  où  Mme  ïalbot  excellait.  Hubert, 
qui  connaissait  le  goût  de  ces  dames  pour  les  fleurs,  en  avait  jonché 
la  salle. 

Mme  Talbot,  la  tète  perdue  de  tant  d'honneurs,  s'efforçait  de  garder 
sa  dignité.  Elle  avait  besoin  de  se  souvenir  de  temps  à  autre  du  19e 
léger;  mais  son  trouble  venait  aussi  de  l'inquiétude  et  de  l'embarras 
de  bien  recevoir.  Enfin  on  annonça  sur  la  route  la  voiture  dont  ces 
dames  n'avaient  eu  garde  de  se  passer.  Une  voiture  devant  la  porte 
de  Mme  Talbot,  c'était  de  quoi  perdre  l'esprit. 

Ces  dames  firent  une  entrée  des  plus  aimables;  ce  furent  des  cris, 
des  joies  à  étourdir.  Elles  affectaient  un  grand  abandon ,  elles  jetè- 
rent en  entrant  schals  et  chapeaux  pour  être  plus  à  l'aise.  Mlle  de 
Perrachon  n'avait  pas  laissé  de  se  composer  là-dessous  un  charmant 
négligé  de  campagne.  Elle  embrassait  à  tout  coup  Mme  Talbot,  qui  se 
mourait  d'attendrissement;  elle  la  suppliait  de  ne  point  trop  se  dé- 
ranger, et  de  quitter  la  cérémonie.  Elle  regardait  tout,  les  livres, 
les  meubles,  les  dessins,  et  trouvait  tout  d'un  caractère  exquis.  Hu- 
bert la  suivait,  fort  ému,  la  priant  d'excuser. 

Le  déjeuner  fut  charmant,  sinon  que  Mme  Talbot  endimanchée  se 
donnait  malgré  ces  dames  tout  le  soin  d'un  sergent  de  bataille.  On  ne 
pouvait  la  tenir  assise,  et  c'étaient  à  chaque  minute  des  débats  inter- 
minables. 

Après  le  repas,  M1Ie  de  Perrachon  s'envola  dans  le  jardin;  Hubert 
se  leva  pour  la  suivre. 

—  Allez,  allez,  jeunes  gens,  dit  Mme  de  Perrachon. 

Les  mères  demeurèrent  à  causer.  Ces  deux  entretiens,  qui  durè- 
rent toute  la  matinée,  furent  décisifs  sur  le  même  objet;  le  mariage 
fut  arrêté. 

Edouard  Ourliac. 
{La  fui  au  prochain  numéro.) 


LA  GRECE 

LES  CYCLADES  ET  LES  ILES  IONIENNES. 


L'ILE    B'EUFEE, 


C'était  le  jeudi  20  mai,  jour  de  l'Ascension  :  le  soleil,  en  sortant  des  eaux 
du  Bogaz  ou  canal  de  Trikeri,  entre  la  poiute  de  l'ile  d'Eubée  et  la  pointe  de 
l'antique  Thessalie  Phthiotide,  patrie  d'Achille,  teignait  de  rose  et  le  ciel  et 
la  mer.  Deux  légers  bâtimens  voguaient  à  pleines  voiles  dans  ces  flots  de 
rose  et  d'azur.  Une  légère  brise  de  sud-ouest  me  promettait  une  favorable 
et  prompte  navigation  vers  l'Eubée;  je  fis  porter  des  provisions  pour  la 
journée  sur  mon  caïque  à  deux  rameurs,  et  me  disposai  à  profiter  de  ce  beau 
temps  pour  franchir  les  quelques  lieues  de  mer  qui  séparent  l'antique  Lo- 
cride,  où  régnèrent  le  rapide  Ajax,  fils  d'Oïlée,  et  l'Opuntien  Mccnetus,  père 
du  bon  Patrocle,  de  l'antique  domaine  des  Histiéens  et  des  Abantes,  la  ver- 
doyante île  d'Eubée.  Mais  avant  de  m'éloigner  des  environs  si  délicieux  et  si 
embaumés  des  Thermopyles ,  je  voulus  faire  un  dernier  pèlerinage  aux  ruines 
de  l'homérique Thronium  (2),  près  du  torrent  du  Boagrius  ou  Platania.  Je  dé- 
sirais essayer  une  fouille  sur  l'emplacement  d'un  temple  dont  quelques  débris 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  3  juillet,  23  octobre,  20  novembre  et  11  décembre. 

(2)  «  Et  Thronium,  non  loin  des  rapides  eaux  du  Boagrius.  »  (Iliade,  cbant  II. 
vers  533. 


38  REVUE  DE  PARIS. 

se  montrent  hors  de  terre ,  un  peu  au-dessous  de  la  pente  de  l'ancien  Aero- 
polis  deThronium.  Je  pris  avec  moi  le  maître-maçon  de  la  fabrique  de  sucre 
de  betterave  de  Kainourio-Khorio,  laborieux,  économe  et  patient  Albanais  de 
Castoria  en  Pelagonie,  et  deux  de  ses  ouvriers,  Albanais-Turcs  cor/me  lui,  l'un 
venu  de  Velestino,  presque  à  égale  distance  de  Pharsale  et  de  Larisse,  l'autre 
d'Elassona  (Thalassinum),  au  pied  du  mont  Olympe.  Les  ouvriers  albanais  de 
la  Macédoine  et  de  la  Tbessalie  ont  coutume  d'émigrer  tous  les  ans  de  leurs 
villages  au  mois  de  septembre,  pour  y  rentrer  à  la  fin  de  mai.  Pendant  ce 
temps,  leurs  femmes  et  enfans  restent  comme  otages  sous  la  main  des  auto- 
rités turques,  et  les  émigrans  laissent  même  une  certaine  somme  pour  cau- 
tion. Malgré  l'amour  de  la  patrie,  si  vif  dans  le  cœur  de  tout  habitant  des 
montagnes,  ils  pourraient  bien,  sans  cette  précaution  de  leurs  maîtres,  ne 
plus  vouloir  rentrer  dans  un  pays  où  tout  ordre,  toute  activité,  toute  énergie 
ancienne,  tout  gouvernement,  toute  nationalité  même  s'en  vont  mourant  en 
même  temps. 

J'avais  eu  beaucoup  de  peine  à  décider  mes  Albanais  à  me  suivre  avec  leurs 
pioches  un  jour  de  fête.  Voyant  cependant  que  je  ne  voulais  qu'un  essai,  et 
non  un  travail  suivi,  et  que  mon  caïque  m'attendait,  ils  se  décidèrent,  et  nous 
nous  dirigeâmes  ensemble  à  travers  les  champs  et  les  prés  vers  les  bords  du 
Boagrius. 

En  approchant  des  pentes  inférieures  du  Knémis,  un  spectacle  tout-à-fait 
original  et  plein  d'intérêt  s'offrit  à  ma  vue.  Tous  les  versans  septentrionaux 
du  Knémis  et  ceux  du  Kallidrome,  depuis  la  baie  de  ïalante  jusqu'à  la  baie 
deLamia,  au-delà  des  Therinopyles,  sont  gracieusement  ondulés  à  la  base 
et  couverts  de  la  plus  opulente  végétation ,  tandis  que  la  partie  supérieure 
s'élève  comme  un  mur  impénétrable  de  rochers  aux  belles  couleurs.  Sur  ces 
mille  collines  croissent  majestueusement  les  platanes  et  les  chênes  les  plus 
magnifiques;  ici  les  arbres  de  Judée,  les  hauts  genêts,  les  myrtes  et  les  gre- 
nadiers charment  tour  à  tour  l'œil  et  l'odorat;  là  les  vignes  sauvages  et  les 
chèvre-feuilles  s'entrelacent  autour  du  tronc  des  grands  arbres  pour  les 
transformer  en  haies  de  verdure.  Tantôt,  sortant  en  bouillonnant  du  flanc 
des  rochers,  une  source  d'eau  thermale  fume  et  bruit  à  vos  pieds,  et  tantôt 
surgit  mollement  du  milieu  des  gazons  une  source  d'eau  fraîche  et  pure  qui 
va  coulant  doucement  et  mourant  presque  sans  bruit  sous  les  racines  d'un 
vieil  arbre.  Les  rossignols,  charmés  d'une  solitude  si  bien  faite  pour  eux, 
emplissent  toute  la  forêt  de  leur  suave  harmonie.  C'est  au  milieu  de  ces 
bosquets,  à  l'ombre  de  ces  arbres  parfumés,  le  long  de  ces  ruisseaux  aux 
bords  émaillés  d'anémones  aux  corolles  rose,  pourpre  et  bleu,  que  serpente 
la  route  qui  conduit  de  la  Locride  en  Tbessalie.  Cette  route  était  ce  jour -là 
couverte  de  nombreuses  caravanes  de  Grands-Maques,  qui,  tous  les  ans,  à 
l'approche  de  la  saison  froide ,  descendent  de  la  chaîne  du  Pinde  et  des 
monts  d'Agrapha,  pour  aller  poser  leurs  tentes  et  faire  paître  leurs  troupeaux 
dans  les  régions  plus  chaudes  de  la  Béotie ,  et  qui,  à  l'approche  des  grandes 


REVCE  DE  PARIS.  3!) 

chaleurs,  au  jour  consacré  à  saint  George,  vers  la  fin  d'avril,  partent  de 
leurs  campemens  d'hiver  pour  aller  reprendre ,  dans  la  chaîne  omhragée  du 
Pinde,  leurs  frais  campemens  d'été.  Les  femmes  marchent  les  premières,  à 
pied ,  filant  leur  coton  ou  tricotant  l'espèce  de  chaussettes  ornées  et  hariolées 
qu'on  appelle  ici  teourapia.  Elles  portent  souvent  en  même  temps  sur  le  dos 
le  dernier-né  de  leurs  nombreux  enfans  et  jusqu'au  long  fusil  de  leurs  maris. 
Les  hommes  s'avancent  gravement  et  solennellement  par  derrière,  assis  la 
plupart  sur  leurs  ânes  ou  mulets,  sans  rien  faire  ni  rien  porter.  Les  troupeaux 
de  moutons  et  de  mulets  se  pressent  sur  les  pas  de  leurs  maîtres.  La  marche 
est  fermée  à  distance  par  les  vieillards,  qui  suivent  lentement  a  pied  avec  les 
enfans  les  plus  jeunes,  s'arrêtant  avec  eux  au  bord  des  fontaines  pour  leur 
distribuer  leur  pain  et  une  eau  salutaire,  et  s'il  se  fait  tard,  rester  chaque 
soir  à  dormir  avec  eux  sous  les  grands  arbres,  tandis  qu'à  peu  de  distance  en 
avant ,  le  reste  de  la  famille  vlaque  a  disposé  aussi  ses  tentes  ou  ses  toits  de 
verdure  pour  le  repos  du  soir,  prête  à  recommencer  le  lendemain  avec  ses 
bestiaux  son  pèlerinage  habituel  vers  ses  chères  montagnes. 

Je  m'arrêtai  quelques  instans  à  causer  avec  les  Vlaques;  j'étais  bien  aise  de 
contrôler  par  leur  témoignage  l'exactitude  des  renseignemens  topographiques 
que  j'avais  obtenus  de  mon  Albanais  de  Castoria  sur  un  point  important  de 
l'histoire  de  notre  principauté  française  de  Morée,  la  bataille  de  Castoria  en 
1259.  Les  chroniques  grecques  du  temps  racontent  que  le  prince  Guillaume  de 
Villehardouin,  beau-lils  du  despote  d'Épire,  Michel  III,  qui  avait  épousé  sainte. 
Théodora  Petr-Aliphas  (issue  des  Blacas  d'Aulps),  et  beau-frère  du  roiMain- 
froi  de  Sicile,  se  rendit  de  Morée  par  mer  à  Lépante  avec  ses  chevaliers,  et 
de  là  à  Arta ,  où  il  fit  sa  jonction  avec  Michel  ;  que  d'Arta  ils  marchèrent  jus- 
qu'au pied  de  l'Olympe  à  Thalassinum,  où  le  prince  Guillaume  avait  donné 
ordre  à  ses  grands  feudataires  d'Athènes,  de  l'Eubée  et  de  Bodonitza  de  venir 
le  rejoindre  par  les  Thermopyles  et  la  plaine  de  Pharsalè.  J'étais  allé  déter- 
miner moi-même  sur  les  lieux  le  point  de  débarquement  des  troupes  d'Euhée, 
à  Sidero-Porton ,  en  face  de  la  baie  d'Aidipsos,  et  j'avais  suivi  leur  itinéraire 
jusqu'aux  débouchés  des  monts  Othrys  dans  la  grande  plaine  de  Tbessalie. 
Mon  Albanais,  qui  faisait  souvent  cette  route  jusqu'à  Castoria,  sa  patrie,  me 
l'avait  indiquée  avec  beaucoup  de  précision,  à  partir  de  la  baie  de  Palœo-Chori, 
près  de  l'ancienne  ville  de  Sidero-Porton.  «  En  cinq  jours,  m'avait-il  dit,  je 
fais  cette  route  sans  fatigue.  Je  passe  les  défilés  de  l'Othrys,  entre  Lamia  et 
Patradjik  (absolument  comme  l'avait  fait  notre  armée  d'Athènes  et  d'Eubée, 
qui  ne  voulait  ni  passer  sous'  les  forteresses  de  Zeitoun  et  de  Patradjik,  ni 
s'arrêter  à  en  faire  le  siège);  puis  j'arrive  dans  la  plaine  de  Thessalie.  A 
Domocos,  la  route  est  dominée  par  une  tour  ancienne  fort  considérable  con- 
struite en  murs  de  ciment  (c'est-à-dire  d'origine  franque),  et  aujourd'hui 
en  ruines.  Cette  tour  domine  toute  la  plaine  de  Larisse  et  de  Pharsalè.  Ces 
deux  dernières  villes  sont  en  plaine ,  mais  Larisse  est  fortifiée.  A  Pharsalè, 
qu'on  laisse  à  droite,  ainsi  que  Velestino,  sont  aussi  deux  vieux  châteaux  à 


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murs  de  ciment.  De  Larisse  je  vais  à  Tournovo,  et  de  Tournovo  j'arrive  à 
Elassona  (ou  Thalassinum ,  point  de  jonction  du  prince  Guillaume  de  Yille- 
hardouin  et  de  ses  feudataires),  le  quatrième  jour  après  mon  départ  de 
Palœo-Cliori;  enfin,  le  cinquième  jour,  j'arrive  dans  ma  patrie  de  Castoria, 
qui  est  située  sur  le  bord  d'un  lac,  et  contient  dix  mille  habitans,  dout  huit 
mille  Grecs  et  deux  mille  Turcs.  »  Les  renseignemens  que  les  Grauds-Vla- 
ques  que  je  rencontrais  me  donnèrent  sur  les  mêmes  lieux  et  sur  l'itinéraire 
qu'avait  dû  suivre  le  prince  Guillaume  pour  se  rendre  d'Arta  à  ce  même  point 
d'Elassona,  près  d'un  des  contreforts  méridionaux  de  l'Olympe,  me  satis- 
firent complètement,  et  je  repris  ma  route  vers  Thronium  ,  après  que  nous 
eûmes  bu  tour  à  tour,  en  signe  d'affection  mutuelle,  quelques  gorgées  de 
vin  des  tzitzas,  ou  dame-jeannes  de  bois,  que  portail  chacun  de  nous. 

On  n'a  pas  à  passer  le  Boagrius  pour  arriver  de  ce  côté  sur  l'emplacement 
de  Thronium;  on  laisse  ce  fleuve  un  peu  à  sa  droite,  et  on  remonte  vers  la 
chaîne  du  Knémis,  au  point  où  elle  s'abaisse  pour  laisser  apercevoir  à  dis- 
tance les  sommets  neigeux  du  Parnasse.  Strabon  décrit  avec  beaucoup  d'exac- 
titude la  situation  de  Thronium  dans  la  Locride  Epi-Knémide,  et  ce  qu'il  dit 
du  Boagrius  s'applique  de  la  manière  la  plus  juste  au  fleuve  ou  plutôt  au  tor- 
rent de  la  Platania,  qui  coule  au  pied  de  cette  colline.  Meletius,  dans  sa  des- 
cription de  la  Locride,  donne  fort  exactement  aussi  l'emplacement  de  Thro- 
nium ,  parmi  les  ruines  de  laquelle  il  dit  avoir  trouvé  une  inscription 
mentionnant  le  nom  de  cette  ville.  La  colline  sur  laquelle  elle  est  placée 
descend  d'un  côté  dans  la  vallée  de  la  Platania  vers  la  mer;  l'autre  versant 
s'étend  sur  une  pelite  vallée  qui  s'enchaîne  au  groupe  de  montagnes  dans 
lesquelles  s'ouvre  la  route  par  Drakhmana  jusqu'à  Livadia.  De  ce  côté  on 
aperçoit  toute  cette  chaîne  de  montagnes  qui  ceignent  la  vallée  intérieure  de 
la  Doride,  et  derrière  laquelle  s'élève  le  fier  Parnasse  tout  blanchi  de  neige;  de 
l'autre  côté  s'étendent  la  vallée  de  la  Platania ,  la  mer,  le  golfe  Malliaque,  le 
canal  de  Trikeri,  les  îles  Lichades  formées,  dit  la  fable  antique,  des  membres 
du  malheureux  Lichas,  et  l'Eubée  avec  ses  belles  montagnes.  Les  murs  d'en- 
ceinte de  la  ville  de  Thronium  sont  reconnaissables  sur  les  deux  flancs  du 
coteau,  et  les  habitans  du  pays,  en  cherchant  des  pierres  pour  leurs  moulins 
et  leurs  maisons,  les  ont  mis  à  découvert  en  plusieurs  endroits,  ainsi  que 
les  murs  de  quelques  maisons  de  l'intérieur  de  la  ville,  car  les  murailles 
des  maisons  particulières  étaient  construites  en  vastes  pierres  quadrilatères 
presque  aussi  grosses  que  celles  des  murs  d'enceinte.  Cette  ville  devait  être 
peu  considérable,  puisqu'elle  semble  ne  s'être  pas  étendue  au-delà  des  deux 
versans  de  la  colline,  mais  sa  situation  était  délicieuse,  et  elle  paraît  avoir  été 
assez  opulente.  Eu  suivant  la  croupe  du  coteau  jusqu'au  sommet  sur  lequel 
était  placé  l'Acropolis,  je  retrouvai,  un  peu  au-dessous  de  l'Acropolis,  les 
ruines  du  temple  où  je  voulais  tenter  une  fouille.  Un  fût  de  colonne  cannelée 
en  marbre  blanc ,  et  quelques  autres  fragmens  de  marbre  presque  informes 
répandus  çà  et  là  à  l'entour,  me  faisaient  espérer  qu'eu  soulevant  quelques- 


REVUE   DE  PARIS.  41 

uns  de  ces  marbres  et  en  les  mettant  à  découvert,  je  pourrais  retrouver  soit 
des  fragmens  de  bas-reliefs  ou  de  statues,  soit  une  inscription  antique.  Je  dis 
donc  à  mes  Albanais  de  me  décbausser  un  peu  quelques-uns  de  ces  marbres 
avec  leurs  pioches.  Ils  se  montrèrent  épouvantés  de  l'énormité  de  ma  de- 
mande; c'était  le  jour  de  l'Ascension,  jour  de  fête  solennel,  et  je  voulais  que 
ce  jour-là  ils  travaillassent,  à  quoi?  à  profaner  le  terrain  religieux  sur  lequel 
avait  existé  une  église!  Tout  temple,  de  quelque  date  qu'il  soit  et  à  quelque 
culte  qu'il  ait  appartenu,  est  pour  eux  une  église,  et  toute  église  en  ruines, 
tout  terrain  où  a  été  bâti  une  église,  est  un  terrain  sacré  qu'on  ne  viole  pas 
sans  crime.  J'ai  vu  près  de  Chalcis,  le  long  des  rochers  qui  précèdent  la  petite 
vallée  qu'arrose  l'Aréthuse,  terre  natale  du  papyrus,  comme  Syracuse  elle- 
même,  au  milieu  des  nombreux  tombeaux  antiques  creusés  sur  tous  leurs 
flancs,  un  reste  de  voûte  taillée  dans  le  roc,  et  qui  avait  probablement  fait 
partie  d'un  héroum  antique ,  d'un  tombeau  consacré  à  quelque  héros  ou 
demi-dieu  des  temps  fabuleux.  La  tradition  populaire  du  respect  voué  à  ce 
tombeau  s'est  conservée  de  génération  en  génération ,  et  sous  cette  voûte  est. 
placée  une  lampe  toujours  allumée.  Le  berger  qui  fait  paître  ses  brebis  sur  le 
coteau  voisin,  le  pêcheur  qui  vient  étendre  ses  filet#»sur  cette  côte,  se  char- 
gent religieusement  d'en  renouveler  l'huile  à  leurs  frais,  et  les  voyageurs  qui 
passent  à  côté  ne  manquent  pas  de  placer  sur  la  pierre  de  la  tombe  l'offrande 
de  quelques  monnaies  auxquelles  personne  n'oserait  toucher,  et  que  vient 
ensuite  recueillir  avec  solennité  un  prêtre  du  voisinage,  pour  pouvoir  un  jour 
relever  X héroum  et  le  transformer  en  chapelle  consacrée  à  quelque  saint  vé- 
néré dans  le  pays,  à  quelque  successeur  chrétien  des  demi-dieux  antiques. 
Ainsi  l'idée  religieuse  protège  encore  le  culte  qui  a  cessé  d'être,  et  le  respect 
des  choses  sacrées  forme  une  chaîne  non  interrompue  jusqu'à  nous.  Il  me 
fallut  de  longs  argumens  pour  bien  établir,  aux  yeux  de  mes  Albanais,  la 
différence  de  respect  dû  à  un  temple  païen  et  à  une  église  chrétienne,  et  pour 
bien  leur  démontrer  que  c'étaient  là  les  ruines  d'un  temple,  et  non  d'une 
église.  Ils  se  rendirent  enfin,  et  l'un  d'eux,  bien  qu'avec  une  profonde  répu- 
gnance, commença  à  donner  un  coup  de  pioche  et  à  soulever  un  marbre  à 
demi  enterré;  mais  qu'on  juge  de  son  effroi  quand  il  vit  du  milieu  des  mar- 
bres sortir  un  gros  serpent  qui  alla  tout  doucement  se  perdre  au  milieu  des 
broussailles.  Mon  homme  crut  voir  en  lui  le  vengeur  des  dieux  offensés  et 
le  protecteur  du  temple,  et,  sans  dire  un  mot,  il  déposa  sa  pioche  en  faisant 
vingt  signes  de  croix.  Je  m'adressai  alors  à  son  compagnon,  qui  me  sem- 
blait plus  hardi ,  et  je  me  servis  moi-même  de  la  pioche  pour  lui  donner 
l'exemple  et  dissiper  ses  terreurs.  Il  se  laissa  persuader,  et  donna,  les  yeux  à 
demi  fermés,  un  vigoureux  coup  de  pioche  à  un  endroit  que  je  lui  désignai, 
près  d'un  autre  fragment  de  marbre;  cette  fois,  ce  ne  fut  pas  un  seul  serpent, 
mais  un  nombreux  nid  de  petits  serpens  verts  qui  se  découvrit  à  nos  regards. 
En  vain  je  cherchai  à  lui  prouver  que  ces  petits  serpens  étaient  inoffensifs,  la 
terreur  religieuse  avait  pris  le  dessus.  Je  ne  voulais  pas  d'ailleurs  blesser  si 


42  REVUE   DE   PARIS. 

vivement  leur  conscience,  et  je  renonçai  à  mon  temple  pour  utiliser  leur  tra- 
vail dans  un  autre  lieu.  Je  me  contentai  de  suivre  l'enceinte  extérieure  de  la 
ville  et  de  l'Acropolis,'et  d'en  Lien  déterminer  l'étendue,  et  je  quittai  les  ruines 
de  ïlironium  pour  aller  me  jeter  dans  mon  caïque. 

Pendant  les  deux  ou  trois  heures  que  j'avais  passées  dans  ma  course  à 
Tbronium,  le  vent  qui  m'était  favorable  le  matin  m'était  devenu  quelque  peu 
contraire,  sans  être  toutefois  très  violent;  le  temps  d'ailleurs  continuait  à  être 
magnifique.  A  onze  heures,  je  fis  lever  ma  voile  latine  et  quittai  la  rive  de  la 
Locride.  Tout  en  tirant  de  longues  bordées  entre  le  cap  Kiliomeli  et  le  cap 
Vromo-Limni,  je  ne  me  lassais  pas  d'admirer  la  beauté  de  cette  enceinte  de 
montagnes  qui  encadrait  comme  un  lac  cette  mer  sur  laquelle  je  me  berçais  : 
le  Knémis  verdoyant  avec  ses  murailles  immenses  de  rochers  rouges;  puis  le 
Kallidrome,  qui  ferme  les  Thermopyles;  puis,  par  derrière,  le  Parnasse  nei- 
geux, qui  s'étend  bien  loin  comme  pour  rejoindre  l'OEta,  neigeux  comme  lui; 
et,  de  l'autre  coté  de  la  vallée  du  Sperchius,  la  pointe  blanche  du  Velouki  et 
la  chaîne  des  monts  Othrys,  par  lesquels  on  pénètre  dans  les  plaines  de 
Thessalie. 

Malgré  mes  longues  bordées,  j'avançais  peu  vers  le  canal  de  Trikeri  et  vers 
la  ville  d'Oréos  en  Eubée,  qui  était  le  but  de  mon  voyage.  J'hésitai  si,  au  lieu 
de  suivre  cette  direction,  je  ne  me  ferais  pas  conduire  dans  la  baie  d'Aidip- 
sos  (t),  pour  visiter  les  restes  de  ses  bains  antiques  et  son  temple  romain 
enfoui,  avec  plusieurs  constructions  anciennes,  sous  la  croûte  sulfureuse  dé- 
posée pendant  une  longue  série  de  siècles  par  les  eaux  thermales;  mais  de  là 
a  Oréos,  que  je  voulais  voir,  la  route  de  montagnes  est  longue,  âpre  et  difficile, 
(>t  il  m'eut  fallu  renoncer  à  parcourir  le  délicieux  bogaz  de  Trikeri.  Je  pris 
donc  mon  parti;  je  fis  raser  les  îles  Lichades,  et,  en  attendant  que  le  vent 
me  permît  de  pénétrer  dans  le  bogaz,  je  me  fis  débarquer  au  pied  du  bourg 
de  Lithada  en  Eubée,  près  d'une  fontaine  d'eau  excellente  placée  à  deux  pas 
de  la  mer.  Les  Turcs  avaient  fait  construire  à  leur  manière  une  petite  fon- 
taine en  forme  de  tombeau,  pour  recueillir  les  eaux  de  la  source;  mais  les 
[lierres  de  ce  petit  monument  se  sont  écroulées,  et  la  source  s'en  va  se  perdant 
sous  le  sable  de  la  mer.  Les  marins  de  ces  côtes,  qui  connaissent  la  bonté  de 
cette  source,  viennent  s'approvisionner  de  son  eau  en  passant.  Je  m'assis  sur 
un  tapis  que  je  fis  jeter  sur  le  sable  auprès  de  la  fontaine.  Il  y  avait  plus  de 
cinq  heures  que  je  naviguais,  et  la  brise,  qui  enflait  ma  voile  pendant  mes 
hordées,  m'avait  donné  appétit.  Je  fis  le  meilleur  des  repas,  arrosé  d'une  ex- 
cellente eau  très  fraîche  et  d'une  bouteille  de  non  moins  excellent  vin  de  Bor- 
deaux ,  en  souvenir  de  notre  généreuse  terre  de  France.  Mes  matelots  le  trou- 
vèrent moins  bon  que  leur  affreux  vin  résiné.  Bientôt  une  légère  brise  favo- 

(1)  La  ville  d'Ai<lip-;os,  sous  le  nom  de  Lipsos,  passa  comme  fief,  au  xivc  siècle, 
dans  la  famille  des  ducs  de  Naxie,  par  le  mariage  du  baron  d'Oréos  avec  la  duchesse 
<le  Naxie. 


REVUE  DE   PARIS.  43 

rable  se  fit  sentir,  et  nous  nous  hâtâmes  d'en  profiter  pour  entrer  dans  le 
bogaz. 

C'était  un  spectacle  gracieux,  par  ce  beau  soleil ,  de  voir  les  légers  bàtimens 
qui  voguaient  avec  toutes  leurs  voiles  sur  cette  mer  unie,  les  uns  faisant 
voile  de  Volo  à  Chaleis,  les  autres  de  Chalcis  à  Volo ,  d'autres  se  dirigeant 
vers  Hagia-Marina ,  dans  la  Phtliiotide  d'Achille,  tandis  que  celui-ci  se  tenait 
immobile  au  milieu  des  eaux ,  dressant  comme  un  signal  funeste  sa  bannière 
et  ses  voiles  jaunes  de  quarantaine.  A  peine  eûmes-nous  dépassé  l'entrée  du 
bogaz  que  le  vent  tomba  tout-à-fait,  et  j'eus  à  subir  une  de  ces  bonaces  qui 
font  le  désespoir  des  marins.  Pas  un  souffle  de  vent  ne  ridait  la  surface  unie 
de  la  mer  et  ne  tendait  les  plis  de  notre  voile;  nous  étions  là  parfaitement 
immobiles.  J'avais  réservé  les  forces  de  mes  matelots  pour  cette  occasion ,  et 
je  fis  prendre  les  rames.  Après  deux  heures,  j'aperçus  la  fumée  de  Gardiki. 
Au-dessus  de  ce  village  sont  les  ruines  de  la  capitale  du  petit  royaume,  ou 
plutôt  de  la  baronie  d'Achille,  Larissa-Kremasti  (la  suspendue),  où  on  trouve, 
fréquemment  encore  des  restes  de  monumens  antiques.  Elle  est  à  une  lieue 
de  la  mer  et  dans  une  situation  fort  pittoresque,  en  face  des  côtes  montueuses 
d'Eubée,  dont  les  belles  et  rapides  pentes  viennent  se  plonger  dans  les  flots 
avec  leurs  verdoyantes  et  vastes  forêts,  qui  ne  sont  animées  par  aucune  habi- 
tation humaine.  La  côte  de  la  Phtliiotide  offre  des  pentes  plus  adoucies  et 
quelques  villages  fort  gracieux.  Du  point  où  j'étais  dans  le  bogaz,  j'aperce- 
vais, vers  la  haute  mer,  l'île  de  Skiathos,  qui  s'étendait  avec  ses  pentes  douces 
vers  la  gauche,  et  l'île  de  Skopelos,  qui  surgissait  avec  sa  montagne  élégante 
vers  la  droite.  Skiathos  est  renommée  par  les  excellens  vins  blancs  de  son 
monastère;  Skopelos  est  peut-être  la  plus  gracieuse  des  îles  de  la  Grèce  par 
ses  vallées  ombragées  et  ses  belles  montagnes  revêtues  de  grands  bois  qui  se 
perdent  dans  la  mer. 

La  brise  du  soir  ne  survint  pas,  comme  elle  le  fait  d'ordinaire  après  le 
coucher  du  soleil,  pour  m'aider  dans  ma  navigation  vers  Oréos.  La  nuit 
tomba,  mes  matelots  continuèrent  à  ramer,  et  j'avançai  lentement  et  molle- 
ment, traçant  avec  ma  barque  et  la  rame  de  longs  sillons  de  feu  sur  cette  mer 
phosphorescente.  Tout  était  silence  et  repos  autour  de  moi;  les  rames  seules 
de  mon  bateau  interrompaient  ce  calme  profond,  comme  les  étincelles  lui- 
santes qu'elles  faisaient  jaillir  en  frappant  les  flots  interrompaient  seules 
cette  profonde  obscurité.  Ainsi  bercé  sur  cette  belle  mer,  entre  les  rives  de  la 
Phtliiotide  et  de  l'Eubée,  je  me  laissais  aller  doucement  au  bonheur  de  rêver, 
et  je  rêvais  à  mes  amis  de  France.  A  minuit  enfin,  les  rames  avaient  triomphé 
de  la  torpeur  de  la  bonace,  et  nous  entrions  dans  le  port  d'Oréos  en  Eubée. 
Tout  le  monde  reposait  sur  la  côte.  Un  brick  du  gouvernement  grec,  chargé 
de  la  garde  du  port ,  nous  héla  à  notre  entrée.  Après  avoir  su  que  j'étais  Fran- 
çais, le  capitaine  m'envoya  offrir  de  venir  coucher  à  son  bord ,  où  je  serais 
plus  à  l'aise  que  dans  une  petite  barque  découverte,  car  à  Oréos,  et  surtout  à 
cette  heure  si  tardive,  il  n'y  avait  aucun  moyen  de  trouver  un  gîte.  Je  n'étais 


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pas  fâché  d'avoir  à  me  rappeler  plus  tard  cette  nuit  passée  en  plein  air  dans 
un  port  d'Eubée,  au  jour  anniversaire  de  ma  naissance,  et  je  refusai  l'offre 
obligeante  du  capitaine;  puis  je  m'enveloppai  dans  mon  manteau,  m'étendis 
dans  ma  barque,  et,  me  couvrant  la  figure  d'un  léger  voile  de  gaze  pour 
défendre  mes  yeux  de  l'humidité  de  la  nuit,  je  m'endormis  comme  sur  le 
meilleur  des  lits  de  France. 

Dès  quatre  heures  du  matin,  au  moment  où  se  firent  apercevoir  sur  les 
eaux  les  premiers  rayons  de  l'aurore,  je  m'éveillai.  J'enlevai  de  ma  figure 
mon  voile  tout  humide  de  la  fraîcheur  de  la  nuit,  je  me  débarrassai  de  mon 
vaste  manteau,  et  regardai  autour  de  moi.  Une  dizaine  de  petits  bâtimens 
que  je  n'avais  pu  voir  en  arrivant  à  minuit  étaient  en  panne  ça  et  là,  dans 
cette  baie  d'Oréos  qui  peut  devenir  un  des  ports  les  plus  riches  de  la  Grèce 
par  la  beauté  de  sa  position  et  la  bonté  de  son  ancrage.  Toute  la  côte  appar- 
tient aujourd'hui  à  deux  personnes  dont  les  propriétés  s'étendent  des  deux 
côtés  du  port.  L'une  est  un  Français  de  mes  amis,  M.  de  Mimaut,  qui  a 
renoncé  très  jeune  encore  à  l'état  militaire  pour  venir  s'établir  dans  ces 
lieux  dont  la  beauté  le  charmait,  et  dont  les  améliorations  possibles  tentaient; 
son  esprit  philantropique  et  aventureux.  Il  possède  là  une  magnifique  pro- 
priété achetée  d'un  Turc  de  ]\égrepont  au  prix  de  400,000  francs.  L'autre 
propriétaire  est  ce  même  Turc  nommé  Méhémet-Bey,  petit-fils  d'un  ancien 
pacha  de  Négrepont,  qui  possédait  aussi  par  sa  mère  beaucoup  d'autres  riches 
tchiflicks  (fiefs  turcs)  en  Livadie.  Pour  ces  vastes  propriétés  réunies,  Méhé- 
met-Bey, comme  il  me  l'a  dit  lui-même  à  Athènes,  ne  recevait  pas,  sous  l'ad- 
ministration inepte  des  Turcs,  autant  de  revenu  que  lui  en  rapporte  aujour- 
d'hui l'intérêt  seul  de  la  somme  qui  lui  a  été  payée  par  M.  de  Mimaut,  tant 
l'arbitraire  et  la  tyrannie  sont  funestes  à  ceux  même  qui  les  exercent. 

La  baie  d'Oréos  est  grande  et  belle,  et  de  toutes  parts  protégée  par  des 
montagnes  bien  boisées  qui  enceignent  un  beau  vallon  dont  Hagi-Janni, 
propriété  de  M.  de  Mimaut,  fait  le  plus  bel  ornement.  Derrière  ces  montagnes 
boisées  surgissent  clans  le  lointain  et  sur  divers  plans  de  plus  hautes  cimes, 
En  se  retournant  du,  côté  des  rivages  de  la  Thessalie,  on  voit  aussi  de  belles 
montagnes  s'échelonner  pittoresquement  les  unes  derrière  les  autres.  C'est 
d'abord  le  Plessidi  ou  Pélion ,  puis  bien  loin  à  gauche  le  Kissavo  ou  Ossa , 
puis  plus  loin  encore  à  gauche,  mais  majestueux  et  tout  couvert  de  neige, 
le  poétique  Olympe,  qui  domiue  toute  la  scène;  enfin,  à  l'extrémité  de  cet 
horizon  à  droite,  le  mont  Athos.  Du  côté  de  la  Locride,  on  voit  aussi  de 
loin  blanchir  le  Parnasse,  mais  il  sembla  comme  anéanti  en  présence  du  ma- 
jestueux Olympe. 

Je  me  fis  débarquer  près  des  magasins  récemment  construits  par  Méhémet- 
Bey.  L'emplacement  de  l'antique  Histieea  était  probablement  tout  pies  d'Hagi- 
Janni,  où  on  trouve  encore,  en  fouillant  la  terre,  beaucoup  de  restes  d'an- 
ciennes murailles.  Hittiaîa  fut  remplacée,  suivant  Strabon,  par  Oréos,  située 
sur  une  colline  à  un  quart  de  lieue  de  là.  Le  \illage  moderne  d'Oréos  a  suc- 


REVDE   DE   1>AUIS.  'l5 

cédé  probablement  à  la  ville  antique.  Au-dessus  du  village  est  une  colline 
plus  élevée,  qui  ressemble  beaucoup,  par  sa  forme  allongée,  à  la  Cadmea  de 
Thèbes,  et  sur  laquelle  était  placé  l'Acropolis  d'Oréos.  Les  grandes  ruines 
de  murailles  et  de  tours  qui  en  couronnent  le  sommet  m'apparaissaient  du 
rivage,  et  je  m'y  rendis  aussitôt.  Cette  situation  avait  un  intérêt  tout  parti- 
culier pour  mes  études  sur  la  principauté  française  de  Morée.  Au  moment  de 
l'organisation  de  cette  principauté,  en  1205,  l'île  d'Eubée,  qui  avait  été  con- 
quise par  Jacques  d'Avesnes,  répartie  par  lui  en  fiefs  donnés  à  ses  amis  ou 
à  l'église  de  Rome,  puis  laissée  entre  les  mains  de  ses  compagnons  d'armes 
au  moment  de  son  retour  en  France,  fut  disputée  à  la  fois  par  les  Vénitiens 
et  les  Français.  Un  traité  concilia  leurs  différends  et  détermina  les  limites 
entre  les  droits  commerciaux  et  maritimes  des  Vénitiens  et  la  suprématie 
féodale  des  princes  français  de  Morée.  L'Eubée  fut  divisée  en  trois  grands 
fiefs  :  celui  de  Carysto,  à  la  pointe  méridionale;  celui  de  Cbalcis,  au  centre; 
et  celui  d'Oréos,  à  la  pointe  septentrionale  de  l'Eubée.  Trois  frères,  les  Dalle 
Carcere,  de  famille  véronaise,  obtinrent  ces  trois  fiefs,  avec  l'alliance  com- 
merciale de  Venise  et  sous  la  suzeraineté  féodale  des  Villebardouin.  Tous 
trois,  en  qualité  de  pairs  du  prince  et  hauts  barons,  avaient  le  droit  de  guerre 
privée  et  le  privilège  de  bâtir  des  chateaux-forts  au  centre  comme  sur  les 
frontières  de  leurs  baronies.  C'étaient  les  restes  de  ces  châteaux-forts  que  je 
venais  visiter  en  Eubée.  J'eus  beaucoup  de  peine  à  me  frayer  une  voie  jus- 
qu'aux ruines  de  l'Acropolis  d'Oréos,  à  travers  l'épaisse  et  haute  végétation  de 
la  colline.  La  rosée  était  si  abondante,  que  j'étais  complètement  mouillé 
jusqu'aux  épaules.  Tout  le  long  de  l'enceinte  on  retrouve  les  assises  à  large 
pierre,  qui  annoncent  l'époque  hellénique;  mais  tout  à  côté  surgissent  les 
ruines  des  tours  carrées  des  Francs,  qui  flanquaient  ces  murs.  On  retrouve 
encore  quatre  de  ces  tours.  L'une  d'elles  a  conservé  en  entier  son  mur  de  côté 
Sur  le  haut  des  créneaux  brisés,  une  cigogne  a  posé  son  nid,  et  elle  y  domine, 
debout  et  paisible,  s'élancant  de  temps  à  autre  pour  saisir  et  rapporter  la 
proie  destinée  à  sa  couvée.  Au  milieu  de  ces  débris  croissent  de  hautes  herbes; 
une  vieille  femme,  dont  la  cabane  est  placée  au  pied  des  tours,  fait  paître 
ses  chèvres  et  semble  la  propriétaire  incontestée  de  ce  vieux  manoir  féodal. 
Dans  l'intérieur  de  cette  enceinte  sont  les  restes  amoncelés  de  l'antique  église, 
que  recouvre  comme  avec  respect  une  herbe  épaisse.  La  porte  de  cette  for- 
teresse franque  était  située  sur  le  côté  de  la  colline  et  de  la  plaine  par  lequel 
se  dirige  la  route  d'Oréos  à  Xirochori ,  et  la  partie  inférieure  de  cette  porte, 
arrondie  de  manière  à  bien  indiquer  sa  forme  générale,  s'y  conserve  encore 
sur  ses  deux  soubassemens.  La  position  de  cette  forteresse  était  aussi  belle 
qu'imposante. 

Cette  excursion  matinale,  après  ma  navigation  de  la  veille,  avait  vivement 
éveillé  mon  appétit;  mais  il  ne  me  restait  aucun  moyen  de  le  satisfaire. 
Comptant  trouver  au  village  d'Oréos  au  moins  quelques  œufs  et  un  peu  de 
lait,  j'avais  distribué  le  reste  de  mes  provisions  à  mes  matelots,  qui  avaient 


40  ItEVLE    DE    PARIS. 

pris  le  large  et  s'étaient  éloignés  de  l'Eubée.  Il  n'y  avait  ni  œufs,  ni  poulets, 
ni  vaches,  dans  ces  pauvres  calyvia.  Tout  ce  qu'on  avait  à  nie  présenter, 
c'étaient  quelques  deniers  tournois  de  l'ancienne  principauté  française  de 
Morée  et  du  duché  français  d'Athènes,  avec  quelques  médailles  d'argent  et 
de  cuivre  de  l'antique  Histieea,  ramassées  par  les  laboureurs  dans  les  champs 
voisins;  ces  monnaies  prouvaient  à  la  fois  l'importance  de  la  ville  antique  et 
celle  de  la  seigneurie  féodale  du  moyen-âge.  Je  les  achetai; 

Mais  le  moindre  grain  de  mil 
Était  bien  mieux  mon  affaire. 

Il  me  fallut  pourtant  patienter  et  attendre  l'arrivée  des  chevaux  que  j'avais 
envoyé  chercher  à  Xirochori,  la  grande  ville  de  cette  partie  du  monde,  à  une 
lieue  de  là.  Ils  arrivèrent  enfin,  et  je  partis. 

Le  chemin  d'Oréos  à  Xirochori  serait  facile  à  transformer  en  route  car- 
rossable, ce  que  ne  manquera  sans  doute  pas  de  faire  promptement  à  ses 
frais  M.  de  Mimaut.  Xirochori  est  une  ville  de  deux  mille  cinq  cents  liabi- 
tans.  M.  de  Mimaut,  qui  n'a  pas  encore  bâti  de  maison  pour  lui,  était  allé 
faire  une  promenade  en  France  et  en  Suisse.  A  défaut  de  son  hospitalité  ami- 
cale, je  cherchai  un  konaki  ou  gîte  public  quelconque.  Un  café  était  ouvert  sur 
la  place;  mais  il  n'avait  à  m'offrir  d'autre  chambre  que  la  chambre  publique, 
la  seule  chambre  de  la  maison;  d'autre  nourriture  qu'une  tasse  de  café  à  la 
turque.  Une  auberge  ou  simple  cabaret  est  chose  dont  on  ne  comprend  pas  la 
possibilité  en  Grèce.  Au  moment  où  j'étais  ainsi  incertain  sur  mon  abri  de 
la  journée,  un  habitant  du  pays,  M.  Diamanti,  qui  venait  d'être  informé  de 
l'arrivée  d'un  étranger,  accourut  à  moi,  m'offrit  sa  maison  de  la  manière 
la  plus  gracieuse,  et  fit  diriger  à  l'instant  de  ce  côté  mon  agoiate  (muletier), 
mes  chevaux  et  mes  effets  de  voyage.  Je  ne  me  fis  pas  prier  long-temps  pour 
accepter  une  hospitalité  si  opportune.  J'entrai  avec  lui  dans  une  maison  de 
fort  bonne  apparence,  et  pris  place  sur  un  très  comfortable  divan  qui  régnait 
tout  autour  de  la  pièce  principale.  Le  glyko,  ou  confitures  du  pays,  le  verre 
d'eau  fraîche,  le  café  et  la  longue  pipe,  me  furent  à  l'instant  apportés  et  servis 
par  sa  jeune  femme  et  par  sa  sœur,  deux  fort  jolies  personnes  agréablement 
et  simplement  parées  à  la  mode  du  pays.  C'est  une  des  habitudes  les  plus 
gracieuses  de  l'hospitalité  grecque.  Aussitôt  que  vous  entrez  dans  une  mai- 
son, on  vous  présente  le  glyko,  l'eau  fraîche,  le  café  et  le  chibouk.  Dans  les 
maisons  les  plus  modestes,  la  maîtresse  du  logis  apporte  le  plateau,  vous 
le  présente  avec  un  léger  salut  assez  digne,  puis  vous  apporte  le  chibouk, 
qu'elle  allume  elle-même,  et,  vous  le  présentant  d'une  main,  s'incline  gra- 
cieusement en  plaçant  l'autre  main  sur  son  cœur.  Dans  les  maisons  riches, 
les  serviteurs  tiennent  le  plateau,  mais  c'est  la  maîtresse  de  la  maison  elle- 
même  qui  vous  présente  le  café  et  le  chibouk  avec  le  même  geste  affectueux 
et  modeste  et  le  même  cordial  salut  de  la  main  posée  sur  le  cœur.  Je  me 
reposai  avec  délices  au  milieu  de  cette  famille  si  bienveillante;  mais  la  légère 


REVUE   DE   PAK1S.  47 

cuillerée  de  glyko  et  la  légère  petite  coupe  de  café,  semblable  à  un  élégant 
coquetier  enchâssé  dans  une  enveloppe  en  Diagramme  d'argent,  ne  me  fai- 
saient sentir  que  plus  vivement  les  pointes  de  l'appétit.  Je  n'osais  dire  un 
mot  à  cet  égard,  dans  la  crainte  de  causer  le  moindre  dérangement  à  mes 
botes,  et  je  me  dérobai  pour  aller  dans  la  ville  en  quête  d'un  moyen  quel- 
conque d'approvisionnement.  On  m'indiqua  à  l'extrémité  de  la  ville  une 
humble  calyvia  où  je  pourrais  trouver  quelques  oeufs  frais,  et  je  m'y  rendis 
à  l'instant  même.  Un  bon  vieux  paysan  me  vendit  quelques  œufs  et  voulut 
bien  se  charger  de  les  faire  cuire  chez  une  voisine,  et  d'aller  m'acheter  du  sel, 
du  pain  et  du  vin.  Tout  cela  était  d'excellente  qualité  et  fort  abondant;  mais 
jamais  le  paysan  ne  voulut  recevoir  au-delà  du  prix  du  pays,  c'est-à-dire  cinq 
sous  pour  le  tout,  œufs,  pain  et  vin;  c'était  là  une  hospitalité  bien  noble 
dans  sa  pauvreté,  et  je  ne  pus  lui  en  montrer  ma  reconnaissance  qu'en  lui 
donnant  d'excellent  tabac  d'Armyros  que  j'avais  avec  moi.  J'avais  souvent 
entendu  parler  en  Europe  de  l'avidité  et  de  la  friponnerie  des  Grecs,  mais 
je  déclare  que  pendant  tout  le  cours  de  mon  voyage  je  n'ai  trouvé  partout 
dans  les  maisons  grecques  qu'une  hospitalité  de  franc  aloi  et  une  honnêteté 
souvent  ferme  et  fière.  La  race  albanaise  ne  se  pique  pas  des  mêmes  bons 
sentimens,  et  ne  mérite  pas  toujours  les  mêmes  éloges.  Le  reproche  toutefois 
ne  doit  pas  être  trop  généralisé,  et  j'ai  trouvé  aussi  de  nombreuses  et  hono- 
rables exceptions  à  ces  défauts  du  caractère  albanais. 

Pendant  qu'assis  dans  le  verger  de  la  calyvia ,  à  l'ombre  d'un  immense 
figuier,  j'étais  occupé  à  savourer  mon  excellent  repas  en  causant  avec  un 
vermeil  petit  enfant  de  la  calyvia  voisine,  et  en  contemplant  avec  admiration 
les  chaînes  du  Pélion,  de  l'Ossa  et  de  l'Olympe,  qui  se  déroulaient  devant 
moi,  voici  que  tout  à  coup  survient  mon  hôte  Diamanti.  Il  s'était  euquis  de 
moi,  avait  appris  la  cause  de  mon  départ,  et  m'avait  suivi  pour  m'avertir  que 
le  déjeuner  m'attendait  chez  lui.  Je  m'excusai  de  mon  mieux  et  rentrai  avec 
lui.  jN'ous  nous  mîmes  à  table ,  lui ,  son  frère,  qui  était  un  jeune  et  coquet 
pallicare,  à  la  taille  de  guêpe,  bien  serrée  par  une  ceinture  de  soie,  et  à  la 
veste  élégante  de  couleur  tendre  à  longues  raies,  et  moi.  Les  femmes  ne 
prennent  jamais'place  à  table  avec  l'étranger;  elles  le  servent  ou  se  tiennent 
debout  à  la  porte  intérieure  à  regarder  et  à  écouter.  Il  y  avait  ce  jour-là  une 
fête  champêtre  très  populaire  dans  les  environs  de  Xirochori.  Mon  bote,  qui 
avait  compté  sur  ma  curiosité,  m'annonça  qu'il  avait  fait  chercher  dans  toute 
la  ville  une  selle  à  la  française  pour  moi,  car  j'avais  renvoyé  la  mienne  à 
Athènes;  qu'il  avait  été  assez  heureux  pour  la  trouver,  et  qu'il  me  l'offrait 
avec  un  de  ses  chevaux  pour  aller  avec  lui  et  sa  famille  à  cette  fête  nationale, 
où  toutes  les  femmes  de  la  ville  ne  manqueraient  pas  de  se  rendre,  mais  où 
ne  pouvait  assister  aucune  femme  non  encore  mariée.  A  ce  moment ,  je  vis 
descendre  à  la  porte  de  la  maison ,  d'un  fort  bon  cheval  équipé  à  la  française 
et  la  cravache  en  main,  un  homme  d'une  cinquantaine  d'années,  en  habit 
franc,  et,  d'un  beau  cheval  équipé  d'une  selle  anglaise,  une  jeune  et  jolie  per- 


48  REVUE  DE   PARIS. 

sonne  de  seize  à  dix-sept  ans,  en  habit  d'amazone.  C'était  un  habitant  de 
llhodez  dans  l'Aveyron,  un  M.  Falguer,  qui  s'étant  laissé  captiver  parla 
beauté  du  pays,  avait  fait  venir  ses  capitaux  de  France,  s'était  marié,  s'était 
établi  dans  une  fort  jolie  propriété  non  loin  de  Xirochori,  et  y  vivait  pai- 
siblement avec  sa  femme  et  sa  fdle,  la  jeune  personne  au  teint  blanc  et  rose, 
à  la  physionomie  vive  et  douce,  que  je  voyais  devant  moi.  En  passant  dans 
la  ville,  il  avait  appris,  car  les  nouvelles  se  répandent  vite  en  Grèce,  qu'un  de 
ses  compatriotes  de  France  était  descendu  chez  Diamanti ,  et  il  venait  m'of- 
frir  ses  services,  ses  chevaux  et  sa  maison.  A  peine  avais-je  eu  le  temps  d'en- 
trer en  communication  tout  amicale  avec  mon  compatriote  M.  Falguer,  qu'ar- 
rive un  autre  étranger  domicilié  dans  le  pays,  M.  Stolly,  intendant  de  M.  de 
Mimaut.  Avant  de  partir  pour  la  France,  M.  de  Mimaut  lui  avait  écrit  que  je 
passerais  en  Eubée,  et  il  lui  avait  recommandé  de  me  bien  accueillir.  M.  Stolly 
avait  été  informé,  en  venant  à  la  ville,  qu'un  étranger  était  arrivé  le  matin , 
et  il  ne  douta  pas  que  cet  étranger  ne  fût  précisément  le  Français  qui  lui  était 
recommandé  par  M.  de  Mimaut,  car  l'intérieur  de  l'Eubée,  qui  n'était  jamais 
visité  des  étrangers  au  temps  de  la  domination  turque,  ne  l'est  pas  davan- 
tage aujourd'hui ,  même  des  consciencieux  et  réguliers  touristes  de  l'Angle- 
terre. Il  accourait  donc  avec  empressement  m'offrir  ses  services  et  mettre  à 
ma  disposition  sa  maison,  ses  chevaux  pour  visiter  le  pays  et  les  magnifiques 
villages  et  terres  que  venait  d'acheter  M.  de  Mimaut,  Hagi-Janni,  Castaniotis, 
et  Hagi-Balani  (l'antique  Artemisium).  J'étais  encore  à  le  remercier,  lors- 
qu'arriva  le  commandant  de  la  place  de  Xirochori,  le  major  Mavromichalis, 
parent  des  Mavromichalis  du  Magne,  qui  venait  m'inviter  à  un  repas  cham- 
pêtre donné  par  lui  à  des  dames  et  à  ses  amis  sur  la  pelouse  d'Hagios  Nico- 
laos,  à  deux  lieues  de  là,  à  l'occasion  de  cette  même  fête  annuelle  qui  s'y 
célébrait. 

J'acceptai  avec  empressement.  On  sella  les  chevaux,  et  nous  nous  dispo- 
sâmes à  nous  mettre  en  route.  Mlle  Falguer,  en  qualité  d'étrangère  et  surtout 
de  Française,  usant  de  son  droit  de  rendre  élégant  ce  qu'elle  trouve  élégant, 
fut  la  seule  jeune  fille  qui  se  joignit  à  la  cavalcade,  tout  aussi  à  son  aise  dans 
son  costume  parisien ,  au  milieu  de  tant  de  costumes  divers,  que  si  elle  eut 
suivi  un  steeple-chase  près  du  bois  de  Verrières.  Le  reste  de  la  population 
féminine  se  pressait,  en  avant  et  en  arrière,  tantôt  sur  un  haut  édifice  de 
châles  et  de  tapis,  tantôt  en  croupe  avec  un  mari  ou  avec  une  amie.  De  voi- 
tures, point;  les  routes  sont  inconnues  ici;  les  sentiers  ne  sont  pas  encore  de- 
venus des  chemins.  Les  jeunes  filles  regardaient  mélancoliquement  partir 
cette  foule  joyeuse,  appuyées  sur  leur  porte,  lançant  quelques  beaux  regards 
non  perdus,  et  se  promettant  bien  de  se  joindre  l'année  suivante  à  la  fête  des 
femmes  mariées.  Nous  chevauchâmes  gaiement  à  travers  les  prés,  les  ruis- 
seaux, les  bosquets.  De  temps  en  temps,  la  chute  de  quelque  cavalier  aventu- 
reux excitait  de  fous  rires.  Le  spectacle  de  cette  foule  d'hommes  et  de  femmes 
de  tous  costumes,  à  cheval  et  à  pied ,  eût  mérité  le  pinceau  de  Scheffer,  de 


REVUE  DE  PARIS.  49 

Delacroix  ou  de  Johannot.  A  ma  droite,  un  mulet  rebelle  baissait  constam- 
ment la  tête  entre  ses  jambes  pour  mieux  déranger  l'équilibre  d'une  belle 
Hydriote,  laissant  voir  plus  qu'elle  ne  le  croyait  la  perfection  de  sa  jambe  et 
de  son  pied  bien  chaussé.  A  ma  gauche  chevauchait  gravement  un  monta- 
gnard du  Parnasse,  avec  ses  grosses  moustaches  tombantes,  sa  longue  pelisse 
de  peau  de  mouton  bien  blanche,  et  sa  ceinture  garnie  de  son  grand  couteau 
et  de  ses  deux  longs  pistolets;  en  avant,  c'était  un  léger  pallicare  à  la  veste 
de  soie  et  à  la  taille  fine,  caracolant  sur  une  grosse  selle  turque,  avec  une 
chaîne  de  fer  en  main  au  lieu  de  bride;  plus  loin,  deux  jeunes  femmes  de 
l'Eubée,  assises  sur  le  même  cheval,  riaient  du  dérangement  perpétuel  de 
leur  joli  costume  et  du  danger  sans  fin  de  leur  équilibre.  Tous  et  toutes  chan- 
taient, riaient,  folâtraient  :  cela  ressemblait  beaucoup  à  la  gravure  du  pèle- 
rinage à  Canterbury,  car  le  papas  lui-même  n'y  manquait  pas,  et  nous  allions 
aussi  à  une  sorte  de  pèlerinage,  puisque  le  rendez-vous  était  fixé  sur  le  bord 
de  la  mer,  sous  les  beaux  platanes  de  l'église  de  Saint-ISicolas.  C'est  autour 
des  églises  que  se  trouvent  toujours  les  plus  beaux  arbres,  les  plus  beaux 
gazons  et  les  plus  pures  fontaines  de  toute  la  Grèce.  Le  respect  dû  à  l'église 
et  à  son  patron  assure  le  respect  pour  tout  ce  qui  l'environne  :  une  croix 
tracée  grossièrement  à  la  main  sur  un  mur  suffit  pour  en  assurer  l'inviola- 
bilité. 

La  fête  était  déjà  commencée.  Des  musiciens,  établis  sur  différens  points, 
étaient  devenus  le  centre  d'une  immense  ronde  d'hommes  et  de  femmes  réunis 
an  hasard;  d'autres  étaient  assis  en  cercle  autour  d'un  repas  champêtre  au- 
quel ils  appelaient  tous  leurs  amis;  de  tous  les  grands  arbres  pendaient  des 
escarpolettes  où  venaient  se  faire  balancer  les  femmes  accourues  de  tous  les 
environs,  certaines  qu'un  mauvais  temps  imprévu  ne  viendrait  pas,  comme 
chez  nous,  troubler  leurs  plaisirs,  car  ce  jour-là  la  femme  la  plus  grave  tient 
à  honneur  d'assister  à  la  fête  et  de  s'y  montrer  la  plus  gaie  et  la  plus  folâtre. 
Quoique  animée,  cette  foule  si  mélangée  est  toujours  convenable  et  polie. 
Pendant  que  la  guitare  grecque  et  le  tambour  appelaient  les  Grecs  à  la  danse, 
le  major  Mavromichalis ,  qui  avait  fait  étendre  de  vastes  tapis  sur  les  gazons 
et  placer  à  l'entour  des  bâts  revêtus  de  petits  tapis  pour  servir  de  sièges,  fai- 
sait les  honneurs  de  son  nombreux  festin ,  qui  fut  gai  et  décent.  A  mesure 
que  les  repas  finissaient,  tous  se  mettaient  en  danse  et  formaient  des  rondes. 
Il  y  a  dans  ces  danses  beaucoup  plus  de  mouvement  et  plus  de  grâce  que 
dans  les  rondes  ordinaires.  Les  femmes,  encouragées  dans  leur  gaieté,  se 
livrent  avec  un  innocent  abandon  au  plaisir  de  la  danse.  A  chaque  cercle 
que  trace  la  ronde,  le  couple  conducteur  se.  renouvelle  successivement,  et 
chaque  couple  tâche  de  surpasser  le  précédent ,  la  femme  en  légèreté  et  en 
aisance,  l'homme  en  vigueur  et  en  agilité,  tandis  que  les  autres  danseurs 
suivent  en  chantant  et  en  exécutant  des  pas  et  des  mouvemens  tour  à  tour 
simples  et  légers.  Notre  ronde  terminée,  une  de  nos  compagnes  d'Hydra, 
mariée  à  un  Eubéen  de  Xirochori ,  se  mit  en  avant  avec  un  pallicare  pour 

TOME   XIII.      JANVIER,  4 


50  REVUE  DE   PARIS. 

exécuter  une  danse  à  deux  dans  laquelle  elle  excellait.  C'est  une  sorte  de 
tarentelle,  et,  comme  la  tarentelle  napolitaine,  une  allégorie  parlante  de  pour- 
suite amoureuse.  Chacun  des  deux  danseurs  tient  en  main  une  écharpe  qu'il 
balance  et  tourne  élégamment  autour  de  lui-même  et  autour  de  son  danseur 
et  de  sa  danseuse.  On  se  cherche,  on  s'évite,  on  se  retient  avec  son  écharpe, 
on  se  fuit,  on  se  boude,  on  se  fait  mille  coquetteries,  et  on  termine  par  quel- 
ques pas  assez  vifs  qui  achèvent  de  rendre  tout-à-fait  claire  l'allégorie  de  cette 
danse.  Exécutée  aussi  gracieusement  que  je  l'ai  vu ,  avec  ces  jolis  pieds,  ces 
grands  yeux  et  ce  joli  costume,  la  tarentelle  d'Hagios  Nicolaos  aurait  par- 
tout le  plus  brillant  succès.  Le  pas  styrien,  la  mazourque,  et  même  la  cachu- 
eha  de  Mlle  Ellsler,  sont  bien  loin  de  valoir  la  grâce  légère  de  cette  simple  danse. 

La  fête  champêtre  des  femmes  d'Eubée,  qui,  dans  un  pays  où  les  traditions 
sont  si  vivaces,  remonte  peut-être  à  la  plus  haute  antiquité,  se  termina  avec 
la  chute  du  jour.  Nous  repartîmes  tous  ensemble,  femmes  et  hommes,  au 
nombre  de  plus  de  deux  mille ,  piétons  et  cavaliers ,  qui  à  pleine  course  et 
de  chute  en  chute  à  travers  prés  et  champs  de  maïs,  qui  d'une  manière  plus 
calme,  le  long  des  ruisseaux  et  des  halliers.  Les  jeunes  filles  de  Xirochori 
attendaient  toutes  en  dehors  de  leurs  maisons  pour  avoir  des  nouvelles  de  la 
fête,  qui  semblait  se  prolonger  encore  au  milieu  des  rues  de  la  ville.  Mes  ex- 
cellens  hôtes  firent  tout  leur  possible  pour  me  retenir  quelques  jours  à  Xiro- 
chori, mais  j'avais  à  remplir  des  devoirs  envers  l'intendant  de  M.  de  Mimaut, 
logé  à  une  demi-lieue  de  la  ville,  àKamaria,  et  envers  mon  compatriote 
M.  Falguer,  fixé  à  une  lieue  de  là,  et  je  quittai  avec  regret  cette  ville  et  cette 
famille  si  hospitalière. 

Ramaria  est  un  joli  petit  hameau  situé  au  milieu  des  arbres  et  des  ruis- 
seaux, et  partout  où  il  y  a  de  l'eau  dans  un  pays  où  le  soleil  est  si  puissant, 
la  terre  ouvre  son  sein  prodigue  à  tous  les  vœux.  L'habitation  de  M.  Stolly 
est  simple,  mais  bien  bâtie  et  très  comfortable.  Je  ne  pus  m'y  arrêter  que  quel- 
ques instans;  déjà  la  nuit  arrivait,  et  j'avais  pour  me  rendre  à  Monokarya,  où 
demeure  M.  Falguer,  une  heure  de  marche  à  travers  des  sentiers  difficiles. 
M.  et  M"e  Falguer  connaissaient  heureusement  les  moindres  détours  de  ces 
sentiers,  et  nos  chevaux  étaient  habitués  à  cheminer  à  travers  forêts,  torrens, 
rochers  et  terres  labourées.  Nous  arrivâmes  tard  chez  M.  Falguer,  et  je  ne 
pus  me  former  aucune  idée  ni  du  pays,  ni  de  la  maison  ,  qui  me  sembla  ce- 
pendant bien  bâtie  et  spacieuse.  A  l'intérieur,  tout  rappelait  une  bonne  maison 
de  France  :  larges  sophas,  épais  tapis,  meubles  commodes,  chaises  à  la  fran- 
çaise, chose  introuvahle  dans  les  provinces  de  la  Grèce,  large  et  haute  table  à 
manger,  où  ou  s'assied  à  l'aise  sans  croiser  les  jambes  sous  soi,  souper  simple 
et  délicat,  et  accueil  bienveillant  de  la  maîtresse  de  la  maison,  grecque  d'ori- 
gine, c'était  là  un  doux  repos  de  mes  fatigues.  Pour  dernier  raffinement  de 
luxe,  je  trouvai  dans  ma  chambre  un  excellent  lit,  au  lieu  du  tapis  où  je  m'at- 
tendais à  chercher  le  sommeil  à  l'abri  d'un  grand  platane  et  sur  le  chaiati 
(perron  de  lois)  d'une  masure  de  village. 


REVUE  DE   PARIS.  51 

L'habitation  de  M.  Falguer,  à  Monokarva,  ressemble  beaucoup  à  la  maison 
de  ferme  d'un  bon  domaine  de  Normandie,  et  la  cour,  entourée  des  écuries, 
étables  et  bàtimens  d'exploitation,  me  rappela  tout-à-fait,  le  matin  à  mon 
lever,  une  cour  de  grande  ferme.  En  Eubée,  c'est  un  véritable  château.  Il  est 
seulement  à  regretter  que  l'habitation  n'ait  pas  été  bâtie  sur  la  colline  voisine, 
d'où  elle  aurait  commandé  de  fort  beaux  points  de  vue.  Là  où  elle  est  placée, 
elle  n'a  en  perspective  que  l'intérieur  du  domaine  et  le  bois  d'agrément  qui 
l'entoure. 

Après  avoir  joui  avec  délices  du  bon  accueil  de  mon  compatriote  et  de  sa 
famille,  et  visité  tout  cet  établissement  si  utile  au  pays  par  l'exemple  d'une 
bonne  culture  et  d'une  administration  paternelle  et  juste,  je  montai  à  cheval 
et  pris  congé  de  mes  hôtes,  qui  m'accompagnèrent  jusqu'à  la  lisière  de  leurs 
bois.  Toute  cette  route  de  Monokarva  à  Kokkino-Milia,  d'où  partent  les  deux 
routes  qui  se  rendent  à  Afhmet-ALia,  l'une  par  les  ruines  de  la  ville  antique 
d'Orovios  et  le  bord  de  la  mer  jusqu'à  Limni,  l'autre,  que  je  suivis  de  pré- 
férence, par  les  vallées  intérieures  du  Xeron-Oros  ou  Xero-Youni,  est  un  parc 
continuel  avec  la  végétation  la  plus  riante  et  les  sites  les  plus  variés.  Tantôt 
on  arrive  au  sommet  d'une  montagne  d'où  on  aperçoit  en  entier  le  bogaz  de 
Trikeri  avec  les  côtes  brisées  du  golfe  de  Volo  jusqu'au  golfe  de  Salonique  et 
au  mont  Athos,  tantôt  c'est  un  autre  côté  de  la  mer  qui  vous  apparaît  avec 
les  îles  de  Skiathos  et  de  Skopelos;  puis,  en  se  tournant  du  côté  opposé,  on 
voit  encore  au-dessous  de  soi  la  mer  avec  le  golfe  de  Talante  et  les  chaînes  du 
Enémis  et  du  neigeux  Parnasse  aux  bornes  de  l'horizon.  A  quelques  milles 
plus  loin,  la  scène  change.  A'ous  êtes  enfoncé  dans  une  vallée  profonde  et 
solitaire  fermée  de  tous  côtés  par  une  barrière  de  hautes  montagnes,  le 
Kandili  avec  ses  flancs  rocheux,  le  Xero-Youni  dont  les  crêtes  aiguës  sont  en- 
trecoupés de  pentes  boisées,  et  derrière  elles  le  pic  neigeux  du  mont  Delphi 
à  l'est  de  Chalcis.  Pendant  plus  de  douze  lieues  on  voyage  à  travers  des  fo- 
rêts épaisses  ou  des  prairies  verdoyantes  et  sur  le  bord  de  ruisseaux  abon- 
dans.  La  nature  ici  a  tout  fait  pour  l'homme,  mais  l'homme  manque  à  la 
terre  d'Eubée,  et  sur  ces  collines  et  dans  ces  vallées  si  propres  à  toute  cul- 
ture, on  ne  rencontre  pas  un  habitant,  même  pour  en  recueillir  les  fruits.  A 
peine  sur  tout  cet  espace  trouve-t-on,à  Kokkino-Milia  sur  la  hauteur,  à  Kour- 
koulous  située  à  mi-côte,  à  Manclianika  placée  sur  le  chemin,  et  toutes  dans 
des  situations  charmantes,  quelques  misérables  calyvias  de  cultivateurs.  Ce 
n'est  qu'autour  de  ces  villages  qu'on  aperçoit  quelques  champs  cultivés  çà  et 
là,  et  ce  peu  de  culture  suffit  pour  montrer  ce  que  l'homme  y  pourrait  obtenir 
de  la  terre.  Tous  les  grains  y  viennent  presque  sans  soins.  Le  vin  y  est  excel- 
lent, mais,  comme  on  n'a  ici  ni  pressoirs,  ni  cuves,  ni  tonneaux ,  ni  celliers, 
ni  caves,  que  le  vin  y  est  fabriqué  à  l'air,  qu'il  fermente  à  l'air,  qu'il  est  jeté 
ensuite  dans  des  outres  et  tenu  dans  des  lieux  chauds ,  il  ne  peut  manquer 
de  s'aigrir  promptement  et  à  peine  peut-on  le  conseiver  six  mois.  Les  arbres 
sont  magnifiques,  mais  il  n'v  a  ni  scierie  pour  les  mettre  en  valeur  ni  route 

h. 


52  REVUE   DE  PARIS. 

pour  les  exploiter.  Les  Turcs,  qui  étaient  propriétaires  d'une  bonne  partie 
des  terres  d'Eubée,  ne  s'imaginaient  pas  qu'on  put  tirer  parti  d'un  autre  arbre 
que  des  arbres  à  fruit,  et  ils  laissaient  dépérir  les  forêts.  Après  leur  départ, 
la  population  grecque,  impitoyablement  frappée  par  eux,  n'était  plus  assez 
nombreuse  pour  suffire  à  la  culture  bien  entendue  de  la  terre.  Avant  la  con- 
quête turque,  il  y  avait  en  Eubée  une  population  de  plus  décent  vingt  mille 
habitans  chrétiens.  Pendant  les  années  qui  ont  précédé  la  révolution,  on  n'y 
comptait  plus  que  cinquante-sept  mille  Grecs  et  six  mille  six  cents  Turcs, 
et  en  1833  seulement  trente-huit  mille  chrétiens  et  quatre  mille  cinq  cents 
Turcs.  Le  nombre  des  pieds  d'oliviers  en  rapport  régulier  était  alors  de 
quatre  mille.  Tous  les  habitans  étaient  divisés  en  cinq  mille  hanés  ou  fa- 
milles. Les  contributions  étaient  imposées  ordinairement  à  raison  de  300 
piastres  et  quelquefois  au-dessous,  mais  jamais  moins  de  200  pour  chaque 
hané.  Cette  somme  comprenait  non-seulement  les  taxes  régulières,  mais  aussi 
les  impôts  arbitraires  ou  irréguliers.  Il  y  avait  aussi  de  temps  à  autre  des 
taxes  imposées  arbitrairement  par  les  pachas,  mais  la  somme  qui  arrivait  au 
trésor  du  sultan ,  pour  cette  grande  et  belle  île ,  n'excédait  pas  250,000  à 
300,000  piastres,  tant  était  déplorable  l'administration  de  ce  gouvernement 
ignare.  Depuis  le  départ  des  Turcs,  quelques  étrangers  riches,  des  Français, 
des  Anglais,  des  Allemands,  ont  acheté  plusieurs  belles  propriétés  de  ce  côté 
et  cherché  à  y  amener  un  peu  d'aisance  par  un  travail  bien  dirigé;  mais,  dans 
une  île  qui  pourrait  nourrir  cinq  cent  mille  habitans,  les  bras  manquent  par- 
tout à  la  culture. 

Je  m'arrêtai  quelques  instans  pour  faire  reposer  mes  bêtes  au  bas  de  Kok- 
kino-Milia,  dans  un  épais  bouquet  d'arbres,  au  pied  d'un  torrent.  Il  y  a  la 
les  sites  les  plus  heureux  pour  un  peintre  paysagiste,  et  la  transparence  de 
l'air  de  la  Grèce  leur  donne  un  éclat  qu'on  ne  trouve  jamais  dans  nos  cli- 
mats. Les  arbres  surtout  offrent  les  plus  belles  études.  Comme  ils  ne  sont 
jamais  taillés  ni  coupés,  ils  poussent  avec  une  indépendance  de  formes  et  une 
puissance  inconnue  dans  les  pays  où  la  main  de  l'homme  les  tourmente  sans 
fin.  Ici  c'est  un  saule  ou  un  frêne  dont  les  racines  ont  été  creusées  à  jour  par 
un  ruisseau  et  forment  comme  un  pont  suspendu  sur  ses  deux  rives,  tandis 
que  le  ruisseau  se  fraie  une  route  paisible  sous  cette  voûte  de  racines  et  de 
verdure;  ailleurs  c'est  un  grand  platane  isolé  au  milieu  d'une  prairie  et  en- 
touré de  tous  côtés  de  festons  de  vignes  qui  forment  un  berceau  impénétrable 
au  soleil.  Autour  des  troncs  de  tous  ces  arbres  croissent  des  fleurs  aux  cou- 
leurs les  plus  vives,  tandis  que  des  milliers  de  rossignols  luttent  entre  eux 
d'harmonie.  Ce  pays  me  rappelle  les  plus  riches  vallées  du  Schwarz-wald  et  de 
l'Odeu-wald  avec  le  soleil  d'Italie  pour  les  éclairer. 

Une  fontaine  d'eau  excellente,  et  l'ombre  d'un  grand  arbre  au  pied  du 
petit  coteau  de  Mandianika,  me  déterminèrent  à  y  fixer  mon  campement  jus- 
qu'au lendemain  matin.  J'envoyai  chercher  quelques  provisions  au  village, 
et  m'étendis  paisiblement  à  l'ombre  sur  mon  tapis ,  savourant  avec  délices 


REVCE   DE   PARIS.  53 

mon  café  improvisé  et  mon  chibouk  de  Yenitsché,  en  attendant  le  repas  et 
le  repos  du  soir.  11  y  avait  quelques  minutes  que  j'étais  installé,  quand  m'ar- 
riva  une  députation  du  village  de  Mandianika,  pour  faire  appel  à  ma  science 
médicale  supposée.  Tout  Franc  en  Orient,  et  tout  Franc  surtout  portant 
bâton,  passe  pour  médecin,  et  à  mon  costume  franc  tout  pastoral,  composé 
d'un  pantalon  et  d'une  veste  de  coutil  blanc  avec  cbapeau  rond  de  feutre 
gris,  à  ma  manyuura  ou  boulette  grecque,  on  m'avait  sans  doute  pris  pour 
un  médecin ,  peut-être  pour  un  astrologue.  Le  village  de  Mandianika  était 
travaillé  par  la  lièvre,  qui  règne  assez  constamment  dans  ces  vallées  inha- 
bitées de  l'Eubée.  Devenu  médecin  malgré  moi,  je  suivis  la  députation  dans 
ces  pauvres  calvvias.  Presque  partout  la  fièvre  exerçait  ses  ravages  sur  tous 
ies  sexes  et  tous  les  âges.  A  mon  départ  de  Paris,  je  m'étais  muni  d'une 
large  provision  d'excellent  kiniue  divisé  d'avance  en  petits  paquets  de  deux 
grains.  J'en  fis  ample  distribution,  en  fixant  magistralement  les  doses  pro- 
portionnelles à  prendre.  Je  m'étais  fait  si  grand  homme  par  mon  air  grave  et 
solennel ,  qu'en  sortant  de  là,  tout  le  monde  accourait  pour  consulter  le  mé- 
decin franc.  L'un  m'ouvrait  sa  bouche  et  me  montrait  sa  langue  appesantie 
ou  ses  gencives  enflammées,  et  je  faisais  distribution  de  ma  crème  de  tartre; 
une  autre  portait  ma  main  sur  son  ventre  grossissant  comme  atteint  d'hy- 
dropisîe,  et  voulait  que  je  lui  rendisse  la  fraîcheur  de  son  teint  et  la  souplesse 
de  ses  membres;  celui-ci  était  muet,  et  voulait  que  je  le  fisse  parler,  sourd, 
et  voulait  que  je  le  fisse  entendre,  aveugle,  et  voulait  que  je  le  fisse  voir.  En 
cas  d'embarras,  j'avais  une  panacée  qui  m'était  propre,  panacée  facile  à  con- 
fectionner à  bon  marché  en  Grèce,  où  il  y  a  beaucoup  trop  de  poulets  :  j'or- 
donnais du  bouillon  de  poulet. 

Je  m'apprêtais  à  aller  reprendre  mon  kief  sur  mon  tapis  ombragé,  quand 
je  vis  venir  à  moi  une  nouvelle  députation.  L'orateur  avait  une  sorte  de  mau- 
vaise boute  à  s'expliquer  nettement.  C'était  comme  un  voltairien  surpris  à 
une  procession,  comme  un  esprit  fort  remettant  son  départ  au  samedi, 
comme  un  médecin  de  la  faculté  se  faisant  magnétiser,  tous  d'autant  plus 
disposés  à  se  montrer  amers  dans  leurs  attaques  publiques  qu'ils  sont  plus 
souples  et  plus  timorés  dans  leur  obéissance  secrète.  Mon  homme  m'avoua 
qu'à  tous  les  fléaux  qui  poursuivaient  le  village  venait  de  s'ajouter  un  fléau 
plus  redoutable  :  on  avait  découvert  un  vourkolakas  ou  vampire!  et  il  me 
demandait  le  moyen  de  s'en  délivrer.  On  n'ignore  pas  sans  doute  ce  qu'est 
un  vampire;  pourtant  je  crois  devoir  donner  à  ce  sujet  quelques  explications. 

Avant  la  dernière  révolution  grecque,  on  enterrait  les  morts  sans  cercueil 
et  on  les  déposait  dans  la  terre,  tantôt  enveloppés  de  simples  linges,  et  tantôt, 
quand  c'étaient  des  personnages  notables,  revêtus  de  leurs  plus  beaux  habits. 
La  terre  dans  ce  pays  est  si  bridante,  qu'en  peu  de  mois  elle  a  dévoré  la 
chair,  et  que  les  os  restent  dépouillés  comme  un  squelette.  Après  un  an, 
de  même  que  chez  nous  on  célèbre  un  service  anniversaire  pour  les  morts, 
ou  fait  dans  l'église  grecque  la  cérémonie  de  ïanacomidi.  On  convoque  le 


54  REVUE   DE   PARIS. 

plus  grand  nombre  de  prêtres  que  l'on  peut,  jusqu'à  cent  prêtres  quelque- 
fois; on  se  rend  au  champ  de  mort  qui  entoure  l'église,  on  déterre  le  cadavre 
ordinairement  desséché,  on  lave  bien  les  os  dans  une  eau  parfumée,  on  les 
enferme  dans  un  petit  sac  de  toile,  et  on  se  dirige  en  pompe  vers  l'église  pour 
la  liturgie.  Après  le  service,  on  distribue  à  tous  les  assistans,  aux  frais  de 
la  famille,  des  grains  de  blé  cuit,  des  raisins  secs,  des  amandes  et  grenades 
cuites  dans  du  caramel ,  des  noix  sèches,  des  pois  appelés  leblebia,  une  es- 
pèce de  céleri  appelé  makedonisi ,  du  pain,  du  vin  et  même  de  la  viande. 
Les  pauvres  arrivent  avec  une  écuelle  pour  recevoir  une  plus  large  part  de 
ce  kohjva  ou  mélange  (l),  et  les  riches  se  contentent  de  quelques  grains  ou 
fruits  secs,  que  chacun  accepte  en  souvenir  du  mort,  en  prononçant  les  mots  : 
O  theos  sync/ioresei  ton,  Dieu  lui  pardonne.  Puis  les  prêtres  reçoivent  la  ré- 
tribution appelée  sarandari,  comme  après  le  premier  service  des  morts,  pour 
dire  pendant  quarante  jours  la  prière  nommée  mnemosinon,  souvenir,  et  on 
porte  le  sac  mortuaire  pour  le  suspendre  au  mur  d'une  chambre  réservée  de 
l'église,  jusqu'à  ce  que,  tout  souvenir  de  la  personnalité  de  ces  restes  s'étant 
éteint  dans  les  familles  de  la  paroisse,  on  les  dépose  en  commun  dans  un 
souterrain  appelé  kimitirion,  cimetière,  lieu  de  repos,  ou  polyandrion,  lieu 
de  sépulture  commune. 

Voilà  ce  qui  se  passe  quand,  lors  de  la  cérémonie  de  Yanacomidi,  on  a 
retrouvé  les  os  bien  secs  et  bien  dépouillés;  mais  la  vertu  de  la  terre  n'est 
pas  toujours  la  même,  et  quelquefois  il  arrive  que  le  cadavre,  au  moment 
de  cette  cérémonie,  est  retrouvé  comme  à  l'heure  de  la  mort.  Chez  nous, 
c'est  un  signe  de  la  sainteté  du  mort ,  et  cette  conservation  est  même  néces- 
saire après  cinquante  ans,  pour  avoir  droit  à  la  béatification.  Chez  les  Grecs, 
c'est  une  preuve  que  le  mort  a  eu  une  conduite  criminelle  pendant  sa  vie, 
qu'il  a  été aphorismenos  (excommunié)  au  moment  du  trépas,  et  que,  con- 
servant ses  mauvaises  habitudes  après  sa  mort,  il  s'est  levé  toutes  les  nuits 
de  sa  tombe  pour  aller  sucer  le  sang  des  vivans,  dont  il  a  dû  se  nourrir  pour 
se  conserver  ainsi.  Le  peuple  croit  que  l'aphorisme  ou  excommunication 
transforme  toujours  le  mort  en  vourkolukas,  ou  vampire,  et  un  vampire  est 
l'être  le  plus  redoutable  qu'on  puisse  rencontrer.  Beaucoup  de  familles,  dans 
la  crainte  de  voir  leurs  parens  prononcés  vampires  au  jour  d'épreuve  de 
Yanacomidi,  ont  pris  l'habitude  de  ne  célébrer  cette  cérémonie  qu'après  cinq 
et  même  dix  ans;mais  malheur  à  la  mémoire  de  leurs  ancêtres  si ,  au  jour  de 
Yanacomidi,  il  n'est  pas  réduit  à  l'état  parfait  de  squelette;  cela  seulement 
prouve  en  effet  qu'il  a  renoncé  aux  affaires  de  ce  monde  pour  ne  plus  s'oc- 
cuper que  des  affaires  de  l'autre.  Or,  au  moment  de  mon  arrivée,  une  des 
meilleures  familles  du  pays  avait  eu  le  chagrin  d'apprendre  qu'un  parent, 
estimé  cependant  pendant  sa  vie,  était  devenu  un  vourkolakas  après  sa 

,1)  Le  kohjva  est  distribué  neuf  jours,  puis  quarante  jours,  puis  six  mois,  puis 
un  an  après  la  mort,  puis  au  jour  de  Yanacomidi, 


REVUE  DE  PARIS.  55 

mort ,  et  que  sa  mémoire  était  livrée  à  toutes  sortes  d'imprécations.  C'était 
pour  se  défendre  contre  le  vampire  et  pour  le  rendre  au  repos  qu'on  venait 
me  consulter. 

Je  rassurai  complètement  les  esprits  inquiets  et  les  parens  du  vampire. 
«  L'homme  mort,  leur  dis-je,  était  un  grand  voyageur  comme  moi.  Il  s'était 
beaucoup  fatigué  pendant  sa  vie,  et  devait  se  reposer  sous  terre  plus  long- 
temps qu'un  autre  après  sa  mort ,  pour  entreprendre  son  dernier  voyage 
d'adieu  et  de  migration  finale.  Vous  avez  eu  tous  très  grand  tort  de  ne  pas 
le  laisser  reposer  plus  long-temps.  Il  faut  le  réenterrer  bien  soigneusement 
et  lui  donner  un  parfait  repos  pendant  dix  ans  encore,  qui  représentent  les 
migrations  et  les  fatigues  de  ses  dix  plus  pénibles  années.  Pendant  ce  temps, 
chaque  année  vous  donnerez  le  sarandari  au  papas  pour  qu'il  dise  son  mne- 
mosinon,  seulement  pendant  dix  jours,  et,  en  mémoire  de  mon  confrère  le 
voyageur,  je  vous  demande  l'autorisation  de  payer  le  premier  sarandari  (de 
2  à  3  francs);  puis  vous  pourrez  en  toute  assurance  célébrer  Yanacomidi,  et 
je  vous  déclare  que  pendant  ce  temps  le  mort  reconnaissant  dormira  fort, 
paisible  et  ne  donnera  ni  tourment  ni  crainte  à  aucun  de  vous.  » 

Mon  arrêt  rassura  tout  le  monde.  Je  me  disais  comme  le  charlatan  du  bon 
La  Fontaine  : 

Avant  l'affaire, 
Le  roi,  l'âne  ou  moi,  nous  mourrons. 

lit  de  plus  je  comptais  qu'avant  dix  années  révolues,  l'instruction,  qui  a  fait 
déjà  en  Grèce  de  si  rapides  progrès,  se  serait  étendue  avec  plus  de  rapidité 
encore,  et  que  ce  vieux  préjugé,  déjà  affaibli,  serait  complètement  éteint 
alors.  Je  regagnai  donc  ma  fontaine  avec  la  conscience  fort  calme,  j'arran- 
geai mon  tapis  pour  jouir  de  tous  les  charmes  du  meilleur  kief  possible, 
et,  sans  vouloir  accepter  l'hospitalité  d'une  cabane  dont  je  redoutais  les 
habitans  secrets ,  je  me  préparai  doucement  au  pied  de  mon  arbre ,  sans 
crainte  du  vampire,  à  mon  sommeil  de  la  nuit. 

Buchon. 
{La  suite  au  prochain  n° .  ) 


CRITIQUE  LITTÉRAIRE. 


Eté   Mac  -  huitième    Siècle, 

PAR  M.    ARSÈNE   HOUSSAYE  (1). 

la    Ménage  tte    Garçon   en  Province, 

PAR   M.    DE   BALZAC  (2). 


Lorsqu'un  livre  agréable  dans  sa  forme  légère  a  su  nous  plaire ,  il  est  dif- 
ficile, en  l'oubliant  lui-même,  de  ne  pas  se  souvenir  du  moins  qu'il  nous 
a  fait  plaisir;  c'est  ainsi  qu'on  se  rappelle  volontiers  le  charme  des  mille  petites 
histoires  que  M.  Jules  Janin ,  il  y  a  déjà  de  cela  dix  ou  douze  ans ,  écrivait 
au  courant  de  sa  plume.  L'aimable  conteur  les  composait  alors  sans  presque 
y  songer,  un  peu  au  hasard,  semblable  au  semeur  prodigue  et  distrait  qui 
laisse  tomber  toutes  les  graines  de  sa  vanne ,  sans  choix  ni  réflexion,  sachant 
que  toutes  seront  appelées  à  fructifier  comme  il  plaira  à  Dieu.  Le  beau  temps 
de  babillarde  et  nonchalante  paresse  que  c'était  là!  Mais  comme  il  s'est  vite 
enfui ,  emportant  toutes  ces  roses  demi-fanées  qui  n'ont  laissé  que  le  souvenir 
de  leur  fugitive  fraîcheur! 

Quant  à  leur  doux  et  gracieux  parfum,  si  quelqu'un  pouvait  encore  nous 
le  rappeler  aujourd'hui,  ce  serait  M.  Arsène  Houssaye  dans  sa  nouvelle  publi- 
cation du  Dix-huitième  siècle.  Fraîche  imagination,  cœur  léger,  esprit  tout  de 
saillies  et  de  caprices ,  il  a  en  effet  pris  à  son  maître,  à  son  ami,  ses  meil- 
leures qualités  et  ses  plus  charmans  défauts;  mais,  disciple  intelligent  et  sensé, 
il  a  vite  mêlé  ces  qualités  et  ces  défauts  à  d'autres  qui  lui  sont  propres. 

(1)  Chez  Desessart,  éditeur,  2  vol.  in-8°. 

(2)  Chez  Souverain  ,  éditeur,  2  vol.  in-8°. 


REVUE  DE  PARIS.  57 

L'auteur  du  Dix-huitième  siècle  a  bien  accepté  le  reflet  de  M.  Jules  Janin, 
mais  il  s'est  gardé  de  se  reposer  à  son  ombre.  Depuis  l'année  de  ses  débuts, 
en  s'étudiant ,  s'observant  et  se  corrigeant  lui-même,  il  a  voulu  se  créer  une 
originalité.  Ses  premiers  livres  nous  montraient  en  lui  un  jeune  écrivain 
romanesque,  insouciant,  plus  enclin  à  la  rêverie  qu'à  la  réflexion,  plus  amou- 
reux de  la  gloire  de  Gessner  que  de  celle  d'un  romancier  sérieux.  Ses  contes 
n'étaient,  à  vrai  dire,  qu'un  paysage  perpétuel,  qu'une  chanson  d'amour;  et 
quant  à  ses  personnages ,  ils  semblaient  vivre  au  temps  de  l'âge  d'or,  n'ayant 
d'autre  souci  que  celui  de  cueillir  des  fleurs  et  d'en  parer  leurs  bien-aimées. 
Je  me  souviens  d'un  chapitre  de  la  Couronne  de  Bleuets,  où  une  jeune  Cham- 
penoise se  baigne  dans  un  frais  ruisseau ,  et  se  tresse  une  couronne  tout  en 
folâtrant  dans  l'onde.  Un  «  pâle  poète  »  est  caché  sur  la  rive,  derrière  un 
saule,  et  il  contemple  ce  gracieux  tableau.  —  Les  Aventures  galantes  de  Mar- 
got, et  d'autres  que  je  ne  nomme  pas,  sont  aussi  de  pures  idylles  :  un  nuage, 
un  buisson,  quelques  pieds  d'eau  dormante  y  suffisent  à  l'action.  Quant  à 
l'homme ,  on  le  voit  à  peine  rire  ou  pleurer,  souffrir  ou  être  heureux,  vivre 
enfin  dans  ce  paysage  qui  ne  devrait  être  qu'un  cadre.  Assurément,  ce  qui 
manquait  alors  à  M.  Houssaye  ,  c'était  l'observation.  Il  avait  besoin  de  re- 
garder sentir  autour  de  lui,  de  sentir  lui-même  et  d'étudier  les  passions,  tant 
dans  son  propre  cœur  que  dans  le  cœur  des  autres  hommes.  La  méditation  lui 
était  encore  une  qualité  indispensable,  car,  après  avoir  observé,  il  devait 
réfléchir  et  se  demander  d'après  quelles  lois  il  lui  faudrait  faire  agir  ses  per- 
sonnages, et  aussi  dans  quelles  conditions  ils  se  trouveraient  le  mieux  posés 
pour  émouvoir  et  intéresser  le  lecteur.  Il  lui  restait  aussi  à  mieux  ordonner 
une  composition,  à  en  mieux  arrêter  le  plan.  Ses  chapitres  se  suivaient  un 
peu  au  hasard.  Ce  manque  de  régularité  dans  ses  œuvres  y  jetait  de  l'indéci- 
sion, de  la  confusion  même,  et  souvent ,  après  avoir  fermé  le  volume,  on 
cherchait  encore  la  donnée  première  du  roman. 

M.  Arsène  Houssaye ,  il  faut  le  dire ,  rachetait  ces  défauts,  inséparables  de 
la  première  jeunesse  de  tout  écrivain,  par  de  précieuses  qualités  de  style.  Sa 
phrase  avait  déjà ,  comme  celle  de  M.  Jules  Janin ,  de  l'éclat ,  du  trait ,  et 
souvent  elle  était  plus  ferme ,  plus  nette  encore  ;  des  incorrections ,  même 
grammaticales,  pouvaient  cependant  y  être  parfois  relevées.  Remarquable  à 
plus  d'un  titre,  ce  style  n'était  pas  encore  tout-à-fait  formé,  calme,  uni, 
comme  il  aurait  convenu.  M.  Houssaye  promettait  d'être  un  écrivain  dis- 
tingué; mais,  en  attendant  qu'il  le  devînt,  il  lui  restait  à  faire.  Ce  travail, 
assez  ennuyeux ,  je  l'avoue,  auquel  doit  s'astreindre  tout  jeune  écrivain  qui 
aspire  à  se  créer  une  méthode,  ce  travail  de  consciencieux  examen,  l'auteur 
du  Dix-huitième  siècle  l'a  mené  à  bout  avec  un  zèle  et  une  persévérance 
dignes  d'éloges.  Dans  ses  nouveaux  volumes,  son  style  est  facile  et  abondant, 
sans  cesser  d'être  clair,  et  doux  avec  coquetterie.  L'abandon,  qui  parfois  en 
fait  tout  le  charme,  n'a  pas  exclu,  dans  certains  passages,  l'élévation  que  com- 
munique une  pensée  sévère.  M.  Arsène  Houssaye  devra  toutefois  faire  dispa- 
raître quelques  traces  d'affectation  que  son  ancien  penchant  pour  l'idylle  y  a 


58  REVUE   DE  PARIS. 

laissées  à  de  rares  endroits.  Ainsi  dans  le  chapitre  :  Jl'atteau,  l'auteur,  ayant 
à  parler  d'une  femme,  vante  sa  grâce  gazouillante.  Qu'est-ce  qu'une  grâce  qui 
gazouille?  Ces  taches  légères  une  fois  enlevées,  le  Dix-huitième  siècle,  en  ce 
qui  regarde  le  mérite  de  l'exécution ,  reste  une  œuvre  pleine  de  charme  et 
d'intérêt  :  le  talent  jeune  et  capricieux  de  l'auteur  y  répand  encore  tout  son 
parfum ,  la  fougue  indiscrète  d'autrefois  s'y  est  pourtant  tempérée ,  et  la  pas- 
sion semble  l'avoir  mûri. 

Si  nous  examinons  maintenant  les  personnages ,  nous  les  trouverons  peut- 
être  par  trop  poètes  et  amoureux,  Watteau  comme  Dancourt,  Piron  comme 
Dorât.  M.  Arsène  Houssaye  a  examiné  les  gloires  frivoles  du  xvine  siècle  à 
travers  le  prisme  de  son  esprit  brillant;  et  comme  il  a  presque  autant  de  sen- 
sibilité que  d'esprit ,  ce  mélange  du  doute  d'un  côté  et  de  l'amour  de  l'autre 
donne  à  ses  héros  un  caractère  tout-à-fait  particulier,  mais  qui  est  commun  à 
presque  tous.  M.  Houssaye  a  fait  peut-être  trop  soupirer  le  xixe  siècle  dans  le 
xvuie;  ce  n'est  pas  seulement  l'épître  galante  qu'il  a  reproduite ,  il  a  mis  en 
regard  l'élégie  plaintive  et  la  romance  tendre  et  langoureuse  de  ce  temps-ci.  Il 
se  peint  lui-même,  et  il  peint  sa  génération  dans  les  portraits  qu'il  donne  des 
célébrités  de  la  régence.  Les  amours  de  ces  artistes  d'il  y  a  cent  vingt  ans  ne 
doivent  pas  avoir  été  tout-à-fait  celles  que  leur  prête  l'auteur.  Sou  imagination 
a  brodé  de  ses  mille  fleurs  les  quelques  pages  de  stricte  biographie  qui  nous 
sont  restées  sur  ces  hommes  connus;  il  a  fait  enfin  de  petits  romans ,  char- 
mans  à  lire,  mais  où  la  biographie  exacte  et  la  critique  occupent  peut-être 
trop  peu  de  place.  Les  artistes  que  M.  Houssaye  nous  représente  sont  des 
bohémiens,  un  peu  à  la  façon  de  certains  aimables  jeunes  gens  d'à  pré- 
sent, qui  se  donnent  ce  titre  à  eux-mêmes;  s'il  n'était  dit  qu'ils  ont  peint  des 
naïades,  des  fêtes  galantes,  et  si  leur  nom  n'avait  survécu  à  leurs  produc- 
tions ,  on  se  prendrait  à  douter  par  momens  de  leur  existence  historique.  Le 
cercle  où  l'auteur  les  met  en  scène  est ,  en  revanche ,  des  plus  vrais  et  des 
mieux  reproduits;  c'est  bien  là  l'entourage  musqué ,  frivole ,  de  la  régence; 
voici  ses  marquises  avec  leur  rouge  et  leurs  falbalas  dans  leurs  petites  mai- 
sons si  galamment  décorées.  M.  Houssaye  a  voulu  faire  avec  ses  lecteurs  une 
promenade  variée  d'aspects  et  toujours  amusante  à  travers  les  folles  années 
de  la  régence ,  et  il  a  très  bien  réussi  à  nous  plaire  comme  il  en  avait  l'inten- 
tion. Il  a  rajeuni  les  noms  des  auteurs  que  nos  ancêtres  ont  aimés;  c'est  dans 
l'histoire  de  la  littérature  et  des  arts  en  France  une  veine  heureuse  qu'on  pou- 
vait exploiter  d'une  manière  plus  rigoureuse,  mais  qui,  ainsi  mise  au  jour,  est 
des  plus  aimables.  Assez  d'autres ,  après  tout ,  ont  examiné  le  xvme  siècle 
sous  ses  faces  les  plus  tristes  et  les  plus  honteuses;  M.  Arsène  Houssaye,  lui, 
nous  le  montre  souriant  et  fardé  ,  avec  des  mouches  et  des  talons  rouges;  on 
lui  doit  des  remerciemens  pour  le  plaisir  qu'il  a  fait  éprouver,  et  des  éloges 
pour  le  tact  avec  lequel  il  a  fait  revivre  ces  vieilles  amours  surannées  qui 
paraissent  dans  son  livre  aussi  fraîches  que  si  elles  dataient  d'hier.  Deux  des 
biographies  qui  composent  ce  livreront  surtout  dignes  d'être  remarquées; 
ce  sont  celles  de  l'07itenelleet  du  roi  Louis  XF\  Quoiqu'il  semble,  à  la  pre- 


REVDE  DE  PARIS.  59 

mière  réflexion,  assez  étrange  de  classer  Louis  XV  parmi  les  poètes  du 
xvme  siècle,  M.  Houssaye  a  su  montrer  avec  beaucoup  de  finesse  originale 
les  mérites  littéraires  de  ce  monarque  débauché.  Assurément,  on  ne  se  serait 
jamais  attendu  à  trouver  un  écrivain  élégant  et  fleuri,  un  vrai  poète  de 
Mmc  de  Pompadour,  dans  le  prince  qui  avait  eu  l'idée  du  Parc  aux  Cerfs. 
La  corruption  n'avait  pu  toutefois  étouffer  complètement  l'intelligence  en  lui; 
M.  Houssaye  l'a  très  bien  fait  voir.  —  Pour  ce  qui  est  de  Fontenelle,  l'auteur 
du  Dix-huitième  siècle  a  mis  en  relief  avec  bonheur,  avec  trop  de  sévérité 
peut-être,  son  esprit  frivole,  sa  fatuité  un  peu  ridicule,  et,  comme  écrivain, 
lui  a  assigné  sa  véritable  place.  Il  faut  féliciter  M.  Houssaye  d'avoir  dit  le 
premier  ce  que  les  mémoires  du  temps  n'avaient  osé  qu'indiquer. 

En  examinant  le  Dix-huitième  siècle  comme  une  œuvre  d'imagination, 
il  y  a  progrès  évident  chez  M.  Arsène  Houssaye.  Pour  le  style,  nous  en  avons 
loué  le  mérite.  Cet  ouvrage  marque  donc  un  pas  en  avant  dans  la  carrière 
de  l'auteur.  Il  ne  s'arrêtera  pas  au  milieu  d'un  chemin  brillant  et  devant 
lequel  s'ouvre  un  large  horizon.  Pour  arriver  au  sommet,  il  s'observera  lui- 
même,  et,  portant  ses  regards  en  avant,  il  s'amusera  moins  aux  caprices  et 
aux  hasards  de  la  route  que  parfois  il  ne  l'a  fait.  M.  Houssaye,  nous  le  sa- 
vons, ne  regarde  pas  le  feuilleton  et  la  littérature  facile  comme  le  but  prin- 
cipal à  atteindre.  Ce  goût  dominant  que  nous  lui  connaissons  pour  l'églo- 
gue,  les  fêtes  de  la  nature,  le  repos  champêtre,  que  ne  le  contente-t-il,  par 
exemple,  par  la  poésie  pure  et  sérieuse,  la  poésie  versifiée?  M.  Houssaye  a 
fait  des  vers  pleins  de  tendresse  et  de  fraîcheur  :  son  recueil  des  Sentiers 
2)erdus  a  donné  d'élégantes  promesses;  ces  promesses,  que  son  talent  les 
tienne.  Une  pièce,  adressée  à  M.  Gérard  de  Nerval,  était  particulièrement 
distinguée;  nous  voudrions  que  l'auteur  en  publiât  encore  de  semblables.  Il 
le  peut  sans  peine,  pourquoi  ne  le  ferait-il  pas?  Pour  cette  sensibilité  vive, 
qui  est  aussi  une  de  ses  précieuses  qualités  ,  elle  a  pu  trouver  à  s'épancher 
dans  les  biographies  du  Dix-huitième  siècle,  lorsque  le  roman  n'était  pas 
déplacé  à  côté  de  l'histoire.  jNous  aurions  souhaité  toutefois  que  M.  Houssaye 
en  eut  gardé  la  complète  manifestation  pour  des  contes  pleins  de  verve  et 
d'humour,  tels  qu'il  nous  en  a  déjà  donné  et  qu'il  se  propose  sans  doute  en- 
core d'en  écrire.  On  n'y  rencontrera  pas  de  noms  depuis  long-temps  célèbres, 
et  toutes  les  capricieuses  fantaisies  de  l'imagination  seront  alors  les  bien- 
venues. L'auteur  aura  cependant  à  introduire  plus  de  variété  dans  la  forme 
de  ses  nouvelles,  et  à  ne  pas  leur  donner  à  toutes  la  même  allure  pastorale 
ou  élégiaque.  Ses  descriptions  seront  aussi  plus  exactes ,  il  observera  minu- 
tieusement la  nature  avant  de  la  peindre.  Pour  ses  personnages,  nous  l'avons 
dit,  ils  ont  toujours  un  peu  manqué  de  vérité,  mais  M.  Houssaye  est  dans 
une  trop  bonne  voie  pour  ne  pas  acquérir  bientôt  le  sens  psychologique. 

M.  Houssaye  n'en  trouvera  pas  moins  dans  la  biographie  un  cadre  heureu- 
sement approprié  à  la  nature  de  son  talent  :  qu'il  s'y  obstine  donc  et  qu'il  s'y 
perfectionne  de  plus  en  plus.  ISe  faut-il  pas  en  effet ,  pour  se  fonder  une  re- 
nommée durable,  s'appuyer  à  quelque  chose  de  noble  et  de  sans  cesse  appré- 


GO  REVUE   DE   PARIS. 

ciable?  ne  faut-il  pas,  pour  l'âge  déclinant,  se  réserver  des  travaux  recomman- 
dâmes à  tous?  Si  l'on  n'y  prend  garde,  en  effet,  les  ans  se  suivent,  on  dépense 
son  esprit,  et  à  l'époque  où  on  regarde  derrière  soi,  on  n'a  déjà  plus  le  secret 
de  ces  rêves  si  naïfs  et  si  doux  dont  on  se  contentait  parce  que  le  public  y  trou- 
vait un  légitime  amusement.  Alors  en  des  pages  plus  tristes,  d'où  s'écbappe 
on  secret  parfum  de  mélancolie  et  de  tendre  retour,  on  s'écrie  avec  un  soupir  : 
«  Qu'étes-vous  devenues,  Rosalie,  Lucile,  Natalie,  vous  toutes  que  nous  avons 
aimées  et  chantées  ?  »  Ces  gracieux  fantômes  se  sont  enfuis  avec  la  première 
ivresse,  et  il  semble  qu'il  ne  reste  plus  rien  après  elle,  après  eux.  Ils  n'au- 
ront pas  emporté  que  la  joie ,  que  le  bonheur,  que  le  perpétuel  sourire  du 
cœur  et  des  lèvres  ,  hélas  !  ils  auront  emporté  aussi  la  plus  grande  part  de 
la  verve  insoucieuse  et  folle  qui  effeuillait  sur  notre  chemin  les  plus  belles 
et  les  plus  odorantes  fleurs  de  l'esprit.  Mais  aussi  pourquoi  se  flatter  que 
cette  verve  de  franche  gaieté ,  d'élégant  abandon  pût  durer  encore,  lorsque  le 
cœur  se  ride  en  même  temps  que  le  front  se  plisse,  et,  pour  tout  dire  en  un 
mot ,  lorsque  la  Jeunesse  s'en  va  ? 

J'étais  un  arbre  en  fleurs  où  chantait  ma  Jeunesse, 
Jeunesse,  oiseau  charmant,  mais  trop  vite  envolé... 

s'écriait  l'autre  jour  un  poète  aimé,  qui,  lui  aussi,  se  lamente  et  regrette  (1). 
Oui ,  la  jeunesse  s'en  va;  on  s'aigrit  parce  qu'on  s'ennuie,  et  on  n'a  plus  rien 
à  conter  parce  qu'on  ne  sait  plus  aimer  comme  autrefois.  Est-ce  donc  une 
loi  suprême  et  à  laquelle  nul  ne  saurait  échapper,  que  l'intelligence  ait  comme 
le  corps,  comme  la  nature,  ses  transformations,  et  que,  tout  à  la  fois,  les 
cheveux  tombent,  les  arbres  s'effeuillent,  les  cœurs  gais  ou  tendres  devien- 
nent moroses  (2)!  Ce  doit  être  là  une  douloureuse  leçon,  un  triste  exemple 
pour  ceux  qui  seraient  tentés  d'imiter  de  spirituels  et  heureux  improvisateurs. 

(1)  Sainte-Beuve,  Stances  et  Sonnets  d'Amaury.  (Revue  de  Paris  du  2  octobre 
1842.) 

(2)  Ce  thème  de  la  jeunesse  enfuie  a  été,  ce  semble,  une  mine  féconde  d'inspira- 
tions, où,  de  tout  temps,  les  poètes  ont  puisé  avec  bonheur.  Euripide,  dans  une  de 
ses  tragédies,  Hercule  furieux,  fait  ainsi  parler  le  chœur  des  Vieillards  :  «Je  ne 
voudrais  pas  les  trésors  de  l'Asie,...  tout  l'or  emplissant  ma  maison,...  en  échange 
de  la  Jeunesse,  laquelle  est  très  belle  dans  la  richesse,  laquelle  est  très  belle  dans 
la  pauvreté...  » 

Ce  dernier  trait  n'est-il  pas  déjà  le  refrain  de  Béranger  : 

Dans  un  grenier  qu'on  est  bien  à  vingt  ans  ! 

Et  nous,  nous  qui  l'avons,  ce  bien  précieux ,  plus  désirable  cent  fois  que  les  tré- 
sors de  l'Asie,  ne  le  méconnaissons  pas;  sachons  en  jouir  pour  avoir  moins  à  le 
regretter;  mais  surtout  ne  faisons  pas  de  cette  belle  couronne  do  jeunesse  ce  que 
font  les  fdles  curieuses  des  marguerites  des  prés,  dont  elles  veulent  surprendre  le 
secret.  Non,  trop  rapides  années  toutes  de  grâces  et  de  senteurs  (un  aimable  poète 
l'a  dit  encore)  : 

Ne  vous  effeuillons  pas  plus  vite  que  le  temps! 


REVUE   DE   PARIS.  61 

Si  M.  Arsène  Houssaye  a  paru  s'attaquer  trop  souvent  aux  ridicules  et  aux 
passions  des  notaires  et  des  clercs  de  notaire,  M.  de  Balzac,  lui,  n'aban- 
donne ni  ses  vieux  garçons  ni  ses  vieilles  filles.  Ce  que  le  célibat,  depuis 
tantôt  dix  ans,  lui  a  inspiré  de  récits  scandaleux,  est  vraiment  incroyable  : 
on  n'a  pas  oublié,  entre  autres  aventures,  celle  de  cette  demoiselle  d'Alençon 
à  la  recherche  d'un  époux,  non  plus  que  l'histoire  plus  curieuse  et  plus  vraie 
des  abbés  Troubert  et  Biroteau,  qui  avaient  hérité  de  la  bibliothèque  du 
chanoine  Chapeloud.  La  persévérance  que,  depuis  quelque  temps,  M.  de 
Balzac  avait  mise  à  exploiter  le  veuvage  nous  avait  un  moment  laissé  croire 
que  le  célibat  était  à  jamais  délaissé  par  lui ,  mais  Un  Ménage  de  Garçon 
en  province  vient  de  nous  apprendre  que  ce  n'était  là  qu'une  fausse  espé- 
rance. Le  sujet  de  ce  dernier  roman  ne  saurait  se  dire  sans  beaucoup  de  cir- 
conlocutions; il  méconnaît,  je  ne  dirai  pas  la  morale  la  moins  rigoureuse, 
mais  bien  les  plus  simples  lois  de  la  bienséance  et  de  la  décence.  Certaine- 
ment on  ne  saurait  exiger  d'un  romancier  une  pruderie  ridicule,  mais  encore 
faut-il  que  l'on  puisse  s'entretenir  d'un  livre  sans  craindre  de  blesser  les 
personnes  même  les  plus  tolérantes.  Cependant  nous  laisserons  entendre 
qu'Un  Ménage  de  Garçon  en  province  est  le  récit  des  infortunes  d'un  vieux 
célibataire  soumis  aux  caprices  tyranniques  d'une  grosse  fille  de  campagne, 
dont  M.  Bouget  père  avait  voulu  faire  sa  maîtresse  vers  les  dernières  années 
de  sa  vie,  et  dont  lui,  Bouget  fils,  avait  hérité  en  même,  temps  que  de  ses 
millions.  Nous  savions  bien  que  les  vieillards  de  M.  de  Balzac  étaient  tous 
millionnaires,  mais,  jusqu'à  ce  jour,  il  n'avait  pas  fait  entrer  dans  leur  suc- 
cession, avec  leur  riche  mobilier,  les  jeunes  femmes  dont  ils  n'avaient  pu  se 
faire  aimer.  —  Le  moyen,  au  reste,  dont  fait  usage  M.  Bouget  fils  pour  tenter 
Flore  Brazier  mérite  que  nous  le  rapportions.  Cet  héritier  d'une  immense  for- 
tune avait  atteint  l'âge  de  trente-sept  ans;  mais  encore  très  timide  et  ne  sa- 
chant d'ailleurs  jusqu'où  la  bienfaisance  de  son  père  était  allée  envers  la 
jeune  fille  qu'il  avait  recueillie,  il  ne  trouve  que  cette  phrase  à  lui  adresser  : 
—  Étes-vous  la  même  que  quand  vous  étiez  là,  pieds  nus,  amenée  par  votre 
oncle?  —  Belle  question,  ma  foi ,  répond  Flore  en  rougissant.  Ce  pauvre 
niais...  dont  les  tempes  et  le  front  chargés  de  boutons,  semblables  à  des 
ulcères,  portaient  cette  horrible  couronne,  attribut  des  sangs  gâtés...,  ne 
sait  comment  accueillir  une  réponse  si  flatteuse  pour  un  homme;  mais  le 
lendemain,  après  avoir  proposé  à  Flore  de  rester  près  de  lui,  il  invente  cet 
argument  horrible  :  —  )  oyons,  cela  ne  vaut-il  pas  mieux  que  de  retourner 
aux  champs?  —  Flore,  vaincue  par  cet  argument,  se  laisse  séduire.  —  M.  de 
Balzac  nous  apprend  alors  quels  furent  les  résultats  de  cet  amour  :  Jean- 
Jacques  changea  complètement;  son  visage  pâle  et  plombé,  dégradé  par  les 
boutons  aux  tempes  et  au  front,  s'éclaircit,  se  nettoya,  se  colora  de  teintes 
rosées. 

On  voudra  sans  doute  savoir  maintenant  ce  qu'était  cette  Flore  Brazier  qui 
ovait  changé  aussi  complètement  Jean-Jacques;  c'était  simplement  une  ra- 
bouilleuse. Jusqu'à  présent  l'intéressante  profession  de  rabouilleuse  nous 


62  REVUE    DE   PARIS. 

était  aussi  inconnue  que  le  mot  qui  l'exprime,  mais  M.  de  Balzac  va  nous 
dire  d'où  était  venu  ce  surnom  à  la  sultane  de  la  place  Saint-Jean  :  —  Ra- 
bouiller  est  un  mot  berrichon  qui  peint  admirablement  ce  qu'il  veut  indi- 
quer :  V action  de  troubler  l'eau  d'un  ruisseau  en  la  faisant  bouillonner 
à  l'aide  d'une  grosse  branche  d'arbre  dont  (es  rameaux  sont  disposés  en 
forme  de  raquette.  Les  écrevisses,  effrayées  par  cette  opération,  dont  le 
sens  leur  échappe,  remontent  précipitamment  le  cours  d'eau...  —  M.  Rou- 
get le  père,  un  médecin,  avait  rencontré  Flore  dans  une  de  ses  promenades, 
comme  elle  était  ainsi  occupée  à  rabouiller,  et  il  trouva  que  cette  nymphe 
avait  des  yeux  bleus  garnis  de  cils  dont  le  regard  eût  fait  tomber  à  ge- 
noux un  peintre  et  un  poète.  Dans  ce  moment-là,  d'ailleurs,  Flore  Brazier 
tenait  à  la  main  son  rabouilloir  avec  la  grâce  naturelle  à  l'innocence.  Ce 
dernier  trait  nous  semble  des  plus  touchans.  Le  malicieux  et  vicieux  doc- 
teur était  subitement  devenu  amoureux  de  cette  jeune  fille  de  douze  ans,  et 
il  l'avait  prise  cbez  lui  pour  faire  son  éducation;  aussi,  à  sa  mort,  son  fils  la 
trouva-t-il  parfaitement  éduquée. 

Ce  que  nous  venons  de  raconter  jusqu'ici  n'est  qu'un  des  prologues  d'Un 
Ménage  de  garçon;  il  en  existe  un  second,  peut-être  aussi  nécessaire  à  con- 
naître que  celui-ci;  c'est  Je  roman  des  Deux  Frères,  dont  Un  Ménage  n'est 
que  la  deuxième  partie.  L'analyse,  cependant ,  (  à  ce  qu'il  est  dit  dans  une 
note  précédant  cet  ouvrage)  n'en  est  pas  absolument  indispensable  pour 
l'intelligence  du  récit  qui  va  suivre.  TsTous  passerons  donc  outre,  en  laissant 
même  de  coté  le  cbapitre  intitulé  :  Horrible  et  vulguire  Histoire.  Nous  ré- 
pugnons à  suivre  page  à  page  le  romancier  dans  la  peinture  qu'il  nous  a 
donnée  de  la  vie  de  Jean-Jacques  Rouget  et  de  la  rabouilleuse;  ce  n'est  là 
une  bistoire  intéressante  que  pour  les  babitans  de  la  petite  ville  d'Issoudun, 
la  plus  immorale,  à  coup  sûr,  de  toutes  les  petites  villes  de  France,  s'il  faut 
en  croire  M.  de  Balzac.  Ce  récit  des  infamies  d'une  femme  qui,  peu  à  peu, 
établit  sa  domination  sur  un  bomme  faible  et  méprisable,  ne  nous  causerait 
qu'une  émotion  pénible;  mais  n'est-ce  pas  une  cbose  triste  et  des  plus  déplo- 
rables qu'un  écrivain,  doué  d'un  rare  -esprit  d'observation  et  qui  a  fait  preuve 
de  goût  en  quelques  analyses  délicates  de  passions,  emploie  aujourd'hui 
toute  son  intelligence  à  nous  dépeindre  la  vie  commune  dans  ce  qu'elle  a  de 
repoussant  et  de  vil?  Nous  n'avons  jamais  compris  qu'on  se  plût  ainsi  aux 
plus  tristes  aspects  de  la  réalité.  Un  Grand  homme  de  province  à  Paris  a 
ouvert  une  série  de  tableaux  hideux  :  la  critique  en  a  souvent  montré  la  faus- 
seté; M.  de  Balzac  n'a  jamais  tenu  compte  des  avertissemens  sérieux  qui  lui 
ont  été  donnés;  il  s'est  fait  le  romancier  des  mœurs  les  plus  infâmes,  et  s'il  est 
quelquefois  revenu  à  ses  ducbesses  et  à  ses  femmes  de  trente  ans,  c'a  été  pour 
les  créer  à  l'image  des  rabouilleuses  et  des  Florine  qu'il  affectionne  tout  par- 
ticulièrement. Et,  à  ce  propos,  c'est  une  cbose  triste  et  décourageante  que  la 
façon  dont  les  romanciers  modernes  traitent  les  femmes  d'à  présent.  Qu'est 
devenue  cette  galanterie  toute  française,  si  renommée  et  célébrée  dans  l'Eu- 
rope entière?  Je  ne  sache  pas  qu'au  temps  des  mœurs  les  plus  relâchées  de 


REVUE   DE  PARIS.  63 

la  régence,  au  temps  même  du  Parc  aux  Cerfs,  un  écrivain,  fût-ce  Piron,  fût-ce 
Crébillon  fils,  eût  osé  rabaisser  la  femme  au  degré  d'abjection  où  nous  la 
voyons  tombée  dans  les  livres  du  jour.  Il  ne  s'y  trouve  pour  héroïnes  que  des 
créatures  de  coulisses  ou  des  filles  que  l'on  paie.  Les  femmes  des  classes  aris- 
tocratiques, si  elles  sont  mises  en  scèue,  ne  fout  montre,  elles  aussi,  que  de 
sentimens  bas;  et  dans  toutes  les  intrigues  auxquelles  on  veut  nous  intéresser, 
je  ne  vois  pas  l'ombre  d'amour.  Ce  serait ,  en  effet ,  méconnaître  le  sens  de 
ce  mot  sublime,  que  l'appliquer  aux  passions  des  personnages  des  romans  ac- 
tuels. Il  n'est  pas  seulement  faux  qu'une  femme  puisse  se  conduire  ainsi  qu'on 
nous  le  donne  à  penser,  mais  cela  n'est  pas  même  vraisemblable.  Aussi, 
qu'arrive-il?  C'est  que  les  romanciers  auxquels  je  fais  allusion  perdent  toute 
vogue  et  tout  crédit,  car  cette  vogue  et  ce  crédit,  c'est  aux  femmes  et  aux 
jeunes  gens  qu'ils  doivent  particulièrement  les  demander.  Une  fiction  amou- 
reuse intéresse  surtout  ces  deux  sortes  de  personne  :  les  jeunes  gens,  parce 
que,  d'une  imagination  riche  et  ardente,  d'un  esprit  exalté,  ils  y  cherchent 
un  aliment  à  leur  curiosité  et  à  leurs  espérances;  les  femmes,  parce  que,  pa- 
resseuses et  inoccupées  d'ailleurs,  elles  passent  les  plus  longues  heures  de 
leur  vie  à  rêver  d'amour,  et  que  ce  qui  les  entretient  dans  cette  vague  et 
molle  rêverie  les  charme  avant  tout.  Femmes  et  jeunes  gens  vivent  par  le 
cœur,  et  tout  ce  qui  vient  du  cœur  a  le  secret  de  leur  plaire.  Mais  l'amour  est 
calomnié,  la  débauche  est  partout  complaisamment  donnée  en  spectacle, 
ils  abandonnent  alors  le  livre,  ceux-ci  pour  se  fier  à  leurs  seules  illusions, 
celles-là  parce  qu'elles  ont  au  fond  de  leur  ame,  qui  lui  sert  de  cage,  un 
joli  petit  oiseau  qu'un  rien  effarouche  et  qui  n'est  autre  que  la  pudeur.  Quand 
il  n'y  aurait  encore  là  qu'une  question  de  bienséance,  de  simple  politesse 
même,  ce  devrait  être  une  loi  pour  les  hommes  que  leur  talent  appelle  à 
parler  publiquement  de  la  vie  privée  des  femmes,  de  nous  les  présenter  aussi 
retenues  qu'elles  le  peuvent  être  réellement.  Si  quelques-unes  mentent  à  leur 
sexe,  ce  n'est  pas  là  un  motif  suffisant  pour  faire  d'une  règle  une  exception 
et  pour  donner  du  relief  au  scandale.  Je  voudrais  que  la  génération  d'au- 
teurs survenante  eût  toujours  présent  à  la  pensée  l'exemple  du  discrédit  où 
sont  tombés  certains  auteurs  contemporains,  qu'elle  fit  oublier  leurs  calom- 
nies et  leurs  médisances  en  montrant,  dans  toutes  les  occasions,  les  femmes 
dignes  en  même  temps  que  sensibles;  je  voudrais  enfin  que  tous,  ceux  qui 
s'en  vont  comme  ceux  qui  viennent ,  se  souvinssent  que  le  roi  Louis  XIV, 
écoutant  la  supplication  d'une  vivandière,  resta,  un  quart  d'heure  durant,  la 
tête  nue  sous  la  pluie. 

Flore  Brazier,  forte  de  la  tendresse  du  vieux  Rouget,  son  maître  et  son 
amant,  l'assassine  lentement  en  lui  faisant  endurer  les  plus  cruelles  et  les 
plus  douloureuses  tortures  morales.  Elle  l'a  contraint  à  recueillir  un  mauvais 
sujet,  un  nommé  Maxence  Gilet,  jeune  officier  sans  honneur,  dont  elle  s'est 
éprise,  et  qu'elle  veut  mettre  en  tiers  dans  son  ménage  avec  Rouget.  Le  bon- 
homme cède  et,  non  content  d'être  malheureux  par  cette  femme,  se  rend  à 
plaisir  ridicule.  Je  ne  pourrais  dire  toutes  les  bassesses  et  les  turpitudes  dont 


64  REVUE  DE   PARIS. 

est  témoin  le  domicile  du  vieux  garçon,  et  ce  que  l'existence  de  cette  créa- 
ture, qui  fait  deux  parts  de  son  amour  et  de  ses  sens,  offre  de  scandale  et  de 
honteux  cynisme.  Non  satisfaite  de  mener  au  tombeau  son  bienfaiteur  imbé- 
cile, la  rabouilleuse,  conseillée  et  aidée  par  Max,  veut  lui  voler  sa  fortune. 
C'est  ici  que  se  retrouvent  toutes  ces  combinaisons  d'affaires  d'intérêt ,  de 
famille  et  d'argent,  auxquelles  les  précédens  romans  de  M.  de  Balzac  nous 
ont  déjà  initiés.  On  se  rappelle  ces  détails  de  succession  disputée,  d'embarras 
pécuniaires,  de  sommes  empruntées,  où  s'est  complu  l'auteur.  Eb  bien!  dans 
le  livre  que  nous  venons  de  lire,  ils  se  retrouvent  plus  nombreux,  plus  en- 
nuyeux que  jamais.  Dès  le  moment  où  Philippe  Bridau,  neveu  de  Jean-Jacques 
Rouget,  arrive  à  Issoudun  dans  l'intention  de  détruire  l'ouvrage  de  Maxence 
et  de  Flore,  et  de  leur  arracher  l'héritage  de  son  oncle,  il  n'est  plus  parlé  que 
d'inscriptions  de  rentes  sur  le  grand-livre,  de  pensions  viagères,  de  procura- 
tions, de  tableaux  qui  valent  cent  mille  écus,  de  friponneries  toutes  plus 
incroyables  les  unes  que  les  autres,  et  plusieurs  chapitres,  en  cet  endroit, 
semblent  des  feuilles  détachées  de  l'instruction  d'une  affaire  de  cour  d'assises 
ou  d'un  dossier  de  notaire.  Ce  Philippe  Bridau  est  aussi  un  scélérat ,  et  il 
n'est  pas  de  tours  déshonoraus  qu'il  ne  joue  à  la  coterie  de  la  rabouilleuse. 
Pour  annuler  le  pouvoir  de  cette  fille,  il  écrit  à  un  de  ses  amis,  à  Paris  : 

«  Mon  vieux  camarade,  informe-toi  si  ce  petit  rat  de  Césarine  est  occu- 
pée, et  tâche  qu'elle  soit  prête  à  venir  à  Issoudun  dès  que  je  la  demanderai; 
la  luronne  arriverait  alors  courrier  par  courrier.  Il  s'agira  d'avoir  une  tenue 
honnête,  rien  qui  sente  les  coulisses  :  il  faut  se  présenter  dans  le  pays  comme 
la  fille  d'un  brave  militaire  mort  au  champ  d'honneur,  beaucoup  de  mœurs, 
des  vêtemens  de  pensionnaire,  et  de  la  vertu  première  qualité.  Si  j'ai  besoin 
d'elle  et  si  elle  réussit,  à  la  mort  de  mon  oncle  il  y  aura  50,000  francs  pour 
elle...  » 

La  réponse  à  cette  lettre,  que  nous  ne  voulons  point  citer,  est  écrite  dans 
un  argot  de  mauvais  lieu  dont  nous  aurions  honte.  Les  mœurs  d'un  certain 
monde  théâtral  parisien  sont  surtout  reproduites  dans  toute  leur  vulgarité 
vers  la  fin  d'Un  Ménage  de  Garçon.  Philippe,  après  avoir  tué  en  duel  Maxence, 
conduit  à  Paris  Flore  et  son  onde  Rouget.  Là ,  le  vieux  garçon  trouva  des 

rabouilleuses  à  en  mourir Lolotte,  une  des  plus  belles  figurantes  de 

V Opéra,  fut  l'aimable  assassin  de  ce  vieillard.  — Lui  mort,  Philippe  épouse 
Flore  et  toute  la  fortune  qui  lui  avait  été  léguée;  mais  il  ne  s'est  pas  plutôt 
marié  à  cette  créature,  qu'il  la  fait  aussi  mourir  de  débauche  pour  obtenir  la 
main  d'une  fille  de  pair  de  France.  Ici  se  présente  une  nouvelle  complication 
de  faits  froidement  atroces,  sérieusement  monstrueux,  qui  forme  le  dénoue- 
ment du  livre  sans  autre  préparation.  M.  de  Balzac,  après  nous  avoir  fait 
connaître  les  actions  honteuses  que  le  ménage  d'un  garçon  peut  cacher  en 
province,  nous  donne  en  grand  le  spectacle  des  infamies  parisiennes,  tant  chez 
les  plus  hauts  fonctionnaires  de  l'état  que  dans  la  loge  des  actrices  et  l'esta- 
minet des  journalistes  Finot,  Lpusteau,  Bixiou  et  autres. 

Quant  à  la  manière  dont  est  écrit  cet  imbroglio,  ridicule  à  force  d'immo- 


REVUE  DE   PARIS.  66 

ralité,  on  a  pu  déjà  s'en  faire  une  idée  par  les  quelques  phrases  que  nous 
avons  citées.  Le  style  de  M.  de  Balzac  est  pâteux,  lourd,  indécis  et  souvent 
même  incompréhensible.  On  sent  qu'il  a  dû  faire  autrefois  des  efforts  inouïs 
pour  arriver  à  construire  des  phrases  courtes  et  brillantes,  mais  aujourd'hui 
il  ne  trouve  plus  sous  sa  plume  rapide  qu'un  langage  bizarre,  affecté,  mé- 
lange de  prétention  et  de  négligence.  Ce  n'est  pas  là  du  français,  c'est  une 
sorte  de  patois  propre  à  M.  de  Balzac ,  où  les  images  les  plus  étranges  se 
heurtent  sans  raison,  où  les  mots  eux-mêmes  n'ont  plus  leur  sens  primitif  et 
ne  traduisent  qu'imparfaitement  la  pensée  de  l'auteur.  A  l'avant-dernier  cha- 
pitre, le  grand  poète  Daniel  d'Arthez,  que  vous  connaissez  sans  doute,  s'écrie  : 
«  La  couleur,  madame,  est  le  moment  à  saisir  par  le  peintre  où  les  choses 
sont  dans  toute  la  splendeur  de  leurs  effets!  »  La  couleur  qui  est  un  mo- 
ment! —  Puis,  un  moment  à  saisir  où  les  choses...  Saisir  où?  —  En  vérité 
le  grand  poète  Daniel  d'Arthez  a  raison  de  rester  dans  son  cénacle  et  dans  sa 
solitude.  —  Un  reproche  grave  à  faire  encore  au  style  de  M.  de  Balzac,  c'est 
de  n'employer  que  des  termes  et  des  locutions  qui  rappellent  la  populace,  les 
termes  et  les  locutions  qui  suivent,  par  exemple  :  —  C'est  de  fiers  matins! 
—  Il  est  propre,  votre  peintre!  —  Il  faut  se  ficeler,  etc. ,  etc. 

Ce  que  nous  regrettons  le  plus  en  tout  ceci,  c'est  que  cette  œuvre  informe, 
esquisse  imparfaite  d'un  livre  qui  eut  été  plus  mauvais  encore,  soit  dédiée 
par  l'auteur  à  M.  Nodier.  Que  peut  avoir  Un  Ménage  de  Garçon  en  province 
de  commun  avec  le  spirituel  académicien  dont  on  sollicite  le  patronage? 
N'est-ce  pas  une  ironie  que  ces  deux  noms,  —  M.  de  Balzac,  M.  Charles 
Nodier,  —  écrits  l'un  près  de  l'autre?  M.  de  Balzac,  c'est-à-dire  un  des 
hommes  de  ce  temps-ci  qui  aient  le  plus  mésusé  d'un  talent  dans  le  principe 
estimable,  l'écrivain  qui,  par  de  longues  et  courageuses  tentatives,  s'était  créé 
dans  les  lettres  une  position  brillante  et  qui,  depuis  dix  ans,  se  déconsidère 
le  plus  lui-même  par  le  trafic  de  sa  pensée;  M.  Nodier,  c'est-à-dire  un  de  nos 
littérateurs  les  mieux  pensans,  un  de  ceux  qui  ont  toujours  et  partout  con- 
servé une  attitude  digne,  en  même  temps  que  la  plus  parfaite  urbanité  de 
formes,  le  seul  peut-être  de  tous  auquel  puisse  s'appliquer  le  mot,  si  rare- 
ment juste,  de  Buffon:  Le  style,  cest  Vliomme.  Est-il  rien,  en  effet,  de  plus 
ingénieux,  de  plus  savant  parfois,  de  plus  affable  toujours  (si  cela  peut  se 
dire)  que  le  style  de  M.  Charles  Nodier  ?  Aussi  a-t-on  raison  de  s'étonner 
que  ce  nom  si  respectable  se  trouve  placé  en  tête  du  dernier  livre  de  M.  de 
Balzac.  —  S'adressant  à  M.  Nodier,  l'auteur  lui  dit  :  —  Peut-être  votre  nom 
défendra-t-il  cet  ouvrage  des  accusations  qui  ne  lui  manqueront  pas.  — 
Assurément  rien  ne  saurait  défendre  un  semblable  ouvrage,  pas  même  une 
renommée  pure  et  illustre;  quant  aux  accusations,  elles  ne  manqueront  pas, 
M.  de  Balzac  a  raison  de  le  prévoir.  Ce  n'est  pas  que  ce  livre  en  lui-même 
semble  mériter  les  honneurs  d'une  critique  accusatrice,  mais  c'est  que  l'auteur, 
dans  sa  dédicace,  prétend  qu'il  en  résulte  de  grands  enseignemens  et  pour 
la  famille  et  pour  la  maternité.  Il  est  bon  de  lui  enlever  cette  prétentieuse 

TOME  XIII.      SUPPLÉMENT.  5 


66  REVUE  DE  PARIS. 

ambition.  Un  Ménage  de  Garçon  ne  renferme  aucun  enseignement;  la  lecture, 
bien  au  contraire,  n'en  laisse  à  l'esprit  qu'une  idée  de  cynique  dépravation. 
La  famille  y  est  montrée  sous  le  jour  le  plus  triste  et  le  plus  décourageant  : 
mise  en  scène  au  moyen  des  trois  personnages  Philippe ,  Joseph  Bridau  et 
Agathe  Rouget,  leur  mère,  elle  nous  apparaît  désunie,  immorale  et  heureuse 
dans  son  impiété.  La  mère  est  faible,  les  fils  sont  tous  deux  désobéissans; 
l'une  meurt  de  chagrin,  les  deux  autres  sont  presque  toute  leur  vie  honorés  et 
considérés;  et  il  n'est  cependant  pas  une  action  honteuse  devant  laquelle  l'un 
d'eux,  Philippe,  ait  reculé.  M.  de  Balzac  croit  trouver  une  excuse  à  cette 
inconséquence  en  disant  :  —  Quelque  tendre  et  bonne  que  soit  la  mère,  elle 
ne  remplace  pas  plus  cette  royauté  patriarcale  (celle  du  père)  que  la 
femme  ne  remplace  un  roi  sur  le  trône...  Si  l'intention  de  l'auteur  d'Un 
Ménage  était  de  remettre  en  honneur  le  respect  de  la  famille,  il  semble  qu'il 
eût  mieux  fait  de  nous  en  montrer  une  dont  l'union  eût  été  le  bonheur,  mais 
il  pensait  sans  doute  que  quelques  mots  pompeux ,  jetés  au  hasard  et  après 
coup,  lui  tiendraient  lieu  de  conclusion  (1). 

Non,  ce  livre  n'est  qu'une  ébauche,  et  nous  nous  en  félicitons  pour  l'au- 
teur, car,  complété  et  sérieux,  il  eût  été  l'apologie  raisonnée  du  scandale  et  du 
vice.  Tel  qu'il  est,  on  se  méprendra  sur  la  signification ,  et  on  n'y  verra  avec 
raison  qu'un  roman  ennuyeux,  composé  en  grande  hâte  et  écrit  dans  une 
langue  souvent  barbare.  M.  de  Balzac ,  s'adressant  à  M.  Nodier,  se  devait  à 
lui-même,  au  moins  dans  la  dédicace,  de  rendre  sa  phrase  correcte  et  intelli- 
gible. Et  pourtant  voici  le  compliment  qu'il  adresse  à  l'illustre  académicien  : 
«  Fous  avez,  jeté  sur  notre  temps. un  sagace  coup  d œil  dont  la  philosophie 
se  trahit  dans  plus  d'une  arnère  7'êftexion  qui  perce  à  travers  vos  pages 
élégantes,  et  vous  avez,  mieux  que  personne,  apprécié  les  dégâts  produits 

dans  Vesprit  de  notre  pays  par  quatre  systèmes  politiques  différens » 

—  La  philosophie  d'un  coup  d'oeil! — Une  réflexion  qui  perce  à  travers 
des  pages!  —  Des  systèmes  politiques  qui  produisent  des  dégâts!  —  Des 
dégâts  dans  Vesprit  d'un  pays!  —  Sommes-nous  chez  les  Welches? 

Et  l'écrivain  qui  a  tracé  ces  lignes  ambitieuses  est  le  même  qui  vient  de 
parler  des  grands  enseignemens  qui  résultent  de  sou  livre.  Que  dire  d'une 
pareille  vanité  ?  —  Vanité  ?  Oui ,  c'est  là  ce  qui  a  perdu  les  meilleurs ,  et  ce 
dont  il  faudra  bien  nous  garder,  nous  qui  suivrons.  Certes,  à  se  reporter  par 
la  pensée  vers  ces  belles  et  trop  fugitives  années  où  l'intelligence  a  trouvé 
vite  à  se  faire  ouverture ,  à  se  reporter  vers  les  derniers  temps  de  la  restau- 
ration et  les  premiers  du  régime  politique  actuel ,  on  reconnaît  à  distance 
un  groupe  d'écrivains  déjà  renommés,  recherchés  et  vantés.  Les  uns  roman- 
ciers, les  autres  critiques,  un  petit  nombre  poètes,  tous  ayant  chacun  à  un 
degré  différent,  sinon  le  génie  (  mot  dont  on  abuse),  le  talent  au  moins  (  mot 

(1)  Nous  devons  dire  que  nous  avons  consulté  pour  cette  analyse  le  texte  de  l'ou- 
vrage de  M.  de  Balzac  tel  qu'il  a  été  donné  par  un  journal  quotidien. 


REVUE  DE   PARIS.  67 

plus  vague,  mal  défini ,  mais  plus  vrai),  ils  semblent  n'avoir  plus  besoin  dé- 
sormais que  de  la  volonté  pour  percer  définitivement  et  arriver.  Mais  un  écueil 
est  là,  qui  les  fera  trébucher,  et  auquel  ils  n'auront  pas  voulu  prendre  garde, 
tant,  nature  humaine,  vous  êtes  faible  et  indécise  dans  la  prospérité!  Cet 
écueil ,  je  l'ai  dit,  c'est  la  vanité,  vice  qui  en  contient  plusieurs  autres,  et  qui 
les' explique  tous.  Ainsi,  si  Ton  m'oppose  que  ce  qui  a  bien  plutôt  abusé,  puis 
perdu  ces  écrivains,  c'est  l'or  envié  par  eux,  puis  rencontré,  gaspillé  pour  être 
envié  de  nouveau,  je  répondrai  que  ce  besoin  du  luxe  chez  des  penseurs  a  été 
une  conséquence  de  la  vanité.  Par  l'or  fastueusement  acquis,  plus  fastueuse- 
ment  dépensé,  on  attire  les  regards  tout  aussi  bien  que  par  la  publicité.  Ici  les 
prétentions  de  M.  de  Balzac  me  reviennent  tout  naturellement  en  mémoire, 
et  c'est  lui  d'ailleurs  qui  m'a  amené  à  cette  réflexion  :  ne  se  souvient-on  pas 
d'une  certaine  lettre  et  de  certains  maréchaux  de  France?  La  célébrité,  puis 
la  richesse,  c'est-à-dire  faire  parler  de  soi  toujours,  voilà  quel  a  été  le  grand 
mobile;  mais  pour  s'enrichir,  pour  se  donner  plus  long-temps  en  spectacle, 
on  a  méconnu  soi-même  ses  facultés,  et  c'est  ainsi  qu'on  est  tombé  à  ce 
degré  d'épuisement  qui  étonne  d'abord,  puis  indigne,  et  finit  par  simplement 
affliger.  A  lire  Un  Ménage  de  Garçon ,  nous  avons  été  spontanément  porté  à 
la  sévérité;  et  n'était-ce  pas  naturel  ?  Nous  avions  gardé  souvenir  de  la  Femme 
abandonnée ,  de  la  Fleur  des  Pois,  de  Béatrix,  qui  est  un  livre  véritable- 
ment remarquable,  du  Lys  dans  la  l'allée  même,  et  les  charmantes  hé- 
roïnes de  ces  livres ,  entrevues  de  loin  encore ,  nous  les  avions  rapprochées  de 
la  rabouilleuse.  Il  eût  mieux  valu  sans  doute  les  avoir  oubliées  tout-à-fait , 
mais  le  peut-on  ?  On  est  poursuivi  dans  ses  rêves  par  ce  qu'elles  y  ont  laissé  de 
gracieux  et  d'aimable.  Avoir  ainsi  autrefois  deviné  la  femme,  et  la  mécon- 
naître à  ce  point  aujourd'hui  !  Avoir  levé  sur  certaines  alcôves  un  rideau  si 
eutr'ouvert  à  propos ,  et  maintenant  montrer  à  nu  tant  d'énormités  !  N'y  a-t-il 
pas  là  sujet  à  épancher  même  un  peu  d'amertume?  M.  de  Balzac  lui-même 
nous  la  pardonnerait,  si  par  endroits  elle  avait  percé,  car  les  vrais  talens,  en 
se  fourvoyant  mille  fois,  savent  toujours  se  juger  eux-mêmes;  et  ce  qui  prouve, 
en  cette  occasion,  que  la  conscience  de  sa  valeur  est  restée  à  M.  de  Balzac, 
c'est  le  prix  attaché  par  lui  à  un  ouvrage  qu'il  sait  mauvais  et  indigne  de 
son  passé. 

Alfred  Asselii\e. 


BULLETIN. 


Il  y  a  deux  ans ,  les  Espagnols  semblaient  rechercher  avec  un  certain  em- 
pressement l'alliance  et  l'amitié  de  l'Angleterre.  Celle-ci  avait  eu  l'art  d'affi- 
cher des  sympathies  pour  le  parti  démocratique,  qui  dans  la  Péninsule  de- 
mandait incessamment  au  gouvernement  de  la  reine  Christine  de  nouvelles 
concessions.  L'Angleterre  paraissait  faire  les  vœux  les  plus  ardens  pour  le 
bonheur  et  la  liberté  de  l'Espagne,  et  elle  l'excitait  à  prendre  un  grand  essor 
démocratique.  Ces  conseils  étaient  de  nature  à  caresser  l'amour-propre  de 
l'Espagne.  Il  était  flatteur  pour  elle  que  la  nation  qui  avait  offert  à  l'Europe 
le  premier  modèle  de  gouvernement  représentatif  l'invitât  à  marcher  à  grands 
pas  dans  la  carrière  si  nouvelle  pour  elle  de  la  liberté.  Quelle  différence  avec 
la  France,  qui  semblait  vouloir  comprimer  l'élan  des  Espagnols,  qui  les  aver- 
tissait de  ne  pas  précipiter  leur  course,  d'être  libres  avec  sagesse  et  sobriété! 
L'Angleterre  avait  donc  le  beau  rôle,  le  rôle  populaire;  nous,  au  contraire,  à 
force  de  prêcher  la  modération ,  nous  étions  devenus  importuns  et  presque 
suspects. 

Aujourd'hui ,  les  choses  sont  un  peu  changées.  On  connaît  maintenant  en 
Espagne  les  causes  de  cet  intérêt  si  touchant  que  les  Anglais  témoignaient 
aux  Espagnols;  on  comprend  pourquoi  ils  ont  favorisé  toutes  les  exagérations 
démocratiques,  et  concouru  au  renversement  de  la  régente  Marie-Christine, 
L'Angleterre  voulait  en  Espagne  un  gouvernement  qui  fût  à  elle,  dont  l'élé- 
vation fût  en  partie  son  ouvrage ,  et  qui  fiit  engagé  par  la  reconnaissance  à 
servir  ses  projets  et  ses  désirs.  Ce  qu'elle  cherchait,  elle  l'a  trouvé  dans  le 
pouvoir  d'Espartero.  Elle  s'est  donc  liée  par  une  étroite  solidarité  à  la  des- 
tinée du  régent.  Or,  aujourd'hui,  une  partie  des  démocrates  espagnols  fait 
une  opposition  vive  au  gouvernement  du  duc  de  la  Victoire,  et  ces  démocrates 
ont,  contre  eux  l'Angleterre,  qui  les  soutenait  il  va  deux  ans.  La  politique  an- 


REVUE  DE  PARIS.  09 

glaise,  qui  se  glorifiait  alors  de  travailler  à  l'émancipation  de  l'Espagne,  qui 
ne  trouvait  rien  de  trop  libéral  et  de  trop  démocratique  quand  il  s'agissait  de 
renverser  Marie-Christine,  patronise  aujourd'hui  un  pouvoir  tyrannique,  et 
lui  vend  son  appui  au  prix  d*un  traité  désastreux  pour  la  Péninsule.  L'Espagne 
connaît  maintenant  la  sincérité  et  le  désintéressement  de  ces  alliés  si  chauds. 

Il  se  fait  aussi  à  notre  égard,  dans  la  Péninsule ,  un  revirement  d'opinion , 
mais  dans  un  sens  inverse  :  on  commence  à  rendre  plus  de  justice  aux  inten- 
tions de  la  France.  On  reconnaît  maintenant  que  nous  avons  toujours  été 
sincères  dans  nos  vœux  et  dans  nos  conseils  pour  raffermissement  du  régime 
constitutionnel  en  Espagne.  D'ailleurs,  n'était-ce  pas  notre  intérêt,  intérêt 
qui  peut  s'avouer  hautement ,  puisqu'il  se  concilie  avec  les  véritables  conve- 
nances du  peuple  espagnol?  La  conformité  des  mêmes  institutions  est  pour 
l'Espagne  et  la  France  comme  une  consécration  du  pacte  de  famille,  et  amène 
nécessairement  une  alliance  honorable  et  utile  pour  les  deux  nations  que  sépa- 
rent les  Pyrénées.  L'Espagne  a  vu  dans  les  derniers  évènemens  la  preuve 
incontestable  de  notre  neutralité;  au  milieu  des  partis  qui  la  divisent,  nous 
nous  sommes  bornés  à  défendre  les  droits  de  l'humanité.  Ce  n'est  pas  nous 
qui  étions  auprès  d'Espartero  pour  l'exciter  ou  le  fortifier  dans  ses  projets  de 
vengeance. 

Voilà  donc  tous  les  changemens  qui  se  sont  opérés  depuis  deux  ans.  Le 
parti  démocratique,  qui  avait  élevé  Espartero  sur  le  pavois,  est  en  lutte  et  en 
guerre  avec  lui;  ce  même  parti  qui  s'était  engoué  des  Anglais  les  connaît 
aujourd'hui  et  vient  de  les  voir  dans  les  rangs  de  ses  plus  impitoyables  adver- 
saires. Les  Anglais,  qu'abandonnent  les  sympathies  du  peuple  espagnol,  ne 
peuvent  plus  se  donner  pour  les  amis  de  la  liberté  et  du  progrès;  ils  ne  sont 
plus  que  les  soutiens  d'un  pouvoir  qui  voudrait  être  dictatorial.  Enfin  il  y  a 
vers  la  France  des  retours  de  justice  et  de  bienveillance;  on  comprend  que  ce 
n'est  pas  elle  qui  veut  tyranniser  l'Espagne  et  l'exploiter. 

Dans  cette  situation,  quelle  est  pour  nous  la  meilleure  politique  à  suivre? 
C'est  de  garder  dans  la  Péninsule  notre  indépendance  et  la  liberté  de  nos 
mouvemens,  et  de  ne  pas  paraître  aux  yeux  de  l'Espagne  nous  réunir  à  l'An- 
gleterre, qui,  en  ce  moment,  lui  est  devenue  presque  odieuse.  C'est  le  cas  ou 
jamais  de  rester  isolé,  de  se  tenir  en  observation.  Laissons  à  l'Angleterre  l'en- 
tière responsabilité  de  sa  politique  et  de  ses  actes  :  elle  a  fait  son  choix,  elle 
a  épousé  sans  réserve  la  cause  d'Espartero;  qu'elle  subisse  seule  les  consé- 
quences du  parti  qu'elle  a  cru  devoir  prendre.  ]\ous  n'avons  rien  à  gagner, 
nous  ne  pouvons  que  nous  compromettre  en  paraissant  agir  de  concert  avec 
la  politique  anglaise. 

Qui  le  sait  mieux  que  l'Angleterre?  Elle  n'est  pas  sans  inquiétude  sur 
l'avenir  d'Espartero.  Si  le  régent  tombait,  l'Angleterre  se  trouverait  n'être 
plus  que  l'alliée  d'un  parti  vaincu ,  d'une  minorité  violente  désavouée  par  le 
pays.  Sa  position  serait  assez  mauvaise,  surtout  en  face  de  la  France,  qui 
aurait  gardé  toute  son  indépendance,  et  qui  pourrait  offrir  son  appui  moral 
à  la  majorité  des  honnêtes  gens.  L'intérêt  de  l'Angleterre  est  donc  de  nous 


70  REVUE   DE   PARIS. 

avoir  à  côté  d'elle,  de  nous  faire  partager  la  solidarité  morale  de  l'assistance 
qu'elle  prête  à  Espartero.  De  cette  manière,  elle  pourrait,  dans  le  cas  d'une 
catastrophe,  dire  qu'elle  n'a  pas  eu  d'autre  politique  que  la  France;  quoi 
d'étonnant  que  l'Angleterre  et  la  France,  signataires  du  traité  de  la  qua- 
druple alliance,  aient  reconnu  et  assisté  un  gouvernement  qui  semblait  avoir 
pour  lui  les  suffrages  du  peuple  espagnol?  C'est  ainsi  que  l'Angleterre  se  ser- 
virait de  nous  pour  couvrir  ses  fautes;  c'est  ainsi  que  nous  perdrions,  si  nous 
n'y  prenions  garde,  les  bénéfices  de  l'heureuse  réaction  qui  commence  à 
s'opérer  en  notre  faveur  de  l'autre  côté  des  Pyrénées. 

Le  ministère  est-il  bien  convaincu  des  avantages  qu'il  y  a  pour  nous  à  nous 
distinguer,  à  nous  séparer  de  l'Angleterre  dans  les  affaires  d'Espagne  ?  Nous 
craignons  le  contraire.  Il  parait  attacher  une  grande  importance  à  voir  l'An- 
gleterre reconnaître  le  néant  et  le  mensonge  des  accusations  dont  nous  avons 
été  l'objet  à  l'occasion  des  évènemens  de  Barcelone.  En  vérité,  ce  serait  une 
diplomatie  un  peu  trop  naïve  que  celle  qui  verrait  une  satisfaction,  un  triom- 
phe ,  dans  le  certificat  de  bonne  conduite  que  voudrait  bien  nous  délivrer 
l'Angleterre.  S'il  lui  convient,  aujourd'hui,  de  proclamer  notre  innocence 
après  l'avoir  noircie,  c'est  qu'elle  trouve  dans  cette  générosité  dérisoire  un 
intérêt.  Elle  désire  nous  ramener  à  elle ,  nous  attirer  dans  son  orbite;  elle  ne 
veut  pas  que  nous  ayons  notre  politique  à  nous ,  notre  sphère  d'action  dis- 
tincte. Cet  isolement,  cette  indépendance,  pourraient  suggérer  l'idée  aux  Es- 
pagnols de  chercher  dans  notre  alliance  et  nos  conseils  un  appui,  une  force. 

Nous  ne  blâmons  pas  le  cabinet  d'éviter  ce  qui  pourrait  amener  une  rup- 
ture ouverte  avec  l'Angleterre,  telle  n'est  pas,  à  coup  sûr,  notre  pensée;  mais 
nous  voudrions  qu'il  n'appliquât  pas  à  toutes  les  questions  le  même  expédient, 
qui  est  de  toujours  agir  de  concert  avec  l'Angleterre ,  et  souvent  à  sa  suite. 
Même  dans  le  cas  d'une  alliance  sincère  et  honorable  entre  l'Angleterre  et  la 
France,  il  y  aura  toujours  deux  politiques,  la  politique  anglaise  et  la  politique 
française;  il  y  aura  toujours  deux  intérêts  distincts,  deux  génies  différens. 
L'Angleterre  et  la  Frauce  ne  peuvent  être  alliées  d'une  manière  réelle  et  du- 
rable qu'en  gardant  chacune  son  indépendance  et  son  individualité ,  qu'en 
restant  libres  toutes  deux  de  pousser  leur  fortune.  C'est  donc  un  mauvais 
calcul,  même  dans  l'intérêt  de  l'alliance  anglo-française,  de  confondre  tou- 
jours notre  politique  avec  celle  des  Auglais ,  de  nous  associer  à  leurs  démar- 
ches et  d'épouser  leurs  vues.  Cependant  c'est  ce  qui  a  lieu  sur  tous  les  points; 
nos  agens,  nos  consuls,  nos  ambassadeurs,  semblent  avoir  pour  instructions 
de  combiner  en  toute  circonstance  leur  conduite  avec  celle  des  représentans 
de  l'Angleterre;  notre  diplomatie  est  comme  une  sorte  de  doublure  de  la  diplo- 
matie britannique  :  nous  n'en  sommes  pas  plus  amis  avec  l'Angleterre,  et  cette 
complaisance  systématique  nous  rend  plus  faibles  vis-à-vis  des  autres  peuples. 

Ainsi ,  pour  les  affaires  de  Syrie,  c'est  à  l'ambassadeur  d'Angleterre  qu'au 
nom  des  Maronites  Mourad-Bey  se  propose  de  faire  des  représentations 
pour  se  plaindre  de  l'état  de  cette  province.  C'est  bien  à  tort  qu'on  s'était 
hâté  d'anuoncer  que,  grâce  aux  efforts  de  notre  ministre  à  Constantiuople, 


IIËVUE  DE   PARIS.  71 

tout  était  pacifié  en  Syrie,  et  que  les  chrétiens  respiraient  enfin.  L'anar- 
chie, loin  d'avoir  disparu,  se  propage  tous  les  jours.  La  nomination  par  la 
Porte  de  deux  kaïmakan,  l'un  chrétien  pour  les  Maronites,  l'autre  musulman 
pour  les  Druses ,  n'est  qu'une  mesure  provisoire  que  le  divan  se  réserve  de 
révoquer  sur  le  moindre  prétexte.  Cette  situation  fâcheuse  doit  nous  faire  re- 
gretter vivement  que  uotre  gouvernement  n'ait  pu,  dès  l'origine,  prêter  son 
assistance  aux  chrétiens  de  Syrie.  Cette  protection  eut  pu  s'exercer  sans  hu- 
milier la  Porte  et  sans  inquiéter  l'Europe,  et  elle  eût  plus  avancé  la  pacifica- 
tion de  la  Syrie  que  cette  interminable  suite  de  notes  présentées  au  divan ,  et 
restées  sinon  sans  réponse ,  du  moins  sans  effet. 

Pour  les  affaires  de  Servie,  tout  le  monde  paraît  d'accord.  L'Autriche, 
l'Angleterre  et  la  France  ont  déclaré  au  divan  qu'elles  protestaient  contre  la 
révolution  qui  venait  de  s'accomplir  et  qu'elles  exigeaient  la  réintégration 
du  prince  Michel.  Dès  qu'il  eut  appris  cette  démarche,  M.  de  Boutenieff  a 
remis  de  son  coté;  au  divan,  une  note  qui  contenait  la  même  protestation  et 
la  même  demande.  Jusqu'ici  c'est  un  véritable  concert;  mais  voici  quelque 
chose  qui  pourrait  plus  tard  troubler  l'harmonie  :  on  annonce  que  l'Autriche 
a  déclaré  aux  autres  puissances  qu'elle  enverrait  une  armée  d'observation  sur 
la  frontière  de  Servie.  Enfin  l'Autriche  ferait  un  pas;  elle  témoignerait  qu'elle 
a  l'intention  de  maintenir  l'indépendance  des  provinces  danubiennes.  C'est 
peut-être  dans  l'espoir  de  prévenir  cette  démonstration  que  la  Piussie  s'était 
hâtée  de  blâmer  la  révolution  de  Servie  :  elle  a  pu  penser  qu'en  paraissant 
faire  cause  commune  avec  l'Europe ,  elle  ôtait  tout  prétexte  au  cabinet  autri- 
chien de  veiller  plus  particulièrement  sur  la  Servie.  Cette  fois  elle  se  serait 
trompée,  et  l'Autriche  ne  s'est  pas  laissé  détourner  d'un  acte  nécessaire  par 
le  langage  de  M.  de  Boutenieff:  elle  n'y  a  sans  doute  vu  qu'un  artifice  pour 
masquer  la  connivence  de  la  Russie  avec  la  Porte.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  divan 
est  placé  dans  une  situation  délicate;  il  se  trouve  en  contradiction  avec  toutes 
les  puissances,  et  la  Russie  ne  peut  ostensiblement  venir  à  son  secours,  car 
elle  s'est  liée  par  ses  propres  déclarations.  S'il  se  confirme  que  l'Autriche  a 
vraiment  pris  la  résolution  d'envoyer  un  corps  d'observation  sur  la  frontière 
servienne,  la  situation  que  nous  avons  prévue  commencera.  Ce  sera  entre  l'Au- 
triche et  la  Russie  une  longue  et  sérieuse  lutte;  on  la  soutiendra  en  secret  le 
plus  long-temps  qu'on  pourra,  mais  enfin  le  moment  viendra  où  il  faudra  bien 
qu'elle  éclate.  Pour  la  Russie,  il  s'agit  de  conquérir  la  domination  de  ces  races 
slaves  qu'elle  envisage  comme  le  complément  nécessaire  de  son  empire;  pour 
l'Autriche,  il  s'agit  de  défendre  la  liberté  de  la  navigation  du  Danube  et  de 
maintenir  la  neutralité,  l'indépendance  des  provinces  côtoyées  par  un  fleuve 
d'une  importance  aussi  capitale.  La  question  d'Orient  se  déplace;  elle  passe 
des  rives  de  l'Euphrate  sur  celles  du  Danube,  et  dans  cette  nouvelle  phase 
elle  n'est  ni  moins  difficile,  ni  moins  compliquée  qu'auparavant. 

Le  message  du  président  des  États-Unis  est  venu  mettre  sous  nos  yeux  l'en- 
semble de  la  politique  américaine.  Il  faut  rendre  cette  justice  à  M.  Tyler, 
qu'il  ne  s'exprime  pas  sans  courage  et  sans  indépendance  sur  les  fautes  de 


72  REVUE  DE  PARIS. 

cette  démocratie  américaine,  dont  le  hasard  plus  que  l'élection  l'a  fait  le  chef 
temporaire.  Cela  est  d'autant  plus  méritoire,  que  le  moment  approche  où  la 
république  sera  consultée  sur  le  choix  d'un  président.  M.  Tyler  blâme  dans 
son  message  l'élévation  excessive  du  tarif,  qui  avait  été  de  sa  part  l'objet 
d'un  veto  suspensif.  «  Des  droits  extravagans,  dit-il  dans  son  message  au 
sénat  et  à  la  chambre  des  représentans,  manquent  leur  but,  non-seulement 
en  excitant  dans  l'opinion  publique  une  hostilité  contre  les  intérêts  manu- 
facturiers, mais  en  encourageant  un  système  de  contrebande  sur  une  large 
échelle.  Une  politique  opposée  aurait  des  résultats  bien  différens  dont  auraient 
à  se  féliciter  les  intérêts  sociaux  et  les  intérêts  manufacturiers.  On  ne  peut 
trop  souvent  répéter  que  tout  système  de  législation  qui  est  incertain  et  sou- 
mis à  des  fluctuations  n'est  ni  sage  ni  salutaire Je  remplis  donc  les  de- 
voirs élevés  et  solennels  de  la  place  que  j'occupe,  en  recommandant  des  droits 
modérés,  imposés  avec  discernement,  comme  étant  non-seulement  les  plus 
durables,  mais  encore  les  plus  utiles  aux  vrais  intérêts  de  tous.  »>  Parler  ainsi 
à  une  démocratie  mobile  et  avide,  faire  devant  elle  l'éloge  de  la  modération 
dans  les  mesures  gouvernementales  et  de  la  stabilité  dans  les  lois,  c'est,  il 
faut  l'avouer,  une  assez  noble  conduite ,  et  pour  un  président  de  rencontre, 
comme  on  l'a  appelé  aux  États-Unis,  M.  Tyler  ne  remplit  pas  mal  les  hautes 
fonctions  dont  il  se  trouve  investi. 

Nous  devons  d'ailleurs  lui  savoir  gré,  en  France,  de  la  manière  dont  il  s'est 
exprimé  dans  son  message  sur  le  traité  Ashburton ,  et  sur  les  dispositions 
relatives  à  la  répression  du  traQc  des  esclaves.  Il  a  expliqué  comment  l'Amé- 
rique avait  dû  se  proposer  à  la  fois  de  remplir  tous  les  engagemens  qu'elle  avait 
pris  pour  détruire  un  odieux  commerce,  et  de  ne  faire  aucune  concession  qui 
pût  compromettre  l'indépendance  de  son  pavillon.  Il  remarque  avec  orgueil 
que  l'Amérique  s'est  levée  pour  défendre  la  liberté  des  mers,  et  qu'en  même 
temps  elle  remplit  tous  ses  devoirs  envers  la  cause  sacrée  de  l'humanité. 
M.  Tyler  ne  s'est  pas  contenté  d'inscrire  ce  résultat  dans  son  message  :  il  a 
voulu ,  dans  une  pièce  officielle,  qu'il  savait  devoir  être  lue  dans  toute  l'Eu- 
rope, engager  les  autres  nations  à  suivre  l'exemple  de  l'Amérique.  «  Un  pa- 
reil arrangement,  a-t-il  dit,  fait  par  les  autres  puissances,  ne  pourrait  man- 
quer d'anéantir  sur  l'Océan  la  traite  des  nègres,  sans  l'interpolation  d'aucun 
nouveau  principe  dans  le  code  maritime.  »  Rien  de  plus  juste  et  de  plus 
sensé.  M.  Tyler  dénonce  avec  sagacité  à  l'Europe  l'abus  dont  elle  doit  se 
garder;  cet  abus,  c'est  l'interpolation  d'un  nouveau  principe  dans  le  code 
maritime.  La  liberté  des  mers,  l'indépendance  du  pavillon,  ont  tout  à  perdre 
avec  ces  innovations  captieuses  qui  faussent  ou  abolissent  les  anciennes  règles. 
Avec  les  vieux  principes,  il  est  possible  de  venger  efficacement  la  cause  de 
l'humanité,  sans  offenser  la  souveraineté  de  chaque  nation.  On  voit  que  le 
représentant  de  l'Amérique  a  saisi  avec  plaisir  l'occasion  de  protester  à  la 
face  du  monde  contre  la  prétention  qu'a  la  Grande-Bretagne  d'innover  dans 
le  droit  qui  régit  la  circulation  des  mers.  L'Europe  est  avertie;  elle  s'était 
laissé  abuser  par  les  doctrines  nouvelles  de  l'Angleterre  et  par  le  généreux 


REVUE   DE   PARIS.  73 

désir  de  trouver  contre  la  traite  le  remède  le  plus  énergique.  L'Amérique  lui 
montre,  par  son  exemple  et  son  langage,  que,  pour  sauver  la  liberté  humaine, 
il  n'est  pas  nécessaire  de  sacrifier  les  nationalités.  La  France  ne  l'ignorait 
pas,  mais  il  est  bon  qu  un  autre  peuple  se  charge  de  l'affirmer  encore  une 
fois. 

L'ordonnance  du  23  décembre  1842  sur  les  ministres  d'état  a  rétabli  ce  que, 
dans  les  premiers  momens  qui  ont  suivi  la  révolution  de  1830,  on  avait  eu  le 
tort  de  faire  disparaître.  Ces  réparations,  ces  résurrections,  ne  sont  pas  rares 
dans  un  siècle  fécond  en  vicissitudes  politiques.  On  est  obligé  de  revenir  sur 
des  erreurs.  Ce  qui  paraissait  sagesse  infaillible  est  reconnu  pour  folie,  et 
l'on  est  forcé  de  rendre  hommage  à  des  principes  d'ordre  et  de  gouverne- 
ment qu'on  avait  calomniés,  parce  qu'on  ne  les  comprenait  pas.  Il  ne  saurait 
y  avoir  de  contestation  sur  ce  qui  fait  le  fond  de  l'ordonnance  du  23  dé- 
cembre. Il  est  évident  que  l'état  et  le  pays  se  doivent  à  eux-mêmes  de  ne  pas 
laisser  ceux  qui  les  ont  servis  comme  ministres  dans  une  situation  qui  ne  soit 
pas  en  harmonie  avec  leur  élévation  antérieure.  C'est-ime  question  de  dignité 
non-seulement  pour  les  personnes,  mais  pour  le  gouvernement  et  le  pouvoir. 
Il  faut  que  les  hommes  qui  ont  passé  par  les  grandes  affaires ,  et  qui  ont 
siégé  dans  les  conseils  de  la  couronne,  puissent  toujours  garder  un  rang 
honorable,  et  ne  soient  plus  aux  prises  avec  les  difficultés  matérielles  d'urfe 
existence  tourmentée  :  c'est  convenance,  c'est  justice.  Nous  avons  peu  de 
ministres  qui  abordent  la  gestion  des  affaires  publiques  avec  les  facilités  et 
les  agrémens  que  donne  une  grande  fortune.  Beaucoup  d'entre  eux  ont  été 
mis  en  demeure  par  le  point  d'honneur  politique  de  quitter  des  carrières 
honorables  qui  suffisaient  à  leur  existence  pour  la  possession  éphémère  d'un 
portefeuille,  et  quand  une  crise  ministérielle  l'a  fait  tomber  de  leurs  mains, 
ils  se  trouvent  avoir  perdu  non-seulement  le  pouvoir,  mais  encore  ce  qui  fai- 
sait l'honneur  et  le  soutien  de  leur  vie  tout  entière.  Ce  déplorable  inconvé- 
nient avait  frappé  tout  le  monde.  A  deux  reprises  la  chambre  des  députés, 
par  l'organe  de  ses  commissions,  avait  signalé  ces  tristes  effets  de  la  mobilité 
du  terrain  politique,  et  la  nécessité  d'y  apporter  un  remède.  En  rétablissant 
les  ministres  d'état,  le  gouvernement  pouvait  donc  compter  sur  une  appro- 
bation à  peu  près  universelle.  Voilà  pour  le  fond. 

Maintenant  la  forme  est-elle  irréprochable  ?  Pourquoi  une  ordonnance  ? 
Pourquoi  pas  une  loi  ?  Telle  est  la  question  qu'ont  faite  les  hommes  les  plus 
disposés  à  proclamer  comme  des  nécessités  le  rétablissement  des  ministres 
d'état  et  l'institution  du  conseil  privé.  Il  a  paru  étrange  qu'à  la  veille  de  la 
réunion  des  chambres  on  fit  sans  elles  ce  qu'on  pouvait  si  bien  faire  avec  leur 
concours.  Quel  danger  pouvait-il  y  avoir  à  se  présenter  au  parlement  avec 
une  loi  à  la  main  ?  La  chambre  des  députés  s'était  engagée  de  son  propre 
mouvement  à  approuver  ce  qu'on  lui  proposerait;  comment  douter  de  l'em- 
pressement de  la  pairie  à  voter  en  faveur  de  ce  qui  devait  rehausser  la  dignité 
du  pouvoir  et  l'éclat  du  trône?  Mais,  dit-on ,  il  s'agit  de  ministres  d'état,  de 
conseil  privé,  c'est-à-dire  de  ce  qui  relève  le  plus  de  la  volonté  exclusive  de 


74  REVUE  DE  PARIS. 

la  couronne;  ce  n'était  donc  que  par  ordonnance  royale  qu'on  pouvait  statuer 
sur  ces  objets,  et  d'ailleurs  il  y  avait  à  cet  égard  des  précédens.  Nous  croyons 
que ,  dans  cette  manière  d'envisager  les  choses ,  il  y  a  quelque  confusion. 

A  coup  sur  il  dépend  du  roi  seul  d'élever  à  la  dignité  de  ministre  d'état 
qui  lui  convient,  il  dépend  de  l'unique  volonté  de  sa  majesté  de  consulter 
dans  son  conseil  privé  qui  lui  plaît;  mais  indépendamment  de  la  question 
et  du  choix  des  personnes,  il  y  a  l'institution  même.  Or,  sans  aller  jusqu'à 
dire  qu'il  est  contraire  à  la  charte  d'avoir  créé  le  conseil  privé  par  ordon- 
nance, nous  croyons  qu'il  eût  été  plus  constitutionnel  et  plus  politique  de 
donner  la  vie  à  cette  institution  par  une  loi. 

Que  fait  l'ordonnance  du  23  décembre?  Elle  établit  des  catégories,  c'est-à- 
dire  qu'elle  exclut  les  uns  et  qu'elle  admet  les  autres.  Est-il  d'une  légalité 
bien  exacte  de  se  permettre  cela  par  ordonnance  ?  Il  n'appartient  qu'aux  lois 
seules  de  créer  des  capacités.  Nous  concevons  que  le  roi  n'appelle  à  délibérer 
en  sa  présence  que  ceux  qu'il  honore  particulièrement  de  sa  confiance  sur 
une  question  spéciale;  mais  pour  la  question  des  catégories  de  principe,  la 
couronne  n'a-t-elle  pas  besoin  du  concours  des  chambres? 

Examinons  un  peu  la  situation  telle  que  l'a  faite  la  dernière  ordonnance. 
Voilà  des  catégories  instituées;  fussent-elles  irréprochables  en  elles-mêmes, 
elles  seraient  encore  l'objet  de  nombreuses  critiques,  car  il  n'est  point  de 
sujet  plus  délicat  et  plus  épineux.  Que  sera-ce  si,  comme  c'est  le  cas  de 
l'ordonnance,  ces  catégories  peuvent  être  justement  censurées!  Il  arrivera 
alors  que  les  fautes  de  détails  compromettront  l'institution  elle-même ,  et  on 
pourra  craindre  que  la  forme  emporte  le  fond.  Or,  ces  fautes  de  détails  exis- 
tent. Prenez  l'avis  des  hommes  éminens  qui  doivent  être  appelés  les  premiers 
à  faire  partie  du  conseil  privé,  si  l'ordonnance  reçoit  son  exécution  :  ils  vous 
en  signaleront  les  vices.  Quels  sont  les  candidats  naturels  au  titre  de  ministres 
d'état,  si  ce  ne  sont  les  anciens  ministres?  Vous  avez  servi  le  roi  et  le  pays 
dans  les  premiers  postes  de  l'état,  vous  avez  figuré  à  la  tête  de  l'armée,  de  la 
diplomatie,  de  la  magistrature,  de  l'administration;  c'est  bien,  voilà  qui  vous 
donne  le  droit  d'emporter,  au  sortir  des  affaires,  le  titre  de  ministre  d'état, 
de  rester  avec  ce  titre  dans  le  voisinage  du  pouvoir  et  à  l'entour  du  trône. 
C'est  un  grand  privilège  sans  doute,  toutefois  il  n'est  pas  au-dessus  des  fonc- 
tions qu'ont  traversées  ceux  qu'on  en  revêt.  Mais  si  l'on  fait  un  pas  de  plus,  si 
l'on  descend  l'échelle  hiérarchique,  alors  d'inextricables  difficultés  commen- 
cent. Pourquoi  ceux-ci?  Pourquoi  pas  d'autres?  On  se  trouve  assailli  de  mille 
prétentions.  Les  vrais  ministres  d'état,  c'est-à-dire  les  anciens  ministres,  se 
trouveront  avoir  d'innombrables  collègues,  et  voilà  l'institution  qui  dégénère 
avant  d'avoir  fonctionné.  De  bonne  foi,  M.  Mole,  M.  Thiers,  M.  Guizot , 
quand  il  ne  sera  plus  ministre  en  exercice ,  peuvent- ils  se  trouver  flattés  de 
recevoir  un  titre  et  des  attributions  qu'ils  partageront  avec  des  hommes  qui 
ont  servi  sous  leurs  ordres,  et  qui  occupent  dans  l'état  des  postes  honorables, 
mais  secondaires?  Pourquoi  avoir  mis  dans  les  catégories  le  procureur-gé- 
néral près  la  cour  royale  de  Paris ,  ainsi  que  le  premier  président  de  la  même 


REVUE   DE   PARIS.  75 

cour?  Quel  rapport  ces  fonctions  de  la  magistrature  ont-elles  avec  l'idée  toute 
politique  d'un  conseil  privé,  avec  une  institution  qui  ne  peut  avoir  d'autre 
Lut  que  de  rallier  autour  du  trône  toutes  les  puissances  parlementaires  et  tous 
les  chefs  de  parti  ? 

L'institution  du  conseil  privé  est  utile  et  importante  à  la  condition  de  la 
circonscrire  dans  sa  haute  sphère,  et  de  ne  pas  l'en  faire  descendre  au  profit 
de  certaines  convenances  personnelles.  On  a  généralement  regretté  que  le 
ministère  ait  cru  pouvoir  se  passer  du  concours  des  chamhres  pour  prendre 
parti  sur  le  mécanisme  de  l'institution.  On  n'est  même  pas  sans  inquié- 
tude sur  le  sort  qui  attend  à  la  chambre  des  députés  la  demande  d'allocation 
nécessaire  pour  l'exécution  de  l'ordonnance.  Il  se  pourrait  que  la  chambre, 
pour  contraindre  le  ministère  à  lui  apporter  une  loi,  refusât  les  fonds  qui 
lui  seront  demandés.  Nous  croyons  qu'il  suffit  de  cette  possibilité  pour  que 
le  ministère  ne  doive  pas  songer  à  créer  des  ministres  d'état  avant  que  la 
chambre  ait  voté  sur  la  question  pécuniaire.  Autrement,  il  s'exposerait  à 
compromettre  l'initiative  de  la  couronne,  que  peut-être  il  a  déjà  trop  en- 
gagée. 

C'est  prématurément  qu'on  a  représenté  le  cabinet  comme  ayant  pris  un 
parti  définitif  au  sujet  de  la  loi  sur  les  sucres.  Le  ministère  ne  s'est  pas 
encore  déterminé  à  supprimer  le  sucre  indigène  avec  indemnité.  Si  cette 
solution  agrée  à  quelques-uns  de  ses  membres,  il  en  est  d'autres  qui  y  résis- 
tent. D'ailleurs,  le  cabinet  aurait  appris  que  ce  projet,  s'il  l'apportait  à  la 
chambre,  trouverait  dans  le  centre  gauche  et  dans  son  chef,  l'honorable 
M.  Thiers,  une  vive  opposition.  L'ancien  président  du  1er  mars,  dont  la  légis- 
lation existante  est  l'ouvrage,  est  en  situation  de  faire  une  rude  guerre,  sur  une 
question  dont  il  connaît  à  fond  tous  les  élémens.  Aussi,  on  commence  à  penser 
dans  le  cabinet  qu'il  y  a  de  sérieuses  raisons  qui  s'opposent  à  la  suppression 
du  sucre  indigène ,  et  l'ou  penche  plutôt  aujourd'hui  vers  une  transaction 
nouvelle  que  vers  un  parti  extrême. 

Avec  les  sucres,  les  chambres  auront  à  s'occuper  des  patentes.  On  parle 
d'un  projet  de  loi  dont  le  ministère  paraît  se  promettre  beaucoup.  On  ten- 
drait à  diminuer  le  nombre  des  patentés;  on  n'exigerait  plus  de  patentes  des 
fabricans  qui  travaillent  dans  leurs  chambres  sans  avoir  ni  boutiques  ni  ma- 
gasins. Cela  donnerait  à  une  loi  du  fisc  un  caractère  moral ,  et  dénoterait  une 
certaine  sollicitude  pour  le  sort  des  travailleurs  les  moins  riches.  Il  est  vrai 
que  l'opposition  pourra  prêter  au  ministère  l'intention  de  diminuer  ainsi  le 
nombre  des  électeurs,  diminution  qui  porterait  surtout  sur  les  électeurs  les 
plus  démocrates.  Le  débat  qui  ne  manquera  pas  de  s'élever  à  cette  occasion 
mêlera  à  la  discussion  sur  les  patentes  la  question  électorale. 


—  Sous  ce  titre  :  Dictionnaire  universel  d'histoire  et  de  géographie 
M.  Douillet  vient  de  publier  un  des  recueils  les  plus  substantiels  et  les  plus 
utiles  qui  aient  paru  depuis  long-temps.  Il  a  réuni  dans  le  cadre  d'un  même 


76  REVUE   DE  PARIS. 

ouvrage  l'histoire,  la  biographie,  la  mythologie,  la  géographie  ancienne  el 
moderne;  et,  comme  ces  différentes  sciences  se  tiennent  de  fort  près  et  qu'elles 
ont  entre  elles  une  multitude  de  points  de  contact,  il  a  été  facile  à  M.  Bouillet, 
en  évitant  les  répétitions  et  les  doubles  emplois,  de  resserrer  dans  un  seul 
volume,  qui  contient  plus  de  quarante  mille  articles,  la  matière  des  plus  vo- 
lumineuses collections. 

II  faut  ajouter,  pour  expliquer  comment  M.  Bouillet  a  pu  être  à  la  fois  si 
concis  et  si  complet,  qu'il  a  rédigé  lui-même,  en  y  consacrant  sept  années  de 
sa  vie,  la  totalité  de  son  dictionnaire,  et  qu'autant  il  a  mis  de  soin  à  traiter 
toutes  les  questions  vraiment  importantes,  autant  il  s'est  interdit  sévèrement 
les  développemens  inutiles,  les  recherches  purement  accessoires.  Cette  unité 
de  plan  et  de  méthode  a  produit  celle  du  style,  qui  est  partout  simple,  élé- 
gant, précis.  M.  Bouillet  a  porté  dans  son  travailles  habitudes  philosophiques 
de  son  esprit.  Non-seulement  il  a  écrit  avec  autant  d'exactitude  que  de  talent 
les  notices  consacrées  aux  philosophes  anciens  ou  modernes  et  à  leurs  sys- 
tèmes; mais  encore  dans  la  clarté  de  son  style,  dans  la  justesse  des  opinions 
qu'il  exprime  sur  les  grands  évènemens  ou  les  grands  personnages  histori- 
ques, dans  le  méthodique  arrangement  de  toutes  les  parties  de  ce  vaste  recueil, 
il  est  facile  de  reconnaître  un  écrivain  qui  a  passé  par  la  philosophie  et  qui 
l'a  long-temps  enseignée  avec  honneur. 

L'université  s'est  empressée  d'adopter  cet  excellent  livre  pour  l'usage  des 
collèges  et  des  écoles,  et  le  public  a  prouvé  qu'il  était  de  l'avis  de  l'adminis- 
tration universitaire  en  épuisant,  dans  l'espace  de  peu  de  mois,  la  première 
édition  du  Dictionnaire  universel.  M.  Bouillet  a  ainsi  recueilli  la  juste  ré- 
compense de  son  dévouement  à  la  science  et  à  l'instruction  publique.  Il  a  pu 
se  convaincre  qu'après  les  brillantes  et  rapides  ébauches  de  nos  écrivains  à 
la  mode,  il  y  a  quelque  chose  qui  peut  encore  réussir  :  c'est  une  érudition 
consciencieuse  jointe  à  la  justesse  du  goût  et  à  la  patience  du  travail. 

—  Le  succès  qu'avait  obtenu  à  une  première  audition  la  pièce  de  M.  Léon 
Gozlan,  la  Main  gauche  et  la  Main  droite,  s'est  confirmé  aux  représenta- 
tions suivantes.  Un  dialogue  plein  de  verve ,  une  action  vivement  nouée ,  et 
surtout  les  intentions  fines  et  touchantes  des  rôles  de  Rodolphine  et  du  major 
Palmer,  rendues  avec  un  remarquable  talent  par  Bocage  et  Mme  Dorval ,  ont 
décidément  conquis  les  suffrages  du  public.  Nous  ne  pouvons  encore  cette 
fois  apprécier  avec  détail  le  drame  de  M.  Gozlan,  mais  nous  avions  hâte  de 
constater  le  résultat  qu'avait  eu  pour  son  œuvre  l'épreuve  difficile  et  décisive 
de  la  seconde  représentation. 

—  M.  Labitte  ouvrira  son  cours  au  Collège  de  France,  le  vendredi,  6  jan- 
vier, à  trois  heures. 

F.   BONNAIRE. 


HUBERT  TALBOT. 


Si  l'on  avait  principalement  en  vue,  dans  ce  récit,  les  dames  de 
Perrachon,  et  s'il  fallait  surtout  rendre  compte  des  actions  de  deux 
femmes  sans  raison  et  sans  conseil,  ce  serait  ici  le  lieu  d'expliquer 
les  motifs  d'un  pareil  dessein  si  résolument  poursuivi;  il  n'en  eut  pas 
d'autre  pour  Mlle  de  Perrachon  qu'une  passion  folle,  subite,  aveugle, 
qu'elle  voulut  donner  pour  extraordinaire  et  qu'elle  fit  éclater  avec 
l'emportement  dont  elle  était  capable.  Elle  avait  entraîné  Hubert  et 
s'était  vite  compromise  avec  lui.  Il  était,  disait-elle,  le  seul  homme 
qui  eût  répondu  à  ses  idées  sur  l'amour,  et  ce  beau  roman  ne  pou- 
vait plus  avoir  qu'un  dénouement  de  roman.  Sa  mère  avait  risqué 
des  objections,  mais  l'ombre  d'un  obstacle  ne  faisait  qu'irriter  Lu- 
ciana.  Elle  finit  par  dire  qu'elle  se  tuerait  si  elle  n'épousait  l'homme 
de  son  choix.  Mme  de  Perrachon  céda,  comme  de  coutume,  et  entra 
de  moitié  dans  l'extravagance  de  sa  fille. 

Mme  ïalbot  devait  dîner  à  Franchart.  On  l'emmena  tout  étourdie 
dans  la  voiture  avec  son  fils,  et  l'on  passa  le  reste  de  la  journée  en- 
semble. Comme  la  tête  des  femmes  va  vite  en  besogne,  on  réglait  déjà 
toutes  choses.  Il  fut  convenu  que  le  mariage  se  ferait  à  Paris  où  l'on 
emmènerait  Mme  Talbot  pour  y  demeurer  si  elle  y  consentait.  Mme  de 
Perrachon  lui  expliqua  que  Hubert  n'aurait  qu'à  prendre  la  suite  des 

(1)  Voyez  la  livraison  du  1er  janvier. 

TOME   XIII.      JAINVIER.  fi 


78  REVUE    DE   PARIS. 

affaires  de  sa  maison  pour  en  doubler  les  revenus,  et  que  d'ailleurs 
un  homme  de  son  talent  n'était  jamais  embarrassé. 

—  Et  puis  je  lui  ferai  un  joli  trousseau,  disait  Mme  Talbot,  et, 
dame,  à  ma  mort,  il  aura  le  peu  que  j'ai;  d'ici  là  je  tâcherai  d'écono- 
miser, soyez  tranquille.  Jugez,  toute  seule  je  vivrai  avec  rien. 

La  société  de  Franchart,  pour  qui  rien  de  ce  qui  se  passait  n'était 
un  secret,  s'était  discrètement  retirée  à  l'écart.  Les  hommes,  ce  jour- 
là,  étaient  allés  faire  une  partie  de  chasse;  Hubert  et  Mlle  de  Perra- 
chon  jouaient  à  loisir  leur  rôle  de  fiancés.  Le  soir,  la  voiture  recon- 
duisit triomphalement  Mme  Talbot  et  son  fils.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne 
purent  dormir  :  c'était  pour  Hubert  une  habitude  depuis  quelque 
temps;  il  passait  la  moitié  des  nuits  à  quitter  et  à  reprendre  un  livre, 
à  rêver  à  la  clarté  des  étoiles  sur  le  rebord  de  sa  fenêtre. 

Le  lendemain,  le  curé,  à  qui  Mme  Talbot  contait  tout  à  la  hâte,  re- 
prit en  hochant  la  tête  :  Tout  cela  va  bien  vite. 

Mais  Mme  Talbot,  sans  l'écouter,  courut  faire  ses  préparatifs.  Il 
s'agissait  d'envoyer  à  Dijon  commander  le  trousseau,  les  habits  et 
le  reste.  En  deux  jours,  toutes  les  mesures  étaient  prises;  mais  la 
bonne  femme  manquait  d'argent.  Elle  lit  elle-même  un  voyage  à 
Dijon,  assurant  à  son  fils  qu'elle  tenait  en  réserve,  pour  une  bonne 
occasion  comme  celle-ci,  certaines  économies  dont  elle  ne  lui  avait 
jamais  parlé.  En  réalité,  elle  alla  chez  un  nommé  Rondeau,  très 
connu  pour  faire  l'usure,  et  engagea  secrètement  sa  petite  propriété. 
Cependant  les  entrevues  se  multiplièrent,  les  caisses  de  fourni- 
tures arrivaient  à  toute  heure  de  Dijon.  Mme  Talbot,  fille  d'un  mar- 
chand d'étoffes,  avait  conservé  quelques  nippes  précieuses.  Elle  fit 
des  jabots  à  Hubert  de  ses  plus  belles  dentelles;  elle  troqua  son  ar- 
genterie contre  de  menus  bijouv,  ne  gardant  strictement  pour  elle 
que  deux  couverts.  En  donnant,  dans  sa  joie,  ces  détails  au  curé,  elle 
lui  disait  : 

—  Quand  je  reviendrai  de  Paris,  qu'ai-je  besoin  de  ces  bagatelles? 
cela  dormait  dans  mes  tiroirs;  il  vaut  mieux  que  mon  fils  s'en  serve  : 
il  n'y  a  pas  de  meilleure  occasion. 

Elle  fit  fondre  jusqu'à  son  vieux  gobelet  d'argent  pour  en  faire 
une  pomme  de  canne,  comme  les  jeunes  gens  en  portaient,  à  ce 
qu'on  lui  dit. 

—  Pour  du  linge,  disait-elle  à  Mme  de  Perrachon,  Dieu  merci! 
nous  n'en  manquons  pas.  Je  puis  en  donner  à  ces  jeunes  gens  pour 
bien  des  années,  et  du  beau.  C'était  la  passion  de  ma  mère.  J'ai  de 
quoi  leur  en  fournir  et  en  user  moi-même  jusqu'à  ma  mort. 


REVUE   DE   PARIS.  /9 

En  effet,  elle  fit  porter  à  Franchart  cinq  ou  six  malles  de  linge 
qu'elle  avait  choisi  parmi  le  plus  beau;  il  y  en  avait  dont  on  ne  s'était 
jamais  servi,  faute  d'occasion  assez  solennelle,  et  notamment  un  ser- 
vice damassé  acheté  en  Hollande  pendant  les  guerres,  amené  en 
fraude  à  prix  d'or,  et  qui  avait  vieilli  tout  neuf. 

De  si  grands  apprêts  ne  pouvaient  manquer  d'être  connus  dans 
le  pays  et  les  environs;  d'ailleurs  MmcTalbot,  quoiqu'on  fût  con- 
venu du  secret,  ne  pouvait  prendre  sur  elle  de  s'en  cacher;  c'était 
l'entretien  de  chaque  soir  sur  toutes  les  portes.  On  mêlait  à  tout 
cela  le  nom  d'Adèle;  on  la  plaignait.  Elle  ne  paraissait  plus  que  rare- 
ment, et  l'on  ne  savait  point  ce  qui  se  passait  chez  elle;  mais  le  père 
Germain  dit  un  soir  chez  le  notaire  : 

—  Elle  rencontrera  bien  encore  un  brave  homme  :  toutes  les  filles 
n'ont  pas  ce  que  je  lui  donnerai.  Mme  Talbot  trouve  à  marier  son 
garçon;  elle  en  profite;  faites  donc  entendre  raison  aux  filles. 

Mais  Mme  Talbot  ne  pouvait  s'empêcher  de  considérer  Adèle  comme 
une  ennemie,  et  lui  prêtait  dans  sa  pensée  mille  propos  qu'elle  n'avait 
point  tenus. 

L'époque  du  départ  était  fixée.  La  société  de  Franchart,  femmes 
et  hommes,  avait  pris  les  devans  pour  retourner  à  Paris.  Mais  à 
mesure  que  le  terme  approchait,  au  milieu  des  témoignages  non 
interrompus  d'amour  romanesque  entre  les  fiancés  et  de  bonne  in- 
telligence entre  les  parens,  on  s'avisa  tout  à  coup  que  Mme  Talbot 
serait  fatiguée  du  voyage  à  Paris,  qu'il  fallait  quelqu'un  pour  garder 
sa  maison.  On  fit  tout  enfin,  par  représentations  et  manœuvres,  pour 
l'empêcher  de  partir.  La  pauvre  femme  se  rendit  en  disant  :  Mon 
Dieu!  cela  m'est  égal;  qu'ils  soient  heureux  là-bas,  je  le  serai  ici. 

Le  curé  soupçonnait  vaguement  le  trafic  qu'elle  avait  fait  à  Dijon. 
Il  prit  à  part  Hubert. 

—  Ça,  mon  ami,  ta  mère  a  fait  de  grands  sacrifices;  elle  n'en  dit 
rien,  mais  j'en  suis  sûr;  c'est  à  toi  de  l'en  dédommager  :  quand  tu 
seras  à  Paris,  économise  et  soutiens-la.  Je  crois  bien  que  la  pauvre 
femme  n'a  plus  d'espoir  qu'en  toi. 

Hubert  fit  des  questions,  mais  le  curé  ne  savait  rien.  Mme  Talbot 
se  défendit  et  ne  voulut  jamais  rien  avouer.  Hubert  lui  déclara  qu'il 
ne  se  marierait  point  quelle  ne  consentît  à  recevoir  une  pension  et 
préalablement  une  petite  somme  pour  l'indemniser  de  ses  dépenses. 

Il  en  parla  le  même  soir  a  ces  dames,  qui  se  récrièrent  sur  la  jus- 
tice de  ces  propositions;  on  voulait  combler  la  mère  de  biens  et 
qu'elle  fût  heureuse.  Tout  fut  ainsi  arrangé;  mais  comme  ces  dames 

G. 


80  REVUE   DE   PARIS. 

n'étaient  pas  flattées  des  anciennes  liaisons  d'Hubert  dans  le  village, 
on  commença  de  l'isoler  peu  à  peu.  On  le  gardait  des  journées  en- 
tières à  Franchart;  Mme  Talbot  elle-même  ne  le  voyait  plus  qu'à  peine, 
mais  elle  n'en  rabattait  rien  de  sa  joie.  Enfin,  au  jour  fixé,  la  mère 
et  le  curé  étant  seuls  prévenus,  on  se  rendit  le  matin  au  château. 
Les  adieux  furent  longs  et  tristes,  Mme  Talbot  n'osait  pleurer.  Hubert, 
quoique  gêné  par  la  présence  de  ces  dames,  recommanda  mille  fois 
sa  mère  à  l'abbé.  Ils  réglèrent  leur  correspondance  :  l'abbé  promit  à 
son  cher  enfant  que  ses  conseils  ne  lui  manqueraient  jamais.  Pen- 
dant ce  temps,  Mmes  de  Perrachon,  l'œil  sec,  l'air  affairé,  s'occupaient 
de  leurs  emballages,  allant  et  venant  à  la  hâte  dans  la  salle  à  manger 
où  ceci  se  passait.  A  huit  heures,  tout  fut  prêt,  et  l'on  monta  en 
voiture,  Hubert  étouffé  de  sanglots.  Mme  Talbot,  que  le  curé  rame- 
nait, fut  obligée  de  se  reposer  trois  ou  quatre  fois  avant  d'arriver  chez 
elle.  Ce  départ  se  fit  sans  bruit.  On  ne  sut  que  le  lendemain  dans  le 
pays  que  Franchart  était  inhabité. 

Ce  même  jour,  M"ie  Talbot  disait  le  soir  au  curé,  qui  l'avait  trouvée 
en  pleurs  : 

—  J'étais  habituée  à  vivre  avec  lui,  c'est  tout  simple,  cela  semble 
triste.  Ces  jeunes  gens  seront  heureux.  Allez  me  dire  pourquoi  je 
pleure ,  et  je  ne  puis  m'en  empêcher. 

La  pauvre  femme  éclata  en  sanglots. 

—  Allons,  la  mère,  dit  l'abbé,  faisons  un  cent  de  piquet,  cela  vous 
distraira . 

Mme  Talbot,  en  essuyant  ses  yeux,  prépara  ce  qu'il  fallait.  Cette 
scène  se  renouvela  bien  souvent,  mais  l'abbé  adoucissait  de  son  mieux 
ce  dur  abandon. 

Sans  y  mettre  d'intention ,  Mme  Talbot  se  ressentait  un  peu  dans 
ses  manières  et  son  vêtement  de  la  condition  brillante  de  son  fils. 
On  lui  parlait  moins  dans  le  voisinage.  Elle  y  avait  gagné  en  consi- 
dération, mais  son  isolement  n'en  était  que  plus  grand;  elle  ne  voyait 
plus  absolument  que  le  curé;  à  l'église  même,  elle  semblait  se  tenir 
à  l'écart. 

Elle  reçut  une  première  lettre  d'Hubert  avec  les  détails  tout  secs 
du  mariage  et  quelques  lignes  de  la  jeune  Mme  Talbot  de  Perrachon. 
On  avait  arrangé  le  nom  de  cette  manière  pour  qu'il  eût  meilleur  air. 
Le  curé  n'était  point  oublié.  Mme  Talbot  reçut  ainsi  régulièrement 
quelques  lettres  toujours  apostillées  en  quelque  sorte  par  sa  bru,  mais 
on  ne  disait  pas  un  mot  de  la  rente  qu'on  lui  devait  faire.  L'abbé  fut 
obligé  de  le  remarquer  pour  elle,  mais  elle  se  récria  dès  le  premier 


REVUE    DE   PARIS.  81 

mot  qu'il  en  dit;  elle  ne  voulait  point  qu'il  en  fût  question.  L'hiver 
lui  parut  bien  triste;  cependant  les  lettres  qu'elle  recevait  étaient 
connues  et  paraphrasées  dans  le  voisinage,  et  de  toutes  parts  on  la 
félicitait  en  prévoyant  ce  que  promettait  encore  l'avenir  de  son  fils. 

—  On  ne  sait  pas,  disait  le  notaire,  ce  que  peut  devenir  mainte- 
nant le  fils  de  la  mère  ïalbot,  avec  son  talent,  sa  jeunesse,  et  de  la 
fortune. 

—  Voilà  une  femme  heureuse!  disaient  les  mères  qui  avaient  des 
garçons. 

On  citait  Hubert  pour  modèle  à  dix  lieues  à  la  ronde,  car  cet  évé- 
nement s'était  répandu  dans  une  bonne  partie  du  département. 
Mme  Talbot  elle-même,  s'efforçant  de  croire  à  son  bonheur,  remer- 
ciait Dieu  tous  les  jours;  mais,  quoiqu'elle  cachât  sa  situation,  même 
à  l'abbé,  elle  se  trouvait  alors  dans  une  singulière  extrémité,  et  voici 
comment  on  le  sut. 

Le  père  Germain,  qui  s'était  mis  en  tête  de  marier  sa  fille  pour  la 
guérir  de  sa  mélancolie,  découvrit  enfin  un  excellent  parti;  c'était  le 
fils  d'un  riche  vigneron  qui  demeurait  à  huit  lieues  de  là.  Ce  jeune 
homme  trouvait  Adèle  à  son  gré,  et  d'ailleurs  le  bien  du  père  Ger- 
main accommodait  tout.  Le  meunier  poussa  la  négociation  avec  acti- 
vité, mais,  quand  il  s'en  ouvrit  à  sa  fille,  elle  refusa  net.  Le  père 
Germain  prit  ceci  pour  des  caprices  de  fille  dont  il  aurait  raison.  II 
poursuivit  l'affaire  à  Dijon  avec  le  futur  et  son  homme  d'affaires;  or, 
il  se  trouva  qu'on  mettait  en  ligne  de  compte,  dans  le  bien  du  futur, 
des  hypothèques  insolvables  qui,  addition  faite  des  intérêts,  devaient 
remettre  une  propriété  tout  entière  dans  les  mains  du  vigneron. 

—  Tenez,  père  Germain,  cela  vous  regarde,  dit  l'homme  d'af- 
faires en  prenant  un  papier  dans  une  liasse,  c'est  du  côté  de  chez 
vous. 

—  Bah!  qui  donc?  dit  le  père  Germain. 
L'homme  d'affaires  lut  : 

—  Veuve  Talbot,  maison  avec  cour  et  jardin....  Vous  devez  con- 
naître ça? 

—  Si  je  connais!  dit  Germain  stupéfait;  la  pauvre  femme,  com- 
ment cela  se  fait-il?  Ah!  je  devine,  il  a  fallu  marier  son  garçon,  il  a 
fallu  se  montrer;  et  personne  qui  n'en  sait  rien  chez  nous.  Je  la  re- 
connais bien  là. 

Il  continua  se  parlant  à  lui-même,  caries  deux  autres  poursuivaient 
leurs  calculs.  Le  père  Germain,  fort  occupé  de  ce  qu'il  avait  appris, 
en  parla  le  soir  à  sa  fille  comme  pour  la  consoler. 


82  REVUE   DE   PARIS. 

—  Voilà  ce  que  c'est,  dit-il  à  table,  ils  ont  visé  trop  haut.  La  mère 
Talbot  est  ruinée,  et  le  fils  n'y  peut  rien,  car  s'il  ne  dépendait  que  de 
lui...!  C'est  un  brave  garçon,  il  faut  le  dire. 

Adèle  s'étonna  d'abord  comme  son  père  et  lui  fit  à  peine  quelques 
questions;  comme  elle  parlait  peu  d'habitude,  on  ne  s'aperçut  point 
de  son  agitation. 

Le  lendemain,  elle  courut  dans  la  matinée  chez  Mme  Talbot,  de 
manière  à  n'être  point  vue;  la  bonne  femme  fut  très  étonnée  de  la 
voir,  à  cause  de  leur  grand  refroidissement;  mais  Adèle,  avec  une 
émotion  où  éclatait  la  sincérité,  se  jeta  à  son  cou  en  pleurant. 

—  Mère  Talbot,  vous  êtes  dans  la  peine,  je  le  sais,  je  le  sais  toute 
seule,  soyez  tranquille.  Ne  pensez  plus  à  rien  de  ce  qui  s'est  passé 
entre  nous;  je  vous  aime,  voyez-vous,  et  je  ne  songe  qu'à  vous  tirer 
d'embarras. 

A  ce  mouvement  si  franc,  si  brusque,  si  bon,  Mrae  Talbot,  suffo- 
quée, ouvrit  ses  bras  en  criant  : 

—  Ah!  mon  enfant!  mon  enfant I 

Elles  demeurèrent  à  pleurer  ensemble.  Adèle  conta  ce  qu'elle  sa- 
vait; mais,  en  même  temps,  elle  consola  Mme  Talbot  et  lui  détailla 
ses  projets  sans  appuyer  sur  l'endroit  sensible,  qui  était  le  silence  du 
fils,  dans  l'impossibilité  où  il  était  sans  doute  déporter  aucun  secours. 
Elle  ajouta  qu'elle  avait  obtenu  par  son  père  une  remise  à  la  saisie 
et  finit  par  dire  qu'elle  allait  épouser  le  vigneron  pour  avoir  dans  ses 
mains  la  créance. 

—  Comme  vous  pensez,  reprit-elle,  ce  n'est  pas  moi  qui  vous  tra- 
casserai. Nous  vous  tirerons  de  là,  soyez-en  sûre. 

Mme  Talbot  lui  prit  les  mains,  l'embrassa,  pleura,  et,  quand  elle  put 
parler  : 

—  Non,  mon  enfant;  vois-tu,  Hubert  ne  le  souffrirait  pas.  Il  ne 
connaît  pas  ma  position,  il  est  tout  simple  qu'il  ne  s'en  occupe  point; 
je  n'ai  pas  voulu  le  chagriner,  car  je  n'aurais  qu'un  mot  à  dire,  cela 
n'est  rien  pour  lui;  justement  il  doit  venir  ce  printemps.  Tout  s'ar- 
rangera bien  vile;  tu  conçois  bien  qu'on  ne  peut  pas  me  mettre  à 
la  porte,  à  la  porte  de  chez  moi,  de  la  maison  où  il  est  né,  où  je  dois 
mourir. 

—  Enfin,  mère  Talbot,  dit  Adèle,  c'est  du  fond  du  cœur,  voyez. 

Elle  ne  put  vaincre  l'orgueil  de  la  veuve  Talbot,  mais  elle  mit  ob- 
stacle aux  poursuites  sans  le  lui  dire.  Le  père  Germain  obtint  aisé- 
ment ce  délai. 

Le  printemps  arrivait.  En  effet,  Hubert  et  sa  femme  avaient  promis 


REVUE   DE   PARIS.  83 

de  revenir  passer  la  belle  saison  à  Franchart,  qui  n'était  pas  encore 
vendu,  mais  on  ne  les  voyait  point  paraître.  M"'1'  Talbot  reçut  une 
lettre  où  l'on  disait  que  sa  belle-fille  avait  besoin  de  prendre  les  eaux, 
et  que  cela  était  cause  qu'on  avait  remis  le  voyage  à  l'automme. 
Elle  en  fut  très  affligée,  et  l'on  conçoit  ses  raisons;  le  curé  lui  dit  que 
sans  doute  Hubert,  qui  était  fort  doux,  n'avait  pas  voulu  résister  à 
sa  femme,  encore  moins  se  séparer  d'elle,  et  que  c'était  une  marque 
qu'ils  vivaient  en  bonne  intelligence.  M'"e  Talbot  dévora  son  cha- 
grin; le  curé  lui-même  était  devenu  soucieux  et  semblait  n'avoir  plus 
le  courage  de  la  consoler. 

La  saison  était  belle  et  hâtive;  tout  était  déjà  vert  et  en  fête,  les 
oiseaux  gazouillaient  dans  les  jeunes  pousses  du  bois  Gassot.  II  y 
avait  entre  le  village  et  le  grand  chemin  une  plaine  bornée  au  fond 
par  un  amas  de  roches  qu'on  appelait  le  rocher  de  Chèvre-Morte,  et 
traversée  par  un  sentier  qui  serpentait  à  perte  de  vue.  Un  de  ces 
premiers  jours  du  printemps,  un  homme  à  pied ,  bien  vêtu,  passait 
lentement  en  cet  endroit.  Il  était  cinq  heures  du  matin.  C'était  un 
de  ces  momens  d'inexprimable  sérénité  dont  on  ne  perd  plus  le  sou- 
venir. La  plaine  verdoyante  et  bariolée  fuyait  à  l'horizon;  les  gouttes 
de  rosée  étincelaient  dans  l'herbe  aux  rayons  du  soleil  levant;  le  ciel 
était  clair,  pur,  d'un  bleu  pâle,  rayé  vers  Chèvre-Morte  de  légers 
nuages  blancs.  L'alouette  au  loin  s'élevait  en  chantant  dans  les  airs; 
tout  était  désert,  frais  et  calme  dans  le  paysage. 

L'homme  semblait  fatigué  et  s'arrêtait  de  temps  en  temps  en 
jetant  les  yeux  autour  de  lui ,  puis  il  reprenait  sa  marche  en  s'ap- 
puyant  lourdement  sur  un  jonc  où  brillaient  des  dorures. 

Une  petite  fille  de  basse-cour,  qui  menait  paître  sa  vache,  dit  au 
garçon  du  moulin  qu'elle  rencontra  : 

—  Si  M.  Hubert  n'était  pas  à  Paris,  je  croirais  que  c'est  lui  qui 
vient  de  passer  là-bas  :  c'est  un  étranger  qui  lui  ressemble  beaucoup. 

M.  le  curé  venait  d'ouvrir  ses  volets  et  se  promenait  à  la  fraîcheur 
devant  sa  porte,  un  arrosoir  à  la  main.  Il  leva  la  tête  à  un  certain 
bruit,  poussa  un  cri  de  surprise,  et  Hubert,  accourant,  vint  tomber 
dans  ses  bras. 

—  Eh!  mon  enfant,  quelle  joie,  quelle  surprise  de  te  revoir!  Com- 
ment cela  se  fait-il? 

Hubert  l'embrassait  sans  rien  dire  et  pleurait  toujours. 

—  Comment  cela  se  fait-il?  qu'as-tu  donc?  Tu  vas  me  faire  pleurer 
aussi  sans  savoir  pourquoi.  Mon  enfant!  Hubert!  Allons,  tu  n'as  pas 
vu  ta  mère.  Comment  es-tu  venu? 


Sï  REVUE  DE  PARIS. 

Hubert  lui  dit  qu'il  avait  quitté  la  voiture  sur  la  route  :  le  curé  le 
regarda. 

—  Comme  te  voilà  beau!  tu  as  l'air  d'un  prince!  Mais  qu'est-ce 
donc?  tu  es  pâle,  tu  es  maigre...  Mon  enfant,  tu  es  donc  malade? 

—  Oui,  dit  Hubert  avec  un  étrange  sourire;  me  voilà  dans  un  équi- 
page fort  étranger  à  mon  pays  et  à  moi-même.  Cela  n'est  rien;  je 
demeure  à  Paris  dans  un  appartement  dont  vous  n'avez  pas  idée; 
mes  yeux  ne  rencontrent  que  des  dorures  et  des  tapis.  On  ne  sait  où 
cracher,  sinon  partout.  Je  suis  bien  servi,  j'ai  de  l'aisance,  je  pour- 
rais contenter  bien  des  fantaisies  autrefois  impossibles.  Je  suis  heu- 
reux, il  semble....  Mais,  mon  cher  abbé,  il  n'est  point  de  forçat  qui 
périsse  plus  misérablement  dans  son  bagne  que  je  ne  le  fais  tous  les 
jours  depuis  que  je  vous  ai  quitté. 

—  Hélas  !  dit  le  curé  en  croisant  les  bras,  je  ne  sais  comment  j'en 

avais  l'idée;  mais  tu  m'accables Ta  pauvre  mère....  Où  est  ta 

femme? 

—  Elle  est  aux  eaux. 

—  Ils  t'ont  laissé,  malade  comme  tu  l'es! 

—  Heureusement;  je  serais  mort.  Je  vous  dirai  tout  plus  tard. 

—  Veux-tu  te  reposer?  te  rafraîchir? 

—  Non,  je  veux  aller  chez  ma  mère. 

—  Il  faut  la  prévenir;  laisse-moi  prendre  mon  chapeau.  J'irai  la 
préparer. 

Ils  se  mirent  en  marche.  A  quelque  distance  de  la  maison  de 
Mrae  ïalbot,  l'abbé  quitta  Hubert,  qui  s'assit  auprès  du  lavoir,  devant 
cette  prairie  qu'il  avait  traversée  tant  de  fois.  Il  semblait  inquiet  d'y 
rencontrer  Adèle,  qu'il  y  cherchait  malgré  lui;  mais  les  filles  n'étaient 
point  encore  venues.  Le  chien  de  la  maison  courut  à  lui  en  jappant. 
Il  se  leva,  oppressé  par  la  grande  émotion.  Sa  mère  sortit  les  bras 
ouverts,  suivie  du  curé.  Ils  s'embrassèrent  sans  parler  et  se  pressè- 
rent à  plusieurs  reprises. 

—  Je  ne  veux  rien  savoir,  dit  M'uc  Talbot;  te  voilà,  c'est  tout  ce 
qu'il  me  faut. 

Le  chien  ne  cessait  de  s'agiter  autour  de  lui;  il  le  flatta  de  la  main, 
et  tomba  plutôt  qu'il  ne  s'assit  en  entrant,  retrouvant  et  regardant 
tout  avec  des  yeux  ravis.  Mme  Talbot  allait  et  venait  en  larmoyant, 
et  mettait  en  l'air  sa  cuisine.  Elle  avait  connu  d'abord  que  son  fils 
n'était  pas  bien  portant.  Elle  lui  prépara  du  lait,  du  vin  chaud;  elle 
rétablit  son  lit.  Hubert  refusait  tout;  cependant,  comme  il  avait  la 
fièvre,  il  consentit  à  se  coucher,  mais  il  ne  put  dormir.  11  voulut  que 


REVUE   DE    PARIS.  85 

sa  mère  et  l'abbé  demeurassent  près  de  lui.  Aucun  des  trois  n'osait 
entamer  l'entretien  ;  on  tremblait  de  se  questionner  et  de  se  ré- 
pondre. 

Hubert  affectait  un  visage  calme  et  souriant;  il  était  en  réalité  fort 
heureux,  mais  l'émotion  violente  de  l'arrivée  lui  avait  fait  grand 
mal.  Quand  il  fut  couché,  sa  mère,  le  considérant,  s'aperçut  de  son 
grand  changement  :  il  était  d'une  maigreur  effrayante;  la  fatigue  du 
voyage  lui  avait  donné  une  forte  fièvre  qui  redoublait  en  ce  moment. 
Ses  yeux  brillaient,  son  teint  était  enflammé;  Mme  Talbot  frappait 
des  mains  en  disant  tout  bas  :  Mon  Dieu! 

—  Que  je  suis  bien!  disait  Hubert  par  momens. 

La  mère  et  le  curé  lui  offrirent  d'aller  chercher  le  médecin. 

—  Non,  cela  n'est  rien;  quelques  jours  de  repos  me  remettront... 
Je  suis  bien. 

On  l'invitait  à  dormir,  mais  il  était  trop  agité;  il  ne  parlait  point 
cependant.  La  mère  n'osait  l'interroger.  Le  curé  le  regardait  d'un 
air  inquiet.  Il  dit  plusieurs  fois,  se  parlant  à  lui-même  : 

—  Mon  pays,  ma  mère,  la  campagne...  J'éprouve  un  bien-être... 
Je  suis  délivré. 

Sur  le  soir,  il  s'endormit.  Le  lendemain ,  le  curé  revint  avec  des 
livres  :  Hubert  lui  avait  demandé  qu'il  travaillât  auprès  de  lui. 
Mnie  Talbot  se  mit  de  l'autre  côté  avec  son  tricot,  et  de  temps  en 
temps,  contenant  leur  chagrin,  ils  échangeaient  quelques  paroles 
pour  distraire  Hubert,  qui  paraissait  abîmé  dans  ses  réflexions.  Sa 
mère  le  regardait  à  chaque  minute.  Il  était  sur  son  séant,  la  tête 
penchée  et  les  yeux  fixés  sur  un  portrait  en  médaillon  qu'il  tenait 
sur  le  drap  et  que  sa  mère  n'avait  pas  encore  vu.  Elle  dit  d'une  voix 
timide,  pour  interrompre  les  tristes  pensées  qu'elle  devinait  : 

—  C'est  le  portrait  de  ta  femme? 

—  Oui. 

Le  curé  leva  les  yeux  de  dessus  son  livre.  La  mère  se  pencha  pour 
voir  le  portrait.  Hubert  reprit  entre  ses  dents  : 

—  Que  cela  est  singulier!  quels  yeux  charmans  et  quelle  douceur 
répandue  sur  ce  visage! 

—  C'est  vrai ,  dit  Mme  Talbot. 

—  Vous  la  connaissez?  reprit  Hubert;  brune,  vive,  alerte,  elle  a 
par  momens  l'air  d'un  enfant. 

Il  sourit  amèrement  en  se  tournant  vers  sa  mère  : 

—  Qui  dirait  que  les  plus  effroyables  vices  qui  soient  sortis  de 
l'enfer  se  cachent  dans  ce  petit  corps,  sous  cette  douce  et  pale  figure? 


86  REVUE  DE   PARIS. 

—  Que  dis-tu?  cela  est-il  possible? 

—  Non!  s'écria  Hubert  transporté  par  la  fièvre;  non,  Dieu  ne  le 
souffrira  pas!  Vous  voyez,  Seigneur,  l'affreuse  machination  :  c'est 
une  famiilc  obscure,  pauvre,  honnête,  trahie  et  opprimée  par  deux 
créatures  sans  honneur  et  sans  frein,  qui  l'entraînent  dans  leur  in- 
famie et  l'y  veulent  retenir  en  étouffant  ses  cris!  Non,  vous  ne  per- 
mettrez pas  des  chàtimens  si  terribles  et  de  telles  iniquités  ! 

—  Mon  enfant,  explique-toi. 

—  Ne  le  questionnez  pas,  disait  l'abbé. 

—  Ma  mère!  reprit  Hubert  en  se  roulant  sur  son  lit,  si  vous  sa- 
viez quelle  vie  je  mène  depuis  que  je  vous  ai  quittée. 

Mmuïalbot  se  jeta  dans  ses  bras,  pleurant  avec  lui. 

—  Pauvre  enfant,  tu  as  souffert!  je  m'en  doutais;  sois  tranquille, 
te  voilà  avec  nous. 

Il  reprit  avec  plus  de  calme  : 

—  J'aurais  commis  les  crimes  les  plus  noirs,  je  vous  aurais  aban- 
donnée, et  vous  m'auriez  maudit,  que  je  n'aurais  pas  été  plus  terri- 
blement puni.  Mon  premier  tort  fut  de  vous  laisser  ici.  Je  le  sentis 
aussitôt,  mais  je  n'osais,  je  ne  savais  leur  résister.  Ces  femmes  sont 
folles,  hardies,  prodigieusement  actives  dans  le  mal;  j'étais  seul  et 
timide  :  je  cédai  sur  bien  d'autres  points  et  bien  à  regret.  Vous  savez 
qu'il  était  question  de  nous  marier  obscurément,  sans  fracas.  Je 
parus  à  l'église  au  milieu  d'une  assemblée  curieuse  et  cruelle  dont 
tous  les  yeux  étaient  fixés  sur  moi.  Je  ne  saurais  vous  exprimer  le 
poison  de  certains  sourires;  ce  fut  un  vrai  supplice  pour  moi,  qui 
ne  voulais  que  prier  Dieu.  Durant  le  reste  des  cérémonies,  rude  et 
gauche,  tel  que  vous  me  connaissez,  il  y  eut  encore  mille  pointes 
qui  me  déchirèrent  au  vif;  mais  je  dévorais  tout  en  aveugle,  dans  le 
premier  feu  de  ce  courage  dont  j'avais  fait  provision.  A  présent 
même,  ce  mariage,  Paris,  ces  évènemens,  tout  cela  n'est  plus  qu'un 
rêve  dont  les  détails  se  brouillent  dans  ma  tête.  Je  ne  puis  croire 
que  ce  soit  le  même  homme  qui  ait  vécu  là-bas  et  qui  vous  parle  au- 
jourd'hui. Je  ne  suis  ramené  à  la  réalité  que  par  mes  souffrances. Vous 
savez  que  Lucie  m'aimait,  ou  du  moins  le  faisait  paraître;  cela  n'était 
qu'une  fantaisie.  Je  m'en  étais  douté,  et  j'avais  en  vain  tenté  de  la 
prévenir.  Cette  fantaisie  passa  vite,  comme  bien  d'autres  que  cette 
malheureuse  osa  depuis  m'avouer.  Elle  n'avait  vu  en  moi  qu'une 
certaine  apparence  étrange  et  frivole  qui  l'avait  séduite,  elle  pour- 
suivait je  ne  sais  quelle  vision  de  félicité  sans  forme  et  sans  nom  qui 
s'évanouit;  pour  mieux  dire,  elle  ne  m'aimuit  i  as.  Dès  les  premiers 


REVUE  DE  PARIS.  87 

jours  de  familiarité,  ses  discours  m'effrayèrent  ;  j'y  reconnus  mot  à 
mot  les  phrases  les  plus  traînées  de  ce  sentimentalisme  obscène  qui 
s'étale  dans  les  romans  de  rehut.  Ah!  les  exécrables  fadaises!  Tenez, 
les  gens  d'esprit  sont  à  l'abri  de  ces  sottises  et  ne  font  qu'en  rire, 
mais  elles  s'implantent,  le  croiriez-vous?  elles  fructifient  et  font  des 
ravages  incalculables  dans  de  pauvres  cervelles  de  filles  et  de  femmes. 
Je  ne  fus  donc  tout  à  coup  qu'un  homme  vulgaire ,  ce  que  devient 
le  mari  entre  mère  et  fille.  On  s'aperçut  que  je  n'avais  ni  fortune, 
ni  talent,  ni  naissance;  on  me  le  fit  entendre  doucement.  De  là  des 
scènes,  des  menaces,  des  emportemens,  et  cette  aigreur  obstinée 
qui  ne  cherche  qu'à  déplaire,  qu'à  contredire,  qu'à  irriter.  Lucie 
s'en  prit  d'abord  à  mes  sentimens  les  plus  chers  et  les  plus  respec- 
tables. L'impiété,  la  débauche,  tout  ce  qui  m'était  abominable 
dans  les  désordres  et  les  doctrines  du  jour,  elle  le  défendait  contre 
moi.  Je  l'entendis  justifier,  exalter  des  infamies  célèbres  et  jusqu'à 
des  crimes  qui  avaient  fait  trembler.  Elle  ne  prenait  plus  la  peine 
de  me  cacher  son  éducation  détestable  et  l'étrange  liberté  qu'on  lui 
avait  laissée  jusqu'alors.  Elle  m'opposa  impudemment  des  noms,  des 
souvenirs;  je  pus  tout  deviner  et  tout  supposer.  Je  passe  bien  des 
choses,  je  ne  finirais  pas.  Ce  qu'il  me  fut  aisé  de  voir  surtout,  c'est 
qu'on  m'avait  réservé  l'infâme  rôle  de  couvrir  d'un  nom  honnête 
une  conduite  suspecte,  et  que  si  ma  femme,  de  son  côté,  pouvait 
regretter  la  perte  de. quelque  illusion,  il  ne  tenait  qu'à  moi  de  re- 
connaître dans  ce  mariage  la  plus  infernale  des  trahisons.  En  effet, 
je  découvris  en  peu  de  temps  que  ces  dames  étaient  fort  mal  vues, 
fort  peu  estimées,  que  les  honnêtes  gens  s'écartaient  d'elles,  qu'elles 
n'avaient  accès  qu'en  un  certain  monde  toujours  au  service  des  gens 
décriés,  où  l'on  n'a  rien  à  se  reprocher  les  uns  les  autres.  Il  était 
douteux  pour  tant  de  raisons  que  MUe  de  Perrachon  eût  facilement 
trouvé  un  mari.  Je  m'adressai  d'abord  à  la  mère,  mais  la  mère  et  la 
fille,  engouées  l'une  de  l'autre,  étroitement  liées  par  les  mêmes  goûts 
et  la  même  humeur,  se  tournèrent  contre  moi;  on  me  trouva  fort 
extraordinaire,  je  n'étais  que  trop  heureux,  et  l'on  m'avait  fait  une 
grande  grâce;  ma  politesse,  ma  douceur,  ne  furent  qu'ineptie  et 
faiblesse.  Je  voulus  me  plaindre,  on  se  moqua  de  moi,  ou  j'étais 
obligé  de  m'excuser  pour  avoir  la  paix.  Si  du  moins  j'avais  été  sou- 
tenu par  un  chef  de  famille  recommandable  !  mais  le  père  était  mort 
sans  considération,  sans  position  avouée  dans  le  monde,  sans  qu'on 
sût  la  source  de  sa  fortune.  Je  demeurai  donc  seul  et  trop  faible 
contre  ces  deux  femmes  liguées  en  complot  permanent  et  contre  la 


88  REVUE   DE    PARIS. 

foule  insensée  qu'elles  voyaient  malgré  moi.  Je  n'étais  plus  dans  la 
maison  qu'un  valet;  mieux  encore,  un  ridicule  et  un  paysan ,  car  on 
me  reprocha  tout.  Vous-même,  ma  digne  mère,  s'écria  Hubert 
transporté,  vous  ne  fûtes  point  épargnée,  vous  dont  ces  créatures 
ne  sont  pas  dignes  de  baiser  les  pieds  I 

— Ne  parle  pas  tant,  dit  Mme  Talbot  les  mains  jointes. 

— Vous  allez  le  questionner!  dit  l'abbé  en  haussant  les  épaules. 

— Non,  poursuivit  Hubert  de  plus  en  plus  animé,  j'en  ai  trop  sur 
le  cœur,  je  me  soulage  en  vous  parlant Je  vous  passe  des  mé- 
comptes et  quelques  travers  bien  capables  de  refroidir  mon  goût 
pour  ma  femme,  mais  que  j'aurais  pardonnes  volontiers.  Jugez  pour- 
tant de  ma  surprise,  quand  je  vis  cette  fille  délicate,  romanesque, 
qui  parlait  de  ne  vivre  que  de  soupirs  et  de  poésie,  se  gorger  goulû- 
ment de  je  ne  sais  quelles  viandes  froides  qu'elle  traînait  jusque 
dans  son  lit;  quand  je  surpris  cet  ange,  comme  l'appelait  sa  mère, 
avalant  discrètement  de  grandes  rasades  qui  m'auraient  déchiré  l'es- 
tomac; quand  je  l'entendis,  pour  la  première  fois,  toute  fleurie  de 
beau  langage,  me  couvrir  d'injures  en  style  des  halles.  Négligée  chez 
elle  jusqu'à  l'excès,  je  la  voyais  livrée  tout  le  jour  aux  apprêts  rebu- 
tans  de  la  parure  qui  devait  briller  le  soir.  A  peine  rentrée,  tout 
tombait,  tout  disparaissait;  elle  détachait  çà  et  là  de  longues  cheve- 
lures postiches  et  toutes  sortes  d'appareils  informes  qui  semblaient 
déguiser  des  infirmités;  enfin,  elle  se  dédommageait  avec  moi,  dans 
l'abandon  le  plus  révoltant,  de  la  contrainte  qu'elle  venait  de  souffrir 
pour  d'autres.  Il  s'ensuivait  une  prodigalité  de  fioles,  d'essences,  de 
préparations  nauséabondes  qui  soulevaient  le  cœur.  Je  m'endormais 
au  milieu  d'un  laboratoire  infect.  Mais  c'étaient  là  les  moindres 
défauts  d'un  enfant  gûté.  Non,  jamais  ces  femmes  coquettes  ne  se 
douteront  des  moyens  sûrs  et  naturels  de  plaire,  jamais  elles  n'in- 
spireront que  le  dégoût  à  l'homme  qui  les  voit  de  près;  et  pour 
moi,  je  l'avoue,  ce  dégoût  était  devenu  insurmontable;  ce  désordre, 
en  outre,  amenait  de  grandes  dépenses.  Vous  savez  quelle  con- 
fiance j'avais  mise  dans  les  négociations,  et  combien  j'étais  loin  de 
penser  qu'en  fait  d'intérêts  je  fusse  le  plus  à  plaindre.  On  m'avait 
trompé  en  ceci  comme  en  tout  le  reste.  Ces  dames  n'étaient  venues 
ici  que  pour  vendre  Franchart;  quand  je  pénétrai  dans  leurs  af- 
faires, je  vis  que  celte  terre  était  tellement  surchargée  d'hypothè- 
ques, qu'elle  ne  leur  appartenait  déjà  plus;  on  ne  voulait  toucher 
le  surplus  que  pour  l'achever  avec  quelques  restes  de  capitaux.  Je 
me  trouvai  enfin,  au  milieu  de  ce  luxe,  face  à  face  avec  la  misère, 


REVUE   DE   PARIS.  89 

sans  qu'il  me  fût  possible  de  persuader  ces  deux  têtes  folles  et  de 
les  ramener  à  l'économie  et  à  la  raison.  On  avait  parlé  de  me  donner 
une  place,  et  j'avais  pensé  à  rentrer  dans  l'enseignement.  Mais  il 
fallait  obtenir  d'abord  par  un  travail  acbarné  le  grade  de  docteur. 
Je  voulus  me  remettre  à  l'étude;  la  lenteur  et  l'incertitude  des  ré- 
sultats faisait  croire  à  ces  dames  ce  travail  inutile;  d'ailleurs  il  ne 
m'était  pas  possible  de  m'y  appliquer  au  milieu  de  l'agitation  infa- 
tigable qu'elles  mettaient  dans  la  maison;  elles  se  confirmèrent  dans 
l'idée  de  mon  incapacité  et  de  l'inutilité  de  ces  efforts;  que  dis-je, 
elles  osèrent  reprocher  à  ma  paresse  le  temps  qu'elles  m'enlevaient 
par  leur  tyrannie  et  leurs  dissipations.  Chaque  soir,  on  m'entraînait, 
vêtu  de  noir  et  les  yeux  mal  essuyés,  dans  le  monde,  au  milieu  de  je 
ne  sais  quel  amas  d'oisifs  qui  mettent  en  commun  leur  ennui  et  leur 
sottise.  Prodigieux  ensemble  !  mon  cher  abbé,  j'avais  l'air,  dans  ces 
endroits,  d'un  voyageur  chez  les  sauvages.  J'étais  tout-à-fait  étranger 
à  ces  mœurs,  à  ces  entretiens  qui  m'étonnaient,  qui  m'effrayaient 
parfois.  On  assure  qu'il  existe  quelque  part  une  bonne  compagnie,  je 
ne  l'ai  jamais  vue  que  dans  mes  livres;  si  vous  saviez,  l'abbé,  quelles 
conversations  ont  ces  gens-là ,  et  de  quoi  ils  jugent  à  propos  de  s'oc- 
cuper! Je  n'y  savais  que  dire,  avec  la  meilleure  volonté;  je  me  taisais, 
je  parlais  avec  distraction  et  tout  de  travers  sur  les  sujets  les  plus 
communs  de  modes  et  de  politique;  je  passai  pour  un  sot,  et  l'on 
finit  par  me  faire  croire  que  je  l'étais.  Ces  dames  avaient  honte  de 
moi,  on  tremblait  à  chaque  instant  qu'il  ne  m'échappât  une  de  ces 
bévues  qui  n'étaient  chez  moi  que  l'effet  de  la  distraction  et  de 
l'ennui.  Souvent  on  me  coupait  la  parole  et  l'on  m'imposait  silence 
tout  net  devant  la  compagnie. 

—  Voilà,  murmura  l'abbé,  la  première  fois  de  ma  vie  qu'il  me 
prend  fantaisie  de  donner  des  coups  de  bâton  à  quelqu'un. 

—  On  priait  de  m'excuser  en  souriant,  et  l'on  haussait  les  épaules; 
j'entendais  dire  à  des  hommes  ventrus  :  Mais  qui  diable  a  donc  épousé 
MUe  de  Perrachon?  ce  pauvre  garçon  ne  distingue  pas  sa  main  droite 
de  la  gauche,  c'est  une  espèce  de  niais.  Un  jour,  l'un  d'eux,  avec  qui 
j'avais  causé,  disait  de  moi  :  Que  voulez-vous  faire,  il  ne  sait  pas 
même  le  nom  du  ministre  président  du  conseil.  Et  l'on  désespérait 
de  moi. 

—  Les  animaux  !  dit  l'abbé,  que  ne  les  entreprenais-tu  sur  la  grâce 
suffisante? 

—  Figurez-vous  que  je  me  prenais  quelquefois  tout  seul  à  partie, 
me  demandant  rigoureusement  ce  que  je  savais,  ce  que  je  valais; 


90  REVUE  DE  PARIS. 

et  je  trouvais  qu'en  effet  je  n'étais  bon  à  rien,  qu'on  m'humiliait  jus- 
tement. Il  me  semblait  me  réveiller  d'un  rêve  orgueilleux. 

—  Allons,  en  voici  d'un  autre!  dit  le  curé  impatienté,  je  te  ferai 
relire  tes  vers,  moi;  je  te  remettrai  face  à  face  avec  tous  les  bouquins 
que  tu  as  dans  la  tète;  tu  veux  me  forcer  à  te  faire  des  flatteries, 
laisse-moi  en  repos. 

—  Voilà  bien  de  quoi  te  rendre  malade,  dit  Mme  Talbot. 

—  Hélas!  reprit  Hubert.  Le  pire,  ma  pauvre  mère,  c'est  que 
Lucie  avait  des  momens  de  retour,  de  repentir,  que  sais-je?  Elle  me 
trouvait  souvent  seul  à  pleurer;  j'étais  pâle,  défait,  je  sentais  les  pre- 
mières atteintes  de  ce  mal  qui  me  mine;  elle  me  prenait  en  pitié, 
il  lui  repassait  dans  l'esprit  quelque  lueur  de  ses  premières  illusions, 
elle  m'embrassait  avec  emportement,  elle  m'accablait  de  flatteries 
outrées,  elle  voyait  s'ouvrir  devant  moi  le  plus  bel  avenir.  Le  lende- 
main, le  soir  même,  le  monde,  le  bruit,  le  caractère,  reprenaient  le 
dessus.  Mon  corps  et  mon  ame  s'épuisaient  dans  ces  alternatives 
dévorantes.  Luciana  était  coquette,  elle  aiguisait  sur  moi  les  cou- 
teaux de  la  jalousie;  je  n'étais  dans  la  maison  et  dans  le  monde,  où 
je  les  accompagnais,  que  le  paravent  de  ses  succès,  qui  flattaient 
aussi  sa  mère;  elle  passait  ses  journées  devant  son  piano,  et  ce  n'é- 
taient chez  nous  que  jeunes  gens  à  la  mode,  brillans  officiers,  riches 
faquins  et  prétendus  hommes  à  talens,  littérateurs  et  musiciens,  qui 
m'éclipsaient  aisément  de  leur  fracas  et  de  leur  sotte  vogue  d'un 
jour.  Et  quand  je  me  comparais  à  ces  héros  de  salon, «moi  qui 
n'étais  qu'un  paysan  sans  nom,  sans  fortune,  inférieur  en  toutes  fa- 
çons, la  rage  s'emparait  de  moi  parce  que  j'aurais  donné  tout  au 
monde  pour  me  faire  aimer  de  ma  femme;  et  savez-vous,  l'abbé,  l'or- 
gueil se  révolte  à  la  fin;  alors  je  me  déchirais  la  poitrine.  Malheu- 
reux! m'écriais-je,  qu'es-tu  venu  faire  ici?  quel  démon  t'a  arraché  de 
ta  vallée  pour  te  jeter  dans  la  boue  de  ce  Paris  où  tu  ne  peux  vivre, 
parmi  ces  hommes  et  ces  femmes  à  qui  tu  ne  ressembles  en  rien?  0 
ma  maison!  ô  ma  mère!  ô  mes  campagnes  si  pleines  de  mes  souve- 
nirs les  plus  doux,  qu'êtes-vous  devenues?  N'est-ce  pas  toi  qui  peu- 
plais les  champs  de  tes  rêves,  qui  te  sentais  si  jeune  et  si  fort,  dont 
îe  cœur  et  la  tête  débordaient  de  sentimens  et  d'idées?  N'est-ce  pas 
toi  qui  croyais  répandre  ton  ame  sur  le  monde  entier,  et  dont  les 
échos  sympathiques  caressaient  la  voix?  N'est-ce  pas  toi  qu'on  envi- 
ronnait dans  ton  beau  pays  d'amour  et  d'admiration? 

Il  s'était  dressé  sur  son  séant  et  levait  les  mains  dans  son  transport. 

—  Qu'es-tu  donc  a  présent,  loin  de  tes  livres,  de  les  amis,  de  tes 


REVIE   DE   PARIS.  91 

champs  bien-aimés?  Qu'es-tu,  si  l'on  ne  tient  compte  de  ton  cœur 
et  de  ton  esprit?  Qu'es-tu  parmi  ce  monde  vain  et  stupidc,  qui  te 
foule  aux  pieds  corps  et  ame?  Pauvre  Hubert!  regarde-toi  passer 
dans  celte  foule.  0  poète!  où  t'a-t-on  mené?  Tu  voulais  aimer,  tu 
n'as  trouvé  que  haine  et  mépris;  tu  voulais  vivre  honnête  et  consi- 
déré, le  vice  et  le  déshonneur  te  menacent  et  te  pressent  de  toutes 
parts.  Je  me  voyais  seul,  opprimé,  outragé,  dévoré  d'envie  et  de  dé- 
sespoir parmi  cette  foule  imbécile  et  opulente;  je  tombais  dans  une 
véritable  agonie,  et  ma  raison,  obstruée  de  visions  désespérantes, 
me  semblait  à  chaque  instant  près  de  s'égarer.  Je  n'osais,  je  ne  pou- 
vais plus  prier  Dieu. 

—  Oui,  oui,  dit  le  curé,  voilà  ta  tête  partie,  je  la  connais. 

—  Moi  aussi ,  et  je  cherchais  à  m'arrêter  dans  cet  abîme;  j'essayais 
de  me  modérer  et  de  m'expliquer  nettement  les  choses.  Je  me  disais 
que  l'orgueil  avait  seul  à  souffrir  en  moi ,  et  que,  me  voyant  oublié , 
méconnu,  dédaigné,  au  milieu  de  ce  monde  brillant,  je  manquais 
de  patience  et  d'humilité. 

—  Point  du  tout,  mon  enfant,  s'écria  le  curé,  c'étaient  les  affec- 
tions les  plus  légitimes  qui  se  révoltaient  en  toi. 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  je  m'efforçais  de  me  vaincre,  de  me  résigner, 
et  j'avais  résolu  de  me  cacher  le  visage  comme  César  et  de  tout 
attendre  patiemment...  Bientôt  pourtant  je  ne  crus  point  qu'aucune 
loi  divine  ou  humaine  pût  me  contraindre  à  vivre  dans  la  honte  et 
dans  un  désordre  dont  je  serais  devenu  le  complice.  Ma  femme  se  lia 
étroitement  à  des  femmes  suspectes;  sa  mère  avait  conçu  je  ne  sais 
quel  abominable  dessein  pour  parer  à  la  perte  de  sa  fortune.  Je  le 
découvris  peut-être  bien  tard...  Je  vis  introduire  chez  moi  une  sorte 
d'officier  supérieur  riche  et  déjà  mùr.  C'est  alors  que  fut  imaginé  ce 
voyage  aux  eaux...  Ne  croyez  pas  que  la  jalousie...  C'était  fini.  Je  ne 
connais  qu'une  jalousie  qui  naît  de  l'amour.  Une  femme  sage  aurait 
pu  me  l'inspirer;  mais  une  créature  qui  m'avait  menacé  et  qui  ne 
songeait  qu'à  repaître  son  atroce  vanité,  je  l'aurais  vue  froidement 
dans  les  bras  d'un  autre;  encore  celui-là  m'eùt-il  fait  pitié...  Les 
échos  du  ridicule  dont  elle  me  couvrait,  et  dont  elle  se  souillait  elle- 
même,  me  servirent  de  prétexte;  je  refusai  net  d'aller  aux  eaux,  et 
j'annonçai  le  dessein  de  venir  ici  voir  ma  mère  en  attendant.  Si  vous 
aviez  vu  la  colère  de  la  mère  !  Elle  voulait  que  je  fusse  là  pour  tout 
autoriser  de  ma  présence.  La  fille  aussi  voulait  m'avoir  pour  me  tour- 
menter de  ses  triomphes  et  en  redoubler  le  plaisir.  Ah!  cela  m'a  fait 
faire  d'étranges  réflexions  sur  les  êtres  humains.  Si  les  cœurs  pou- 


92  REVUE   DE   PARIS. 

vaient  être,  comme  les  corps,  soumis  à  l'analyse  exacte,  je  me  charge, 
quand  on  voudra,  de  trouver  plus  de  cruauté  froide  et  imbécile  dans 
le  cœur  de  certaines  femmes  que  dans  ceux  de  Tibère  et  de  Caligula. 
L'oppression  de  ces  deux  femmes,  calculée  jusqu'à  l'assassinat,  est 
une  chose  que  j'ai  étudiée  et  qui  est  faite  pour  épouvanter.  Comme 
j'étais  déjà  malade,  elles  poussaient  la  tyrannie  jusqu'à  m'empêcher 
de  me  plaindre  :  une  dernière  pudeur  leur  faisait  craindre  que  je  ne 
m'ouvrisse  à  vous,  mes  amis.  J'étais  espionné;  toutes  mes  lettres,  par 
importunité,  étaient  visitées,  et  elles  y  glissaient  ces  lignes  perfides 
qui  vous  abusaient  sur  mon  sort.  C'étaient  autant  de  raisons  pour 
m'empêcher  de  venir  ici.  Cependant  je  tins  ferme.  Ma  maladie  avait 
fait  de  tels  progrès,  qu'elles  finirent  par  consentir.  J'étais  dans  un 
état  à  faire  pitié.  Si  vous  aviez  vu  l'insensibilité  de  ces  deux  femmes 
au  départ!  Elles  voulaient  un  nom,  que  leur  importe  à  présent  que 
je  meure?  Comprenez-vous  ce  qu'il  y  a  d'horrible  dans  leur  calcul? 
Après  m'avoir  enchaîné,  on  m'ôte  tout  doucement  l'honneur  et  la  vie. 
Le  curé  joignit  les  mains. 

—  Quand  l'aura-t-on  assez  répété,  dit-il,  qu'il  vaudrait  mieux 
d'abord  donner  cent  coups  de  couteau  à  son  enfant  que  de  le  lâcher 
dans  le  monde  élevé  ainsi?  Quelle  fille  est-ce  là? 

Mme  Talbot  entoura  son  fils  de  ses  bras. 

—  Oublie  ces  femmes.  Tout  est  pour  le  mieux.  Tu  resteras  avec 
nous,  nous  serons  heureux. 

—  Tu  as  joué  de  malheur,  reprit  le  curé ,  mais  enfin  tu  as  tendu 
la  gorge  comme  un  agneau.  Il  ne  faut  pas  se  laisser  rebuter  par  les 
premiers  chagrins,  chaque  famille  a  les  siens;  ta  tête  s'est  emportée, 
et  tu  as  jeté  le  manche  après  la  coiguée...  Tu  as  manqué  de  patience, 
enfin. 

—  Et  de  force ,  dit  Hubert;  je  crains  de  le  montrer  bientôt. 
Heureusement  on  ne  fit  pas  attention  à  cette  parole  dont  on  ne 

comprit  pas  le  sens. 

—  Et  te  laissera-t-on  quelque  temps  tranquille?  dit  Mme  Talbot. 

—  Elles  viendront  me  chercher  en  juillet  pour  voir  une  dernière 
fois  Franchart  qu'elles  vont  vendre. 

—  Ainsi  rien  n'est  rompu. 

—  Non,  dit  Hubert  avec  désespoir;  mais  du  moment  que  je  verrai 
paraître  ici  ces  deux  femmes,  c'est  qu'il  me  faudra  mourir.  Je  ne 
veux  plus  les  voir!  s'écria-t-il  en  se  débattant. 

—  Allons ,  dit  le  curé,  ne  fais  pas  l'enfant  ;  je  te  l'ai  toujours  dit. 
Hubert,  la  veille,  avait  demandé  des  nouvelles  d'Adèle  et  de  son 


REVUE  DE  PARIS.  93 

père.  Mme  ïalbot  lui  avait  répondu  qu'il  n'y  avait  plus  entre  eux 
l'ombre  de  rancune  et  que  sans  doute  ils  viendraient  le  voir.  En  effet, 
le  lendemain,  le  père  Germain  arriva  plein  d'amitié  et  de  bonhomie, 
sur  les  premiers  bruits  qui  avaient  circulé  du  retour  et  de  la  maladie 
d'Hubert. 

La  mère  Talbot  le  reçut  au  bas  de  la  maison ,  et  comme  il  l'avait 
trouvée  en  larmes,  elle  entra  dans  le  détail  de  ses  douleurs  et  de  la 
situation  de  son  fils.  Le  père  Germain,  étonné  dans  sa  grossièreté, 
levait  les  mains,  se  retournait  par  impatience,  tout  entier  aux  cha- 
grins de  cette  famille.  Ce  colloque  dura  assez  long-temps,  enfin  le 
bonhomme  entra  dans  la  chambre  du  malade,  et,  continuant  sans 
gène  le  même  sujet  : 

—  Ah!  bon,  voilà  donc  comme  on  s'entend  là-bas!  M.  de  Cressy 
m'avait  bien  dit  que  les  femmes  de  Paris  avaient  de  ces  infirmités- 
là.  C'cst-il  bien  possible,  monsieur  Hubert,  que  ce  soit  vous  qu'on 
ait  ennuyé  comme  ça?  Un  si  brave  garçon! 

Il  s'assit  au  chevet,  son  bâton  entre  les  jambes.  Hubert  lui  prit  la 
main  et  la  lui  serra.  Le  bonhomme  reprit  en  appuyant  sur  les  mots  : 

—  Sarpedi!  et  vous  ne  pouviez  pas  lui  allonger  quelques  bons 
revers  d'une  gaule  à  nœuds? 

Hubert  fit  un  mouvement  de  répugnance. 

—  Oh!  père  Germain,  battre  une  femme. 

—  Ah!  dame,  vous. avez  raison,  battre  une  femme!  C'est  clair, 
c'est  mauvais,  faut  jamais  en  venir  là.  C'est  contre  vos  idées.  Je 
vous  approuve  d'ailleurs;  il  y  a  une  grande  folie  dans  ces  tôtes-Ià , 
c'est  comme  les  enfans,  ça  n'entend  pas  la  raison;  il  y  a  rien  à  dire 
à  ça;  mais,  voyez-vous,  de  temps  en  temps ,  quand  il  faut  se  faire 
entendre....  un  filet  de  coups  de  trique....  ça  ne  nuit  pas,  ça  veut 
être  compris. 

—  Mais,  père  Germain,  dit  Hubert,  vous  comprenez  que  je  ne 
m'étais  pas  marié  pour  faire  ce  métier-là;  je  ne  suis  ni  crocheteur  ni 
charretier. 

—  Oh!  c'est  vrai;  il  ne  faut  jamais  battre  une  femme;  mauvais 
moyen!  Ça  ne  se  doit  pas,  surtout  un  homme  comme  vous,  qui  a  reçu 
votre  éducation...  Mais,  c'est  égal,  voyez-vous,  de  temps  en  temps... 

Il  fit  mine  de  cracher  dans  une  de  ses  mains  et  la  porta  sur  le 
manche  de  fouet  de  son  bâton  noueux,  l'entortillant  lentement  dans 
le  petit  cordeau  de  cuir.  Hubert  et  l'abbé  se  regardèrent  en  souriant. 

—  Voyez-vous,  reprit  le  père  Germain  du  même  sérieux,  je  ne 
suis  pas  méchant,  moi,  je  ne  suis  pas  vif,  mais  si  une  femme ah 

TOME   XIII.      JANVIER.  7 


94  REVUE  DE   PARIS. 

ben  !  Et  pour  mon  enfant,  moi  qui  parle,  je  vous  aurais  autorisé....  Il 
n'y  a  pas  d'autre  remède,  voyez-vous;  il  ne  faut  pas  qu'un  brin  de 
femme,  qui  n'a  que  du  vent  dans  la  tête,  s'en  vienne  chagriner  un 
brave  homme.  Vous  entendez,  monsieur  Hubert,  je  suis  votre  ami, 
moi;  nous  n'avons  pas  pu  nous  arranger,  n'en  parlons  plus;  mais, 
ma  fille  et  moi,  nous  vous  aimons  toujours.  Faut  espérer  que  ça  ira 
mieux.  Ah!  quand  je  pense  à  cette  pauvre  petite  et  comme  vous 
auriez  été  heureux  tous  les  deux!  Enfin,  suffit.  Adieu,  monsieur  Hu- 
bert, je  reviendrai,  je  m'en  vais  au  moulin.  Sans  adieu,  monsieur  le 
curé. 

Le  bonhomme  sortit;  on  l'entendit  encore  causer  avec  Mme  Talbot. 

Hubert  souriait  toujours,  les  yeux  levés  vers  le  curé. 

—  Il  n'a  pas  tort,  dit  l'abbé;  il  y  a  plus  de  bon  sens  dans  cette  gros- 
sièreté, que  dans  tout  le  verbiage  moderne.  En  ceci,  le  bonhomme 
suit  encore  à  son  insu  les  plus  vieilles  et  les  plus  saines  traditions  de 
famiile,  et  il  est  dur  pour  les  ridicules  du  temps  de  n'avoir  pas  raison 
même  contre  de  tels  procédés. 

Le  curé  fit  ensuite  une  lecture  au  malade,  qui  ne  voulait  point 
dormir,  et  céda  à  l'invitation  qu'on  lui  fit  de  demeurer  à  dîner.  Hu- 
bert, malgré  sa  faiblesse,  voulut  se  mettre  à  table.  Le  lendemain,  il 
ne  put  se  lever;  cet  état  l'empêcha  de  jouir  de  son  arrivée  et  de  re-, 
voir  ses  campagnes  chéries.  On  savait  tout  dans  le  pays,  mais  peu  de 
gens  vinrent  le  voir.  On  était  retenu  par  le  respect  qu'on  avait  tou- 
jours eu  pour  lui;  on  demandait  seulement  de  ses  nouvelles,  et  l'on 
s'occupait  de  lui  avec  grand  intérêt. 

Il  dormit  assez  bien  dans  la  nuit;  ces  premiers  momens  de  calme 
eurent  un  bon  effet;  il  reprit  quelques  forces,  il  paraissait  très  heu- 
reux de  son  retour.  Quelques  jours  après  son  arrivée,  comme  il  était 
allé  s'asseoir  sous  la  vigne  du  jardin ,  il  entendit  la  voix  de  sa  mère 
qui  disait  tout  haut  : 

—  Allons!  n'aie  pas  peur,  il  sera  si  content  de  te  revoir! 

Une  voix  timide  résistait  doucement;  il  tressaillit.  Il  reconnut 
Adèle  et  s'écria  :  Adèle!  Adèle! 

Mmo  Talbot  parut  attirant  la  jeune  fille  par  le  bras;  il  se  leva  tout 
chancelant.  Adèle  était  devant  lui,  pâle  et  les  yeux  baissés. 

—  Bonjour,  Adèle;  tu  ne  voulais  donc  pas  me  voir? 

Elle  balbutia  des  excuses,  sans  lever  les  yeux,  avec  un  sourire  gros 
de  larmes. 

—  Allons,  allons,  enfans,  dit  Mmc  Talbot,  je  vous  laisse  causer  un 
peu;  contez-vous  vos  petits  chagrins. 


REVUE   DE   PARIS.  95 

Adèle  fit  un  mouvement  pour  la  suivre,  mais  Hubert  la  retint  par 
la  main. 

—  Reste,  je  t'en  prie;  il  y  a  si  long-temps  que  je  ne  t'ai  vue!  viens 
t'asseoir  a  mes  côtés  et  me  donner  des  nouvelles  de  chez  toi. 

Il  la  força  de  s'asseoir  à  côté  de  lui  sous  le  berceau. 

—  Tu  me  trouves  bien  changé,  n'est-il  pas  vrai?...  Mais  toi-même, 
comme  te  voilà  pûle!  qu'as-tu? 

Adèle  leva  ses  grands  yeux  tout  flétris;  ils  se  regardèrent  en  silence, 
et,  tout  à  coup  suffoqués,  Hubert  éclata  en  sanglots  tandis  que  de 
grosses  larmes  coulaient  le  long  des  joues  de  la  jeune  fille. 

—  Mon  enfant!  ma  chère  Adèle!  s'écria  Hubert  en  lui  serrant  les 
mains,  tu  as  bien  souffert  aussi.  Je  sais  ce  que  tu  as  fait  pour  ma 
mère.  Tu  m'aimais,  toi,  ma  pauvre  enfant,  tu  m'aimais  de  cet  amour 
que  ces  comédiennes  du  monde  ne  savent  pas  seulement  imiter. 
Tu  ne  traînes  pas  après  toi  des  parfums  fétides,  mais  ta  beauté  est  à 
toi ,  la  vérité  est  dans  tes  yeux  et  dans  ton  cœur.  Je  suis  un  misérable; 
je  me  suis  laissé  séduire  à  mon  insu  par  la  vanité,  par  de  honteuses 
illusions;  je  t'en  demande  pardon  à  genoux.  Je  t'aimais,  Adèle,  je 
t'aime,  et  si  jamais  les  âmes  se  cherchent  dans  un  monde  meilleur, 
oui,  je  le  crois,  je  l'espère  ardemment,  je  te  retrouverai. 

Adèle  écoutait  la  tête  baissée.  Elle  balbutia  à  travers  ses  pleurs  : 

—  Ne  vous  chagrinez  pas,  monsieur  Hubert;  je  ne  vous  en  ai  pas 
voulu,  moi;  je  sais  que  vous  êtes  si  bon.  J'aurais  voulu  que  vous 
fussiez  heureux.  Il  faut  que  ces  femmes  n'aient  point  de  cœur 

La  mère  vint  interrompre  cette  scène  de  douleur. 

—  Épouse  Bastien,  dit  Hubert  d'une  voix  déchirante;  c'est  un 
brave  garçon... 

Il  voulait  parler  du  jeune  homme  qu'Adèle  avait  refusé,  car  il  sa- 
vait tout.  Mme  Taibot  emmena  la  fille  de  Germain. 

Hubert,  tous  ces  premiers  jours,  put  se  traîner  sous  le  chèvre- 
feuille. Parfois  il  se  faisait  conduire  jusqu'à  la  porte  du  fond  du  jar- 
din, qui  donnait  sur  les  champs  et  le  petit  bois;  là  il  faisait  ordinai- 
rement quelque  lecture.  Il  ne  lisait  plus  que  des  livres  de  piété,  le 
nouveau  Testament,  l'Imitation,  les  Psaumes,  qu'il  aimait  pas-dessus 
tout. 

—  Non,  disait-il  à  l'abbé,  jamais  le  souffle  divin  n'a  transporté  si 
haut  et  si  loin  l'ame  humaine. 

Un  médecin  qu'on  faisait  venir  de  Dijon  et  le  médecin  du  pays  le 
visitaient  souvent.  Ils  avaient  reconnu  une  grave  maladie  de  poitrine, 
compliquée  d'une  affection  au  cœur.  Hubert,  en  effet,  était  sujet, 


96  REVUE  DE  PARIS. 

depuis  six  mois,  à  des  palpitations  accablantes.  Le  curé  seul  était 
instruit  de  la  gravité  du  mal.  Au  bout  de  trois  semaines,  Hubert  fut 
obligé  de  s'aliter.  Ses  bons  amis  ne  le  quittaient  point;  le  curé  s'était 
installé  au  pied  du  lit.  A  dater  de  ce  moment,  la  maladie  fit  des 
progrès  effrayans.  On  les  cachait  à  Mine  Talbot,  mais  Hubert  ne  s'abu- 
sait pas;  il  en  parlait  ouvertement  avec  le  curé,  qui  disputait  avec  lui 
et  voulait  qu'il  fût  très  bien. 

Sur  ces  entrefaites,  le  jardinier,  qu'on  laissait  à  Franchart,  vint 
porter  à  Mme  Talbot  une  lettre  de  ces  dames,  qui  ne  savaient  plus  rien 
de  l'état  de  Hubert.  Elles  racontaient  en  style  enjoué  les  plaisirs 
variés  des  eaux  et  la  belle  société  qu'on  y  rencontrait.  Le  curé  ne 
se  fit  aucun  scrupule  de  décacheter  la  lettre  pour  en  conférer  avec 
Mme  Talbot  avant  d'en  rien  dire  au  malade.  On  lui  rapporta  seulement 
ce  que  disaient  ces  dames  :  Qu'elles  arriveraient  sous  peu,  par  grande 
grâce,  c'est-à-dire  beaucoup  plus  tôt  qu'elles  n'avaient  dit,  de  peur 
qu'il  ne  s'ennuyât. 

—  Il  faut  espérer,  dit  Hubert  amèrement,  qu'il  sera  encore  trop 
tard. 

Le  curé  fut  scandalisé  de  ce  propos  tenu  devant  la  mère;  il  dit 
tout  bas  à  Hubert  :  Mon  ami,  veux-tu  la  tuer?  Lui  et  Mme  Talbot  de- 
meurèrent en  silence  au  pied  du  lit.  Il  faisait  nuit.  Hubert,  les  yeux 
fixes,  les  sourcils  froncés,  paraissait  livré  à  une  sombre  agitation. 
Tout-à-coup  il  tressaillit  dans  son  lit;  il  se  prit  à  trembler,  à  se  rouler 
en  tordant  ses  bras,  pleurant  et  criant. 

—  Je  ne  veux  pas  les  voir.  Mon  Dieu  !  ayez  pitié  de  moi  !  Les  voilà; 
l'abbé,  à  moi!  On  ne  m'arrachera  pas  d'ici.  Ma  mère!  l'abbé!  au 
secours! 

—  N'aie  pas  peur,  mon  fils;  Hubert,  mon  cher  enfant,  nous  sommes 
là.  Voilà  l'abbé;  tu  es  au  milieu  de  nous. 

L'abbé  et  la  pauvre  mère  se  pressaient  auprès  de  lui,  et  tandis  que 
le  curé  cherchait  à  contenir  ce  délire  furieux,  Mmc  Talbot  fut  obligée 
d'aller  appeler  des  voisins.  On  veilla  auprès  du  malade.  Toute  la 
nuit  il  déraisonna,  se  croyant  dans  un  grand  péril.  Il  ne  parlait  que 
de  monstres  et  de  furies. 

La  mère,  quoi  qu'on  lui  cachât  les  progrès  du  mal,  ne  les  voyait 
que  trop.  Elle  assistait  à  des  crises  terribles  qui  finissaient  par  de 
grands  crachemens  de  sang.  Un  jour,  seule  avec  le  malade ,  elle  le 
considérait  dans  une  douleur  muette.  Il  était  sur  son  séant,  soutenu 
par  des  oreillers.  Il  regardait  attentivement  ses  mains  maigres  et 
blanches  comme  celles  d'un  christ  d'ivoire;  il  tàtait  ses  bras  dé- 


REVUE  DE  PARIS.  97 

charnés,  et  paraissait  rêver  profondément.  Il  s'abîmait  dans  cette 
pensée  que  ces  bras,  ces  doigts,  ces  chairs,  allaient  bientôt  se  détruire 
et  se  décomposer  dans  la  terre;  il  avait  oublié  que  sa  mère  était  là,  et 
la  pauvre  mère  avait  pénétré  son  effroyable  réflexion.  Qui  sait  ce 
que  pense  et  souffre  un  homme  comme  Hubert  en  se  voyant  mourir, 
et  ce  qui  dut  se  passer  dans  le  cœur  de  cette  malheureuse  mère  en 
devinant  son  fils? 

Hubert,  se  sentant  au  plus  bas,  ne  voulait  plus  que  le  curé  le 
quittât.  Ils  avaient  de  longs  entretiens  sur  la  mort  et  sur  la  situation 
de  son  ame.  Quoiqu'il  eût  fait  ses  dispositions  long-temps  à  l'avance, 
il  se  retournait  parfois  vers  l'abbé,  qui  lisait. 

—  L'abbé,  ayez  soin  de  ma  mère,  n'est-ce  pas? 

Le  curé,  les  yeux  secs  sous  ses  lunettes,  regardait  le  malade, 
lui  serrait  la  main  en  silence  et  brusquement,  de  peur  d'éclater.  De 
temps  en  temps,  Hubert  le  priait  de  lui  relire  certain  passage  d'un 
auteur  qu'il  lui  indiquait,  puis  il  l'interrompait  par  des  réflexions. 

—  Eh  bienl  tenez,  l'abbé,  lui  dit-il  un  matin,  en  présence  de  Dieu, 
je  vous  assure  que  je  meurs  sans  grand  regret,  si  ce  n'est  pour  ma 
mère  et  pour  vous.  Mais  vous  m'adoucissez  encore  ce  passage.  Qui 
sait  si  le  bon  Dieu  ne  m'avait  point  réservé  ces  épreuves  pour  me 
faire  sortir  du  monde  avec  moins  de  peine?  J'ai  toujours  eu  grand'- 
peur  de  la  mort.  Tandis  que  je  suis  dans  un  calme,  un  bien-être... 
Hélas!  comme  je  suis  assuré  de  ce  que  j'avais  souvent  rêvé  sans 
fruit,  qu'il  n'y  a  rien  que  de  pénible  et  de  misérable  dans  le  monde. 
Combien  je  plains  ceux  que  j'y  laisse!  combien  j'ai  pitié  de  leurs 
fatigues  et  de  leur  agitation!  J'avais  bâti  des  plans  de  vanité,  com- 
mencé des  travaux;  mais,  avec  ma  paresse  et  mes  études  imparfaites, 
je  ne  laisse  que  des  ébauches;  il  n'y  a  guère  à  regretter;  je  voulais 
d'ailleurs  consacrer  mes  travaux  au  service  de  Dieu.  Peut-être  que 
l'orgueil  se  cachait  encore  là-dessous,  et  le  ciel  m'en  préserve.  Faute 
d'un  ouvrier,  la  vigne  du  Seigneur  ne  souffrira  pas;  tout  se  termine 
heureusement  pour  moi  ici-bas,  et  j'ai  la  certitude  que  nous  nous 
retrouverons  là-haut...,  nous  qui  nous  sommes  aimés. 

Un  peu  après,  il  demanda  : 

—  Ne  sommes-nous  pas  le  20  juin ,  aujourd'hui  ? 

—  Oui,  mon  enfant. 

—  C'est  aujourd'hui  qu'elles  doivent  arriver..',  et  j'avais  dit  que  je 
ne  les  attendrais  pas...  je  le  crois  encore. 

Le  curé  sortit  à  la  fin  du  jour.  A  l'insu  de  Mme  Talbot,  il  faisait  faire 
une  neuvaine  à  l'église  pour  M.  Hubert,  et  presque  tous  les  gens  du 


98  REVUE   DE   PARIS. 

pays  ne  manquaient  pas  de  s'y  trouver.  Il  rencontra,  chemin  faisant, 
le  médecin,  qui  lui  assura  que  le  malade  ne  passerait  pas  la  nuit;  il 
fit  donc  commencer,  ce  soir-là,  les  prières  pour  les  agonisans.  Tous 
les  paysans  répondaient  aux  litanies;  on  fut  obligé  d'emporter  Adèle, 
qui  s'était  trouvée  mal. 

Après  les  prières,  le  curé  retourna  auprès  du  malade ,  qui  avait 
toujours  des  accès  de  délire,  mais  en  ce  moment-là  il  se  trouvait 
un  peu  mieux. 

—  Eh  bien  !  mon  ami ,  lui  dit  tout  bas  l'abbé,  voilà  le  20  juin  passé. 
Hubert  sourit  à  grand'  peine,  puis  il  murmura  : 

—  Elles  ne  sont  pas  arrivées. 

—  Bah  !  dit  le  curé,  peut-être  ne  viendront-elles  pas,  ou  peut-être 
elles  te  trouveront  bien  portant. 

Hubert  ne  répondit  pas,  puis  il  poussa  un  gémissement  prolongé 
et  frémit  d'horreur. 

—  Mon  enfant,  dit  le  prêtre,  j'ai  remis  jusqu'à  présent  à  te  parler 
d'une  chose  importante;  tu  veux  remplir  tes  devoirs  de  religion,  et 
par  conséquent  te  présenter  devant  Dieu  avec  une  conscience  pure. 

Il  s'arrêta  ému. 

—  Et  je  crois  bien  que  tu  n'es  pas  tout-à-fait  dans  les  dispositions 
que  demande  la  charité  à  l'égard  de  ta  femme  et  de  ta  belle-mère. 

—  Ah!  l'abbé,  que  me  dites-vous  là?  Oui,  je  ne  pense  à  autre 
chose;  oui,  je  suis  un  misérable;  je  fais  des  efforts  qui  me  tuent. 
Mais,  voyez-vous,  c'est  inutile,  Dieu  ne  m'assiste  pas,  Dieu  n'a  point 
pitié;  j'ai  beau  faire;  là,  voyez-vous... 

Il  porta  les  deux  mains  sur  son  cœur  : 

—  Là  s'agite,  et  se  roule,  et  se  dresse  le  serpent  de  la  haine  qui 
me  dévore  le  cœur...;  je  ne  puis  l'étouffer. 

Il  se  pressait  la  poitrine,  dans  son  délire,  comme  s'il  eût  voulu  l'en- 
tr'ouvrir. 

—  Mon  Gis  !  mon  fils  !  disait  l'abbé  en  pleurant. 

■ —  J'ai  beau  faire,  mon  ami  :  il  y  a  là  un  brasier  que  souffle  et 
attise  le  démon...  Ces  deux  femmes...  Mon  Dieu!...  pour  moi  du 
moins  passe  encore...  mais  quand  je  songe  à  ma  mère  qu'elles  égor- 
gent en  même  temps...  Ces  deux  femmes  sans  ame,  sans  entrailles, 
sans  rien  d'humain,  qui  traînent  deux  malheureux  dans  la  tombe... 
et  que  je  vois  d'ici,  un  exécrable  sourire  sur  les  lèvres...  Mon  ami! 
mon  ami!  délivrez-moi  de  ces  spectres...  grâce! 

—  Mon  fils!  s'écriait  le  curé  se  jetant  à  genoux.  Seigneur,  Sei- 
gneur, ayez  pitié  de  lui! 


REVUE  DE  PARIS.  99 

li  courut  à  la  porte  pour  empocher  d'entrer  Mmc  Talbot  qui  accou- 
rait au  bruit. 

—  Mon  fils,  reprit  le  brave  homme,  du  courage;  ce  sont  deux 
créatures  de  Dieu;  elles  peuvent  revenir  à  lui.  Songe  à  tant  de  saints 
et  d'illustres  victimes  priant  pour  leurs  bourreaux;  songe  à  ce  que 
tu  as  écrit  toi-même  sur  la  miséricorde  de  Dieu.  Il  ne  faut  qu'une 
larme  à  ces  pauvres  femmes,  et  tu  peux  être  assis  auprès  d'elles 
dans  la  Jérusalem  céleste,  là  où  toutes  les  misères  de  la  vie  s'effa- 
cent, jugées  et  pesées  dans  la  balance  de  la  justice  divine.  Mon 
enfant,  sois  ferme,  sois  miséricordieux;  ta  mère  te  prierait  avec 
moi;  ne  me  donne  pas  ce  chagrin  mortel. 

Le  bonhomme  eut  le  courage  de  sourire  en  lui  prenant  la  main. 

—  Qu'est-ce  que  ces  misérables  divisions  dans  un  moment  pareil 
où  la  vie  de  ce  monde  n'est  plus  rien  pour  toi?..  Aie  pitié  de  nous  en 
nous  laissant,  n'emporte  rien  de  nos  misères  sur  le  seuil  de  l'éternité. 
Hubert,  je  t'en  prie! 

Il  reprit  tendrement  : 

—  Tu  sais,  quand  tu  étais  enfant  et  que  tu  étais  bien  malade, 
c'était  moi  qu'on  appelait  pour  te  faire  prendre  les  breuvages  noirs 
des  médecins;  je  te  parlais  du  bon  Dieu,  des  petits  enfans  qu'on  avait 
martyrisés,  et  tu  buvais  en  souriant  pour  imiter  leur  courage.  Me 
résisteras-tu  cette  fois"?  Il  s'agit  d'un  moindre  effort,  mais  il  s'agit 
de  la  vie  éternelle.  Je  te  le  demande  au  nom  de  ta  mère,  si  tu  veux 
la  revoir  là-haut. 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  s'écria  Hubert  étouffé  de  sanglots.  Et  le 
bon  curé  se  pencha,  pleurant  avec  lui.  11  se  releva,  et  poursuivit  sur 
un  autre  ton  : 

—  Mon  fils,  je  vais  te  chercher  l'appui  des  sacremens;  Dieu  t'assis- 
tera pour  les  recevoir  dignement.  Je  n'osais  t'en  parler,  non  plus 
qu'à  ta  mère,  mais  le  moment  est  venu. 

Il  le  laissa  livré  à  cette  crise  qui  achevait  de  l'épuiser.  Le  curé 
avertit  en  sortant  les  femmes  qui  étaient  auprès  de  Mme  Talbot,  et 
courut  en  toute  hâte  à  l'église ,  craignant  d'arriver  trop  tard. 

On  était  éveillé  dans  toutes  les  maisons ,  et  l'on  attendait  de  mo- 
ment en  moment  les  dernières  nouvelles.  Cette  sortie  du  curé  donna 
l'alarme;  on  le  suivit,  en  sorte  qu'il  revint  avec  son  clerc,  suivi  de 
paysans  et  de  femmes  qui  entrèrent  dans  la  cour  et  jusque  dans  la 
chambre  du  malade. 

Une  voisine  vint  tout  éplorée  au-devant  du  curé  lui  dire  qu'on 
avait  cru  plusieurs  fois  que  M.  Hubert  était  mort.  On  fit  écarter  tout 


100  REVUE   DE   PARIS. 

le  monde  du  lit;  l'abbé  ferma  la  porte,  parce  qu'on  entendait  les  cris 
de  Mme  Talbot,  et  il  s'approcha  d'Hubert. 

—  Eh  bien!  mon  enfant,  tout  le  monde  prie  pour  toi,  lui  dit-il 
doucement. 

Le  malade  ne  répondit  pas  d'abord,  puis  il  reconnut  le  curé,  et 
dit  avec  un  soupir  qui  sembla  briser  sa  poitrine  : 

—  Je  leur  pardonne...  Aidez-moi  à  dire  un  Ave  pour...  pour  elle... 
Ils  le  récitèrent  tout  bas. 

—  Et  un  Are  pour  la  mère,  dit  le  curé. 

Quand  ils  eurent  fini ,  le  curé  l'embrassa ,  et  l'on  fit  rentrer  l'assis- 
tance. Hubert  communia  et  reçut  l'extrême-onction  avec  toute  sa 
connaissance  et  en  répondant  aux  versets.  Ensuite  on  se  mit  à  ge- 
noux, et  l'on  continua  de  prier  à  voix  basse.  Le  malade  était  tombé 
dans  l'anéantissement.  On  distinguait  au  milieu  du  profond  silence 
le  léger  sifflement  qui  s'échappait  de  ses  lèvres  entr'ouvertes. 

Le  curé  se  retira  quelques  momens  après  pour  revenir  bientôt , 
mais  il  n'avait  pas  fait  vingt  pas  qu'on  courut  lui  dire  que  M.  Hu- 
bert venait  d'expirer.  Il  donna  aussitôt  les  instructions  pour  qu'on 
emmenât  Mme  Talbot  chez  le  père  Germain,  qui  avait  offert  sa  maison. 
Hubert  était  mort  doucement,  sans  souffrance,  sans  plainte.  Beau- 
coup de  femmes  passèrent  la  nuit,  agenouillées  auprès  du  corps;  le 
curé  y  retourna  lui-môme,  pour  épargner  à  la  pauvre  mère  quelque 
coup  trop  violent.  Il  ne  voulut  point  la  voir,  et  mit  tout  en  œuvre 
pour  lui  adoucir  cette  extrémité. 

Le  deuil  fut  général,  tout  le  monde  en  somme  aimait  Hubert  et 
sa  mère,  qui  avaient  fait  dans  le  pays  le  peu  de  bien  qu'ils  pouvaient. 
Personne  n'alla  travailler  le  surlendemain ,  qui  était  le  jour  de  l'en- 
terrement, et  le  curé  apprêta  la  messe  funèbre  avec  toute  la  solennité 
possible  dans  sa  petite  église.  Le  village  entier  y  assista. 

Après  la  cérémonie,  le  convoi  se  mit  en  marche,  et  fit  le  tour  de 
l'église  en  dehors  pour  se  rendre  au  cimetière,  qui  était  tout  proche. 
Des  garçons  de  l'Age  d'Hubert  portaient  le  cercueil;  M,ne  Talbot,  selon 
l'usage  du  pays,  avait  voulu  le  suivre,  et  l'on  entendait  des  gémis- 
semcns  étouffés  qui  partaient  de  dessous  le  mantelet  de  drap  noir 
qui  lui  couvrait  la  tète.  Elle  était  soutenue  par  plusieurs  femmes. 
Des  jeunes  filles,  vêtues  de  blanc,  marchaient  de  chaque  côté. 

A  la  vue  de  ce  long  cortège,  extraordinaire  en  ce  lieu-là,  une  ca- 
lèche, qui  avait  pris  le  chemin  de  traverse,  s'arrêta;  des  dames  des- 
cendirent, en  disant  à  une  vieille  femme  qui  ramassait  du  bois  au 
revers  d'un  fossé  : 


REVUE  DE  PARIS.  101 

—  C'est  donc  fête  ici? 

—  Non ,  reprit  M,ue  de  Perrachon ,  c'est  un  enterrement. 

Elles  se  dirigèrent  aussitôt  vers  la  queue  du  cortège.  La  jeune 
Mme  de  Perrachon-Talbot  s'approcha  d'une  fille  voilée,  et  demanda  ; 

—  Qu'y  a-t-il  donc? 

Adèle  leva  son  voile,  et  lui  dit  : 

—  C'est  votre  mari  que  l'on  enterre. 

Tout  à  coup,  à  la  vue  de  ces  deux  femmes,  la  vieille  Mme  Talbot, 
saisie  d'un  transport  étrange,  se  débarrasse  des  gens  qui  la  tiennent; 
s'élance,  s'arrête  devant  elles  en  chancelant,  et  dressant  la  tête  sous 
ses  coiffes  de  deuil  : 

—  Mon  fils!  mon  fils!  rendez-moi  mon  fils,  misérables!  Je  vous 
l'ai  livré,  et  voilà  ce  que  vous  en  avez  fait.  Toi  la  mère,  et  toi  la 
fille,  je  vous  maudis,  et  Dieu  entendra  la  voix  d'une  pauvre  femme 
sur  la  tombe  de  son  enfant! 

Elle  montrait  le  cercueil  d'un  geste  si  terrible,  qu'on  n'osait  l'em- 
mener. Luciana  de  Perrachon  fit  semblant  de  se  laisser  tomber  dans 
les  bras  de  sa  mère,  et  sa  mère  fit  mine  de  la  secourir.  On  les  em- 
mena vers  la  voiture.  Le  cocher,  qui  venait  de  tout  apprendre,  ne 
savait  plus  ce  qu'il  fallait  faire,  et  répétait  dans  son  trouble  :  Où  faut- 
il  aller? 

Un  grand  homme  à  moustaches  passa  la  tête  hors  de  la  portière  et 
cria  : 

—  Hé!  parbleu!  à  Franchart,  imbécile! 

Un  murmure  courut  parmi  la  foule  indignée  :  la  voiture  partit  au 
galop. 


Lors  de  mon  séjour  dans  ce  pays,  précisément  à  cette  même  terre 
de  Franchart  vendue  depuis  long-temps,  M.  l'abbé  Noël,  de  qui  je 
tiens  ces  détails,  m'entretenait  encore  du  jeune  Hubert  Talbot,  dont 
le  souvenir,  à  mon  sens,  illustre  la  contrée.  Nous  étions  assis  sur  un 
banc,  dans  un  coin  du  cimetière,  qui  est  derrière  la  maison  du  vieux 
prêtre,  et  qui  lui  sert  pour  ainsi  dire  de  jardin  et  de  lieu  de  prome- 
nade. J'en  revenais  toujours  à  ce  jeune  homme  qui  m'intéressait  si 
vivement,  et  je  demandais  au  curé  comment  ces  dames  de  Perrachon 
avaient  pu  jeter  les  yeux  sur  lui.  Il  me  l'expliqua  de  son  mieux, 
mais  il  s'interrompait  comme  en  songeant. 

—  Mon  pauvre  enfant...  il  vivait  de  soleil  et  de  beaux  vers...  Us 
me  l'ont  étouffé  à  Paris. 


102  REVUE   DE  PARIS. 

Il  reprit  ensuite  : 

—  Ils  me  l'ont  tué  parce  qu'il  ressemblait  à  un...  Van  Dick...  je 
ne  sais  quoi,  un  portrait  qu'elles  avaient  vu  je  ne  sais  où;  voilà  bien 
de  quoi. 

Et  comme  je  déplorais  le  sort  de  cette  jeunesse  du  temps  présent 
qui  périt  si  misérablement  de  toutes  parts  et  de  tant  de  sortes,  et  que 
je  voyais  frappée  là  dans  l'un  de  ses  plus  dignes  et  de  ses  plus  inno- 
cens  sujets  : 

—  On  s'élève,  dit  le  curé,  contre  bien  des  tyrannies  à  présent; 
quand  s'avisera-t-on  de  se  révolter  contre  l'oppression  de  la  bêtise? 
Car  voilà  les  méchantes  actions  qu'enfantent  vos  médians  écrits. 
On  ne  s'égorge  à  présent,  on  ne  s'empoisonne  que  par  sottise.  Ce 
siècle  ne  sait  plus  même  commettre  le  crime  avec  courage,  quoi 
qu'en  ait  dit  un  de  vos  écrivains.  Il  ne  voit  dans  le  sang  que  de 
l'imprévu  et  de  l'énergie,  il  n'y  a  plus  que  de  la  niaiserie. 

Mais  ma  pensée  ne  se  détachait  pas  de  l'aimable  figure  du  poète 
dont  je  retrouvais  le  souvenir  partout  dans  cette  campagne. 

—  On  a  dû  l'enterrer  ici?  dis-je  au  curé. 

—  Voilà  sa  tombe,  dit-il. 

Je  tressaillis  comme  si  j'eusse  marché  sur  le  cadavre;  sa  tombe 
était  sous  mes  pieds.  Je  ne  puis  rendre  l'effet  que  me  causa  cette  vue; 
il  me  sembla  qu'Hubert  m'entendait. 

Je  me  baissai  sur  une  pierre  rongée  par  la  mousse ,  et  je  lus  ces 
mots  presque  effacés  :  Hubert  Talbot,  et  la  date. 

Je  ne  saurais  vous  dire  combien  ce  détail  m'a  rendu  présente 
toute  son  histoire;  il  me  semble  que  je  l'ai  connu.  Il  y  avait  au  chevet 
de  la  pierre  un  bouquet  blanc  sous  un  globe  de  verre  abrité  d'un 
petit  dais  de  fer  blanc. 

—  La  fille  de  Germain ,  me  dit  le  curé,  a  voulu  mettre  là  son  bou- 
quet de  première  communion,  et  je  l'y  laisse. 

—  Et  sa  mère?  repris-je  les  souvenirs  un  peu  troublés. 

—  Sa  mère  est  ici. 

Il  montra  une  tombe  voisine. 

—  Elle  est  morte? 

—  Cette  femme  était  minée  par  le  chagrin.  Nous  avons  fait  ce  que 
nous  avons  pu.  Le  père  Germain  s'est  bien  conduit.  Ils  ont  voulu  la 
prendre  chez  eux.  Adèle  s'est  mise  ensuite  à  demeurer  chez  elle.  Ils 
ont  payé  ses  dettes  ou  du  moins  ils  l'ont  mise  à  couvert;  elle  ne  vou- 
lait pas.  D'ailleurs  le  coup  était  porté,  ceci  l'a  achevée.  Elle  est  morte 
un  an  après  son  fils,  jour  pour  jour. 


REVUE  DE   PARIS.  103 

De  retour  à  Paris,  j'attachais  trop  d'intérêt  à  tout  ceci,  comme 
vous  pensez,  pour  ne  pas  m'informer  de  Mme  de  Pcrrachon  dans  le 
monde;  cela  me  fut  facile  :  je  tenais  du  curé  quelques  indications,  et 
les  acquéreurs  de  Franchart  étaient  encore  en  relation  avec  elle.  Je 
vis,  1  hiver  suivant,  Mme  de  Perrachon-Talbot  entourée  d'hommages 
et  coquetant  dans  le  monde,  dans  quel  monde!  Ces  dames  passent 
pour  équivoques;  l'histoire  de  ce  mariage  a  transpiré  :  on  ne  les  voit 
que  dans  certaines  maisons  où  les  hommes  seuls  peuvent  aller  sans 
scrupule. 

On  me  rapportait  ce  propos  de  la  mère  parlant  de  son  beau-fils  : 

—  Un  original,  un  fou,  qui  a  quitté  ma  fille  aux  eaux.  Il  avait 

laissé  là-bas  une  espèce  de  petite  vachère;  c'était  un  sentiment 

rustique...  Il  abandonne  sa  femme  sans  rien  dire...  et  puis  il  s'est 
laissé  mourir  de  la  poitrine;  il  n'avait  pas  de  santé. 

On  ne  sait  de  quoi  elles  vivaient  dès  ce  temps-là,  car  la  vente  de 
Franchart  avait  été  faite  par  nécessité  et  à  grande  perte;  ce  bien  était 
depuis  long-temps  dévoré.  Enfin  elles  parurent  ruinées  au  grand  jour; 
elles  ont  fini  par  se  mettre  à  la  tête  d'un  hôtel  garni  où  l'on  tient 
table  d'hùte  :  c'est  tout  dire.  On  n'y  reçoit  que  des  étrangers  distin- 
gués, et  l'on  fait  la  partie  le  soir. 

Ëdocard  Ourliac. 


L'EGYPTE 


Il  va  paraître  sous  peu  de  jours  un  nouvel  ouvrage  en  deux  volumes,  sur 
l'Egypte  sous  la  domination  de  Méhémet-Ali.  Ce  livre  sera  sous  tous  les  rap- 
ports le  pendant  de  celui  de  Clot-Bey.  L'auteur,  M.  Hamont,  a  été  pendant 
quatorze  ans,  comme  Clot-Bey,  au  service  du  pacha.  Tandis  que  Clot-Bey  tra- 
vaillait à  organiser  en  Egypte  la  médecine  humaine ,  il  avait  pour  mission 
d'organiser  la  médecine  vétérinaire.  Il  a  été  successivement  directeur  de 
l'école  vétérinaire  d'Ahouzabel,  fondateur  du  haras  et  de  l'école  d'agriculture 
de  Choubra,  inspecteur  des  bergeries,  etc.  Élève  de  notre  école  vétérinaire 
d'Alfort,  il  était  attaché  à  un  régiment  français,  quand  il  prit  du  service 
auprès  du  pacha  sur  l'invitation  du  ministre  de  la  guerre.  Il  a  assisté  à  toutes 
les  phases  de  la  puissance  de  Méhémet-Ali,  et  il  revient  riche  des  faits  qu'il  a 
dû  nécessairement  recueillir  pendant  une  participation  aussi  longue  et  aussi 
laborieuse  à  l'administration  égyptienne. 

Autant  l'ouvrage  de  Clot-Bey  était  favorable  au  gouvernement  du  pacha , 
autant  celui  de  M.  Hamont  lui  est  contraire.  C'est  sous  ce  rapport  surtout 
qu'il  est  curieux.  Nous  avons  beaucoup  entendu  en  France  les  admirateurs 
du  réformateur  d'Alexandrie;  nous  avons  peu  écouté  les  critiques.  Nous  avons 


REVUE  DE  PARIS.  105 

besoin  de  beaucoup  apprendre  sous  ce  rapport.  Les  jugemens  de  M.  Hamont 
ne  seront  pas  adoptés  par  tout  le  monde;  mais,  à  coup  sur,  ils  méritent  d'être 
examinés.  Quant  à  nous,  nous  croyons  qu'il  y  a  beaucoup  de  vrai  dans  son 
livre,  et  c'est  pourquoi  nous  avons  cru  utile  de  le  faire  connaître.  La  question 
d'Egypte  est  une  de  celles  qui  touchent  de  plus  près  à  la  France;  non-seule- 
ment c'est  une  des  faces,  et  une  des  plus  grandes,  de  l'immense  question 
d'Orient,  mais  c'est  le  côté  par  où  notre  pays  s'est  trouvé  engagé  dans  une 
grave  querelle.  Il  nous  importe  plus  qu'à  personne  de  savoir  au  juste  quelle 
est  la  véritable  valeur  de  l'établissement  égyptien,  et  à  quelles  conditions  il 
peut  mériter  la  continuation  de  l'intérêt  qu'on  lui  a  porté  un  moment  chez 
nous.  D'après  M.  Hamont,  Méhémet-AIi  est  toujours  un  homme  hardi,  intel- 
ligent, mais  qui  a  trop  tenté,  et  dont  les  entreprises  ont  avorté.  Ceci  vaut 
bien  la  peine  qu'on  y  regarde. 

La  première  question  qui  se  présente  quand  il  s'agit  de  l'administration  de 
Méhémet-Ali,  c'est  celle  des  monopoles.  M.  Hamont  consacre  à  cette  ques- 
tion plusieurs  chapitres  de  son  livre,  et  il  faut  avouer  que  le  tableau  qu'il  pré- 
sente des  résultats  des  monopoles  est  effrayant.  Les  ennemis  de  la  liberté  du 
commerce,  les  partisans  de  l'économie  politique  fouriériste  ou  saint-simo- 
nienne,  ont  besoin  de  lire  avec  attention  cette  partie  du  livre  de  M.  Hamont. 
Ils  y  verront  que  les  théories  les  plus  séduisantes  en  apparence  conduisent 
quelquefois  aux  plus  épouvantables  réalités.  M.  Hamont  commence  par  ex- 
poser toutes  les  raisons  données  en  faveur  du  monopole  par  Méhémet-Ali  et 
les  siens  : 

«  Méhémet-Ali,  parvenu  au  pouvoir  par  l'ascendant  de  son  génie,  ou  par 
la  volonté  des  ulémas,  se  présente  en  novateur.  Sans  secouer,  d'une  manière 
ostensible,  les  liens  qui  l'attachent  à  son  souverain,  ses  desseins  disent  assez 
quel  doit  être  le  dernier  effet  du  mouvement  anormal  qui  agite  le  pays  dans 
tous  les  sens. 

«Pressé  d'accomplir  les  hautes  destinées  auxquelles  il  se  croit  appelé,  tout 
fléchit  devant  lui,  et  afin  d'anéantir  un  moment  plus  tôt  les  difficultés  qui  s'op- 
posent à  l'exécution  de  sa  volonté,  le  vice-roi  pose  les  scellés  sur  les  hommes 
et  les  choses.  Désormais,  tout  lui  appartient,  le  monopole  est  créé;  l'Egypte, 
c'est  Méhémet-Ali. 

«  L'Arabe,  sans  prévoyance,  dit-on,  refuse  de  se  rendre  à  l'appel  généreux 
du  vice-roi.  —  Tenter  la  persuasion  est  un  acte  ridicule  aux  yeux  de  quicon- 
que connaît  le  fellah. 

«  La  richesse  de  l'Egypte,  la  véritable  mamelle  de  l'état,  c'est  l'agriculture. 
Tout  émane  du  sol  auquel  le  !N"il  donne  la  vie;  l'armée,  la  marine,  grands, 
petits,  étrangers  ou  indigènes,  tous  puisent  à  ce  vaste  réservoir.  Le  pacha  a 
donc  pensé  qu'en  dirigeant  lui-même  les  travaux  agricoles  et  ceux  de  l'in- 
dustrie, il  obtiendrait  des  produits  en  beaucoup  plus  grand  nombre  qu'au- 
paravant, et  d'une  qualité  supérieure.  Chef  suprême  devant  qui  tous  baissent 
'a  tête  ,  il  croit  que  l'adoption  de  cette  mesure  lui  donnera  la  possibilité 


106  REVUE   DE   PARIS. 

d'enrichir  la  culture  indigène  de  végétaux  exotiques  lucratifs,  et  d'obtenir  à 
volonté  les  denrées  dont  la  vente  lui  paraît  avantageuse. 

«  Toutes  ses  pensées  sont  tournées  vers  ce  point. 

«  Dès-lors,  propriétaire  uuique  en  Egypte,  il  est  le  seul  marchand,  et  le  fel- 
lah devient  un  ouvrier  salarié,  un  être  passif  sous  les  ordres  des  représentans 
du  pacha. 

«  Les  partisans  de  Méhémet-Ali  prétendent  que  le  monopole  de  l'agricul- 
ture est  une  conséquence  forcée  de  l'introduction  des  idées  nouvelles,  comme 
l'instruction  en  général,  la  médecine,  la  vaccination. 

«.  Vous  blâmez,  disent-ils  aux  détracteurs  de  cette  mesure,  le  gouverne- 
ment, qui  sème,  récolte  et  vend  pour  son  compte,  tandis  que  vous  approuvez 
les  moyens,  parfois  violens,  employés  par  lui  pour  contraindre  les  Égyptiens 
à  baisser  vacciner  leurs  enfans,  à  recevoir  dans  les  hôpitaux  les  secours  de  la 
médecine.  Et  de  quelle  manière  le  vice-roi  aurait-il  rendu  à  l'Egypte  la  cul- 
ture de  l'opium  abandonnée  dans  la  Thébaïde,  s'il  n'avait  été  le  directeur,  le 
maître  absolu  des  opérations  rurales?  Et  puisque  l'Égyptien  est  naturelle- 
ment enclin  à  la  paresse,  comment  le  gouvernement  pourrait-il  suffire  sans 
le  monopole  aux  exigences  des  dernières  créations  ? 

«  D'ailleurs,  le  monopole,  en  Egypte,  semble  inhérent  à  la  nature  du  pays. 
Il  a  existé  sous  les  sultans,  sous  les  Mamelouks,  et  ce  qui  serait  blâmable  en 
Europe  peut  être  fort  bon  en  Egypte.  L'aine  de  cette  contrée,  c'est  le  Nil , 
et  le  Nil  est  un  fleuve  unique.  Dans  ses  eaux  seules  gît  la  propriété  ;  point  de 
Nil,  point  d'agriculture.  Or,  afin  que  les  eaux  du  fleuve  deviennent  profitables 
à  tous,  pour  que  les  inondations  puissent  se  pratiquer  d'une  manière  conve- 
nable, régulière,  afin  de  prévenir  les  abus,  les  avanies,  qui  ne  manqueraient 
pas  de  survenir  si  le  Nil  était  abandonné,  il  est  urgent  que  le  gouvernement 
s'en  empare  et  veille  à  la  distribution  des  eaux. 

«  Telles  sont  les  raisons  émises  en  faveur  d'un  système  qui  a  été  reçu  avec 
un  empressement  indicible  par  Méhémet-Ali,  dont  toute  la  science  gouverne- 
mentale reposait  sur  ce  fait.  Il  a  donné  lieu  à  l'établissement  d'une  adminis- 
tration dont  nous  allons  développer  les  effets.  » 

Suit  en  effet  le  tableau  des  effets  produits  par  le  système  adopté,  et  ces 
effets  ne  sont  rien  moins  que  la  misère,  la  famine,  la  dépopulation.  Sous 
l'empire  du  monopole,  le  cultivateur  n'est  plus  maître  de  semer  ce  qui  lui 
plaît;  il  n'est  plus  maître  de  vendre  sa  récolte  au  prix  qui  lui  convient.  Le 
gouvernement  désigne  à  l'avance,  pour  toute  l'Egypte,  la  nature  des  ense- 
mencemens;  le  gouvernement  fixe  le  prix  des  produits  et  les  accumule  dans 
ses  magasins.  Qu'en  résulte-t-il  ?  Que  le  cultivateur,  ne  travaillant  plus  pour 
lui-même,  cultive  mal;  que  les  ordres  pour  semer  telle  ou  telle  chose  arrivent 
trop  tôt  ou  trop  tard;  que  les  terres,  n'appartenant  en  réalité  à  personne, 
sont  mal  préparées;  que  les  genres  de  culture  ne  sont  pas  appropriés  au  sol; 
que  le  prix  fixé  par  le  gouvernement  pour  les  denrées  n'est  même  pas  payé; 
que,  le  jour  de  l'impôt  arrivé,  le  paysan  n'a  rien  pour  s'acquitter;  qu'on  saisit 


REVUE  DE  PARIS.  107 

alors  ses  bestiaux,  ses  instrumens  de  travail,  et  que  le  malheureux,  privé  de 
toutes  ressources,  se  fait  voleur  ou  meurt  de  faim. 

Ces  résultats  sont  dus,  dit-on,  à  la  paresse,  à  la  nonchalance  du  fellah. 
Mais  M.  llamont  établit  au  contraire  que  le  fellah,  quand  il  est  livré  à  lui- 
même,  quand  il  cultive  pour  son  propre  compte,  est  très  actif  et  très  indus- 
trieux. Voyez-le,  par  exemple,  dans  le  champ  de  maïs  ou  doura,  dont  la 
moisson  est  à  lui  : 

«  Il  sème  vers  la  fin  de  juin ,  et  le  végétal  dont  il  tire  son  aliment  doit  être 
mûr  quand  l'inondation  arrive. 

«  Nu  ,  à  l'ombre  d'un  saule  ou  d'un  mûrier,  le  fellah  fixe  un  long  chadouf 
(machine  hydraulique),  près  d'une  fosse  qu'il  a  creusée,  et  où  il  puise  l'eau 
dans  un  seau  fait  avec  une  pièce  de  vieux  cuir.  L'Egyptien  ne  quitte  pas  son 
champ.  De  moitié  avec  un  voisin,  ou  assisté  d'un  membre  de  sa  famille,  du 
matin  au  soir,  il  fait  mouvoir  le  levier  qui  amène  l'eau  d'arrosage.  Ce  travail 
exige  une  grande  dépense  de  force ,  puisque  l'homme  est  obligé  de  baisser  et 
de  relever  continuellement  le  corps ,  en  tenant  une  longue  perche  des  deux 
mains.  Tandis  qu'un  premier  fellah  est  au  puits,  un  second  distribue  les  eaux. 

«  Vers  le  milieu  du  jour,  l'Égyptien  fait  un  repas  :  quelques  rondelles  de  pain 
composé  de  farine  de  maïs,  des  légumes  cuits  dans  l'eau  avec  un  peu  de  beurre 
ou  de  graisse,  constituent  son  dîner.  Le  repas  achevé,  il  fume,  et  bientôt  il 
retourne  saisir  la  machine  hydraulique,  ou  répare,  construit  des  rayons  d'ir- 
rigation. L'activité  que  l'Égyptien  déploie  pour  conserver,  hâter  la  végétation 
de  son  champ  est  surprenante. 

«  Quand  la  saison  est  avancée ,  qu'il  craint  la  crue  du  Nil ,  il  redouble  de 
zèle;  uni  d'intérêt  avec  un  habitant  de  son  village,  ou  aidé  d'un  parent,  il 
arrose  pendant  la  nuit  même.  Trois  ou  quatre  heures  de  repos  sur  vingt- 
quatre  suffisent  au  fellah.  Le  Nil  vient-il  avant  le  temps  ordinaire?  toute  la 
famille  se  porte  sur  le  lieu  du  travail;  les  petits  enfans  entièrement  nus,  les 
femmes  vêtues  d'une  chemise  bleue,  entrent  dans  l'eau.  Ils  apportent  des 
branches  d'arbres,  de  la  paille  de  riz,  des  pierres,  de  la  boue ,  et  petit  à  petit 
on  voit  s'élever  une  digue  qui  entoure  le  champ.  Les  eaux  augmentent-elles? 
on  hausse  la  levée  d'enceinte;  le  chef  dirige,  surveille  les  travaux.  Dans  le 
jour,  il  dort  quelques  instans,  tandis  que  son  fils,  sa  femme  travaillent.  La 
nuit,  il  veille,  fortifie  les  endroits  faibles,  ou  bien  il  apporte  de  nouveaux 
matériaux.  Par  une  ouverture  ménagée  avec  adresse,  le  champ  reçoit  les  eaux 
fécondantes  du  Nil.  Enfin  le  maïs  ou  doura  est  mûr,  et,  pour  aller  plus  vite, 
on  prie  les  voisins  de  prendre  part  à  la  moisson.  Les  tiges  sont  abattues;  on 
les  tourne,  on  les  retourne  pendant  plusieurs  jours,  et  le  tout  est  porté  dans 
la  demeure  du  laborieux  villageois. 

«  On  dépose  le  grain  dans  des  vases  de  terre,  et  les  fanes  servent  à  chauffer 
le  four,  à  planter  des  haies  sur  les  terrains  destinés  à  la  culture  des  concom- 
bres, ou  à  former  la  toiture  d'une  habitation. 

«  Cependant,  malgré  la  vigilance  et  le  grand  déploiement  d'activité  du 


108  REVUE  DE   PARIS. 

fellah,  il  arrive  qu'une  niasse  d'eau  venue  tout  à  coup  inonde  son  champ  de 
doura,  dont  les  gros  épis  blanchissent  à  peine.  Son  courage  augmente;  et, 
s'il  ne  peut  opposer  une  barrière  à  l'ennemi ,  il  sauve  la  majeure  partie  de  la 
récolte,  dut-il  manger  le  maïs  imparfaitement  miir.  Des  paysans  viennent  à 
son  secours,  et,  comme  lui,  dans  l'eau  jusqu'à  la  ceinture,  depuis  le  matin 
jusqu'à  la  nuit  tombante,  ils  abattent  à  coups  de  faucilles  les  hautes  tiges 
qu'ils  transportent  au  village.  » 

Quand  on  a  vu  que  le  monopole  réussissait  si  mal  avec  des  cultivateurs 
réputés  libres,  on  a  fait  un  pas  de  plus  dans  le  système,  et  on  a  établi  des 
chiflikes.  Le  mot  chiflike  veut  dire  ferme.  Ce  sont  de  grands  espaces  de 
terre  à  peu  près  abandonnés  par  leurs  habitans,  que  le  pacha  prend  sous  sa 
direction  immédiate,  et  qu'il  exploite  pour  son  propre  compte.  Le  gouverne- 
ment veut  montrer  par  là  aux  fellahs  que  ce  sont  eux  qui  ont  tort,  et  que  le 
sol  d'Egypte  peut  produire  des  trésors  quand  les  bons  procédés  agricoles  sont 
suivis  et  que  l'administration  est  bien  conduite.  Or,  voici  ce  que  M.  Hamont 
raconte  des  chiflikes: 

«  On  procède  à  l'inventaire  de  ce  qui  existe  en  hommes,  femmes,  enfans, 
animaux,  instrumens  de  labour,  etc.  Le  tout  devient  propriété  du  vice-roi. 
Le  divan  nomme  un  directeur,  et,  sans  doute  pour  donner  une  idée  de  sa 
haute  compétence  en  matière  d'agriculture,  le  conseil  privé  du  pacha  confie 
les  charges  importantes  de  directeurs  à  des  officiers  de  marine,  d'artillerie, 
d'infanterie  ou  de  cavalerie,  qu'il  détache  de  leurs  corps  respectifs!  Le  pacha 
considère  les  chiflikes  comme  autant  de  centres  d'expérimentation,  et  en 
espère  de  grands  avantages.  Dans  l'un  d'eux,  il  place  une  école  d'agriculture. 

«  Le  directeur  a  sous  ses  ordres  plusieurs  aides,  un  chef  des  ensemence- 
mens,  nommé  koli,  des  sous-koli,  un  ou  deux  écrivains,  et  il  fait  surveillans 
des  opérations  du  chiflike  les  anciens  cheiks-bélads  présens. 

«  On  rassemble  les  bestiaux  sous  des  hangards.  Un  médecin-vétérinaire, 
élève  de  l'école  d'Abouzabel ,  est  chargé  de  veiller  au  maintien  de  leur  santé. 
Les  habitans  font  l'ouvrage  des  champs  et  reçoivent,  à  titre  d'émolumens, 
le  sixième  des  produits  en  blé,  maïs  ou  orge. 

«  La  nature,  le  temps  des  semailles,  les  travaux  essentiels,  sont  fixés  par  un 
directeur  en  chef  qui  commande  tout  un  district.  Ce  dernier  est  contrôlé  par 
un  inspecteur-général  qui  relève,  sans  intermédiaire,  du  conseil  privé  de 
Méhémet-Ali.  Ce  qui  veut  dire,  en  d'autres  termes,  que  le  vice-roi  lui-même, 
du  haut  de  son  trône,  conduit  les  opérations  rurales  d'un  chiflike  situé  à 
cinquante  ou  cent  lieues  de  sa  résidence.  Et,  pour  rendre  aux  domaines 
privés  la  population  qui  a  disparu,  le  pacha  ordonne  une  recherche  générale 
dans  les  villages  et  dans  les  villes.  Il  prescrit  aux  directeurs,  accompagnés  des 
anciens  cheiks,  de  prendre  partout  où  ils  les  trouveront  les  sujets  émigrés  qui 
appartiennent  aux  terres  dont  ils  ont  la  direction.  On  en  ramasse  des  mil- 
liers. Les  fellahs,  accompagnés  des  sbires  du  gouvernement,  reviennent  clans 
leurs  chétives  habitations.  Je  les  ai  rencontrés  plus  d'une  fois  dans  mes 


REVUE   DE  PARIS.  109 

excursions;  ils  formaient  autant  de  groupes  qu'il  y  avait  de  familles;  les  fel- 
lahs chassaient  devant  eux  un  veau,  une  vache,  portaient  un  panier  plein  de 
poules:  et,  précédés  d'un  âne  chargé  des  haillons  de  la  famille,  ils  chemi- 
naient forcément  et  venaient  se  placer  sous  l'enseignement  des  nouveaux 
propriétaires. 

«  Le  nombre  des  animaux  est  insuffisant;  on  l'augmente.  Dès-lors,  rien  ne 
doit  s'opposer  à  la  marche  progressive  de  la  colonie.  Examinons  les  résultats 
obtenus. 

«  Comme  les  approvisionnemens  de  fourrages  n'ont  pas  été  faits,  les  bes- 
tiaux meurent  faute  de  nourriture. 

><  En  attendant  les  récoltes,  on  donne  aux  émigrés  de  retour  aujourd'hui  un 
peu  de  maïs,  le  lendemain  une  demi-mesure  d'orge,  et  le  troisième  jour,... 
rien!  parce  que  les  fournitures  attendues  ne  sont  pas  arrivées  et  que  les 
premières  sont  épuisées.  Quelques  jours  se  passent,  point  de  vivres;  nou- 
velles désertions.  On  parvient  à  ressaisir  une  partie  des  fuyards,  et  le  direc- 
teur a  reçu  des  provisions  de  bouche. 

«  Vient  l'époque  des  moissons.  Le  directeur,  qui  n'a  pas  touché  d'appoin- 
temens  depuis  un  an  ,  d'accord  avec  le  koli,  prend  une  portion  des  céréales. 

«  Les  fellahs  ne  reçoivent  pas  le  sixième  promis;  ils  s'emparent  des  rations 
des  bestiaux,  qui,  déjà  surmenés,  exténués,  périssent  d'inanition.  Des  inspec- 
teurs passent;  ils  visitent  les  registres,  font  les  comptes,  et  constatent  de 
grandes  pertes. 

«  La  terre,  si  fertile,  n'a  pas  donné  la  moitié  de  ce  qu'elle  produisait  autre- 
fois. Un  tiers  des  laboureurs  prend  la  fuite,  et  le  gouvernement  de  rechercher 
les  causes  du  déficit.  Le  vice-roi  ordonne  des  investigations  rigoureuses.  Les 
administrateurs  cachent  la  cause  véritable  du  mal;  ils  accusent  les  anciens 
maîtres  des  chiflikes,  et  les  coups  de  bâton  meurtrissent  les  pieds,  les  mains 
des  accusés. 

«  Le  médecin-vétérinaire  est  destitué,  quoiqu'il  démontre  jusqu'à  l'évidence 
que  les  animaux  sont  morts  de  faim.  Un  conseil  se  forme;  une  autre  organi- 
sation est  présentée  au  chef  de  l'état;  cette  fois,  tout  a  été  prévu ,  rien  n'est 
omis,  les  chiflikes  vont  fleurir.  Le  sixième  est  aboli  parce  qu'on  a  remarqué 
qu'il  ne  peut  suffire  à  l'entretien  des  hommes.  Les  statuts  adoptés  concèdent 
à  la  population  des  domaines  privés  le  cinquième  des  terres  qu'elle  devra 
labourer.  Autre  inconvénient  :  les  fellahs  n'ont  point  de  bestiaux,  et  l'admi- 
nistration est  encore  obligée  de  modifier  l'organisation  des  chiflikes. 

«  En  l'année  12-54  (1838),  le  conseil  privé,  dans  un  firman  approuvé  du 
pacha,  décrète  que  les  animaux  d'un  chiflike  serviront  aux  labours  des  ter- 
rains concédés  aux  fellahs.  Même  résultat.  Le  gouvernement  lui-même  ne 
peut  compléter  ses  travaux  parce  que  les  bestiaux  manquent;  les  hommes, 
qu'on  a  pris  de  force,  ne  peuvent  tenir  plus  long-temps  et  vont  demander  ail- 
leurs un  morceau  de  pain  qu'ils  ne  trouvent  pas  dans  ces  domaines. 

«  La  concession  faite  par  le  divan  n'était  d'aucun  avantage.  Supposons  ,  en 

TOME   XIII.      JANVIER.  8 


110  REVUE   DE   PARIS. 

effet,  que  la  localité  ait  eu  la  quantité  d'animaux  désirable  pour  la  culture 
des  terres  du  pacha.  Les  habitans  ne  pouvaient  rien  faire  à  moins  d'avoir 
obtenu  l'autorisation  de  pratiquer  leurs  labours  avant  ceux  du  maître,  ce  qui 
n'était  pas  admissible. 

«  Les  directeurs  ne  peuvent  prendre  l'initiative  en  rien;  on  ne  leur  laisse 
que  la  latitude  de  voler. 

*  Les  bestiaux  envoyés  des  provinces  sur  l'ordre  du  vice-roi  sont  trop  jeunes, 
trop  faibles  ou  d'un  âge  très  avancé;  les  terres  qui  entourent  la  commune 
sont  incultes  depuis  bon  nombre  d'années  déjà;  les  alimens  sont  consommés, 
et  les  directeurs  ne  savent  comment  les  remplacer. 

«  Afin  de  prévenir  les  vols,  en  épouvantant  les  cultivateurs  des  cbiflikes,  on 
donne  aux  directeurs  le  droit  de  vie  et  de  mort.  J'ai  vu  pendre  des. Égyptiens 
accusés  d'avoir  volé  une  livre  de  coton  ou  une  poignée  de  maïs  qu'ils  desti- 
naient à  leurs  familles. 

«  Les  registres  des  écrivains  comptables  ne  sont  pas  en  règle;  si  un  recen- 
sement est  prescrit,  il  est  impossible  d'obtenir  de  ces  écrivains  le  chiffre  exact 
des  animaux  existans.  Les  produits  des  troupeaux,  comme  veaux,  laitage, 
laines,  ne  sont  jamais  inscrits. 

«  Tous  les  chiflikes,  quoique  différens  par  le  sol,  par  le  nombre,  la  force 
des  bestiaux  qu'ils  contiennent,  sont  soumis  à  des  règlemens  identiques,  uni- 
formes. Le  vice-roi,  éloigné  de  ces  centres  d'expérimentation,  fait  écrire  d'en- 
semencer ici  du  coton,  là  du  sézame,  et  presque  constamment  il  adopte 
l'inverse  de  ce  qui  devrait  se  faire.  Un  retard  est  survenu;  on  veut  alors 
qu'après  dix  jours,  les  terres  soient  préparées;  et  comme  les  ordres  doivent 
suivre  une  voie  hiérarchique,  il  arrive  souvent  que  l'époque  des  ensemence- 
mens  est  près  de  finir  quand  le  directeur  a  connaissance  de  la  volonté  du 
pacha. 

«  Alors,  toute  perte  de  temps  devenant  extrêmement  préjudiciable,  le  direc- 
teur fait  prendre  les  buffles ,  les  vaches  pleines  ou  nourrices ,  les  grands 
veaux,  les  chameaux^  valides  ou  infirmes.  Toutes  les  cbarrues  sont  dehors; 
on  attèle  des  hommes,  on  défriche,  on  laboure.  Les  aides  du  directeur  n'ac- 
cordent pas  un  moment  de  repos.  On  mange  en  courant;  puis,  à  grands  coups 
de  fouet,  bommes  et  animaux  travaillent  aux  champs.  Au  terme  désigné  par 
le  pacha,  les  terres  sont  labourées,  ensemencées;  le  directeur  a  exécuté  les 
ordres  qu'il  a  reçus,  mais  les  hommes,  les  bestiaux  sont  épuisés,  barassés,  et 
la  mortalité  recommence. 

«  Le  directeur,  à  qui  l'on  refuse  toute  spontanéité,  n'est  qu'un  instrument 
aux  mains  d'une  autorité  supérieure.  11  s'attache  donc  à  exécuter  ponctuelle- 
ment ce  qui  lui  est  commandé,  le  reste  lui  importe  fort  peu  :  advienne  que 
pourra,  dit-il.  Cette  condition  est  la  cause  principale  du  mauvais  état  de  l'in- 
stitution. 

«  Le  sol  ensemencé  de  coton,  de  sézame  ou  d'autres  productions  d'été,  a 
besoin  d'être  arrosé.  Nouvelle  difficulté.  Les  sokles  (puits  à  roues)  ne  sont 


REVUE  DE  PARIS.  111 

pas  montés;  le  directeur  a  écrit  vingt  fois  peut-être,  et,  malgré  ses  lettres 
pressantes,  les  bois,  les  clous,  les  cordages,  les  godets  n'ont  pas  été  envoyés. 

«  Les  plantes  sèchent  sur  pied,  qui  punira-t-on? 

«  Le  directeur  prouve  qu'il  a  écrit;  son  supérieur  immédiat  ouvre  son  registre 
et  démontre  à  son  tour  qu'il  a  expédié  copie  des  lettres  avec  une  apostille 
pressante. 

«  L'inspecteur-général  offre  également  la  preuve  qu'il  n'a  rien  négligé  pour 
assurer  le  bien-être  des  villages  placés  sous  son  contrôle.  Tout  le  monde  a 
raison,  et  les  cbiflikes  sont  en  perte.  » 

Malgré  ces  inconvéniens,  M.  Hamont  affirme  que  le  pacha  a  accaparé, 
sous  ce  nom  de  chijlikes,  les  deux  tiers  des  terres  d'Egypte,  qu'il  a  gardées 
pour  lui  et  distribuées  entre  ses  enfans.  Par  ce  moyen,  il  élude  la  liberté  du 
commerce,  dont  le  sultan  lui  a  fait  une  loi  par  son  dernier  hatti-schériff  et 
qu'il  parait  avoir  particulièrement  en  horreur. 

Il  serait  trop  long  d'entrer  ici  dans  les  détails  donnés  par  M.  Hamont  sur 
la  vénalité  des  gouverneurs,  des  gardes-magasins,  etc.,  qui  vendent  les  objets 
confiés  à  leur  garde  et  s'entendent  tous  pour  tromper  le  pacha.  Le  récit  des 
inspections  que  fait  de  temps  en  temps  Méhémet-Ali  dans  les  provinces,  pour 
s'assurer  de  l'état  de  l'agriculture,  est  particulièrement  caractéristique.  D'a- 
près M.  Hamont,  le  pacha  ne  peut  rien  savoir;  il  ne  voit  que  des  hommes 
intéressés  à  le  flatter  et  à  lui  cacher  le  véritable  état  des  choses. 

M.  Hamont  nie  jusqu'à  l'utilité  des  travaux  entrepris  sur  le  Nil  : 

«  Les  partisans  du  vice-roi  disent  :  —  Le  pacha  a  fait  creuser  des  canaux. 
Tous  les  pachas,  tous  les  sultans,  tous  les  rois,  tous  les  vice-rois,  ont  dû  en 
faire  creuser  aussi,  puisque,  sans  canaux,  le  Nil  ne  peut  couvrir  le  sol. 
«  Beaucoup  de  terres,  dit-on  encore,  ne  jouissaient  qu'imparfaitement  des 
«  bienfaits  de  l'inondation,  elles  sont  maintenant  traversées  par  des  canaux 
«  qui  portent  avec  eux  l'aisance,  le  bonheur,  la  richesse.  «  ISous  répondrons  : 
la  répartition  des  eaux  du  fleuve  se  fait  parfois  avec  si  peu  d'intelligence, 
qu'on  la  croirait  confiée  à  des  aveugles.  On  perce  des  conduits  sur  des  terres 
de  peu  de  valeur,  sans  habitans,  tandis  que  celles  dont  la  fertilité  est  connue 
de  tout  le  monde  sont  négligées. 

«  De  nouveaux  besoins,  l'extension  donnée  à  des  végétaux  exotiques,  ont 
nécessité  le  passage  des  eaux  sur  un  sol  jugé  plus  convenable  à  cette  impor- 
tation. De  grandes  plaines  out  perdu  la  faculté  de  produire,  parce  que  les 
canaux  se  sont  comblés.  Méhémet-Ali,  Ibrahim-Pacha,  leurs  enfans,  se  sont 
nommés  propriétaires;  et  afin  d'accroître  la  valeur  de  leurs  domaines,  on  a 
fait  en  sorte  que  le  Nil  put  les  visiter  chaque  année. 

«  Les  partisans  du  vice-roi  ajoutent  :  «  Les  travaux  de  canalisation  ont  été 
«  pratiqués  avec  plus  d'intelligence  qu'on  ne  les  pratiquait  autrefois.  »  Ce 
n'est  pas  toujours  vrai.  La  prise  d'eau  du  Mammoudieh,  ce  canal  très  essen- 
tiel dans  les  relations  commerciales  du  jour,  s'abouche  au  Nil,  de  manière  à 
ne  pouvoir  tirer,  en  été,  la  quantité  de  liquide  nécessaire  à  la  navigation. 

8. 


1 12  REVUE  DE   PAIUS. 

Tour  remédier  à  ce  vice,  on  a  été  contraint  de  creuser  un  autre  conduit  à 
quelques  lieues  plus  haut.  Il  est  une  quantité  de  canaux  qui  offrent  la  preuve 
de  ce  que  j'avance,  et  qu'il  serait  trop  long  de  citer.  En  général  les  canaux  ont 
été  faits  sans  aucune  connaissance  de  la  science  hydraulique;  plusieurs  ont 
des  embouchures  si  larges  qu'ils  donnent  lieu  à  des  courans  fort  rapides  qui 
font  dévoyer  les  barques.  De  plus,  ils  ne  répartissent  pas  les  eaux  d'une  ma- 
nière égale,  ce  qui  occasionne  des  querelles  entre  les  cultivateurs  des  villages 
riverains. 

«  Les  canaux  d'irrigation  contiennent  si  peu  d'eau  en  été,  qu'on  a  du  aug- 
menter chaque  année  le  nombre  des  puits  à  roues. 

«  Le  travail  fondamental,  celui  qui  pouvait  faire  naître  les  améliorations 
désirables,  devait  se  faire  sur  le  Nil;  qu'a-t-on  construit?  Le  fleuve  con- 
tinue d'élargir  son  lit;  aucune  levée  d'une  importance  majeure  n'a  été  établie 
sur  ses  bords;  le  Nil  est  livré  à  lui-même,  l'eau  de  la  mer  se  mêle  toujours  à 
ses  eaux.  Les  lacs  salés  s'agrandissent;  il  s'en  forme  de  nouveaux  peut-être, 
et  le  pays  cède  ainsi  à  cette  invasion  des  portions  d'un  sol  qui  nourrissait  des 
familles. 

«  Pvien  ne  démontre  autant  l'apathie  des  gouverneurs  que  la  statistique  du 
Nil;  ces  gouverneurs  ne  prévoient  rien  et  se  laissent  toujours  prendre  au 
dépourvu. 

«  Annonce-t-on  une  crue  extraordinaire?  les  gouverneurs  ne  songent  pas  à 
se  mettre  en  mesure.  Le  Nil  grossit  déjà,  des  dégâts  ont  été  occasionnés  dans 
plusieurs  cantons,  les  limites  ordinaires  sont  franchies,  et  les  gouverneurs 
comptent  sur  leurs  digues.  Des  fellahs  épouvantés  accourent  :  les  eaux 
gagnent,  disent-ils,  elles  fdtrent  partout.  Les  terrassemens  ne  peuvent  tenir, 
ils  s'affaissent,  ils  seront  enlevés.  Un  commandant  de  province  écoute,  puis 
fait  saisir  les  femmes,  les  hommes,  les  filles,  les  garçons,  les  vieillards,  qu'il 
envoie  sur  tous  les  points  menacés.  On  pioche,  on  remplit  des  couffes  de 
terre,  on  creuse  dans  les  environs;  des  hommes  plantent  des  pieux;  des  bar- 
ques amènent  des  pierres;  on  jette  de  la  terre;  l'infdtration  continue,  on 
craint  un  éboulement.  on  prépose  des  fellahs  à  la  garde  des  travaux.  De  cette 
manière  on  prévient  assez  souvent  une  irruption  dont  les  effets  seraient  ter- 
ribles; mais  les  terres  des  environs  sont  submergées,  et  les  plantes  pourrissent 
sur  pied.  D'un  instant  à  l'autre,  des  courriers  apprennent  de  nouveaux  dé- 
sastres :  des  communes  sont  enlevées,  des  bestiaux  se  sont  noyés,  des  hommes 
sont  morts,  etc.,  etc.  Alors  les  commandans  des  villages  ne  prennent  plus 
de  repos,  on  travaille  de  toutes  parts,  on  frappe  les  habitans,  qui  charrient 
des  matériaux.  Niais  il  n'est  plus  temps,  le  Nil  est  maître  partout.  A  chaque 
inondation  mêmes  ravages,  et  les  chefs  n'eu  sont  pas  plus  prévoyans. 

«  Parcourez  les  bords  du  Nil,  pénétrez  dans  les  campagnes,  et  vous  recon- 
naîtrez la  cause  du  mal.  Les  digues  manquent  ou  sont  dans  un  état  de  dété- 
rioration qui  fait  honte  aux  gouvernails. 
«  Afin  de  suppléer  aux  inondations  naturelles  pendant  les  mois  qui  précé- 


REVUE  DE  PARIS.  113 

dent  et  suivent  un  nouveau  Nil,  Méhémet-Ali  a  voulu  réaliser  le  projet  de 
Napoléon ,  il  a  songé  au  barrage  et  en  a  ordonné  l'exécution. 

«  Toute  l'attention  du  pacha  semblait  se  porter  sur  ce  travail  grandiose,  qui 
eût,  dit-on  généralement,  doublé  les  revenus  du  pays.  On  explique  ainsi  les 
avantages  qui  seraient  résultés  du  barrage  : 

«  Le  fleuve,  en  décroissant ,  attire  à  lui  les  eaux  de  ses  embrancbemens.  A 
une  certaine  époque ,  la  baisse  est  telle  que  les  canaux  sont  à  sec;  dans  quel- 
ques-uns seulement  on  trouve  encore  un  peu  d'eau;  alors  l'arrosage  des  terres 
se  fait  à  l'aide  des  machines  hydrauliques  connues. 

«  Supposons  le  Nil  barré,  on  ferme  les  écluses,  le  niveau  augmente  en  deçà, 
les  eaux  entrent  dans  les  divisions  du  fleuve  et  se  répandent  elles-mêmes  sur 
le  sol;  c'est  une  inondation  artificielle.  Les  sakies,les  cbédouffes,  deviennent 
inutiles,  et  toutes  les  terres  seront  fertilisées. 

«  La  détermination  du  vice-roi  connue,  des  hommes  se  sont  offerts  et  ont 
présenté,  sur  le  papier,  la  manière  dont  ils  concevaient  le  barrage;  l'un  des 
projets  a  été  accepté.  Le  vice-roi  a  fait  commencer  le  travail  immédiatement. 
Ici  une  faute  grave  a  été  commise.  Le  pacha,  habitué  à  rompre  les  entraves, 
a  pensé  peut-être  qu'il  devait  en  être  toujours  ainsi;  il  a  cru  qu'il  lui  suffisait 
de  vouloir  pour  réussir.  Le  barrage  devenait  l'ouvrage' le  plus  considérable, 
le  plus  important  qui  eût  été  pratiqué  sur  la  terre  d'Egypte,  et  à  aucune  épo- 
que on  n'a  apporté  autant  de  légèreté  dans  une  œuvre  d'utilité  publique. 

«  Avant  de  mettre  à  exécution  le  plan  qui  avait  semblé  le  mieux  conçu ,  le 
gouvernement  n'aurait-il  pas  dû  demander  la  formation  d'une  commission 
composée  d'hommes  spéciaux,  s'éclairer  de  leurs  lumières  ?  On  aurait  établi 
des  devis,  arrêté  les  travaux,  désigné  le  personnel,  le  matériel  néces- 
saires, etc.,  etc.;  tout  eût  été  prévu,  rien  n'aurait  été  livré  au  hasard,  au 
tâtonnement.  Pour  plus  de  garanties,  le  pacha  pouvait  demander  à  la  France, 
à  l'Angleterre  ou  à  toute  autre  nation  de  l'Europe,  qu'un  des  hommes  les 
plus  remarquables  dans  la  spécialité  des  barrages  se  rendît  en  Egypte,  visi- 
tât les  lieux ,  et  s'assurât  par  lui-même  de  la  possibilité  de  conduire  à  bonne 
fin  une  pareille  entreprise.  Le  mode  de  procéder  du  pacha  devait  infaillible- 
ment amener  un  résultat  négatif. 

«  Pendant  plusieurs  années  consécutives,  on  a  apporté  des  pierres,  de  la 
chaux,  du  bois,  du  fer,  là  où  l'on  voulait  barrer  le  Nil.  On  a  creusé  la  terre,  on 
a  frappé  sur  du  fex*,  on  a  limé,  on  a  frotté.  Des  barques  allaient,  venaient,  et 
des  Grecs,  les  entrepreneurs  ordinaires  des  édifices  publics,  riaient  tout  bas 
et  soufflaient  aux  oreilles  de  leurs  amis  que  l'échafaudage  ne  s'élèverait  pas. 

«  On  a  dépensé  soixante  mille  bourses  en  pure  perte  Le  vice-roi,  fatigué,  a 
renoncé  au  barrage.  Il  a  usé  les  moyens  sans  but.  On  voulait  barrer  le  Nil, 
et  l'on  ne  s'était  pas  encore  occupé  de  former  des  bataillons  de  manoeuvres, 
de  choisir  les  charpentiers,  les  menuisiers,  de  s'assurer  du  nombre  voulu  de 
forgerons,  de  serruriers,  nécessaires  à  la  construction  du  barrage. 

«  Tel  a  été  le  principe,  et  telle  a  été  la  lin  de  cette  entreprise  qui  devait 
changer  l'aspect  de  l'Egypte. 


114  REVUE  DE  PARIS. 

«  Le  Nil  est  demeuré  ce  qu'il  était,  et  les  champs  attendent  encore,  pour 
produire  davantage,  que  les  eaux  n'aillent  plus  à  la  mer.  » 

Après  avoir  traité  des  établissemens  administratifs  du  pacha,  M.  Hamont 
parle  de  l'organisation  militaire  donnée  à  l'Egypte;  ici  le  tableau  devient 
plus  lugubre  encore.  Avant  Méhémet- Ali ,  les  Turcs  seuls  étaient  soldats;  le 
pacha  a  importé  la  conscription  en  Egypte ,  il  a  fait  porter  les  armes  à  des 
paysans  égyptiens,  ce  qui  ne  s'était  jamais  vu.  Yoici,  d'après  M:  Hamont, 
l'histoire  de  la  formation  du  nizam  ou  armée  régulière  égyptienne  : 

«  La  guerre  avait  éclaté  au  loin...  Dans  les  montagnes  de  l'Assir,  au-delà 
de  la  Mecque  et  de  Médine,  s'était  formée  une  religion  qui  menaçait  de  dé- 
truire le  mahométisme.  Wahab  était  son  fondateur,  et  ses  adhérens  se  nom- 
maient wahabites;  ils  professaient  l'unité  de  Dieu,  mais  n'admettaient  point 
de  prophètes,  et  Mahomet,  à  leurs  yeux,  n'était  qu'un  imposteur.  Les  Waha- 
bites  avaient  pillé  les  lieux  saints,  et  méditaient  une  irruption  dans  les  con- 
trées habitées  par  les  mahométans.  Pour  prévenir  le  débordement  de  ces 
hordes  que  les  Turcs  désignaient  sous  le  nom  de  barbares,  le  vice-roi  expédia 
dans  l'Hedjaz  la  majeure  partie  des  soldats  indisciplinés;  il  en  conserva  un 
petit  nombre  auprès  de  lui,  et,  tôt  ou  tard,  ces  soldats  acceptèrent  de  faire 
l'exercice  comme  des  militaires  français.  Mais  le  nombre  des  Turcs  n'était 
point  suffisant,  et  celui  des  instructeurs  augmentait  chaque  jour;  il  fut 
arrêté  qu'on  formerait  des  régimens  avec  des  Égyptiens-.  Nouvelle  opposition, 
elle  est  plus  vive  que  la  première.  Les  Turcs  sont  indignés;  ils  qualifient 
de  fou  l'auteur  d'une  pareille  proposition.  Donner  des  armes  aux  fellahs, 
c'était,  disaient-ils,  ravaler  la  profession  de  soldat,  et  mettre  dans  les  mains 
des  vaincus  les  moyens  de  chasser  les  vainqueurs.  On  publiait,  dans  les  lieux 
les  plus  fréquentés,  que  Méhémet- Ali  était  d'accord  avec  les  chrétiens  pour 
expulser  les  Ottomans  de  l'Egypte,  et  abattre  la  vraie  religion.  D'autres  riaient 
du  plan  couru  par  le  pacha,  et  pronostiquaient  une  fin  malheureuse  très  pro- 
chaine, que  le  vice-roi  ne  pouvait  éviter,  assuraient-ils,  en  instituant  avec  des 
fellahs  ses  légions  de  troupes  régulières.  Un  Turc  avec  un  fouet,  ou  en  mon- 
trant sa  canne  à  pomme  d'argent,  faisait  fuir  une  multitude  de  fellahs,  comme 
un  pasteur  chasse  devant  lui  des  troupeaux  de  bœufs  ou  de  moutons.  Les 
Turcs  avaient  donc  quelque  raison  de  rire  du  projet  qu'on  prêtait  au  pacha, 
et  ils  se  promettaient  bien  d'agir  encore  sur  les  Égyptiens  comme  ils  l'avaient 
fait  jusqu'alors.  La  victoire  n'était  pas  pour  eux  chose  douteuse,  et  ils  voyaient, 
dans  un  avenir  peu  éloigné,  renaître  uu  système  que  le  visir  de  la  Porte  s'était 
trop  bâté  de  condamner. 

«  Tandis  que  les  descendons  d'Othman  raisonnaient  ainsi,  les  Égyptiens, 
relégués  dans  les  campagnes-,  plongés  dans  le  dernier  degré  d'abaissement, 
entendaient  parler  d'une  levée  d'hommes,  mais  ils  n'admettaient  pas  que  le 
grand  pacha  put  méconnaître  ses  intérêts  au  point  de  faire  du  fellah  l'instru- 
ment de  sa  gloire,  en  l'opposant  à  ses  ennemis.  Ils  considéraient  comme  une 
fable  inventée  pour  les  humilier  les  annonces  qui  leur  étaient  faites.  Cepen- 
dant les  avis  furent  répétés,  et  les  fellahs,  accroupis  sur  des  décombres,  se 


REVUE  DE  PARIS.  115 

demandaient  en  plaisantant  s'ils  pouvaient  être  transformés  en  vaillars 
guerriers. 

«  Tout  à  coup  un  bruit  étrange  se  fait  entendre  et  fixe  l'attention  du  fellah; 
il  écoute,  sa  surprise  augmente,  et  dans  l'inquiétude  où  il  est,  l'Égyptien 
ne  sait  s'il  doit  rester  ou  prendre  la  fuite.  Il  distingue  les  cris  des  femmes,  le 
hennissement  des  chevaux,  un  son  confus  de  voix  d'hommes;  et  taudis  que, 
saisi,  agité,  il  prête  l'oreille  à  ce  murmure  inattendu,  un  villageois  arrive  en 
toute  hâte  et  haletant,  pâle,  effaré,  regardant  autour  de  lui  :  «  Sauve-toi! 
«  dit-il  à  son  compatriote,  sauvons-nous  !  Des  ascaris  (  militaires)  unis  à  des 
«  Bédouins  s'emparent  forcément  des  hommes  pour  en  faire  des  soldats  du 
«  nizam.  »  Tous  deux,  unis  par  la  crainte,  marchent  vers  la  plaine;  mais  des 
hommes  du  gouvernement  les  saisissent  lorsqu'ils  sortent  du  village.  Mé- 
hémet-Ali  avait  pensé  que  les  Egyptiens,  musulmans  comme  lui,  se  prête- 
raient facilement  au  système  d'éducation  militaire  récemment  importé  dans 
ses  états,  et  cette  idée  l'avait  amené  à  décréter  le  tribut  qui  jeta  la  consterna- 
tion dans  les  familles  des  fellahs.  La  désolation  fut  grande.  Les  premières 
impositions  du  sang  humain  dans  les  cantons  divers  de  la  vallée  du  Nil  pro- 
duisirent des  sinistres  dont  plus  d'un  voyageur  fut  le  témoin.  Les  Égyptiens 
ne  connaissaient  point  la  vie  des  camps.  Aucun  gouverneur,  au  nom  du 
sultan,  n'avait  songé  à  composer  des  régimens  avec  les  enfans  des  fellahs. 
Les  conquérans  étrangers,  depuis  les  Grecs  jusqu'aux  Français,  n'avaient 
point  incorporé  dans  leurs  légions  des  hommes  de  l'Egypte;  et,  sous  les  uns 
comme  sous  les  autres,  l'habitant  des  bords  du  Nil  vivait  dans  l'appauvrisse- 
ment, il  est  vrai,  mais  au  milieu  de  ses  enfans,  dans  le  sein  de  sa  famille, 
exécutant  les  travaux  de  la  terre.  L'Égyptien  ne  comprenait  pas  la  guerre,  et, 
dans  le  trouble  qu'avait  fait  naître  en  lui  l'irruption  subite  des  émissaires  du 
pouvoir,  il  se  crut  une  victime  désignée  par  le  chef  du  pachalik. 

«  Le  vice-roi  avait  prescrit  à  ses  lieutenans  d'expédier  dans  les  communes 
révoltées  des  compagnies  de  Bédouins  et  de  Turcs  armés.  Les  envoyés  de 
l'autorité  se  jetèrent  dans  les  villages,  forcèrent  les  habitations,  insultèrent 
les  femmes,  et  voulurent  se  rendre  maîtres  des  hommes.  Il  y  eut  un  affreux 
tumulte,  les  femmes  excitèrent  les  maris.  Nues,  égarées,  elles  couraient  dans 
les  rues,  poussaient  des  cris  horribles  ;  et  en  tenant  leurs  enfants  sur  les 
épaules,  elles  se  réunissaient,  formaient  des  groupes,  et  attaquaient  ceux  qui 
s'étaient  emparés  des  hommes.  Les  autorités  locales  furent  méconnues;  les 
paysans  se  révoltèrent  et  assommèrent  les  agens  du  pacha  ou  les  cheihs-el- 
bélads  qui  osaient  prêter  main-forte  à  ces  derniers.  Des  femmes  égorgèrent, 
déchirèrent  des  militaires,  et  dans  plus  d'un  village,  la  conscription  fit  cou- 
ler des  ruisseaux  de  sang.  Des  habitans,  que  de  pareilles  innovations  épou- 
vantèrent à  l'extrême,  prirent  la  route  de  la  Syrie,  emmenant  avec  eux  fem- 
mes, enfans  et  troupeaux.  D'autres  abandonnèrent  leurs  maisons,  et  allèrent 
demander  aux  Bédouins  de  vivre  parmi  eux.  Il  s'opéra  une  émigration  con- 
sidérable. 

«  Cependant  le  gouvernement  de  Méhémet-Ali  ne  pouvait  laisser  les  re- 


liG  REVUE   DE   PARIS. 

belles  impunis,  il  fit  un  exemple  qui  causa  la  terreur.  Des  hommes  coupables 
ou  innoceus  furent  saisis  et  mis  à  mort  sous  les  yeux  de  leurs  compagnes  ou 
de  leurs  enfans,  qui  demandaient  du  pain.  On  fit  des  soldats,  et  de  loin  en 
loin  seulement,  on  entendit  dire  qu'un  cheik-el-belad  avait  été  massacré  par 
les  gens  de  sa  commune. 

«  Dans  l'impossibilité  de  résister  aux  exigences  du  pacha ,  les  Égyptiens, 
que  la  force  armée  soumettait,  inventèrent  un  moyen  extraordinaire  pour  se 
soustraire  aux  eurôlemeiis.  Ils  s'excisaient  avec  une  hache  le  doigt  indica- 
teur de  la  main  droite  ,  ou  s'introduisaient  dans  l'œil  droit  un  peu  de  chaux 
vive;  le  fellah  devenait  borgne,  et,  dans  l'un  ou  dans  l'autre  cas,  il  se  ren- 
dait impropre  au  service  militaire.  Des  Égyptiens  allèrent  habiter  des  loca- 
lités éloignées  des  leurs,  et  d'autres  demandèrent  aux  Européens  de  les  ad- 
mettre chez  eux  en  qualité  de  domestiques.  Les  levées  d'hommes  se  répétè- 
rent et  bientôt  le  maître  du  pâchalik  ne  fut  plus  contraint  de  faire  cerner  les 
communes  avec  des  corps  de  troupes.  Mais  les  fellahs  recoururent  à  la  fraude, 
c'était  à  qui  échapperait  à  la  conscription,  et,  pour  atteindre  ce  but,  il  n'est 
point  de  ruses  que  les  habitans  n'aient  employées.  Les  chefs  de  villages, 
obligés  de  fournir  les  contingens  demandés,  usèrenWl'artifices,  et  le  recrute- 
ment de  l'armée  se  pratiqua  de  la  manière  suivante  : 

«  Le  gouvernement  expédiait  aux  administrateurs  des  provinces  l'ordre  de 
présenter,  dans  un  délai  déterminé,  un  nombre  d'hommes  qu'il  précisait. 
Les  gouverneurs  réunissaient  les  chefs  d'arrondissement;  les  ehefs  des  can- 
tons, ceux  des  communes,  et  on  lisait  devant  eux  les  firmans  que  les  admi- 
nistrateurs avaient  reçus.  «  Vous  nous  livrerez  ici,  très  promptement,  vos 
recrues ,  disaient  les  gouverneurs  à  leurs  subalternes.  —  Nous  n'avons  pas 
de  bras  pour  les  labours,  »  répondaient  les  subordonnés.  Et  les  gouverneurs 
n'admettaient  point  d'excuses,  aucune  raison.  —  Allez  adresser  vos  observa- 
tions au  pacha,  répliquaient-ils;  quant  à  nous,  il  nous  faut  des  hommes,  et, 
si  l'un  de  vous  ose  apporter  du  retard  dans  l'exécution  de  nos  commande- 
mens,  point  de  grâce,  il  mourra  sous  le  bâton.  Les  mammours,  les  cheiks- 
el-belad  s'en  allaient,  et  un  colonel,  assisté  d'un  médecin,  les  attendait  au 
chef-lieu  delà  province. 

«  De  retour  dans  leurs  communes,  les  subordonnés  des  gouverneurs  avaient 
à  ménager  leurs  parens,  des  amis  intimes  et  des  recommandés.  Puis,  un 
homme  offrait  mille  piastres,  un  autre  promettait  de  donner  son  buffle.  Com- 
ment faire?  Les  chefs  ordonnaient  alors  qu'on  prit  les  individus  les  plus  pau- 
vres du  cauton;  ils  postaient  des  valets  sur  la  route  et  faisaient  arrêter  les 
passans.  Des  barbiers  coupaient  la  barbe  des  vieux,  rasaient  la  tête  aux  uns, 
appropriaient  les  autres,  et  les  premiers  comme  les  seconds  étaient  jetés  dans 
une  prison  en  attendant  le  jour  du  départ.  Chaque  matin,  un  serviteur  ap- 
portait du  pain  de  maïs  aux  prisonniers,  qui  priaient  Dieu  et  son  prophète 
de  les  délivrer  des  mains  de  leurs  oppresseurs.  Quand  le  principal  d'une  com- 
mune avait  ainsi  rassemblé  la  quantité  d'hommes  qui  lui  était  imposée,  il 
montait  à  cheval,  précédé  de  deux  sais  (palefreniers  coureurs),  armes  de 


REVUE   DE  PARIS.  117 

longs  bâtons.  Derrière  le  eheik-el-belad  marchaient  les  conscrits;  ils  étaient 
en  file,  attachés  l'un  à  l'autre  par  des  cordes  qui  passaient  autour  du  cou,  et 
un  seul  homme,  porteur  d'un  fouet,  conduisait  le  troupeau. 

«  De  pauvres  femmes  cheminaient  sur  les  côtés,  elles  accompagnaient  le 
convoi,  et  dans  une  couffe  fpanier)  elles  portaient  quelques  morceaux  d'un  pain 
de  maïs  très  sec  pour  leurs  fils  ou  des  époux  captifs.  Arrivés  au  lieu  de  desti- 
nation, un  officier  de  santé  procédait  à  la  visite  des  hommes.  Ceux  que  l'on 
trouvait  bons  étaient  incarcérés  de  nouveau  et  l'on  renvoyait  ceux  qui  n'of- 
fraient point  une  organisation  assez  vigoureuse.  Les  fellahs  que  les  cheiks-el- 
belad  avaient  fait  arrêter  sur  la  voie  publique  accusaient  leurs  ravisseurs,  et 
ces  derniers  riaient  de  l'audace  très  grande  que  montraient  des  hommes  qu'ils 
assuraient  être  de  leurs  communes.  Après  un  temps  dont  la  durée  variait, 
les  recrues  acceptées  sortaient  de  prison  et,  liées  comme  la  première  fois, 
elles  étaient  dirigées  sous  escorte  sur  un  corps  dont  l'effectif  n'était  pas  com- 
plet. Ou  prenait  les  Égyptiens  depuis  l'âge  de  seize  ans  jusqu'à  celui  de  cin- 
quante ans. 

«  Quand  les  médecins  refusaient  un  certain  nombre  de  conscrits  amenés, 
les  conducteurs  faisaient  offrir  aux  visiteurs  des  sommes  d'argent  plus  ou 
moins  considérables,  et  si  les  offres  étaient  rejetées,  alors  les  chefs  déployaient 
toutes  les  ressources  de  leur  imagination  pour  se  tirer  d'embarras.  Ils  se  pla- 
çaient sur  les  chemins,  saisissaient  les  voyageurs,  et  venaient  les  présenter 
aux  officiers  de  santé,  sans  que  jamais  les  réclamations,  les  instances  des  pri- 
sonniers pussent  les  en  affranchir.  On  les  qualifiait  de  menteurs  et  on  impu- 
tait au  mauvais  vouloir  les  plaintes  qu'ils  portaient  contre  leurs  supérieurs. 

«  Si  des  médecins  refusaient  des  Égyptiens  parce  que  la  barbe  blanche  ou 
grise  dont  ces  derniers  étaient  porteurs  indiquait  un  âge  trop  avancé,  les 
chefs  ne  disaient  mot.  Ils  ramenaient  leurs  administrés,  et  à  quelque  dis- 
tance, dans  un  village,  sur  la  route,  ils  les  faisaient  raser,  puis  le  lendemain 
ils  retournaient  aux  officiers  de  santé,  qui  admettaient  pour  le  service  actif  les 
hommes  qu'ils  avaient  rejetés  la  veille.  Le  cheik  Matrude,  chef  des  Bédouins 
de  la  province  du  Béhéré,  reçut  l'ordre  de  fournir  immédiatement  six  cents 
Bédouins  que  le  vice-roi  devait  expédier  en  Syrie;  et,  sur  l'invitation  de  Mé- 
hémet-Ali,  on  lui  consigna  six  cents  bourses  pour  frais  d'équipement  et 
achats  de  montures.  Soit  que  les  Bédouins  aient  refusé  de  marcher,  soit  qu'ils 
aient  été  en  nombre  insuffisant,  Matrude  ne  les  envoya  pas,  et,  pour  sup- 
pléer au  manque  des  premiers,  il  fit  saisir  des  fellahs  partout  où  il  les  ren- 
contrait. Il  les  déguisait  avec  un  costume  de  Bédouin,  remettait  à  chacun 
d'eux  un  cheval,  et  il  les  faisait  conduire  à  Alexandrie.  Le  vol  des  Égyptiens 
ne  se  fit  pas  sans  accidens  toutefois;  il  y  eut  des  rixes  violentes  dans  les  vil- 
lages; des  fellahs  se  révoltèrent,  et  sept  ou  huit  hommes  furent  tués.  Les  Bé- 
douins prirent  ainsi  cinq  cent  cinquante  fellahs,  et  le  contingent  demandé 
fut  complété  avec  des  enfans  des  nomades.  >> 

Voici  maintenant  quel  était,  toujours  d'après  M.  Hamont,  le  sort  des 
Kgyptiens  devenus  soldats  : 


118  REVUE  DE  PARIS. 

«  L'Égyptien  enrôlé,  jeune  ou  vieux,  marié  ou  célibataire,  père  de  famille 
ou  sans  enfans,  sert  jusqu'à  ce  qu'il  ait  atteint  un  âge  très  avancé,  à  moins 
de  blessures  graves  ou  de  maladies  qui  nécessitent  la  réforme. 

«  En  général,  les  soldats  arabes  ne  peuvent  vivre  sans  femmes  ;  ils  se  ma- 
rient, et  le  mariage,  dit-on,  empêche  la  désertion.  Mébémet-Ali  a  autorisé  le 
mariage.  Toutefois,  si  le  vice-roi  n'a  poiut  empêché  les  Égyptiens  au  service 
militaire  de  prendre  femme,  il  n'a  rien  fait  pour  les  hommes  qui  avaient 
quitté  le  célibat,  et  le  soldat ,  dans  l'union  conjugale,  s'est  trouvé  dans  une 
position  fausse  et  très  fâcheuse.  A  peu  de  distance  des  camps,  les  fellahs  en- 
rôlés bâtissaient  avec  de  la  boue  ou  des  morceaux  de  pierres  des  masures 
qu'ils  adossaient  l'une  coatre  l'autre,  et  dans  ces  demeures  étroites,  très  bas- 
ses, souvent  humides  et  toujours  sales,  ils  logeaient  leurs  femmes,  leurs  en- 
fans,  le  père,  la  mère,  infirmes,  trop  vieux,  et  incapables  désormais  de  sub- 
venir à  leur  entretien.  Après  l'exercice,  le  fellah  accourait  dans  sa  baraque, 
et  restait  auprès  de  sa  femme,  au  milieu  de  sa  famille  ,  jusqu'à  l'annonce 
d'un  appel  ou  d'un  nouveau  travail.  Mais  les  femmes,  les  enfans,  le  père, 
la  mère,  ue  possédaient  rien;  et  le  soldat  de  Méhémet-Ali  était  contraint 
de  partager  sa  ration  déjà  modique,  avec  deux,  trois,  quatre  ou  six  per- 
sonnes. La  nourriture  était  insuffisante,  le  militaire  affaibli  ne  pouvait  sup- 
porter la  vie  des  camps,  et  des  maladies  ont  apparu.  Le  militaire  mourait 
à  l'hôpital,  et  sa  compagne,  ses  fils,  ses  filles,  sans  appui,  dans  le  dénuement 
le  plus  complet,  retournaient  au  hameau,  où  ils  demandaient  le  morceau  de 
pain  pour  ne  point  mourir  ! 

«  Si  des  militaires  avaient  quelqu'argent,  leurs  femmes  vendaient  des  fruits, 
des  légumes,  tenaient  un  café  dans  le  voisinage  du  camp,  et  le  gain  qu'elles 
retiraient  de  ce  commerce  venait  en  aide  au  ménage.  Mais  dans  l'un  et  l'au- 
tre cas,  le  mariage  a  eu  des  inconvéniens  graves,  qu'il  est  utile  de  signaler. 
Les  Égyptiennes,  naturellement  malpropres,  fréquentaient  leurs  voisines: 
elles  allaient  journellement  dans  les  villages  environnans,  communiquaient 
avec  ce  qu'il  y  avait  de  plus  sale  parmi  les  fellahs,  et  contractaient  la  gale 
ou  la  syphilis.  Les  maris  gagnaient  ces  affections,  donnaient  la  gale  à  leurs 
compagnons  d'armes,  et  parfois  on  a  vu  un  tiers,  la  moitié  d'un  régiment, 
être  obligé  de  suspendre  ses  opérations  pour  se  traiter  d'un  mal  qu'une  admi- 
nistration plus  expérimentée  aurait  pu  prévenir.  Lorsque  les  corps  étaient 
commandés  par  des  colonels  vigilans,  soigneux,  les  suites  du  mariage  n'é- 
taient point  aussi  redoutables  ;  les  chefs  visitaient  les  habitations  des  mili- 
taires, excluaient  les  Égyptiennes  malades  que  les  médecins  avaient  ordre  de 
visiter,  se  hâtaient  d'envoyer  aux  infirmeries  ceux  des  maris  qui  présentaient 
des  signes  de  maladies  ,  et  contraignaient  les  femmes  à  tenir  leurs  cabanes 
dans  un  état  de  propreté  convenable. 

<•  Mais  le  nombre  de  ces  colonels  était  extrêmement  restreint,  et  les  affec- 
tions vénériennes  et  les  maladies  de  la  peau  ont  toujours  été  très  répandues. 

«  Quand  un  régiment  changeait  de  garnison,  le  militaire  plaçait  sur  un 
baudet,  cbétif  héritage  de  son  père,  ou  le  produit  d'un  larcin,  le  plus  jeune  de 


REVUE  DE   PARIS.  119 

ses  enfans,  les  hardes  qu'il  possédait,  et  la  mère  faisait  cheminer  devant  elle, 
à  pas  lents,  tout  l'avoir  du  soldat.  Si  l'âne  manquait,  la  femme  se  chargeait 
de  porter  à  la  résidence  nouvelle  les  chiffons  du  ménage.  Elle  les  déposait 
dans  un  panier  qu'elle  mettait  sur  sa  tête,  s'attachait  un  sac  sur  le  dos,  y  lo- 
geait l'un  de  ses  enfans,  en  tenait  un  second  sur  une  épaule,  et  souvent  elle 
en  traînait  un  troisième  par  la  main.  Elle  arrivait  au  lieu  de  la  garnison, 
quelques  jours  après  son  mari,  se  blottissait  le  soir,  avec  ses  enfans,  dans  un 
lieu  écarté,  et  pendant  le  jour  elle  construisait  sur  un  terrain  choisi  la  ché- 
tive  maisonnette  qui  allait  encore  une  fois  réunir  le  soldat,  sa  femme  et  ses 
enfans. 

«  Si  l'existence  des  Égyptiens,  dans  la  condition  où  les  avait  placés  le  vice- 
roi,  était  extrêmement  pénible,  cette  existence  devenait  horrible ,  quand  un 
ordre  émané  du  pacha  annonçait  le  prochain  envoi  d'un  régiment  dans  des 
contrées  étrangères  ou  lointaines.  Toutes  les  femmes  voulaient  suivre  leurs 
maris,  mais  toutes  ne  le  pouvaient  pas  ;  il  fallait  rester  en  Egypte,  et  l'ave- 
nir qui  s'offrait  à  celles  qui  avaient  acquis  le  nom  de  mères  était  affreux. 
Point  de  vivres  !  Pas  d'argent  !  Le  gouvernement  n'avait  pas  payé  depuis  un 
an,  et  il  faisait  défendre  la  vente  des  appointemens.  La  femme  allaitait  un 
garçon,  élevait  une  fille,  et  son  père,  sa  mère  étaient  morts  !  Elle  n'avait  ni 
frères  ni  sœurs  :  que  devait-elle  faire  ?...  Elle  attendait  en  versant  des  larmes, 
dans  la  misérable  enceinte  où  elle  était  réléguée,  que  le  roulement  du  tam- 
bour lui  fit  perdre  tout  espoir  ! 

«Un  homme,  du  haut  d'un  minaret,  venait  d'annoncer  l'heure,  c'était  celle 
du  départ  ;  le  régiment  avait  pris  les  armes,  et,  à  quelque  distance  du  camp, 
une  multitude  de  femmes  élevaient  en  l'air  des  enfans  tout  nus  et  jetaient 
des  cris  de  désespoir.  Les  troupes  partaient,  et  les  mères  délaissées  se  frap- 
paient le  visage,  sanglotaient,  ou ,  dans  le  délire,  se  livraient  aux  mouve- 
niens  les  plus  désordonnés.  Personne  !  Aucun  agent  du  gouvernement  de 
Méhémet-Ali  ne  venait  offrir  aux  veuves  des  militaires,  la  faible  ration  de 
pain  qu'elles  avaient  perdue.  Abandonnées  de  tous,  elles  prenaient  la  route 
d'une  ville,  d'un  village,  mais  aucune  d'elles  ne  délaissait  l'enfant  qui,  plus 
tard,  s'il  échappait  aux  maladies,  compagnes  de  la  misère,  devenait  encore, 
par  les  seuls  soins  d'une  femme,  l'instrument  de  gloire  du  grand  pacha!  Les 
Égyptiens  ,  en  quittant  la  métropole,  laissaient  à  leurs  familles  les  appoin- 
temens en  argent,  et  se  réservaient  seulement  les  rations.  Mais  de  quelle  ma- 
nière payait-on  ?  Après  un  an,  tous  les  deux  ans  ou  plus  tard  encore,  l'admi- 
nistration donnait  un  mois,  deux  mois  de  solde,  c'est-à-dire,  quatre  ou  cinq 
francs  !  Et  pour  toucher  cette  misère,  combien  de  peines  !  combien  de  cour- 
ses! Les  femmes  faisaient  dix,  vingt  voyages;  elles  demeuraient  des  journées 
entières  sur  le  seuil  de  marbre  d'un  divan  d'où  le  Turc  et  l'Arabe  les  chas- 
saient, parfois,  à  coups  de  crosse  de  fusil.  Sans  secours,  elles  se  livraient  à  la 
prostitution  pour  élever  les  enfans  du  soldat.  » 

Malgré  ces  affreux  détails,  M.  Hamont  dit  que  les  fellahs  égyptiens  sont 
d'assez  bons  soldats,  qu'ils  sont  naturellement  sobres,  patiens,  courageux  et 


120  REVUE   DE  PARIS. 

rusés.  En  toute  chose ,  il  fait  une  grande  distinction  entre  le  pays  considéré 
en  lui-même  et  son  administration.  D'après  lui,  le  sol  de  l'Egypte  est  très 
fertile,  ses  habitans  sont  industrieux,  intelligens,  dociles,  susceptibles  de 
bravoure,  mais  tous  ces  avantages  sont  étouffés  par  le  système  d'exploitation 
aveugle  qui  a  été  suivi  par  le  pacha.  Le  pacha  a  compris  qu'il  y  avait  un 
grand  parti  à  tirer  de  l'Egypte,  tant  des  hommes  que  du  sol;  mais  il  s'y  est 
mal  pris;  le  dessein  était  d'un  homme  supérieur,  les  moyens  d'exécution  ont 
été  d'un  barbare. 

M.  Hamont  raconte  ensuite  l'expédition  des  armées  égyptiennes  en  Syrie. 
Ce  récit  fait  frémir  à  toutes  les  lignes.  Nous  n'en  donnerons  qu'un  extrait. 

«  Nous  avons  rapporté  comment  s'opérait  la  conscription  en  Egypte;  voyons 
comment  elle  fut  faite  en  Syrie. 

«  Conscription  à  Alep.  —  C'était  pendant  le  carême  des  musulmans.  Ibra- 
him-Pacha avait  arrêté,  en  conseil,  le  nombre  de  soldats  que  la  ville  d'Alep 
devait  fournir.  On  choisit  un  jour  de  marché.  Des  militaires  égyptiens  armés 
de  bâtons  avaient  été  disséminés  dans  les  différens  quartiers  de  la  ville,  et 
les  troupes  avaient  été  consignées  dans  la  caserne  de  Baker  ou  de  Bekire,  sur 
l'esplanade.  Les  soldats  se  mêlent  à  la  population.  Tout  à  coup  le  canon  re- 
tentit, c'est  le  signal  convenu.  Alors  on  voit  les  militaires  s'emparer  forcé- 
ment des  habitans  de  tout  âge;  ils  enlèvent  des  vieillards,  des  enfans,  des 
femmes,  juifs,  chrétiens  ou  musulmans.  Les  uns  et  les  autres  sont  entraînés 
dans  les  mosquées,  dans  les  églises,  dans  les  sérails,  que  des  troupes  gardent 
avec  soin.  Les  Égyptiens  obtiennent  de  cette  manière  trente  mille  individus 
dont  on  fait  un  choix.  Le  nombre  des  recrues  ne  suffit  pas.  Ibrahim-Pacha 
ordonne  une  nouvelle  réquisition;  les  militaires  enfoncent  les  portes,  pénè- 
trent dans  les  maisons,  prennent  les  hommes,  pillent  les  habitations  et  violent 
des  fdles  et  des  femmes.  Les  Égyptiens  traînent  leurs  captifs  au  sérail,  et  là 
des  officiers,  des  médecins,  désignent  ceux  qui  paraissent  propres  au  service 
de  l'armée.  Les  chrétiens,  les  juifs  sont  rejetés,  on  conserve  les  musulmans. 

«  Conscription  à  Hama.  —  La  première  eut  lieu  en  l'année  1835  ,  pendant 
le  carême  des  mahométans.  La  population  de  Hama  venait  d'être  désarmée, 
lorsque  le  général  eu  chef  décréta  une  levée  de  six  mille  conscrits  à  prendre 
dans  la  ville.  Au  milieu  de  Hama  existe  une  élévation  où  se  trouvait  autrefois 
la  citadelle.  Un  jour  de  foire,  un  peloton  de  soldats  égyptiens  fut  envoyé  de 
très  bonne  heure  sur  cette  élévation.  Les  habitans  circulaient  déjà  dans  la 
ville;  des  soldats  reçurent  l'ordre  de  se  répandre  dans  la  foule  et  de  saisir 
tous  les  hommes  indistinctement  aussitôt  qu'une  fusillade  se  ferait  entendre. 
Bientôt,  en  effet,  le  peloton  qui  siégeait  sur  la  hauteur  de  Hama  fait  un  feu 
roulant;  les  Égyptiens  alors  se  jettent,  sur  les  habitans;  ils  les  poursuivent 
dans  leurs  maisons,  ils  les  garrottent  et  les  conduisent  au  sérail.  Cette  prise 
se  fait  sans  aucune  résistance. 

«  Conscription  à  Damas. —  Damas  était  commandée  par  Chérif-Pacha  , 
général  de  division.  Craignant  la  population  souvent  mutine  de  cette  ville,  le 
lieutenant  de  Méhcmet-Ali  ne  savait  pas  comment  obéir  aux  ordres  que  ve- 


REVUE   DE  PARIS.  121 

nait  de  lui  expédier  le  général  en  chef.  Il  eut  recours  à  un  stratagème  qui  lui 
réussit  au-delà  de  ses  espérances.  Chérif-Pacha  fit  publier  dans  les  divers 
quartiers  de  la  ville  que,  la  caravane  de  la  Mecque  devant  partir  bientôt,  il 
avait  besoin  d'une  escorte  de  six  mille  hommes.  Le  crieur  ajoutait  que,  le 
gouverneur  ne  pouvant  confier  la  conduite  de  la  caravane  aux  troupes  égyp- 
tiennes, il  invitait  les  hommes  de  bonne  volonté  à  se  réunir  au  sérail  au  jour 
et  à  l'heure  qu'il  désigna  pour  recevoir  les  armes  et  l'argent  qu'Ibrahim-Pacha 
ordonnait  de  distribuer  à  tout  habitant  qui  consentirait  à  faire  le  voyage. 

«  La  grande  cour  du  sérail  fut  bientôt  remplie  d'hommes  vigoureux  qui 
briguèrent  l'honneur  d'escorter  les  pèlerins.  Les  troupes  régulières  cernèrent 
le  palais,  et,  à  un  signe  que  les  chefs  connaissaient ,  on  vit  les  soldats  se  ruer 
sur  les  habitans,  dont  ils  s'assurèrent.  Un  conseil  était  réuni ,  il  examina  les 
prisonniers,  en  prit  un  très  grand  nombre,  et  renvoya  le  reste. 

«La  perception  des  impôts,  la  conscription,  établies  maladroitement  en 
Syrie  comme  elles  l'étaient  en  Egypte,  répandirent  l'alarme  dans  les  popula- 
tions guerrières  du  Liban.  L'émir  Bechir  avait  ses  fils  dans  les  rangs  des 
Égyptiens,  il  favorisa  le  désarmement  des  peuplades  qui  l'avaient  nommé  leur 
chef;  mais  les  montagnards,  les  Druses,  n'avaient  livré  qu'une  faible  partie 
de  leurs  armes,  et  des  armes  vieilles,  inutiles.  Les  plus  influens  parmi  eux 
fomentèrent  des  troubles,  organisèrent  des  bandes,  et  se  mirent  sur  la  défen- 
sive. L'insurrection  gagna  de  proche  en  proche,  elle  s'étendit  au  loin,  et 
bientôt  la  montagne  fut  comme  un  volcan  dont  l'explosion  faisait  craindre 
un  incendie  général.  Dans  les  villages,  dans  les  villes,  les  Égyptiens  armés 
prenaient  de  l'argent,  saisissaient,  frappaient  les  hommes,  faisaient  vendre  les 
bestiaux,  brûlaient  les  maisons,  pourchassaient  les  habitans,  et  les  hommes, 
dénués  de  tout,  sans  pain ,  sans  domicile,  vendaient  leurs  propres  enfans  pour 
subvenir  aux  demandes  trop  rigoureuses  du  gouvernement  égyptien.  En  1S3Ô 
et  1836,  des  Druses  avaient  été  saisis,  liés,  garrottés,  et  expédiés  dans  les  ga- 
lères de  Saint-Jean-d'Acre  ou  aux  mines  de  Tarsous.  Mis  à  bord  des  bàtimens, 
ils  se  jetèrent  à  la  mer.  Les  Égyptiens  tirèrent  sur  les  fugitifs;  les  uns  abor- 
dèrent au  rivage,  les  autres  furent  tués. 

«Dans  le  Ghébel-el-Kelb  (montagne  du  chien),  depuis  Tripoli  jusqu'à 
Lataquié,  dans  le  courant  de  l'année  1838,  Ibrahim-Pacha  frappa  quelques 
villages  ansariés  d'une  contribution  extraordinaire.  Malgré  les  efforts  des 
villageois,  il  fut  impossible  de  réunir  les  sommes  déterminées.  Le  généralis- 
sime, irrité  d'un  résultat  qu'il  imputait  à  la  mauvaise  volonté  des  Ansariés, 
envoya  sur  les  lieux  le  colonel  du  30e  régiment  d'infanterie,  Moustapha-Bey, 
avec  le  chef  des  bachis-bozous  (troupes  irrégulières  ) ,  qui  maltraitèrent  les 
habitans.  Les  Ansariés  vendirent  leurs  troupeaux;  cela  ne  suffit  pas  :  les 
agens  du  pacha  insistaient  toujours.  Alors  les  habitans,  pour  échapper  à  la 
mort  dont  les  menaçait  Moustapha-Bey,  conduisirent  leurs  propres  enfans 
sur  les  marchés  des  environs.  Un  garçon  se  vendait  100  francs;  une  fille,  de 
40  à  50  francs.  Cela  fait,  comme  on  demandait  encore  de  l'argent,  les  Ansa- 
riés se  sauvèrent  chez  les  Arabes. 


122  REVUE   DE  PARIS. 

«  Les  Druses,  continuellement  harcelés  par  les  soldats  égyptiens,  avaient 
vu  leurs  villages  incendiés;  ils  s'insurgèrent  sur  tous  les  points  et  chassè- 
rent les  Égyptiens.  Ce  fut  le  signal  d'une  guerre  qui  devint  géuérale  :  elle 
fut  horrible.  La  révolte  des  Druses  occasionua  la  perte  des  légions  d'Ibrahim- 
Pacha.  Tous  les  jours,  c'étaient  de  nouveaux  combats.  Vainqueurs  aujour- 
d'hui, demain  vaincus,  les  montagnards  reparaissaient  toujours,  et  toujours 
ils  étaient  menaçans.  Avec  eux,  point  de  quartier;  ils  tuaient  les  soldats  que 
le  sort  des  armes  faisait  tomber  dans  leurs  mains.  Le  nom  d'Ibrahim  perdit 
de  son  prestige;  le  général  égyptien,  maître  des  Turcs  à  Koniah,  à  Homs, 
fut  battu  dans  les  gorges  du  Liban  :  de  simples  partisans,  des  hommes  sans 
discipline,  mais  courageux,  intrépides,  vainquirent  l'orgueilleux  pacha.  Le 
fils  de  Méhémet-Ali  vit  sa  gloire  se  ternir,  ses  armes  reçurent  plus  d'un  af- 
front. Les  Égyptiens  perdirent  vingt  mille  hommes;  le  4e  régiment  d'infan- 
terie fut  entièrement  détruit,  il  n'en  resta  pas  un  seul  soldat.  Méhémet-Pacha, 
Tayfour-Bey,  Regeb-Bey,  etc.,  abandonnés  des  Turcs,  furent  massacrés  dans 
la  montagne.  Soliman-Pacha  lui-même,  à  la  tête  de  quelques  milliers  de 
soldats,  fut  repoussé,  et  dut  peut-être  son  salut  à  la  vitesse  de  son  cheval.  Le 
général  de  division  Akmet-Pacha  Minikli,  que  son  courage  avait  poussé  trop 
loin,  fut  vigoureusement  attaqué;  ses  soldats  furent  pris,  décapités,  fusillés, 
et  lui-même,  atteint  d'une  balle  à  la  main  droite,  parvint,  après  mille  diffi- 
cultés, à  regagner  la  plaine. 

«  La  Syrie,  à  cette  époque,  était  le  théâtre  d'une  tuerie  qui  ne  finissait  pas. 
Les  populations,  sans  chefs,  fuyaient  de  toutes  parts;  les  villages  avaient 
perdu  leurs  habitans,  et  les  champs  étaient  déserts.  Ici  on  tuait  des  hommes, 
là  on  vendait  des  enfans;  les  bestiaux  avaient  disparu,  la  famine  survint,  des 
maladies  apparurent,  et  l'une  des  plus  belles  contrées  du  monde  offrit  à 
l'œil  du  voyageur  toutes  les  horreurs  dont  les  hommes  peuvent  se  rendre 
coupables. 

«  Les  soldats  de  Méhémet-Ali  n'avaient  point  de  vivres;  ils  faisaient  du 
pain  avec  de  l'orge  mêlée  de  sable,  de  poussière;  ils  mangeaient  des  racines, 
de  l'herbe,  ou  ne  mangeaient  pas.  Les  troupes  n'étaient  point  payées.  Sans 
nourriture,  sans  habits,  sans  argent,  souvent  battues,  elles  perdirent  courage. 
Les  Égyptiens  reprochèrent  à  leurs  officiers  de  se  cacher  derrière  eux  au 
moment  du  combat.  La  discipline  se  relâcha,  les  soldats  se  plaignirent  tout 
haut  et  menacèrent  leurs  chefs.  » 

Après  la  prise  de  Beyrouth  par  les  Anglo-Turcs,  l'armée  égyptienne  se 
concentra  à  Damas,  d'où  elle  rentra  en  Egypte.  M.  Hamont  donne  sur  cette 
retraite,  pire  encore  que  celle  de  Moscou,  des  détails  si  effroyables,  qu'on  a 
peine  à  les  croire.  Nous  allons  reproduire  le  commencement  de  son  récit,  en 
supprimant  les  détails  les  plus  affreux  : 

«  L'armée  arriva  à  Damas  par  une  pluie  froide,  abondante;  elle  alla  prendre 
place  d;ms  le  camp  d'Ibrahim,  où  un  corps  de  trente  mille  hommes,  qui  ve- 
nait de  Zeli,  s'était  également  rendu.  C'était  en  décembre  1840.  Les  mon- 
tagnes étaient  couvertes  de  neige;  des  pluies  glaciales  tourmentaient  les 


REVUE  DE   PARIS.  123 

soldats  et  les  gens  de  la  suite,  qui,  faute  de  tentes,  séjournaient  dans  la 
boue.  Damas  devint  le  point  central,  le  point  de  ralliement  où  tous  les  Égyp- 
tiens se  hâtaient  d'arriver  ;  il  y  eut  un  personnel  immense.  Eu  comprenant 
les  femmes,  lesenfans,  les  domestiques,  les  employés  de  l'administration,  le 
camp  présentait  peut-être  un  effectif  de  deux  cent  mille  individus.  Afin  de 
prévenir  une  rébellion  que  l'état  de  la  Syrie  faisait  redouter,  Ibrahim-Pacha 
avait  fait  placer  deux  cent  dix  pièces  de  canon  sur  les  points  élevés  qui  envi- 
ronnent Damas.  Les  combustibles  manquant,  on  coupa  les  arbres  dans  les 
jardins  de  la  ville. 

<•  Lorsque  toute  l'armée  fut  rassemblée,  le  général  en  chef  arrêta  qu'une 
demi-ration  de  vivres  serait  accordée  tous  les  jours  à  chacun  des  hommes,  des 
enfans  de  troupe,  et  à  chacune  des  femmes  qui  composaient  le  personnel  du 
camp. 

«  En  amenant  sur  un  même  point  les  corps  d'armée  dont  il  était  le  chef, 
Ibrahim-Pacha  avait  eu  l'intention  de  former  une  colonne  mobile  qui  irait  de 
Damas  à  Saint-Jean-d'Acre  pour  s'opposer  à  l'entrée  des  Anglo-Turcs  dans 
l'intérieur  de  la  Syrie.  Cette  colonne  devait  passer  dans  les  gorges  du  Liban,  à 
travers  des  chemins  affreux.  Les  habitans  repoussèrent  les  envoyés  d'Ibrahim, 
le  passage  ne  put  s'effectuer,  et  Saint-Jean-d'Acre  se  vit  isolé  du  gros  de 
l'armée. 

«  Pour  alimenter  la  multitude  qui  vivait  sous  le  pavillon  égyptien ,  Damas 
n'avait  pas  été  seule  frappée  d'impositions  extraordinaires.  Des  soldats  par- 
couraient les  environs,  et  contraignaient  les  villages  à  fournir  des  vivres  pour 
les  hommes  et  pour  les  chevaux.  Une  fois,  un  de  ces  villages,  dont  la  popu- 
lation était  composée  de  musulmans  et  de  chrétiens,  refusa.  Il  paya  cher  son 
refus  !  Ibrahim-Pacha ,  irrité ,  fit  marcher  sur  lui  des  troupes  régulières ,  un 
peloton  de  chichhanés  (gardes  d'honneur),  et  quelques  bachis-bozous  (sol- 
dats irréguliers). 

«  Les  bachis-bozous  pénétrèrent  dans  le  village,  qui  les  repoussa.  Le  géné- 
ralissime lança  les  chichkanés ,  avec  ordre  de  mettre  tout  à  feu  et  à  sang.  Les 
chichkanés  se  jetèrent  sur  la  commune  insurgée,  saisirent  des  vieillards,  des 
femmes,  des  enfans,  qu'ils  égorgèrent  et  taillèrent  en  morceaux  dans  leurs 
habitations,  dans  les  rues,  partout  où  ils  les  rencontraient.  Les  gens  d'Ibrahim 
s'emparèrent  des  bestiaux  et  du  grain  que  l'armée  attendait.  Mais  les  pre- 
mières exterminations  n'avaient  pas  assouvi  la  rage  des  vainqueurs-,  ils  pri- 
rent cent  hommes  dans  la  population  du  village ,  et  après  les  avoir  chargés 
de  chaînes ,  ils  les  conduisirent  à  Damas. 

«  Pour  se  rendre  du  village  à  la  ville,  il  fallait  passer  sur  des  routes  incli* 
nées,  dont  le  terrain ,  humecté  parles  pluies,  par  les  neiges,  abondantes  à 
cette  époque,  était  on  ne  peut  plus  glissant.  Les  prisonniers  tombaient;  leurs 
gardes  les  égorgeaient;  ils  en  tuèrent  de  cette  manière  plus  de  la  moitié  peut- 
être;  le  reste  vint  à  Damas. 

«  Le  lendemain  de  leur  arrivée ,  les  rebelles  furent  condamnés  à  mort.  On 


124    .  REVUE  DE  PARIS. 

en  forma  plusieurs  groupes  que  des  militaires  conduisirent  dans  les  différens 
quartiers  de  la  ville. 

«  Damas,  située  au  pied  des  montagnes,  reçoit  les  eaux  qui  en  découlent. 
Les  pluies  n'avaient  pas  cessé  depuis  quatre  jours;  les  chemins  étaient  presque 
impraticables;  les  puisards  se  trouvaient  obstrués ,  et  une  couche  de  boue  de 
l'épaisseur  d'un  pied  couvrait  les  rues  de  la  ville.  C'est  dans  cette  boue  que  le 
sang  dut  couler! 

«  C'est  au  camp  de  Damas  qu'Ibrahim  reçut  la  nouvelle  de  la  perte  de 
Saint-Jean-d'Acre  et  l'ordre  de  rentrer  en  Egypte.  Cette  nouvelle  le  mit  hors 
de  lui.  Ibrahim  devint  irascible  au  point  d'insulter  ses  généraux.  On  assure 
qu'un  moment  il  eut  l'intention  de  désobéir  à  son  père. 

«  Les  succès  rapides ,  étranges,  des  troupes  ennemies,  placèrent  l'armée 
égyptienne  dans  une  situation  fort  difficile.  Derrière,  elle  avait  tout  dévasté, 
tout  détruit;  les  habitans  ne  pouvaient  lui  être  favorables.  En  avant,  sur  le 
chemin  qui  conduit  en  Egypte,  les  populations  prenaient  une  attitude  fière, 
et  semblaient  attendre  avec  impatience  l'occasion  de  se  venger  du  tyran  égyp- 
tien. Les  Bédouins  disposaient  leurs  armes,  préparaient  leurs  chevaux  et  se 
promettaient  d'acquérir  un  immense  butin,  que  les  soldats  de  Méhémet-Ali, 
en  passant  dans  les  défilés  étroits  de  leurs  montagnes,  seraient  forcés  de  leur 
abandonner.  Le  vice-roi  trembla  pour  son  fils;  long-temps  il  n'en  reçut  pas 
de  nouvelles,  et  tandis  qu'en  Egypte  les  partisans  d'Ibrahim  craignaient  pour 
ses  jours,  le  généralissime  des  troupes  égyptiennes  faisait  ses  préparatifs  de 
départ. 

«  Quelques  jours  avant  de  quitter  Damas,  le  généralissime  fit  saisir  trois 
cents  jeunes  hommes  qu'il  incorpora  dans  ses  légions.  Comme  ils  étaient 
trop  faibles  pour  servir  dans  l'armée,  tous  moururent  à  une  certaine  dis- 
tance de  la  ville.  Au  moment  du  départ,  il  y  avait  dans  l'hôpital  de  Damas 
cent  soixante  soldats  égyptiens;  les  plus  malades  furent  délaissés;  les  moins 
malades  partirent  et  succombèrent  en  route. 

«  Dans  une  dernière  circonstance,  à  Damas,  le  chef  de  l'armée  égyptienne 
se  trouva  fort  embarrassé  lorsqu'il  fallut  tracer  à  chaque  commandant  d'une 
division  l'itinéraire  qu'il  devait  suivre. 

«  Ibrahim-Pacha  avait  possédé  la  Syrie  pendant  plusieurs  années  consécu- 
tives, et,  durant  ce  temps,  il  n'avait  fait  dresser  aucune  carte  géographique, 
aucun  plan  du  pays.  On  dut  laisser  à  chacun  le  soin  de  conduire  sa  colonne 
comme  il  l'entendrait,  et  des  personnes  ont  rapporté  qu'Ibrahim-Pacha,  forcé 
de  quitter  la  Syrie,  avait  résolu  de  perdre  l'armée. 

«  Le  27  décembre  1840,  on  donna  à  chacun  des  vivres  pour  plusieurs  jours, 
et,  le  28  au  matin,  l'armée  se  mit  en  mouvement.  Elle  partit  en  masse  et  se 
déploya  sur  trois  colonnes  jusqu'à  Muzéribe,  à  cinq  jours  de  Damas.  Elle 
emmenait  avec  elle  des  Syriens,  des  femmes,  des  enfans,  qui  appartenaient 
aux  employés  du  gouvernement  égyptien. 
k  De  longues  files  de  soldats  prirent  le  chemin  qui  conduit  au  Nil,  en  priant 


REVUE  DE  PARIS.  125 

le  prophète  des  maliométans  de  leur  être  favorable.  Le  temps  était  affreux; 
les  pluies  avaient  rendu  les  routes  bourbeuses;  on  passait  dans  les  terres 
labourées.  L'artillerie  était  souvent  arrêtée  dans  sa  marche;  on  détachait  les 
chevaux  d'une  pièce  pour  les  atteler  à  une  autre.  Des  femmes,  des  enfans, 
cheminaient  a  pied;  d'autres  étaient  montés  sur  des  mulets,  sur  des  ânes 
chargés.  La  boue,  l'eau  des  pluies,  rendaient  les  sentiers  glissans,  occasion- 
naient fréquemment  des  chutes.  Les  femmes  pleuraient,  les  enfans  criaient; 
les  chevaux  ne  pouvaient  se  dépêtrer;  les  cavaliers  frappaient  leurs  montures, 
et  la  pluie  continuait. 

■  Tandis  que  les  colonnes  armées  d'Ibrahim  luttaient  contre  les  difficultés 
du  jour,  la  désertion  augmentait  et  prenait  un  caractère  fort  grave.  Les  sol- 
dats placés  à  l'arrière-garde  fusillaient  les  fuyards  qu'ils  pouvaient  arrêter. 

«  De  Damas,  l'armée  vint  à  Kissoué.  Kissoué  est  un  village  à  trois  lieues 
de  Damas;  il  avait  été  pillé  par  l'avant-garde. 

«  Le  30,  l'armée  se  rendit  à  Salamouné,  village  bâti  au  temps  des  croisés, 
à  sept  lieues  de  Kissoué.  Un  grand  désordre  s'était  introduit  dans  l'adminis- 
tration; les  colonels  ne  savaient  pas  retrouver  leurs  régimens.  Le  31,  il  se  fit 
un  ralliement  général.  L'armée  marcha  sur  Ezra;  les  soldats  pillèrent  ce  vil- 
lage, où  il  existait  des  approvisionnemens  de  fourrages.  D'Ezra,  les  colonnes 
égyptiennes  partirent  pour  Muzéribe,  où  elles  arrivèrent  le  1er  janvier  1840. 
L'armée  séjourna  plusieurs  jours  dans  ce  dernier  endroit,  où  elle  trouva  du 
blé,  de  l'orge  et  des  lentilles.  A  Muzéribe,  Ibrahim-Pacha  fit  cinq  divisions 
de  ses  corps  de  troupes. 

«  Après  cette  répartition  des  troupes,  les  généraux  de  division  furent  aban- 
donnés à  eux-mêmes.  Il  n'y  avait  pas  de  guides,  pas  d'éclaireurs.  Les  légions 
égyptiennes  se  jetèrent  dans  les  montagnes,  pénétrèrent  dans  les  défilés,  et, 
sans  boussole,  sans  itinéraire,  au  milieu  des  ennemis,  souvent  sans  approvi- 
sionnemens, elles  allèrent  au  caprice  des  commandans,  tantôt  au  nord,  tantôt 
au  midi;  cédant,  un  jour,  aux  conseils  d'un  soldat;  obéissant,  un  autre  jour, 
à  la  volonté  d'un  sous-lieutenant  qui  prétendait  connaître  les  localités.  » 

ISous  nous  arrêterons  là;  le  reste  est  le  tableau  hideux  de  la  destruction 
successive  de  l'armée  égyptienne. 

De  toutes  les  créations  de  Méhémet-Ali,  la  marine  est  la  seule  qui  trouve 
grâce  devant  M.  Hamont.  Comme  il  y  a  peu  de  passages  de  ce  genre  dans  son 
livre,  nous  allons  citer  celui-là,  quoiqu'il  ne  nous  apprenne  précisément  rien 
de  nouveau. 

«  Sous  la  savante  direction  de  l'ingénieur  en  chef  du  pacha,  des  navires 
s'achèvent  dans  les  vastes  chantiers  d'Alexandrie.  L'arsenal  est  un  modèle  en 
ce  genre,  et  les  dépendances  de  cette  création  magnifique  obtiennent  l'ap- 
probation des  hommes  versés  dans  les  connaissances  maritimes.  La  terre 
d'Egypte  ne  fournit  pas  de  bois,  pas  de  cuivre.  Le  pacha  les  fait  venir  de  la 
Caramanie,  de  l'Allemagne,  de  l'Italï j,  de  la  France  ou  de  l'Angleterre. 

«  Les  laboureurs  égyptiens  ne  connaissent  point  la  culture,  la  préparation 
du  ehctnvre,  plante  dont  on  fait  les  cordages. 

TOME  XIII.      JAXVIER.  9 


126  REVUE  DE  PARIS. 

«  Méhémet-Ali  prend  des  Européens  qui  connaissent  cette  spécialité,  et  il 
t'ait  cultiver,  préparer  le  chanvre  dans  les  provinces  de  la  Basse-Egypte. 

«  Une  difficulté  naît  et  disparaît  aussitôt.  Le  vice-roi  aplanit  les  chemins, 
il  marche  et  ne  s'arrête  pas.  Ses  collaborateurs  le  suivent  et  promettent  d'at- 
teindre le  but  que  du  doigt  le  maître  leur  indique. 

«  Un  jour  une  foule  immense  se  presse,  se  heurte  dans  les  avenues,  dans 
les  cours  de  l'arsenal.  Une  musique  militaire  se  fait  entendre;  on  annonce 
une  fête  nouvelle,  inouie  dans  l'histoire  de  l'Egypte  moderne.  Un  vaisseau, 
construit  dans  l'arsenal  du  gouvernement,  doit  être  lancé  à  la  mer! 

«  Méhémet-Ali  est  assis  auprès  du  premier  navire  que  des  Égyptiens  et  des 
Européens  ont  fini,  au  grand  étonnement  des  habitans.  Les  ingénieurs  vont, 
viennent,  s'agitent  autour  du  vaisseau;  des  hommes  de  toutes  les  nations, 
des  Musulmans,  des  chrétiens,  des  juifs,  ont  les  regards  attachés  sur  la  mer- 
veille du  jour;  ils  ne  savent  encore  ce  qu'ils  doivent  penser  du  spectacle 
étrange  qui  se  présente  à  eux. 

«  Tout  à  coup  un  grand  bruit  éclate,  le  vaisseau  marche,  il  court,  il  est 
lancé  et  va  se  précipiter  dans  les  eaux  d'un  bassin.  Chacun  des  spectateurs 
avait  suivi  de  l'œil  le  navire  en  mouvement.  Un  profond  silence  succède  au 
premier  bruit,  et  lorsque  le  bâtiment,  en  se  balançant,  vient  poser  avec  ma- 
jesté sous  les  yeux  des  assistans,  des  cris  d'allégresse  se  font  entendre  et  an- 
noncent un  succès  que  Méhémet-Ali,  seul  peut-être,  espérait. 

«  Le  vice-roi  triomphe.  Le  vaisseau  que  supportent  les  eaux  de  la  Médi- 
terranée est  l'image  d'une  révolution  entière;  son  apparition  annonce  une 
succession  de  grands  évènemens;  elle  donne  à  l'Egypte  une  force  nouvelle, 
et,  à  l'ombre  des  voiles  que  portent  les  mâtures  du  bâtiment,  le  chef  de 
l'Egypte  médite  des  conquêtes,  une  résistance  vigoureuse  aux  obstacles  qui 
s'opposent  à  l'agrandissement  de  sa  puissance. 

«Dans  ces  conjonctures,  d'autres  combinaisons  sont  nécessaires.  La  nature 
de  son  gouvernement  ne  lui  semble  plus  en  harmonie  avec  la  puissance  de 
son  nom.  L'Egypte  est  nation  maritime.  Le  pacha  ordonne  la  confection 
d'autres  vaisseaux,  et  il  songe  à  donner  à  sa  marine  naissante  l'organisa- 
tion, la  force,  nécessaires  pour  remplir  la  mission  que  dans  son  esprit  il  lui 
assigne. 

«  Le  fellah  rompu  aux  manœuvres  des  armées  de  terre,  le  fellah  qui  me- 
sure ses  allures  au  son  des  tambours,  est-il  capable  de  devenir  un  marin  ? 

«  Méhémet-Ali  s'en  empare,  il  le  fait  placer  à  bord  de  ses  bâtimens  de 
guerre,  lui  impose  des  instructeurs  chrétiens,  et  lui  prescrit,  sous  peine  de 
mort,  d'obéir  à  ses  nouveaux  maîtres.  L'indigène  ne  sait  rien  de  ce  qu'il  voit, 
ne  sait  rien  de  ce  qu'il  entend;  le  monde  au  milieu  duquel  il  se  trouve  est  un 
monde  nouveau;  il  écoute,  marche  quand  on  lui  dit  de  marcher,  s'arrête 
quand  on  lui  d'arrêter,  reçoit  sans  se  plaindre  les  punitions  corporelles 
auxquelles  on  le  condamne,  monte  aux  mâts,  tombe,  se  casse  les  reins,  et,  en 
rendant  le  dernier  soupir  :  «  Que  Dieu  soit  loué!  »  dit-il.  Ses  coreligion- 
naires, ses  compatriotes,  continuent  les  exercices  que  leur  commandent  des 


REVUE  DE  PARIS.  127 

hommes  dont  ils  ne  comprennent  pas  la  langue.  Des  interprètes  traduisent 
les  eommandemens,  et  les  Égyptiens,  après  quelque  temps,  deviennent  bons 
marins,  bons  soldats,  intrépides  dans  les  manœuvres  des  armées  navales. 

«  Des  officiers  français  dirigent  le  service;  un  ancien  capitaine  delà  marine 
française,  M.  le  commandant  Besson,  est  nommé  instructeur  en  chef;  le 
pacha  le  fait  contre-amiral;  des  règlemens  sont  rédigés.  Le  vice-roi  crée  une 
administration  spéciale,  un  ministère  de  la  marine,  et  bientôt  une  flotte  con- 
sidérable, armée,  équipée,  exécute  dans  les  eaux  d'Alexandrie  des  évolutions 
de  ligne,  forme  un  rempart  solide,  et  représente  un  grand  nombre  de  forte- 
resses ambulantes  qui  protègent  l'Egypte,  promenant  au  loin  l'étoile  et  le 
croissant  qui  annoncent  au  monde  le  pavillon  de  Aléhémet-Ali. 

«  L'escadre  du  vice-roi  occupe  désormais  une  place  sur  les  mers.  Cette  es- 
cadre est  visitée  par  les  marins  étrangers,  et  tous  louent  la  tenue,  le  bon  ordre 
qui  régnent  dans  les  navires  de  guerre  du  vice-roi. 

«  Méhémet-Ali  mande  au  directeur  de  l'école  égyptienne  à  Paris  de  dési- 
gner plusieurs  de  ses  sujets  pour  apprendre,  en  France,  ce  qui  constitue  le 
marin.  Des  Turcs,  des  indigènes,  sont  admis  dans  la  marine  française.  Placés 
à  bord  des  navires  de  l'état,  ils  voyagent  long-temps,  et,  après  un  certain 
nombre  d'années,  ils  retournent  en  Egypte. 

«  Le  grand  pacha  visite  très  souvent  sa  flotte;  il  part  avec  elle,  assiste,  en 
pleine  mer,  aux  évolutions,  qu'il  étudie  lui-même.  Sa  présence  anime  les 
officiers  et  les  soldats.  Les  uns  et  les  autres  sont  plus  régulièrement  payés, 
mieux  nourris  que  les  soldats  de  l'armée  de  terre.  Une  discipline  sévère  existe 
dans  l'escadre  du  vice-roi.  Le  vendredi  de  cbaqne  semaine  (dimancbe  des 
mahométans),  des  salves  d'artillerie  annoncent  le  lever  et  le  coucher  du  so- 
leil. Les  batimens  sont  richement  pavoises.  Des  tentures  aux  couleurs  bril- 
lantes flottent  aux  mâts.  Le  canon  retentit  aux  jours  de  fête.  Il  gronde  quand 
le  souverain  de  l'Egypte  monte  à  bord  du  vaisseau  amiral,  et  gronde  encore 
lorsque  des  voyageurs  de  distinction  visitent  la  création  dont  le  pacha  s'enor- 
gueillit. On  contemple  avec  délices,  avec  bonheur,  un  ouvrage  formé  de  la 
veille,  et  sous  l'inspiration  que  sa  vue  fait  naître,  on  souhaite  au  vice-roi ,  qui 
attire,  protège  les  étrangers,  la  réalisation  de  ses  vastes  projets.  La  marine 
de  Méhémet-Ali  est  complète.  Elle  compte  soixante  batimens  de  guerre,  quinze 
mille  quatre  cent  soixante-trois  hommes  d'équipage,  quatre  mille  soixante- 
seize  ouvriers  enrégimentés  de  l'arsenal  » 

Il  est  vrai  qu'après  ce  magnifique  tableau  M.  Hamont  ajoute  :  La  marine 
a  englouti  des  trésors,  elle  a  épuisé  V  Egypte,  et  pourquoi?  On  ne  peut,  en 
effet,  s'empêcher  de  reconnaître  la  vérité  de  cette  question  :  à  quoi  pouvait 
servir  cette  belle  flotte  ?  A  quoi  a-t-elle  servi  ? 

Quant  aux  autres  créations  de  Mehémet-Ali ,  II.  Hamont  déclare  qu'elles 
ont  toutes  échoué;  il  n'en  excepte  pas  même  celles  qu'il  a  lui-même  dirigées. 
La  faute  en  est,  selon  lui,  à  l'esprit  d'arbitraire  et  de  tyrannie  du  chef,  à  la 
vénalité,  à  l'indolence  et  à  la  cruauté  des  Turcs,  qui  étaient  les  principaux 

9. 


128  REVUE  DE  PARIS. 

instrumens  de  ses  volontés.  Cette  partie  du  livre  de  M.  Hamont  n'est  pas 
exempte  de  passion;  il  ne  cache  pas  qu'il  a  été  remercié  par  le  pacha  après 
quatorze  ans  de  service,  et ,  sous  ce  rapport ,  on  peut  le  soupçonner  d'avoir 
remhruni  le  tahleau.  Mais,  quelle  que  soit  l'exagération  qu'on  lui  suppose, 
on  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître  que  les  trois  quarts  de  ses  observa- 
tions ont  une  grande  apparence  de  vérité. 

M.  Hamont  n'est  pas  écrivain;  son  livre  est  fait  avec  désordre,  le  style  en 
est  peu  travaillé;  mais  le  sentiment  général  qui  l'inspire  est  vif  et  profond.  Sa 
conviction  est  passionnée,  peut-être,  mais  c'est  sa  conviction  qu'il  exprime, 
on  ne  peut  pas  en  douter.  11  se  borne  d'ailleurs  à  exposer  des  faits  dont  il 
a  été  le  plus  souvent  témoin  oculaire.  Son  livre  est  riche  en  faits.  On  y 
trouve  une  quantité  de  renseignemens  curieux  et  positifs  sur  la  statistique  de 
l'Egypte,  sur  son  climat,  ses  habitans,  les  maladies  qui  y  régnent,  les  res- 
sources du  pays  en|tout  genre,  les  produits  végétaux,  les  mines ,  les  races 
animales,  etc.  Nous  n'en  avons  extrait  que  ce  qui  était  relatif  à  l'administra- 
tion de  Méhémet-Ali  ;  le  reste  est  un  tableau  complet  de  cette  contrée  qui 
pourrait  être  si  riche  et  qui  est  si  malheureuse  depuis  des  siècles. 

C'est  M.  Hamont  qui ,  dans  plusieurs  lectures  à  l'Académie  de  Médecine 
de  Paris ,  a  fait  connaître  la  véritable  race  des  chevaux  arabes ,  la  race  des 
chevaux  de  Nejd  ou  Arabie  centrale,  dont  quelques-uns  viennent  d'être 
achetés  par  le  gouvernement  pour  servir  d'étalons  dans  nos  haras.  Du  reste, 
s'il  a  quitté  le  service  du  pacha ,  c'est  à  la  suite  d'une  mesure  à  peu  près  gé- 
nérale. Après  la  débâcle  de  Syrie,  Méhémet-Ali  a  reconnu  lui-même  la  vanité 
de  la  plupart  de  ses  expériences,  et  il  s'en  est  pris  à  ceux  qui,  d'après 
M.  Hamont,  n'en  sont  pas  coupables.  Il  a  renvoyé  beaucoup  d'Européens  et 
s'est  de  plus  en  plus  entouré  de  Turcs.  M.  Hamont  devait  être  un  de  ceux 
qui  se  plaignaient  le  plus  de  la  manière  dont  les  choses  étaient  menées;  il  a 
dû  être  un  des  premiers  remerciés. 

C'est  là  sans  doute  une  raison  pour  n'accepter  ce  qu'il  dit  qu'avec  des  ré- 
serves; ce  n'en  est  pas  une  pour  nier  la  vérité  de  toutes  ses  affirmations.  11 
n'est  pas  douteux  aujourd'hui  que  la  plupart  des  espérances  de  Méhémet-Ali 
ne  se  sont  pas  réalisées;  le  grand  pacha  est  parvenu  à  former  une  grande 
armée  et  une  flotte  nombreuse;  voilà  tout.  Encore  cette  armée  s'est-elle  dis- 
soute dès  qu'elle  a  rencontré  un  ennemi  sérieux,  et  cette  flotte  est-elle  restée 
inactive  dans  le  port.  Quant  au  commerce ,  à  l'agriculture,  à  tout  ce  qui  fait 
la  véritable  puissance  du  pays,  il  y  a  eu  déclin  et  non  progrès. 

Un  fait  incontestable  crie  bien  haut  contre  l'administration  du  pacha  et 
donne  raison  à  toutes  les  critiques  de  M.  Hamont;  ce  fait,  c'est  la  dépopula- 
tion. L'Egypte  est  devenue  un  désert.  Pendant  que  les  troupes  égyptiennes  ont 
occupé  la  Syrie,  la  dépopulation  les  a  suivies;  dès  qu'Ibrahim  a  passé  quelque 
part,  il  y  laisse  la  solitude.  Partout  où  un  Turc  a  posé  le  pied,  dit  un  pro- 
verbe oriental,  la  terre  devient  stérile  pour  cent  ans.  Cette  terrible  puis- 
sance de  destruction,  qui  accompagne  partout  les  Turcs ,  il  semble  que  Mé- 


REVUE  DE  PARIS.  129 

hémet-Ali  l'ait  eue  encore  plus  que  personne,  ce  qui  se  comprend ,  du  reste, 
quand  on  songe  qu'il  a  mis  au  service  de  l'inslinct  oppresseur  de  sa  race  l'or- 
ganisation perfectionnée  de  l'Europe. 

La  conclusion  de  M.  Hamont,  c'est  que  l'Egypte  ne  se  relèvera  jamais  tant 
qu'elle  sera  sous  la  domination  des  Turcs.  Cette  conclusion  nous  paraît  trop 
absolue.  L'Egypte  appartient  maintenant,  par  droit  héréditaire,  à  Méhémet- 
Ali  et  à  sa  famille;  il  serait  trop  dur  de  croire  que  l'établissement  définitif  de 
cette  domination  sera  la  condamnation  à  mort  de  l'Egypte. 

Méhémet-Ali  a  eu  deux  torts  principaux  :  le  premier,  de  prétendre  se 
donner  les  forces  militaires  et  maritimes  d'une  puissance  de  premier  ordre 
avec  les  ressources  matérielles  d'une  puissance  qui  n'était  pas  même  du  cin- 
quième rang  ;  le  second ,  de  ne  pas  comprendre  que  la  première  réforme  à 
emprunter  à  l'Europe,  c'était  le  sentiment  du  respect  dû  à  la  dignité,  à  la 
liberté,  à  la  vie  des  hommes.  Ces  deux  erreurs  ont  été  naturelles.  Quelle  que 
soit  la  supériorité  de  son  esprit,  Méhémet-Ali  est  un  Turc,  c'est-à-dire  un 
barbare.  Il  a  voulu  avant  tout  devenir  un  potentat,  un  conquérant,  et,  tout 
en  adoptant  pour  sa  propre  grandeur  quelques-unes  des  idées  de  l'Europe,  il 
a  conservé  ses  habitudes  de  despotisme  oriental.  Maintenant  ces  habitudes 
sont-elles  si  essentielles  au  sang  ottoman  que  ni  lui  ni  ses  enfans  ne  pourront 
s'en  défaire?  Voilà  la  question. 

Si,  au  lieu  d'avoir  une  armée  de  deux  cent  mille  hommes,  il  en  avait  eu 
une  de  trente  mille ,  il  n'aurait  peut-être  pas  conquis  l'Hedjaz,  la  Syrie ,  et 
fait  trembler  le  sultan  dans  Constantinople;  mais  ces  trente  mille  hommes 
auraient  pu  être  parfaitement  choisis,  instruits,  équipés,  habillés  et  nourris, 
et,  après  tout,  sa  puissance  n'en  aurait  pas  été  moindre.  Qu'ont  fait  deux 
cent  mille  hommes  sans  munitions,  sans  vête  mens  et  sans  pain,  dont  les  trois 
quarts  étaient  enrôlés  par  la  violence ,  contre  une  poignée  de  soldats  euro- 
péens jetés  au  pied  du  Liban  ? 

Si ,  au  lieu  d'avoir  soixante  bâtimens  de  guerre ,  dont  vingt  vaisseaux  de 
ligne,  il  n'avait  eu  que  deux  ou  trois  frégates  ou  bricks  pour  défendre  les 
abords  d'Alexandrie,  il  n'aurait  pas  englouti  dans  la  marine  des  dépenses 
énormes,  et  il  aurait  toujours  eu  assez  de  vaisseaux  pour  les  garder  inactifs 
dans  son  port  en  présence  de  quelques  voiles  anglaises  qui  croisaient  sur  la 
côte  de  Syrie. 

Il  doit  comprendre  aujourd'hui,  lui  qui  aime  tant  à  étudier  l'Europe,  que 
ce  n'est  pas  le  nombre  des  armées  qui  fait  leur  force,  mais  la  puissance  de 
leur  organisation  et  de  leur  esprit  militaire.  Aussi  bien ,  il  est  désormais  dans 
l'impossibilité  absolue  de  mettre  sur  pied  de  si  grandes  armées  :  les  hommes 
lui  manquent.  Dans  ces  derniers  temps,  il  avait  fait  une  si  grande  consom- 
mation d'hommes,  qu'il  était  obligé  de  faire  marcher  les  borgnes,  les  sans- 
doigts,  les  enfans  même.  Le  hatti-schériff  du  sultan  qui  lui  enjoint  de  réduire 
son  état  militaire  n'a  fait  qu'exprimer  une  nécessité.  Maintenant  qu'il  aura 
forcément  moins  de  troupes,  il  pourra  les  avoir  meilleures;  qu'il  n'ait  que 
dix,  quinze  mille  hommes,  s'il  ne  peut  pas  en  entretenir  davantage,  et  que 


130  REVUE  DE   PARIS. 

ces  dix  ou  quinze  mille  hommes  soient  bien  payés,  bien  exercés,  contens  de 
leur  état,  il  aura  plus  fait  pour  introduire  en  Egypte  les  mœurs  militaires 
qu'avec  des  légions  innombrables,  mais  réduites  au  désespoir. 

Moins  il  aura  de  troupes  sous  les  armes,  moins  il  enlèvera  de  bras  à  l'agri- 
culture, aux  arts  utiles.  Il  n'a  pas  besoin  de  tant  de  soldats  maintenant,  puis- 
qu'il ne  peut  plus  rêver  de  conquêtes;  le  pompeux  échafaudage  de  cette  puis- 
sance qui  s'étendait  de  la  Mecque  à  Smyrne  s'est  écroulé;  il  n'a  plus  que 
l'Egypte  et  le  Soudan ,  et ,  pour  garder  ces  deux  provinces ,  une  armée  peu 
considérable  suffit.  Que  serait  d'ailleurs  une  armée  qui  n'aurait  pas  derrière 
elle  une  population  pour  la  recruter?  Le  premier  besoin  de  l'Egypte,  c'est  de 
repeupler  ses  campagnes  désertes.  Un  prince  n'est  puissant  qu'à  la  condition 
d'avoir  des  sujets,  et  Méhémet-Ali  n'en  aurait  bientôt  plus,  s'il  suivait  le 
même  système  de  conscription  dévorante. 

Il  en  est  de  même  de  la  marine.  Une  forte  marine  de  guerre  est  une  belle 
et  grande  chose,  mais  qui  n'a  de  réalité  qu'autant  qu'elle  a  derrière  elle  une 
marine  de  commerce.  Ce  magnifique  arsenal  d'Alexandrie,  cette  population 
de  marins,  ces  beaux  navires  à  l'ancre,  n'ont  servi  de  rien,  tant  qu'ils  ont  eu 
pour  objet  la  domination  maritime;  en  portant  du  côté  du  commerce  toutes 
ces  forces  réunies,  on  peut  encore  leur  faire  produire  autant  de  trésors  qu'elles 
en  ont  jusqu'ici  absorbé  en  pure  perte.  Voilà  la  véritable  puissance  sur  mer, 
celle  qui  donne  la  richesse.  La  marine  de  guerre  ne  doit  être  que  l'image,  le 
produit  et  la  sauve-garde  de  la  marine  commerciale. 

Le  pacha  est  un  homme  sensé;  il  doit  comprendre  tout  cela.  Les  évène- 
mens  le  lui  ont  rudement  appris.  Mais  ce  n'est  pas  tout.  Il  faut  encore  qu'il 
comprenne  autre  chose,  et  c'est  le  plus  difficile. 

S'il  est  vrai,  comme  le  dit  M.  Hamont,  qu'il  ne  s'occupe  que  des  moyens 
d'éluder  la  liberté  du  commerce,  il  n'y  a  rien  à  espérer  de  lui.  Le  monopole 
est  mortel  de  sa  nature,  et  en  Orient  plus  encore  qu'ailleurs,  car  il  y  est  exercé 
avec  une  rigueur  inexorable.  Comment  Méhémet-Ali  ne  voit-il  pas  que  toutes 
ses  illusions  se  sont  évanouies?  Où  sont  ces  riches  récoltes  de  coton  et  de 
soie  qu'il  avait  rêvées?  Où  sont  ces  nouvelles  cultures,  ces  procédés  perfec- 
tionnés, ces  merveilleux  produits  de  l'industrie  européenne,  qu'il  avait  espéré 
introduire  parmi  les  paysans  ignorans  du  Nil  ?  Rien  n'a  réussi,  et  pourquoi? 
Est-ce  parce  que  le  climat  ne  s'y  prête  pas,  parce  que  l'homme  est  stupide, 
parce  que  le  sol  est  stérile?  Non,  le  climat  est  favorable,  l'homme  docile,  le 
sol  riche  et  fécond;  mais  c'est  qu'une  seule  volonté,  quelque  forte  qu'elle  est, 
ne  peut  pas  tout  conduire;  c'est  qu'un  seul  esprit,  tout  grand  qu'il  est,  ne 
peut  pas  tout  savoir;  c'est  qu'un  seul  bras,  tout-puissant  qu'il  est,  ne  peut 
pas  tout  faire. 

Chez  Méhémet-Ali,  la  pensée  était  belle,  utile,  avancée,  comme  on  dit 
maintenant,  mais  les  instrumens  étaient  arriérés,  insuffisans,  nuisibles.  Au- 
cune autre  personne  que  le  pacha  n'était  intéressée  au  succès  de  l'œuvre;  le 
plus  souvent,  aucun  autre  que  lui  n'y  croyait.  Une  armée  d'employés,  de 
directeurs x  d'inspecteurs,  de  vérificateurs,  de  contrôleurs,  de  teneurs  de 


REVUE  DE  PARIS.  131 

livres,  d'expéditionnaires,  s'interposait  entre  le  maître  et  le  travailleur,  et 
cachait  à  l'un  le  but,  à  l'autre  le  résultat.  La  négligence  turque,  cette  apathie 
invincible  qui  tient  au  fatalisme  justifié  par  l'expérience,  arrêtait  tout,  per- 
dait tout,  et  la  vénalité,  cet  autre  fléau  des  états  désordonnés,  où  chacun 
éprouve  le  besoin  de  songer  d'abord  à  soi  et  de  se  mettre  à  l'abri  contre  la 
fluctuation  de  la  chose  publique,  achevait  de  porter  le  désordre  et  le  gaspil- 
lage dans  les  immenses  détails  de  cette  organisation  gigantesque. 

Méhémet-Ali  devrait  pourtant  avoir  appris  à  ses  dépens  le  principe  élémen- 
taire de  l'économie  politique,  à  savoir  que  l'intérêt  personnel  est  le  plus  puis- 
sant mobile  du  travail  individuel  et  par  suite  de  la  prospérité  publique.  Nul 
ne  travaille  de  bon  cœur  qu'autant  qu'il  travaille  pour  lui  et  les  siens.  Que 
le  gouvernement  conseille,  inspire  le  travailleur;  qu'il  lui  mette  sous  les  yeux 
de  bons  modèles,  et  qu'il  l'encouragea  les  imiter,  rien  de  mieux;  mais  avant 
tout,  il  doit  lui  laisser  le  libre  emploi  de  son  activité,  le  choix  de  ses  moyens, 
la  propriété  absolue  de  ses  produits.  Hors  de  là,  point  d'effort,  point  de  pré- 
voyance, point  de  progrès.  Quand  les  élèves  de  Saint-Simon  ont  vu  que  la 
doctrine  contraire  réunissait  en  France  peu  de  prosélytes,  plusieurs  d'entre 
eux  sont  allés  en  Egypte  pour  aider  à  l'appliquer  en  grand.  On  sait  ce  qui  en 
est  résulté;  quelques-uns  sont  morts  de  misère,  d'autres  sont  revenus  lassés 
et  dégoûtés  sans  doute  pour  la  vie  de  la  théorie  du  monopole  social. 

Rien  n'est  encore  perdu  en  Egypte,  pourvu  que  le  pacha  change  de  sys- 
tème. Beaucoup  d'idées  ont  été  remuées  dans  ce  pays  depuis  vingt  ans,  beau- 
coup d'essais  ont  été  faits,  beaucoup  d'instrumens  de  travail  réunis.  Le  même 
hatti-schériff  qui  a  imposé  a  Méhémet-Ali  l'obligation  salutaire  de  réduire  son 
armée,  lui  impose  aussi  le  devoir  d'établir  la  liberté  du  commerce.  Qu'il 
exécute  franchement  cette  clause,  et  tout  pourra  se  relever.  Il  en  sera  de  ses 
entreprises  avortées  comme  de  ces  grands  établissemens  industriels  qui 
ruinent  habituellement  leurs  fondateurs,  mais  qui  enrichissent  ensuite  ceux 
qui  y  apportent  de  nouveaux  capitaux.  Seulement,  au  lieu  d'écarter  la  spécu- 
lation privée,  il  faudrait  l'appeler,  la  favoriser  par  tous  les  moyens  et  à  tous 
les  degrés:  depuis  le  pauvre  fellah,  qui  arrose  son  sillon  de  ses  sueurs,  jus- 
qu'au riche  commerçant,  qui  échange  dans  ses  magasins  les  denrées  de  l'Eu- 
rope avec  celles  de  l'Afrique,  chacun  a  droit  à  la  même  liberté  sous  la  même 
protection. 

Un  homme  ne  peut  jamais  être  à  lui  seul  aussi  actif  que  tout  un  peuple. 
Mieux  vaut  une  armée  de  cultivateurs,  de  marchands,  de  travailleurs  de  toute 
sorte,  qu'une  armée  d'employés,  qui  ne  font  rien  que  s'embarrasser  les  uns 
les  autres.  Ce  que  le  pacha  perdrait  d'abord  de  son  revenu  en  affranchissant 
la  propriété  et  l'industrie,  il  le  regagnerait  bientôt  et  au-delà  par  l'économie 
des  frais  d'administration  et  l'accroissement  continu  du  produit  des  impôts. 
Les  Européens  pourraient  d'ailleurs  l'aider  plus  efficacement  dans  cette  nou- 
velle voie  que  dans  l'ancienne.  Au  lieu  de  mettre  des  Européens  à  la  tête 
d'établissemens  publics,  qu'il  leur  accorde  des  concessions  de  terres,  qu'il  leur 
prête  des  capitaux  pour  le  commerce ,  qu'il  en  fasse  enfin  des  agriculteurs  et 


132  REVUE   DE  PARIS. 

des  industriels  privés,  il  verra  ce  qui  dépérit  aujourd'hui  prospérer  entre 
leurs  mains,  quand  chacun  d'eux  sera  libre  de  choisir  à  son  gré  ses  instru- 
mens,  de  les  diriger  à  sa  manière,  de  borner  son  action  à  ce  qu'il  peut  faire 
raisonnablement,  et  quand  le  stimulant  de  la  fortune  personnelle  donnera  plus 
d'énergie  aux  volontés,  plus  de  prudence  à  la  fois  et  plus  de  persévérance. 

Enfin  il  est  un  dernier  progrès  que  doit  faire  le  pacha ,  et  celui-là  est  la 
condition  première  de  tous  les  autres,  il  les  renferme  tous  à  lui  seul.  11  faut 
qu'il  se  débarrasse  à  tout  prix  de  ces  habitudes  tyranniques  et  cruelles  qui 
ont  été  jusqu'ici  les  attributs  distinctifs  de  la  race  turque.  Le  plus  grand  de- 
voir de  l'homme  puissant  est  d'imposer  des  bornes  à  sa  volonté,  et  de  se  res- 
pecter lui-même  dans  ses  semblables.  Puisque  Méhémet-Ali  admire  l'Europe, 
il  faut  qu'il  sache  que  les  nations  européennes  doivent  tout  ce  qu'elles  sont 
aux  sentimens  d'humanité  qu'elles  ont  reçus  du  christianisme.  Le  respect  des 
personnes  et  des  propriétés  est  leur  premier  dogme  social,  et  la  prospérité 
matérielle,  comme  la  grandeur  morale  de  chacune  d'elles,  est  en  proportion  de 
leur  obéissance  à  ce  principe  fondamental.  Quand  les  personnes  et  les  pro- 
priétés sont  suffisamment  défendues  dans  un  état,  le  reste  peut  manquer  sans 
danger;  la  société  est  assise  sur  une  forte  base  que  rien  ne  saurait  ébranler. 
Si  au  contraire  on  a  négligé,  en  cherchant  des  qualités  plus  brillantes,  cette 
condition  première  de  toute  société  organisée,  tout  languit  et  s'éteint.  La 
sécurité  individuelle  est  comme  l'air  des  nations;  celles  qui  ne  le  respirent 
pas ,  s'étiolent  et  périssent ,  quelle  que  soit  la  puissance  de  vie  qu'elles  ren- 
ferment naturellement  dans  leur  sein.  Celles  qui  s'en  abreuvent  largement 
grandissent  et  se  fortifient,  quelles  que  soient  d'ailleurs  leur  faiblesse  native 
et  leur  infériorité  matérielle. 

D'où  vient  que  les  plus  belles  contrées  de  la  terre,  livrées  au  gouvernement 
des  Turcs,  n'offrent  plus  qu'un  spectacle  de  ruine,  de  désolation  et  de  mort? 
C'est  que  la  sécurité  y  est  inconnue,  et  que  la  fortune  et  la  vie  des  hommes 
y  sont  abandonnées  au  caprice.  D'où  vient  en  même  temps  que  cette  petite 
île  d'Albion,  située  à  l'extrémité  de  la  terre,  sous  un  climat  affreux,  a  étonné 
le  monde  par  sa  richesse  intérieure  et  la  puissance  de  son  expansion  au  de- 
hors? C'est  que  là  ,  de  bonne  heure ,  et  quand  le  reste  de  l'Europe  était  encore 
soumis  à  l'arbitraire,  les  hommes  ont  eu  des  garanties  contre  l'abus  de  la 
force,  qui  leur  ont  permis  de  se  développer  librement.  D'où  vient  enfin  que 
la  France  marche  aujourd'hui  à  la  tête  des  peuples  civilisés,  et  fait  par  ses 
lois,  par  ses  mœurs,  par  le  progrès  immense  et  magnifique  de  sa  grandeur 
nationale,  l'admiration  et  l'envie  du  reste  de  la  terre?  C'est  qu'après  avoir 
été  long-temps  à  la  suite  de  l'Angleterre  pour  l'humanité  de  ses  institutions, 
elle  a  pris  depuis  près  d'un  siècle  une  initiative  hardie  et  glorieuse,  et  qu'elle 
devance  aujourd'hui  son  ancien  modèle  dans  l'application  de  cette  grande  loi 
qui  est  à  elle  seule  la  civilisation  tout  entière,  le  respect  de  l'homme  pour 
l'homme. 

Adopter,  comme  l'a  fait  Méhémet-Ali,  les  procédés  de  la  civilisation  sans 
en  reconnaître  le  principe,  c'est  dire  au  corps  de  marcher  quand  l'amc  ne 


REVUE  DE   PARTS.  133 

l'anime  pas.  Avant  tout,  il  faut  le  souffle  vivifiant,  l'esprit  qui  féconde.  Méhé- 
met-Ali a  fait  beaucoup  pour  la  dignité  humaine  quand  il  a  affranchi  l'Egypte 
du  joug  des  mamelucks;  il  a  fait  plus  encore  quand  il  a  relevé  le  fellah  abruti 
sous  le  bâton,  et  qu'il  en  a  fait  un  soldat,  un  marin  ,  un  officier,  un  colonel. 
Quoique  Turc,  il  a  détruit  cette  aristocratie  brutale  de  la  race  turque,  qui  re- 
fusait à  l'Égyptien  jusqu'au  sentiment  de  lui-même.  Voilà  sa  plus  grande 
gloire.  Par  là  surtout,  il  a  mérité  l'estime  et  l'attention  de  l'Europe.  Mais  il 
s'est  arrêté  trop  tôt  dans  cette  voie  de  régénération;  il  n'a  pas  assez  ménagé 
le  sang  humain. 

Il  faut  que  les  puissans  le  sachent  bien  aujourd'hui  :  le  cri  du  sang  qu'on 
étouffait  autrefois  ne  s'étouffe  plus.  Partout  où  une  victime  expire,  il  se 
trouve  une  oreille  pour  entendre  ses  derniers  cris,  une  voix  pour  les  répéter. 
M.  Hamont  raconte  des  horreurs  qui  ont  été  commises  au  fond  du  Soudan, 
dans  cette  lointaine  Nigritie  d'où  il  semblait  que  rien  ne  pouvait  sortir  que 
le  rugissement  des  lions  et  la  voix  des  cataractes.  Il  y  a  deux  ans,  toute  l'Eu- 
rope s'est  émue  au  récit  d'atrocités  commises  sur  des  juifs  de  Damas,  et  le 
cri  universel  ne  s'est  apaisé  que  quand  l'exagération  des  premiers  bruits  a 
été  vérifiée.  Méhémet-Ali  a  lui-même  éprouvé  deux  fois  cette  justice  inévi- 
table qui  suit  de  près  les  cruautés  les  plus  sures  en  apparence  de  l'impunité. 
C'est  la  dévastation  de  la  Grèce  par  Ibrahim  qui ,  plus  que  tous  les  souvenirs 
de  ïhémistocle  et  de  Léonidas,  a  appelé  au  secours  des  Hellènes  l'interven- 
tion vengeresse  de  l'Europe;  c'est  le  soulèvement  du  Liban  contre  les  exac- 
tions sanglantes  du  même  Ibrahim  qui  a  précipité  la  conclusion  du  traité  du 
15  juillet ,  et  fait  chasser  de  Syrie  l'armée  égyptienne. 

La  politique  même  la  plus  positive,  la  plus  pratique,  est  donc  d'accord 
avec  l'humanité  pour  proscrire  à  Alexandrie  comme  à  Constantinople  l'an- 
tique barbarie  des  mœurs  ottomanes.  Quand  la  Porte  a  voulu  se  concilier 
l'intérêt  de  l'Occident ,  elle  a  rendu  le  hatti-schériff  de  Gulhané,  qui  con- 
sacre les  nouveaux  principes.  Ce  hatti-schériff  n'est  pas  exécuté  dans  toutes 
les  parties  de  l'empire,  nous  le  savons.  Sur  bien  des  points  ce  n'est  qu'une 
lettre  morte,  et  les  cruautés  exercées  au  nom  du  sultan  n'en  deviennent  que 
plus  odieuses,  en  ce  qu'elles  ne  sont  plus  couvertes  par  une  sorte  de  légalité 
sauvage.  Mais,  enfin ,  c'est  toujours  une  reconnaissance  du  droit,  et  il  serait 
digne  de  Méhémet-Ali  de  donner  l'exemple  de  la  soumission  à  ces  prescrip- 
tions rénovatrices.  Il  a  mené  à  bien  des  entreprises  plus  difficiles,  il  peut 
aussi  venir  à  bout  de  celle-ci;  après  avoir  forcé  les  Orientaux  à  se  dépouiller 
de  leurs  préjugés  les  plus  invétérés,  de  leurs  coutumes  les  plus  antiques,  de- 
vant l'évidence  des  faits  obtenus,  ce  ne  doit  pas  être  pour  lui  une  tache  impos- 
sible que  de  les  faire  renoncer  à  leurs  habitudes  d'arbitraire  et  de  sang. 

Si  Méhémet-Ali  est  trop  vieux  aujourd'hui  pour  achever  ces  nouvelles 
réformes,  qu'il  commence  toujours;  ses  fils  devront  suivre.  M.  Hamont  fait 
d'Ibrahim  un  portrait  qui  laisserait  peu  d'espérances;  nous  aimons  à  croire 
que  ce  portrait  est  vu  trop  en  noir.  Les  campagnes  de  Grèce  et  de  Syrie  font 
sans  doute  peu  d'honneur  à  l'humanité  d'Ibrahim,  mais  les  temps  sont  bien 


134  REVUE  DE  PARIS. 

changés  aujourd'hui.  L'époque  des  conquêtes  est  passée  pour  l'Egypte;  une 
autre  période  s'ouvre.  Ibrahim  a  montré,  quand  il  le  fallait,  les  qualités  d'un 
héros,  d'un  conquérant;  qui  nous  dit  que,  ramené  à  d'autres  devoirs,  il  ne 
montrera  pas  celles  d'un  législateur,  d'un  organisateur  pacifique?  11  a  été  le 
bras  d'un  système  dont  son  père  était  la  tête;  si  le  système  change,  le  mode 
d'exécution  doit  changer  aussi.  Celui  qui  s'est  montré  si  en  avant  de  sa  race 
sous  certains  rapports  peut  bien  se  montrer  également  supérieur  sous  cer- 
tains autres;  il  n'est  pas  permis,  du  moins,  d'affirmer  le  contraire  sans  l'avoir 
éprouvé. 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  les  Turcs  se  modifieront  ou  qu'ils  périront.  Il 
n'y  a  d'autre  question  en  Crient  que  celle-là.  Si  les  Turcs  restent  les  mêmes, 
ils  sont  perdus,  aussi  bien  à  Alexandrie  qu'à  Constantinople.  L'Occident 
presse  et  envahit  l'Orient  de  tous  les  côtés.  D'innombrables  lignes  de  bateaux 
à  vapeur  sillonnent  la  Méditerranée  et  transportent  partout  nos  idées,  nos 
mœurs  et  nos  lois.  La  Grèce  libre  grandit  sous  l'empire  de  cette  influence 
salutaire.  Tout  récemment  encore  la  Syrie  vient  d'échapper  à  la  Porte,  après 
avoir  échappé  à  l'Egypte.  L'envoi  d'une  de  ces  formidables  bandes  d'Albanais, 
qui  répandaient  autrefois  la  consternation  et  la  terreur  partout  où  elles  pas- 
saient, n'a  fait  qu'amener  contre  le  grand-seigneur  le  même  soulèvement  que 
contre  le  pacha.  L'humanité  outragée  s'est  vengée  encore  une  fois,  et  la  Syrie 
sera  désormais  indépendante  de  fait  sous  des  princes  locaux ,  chrétiens  et 
drusos.  Sur  d'autres  points  de  l'empire  la  même  agitation  se  fait  sentir.  Enfin, 
comme  pour  ajouter  à  la  puissance  de  cette  impulsion  rénovatrice,  l'Afrique, 
livrée  au  génie  impétueux  de  notre  nation,  se  pacifie,  se  peuple,  s'organise, 
s'ouvre  de  toutes  parts  à  la  culture,  au  commerce,  à  l'industrie,  aux  arts  de 
l'Europe,  et  promet  de  devenir  dans  peu  d'années  une  seconde  France. 

En  présence  de  ces  faits  irrésistibles,  le  vieil  esprit  turc  doit  comprendre 
que  son  temps  est  passé,  et  qu'il  ne  suffit  pas,  pour  s'inoculer  la  civilisation, 
de  prendre  les  habits  de  l'Europe  ou  quelques-uns  de  ses  procédés,  mais  qu'il 
faut  avant  tout  s'assimiler  le  principe  même  de  la  vie  occidentale,  le  principe 
d'humanité. 

de  L 


ACADÉMIE  FRANÇAISE 


RECEPTION  DE  M.  PATIX. 


La  rotonde  maussade  qu'on  a  bien  voulu  décorer  du  nom  de  Palais  de 
l'Institut  a  ouvert  jeudi  dernier  ses  portes  au  public  pour  la  réception  de 
M.  Patin,  et  le -public,  comme  d'ordinaire,  était  nombreux,  bien  qu'il  tut  sous 
l'impression  récente  encore  de  la  dernière  séance.  Les  choses  se  sont  passées 
suivant  l'usage  antique  et  solennel.  M.  Patin  a  lu  l'éloge  de  son  prédécesseur, 
M.  Roger  :  M.  de  Barante,  comme  chancelier,  a  repondu  à  M.  Patin  ;  M.  le  di- 
recteur du  Vaudeville  a  lu  des  vers  de  Mi  de  Lacretelle,  et  le  public  a  souvent 
applaudi.  En  vérité,  je  plains  les  récipiendaires;  c'est  peu  qu'avant  la  récep- 
tion ils  aient  eu  à  gagner  les  palmes  de  l'habit  brodé  par  le  martyre  de  ces 
visites  officielles  où  il  est  interdit  de  dire  du  bien  de  soi-même  et  du  mal 
des  autres,  ce  qui  rend  inévitablement  la  conversation  languissante  et  fade  ; 
c'est  peu  qu'ils  se  soient  vus  peser,  et  souvent  bien  au-dessous  de  leur  poids 
intrinsèque,  dans  toutes  les  balances  de  la  presse  :  il  faut,  quand  le  jour  du 
discours  officiel  est  arrivé,  qu'ils  admirent  inévitablement  ce  que  leur  prédé- 
cesseur a  laissé,  par  cela  seul  qu'il  est  mort  avant  eux,  et  qu'ils  se  sont  assis 
sur  son  fauteuil.  Certes  l'embarras  doit  être  grand  parfois,  et  peut-être  cet 
embarras  s'est-il  trahi  en  quelques  passages  du  discours  de  M.  Patin.  Rien 
de  plus  calme,  de  plus  tranquille,  de  plus  paisiblement  honorable,  que  la  vie 
de  M.  Roger;  sa  famille  était  de  robe,  comme  on  disait  dans  l'autre  siècle; 
les  sillons  de  la  vie  étaient  tout  tracés  pour  lui;  il  fit  ses  études  au  collège, 
il  eut  des  prix  comme  tout  le  monde,  puis  il  fit  son  droit.  La  révolution  ar- 
riva, on  le  mit  on  prison,  sans  que  lui-même  et  ceux  qui  l'enfermaient  aient 
su  pourquoi  ;  dans  la  prison,  M.  Roger  lut  des  comédies,  surtout  Goldoni,  et 


136  REVUE    DE    PARIS. 

quand  il  fut  libre, après  avoir  lu  les  comédies  étrangères,  il  les  imita.  Comme 
Andrieux,  Picard,  Collin  d'Harleville,  et  toute  l'école  de  ce  même  temps, 
M.  Roger  n'a  point  cherché  à  sonder  les  replis  ténébreux  de  notre  nature,  à 
nous  corriger  de  nos  vices  éternels  ;  il  s'est  contenté  de  gratter  l'écorce,  de 
gourmander  les  faiblesses,  de  railler  les  ridicules,  mais  avec  bienveillance, 
et  jusqu'à  ses  plus  grandes  colères,  il  sourit  encore.  Dans  l'Avocat,  il  a  tracé 
le  code  pour  ainsi  dire  idéal  des  devoirs  qu'impose  le  barreau,  devoirs  rigides 
souvent  mal  compris,  et  qui  devraient  consister  exclusivement  à  défendre 
l'innocence,  et  non  pas,  comme  cela  se  voit  quelquefois,  h  faire  acquitter  le 
crime.  Caroline  ou  le  Portrait,  quelques  opéras  comiques,  et  deux  volumes 
de  mélanges  publiés  en  1837,  complètent  les  titres  littéraires  de  M.  Roger. 
M.  Patin  a  fort  ingénieusement  expliqué,  eu  les  replaçant  dans  leur  temps, 
le  succès  de  ces  œuvres  dramatiques,  et  comme  il  s'agissait  de  pièces  honnêtes 
et  morales,  à  émotions  douces,  et  qui  avaient  été  écrites  par  amour  de  l'art, 
avec  étude  et  conscience,  M.  Patin  s'est  trouvé  sans  le  vouloir,  et  par  l'éloge 
même  de  M.  Roger,  enfoncer  la  pointe  del'épigramme  dans  la  chair  vive  des 
immortels  qui  ont  trahi  l'alexandrin  héroïque  et  classique,  leurs  premières 
amours,  pour  le  couplet  grivois  du  Vaudeville,  qui  vaut  moins  pour  la  gloire 
et  plus  pour  la  recette,  et  la  langue  du  Théâtre-Français  pour  celle  des  Fo- 
lies Dramatiques.  Il  était  difficile  à  M.  Patin  de  tenir  éveillée  pendant  une 
heure,  avec  la  simple  appréciation  de  deux  comédies,  l'attention  du  public. 
Il  s'est  donc  rejeté  sur  la  biographie,  et  il  a  su  se  faire  écouter,  malgré  les 
aridités  que  présente  l'histoire  uniforme  d'une  vie  absorbée  par  des  fonc- 
tions administratives.  Sans  avoir  marqué  d'une  manière  notable  dans  la  lit- 
térature contemporaine,  M.  Roger  du  moins,  comme  écrivain  aimable  et  spi- 
rituel, avait  eu  son  moment  ;  mais  je  suis  effrayé,  quand  je  songe  à  l'avenir, 
de  l'embarras  de  certains  académiciens  futurs  dans  leur  séance  de  réception. 
Je  me  demande  comment  ils  se  tireront  de  l'éloge  littéraire  des  immortels, 
et,  à  en  juger  par  certaines  tendances,  il  pourrait  en  arriver  de  cette  espèce, 
qui  ne  sont  ni  poètes  ni  prosateurs,  ni  orateurs,  qui  n'ont  jamais  écrit  et  qui 
n'ont  jamais  parlé.  Il  y  aura  peut-être  pour  quelques-uns  nécessité  de  ré- 
duire l'éloge  à  la  formule  de»  épitaphes  :  il  fut  bon  père  et  bon  époux. 

Soyons  justes  envers  M.  Patiu.  Son  discours,  élégamment  écrit,  finement 
pensé  et  trop  modeste  en  ce  qui  le  concernait  lui-même,  a  été  écouté  avec  un 
intérêt  soutenu  et  à  plusieurs  reprises  vivement  applaudi.  Il  était  facile  de 
voir  que  le  public  avait  souscrit  de  tout  cœur  au  choix  de  l'Académie,  et 
qu'en  témoignant  ses  sympathies  au  récipiendaire,  il  félicitait  en  même  temps 
MM.  de  l'Institut  d'avoir  adopté  cette  fois  un  homme  de  lettres  resté  fidèle, 
dans  le  cours  tout  entier  de  sa  vie,  au  culte  des  lettres.  M.  Patin  a  saisi  habile- 
ment, et  toujours  à  propos  ,  l'occasion  de  prévenir,  par  la  digression  rapide 
mais  contenue,  l'allanguissement  inévitable  du  discours  officiel;  mais,  plus 
sage  et  moins  ambitieux  que  quelques-uns  de  ses  glorieux  collègues ,  il  n'est 
point  monté  sur  le  trépied  prophétique  pour  donner  à  l'auditoire  étourdi  la 
formule  du  siècle,  la  formule  de  l'humanité  et  la  formule  de  Dieu  :  il  s'est  borné 


REVUE  DE  PARIS.  137 

simplement ,  à  propos  de  la  comédie  moderne,  à  porter  un  jugement  aiguisé 
et  savant  sur  Térence,  et  Ton  a  retrouvé  là  ,  avec  l'atticisme  de  sa  parole, 
cette  connaissance  accomplie  du  théâtre  de  l'antiquité  qui  fait  de  M.  Patin 
comme  un  habitué  des  coulisses  grecques  ou  romaines.  Les  fonctions  de  con- 
seiller universitaire,  remplies  par  M.  Roger,  ont  amené  naturellement 
Téloge  de  l'Université,  qu'on  peut  louer  encore  sur  bien  des  points,  quoi 
qu'en  disent  les  réformateurs,  les  apôtres  de  l'avenir,  et  même  les  sacristains 
qui  chantent  en  choeur  autour  d'elle  le  delenda  Carthago.  L'Université  rap- 
pelait nécessairement  M.  de,Fontanes,M.  de  Fontanes  rappelait  M.  Villemain, 
et  M.  Villemain,  ayant  eu,  par  occasion,  l'hommage  de  l'allusion  discrète, 
s'est  incliné  gracieusement.  Esprit  éminemment  français,  nourri  de  l'anti- 
quité, épris  de  la  poésie  et  de  l'art,  M.  Patin  devait  bien  aussi  quelques  allu- 
sions, d'une  part,  aux  indifférens  qui,  s'enveloppant  de  leur  égoïs me,  dé- 
daignent la  poésie  et  l'art  comme  une  superfluité;  de  l'autre,  aux  exagérés , 
que  le  beau  et  le  vrai  ne  suffisent  pas  à  distraire  et  à  charmer.  Et  lorsqu'il 
blâmait  les  exagérations  de  notre  temps,  lorsque  sa  conscience  littéraire  se 
soulevait  contre  la  partie  du  public  qui  n'est  plus  amusable  qu'à  grand  ren- 
fort d'émotions ,  le  public  riait  et  tournait  la  réflexion  en  épigramme.  Enfin 
M.  Patin  a  résolu  divers  problèmes  assez  difficiles;  il  a  été  classique  sans 
ennui ,  tout  en  se  montrant  homme  de  progrès,  et,  ce  qui  est  plus  rare  en- 
core, universitaire  sans  pédantisme. 

M.  deBarante  a  répondu  à  M.  Patin;  on  a  reproché  quelquefois  à  M.  Vil- 
lemain, dans  les  occasions  solennelles,  d'avoir  dupé  les  oreilles  par  la  mé- 
lopée de  l'accent;  il  serait  vraiment  injuste  d'adresser  le  même  reproche  à 
M.  de  Barante.  Son  discours  a  été  grave ,  sévère ,  mais  l'exorde  a  causé  dans 
le  public  une  certaine  surprise.  On  s'est  demandé  quel  était  le  véritable  sens 
de  la  seconde  phrase.  Était-ce  une  épigramme  contre  M.  Patin,  une  épigramme 
contre  l'Académie,  une  épigramme  de  M.  de  Barante  contre  lui-même  ?  L'au- 
ditoire ne  savait  qu'en  penser,  mais  enfin,  après  un  mûr  examen,  il  s'est 
hilarié,  toute  la  salle  a  souri,  et  M.  deBarante  a  continué.  Il  a  complimenté 
M.  Patin  parce  qu'il  est  resté  fidèle  aux  traditions  de  l'ancienne  université, 
qui,  bien  qu'elle  fût  la  fille  aînée  des  rois  de  France,  ne  leur  demandait  pas 
pour  ses  enfans  les  grandeurs  publiques,  qui  font  trop  souvent  oublier  les 
lettres  et  trahir  les  affections  premières;  ici  encore,  on  le  voit,  il  y  a  des 
épigrammes  pour  les  collègues.  Puis,  abordant  la  spécialité  des  études  aux- 
quelles s'est  voué  le  nouvel  académicien ,  il  est  parti  de  la  Grèce ,  où  la  phi- 
losophie et  la  poésie  «  poussent  comme  des  plantes  naturelles  »  pour  expliquer 
ce  que  c'est  que  la  critique,  comment  la  critique  nous  donne  de  vives  jouis- 
sances intellectuelles ,  comment  Aristote  l'avait  comprise,  et  comment  on  l'a 
comprise  depuis,  etc.  Par  malheur,  dans  cette  appréciation,  fort  juste  en 
elle-même  et  fort  bien  écrite,  M.  de  Barante  me  paraît  avoir  exclusivement 
pensé  par  le  souvenir,  et  s'être  placé  à  un  point  de  vue  qui  n'a  point  le  mérite 
de  la  nouveauté.  Il  n'a  fait  que  répéter  ce  qu'on  a  dit  vingt  fois  des  maîtres  et 
des  réformateurs  de  la  critique  moderne.  Il  a  été  plus  vrai,  plus  neuf,  lors- 


138  REVUE  DE   TARIS. 

qu'en  traversant  le  moyen-fige  il  a  jeté  en  passant  quelques  mots  d'apprécia- 
tion sur  la  littérature  de  cette  époque,  qu'on  a  ridiculement  tenté  d'opposer 
à  la  littérature  de  nos  grands  siècles.  M.  de  Barante,  qui  sait  le  moyen-âge 
aussi  bien  qu'un  échevin  d'Ypres  ou  de  Gand,  qui  a  vu  ses  batailles,  ses 
tournois,  les  processions  de  ses  moines  et  les  fêtes  de  ses  villes ,  était  là  dans 
son  domaine,  comme  un  baron  dans  son  fief;  il  a  jugé  nettement,  en  peu  de 
mots,  parce  qu'on  parle  toujours  bien  de  ce  qu'on  sait;  et  en  comparant  ce 
qu'il  a  dit  de  la  Grèce,  de  Rome  et  de  la  vieille  France,  il  était  facile  de  re- 
connaître vite  qu'il  a  plus  souvent  fréquenté  le  parloir  aux  bourgeois  que  le 
Portique,  et  les  mayeurs  des  corporations  que  les  archontes  et  les  consuls. 

J'aurais  souhaité  que  M.  de  Barante,  lorsqu'il  est  arrivé  aux  époques 
qui  nous  touchent,  eut  traité  avec  plus  d'égards  le  xvme  siècle,  contre 
lequel  il  semble  de  notre  temps  s'organiser  uue  croisade  universelle.  Soyons 
justes  envers  les  morts,  mais  ne  soyons  pas  ingrats;  et  si  nous  voulons  nous 
donner  le  plaisir  de  médire  de  cette  grande  époque,  ayons  soin  du  moins  de 
ne  pas  envelopper  le  mal  et  le  bien  dans  une  réprobation  générale.  J'aurais 
souhaité  également  que  M.  de  Barante  ne  se  crût  point  obligé  de  démontrer 
que  l'Académie  française  n'est  point  une  institution  inutile,  et  d'établir  un 
parallèle  entre  elle  et  les  autres  classes  de  l'Institut.  Personne  ne  songe  à 
contester  l'utile  influence  de  l'Académie  sur  les  lettres  et  les  hommes  qui  jeur 
ont  voué  leur  vie,  pas  plus  qu'on  ne  conteste  l'utile  et  salutaire  influence  des 
lettres  sur  la  société.  Dans  l'affaiblissement  de  notre  foi  religieuse  et  poli- 
tique, au  milieu  de  cet  égoïsme  dont  on  nous  a  si  souvent  et  si  justement 
accusés,  il  est  consolant,  lorsqu'on  s'intéresse  aux  choses  de  l'esprit,  de  voir 
que  notre  société  indifférente  et  sceptique  compte  toujours,  comme  par  le 
passé,  au  premier  rang  des  grands  corps  de  l'état  cette  république  élective 
de  l'Institut,  où  les  plus  obscurs  plébéiens  peuvent  obtenir  la  chaise  enrôle, 
et,  sans  avoir  une  haute  position  sociale,  aspirer  à  l'aristocratie  de  l'intel- 
ligence, la  seule  qui,  dans  ce  temps  d'égalité,  soit  acceptée  sans  murmure. 

L'épître  de  M.  de  Lacretelle  sur  Y  Emploi  de  la  Mythologie  a  été  favo- 
rablement accueillie.  Classiques  dans  la  plus  pure  acception  du  mot,  les 
vers  de  M.  de  Lacretelle,  lus  par  M.  Ancelot,  ont  été  d'autant  mieux 
écoutés  que,  tout  en  évoquant  les  dieux  de  la  fable,  avec  lesquels  nous 
n'avons  plus  rien  à  démêler,  l'auteur  a  rencontré  des  traits  heureux  de  satire 
qui  frappent  juste  et  d'aplomb  sur  quelques-uns  de  nos  travers  contempo- 
rains. Le  public  a  retrouvé  là ,  comme  de  vieilles  connaissances  qu'on  revoit 
toujours  avec  plaisir,  Jupiter  et  sa  femme,  le  dieu  malin  de  Cythère  et  le 
blond  Phébus,  et  il  a  vivement  applaudi  quand  l'auteur,  après  s'être  demandé 
pourquoi  on  a  brisé  le  trident  de  Neptune,  ajoute  qu'on  aurait  beaucoup 
mieux  fait  de  briser  le  trident  de  l'Angleterre.  Il  a  encore  vivement  ap- 
plaudi quand  M.  de  Lacretelle,  qu'on  ne  saurait  certes  accuser  d'irréligion, 
a  plaisanté  fort  agréablement  le  romantisme  néo-catholique,  cette  ridicule 
parodie  qui  est  devenue  pour  les  uns  une  affaire  de  mode  ou  de  parti,  pour 
les  autres  une  spéculation  hypocrite,  et  qui ,  au  fond ,  n'a  rien  à  démêler  avec 


REVUE   DE  PARIS.  139 

le  christianisme.  11  est  bon  que  des  hommes  mûris  par  la  vie  et  l'expérience 
viennent  protester  de  temps  en  temps,  fût-ce  même  en  alexandrins,  contre 
ces  sortes  de  maladies  morales  qui  travaillent  les  imaginations  de  notre 
temps,  et  l'on  est  toujours  certain  d'être  écouté  avec  bienveillance  d'un  pu- 
blic français  lorsqu'on  défend  en  bon  langage  les  droits  imprescriptibles  du 
bon  sens.  Si  les  néo-catholiques  s'étaient  contentés  de  nous  ennuyer  par  leurs 
alléluia  rimes,  nous  leur  pardonnerions  de  grand  cœur;  mais  cette  hérésie 
du  xixe  siècle,  qui  a  la  vanité  de  se  croire  orthodoxe,  n'a  pas  seulement  pro- 
duit des  poètes,  elle  a  aussi  ses  fanatiques.  En  histoire,  elle  nous  a  valu  l'apo- 
logie de  la  Saint-Barthélémy;  en  philosophie,  la  négation  complète  de  la  raison 
humaine;  en  politique,  la  réhabilitation  de  Marat  au  nom  de  l'égalité  chré- 
tienne et  de  l'Évangile.  M.  de  Lacretelle  a  donné  un  bon  exemple,  et  nous  ne 
doutons  pas  qu'à  l'occasion  l'Académie  ne  proteste  encore  contre  ces  ten- 
dances exagérées  et  maladives  qui  ont  fait,  de  notre  temps,  dévier  tant  d'es- 
prits appelés  par  le  don  naturel  à  des  destinées  meilleures;  car  il  n'entre  pas 
seulement,  ce  me  semble,  dans  le  but  de  l'Académie  de  construire  des  digues 
contre  les  débord emens  du  néologisme  :  sans  s'arroger  la  censure  officielle, 
sans  réclamer  en  littérature  l'autorité  du  concile,  ne  peut-elle  pas  blâmer, 
toutes  les  fois  que  les  idées  se  traduisent  dans  des  livres,  histoire,  philosophie 
ou  poésie,  et  que  ces  idées  s'écartent  ou  de  la  vérité  ou  de  la  saine  raison? 

Encore  une  fois,  à  l'occasion  de  cette  dernière  élection,  je  féliciterai  l'aca- 
démie qui,  en  recevant  l'auteur  des  Études  sur  la  tragédie  grecque,  a  rendu 
une  justice  méritée  à  l'écrivain  et  au  professeur  dont  le  cours,  toujours  ap- 
plaudi ,  nous  a  révélé  les  trésors  les  plus  secrets  de  la  muse  antique;  je  féli- 
citerai M.  Patin  de  son  discours  de  réception,  M.  de  Lacretelle  de  son  épitre,  et 
M.  Ancelot  de  la  manière  dont  il  l'a  lue.  Et  puisque  nous  causons  d'élections 
académiques,  j'ajouterai  que  c'est  justice  de  féliciter  aussi  une  autre  classe 
de  l'Institut,  l'Académie  des  Inscriptions,  de  la  récente  admission  de  M.  Am- 
père. Cette  classe  utile  et  laborieuse,  qui  a  recueilli  pour  l'histoire  nationale 
l'héritage  des  bénédictins,  a  souvent  eu  le  tort  d'oublier  que  les  belles-lettres 
figurent  dans  son  programme.  Qu'on  arrive  aux  spécialités  exclusives  par  la 
spécialité  même,  soit  en  débarbouillant  une  médaille,  soit  en  démontrant  la 
manière  d'emmancher  les  haches  celtiques,  rien  de  mieux,  trahit  sua  quel- 
que voluptas.  Mais  du  moment  où  il  s'agit  d'histoire  politique  ou  littéraire, 
c'est-à-dire  d'une  spécialité  qui  veut  qu'on  écrive  et  qu'on  pense ,  c'est  bien 
la  moindre  chose  qu'on  demande  au  candidat  qu'il  pense  et  qu'il  écrive.  Sous 
ce  rapport,  XI.  Ampère  a  fait  ses  preuves.  En  est-il  de  même  de  quelques- 
uns  de  ses  collègues;  c'est  ce  qu'il  sera  curieux  d'examiner,  c'est  ce  que  nous 
nous  proposons  de  faire  à  l'occasion  de  quelque  prochaine  élection,  car  il  est 
injuste,  ce  me  semble,  que  la  presse  garde  sa  vigilance,  son  ironie  et  ses  fan- 
fares pour  l'Académie  française,  et  laisse,  au  grand  péril  des  érudits  conscien- 
cieux, les  méfaits  électoraux  de  l'Académie  des  Inscriptions  se  perdre  con- 
stamment dans  l'impunité. 

Ch.  Louam)BE. 


BULLETIN. 


A  l'approche  de  chaque  session ,  il  se  manifeste  une  certaine  inquiétude 
dans  le  monde  parlementaire.  Le  fractionnement  des  partis,  la  faiblesse  nu- 
mérique des  majorités  qui  depuis  plusieurs  années  soutiennent  les  cabinets, 
sont  autant  de  causes  qui  reviennent  périodiquement  jeter  de  l'incertitude 
sur  l'avenir  et  la  stabilité  du  ministère  en  exercice.  A  ces  causes  se  joignent 
aujourd'hui  les  difficultés  particulières  de  la  situation.  On  ne  s'explique  guère 
comment  le  cabinet,  qui  s'est  enfin  déterminé  à  rouvrir  la  session  par  un 
discours  du  trône,  a  sur  ce  sujet  mis  tant  de  monde  dans  la  confidence  de 
ses  irrésolutions  et  de  ses  perplexités.  Il  a  fallu  d'assez  sérieuses  divisions 
dans  le  sein  du  conseil  pour  qu'on  ait  pu  pénétrer  ainsi  daus  le  secret  de  ses 
tergiversations.  Au  premier  abord,  il  ne  paraissait  pas  qu'on  pût  mettre  en 
doute  s'il  y  aurait  ou  non  un  discours  de  la  couronne.  L'engagement  avait 
été  pris  formellement  de  renouveler  la  solennité  de  la  séance  royale  pour  la 
seconde  partie  de  la  session;  mais  quand  le  cabinet  vit  s'accumuler  devant 
lui  les  questions  épineuses,  quand  aussi  il  s'aperçut  que  les  succès  sur  les- 
quels il  avait  compté  lui  manquaient,  il  fut  tenté  de  considérer  comme  une 
faveur  du  sort  la  possibilité  qui  s'offrait  à  lui  de  se  soustraire  aux  embarras 
d'une  harangue  officielle.  D'ailleurs,  en  renonçant  à  un  discours  de  la  cou- 
ronne, on  n'était  plus  obligé  de  se  mettre  d'accord  sur  des  points  délicats  : 
chacun  pouvait  garder  sa  manière  de  voir  et  ses  opinions.  On  n'offrait  pas 
un  terrain  facile  à  l'opposition,  non  plus  que  l'occasion  d'un  amendement 
habile  et  heureux  qui  impliquerait  une  désapprobation  de  la  politique  du 
cabinet.  Toutes  ces  considérations  avaient  bien  leur  force  auprès  de  plusieurs 
ministres,  et  elles  furent  au  moment  de  l'emporter;  mais,  d'un  autre  côté,  si 
l'on  supprimait  l'intervention  officielle  de  la  couronne,  quelle  triste  attitude 
devant  des  chambres  auxquelles  on  avait  promis  de  revenir  la  tête  tt  la  pa- 


REVUE  DE  PARIS.  141 

rôle  haute  !  C'était  confesser  de  prime-abord  combien  on  sentait  la  position 
embarrassante  et  faible.  Enfin  la  voix  de  l'amour-propre  s'est  fait  entendre 
et  obéir  :  il  a  été  décidé  qu'on  n'éluderait  pas  l'épreuve  attendue  d'un  débat 
sur  l'adresse. 

D'ailleurs  ceux  qui  réclamaient  le  discours  de  la  couronne  ont  non-seule- 
ment invoqué  l'honneur  ministériel,  mais  ils  ontparlé  encore  au  nom  du  salut 
commun.  Ils  ont  montré  l'extrême  danger  qu'il  y  aurait  à  supprimer  une 
discussion  solennelle  pour  faire  dépendre  le  sort  du  ministère  d'un  vote  sur 
les  fonds  secrets.  Voudrait-on  s'exposer  à  périr  sans  avoir  combattu?  N'a- 
t-on  pas  déjà  vu  des  cabinets  succomber  dans  les  embûches  d'un  scrutin , 
sans  avoir  eu  le  temps  de  se  défendre,  étranglés  plutôt  que  vaincus?  L'his- 
toire  du  12  mai  n'était-elle  pas  un  exemple  de  ces  catastrophes  tragiques  qui 
viennent  brusquement  couper  la  trame  des  existences  ministérielles?  Évo- 
qués à  propos,  ces  souvenirs  ont  dû  exercer  une  influence  décisive  sur  M.  le 
maréchal  Soult,  qui  fut  victime  en  1839  d'une  péripétie  imprévue.  Il  a  donc 
été  convenu  que,  loin  de  décliner  le  combat,  on  l'offrirait,  et  qu'on  oublie- 
rait certaines  divisions  intérieures  pour  s'arrêter  à  un  parti  qui  paraissait 
êtr.e  à  la  fois  plus  honorable  et  plus  sûr. 

Le  cabinet  est  donc  maintenant  occupé  à  composer  un  discours  qui,  sans 
avoir  l'air  de  rien  éluder,  ne  présente  pourtant  pas  trop  de  surface  aux  atta- 
ques de  l'opposition.  On  se  demande  quelles  seront  les  dispositions  de  la 
chambre,  on  cherche  à  les  pressentir.  La  chambre  n'aura-t-elle  pas  un  cer- 
tain dédain  pour  les  questions  purement  politiques  ?  Ne  voudra-t-elle  pas 
s'occuper  surtout  d'affaires  et  se  vouer  presque  exclusivement  à  l'étude  des 
intérêts  matériels?  S'il  est  permis  de  tirer  quelques  inductions  d'un  passé 
qui  est  bien  près  de  nous,  nous  croyons  que  la  chambre  revient  avec  l'inten- 
tion et  le  désir  de  tout  embrasser  et  de  tout  examiner;  elle  ne  voudra  rien 
négliger,  rien  sacrifier,  pas  plus  les  questions  politiques  que  les  intérêts  ma- 
tériels. Nouvellement  élue,  elle  aura  le  zèle  d'une  ebambre  qui  veut  répondre 
à  des  sentimeus,  à  des  espérances  dont  elle  a  encore  l'impression  assez  vive. 
Qu'on  n'oublie  pas  qu'elle  arrive  avec  toute  son  indépendance,  avec  sa  liberté 
morale,  et  qu'elle  n'a  encore  ni  rien  fait  ni  rien  dit. 

Nous  nous  trompons  :  elle  a  fait  quelque  chose  de  considérable,  elle  a  donné 
un  gage  éclatant  de  son  dévouement  profond  à  la  ebarte,  à  la  monarchie,  à 
la  dynastie  de  1830;  elle  a  voté  à  une  grande  majorité  une  loi  essentielle, 
qui  complète  et  raffermit  nos  institutions,  un  instant  ébranlées  par  une  catas- 
trophe douloureuse;  elle  a,  par  un  acte  éminemment  politique  et  conserva- 
teur, préparé  les  moyens  de  triompher  des  difficultés  qu'offrira  l'avenir.  L'ac- 
complissement de  ce  grand  devoir  donne  à  la  chambre  sécurité  et  liberté. 
Elle  peut  maintenant  se  livrer  tout  entière  à  des  devoirs  d'un  autre  ordre. 

La  majorité  qui  a  voté  la  loi  de  régence  était,  de  l'aveu  de  tous,  une  majorité 
dynastique,  et  non  pas  une  majorité  ministérielle.  Le  cabinet,  dans  ses  plus 
hautes  espérances,  ne  peut  se  flatter  d'avoir  l'appui  de  cette  même  majorité 
avec  ses  élémens  divers.  La  question  est  pour  lui  de  savoir  jusqu'où  ira  la 

TGME  XIII.  10 


142  REVUE  DE  PARIS. 

décomposition,  qu'il  doit  accepter  comme  un  malheur  inévitable;  combien 
perdra-t-il  de  ces  soutiens  qui  lui  ont  prêté,  l'été  dernier,  un  secours  si  néces- 
saire? Il  ne  sait  que  trop  qu'il  doit  compter  parmi  ses  adversaires  M.  Thiers 
et  ses  amis,  qui  ont  voté  en  faveur  de  la  loi  de  régence  avec  une  franchise  si 
honorable  et  si  politique.  Maintenant,  jusqu'où  s'étendra  cet  hiver  cette  oppo- 
sition intelligente  et  éclairée  du  centre  gauche?  La  fraction  de  MM.  Dufaure 
et  Passy  a-t-elle  renoncé  à  se  réunir  à  elle,  et  consenti ra-t-elle  à  faire  en  toute 
occasion  partie  intégrante  de  la  phalange  ministérielle?  Voilà  qui  est  douteux. 
Personne  ne  peut  prévoir  encore  ce  que  feront  MM.  Dufaure  et  Passy;  mais 
quand  même  il  n'entrerait  pas  actuellement  dans  leurs  convenances  et  dans 
leurs  projets  de  débuter  par  une  oppositiou  ouverte  au  cabinet,  il  se  présen- 
tera des  questions  assurément  sur  lesquelles  il  leur  sera  bien  difficile  de 
penser  et  de  voter  comme  le  ministère.  Dans  l'intérieur  du  centre  propre- 
ment dit,  le  ministère  a  certes  beaucoup  plus  de  chances  pour  rallier  tout 
autour  de  lui.  Toutefois,  il  y  a  là  des  hommes  politiques  qui  ne  consentiront 
peut-être  pas  toujours  à  faire  abnégation  de  leurs  sentimens  et  de  leur  per- 
sonnalité !  Nous  savons  que  lorsqu'on  fait  appel  à  la  générosité  de  M.  de  Sal- 
vandy,  à  sa  conscience  si  loyale  d'homme  d'ordre  et  de  gouvernement,  on  est 
toujours  sûr  d'être  entendu.  Cependant  il  peut  arriver  telle  circonstance  où 
M.  de  Salvandy  pense  qu'il  a  d'autres  devoirs  à  remplir  que  de  s'effacer  tout- 
à-fait.  Qu'on  juge  si  toutes  ces  éventualités,  que  nous  énumérons  rapide- 
ment, ne  donnent  pas  à  réfléchir  au  ministère,  et  s'il  ne  promène  pas  avec 
inquiétude  ses  regards  sur  toutes  les  fractions  de  l'imposante  majorité  de 
l'été  dernier. 

Les  adversaires  que  le  cabinet  peut  rencontrer  en  dehors  de  cette  majorité 
ne  sont  pas  ceux  qu'il  craint  le  plus  :  il  trouve  même  qu'il  n'y  a  qu'avantage 
pour  lui  à  être  attaqué  par  des  opinions  extrêmes,  ces  agressions  lui  rendent 
le  service  de  le  désigner  comme  le  défenseur  nécessaire  des  idées  gouverne- 
mentales. A  la  gauche,  M.  Odilon  Barrot  ne  paraît  pas  devoir,  durant  cette 
session ,  rester  dans  une  possession  paisible  et  incontestée  de  la  direction  su- 
prême. Indépendamment  de  M.  Lherbette,  qui  revient  avec  la  bouillante 
ardeur  d'un  lieutenant  qui  cherche  à  supplanter  son  général ,  on  peut  remar- 
quer à  certains  symptômes  que  d'autres  ambitions  s'agitent  au  sein  de  la 
gauche.  Un  député,  que  nous  ne  ferons  aucune  difficulté  d'appeler  avec  le 
Siècle  un  publiciste  éminent,  semble  chercher  les  principes  et  les  termes  d'un 
programme  politique;  telle  est  du  moins  l'intention  qui  paraît  avoir  dicté 
quelques  lettres  dont  on  a  pu  facilement  reconnaître  l'auteur  dans  l'écrivain 
auquel  on  doit  la  Démocratie  en  Amérique.  Jusqu'à  présent,  ces  lettres  se 
bornent  à  l'appréciation  critique  de  la  situation.  Nous  attendons  quelque 
chose  de  positif  et  de  nouveau.  Nous  verrions  avec  plaisir  la  politique  radicale 
émettre  quelques  idées  qui  permissent  d'apprécier  son  but,  sa  portée,  sa  va- 
leur. M.  de  Lamartine  est-il  disposé  à  reconnaître  le  symbole  politique,  qui 
lui  convient  dans  les  discours  et  les  écrits  de  l'auteur  de  la  Démocratie  en 
Amérique?  C'est  ce  que  nous  saurons  dans  quelques  semaines. 


REVUE  DE   PARIS.  143 

A  droite,  la  direction  du  parti  est  aussi  l'objet  de  quelques  ambitions  quj 
jusqu'à  présent  ont  été  plus  ardentes  qu'habiles.  Ce  n'est  pas  à  la  tribune  que 
les  coreligionnaires  politiques  de  M.  Berner  pourront  lui  disputer  la  pré- 
séance; mais  on  prétend  que  l'éloquent  député  de  Marseille  est  fatigué,  qu'il 
commence  à  prendre  en  dégoût  les  passions  et  les  illusions  du  parti  dont  il 
est  le  plus  brillant  orateur. 

Il  n'est  pas  surprenant  que  la  réunion  d'une  chambre  nouvelle  donne  nais- 
sance à  mille  conjectures,  à  mille  rumeurs.  En  ce  moment,  le  ministère  et 
l'opposition  sentent  bien  qu'ils  ont  devant  eux  l'inconnu.  Aussi,  de  part  et 
d'autre,  on  attache  la  plus  graude  importance  à  l'exactitude  de  ses  amis,  on 
leur  adresse  des  proclamations  pour  aiguillonner  leur  zèle.  Il  suffit  de  quel- 
ques voix  pour  déplacer  la  majorité,  pour  amener  une  crise. 

Le  ministère  n'a  pas  voulu  s'exposer  au  reproche  de  paraître  reculer  de- 
vant les  questions  politiques,  et  il  s'est  déterminé  pour  un  discours  du  trône. 
Néanmoins,  il  se  propose  de  jeter  la  chambre,  le  plus  qu'il  pourra,  dans 
la  discussion  d'affaires  positives  et  de  projets  tenant  aux  intérêts  matériels. 
Ce  serait  à  ses  yeux  une  utile  diversion  aux  agitations  politiques;  mais,  même 
sur  le  terrain  des  affaires,  le  cabinet  pourra  bien  se  trouver  en  face  de  pas- 
sions fort  vives.  On  peut  déjà  voir  dans  la  question  des  sucres  au  milieu  de 
quelles  divergences  de  vues  et  d'intérêts  le  ministère  devra  prendre  un  parti. 
A  peine  le  bruit  s'était-il  répandu  que  le  ministère  préparait  un  projet  qui 
tendait  à  exproprier  les  propriétaires  d'usines  moyennant  indemnité,  les  fa- 
bricans  de  Valenciennes  se  sont  mis  à  déclarer  qu'ils  voulaient  avant  tout 
la  conservation  de  leur  industrie.  Ils  réclament  donc  le  maintien  de  la  légis- 
lation existante;  toutefois ,  ils  font  leurs  réserves  :  dans  le  cas  où  les  droits 
actuels  seraient  aggravés,  ils  accepteraient  en  désespoir  de  cause  la  compen- 
sation juste,  mais  fatale,  de  l'indemnité.  Pauvres  gens  !  seront  tentés  de  s'écrier 
ceux  qui  trouvent  excessive  et  presque  scandaleuse  la  nouvelle  charge  qu'on 
paraît  avoir  l'intention  d'imposer  au  trésor  public;  ne  sont-ils  pas  vraiment 
à  plaindre,  ces  fabricans  ruinés  qu'on  appelle  à  puiser  à  pleines  mains  dans 
la  fortune  de  l'état  pour  réparer  leurs  désastres  ? 

La  question  des  sucres  amènera  nécessairement  dans  le  débat  les  plus  graves 
considérations  politiques.  Cette  fois,  les  partisans  et  les  adversaires  des  colo- 
nies seront  tout-à-fait  en  présence.  Dans  l'intérêt  colonial ,  on  demandera  si 
la  mère-patrie  ne  doit  pas  une  protection  efficace  à  des  nationaux  qui,  pour 
être  séparés  de  la  France  par  les  mers,  n'en  sont  pas  moins  ses  enfans.  On 
démontrera  aussi  combien  la  prospérité  de  nos  colonies  se  lie  aux  avantages 
de  notre  commerce  maritime,  et  c'est  au  nom  des  intérêts  et  de  la  gloire  de 
notre  marine  qu'on  appellera  sur  nos  établissemens  lointains  la  sollicitude  du 
législateur.  Toutes  ces  considérations  sont  assurément  d'un  grand  poids; 
mais  faut-il  complètement  oublier  que  l'industrie  du  sucre  de  betterave  est 
aussi  une  industrie  française?  Ne  se  préparerait-on  pas  des  regrets  amers  pour 
l'avenir,  si  on  l'abolissait  entièrement?  N'est-il  pas  du  devoir  d'un  grand 
pays  qui  veut  mener  habilement  ses  destinées,  de  prévoir  toutes  les  éventua- 


144  REVUE  DE  PARIS. 

Utés  possibles?  Que  ferions-nous  dans  le  cas  d'une  collision  avec  l'Angleterre, 
d'une  guerre  maritime  qui  nous  laisserait  pendant  un  long  temps  sans  com- 
munications avec  nos  colonies  ?  Nous  aurions  nous-mêmes  anéanti  une  indus- 
trie nécessaire ,  et  nous  nous  trouverions  cruellement  punis  de  notre  impré- 
voyance. 

Il  nous  paraît  difficile  que  la  chambre  des  députés  ne  se  rappelle  pas  avec 
quelle  répugnance  elle  accueillit,  il  y  a  plus  de  deux  ans,  le  projet  de  sup- 
primer entièrement  le  sucre  indigène  en  accordant  une  indemnité  aux  fabri- 
cans.  Quand,  sous  le  ministère  du  12  mai,  M.  Cunin-Gridaine,  en  qualité  de 
rapporteur,  énonça  la  proposition  d'une  indemnité,  il  s'éleva  dans  la  chambre 
un  vaste  murmure;  on  eût  dit  un  orage  qui  grondait.  Le  cabinet  du  1er  mars 
n'accepta  pas  l'héritage  du  12  mai,  et  il  proposa  un  projet  qui  protégeait  à 
la  fois  l'intérêt  manufacturier  et  l'intérêt  colonial.  C'est  la  législation  qui 
règle  aujourd'hui  la  matière,  législation  que  le  président  du  conseil,  M.  Thiers, 
était  loin  de  présenter  comme  définitive,  comme  immuable.  «  Les  tarifs,  di- 
sait-il alors,  sont  une  balance  que  le  gouvernement  doit  toujours  tenir  d'une 
main  ferme;  mais ,  comme  les  deux  plateaux  sont  agités  sans  cesse  par  les 
intérêts  contraires,  il  faut  qu'il  mette  la  main  tantôt  d'un  côté,  tantôt  d'un 
autre.  »  A  cette  même  époque,  M.  Thiers  émit  un  aperçu  qui  frappa  la  chambre; 
il  signala  les  circonstances  graves  en  présence  desquelles  se  trouvaient  les 
colonies,  ainsi  que  tous  les  élémens  indéterminés,  inconnus,  que  renfermait 
l'avenir,  et  il  demanda  comment,  dans  une  situation  pareille,  on  pouvait 
exiger  du  définitif.  La  situation  a-t-elle  changé  et  autorise-t-elle  à  se  jeter 
aujourd'hui  dans  des  solutions  extrêmes? 

La  loi  sur  les  sucres  ne  sera  pas  la  seule  occasion  pour  la  chambre  de  s'oc- 
cuper de  notre  puissance  maritime  :  la  question  du  droit  de  visite  reviendra 
mettre  encore  à  l'ordre  du  jour  les  grands  principes  de  la  liberté  des  mers 
et  l'état  de  nos  relations  avec  la  Grande-Bretagne.  Le  cabinet  voudrait  à  la 
fois  maintenir  les  traités  de  1831  et  1833,  et  paraître  faire  quelque  chose  qui 
en  adoucît  la  rigueur.  C'est  dans  les  détails  d'exécution  qu'il  s'ingénierait  à 
trouver  matière  à  quelques  changemens.  Il  semble  penser  que,  s'il  obtenait 
de  l'Angleterre  qu'un  nombre  égal  de  croiseurs  français  fût  opposé  aux  croi- 
seurs anglais,  il  parviendrait  à  faire  tomber  ainsi  toutes  les  critiques  dont 
les  traités  ont  été  l'objet.  Peut-être  ne  serait-il  pas  impossible  non  plus  que 
les  Anglais  consentissent  à  nous  laisser  faire  momentanément  la  police  sur 
nos  propres  navires,  afin  d'éviter  tout  grief,  tout  sujet  de  plainte  de  notre 
part.  Ce  seraient  autant  de  palliatifs  au  mal;  mais  ils  ne  parviendraient  pas, 
du  moins  nous  ne  saurions  le  penser,  à  faire  perdre  de  vue  aux  chambres  le 
grand  but  qu'elles  se  sont  proposé,  qui  est  de  ramener  la  législation  mari- 
time aux  anciens  principes,  et  de  ne  pas  permettre  qu'une  innovation  dan- 
gereuse figure  plus  long-temps  dans  le  droit  des  gens.  Sur  ce  point,  la  France 
et  l'Amérique  ont  eu  la  même  pensée,  et  il  faudra  bien  que  vis-à-vis  de  nous, 
eomme  vis-à-vis  des  États-Unis,  l'Angleterre  abandonne  une  prétention  in- 
compatible avec  les  droits  de  souveraineté  de  toute  nation. 


REVUE  DE  PARIS.  145 

Constantinople  paraît  à  la  veille  d'avoir  sa  révolution  ministérielle.  Re- 
chid-Pacha ,  ambassadeur  de  la  Porte  ottomane  à  Paris ,  est  rappelé ,  et  l'on 
pense  généralement  qu'il  sera  mis  à  la  tête  du  ministère.  C'est  une  victoire, 
remportée  par  les  amis  de  la  réforme.  On  n'ignore  pas  qu'à  Constantinople 
les  Turcs  fanatiques ,  les  vieux  Turcs ,  font  une  opposition  vive  à  tous  ceux 
qui  se  sont  déclarés  partisans  des  innovations  du  sultan  Mahmoud  II.  C'est 
le  parti  de  l'ancienne  Turquie  qui  avait  obtenu ,  dans  ces  derniers  temps, 
que  Rechid-Pacha  quittât  le  département  des  affaires  étrangères;  c'est  alors 
que  Rechid-Pacha  vint  représenter  la  sublime  Porte  auprès  de  notre  gouver- 
nement. Il  ne  faut  pas  oublier  que  le  hatti-schériff  de  Gulhané,  promulgué 
en  1839,  quelques  mois  après  la  mort  de  Mahmoud,  est  en  partie  l'ouvrage 
de  Rechid.  C'est  encore  lui  qui,  en  1838,  conclut  avec  les  puissances  euro- 
péennes le  traité  qui  abolit  les  monopoles.  Rechid-Pacha  est  un  des  hommes 
les  plus  éclairés  de  l'empire;  il  voudrait  régénérer  son  pays  par  de  sages 
emprunts  faits  aux  principes  et  aux  idées  de  l'Europe  :  c'est,  pour  ainsi  parler, 
un  doctrinaire  turc.  Son  rappel  indiquerait  que  la  Porte  ottomane  sent  le 
besoin  d'écouter  un  peu  plus  les  conseils  des  puissances.  Le  nouvel  avène- 
ment de  Rechid-Pacha  aux  affaires  pourrait  être  favorable  à  l'influence  fran- 
çaise :  Rechid  connaît  la  France,  il  en  aime  le  génie  et  la  civilisation,  et  il 
inclinerait  plutôt  de  notre  côté  que  du  côté  de  la  Russie.  L'avenir  nous  mon- 
trera jusqu'à  quel  point  il  saura  réussir  dans  ses  efforts  de  gouvernement  et 
de  réforme. 

Les  représentans  des  puissances  ont  accepté  les  arrangemens  pris  en  Syrie 
par  la  Porte  ottomane.  Ils  ont  pensé  qu'ils  ne  pouvaient,  pour  le  moment, 
pousser  plus  loin  leurs  exigences  sans  porter  atteinte  à  l'indépendance  de 
l'empire,  à  la  souveraineté  du  sultan.  Dans  le  cas  où,  ce  qui  est  assez  pro- 
bable, l'expédient  proposé  par  la  Porte  ne  réussirait  pas  à  empêcher  l'anar- 
chie, on  reprendra  les  négociations,  on  fera  de  nouvelles  notes. 

Il  est  difficile  de  s'expliquer  les  dernières  nouvelles  que  le  gouvernement 
vient  de  faire  publier  sur  l'Afghanistan.  On  nous  annonce  la  destruction  de 
Caboul  et  de  Djellalabad.  Tout  le  pays  entre  ces  deux  villes  a  été  ravagée, 
et  les  fortifications  renversées.  Cependant  il  semblait,  d'après  les  relations 
précédentes,  qu'une  fois  rentrés  dans  Caboul,  les  Anglais  avaient  négo- 
cié avec  les  Afghans,  qui  devaient  leur  rendre  leurs  prisonniers.  Les  hos- 
tilités ont  donc  recommencé  ?  On  nous  dit  qu'après  deux  attaques  qui  ont 
eu  lieu  près  de  Gundamuck  et  aux  passes  de  Kybhur,  l'armée  avait  atteint 
Peshawer  et  se  dirigeait  vers  Ferozepor.  L'armée  anglaise  se  trouve  donc 
poursuivie,  ou  du  moins  chaudement  accompagnée  par  les  Afghans  dans  sa 
retraite.  Cependant  les  dernières  nouvelles,  dans  leur  laconisme  énigmatique, 
ajoutent  qu'aussitôt  que  l'armée  aura  passé  l'Indus,  les  Afghans  faits  prison- 
niers depuis  1839  seront  remis  en  liberté.  Voilà  des  procédés  bien  humains 
envers  un  peuple  dont  on  brûle  les  villes,  et  dont  les  tribus  vous  reconduisent 
l'épée  dans  les  reins  jusqu'aux  dernières  limites  de  son  territoire.  Les  An- 
glais ont  voulu  sans  doute  laisser  un  immortel  témoignage  de  leur  puissance 


146  REVUE  DE  PARIS. 

et  de  leur  ressentiment  dans  les  ruines  fumantes  de  Caboul  et  de  Djellalabad; 
mais  ils  n'ont  pas  pensé  qu'ils  laissaient  aussi  dans  les  cœurs  d'implacables 
sentimens  de  haine  et  de  vengeance,  sentimens  qui  se  transmettront  aux  gé- 
nérations à  venir.  Quand  luira  le  jour  d'une  grande  collision  entre  les  deux 
puissances  qui  pressent  les  flancs  de  l'Asie  centrale,  entre  la  Russie  et  l' An- 
terre,  celle-ci  pourra  regretter  d'avoir  donné  dans  les  Afghans  des  auxiliaires 
redoutables  à  sa  rivale.  Du  côté  de  l'Indus,  l'Angleterre  est  destinée  à  avoir 
contre  elle  un  jour  les  Afghans,  les  Persans  et  les  Russes. 

L'Europe  pourra  rendre  au  moins  ce  témoignage  à  la  France,  que  la  guerre 
faite  par  nous  en  Afrique  n'a  pas  un  odieux  caractère  de  vengeance  et  de  fé- 
rocité. Nos  soldats  et  nos  généraux  se  battent  avec  vigueur,  mais  sans  cruauté 
et  surtout  sans  perfidie.  Ainsi ,  dans  ces  derniers  temps ,  quand  la  grande 
tribu  des  Flitas ,  par  suite  de  nos  habiles  manœuvres ,  est  tombée  entre  les 
mains  des  généraux  Lamoricière  et  Gentil,  elle  a  été  admise  à  une  capitula- 
tion honorable,  et  ses  chefs,  restés  au  quartier-général  du  général  Lamori- 
cière, n'y  ont  reçu  que  de  bons  traitemens.  La  dernière  campagne  que  vient 
de  terminer  M.  le  général  Bugeaud  avait  été  conçue  sur  un  vaste  plan.  Les 
Beni-Oulagh  et  les  Schibh  ont  été  forcés  dans  leurs  montagnes  par  les  efforts 
combinés  des  généraux  Bugeaud  et  Changarnier,  et  ils  ont  pu  se  convaincre 
qu'il  n'y  avait  pas  pour  eux  de  refuge  dont  l'abord  fût  inaccessible  à  nos  co- 
lonnes. Le  gouverneur-général  a  défendu  le  pillage,  et  ces  tribus,  qu'Abd-el- 
Kader  avait  essayé  de  fanatiser,  ont  pu  trouver  dans  cette  clémence  un  puis- 
sant motif  pour  rechercher  l'amitié  de  la  France. 

Comment  se  fait-il  qu'au  milieu  de  tous  ses  travaux,  comme  général  et 
comme  gouverneur,  M.  Bugeaud  trouve  le  temps  d'entrer  en  correspondance 
avec  les  journaux  ?  Que  M.  Bugeaud  ait  voulu,  par  sa  brochure  sur  l'Algérie, 
mettre  le  pays  et  les  chambres  en  état  de  résoudre,  en  connaissance  de  cause, 
une  des  plus  graves  questions  qui  puissent  nous  intéresser,  cela  se  conçoit. 
Nous  n'avons  pas  hésité  à  regarder  la  publication  du  général  comme  un  ser- 
vice rendu  au  pays.  Tout  en  avouant  qu'il  était  assez  insolite  de  voir  un  gé- 
néral en  chef  publier  ses  vues  et  ses  plans,  nous  avons  trouvé  cependant  dans 
la  situation  particulière  de  M.  Bugeaud  de  sérieux  motifs  qui  justifiaient  sa 
conduite.  Le  général  voulait  empêcher  qu'on  ne  disloquât  son  armée;  il  pou- 
vait craindre,  non  sans  fondement ,  qu'on  s'autorisât  de  ses  succès  même 
pour  diminuer  considérablement  les  forces  qu'il  avait  à  sa  disposition.  Pour 
n'être  pas  ainsi  désarmé,  il  s'est  adressé  à  l'opinion  du  pays,  et  nous  répéte- 
rons qu'il  a  bien  fait.  Mais  une  fois  ce  devoir  rempli ,  il  ne  fallait  pas  re- 
prendre la  plume.  Et  à  qui  M.  Bugeaud  écrit-il  ?  Au  National,  c'est-à-dire  à 
des  adversaires  systématiques  et  implacables!  Le  général  se  plaint  de  l'injus- 
tice et  des  calomnies  auxquelles  il  est  en  butte;  n'a-t-il  pas,  pour  les  confondre, 
ses  actions  et  le  témoignage  de  l'armée  qu'il  mène  à  l'ennemi  ?  Dans  une  pa- 
reille situation,  il  n'est  pas  besoin  d'un  grand  stoïcisme  pour  opposer  à  des 
accusations  mensongères  une  inaltérable  indifférence.  Où  en  serions-nous  si 
les  hommes  qui  servent  le  pays  croyaient  qu'à  la  première  attaque  de  quelques 


REVUE  DE  PARIS.  147 

ennemis ,  l'opinion  les  condamnera  ?  Mais  alors  il  faudrait  désespérer  du  bon 
sens  public,  et,  comme  l'a  dit  un  jour  M.  de  Chateaubriand,  aller  vivre  à 
Constantinople.  Non,  le  pays  est  plus  raisonnable  et  plus  juste;  il  apprécie 
les  hommes  sur  des  faits,  d'après  leurs  actes,  et  ne  va  pas  chercher  ses  juge- 
mens  dans  les  arrêts  libellés  par  les  ressentimens  de  l'esprit  de  parti.  Nous 
pensons  même  que  le  général  Bugeaud  ferait  mieux,  cet  hiver,  de  rester  en 
Afrique,  et  de  ne  pas  quitter  son  armée  pour  la  tribune.  Qu'il  laisse  les  faits 
parler  pour  lui;  ne  vaut-il  pas  mieux,  s'il  est  destiné  à  être  atteint  un  jour  par 
un  ordre  de  rappel  dont  il  croirait  avoir  à  se  plaindre,  ne  vaut-il  pas  mieux 
pour  lui  le  recevoir  au  milieu  de  son  camp  qu'en  apprendre  la  nouvelle  dans 
les  salons  de  Paris? 


Un  jeune  écrivain  déjà  connu  par  des  travaux  de  critique  et  d'érudition 
que  nos  lecteurs  n'ont  sans  doute  pas  oubliés,  M.  Charles  Labitte,  vient 
d'aborder  avec  succès  la  belle  et  difficile  carrière  du  haut  enseignement.  Chargé 
de  suppléer  M.  Tissot  dans  la  chaire  de  poésie  latine  au  Collège  de  France, 
M.  Labitte  a  ouvert  son  cours  vendredi  dernier  par  d'ingénieuses  et  piquan- 
tes considérations  sur  le  génie  romain.  Il  a  fort  heureusement  précisé  la  di- 
rection qu'il  donnerait  à  son  enseignement  en  rappelant  qu'il  avait  à  parler  de 
Rome  du  sein  de  la  France.  C'est  donc  dans  ses  rapports  avec  l'esprit  français 
que  M.  Labitte  étudiera  le  génie  de  la  muse  romaine.  La  poésie  philosophique 
des  Latins  l'occupera  cette  année,  et  il  pourra  indiquer  plus  d'un  curieux 
rapprochement  entre  l'austère  mélancolie  de  Lucrèce  et  la  tristesse  infinie 
des  âges  nouveaux.  M.  Labitte  a  promis  de  ne  pas  oublier,  en  traitant  de  la 
poésie  romaine,  qu'il  jugeait  les  œuvres  d'une  nation  pratique  et  active;  il 
s'appliquera  surtout  à  être  précis  et  substantiel,  à  parler  de  Rome  avec  cette 
sobriété  savante  qu'elle  a  enseignée  à  la  France.  Cette  promesse  du  professeur 
sera  tenue,  nous  n'en  doutons  pas,  et  ses  leçons  sur  la  poésie  philosophique 
à  Rome  ne  se  distingueront  pas  seulement  par  le  charme  de  l'exposition , 
mais  par  la  solidité  des  recherches  et  l'heureuse  nouveauté  des  aperçus. 


Odéon.  —  La  Main  droite  et  la  Main  gauche,  de  M.  Léon  Gozlan.  — 
Cette  représentation  a  été  solennelle  à  plus  d'un  titre.  D'abord,  pour  en 
faire  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  une  solennité  littéraire,  il  suffisait  du 
nom  de  l'auteur,  qui  depuis  long-temps  n'était  plus  un  mystère.  On  savait 
qu'il  s'agissait  d'un  des  plus  brillans  écrivains  qui  honorent  la  littérature  de 
notre  époque,  du  romancier  à  qui  nous  devons  déjà  tant  de  créations  origi- 
nales, du  poète  qui  a  chanté  les  châteaux  de  la  France  en  prose  digne  des 
dieux,  en  un  mot,  de  cette  brûlante  imagination  et  de  cet  esprit  étincelant 
qui  s'appelle  M.  Léon  Gozlan.  On  savait  en  outre  que  de  traverses  il  avait 
essuyées  pour  arriver  à  ses  fins,  que  de  luttes,  que  de  déboires  !  L'intérêt  et 
les  sympathies  qui  s'attachent  toujours  aux  martyrs  étaient  depuis  long-temps 


148  REVtJE  DE  PARIS. 

acquis  à  cette  œuvre,  qu'il  allait  être  enfin  permis  d'entendre  et  de  juger. 
Mais  ce  qui  donnait  surtout  à  cette  représentation  un  caractère  grave,  sérieux 
et  vraiment  solennel,  dans  la  bonne  et  haute  acception  du  mot,  c'est  qu'il 
s'agissait  de  savoir  si  décidément  il  était  interdit  aux  hommes  d'esprit  et 
d'imagination  d'aborder  la  scène,  si  le  théâtre,  ce  grand  art  dont  on  a  fait  le 
plus  plat  des  métiers ,  devait  rester  à  jamais  la  proie  des  médiocrités  qui 
l'exploitent.  On  se  souvenait  d'un  illustre  échec  et  d'essais  désastreux  :  on  se 
demandait  avec  émotion  si  M.  Gozlan  succomberait  à  son  tour  dans  cette 
rude  épreuve,  ou  s'il  en  sortirait  vainqueur. 

En  vérité ,  c'était  là  la  question ,  et  certes  tous  ceux  qui  s'intéressent  aux 
destinées  de  l'art  dramatique  avaient  raison  de  s'émouvoir  et  de  prendre  la 
chose  à  cœur,  car  la  chose  en  valait  la  peine.  A  part  quelques  grands  noms 
qu'il  serait  aisé  de  compter,  voyez  en  quelles  mains  le  théâtre  est  tombé  de 
nos  jours.  Tomber  est  le  mot,  car  jamais  on  ne  le  vit  si  bas.  La  nullité  y 
règne,  la  médiocrité  y  fait  loi.  N'ayez  ni  talent,  ni  style,  ni  distinction  dans 
l'esprit,  ni  poésie  dans  le  cœur,  ni  grâce  dans  l'imagination,  vous  êtes  mer- 
veilleusement propre  à  faire  du  théâtre  :  c'est  l'expression  dont  ils  se  servent 
et  qu'il  eût  fallu  inventer,  s'ils  ne  l'avaient  créée  eux-mêmes.  Aujourd'hui,  on 
fait  du  théâtre  comme  on  fait  des  bottes  et  des  souliers.  Les  malheureux  ont 
tout  perdu,  l'art  d'abord,  puis  le  goût  du  public,  si  bien  qu'à  cette  heure  il 
faut  plus  que  du  courage  aux  esprits  d'élite  pour  oser  aborder  franchement 
la  scène  et  chercher  le  succès  dans  des  voies  nouvelles  :  entreprise  si  dif- 
ficile, que  deux  grands  talens  y  ont  déjà  succombé ,  aux  applaudissemens 
des  niais,  qui  n'ont  pas  compris  que  c'était  à  la  ruine  de  l'art  dramatique 
qu'ils  applaudissaient.  Il  faut  savoir  gré  à  M.  Léon  Gozlan  de  ne  s'être  point 
laissé  abattre  par  de  si  funestes  exemples,  ni  décourager  par  tant  de  diffi- 
cultés. Il  n'eût  point  réussi,  qu'il  mériterait  encore  nos  éloges  et  notre 
reconnaissance,  pour  avoir  tenté  une  chose  presque  impossible;  mais  que  ne 
lui  devons-nous  pas,  pour  avoir  planté  glorieusement  sur  la  scène  le  drapean 
des  jeunes  écrivains,  pour  leur  avoir  prouvé  une  bonne  fois  que  l'élégance 
du  style,  le  charme  des  pensées,  la  grâce,  l'imagination,  la  poésie,  enfin, 
toutes  les  nobles  facultés  de  l'esprit  humain,  ne  sont  pas  rigoureusement 
exclues  du  théâtre,  et  qu'elles  peuvent  parfois  y  réussir  presque  aussi  bien  que 
la  médiocrité. 

Mais,  s'écrient  les  faiseurs,  ce  n'est  point  là  une  pièce  comme  nous  savons 
les  faire!  Vous  dites  vrai ,  illustres  auteurs  de  mélodrames  plus  ou  moins 
siffles,  plus  ou  moins  applaudis;  ce  n'est  point  là  de  votre  façon,  et  c'est  à  ce 
titre  d'abord  que  nous  l'aimons,  cette  œuvre  qui  n'a  rien  des  défauts  ni  des 
qualités  des  vôtres.  Ce  que  nous  en  aimons  surtout,  c'est  précisément  ce  que 
vous  jugez  à  propos  d'y  reprendre,  la  fantaisie  se  jouant  de  la  réalité,  un 
esprit  aventureux  et  libre,  ennemi  des  sentiers  frayés.  Mieux  vaut  cent  fois 
suivre  le  daim  dans  ses  bonds  capricieux,  que  le  pas  lourd  du  bœuf  creusant 
péniblement  son  sillon.  Mieux  vaut  mille  fois  mordre  dans  un  fruit  un  peu 
vert,  que  dans  un  vieux  fruit  mûr,  sans  parfum  et  sans  saveur. 


REVUE  DE  PARIS.  149 

Ce  qui  nous  a  le  plus  charmé  dans  cette  représentation,  qui  restera  bien 
avant  dans  nos  souvenirs  à  tous ,  c'est  inoins  les  qualités  que  les  défauts  de 
l'œuvre  en  question.  Ainsi,  ce  que  nous  en  aimons  surtout,  c'est  l'invraisem- 
blance poétique,  poussée,  parfois  jusqu'à  l'impossible,  que  M.  Léon  Gozlan  y 
a  semée  dans  plus  d'une  rencontre.  D'autres  l'en  ont  blâmé,  nous  l'en  féli- 
citons. Il  nous  plaît  de  sentir  dans  la  première  œuvre  du  poète  quelque  chose 
déjeune  et  d'inexpérimenté,  une  exubérance  de  sève  qui  ne  sait  point  se  con- 
tenir, un  luxe  de  feuillage  que  n'a  point  encore  émondé  la  réflexion,  une 
fougue,  une  ardeur  inhabiles  à  se  commander.  Et  puis,  si  vous  saviez  comme 
nous  sommes  las  de  cette  habitude  des  planches  que  les  habiles  font  sonner 
si  haut  ?  Si  vous  saviez  comme  nous  en  avons  par-dessus  la  tête ,  de  cette 
science  surannée,  de  ces  vieux  moyens  usés  jusqu'à  la  corde,  de  toutes  ces 
roueries,  de  toutes  ces  ficelles  qu'il  serait  bien  temps,  juste  Dieu!  de  relé- 
guer au  panier  aux  chiffons?  Aussi  donc,  que  nous  avons  été  heureux  de 
voir  enfin  un  drame  vif ,  alerte,  pétillant  d'esprit,  bouillant  d'amour  et  de 
jeunesse,  courant  par  monts  et  par  vaux,  franchissant  les  fossés,  chevauchant 
les  nuages  et  préférant  se  rompre  le  cou  que  se  traîner  dans  l'ornière  : 
œuvre  charmante,  s' égarant  dans  les  champs  de  la  fantaisie,  sans  jamais 
briser  entièrement  le  lien  qui  la  rattache  à  l'éternelle  vérité;  œuvre  à  la  fois 
spirituelle  et  passionnée,  dans  laquelle  le  sourire  se  mêle  aux  larmes,  l'émo- 
tion à  la  gaieté,  et  la  saillie  au  sentiment;  œuvre  de  poète,  enfin  !  Le  soleil 
l'inonde  à  pleins  rayons,  les  fleurs  l'embaument,  les  oiseaux  y  gazouillent , 
l'air  y  circule,  et  d'un  bout  à  l'autre  la  jeunesse  et  l'amour  l'égayent  de  leurs 
plus  doux  concerts. 

Ainsi,  pour  écrire  ce  drame,  M.  Léon  Gozlan  n'a  pas  cru  devoir  couper  les 
ailes  à  son  imagination  ni  renoncer  aux  riches  et  belles  facultés  qu'il  a  reçues 
du  ciel.  Il  a  abordé  le  théâtre  de  front,  sans  rien  changer  à  son  armure;  il  n'a 
fait  aucune  concession ,  il  a  marché  vaillamment  dans  sa  voie.  Bref,  il  est 
resté  lui-même,  son  succès  n'appartient  qu'à  lui. 

Ce  drame,  il  faut  vous  le  conter,  bien  qu'à  coup  sur  vous  le  connaissiez 
déjà.  Vous  n'aurez  pas  sans  doute  attendu  notre  avis  pour  aller  respirer  le 
doux  et  enivrant  parfum  de  la  rose  Dorothée.  Et  puis  nous  ne  voyons  guère 
que  la  plume  de  M.  Gozlan  qui  soit  tout-à-fait  digne  de  vous  promener  le 
long  des  sentiers  fleuris  de  cette  étrange  et  gracieuse  histoire.  Quel  livre  char- 
mant n'eût-il  pas  écrit  si,  au  lieu  d'aborder  la  scène,  il  se  fut  contenté  d'un 
récit!  Quel  ravissant  volume  vous  liriez  à  cette  heure,  les  pieds  sur  les  che- 
nets, à  la  lueur  de  la  lampe  !  Que  de  larmes  vous  répandriez!  que  de  sourires 
à  travers  vos  larmes  !  Et  combien,  en  lisant  cette  froide  et  pâle  analyse,  vous 
regretterez  que  le  poète  ne  vous  ait  pas  donné  un  drame  de  la  main  droite 
et  un  roman  de  la  main  gauche  ! 

La  scène  se  passe  en  Suède.  Nous  aimerions  mieux,  à  vrai  dire,  qu'elle  se 
passât  partout  et  nulle  part.  Ces  mots  Suède,  Stockholm,  Charles  XII,  qui  se 
trouvent  mêlés  à  l'action,  sont  comme  autant  de  poids  de  cent  livres  que 
M.  Gozlan  a  suspendus  aux  ailes  de  sa  fantaisie.  Nous  savons  de  petites  co- 


150  REVUE  DE  PARIS. 

médies  de  M.  Alfred  de  Musset  dans  lesquelles  les  personnages  s'intitulent 
tout  simplement  le  roi,  la  reine,  le  duc,  la  duchesse.  La  scène  se  passe  où 
Ton  veut;  à  ce  compte,  la  fantaisie  a  ses  coudées  franches  et  n'est  point 
exposée  a  se  voir  donner  sur  les  doigts  par  l'histoire.  Ainsi  faisant,  M.  Léon 
Gozlan  se  serait  épargné  hien  des  entraves  dans  sa  composition  et  bien  des 
ennuis  dans  les  bureaux  de  la  censure. 

Nous  sommes  sous  le  règne  très  gracieux,  très  pacifique,  pourtant  très 
tourmenté,  comme  nous  Talions  voir,  de  la  jeune  et  belle  Dorothée.  Par  des 
raisons  d'état  qui  ne  sont  pas  nos  affaires,  la  reine  a  épousé  le  prince  Her- 
mann,  qui  regrette  sincèrement,  au  milieu  des  humiliations  de  sa  royauté 
purement  honoraire,  les  plates-bandes  de  roses  et  de  tulipes  qu'il  se  plaisait 
à  cultiver,  quelques  années  auparavant,  dans  sa  principauté  d'Allemagne. 
Son  rôle  se  réduit  à  être  le  mari  de  la  reine,  rien  de  plus,  rien  de  moins;  rôle 
de  comparse  auquel  se  pourrait  comparer  le  rôle  que  joue  dans  le  monde  le 
mari  d'une  femme  de  lettres.  Le  bonhomme  Hermann  en  dépérit  d'ennui  et 
ne  tarderait  pas  à  succomber  à  la  peine,  s'il  ne  s'était  ménagé  quelque  com- 
pensation mystérieuse.  Suivez  ses  pas,  aussitôt  qu'il  peut  s'échapper  de  sa 
prison  dorée.  A  mesure  qu'il  s'en  éloigne,  son  excellente  figure  s'éclaircit, 
son  front  rayonne,  ses  lèvres  s'épanouissent  en  un  sourire  de  béatitude.  Où 
va-t-il?  Quelle  félicité  l'attend?  Quel  est  le  charme  qui  l'attire? 

A  quelques  milles  de  Stockholm ,  il  est  un  délicieux  asile,  espèce  de  cottage 
tout  plein  de  fleurs  et  de  silence.  C'est  là  que  vivent,  loin  des  bruits  du 
monde,  Mmc  Rodolphine  et  son  fils;  c'est  là  que  s'arrête  Hermann.  Il  entre 
sans  façon,  le  chapeau  sur  la  tête  et  les  mains  dans  ses  poches.  Il  commande 
aux  serviteurs,  il  baise  Rodolphine  au  front.  Qu'est-ce  à  dire,  Hermann? 
Seriez-vous  infidèle  à  votre  royale  épouse?  Sous  ces  honnêtes  dehors,  sous  ces 
bourgeoises  apparences,  cacheriez-vous  par  hasard  l'ame  de  don  Juan?  Il 
n'en  est  rien;  seulement,  comme  il  est  bigame  et  qu'il  tient  à  remplir  tous  ses 
devoirs,  le  pauvre  Hermann  es,t  bien  obligé,  pour  être  fidèle  à  chacune  de  ses 
deux  femmes,  d'être  infidèle  à  toutes  deux.  Hermann,  bigame!  Eh!  mon 
Dieu,  oui.  Hermann  a,  dans  sa  jeunesse,  épousé  Rodolphine  de  la  main 
gauche,  et,  lorsque  des  raisons  d'état  le  contraignirent  à  se  marier  de  la  seule 
main  dont  il  pût  désormais  disposer,  il  n'eut  pas  le  courage  de  renoncer  à 
Rodolphine  et  à  son  fils;  il  les  attira  près  de  Stockholm,  il  les  cacha  dans  un 
nid  de  fleurs,  et  c'est  là  qu'il  vient  chaque  jour  cueillir  de  sa  main  gauche  les 
douces  félicités  interdites  à  sa  main  droite.  Rodolphine  est  la  bonté  même; 
Wilfrid  iguore  qu'Hermann  est  son  père;  mais,  par  son  ardeur  chevaleresque 
autant  que  par  son  noble  cœur,  Wilfrid  est  à  la  fois  la  joie,  l'orgueil  et  la 
consolation  d'Hermann,  qui,  tout  simple  qu'il  paraît,  mène  à  grand'guides 
ses  deux  ménages  avec  toute  l'aisance  et  toute  la  dextérité  que  pourrait  y 
mettre  le  roué  le  plus  consommé.  Tous  ceà  détails  ont,  dans  la  pièce  de 
M.  Léon  Gozlan,  un  charme  et  une  grâce  que  nous  ne  saurions  exprimer. 

Hélas  !  qu'avons-nous  dit?  Wilfrid,  était  la  consolation  de  son  père!  Oui , 
sans  doute,  et  nous  le  répéterions  si  ce  malencontreux  jeune  homme  ne 


REVUE  DE  PARIS.  151 

se  fût  avisé  de  tomber  amoureux,  savez-vous  de  qui?  D'une  baronne?  fi 
donc  !  D'une  comtesse  ?  grand  merci  !  D'une  ducbesse  ?  vous  n'y  êtes  pas. 
Wilfrid  est  amoureux  de  la  reine.  Et  quel  amoureux,  ce  Wilfrid  !  Il  n'y  va 
pas  par  quatre  cbemins.  Il  saute  à  pieds  joints  sur  les  roues  de  la  voiture 
royale;  les  cbevaux  le  foulent  aux  pieds  ;  il  s'en  relève  mieux  portant.  Rien 
ne  l'abat,  rien  ne  le  décourage,  et,  en  fin  de  compte,  il  se  décide  à  s'intro- 
duire dans  un  bal  de  la  cour  pour  insulter  et  poignarder  le  roi. 

Or,  tandis  que,  grâce  à  l'amour  de  AVilfrid,  les  affaires  d'Hermann  s'em- 
barrassent d'une  singulière  façon,  les  affaires  de  la  reine  Dorotbée  se  com- 
pliquent d'une  étrange  sorte,  grâce  à  l'arrivée  d'un  certain  major  Palmer, 
qui  éclate  un  beau  jour  comme  une  bombe  dans  le  palais  de  Stockbolm.  Il 
arrive  des  Indes,  pocbes  vides,  sans  sou  ni  maille,  dans  un  costume  moins 
riche  que  pittoresque.  Voici  pourtant  un  plaisant  drôle!  Il  entre  dans  le  palais 
des  souverains  de  la  Suède  avec  moins  de  façon  que  n'en  faisait  tout  à  l'heure 
le  prince  Hermann  pour  pénétrer  dans  la  maison  de  Rodolphine.  Il  a  l'air 
goguenard,  porte  haut  la  tête,  et  marche  le  poing  sur  la  hanche.  Hardi  compa- 
gnon, audacieux  railleur,  insolent  au  besoin,  qui  est-il?  On  ne  sait;  mais,  à 
son  nom  le  ministre  pâlit  et  se  trouble,  et  l'on  sent  tout  d'abord  que  ce  mys- 
térieux personnage  tient  entre  ses  mains  tous  les  fils  de  l'action  qui  va  se 
dérouler  devant  nous. 

Ce  personnage  n'est  point  neuf  à  la  scène.  C'est  toujours  ce  héros  roma- 
nesque apparaissant  à  coup  sûr  à  l'heure  où  on  l'attend  le  moins.  Nul  ne  sait 
rien  de  lui,  et  il  sait  tout  de  tous.  Il  s'empare  aussitôt  de  l'intérêt  et  de  la 
curiosité,  il  est  le  maître  du  drame  qui  s'agite  à  ses  côtés,  il  est  le  mot  vivant 
de  la  charade  et  de  l'énigme.  Ce  personnage,  vous  le  connaissez,  vous  l'avez 
vu  vingt  fois  au  théâtre,  mais,  jusqu'à  présent,  vous  n'en  aviez  vu  que  l'es- 
quisse; M.  Gozlan  en  a  fait  un  type  et  se  l'est  approprié.  Non,  nous  ne  sau- 
rions dire  que  d'esprit,  que  de  charme,  que  de  scepticisme  moqueur,  que  de 
sensibilité  touchante  M.  Léon  Gozlan  et  M.  Bocage  ont  répandus  dans  ce  rôle 
du  major  Palmer.  Certes,  lorsqu'après  le  cinquième  acte,  la  toile  s'est  abaissée 
au  bruit  des  applaudissemens  de  la  foule,  le  poète  et  l'acteur  ont  dû  se  serrer 
la  main  et  se  remercier  cordialement  l'un  l'autre.  Rappelez-vous  la  scène, 
courez  la  voir  si  ce  n'est  pas  déjà  fait,  dans  laquelle  le  major  Palmer  et  Ro- 
dolphine observent  Wilfrid  et  la  duchesse  de  Loewenbourg  se  confiant  à  voix 
basse  les  secrets  de  leur  tendresse.  Tous  deux  sont  jeunes,  ils  sont  beaux 
tous  deux  ;  pour  combler  la  distance  qui  les  sépare,  l'un  aspire  à  monter, 
l'autre  aspire  à  descendre;  leurs  regards  osent  dire  ce  que  leur  bouche  ne  dit 
pas.  On  entend  à  demi  le  gazouillement  de  leurs  âmes.  A  ce  tableau ,  Palmer 
sent  son  vieux  cœur  rajeuni  de  vingt  ans;  il  regarde,  il  écoute,  ses  veux  se 
mouillent  de  larmes,  mais  il  se  tait ,  car  il  craint  d'effaroucher  ces  deux  co- 
lombes et  de  les  voir  aussitôt  s'envoler.  Savez-vous  rien  de  plus  charmant? 

Cependant  Wilfrid  a  tenu  ses  sermens.  Il  a  publiquement,  sous  le  masque, 
insulté  le  mari  de  la  reine,  et  vous  pouvez  juger  des  regrets  qu'il  en  ressent, 
lorsqu'il  découvre,  après  cette  belle  équipée,  que  ce  n'est  point  de  la  reine 


152  REVUE  DE  PARIS. 

qu'il  est  amoureux,  mais  de  la  duchesse  de  Loewenhourg.  11  est  trop  tard; 
poursuivi  pour  crime  de  lèse-majesté,  Wilfrid  va  se  livrer  lui-même;  et  je 
vous  laisse  à  penser  la  douleur  du  bon  prince  Hermann,  lorsqu'il  découvre 
de  son  côté  qu'il  a  été  insulté  par  son  fds.  Mais  ce  que  les  mères  seules  pour- 
ront imaginer,  c'est  le  désespoir  de  Rodolphine,  en  apprenant  que  son  fds 
vient  d'être  condamné  à  mort.  Qui  tarira  la  source  de  tant  de  larmes?  Le 
temps  marche,  l'échafaud  se  dresse.  Qui  sauvera  cet  imprudent  Wilfrid?  qui 
changera  les  sanglots  de  cette  mère  en  transports  d'allégresse?  qui  relèvera 
ce  père  infortuné,  courbé  sous  le  coup  du  malheur?  Palmer,  toujours  Palmer! 
Il  écrit  à  la  reine  deux  lignes,  quelques  mots  seulement;  il  demande  la  grâce 
de  Wilfrid,  et  la  grâce  de  Wilfrid  est  signée.  Mais  qui  donc  est-il,  ce  Palmer? 
Palmer  est  à  Dorothée  ce  qu'Hermann  est  à  Rodolphine;  il  est  de  la  main 
gauche  le  mari  de  la  reine.  Et  cette  jeune  et  belle  duchesse  de  Loewenhourg? 
Voyez  Palmer  la  presser  sur  son  cœur  et  arroser  ses  blonds  cheveux  de  larmes 
et  de  baisers. 

On  le  voit,  c'est  à  peine  si  nous  avons  indiqué  la  source  de  l'intérêt  ré- 
pandu dans  cette  oeuvre;  mais  nous  avons  mêlé  nos  applaudissemens  à  ceux 
de  la  foule  :  c'est  tout  ce  qui  nous  restait  à  faire. 

Jules  Sandeau. 


—  Sous  ce  titre  :  La  vie  d 'Artiste,  un  de  nos  collaborateurs,  M.  À.  Del- 
rieu,  vient  de  publier  un  recueil  de  souvenirs  et  de  récits  de  voyages  dont 
quelques  extraits  ont  paru  dans  cette  Revue.  «  L'objet  apparent  de  ce  livre, 
dit  M.  Delrieu  dans  sa  préface,  est  la  reproduction  pure  et  simple  de  l'effet 
moral  que  la  vue  de  l'Allemagne  a  laissé  à  l'auteur  en  1832  ,  en  1835  et  en 
1838,  durant  trois  séjours  dont  le  second  fut  le  plus  étendu.  Le  but  réel  ce- 
pendant est  une  autobiographie  naïve,  qui  est  de  tous  les  pays,  de  tous  les 
âges  et  de  tous  les  hommes...  »  On  comprend  le  double  intérêt  qui  s'attache 
à  l'ouvrage  de  M.  Delrieu  ;  les  impressions  personnelles  de  l'auteur  s'y  mê- 
lent à  des  renseiguemens  curieux  sur  les  mœurs  allemandes.  Il  y  a  de  la 
linesse  et  de  la  vérité  dans  les  observations  du  voyageur;  on  voudrait  seule- 
ment trouver  quelquefois  plus  de  netteté  dans  ses  aperçus,  plus  de  précision 
dans  la  forme  qui  exprime  sa  pensée.  La  vie  cV.lrtistc  mérite  néanmoins  d'ê- 
tre accueillie  avec  faveur  ;  c'est  une  peinture  agréable  et  souveut  gracieuse 
d'un  pays  sur  lequel  la  France  a  encore  beaucoup  à  apprendre.  Ou  aime  à 
voir  nos  écrivains  répondre  par  de  bienveillantes  et  sérieuses  appréciations 
de  l'Allemagne  aux  reproches  d'ignorance  et  de  légèreté  qui  leur  viennent  si 
souvent  d'outre-llhin. 


F.    BONNA1RE. 


SS^SSlâ 


COLONISATIONS  FRANÇAISES. 


LES  PETITES  CARAÏBES.' 


La  mort  du  commandant  d'Enambuc  ayant  laissé  Saint-Christophe 
sans  gouverneur,  et  le  capitaine  du  Halde,  qui  y  servait  déjà,  ayant 
refusé  de  lui  succéder,  la  compagnie  nomma  à  cet  emploi  M.  de  La 
Grange  Fromentau;  mais,  lorsqu'il  voulut  faire  ses  préparatifs  de 
départ,  il  s'aperçut  qu'il  manquait  d'argent,  et  qu'il  lui  serait  impos- 
sible de  s'établir  dans  son  gouvernement  sur  un  pied  convenable.  Il 
se  décida  donc  à  résigner  sa  nouvelle  dignité  en  des  mains  plus  opu- 
lentes, et  il  proposa  à  M.  Lonvilliers  de  Poincy  de  lui  céder  tous  ses 
droits,  moyennant  un  prêt  de  quatre  mille  cinq  cents  livres,  et  la 
lieutenance  générale  de  Saint-Christophe. 

M.  de  Poincy,  qui  faisait  partie  des  chevaliers  de  Saint-Jean  de 
Jérusalem,  possédait  en  bénéfices  de  son  ordre  plus  de  vingt  mille 
livres  de  revenus,  et  le  roi  l'avait  nommé  chef  d'escadre  de  sa  marine 
en  Bretagne.  «  C'était ,  dit  le  père  Dutertre,  un  guerrier  consommé, 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  16  juin  et  9  octobre  1812. 

TOME  XIII.      JANVIER.  11 


15i  REVUE    RE    PARIS. 

un  grand  politique,  un  homme  puissant  en  richesse,  en  amis,  et  une 
des  bonnes  têtes  de  l'Europe.  »  Mais  c'était  en  même  temps  un  ancien 
commandeur  des  galères  de  Malte,  amoureux  de  cette  royauté  des* 
potique  de  la  mer,  qui  ne  relève  que  de  Dieu  et  de  la  tempête ,  ha- 
bitué aux  combats  sans  merci,  aux  tètes  abattues  sur  un  signe,  et 
aux  prises  de  navires  chargés  de  belles  esclaves;  car,  comme  il  arrive 
toujours,  les  chevaliers  de  Saint-Jean  avaient  fini  par  adopter,  en 
grande  partie,  les  mœurs  des  ennemis  qu'ils  combattaient;  et  l'on 
eût  dit,  à  voir  leur  manière  de  vivre,  que  parmi  les  dépouilles  des 
Turcs,  dont  ils  s'enrichissaient  depuis  si  long-temps,  ils  avaient  trouvé 
tous  leurs  vices.  M.  de  Poincy,  qui  se  sentait  mal  à  l'aise  en  France, 
au  milieu  des  mille  entraves  que  lui  imposaient  les  lois  et  l'usage, 
pensa  qu'il  retrouverait  dans  le  gouvernement  d'une  colonie  éloignée 
l'autorité  absolue  qu'il  regrettait,  et  accepta  avec  empressement  les 
offres  de  M.  de  La  Grange.  Il  fut  en  conséquence  nommé  gouver- 
neur de  Saint-Christophe,  le  15  février  1638,  et  de  plus  lieutenant- 
général  de  sa  majesté  dans  toutes  les  îles  de  l'Amérique. 

11  partit,  en  conséquence,  quelques  mois  après,  avec  une  suite 
nombreuse,  composée  de  soldats,  de  domestiques  et  d'ouvriers.  Mais, 
en  arrivant  à  Saint-Christophe,  il  trouva  que  son  lieutenant,  qu'il 
avait  expédié  en  avant,  n'avait  rien  préparé  pour  le  recevoir.  Dans 
sa  première  indignation,  il  voulut  détruire  les  plantations  entreprises 
par  celui-ci  et  le  renvoyer  en  France;  la  crainte  de  se  révéler  trop  tôt 
aux  colons  le  retint,  et  il  se  résigna  à  recevoir  des  excuses.  Ce  fut  ce 
qui  perdit  M .  de  La  Grange  :  le  commandeur  n'avait  contre  lui  que  de 
la  colère,  cette  réconciliation  forcée  changea  sa  colère  en  haine. 

Après  s'être  fait  reconnaître  à  Saint-Christophe,  M.  de  Poincy  se 
rendit  dans  le  même  but  à  la  Martinique  et  à  la  Guadeloupe.  Là,  il 
put  s'assurer  par  lui-même  des  efforts  prodigieux  qu'avaient  dû  faire 
les  fondateurs  pour  former  ces  établissemens,  et  de  la  négligence 
que  mettait  la  compagnie  à  remplir  ses  obligations.  Malgré  les  de- 
mandes réitérées  des  gouverneurs ,  les  colons  n'avait  point  assez  de 
poudre  pour  tirer  chacun  quatre  coups  de  mousquet;  les  canons  étaient 
sans  affûts ,  il  n'y  avait  à  la  Martinique  pour  tout  ouvrier  qu'un  char- 
pentier sans  outils,  et  la  voile  de  la  chaloupe  qui  faisait  le  service  de 
Saint-Christophe  ayant  été  déchirée  par  un  coup  de  vent,  il  ne  se 
trouva  point  dans  les  magasins  une  seule  aune  de  toile  pour  la  répa- 
rer(l).  Or  c'était  à  cette  époque  et  au  milieu  de  cette  disette  de  toutes 

(1)  Lettre  de  M.  de  Poincy  à  M.  le  président  Fouquet,  10  août  1639. 


RENTE   DE  PARIS.  155 

ressources,  que  la  compagnie  écrivait  à  M.  Duparquet  de  bùtir  à  la 
Martinique  un  arsenal,  une  ville  et  un  hôpital!  M.  Duparquet  ré- 
pondit qu'on  ne  construirait  point  un  hôpital  avec  les  deux  mille 
livres  de  tabac  que  la  compagnie  proposait  de  consacrer  à  cet  objet  ; 
qu'avant  de  songer  à  un  arsenal,  il  fallait  des  armes  pour  y  mettre,  et 
qu'enfin,  il  commencerait  à  bâtir  la  ville  dés  qu'on  lui  aurait  envoyé 
des  maçons,  des  charpentiers,  des  menuisiers,  des  serruriers,  des 
couvreurs,  et  tous  les  autres  ouvriers  nécessaires,  munis  de  leurs  ou- 
tils (1).  La  compagnie  n'envoya  rien,  et  tout  resta  dans  le  même  état. 
Le  commandeur  de  Poincy  avait  cassé  à  son  arrivée  les  officiers 
qui  commandaient  les  quartiers  de  Saint-Christophe,  afin  de  leur 
substituer  des  gens  dont  il  n'eût  à  craindre  aucune  opposition. 
Comme  la  compagnie  avait  voulu  qu'il  y  eût  dans  l' Lie  un  juge  et  un 
lieutenant  civil,  il  fit  nommer  à  ces  deux  emplois  un  brasseur  appelé 
Renou  ,  et  le  chirurgien  Giraut,  ce  qui  le  rendit  maître  de  la  justice 
comme  il  l'était  alors  du  reste.  Sûr  ainsi  d'imposer  à  tous  ses  volontés, 
il  ne  chercha  plus  à  se  contraindre. 

Un  habitant  nommé  Belle-Tête  avait  une  fille  qu'on  avait  coutume 
d'appeler  la  Nyrnphe  de  Saint- Christophe.  C'était  le  premier  enfant 
né  dans  la  colonie  et  pour  ainsi  dire  l'Eve  de  cette  race  de  créoles,  si 
belles  de  leur  pâleur  vivante  et  de  leurs  longs  yeux  noirs  pleins  de  so- 
leil. M.  de  Poincy,  épris  de  sa  beauté,  venait  la  voir  si  souvent  que 
le  père  s'alarma  de  ces  fréquentes  visites  et  le  laissa  voir.  Le  com- 
mandeur ne  répliqua  rien ,  mais  à  quelques  jours  de  là  il  fit  avertir 
Belle-Tête,  dont  il  savait  la  conduite  peu  régulière,  que  ses  désordres 
étaient  un  trop  dangereux  exemple  pour  sa  fille  et  qu'il  se  voyait 
forcé  de  la  lui  retirer. 

La  nymphe  de  Saint-Christophe  fut  en  conséquence  emmenée  par 
ordre  du  gouverneur,  qui  la  conduisit  lui-même  chez  Mme  de  La 
Grange.  Celle-ci ,  humiliée  d'une  telle  garde,  qu'elle  n'osait  pourtant 
refuser,  se  vengea  par  des  épigrammes.  Kérolan,  son  frère,  qui  l'avait 
suivie  en  qualité  d'aumônier,  alla  plus  loin;  il  rima  un  poëme  satiri- 
que intitulé  ta  Nymphe  Christophorine,  dont  quelques  copies  furent 
répandues  dans  l'île.  L'une  d'elles  arriva  jusqu'à  M.  de  Poincy,  qui, 
en  la  lisant,  fut  pris  d'une  véritable  rage.  Il  fit  chercher  Kérolan,  qui 
s'était  d'abord  enfui  dans  les  bois,  puis  à  Saint-Eustache,  où  il  eut  le 
bonheur  de  trouver  un  navire  anglais  sur  lequel  il  s'embarqua;  et, 
après  l'avoir  assigné  en  cas  de  ban  et  fait  crier  à  trois  briefs  jours,  il 

(1)  Le  Ure  de  M.  Duparquet  à  M.  le  président  Fouquet,  17  août  1639. 

11. 


156  REVUE   DE    PARIS. 

le  condamna  à  avoir  la  tête  tranchée,  «  sentence  que  je  n'ai  pu  faire 
exécuter  effectivement ,  dit-il  d'un  ton  de  regret  dans  sa  lettre  à  la 
■compagnie,  mais  qui  Va  été  en  effigie  (1).» 

Restait  à  se  venger  de  son  lieutenant.  Il  commença  par  faire  saisir, 
comme  créancier,  toutes  ses  propriétés;  puis  l'accusa,  ainsi  que  sa 
femme,  «  d'avoir  eu  recours  à  des  pratiques  secrètes  pour  aliéner  les 
volontés  du  peuple.  »  Le  brasseur  Renou  instruisit  l'affaire  et  ren- 
dit un  arrêt  par  lequel  tous  deux  étaient  déclarés  criminels  de  lèse- 
majesté!  Tous  leurs  biens  furent  en  conséquence  confisqués,  et  on  les 
conduisit  prisonniers  à  la  Rasse-ïerre  avec  leur  fils,  qui  était  un  enfant 
de  huit  ans.  Leur  captivité  dura  onze  mois;  enfin,  au  bout  de  ce  temps, 
la  sentence  fut  révoquée  par  suite  de  l'appel  qu'ils  avaient  interjeté 
au  roi ,  et  ils  purent  se  rembarquer  pour  la  France. 

Ce  départ  délivra  M.  de  Poincy  du  seul  contradicteur  dont  il  crai- 
gnît l'influence,  et  il  ne  songea  plus  qu'à  s'établir  dans  l'île  en  sou- 
verain. Il  commença  par  se  faire  construire  une  demeure  qui  pût 
être,  au  milieu  des  cases  de  charpente  habitées  par  les  colons,  une 
expression  visible  de  son  pouvoir  et  de  son  opulence.  C'était  une 
sorte  de  château  à  quatre  étages  avec  terrassée  l'italienne,  chapelle, 
écuries,  et  jardins  ornés  de  jets  d'eau.  A  droite  se  trouvaient  les  ate- 
liers occupés  par  les  ouvriers  qu'il  avait  amenés  d'Europe,  et  à  gauche 
le  quartier  des  nègres  appelé  la  ville  dîAngole.  La  cour  n'était  point 
entourée  de  palissades,  mais  de  murs  solides,  qui  pouvaient  mettre  à 
l'abri  d'un  coup  de  main  l'arsenal  bâti  au  milieu.  Un  corps-de-garde 
défendait  l'entrée,  et  des  sentinelles  y  veillaient  nuit  et  jour. 

Une  fois  établi  dans  ce  château,  M.  de  Poincy  décida  que  les  officiers 
de  l'île  viendraient  tous  les  dimanches  l'y  saluer  et  recevoir  ses  ordres; 
«  si  bien  que  ce  jour-là  ,  dit  un  témoin  oculaire,  on  eût  pris  son  an- 
tichambre pour  celle  d'un  prince  ou  d'un  ministre.  » 

Mais  tout  en  veillant  ainsi  à  se  faire  rendre  les  honneurs  que  sou- 
haitait son  orgueil,  il  n'oubliait  point  les  intérêts  de  sa  fortune.  Une 
sorte  de  croisade  venait  de  se  former  en  Europe  pour  proscrire  le 
tabac.  Jacques  Ier,  roi  d'Angleterre,  avait  lui-même  écrit  un  factum 
contre  cette  plante  dont  il  comparait  les  exhalaisons  à  celles  des 
antres  infernaux.  La  plupart  des  médecins  français  en  déclaraient 
l'habitude  nuisible;  elle  était  proscrite  en  Italie  ,  en  Suisse  même,  et 
l'on  n'était  point  éloigné  de  l'époque  où  le  sénat  de  Rerne  devait  pu- 
blier dans  son  fameux  décalogue  que  le  crime  de  fumer  était  défendu 

(1)  Mémoire  adressé  au  président  Fouquet  par  M.  de  Poincy. 


REVUE   DE   PARIS.  157 

par  Dieu  même,  comme  le  vol  et  le  meurtre .  Ces  attaques  empêchèrent 
l'usage  de  la  nicotiane  de  se  répandre,  précisément  au  moment  où  sa 
culture  avait  pris,  dans  les  îles  de  l'Amérique,  un  accroissement 
immense,  de  sorte  que  cette  marchandise  tomba  à  vil  prix.  M.  de 
Poincy,  à  qui  tous  les  droits  étaient  payés  en  tabac,  jugea  un  tel  état 
de  choses  ruineux,  et,  pour  y  porter  remède,  il  publia  un  arrêté 
par  lequel  il  était  défendu  à  tous  les  habitans  de  Saint-Christophe,  de 
la  Martinique  et  de  la  Guadeloupe,  de  faire  du  tabac  pendant  dix- 
huit  mois,  sous  peine  d'un  an  de  prison. 

Bien  que  la  mesure  fût  rigoureuse  et  prise  dans  un  intérêt  person- 
nel, elle  était  évidemment  utile  à  tous.  Aussi ,  le  gouverneur  de  la 
Martinique  n'hésita-t-il  point  à  l'accepter;  mais  celui  de  la  Guade- 
loupe refusa  de  s'y  soumettre.  C'était  toujours  ce  même  capitaine, 
M.  de  L'Olive,  dont  nous  avons  fait  connaître  l'étrange  caractère. 
Devenu  épileptique,  aveugle  et  fou,  il  s'était  fait  transporter  de  la 
Guadeloupe  à  Nieves  et  de  Nieves  à  Saint-Christophe,  cherchant  par- 
tout la  santé,  qui  l'avait  quitté,  et  le  repos,  qu'il  n'avait  jamais  connu. 
M.  de  Poincy  profita  de  son  arrivée  dans  cette  dernière  île  et  de  son 
refus  d'obéir  pour  le  faire  arrêter.  Désirant  la  souveraineté  de  toutes 
les  Caraïbes,  il  avait  depuis  long-temps  l'œil  sur  la  Guadeloupe. 
M.  Aubert  était  même  parti  avec  la  mission  d'en  solliciter  le  gouver- 
nement en  sa  faveur;  mais  cet  officier,  qui  avait  épousé  la  veuve  de 
M.  Duplessis,  obtint  pour  lui-même  de  la  compagnie  ce  qu'il  était 
chargé  d'obtenir  pour  M.  de  Poincy  et  revint  avec  une  commission 
qui  le  désignait  comme  remplaçant  de  M.  de  L'Olive. 

Ce  désappointement  aigrit  le  commandeur  contre  la  compagnie. 
Réduit  par  elle  au  gouvernement  de  Saint-Christophe,  il  résolut  de 
s'y  affermir  par  tous  les  moyens  et  d'en  retirer  seul  tous  les  avan- 
tages. Il  commença  par  se  conférer  à  lui-même  le  monopole  des 
échanges,  en  défendant  aux  habitans  de  se  rendre  désormais  à  bord 
des  navires  qui  arrivaient,  et  forçant  les  capitaines  à  lui  vendre  tout 
leur  chargement,  qu'il  détaillait  ensuite  avec  des  bénéfices  aux  colons. 
Ceux-ci  voulurent  se  soulever,  mais  la  révolte  fut  aussitôt  comprimée, 
et  les  mécontens  durent  en  revenir,  comme  par  le  passé ,  aux  plaintes 
sourdes,  aux  épigrammes  et  aux  suppositions  mensongères,  cette 
dernière  ressource  des  opprimés.  Les  pouvoirs  de  M.  de  Poincy  ve- 
naient d'être  renouvelés  pour  trois  ans.  On  assura  qu'ils  étaient 
moins  étendus  que  les  précédens,  et  pour  le  prouver  on  fit  courir  une 
copie  supposée  de  sa  nouvelle  commission.  Le  commandeur,  qui  en 
fut  averti ,  pensa  que  c'était  l'occasion  défaire  un  exemple.  Un  capi- 


158  REVUE   DE   PARIS. 

taine  de  quartier,  nommé  Desmarcts,  lui  avait  été  signalé  comme 
parlant  plus  haut  que  les  autres,  et  comme  colportant  de  case  en  case 
la  prétendue  commission;  il  l'accusa  de  l'avoir  fabriquée,  bien  qu'il 
ne  sût  ni  lire  ni  écrire,  le  fit  arrêter  et  mettre  en  jugement.  On  ne 
put  trouver  des  preuves  contre  lui,  mais  il  fut  avéré  qu'il  avait  mal 
parlé  du  pape,  de  Dieu  et  de  la  Vierge,  et  de  M.  le  gouverneur. 
crimes  qui  méritaient  la  mort,  et  pour  lesquels  il  eut  la  tête  tranchée 
en  présence  de  tous  les  colons. 

Cette  exécution  répandit  à  Saint-Christophe  une  véritable  stupeur. 
Pour  entretenir  la  terreur  des  colons,  M.  de  Poincy  fit  placer  dans 
tous  les  corps-de-garde  des  grues  de  fer,  des  chevalets,  et  d'autres 
instrumens  destinés  à  donner  la  question ,  dont  l'aspect  acheva  d'ef- 
frayer les  plus  mutins  et  les  réduisit  au  silence. 

Ces  excès,  du  reste,  ne  l'empêchaient  point  de  veiller  à  tout  ce  qui 
pou\ait  servir  aux  progrès  de  la  colonie,  et,  pour  être  despotique, 
son  gouvernement  n'en  était  pas  moins  intelligent.  Il  avait  seulement 
appliqué  à  la  civilisation  des  colons  le  système  employé  pour  le 
défrichement  de  l'île  même,  passant  le  soc  de  sa  volonté  sur  ces  na- 
tures sauvages  et  les  soumettant  à  la  culture  par  le  fer  et  la  flamme. 
Aussi  en  extirpa-t-ii  les  instincts  de  désordre  si  profondément ,  que 
cette  île  fut  la  seule  que  ne  troubla,  de  son  temps,  aucune  sédition. 
Ses  grandes  manières  et  ses  habitudes  d'homme  de  qualité  furent, 
en  outre,  assez  généralement  adoptées  à  Saint-Christophe  pour  valoir 
plus  tard  à  ses  habitans  le  titre  de  gentilshommes  des  Antilles. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  la  prospérité  de  la  Martinique, où  le  nombre 
des  serpens  diminuait  chaque  jour,  grâce  au  défrichement;  la  Guade- 
loupe elle  môme,  qui  avait  fait  la  paix  avec  les  Caraïbes,  commençait 
à  se  peupler  et  à  retrouver  l'abondance  sous  le  gouvernement  de 
M.  Aubert;  tout  enfin  marchait  à  souhait  dans  les  trois  colonies,  lors- 
qu'un désastre  inattendu  faillit  ruiner  à  jamais  toutes  ces  espérances. 

On  se  trouvait  vers  le  milieu  d'août  de  l'année  1642.  Aux  pluies 
qui  étaient  tombées  pendant  près  de  trois  semaines  avaient  suc- 
cédé des  chaleurs  étouffantes;  un  calme  sinistre  régnait  dans  le  ciel, 
«t  la  mer  présentait  une  surface  d'acier  poli.  Tout  à  coup  des  gron- 
demens  sourds  retentissent  le  long  des  grèves,  les  îles  semblent  se 
plaindre  et  tressaillir;  enfin,  à  un  signal  donné,  pour  ainsi  dire,  le» 
flots  franchissent  leurs  rivages,  la  terre  s'entr'ouvre,  des  pans  de  forêts 
s'abattent  d'un  seul  coup,  et  des  montagnes  s'écroulent  comme  de» 
édifices  fabriqués  de  main  d'homme.  Le  veut,  la  pluie  et  la  foudre 
éclatent  eu  même  temps,  parcourent  les  étages  et  renversent  tout 


IlEVUE   DE   PARIS.  159 

sur  leur  passage.  On  voyait  les  récoltes  tourbillonner  au-dessus  des 
mornes  avec  les  débris  des  habitations;  les  oiseaux,  royés  dans  l'air, 
tombaient  par  milliers  avec  les  feuilles  et  les  herbes  arrachées;  des 
murs  de  six  pieds  d'épaisseur  furent  renversés,  et  des  pièces  de  canon 
emportées  avec  leurs  affûts.  Chaque  goutte  de  pluie  qui  vous  frappait 
aux  mains  et  au  visage  y  laissait  une  blessure  (1).  Le  vent  parcourut 
en  quelques  heures  tous  les  points  du  compas.  Des  vingt-trois  vais- 
seaux qui  se  trouvaient  à  la  rade  de  Saint-Christophe,  un  seul  eut  le 
temps  de  couper  son  câble  sur  l'écubier  et  de  fuir;  les  vingt-deux 
autres  périrent.  Le  célèbre  amiral  Ruyter  se  trouva  au  nombre  des 
naufragés  et  se  sauva  à  la  nage. 

L'ouragan  dura  une  nuit  et  un  jour.  Lorsqu'il  cessa,  les  colons, 
qui  s'étaient  réfugiés  dans  les  forts  et  derrière  les  montagnes,  retour- 
nèrent à  leurs  habitations.  On  voyait  les  hommes  sans  armes  contre 
leur  habitude,  et  les  femmes,  tenant  près  d'elles  leurs  enfans  par  un 
reste  de  crainte,  parcourir  les  étages  avec  un  silence  de  stupeur,  sans 
oser  se  regarder  ni  se  parler.  Leurs  cases  avaient  disparu;  les  champs 
étaient  nus  comme  si  la  faulx  y  eut  passé,  les  routes  entrecoupées 
de  ravins,  et  la  baie  frangée  de  cadavres! 

Ce  fut  surtout  Saint-Christophe  et  la  Guadeloupe  qui  eurent  à 
souffrir  de  l'ouragan  :  il  occasionna,  dans  ces  deux  îles,  une  disette 
qui  ne  fut  soulagée  que  par  l'arrivée  des  vaisseaux  de  Hollande  et  de 
France.  Mais  sur  ces  terres  fécondes  tous  les  ravages  sont  vite  effacés. 
La  semence  laissée  au  milieu  des  ruines  germa  ,  grandit,  et  ne  tarda 
point  à  les  couvrir.  Les  cases  furent  relevées,  les  champs  remis  en 
culture,  les  cadavres  enterrés  et  oubliés;  si  bien  qu'au  bout  de  quel- 
ques mois  les  habitations  avaient  déjà  retrouvé  leurs  haies  vives  de 
bois  épineux,  et  qu'on  voyait,  comme  par  le  passé,  onduler  sur  les 
pentes  de  l'île  le  tabac  d'un  vert  tendre  mêlé  au  feuillage  plus  sombre 
du  gingembre  et  du  manioc. 

Bien  que  la  compagnie  des  îles  de  l'Amérique  fût  loin  de  faire 
tout  ce  qui  eût  été  désirable  pour  les  colonies  des  petites  Caraïbes, 
elle  voulut  agrandir  son  domaine  et  présenta  au  roi  une  requête  qui 
renfermait  plusieurs  nouvelles  demandes.  Les  principales  étaient:  la 
concession  de  toutes  les  îles  non  occupées  ,  jusqu'au  trentième  degré 
(  l'ancien  traité  ne  les  leur  accordait  que  jusqu'au  vingtième  );  une 
exemption  de  droits  pour  toutes  les  marchandises  provenant  des 
dites  îles;  et  l'évocation  au  grand  conseil  du  roi  de  tous  les  différends 

(1)  Père  Duterire,  vol.  IV,  p.  97. 


160  REVUE   DE   PARIS. 

que  la  compagnie  pourrait  avoir,  à  l'exclusion  de  tous  autres  juges. 
Le  cardinal  de  Richelieu  accorda  tous  ces  articles  (1).  De  plus,  comme 
la  compagnie  s'était  aperçue  du  despotisme  et  des  envahissemens  du 
commandeur  de  Poincy,  elle  nomma  par  extraordinaire  M.  Clerselier 
intendant-général  des  Antilles  pour  quatre  ans,  le  chargeant  de  veil- 
ler à  la  perception  des  droits,  de  clore  la  main  aux  commis  qui  se 
rendaient  coupables  de  négligences  ou  de  malversations,  de  donner 
avis  en  France  des  besoins  des  colonies;  «  et  généralement  de  faire 
en  toutes  choses  ce  qui  sera  de  justice  et  de  raison  pour  la  conserva- 
tion des  intérêts  de  la  compagnie  (2).  »  C'était  évidemment  un  sur- 
veillant donné  aux  gouverneurs  et  spécialement  à  M.  de  Poincy.  Ce- 
lui-ci ne  s'y  trompa  point,  et  il  employa  tant  de  moyens  pour  rendre 
le  séjour  de  Saint-Christophe  insupportable  à  M.  Clerselier  qu'il  le 
força  à  retourner  en  France  quelques  mois  après  son  arrivée. 

Cependant  les  Antilles  étaient  à  la  veille  d'une  véritable  révolu- 
tion commerciale.  Une  culture,  ruineuse  plus  tard,  mais  qui  devait 
être  long-temps  une  source  de  richesse,  allait  s'y  naturaliser  et 
donner  à  sa  production  une  importance  toute  nouvelle. 

Forcés  jusqu'alors  à  des  exploitations  restreintes,  à  cause  du  petit 
nombre  de  bras  qu'ils  pouvaient  employer,  les  colons  n'avaient  fourni 
à  l'Europe  que  du  tabac,  du  coton,  du  gingembre  et  du  roucou;  le 
nombre  des  esclaves  noirs  était  encore  fort  peu  considérable,  et  tout 
se  faisait  par  le  moyen-d'engagés,  dont  l'entretien  était  plus  dispen- 
dieux, le  travail  moindre,  et  la  soumission  toujours  douteuse,  bien 
qu'on  les  conduisît  aux  champs  avec  la  hallebarde.  Un  sieur  ïrézel 
avait  bien  tenté  à  la  Martinique,  en  1639,  la  culture  de  la  canne  à 
sucre,  qui  y  avait  réussi,  mais  sans  donner  de  suite  à  ces  essais.  Cette 
plante,  originaire  de  l'Inde,  était,  du  reste,  encore  peu  connue  dans 
l'Amérique.  Naturalisée  d'abord  à  Madère  et  aux  Canaries  par  les 
Portugais,  puis  à  Saint-Domingue,  vers  1506,  elle  n'avait  été  utilisée 
que  plus  tard  dans  cette  dernière  île,  où  Gonzalès  de  Velosa  lit  venir 
des  Canariens  qui  lui  apprirent  à  extraire  de  la  canne  le  sel  indien. 
Mais  cette  fabrication  était  encore  tellement  restreinte  que  le  sucre 
continuait  à  se  vendre  par  onces,  chez  les  apothicaires,  comme  une 
des  drogues  les  plus  rares  et  les  plus  précieuses.  La  compagnie  pensa 
qu'elle  pourrait  réaliser  de  grands  bénéfices  si  elle  faisait  transplanter 
des  cannes  dans  les  petites  Antilles,  et  si  elle  se  réservait  le  mono- 

(1)  Édit  du  roi,  donné  à  Narbonne  au  mois  de  mars,  Tan  de  grâce  1G42. 

(2)  Commission  datée  du  1er  octobre  1G&2. 


REVUE  DE   PARIS.  161 

pôle  de  la  culture.  M.  Aubert,  qui  avait  le  premier  donné  ce  con- 
seil, devait  avoir  à  la  Guadeloupe  la  direction  de  cette  fabrication 
nouvelle,  sur  laquelle  il  fondait,  avec  raison,  des  espérances  de 
fortune;  mais  il  apprit,  au  moment  où  il  s'y  attendait  le  moins,  que 
l'on  avait  changé  d'avis,  et  que,  loin  de  songer  à  lui  accorder  de 
nouvelles  faveurs,  on  venait  de  nommer  M.  Ilouël  gouverneur  à  sa 
place. 

Ce  M.  Houël,  qui  était  un  des  seigneurs  de  la  compagnie,  était  venu 
quelques  mois  auparavant  sous  prétexte  d'examiner  les  colonies  au 
nom  de  ses  associés;  il  avait  tout  étudié  en  homme  d'affaires,  inven- 
toriant de  l'œil  les  établissemens,  supputant,  dans  sa  pensée,  les  bé- 
néfices, et  marquant  par  avance  de  son  désir  ce  qu'il  voulait  prendre. 
La  Guadeloupe  lui  parut  la  plus  avantegeuse  des  trois  îles,  et  il  réussit 
à  s'en  faire  nommer  gouverneur. 

Son  arrivée  produisit  dans  la  colonie  une  sensation  pénible,  mais 
il  s'en  inquiéta  peu,  car,  pour  la  domination  et  la  persistance,  c'était 
un  second  commandeur  de  Poincy.  Seulement,  ce  que  ce  dernier 
faisait  ouvertement,  sans  chercher  d'autre  justification  que  sa  volonté, 
il  le  faisait,  lui,  avec  toutes  les  ruses  de  la  chicane.  Celui-là  régnait 
par  l'épée,  celui-ci  par  le  papier.  Esprit  avide  et  rancunier,  mais  pré- 
voyant, il  trouvait  moyen  d'inscrire  un  article  de  loi  en  tète  de  chaque 
violence  ou  de  chaque  iniquité.  Au  fond,  la  manière  différente  dont 
procédaient  ces  deux  hommes  tenait  autant  peut-être  à  leur  point 
de  départ  qu'à  leurs  caractères:  M.  de  Poincy  avait  le  despotisme  mi- 
litaire du  seigneur,  M.  Houël  la  tyrannie  matoise  du  bourgeois. 

Aussi,  leur  rapprochement  ne  pouvait-il  manquer  d'amener  des 
démêlés.  Dès  la  première  entrevue,  ces  deux  orgueils  se  heurtèrent. 
En  sa  qualité  de  lieutenant-général  des  Antilles,  le  commandeur 
voulut  exiger  le  serment  du  nouveau  gouverneur,  et,  comme  celui-ci 
hésitait,  il  le  congédia  brusquement  en  lui  disant  qu'il  saurait  le 
ranger  à  son  devoir. 

M.  Houël  le  quitta  donc  brouillé  et  retourna  à  la  Guadeloupe,  où 
il  travailla  d'abord,  comme  tous  les  pouvoirs  naissans,  à  se  rendre 
populaire.  Or,  parmi  les  besoins  qui  se  faisaient  sentir  aux  colons,  il 
en  était  un  plus  pénible  à  supporter  que  tous  les  autres  :  nous  vou- 
lons parler  du  manque  de  femmes.  Ce  malheur  de  toutes  les  sociétés 
fondées  avec  effort  et  parla  lutte  avait  jusqu'alors  donné  à  la  colonie 
je  ne  sais  quel  aspect  de  désordre,  de  rudesse  et  de  provisoire.  Le 
sol  que  le  planteur  avait  conquis  n'était  à  ses  propres  yeux  qu'un 
moyen  de  fortune,  une  mine  à  exploiter;  pour  en  faire  une  patrie, 


162  REVUE  DE   PARIS. 

il  fallait  y  implanter  la  famille.  Quelques-uns,  poussés  par  le  besoin 
de  s'attacher  par  les  racines  du  devoir  et  de  la  tendresse  à  la  terre 
qu'ils  cultivaient,  avaient  épousé  des  négresses  ou  des  femmes  ca- 
raïbes, mais  c'était  le  petit  nombre;  la  plupart  étaient  encore  forcés 
de  vivre  en  mateloltage  (1) ,  privés  de  toutes  les  joies  du  foyer. 
M.  Houël  pensa  que  le  meilleur  expédient  pour  consolider  la  colonie 
et  s'assurer  l'affection  des  habitans  était  de  leur  fournir  les  moyens 
de  se  marier.  11  le  fit  savoir  à  la  compagnie,  qui  lui  expédia  sur-le- 
champ  une  troupe  de  jeunes  filles  tirées  de  l'hôpital  Saint-Joseph  et 
confiées  à  la  direction  de  M'le  La  Fayolle. 

Cette  dernière  était  une  dévote  à  la  manière  de  Tartufe,  intri- 
gante, avare,  et  veuve  d'un  mari  qui  vivait  encore.  Sa  famille  lui 
avait  obtenu  cette  mission  dans  le  seul  but  de  s'en  débarrasser.  Elle 
arriva  à  la  Guadeloupe  apportant,  au  lieu  de  bagage,  des  lettres  de 
la  reine  et  de  toutes  les  dames  de  la  cour,  qui  recommandaient,  de 
la  manière  la  plus  pressante,  MIle  La  Fayolle  et  sa  jeune  compagnie. 
C'était,  au  dire  des  protectrices,  tout  ce  que  les  colons  pouvaient  dé- 
sirer de  plus  sage,  de  plus  soumis,  de  plus  charmant,  en  un  mot,  la 
fleur  des  pois  des  hospices!  M.  Houël  fit  bâtir  une  grande  case  pour 
loger  les  nouvelles  venues,  et  le  champ  fut  ouvert  aux  épouseurs. 

MUe  La  Fayolle  accueillit  chacun  en  raison  du  présent  qu'il  appor- 
tait, accordant  aux  plus  généreux  ses  pensionnaires  les  plus  aimables 
et  les  plus  belles.  Lorsque  toutes  furent  mariées,  elle  fit  avertir  la 
compagnie,  qui  lui  en  expédia  de  nouvelles,  comme  on  eût  fait  de 
marchandises  à  consignation ,  si  bien  que  sa  case  fut  un  véritable 
entrepôt  de  fiancées  pour  toute  l'île,  et  que  l'on  vint  même  de  la 
Martinique  et  de  Saint-Christophe  lui  en  demander.  Elle  s'enrichit 
ainsi,  et  ce  fut  «  par  ces  commerces  d'amour,  dit  le  père  Dutertre, 
qu'elle  s'accrédita  dans  l'île  jusqu'à  faire  la  loi  aux  commandans.  » 

M.  Houël  eut  soin  de  la  mettre  dans  ses  intérêts,  ce  qui  lui  donna 
une  grande  autorité  dans  la  colonie.  Il  s'en  servit  pour  chasser  M.  Au- 
bert.  à  qui  la  compagnie  avait  conservé  le  titre  de  lieutenant-général 
de  la  Guadeloupe,  puis,  voulant  se  venger  de  M.  de  Poincy,  qui 
affectait  un  grand  dédain  à  son  égard,  il  fit  un  voyage  en  France  et 
intrigua  si  bien,  qu'il  réussit  à  faire  nommer  à  sa  place  M.  Patrocles 
de  Thoisy.  Mais  le  commandeur  se  mit  en  défense,  et,  lorsque  le 
nouveau  lieutenant  général  se  présenta  à  Saint-Christophe,  on  ne  lui 

(1)  Association  de  deux  habitans  qui  exploitaient  ensemble  et  héritaient  l'un  de 
Tau  ire. 


REVUE  DE   PARTS.  163 

permit  point  de  débarquer.  Celui-ci  s'adressa  alors  à  M.  Duparquet, 
qui  se  mit  à  la  tète  d'une  petite  troupe  des  siens,  aborda  dans  le 
gouvernement  de  M.  de  Poincy,  et  y  publia  sa  déchéance.  Quelques 
centaines  d'habitans,  commandés  par  les  capitaines  Camot  et  de  La- 
fontaine,  se  rallièrent  d'abord  a  lui,  et  le  succès  semblait  certain, 
lorsque  le  commandeur,  qui  avait  attiré  les  Anglais  dans  son  parti, 
vint  les  attaquer  à  la  tête  de  deux  mille  combattans,  les  mit  en  dé- 
route, et  fit  M.  Duparquet  prisonnier. 

M.  Patrocles  de  Thoisy  fut  donc  forcé  de  se  retirer  a  la  Guadeloupe, 
où  M.  Houël  le  reçut  d'abord  avec  de  grandes  démonstrations  de 
respect;  mais  s'apercevant  bientôt  que  le  voisinage  d'une  autorité 
supérieure  à  la  sienne  diminuait  son  importance  et  bridait  ses  vo- 
lontés, il  commença  à  aigrir  les  esprits  contre  son  hôte,  et  à  entraver 
tous  ses  actes  par  de  sournoises  menées,  si  bien  qu'il  le  força  à  passer 
à  la  Martinique. 

Le  commandeur  de  Poincy  parut  aussitôt  devant  cette  île  avec  cinq 
navires  portant  huit  cents  hommes,  et  somma  les  habitans  de  lui 
livrer  le  sieur  Patrocles  de  Thoisy,  promettant  de  leur  rendre  en 
échange  M.  Duparquet,  leur  gouverneur.  La  proposition  fut  acceptée. 
Le  nouveau  lieutenant-général,  remis  aux  mains  du  commandeur,  fut 
conduite  Saint-Christophe,  où  il  demeura  quelque  temps  prisonnier. 
Enfin,  une  nuit,  on  vint  le  réveiller  dans  sa  prison,  un  nègre  le 
chargea  sur  ses  épaules,  et  le  porta  à  un  navire  où  il  s'embarqua 
pour  la  France,  n'ayant  pour  tout  bagage  que  deux  chemises  et  un 
manteau. 

Avant  le  départ  de  M.  de  Thoisy,  les  persécutions  avaient  déjà  com- 
mencée la  Guadeloupe  et  à  Saint-Christophe  contre  ceux  qui  s'étaient 
déclarés  en  sa  faveur.  M.  Houël,  fidèle  à  ses  habitudes  cauteleuses, 
leur  suscita  des  procès,  les  frappa  de  confiscation  et  les  força  de  quitter 
l'île  «avec  la  besace  sur  l'épaule  et  le  bâton  blanc  à  la  main  fl).  »  Quant 
à  M.  de  Poincy,  son  premier  acte  fut  de  chasser  les  missionnaires,  qui 
s'étaient  toujours  montrés  opposés  à  ses  rigueurs,  et  avaient,  en 
dernier  lieu,  engagé  les  colons  à  obéir  au  roi.  Ils  quittèrent  Saint- 
Christophe  en  chantant  à  haute  voix  le  cantique  :  Lorsqulsracl  sortit 
de  VÉrjypte.  A  leur  tète  marchait  le  père  gardien ,  tenant  le  saint- 
sacrement,  et  l'on  eût  dit  qu'il  emportait  en  même  temps  tous  les 
sentimens  de  justice  et  de  miséricorde,  car  a  peine  eurent-ils  dis- 
paru ,  que  les  supplices  commencèrent.  Presque  tous  les  malheureux 

(1)  Père  Duterlre,  vol.  I,  p.  366. 


164  REVUE   DE   PARIS. 

qui  avaient  rejoint  M.  Duparquet,  lors  de  sa  descente  à  Saint- 
Christophe,  s'étaient  réfugiés  dans  les  bois  après  sa  défaite;  le  com- 
mandeur les  y  fit  poursuivre  par  des  nègres  d'abord,  puis  par  des 
chiens.  Ceux  qui  purent  échapper  construisirent  à  la  hâte  des  piperys 
sur  lesquelles  ils  s'efforcèrent  de  gagner  les  îles  de  Saint-Eustache 
et  de  Saint-Martin;  mais  la  plupart  furent  noyés  en  chemin.  Les 
capitaines  de  Lafontaine  et  Camot,  dont  on  avait  mis  les  têtes  à  prix, 
restèrent  cachés  au  haut  d'un  figuier  jusqu'à  ce  que  la  faim  les  forçât 
à  descendre  au  rivage.  Ils  profitèrent  pour  cela  de  la  nuit.  Camot, 
dont  tous  les  membres  étaient  enflés  et  qu'affaiblissait  la  fièvre,  ne 
pouvait  marcher  qu'avec  l'aide  de  son  compagnon.  Arrivés  aux  bords 
de  la  mer,  ils  aperçurent  au  loin  un  navire  qui  était  à  l'ancre.  De 
Lafontaine  proposa  d'aller  y  demander  du  secours  à  la  nage. 

—  Va,  lui  dit  Camot,  je  t'attendrai  ici. 

Le  proscrit  se  jeta  à  la  mer  et  atteignit  le  navire;  mais,  près  d'y 
monter,  une  crainte  l'arrêta.  A  qui  allait-il  se  livrer,  et  que  devait-il 
espérer  d'un  inconnu,  alors  que  ses  parens  et  ses  voisins  n'avaient 
osé  lui  donner  asile?  Cette  pensée  le  fit  hésiter  quelques  minutes. 
Cependant,  comme  c'était  la  dernière,  la  seule  chance  de  salut,  il  se 
décida,  saisit  une  corde,  monta  à  bord,  et  s'avança  vers  l'homme 
qui  se  promenait  sur  le  pont.  Dans  ce  moment,  celui-ci  se  détournait, 
la  lune  éclaira  son  visage,  et  de  Lafontaine  poussa  un  cri  de  surprise; 
c'était  le  capitaine  Breda ,  son  plus  ancien  et  son  plus  sûr  ami  ! 

Le  Hollandais  l'avait  également  reconnu,  et  tous  deux  restèrent 
long-temps  embrassés  sans  pouvoir  se  parler  autrement  que  par  des 
exclamations  et  des  larmes;  enfin  de  Lafontaine  s'écria  : 

—  C'est  Dieu  qui  m'a  conduit  ici,  Breda,  car  vous  me  sauverez. 

—  J'y  risquerai  au  moins  ma  vie,  mon  bien  et  celui  de  mes  mar- 
chands, répondit  le  marin;  mais  vous  savez  qu'il  y  a  défense  à  tous 
les  capitaines,  sous  peine  de  mort,  de  vous  recevoir,  et  que  l'on  a 
promis  10,000  livres  de  petun  à  qui  livrerait  votre  tête.  Si  mes  gens, 
qui  dorment  là  sous  le  tillac,  s'éveillaient,  nous  serions  perdus  tous 
deux. 

—  Que  faut-il  donc  faire?  demanda  de  Lafontaine. 

—  Vous  cacher  dans  ma  cabane ,  et  n'en  sortir  que  quand  nous  au- 
rons levé  l'ancre. 

—  Il  faut  d'abord  que  Camot  soit  ici  en  sûreté  comme  moi,  répliqua 
le  proscrit. 

Le  capitaine  Breda  s'écria  que  c'était  impossible,  que  le  cacher 
seul  aux  yeux  de  ses  matelots  était  déjà  assez  difficile,  et  que  s'il  s'ex- 


REVUE   DE   PARIS.  165/ 

posait  volontiers  pour  un  ami,  il  n'était  point  disposé  à  le  faire  pour 
un  étranger.  De  Lafontaine  eut  recours  à  toutes  les  raisons  pour  le 
persuader;  mais,  le  voyant  inébranlable,  il  lui  tendit  la  main  : 

—  Je  prie  donc  que  Dieu  vous  garde,  Breda  ,  dit-il;  quant  à  moi, 
j'ai  laissé  sur  le  rivage  Camot  malade;  nos  destinées  sont  inséparables. 

En  parlant  ainsi,  il  passa  un  pied  par  dessus  la  lisse. 

—  Où  allez-vous?  s'écria  le  Hollandais. 

—  Le  rejoindre,  répondit  de  Lafontaine,  qui  saisit  une  corde  pour 
se  rejeter  a  la  mer. 

Breda  demeura  un  instant  immobile,  puis,  allant  à  la  poupe,  il  dé- 
tacha silencieusement  le  canot  et  y  descendit. 

—  Ainsi  vous  consentez  à  le  sauver?  s'écria  de  Lafontaine. 

—  Puisqu'il  faut  tout  perdre,  mourons  avec  nos  amis,  dit  le  Hol- 
landais (1). 

Et  il  se  rendit  au  rivage,  d'où  il  ramena  Camot. 

Les  deux  proscrits  furent  cachés  dans  la  cabane  du  brave  capitaine, 
qui  mit  à  la  voile  dès  le  lendemain,  laissant  tout  ce  qu'il  avait  à 
Saint-Christophe  à  la  discrétion  de  M.  de  Poincy,  et  qui  les  débarqua 
dans  un  port  de  France. 

En  arrivant  à  Paris,  de  Lafontaine  et  Camot  dénoncèrent  les  excès 
dont  ils  avaient  été  victimes,  et  en  demandèrent  réparation;  mais  la 
compagnie  ne  pouvait  rien  contre  M.  de  Poincy  ni  contre  les  autres 
gouverneurs,  car  ceux-ci  étaient  les  véritables  maîtres  de  ses  établis- 
semens.  En  leur  laissant  un  pouvoir  absolu,  pendant  les  jours  diffi- 
ciles, afin  de  se  délivrer  de  toute  dépense  et  de  tout  embarras,  elle 
n'avait  point  réfléchi  qu'ils  garderaient  immanquablement  ce  pouvoir 
après  la  réussite,  et  que  la  prospérité  qui  était  leur  ouvrage  de- 
viendrait leur  propriété.  Divisée  par  les  intrigues  de  ses  seigneurs, 
toujours  à  court  d'argent  et  de  prudence,  la  compagnie  des  îles  de 
l'Amérique  avait  abdiqué  la  direction  de  ses  colonies  en  les  aban- 
donnant aux  efforts  personnels  de  ses  agens;  elle  devait  subir  main- 
tenant la  conséquence  de  sa  faiblesse  et  de  son  incapacité.  Cette 
incapacité  et  cette  faiblesse  avaient  du  reste  dépassé  tout  ce  que  l'on 
peut  croire.  Pour  s'en  faire  une  juste  idée,  il  faut  parcourir  la  ver- 
beuse correspondance  de  M.  Fouquet,  et  voir  les  lâches  précautions, 
les  misérables  calculs  auxquels  l'entraîne  son  intérêt  malentendu. 
S'agit-il,  par  exemple,  de  la  nomination  d'un  gouverneur  qui  pourrait 
être  mal  reçu  dans  la  colonie,  la  compagnie  recommande  expressé- 

(1)  Père  Dulertre,  vol.  I.  p.  307. 


166  REVUE   DE   PARIS. 

ment  à  ses  commis  de  ne  point  se  compromettre  à  le  soutenir, 
d'établir  des  rapports,  s'il  est  nécessaire,  avec  les  séditieux  qui  se 
seraient  emparés  de  l'île  et  qui  y  commanderaient,  en  un  mot  «  de 
ne  rien  direjii  de  ne  rien  faire  qui  puisse  attirer  une  inimitié  préju- 
diciable aux  intérêts  de  l'association  (1).  » 

On  devine  d'avance  quel  dévouement  celle-ci  pouvait  attendre 
d'agens  ainsi  recommandés!  Sûre  de  ne  trouver  dans  la  compagnie 
dont  ils  étaient  les  représentans  ni  appui  ni  reconnaissance,  les  gou- 
verneurs ne  songèrent  qu'à  se  créer  une  autorité  personnelle  qui  ne 
tarda  pas  à  devenir  absolue,  Le  manque  de  protection  suffisante  les 
avait  poussés  à  l'usurpation.  Arrivés  là,  ils  ne  négligèrent  rien  pour 
s'affermir  en  se  donnant  le  mérite  de  tous  les  actes  utiles  et  mettant 
sur  le  compte  des  seigneurs  tous  ceux  qui  pouvaient  heurter  les  in- 
térêts ou  les  passions  de  la  colonie.  Ils  parvinrent  par  ce  moyen  à 
rendre  ces  derniers  tellement  odieux,  que  l'un  d'eux  disait  plaisam- 
ment : 

—  La  compagnie  fait  le  même  effet  sur  nos  planteurs  que  la  tête 
de  loup  sur  les  enfans;  elle  épouvante  les  plus  timides  et  met  en  fu- 
reur les  plus  hardis  (-2). 

Mais  hardis  et  timides  trouvaient  toujours  quelque  raison  pour  ne 
point  payer  les  cent  livres  de  petun  auxquelles  ils  étaient  obligés. 
C'était  tantôt  le  vent,  tantôt  la  pluie,  une  fois  les  chenilles,  une 
autre  fois  les  ouragans;  si  bien  que  les  seigneurs  attendaient  encore 
en  vain  un  cours  de  saison  qui  permît  de  payer  l'impôt! 

Pour  comble  de  malheur,  les  réclamations  surgissaient  de  toutes 
parts.  M.  Patrocles  de  Thoisy,  qui  avait  fait  d'énormes  dépenses, 
exigeait  des  indemnités;  Mmo  veuve  de  L'Olive  venait  de  gagner  un 
procès  contre  la  compagnie;  messieurs  Duparquet,  Houël  et  de 
Poincy,  menaçaient  de  faire  valoir  des  créances  arriérées.  Les  direc- 
teurs, à  bout  de  ressources,  assemblèrent  tous  les  intéressés  et  pro- 
posèrent de  liquider  l'association,  ce  qui  fut  accepté. 

En  conséquence,  M.  Houël  acheta  la  Guadeloupe  au  prix  de 
soixante  mille  livres,  plus  une  rente  de  six  cents  livres  de  sucre 
fin  (3);  M.  Duparquet  obtint  la  Martinique  aux  mêmes  conditions  (i); 


(1)  Lettre  de  M.  Fouquet  à  M.  Houël. 

(2)  Lettre  de  M.  Houël  à  la  compagnie. 

(3)  Contrat  du  i  septembre  1640.  —  On  n\y  lit  point  paraître  le  nom  de  M.  Houël^ 
mais  celui  de  M.  de  Boisseret,  son  beau-frère  et  son  associé. 

(4)  Contrat  du  27  septembre  1650. 


REVUE  DE  PARIS.  167 

enfin  M.  de  Poincy  acquit  Saint-Christophe,  au  nom  de  la  religion 
de  Malte,  pour  la  somme  de  cent  vingt  mille  livres  (1). 

Comme  le  contrat  accordait  en  outre  aux  trois  acquéreurs  la  pro- 
priété des  petites  îles  voisines  de  leurs  établissemens  (2),  chacun 
d'eux  s'occupa  sur-le-champ  d'y  jeter  des  colonies.  M.  de  Poincy 
avait  déjà  pris  possession,  dès  l'année  IG'j-8,  de  Saint-Barthélémy,  pe- 
tite île  d'environ  sept  lieues  carrées,  et  de  Saint-Martin,  dont  il  avait 
partagé  le  territoire  avec  les  Hollandais.  Il  regarda  de  nouveau  au- 
tour de  lui  et  résolut  d'occuper  Sainte-Croix.  Cette  île,  d'environ 
quatorze  lieues  carrées,  qui  avait  appartenu  d'abord  à  la  Hollande, 
puis  aux  Anglais,  venait  d'être  conquise  par  les  Espagnols.  Il  les 
en  chassa  et  établit  à  leur  place  trois  cents  colons  de  Saint-Christophe. 
M.  Buparquet,  de  son  côté,  profitant  du  désastre  des  Anglais,  que 
les  Caraïbes  avaient  tous  égorgés  à  Sainte-Alousie,  forma  un  établis- 
sement dans  cette  île,  qui  n'a  pas  moins  de  vingt-huit  lieues  carrées. 
Il  acheta  ensuite  des  sauvages,  pour  des  serpes,  de  la  rasade  et  deux 
barriques  d'eau-de-vie,  la  propriété  de  la  Grenade,  où  il  distribua 
des  terres  à  deux  cents  colons  tirés  de  la  Martinique.  Mais  les  ven- 
deurs, comme  on  pouvait  le  prévoir,  ne  tardèrent  pointa  se  repentir 
de  ce  marché,  et  ils  attaquèrent  les  Français  à  l'improviste  dans  leurs 
nouvelles  habitations.  Repoussés  par  ceux-ci,  ils  se  réfugièrent 
d'abord  dans  les  bois,  puis  sur  un  morne  où  ils  avaient  construit  une 
sorte  de  fort  qu'ils  croyaient  inaccessible.  Les  colons  découvrirent 
pourtant  le  sentier  qui  y  conduisait  et  les  y  poursuivirent.  Les  Ca- 
raïbes, voyant  alors  la  défense  impossible,  coururent  tous  vers  la 
partie  du  rocher  qui  dominait  la  mer,  et  chacun  d'eux,  prenant  sa 
femme  et  ses  enfans  dans  ses  bras,  s'élança  dans  l'abîme  en  fermant 
les  yeux. 

Pendant  ce  temps,  M.  Houël  faisait  occuper  également  les  Saintes 
et  Marie-Galande;  de  sorte  qu'en  1653,  la  France  possédait  dans  la 
mer  des  Antilles  neuf  îles,  sans  parler  de  la  Tortue  et  de  la  côte  occi- 
dentale de  Saint-Domingue. 

Malheureusement  ces  colonisations  réveillèrent  le  mécontentement 
des  Caraïbes,  aigris  d'ailleurs  par  les  nègres  marrons  qui  les  avaient 
rejoints  en  grand  nombre  et  par  les  conseils  d'un  métis  qu'ils  avaient 


(1)  Contrat  du  2'nnai  1651. 

(2)  M.  Houël  avait  la  Désirade,  Marie-Galande  et  les  Saintes;  M.  Duparqueî, 
Sainte-Alousie,  la  Grenade  et  les  Grenadins;  M.  de  Poincy,  Siint-Martin,  Saint- 
Barthélémy,  Sainle-Croix. 


168  REVUE   DE   PARIS. 

pris  pour  chef.  Ce  métis  était  fils  d'une  femme  caraïbe  et  du  général 
Waërnard,  ancien  gouverneur  de  Saint-Christophe  pour  les  Anglais. 
Élevé  dans  la  maison  de  son  père,  il  tomba,  après  la  mort  de  celui-ci, 
sous  la  tyrannie  d'une  belle-mère  qui  le  força  à  travailler  les  fers 
aux  pieds  avec  ses  esclaves.  Waërnard  supporta  quelque  temps  son 
sort  avec  patience.  C'était  un  jeune  homme,  grand  et  bien  fait  comme 
tous  les  sauvages  des  Antilles;  mais  ses  longs  cheveux  bouclés,  son 
front  large,  son  œil  ouvert  et  pensif,  annonçaient  en  lui  le  mélange 
d'une  race  plus  intelligente.  Il  excellait  à  tous  les  exercices,  parlait 
également  bien  l'anglais,  le  français  ou  le  caraïbe,  et  était  doué  d'une 
merveilleuse  éloquence.  Poussé  à  bout  par  les  mauvais  traitemens, 
il  s'enfuit  de  Saint-Christophe  à  la  Dominique ,  où  les  sauvages  le 
choisirent  pour  leur  chef.  Milord  Willougby,  qui  commandait  les 
colonies  anglaises,  sentit  le  parti  qu'il  pourrait  tirer  d'un  pareil  allié, 
et  réussit  à  le  gagner  par  des  présens.  Il  l'envoya  même  à  la  cour 
d'Angleterre,  où  notre  Alcibiade  caraïbe  se  montra  en  équipage  de 
gentilhomme,  sans  paraître  embarrassé  de  son  pourpoint  de  velours, 
de  son  chapeau  à  plumes  ni  de  son  épëe;  mais,  de  retour  à  la  Domi- 
nique avec  une  commission  de  gouverneur,  il  y  reprit  son  habit  de 
roucou,  assembla  les  sauvages,   selon  les  instructions  qu'il  avait 
reçues,  et,  dans  un  ouïcou  général,  il  fit  décider  la  guerre  contre  les 
Français. 

Il  aida  d'abord  à  reprendre  Sainte-Alousie,  que  les  Anglais  vinrent 
attaquer  sans  avertissement  et  en  pleine  paix,  sous  prétexte  que  cette 
île  leur  avait  autrefois  appartenu,  mais  en  réalité  parce  que  la  Bar- 
bade,  qui  était  voisine,  avait  besoin  d'une  terre  où  elle  pût  écouler 
le  trop  plein  de  sa  population.  Cette  expédition  fut  suivie  de  plusieurs 
autres  dans  lesquelles  Waërnard  conduisit  les  Caraïbes  avec  autant 
d'audace  que  de  bonheur.  Les  îles  de  Marie-Galande,  de  la  Grenade 
et  de  Saint-Martin,  furent  principalement  visitées  par  ces  terribles 
ennemis  qui  arrivaient  le  soir  en  rampant  dans  l'herbe  sans  qu'on 
les  aperçût,  mettaient  le  feu  aux  cases  et  se  retiraient  au  point  du 
jour,  laissant  une  rangée  de  pieux  surmontés  de  tètes  devant  les 
ruines  noircies.  Ils  surprirent  même  la  Martinique,  au  nombre  de 
deux  mille,  et  vinrent  assiéger  M.  Duparquet  dans  son  habitation. 
Celui-ci,  qui  n'avait  près  de  lui  qu'une  douzaine  d'hommes,  se  dé- 
fendit avec  une  merveilleuse  intrépidité.  La  goutte,  dont  il  était 
tourmenté  depuis  plusieurs  mois,  l'empêchant  de  marcher,  il  se  fit 
porter  près  d'une  des  fenêtres  d'où  il  pouvait  surveiller  l'assaut,  et 
où  on  le  voyait  sur  son  fauteuil  de  chêne,  ayant  à  ses  pieds  les  six 


REVUE  DE  PARIS.  169 

dogues  qui  lui  servaient  habituellement  de  gardes,  charger  lui-même 
ses  armes  tout  en  donnant  ses  ordres,  et  répondre  aux  cris  des  sau- 
vages par  des  coups  toujours  sûrs.  Mais  les  mnintions  finirent  par  lui 
manquer,  et  il  n'avait  plus  d'espoir  que  dans  les  secours  des  colons, 
lorsqu'on  vint  lui  apprendre  que  les  nègres  marrons,  roucoués  à  la 
manière  des  Caraïbes  pour  ne  pas  être  reconnus,  s'étaient  dispersés 
dans  les  étages,  et  que  les  habitans  épouvantés  s'enfuyaient  de  tous 
côtés  dans  les  bois  sans  écouter  la  voix  de  leurs  officiers.  C'en  était 
donc  fait  du  gouverneur  et  de  la  colonie,  si  quatre  grands  navires 
hollandais  armés  en  guerre  n'étaient  arrivés  à  la  rade  dans  ce  mo- 
ment. En  apercevant  les  habitations  en  feu  et  les  Caraïbes  qui  par- 
couraient le  rivage  le  bouton  à  la  main,  les  capitaines  comprirent  ce 
qui  se  passait  et  se  hâtèrent  de  débarquer  leurs  équipages,  qui  for- 
cèrent les  sauvages  à  se  retirer. 

Ces  attaques,  suscitées  par  les  Anglais,  étaient  du  reste  moins  dan- 
gereuses encore  que  les  dissensions  survenues  entre  les  nouveaux 
propriétaires  des  Antilles.  Les  efforts  de  M.  Houël  pour  dépouiller 
ses  neveux  des  droits  qu'ils  avaient  sur  une  partie  de  la  Guadeloupe, 
la  mort  de  M.  Duparquet,  qui  livra  le  gouvernement  de  la  Martinique 
à  une  femme,  et  l'inflexible  orgueil  de  M.  de  Poincy,  qui  résistait 
aux  volontés  de  l'ordre  de  Malte  comme  il  avait  résisté  à  celles  du  roi, 
y  entretenaient  un  état  continuel  d'irritation  et  de  trouble.  Enfin  Col- 
bert,  qui  comprenait  l'importance  du  commerce  pour  une  grande 
nation,  et  qui  le  savait  aussi  impossible  sans  une  marine,  qu'une 
marine  sans  établissemens  lointains,  songea  à  constituer  une  nou- 
velle compagnie  qui  possédât  des  ressources  suffisantes  pour  tra- 
vailler à  l'agrandissement  de  ces  colonies  fondées  par  le  seul  courage 
des  particuliers.  L'association  qui  venait  de  se  former  par  les  soins 
de  M.  de  La  Barre,  pour  un  nouvel  essai  d'établissement  à  Cayenne, 
fut  la  base  de  cette  compagnie  des  Indes  occidentales ,  à  laquelle  le 
roi  concéda,  outre  la  terre-ferme  d'Amérique,  depuis  le  pôle  nord 
jusqu'à  la  Floride,  et  de  l'Orénoque  au  fleuve  des  Amazones,  toute 
la  côte  d'Afrique,  à  partir  du  cap  Vert  jusqu'au  cap  de  Bonne-Espé- 
rance. Quant  aux  Antilles,  la  compagnie  devait  en  acquérir  la  pro- 
priété, moyennant  un  prix  fixé  par  des  arbitres. 

L'édit  royal  qui  constitue  cette  association  est  d'autant  plus  impor- 
tant à  consulter  pour  l'histoire  de  notre  commerce  et  de  nos  colo- 
nies, qu'on  y  trouve  tout  le  système  de  Colbert  clairement  exposé 
en  quelques  mots.  Ce  système,  il  faut  l'avouer,  est  fort  en  arrière  de 
la  philosophie  économique  proclamée  de  nos  jours  par  Smith  et  ses 

TOME   XIII,      JANVIER.  12 


170  REVUE  DE  PARIS. 

disciples.  Il  a  pour  unique  base  l'intérêt  national,  traité  dans  ces  der- 
niers temps  de  principe  honteux  et  rétréci,  comme  s'il  n'y  avait  pas 
pour  les  nations,  de  même  que  pour  les  individus,  un  égoïsme  né- 
cessaire qui  n'est  que  le  sentiment  de  leur  conservation!  Colbert  y 
établit  (1)  que  les  particuliers  qui  avaient  jusqu'alors  possédé  les  co- 
lonies françaises,  n'ayant  point  été  assez  riches  pour  entretenir  le 
nombre  de  navires  nécessaire  au  transport  des  marchandises,  avaient 
laissé  faire  ce  transport  par  les  étrangers,  ce  qui  était  aussi  préju- 
diciable aux  sujets  du  roi,  qui  perdaient  ainsi  les  occasions  de  s'en- 
richir, qu'au  roi  lui-même,  dont  la  marine  ne  pouvait  s'agrandir  ni 
se  fortifier.  La  compagnie  des  Indes  occidentales  était  fondée  pour 
obvier  à  ces  inconvéniens,  et,  afin  qu'elle  pût  suffire  à  ce  que  l'on 
espérait  d'elle,  des  privilèges  et  des  secours  extraordinaires  lui 
avaient  été  accordés. 

Ainsi  l'édit  déclarait  que  tout  Français  intéressé  à  l'association 
pour  vingt  mille  livres  acquerrait  par  ce  seul  fait  droit  de  bourgeoisie 
dans  la  ville  qu'il  habitait,  et  serait  dispensé  de  la  résidence  s'il  était 
officier. 

En  souscrivant  pour  la  même  somme,  un  étranger  acquérait  tous 
les  droits  des  sujets  du  roi  sans  avoir  besoin  de  lettres  de  naturali- 
sation. 

La  compagnie  était  exempte  d'impôt  pour  les  vivres  et  marchan- 
dises nécessaires  à  l'équipement  de  ses  vaisseaux.  Elle  devait  recevoir, 
à  titre  de  prime,  trente  livres  par  tonneau  pour  les  marchandises 
qu'elle  transportait  aux  colonies  françaises,  et  quarante  livres  par 
tonneau  pour  celles  qu'elle  en  rapportait.  En  cas  de  guerre,  le  roi 
s'engageait  à  l'assister  d'armes  et  de  vaisseaux  ;  il  s'interdisait  toute 
saisie  des  objets  appartenant  aux  associés;  enfin,  il  se  déclarait  dis- 
posé à  leur  prêter  sans  intérêts  le  dixième  de  toutes  les  dépenses  qu'ils 
feraient  pendant  les  quatre  premières  années,  et  à  ne  point  exiger  de 
remboursement  dans  le  cas  où  ils  auraient  fait  des  pertes  égales  à  la 
somme  avancée. 

La  compagnie  avait  de  plus  le  privilège  exclusif  du  commerce,  le 
droit  de  choisir  ses  gouverneurs,  ses  officiers  et  ses  juges.  Elle  était 
dirigée  par  neuf  directeurs  élus  en  assemblée  générale,  et  dont  trois 
au  moins  devaient  être  des  marchands. 

Encouragée  par  de  tels  secours,  la  compagnie  des  Indes  occiden- 
tales remboursa  les  propriétaires  des  Antilles,  en  prit  possession  avec 

(1)  Ce  décret  fut  donné  à  Paris  au  mois  de  mai  1661. 


REVUE   DE  PARIS.  171 

les  minutieuses  formalités  alors  en  usage  pour  les  transmissions  de 
propriété  (1),  et  y  nomma  des  gouverneurs  auxquels  elle  assigna  des 
appointemens  et  des  rations  au  lieu  de  l'impôt  qu'ils  prélevaient  au- 
trefois sur  les  colons.  Le  gouvernement  de  la  Guadeloupe  fut  confié 
à  M.  du  Lion,  celui  de  la  Martinique  à  M.  de  Clodoré,  celui  de  Saint- 
Christophe  au  commandeur  de  Salles,  ceux  de  Marie-Galande,  de 
Grenade,  de  Sainte-Croix,  à  MM.  de  Théméricourt,  Vincent  et  Dubois. 
Lorsqu'elle  leur  adressa  leurs  commissions,  la  compagnie  les  exhorta 
à  faire  tous  les  préparatifs  de  défense  possibles,  les  prévenant  que  la 
guerre  avec  les  Anglais  était  imminente. 

Mais  les  Anglais  avaient  déjà  pris  soin  d'avertir  les  nouveaux  gou- 
verneurs à  leur  manière  en  arrêtant,  sans  aucune  déclaration  d'hos- 
tilité, les  barques  françaises  qui  avaient  jeté  l'ancre  sur  leurs  rades  et 
en  s'emparant  des  navires  de  la  compagnie  qui  s'étaient  trouvés  trop 
faibles  pour  résister.  M.  de  Clodoré  demanda  raison  de  cette  violation 
du  droit  des  gens  à  milord  Willougby,  qui  s'excusa  d'abord  de  ré- 
pondre à  sa  lettre  sous  prétexte  qu'il  ne  savait  point  le  français,  et 
qui  finit  par  déclarer  qu'il  ignorait  complètement  les  faits  dénoncés, 
mais  qu'il  s'en  informerait.  Il  ajouta  que  tout  son  désir  était  de  voir 
les  deux  nations  conserver  la  neutralité  dans  les  Antilles.  Le  com- 
mandant YVats,  gouverneur  de  Saint-Christophe,  renouvela  même 
l'ancien  traité  à  cet  égard.  Mais  on  apprit  en  même  temps  qu'il  fai- 
sait tous  les  préparatifs  nécessaires  pour  attaquer.  Bientôt,  d'ailleurs, 
tous  les  doutes  à  ce  sujet  furent  dissipés.  Neuf  barques  chargées  de 
soldats  anglais  arrivèrent  de  Nieves  à  Saint-Christophe  et  furent  sui- 
vies de  plusieurs  navires  venant  de  Saint-Eustache.  Les  vigies,  qui 
avaient  reconnu  sur  leurs  tillacs  des  casaques  de  toile  tachées  de 
sang,  des  bonnets  à  visière  et  de  longs  fusils,  déclarèrent  que  c'était 
le  colonel  Morgan  avec  ses  boucaniers  (2). 

Cette  nouvelle,  répétée  de  bouche  en  bouche,  se  répandit  bientôt 


(1)  Les  voici  décrites  par  M.  de  Chambré,  à  propos  de  la  prise  de  possession  de 
Saint-Christophe  :  «  Ayant  reçu  la  clé  (de  la  maison  du  gouverneur),  j'en  ouvris 
et  fermai  les  portes,  j'entrai  et  ressortis.  Je  descendis  aux  officines,  où  je  lis  faire 
feu  et  fumée;  j'y  bus  et  y  mangeai.  J'entrai  dans  la  chapelle  et  y  fis  célébrer  la 
messe  après  le  son  de  la  cloche.  J'entrai  dans  le  corps-de-garde,  et  j'en  lis  sortir  la 
garnison  et  la  fis  rentrer  sous  l'autorité  de  la  compagnie  des  Indes  occidentales.  Je 
fouillai  la  terre  et  tirai  des  pierres;  je  coupai  des  arbres  par  le  pied;  j'arrachai  des 
herbes  et  en  replantai  d'autres,  et  je  fus  ensuite  sur  le  perron,  où  je  fis  tirer  du 
canon  et  crier  :  Vive  le  roi  et  la  compagnie .'  » 

(2)  Histoire  des  Aventuriers,  par  Oëxmeliu ,  vol.  I,  p.  150. 

12. 


172  REVUE   DE  PARIS. 

dans  tous  les  quartiers.  Le  nom  du  flibustier  anglais  y  était  connu 
des  enfans  eux-mêmes,  qui  avaient  chanté  la  complainte  où  l'on 
célébrait  ses  merveilleuses  aventures.  Morgan  pouvait  être  regardé 
comme  l'Achille  de  cette  Iliade  transatlantique,  dont  le  terrible  et 
malheureux  Olonnais  était  l'Ajax.  C'était  lui  qui,  après  avoir  pillé  le 
Port-au-Prince,  Maracaïbo,  Gibraltar,  avait  pris  d'assaut  les  forts 
de  Porto  Bello,  hérissés  de  plus  de  canons  que  sa  troupe  entière  ne 
comptait  de  combattans;  et  comme,  en  apprenant  cette  nouvelle,  le 
président  de  Panama  s'était  écrié  :  —  De  quelles  armes  se  servent 
donc  ces  hommes  pour  accomplir  de  tels  miracles?  —  Morgan  lui 
avait  envoyé  un  fusil  de  boucanier  en  lui  faisant  savoir  qu'il  lui 
montrerait  sous  peu  la  manière  de  s'en  servir  dans  sa  ville  de  Pa- 
nama même,  et  il  avait  accompli  cette  menace  peu  après,  en  faisant 
avec  les  siens  une  marche  de  sept  jours  dans  la  forêt,  sans  autre  nour- 
riture que  des  feuilles  d'arbres.  Revenu  riche  de  cette  expédition, 
dont  il  s'était  approprié  tout  le  profit,  et  suffisamment  justifié  aux 
yeux  de  ses  compatriotes  par  cette  opulence  des  moyens  employés 
pour  l'acquérir,  Morgan  avait  épousé  depuis  peu  la  fille  d'un  des  prin- 
cipaux officiers  de  la  Jamaïque;  lui-même  venait  de  recevoir  du 
gouvernant  anglais  le  brevet  de  colonel,  et  il  arrivait,  avec  ce  titre, 
à  la  tête  de  deux  cent  cinquante  flibustiers,  espérant  que  le  pillage 
des  colonies  françaises  ne  lui  serait  pas  moins  profitable  que  celui 
des  colonies  espagnoles. 

Le  commandeur  de  Salles,  qui  jusqu'alors  avait  voulu  douter  de  la 
mauvaise  foi  des  Anglais,  comprit  enfin  que  toutes  les  promesses  de 
neutralité  n'avaient  été  qu'un  leurre,  et  que  la  guerre  était  inévitable. 
Il  voulut  faire  pourtant  une  dernière  tentative,  et  envoya  demander 
au  commandant  Wats  pourquoi  il  rassemblait  des  troupes,  contrai- 
rement à  la  convention  signée  entre  eux. 

—  Avertissez  votre  gouverneur,  répliqua  brusquement  le  général 
anglais  à  l'envoyé,  que  dans  trois  jours  j'irai  le  chasser  de  ses  quartiers. 

—  Et  moi,  je  le  chasserai  des  siens  aujourd'hui  même,  dit  M.  de 
Salles  dès  que  cette  réponse  lui  fut  rapportée.  Faites  armer  les  com- 
pagnies, et  sortez  les  drapeaux. 

Malheureusement  les  Français  occupaient  les  deux  extrémités  de 
l'île,  en  sorte  que  leurs  quartiers  se  trouvaient  séparés  par  celui  des 
Anglais.  Le  gouverneur,  qui  habitait  la  Basse-Terre,  envoya  prévenir 
les  officiers  qui  commandaient  à  la  Capsterrc  et  à  la  Pointe  de  Sable, 
de  se  diriger  vers  la  ravine  de  Cayonne,  où  il  commencerait  l'attaque; 
mais  cet  ordre  ne  parvint  à  aucun  des  commandans,  de  sorte  que 


REVUE  DE  PARIS.  173 

chacun  combattit  séparément  de  son  côté  sans  savoir  ce  qui  se  pas- 
sait ailleurs. 

Les  Français  n'avaient  que  sept  cents  hommes  à  la  Basse-Terre, 
trois  cents  à  la  Pointe  de  Sable,  deux  cents  à  la  Capsterre,  en  tout 
douze  cents  hommes.  Les  Anglais  en  comptaient  trois  mille. 

Quand  M.  de  Salles  fut  à  la  tête  de  sa  troupe,  il  fit  venir  cent  cin- 
quante nègres  auxquels  il  distribua  des  demi-piques  et  des  torches  ; 
puis,  rappelant  la  douceur  de  leur  esclavage,  comparé  à  celui  qu'ils 
auraient  à  subir  s'ils  tombaient  au  pouvoir  des  Anglais,  il  ajouta  en 
terminant  que  c'était  à  eux  de  voir  lesquels  ils  préféraient  des  maîtres 
qui  les  admettaient  près  d'eux  aux  offices  et  à  la  table  sainte,  ou  de 
ceux  qui  refusaient  à  leurs  noirs  jusqu'à  l'égalité  des  prières  après 
la  mort.  Ils  poussèrent  tous  de  grands  cris,  en  répétant  qu'ils  vou- 
laient rester  noirs  français ,  et  qu'ils  exécuteraient  pour  cela  fidèle- 
ment les  ordres  reçus. 

Le  commandeur  leur  donna  en  conséquence  ses  instructions;  puis, 
se  tournant  vers  les  colons,  il  déclara  à  haute  voix  qu'il  offrait  sa  vie 
à  Dieu,  pourvu  que  les  siens  obtinssent  la  victoire;  il  ajouta  qu'en 
cas  de  mort,  M.  le  chevalier  de  Saint-Laurent  devrait  être  regardé 
comme  son  successeur;  et,  levant  son  épée,  il  s'avança  vers  la  ravine 
de  Cayonne  avec  toute  sa  troupe.  Près  de  lui  marchaient  les  mis- 
sionnaires, le  crucifix  à  la  main. 

La  ravine,  qui  formait  une  sorte  de  rempart  naturel,  fut  emportée 
du  premier  élan  par  les  Français ,  qui  poursuivirent  les  ennemis  jus- 
qu'aux Cinq  Combes.  Là,  de  nouvelles  troupes  rallièrent  les  fuyards 
et  rétablirent  le  combat.  M.  de  Salles  y  fut  tué,  et  cette  mort  causa 
un  moment  de  consternation  qui  faillit  compromettre  le  succès  de  la 
journée;  mais  le  chevalier  de  Saint-Laurent  descendit  de  cheval, 
couvrit  le  cadavre  de  son  manteau,  et  les  Anglais  furent  culbutés. 

La  troupe  victorieuse  arriva  ainsi  à  la  Capsterre,  que  les  Anglais 
venaient  d'attaquer,  et  où  ils  avaient  également  été  battus.  Pendant 
ce  temps,  les  nègres,  armés  de  piques  et  de  torches,  parcouraient  le 
quartier  anglais,  égorgeant  les  troupeaux,  brûlant  les  cases  et  les 
champs  de  cannes.  Le  commandant  Wats  aperçut  les  étincelles  par- 
dessus les  mornes,  et  en  apprenant  par  les  fuyards  ce  qui  s'était  passé, 
il  réunit  les  quatorze  cents  hommes  qu'il  avait  près  de  lui  pour  atta- 
quer les  trois  cent  cinquante  Français  qui  défendaient  la  Pointe  de 
Sable.  Morgan  marchait  en  tête  avec  ses  boucaniers,  qui,  croyant 
avoir  affaire  à  des  colons  espagnols,  s'avançaient  en  agitant  leurs 
armes  et  répétant  leur  chant  de  guerre;  mais  ils  furent  arrêtés  dès  les 


174  REVUE   DE   PARIS. 

premiers  pas  par  les  enfans  perdus  du  capitaine  l'Espérance.  Le 
combat  dura  deux  heures  avec  un  inexprimable  acharnement;  Mor- 
gan y  périt  avec  tous  ses  boucaniers  (1)  ;  le  gouverneur  Wats  fut 
frappé  à  mort,  et  les  troupes  qu'il  commandait  se  réfugièrent  à  la 
Grande-Rade. 

Ainsi  victorieux  sur  tous  les  points,  les  Français  se  réunirent  le 
soir  môme  à  la  Pointe  de  Sable,  résolus  à  poursuivre  leurs  succès  le 
lendemain.  Malheureusement  la  plupart  avaient  épuisé  leurs  muni- 
tions. On  amassa  tout  ce  que  l'on  put  trouver  de  poudre  dans  les 
cases,  et  plusieurs  habitans  firent  fondre  le  plomb  de  leurs  sucreries 
pour  fabriquer  des  balles.  Enfin,  le  jour  venu,  on  allait  se  mettre  en 
marche  lorsque  les  Anglais  envoyèrent  un  parlementaire  pour  de- 
mander à  capituler.  Le  chevalier  de  Saint-Laurent  retourna  la  lettre 
qui  renfermait  cette  demande  et  écrivit  au  revers: 

«  Les  Anglais  livreront  leurs  forts,  canons,  armes,  munitions. 

«  Ils  ne  pourront  rester  à  Saint-Christophe  qu'en  prêtant  serment 
de  fidélité  au  roi  de  France. 

«  Il  ne  leur  sera  permis  de  porter  aucune  arme,  pas  même  l'épée. 

«  Ils  auront  liberté  de  conscience  pourvu  qu'ils  ne  fassent  aucun 
acte  extérieur  de  religion. 

«  Nous  leur  accordons  quatre  heures  pour  signer  ces  conditions.  » 

Les  Anglais  signèrent. 

M.  Auger  partit  peu  de  jours  après  pour  la  France,  où  il  apporta 
les  drapeaux  pris  sur  l'ennemi.  En  entendant  le  récit  de  ce  merveil- 
leux combat,  M.  de  Turenne  s'écria  : 

—  Je  donnerais  une  année  de  ma  vie  pour  y  avoir  été. 

Louis  XIV  lui-même,  qui  s'en  était  fait  répéter  plusieurs  fois  les 
détails,  dit  à  M.  Auger  : 

—  Vous  pouvez  écrire  à  mes  officiers  de  Saint-Christophe  que,  s'ils 
attachent  quelque  prix  à  l'estime  de  leur  roi ,  ils  ont  lieu  de  se 
trouver  satisfaits. 

Quant  à  Colbert,  il  envoya  au  chevalier  de  Saint-Laurent  la  com- 
mission de  gouverneur  et  une  gratification  de  mille  écus. 

Ce  premier  succès  de  nos  colons  augmenta  leur  confiance.  Les 
gouverneurs  de  Sainte-Croix,  de  la  Grenade  et  de  Marie-Galande, 
que  la  compagnie  avait  engagés  à  abandonner  leurs  établissemens 
dans  la  pensée  qu'ils  ne  pourraient  les  défendre,  répliquèrent  que  les 
habitans  de  leurs  îles  avaient  déposé  tout  ce  qu'ils  possédaient  dans 

(1)  Dix-sept  seulement  échappèrent  au  combat. 


REVUE  DE  PARIS.  175 

îles  silos  trop  profonds  pour  être  sondés  avec  l'épée  (1)  ou  dans  des 
coyemboucs  cachés  parmi  les  lianes  2),  et  que,  quant  à  leur  sûreté 
personnelle,  ils  avaient  pratiqué  au  milieu  des  bois  des  réduits  dé- 
fendus par  des  abattis  de  forêts  où  quelques  hommes  pouvaient  dé- 
fier une  armée.  L'île  de  Saint-Martin  fut  donc  seule  évacuée;  encore 
Iff.  Desroses,  qui  y  commandait,  détruisit-il  en  passant  l'établisse- 
ment formé  par  les  Anglais  dans  la  petite  île  de  l'Anguille.  Quant  à 
Saint-Barthélémy,  dont  on  avait  également  retiré  les  colons,  on  y 
envoya  peu  après,  de  Saint-Christophe,  huit  cents  catholiques  irlan- 
dais, qui  reçurent  un  gouverneur  français  et  prêtèrent  serment  de 
fidélité  au  roi. 

Vers  cette  époque  une  flotte  passa  devant  la  Guadeloupe  et  l'on 
apprit  que  c'était  lord  YVillougby  qui  se  rendait  à  Saint-Christophe 
dans  l'intention  d'y  massacrer  tous  les  Français.  Mais  un  ouragan 
qui  s'éleva  subitement  dispersa  ses  quarante  navires,  dont  deux  seu- 
lement réussirent  à  gagner  Antigoa  et  Mont-Serrat.  Les  autres  furent 
brisés  sur  les  rochers  des  Saintes,  où  les  naufragés  qui  purent  échapper 
se  fortifièrent.  M.  du  Lion,  craignant  de  les  voir  s'établir  à  demeure 
dans  un  lieu  où  ils  pourraient  couper  toute  communication  entre  la 
Guadeloupe  et  les  autres  colonies  françaises,  réunit  quelques  canov.us 
de  Caraïbes  (  car  l'ouragan  avait  détruit  toutes  ses  chaloupes  )  et  dé- 
barqua le  soir  aux  Saintes.  Les  Anglais  avaient  construit  leur  fort  au 
pied  d'un  morne  qui  ne  semblait  accessible  qu'aux  oiseaux  ou  aux 
chèvres  sauvages  -2 ..;  cependant,  le  lendemain,  en  se  réveillant,  ils 
y  aperçurent,  avec  stupéfaction,  une  batterie  sur  laquelle  flottait  le 
drapeau  blanc  !  M  du  Lion  avait  profité  de  la  nuit  pour  gravir  la  hau- 
teur et  les  prendre  à  revers.  Après  une  résistance  de  quelques  heures, 
ils  se  rendirent  à  discrétion.  Deux  des  navires  jetés  à  la  côte  furent 
en  outre  relevés,  et  l'on  en  prit  trois  autres,  peu  après,  à  Henri 
Willougby,  neveu  et  successeur  de  celui  que  l'ouragan  avait  fait 
périr. 

Au  milieu  de  ces  succès  continus,  M.  de  La  Barre  arriva  avec 
quelques  secours  et  une  commission  de  la  compagnie.  Les  colons 

(t)  Labbat,  Rochefort,  Dutertre,  passim.  —  Les  objets  qui  ne  craignaient  point 
l'humidité  étaient  enfouis  dans  des  fosses  étroites  par  l'ouverture,  larges  par  la 
base,  que  l'on  recouvrait  de  gazon  pour  les  mieux  caclier,  et  que  l'on  alignait  avec 
des  arbres  afin  de  les  retrouver.  Les  objets  plus  délicats  étaient  renfermés  dans  de 
grosses  calebasses  appelées  coyemboucs,  que  l'on  cachait  dans  le  feuillage  et  parmi 
les  lianes. 

(i)  Relation  de  ce  qui  s'est  passé  dans  les  iles,  etc  ,  vol.  I,  p.  162. 


176  REVUE  DE  PARIS. 

s'étonnèrent  d'abord  de  ce  que  celle-ci  eût  choisi  un  homme  de 
robe  pour  lieutenant-général;  mais  cet  étonnement  cessa  lorsqu'ils 
le  virent  à  l'œuvre.  L'ancien  conseiller  possédait  en  effet  plus  que  la 
science  de  la  guerre;  il  en  avait  l'instinct.  Il  comprit  sur-le-champ 
que  dans  une  lutte  aussi  inégale  l'audace  était  de  la  prudence,  et 
qu'il  fallait  frapper  coup  sur  coup;  aussi  se  prononça«t-il  dès  les  pre- 
miers jours  pour  les  entreprises  les  plus  hardies.  Antigoa,  où  les  An- 
glais avaient  une  colonie  florissante,  fut  attaquée  par  ses  ordres. 
Après  une  vigoureuse  résistance,  le  colonel  Garden,  qui  était  gou- 
verneur de  l'île,  s'engagea  à  la  remettre  dans  un  délai  convenu.  Mais 
lorsque  M.  de  Clodoré  se  présenta  pour  l'occuper,  il  apprit  que  le 
major  Fische  était  arrivé  avec  plusieurs  compagnies,  et  que  les  An- 
glais avaient  repris  les  armes.  Une  lettre  signée  Marie  Garden  lui 
annonça  en  même  temps  que  le  colonel,  qui  voulait  exécuter  la  capi- 
tulation, venait  d'être  arrêté  comme  traître,  et  le  suppliait  de  prendre 
sous  sa  protection  «  un  homme  qui  n'avait  levé  la  main  ni  le  cœur 
contre  lui  (1).  »  Le  soir  même,  Garden,  qui  avait  réussi  à  s'échapper, 
confirma  la  vérité  de  cette  excuse  en  venant  se  rendre  loyalement 
aux  Français.  L'ordre  de  marchera  l'ennemi  fut  aussitôt  donné;  mais 
le  major  Fische,  qui  avait  accusé  le  colonel  de  trahison  pour  avoir 
capitulé  à  la  suite  d'un  combat  glorieux,  se  rendit,  lui,  sans  autre 
résistance  que  deux  coups  de  feu  si  mal  adressés,  qu'ils  tuèrent  une 
de  ses  propres  sentinelles. 

Après  Antigoa,  les  Français  prirent  successivement  Monscrrat, 
Saint-Eustache  et  Tabago.  Cette  dernière  île  fut  conquise  par  quinze 
hommes  et  par  un  tambour,  qui  somma  la  garnison  de  se  rendre, 
sous  peine  de  n'obtenir  aucune  merci,  parce  que  l'armée  française, 
ayant  d'autres  entreprises  plus  considérables  à  accomplir,  ne  voulait 
point  être  retardée  (2). 

M.  de  La  Barre  désirait  que  l'on  ajoutât  à  ces  conquêtes  celle  de 
Nieves,  qui  était  pour  Saint-Christophe  une  voisine  d'autant  plus 
dangereuse,  que  les  navires  ne  pouvaient  arriver  à  cette  dernière  île 
sans  passer  devant  les  forts  anglais.  Ce  projet  fut  malheureusement 
repoussé  par  les  gouverneurs,  qui  ne  songeaient  qu'à  mettre  leurs 
propres  établissemens  en  état  de  défense.  On  venait,  en  effet,  d'an- 
noncer l'arrivée  à  la  Barbadc  d'une  flotte  formidable  commandée  par 
Guillaume  Willougby.  M.  de  La  Barre,  qui  se  trouvait  alors  à  Saint- 


Ci)  rère  Duteiïrc,  vol.  IV,  p.  180. 
(2)  Ibid  ,  p.  168. 


REVUE  DE  PARIS.  177 

Christophe,  pensa  qu'en  joignant  les  navires  laissés  dans  le  carénage 
de  la  Martinique  à  une  escadre  hollandaise  qui  venait  d'y  mouiller, 
il  pourrait  se  porter  à  la  rencontre  des  vaisseaux  ennemis,  et  il  s'em- 
barquait pour  en  faire  la  proposition  à  l'amiral  Creinssen/lorsque  le 
chevalier  de  Saint-Laurent  l'avertit  que  l'on  venait  d'apercevoir  dans 
la  rade  de  Nieves  une  frégate  anglaise  trois  fois  plus  grande  que  la 
patache  dans  laquelle  il  se  préparait  à  partir.  M.  de  La  Barre  répondit 
que  jusqu'alors  les  colons  ne  s'étaient  jamais  inquiétés  de  la  supério- 
rité de  force  des  ennemis,  et  qu'il  était  de  son  devoir  d'entretenir 
cette  confiance  parmi  des  gens  qui  ne  pouvaient  trouver  leur  salut 
que  dans  l'audace.  Il  mit  donc  à  la  voile  pour  la  Martinique,  passant 
si  près  du  vaisseau  anglais,  qu'il  put  entendre  les  matelots  qui  cou- 
vraient les  châteaux  d'avant  et  d'arrière  se  répéter  joyeusement  : 
well,  very  well,  comme  s'ils  eussent  applaudi  à  sa  confiance.  Sa  pa- 
tache de  cent  vingt  tonneaux  eût,  en  effet,  tenu  tout  entière  sur  le 
tillac  de  la  frégate  ennemie  (1),  qui  était  percée  de  quarante-quatre 
sabords  et  portait  trois  cents  hommes  d'équipage.  Les  Anglais  lais- 
sèrent passer  le  petit  navire  sans  tirer  un  coup  de  canon;  mais,  dès 
qu'il  eut  doublé  la  pointe  de  Nieves,  ils  levèrent  l'ancre,  se  mirent 
à  sa  poursuite  et  le  rejoignirent  vers  neuf  heures  du  soir.  Un  volon- 
taire, craignant  l'issue  du  combat,  engagea  M.  de  La  Barre  à  monter 
sur  le  brigantin  qui  suivait  la  patache,  afin  de  continuer  sa  route, 
tandis  qu'ils  feraient  face  aux  ennemis;  et  comme  le  lieutenant-gé- 
néral paraissait  surpris  de  cette  proposition,  il  l'assura  que  le  lord 
Willougby  avait  agi  ainsi  dans  une  circonstance  pareille  (-2).  M.  de 
La  Barre  ne  répondit  rien;  mais  faisant  aussitôt  approcher  le  bri- 
gantin, il  donna  ordre  au  capitaine  de  retourner  seul  à  Saint-Chris- 
tophe en  emmenant  toutes  les  barques;  puis,  se  tournant  vers  le  vo- 
lontaire, il  lui  dit  froidement  : 

—  Je  ne  suis  point  un  lord  Willougby,  monsieur;  et  votre  sort  sera 
le  mien. 

En  même  temps  il  ordonna  aux  canonniers  de  ne  tirer  qu'à  la  flot- 
taison, et  il  courut  au  château  d'arrière,  le  fusil  à  la  main,  pour  re- 
pousser les  ennemis  qui  venaient  d'aborder. 

La  première  mêlée  fut  terrible.  M.  de  La  Barre  reçut  sept  balles, 
dont  deux  le  blessèrent  profondément;  mais  il  se  fit  asseoir  sur  un 
matelas  roulé,  le  dos  appuyé  au  bastingage,  et,  bien  qu'il  nageût 


(1)  Père  Dutertre,  p.  228. 

(2)  Devant  la  Guadeloupe.  —Voyez  père  Dutertre,  vol.  IV,  p.  113. 


178  REYTE   DE   PARIS. 

dans  son  sang,  il  continua  à  donner  des  ordres  et  à  encourager  les 
siens.  Les  Anglais,  repousses  au  premier  abordage,  en  tentèrent  un 
second  par  le  beaupré  sans  être  plus  heureux.  La  batterie  basse  de 
la  patache  continuait  d'ailleurs  à  les  foudroyer,  et  leur  navire  fai- 
sait eau  de  toutes  parts.  Us  laissèrent  enfin  la  patache  déborder,  et 
quittèrent  les  châteaux  pour  courir  aux  pompes.  Mais  tout  à  coup 
on  vit  leur  grand  màt  s'abattre,  chargé  de  toutes  ses  voiles;  l'arrière 
de  la  frégate  se  souleva,  montrant  à  la  clarté  des  étoiles  le  nom  de 
Glocester  écrit  en  lettres  d'or,  puis  un  long  cri  retentit,  et  tout  s'en- 
fonça dans  l'abîme. 

Dès  que  M.  de  La  Barre  eut  été  pansé,  il  appela  le  capitaine  Bour- 
det,  qui  lui  apprit  que  la  patache  avait  le  beaupré  emporté,  le  mât 
de  misaine  près  de  rompre,  les  haubans  hachés  et  toutes  les  voiles 
brûlées.  Il  fut  donc  résolu  que  l'on  retournerait  à  Saint-Christophe 
pour  la  réparer;  mais,  en  y  arrivant  au  point  du  jour,  le  navire 
désemparé  tomba  au  milieu  de  la  flotte  anglaise,  forte  de  onze 
voiles.  Elle  fit  aussitôt  vent  arrière  pour  Sainte-Croix,  poursuivie  par 
un  des  vaisseaux  ennemis.  M.  de  La  Barre,  ayant  appris  que  ce 
vaisseau  les  gagnait,  se  fit  porter  sur  le  pont,  mit  en  travers,  et  or- 
donna le  branle-bas  de  combat.  C'en  fut  assez  pour  dégoûter  l'An- 
glais de  sa  poursuite;  il  vira  aussitôt  de  bord,  et  la  patache,  conti- 
nuant sa  route  sans  être  inquiétée,  atteignit  Sainte-Croix,  puis  la 
Martinique. 

Le  lieutenant-général  y  trouva,  comme  il  l'espérait,  l'amiral  hol- 
landais Creinssen,  et  convint  avec  lui  d'attaquer  l'escadre  anglaise. 
MM.  de  Clodoré  et  du  Lion  s'embarquèrent  pour  cette  expédition, 
chacun  avec  six  cents  hommes.  Tous  les  colons  voulaient  les  suivre, 
et  il  fallut  employer  la  violence  pour  les  en  empêcher  (1).  Du  reste, 
le  combat  qui  eut  lieu  devant  Nieves  fut  plus  bruyant  que  décisif. 
Un  malentendu  mit  le  désordre  parmi  nos  vaisseaux,  et  l'ennemi, 
qui  avait  l'avantage  du  vent,  en  profita  pour  s'échapper,  après  avoir 
perdu  seulement  deux  navires.  Toutefois  le  principal  but  que  s'était 
proposé  M.  de  La  Barre  fut  atteint  :  on  put  ravitailler  Saint-Chris- 
tophe et  y  jeter  quelques  troupes. 

Ces  secours  étaient  d'autant  plus  nécessaires,  qu'après  le  départ 
des  Hollandais,  le  lord  Willougby  resta  maître  de  la  mer,  et  en  pro- 
fita pour  tenter  une  descente  dans  cette  île.  Son  escadre,  qui  comptait 
alors  quatorze  grands  vaisseaux,  montés  par  huit  mille  cinquante 

(i)  Relation,  etc.,  vol.  II,  p.  145. 


REVUE   DE  PARIS.  179 

combattans,  longea  les  côtes  de  Saint-Christophe  pendant  quelque 
temps,  dans  un  ordre  de  bataille  qui  présentait  alternativement  un 
groupe  de  navires  et  une  flottille  de  chaloupes  chargées  de  soldats. 
Enfin,  ceux-ci  débarquèrent  un  peu  au-dessous  du  fort  des  Dames, 
sur  une  plage  plus  basse  que  le  sol  de  l'île,  auquel  on  ne  pouvait  ar- 
river qu'en  remontant  la  rivière  Peîan,  la  ravine  de  l'Indigotterie, 
ou  un  étroit  sentier  coupé  dans  la  falaise.  Les  Anglais  choisirent  ce 
dernier  chemin;  mais  M.  de  Saint-Laurent,  qui  venait  d'y  arriver  avec 
une  douzaine  de  cavaliers,  les  tint  en  échec  jusqu'à  ce  qu'il  eût  été 
rejoint.  Les  assaillaus  se  portèrent  alors  vers  la  ravine  et  vers  la  ri- 
vière, d'où  on  les  repoussa  avec  le  même  emportement.  L'ardeur  des 
Français  était  telle,  qu'une  chaloupe  ayant  voulu  aborder  à  quelque 
distance  du  champ  de  bataille,  des  colons  qui  l'aperçurent  de  loin 
accoururent  sans  chef  pour  la  recevoir  à  la  lame,  et,  comme  les 
ennemis  semblaient  hésiter  à  leur  aspect,  ils  jetèrent  leurs  fusils,  se 
lancèrent  dans  la  mer,  abordèrent  la  barque  à  la  nage,  et  tuèrent 
tout  ce  qui  s'y  trouvait.  Pendant  ce  temps,  le  lord  Henri  Willougby, 
qui  était  ivre  depuis  le  matin,  dormait  tranquillement  dans  sa  fré- 
gate, au  bruit  du  canon  et  de  lamousqueterie.  Ses  officiers  ne  savaient 
à  quoi  se  décider,  lorsqu'il  parut  enfin  sur  le  pont  et  vint  s'appuyer 
contre  la  lisse  comme  à  un  balcon.  On  lui  apprit  alors  que  les  cha- 
loupes de  débarquement  avaient  été  forcées  de  rejoindre  les  navires> 
laissant  à  terre  cinq  cents  hommes  qui  demandaient  du  secours. 

—  Du  secours!  répéta  le  lord  en  regardant  son  tillac  couvert  de 
morts;  qu'ils  prient  Dieu  de  les  sauver!  Et  il  ordonna  d'appareiller. 

Cependant,  comme  il  s'aperçut  peu  après  que  les  malheureux  qu'il 
avait  abandonnés  venaient  d'être  reçus  à  merci  par  les  Français,  qui 
étaient  déjà  descendus  sur  la  plage  pour  relever  les  blessés,  il  fit 
ranger  la  terre  et  y  envoya  toutes  ses  bordées,  tuant  la  plupart  de  ses 
compatriotes  dans  le  seul  but  d'atteindre  quelques  ennemis. 

Cette  nouvelle  victoire  fit  attendre  aux  colons  avec  plus  de  patience 
les  secours  de  France  qui  leur  étaient  annoncés  depuis  plus  d'une 
année.  Grâce  aux  instances  de  Colbert,  l'amiral  de  Beaufort  avait 
effectivement  reçu  l'ordre  d'équiper  une  flottille  pour  les  Antilles; 
mais  les  capitaines  désignés  au  commandement  des  navires  s'excu- 
sèrent «  en  représentant  à  l'amiral  que  les  actions  faites  en  ce  pays 
étaient  dérobées  à  la  cour  et  ne  servaient  en  rien  à  leur  avance- 
ment (1).  »  Le  duc  de  Beaufort,  touché  de  ces  réclamations,  en  référa 

(1)  Relation,  etc.,  vol.  II,  p.  224, 


180  REVUE   DE   PARIS. 

au  roi,  qui,  ne  sachant  à  quoi  se  décider,  répondit  que  rien  ne  pres- 
sait. On  suspendit  donc  tout  préparatif  ;  les  vingt  compagnies  qui 
avaient  été  réunies  passèrent  en  Flandre,  et  les  Antilles  furent  aban- 
données à  leurs  seules  forces,  sans  vivres,  sans  flotte  et  sans  mu- 
nitions. 

Or,  tandis  que  le  gouvernement  français  montrait  cette  indiffé- 
rence pour  ses  colonies,  l'Angleterre  semblait  comprendre  d'autant 
mieux  le  prix  des  siennes  qu'elle  les  sentait  près  de  lui  échapper. 
Aussi,  chaque  désastre,  loin  de  la  décourager,  l'excitait-il  à  un  plus 
grand  effort.  En  apprenant  les  avantages  remportés  par  les  Français, 
elle  envoya  le  chevalier  Harmant  avec  une  nouvelle  flotte,  qui  se 
renforça  de  celle  de  lord  Willougby,  et  vint  attaquer  les  vaisseaux 
de  la  compagnie  rangés  sous  les  forts  de  la  Martinique.  Les  volon- 
taires qui  les  défendaient  combattirent  pendant  sept  jours;  mais  enfin, 
manquant  de  poudre,  ils  se  virent  forcés  de  saborder  les  navires  et 
de  regagner  le  rivage. 

Les  Anglais  étaient  si  peu  accoutumés  à  réussir  dans  leurs  entre- 
prises, qu'ils  crurent  avoir  remporté  une  grande  victoire  et  qu'ils  se 
retirèrent,  dit  le  père  Dutertre,  le  cœur  aussi  gonflé  que  leurs  voiles. 
Cependant  ils  avaient  perdu  cinq  cents  hommes  dans  cette  attaque, 
et  leurs  navires  étaient  si  maltraités  qu'ils  n'osèrent  rien  entre- 
prendre de  nouveau  contre  les  Antilles.  Après  s'être  réparés  à  la 
rade  de  Nieves,  ils  se  décidèrent  à  faire  voile  pour  Surinam  et  pour 
Cayenne. 

Ainsi  délivrés  d'inquiétude,  les  colons  se  hâtèrent  de  retourner  à 
leurs  plantations  forcément  négligées  pendant  cette  longue  lutte,  et 
songèrent  à  utiliser  les  terres  conquises  sur  l'ennemi.  Les  cases  brû- 
lées dans  le  quartier  anglais  de  Saint-Christophe  avaient  déjà  été 
rebâties,  les  terres  étaient  remises  en  culture,  les  sucreries  commen- 
çaient à  se  rétablir,  et  les  habitans  espéraient  obtenir  enfin  le  prix 
de  tant  d'épreuves,  lorsqu'arriva  le  traité  de  paix  conclu  à  Breda. 
Parce  traité,  la  France  rendait  aux  Anglais  leurs  possessions  de 
Saint-Christophe,  de  Mont-Serrat,  de  Saint-Eustache,  de  Tabago  et 
d'Antigoa,  sans  qu'aucun  dédommagement  fût  stipulé  en  faveur  de 
nos  colons.  Après  les  avoir  laissé  supporter  toutes  les  fatigues  de  la 
guerre,  on  leur  en  arrachait  la  moisson;  tant  de  persévérance  et  de 
courage  n'avait  d'autre  résultat  que  de  les  ramener  au  point  de  dé- 
part, et  les  vaincus  se  retrouvaient,  grâce  à  la  diplomatie,  sur  un 
pied  d'égalité  avec  les  vainqueurs. 

Le  traité  fut  pourtant  exécuté  de  bonne  foi;  mais  les  Anglais,  qui 


UEVCE  DE   PARIS.  181 

avaient  à  s'indemniser  de  grandes  pertes,  jugèrent  que  cette  répara- 
tion ne  suffisait  pas.  Comme  ils  avaient  commencé  les  hostilités  long- 
temps avant  la  déclaration  de  guerre,  ils  pensèrent  qu'ils  pouvaient 
les  poursuivre  long-temps  après  le  traité  de  paix,  et  leurs  corsaires 
continuèrent  à  prendre  les  navires,  à  enlever  les  nègres  et  à  piller 
les  marchandises  de  nos  colons  qu'ils  vendaient  publiquement  à  la 
Barbade  et  à  la  Jamaïque. 

Tant  que  ces  brigandages  profitèrent  aux  Anglais,  toutes  les  ré- 
clamations furent  inutiles;  mais  leur  déloyauté  devait  recevoir  sa 
punition.  Les  pirates  dont  ils  avaient  autorisé  les  violences  contre 
notre  commerce  ne  tardèrent  pas  à  trouver  l'autorisation  trop  res- 
treinte. Ennuyés  de  choisir  leurs  ennemis ,  ils  déclarèrent  la  guerre 
au  genre  humain,  hissèrent  à  leur  pic  ce  terrible  pavillon  noir  sur 
lequel  apparaissait  le  squelette  de  la  mort  perçant  un  cœur  saignant, 
et  devinrent  aussi  redoutables  à  leurs  compatriotes  qu'aux  autres 
nations. 

Les  incroyables  expéditions  de  ces  bandits  répandirent  successi- 
vement la  terreur  dans  les  ports  d'Angleterre,  d'Espagne,  de  France 
et  de  Hollande.  Pendant  près  de  dix  années,  il  n'y  fut  bruit  que 
d'Edouard  Low  qui  coupait  les  oreilles  à  ses  prisonniers  pour  les  leur 
faire  manger  en  poivrade;  du  capitaine  Theach  dont  la  longue  barbe 
noire  était  tressée  avec  des  rubans,  l'écharpe  garnie  de  six  paires  de 
pistolets  et  le  chapeau  orné  de  deux  mèches  allumées;  du  major  Stede 
Bonnet,  de  Jean  Rackam  et  d'une  foule  d'autres  qui  pillaient  les  na- 
vires, pendaient  les  officiers  et  déposaient  les  équipages  dans  des  îles 
désertes  (1).  Le  nombre  de  ces  écumeurs  de  mer  finit  par  devenir  si 
grand  qu'ils  songèrent  à  fonder  dans  l'île  de  la  Providence  une  répu- 
blique dans  laquelle  les  devoirs  du  citoyen  devaient  se  résumer  en 
une  seule  phrase  :  être  ami  de  soi-même  et  ennemi  de  tout  le  monde. 
Mais  heureusement  leur  projet  avorta. 

Du  reste ,  ces  transfuges  d'une  société  que  la  plupart  d'entre  eux 
haïssaient  surtout  parce  qu'ils  n'y  pouvaient  rentrer,  n'attaquaient 
point  seulement  les  armes  à  la  main  les  institutions  qui  les  condam- 
naient; aux  heures  de  repos  ils  s'efforçaient  de  se  les  présenter  à  eux- 
mêmes  sous  des  formes  odieuses  ou  ridicules,  comme  ces  démons  du 
sabbat  qui  parodiaient  les  saintes  cérémonies  de  l'église  pour  se  con- 
soler d'en  être  exclus.  Le  capitaine  Johnson  nous  a  conservé  le  ca- 
nevas d'une  de  ces  satires  jouées  par  Anstie  et  par  ses  compagnons 

(t)  Histoire  des  Pirates  anglais,  par  Charles  Johnson. 


182  REVUE   DE   PARIS. 

dans  les  cales  qui  avoisinent  la  côte  méridionale  de  Cuba  (1).  Le  ca- 
pitaine des  forbans  est  déguisé  en  juge  et  assis  sur  un  arbre;  au-des- 
sous sont  les  jurés  et  le  procureur-général.  On  amène  un  des  pirates, 
les  mains  liées  et  la  tète  basse. 

le  procureur-général,  prenant  la  parole.  —  Sauf  le  bon  plaisir 
de  votre  seigneurie  et  de  messieurs  les  jurés,  voici,  devant  vous,  un 
indignissimc  coquin  que  je  vous  supplie  de  faire  pendre  comme  ayant 
commis  plusieurs  actes  de  piraterie  sur  la  baute  mer.  Les  preuves 
de  ces  actes  sont  aussi  claires  que  nombreuses  :  d'abord  ce  drôle  a 
essuyé  plus  de  mille  tempêtes  et  s'est  toujours  sauvé  quand  le  navire 
se  brisait,  preuve  évidente  qu'il  était  destiné  à  la  potence,  selon  l'ar- 
ticle de  loi  qui  établit  que  quiconque  est  né  pour  la  corde  ne  périra 
jamais  dans  Veau.  Secondement  il  est  certain  qu'il  a  bu  de  la  petite 
bière,  ce  qui  ne  peut  laisser  aucun  doute  sur  sa  culpabilité,  d'après 
les  belles  paroles  de  votre  seigneurie  elle-même,  qui  a  déclaré  que 
tout  bomme  sobre  était  un  fripon!  J'en  pourrais  dire  davantage, 
mais  l'eau-de-vie  est  à  sec,  et  un  magistrat  vraiment  digne  de  ce  nom 
peut-il  parler  selon  les  lois  quand  il  n'a  rien  à  boire?  Je  prie  donc 
monseigneur  de  m'excuser  et  je  conclus  à  ce  qu'il  lui  plaise  d'en 
finir  avec  ce  vaurien. 

le  juge.  —  Voyons,  drôle!  qu'as -tu  à  répondre  pour  que  je  ne 
métamorphose  pas  sur-le-champ  ton  corps  en  merluche  séchée  au 
soleil?  Es-tu  coupable,  ou  non  coupable? 

le  criminel.  —  Non  coupable,  sous  le  bon  plaisir  de  votre  sei- 
gneurie. 

le  juge,  avec  colère.  —  Non  coupable!  Si  tu  répètes  ce  mot,  drôle, 
je  t'envoie  à  la  potence.  Réponds-moi  seulement,  comment  veux- 
tu  être  jugé? 

le  criminel.  —  Selon  les  lois  de  mon  pays. 

le  juge.  —  Le  diable  t'emporte.  [Se  tournant  vers  les  jures)  Il  me 
semble,  messieurs  les  jurés,  que  nous  pouvons  tout  de  suite  con- 
damner ce  coquin. 

le  procureur-général.  —  C'est  mon  avis,  car  si  on  le  laissait 
parler,  il  pourrait  se  justifier,  ce  qui  serait  un  affront  pour  la  cour. 

le  criminel.  —  Je  vous  supplie,  monseigneur,  de  réfléchir. 

le  juge.  — Qu'est-ce  que  c'est?...  tu  oses  parler  de  réfléchir!.... 
apprends,  maraud,  que  je  n'ai  réfléchi  de  ma  vie...  Je  juge. 

(1)  Histoire  des  Pirates  anglais,  p.  260-26  i. 


REVUE  DE  PARIS.  183 

le  criminel.  —  Mais  j'espère  que  votre  seigneurie  daignera 
écouter  mes  raisons... 

le  juge,  V interrompant.  —  Entendez-vous,  messieurs  les  jurés, 
comme  ce  misérable  babille?...  Nous  n'avons  que  faire  de  tes  raisons, 
coquin  ;  nous  ne  sommes  pas  ici  pour  entendre  des  raisons...,  nous 
procédons  selon  les  lois  !...  Le  dîner  est-il  prêt? 

le  procureur-général.  —  Oui,  monseigneur. 

le  juge.  —  Écoute  donc,  faquin,  écoute  et  viens  devant  la  barre. 
Tu  dois  être  pendu  pour  trois  raisons.  La  première,  parce  qu'il  ne 
serait  pas  juste  que  je  présidasse  ici  sans  que  personne  fût  pendu;  la 
seconde,  parce  que  tu  as  une  mine  patibulaire;  la  troisième,  parce  que 
j'ai  faim!  Car  sache,  misérable,  que  quand  le  dîner  du  juge  est  prêt 
avant  que  le  plaidoyer  soit  fini ,  on  doit  condamner  le  prisonnier  à 
être  pendu,  de  peur  de  laisser  refroidir  la  soupe. Voilà  les  lois  de  ton 
pays!  Holà!  geôlier,  qu'on  emmène  ce  coquin. 

Certes ,  cette  parodie  de  la  justice  anglaise  révèle  plus  d'observa- 
tion et  d  humour  qu'on  ne  devrait  en  attendre  de  pareils  hommes; 
mais  il  faut  se  rappeler  que  les  pirates  de  cette  époque  ne  furent 
point  tous  de  grossiers  matelots  poussés  au  crime  par  la  crainte  d'un 
châtiment  ou  par  la  pauvreté.  Plusieurs  officiers  de  la  marine  an- 
glaise se  laissèrent  séduire  à  cette  vie  d'aventure,  et  y  apportèrent 
les  ressources  d'esprits  cultivés.  Ce  furent  eux  qui  donnèrent  à  cette 
insurrection  contre  la  société  une  sorte  de  couleur  et  de  consistance, 
et  qui  réussirent  môme  à  gagner  quelques  gouverneurs  de  leur  nation, 
qu'ils  associèrent  à  leurs  pirateries.  Enfin ,  les  mesures  prises  à  la 
Martinique,  à  la  Guadeloupe,  à  Saint-Domingue  et  à  la  Jamaïque, 
réussirent  à  délivrer  l'Atlantique  de  ces  écumeurs  de  mers,  qui  de 
1675  à  1720  avaient  abordé  plus  de  cinq  cents  navires  et  détruit  ou 
pillé  pour  plus  de  vingt  millions  de  marchandises. 

Emile  Souvestre. 


DE 


L'ÉQUITATION  EN  FRANCE. 


M.    LE  VICOMTE   D  AURE.  —  M.  BAUCHER. 


Il  est  deux  équitations  en  présence,  l'une  enfermée  dans  l'étroite 
barrière  d'un  manège  ou  d'un  cirque,  exerçant,  aux  sons  de  la  musi- 
que, des  chevaux  moins  dressés  que  rompus  d'après  une  méthode 
prétendue  nouvelle,  et  qui  n'est  en  (in  de  compte  que  l'exagération 
d'anciens  principes  tombés  en  désuétude  lorsque  le  caprice  des 
temps  a  cessé  de  les  maintenir;  l'autre,  vaillante,  hardie,  allant  droit, 
juste  et  vite,  usant  du  cheval  non  plus  comme  d'une  machine  à  res- 
sorts qui  parade,  caracole  et  déploie,  au  grand  ébahissement  d'un  pu- 
blic désœuvré,  des  qualités  de  souplesse  acquises  aux  dépens  de  tout 
ce  qui  constitue  la  noblesse,  l'énergie  et  la  générosité  de  sa  nature, 
mais  avec  franchise  et  liberté;  provoquant,  loin  de  la  réprimer,  sa 
verve  et  sa  puissance:  équitation  de  chasse  et  de  batailles,  l'équita- 
tion  française.  Eh  bien,  le  croira-t-on,  lorsqu'il  s'est  agi  d'introduire 
un  système  dans  notre  armée,  qui  depuis  plus  de  dix  ans  n'en  a  plus, 
de  savoir  qui  prévaudrait  de  l'école  de  Versailles  ou  du  cirque  de 
Franconi,  c'est  le  cirque  qui  l'a  emporté.  L'état  de  notre  cavalerie  est 


REVUE  DE  PARIS.  185 

loin  de  ce  qu'il  pourrait  être,  et  quiconque  a  voyagé  à  l'étranger  et  vu 
manœuvrer  les  escadrons  hongrois  ou  hanovriens  a  dû  se  convaincre 
de  cette  triste  vérité,  à  savoir  que,  si  une  guerre  éclatait  demain,  la 
cavalerie  étrangère  aurait  sur  la  nôtre  un  incontestable  avantage. 
Est-ce  à  dire  que  le  pays  soit  dépourvu  des  moyens  nécessaires  pour 
reconquérir  son  ancienne  place  vis-à-vis  de  voisins  jaloux?  Est-ce 
incapacité?  Est-ce  incurie?  Doit-on  en  accuser  le  gouvernement, 
l'administration  des  haras,  l'école  royale  de  cavalerie,  l'absence  de 
manèges  dûment  subventionnés?  ou  bien  ne  resterait-il  plus  en 
France  un  seul  homme  capable  de  transmettre  ce  qu'un  vieil  écri- 
vain appelle  la  vraye  doctrine?  Et  dans  la  patrie  de  Pluvinel,  de  La 
Guerinièreet  deD'Abzac,  faudrait-il  donc,  pour  arrêter  le  mal,  avoir 
recours  aux  remèdes  empiriques  du  charlatanisme?  Franchement 
nous  ne  saurions  croire  à  une  indigence  pareille,  sur  un  sol  si  fertile 
jadis  en  notabilités  équestres  du  premier  ordre,  et  il  nous  est  plus 
facile  de  supposer  que  la  grande  école  française,  qui,  depuis  les  Aca- 
démies de  Naples  et  de  Padoue  jusqu'au  manège  de  Versailles,  a 
pendant  quatre  siècles  servi  de  modèle  à  l'Europe  entière,  dépérit 
faute  d'encouragement  et  d'appui. 

Nommer  M.  Baucher,  c'est  réveiller  toutes  les  émotions  équestres 
d'un  certain  public  parisien.  Qui  ne  se  souvient  en  effet  de  ces  char- 
mantes soirées  du  Cirque,  de  cet  heureux  théâtre  en  pleins  Champs- 
Elysées,  où  les  promenades  s'acheminent  si  volontiers  chaque  année 
au  retour  du  printemps  et  qui,  plus  tard  envahi  par  une  multitude 
moins  rafflnée,  abrite  en  attendant  la  saison  des  eaux  le  monde  élé- 
gant dépossédé  des  Italiens.  Là  Mme  Lejears  danse  la  Cachucha  sur  le 
dos  d'un  cheval  qui  galope,  là  Caroline  manœuvre  sur  Rutler,  Auriol 
s'exerce;  là  surtout  M.  Baucher,  montant  Partisan  ou  Capitaine,  esca- 
dronne  au  milieu  de  son  état-major  de  Dames-Colonels.  M.  Baucher 
entend  à  ravir  certains  airs  de  manège  passés  de  mode  qu'il  emprunte 
à  la  vieille  équitation  et  met  en  scène  le  plus  adroitement  du 
monde.  Personne  mieux  que  lui  n'enlève  une  croupade,  n'exécute 
un  petit  galop  à  reculons,  et  pour  le  piaffer  je  défie  qu'on  trouve  son 
égal.  Comme  il  sait  ménager  son  terrain,  comme  il  sait  animer,  fati- 
guer, éreinter  sa  monture  sans  presque  la  faire  changer  de  place,  et 
provoquer  un  enthousiasme  facile  par  toute  sorte  d'aimables  artifices 
de  comédie!  M.  Baucher  est  le  virtuose  par  excellence,  l'homme  du 
cirque  dans  la  pure  acception  du  mot.  C'est  au  cirque,  à  la  clarté  du 
lustre,  aux  accords  rhyhtmiques  de  cet  orchestre  avec  lequel  il  a  ré- 
pété le  matin,  qu'il  faut  le  voir  labourer  à  coups  d'éperons  les  flancs 

TOME  XIII.      JANVIER.  13 


186  REVUE    BE   PARIS. 

meurtris  de  Capitaine  ou  de  Topaze,  travailler  des  jambes  et  des 
mains  son  coursier  qui  écume  et  reste  stationnaire,  pour  compren- 
dre jusques  à  quel  point  la  patience  et  l'industrie  humaines  peuvent 
venir  à  bout  de  toutes  les  forces  généreuses,  de  toutes  les  qualités 
instinctives  du  cheval.  Malheureusement,  au  lieu  de  s'en  tenir  à  ces 
succès  de  théâtre,  qui  lui  coûtaient  si  peu,  à  ces  périodiques  triom- 
phes que  le  cours  du  soleil  ramenait  chaque  année  en  même  temps 
que  les  feuilles  vertes  des  Champs-Elysées  et  du  bois,  M.  Baucher 
a  prétendu  s'ériger  un  beau  jour  en  réformateur.  Le  mal  dont  souf- 
fre notre  siècle,  cette  fièvre  de  génie  et  de  révélation,  qui  tourmente 
les  meilleurs  esprits,  l'a  possédé  comme  tant  d'autres.  Il  a  voulu,  lui 
aussi,  écrire  des  volumes  pour  le  bien  de  l'humanité,  publier  à  grand 
bruit  ce  qu'il  appelle  ses  découvertes,  et  formuler  en  principes  ab- 
solus, généraux,  transcendans,  tout  cet  attirail  peu  sérieux  d'une 
équitation  foraine. 

Pour  qu'une  méthode  soit  vraie,  pour  qu'elle  puisse  s'établir,  il  faut 
avant  tout  qu'elle  réponde  aux  besoins  de  son  époque;  c'est  de  cet 
accord  de  l'enseignement  spécial  avec  les  exigences  générales,  que 
naissent  les  systèmes  sérieux;  c'est  la  conviction  que  telle  doctrine 
correspond  aux  idées  de  son  temps,  qu'elle  en  réfléchit  certaines 
nuances,  qu'elle  en  explique  certains  côtés,  qui  porte  à  l'examiner  et 
à  lui  prêter  un  intérêt  curieux,  même  quand  le  temps  est  passé  où 
elle  pouvait  être  d'une  utilité  réelle.  Passe  pour  les  paradoxes,  mais 
des  anachronismes,  à  quoi  bon?  Or  le  système  nouveau  de  M.  Bau- 
cher n'est  guère  qu'un  anachronisme  et  serait  tout  au  plus  amusant 
si  M.  Pierre  Leroux  voulait  se  charger  de  nous  démontrer  que  l'ame 
qui  inspire  aujourd'hui  de  si  jolis  airs  de  manège  au  savant  écuyer 
du  cirque  n'est  autre  que  l'ame  qui  conseillait  en  1660  les  mêmes 
tours  d'adresse  au  marquis  de  Newcastle.  Quel  avantage  pour  les 
élèves  de  M.  Baucher,  que  de  pouvoir  se  dire  qu'ils  montent  à  cheval 
comme  montaient  leurs  ancêtres  du  temps  de  la  fronde?  Quant  à  la 
France  du  xix°  siècle,  elle  pourrait  fort  bien  répondre  au  grand 
maître  qui  lui  offre  son  système  avec  tant  de  complaisance,  comme 
ce  gentilhomme  d'Angleterre  à  qui  Charles  II  voulait  rendre  sa 
femme  :  «  Gardez-la,  sire,  j'en  ai  essayé.  »  M.  Baucher  a  mal  pris 
son  temps;  de  jour  en  jour  nous  nous  éloignons  davantage  de  tout  ce 
qui  sent  la  perruque,  et  nos  habitudes,  nos  goûts,  nos  exigences, 
diffèrent  autant  de  ceux  du  dernier  siècle  que  la  coupe  de  nos  habits 
et  de  nos  cheveux.  Ceci  me  rappelle  le  mot  de  Mme  de  Sévigné  :  C'est 
une  rage  de  vouloir  porter  ma  canne  et  ma  tabatière.  Ne  vous  semble- 


REVUE   DE   PARIS.  187 

t-il  pas  voir  l'aimable  amie  de  M.  le  coadjuteur  se  promenant  vers 
le  soir  dans  les  belles  allées  des  Rochers.'  Cette  canne  et  cette  taba- 
tière ne  vous  la  peignent-elles  pas  à  merveille?  Or,  que  dirions-nous 
maintenant  d'apercevoir,  dans  une  loge  des  Italiens  ,  une  jeune 
femme  appuyée  sur  un  jonc  à  pomme  d'or,  et  dont  l'occupation  con- 
tinuelle serait  de  secouer  de  ses  jolis  doigts  roses  le  tabac  qui  tom- 
berait sur  les  dentelles  de  son  corsage?  Eh  bien!  cette  canne,  ce 
tabac,  ces  paniers,  ces  minauderies,  ce  précieux,  ce  rococo,  voilà 
précisément  ce  que  M.  Baucher  prétend  ramener  dans  l'équitation. 
Ses  chevaux  ont  des  allures  pliébus. — Notre  intention  n'est  pas  d'exa- 
miner ici  l'état  de  l'équitation  en  France;  il  y  a  sur  un  pareil  sujet 
des  volumes  à  écrire,  et  nous  abandonnons  cette  tâche  à  de  plus  ha- 
biles. Qu'il  nous  suffise,  pour  aujourd'hui,  d'examiner  ces  trois  points, 
à  savoir  :  si  le  système  de  M.  Baucher  est  réellement  neuf,  s'il  peut 
convenir  aux  besoins  de  notre  époque,  s'il  n'en  est  point  d'autre  infi- 
niment plus  digne  d'une  attention  sérieuse. 

Au  premier  rang  des  nombreuses  découvertes  de  M.  Baucher  nous 
trouvons  :  l'assouplissement  de  l'encolure  et  des  hanches;  l'emploi 
pour  les  changemens  de  direction  de  la  jambe  opposée  au  côté  vers 
lequel  on  tourne;  les  attaques  de  l'éperon  employées  comme  moyen 
d'éducation;  la  définition  du  vrai  rassembler,  l'éducation  complète 
des  chevaux  en  moins  de  trois  mois,  etc.  N'ayons  garde  d'oublier, 
dans  celte  nomenclature  rapide,  certains  airs  de  manège  qui  fournis- 
sent à  l'habile  écuyer  l'occasion  de  se  féliciter  d'être  né  de  nos  jours, 
attendu  qu'en  un  siècle  moins  libéral  et  moins  éclairé,  au  xvne,  par 
exemple,  on  n'eût  pas  manqué  de  le  brûler  comme  sorcier.  En  ma- 
nière d'appendice  à  la  méthode  d'équitation  figurent  douze  planches 
représentant  le  travail  des  assouplissemens  de  l'encolure  et  des  han- 
ches, et  des  flexions  du  col  et  de  la  mâchoire,  lesquelles  pourraient 
passer  pour  la  reproduction  exacte  des  gravures  qui  ornent  le  célèbre 
traité  du  marquis  de  Newcaslle,  publié  en  16G0.  Il  en  est  une  cepen- 
dant qui  retrace  un  genre  d'exercice  dont  nous  ne  contesterons  pas 
à  M.  Baucher  l'originalité  de  l'invention.  Nous  voulons  parler  de  celle 
qui  correspond  à  cette  instruction  :  «  Le  cavalier  se  placera  en  face 
de  son  cheval;  il  saisira  une  rêne  de  la  bride  dans  chaque  main,  et 
imprimera  une  force  perpendiculaire  de  haut  en  bas,  comme  pour 
attirer  la  tête  du  cheval  vers  la  terre.  »  Pantomime  qui  doit  singu- 
lièrement étonner  même  un  bucéphale  de  fiacre,  et  qui  met  le  cava- 
lier démonté  et  pendu  à  la  bride  exactement  dans  la  position  d'un 
sonneur  de  cloches.  Sans  les  provoquer  d'une  aussi  étrange  façon,  les 

13. 


188  REVUE    DE    PARIS. 

anciens  écuyers  savaient  parfaitement  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  cha- 
pitre des  assouplissemens  de  l'encolure  et  des  hanches;  seulement,  ils 
n'en  usaient  qu'avec  un  grand  discernement.  Quant  à  l'emploi  de  la 
jambe  opposée  au  côté  vers  lequel  on  tourne,  comparons  la  révélation 
qu'on  vient  de  nous  en  faire  avec  ce  qu'écrivait  Grison  en  lôSi.  a  Je 
vous  dis  que,  quand  vous  le  voulez  volter  à  la  main  droite,  il  le  vous 
faut  aider  du  côté  opposite  avec  l'esperon  gauche,  et  l'arrondir  en- 
semblement  avecque  l'autre  esperon,  afin  qu'il  aille  juste  et  qu'il 
retourne  à  sa  roulte;  et  le  voulant  volter  à  main  gauche  avec  sem- 
blable ordonnance,  le  vous  faudra  pareillement  aider  avecque  l'es- 
peron droite,  etc.  (1).  »  Telle  est  l'innovation  que  M.  Baucher  trouve 
si  naturelle,  qu'il  ne  peut  concevoir  qu'on  ne  l'ait  pas  appliquée 
avant  lui  (2).  Dans  les  Passe-Temps  équestres,  livre  de  fantaisie  et 
d'humour  s'il  en  fut,  où  l'équitation  semble  n'être  plus  pour  l'auteur 
qu'un  prétexte  de  donner  cours  à  toute  une  veine  de  maximes  phi- 
losophiques et  d'agréables  aphorismes  qui  dénoteraient  au  besoin 
chez  l'heureux  plagiaire  de  Newcastle  et  de  La  Guerinière  l'étoffe 
d'un  La  Rochefoucauld  ou  d'un  Vauvenargues,  je  trouve  au  mot 
s'acculer  un  axiome  bien  digne  qu'on  le  médite  :  «  L'esprit  cultivé 
n'intervertit  point  les  lois  de  la  nature.  »  C'est  sans  doute  pour  obéir 
à  ce  principe  que  M.  Baucher  fait  marcher  ses  chevaux  en  arrière  au 
lieu  de  les  pousser  en  avant.  Du  reste,  les  gens  qui,  pour  venir  au 
monde,  ont  eu  la  maladresse  de  ne  pas  attendre  l'apparition  de 
l'écuyer  philosophe  du  cirque,  ont  pu  lire  dans  le  marquis  de  New- 
castle et  dans  La  Guerinière  (3)  la  définition  du  reculer  et  de  Yaccule- 
ment,  rédigée  en  termes  si  précis,  que  M.  Baucher  pouvait  parfaite- 
ment se  dispenser  de  l'imaginer.  A  propos  des  attaques  de  l'éperon, 
le  savant  professeur  du  faubourg  Saint-Martin  assure  que  lorsqu'il 
a  démontré  leur  utilité  comme  moyen  à" éducation,  on  lui  a  répondu 
que  M.  de  La  Guerinière  avait  dit  quelque  chose  du  pincer  délicat  de 
l'éperon.  Puis  il  ajoute  que,  lorsqu'il  demandait  comment  devait  se 
pratiquer  ce  pincer  délicat,  on  restait  muet  comme  M.  La  Guerinière 
lui-même.  Si  l'on  s'était  tu  de  pareille  façon,  nous  doutons  fort  que 
M.  Baucher  se  fût  considéré  un  seul  instant  comme  l'inventeur  de  ces 
attaques  tant  vantées,  car  M.  de  La  Guerinière  s'explique  très  clai- 
rement sur  ce  point;  il  serait  donc  plus  juste  de  dire  qu'on  se  taisait, 


(1)  VÈcuiric  du  sire  Frédéric  Grison,  liv.  II,  p.  45. 

(2)  Voir  la  Méthode  d'Êquitation  de  M.  Baucher,  p.  67. 
(S)  Voir  Newcaslle  et  La  Guerinière,  p.  190-193. 


HE  VUE  DE   PARIS.  189 

comme  des  gens  qui  n'ont  jamais  lu  La  Guerinière,  ce  qui,  soit  dit  en 
passant,  n'est  pas  fait  pour  donner  une  très  haute  idée  des  écuyers 
qu'a  pu  consulter  M.  Baucher.  «  L'aide  du  pincer  délicat  de  l'éperon, 
dit  l'auteur  de  l'École  de  Cavalerie  (1),  se  fait  en  l'approchant  subti- 
lement près  du  poil  du  ventre,  sans  appuyer  ni  pénétrer  jusqu'au 
cuir  :  c'est  un  avis  encore  plus  fort  que  celui  des  cuisses,  des  jarrets 
et  des  gras  des  jambes.  »  Ouvrez  maintenant  le  Manège  Royal  de 
M.  de  Pluvinel  :  «  Sire,  dit  l'écuyer  gentilhomme  s'adressant  au  roi 
Louis  XIII,  pincer  son  cheval  lorsqu'il  manie,  est  presser  tout  dou- 
cement les  deux  éperons  ou  l'un  d'eux  contre  son  ventre,  non  de 
coup,  mais  serrant  délicatement  ou  plus  fort,  selon  le  besoin,  à  tous 
les  temps,  ou  lorsque  la  nécessité  le  requiert,  afin  que  par  l'accou- 
tumance de  cette  aide  il  se  relève  ou  peu  ou  beaucoup,  selon  la  fer- 
messe  de  laquelle  le  chevalier  advisera.  »  M.  Baucher  prétendra-t-il 
encore  être  le  premier  qui  ait  envisagé  l'éperon  autrement  que 
comme  châtiment!  Quant  à  la  définition  du  rassembler,  on  la  trou- 
vera aussi  dans  La  Guerinière  (2),  et  M.  Baucher,  en  eût-il  copié  le 
texte  sur  celui  des  vieux  maîtres,  ne  la  reproduirait  pas  avec  plus  de 
fidélité  ni  de  scrupuleuse  exactitude. 

Le  dompteur  ingénieux  de  Partisan  et  de  Capitaine  réclame  toute 
l'admiration  de  ses  contemporains  pour  sa  méthode,  à  l'aide  de 
laquelle  il  se  fait  fort  de  dresser  un  cheval  en  moins  de  trois  mois. 
Voyez  le  malheur;  ici  encore  on  lui  conteste  le  mérite  de  la  nou- 
veauté. Le  marquis  de  Ts'ewcastle,  grand  charlatan  malgré  tout  son 
talent,  le  marquis  de  Newcastle  trouvait  si  naturel  de  dresser  un 
cheval  en  deux  mois,  qu'il  ne  daignait  pas  même  s'en  vanter.  On  le 
voit,  le  dresser  du  cheval  en  quelques  semaines  est  une  découverte 
d'aussi  vieille  date  que  les  autres,  et  qu'il  faut  reléguer  dans  la  caté- 
gorie de  tous  ces  airs  de  manège  qui  servent  d'appendice  au  livre 
de  M.  Baucher,  et  dont  le  premier  consiste  dans  la  flexion  instan- 
tanée elle  maintien  en  Vair  de  Vune  ou  t autre  extrémité  antérieures, 
tandis  que  les  trois  autres  demeurent  fixées  sur  le  sol  :  est-il  besoin  de 
rappeler  à  M.  Baucher  que  cette  flexion  n'est  autre  chose  que  la 
jambette  dont  parle  Frédéric  Grison  (3),  et  de  lui  apprendre  qu'il  y  a 
plus  de  deux  siècles  les  chevaux  exécutaient  des  sarabandes  et  des 
ballets  (4)? 

(1)  La  Guerinière,  École  de  Cavalerie,  p.  170, 1  vol. 

(2)  Id.,  ibid.,  p.  131-132. 

{3)  Voir  Frédéric  Grison,  VÈcuirie,  liv.  II,  p.  6i. 

(4)  Pluvinel  surtout  paraît  avoir  excellé  dans  cet  art  de  dresser  les  chevaux  à 


190  REVUE   DE   PARIS. 

Ainsi  l'assouplissement  de  l'encolure  et  des  hanches  est  un  moyen 
parfaitement  connu  et  employé  avec  discernement  par  Newcastle  et 
Pluvinel;  Grisou  et  tant  d'autres  recommandent  l'emploi  de  la  jambe 
opposée  au  côté  vers  lequel  on  tourne;  la  distinction  entre  le  reculer 
et  l'acculement  se'trouve  mot  pour  mot  dans  Newcastle  et  dans  La 
Guerinière;  les  attaques  de  l'éperon  ne  sont  que  l'exacte  copie  du 
pincer  délicat  de  Pluvinel;  l'éducation  complète  des  chevaux  en 
trois  mois  se  pratiquait,  sous  Charles  II,  d'Angleterre,  et  les  airs  de 
manège  sont  la  reproduction  de  tours  d'adresse  qui  n'ont  pas  moins 
de  six  cents  ans;  et  de  toutes  les  inventions  de  M.  Baucher  on  n'en 
citerait  pas  une  qui  n'ait  été  découverte  ou  employée  par  les  anciens 
professeurs  d'équitation.  Que  penser  désormais  de  la  nouveauté  d'un 
pareil  système?  «  Il  est  juste  de  dénoncer  les  plagiaires,  observe  l'au- 
teur de  la  Méthode  d'équitation,  mais  avant  de  les  flétrir  on  de- 
vrait au  moins  s'assurer  de  leur  mauvaise  foi.  »  M.  Baucher  veut-il 
dire  par-là  qu'il  se  croyait  de  bonne  foi  l'inventeur  de  ce  que  tant 
d'autres  savaient  bien  avant  lui?  Mais  il  faudrait,  pour  persévérer  dans 
une  conviction  semblable,  que  le  célèbre  écuyer  n'eût  jamais  lu  une 
seule  page  écrite  par  les  grands  maîtres  de  son  art.  Autant  aime- 
rais-je  un  avocat  qui  prétendrait  inventer  le  code.  On  aurait  de  la  peine 
à  supposer  tant  d'ignorance  chez  un  homme  qui  proclame  son  livre  : 
le  fruit  de  vingt  années  de  travail.  D'autre  part,  la  question  d'igno- 
rance mise  de  côté,  que  devient  la  bonne  foi?  L'unique  moyen  de 
sortir  de  ce  dilemme  serait  d'accepter  l'explication  que  donnait  der- 
nièrement un  ami  du  savant  professeur,  et  de  croire  à  l  inspiration 


pareilles  gentillesses.  «  Je  sçavois  de  science  certaine,  raconte  à  ce  sujet  Delcampe, 
que  défunct  M.  de  Pluvinel,  l'un  des  meilleurs  et  le  premier  escuyer  de  notre  siècle, 
et  qui  a  le  mieux  réussi  tant  à  dresser  les  chevaux  que  pour  la  parfaicte  éducation 
de  la  jeunesse,  dressa  des  chevaux  de  telle  justesse,  qu'il  les  rendit  capables  de 
danser  des  ballets  et  de  changer  si  à  propos  leur  différent  manège,  sçavoir  les  pas, 
les  cadences,  et  différens  airs  de  manier,  selon  qu'ils  entendoient  les  divers  sons  et 
tons  des  trompettes  et  autres  instrumens  destinez  et  préparez  à  cet  effect,  que  elle 
doimoit  autant  d'admiration  aux  spectateurs  à  voir  une  chose  si  extraordinaire  des 
animaux,  que  de  louange  d'admiration  et  de  gloire  à  celuy  qui  avoit  travaillé,  ou, 
pour  mieux  dire,  achevé  un  ouvrage  si  peu  conneu  et  si  difficile  à  faire  concevoir 
à  nos  sens.  Cette  merveille  parust  pour  la  première  fois,  et  jusques  ici  pour  la  der- 
nière, dans  un  somptueux  carrousel  préparé  à  signe  de  gloire  et  de  resjouissance  au 
trophée  faict  après  le  mariage  de  Marie  de  Médicis,  femme  d'Henry-le-Grand ,  en 
Vannée  mil  six  cens  neuf,  un  an  à  peu  près  devant  la  mort  de  ce  grand  roy.  »  [L'Art 
de  monter  achevai,  par  le  sieur  Delcampe,  escuyer  de  la  grande  escuirie  du  roy, 
lC6fc,  iu-12.) 


REVUE  DE  PARIS.  191 

railleuse  (1),  à  la  pensée 'pantagruélique  de  M.  Baucher  qui,  selon 
son  apologiste,  est  un  homme  d'esprit  comprenant  à  merveille  à 
quelle  condition  un  succès  s'obtient  à  notre  époque  et  qui  ne  cherche 
qu'à  se  moquer  fort  agréablement  du  monde.  Et  nous  avouons  que 
les  paroles  par  lesquelles  M.  Baucher  termine  son  livre  sont  de  nature 
à  nous  faire  pencher  vers  cette  opinion  :  «  Il  est  bien  entendu, 
s'écrie-t-il  en  effet,  que  tous  les  détails  d'application  qui  se  ratta- 
chent à  ces  innovations  sont  nouveaux  comme  elles  et  m'appartien- 
nent également.  »  On  dira  ce  qu'on  voudra ,  mnis  il  y  a  sous  cette 
proposition  à  double  sens  un  grain  de  fine  moquerie  qui ,  pour  être 
latente,  ne  s'en  laisse  pas  moins  saisir  et  dénoterait  au  besoin  chez 
M.  Baucher  l'homme  d'esprit  qui  ne  sera  jamais  dupe  de  personne 
pas  même  de  lui. 

Puisqu'il  est  bien  démontré  que  la  méthode  de  M.  Baucher  ne  sau- 
rait prétendre  à  la  nouveauté,  voyons  si ,  d'autre  part,  elle  peut  con- 
venir aux  besoins  de  l'époque  où  nous  vivons.  Les  amis  de  l'auteur 
des  Passe-Temps  équestres  accusent  ses  adversaires  de  ne  rejeter  son 
système  que  parce  qu'il  émane  de  lui  et  disent  :  «  Si  le  système  Bau- 
cher n'est  qu'une  copie  exacte  de  la  méthode  des  anciens  maîtres,  et 
si  la  méthode  des  anciens  maîtres  était  bonne,  celle-ci  doit  l'être  éga- 
lement. »  A  quoi  nous  répondrons  qu'il  est  faux  que  la  méthode  nou- 
velle soit  une  imitation  exacte  et  intelligente  de  l'ancienne,  et,  le 
fût-elle,  M.  Baucher  l'appliquàt-il  avec  tout  l'art  et  le  discernement 
d'un  Newcastle  ou  d'un  Pluvinel ,  elle  ne  saurait  encore,  sous  aucun 
rapport,  convenir  aux  nécessités  de  notre  temps.  En  effet,  sous  quel 
point  de  vue  doit-on  envisager  le  cheval?  Avant  tout  comme  moyen 
de  transport,  puis  comme  moyen  de  guerre,  enfin  comme  moyen 
d'agrément.  Or,  la  méthode  de  M.  Baucher  ne  convient  point  aux 
chevaux  de  transport,  car  elle  paralyse  la  vitesse;  elle  ne  convient  pas 
aux  chevaux  de  guerre,  car  elle  anéantit  leurs  forces  instinctives;  elle 
ne  convient  pas  aux  chevaux  de  luxe,  car  elle  détruit  leur  vaillantise. 
Maintenant  quel  terrain  occupera  cette  méthode,  quelle  place  lui 
reste?  Le  terrain  d'où  elle  est  partie,  la  place  qu'elle  occupait  à  son 
début  :  le  cirque.  Mais,  pour  Dieu!  qu'elle  y  reste,  et  qu'on  ne 
nous  étourdisse  plus  de  ces  prétendues  révélations  équestres  et  de  la 
philosophie  de  l'équitation  (2). 


(1)  Voir  V Argus  des  Haras,  12e  livraison;  novembre  18i2. 

(2)  «  L'écuyer  doit  suivre  toute  la  série  des  phénomènes  qui  lui  font  captiver 
toute  l'attention  du  cheval.  C'est  ce  genre  d'exercice,  dirigé  avec  discernement, 


192  REVUE   DE   PARIS. 

Les  chevaux  ont  changé  avec  l'usage  qu'on  en  a  fait.  Dans  le  moyen- 
âge,  ce  qu'on  demandait  surtout  à  sa  monture,  c'était  la  force  et  la 
solidité.  Le  galop,  également  pénible  au  cheval  et  au  cavalier,  écrasés 
qu'ils  étaient  tous  les  deux  sous  le  poids  de  leurs  armures,  ne  s'em- 
ployait que  comme  une  allure  exceptionnelle  et  servait  uniquement 
à  fournir  une  carrière.  Et  cependant  l'équitation  du  moyen-âge  était 
parfaitement  rationnelle  en  ce  qu'elle  s'accordait  à  merveille  avec  les 
besoins  et  les  mœurs  de  la  chevalerie.  Aussi,  jusqu'au  xvie  siècle,  les 
chevaux  normands  passèrent  en  Europe  pour  les  meilleurs  au  service 
de  la  guerre.  Sous  Louis  XIV  et  plus  encore  sous  Louis  XV,  la  race 
chevaline  se  modifia  un  peu,  sans  rien  abandonner  toutefois  de 
ses  allures  solennelles.  L'étiquette  cérémonieuse  régnait  alors  au 
manège  comme  dans  les  salons  du  roi,  et,  à  une  époque  où  deux 
armées  ennemies  en  présence  faisaient  échange  de  politesse  avant 
de  s'entr'égorger,  la  vitesse  du  cheval  ne  devait  entrer  que  pour 
peu  de  chose  dans  son  mérite.  Le  grand  art  de  l'écuyer  consistait  à 
faire  prendre  à  son  cheval  les  allures  les  plus  élevées  et  les  plus  rac- 
courcies. Le  trot  ne  jouissait  d'aucun  estime,  on  ne  se  servait  guère 
que  du  pas,  du  petit  galop  et  du  piaffer,  que  M.  Baucher  affectionne 
tant.  On  allait  du  manège  de  Versailles  à  la  cour  de  Marbre  (distance 
d'un  demi-quart  de  lieue)  en  trois  quarts  d'heure,  et  le  comble  de 
l'art  était  de  mettre  six  heures  à  faire  une  lieue  sur  un  cheval  au 
galop.  On  renfermait,  on  raccourcissait,  on  ramenait,  on  rassemblait 
le  cheval  que  c'était  une  merveille,  au  dire  des  amateurs  du  temps, 
merveille  assez  semblable  à  ces  boîtes  musicales  qui  compriment  les 
symphonies  de  Beethoven  dans  un  espace  de  quatre  pouces  carrés  et 
réduisent  à  des  dimensions  microscopiques  les  chœurs  d'Euryanthe 
ou  de  Freyschiitz. 

Cette  méthode,  parfaitement  en  harmonie,  du  reste,  avec  les  be- 
soins de  son  époque,  ne  put  se  soutenir  long-temps  et  tomba  de  fait 
du  jour  où  les  relations  intimes  avec  l'Angleterre  amenèrent  en 
France  une  autre  race  chevaline.  Devant  les  allures  fières  et  libres 
des  huniers  du  Yorkshire,  les  élèves  éclairés  de  l'ancienne  école  de 
Versailles  sentirent  qu'il  y  avait  autre  chose  à  faire  du  cheval  qu'une 
machine  se  mouvant  comme  à  l'aide  d'une  ficelle,  ainsi  que  l'exprime 
si  ingénieusement  M.  Baucher.  Pour  la  cavalerie  réorganisée  par  l'em- 

<iui  fait  d'un  écuyer  habile  un  philosophe,  car  le  cheval  lui  suggère  maintes  ré- 
flexions qui  le  conduisent  à  mieux  connaître  l'esprit  humain.  »  (Passe-temps 
équestres,  p.  199.  )  —  Voilà  un  système  de  philosophie  auquel  M.  Liszt  regrettera, 
bien  de  n'avoir  pas  pensé. 


REVUE   DE  PARIS.  193 

pereur,  pour  les  chasses  qui,  de  jour  en  jour,  devenaient  plus  impé- 
tueuses, le  besoin  se  faisait  sentir  d'une  équitationplus  large  dont  le 
but  serait  d'unir  à  la  dignité  et  au  Gni  de  l'école  ancienne  les  allures 
allongées  et  franches,  les  désinvoltures  hardies  de  la  nouvelle  ma- 
nière. La  restauration  se  remonta  de  chevaux  de  guerre  en  Alle- 
magne, de  chevaux  de  luxe  en  Angleterre,  si  bien  qu'avant  peu 
d'années  la  race  chevaline  française,  mêlée  à  des  produits  du  sol 
étranger,  devait  cesser  d'être  propre  aux  leçons  d'autrefois.  Le  bel 
avantage,  en  vérité!  d'imposer  à  une  jument,  sortie  des  mains  de 
Chiffney  (1),  ce  gentil  tricotage  des  jambes  dont  s'acquitte  si  bien 
Partisan,  ou  d'imprimer  aux  flancs  d'un  étalon  hongrois  ces  petites 
attaques  progressives  dont  M.  Baucher  apprécie  si  hautement  les  ré- 
sultats merveilleux.  Autant  vaudrait  faire  danser  la  Gavotte  à  Ta- 
glioni  :  tout  Paris  se  rappelle  encore  la  manière  dont  elle  s'en  tira. 

Le  résultat  définitif  que  M.  Baucher  se  propose  est  l'anéantisse- 
ment complet  des  forces  instinctives  du  cheval.  Les  principaux  moyens 
qu'il  emploie  pour  y  atteindre  consistent  dans  l'assouplissement  de 
l'encolure  et  des  hanches,  le  ramener  et  les  attaques  progressives  de 
l'éperon.  Or,  les  moyens  sont  absurdes,  et  le  résultat  serait  un  crime. 
Comment!  paralyser,  briser,  anéantir  les  forces  spontanées  du  cheval, 
et  lui  substituer  les  forces  du  cavalier!  Mais,  neuf  fois  sur  dix,  c'est 
le  contraire  qu'il  conviendrait  de  faire,  attendu  qu'il  y  a  beaucoup 
plus  de  chevaux  auxquels  on  pourrait  confier  un  homme,  que 
d'hommes  auxquels  on  peut  confier  un  cheval.  Entreprendre  sérieu- 
sement de  détruire  les  forces  instinctives  de  sa  monture ,  c'est  tout 
simplement  prouver  qu'on  ignore  les  plus  nobles  qualités  du  cheval, 
ou  qu'on  est  incapable  de  les  apprécier.  J'en  appelle  à  tous  les  hommes 
aimant  sincèrement  l'équitation,  à  tous  ceux  qui  ont  jamais  poursuivi 
un  cerf  pendant  six  heures  au  galop  d'un  cheval  rapide  et  loyal,  et 
je  leur  demande  s'ils  échangeraient  un  seul  instant  la  généreuse  ar- 
deur d'une  jument  pur-sang,  son  obéissance  libre,  sa  franchise  vail- 
lante, contre  l'action  pénible  et  restreinte  du  malheureux  animal 
abattu  que  prépare  le  système  de  la  destruction  des  forces  instinctives. 

J'ai  dit  que  le  premier  moyen  de  M.  Baucher,  l'assouplissement 
de  l'encolure,  était  parfaitement  connu  de  Newcastle  et  de  Pluvinel, 
mais  que  cesécuyers  ne  l'employaient  qu'avec  discernement.  Du  temps 
de  Louis  XIII  comme  de  Charles  II,  les  allures  plus  élevées  et  plus 
raccourcies  demandaient  un  ramener  plus  parfait  du  cheval,  une  po- 

{\)  Célèbre  jockey  et  training-groom  anglais. 


19-V  REVUE   DE    PARIS. 

sition  plus  renfermée  entre  les  mains  et  les  talons;  pour  obtenir  ces 
effets,  on  avait  recours  au  double  assouplissement  de  L'encolure  et 
des  hanches.  On  cherchait  à  modérer  la  rapidité  du  cheval,  dont  le 
dresser  complet  se  renfermait  entre  les  murs  du  manège,  et  dont  la 
destination  était  de  briller  dans  les  carrousels.  Cependant  aucun  de 
ces  illustres  professeurs  d'autrefois  ne  conçut  l'idée  barbare  de 
l'anéantissement  des  forces  instinctives.  Pluvinel,  tout  en  assouplis- 
sant beaucoup  l'encolure  du  cheval,  le  faisait  pourtant,  «  en  prenant 
garde  de  l'ennuyer  et  d'étouffer  sa  gentillesse,  car  elle  est  aux  che- 
vaux comme  la  fleur  sur  le  fruit.  »  Et  cet  écuyer  recommande  en 
outre  que  le  cheval  exécute  volontairement  et  avec  gaillardise  les 
mouvemens  qu'on  lui  imposera.  ïl  y  a  certes  loin  de  là  à  l'annihi- 
lation des  forces  instinctives,  que  M.  Baucher  annonce  en  s'écriant  : 
«  Quel  pas  immense  nous  aurons  alors  fait  faire  à  notre  élève!  »  Il  en 
est  de  même  du  pincer  de  l'éperon ,  également  mal  compris  et  exa- 
géré! «  On  augmentera  progressivement  la  force  des  attaques,  dit 
M»  Baucher,  jusqu'à  ce  que  le  cheval  les  supporte  aussi  vigoureuses 
que  possible,  sans  présenter  la  moindre  résistance  à  la  main,  sans  aug- 
menter la  vitesse  de  l'allure  ou  sans  se  déplacer,  si  on  travaille  de  pied- 
ferme!  »  Or,  le  pincer  délicat  ne  doit  aider  qu'à  alléger  les  hanches 
du  cheval,  à  le  relever  ou  à  l'asseoir;  le  coup  d'éperon,  à  le  porter 
en  avant  ou  à  le  châtier;  mais  à  quoi  voulez-vous  donc  que  servent 
des  attaques  auxquelles  l'animal  doit  rester  insensible ,  des  moyens 
qui,  inventés  pour  développer  ses  allures,  n'augmentent  pas  d'un 
iota  sa  vitesse,  et  qui,  jugés  propres  à  le  faire  changer  de  place,  ne 
parviennent  pas  à  le  déranger  d'une  ligne.  Dans  son  beau  livre  sur 
les  Origines  du  Droit  français,  M.  Michelet  rapporte  que  les  anciens 
rois  franks  accordaient  aux  évoques  autant  de  terre  qu'ils  en  pour- 
raient chevaucher  pendant  que  le  roi  faisait  sa  méridienne;  et  il  ajoute 
que  parfois  les  saints  hommes  allaient  si  vite  en  besogne,  qu'il  fallait 
réveiller  le  roi,  de  peur  que  tout  le  royaume  n'y  passât.  Avouons 
que  pour  un  Clovis,  un  Chilpéric  ou  toute  autre  majesté  chevelue, 
c'eût  été  un  homme  bien  précieux  que  M.  Baucher.  Voilà  le  maître 
chez  lequel  une  ordonnance  royale  aurait  dû  envoyer  à  l'école  tous 
les  révérends  prélats.  A  ce  compte,  le  roi  pouvait  prolonger  sa  sieste 
jusqu'au  lendemain,  et  dormir  tout  son  saoul  sans  qu'il  lui  en  coûtât 
davantage. 

M.  Baucher  affirme  que  l'éducation  d'un  cheval  peut  se  faire  en 
entier  dans  une  chambre  de  douze  pieds  carrés,  et  cela  sans  même  le 
faire  bouger  de  place;  système  commode  s'il  en  fut,  et  grâce  auquel 


RENTE   DE   PARIS.  195 

on  pourra  désormais,  sans  sortir  de  son  appartement,  se  passer  la 
fantaisie  d'un  steepïe-chase.  Voyez-vous  d'ici  la  cavalcade  franchis- 
sant les  tabourets,  les  fauteuils  et  les  vases  du  Japon ,  et  prenant  pour 
clocher  la  pendule  de  la  cheminée.  On  suppose  peut-être  qu'une  fois 
le  dresser  en  place  terminé,  l'écuyer  commence  à  faire  avancer  le 
cheval  selon  son  élan  naturel?  Non  pas  certes.  «  Le  reculer  suit  im- 
médiatement ce  premier  travail;  »  et,  le  croira-t-on,  dans  son  intro- 
duction au  Dictionnaire  raisonné  d'Equitation,  M.  Baucher,  après 
s'être  étendu  sur  le  travail  en  place  et  le  reculer,  ne  fait  pas  même 
allusion  aux  mouvemens  en  avant ,  qu'il  nomme  pourtant  autre  part  : 
«  Les  mouvemens  naturels  du  cheval.  »  Jusqu'à  présent  l'écrevisse 
seule  avait  joui  du  privilège  de  marcher  à  reculons. 

Le  ramener  excessif  de  la  tête,  que  prescrit  la  méthode  Baucher, 
ne  laisse  pas  que  de  présenter  de  très  graves  inconvéniens.  Si  ce  ra- 
mener exagéré  s'obtient  naturellement  et  sans  détruire  les  forces  du 
cheval ,  vous  enseignez  à  l'animal  que  vous  montez  ainsi  une  défense, 
vous  l'engagez  en  quelque  sorte  à  s'encapuchonner  et  lui  offrez  un 
appui  démesuré  sur  le  mors.  Il  ne  reste  donc,  pour  que  le  ramener 
puisse  se  pratiquer  sans  danger,  que  de  l'obtenir  à  l'aide  des  flexions 
cruellesdontnousavonsparléplushaut.  Ramené  pardepareilsmoyens, 
le  cheval  demeure  dans  l'impossibilité  de  développer  ses  allures,  et 
de  plus  il  contracte  ce  défaut  contre  lequel  Frédéric  Grison  s'élevait 
avec  tant  de  vigueur,  il  devient  lasehe  de  col.  Inutile  de  dire  qu'al- 
longer les  allures,  c'est  développer  la  vitesse,  et  qu'un  cheval  ne  sau- 
rait projeter  ses  jambes  en  avant  et  rejeter  en  même  temps  sa  tète  en 
arrière.  Il  suffirait  d'examiner  un  cheval  de  course  se  portant  sur  les 
épaules  et  s'en  allant  la  tète  au  vent,  l'encolure  tendue,  pour  appré- 
cier à  quelles  conditions  s'obtient  une  vitesse  extrême.  Ici  se  pré- 
sente la  question  de  l'équilibre,  que  M.  Baucher  paraît  comprendre 
aussi  peu  que  celles  du  pincer,  de  l'éperon,  et  du  ramener  de  la  tète. 
L'auteur  de  tant  de  traités  philosophiques  sur  l'équitation  prétend 
que  la  base  de  son  système  consiste  dans  l'équilibre,  où  toutes  les 
forces  se  contrebalancent.  Or,  M.  Baucher  s'est-il  bien  rendu  compte 
de  ce  qu'il  entendait  par  là,  et  n'a-t-il  point  aperçu  la  difficulté  nou- 
velle qu'il  se  préparait?  car,  de  deux  choses  l'une,  ou  toutes  les  forces 
se  contrebalancent,  ou  seulement  quelques-unes  d'entre  elles  le  font, 
et  dès-lors  il  n'y  a  plus  d'équilibre.  Maintenant,  chaque  fois  que 
toutes  les  forces  d'un  corps  se  contrebalancent  parfaitement  et  à  égal 
degré,  il  y  a  neutralisation  de  chacune  d'elles  par  une  autre.  En 
phrénologie,  les  crânes  parfaitement  contrebalancés  ne  sont  autres 


196  REVUE   DE   PARIS. 

que  les  crânes  des  idiots,  et  si  le  parfait  équilibre  ne  devait  se  ren- 
contrer qu'à  cette  condition,  le  cheval  serait  condamné  à  une  im- 
mobilité éternelle.  Le  mouvement  n'est  autre  chose  qu'un  déplace- 
ment continuel  de  l'équilibre;  ainsi  le  jockey  qui  s'incline  sur  le  col 
de  son  coursier,  et  l'homme  qui  se  penche  légèrement  en  arrière 
pour  arrêter  sa  monture,  n'ont  ni  le  même  centre  de  gravité  ni  le 
même  équilibre.  Est-ce  à  dire  qu'ils  aient  perdu  pour  cela  leur  équi- 
libre ou  leur  centre  de  gravité?  Pas  le  moins  du  monde;  ils  le  dépla- 
cent, voilà  tout.  Encore  si  M.  Baucher  imitait  tant  de  professeurs 
illustres,  qui  savent  si  bien  se  garder  de  pratiquer  leurs  propres  théo- 
ries! Malheureusement  le  célèbre  écuyer  se  montre  fort  logique  sur 
ce  point.  Aussi,  qu'arrive-t-il?  Ses  chevaux  demeurent  en  place  et 
procèdent  d'après  toutes  les  règles  d'une  équitation  stationnaire,  im- 
muable, qui  est,  à  vrai  dire,  la  seule  nouveauté  qu'ait  découverte 
M.  Baucher.  A  force  de  solliciter  également  l'arrière-main  par  les 
jambes,  l'avant-main  par  la  bride,  et  de  vouloir  toujours  maintenir  le 
centre  de  gravité  au  milieu  du  corps,  un  pareil  système  rend  les  mou- 
vemens  progressifs  d'une  difficulté  laborieuse  et  accoutume  forcé- 
ment le  cheval  à  rester  en  place,  en  ne  lui  laissant  trouver  que  là 
quelque  sentiment  de  bien-être.  Jusqu'à  quel  point  un  semblable  sys- 
tème peut-il  nous  convenir?  Le  sens  commun  en  décidera.  Puisqu'il 
s'en  tenait  à  si  minces  frais  d'imagination,  M.  Baucher  aurait  dû  au 
moins  tirer  meilleur  profit  des  principes  qu'il  empruntait  à  ses  de- 
vanciers. Un  si  déplorable  emploi  de  bonnes  choses  paraîtra  au  moins 
étrange,  et  nous  rappelle  involontairement  l'histoire  de  cet  Irlandais 
arrêté  à  Londres  pour  avoir  volé  six  mouchoirs  de  poche.  On  visita 
son  domicile  et  on  trouva  les  foulards,  mais  cousus  ensemble  et 
montés  en  parapluie. 

M.  Baucher  se  trompe  évidemment  lorsqu'il  soutient  qu'à  aucune 
époque  on  ne  s'est  aussi  généralement  occupé  d'équitation  que  de 
nos  jours.  Il  lui  suffirait  en  effet  d'ouvrir  les  mémoires  des  deux  ou 
trois  derniers  siècles,  ou  de  parcourir  le  moindre  traité  des  grands 
maîtres  passés,  pour  se  convaincre  de  cette  vérité  :  à  savoir  que  sous 
Louis  XIII,  Louis  XIV  et  Louis  XV,  il  était  au  moins  permis  à  un 
gentilhomme  de  ne  pas  savoir  lire  et  surtout  de  ne  pas  savoir  écrire, 
mais  qu'il  n'avait  en  aucune  façon  le  droit  de  ne  pas  savoir  parfaite- 
ment monter  à  cheval.  L'équitation  n'est  donc  point  un  art  que  l'on 
puisse  inventer  de  nos  jours,  et,  pour  que  ce  grand  art  refleurisse  et 
se  développe  selon  les  nécessités  du  temps,  il  convient  de  recourir 
aux  hommes  qui  en  ont  fait  une  étude  sérieuse  et  qui,  possédant  à 


REVUE  DE   PARIS.  197 

fond  la  tradition,  savent  n'en  user  que  sobrement.  La  France  compte 
encore  quelques  élèves  de  l'ancien  manège  de  Versailles,  et  il  n'est 
pas  nécessaire  d'être  un  homme  de  cheval  pour  connaître  le  nom  de 
M.  le  vicomte  d'Aure.  Dans  une  brochure  fort'remarquable,  et  dont 
nous  aimerions  à  citer  davantage,  un  officier  de  notre  jeune  armée, 
parlant  du  rétablissement,  sous  la  restauration,  de  l'ancienne  école 
de  Versailles,  définissait  ainsi  dernièrement  la  manière  du  noble 
écuyer  :  «  Bientôt  les  effets  de  ce  retour  si  heureux  furent  sensibles, 
de  savans  disciples  sortirent  encore  de  cette  école  autrefois  la  pre- 
mière du  monde.  M.  le  vicomte  d'Aure  parut,  et  l'on  admira  en  lui 
l'heureux  héritier  de  toute  la  science  du  vieux  d'Abzac,  son  maître. 
Alors  l'équitation  sembla  sauvée,  car  M.  le  vicomte  d'Aure  réunis- 
sait le  rare  assemblage  de  qualités  naturelles  et  de  principes  acquis 
par  le  travail.  C'était  l'organisation  la  plus  heureusement  douée, 
instruite  par  la  doctrine  la  plus  savante;  c'était  le  génie  développé 
par  l'art  (1).  » 

M.  Baucher  se  fait  une  singulière  illusion  lorsqu'il  s'imagine  avoir 
créé  une  méthode  nouvelle,  tandis  que,  s'il  fallait  l'en  croire, 
M.  d'Aure,  lui,  représenterait  les  idées  anciennes,  surannées.  Or  c'est 
exactement  le  contraire  qu'il  convient  de  dire,  et  l'innovation  en 
cette  affaire  vient  entièrement  de  l'élève  du  vicomte  d'Abzac  : 
«Nous  avons  l'avantage  aujourd'hui,  dit  l'ancien  écuyer  comman- 
dant du  manège  de  Versailles,  de  pouvoir  prendre  à  chaque  école  ce 
qui  peut  être  appliqué  avec  fruit  à  la  nôtre.  C'est  pour  cela  qu'en 
raison  des  chevaux  nous  devons  emprunter  à  Grison  sa  brutalité,  à 
Newcastle  et  à  Pluvinel  leurs  moyens  d'assouplissement,  à  La  Gue- 
rinière  sa  finesse  et  sa  régularité,  à  d'Abzac  la  justesse  et  l'énergie, 
à  notre  époque  la  vigueur  et  le  décidé.  »  C'est  en  s'appropriant  avec 
un  tact  merveilleux  tout  ce  que  les  maîtres  d'autrefois  avaient  d'ex- 
cellent et  d'heureux,  en  écartant  tout  ce  qui  ne  pouvait  nous  con- 
venir dans  leur  méthode ,  que  M.  d'Aure  est  parvenu  à  former  le 
seul  système  capable  de  relever  aujourd'hui  l'équitation  française. 
Si  l'exemple  de  M.  Baucher  ne  nous  effrayait  pas  un  peu,  et  si  nous 
ne  craignions  d'abuser  de  l'expression  philosophique,  nous  don- 
nerions volontiers  à  la  méthode  de  M.  d'Aure  le  nom  d'équitation 
éclectique.  Grâce  à  lui,  en  effet,  l'équitation  française  peut  s'agrandir 

(1)  DeVÈquitation  militaire,  par  M.  le  comte  Maximilien  Caccia,  lieutenant  au 
9e  hussards.  Brochure  dédiée  au  maréchal  Soult. 


198  IIEVCE   DE   PARIS. 

€t  se  développer  désormais  à  son  aise  sans  devoir  renoncer  pour  cela 
à  ses  origines  classiques  (1). 

Deux  forces,  chacun  lésait,  portent  le  cheval  en  avant,  la  force 
d'attraction  et  la  force  d'impulsion;  la  première  résidant  dans  l'avant- 
main,  la  seconde  dans  les  hanches  et  le  train  de  derrière.  Pour  qu'un 
cheval  se  porte  en  avant  avec  franchise,  pour  que  sa  tête  se  place, 
qu'il  soit  juste,  hardi,  loyal,  la  première  condition  est  de  le  mettre 
:surlamain.  Pour  mettre  un  cheval  sur  la  main,  pour  lui  faire  goûter 
le  mors,  il  convient  d'agir  d'abord  par  les  jambes,  pour  offrir  en- 
suite par  la  main  l'exacte  quantité  de  soutien  qu'exigera  la  sensi- 
bilité du  cheval.  Poussé  par  les  talons,  sollicité  par  les  hanches,  le 
cheval  ne  peut  manquer  de  rechercher  lui-même  l'appui  du  mors, 
et  il  ne  placera  bien  sa  tête  que  lorsqu'il  aura  trouvé  le  juste  degré 
de  soutien  qu'il  lui  faut  et  dont  le  tact  du  cavalier  devra  l'avertir  à 
l'instant.  Puisque,  à  mesure  que  le  cheval  augmente  de  vitesse,  sa 
tête  s'éloigne  du  centre  de  gravité,  il  va  sans  dire  que  plus  ses  allures 
se  développent,  plus  il  faudra  lui  prêter  l'appui  du  mors  que  d'in- 
stant en  instant  il  recherchera  davantage,  obéissant  à  cette  loi  d'im- 

(1)  Venus  l'un  avant ,  l'autre  après  Piuvinel,  Grisou  et  La  Guerinière  présentent 
entre  eux  certains  traits  de  ressemblance  et  répondent  tous  les  deux  davantage 
aux  exigences  de  notre  temps.  Grison  vivait  dans  un  temps  où  les  tournois  étaient 
de  mode,  et  où  le  maniement  des  armes  et  les  évolutions  du  combat  singulier  exi- 
geaient que  le  cheval  fût  dressé  de  façon  à  ce  qu'il  exécutât  avec  facilité  tous  les 
mouvemens  requis  et  n'eût  pas  besoin  d'être  resserré  et  travaillé  sans  cesse  par  les 
mains  et  les  jambes  du  cavalier.  «  Et  vrayement,  dit  Grison ,  à  juste  cause  les  La- 
lins  ont  appelé  le  cheval  Equus,  qui  ne  signitie  autre  chose  que  juste  pource  que  il 
faut  que  le  cheval  soit  eu  tout  et  partout  juste,  etc.  »  On  compreud  dès-lors  pour- 
quoi Grison,  qui  voulait  au  besoin  pouvoir  compter  sur  les  forces  de  sa  monture, 
exigeait  avant  tout  que  les  chevaux  fussent  fermes  de  col.  Ce  que  les  tendances 
guerrières  de  son  époque  amenèrent  de  franc  et  de  hardi  dans  la  méthode  de  Gri- 
son, le  raffinement  des  races  chevalines  le  nécessita  dans  le  système  de  La  Gueri- 
nière. La  mort  d'Henri  II  mit  fin  aux  tournois,  qui  se  changèrent  aussitôt,  sous 
Piuvinel  et  Newcastle,  en  carrousels,  dans  le  manège  du  roi;  et  plus  tard,  du  temps 
de  La  Guerinière,  les  carrousels  cédèrent  la  place  aux  chasses.  «  Ce  n'est  point 
dans  les  bornes  d'un  manège,  dit  l'auteur  de  Y  Ecole  de  Cavalerie,  qu'il  faut  toujours 
tenir  un  cheval  qu'on  dresse  pour  la  guerre  ou  pour  la  chasse:  il  faut  l'exercer 
souvent  eivpleine  campagne,  alin  de  l'accoutumera  toute  sorte  d'objets,  et  de  lui 
apprendre  aussi  à  galoper  sûrement  sur  toute  sorte  de  terrains,  comme  terres  la- 
bourées, terrains  gras,  prés,  descentes,  montagnes,  vallons,  bois.  »  Depuis  La  Gue- 
rinière, la  race  chevaline  est  devenue  encore  beaucoup  plus  fine,  plus  légère  et 
plus  allongée  dans  ses  allures;  il  en  résulte  que  ce  qui ,  de  son  temps,  pouvait  conve- 
nir comme  exception,  du  nôtre,  devient  presque  nécessaire  comme  règle  générale. 


REVUE  DE   PARIS.  19t> 

pulsion  qui  fait  qu'un  jockey  de  course  en  arrive  jusqu'à  prêter  un 
poids  de  deux  cents  livres  à  sa  monture.  —  Telle  est  en  peu  de  mots 
la  base  du  système  dont  M.  d'Aure  a  si  bien  compris  la  simplicité 
rationnelle,  système  fait  pour  écarter  de  l'équitation  les  obscurités 
inutiles,  pour  contraindre  le  cheval  à  une  obéissance  parfaite,  et  en 
même  temps  pour  l'aider  à  développer  toutes  ses  qualités  naturelles. 

Le  plus  haut  point  auquel  puisse  atteindre  un  écuycr  vraiment 
artiste  est,  selon  l'ingénieuse  expression  de  M.  d'Aure,  l'improvisa- 
tion, la  divination  instantanée  et  l'exploitation  heureuse  de  toutes 
les  forces,  de  toute  l'intelligence  que  la  nature  a  accordées  au  cheval. 
On  voit  combien  peu  ces  idées  larges  et  poétiques  se  rapprochent  de 
l'équitation  restreinte  et  passée  de  mode  du  cirque.  M.  Baucher,  lui, 
ne  fait  de  l'équitation  qu'à  point  nommé.  Il  monte  des  chevaux 
dressés,  brisés,  rompus,  habitués  à  répéter  tous  les  soirs,  aux  sons 
de  la  môme  musique,  dans  la  même  enceinte  exiguë,  les  mêmes 
petites  gentillesses  fort  mignonnes  sans  doute,  mais  qui,  lorsqu'on 
se  rappelle  la  date  de  leur  invention,  ressemblent  quelque  peu  aux 
aimables  radotteries  d'un  vieillard,  au  menuet  séculaire  de  M.  de 
Fontenelle  par  exemple.  AT.  Baucher  pose  en  principe  qu'il  est  im- 
possible d'exécuter  de  prime-abord  sur  un  cheval  ignorant  quelques- 
unes  des  hautes  difficultés  de  l'équitation;  or  ces  difficultés,  ces  pas 
de  l'ancienne  école,  dont  on  doit  cependant  être  maître,  il  faut  sa- 
voir les  faire  exécuter  sans  préparation  aucune  au  coursier  le  plus 
ombrageux,  le  plus  timide,  le  plus  neuf.  C'est  à  quoi  M.  d'Aure  s'en- 
tend à  merveille,  et  quand  l'écuyer  du  cirque  lui  reproche,  dans  une 
de  ses  nombreuses  brochures,  de  regarder  le  cheval  comme  une  pâte 
molle  qui,  dès  les  premiers  mouvemens,  ne  présentera  aucune  résistance, 
il  serait  facile  de  répondre  que  peut-être  M.  le  vicomte  d'Aure  a  cer- 
taines raisons,  que  ne  soupçonne  pas  le  dompteur  de  Buridan,  pour 
envisager  comme  nulle  toute  résistance  de  la  part  du  cheval.  Con- 
çoit-on, après  cela,  que  AI.  Baucher  s'étonne  à  tout  propos  que  des 
écuyers  de  la  trempe  de  M.  d'Aure  dédaignent  d'assister  aux  essais 
nombreux  et  solennels  qu'il  a  faits  dans  Paris  même?  Et  franchement, 
pour  quelle  raison  y  assisterait-on?  Croyez-vous  que  Bossini  ou  tout 
autre  maître  retirât  grand  profit  du  cours  de  M.  Delsarte,  qui ,  lui 
aussi,  au  petit  galop  de  son  style  suranné,  met  une  heure  à  faire  le 
tour  d'un  morceau  de  Lulli  ou  de  Bameau? 

Un  des  grands  avantages  du  système  de  Versailles,  tel  que  l'a  mo- 
difié M.  d'Aure,  consiste  en  son  extrême  simplicité,  en  sa  clarté  lim- 
pide et  dégagée  de  tout  attirail  pédantesque.  Quelques  pages  suffisent 


200  REVUE  DE  PARIS. 

pour  en  exposer  la  théorie,  quelques  mois  pour  en  acquérir  la  pra- 
tique. Du  reste,  la  science  infuse  de  M.  Baucher  s'offusque  très  plai- 
samment de  la  manière  simple  et  rationnelle  dont  procède  ce  système. 
Il  est  vrai  que  la  méthode  de  M.  d'Aure  ne  s'occupe  ni  du  cours  des 
astres,  ni  de  la  philosophie  de  l'humanité,  et  traite  son  sujet  avec 
netteté,  bon  sens  et  précision,  sans  se  permettre  aucune  de  ces  digres- 
sions dithyrambiques  où  se  complaît  M.  Baucher,  toujours  si  empressé 
de  faire  intervenir  la  loi  et  les  prophètes  dans  une  question  d'écurie, 
et  de  parler  de  Dieu  à  propos  de  bottes  :  «  On  a  beaucoup  parlé  de 
rassembler  comme  on  a  parlé  de  Dieu  et  de  tous  les  mystères  impéné- 
trables à  la  perception  humaine  (1)  !  »  A  la  bonne  heure,  voilà  qui 
s'appelle  manier  le  style  hippique  et  raisonner  cheval  en  philosophe! 
L'écuyer  du  Cirque  s'étonne  qu'on  prenne  la  peine  d'expliquer  à 
l'élève  ce  qui  constitue  la  différence  des  allures,  et  voudrait  qu'on 
fit  tout  de  suite  de  la  haute  école,  comme  M.  Jourdain  faisait  de  la 
prose  sans  s'en  douter.  Cependant  il  faut  bien  commencer  par  le 
commencement;  M.  Baucher  est  un  humaniste  trop  distingué  pour 
vouloir  jamais  placer  la  péroraison  avant  l'exorde,  et,  s'il  lui  venait 
à  l'idée  un  jour  d'inventer  le  carré  de  l'hypoténuse  comme  il  a  si 
heureusement  inventé  le  cheval,  le  savant  professeur  n'y  arriverait 
qu'en  passant  par  ce  qu'il  traiterait  à  coup  sûr  de  puérilités  absurdes, 
à  savoir  la  définition  des  points  et  des  lignes. 

En  supposant  que  le  gouvernement  et  l'administration  de  la  guerre 
persistassent  dans  leur  indifférence  à  l'égard  de  l'équitation  en  France, 
il  y  aurait  toujours  profit  à  adopter  un  système  d'une  simplicité  telle 
qu'il  mettrait  en  deux  ans  nos  officiers  de  cavalerie  en  état  de  sortir 
de  Saumur  avec  tous  les  avantages  d'une  bonne  éducation  équestre. 
«  Il  est  constant,  dit  La  Guerinière,  que  le  succès  de  la  plupart  des 
actions  militaires  est  dû  à  l'uniformité  des  mouvemens  d'une  troupe, 
laquelle  uniformité  ne  vient  que  d'une  bonne  instruction,  et  qu'au 
contraire,  le  désordre  qui  se  met  souvent  dans  un  escadron  est  causé 
ordinairement  par  des  chevaux  mal  dressés  ou  mal  conduits.  »  Où  la 
trouver  aujourd'hui,  cette  uniformité  nécessaire?  Et  cette  bonne 
instruction,  où  s'est-elle  réfugiée?  Qu'on  examine  nosrégimens,  et 
qu'on  dise  ensuite  s'il  n'est  point  rare  de  trouver  dans  le  môme 
peloton  deux  hommes  placés  à  cheval  de  la  môme  manière;  et,  pour 
qu'on  ne  nous  accuse  pas  d'exagérer,  citons  à  l'appui  de  nos  paroles 
ce  passage  de  la  brochure  de  M.  le  comte  Max.  Caccia,  officier  de 

(1)  Voir  la  Méthode  d'Êquitation  de  M.  Baucher,  p.  9t. 


REVUE  DE  PARIS.  201 

hussards,  et  critique  bien  compétent  en  pareille  matière  :  «  Si  la  ca- 
valerie de  l'empire  avait  le  vice  de  comprendre  deux  modes  diffé- 
rens  de  monter  à  cheval,  aujourd'hui  ce  ne  sont  plus  deux  écoles  que 
renferme  l'instruction  d'équitation  de  notre  cavalerie,  mais  autant 
de  manières  qu'il  y  a  de  variétés  dans  les  conformations  du  corps 
humain.  Ce  n'est  plus  le  coup-d'œil  imparfait  résultant  de  deux  genres 
différens;  dans  la  position  du  cavalier  à  cheval,  c'est  le  misérable  et 
ridicule  assemblage  d'un  nombre  infini  de  positions  entièrement  op- 
posées entre  elles.  Sous  l'empire,  il  y  avait  une  différence  bien  éta- 
blie entre  la  position  d'un  cavalier  de  grosse  cavalerie  et  un  cavalier 
d'arme  légère.  Aujourd'hui,  elle  n'existe  plus;  les  mêmes  principes 
sont  applicables  à  toutes  les  armes,  c'est-à-dire  que  chacun  se  place 
comme  il  l'entend;  carabiniers,  lanciers,  hussards,  ces  distinctions 
n'existent  plus,  et  vous  voyez  l'homme  de  six  pieds  plié  en  deux, 
raccourci,  raccroché,  les  genoux  dans  les  fontes,  les  éperons  dans  les 
sangles,  tandis  qu'il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  un  cavalier  de  cinq 
pieds  trois  pouces  renversé  sur  sa  palette,  les  jarrets  tendus,  les  étriers 
sur  le  coude-pied,  les  éperons  dans  les  épaules  du  cheval,  et  les 
pointes  du  pied  au  niveau  du  nez  de  sa  monture.  »  On  objectera 
peut-être  que  le  système  stratégique  est  changé  en  France,  et  que 
l'empereur  se  vantait  surtout  des  batailles  gagnées  sans  cavalerie. 
Mais  puisque  la  cavalerie  forme  encore  une  partie  importante  de  notre 
armée,  on  devrait  ne  pas  être  réduit  à  remarquer  sur  dix  hommes 
celui  qui  sait  manier  son  cheval,  sur  cent  celui  qui  sait  se  servir  avec 
aisance  de  ses  armes;  il  conviendrait  de  s'efforcer  de  remédier  à  ce 
désordre  universel,  à  l'irrégularité  des  alignemens,  à  cette  préoccu- 
pation générale  qui  précède  une  charge.  Pour  porter  remède  à  ce 
mal  évident,  irrécusable,  il  est  encore  plus  besoin  de  conseils  que 
d'argent.  Tous  les  manèges  du  siècle  de  Louis  XIV  serviraient  de 
peu  si  on  ne  trouvait  en  même  temps  des  hommes  capables  d'ap- 
prendre à  nos  troupes  l'équitation  qui  leur  convient.  Dieu  merci!  de 
pareils  professeurs  ne  manquent  pas  en  France,  mais,  je  le  répète,  il 
faut  les  chercher  ailleurs  qu'au  Cirque. 

On  s'étonne  que  l'art  des  Pluvinel  et  des  La  Guerinière  tombe 
en  décadence,  lorsque  cet  art  chez  nous  n'a  plus  d'asile.  En  quel 
lieu  la  tradition,  dépossédée  de  son  conservatoire  de  Versailles, 
s'installera -t-elle  désormais?  Du  jour  où  le  grand  art  abandonne 
la  place,  les  exploitateurs  s'en  emparent;  il  y  avait  le  manège 
de  Versailles,  subventionné  par  la  couronne,  il  y  a  aujourd'hui  le 
Cirque,  subventionné  par  une  multitude  désœuvrée  dont  il  est  fort 

TOME   XIII.      JANVIER.  14 


202  REVUE  DE   PARIS. 

douteux  que  les  connaissances  en  matière  de  cheval  se  haussent 
jusqu'à  savoir  distinguer  l'équitation  de  la  voltige.  M.  Baucher,  en 
homme  dévoué  à  ses  principes,  à  son  art,  n'a  pas  craint  de  descendre 
dans  l'arène,  et  d'appeler  la  publicité  du  théâtre  au  secours  de  sa 
théorie;  de  là  le  bruit  passager  qu'on  en  a  fait ,  l'espèce  de  notoriété 
où  elle  s'est  maintenue;  avec  M.  Baucher,  le  virtuose  donne  au  pro- 
fesseur les  moyens  d'établir  son  système,  le  cirque  nourrit  l'école. 
Or,  tout  ceci  n'est  et  ne  saurait  être  qu'une  exception  qui  disparaîtra 
sans  laisser  de  traces,  du  jour  où  M.  Baucher  cessera  de  faire  partie 
de  la  troupe  équestre  de  Franconi.  En  effet,  en  supposant  que  cette 
méthode,  dont  nous  avons  essayé  de  démontrer  le  vide  et  le  néant, 
fût  la  doctrine  par  excellence,  la  révélation  suprême,  que  l'on  dit, 
comment  se  perpétuera-t-elle  après  son  inventeur?  Lequel  entre  les 
disciples  du  grand  homme  se  chargera  de  la  transmettre  aux  mêmes 
conditions?  Sera-ce  M.  le  comte  de  B...  ou  M.  le  marquis  de  N... 
qui  voudront  accepter  l'héritage  dramatique  de  M.  Baucher,  et  les 
mêmes  hommes  qui ,  dans  leur  zèle  et  leur  amour  de  l'art,  n'hésite- 
raient pas  un  seul  instant  à  soutenir  de  tous  leurs  efforts  un  institut 
royal  et  sérieux,  consentiraient-ils  jamais,  pour  la  plus  grande  gloire 
d'une  méthode,  à  s'enrôler  dans  une  troupe  équestre,  et  à  donner 
au  public  ces  carrousels  pittoresques  du  Pecq,  où  M.  Baucher  figu- 
rait sous  le  costume  du  marquis  de  Newcastle,  et  M.  Franconi  sous 
la  perruque  de  La  Guerinière?  Sans  vouloir  précisément  la  restau- 
ration du  manège  de  Versailles,  n'est-il  pas  permis  de  souhaiter  qu'en 
dehors  de  la  spéculation  et  du  calcul  industriel,  un  établissement  se 
fonde  sous  les  auspices  de  l'autorité  supérieure,  destiné  à  servir  de 
points  de  ralliement  à  tout  ce  qui  reste  aujourd'hui  de  la  tradition 
des  grands  maîtres?  Pourquoi,  dans  la  France  du  xixe  siècle,  un  art 
qui  intéresse  si  vivement  l'avenir  de  notre  jeune  armée  serait-il  donc 
plus  déshérité  que  l'art  musical  ou  dramatique?  Pourquoi  l'équitation 
n'aurait-elle  pas  chez  nous,  elle  aussi,  son  conservatoire? 

Un  Officier  de  cavalerie. 


CRITIQUE    HISTORIQUE. 


COUTUMES    OJR    BEAWJVOrSWS 

DE   PHILIPPE    DE    BEAUMAXOIR , 

PUBLIÉES    PAR    M.    BEUGNOT.1 

La  France  féodale  se  résume  tout  entière ,  mœurs,  institutions,  principes, 
dans  les  Coutumes  de  Beauvoisis ,  dont  M.  Arthur  Beugnot  vient  de  donner 
une  savante  édition.  Il  n'est  pas  ,  selon  nous  ,  de  monumeut  historique  où  se 
trouvent  mieux  exposées ,  mieux  définies,  les  relations  publiques  ou  privées 
qui ,  au  xine  siècle,  subsistaient  entre  les  hommes  libres  et  les  hommes  de 
condition  serve,  entre  les  vieilles  seigneuries  et  les  jeunes  municipalités,  entre 
le  roi  et  ses  grands  vassaux.  On  remarquera  sans  doute  que  nous  ne  nommons 
pas  ici  le  clergé;  mais ,  à  l'époque  où  l'on  rédigea  les  Coutumes  de  Beau- 
voisis,  le  clergé,  dont  on  a,  depuis  cinquante  ans  environ,  singulièrement 
dénaturé  l'histoire,  déchu  de  la  faveur  colossale  qui  plaçait,  avant  Charles 
Martel ,  ses  abbés  mitres  et  ses  évêques  au-dessus  des  antrustions  et  des 
leudes,  obligé,  de  fournir  son  contingent  à  la  guerre  et  d'assister  le  suzerain 
dans  ses  cours  de  justice ,  soumis  au  droit  de  régale  et  au  droit  de  gîte, 
comme  les  gens  de  roture,  pillé  par  les  barons,  mollement  défendu  par  le  roi 
trop  occupé  à  se  défendre  lui-même,  exploité  par  ses  vidâmes;  le  clergé, 
dans  toutes  les  luttes  qui  avaient  pour  objet  la  liberté  civile  et  la  liberté  po- 
litique, suivait  à  vrai  dire  la  fortune  du  tiers-état  naissant.  C'étaient  là  des 
souvenirs  religieusement  gardés  par  les  curés  bretons  et  angevins  de  l'assem- 
blée constituante,  qui,  dès  le  13  juin  1789,  sept  jours  avant  le  serment  du  jeu 
de  paume,  allèrent  se  ranger  sous  la  bannière  de  Bailly  et  de  Mirabeau( 

Nous  reconnaissons  vivement  le  soin  que  M.  Beugnot  a  pris  de  remettre  en 
lumière  les  travaux  du  profond  auteur  des  Coutumes  de  Beauvoisis.  Montes- 
quieu, en  adoptant  pour  guide  Philippe  de  Beaumanoir  à  travers  le  dédale 
des  anciennes  institutions  françaises,  lui  avait  déjà  restitué  la  plus  grande 

(1)  Chez  Rmouard,  rue  de  Tournon. 


204  REVUE  DE  PARIS. 

partie  de  sa  gloire;  il  serait  heureux  que  le  même  culte  pût  être  rendu  à  la 
mémoire  de  tous  les  esprits  éminens  qui,  sous  la  troisième  race,  accomplirent 
une  si  vaste  régénération  sociale  par  la  seule  force  de  la  loi. 

La  restauration  de  la  justice  par  le  roi  Louis  IX,  tel  est  le  problème  autour 
duquel,  dans  le  livre  de  Beaumanoir,  se  groupent  les  évènemens  qui,  de  Phi- 
lippe-Auguste à  Louis  XI ,  ont  préparé  ou  consommé  la  réorganisation  de  la 
société  française.  Les  provinces  qui  forment  aujourd'hui  le  royaume  de  France 
étaient  gouvernées,  sous  la  première  race,  par  la  loi  romaine  et  par  les 
diverses  lois  des  barbares  qui  vinrent  successivement  s'y  établir.  C'est  le 
caractère  particulier  de  ces  lois  qu'elles  n'étaient  point ,  si  l'on  peut  s'expri- 
mer ainsi ,  attachées  au  territoire  :  le  Franc  était  jugé  par  la  loi  des  Francs , 
le  Romain  par  la  loi  romaine ,  le  Bourguignon  par  la  loi  des  Bourguignons. 
Bien  loin  que  les  nations  conquérantes  songeassent  à  rendre  leurs  lois  uni- 
formes, ils  ne  pensèrent  pas  même  à  les  imposer  aux  peuples  vaincus.  Long- 
temps avant  la  conquête,  il  en  était  absolument  de  même,  au-delà  du  Rhin  , 
chez  les  tribus  à  demi  sauvages  qui  se  réunirent  et  se  liguèrent  pour  re- 
pousser les  légions  de  César.  Le  droit  romain  ne  tarda  pourtant  pas  à  se 
perdre  dans  les  terres  de  la  domination  franque,  ce  qui  s'explique  par  l'into- 
lérable inégalité  qui,  dans  l'ordre  civil  aussi  bien  que  dans  l'ordre  politique, 
subsistait,  en  vertu  des  lois  salique  et  ripuaire,  entre  les  Francs  et  les  Ro- 
mains. Mais  devant  la  barbarie  triomphante ,  qu'est-ce  donc  qui  pouvait  se 
maintenir  et  durer?  L'époque  arriva  bientôt  où  les  grandes  lois  franque 
et  bourguignonne  tombèrent  elles-mêmes  en  désuétude.  Établies  dans  le 
principe  pour  des  fiefs  viagers,  accordés  à  titre  précaire,  ces  lois  se  trouvèrent 
nécessairement  insuffisantes,  quand,  pour  ces  mêmes  fiefs,  les  ducs  et  les 
comtes  obtinrent  le  privilège  de  l'hérédité.  Comment  une  seule  loi  générale 
eût-elle  pu  gouverner  cette  France  remuante  divisée  en  une  foule  de  petites 
seigneuries  assujéties  à  la  seule  dépendance  féodale ,  qu'il  faut  bien  se  garder 
de  confondre  avec  la  dépendance  politique  ?  C'est  à  ce  moment  que  surgirent 
ces  innombrables  coutumes  locales  qui,  avant  1789,  morcelaient  le  sol  de 
l'ancienne  France  d'une  façon  si  déplorable,  de  province  à  province,  de  comté 
à  comté,  de  l'une  à  l'autre  ville,  de  l'une  à  l'autre  seigneurie.  «  Je  ne  crois 
pas ,  dit  Beaumanoir,  que  dans  tout  le  royaume  il  y  ait  deux  seigneuries  qui 
soient  régies  par  la  même  loi.  »  Tant  que  les  lois  conservèrent  une  ombre 
d'autorité,  les  coutumes  locales  furent  tout  simplement  appliquées  dans  les 
circonstances  qui  n'étaient  ni  réglées  ni  prévues  par  les  lois  générales;  quand 
la  suzeraineté  du  roi  ne  fut  plus  qu'un  vain  nom  honni  et  conspué  sur  tous 
les  points  du  territoire ,  à  tous  les  degrés  de  la  brutale  et  gigantesque  hiérar- 
chie qui  étreignait  le  pays  entier,  elles  finirent  par  anéantir  jusqu'aux  der- 
niers vestiges  de  ces  lois. 

Rien  de  plus  monstrueux ,  au  premier  aspect ,  que  les  principes  suivant 
lesquels  se  fonda,  s'étendit,  se  constitua  ce  droit  bizarre  :  rien  au  inonde, 
pourtant ,  ne  paraîtra  plus  logique ,  si  l'on  étudie  les  vieux  instincts  des  peu- 
ples qu'il  a  gouvernés.  L'ignorance,  qui,  du  xe  siècle  à  la  fin  du  xme,  en- 


REVUE  DE  PARIS.  205 

veloppa  tous  les  rangs ,  toutes  les  classes ,  relégua  dans  les  monastères  les 
arts  et  les  sciences,  et  fit  tomber  l'usage  de  l'écriture  jusque  dans  la  cour  des 
plus  hauts  barons,  l'ignorance  entraîna  rapidement  le  discrédit  absolu  des 
lois  écrites.  Ce  discrédit  eut  pour  effet  immédiat  de  simplifier  la  procédure 
civile  et  criminelle,  qui,  dès  le  commencement  du  Xe  siècle,  se  réduisait  aux 
fameuses  preuves  par  la  croix,  par  l'eau  froide,  par  l'eau  bouillante,  et  au 
combat  judiciaire,  lequel,  au  xne,  prévalut  sur  ces  preuves  même,  et  fut 
admis  à  l'exclusion  de  tout  autre  jugement  de  Dieu,  dans  toute  sorte  de  con- 
testation et  de  procès,  par  l'immense  majorité  vivant  sous  la  domination  des 
Francs. 

Le  régime  du  combat  judiciaire  ne  pouvait,  on  le  conçoit,  comporter 
l'appel  tel  que  l'établissent  les  lois  romaines  et  les  lois  modernes  :  nous  vou- 
lons dire  le  recours  à  une  juridiction  supérieure,  chargée  de  reviser  l'arrêt 
d'un  tribunal  inférieur.  C'est  là  pourtant  une  garantie  si  naturelle  et  si  néces- 
saire que  les  arbitres  du  combat  se  virent  contraints  d'y  suppléer;  mais  ils 
y  suppléèrent  à  leur  manière  et  en  se  conformant  à  l'esprit  qui  avait  présidé 
à  l'institution  même  du  combat.  Quand  le  juge  avait  formulé  la  sentence,  la 
partie  qui  n'acceptait  point  son  jugement  le  déclarait  méchant  et  calomnia- 
teur :  c'était  le  juge  lui-même  qui  alors  prenait  les  armes  et  soutenait  par  la 
voie  du  duel  la  validité  de  l'arrêt  contesté.  De  toutes  ces  coutumes  bizarres, 
c'était  là,  sans  aucun  doute,  la  plus  monstrueuse.  Eh  bien!  ce  fut  de  celle- 
là  précisément  que  résultèrent  les  lois  civiles  qui ,  de  Louis  IX  à  Louis  XI, 
prévalurent  sur  de  si  barbares  institutions.  A  l'autorité  royale  renaissante  il 
ne  fallait  qu'une  occasion  pour  enlever  le  droit  de  justice  aux  seigneurs  :  on 
va  voir  s'il  était  possible  que  cette  occasion  se  présentât  plus  commode  et 
plus  favorable;  on  va  voir  avec  quelle  énergie,  avec  quelle  habileté ,  quelle 
persévérance,  et  en  définitive,  avec  quel  succès  les  hommes ,  pour  la  plupart 
supérieurs,  qui,  durant  cinq  siècles,  occupèrent  le  trône  de  France,  reven- 
diquèrent et  ressaisirent  le  plus  glorieux  attribut  de  leur  couronne.  C'est  là 
toute  une  histoire  qui  peut  se  résumer  et  s'expliquer  en  très  peu  de  mots  : 
ce  juge  tenu  de  se  battre  contre  le  plaideur  mécontent,  c'était  le  seigneur  du 
fief  lui-même;  se  battre  contre  son  seigneur,  c'était  un  cas  de  rébellion  fla- 
grante ,  c'était  évidemment  se  mettre  en  état  de  félonie.  Plus  intéressé  que 
tout  autre  à  prévenir  un  si  grand  scandale ,  le  seigneur  se  fit  remplacer  par 
des  pairs  ou  des  baillis.  Sous  cette  obligation  impérieuse  fléchirent  les  juri- 
dictions d'une  foule  de  seigneurs  de  troisième  et  de  second  ordre  qui  se 
virent  hors  d'état  d'entretenir  une  cour  ainsi  composée.  Les  fiefs  demeurant 
sans  cour  de  justice,  les  vassaux  usèrent,  pour  défaut  de  droit ,  d'un  pri- 
vilège que  leur  concédait  le  principe  de  la  hiérarchie  féodale.  Ils  recoururent 
au  suzerain  le  moins  éloigné,  et  de  proche  en  proche ,  par  la  voie  des  appels 
successifs ,  au  plus  puissant  suzerain ,  au  roi  lui-même ,  qui ,  en  fort  peu 
d'années,  évoqua  un  grand  nombre  d'affaires  à  son  conseil.  Le  seigneur 
appelé  devant  le  roi  était  d'abord  contraint  de  se  présenter  en  personne  :  sous 
le  prétexte  apparent  de  ménager  sa  dignité,  et  en  réalité  pour  avoir  meilleur 


206  REVUE   DE   PARIS. 

marché  de  ses  prétentions,  il  fut  établi  que,  sur  ce  point  également,  il  pour- 
rait se  faire  remplacer  par  un  bailli.  Plus  tard ,  quand  les  appels  se  furent 
multipliés,  on  le  dispensa  d'envoyer  le  bailli  au  tribunal  du  suzerain,  et 
l'affaire  ne  se  débattit  plus  qu'entre  le  roi  et  les  plaideurs.  Dans  les  premiers 
temps,  le  suzerain  devait  ordonner  le  combat  entre  le  bailli  et  la  partie  appe- 
lante; mais  le  combat  n'était  qu'une  coutume  de  nature  essentiellement 
locale;  en  dehors  des  circonstances  qui  le  précédaient  ou  le  suivaient  dans  les 
lieux  où  il  faisait  preuve,  ce  n'était  plus  qu'une  loi  sans  force,  une  loi  sans 
motif,  sans  moralité.  Saint  Louis  eut  peu  de  peine  à  y  substituer  la  procé- 
dure par  témoins,  suivant  des  règles  que  définirent  avec  un  soin  minutieux 
les  savans  conseillers  de  ce  grand  roi.  Ce  fut  comme  une  révolution  qui,  avant 
la  fin  du  règne,  avait  enfanté  déjà  une  jurisprudence  complète.  Pour  aider 
aux  progrès  de  cette  révolution,  une  des  plus  fécondes  qui  aient  remué  le 
royaume,  saint  Louis  fit  traduire  en  langue  vulgaire  et  répandre  à  profusion 
les  codes  de  Justinien  et  de  Théodose;  il  emprunta  des  textes,  des  disposi- 
tions, des  principes  aux  lois  les  plus  célèbres,  aux  lois  romaines,  aux  lois 
canoniques,  aux  décrétâtes;  la  justice  devint  une  science,  la  plus  haute  et  la 
plus  imposante,  mais  en  même  temps  la  plus  ardue  et  la  plus  difficile.  Ceux 
des  seigneurs  qui  avaient  jusque-là  résisté  aux  innovations  et  aux  réformes  , 
trop  ignorans  pour  soutenir  la  moindre  lutte  intellectuelle  ,  ouvrirent  d'eux- 
mêmes  leurs  cours  de  justice  aux  baillis  royaux,  qui  peu  à  peu  s'installèrent 
dans  l'immense  majorité  des  châtellenies.  Puissamment  secondée  par  le  bon 
sens  du  peuple,  l'action  du  roi,  qui  naguère  s'exerçait  timidement  et  d'une 
façon  indirecte,  se  montra  bientôt  à  découvert  et  rayonna  de  toutes  parts:  ce 
fut  au  nom  du  roi  que  se  redressèrent  les  torts,  de  l'un  à  l'autre  bout  de  la 
France,  au  nom  du  roi  que  se  jugèrent  les  différends  civils  et  les  procès  cri- 
minels. Mais  ce  n'était  point  assez  encore:  pour  qu'une  si  vaste  et  si  légitime 
conquête  pût  se  compléter  et  s'affermir  sans  la  moindre  contradiction  de  la 
part  des  barons  et  des  comtes,  ce  fut  au  nom  du  roi  que  l'on  réclama  le  re- 
dressement de  ces  torts,  au  nom  du  roi  que  s'instruisirent  les  affaires  civiles, 
au  nom  du  roi  que  les  crimes  furent  recherchés  et  punis.  C'était  du  premier 
coup  fonder  cette  admirable  institution  de  la  partie  publique,  qui  n'a  rien 
d'analogue  dans  les  civilisations  précédentes ,  pas  même  dans  la  civilisation 
romaine,  et  qui,  en  ce  moment,  se  trouve  dans  les  mêmes  conditions  que  sous 
le  règne  de  Louis  IX. 

Nous  avons  insisté  sur  des  lois  qui ,  au  moyeu-âge,  avaient  un  caractère 
purement  civil  ou  politique  :  on  nous  permettra  de  laisser  à  l'écart  ces  atroces 
lois  criminelles  dont,  au  nom  de  l'humanité,  avant  même  qu'elles  eussent 
disparu  de  nos  codes,  Diderot  réclamait  l'anéantissement  absolu  en  des  termes 
si  énergiques  et  si  éioquens.  «  Pourquoi  donc  conserver,  s'écriait-il,  ces  mo- 
numens  de  la  cruauté  de  .nos  pères  qui  consternent  les  âmes  honnêtes,  et  où 
le  méchant  peut  au  besoin  s'inspirer  ?  Je  connais  toute  la  puissance,  ou ,  pour 
mieux  dire  toute  la  faiblesse  de  la  curiosité  humaine;  mais  la  pâture  est  ici 
trop  hideuse;  il  y  a  déjà  bien  long-temps  qu'elle  devrait  en  être  rassasiée.  » 


REVUE  DE  PARIS.  207 

Diderot  comparait  ces  lois  à  des  bêtes  féroces,  et  les  livres  poudreux  qui  les 
renferment  à  des  déserts  où  il  faudrait  pour  toujours  les  reléguer.  Il  est  cer- 
tain, pour  épuiser  la  comparaison  de  Diderot,  que,  de  nos  jours  même,  on 
éprouve  comme  un  saisissement  d'effroi  lorsqu'en  feuilletant  ces  codes  lugu- 
bres, on  entend  ces  lois  mortes  gronder  et  menacer  encore,  et  condamner  au 
gibet,  à  la  roue,  au  cbevalet,  à  la  claie,  aux  tenailles  rougies,  aux  brodequins 
de  fer,  à  la  grande  et  petite  estrapade,  à  tous  les  genres  de  supplices  et  de 
tortures;  ou  oublie  qu'une  révolution  leur  a  ôté  la  griffe  et  ne  leur  a  laissé 
que  le  rugissement. 

Les  coutumes  recueillies  ou  commentées  par  Philippe,  de  Beaumanoir 
concernent  pour  la  plupart  des  actes  purement  civils,  comme  les  testa- 
mens,  les  ventes,  les  donations,  les  mariages;  les  unes  et  les  autres,  pour- 
tant, soulèvent  un  intérêt  véritablement  historique;  on  en  conviendra  sans 
peine,  si  l'on  songe  que  tous  ces  actes  se  groupent  à  l'entour  de  la  grande 
question  sociale  qui,  à  dater  du  xne  siècle,  remua  le  plus  douloureusement 
notre  vieille  France,  et  qui,  à  certains  égards,  est  demeurée,  au  fond  de  nos 
provinces,  dans  la  situation  où  l'a  laissée  Beaumanoir.  Noos  voulons  parler 
du  partage  et  de  l'administration  du  sol  dans  les  communes,  qui,  à  l'époque 
où  écrivait  l'illustre  jurisconsulte,  avaient  tout  au  plus  cent  cinquante  ans. 
En  accordant  la  liberté  à  leurs  serfs,  les  seigneurs  leur  eussent  fait  un  présent 
bien  funeste  si ,  pour  les  mettre  en  état  de  pourvoir  à  leur  subsistance,  ils 
ne  leur  avaient  abandonné  une  portion  de  leur  territoire.  Tout  à  côté  des  con- 
cessions, d'immenses  terrains  s'étendaient ,  montagnes  couvertes  de  bois  ou 
plaines  en  friches,  que  les  barons  se  réservaient  pour  leurs  chasses,  et  qui, 
d'ordinaire,  environnaient  le  manoir  seigneurial.  Eh  bien!  de  notre  temps, 
encore  que  la  révolution  ait  tout  balayé,  seigneurs  et  privilèges  de  chasse,  et 
qu'avant  cette  même  révolution ,  ces  terrains  soient  devenus  la  propriété  légi- 
time des  communes,  ils  présentent  un  aspect  plus  déplorable  peut-être  que 
dans  les  plus  beaux  jours  des  captais  de  Buch  et  des  sires  d'Albret.  Il  n'est 
pas  rare,  si  vous  parcourez  nos  campagnes,  qu'après  avoir  traversé  des  fermes 
et  des  métairies  livrées  à  la  culture  la  plus  active,  la  plus  variée,  la  plus  in- 
telligente, vous  rencontriez  de  vastes  landes  ouvertes  de  tous  les  côtés,  bat- 
tues par  les  passans  comme  les  grandes  routes,  et  dans  lesquelles  végète  pé- 
niblement une  herbe  sèche,  rousse,  insipide,  dont  les  troupeaux  veulent  à 
peine  quand  ils  ont  faim.  Le  niveau  de  ces  vaccins  (1)  est  détruit  par  l'action 
des  pluies  et  des  eaux  courantes;  de  fétides  odeurs  s'exhalent  des  mares  ver- 
dàtres  qui  les  coupent  dans  tous  les  sens  et  où  croupissent  les  débris  des 
ciguës  et  des  ajoncs.  Depuis  des  siècles,  le  sol  y  a  perdu  ses  qualités  les  plus 
précieuses  :  les  plantes  meurent  jusqu'à  la  racine  sous  les  cailloux  qui  s'y 
amoncellent,  sous  les  pieds  des  animaux  qui  les  foulent  et  les  bouleversent  à 
toutes  les  saisons  de  l'année.  Ces  terrains  contrastent ,  par  leur  étendue,  avec 

(1)  C'est  le  nom  énergique  donné  à  ces  terrains  dans  les  chartes  du  moyen-âge, 
et  que  la  langue  du  peuple  a  conservé. 


208  REVUE  DE  PARIS. 

la  médiocrité  des  propriétés  particulières,  si  morcelées,  en  certains  départe- 
mens,  que  les  paysans  ne  songent  pas  même  à  clôturer  leurs  champs  et  leurs 
prairies,  et  ne  les  reconnaissent  dans  les  plaines  qu'à  la  différence  des  cul- 
tures. Un  contraste  plus  affligeant  encore,  c'est  que  beaucoup  s'étendent  le 
long  des  rivières,  aux  flancs  les  mieux  exposés  des  ravines,  aux  plus  com- 
modes penchans  des  montagnes,  tandis  que,  par  des  sentiers  à  pic,  de  mal- 
heureux villageois,  dans  les  Pyrénées  et  les  Alpes,  grimpent  courageusement 
jusqu'aux  plus  hautes  crêtes,  pour  semer  quelques  grains  de  maïs  dans  les 
aspérités  des  versans,  dans  les  fentes  des  rocs,  au  bord  des,précipiees,  à  deux 
pas  des  neiges  qui  ne  fondent  jamais.  Voilà ,  —  si  vous  exceptez  les  forêts 
dont  la  situation  est  prospère,  mais  autour  desquelles  fait  bonne  garde  une 
grande  administration  spéciale,  presque  toujours  en  guerre  avec  les  popula- 
tions, —  voilà  l'état  où  se  trouvent  les  biens  communaux. 

L'histoire  des  vacans  se  lie  étroitement  et  par  des  souvenirs  poétiques  à 
l'histoire  de  nos  vicissitudes  municipales.  C'est  le  théâtre  de  nos  légendes  les 
plus  terribles  ou  les  plus  gracieuses;  c'est  là  que  nous  ramènent,  au  moins 
dans  nos  provinces  méridionales,  nos  traditions  les  plus  vieilles  et  les  plus 
respectées.  C'est  à  l'entour  de  leurs  fontaines  que,  de  nos  jours  même,  à  la 
brune,  le  montagard  entrevoit  les  danses  des  fées  druidiques;  c'est  dans  leurs 
fourrés  et  leurs  clairières  que  le  saint  du  pays  accomplit  ses  miracles  et  ses 
pénitences;  c'est  au  fond  de  leurs  grottes,  dont  les  abords  se  hérissent,  comme 
les  châteaux  démantelés,  de  créneaux  et  de  mâchicoulis  en  ruines,  que  se  ré- 
fugièrent les  derniers  Alhigeois;  et  l'on  dirait,  par  les  nuits  d'orage,  que  l'on 
eutend  encore  l'imprécation  romane  des  proscrits  qui  s'y  entr' égorgèrent  pour 
échapper  aux  horreurs  de  la  faim,  quand  l'entrée  en  fut  murée  par  les  sou- 
dards de  Montfort  ou  les  archers  de  Montluc.  Il  n'est  pas  une  de  ces  landes 
que  l'ennemi  de  religion  et  de  race,  Normand  ou  Anglais,  Visigoth  ou  Maure, 
n'ait  rougie  de  son  sang;  et,  çà  et  là,  que  de  beaux  champs  de  bataille 
où  la  faulx  des  manans  en  jacquette  humilia  la  fierté  du  baron  et  de  ses 
hommes  d'armes!  Il  y  aurait  tout  un  livre  à  faire,  et  un  livre  curieux  assu- 
rément, pour  raconter  comment  les  vacans  ont  échappé  à  la  domination  féo- 
dale, soit  en  vertu  de  concessions  de  la  part  des  seigneurs,  soit  en  vertu  de 
rachats  sollicités  par  les  communes  ou  imposés  par  de  grandes  familles  né- 
cessiteuses à  l'époque  des  croisades  et  des  guerres  lointaines,  soit  enfin  à  la 
suite  des  immenses  réformes  accomplies  dans  la  nuit  du  4  août  1789.  Remar- 
quons en  passant  que  les  concessions  volontaires  n'ont  jamais  été  plus  nom- 
breuses que  sous  le  règne  de  Louis  XV;  à  cette  époque  désolée  par  tant  de 
maladies  épidémiques,  tant  de  convulsions  européennes  et  de  séditions  inté- 
rieures, tant  d'excès  politiques  et  de  prévarications  administratives,  les  der- 
niers des  seigneurs,  pris  au  dépourvu  par  la  philosophie  nouvelle,  en  adop- 
taient les  maximes  avec  franchise,  ou  du  moins  en  prenaient  les  dehors.  Une 
chose  vraiment  singulière,  c'est  que  leur  générosité  coûte  cher  aujourd'hui 
aux  descendans  de  ceux  qui  en  ont  profité;  en  concédant  les  terrains  vagues, 
les  seigneurs  faisaient  un  acte  de  propriété  plus  formel  que  lorsqu'ils  rece- 


REVUE   DE   PARIS.  209 

vaient  une  simple  et  modique  redevance;  l'abandon  d'une  partie  de  ces  ter- 
rains rajeunissait,  pour  ainsi  parler,  les  droits  qu'ils  pouvaient  avoir  à  ce 
qu'ils  ne  concédaient  pas.  Leurs  enfans  se  sont  prévalus  de  ce  fait,  et  il  y  a  de 
notre  temps  bien  des  communes  où  ils  revendiquent  tout  ce  qui  n'est  pas 
compris  dans  le  cadastre  renfermant  l'indication  précise  des  lots  de  terre 
abandonnés  par  leurs  ancêtres  aux  serfs  émancipés.  Les  communes,  on 
n'aura  point  de  peine  à  le  croire,  n'admettent  pas  ces  prétentions  exorbi- 
tantes. Peut-on  céder  quand  on  a  pour  soi  des  révolutions?  La  querelle 
s'écbauffe,  on  s'anime  de  part  et  d'autre,  et  très  souvent  ces  altercations 
ardentes  entraînent  les  plus  condamnables  atteintes  à  la  propriété  particulière 
et  à  la  sûreté  personnelle.  On  dirait  des  épisodes  de  la  grande  lutte  qui  se 
livrait  entre  les  vieilles  seigneuries  et  les  municipalités  naissantes  sous  le  roi 
Philippe-le-Long. 

Pour  enrichir  des  communes  entières,  il  suffirait,  nous  en  sommes  con- 
vaincu, de  livrer  la  majeure  partie  de  ces  terrains  à  la  culture.  Cela  fut 
péremptoirement  démontré  sous  l'empire ,  mais  dans  des  proportions  trop 
restreintes,  par  l'exemple  d'un  petit  nombre  de  communes,  qui  ne  doivent 
leur  prospérité  présente  qu'aux  défrichemens  autorisés  par  le  conseil  d'état, 
sur  l'invitation  expresse  de  Napoléon.  N'est-ce  pas  une  chose  étrange  que, 
depuis  la  révolution  de  juillet,  ces  défrichemens  aient  été  suspendus?  Mais 
dans  celles  de  nos  provinces  où  ,  comme  nous  l'avons  déjà  dit ,  la  question 
remonte  aux  plus  mauvais  jours  du  xme  et  du  xive  siècles,  dans  les  pays  sans 
industrie  et  sans  commerce,  réduits  pour  toute  richesse,  comme  les  pays  de 
montagnes,  aux  productions  naturelles  du  sol,  il  est  urgent,  il  est  indispen- 
sable que  les  travaux  soient  repris.  Il  n'y  a  pas  en  France  de  populations  aussi 
malheureuses  que  les  populations  des  montagnes;  ceux  qui  ont  parcouru  les 
Alpes,  les  Cévennes,  les  Pyrénées  surtout,  ne  nous  démentiront  pas.  C'est 
sur  les  montagnards  que  pèsent  le  plus  durement  nos  lois  Gscales,  nos  lois 
de  douane,  nos  lois  forestières,  nos  lois  prohibitives  de  toute  espèce  :  on 
pourrait  presque  affirmer  que,  depuis  la  révolution  de  1789,  la  condition 
matérielle  des  paysans  de  l'Ariége  et  des  districts  supérieurs  de  la  Haute- 
Garonne,  des  Hautes-Pyrénées,  des  Pyrénées-Orientales,  ne  s'est  pas  sensi- 
blement améliorée.  Sous  la  restauration ,  un  député,  parlant  de  leur  misère, 
s'écriait  que  le  sort  des  nègres,  aux  colonies,  était  de  beaucoup  préférable. 
Benjamin  Constant  lui  répondit  que  c'était  là  une  exagération  injurieuse  pour 
des  hommes  libres;  Benjamin  Constant  pouvait  avoir  raison;  mais,  quand 
on  a  étudié  de  près  le  malaise  qui  désole  ces  tristes  contrées,  il  est  facile  de 
comprendre  l'exagération  des  plaintes  qui  s'y  font  entendre.  Le  sol  y  est  escarpé, 
rocailleux ,  friable;  on  n'y  voit  point  ces  magnifiques  moissons  qui ,  vingt- 
cinq  lieues  plus  bas,  s'étalent  orgueilleusement  à  partir  des  derniers  contre- 
forts. La  récolte  du  blé  y  est  si  peu  abondante,  qu'il  n'en  faut  point  tenir 
compte,  si  ce  n'est  dans  les  vallées  où  commence  la  vaste  plaine  de  Toulouse. 
Le  maïs  et  le  blé  noir,  voilà,  pour  le  présent,  les  plus  précieuses  ressources 
de  la  plupart  des  cantons  qui  s'étendent  sur  le  versant  et  le  long  des  chaînes. 


210  REVUE  DE   PARIS. 

Les  richesses  de  ces  cantons,  ce  sont  les  forêts  et  les  pâturages  qui  en  cou- 
ronnent les  hauteurs;  mais  ces  forêts  appartiennent  à  l'état  ou  aux  com- 
munes, ce  qui  ne  veut  point  dire  que  les  communes  en  jouissent  :  une  ad- 
ministration active,  ennemie  de  toute  concession,  fait  incessamment  bonne 
garde;  le  code  forestier  est  si  rigoureux,  que  les  habitons  des  vallées  où  se 
trouvent  les  meilleurs  pâturages  se  voient  obligés  d'affermer  tous  les  ans  des 
montagnes  entières  en  Espagne  pour  y  conduire  leurs  troupeaux.  Un  grand 
nombre  tient  à  moitié  fruits  ces  étroites  et  après  métairies,  dont  M.  de  La- 
mennais a  si  exactement  décrit,  dans  les  Paroles  d'un  Croyant,  les  maigres 
sillons  et  les  prairies  d'un  vert  jaunâtre;  les  autres  possèdent  quelques  lam- 
beaux de  champs  sans  cesse  morcelés,  amoindris,  en  vertu  des  progrès  de  la 
population.  Quand  on  songe  aux  charges  qui  accablent  ces  cantons,  impôts 
directs  et  indirects,  impôt  du  sel,  contributions  municipales,  droits  de  suc- 
cession, de  mutation,  d'enregistrement,  et  bien  d'autres  encore,  on  s'étonne 
qu'ils  puissent  y  subvenir.  Les  tribunaux  de  Foix,  de  Perpignan,  de  Narbonne 
retentissent  à  chaque  instant  de  condamnations  prononcées  contre  les  bûche- 
rons et  les  pâtres,  et  les  receveurs  du  lise  ne  peuvent  suffire  au  recouvrement 
des  amendes,  toujours  considérables,  souvent  ruineuses,  qui  atteignent  les 
délinquans.  Les  troubles  d'Espagne  ont  d'ailleurs  à  peu  près  détruit  le  com- 
merce d'exportation  avec  l' Aragon  et  la  Catalogne,  que  les  prohibitions  de  la 
douane,  alors  même  que  l'Espagne  est  tranquille,  restreignent  singulière- 
ment. Enfin,  par  une  loi  du  climat,  qu'on  a  pu  observer  dans  les  pays  mon- 
tagneux, les  familles  y  sont  extrêmement  nombreuses,  et  ces  familles  se  trou- 
vent presque  toutes  criblées  de  dettes  contractées  à  des  intérêts  écrasans. 

Il  n'y  a  peut-être  pas  en  France  de  département  où  l'autorité,  la  loi,  le  pou- 
voir, soient  aussi  respectés  que  parmi  ces  populations  nécessiteuses;  nulle 
part  la  police  n'est  aussi  facile  à  faire,  si  tant  est  qu'il  soit  besoin  d'y  faire 
la  police.  Quatre  gendarmes  et  un  brigadier  maintiennent  aisément  le  bon 
ordre  dans  vingt  ou  trente  bourgades,  et  si  les  calamités  de  l'Espagne,  pestes 
ou  guerres  civiles,  n'obligeaient  de  temps  à  autre  à  placer  des  cordons  sani- 
taires ou  des  corps  d'observation  dans  les  ports  et  les  gorges  des  hautes 
vallées  du  centre,  situées  en  dehors  des  routes  militaires,  des  années  entières 
s'écouleraient  sans  qu'un  seul  uniforme  se  montrât  parmi  les  pâtres  de  ces 
vallées.  Mais  leur  malaise  est  parfois  si  intolérable,  qu'ils  en  perdent  toute 
patience.  On  se  souvient  de  l'insurrection  déclarée  où  entrèrent,  en  1829, 
contre  la  loi  forestière,  les  villages  des  versans  septentrionaux;  on  se  souvient 
de  l'échauffourée  qui,  en  1840,  ensanglanta  les  rues  et  les  marchés  de  Foix. 
Le  moment  n'est-il  pas  venu  enfin  de  faire  un  accueil  bienveillant  à  leurs 
doléances?  Dans  la  situation  où  se  trouve  l'administration  provinciale,  il  n'y 
a  au-dessus  des  communes  qu'une  seule  autorité  en  état  de  préparer  une  solu- 
tion favorable  à  leurs  prétentions.  Nous  voulons  parler  des  préfets  et  des  sous- 
préfets,  qui,  par  la  nature  complexe  de  leurs  fonctions,  nature  civile  et  poli- 
tique à  la  fois,  doivent  être  assez  pénétrés  des  intérêts  privés  et  des  intérêts 
généraux  pour  savoir  ce  que  l'on  peut  accorder  aux  communes  sans  ébranler 


REVUE  DE  PARIS.  211 

ou  sans  compromettre  la  fortune  nationale.  Il  est  inutile  de  démontrer  que 
les  mécomptes  essuyés  par  les  communes  ne  sont  point  le  fait  du  système  de 
centralisation  qui  régit  la  France  actuelle.  Ne  faudrait-il  pas  les  imputer 
plutôt  à  la  négligence  des  représentans  de  l'autorité  centrale,  à  l'ignorance 
où  ils  se  tiennent,  pour  la  plupart,  des  besoins  de  leurs  administrés,  à  l'opi- 
nion fausse  qu'ils  se  sont  faite  de  leurs  attributions?  Ces  magistrats  oublient 
en  bien  des  circonstances  qu'ils  doivent  être  les  défenseurs,  les  soutiens,  et, 
sous  quelques  rapports,  les  représentans  de  leurs  départemens ,  de  leurs  ar- 
rondissemens,  de  leurs  communes,  auprès  de  l'autorité  dont  ils  sont  les  délé- 
gués. Promulguez  une  loi  ou  une  ordonnance,  les  plus  consciencieux  ne  se 
mettront  en  peine  que  de  la  faire  exécuter  dans  tous  ses  termes  :  combien 
en  est-il  qui  c  hercbeut  à  s'assurer  si  cette  loi,  cette  ordonnance,  est  utile  ou 
préjudiciable  à  leurs  administrés? 

Cette  grande  question  des  vaccins  n'est  pas  la  seule  où  se  trouve  en  défaut 
la  sollicitude  de  notre  administration  provinciale  :  il  y  a  dans  nos  montagnes, 
dans  les  Pyrénées,  les  Alpes,  les  Vosges,  le  Jura,  les  Cévennes,  une  foule 
de  communes  dont  les  troupeaux  dégénèrent  faute  de  subsistance,  à  deux 
pas  des  forêts  ou  abondent  les  pâturages,  et  qui  n'ont  pas  ce  qui  leur  revient 
de  bois  de  construction  ou  de  chauffage  au  milieu  des  plus  riches  plantations 
de  chênes  et  de  sapins.  A-t-on  recherché  quelles  concessions  l'état  pourrait 
faire  sans  nuire  aux  intérêts  dont  la  défense  lui  est  confiée?  Toutes  les  fois 
que  l'on  discute  dans  les  chambres  une  loi  sur  le  sel ,  les  fers,  les  bestiaux , 
les  sucres,  les  canaux,  les  chemins  de  fer,  les  revenus  du  fisc,  les  domaines, 
n'est-ce  point  l'administration  des  provinces  qui  devrait  fournir  au  législateur 
les  plus  nombreux  et  les  plus  utiles  renseignemens  ?  N'est-ce  point  elle  qui 
devrait  s'occuper  des  modifications  qu'il  est  urgent  de  faire  subir  à  nos  douanes 
pour  détruire  les  restes  de  la  contrebande  à  nos  frontières?  Pourquoi  son 
attention  ne  se  fixe-t-elle  pas  avec  persévérance  sur  les  questions  qui  se  ratta- 
chent à  l'industrie',  à  l'agriculture,  au  commerce,  à  l'instruction  ou  à  la 
moralisation  du  peuple?  De  bonne  foi,  qu'importe  aux  pays  dont  la  fortune 
est  pour  ainsi  dire  dans  la  main  des  agens  supérieurs  de  l'autorité,  que  deux 
révolutions  aient  détruit  tout  un  régime  d'excès  et  d'abus, si  l'administration 
qui  les  régit  ne  fait  pas  plus  pour  leur  bien-être  que  les  anciens  subdélégués 
du  roi  de  Navarre  ou  les  baillis  de  monseigneur  le  comte  d'Armagnac  ? 

Le  livre  de  Philippe  de  Beaumanoir  est  rempli  de  précieux  détails  sur  les 
persécutions  endurées  par  les  envoyés  de  la  couronne  dans  la  lutte  qu'ils  ont 
soutenue  contre  les  juridictions  seigneuriales  et  contre  les  préjugés  de  leur 
temps.  Que  leur  courage  ait  souvent  fléchi,  que  plus  souvent  encore  leurs 
lumières  n'aient  point  suffi  à  une  si  longue  et  si  pénible  tâche,  il  ne  faut  pas 
s'en  étonner.  Mais  quelle  excuse  pourrait-on  alléguer  en  leur  faveur  si,  pour 
opérer  leur  réforme,  ils  n'avaient  jamais  éprouvé  d'obstacles  ni  de  la  part  de 
l'opinion  publique  ni  de  la  part  des  institutions  ? 

Xavier  Durrietj. 


BULLETIN. 


Attendre  l'opinion  des  chambres  sur  les  questions  politiques,  et  pré- 
senter sur-le-champ  à  leur  activité  un  ensemble  de  projets  et  de  travaux, 
tel  est  le  plan  de  conduite  auquel  s'est  arrêté  le  ministère.  Il  s'est  attaché  à 
faire  dans  le  discours  de  la  couronne  une  énumération  inoffensive  des  points 
principaux  de  sa  politique  générale;  sur  la  difficulté  capitale  du  droit  de 
visite,  il  s'est  tiré  d'affaire  en  la  passant  complètement  sous  silence.  Le  len- 
demain de  la  séance  royale,  il  a  porté  aux  deux  chambres  une  série  de  pro- 
jets de  loi.  La  pairie  est  saisie  maintenant  d'une  loi  sur  le  recrutement  de 
l'armée,  d'une  autre  loi  sur  les  brevets  d'invention  ,  enfin  d'un  projet  sur  les 
gardes  forestiers.  A  la  chambre  des  députés,  le  ministère  a  présenté  deux 
projets  de  loi,  l'un  portant  règlement  définitif  de  l'exercice  1840,  l'autre  de- 
mande de  crédits  supplémentaires  pour  les  exercices  de  1842  et  1843.  Le  bud- 
get de  1814  a  été  déposé  par  M.  le  ministre  des  finances;  enfin,  le  même 
jour,  un  projet  de  loi  sur  les  sucres  a  été  soumis  à  la  chambre. 

Dans  le  discours  de  la  couronne ,  le  droit  de  visite  brille  par  son  absence , 
et  cependant  ce  sera  un  des  points  principaux  sur  lequel  portera  le  débat 
parlementaire.  Le  silence  gardé  par  la  couronne  sur  cette  question  peut  être 
considéré  comme  un  hommage  à  de  hautes  convenances  diplomatiques  ;  il 
avait  d'ailleurs  l'avantage  de  permettre  au  cabinet  de  connaître  l'opinion  de 
la  nouvelle  chambre  avant  de  s'expliquer  derechef  sur  ce  point.  Si,  avant 
l'ouverture  de  la  session,  le  ministère  espérait  que  la  fermeture  du  protocole 
suffirait  aux  exigences  du  parlement ,  il  peut  maintenant  reconnaître  com- 
bien il  s'était  trompé.  C'est  précisément  sur  un  point  dont  le  discours  du  trône 
n'a  pas  parlé  que  la  chambre  insistera  le  plus,  et  non-seulement  elle  insistera 
dans  les  discussions  de  la  tribune,  mais  elle  voudra  insérer  dans  l'adresse  au 
roi  une  phrase  qui  exprime  sur  ce  sujet  ses  sentimens  et  ses  désirs.  Le  mi- 
nistère est  arrivé  à  se  convaincre  qu'il  lui  est  impossible  d'éviter  la  phrase  ; 


REVUE  DE  PARIS.  213 

il  s'y  résigne,  et  il  bornera  ses  efforts  à  en  adoucir  le  plus  possible  la  ré- 
daction. 

Deux  opinions  vont  se  trouver  en  présence,  l'opinion  nationale,  qui  attaque 
le  principe  même  du  droit  de  visite,  et  l'opinion  pliilantropique  qui  croit 
l'exercice  de  ce  droit  nécessaire  à  l'abolition  de  la  traite.  Dans  le  premier 
sentiment,  nous  trouvons  la  presque  unanimité  des  bommes  et  des  partis 
politiques,  M.  Odilon  Barrot,  M  Berner,  M.  de  Rémusat,  M.  Dupin,  M.  Bil- 
laut,  M.  de  Valmy.  L'autre  opinion  ne  compte  guère  que  quelques  partisans, 
mais  elle  a  pour  elle  la  lettre  des  traités.  Évidemment  M.  Guizot  la  partage. 
Il  considère  le  droit  de  visite  comme  nécessaire  à  l'abolition  de  la  traite,  et 
comme  ne  devant  cesser  qu'avec  l'entière  extinction  de  l'esclavage  ;  il  admet 
qu'il  faut  travailler  à  éviter  les  inconvéniens  que  pourrait  amener  l'exercice 
de  ce  droit,  mais  quant  au  principe  même ,  il  le  maintient,  il  le  défend. 

Là  est  le  dissentiment  entre  le  ministre  et  la  cbambre.  Personne  dans  le  par- 
lement ne  veut  agir  avec  ténacité,  avec  imprudence;  il  n'entre  dans  la  pensée 
d'aucun  homme  sérieux  de  la  cbambre  de  jeter  une  sorte  de  brusque  défi  à 
l'Angleterre,  et  de  compromettre  par  des  démonstrations  précipitées  la  paix 
entre  les  deux  pays.  Mais  presque  tout  le  monde  est  d'accord  pour  blâmer  le 
principe  des  traités  de  1831  et  1833,  presque  tout  le  monde  dit  avec  M.  Dupin 
qu'il  faut  suivre  l'exemple  donné  par  les  États-Unis ,  et  ne  pas  continuer  à 
reconnaître  aux  Anglais  le  droit  de  visiter  nos  bfitimens.  Qu'y  a-t-il  à  faire? 
Il  faut  ouvrir  des  négociations  dans  ce  but,  et  les  poursuivre  jusqu'à  ce  que 
la  question  ait  reçu  une  solution  conforme  aux  vœux  du  pays.  C'est  dans  ce 
grand  intérêt  national  que  M.  Dupin  désire  voir  la  cbambre  exprimer  dans 
l'adresse  son  opinion  sur  les  traités  de  1831  et  1833.  Cette  manifestation 
parlementaire  prêtera  au  gouvernement  une  grande  force  dans  ses  négocia- 
tions. L'honorable  député  de  la  Nièvre  a  rappelé  avec  sévérité  quelle  faute 
énorme  le  gouvernement  eût  commise  s'il  eût  ratifié  le  traité  du  20  décem- 
bre 1841.  A  qui  doit-il  de  ne  s'être  pas  heurté  contre  cet  écueil?  aux  cham- 
bres. Le  gouvernement  doit  donc  reconnaître  toute  l'utilité  de  leur  inter- 
vention. 

Au  surplus,  même  dans  le  cabinet,  plusieurs  membres  inclinent  à  accepter 
avec  empressement  une  phrase  dans  l'adresse  sur  le  droit  de  visite.  «  Le  gou- 
vernement conçoit  que  l'adresse  de  la  chambre  contienne  quelque  chose  sur 
la  question,  a  dit  M.  le  ministre  des  finances  dans  le  sixième  bureau,  il  s'y 
attend  même;  il  acceptera  ou  combattra  une  phrase  sur  ce  sujet,  suivant  le 
degré  de  modération  avec  lequel  elle  sera  rédigée.  »  Nous  doutons  qu'une  con- 
cession aussi  large  ait  été  du  goût  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères.  Il 
est  difficile,  en  effet,  à  M.  Guizot  d'accepter  une  phrase,  quelque  modérée 
qu'elle  puisse  être ,  car  cette  phrase  ne  saurait  être  autre  chose  qu'un  blâme 
adressé  au  principe  même  des  traités  de  1831  et  1833,  principe  dont  M.  le 
ministre  des  affaires  étrangères  est  le  défenseur  Mais,  d'un  autre  côté,  com- 
ment prétendre  que  le  pays  et  le  parlement  n'ont  pas  le  droit  d'exprimer  une 


214  REVUE   DE   PARIS. 

opinion  sur  le  droit  de  visite?  Qu'on  y  songe;  la  modération  même  dont  sont 
animées  les  chambres  rend  inévitable  l'expression  de  leurs  vœux.  On  ne  dit 
pas  au  gouvernement  :  Rompez  brusquement  avec  l'Angleterre,  refusez-vous 
à  l'exécution  des  traités;  non ,  le  parlement  français  juge  les  conventions, 
mais  il  ne  les  viole  pas;  il  exprime  le  désir  qu'elles  soient  révisées,  il  souhaite 
que  l'avenir  soit  réglé  sur  d'autres  principes;  il  demande  enfin  au  ministère 
de  se  pénétrer  des  sentimens  du  pays  pour  y  puiser  des  règles  de  conduite. 

11  est  ridicule  de  prétendre,  comme  le  font  quelques  organes  de  la  presse 
anglaise,  qu'il  y  ait  là  un  cas  de  guerre.  Comment?  Le  parlement  français  ne 
pourrait  émettre  un  avis  sans  que  le  gouvernement  britannique  y  vit  une 
déclaration  d'hostilité!  Nos  députés,  nos  hommes  politiques,  nos  juriscon- 
sultes, devraient  renoncer  à  démontrer  que  le  droit  de  visite  est  une  innova- 
tion dangereuse,  s'ils  ne  veulent  pas  voir  la  guerre  éclater  entre  l'Angleterre 
et  la  France!  Une  pareille  proposition  n'est  pas  soutenable.  La  France  peut 
mettre  une  sage  circonspection  dans  sa  conduite,  mais  elle  gardera  une 
entière  liberté  de  langage  et  de  pensée;  le  droit  de  visite  lui  pèse,  elle  le  dira; 
elle  avertira,  par  la  voix  de  son  parlement,  l'Angleterre  qu'elle  souhaite  pour 
l'avenir  arriver  à  l'abolition  de  la  traite  par  d'autres  moyens,  et  il  y  aura 
dans  cette  conduite  loyauté,  modération,  franchise. 

Le  jour  où  le  plénipotentiaire  anglais  a  signé  le  dernier  traité  avec  l'Amé- 
rique, il  a  en  réalité  perdu  la  question  du  droit  de  visite  pour  l'Europe. 
On  a  pu  voir  dans  les  discussions  des  bureaux  le  parti  qu'a  tiré  M.  Dupin  de 
l'exemple  des  États-Unis;  c'est  là  en  effet  l'argument  décisif,  non  que  nous 
ayons  eu  besoin  de  l'opinion  des  Américains  pour  savoir  ce  que  nous  devions 
penser  du  droit  de  visite.  Il  y  a  un  an,  nos  orateurs  et  nos  hommes  d'état 
ont  dans  les  deux  chambres  épuisé  la  question,  et  il  ne  s'agissait  pas  encore 
du  traité  Ashburton.  Mais  le  précédent  américain,  qui  est  survenu  depuis,  est 
précieux  aujourd'hui  pour  nous  autoriser  à  entamer  des  négociations  nou- 
velles. Nous  blâmons  le  droit  de  visite  en  vertu  de  nos  propres  opinions  et  de 
nos  propres  doctrines;  nous  disons  aux  Anglais  qu'eux-mêmes  ont  reconnu 
qu'il  n'avait  pas  la  force  et  la  valeur  d'un  principe  universel,  puisqu'ils  ont 
consenti  à  ne  pas  le  stipuler  en  traitant  avec  les  États-Unis,  et  nous  leur  de- 
mandons de  faire  pour  la  France  ce  qu'ils  ont  fait  pour  l'Amérique. 

Sur  cette  question,  il  y  a  eu  entre  les  Américains  et  nous  un  noble  et  fruc- 
tueux échange  de  conseils  et  d'exemples.  La  mémorable  discussion  de  janvier 
1842  a  exercé  une  utile  influence  sur  la  politique  du  sénat  des  États-Unis,  et  le 
traité  signé  par  M.  Webster  nous  a  montré  quelles  voies  diplomatiques  nous 
avions  désormais  à  prendre.  Le  droit  de  visite  est  une  cause  perdue;  la  publi- 
cité lui  a  été  funeste.  C'est  une  innovation  qui  ne  pouvait  se  maintenir  qu'à 
la  faveur  du  silence.  Dès  qu'une  fois  on  se  mettait  à  la  discuter,  dès  qu'on  la 
comparait  aux  anciens  principes  de  la  liberté  des  mers,  on  devait  reconnaître 
combien  elle  était  illégitime  et  périlleuse.  Sous  ce  rapport,  il  y  a  moins  à 
regretter  l'imprudence  avec  laquelle  le  traité  du  20  décembre  1841  a  été  signé; 


REVUE  DE   PARIS.  215 

elle  a  fourni  l'occasion  aux  chambres  françaises  de  connaître  la  question  et 
d'en  pénétrer  toute  la  portée.  C'est  au  moment  où  le  droit  de  visite  semblait 
à  son  apogée,  qu'il  a  été  sérieusement  compromis. 

Kous  pouvons  espérer  de  retrouver  la  même  unanimité  que  l'année  der- 
nière; sur  ce  point,  toutes  les  opinions  s'entendent:  sur  le  droit  de  visite,  on 
a  les  mêmes  sentimens  au  centre  droit,  au  centre  gauche,  parmi  les  conserva- 
teurs, dans  les  rangs  de  l'opposition.  C'est  ce  qu'oublient  trop  certains  défen- 
seurs du  ministère.  Selon  eux,  il  y  a  dans  cette  question  un  piège  caché  sous 
les  pas  des  conservateurs  :  ils  ne  s'aperçoivent  pas  qu'on  n'insiste  si  fort  sur 
le  droit  de  visite  que  pour  faire  pièce  au  ministère,  et  amener  sa  chute.  Si 
cela  était,  les  conservateurs  eux-mêmes  seraient  dans  la  conspiration,  car  ils 
se  montrent  aussi  ardens  que  qui  que  ce  soit  à  blâmer  les  traités  de  1831  et 
de  1833.  Il  y  a  peu  d'habileté  de  la  part  de  quelques  amis  du  cabinet  à  voir, 
à  signaler  ainsi  une  question  ministérielle.  On  espère  paralyser  par  la  crainte 
les  déterminations  de  la  majorité,  mais  on  pourrait  se  trom  per  dans  ses 
calculs. 

Plus  le  parti  conservateur  se  voit  assuré  aujourd'hui  d'être  en  majorité, 
plus  il  est  en  disposition  d'agir  avec  indépendance  et  fermeté.  Il  n'a  pas  ou- 
blié d'ailleurs  la  popularité  honorable  et  solide  que  lui  ont  value  dans  le  pays 
ses  sentimens  sur  le  droit  de  visite,  et  il  n'est  nullement  d'humeur  à  renoncer 
à  la  force  morale  qu'il  puise  dans  l'approbation  de  la  France.  Il  n'abdiquera 
donc  pas  la  politique  nationale  qu'il  a  suivie  l'an  passé  :  il  a  demandé  au  mi- 
nistère, en  1842,  de  ne  pas  ratifier  le  traité  du  20  décembre;  nous  croyons 
qu'il  blâmera,  en  1843,  le  principe  des  traités  antérieurs.  îsous  croyons  qu'en 
marchant  dans  cette  ligne,  il  ne  se  préoccupera  pas  plus  de  l'intérêt  ministé- 
riel qu'il  ne  l'a  fait  il  y  a  un  an.  A  cette  époque,  il  n'a  pas  songé  à  faire  de  la 
question  du  droit  de  visite  un  moyen  de  renverser,  le  ministère,  mais  aussi  il 
n'a  pas  sacrifié  au  cabinet  ses  opinions,  et  la  crainte  de  l'ébranler  ne  l'a  pas 
empêché  d'agir.  Il  en  sera  de  même  aujourd'hui.  Les  conservateurs  conti- 
nueront ce  qu'ils  ont  commencé;  pour  eux,  la  question  du  droit  de  visite  est 
plus  haut  placée  que  la  sphère  des  intérêts  individuels.  Ce  n'est  pas  une  ques- 
tion ministérielle,  mais  une  question  nationale.  La  résistance,  non  pas  du 
cabinet,  mais  de  quelques-uns  de  ses  membres,  pourrait  seule  amener  ce  que 
craignent  quelques-uns,  et  mêler  une  question  de  personnes  à  ce  grand  débat. 
Mais  probablement,  dès  qu'on  sera  bien  convaincu  des  intentions  inébran- 
lables de  la  majorité,  on  y  souscrira,  on  fera  encore  ce  sacrifice  à  l'harmonie 
gouvernementale. 

La  majorité  sent  sa  force,  et  elle  veut  non  pas  recevoir,  mais  donner  l'im- 
pulsion. Le  ministère  ne  l'ignore  pas;  aussi  s'est-il  attaché  à  ne  s'engager 
sur  aucun  point.  Il  est  encore  occupé  à  tâter  la  chambre,  à  la  pressentir  : 
dans  le  cours  des  débats,  il  réglera  son  langage  et  sa  conduite  sur  les  disposi- 
tions qu'il  aura  reconnues;  la  majorité  ne  devra-t-elle  pas  être  flattée  de  voir 
ainsi  le  ministère  chercher  à  s'inspirer  de  son  esprit? 


216  REVUE  DE  PARIS. 

Les  questions  extérieures  qu'amènera  la  discussion  de  l'adresse  sont,  avec 
le  droit  de  visite,  l'Orient  et  l'Espagne.  Le  cabinet  s'est  félicité  que  l'accord 
des  puissances  ait  affermi  le  repos  de  l'Orient.  Ce  repos  est-il  bien  réel? 
Jusqu'à  quel  point  la  Porte  est-elle  de  bonne  foi  dans  les  moyens  qu'elle  a 
pris  ostensiblement  pour  assurer  aux  populations  cbrétiennes  le  libre  exer- 
cice de  leur  culte  ?  Nous  eussions  mieux  aimé  que  le  ministère  eût  pu  nous 
annoncer  que  c'était  à  l'intervention  de  la  France  qu'était  due  la  pacification 
de  la  Syrie.  M.  de  Rémusat  a  eu  raison  de  demander  dans  les  bureaux  quels 
motifs  si  impérieux  nous  avaient  fait  renoncer  à  la  protection  spéciale  dont 
la  France  avait  comme  le  privilège  à  l'égard  de  ses  coreligionnaires  en 
Orient.  Tout  en  effet  nous  faisait  une  loi ,  nous  l'avons  souvent  dit,  d'agir  en 
Syrie  avec  promptitude  et  seuls.  Ce  n'est  pas  après  le  traité  du  15  juillet  1840 
que  nous  pouvions  nous  croire  moralement  obligés  à  concerter  toutes  nos  dé- 
marcbes  avec  les  quatre  puissances;  d'ailleurs  notre  intervention  n'était  pas 
de  nature  à  effrayer  les  cabinets;  elle  ne  s'exerçait  que  dans  des  intérêts  de 
liberté  religieuse;  nous  ne  pouvions  être  soupçonnés  de  vouloir  usurper  ou 
exploiter  quoi  que  ce  soit;  nous  ne  pouvions  songer  qu'à  sauver  des  chrétiens. 
Quels  sont  donc ,  encore  une  fois ,  les  impérieux  motifs  qui  nous  ont  fait 
renoncer  à  une  intervention  si  modeste  et  si  pure  ? 

Nous  disions,  il  y  a  quelques  semaines,  qu'il  n'était  point  dans  l'intérêt  de 
l'Angleterre  de  voir  une  rupture  entière  entre  l'Espagne  et  la  France.  11  lui 
convient  davantage  de  nous  avoir  à  sa  suite  et  de  nous  y  garder;  un  isole- 
ment complet  lui  porterait  ombrage.  Il  parait  qu'en  effet,  si  Espartero  suivait 
les  conseils  du  gouvernement  anglais,  il  ne  refuserait  pas  les  satisfactions 
demandées  par  la  France;  mais  jusqu'à  présent  il  se  montre  assez  indocile, 
et,  loin  de  consentir  aux  réparations  que  nous  avons  exigées,  il  réclame  le 
rappel  de  notre  consul  à  Barcelone.  M.  Hernandez,  chargé  de  faire  connaître 
les  intentions  du  duc  de  la  Victoire  à  notre  cabinet,  se  serait  abstenu,  d'après 
le  conseil  de  l'ambassadeur  d'Angleterre,  d'une  communication  par  écrit. 
Cette  particularité  prouverait  mieux  que  toute  autre  chose  jusqu'à  quel  point 
l'Angleterre  est  avant  dans  les  affaires  de  l'Espagne,  et  combien  elle  est  in- 
téressée au  maintien  du  statu  quo.  Si  jamais  question  extérieure  dut  attirer 
l'attention  des  chambres,  certes  c'est  bien  la  question  espagnole.  Le  parle- 
ment a  montré  une  grande  patience  à  attendre  les  résultats  que  lui  avait 
promis  la  politique  du  ministère  :  il  a  bien  le  droit  de  s'informer  aujourd'hui 
du  véritable  état  des  choses.  Dans  quel  chaos  nous  agitons-nous?  Jusqu'à 
quel  point  Espartero  nous  a-t-il  offensés?  Est-il  pour  la  France  un  ennemi  que 
rien  ne  saurait  ramener  ?  Un  journal  anglais  prétend  que  le  gouvernement 
français  a  fait  une  injure  mortelle  à  Espartero  en  ne  le  nommant  pas  dans 
le  discours  de  la  couronne,  et  qu'en  affectant  de  parler  de  l'amitié  fidèle  que 
nous  gardons  à  Isabelle  II,  nous  semblons  désigner  le  duc  de  la  Victoire 
comme  un  usurpateur  avec  lequel  nous  voulons  rompre  entièrement.  Il  nous 
paraît  impossible  qu'après  tout  ce  qui  s'est  passé  depuis  deux  mois  en  Espa- 


REVUE  DE  PARIS.  217 

gne,  le  ministère  garde  dans  son  langage  la  même  neutralité  que  Tan  passé. 
La  situation  est  tout-à-fait  changée,  et  changée  à  notre  détriment. 

On  annonce  pour  la  fin  du  mois  la  puhlication  d'un  traité  de  commerce 
entre  la  France  et  l'Angleterre.  Si  les  Anglais  signent  avec  nous  un  traité  de 
commerce,  c'est  qu'ils  ne  considèrent  pas  la  question  du  droit  de  visite  comme 
pouvant  amener  une  rupture  entre  les  deux  pays  :  autrement  le  moment  se- 
rait singulièrement  choisi  pour  élargir  les  relations  commerciales  de  l'An- 
gleterre et  de  la  France.  L'Angleterre  poursuit  avec  persévérance  son  hut, 
qui  est  de  multiplier  ses  débouchés.  Nous  espérons  que  nos  négociateurs 
n'ouvriront  nos  marchés  aux  produits  anglais  qu'après  avoir  obtenu  des 
compensations  vraiment  satisfaisantes.  On  parle  d'une  réduction  considé- 
rable des  droits  d'importation  sur  les  vins,  eaux-de-vie  et  soieries.  En  retour, 
nous  aurions  accordé  à  l'Angleterre  d'assez  grandes  facilités  pour  le  débit  de 
sa  poterie  et  de  sa  coutellerie.  En  admettant  que  les  représentans  spéciaux 
de  notre  commerce  et  de  notre  industrie  aient  défendu  nos  intérêts  avec  toute 
la  vigilance  nécessaire,  et  que  la  réciprocité  ne  soit  pas  illusoire,  il  reste  la 
question  politique  de  l'opportunité  du  traité.  Nous  ne  la  tranchons  pas,  nous 
ne  faisons  que  l'indiquer.  C'est  au  ministère  de  bien  examiner,  avant  la  con- 
clusion finale,  s'il  peut  sans  inconvénient,  dans  les  rapports  où  nous  sommes 
avec  l'Angleterre,  lui  accorder  tout  ce  qu'elle  demande.  Nous  savons  bien 
que  les  intérêts  commerciaux  et  les  questions  politiques  sont  choses  fort 
distinctes  :  on  peut  être  alliés  politiques  sans  se  faire  des  concessions  com- 
merciales ,  comme  on  peut  aussi  abaisser  ses  tarifs  en  faveur  d'un  peuple 
avec  lequel  on  n'entretient  pas  une  étroite  amitié.  Mais  aussi  il  y  a  des  cas 
où  l'on  ne  peut  nier  la  connexité  de  ces  deux  choses.  N'oublions  pas  qu'entre 
nous  et  l'Angleterre  il  y  a,  indépendamment  de  la  question  de  principe  sur 
le  droit  de  visite,  de  sérieuses  difficultés.  En  Espagne,  nous  nous  disputons 
non-seulement  l'influence  politique,  mais  aussi  un  traité  de  commerce;  nous 
nous  trouvons  aussi  en  présence  au  Brésil.  Le  ministère  a  sans  doute  em- 
brassé l'ensemble  de  cette  situation;  il  en  a  mûrement  pesé  tous  les  élémens, 
toutes  les  difficultés,  avant  de  prendre  un  parti  décisif.  Il  a  déjà  eu  à  se  re- 
pentir d'avoir  signé  le  traité  du  20  décembre  1841,  et  ce  souvenir  aura  sans 
doute  été  pour  lui  un  nouveau  motif  de  porter  dans  sa  conduite  toute  la  cir- 
conspection désirable. 

Il  est  une  question  sur  laquelle  le  ministère  a  pris  le  parti  le  plus  hardi  et 
le  plus  tranché,  c'est  la  question  des  sucres;  cette  fois,  c'est  après  délibéra- 
tion qu'il  s'est  jeté  dans  une  solution  extrême;  on  dirait  qu'il  a  voulu  prendre 
enfin  sa  revanche  de  toutes  les  incertitudes,  de  toutes  les  demi-mesures  aux- 
quelles, sur  d'autres  points,  il  nous  avait  accoutumés.  Toutefois,  il  a  pris 
certaines  sûretés  :  c'est  chose  bien  convenue  que  la  question  des  sucres  n'est 
pas  une  question  politique.  Chacun  peut  prendre  sur  ce  point  le  parti  qui  lui 
conviendra  sans  consulter  ses  sympathies  et  ses  alliances  parlementaires.  La  loi 
serait  rejetée,  soit  par  la  chambre  des  députés,  soit  par  la  chambre  des  pairs, 

TOME  XIII.      SUPPLÉMENT.  15 


218  KEVUE  DE  PARIS. 

que  le  cabinet  n'en  serait  pas  ébranlé;  c'est  donc  seulement  d'audace  théo- 
rique que  le  cabinet  a  fait  preuve  en  cette  occasion.  Cette  audace  est-elle  heu- 
reuse .'Supposons  qu'à  un  homme  de  bon  sens,  n'ayant  aucun  préjugé,  aucun 
parti  pris  sur  la  question,  on  expose  les  faits  suivans  :  un  peuple  agricole, 
occupant  sur  le  continent  un  vaste  territoire,  a  su,  par  cinquante  années  de 
recherches  et  de  travaux,  obtenir  un  produit,  une  denrée  nécessaire  à  la  vie. 
Sur  ce  point,  comme  sur  d'autres,  il  a  donné  l'impulsion  à  ses  voisins.  Mais 
il  se  trouve  que  cette  denrée,  que  produit  le  sol  continental,  est  aussi  fournie 
au  peuple  dont  nous  parlons  par  quelques  colonies;  entre  les  deux  denrées  il 
y  a  concurrence,  rivalité  :  il  y  a  abondance  pour  les  consommateurs ,  mais 
encombrement  pour  les  fabricans.  C'est  un  inconvénient,  il  y  faut  obvier.  Or, 
voici  le  remède  imaginé  :  on  anéantira  une  des  deux  denrées,  on  tuera  une 
des  deux  industries.  Sur  cet  exposé,  que  pensera  notre  homme  de  bon  sens  ? 
«  Vous  avez  là  un  œil  droit  que  je  me  ferais  crever  si  j'étais  à  votre  place,  dit 
Toinette  à  Argan  dans  le  Malade  imaginaire;  ne  voyez-vous  pas  qu'il  incom- 
mode l'autre  et  lui  dérobe  sa  nourriture?  Croyez-moi,  faites-vous-le  crever 
au  plus  tôt,  vous  en  verrez  plus  clair  de  l'œil  gauche.  »  N'est-ce  pas  là  un 
peu  l'histoire  de  la  suppression  du  sucre  indigène  ? 

On  persuadera  difficilement  à  un  peuple  agricole  qu'il  doive  tarir  lui-même 
les  sources  de  production  que  lui  ouvre  la  nature,  surtout  quand  on  l'a 
excité  à  produire,  surtout  quand,  autour  de  lui,  et  d'après  son  exemple,  on 
demande  du  sucre  aux  denrées  continentales ,  à  la  betterave ,  à  la  pomme  de 
terre  :  dernièrement,  en  Afrique,  un  de  nos  généraux  trouvait  dans  le  cactus 
comme  une  autre  canne  à  sucre.  Nous  connaissons  tous  les  argumens  pré- 
sentés en  faveur  du  système  exterminateur  de  l'industrie  indigène,  et  nous  y 
reviendrons.  Nous  n'avons  voulu  aujourd'hui  que  consigner  ici  les  réclama- 
tions qu'élève  le  bon  sens  à  la  première  vue  du  projet  proposé.  L'exemple  de 
l'Angleterre  ne  prouve  rien  ici.  Sommes-nous  comme  elle  un  peuple  insu- 
laire; n'élevons-nous  comme  elle  l'édifice  de  notre  grandeur  et  de  notre  pros- 
périté que  sur  les  flots  mouvans  de  l'Océan?  Non ,  peuple  agricole  et  conti- 
nental, nous  demandons  à  la  terre  tout  ce  qu'elle  peut  produire,  nous  nous 
promenons  sur  les  mers  ,  et  souvent  avec  gloire ,  mais  nous  sommes  surtout 
attachés  au  sol ,  nous  sommes  une  nation  de  laboureurs  et  de  soldats.  Son- 
geons à  nos  colonies,  c'est  justice,  mais  n'étouffons  pas  la  liberté  et  la  richesse 
de  la  culture  nationale ,  ce  serait  impiété. 

Au  surplus ,  dans  ce  débat .  une  réflexion  vient  attrister  l'esprit,  et  elle  est 
bien  faite  pour  nous  inspirer  à  tous  tant  que  nous  sommes  des  doutes  mo- 
destes sur  la  portée  de  nos  connaissances  économiques  et  de  notre  talent  pour 
gouverner.  11  se  trouve  que  l'abondance  même  d'une  denrée  nécessaire  à  la 
vie  est  considérée  comme  un  mal ,  comme  un  fléau.  Cependant  le  peuple  a 
besoin  de  sucre  comme  il  a  besoin  de  sel.  Le  sucre  est  un  aliment  reconnu 
nécessaire  à  la  santé  humaine.  Le  sol  du  pays  peut  le  donner  au  peuple;  on 
nous  propose  de  proscrire  cette  ressource,  et  d'adopter  des  mesures  dont 


REVUE  DE  PARIS.  219 

l'effet  inévitable  sera  de  hausser  le  prix  de  la  denrée,  c'est-à-dire  de  dimi- 
nuer le  nombre  des  consommateurs.  N'y  a-t-il  pas  dans  cette  solution  quelque 
chose  de  faux  et  d'erroné  qui  accuse  notre  impuissance  ? 

Sait-on  pourquoi  les  Anglais  sont  rentrés  dans  le  Caboul ,  et  ont  si  impi- 
toyablement ravagé  les  villes  du  pays  des  Afghans?  C'était  pour  enlever  les 
portes  du  temple  de  Somnauth,  et  pour  venger  une  insulte  de  huit  cents  ans 
faite  à  la  religion  des  Hindous.  C'est  ce  que  vient  de  nous  apprendre  lord  El- 
lenborough dans  une  proclamation  adressée  aux  peuples  de  l'Indoustan.  Cette 
proclamation  porte  l'empreinte  de  l'emphase  la  plus  burlesque.  Après  la  tra- 
gédie, c'est-à-dire  après  la  dévastation  du  Caboul,  lord  Ellenborough  a  voulu 
nous  servir  la  petite  pièce  :  «  Frères  et  amis,  s'écrie  le  gouverneur-général  des 
Indes,  j'ai  toujours  compté  sur  votre  dévouement  au  gouvernement  anglais; 
vous  voyez  comme  il  se  montre  digne  de  votre  amour.  »  En  effet,  comment 
les  Hindous  ne  se  rendraient-ils  pas  à  un  pareil  témoignage?  C'est  un  faux 
calcul  qu'ont  fait  les  Anglais  de  croire  que  les  Hindous  verront  un  sujet  de 
triomphe  et  de  joie  dans  les  maux  soufferts  par  le  peuple  dont  les  sépare 
l'Indus;  ces  derniers  songeront  plutôt  avec  effroi,  en  voyant  les  cruautés  des 
Anglais,  sous  quels  dominateurs  perfides  et  durs  ils  ont  à  vivre.  Les  phrases 
hypocrites  et  sentimentales  de  lord  Ellenborough  n'y  feront  rien,  et  les  excès 
commis  dans  l'Afghanistan  auront  envenimé,  même  chez  les  Indiens,  les 
antipathies  secrètes  qui  séparent  les  peuples  asiatiques  des  Européens. 

Le  publiciste  éminent  qui  avait  dans  le  Siècle  publié  plusieurs  lettres  sur 
la  situation  intérieure  de  la  France  vient  de  donner  ses  conclusions.  Après 
avoir  caractérisé  les  divers  partis,  après  avoir  montré  que  la  France  n'est 
pas  menacée  par  une  révolution  nouvelle,  il  est  arrivé  à  vouloir  préciser  le 
rôle  que,  suivant  lui,  doit  jouer  l'opposition.  Nous  n'attendions  pas  sans 
curiosité,  nous  l'avouerons,  les  conclusions  de  l'auteur  de  la  Démocratie 
en  Amérique.  Comment  cet  esprit  distingué  avait-il  conçu  en  France  la  mis- 
sion du  parti  démocratique  ?  Quelles  idées,  quelles  doctrines,  quelles  théo- 
ries ce  parti  doit-il  s'employer  à  répandre?  Il  était  heureux  qu'enfin  un  des 
publicistes  de  l'opposition  se  chargeât  de  nous  l'apprendre.  Que  doit  donc 
faire  l'opposition?  Elle  n'a  d'autre  attitude  à  prendre,  suivant  l'auteur  des 
lettres  insérées  dans  le  Siècle,  que  l'attitude  de  la  défensive.  C'est  à  elle  de 
prendre  le  rôle  de  la  résistance  au  lieu  d'en  laisser  usurper  l'apparence  à  ses 
adversaires;  elle  doit  reprendre  les  garanties  et  les  droits  stipulés  par  les 
lois  qu'on  nous  a  enlevées.  Tel  doit  étre'le  fond  de  sa  politique.  Pour  accom- 
plir ce  devoir,  l'opposition  n'a  pas  besoin  d'être  nombreuse  :  elle  doit  sur- 
tout s'abstenir  de  contracter  des  alliances  avec  des  hommes  qui  seraient  tentés 
de  venir  à  elle;  en  s' étendant ,  elle  se  compromet.  Voilà  où  aboutit  l'auteur  de 
la  Démocratie  en  Amérique.  Ainsi  le  beau  idéal  de  l'opposition  est  de  re- 
venir à  l'attitude  défensive  qu'elle  avait  sous  la  restauration ,  à  cette  époque 
où  M.  Royer-Collard  formulait  cet  axiome  :  Les  libertés  publiques  sont  des 
résistances.  Pourquoi  alors  ce  mot  était-il  vrai  ?  Pourquoi  l'opposition  se 


220  REVUE  DE  PARIS. 

couvrait-elle  de  gloire  et  méritait-elle  bien  du  pays,  en  résistant,  en  se  tenant 
sur  la  défensive  ?  Parce  qu'elle  avait  à  lutter  contre  un  gouvernement  qui 
conspirait  presque  toujours  contre  la  charte  qu'il  avait  donnée.  La  situation 
est-elle  donc  la  même?  Certes,  les  lois  qu'ont  votées  les  chambres  depuis  douze 
ans  ne  sont  pas  parfaites ,  mais  comment  méconnaître  l'esprit  démocratique 
qui  anime  nos  institutions  depuis  la  révolution  de  1830?  Ce  qui  embarrasse 
précisément  l'opposition,  c'est  que  le  gouvernement  nouveau  est,  en  vertu 
même  de  son  origine,  imbu  de  l'esprit  démocratique,  et  souvent  laisse  peu  de 
chose  à  ajouter  aux  lois  qu'il  propose;  quand  nous  parlons  ainsi,  nous  n'avons 
en  vue  que  l'opposition  raisonnable. 

Assurément  il  a  y  toujours  des  abus  à  signaler,  des  droits  menacés  à  dé- 
fendre; nous  ne  vivons  pas  dans  le  meilleur  des  mondes  possibles.  L'opposi- 
tion s'honorera  toujours  en  protestant  contre  les  illégalités,  contre  les  injus- 
tices qui  se  peuvent  commettre.'  Mais  ce  n'est  là  qu'une  partie  de  ses  devoirs: 
son  ambition  doit  viser  plus  haut.  Elle  n'exercera  de  véritable  influence  sur 
le  pays  qu'en  professant  des  doctrines  positives  et  qu'en  faisant  espérer  que 
pour  l'avenir  elle  aura  le  talent  de  gouverner.  Or,  l'auteur  de  la  Démocratie 
en  Amérique  lui  défend  d'avoir  l'esprit  pratique,  de  faire  des  prosélytes,  de 
contracter  des  alliances,  d'augmenter  le  nombre  de  ses  idées  et  de  ses  parti- 
sans. Nous  le  demandons,  que  fera  l'opposition  mise  à  un  pareil  régime? 
Constamment  sur  la  défensive,  elle  n'élèvera  la  voix  que  pour  redresser  cer- 
tains torts,  dénoncer  quelques  griefs;  ce  devoir  rempli,  elle  se  taira,  laissant  le 
champ  libre  au  gouvernement  et  aux  autres  opinions.  Quel  esprit  connais- 
sant sa  force  voudra  s'enfermer  dans  un  pareil  rôle.  Déjà  l'auteur  de  la 
Démocratie  en  Amérique  a  été  vertement  réprimandé  pour  avoir  dit  une 
chose  sur  laquelle  nous  tombons  d'accord  avec  lui ,  c'est  qu'une  révolution 
nouvelle  n'est  pas  à  craindre.  Il  y  a  des  démocrates  qui  ne  sont  point  de  cet 
avis,  et  ils  le  lui  ont  fait  sentir  assez  durement.  Il  n'y  a  donc  pas  de  révolu- 
tion à  craindre;  tant  mieux.  Mais  au  moins  le  parti  démocratique  profitera 
sans  doute  de  cette  sécurité  sociale  pour  répandre  des  idées  positives,  des 
théories  fécondes.  Non,  selon  l'écrivain  dont  nous  nous  occupons,  il  doit  s'abs- 
tenir et  se  tenir  sur  la  défensive!  Voilà  qui  est  fait  pour  dégoûter  des  opi- 
nions démocratiques  tant  les  hommes  pratiques  que  les  hommes  d'imagina- 
tion. Pour  nous,  nous  sommes  plus  justes,  et  nous  croyons  qu'il  y  a  dans  les 
idées  et  les  principes  démocratiques  plus  que  n'y  a  trouvé  l'honorable  publi- 
ciste  du  Siècle;  il  a  échoué  dans  sa  tentative  de  rédiger  un  programme  à 
l'usage  de  son  parti  :  il  faut  maintenant  attendre  M.  de  Lamartine. 


F.  BONNAIRE. 


GINETTA. 


I. 

Le  chevalier  de  Matignon  avait  à  peine  vingt  ans  lorsqu'il  fut 
question  de  l'envoyer  à  Paris  et  de  le  présenter  dans  le  monde. 
N'ayant  jamais  quitté  le  château  de  son  père,  dont  il  était  l'idole,  il 
n'avait  eu  jusqu'alors  d'autre  société  que  l'abbé  son  précepteur,  et  sa 
tante  Mlle  de  Matignon ,  vieille  fille  très  romanesque ,  qui  avait  bien 
tendrement  remplacé  auprès  de  lui  sa  mère,  morte  le  jour  même  où 
il  était  né. 

La  famille  de  Matignon  était  d'une  noblesse  qui  touchait  à  l'illus- 
tration ;  plus  d'un  gentilhomme  de  ce  nom  avait  marqué  dans  l'his- 
toire, mais  la  fortune  du  chevalier  était  loin  de  répondre  à  sa  nais- 
sance. Après  sa  mort,  le  baron  de  Matignon  ne  devait  laisser  à  Gil- 
bert, son  fils,  qu'un  vieux  château  assez  démantelé  et  deux  mille  écus 
de  rente.  C'était  à  peine  de  quoi  faire  figure  convenable  à  la  campa- 
gne. Aussi  l'idée  ne  lui  fût-elle  jamais  venue  de  le  conduire  à  Paris 
et  de  l'y  établir.  En  se  décidant  à  prendre  un  parti  contre  lequel  pro- 
testaient à  la  fois  sa  raison  et  son  cœur,  il  avait  subi  l'influence  ou 
plutôt  l'autorité  de  sa  sœur.  Le  chevalier  de  Matignon  était  ce  qu'on 
appelait  un  cavalier  accompli.  Il  avait  toutes  les  grâces  et  toute  l'ar- 
deur de  la  jeunesse;  l'esprit,  le  courage,  la  beauté,  la  tendresse 
même,  rien  ne  lui  manquait.  Or  MUe  de  Matignon  s'était  dit  que  tant 
d'avantages  ne  devaient  pas  être  perdus.  Gilbert  n'avait  pas  encore 
atteint  sa  seizième  année  qu'elle  rêvait  déjà  pour  lui  le  mariage  le 

TOME  XIII.      JANVIER.  16 


222  REVUE   DE   PARIS. 

plus  brillant.  Dans  tous  les  romans  qu'elle  avait  lus,  les  héros,  en 
général  d'un  mérite  bien  inférieur,  n'avaient-ils  pas  terminé  leurs 
aventures  en  conduisant  à  l'autel  les  héritières  les  plus  richement 
dotées? 

En  vain  le  baron  combattit  d'abord  avec  une  ironie  constante  ces 
espérances  ambitieuses  qu'elle  manifestait  avec  une  infatigable  per- 
sévérance; elle  paraissait  si  sûre  de  son  fait,  qu'un  jour  il  se  demanda 
si  elle  n'avait  pas  le  don  de  prophétie,  et  céda  enfin  à  un  pressenti- 
ment qui  offrait  le  caractère  énergique  d'une  conviction.  Gilbert 
partit  pour  Paris. 

Le  chevalier  fut  bien  accueilli  dans  le  monde.  Il  eut  tout  le  succès 
que  promettaient  ses  aimables  qualités;  mais,  après  sept  années  de 
séjour  à  Paris,  rien  encore  n'annonçait  que  la  prédiction  de  Mlle  de 
Matignon  fût  près  de  s'accomplir.  Or,  ce  temps  avait  suffi  pour  sin- 
gulièrement compromettre  la  fortune  du  baron.  Afin  d'arriver  plus 
sûrement  au  but,  Mlle  de  Matignon  avait  exigé  que  le  chevalier  pût 
se  faire  remarquer  par  une  élégance  toujours  irréprochable,  et  cette 
élégance  avait  conduit  le  baron  chez  les  usuriers,  à  qui  une  grande 
partie  de  la  terre  de  Matignon  était  déjà  engagée.  Encore  quelques 
années,  et  il  fût  sorti  entièrement  ruiné  du  vieux  château  qu'on  eût 
vendu  ;  il  voulut  s'arrêter,  et  se  décida  à  faire  revenir  le  chevalier. 
M"e  de  Matignon,  à  qui,  du  reste,  il  n'adressa  aucun  reproche,  n'eut 
pas  le  courage  de  demander  un  nouveau  délai,  et  laissa  écrire  la 
lettre  de  rappel. 

Le  chevalier,  comme  on  le  pense,  avait  accepté  facilement  la  con- 
dition qui  lui  était  faite.  Lire  des  romans,  fréquenter  la  bonne 
compagnie,  aller  à  la  comédie  ,  monter  à  cheval,  dépenser  sans  re- 
mords l'argent  qui  est  donné  sans  reproches,  c'est  là  une  profession 
pour  laquelle  d'ordinaire  tous  les  fils  de  famille  ont  une  vocation 
naturelle.  La  lettre  de  son  père  tomba  comme  la  foudre  au  milieu 
de  cette  existence  dont  il  était  aussi  loin  de  prévoir  que  de  désirer  la 
fin.  Dans  cette  lettre,  M.  de  Matignon  déclarait  sur  sa  fortune  toute 
la  vérité  au  chevalier.  Il  ne  lui  donnait  pas  l'ordre  de  quitter  Paris, 
il  lui  en  montrait  la  nécessité. 

Le  chevalier  fut  anéanti.  Il  aimait  Paris  comme  on  l'aime  à  vingt- 
cinq  ans,  lorsqu'on  est  jeune  et  beau,  qu'on  est  riche  ou  qu'on  croit 
l'être.  Jamais  d'ailleurs  Paris  n'avait  été  plus  aimable.  Paris  alors 
avait  un  attrait  qui  s'en  va  tous  les  jours  avec  les  préoccupations  de 
la  politique.  On  était  en  plein  xviir  siècle.  L'esprit  ne  se  traduisait 
pas  en  articles  de  journaux  et  en  discours  à  la  ebambre ,  on  le  dé- 


REVUE  DE   PARIS.  223 

pensait  dans  les  salons.  Les  questions  les  plus  importantes  y  étaient 
traitées  avec  ce  bon  goût,  cette  délicatesse,  cette  parfaite  conve- 
nance dont  la  tradition  sera  bientôt  entièrement  perdue.  L'amour  lui" 
même  ne  se  mettait  pas  à  l'écart  dans  ces  joutes  à  armes  courtoises; 
on  ne  croyait  pas  que  l'esprit  fût  de  trop  dans  la  tendresse,  on  citait 
plus  d'une  Espinasse  et  d'un  d'AIembert.  Pour  qui  avait  vécu  dans 
ce  monde  et  dans  cette  heureuse  agitation,  toute  autre  vie  deve- 
nait impossible.  Des  soirées  de  Mme  du  Deffant,  de  l'intimité  de 
M,ne  de  Luxembourg,  des  soupers  où  Grimm  et  Diderot  s'épuisaient 
en  ingénieux  commentaires  sur  les  bouderies  et  les  colères  de  Jean- 
Jacques  Rousseau,  passer  tout  d'un  coup,  et  sans  espoir  de  retour, 
dans  les  habitudes  régulières  du  château  de  Matignon,  n'était-ce 
pas  fermer  derrière  soi  la  porte  même  de  son  tombeau? 

La  douleur  du  chevalier  fut  donc  excessive.  Lui  qui  n'était  pas 
dans  le  secret  des  espérances  de  sa  tante,  espérances  un  peu  parta- 
gées par  le  baron,  se  demandait  pourquoi  on  l'avait  jeté  au  milieu 
de  cette  société  si  séduisante  et  si  difficile  à  quitter  quand  on  savait 
bien  qu'on  ne  pourrait  pas  l'y  maintenir.  Gependant  il  n'osait  accuser 
son  père,  dont  la  tendresse  ne  lui  avait  jamais  laissé  connaître  l'ennui 
d'un  refus  blessant  et  dur;  quelqu'affligeant  que  fut  l'exil  qu'on  lui 
imposait,  il  fallait  se  résigner  à  l'exil.  Il  répondit  qu'il  se  mettait  aux 
ordres  de  son  père. 

Le  baron  avait  donné  un  délai  de  trois  mois ,  le  chevalier  accepta 
ce  délai.  C'était  en  quelque  sorte  un  moyen  de  se  ménager  une 
transition,  de  ne  pas  rompre  tout  à  coup  les  relations  qui  lui  étaient 
si  précieuses  et  si  chères.  Ainsi  il  alla  d'abord  moins  souvent  dans  le 
monde,  puis  ne  s'y  fit  plus  voir  qu'à  de  rares  intervalles,  et  bientôt  il 
n'y  parut  plus  du  tout.  A  Paris  même,  il  se  sépara  de  la  société  de 
Paris;  mais  à  peu  près  isolé ,  fuyant  la  rencontre  de  ceux  qu'il  avait 
le  plus  aimé  à  rencontrer,  il  était  encore  retenu  par  ce  charme  sans 
nom  qui  nous  enchaîne,  malgré  nous,  aux  plaisirs,  aux  passions,  au 
mouvement  de  la  grande  ville.  Paris  est  la  plus  adorable  maîtresse 
que  l'on  ait  à  quitter;  quand  on  en  a  fini  avec  les  autres,  il  reste  tou- 
jours un  compte  à  régler  avec  celle-là. 

Cependant  le  chevalier  était  prêt,  il  avait  fixé  le  jour  du  départ, 
dont  plusieurs  semaines  le  séparaient  encore.  En  vivant  retiré,  éloi- 
gné de  toutes  ses  amitiés,  qui  sait?  il  avait  aussi  voulu  peut-être  se 
préserver  des  dangers  où  son  cœur,  depuis  long-temps  inoccupé, 
se  fût  sans  doute  laissé  entraîner  malgré  ses  efforts,  et  il  craignait 
de  n'avoir  plus  ensuite  le  courage  de  partir.  Malheureusement,  il  y 

16. 


22  ï  REVUE   DE   PARIS. 

a  des  circonstances  où  tout  devient  précipice.  On  est  marqué  par  la 
fatalité,  et  l'on  trouve  dans  la  précaution  même  la  cause  de  sa  chute. 
Ainsi,  un  soir  qu'après  un  combat  très  douloureux,  il  avait  refusé 
de  souper  chez  M""'  du  Deffant ,  et  qu'il  était  allé  à  la  Comédie-Fran- 
çaise  pour  se  distraire  de  ce  souper,  il  rencontra  l'occasion  même 
qu'il  fuyait. 

Cette  occasion  se  présenta  d'ailleurs  sous  la  forme  la  plus  inno- 
cente. Que  lui  arriva-t-il  en  effet  à  la  Comédie-Française?  Dans  la 
loge  où  il  était  entré ,  il  reconnut  et  salua  une  femme  qu'il  n'avait 
pas  vue  depuis  six  ans ,  et  dont  la  jeunesse  et  la  beauté  n'avaient 
plus  droit  qu'au  culte  des  souvenirs.  Y  avait-il  là  le  moindre  motif 
d'effroi  pour  la  prudence  la  plus  vigilante? 

La  signora  Helcna  était  une  de  ces  femmes  qui,  n'ayant  point 
de  mari  pour  répondre  de  leurs  fautes,  se  trouvaient,  même  au 
xviii6  siècle,  repoussôes  comme  indignes  par  la  bonne  compagnie. 
Elle  appartenait  cependant  à  une  famille  qui  tenait  à  Rome  un  rang 
distingué.  Le  prince  de  C...,  qu'elle  avait  aimé,  qu'elle  avait  suivi  à 
Paris,  n'avait  été  précédé  par  personne,  et  n'avait  point  eu  de  suc- 
cesseur; mais  elle  l'avait  aimé,  elle  l'avait  suivi  publiquement,  et 
comme  elle  n'avait  pas  craint  de  porter  le  deuil  quand  elle  l'eut  perdu, 
après  une  maladie  qui  fut  pour  elle  l'occasion  du  plus  admirable 
dévouement,  elle  ne  pouvait  manquer  d'être  condamnée  sans  appel. 
On  n'eût  pas  trouvé  une  marquise  de  Pompadour  au  petit  pied 
qui  eût  consenti  h  lui  donner  une  place  dans  sa  voiture,  à  côté  de 
l'un  des  deux  amans  qu'elle  avait  pris  la  veille  pour  les  quitter  le 
lendemain.  La  signora  Helcna ,  il  est  vrai ,  n'avait  jamais  songé  à  s'en 
attrister  ou  à  s'en  plaindre.  L'amour  la  payait  trop  bien  de  ces  dé- 
dains. Elle  s'était  d'ailleurs  bientôt  vue  entourée  par  les  amis  du 
prince  de  C...,  et  son  orgueil  eût  trouvé  au  besoin  un  dédommagement 
dans  la  considération  et  les  égards  qu'ils  lui  témoignaient.  Or,  de  tous 
ces  amis,  celui  qui  lui  avait  inspiré  les  sentimens  les  plus  affectueux, 
c'était  sans  contredit  le  chevalier  de  Matignon.  Sa  jeunesse  sans 
expérience,  son  enthousiasme  pour  les  belles  et  les  nobles  choses,  son 
culte  chevaleresque  pour  les  femmes,  au  milieu  de  ce  scepticisme 
général  du  cœur  et  de  l'esprit,  l'avaient  vivement  touchée.  Beaucoup 
plus  vieille  que  lui ,  elle  sentait  je  ne  sais  quoi  de  maternel  battre 
dans  son  cœur  pour  le  chevalier.  Mais,  après  la  mort  du  prince,  elle 
s'imposa  une  retraite  absolue;  on  apprit  qu'elle  avait  refusé  l'im- 
mense fortune  que  le  prince  lui  laissait  par  son  testament,  que  pour 
vivre  elle  se  condamnait  à  donner  des  leçons  de  musique;  et  aucun 


REVUE   DE   PARIS.  225 

de  ses  anciens  amis,  pas  même  Gilbert,  ne  fut  admis  à  lui  exprimer 
son  admiration  pour  ce  noble  désintéressement. 

Lorsque  Gilbert  la  retrouva  à  la  Comédie-Française,  elle  conser- 
vait encore  dans  ses  yeux  une  douce  expression  de  tristesse.  Cepen- 
dant les  pointes  les  plus  vives  étaient  effacées;  à  côté  du  souvenir, 
toujours  tendre  et  toujours  douloureux,  du  prince,  une  place  s'était 
faite  dans  son  cœur  pour  des  affections  plus  paisibles,  et,  sans  en 
attendre  le  bonheur  qu'elle  avait  perdu,  elle  s'était  reprise  à  la  vie. 
Son  père,  dont  elle  avait  encouru  la  disgrâce,  l'ayant  rappelée  à  son 
lit  de  mort,  elle  s'était  réconciliée  avec  sa  famille, et  avait  mérité  la 
reconnaissance  de  ses  frères  en  n'acceptant  de  l'héritage  paternel 
qu'une  rente  viagère;  mais  en  vain  on  avait  voulu  la  retenir  en  Italie, 
elle  était  revenue  à  Paris  au  bout  de  quelques  mois.  C'était  peu  de 
temps  après  ce  retour  que  le  chevalier  et  la  signora  Helena  se  ren- 
contrèrent; elle  ne  lui  cacha  point  le  plaisir  qu'elle  éprouvait  de  le 
revoir,  et  le  chevalier,  avec  tout  l'entraînement  d'un  cœur  qui  s'est 
long-temps  contenu,  se  laissa  aller  au  charme  de  remonter  avec 
elle,  en  se  souvenant,  à  la  source  des  beaux  jours  où  ils  s'étaient 
connus.  Ainsi  jeté  dans  le  passé,  le  chevalier  oublia  les  tristes  préoc- 
cupations de  l'heure  présente,  et  retrouva  son  enjouement,  sa  grâce, 
son  esprit  et  presque  son  bonheur.  Le  spectacle  terminé,  il  recon- 
duisit la  signora  jusqu'à  sa  maison,  et  accepta  une  invitation  à 
dîner  pour  le  jour  suivant. 

Le  chevalier  n'avait  pas  dit  un  mot  à  Helena  de  l'exil  qui  l'atten- 
dait. En  se  rendant  chez  elle  le  lendemain,  il  se  promit  bien  de  la 
mettre  dans  la  confidence  de  son  chagrin.  Malheureusement,  la  si- 
gnora n'était  pas  seule.  Il  trouva  auprès  d'elle  une  jeune  fille  qu'elle 
lui  présenta,  en  la  couvrant  de  baisers,  sous  le  nom  de  Ginetta.  Il 
fallut  donc  renoncer  à  la  douceur  des  épanchemens.  Cependant,  si 
la  présence  de  ce  tiers  lui  causa  un  peu  de  dépit,  s'il  en  résulta 
d'abord  quelque  gêne,  l'accueil  si  franchement  amical  de  la  signora, 
la  grâce  charmante,  la  naïve  familiarité  de  la  jeune  fille,  rompirent 
promptement  cette  glace  légère,  et  bientôt  il  ne  se  souvint  plus 
d'avoir  regretté  le  tête  à  tête. 

Où  Ginetta  n'eût-elle  pas  été  la  bien-venue?  Ce  n'était  pourtant  à 
vrai  dire  qu'une  enfant,  quinze  ans  à  peine,  une  ignorance  qui  se 
trahissait  à  chaque  mot.  Mais  jamais  plus  de  beauté ,  plus  d'abandon 
touchant  n'avaient  attiré  et  séduit.  Qui  l'avait  vue  sourire,  qui  l'avait 
entendue  parler  ne  pouvait  oublier  ni  ce  regard  ni  cette  voix.  Il  y 
avait  deux  heures  à  peine  que  le  chevalier  voyait  Ginetta  pour  la 


226  REVUE  DE  PARIS. 

première  fois,  et  il  lui  semblait  déjà  que  leur  connaissance  remon- 
tait à  une  époque  perdue  dans  son  souvenir.  Les  âmes  sympathiques 
ne  se  rencontrent  pas ,  elles  se  retrouvent.  Un  moment  arriva  où  les 
yeux  du  chevalier  ne  pouvaient  plus  quitter  les  yeux  si  noirs,  si  grands, 
si  doux,  si  ardens,  si  tendres  de  la  jeune  011e,  un  moment  où  sa 
main  s'avançait,  comme  malgré  lui,  pour  caresser  les  cheveux  de 
Ginetta,  plus  brillans  que  l'aile  du  corbeau,  plus  souples  et  plus  fins 
que  la  soie  la  plus  déliée,  et  dont  la  poudre  n'avait  jamais  souillé 
l'ébène.  Il  faut  dire  que  le  vin  n'avait  pas  été  ménagé,  et  que  Ginetta 
comme  la  signora  tinrent  tête  au  chevalier.  Les  lèvres  des  femmes 
n'en  avaient  alors  ni  des  aveux  moins  doux,  ni  des  baisers  moins 
tendres;  le  vin  ajoutait  souvent  à  l'esprit  sans  rien  enlever  à  la  déli- 
catesse. 

La  soirée  se  prolongea  fort  tard.  Gilbert  avait  oublié  la  lettre  de 
son  père  et  les  heures  de  silencieuses  méditations  qui  l'attendaient 
à  Matignon.  En  quittant  ces  deux  femmes,  il  promit  de  les  revoir 
comme  si  l'avenir  était  à  lui. 

II. 

A  mesure  que  le  chevalier  s'éloignait  davantage  de  cette  maison, 
l'image  de  Ginetta  le  suivait  avec  une  expression  plus  brûlante;  le 
doux  poison  s'insinuait  plus  profondément. 

Ajoutez  que  le  chevalier  subissait  l'influence  des  premiers  souffles 
du  printemps.  Depuis  quelques  jours,  le  soleil  avait  fait  éclore  sous 
ses  rayons  plus  chauds  les  grappes  embaumées  des  lilas,  et  sur  les 
boulevards,  dont  Gilbert  suivait  la  ligne  en  ce  moment,  les  ormeaux 
ouvraient,  aux  brises  déjà  tièdes  de  la  nuit,  leurs  feuilles  si  pares- 
seuses. Les  soupirs  ardens  de  l'été  semblaient  par  intervalle  sortir  des 
entrailles  émues  de  la  terre.  Le  chevalier  s'arrêtait  à  chaque  instant 
pour  respirer  avec  plus  de  volupté  cette  haleine  qui  féconde  et  qui 
"vivifie ,  pour  se  recueillir  et  mieux  s'enivrer  dans  le  trouble  de  son 
cœur. 

Avant  de  traverser  la  Seine  pour  se  rendre  au  faubourg  Saint-Ger- 
main ,  il  aperçut  un  jeune  homme  et  une  jeune  fille,  assis,  auprès  du 
Pont-Royal ,  sur  un  des  bancs  qui  garnissaient  alors  la  rive  droite. 
Mainte  fois  le  chevalier  était  passé  sans  faire  attention  à  semblables 
rencontres.  Ce  soir-là,  il  s'arrêta  involontairement.  Ce  spectacle 
venait  d'exciter  en  lui  un  intérêt  inaccoutumé.  Si  on  lui  tournait  le 
dos,  s'il  ne  distinguait  de  loin  que  des  foi  mes  assez  vagues,  en  s'ap- 


REVUE   DE   PARIS.  227 

prochant  davantage ,  il  put  reconnaître  bientôt  une  taille  de  femme 
charmante  et  bien  prise,  un  abandon  d'une  adorable  nonchalance. 
Elle  avait  d'ailleurs  la  tête  appuyée  sur  l'épaule  de  son  ami;  leurs 
mains  étaient  entrelacées;  leurs  regards,  un  instant  abaissés  sur  le 
beau  fleuve  presqu'endormi  à  leurs  pieds ,  s'attira:ent  parfois  tout  à 
coup  et  semblaient  se  baiser  à  défaut  de  leurs  lèvres.  Cette  jeune 
fille  devait  appartenir  au  moins  par  alliance  à  la  famille  aventureuse 
des  grisettes;  elle  portait,  un  peu  avant  le  temps,  une  robe  d'été, 
et  grandes  dames  ou  bourgeoises  n'ont  pas,  malheureusement  pour 
elles,  de  ces  charmantes  impatiences.  Or,  vous  savez  tout  l'attrait, 
toute  la  volupté  de  la  première  robe  d'été  que  l'on  voit  sur  de  blan- 
ches épaules.  Aussi  le  chevalier  s'appuya  bientôt  sur  le  parapet  et 
se  mit  à  bâtir  des  châteaux  en  Espagne ,  — ou  plutôt  à  Venise,  car 
ces  lumières,  dont  la  rivière  réfléchit  les  silhouettes  frémissantes,  le 
transportaient  en  droite  ligne  à  la  ville  des  doges,  qu'il  n'avait  heu- 
reusement jamais  vue,  et  qui  était  encore  pour  lui  la  Venise  des 
arts,  de  la  poésie  et  de  l'amour. 

Il  demeura  long-temps  plongé  dans  ces  douces  visions,  et  si  pro- 
fondément, que  le  couple  amoureux  passa  près  de  lui  sans  qu'il  s'en 
aperçût,  le  laissant,  je  pense,  mollement  étendu  dans  une  gondole 
à  côté  de  Ginetta,  ou  mêlé,  la  jeune  fille  à  son  bras,  à  la  foule  bril- 
lante des  masques,  durant  les  fêtes  splendides  du  carnaval. 

Le  lendemain,  dès  qu'il  sortit,  il  se  dirigea  vers  le  boulevard  du 
Temple,  où  demeurait  la  signora.  Il  va  un  chemin  que  l'on  sait  tout 
de  suite  par  cœur,  et  que  nos  pieds  suivent  d'eux-mêmes,  l'eùt-on  fait 
la  veille  pour  la  première  fois.  Il  n'avait  pas  songé  d'abord  à  revoir 
Helena  si  promptement,  mais,  se  trouvant  si  près  de  sa  maison, 
pouvait-il  ne  pas  entrer?  qui  savait  si  de  ses  fenêtres  elle  ne  l'avait 
pas  vu  passer?  Puis ,  son  départ  était  si  prechain ,  qu'il  ne  pouvait 
pas  craindre  d'arriver  à  l'importunité.  De  Ginetta,  d'ailleurs,  pas  un 
mot  dans  le  monologue  qu'il  se  récitait  en  montant  l'escacalier  de 
la  signora.  Il  se  fût  bien  gardé  de  s'avouer  quelle  part  elle  avait  dans 
son  empressement.  Si  elle  était  déjà  dans  son  cœur,  il  ne  voulait  pas 
la  laisser  dans  sa  pensée.  Il  était  si  doux  de  s'abandonner  au  charme 
qui  l'attirait,  sans  ouvrir  les  yeux,  sans  regarder  ni  devant  ni  der- 
rière soi. 

Au  reste,  il  ne  rencontra  pas  Ginetta  d'abord  chez  la  signora.  Elles 
ne  tenaient  l'une  à  l'autre  par  aucun  lien  du  sang ,  et  n'habitaient  pas 
sous  le  même  toit.  Ginetta  avait  été  une  des  élèves  de  la  signora  à 
l'époque  où  Helena  donnait  pour  vivre  des  leçons  de  musique.  Ce 


228  REVUE   DE   PARIS. 

n'était  vraiment  alors  qu'une  enfant,  sans  autre  famille  qu'un  vieux 
corsaire  de  Venise,  qui  lui  destinait  toute  sa  fortune  ramassée  dans 
quelques  rencontres  heureuses  sur  la  Méditerranée,  mais  qui,  d'une 
humeur  bizarre  et  fort  misanthrope,  vivait  dans  la  retraite  la  plus 
absolue.  Ginetta  n'avait  pas  tardé  à  gagner  le  cœur  de  la  signora,  à 
trouver  une  mère  dans  sa  maîtresse  de  clavecin.  Sans  expérience  et 
sans  études  sur  l'éducation  des  filles,  le  Vénitien  avait  abandonné 
volontiers  la  petite  Ginetta  à  la  tendresse  de  la  signora.  Aimait-il 
cette  enfant?  On  pouvait  le  croire  aux  bienfaits  dont  il  l'avait  com- 
blée. Cependant  il  lui  adressait  à  peine  quelques  mots,  n'avait  jamais 
provoqué  ni  reçu  ses  caresses,  et  lui  laissait  une  liberté  si  grande, 
qu'elle  semblait  accuser  la  plus  complète  indifférence. 

Ces  détails,  que  la  signora  donna  au  chevalier  avec  une  complai- 
sance dont  elle  ne  pouvait  comprendre  le  danger,  avaient  ajouté  je 
ne  sais  quel  intérêt  romanesque  au  charme  déjà  si  grand  de  Ginetta. 
Dans  son  impatience  de  la  voir,  il  se  leva  vingt  fois  comme  pour 
courir  au-devant  d'elle,  et  quand  elle  parut,  il  lui  fut  impossible  d'en 
détacher  un  seul  instant  ses  regards.  Le  soir,  il  sortit  plus  tard  qu'il 
n'avait  fait  la  veille ,  et  rentra  chez  lui ,  à  son  insu ,  plus  amoureux 
qu'il  n'avait  jamais  été. 

Il  retourna  plusieurs  jours  de  suite  chez  la  signora  et  toujours  sans 
préméditation,  ne  s'étantpas  dit  où  il  allait  quand  il  sortait,  ne  pou- 
vant plus  aller  ailleurs.  Avec  un  peu  de  méfiance,  la  signora  se  fût 
interrogée  sur  ces  visites  si  souvent  répétées;  mais  elle  avait  pour 
le  chevalier  une  amitié  véritable,  elle  trouvait  à  le  recevoir  un  plai- 
sir qu'elle  croyait  partagé,  et  Ginetta  n'était  encore  pour  elle  que  la 
petite  Ginetta.  Cela  ne  se  passe-t-il  pas  ainsi  tous  les  jours  sous  nos 
yeux?  Ne  voyez-vous  pas  à  chaque  instant  la  mère  la  plus  tendre,  la 
plus  vigilante,  se  faire  ainsi  contre  sa  fille  la  complice  môme  de 
l'amour? 

Un  matin  que  le  chevalier  était  venu  de  fort  bonne  heure,  la  si- 
gnora lui  proposa  de  passer  la  journée  à  la  campagne.  Ginetta  était 
présente,  et,  comme  il  n'était  pas  question  d'abord  qu'elle  dût  les 
accompagner,  le  chevalier  hésitait  et  faisait  attendre  sa  réponse. 

—  Vous  ne  pouvez  donc  pas  venir  avec  nous?  demanda  Ginetta 
d'un  air  déjà  suppliant. 

—  Je  ne  sais  rien  au  monde  qui  m'en  pût  empêcher,  s'écria-t-il. 

—  A  la  bonne  heure  !  dit  la  signora  en  souriant  et  sans  rien  com- 
prendre. Mais  partons  tout  de  suite.  Allons,  Ginetta;  va  t'habiller,  ma 
belle  enfant,  j'en  ferai  autant  démon  côté.  Dépôche-toi. 


REVUE  DE   PARIS.  229 

Cette  recommandation  était  la  moins  utile.  Ginetta  fut  prête  la 
première  et  bientôt  de  retour.  Seule  avec  le  chevalier,  elle  n'éprouva 
aucun  embarras.  Elle  vint  sans  hésiter  s'asseoir  à  côté  de  lui  sur  le 
sopha.  En  la  voyant  à  la  fois  si  confiante  et  si  pure,  le  chevalier  éprou- 
vait je  ne  sais  quel  mélange  de  fougue  et  de  retenue  qui  le  poussait 
à  l'entraîner  avec  lui  et  qui  la  défendait  en  môme  temps  contre  lui- 
même.  Un  instant  effrayé  du  silence  qu'ils  gardaient  tous  les  deux, 
il  se  leva,  ouvrit  la  fenêtre,  et  resta  appuyé  sur  le  balcon.  Ginetta 
y  fut  bientôt  auprès  de  lui.  Jusqu'alors  elle  n'avait  usé  de  sa  liberté 
que  pour  aller  chez  Helena,  et,  la  signora  vivant  presque  aussi  retirée 
que  le  Vénitien,  le  chevalier  se  trouvait  en  quelque  sorte  le  premier 
homme  que  Ginetta  eût  rencontré. 

—  Ah  !  vous  ne  savez  pas  mon  histoire,  dit  Ginetta,  que  par  conte- 
nance il  interrogea  sur  ses  premières  années.  Ce  n'est  pas  celle  de 
tout  le  monde.  Tenez,  venons  nous  asseoir,  ajouta-t-elle  en  prenant 
le  bras  du  chevalier.  Il  me  semble  qu'à  cette  fenêtre  je  la  raconte- 
rais aussi  pour  ceux  qui  passent  dans  la  rue. 

Elle  oublia  sa  main  dans  la  main  du  chevalier,  et  sans  précautions 
oratoires,  comme  elle  faisait  toutes  choses,  elle  commença.  Elle  avait 
mené  une  belle  vie  vraiment.  A  peine  au  sortir  du  berceau,  on  la 
conduisait  par  les  foires  et  les  carrefours,  et  il  fallait  danser,  chanter 
et  sourire  ou  être  battue.  C'était  une  assez  triste  alternative;  elle  s'y 
était  soumise  sans  trop  de  souci.  Elle  ne  pleurait  pas,  elle  désarmait 
la  brutalité  même  à  force  de  bonne  humeur.  Elle  était  d'ailleurs 
aimée  et  toujours  applaudie,  si  bien  qu'elle  parlait  au  chevalier  de  ce 
temps  presque  comme  du  bon  temps  passé. 

—  Mon  Dieu  !  oui,  nous  avons  été  comédienne  ambulante,  s'écria 
la  signora ,  qui  rentrait  au  salon  en  ce  moment.  Nous  avons  vu  du 
pays,  mon  cher  chevalier. 

—  Et  nous  en  verrions  sans  doute  encore,  ajouta  Ginetta  en  riant, 
si  le  capitaine  ne  nous  eût  achetée,  car  enfin  nous  sommes  entrée 
chez  lui  comme  une  esclave  que  l'on  paie  au  bazar. 

—  Mais  nous  y  sommes  plus  libre  que  la  fille  d'un  prince,  et  avec 
un  aussi  bel  héritage  devant  nous;  ne  nous  plaindrons-nous  pas  un 
peu? 

—  Je  m'en  garderai  bien  ;  je  n'ai  jamais  été  plus  heureuse. 

Elle  prononça  ces  derniers  mots  avec  un  accent  d'enthousiasme 
qui  lui  échappa  et  qui  fit  tressaillir  le  chevalier. 

On  sortit.  Ils  se  firent  d'abord  conduire  à  la  barrière  de  Passy,  puis, 
après  une  assez  longue  délibération,  sur  la  proposition  du  chevalier! 


230  REVUE    DE   PARIS. 

on  décida  qu'on  irait  à  pied  à  Meudon,  par  la  rive  gauche  de  la 
Seine.  Personne  n'avait  encore  déjeuné,  et  l'on  se  réjouissait  de 
l'appétit  qu'on  allait  gagner.  On  traversa  la  Seine  en  bateau,  et, 
tournant  à  droite,  on  laissa  derrière  soi,  aussi  vite  que  l'on  put,  ces 
maisons  toutes  noires  et  fétides  qui  baignent  leur  pied  fangeux  dans 
la  rivière.  Il  est  impossible  de  quitter  Paris  ou  d'y  entrer  par  une 
voie  plus  désolée;  mais,  une  fois  ces  gémonies  dépassées,  l'on  arrive 
sous  de  grands  peupliers  dont  les  branches  frémissantes  vous  offrent 
le  plus  frais  ombrage.  L'air  se  purifie,  la  rivière  ne  réfléchit  plus  dans 
son  onde  alors  limpide  que  les  arbres  du  rivage.  Bientôt,  en  avan- 
çant, l'herbe  devient  plus  haute  et  plus  verdoyante,  les  champs  de 
blé  et  d'avoine  mêlent  jusqu'à  vos  pieds  leur  puissante  végétation 
aux  bouquets  des  primevères  et  de  la  marguerite  des  prés.  C'est 
autour  de  vous  une  plaine  immense,  couverte  des  plus  belles  nappes 
de  verdure  et  couronnée  par  les  collines  de  Meudon,  le  château 
d'Issy,  les  jardins  et  les  villa  de  Bcllevue. 

On  marchait  librement,  chacun  pour  son  compte;  personne  ne 
donnait  le  bras  à  personne,  mais  l'on  s'arrêtait,  l'on  se  rapprochait, 
l'on  cueillait  une  fleur  qu'on  se  montrait,  qu'on  se  donnait,  qu'on 
se  promettait  de  garder  comme  une  précieuse  relique.  Ginetta  avait 
pour  toute  parure  une  robe  blanche  et  un  petit  chapeau  de  feutre 
gris  relevé  des  bords.  Il  était  impossible  d'être  mise  avec  moins  de 
recherche,  et  en  même  temps  avec  plus  de  goût  et  de  bonheur.  EUe 
avait  avec  ces  simples  atours  une  grâce  et  un  charme  ravissans.  Toute 
la  fraîcheur,  tous  les  parfums,  toutes  les  émotions  de  ces  jours  bien- 
aimés  du  printemps,  semblaient  s'épanouir  dans  sa  personne.  On  eût 
dit  qu'elle  était  lu,  elle  aussi,  comme  une  des  harmonies  de  ce  beau 
jour,  comme  le  chant  de  la  fauvette  ou  le  bruissement  de  la  cigale. 
Le  chevalier  s'arrêtait  souvent  pour  la  regarder,  pour  respirer  en 
quelque  sorte  le  bonheur  et  la  joie  qu'elle  répandait  autour  d'elle. 

Cependant  l'appétit  qu'on  avait  prévu  si  gaiement  faisait  déjà  de- 
puis long-temps  sentir  ses  premières  atteintes.  On  était  encore  assez 
loin  de  ce  ruban  de  maisons  qui  commence  en  face  ûq^  petites  îles 
et  s'avance  jusqu'au  pont  de  Sèvres.  Mais,  grâce  aux  encourage- 
mens  du  chevalier,  l'on  ne  maudit  pas  trop  la  longueur  «lu  chemin. 
On  lutta  le  pas,  et  bientôt  l'on  arriva  en  face  d'une  gaingiiettê  dont 
l'enseigne  promettait  beaucoup  :  on  entra.  Quelques  pêcheurs  étaient 
debout  dans  la  première  pièce,  oa •upé S  h  vider  joyeusement  une  bou- 
teille tout  en  raccommodant  leurs  fileta.  Le  maître  de  la  maison  eut 
soin  de  dire  qu'il  avait  une  chambre  pour  la  société,  et  s'empressa  d'y 


REVUE  DE  PARIS.  231 

conduire  ses  hôtes  chapeau  bas.  Au  premier  aspect,  les  meubles  et 
la  décoration  de  cette  chambre  rappelaient  assez  tristement  le  caba- 
ret, mais  par  les  deux  fenêtres  qui  étaient  ouvertes  entrait  un  air  pur 
et  imprégné  de  la  fleur  du  sureau;  on  voyait  couler  la  Seine,  si  calme, 
si  paresseuse,  sous  le  ciel  azuré  d'un  beau  jour;  on  entendait  le  frisson 
amoureux  des  peupliers,  et  le  cabaret  était  oublié. 

Lorsqu'ils  sortirent  du  cabaret,  la  journée  était  déjà  fort  avancée. 
Malgré  tout  leur  courage  et  leur  bonne  volonté,  la  signora  et  Gi- 
netta  étaient  au  bout  de  leurs  forces.  Aussi  elles  montèrent  avec  un 
grand  empressement  dans  un  carrosse  qui  se  trouvait  fort  à  propos 
de  l'autre  côté  de  la  rivière. 

La  signora  s'endormit  assez  vite  ,  et  Ginetta  sentit  bientôt  aussi 
ses  paupières  s'appesantir.  Elle  ne  s'était  jamais  laissé  gagner  à  un 
plus  doux  sommeil.  Peu  à  peu  attirée  sans  doute  par  cet  aimant  mys- 
térieux qui  fait  incliner  les  fleurs  l'une  vers  l'autre  des  bords  opposés 
de  la  rivière,  elle  pencha  la  tête  du  côté  du  chevalier,  et,  le  cheva- 
lier avançant  son  épaule,  cette  tête  charmante  s'y  reposa  d'elle- 
même  comme  si  elle  fût  venue  chercher  cet  appui.  Arrivées  à  leur 
porte,  et  déjà  sorties  de  la  voiture,  la  signora  et  Ginetta  semblaient 
dormir  encore.  Le  chevalier  se  disposait  à  entrer  et  à  monter  avec 
elles,  mais  la  signora,  s'emparant  du  bras  de  Ginetta  : 

—  Adieu,  cher  chevalier,  dit-elle  à  Gilbert,  adieu  pour  ce  soir. 

Et,  entraînant  Ginetta  avec  elle,  elle  s'échappa  sans  donner  en 
quelque  sorte  au  chevalier  le  temps  de  se  reconnaître. 


III. 

Une  semaine  se  passa  sans  amener  aucun  changement  dans  les 
relations  du  chevalier  et  de  Ginetta.  Cependant  il  se  dit  bientôt  qu'il 
fallait  enfin  que  tout  se  décidât.  Si  cette  jeune  fille  avait  réellement 
l'innocence  dont  elle  semblait  si  bien  porter  la  robe,  il  ne  devait  pas 
la  laisser  s'engager  si  avant;  il  fallait  l'effrayer  à  temps,  lui  montrer 
V abîme  où  il  la  conduisait,  s'épargner  ainsi  à  lui-même  le  remords 
de  l'avoir  perdue.  Il  écrivit  donc  à  Ginetta.  Lui  rappelant  dans  cette 
lettre  qu'elle  n'était  pas  surveillée,  il  la  pria  de  venir  chez  lui,  où  il 
avait  besoin  de  la  voir  seule.  Cela',  au  fond,  était  assez  brutal,  mais 
sincèrement  dissimulé  sous  la  tendresse  de  la  forme.  Assurément,  si 
Ginetta  se  rendait  à  cet  appel ,  les  scrupules  du  chevalier  avaient  été 
de  trop.  Ginetta  n'était  qu'une  grisette,  hors  ligne  sans  doute,  mais 


232  REVUE  DE  PARIS. 

qui  n'avait  pas  plus  échappé  que  les  autres  à  la  loi  fatale  qui  semble 
les  condamner  toutes  à  une  chute  prématurée.  Il  est  vrai  que  le  che- 
valier avait  ajouté  à  la  fin  de  sa  lettre  que  Ginetta  devait  avoir  en 
l'honneur  du  chevalier  une  confiance  absolue,  que  chez  lui  il  serait 
pour  elle  exactement  ce  qu'il  était  chez  la  signora.  N'en  avait-il  pas 
dit  autant  à  bien  d'autres ,  qui  n'y  avaient  jamais  attaché  d'impor- 
tance? 

Il  remit  cette  lettre  sans  hésiter,  il  s'était  monté  la  tête.  Mais  lors- 
qu'il fut  rentré  chez  lui ,  il  jeta  un  regard  désolé  sur  la  table  où  il 
l'avait  écrite;  il  s'accusa,  il  se  donna  les  noms  les  plus  odieux.  —  Elle 
ne  viendra  pas,  se  dit-il,  et  moi,  oserai-je  jamais  retourner  auprès 
d'elle  après  l'avoir  ainsi  insultée?  Ne  plus  la  voir,  n'est-ce  pas  renoncer 
à  la  lumière  du  jour?  Quelle  femme  me  la  ferait  jamais  oublier!  0 
chère  fleur  que  mes  lèvres  ont  un  instant  respirée,  et  qui  exhale  un 
parfum  si  doux,  je  ne  te  presserai  pas  sur  mon  sein,  et  ce  sein  se  des- 
séchera dans  son  ardeur  inutile!  Cependant,  ajouta-t-i!  en  revenant 
un  peu  de  cette  exaltation,  ai-je  bien  raison  de  me  plaindre?  Tout, 
n'est-il  pas,  au  contraire,  pour  le  mieux?  Qui  sait  jusqu'où  cet 
amour  m'eût  conduit?  Il  m'eût  fallu  payer  bien  cher  peut-être  les 
heures  d'ivresse  qu'il  m'eût  données.  Ah!  qu'importe  le  prix!  s'é- 
cria-t-il  avec  transport.  Eût-il  fallu  tout  mon  sang,  je  n'aurais  pas 
hésité  ! 

Le  lendemain,  il  se  leva  si  bouleversé,  qu'il  était  tout  prêt  à  faire 
ses  malles  et  à  partir;  mais,  comme  il  commençait  ces  préparatifs, 
il  entendit  la  porte  de  l'antichambre  s'ouvrir.  —  La  voilà!  — lui  cria 
son  cœur,  et  c'était  elle  vraiment.  Elle  vint  tomber  dans  les  bras 
du  chevalier,  pâle  et  défaillante;  puis,  tout  à  coup  se  dégageant  et 
après  l'avoir  regardé  avec  anxiété  : 

—  Ah!  il  ne  vous  est  donc  rien  arrivé?  s'écria-t-elle. 

—  Que  voulez-vous  dire?  De  quel  danger  étais-je  menacé? 

—  Le  sais- je,  moi?  Mais  vous  étiez  si  troublé  hier  soir. 

—  Je  n'osais  pas  croire  au  bonheur  que  vous  m'apportez  ce  matin. 

—  Puisque  vous  m'aviez  priée  de  venir,  n'étiez-vous  pas  sûr  que 
je  viendrais? 

—  Chère  et  admirable  enfant!  Ainsi,  vous  n'avez  pas  hésité?  vous 
n'avez  pas  craint... 

—  Avec  vous  et  auprès  de  vous,  qu'aurais-je  donc  à  craindre? 

La  naïveté  de  ces  réponses  ravissait  le  chevalier  et  l'effrayait  en 
même  temps.  Il  s'enivrait  de  l'amour  qu'il  avait  fait  naître  dans  ce 
cœur  si  pur,  mais  il  se  troublait  malgré  lui  devant  tant  d'innocence; 


REVUE  DE   PARIS.  233 

il  se  demandait  si  l'entraînement  le  plus  passionné  suffirait  pour 
l'excuser,  et  si  la  facilité  morne  du  crime  n'en  augmenterait  pas  le 
remords.  Hélas!  ce  n'était  là  qu'un  retour  fugitif,  qu'une  hésitation 
d'un  instant. 

Elle  s'assit  à  côté  du  chevalier  sans  jeter  un  regard  autour  d'elle. 
Ginetta  n'avait  d'yeux  que  pour  Gilbert.  Elle  ne  songeait  point  à 
prononcer  une  parole  qui  les  détournât  l'un  de  l'autre. 

Hélas  !  c'était  à  lui-même  à  lutter  contre  ses  transports. 

IV. 

Un  matin,  de  très  bonne  heure,  Ginetta  se  présenta  chez  le  che- 
valier. Il  ne  l'attendait  pas.  Elle  s'était  fait  une  douce  joie  de  le  sur- 
prendre. Il  était  couché  sur  son  canapé,  plongé  dans  les  tristes  préoc- 
cupations où  le  retenait  une  seconde  lettre  de  M.  de  Matignon  plus 
pressante  encore  que  la  première.  Il  avait  passé  une  nuit  fort  agitée. 
Ginetta  et  son  père  s'étaient  livré  un  rude  combat  dans  son  cœur. 
Dès  que  Ginetta  parut,  M.  de  Matignon ,  comme  cela  devait  être, 
fut  bientôt  oublié.  D'un  bond  elle  fut  assise  auprès  de  lui.  Elle  avait 
la  plus  simple  des  toilettes;  mais  elle  était  si  bien  parée  de  sa  jeu- 
nesse et  de  son  amour  !  Elle  semblait  avoir  apporté  avec  elle  tous  les 
parfums  et  toute  la  fraîcheur  d'une  matinée  de  printemps. 

—  Combien  de  temps  vas-tu  me  donner  aujourd'hui?  demanda  le 
chevalier  en  se  levant. 

—  Tout  le  temps  que  tu  voudras. 

—  Mais  le  capitaine?  Mais  la  signora? 

—  Us  dînent  en  ville  tous  les  deux. 

—  Ainsi  tu  peux  rester  avec  moi  toute  la  journée? 

—  Toute  la  journée. 

Le  chevalier  réfléchit  un  instant. 

—  Eh!  oui,  sans  doute,  s'écria— t-il,  nous  irons  à  la  campagne. 

—  Je  n'osais  pas  te  le  demander,  répondit-elle. 

A  deux  heures  nos  amans  sortirent  de  l'appartement.  Le  cheva- 
lier voulait  louer  une  voiture,  Ginetta  s'y  opposa. 

— Et  si  l'on  nous  rencontre  !  dit-il. 

— Je  ne  crains  personne,  répondit-elle  en  s'appuyant  sur  le  bras 
du  chevalier  comme  si  là  elle  eût  été  à  l'abri  de  tout  danger.  D'ail- 
leurs il  lui  répugnait  de  se  cacher.  Elle  eût  voulu  au  contraire  pou- 
voir prendre  l'univers  à  témoin  de  son  bonheur.  11  lui  semblait  que 
son  cœur  n'avait  pas  seul  la  puissance  de  le  proclamer  assez  haut. 


234  REVUE  DE   PARIS. 

Le  chevalier  ne  devait-il  pas  s'abandonner  sans  retour  à  un  amour 
où  elle  s'engageait  ainsi  tout  entière?  La  voyant  sans  crainte,  il  ne 
craignit  plus  rien.  Il  se  trouva  aussi  heureux  de  lui  donner  le  bras 
qu'elle  était  fière  de  le  prendre,  et  comme  elle  il  pensa  bientôt  qu'il 
n'avait  à  rougir  de  son  bonheur  devant  personne.  Malgré  la  foule  que 
le  soleil  attirait  aux  Tuileries,  il  traversa  les  allées  sans  baisser  les 
yeux.  Il  eût  maintenant  avoué  sa  tendresse  à  la  face  de  l'univers, 
comme  il  en  eût  disputé  l'objet  au  monde  entier.  Il  éprouva  bientôt 
aussi  je  ne  sais  quelle  joie  secrète  à  voir  tous  les  yeux  s'arrêter  sur  Gi- 
netta,  dont  la  grâce  charmante  et  la  beauté  captivaient  tout  autour 
d'elle  :  la  vanité  venait  ainsi  en  aide  à  l'amour,  et  c'est  un  auxiliaire 
dont  le  concours  n'est  pas  à  dédaigner  comme  chacun  sait. 

Que  vous  dirai-je  des  heures  qu'ils  passèrent  dans  un  coin  isolé 
du  bois  de  Boulogne,  à  l'ombre  de  quelque  chêne  touffu,  le  cheva- 
lier assez  romanesque  s'enivrant  du  feuillage  des  arbres,  des  mur- 
mures de  la  brise,  du  chant  des  oiseaux,  de  la  fraîcheur  odorante 
des  bruyères,  Ginetta  suspendue  tout  entière  aux  regards  et  comme 
au  cœur  de  son  amant  et  moins  accessible  à  la  distraction  des  objets 
extérieurs?  Qui  n'a  connu  ces  momens  d'amoureuse  nonchalance 
et  de  repos  enchanté?  Vous  savez,  elle  est  assise  au  pied  de  l'arbre, 
vous  êtes  couché  à  ses  genoux ,  les  yeux  tournés  vers  elle,  un  peu 
appuyé  sur  le  coude,  à  moins  que  la  tête  ne  soit  allée  choisir  un 
plus  doux  oreiller;  puis  l'on  se  presse  la  main,  on  se  regarde,  on 
parle  peu  surtout,  et  l'on  est  assez  indigne  de  l'attention  de  l'his- 
toire ou  du  roman,  mais  l'on  jouit  d'un  bonheur  que  les  plus  heu- 
reux du  siècle  pourraient  à  coup  sûr  envier.  Enfin  le  soleil  com- 
mence à  décliner,  l'ombre  sera  bientôt  partout;  on  se  lève,  on  quitte 
ce  lieu  que  l'on  ne  reverra  plus,  et  l'on  emporte  avec  soi  toutes  les 
félicités  dont  il  a  été  témoin. 

Du  bois  de  Boulogne  le  chevalier  et  Ginetta  étaient  allés  jusqu'au 
village  d'Asnières.  Lorsqu'ils  y  arrivèrent,  il  était  bientôt  temps  de 
songer  au  retour,  et  ce  fut  le  chevalier  qui  le  fit  observer  à  Ginetta. 
Mais,  comme  une  autre  Juliette,  elle  gourmanda  la  vigilance  de  son 
Roméo. 

— Oh!  pas  encore,  s'écria-t-elle  d'un  ton  presque  suppliant.  Cette 
journée  ne  peut  être  si  tôt  terminée.  Notre  bonheur  ne  doit  pas  être 
si  court. 

—  Hélas  !  mon  cœur  ne  demande  que  trop  a  t' obéir.  Demeurons 
donc,  s'écria-t-il ,  demeurons  à  cette  place,  et  ne  vivons,  ne  respirons 
que  pour  nous  aimer;  perdons  la  mémoire  et  la  prévoyance. 


REVUE   DE    PARIS.  235 

Mais  bientôt  la  pensée  qu'il  avait  réussi  à  chasser  revint  plus  im- 
portune. Il  se  leva  tout  à  coup,  et  prenant  la  main  de  Ginetta  : 

—  II  faut  partir,  s'écria-t-il. 
Ginetta  le  regarda  avec  étonnement  : 

—  Où  serions-nous  mieux?  demanda-t-elle  en  appuyant  sa  tète  sur 
le  bras  du  chevalier. 

— Mais  tu  ne  penses  donc  pas  qu'on  t'attend  peut-être  à  cette  heure? 

—  Près  de  toi,  je  ne  pense  qu  à  toi. 

Ces  réponses  faisaient  tressaillir  Gilbert.  Il  sentait  à  chacune  de 
ces  paroles  son  cœur  s'épanouir  davantage,  et  s'il  ne  pouvait  dé- 
tourner son  esprit  de  la  nécessité  qui  les  rappelait  l'un  et  l'autre  à 
Paris,  il  éprouvait  une  espèce  de  honte  à  s'en  montrer  ainsi  seul 
préoccupé.  Cependant,  après  quelques  momens  de  silence  et  comme 
de  parti  pris,  il  revenait  à  ses  premières  instances,  il  parlait  encore 
du  retour. 

—  Tu  ne  veux  donc  pas  me  garder?  disait  Ginetta;  hélas!  moi,  je 
ne  me  sens  pas  la  force  de  te  quitter. 

—  Prends  garde,  oh!  prends  garde,  Ginetta;  cette  force,  je  l'aurai 
bientôt  moins  que  toi. 

—  Que  j'aurais  aimé  cependant  à  rester  sur  cette  rive  jusqu'au 
souffle  plus  frais  de  la  nuit  !  mais  partir  pour  se  séparer  au  bout  de  la 
route...  Que  ta  chambre  à  cette  heure  doit  être  charmante,  aux 
rayons  de  la  lune  qui  se  lève  !  Ne  nous  vois-tu  pas  d'ici  tous  les  deux 
appuyés  sur  le  balcon  de  ta  fenêtre?...  Oh!  emmène-moi,  Gilbert; 
je  le  veux  bien,  mais  emmène-moi  chez  toi. 

Il  y  avait  tant  d'amour  dans  l'expression  de  sa  voix ,  elle  était  si 
belle  dans  cette  prière  si  tendre,  que  le  chevalier,  éperdu  et  la  pres- 
sant sur  son  cœur,  lui  dit  avec  un  accent  d'égarement  :  Eh  bien! 
oui,  chez  moi,  viens. 

Elle  poussa  un  cri  de  joie,  et  l'entraîna  d'un  pas  rapide.  Mais  Gil- 
bert, l'arrêtant  tout  à  coup:  —  Non,  cela  est  insensé,  dit-il;  il  ne  te 
recevrait  plus. 

— Eh!  ne  serai-je  pas  avec  toi?  répondit- elle. 

Ces  derniers  mots  firent  rentrer  le  chevalier  dans  le  sentiment 
complet  de  la  réalité.  Il  se  rappela  cette  lettre  que  Ginetta  lui  avait 
fait  oublier. 

—  Ginetta,  reprit-il  avec  émotion,  je  ne  puis  accepter  ce  dévoue- 
ment. Hélas!  je  comprends  plus  que  jamais  combien  j'ai  été  cou- 
pable en  cédant  au  charme  qui  m'attirait  vers  toi;  j'aurais  dû  te  fuir., 
moi  qui  n'avais  aucun  bonheur  à  t'apporter. 


236  REVUE  DE  PARIS. 

—  Qui  te  dit  que  je  ne  suis  pas  heureuse? 

—  Ne  parle  pas  ainsi,  répondit-il ,  car  je  tomberais  à  tes  pieds  et 
n'aurais  plus  le  courage  d'ajouter  un  seul  mot.  Je  te  dois  une  répa- 
ration, Ginetta,  et  il  m'est  impossible  de  te  l'offrir. 

—  T'ai-je  rien  demandé  de  semblable?  ditTelle;  de  toi  ai-je  voulu 
autre  chose  que  toi-même? 

Chaque  mot  que  Ginetta  prononçait  rendait  plus  difficile,  pour  le 
chevalier,  la  révélation  qu'il  avait  à  faire.  Comment  oser  lui  apprendre 
que,  dans  deux  mois  peut-être,  il  serait  forcé  de  la  quitter;  que  son 
père,  maintenant  au  bout  de  ses  sacrifices,  le  rappelait  auprès  de 
lui?  Cependant  l'honneur  lui  défendait  de  se  taire;  il  ne  devait  pas 
laisser  se  compromettre  irréparablement  une  jeune  fille  à  laquelle 
il  n'avait  à  faire  partager  qu'une  inévitable  pauvreté.  Il  parla  donc. 
Ginetta  l'écouta  sans  l'interrompre;  mais  lorsqu'il  eut  terminé,  loin 
de  se  laisser  gagner  au  désespoir  :  — Oh!  quoi  qu'il  arrive,  s'écria-t- 
elle,  je  ne  voudrais  pas  qu'on  eût  supprimé  de  ma  vie  une  seule  des 
heures  que  j'ai  passées  avec  toi,  car  j'ai  été  et  je  suis  heureuse  comme 
je  ne  pouvais  l'être  que  par  toi. 

—  La  mort  seule  devrait  séparer  deux  cœurs  qui  s'entendent  si 
bien,  dit  Gilbert. 

—  Ne  peut-elle  pas  les  réunir?  répondit  Ginetta  d'un  ton  calme, 
mais  ferme. 

—  Ah!  qu'as-tu  dit? 

—  Ce  qu'il  serait  facile  de  faire. 

Cette  réponse  fit  pâlir  le  chevalier;  il  vit  bien  qu'elle  venait  d'un 
sentiment  sérieux  et  sincère,  non  d'une  exaltation  fugitive. 

—  Non,  reprit-il,  je  ne  t'aurai  point  entraînée  à  commettre  un  si 
grand  crime  envers  Dieu;  nous  vivrons,  et  nous  vivrons  l'un  près  de 
l'autre.  Je  travaillerai,  j'entrerai  chez  un  procureur;  je  pourrai  acheter 
une  charge.  Eh!  mon  Dieu,  que  faut-il  pour  réussir?  ajouta-t-il  d'un 
ton  plus  dégagé;  de  la  fermeté,  quelques  mois  de  persévérance.  L'ha- 
bitude m'aura  bientôt  rendu  facile  cette  vie  qui ,  de  loin ,  m'a  tou- 
jours un  peu  effrayé.  Allons,  je  puis  être  un  procureur  comme  un 
autre. 

—  Toi,  un  procureur!  reprit  Ginetta  d'un  air  moitié  railleur, 
moitié  inquiet;  tu  seras  toujours  le  chevalier  pour  moi;  je  pourrai 
te  trouver  chez  toi ,  comme  je  t'y  ai  trouvé  ce  matin ,  et  tu  me  re- 
cevras comme  tu  m'as  reçue.  Pardonne-moi  cet  enfantillage;  il  me 
semble  que,  si  tu  avais  été  un  procureur  quand  je  t'ai  vu  chez  la 
signora... 


REVUE   DE   PARIS.  237 

Cette  réflexion  fit  sourire  le  chevalier  et  chassa  les  tristes  pensées; 
il  s'amusa  à  relever,  dans  l'esprit  de  Ginetta,  l'ordre  respectable  des 
procureurs,  et  la  fit  entrer  dans  tous  les  châteaux  en  Espagne  qu'il 
bâtit  sur  le  sable  de  ses  nouveaux  projets.  Puis  ils  jouirent  sans 
trouble  et  sans  inquiétude  du  bonheur  présent  et  de  leurs  espérances, 
jusqu'au  moment  où  ils  se  séparèrent  sur  le  seuil  même  de  la  maison 
du  Vénitien. 

Heureux  âge  où  la  joie  est  si  près  de  !a  douleur,  où  le  sourire 
succède  si  facilement  aux  larmes! 


V. 

Loin  de  reculer  devant  sa  résolution,  le  chevalier  voulut  tout  d'un 
coup  trancher  dans  le  vif,  et,  dès  le  lendemain,  il  entra  dans  l'étude 
d'un  procureur.  Accepter  ainsi  ce  travail  était  la  plus  grande  preuve 
d'amour  qu'il  pût  donner  à  Ginetta. 

Mlle  de  Matignon ,  à  laquelle  il  écrivit  qu'il  pourrait  demeurer  à 
Paris  sans  imposer  de  nouveaux  sacrifices  au  baron,  tressaillit  de 
joie  à  cette  nouvelle.  La  voix  prophétique  m'avait  bien  dit,  pensa- 
t-elle,  qu'un  incident  imprévu  le  retiendrait  à  Paris.  Pour  aider  la 
destinée  de  son  neveu  à  s'accomplir  comme  elle  l'avait  annoncé,  elle 
s'efforça,  en  répondant  au  chevalier,  d'atténuer  la  vérité  effrayante 
des  aveux  du  baron;  et,  pour  donner  plus  de  poids  à  ses  paroles,  elle 
les  accompagna  d'une  somme  d'argent  assez  considérable,  résultat 
de  ses  économies  de  plusieurs  années. 

Cette  générosité  devait  être  fatale  au  chevalier.  La  nécessité  seule, 
une  nécessité  implacable,  pouvait  le  maintenir  sous  le  joug  du  travail. 
Moins  pressé  par  la  pauvreté,  il  devait  bientôt  se  relâcher  et  retomber 
dans  les  habitudes  nonchalantes  de  sa  vie  un  peu  contemplative. 
D'ailleurs ,  il  faut  le  dire ,  Ginetta ,  qui  avait  toujours  vécu  au  jour 
le  jour,  avec  une  insouciance  complète  de  l'avenir,  devait  contri- 
buer elle-même  à  le  faire  sortir  de  la  voie  dans  laquelle  il  n'était 
entré  que  pour  elle.  Le  trouvait-elle  plongé  dans  les  ténèbres  d'un 
dossier  que  le  procureur  lui  avait  confié,  elle  s'effrayait  de  l'ex- 
pression vieillie  et  mécontente  de  son  regard,  et  ne  lui  cachait  pas 
qu'elle  reconnaissait  à  peine  son  cher  chevalier.  Elle  le  rendait  ainsi 
à  tout  son  dédain  pour  les  affaires,  et  il  sentait  comme  un  remords 
du  temps  qu'il  y  avait  consacré. 

L'amour  n'existe  pourtant  dans  toute  sa  force  et  son  ivresse  qu'à 

TOME  XIII.      JANVIER.  17 


238  REVUE  DE  PARIS. 

condition  de  remplir  ainsi  toute  la  vie.  Mais  que  laisse-t-il  pour  le 
travail?  Peu  à  peu  le  zèle  et  le  courage  du  chevalier  s'amortirent,  et 
bientôt  il  ne  resta  plus  aucun  vestige  de  ses  premiers  efforts.  La  ré- 
pugnance qu'il  avait  un  instant  surmontée  devint  chaque  jour  plus 
vive;  la  place  qu'il  avait  faite  dans  sa  vie  pour  les  affaires  se  rétrécit 
de  plus  en  plus.  Aux  heures  qu'il  avait  fixées  pour  se  rendre  chez  le 
procureur,  il  se  détournait  tout  à  coup  du  chemin  qui  devait  l'y  con- 
duire, et  allait  s'asseoir  dans  quelque  coin  des  Tuileries,  un  peu 
troublé,  mais  heureux  comme  un  écolier  qui,  coûte  que  coûte,  a 
voulu  échapper  à  la  figure  chagrine  de  son  maître.  Était-il  placé 
devant  son  bureau,  les  pièces  d'un  procès  éparses  sous  ses  yeux, 
l'image  de  Ginetta  arrivait  aussitôt,  qui  en  troublait  le  sens,  en  dé- 
rangeait l'ordre,  et  le  chevalier,  empressé  de  n'y  plus  rien  entendre, 
laissait  là  toutes  ces  sombres  écritures,  ouvrait  le  volume  d'un  poète 
aimé,  et  y  respirait  comme  le  parfum  de  sa  chère  maîtresse.  La  pro- 
cédure et  les  cliens  allaient  ensuite  comme  ils  pouvaient. 

Vous  comprenez  que  le  procureur  se  fatigua  assez  vite  d'être  traité 
avec  ce  sans-façon.  Le  chevalier,  remercié  avec  tous  les  égards  dus 
au  nom  qu'il  portait,  ne  put  cacher  sa  joie  de  rentrer  dans  toute  sa 
liberté. 

Ginetta  ne  s'était  pas  reportée  une  seule  fois  aux  paroles  que  le 
chevalier  avait  prononcées  en  revenant  d'Asnières,  et  qui  lui  avaient 
annoncé  la  nécessité  d'une  séparation  prochaine.  Comme  Gilbert 
n'était  pas  revenu  sur  ce  sujet,  elle  croyait  le  danger  passé.  Ses 
jours  coulaient  sans  trouble  et  sans  inquiétude,  sa  sécurité  était  com- 
plète. Mais  cette  sécurité,  le  chevalier  ne  pouvait  plus  la  partager. 
Lorsqu'il  était  auprès  de  Ginetta,  aucune  pensée  importune  ne  le 
détournait  de  son  ivresse;  dans  ses  paroles,  dans  ses  regards  même, 
rien  ne  trahissait  une  inquiétude  secrète  et  contenue.  Mais  loin  de 
Ginetta  le  fantôme  menaçant  de  l'avenir  le  trouvait  souvent  désarmé 
et  le  tenait  sans  défense  sous  le  coup  de  ses  terribles  étreintes.  Tou- 
tefois avait-il  revu  Ginetta ,  ses  alarmes  et  son  découragement  étaient 
à  l'instant  dissipés. 

Cependant  s'avançait  le  jour  qui  ne  devait  plus  avoir  de  lendemain. 
Les  dernières  ressources  du  chevalier  allaient  être  épuisées,  et  il 
avait  pris  vis-à-vis  de  lui-même  l'engagement  de  ne  point  accepter 
d'autres  sacrifices.  ïl  fallait  donc  enfin  ouvrir  les  yeux  et  les  faire 
ouvrir  à  Ginetta.  Un  soir  qu'ils  étaient  tous  deux  assis  près  de  la 
fenêtre,  recueillis  et  silencieux  dans  la  rêverie  où  l'on  tombe  si  dou- 
cement aux  premières  lueurs  de  la  lime  qui  se  lève,  le  chevalier,  pre- 


REVUE   DE   PARIS.  239 

liant  tout  à  coup  la  main  de  Ginetta ,  lui  déclara  qu'ils  touchaient  aux 
derniers  momcns  de  leur  bonheur,  qu'avant  la  fin  de  la  semaine  il 
faudrait  se  séparer. 

Ginetta  bondit  à  ces  paroles  et  se  pressa  avec  violence  sur  le  cœur 
du  chevalier,  comme  pour  protester  contre  cette  menace;  mais  après 
les  premiers  momens  de  cette  rébellion  passionnée,  il  fallut  se  rési- 
gner à  connaître,  sinon  à  accepter  la  vérité.  Bientôt  même  Ginetta 
demanda  pardon  au  chevalier  du  dernier  sacrifice  que  leur  amour 
avait  imposé  à  sa  famille.  Comme  le  chevalier,  elle  renonça  à  pro- 
longer son  bonheur  en  achevant  la  ruine  qui  était  commencée.  Ils 
étaient  tombés  tous  les  deux  dans  un  de  ces  profonds  abattemens  où 
l'on  n'ose  pas  se  communiquer  les  tristes  pensées  qui  arrivent,  lors- 
que Ginetta,  se  levant,  s'écria  :  La  signora  m'a  souvent  répété  que  le 
capitaine  me  destine  sa  fortune;  si  nous  disions  tout  à  la  signora, 
elle  irait  trouver  le  capitaine  et  lui  demanderait  pour  toi  sa  fille  adop- 
tive.  Mais  que  dis-je?  reprit-elle  en  baissant  la  voix,  tu  ne  peux  pas 
épouser  une  fille  comme  moi,  sans  famille  et  sans  nom. 

—  Le  nom  est  peu  de  chose  devant  l'amour;  cependant,  si  avec  ce 
nom  nous  avions  conservé  l'héritage  de  nos  ancêtres,  je  n'aurais  pas 
attendu  jusqu'à  ce  jour  pour  te  l'offrir. 

—  Je  te  crois,  Gilbert,  mais  ton  père.... 

—  Il  serait  venu  lui-même  te  chercher. 

—  Alors  tout  n'est  pas  perdu,  s'écria-t-elle  en  essuyant  ses  larmes. 
Puisque  tu  veux  bien  que  je  sois  ta  femme,  puisque  ton  père  consen- 
tirait à  m'accueillir,  mais  nous  n'avons  plus  rien  à  craindre! 

—  Je  ne  saurais  partager  ta  confiance,  et  pourtant  je  ne  puis 
croire  que  Dieu  nous  ait  condamnés. 

—  Eh  bien  !  encore  cette  soirée  tout  entière  à  nous  aimer.  De- 
main, avant  le  milieu  du  jour,  je  serai  chez  toi  et  je  t'apporterai, 
quelle  qu'elle  soit,  la  réponse  du  capitaine. 


VI. 

Ginetta  était  trop  chaste  et  trop  pure  dans  son  ignorance  pour 
espérer  l'indulgence  comme  pour  craindre  la  sévérité  de  la  signora; 
elle  avoua  tout  sans  honte  et  sans  effort,  n'ayant  gardé  le  secret  dans 
son  cœur  que  pour  obéir  au  chevalier.  Helena ,  en  recevant  cette 
confidence,  ne  put  retenir  un  cri  de  surprise  et  d'effroi;  mais,  sans 
l'accuser  ou  sans  la  plaindre,  elle  la  pressa  sur  son  cœur,  priant  Dieu 

17. 


240  REVUE  DE   PARIS. 

tout  bas  d'être  plus  miséricordieux  pour  cette  enfant  qu'il  ne  l'avait 
été  pour  elle;  puis,  sans  perdre  de  temps,  elle  courut  chez  le  capi- 
taine. Comme  Ginetta,  elle  pensait  qu'il  devait  accepter  avec  empres- 
sement un  mariage  si  honorable  et  l'occasion  de  donner  dans  le  monde 
un  rang  à  sa  fille  adoptive.  Elles  s'étaient  bien  cruellement  trompées 
l'une  et  l'autre.  Ce  rang  fut  la  cause  même  du  refus.  Je  ne  sais  quelle 
insulte  ce  chef  de  corsaires  avait  reçue  autrefois  de  l'aristocratie  de 
Venise,  mais,  vivement  pressé  par  la  signora,  il  se  laissa  emporter 
aux  plus  violentes  expressions  de  la  haine  contre  les  nobles.  Tout  en 
comprenant  qu'il  n'y  avait  rien  à  espérer  d'un  homme  dont  le  parti 
était  si  bien  pris  d'avance ,  la  signora  ne  put  le  quitter,  fort  émue 
elle-même,  sans  ajouter  à  son  exaltation  par  l'éloge  de  la  société  qu'il 
attaquait. 

Elle  ne  cacha  rien  à  Ginetta;  elle  raconta  la  scène  qui  venait  de  se 
passer  sans  en  supprimer  un  mot.  Son  récit  se  ressentait  de  toutes 
les  agitations  de  la  douleur  et  même  de  la  colère. 

—  Il  he  me  doit  rien,  il  ne  m'avait  rien  promis,  répondit  Ginetta 
avec  calme  et  sans  paraître  abattue. 

Ce  sang-froid  et  cette  sérénité  irritèrent  un  peu  la  signora.  —  Si 
vous  êtes  satisfaite,  mon  enfant,  dit-elle,  à  la  bonne  heure;  je  veux 
bien  avoir  tort. 

Ginetta  se  jeta  au  cou  de  la  signora  comme  pour  protester  contre 
cette  interprétation.  Elles  restèrent  un  instant  dans  les  bras  l'une  de 
l'autre. 

—  Que  je  regrette  maintenant,  dit  la  signora,  de  ne  pas  avoir 
gardé  tout  entière  la  fortune  que  mon  père  me  laissait!  Ce  qu'il  n'a 
pas  voulu  donner,  moi  j'aurais  été  si  heureuse  de  l'offrir.  Mais  le 
peu  que  j'ai  conservé,  je  ne  le  conserve  que  jusqu'à  la  mort.  Hélas! 
peut-être  va-t-il  désormais  t'accueillir  durement;  qui  sait  même  s'il 
voudra  te  recevoir?  N'oublie  pas  qu'il  y  a  une  maison  qui  te  sera 
toujours  ouverte. 

—  J'y  serais  venue  sans  que  vous  me  l'eussiez  dit,  répondit  Ginetta 
en  lui  pressant  la  main. 

Ces  mots  étaient  prononcés  d'une  voix  à  peine  troublée;  mais  il 
était  évident  qu'elle  faisait  de  violons  efforts  pour  contenir  son  émo- 
tion. Elle  quitta  la  signora  sans  avoir  laissé  lire  le  désespoir  qui  était 
sans  doute  dans  son  cœur.  Cependant,  au  moment  de  sortir  et  en 
l'embrassant,  elle  fut  sur  le  point  d'éclater. 

Moins  confiant  que  sa  jeune  maîtresse,  depuis  qu'il  était  seul,  le 
chevalier  avait  passé  par  toutes  les  alternatives  déchirantes  de  l'espé- 


HE  VUE  DE  PARIS.  241 

rance  et  du  découragement.  Il  attendait  Ginetta  avec  une  cruelle 
impatience;  il  était  allé  vingt  fois  sur  le  balcon,  d'où  si  souvent  il  se 
plaisait  à  la  voir  accourir,  mais  il  était  trop  bouleversé  pour  y  rester 
long-temps  immobile;  il  se  tenait  debout  près  de  la  porte  lorsqu'elle 
entra.  Voyant  sa  contenance  assurée,  son  front  calme,  ses  yeux  bril- 
lans,  il  poussa  un  cri  de  joie. 

—  Eh  bien?  demanda-t-il. 

—  Il  a  dit  non ,  répondit-elle. 

— Je  devais  m'y  attendre,  murmura  Gilbert. 

Ginetta  ne  donnait  aucun  détail,  il  n'en  demanda  aucun.  Renversé 
sur  son  lit,  la  tête  dans  ses  mains,  il  eut  un  instant  de  morne  déses- 
poir. Oubliant  qu'elle  était  là,  il  semblait  réciter  en  lui-même  je  ne 
sais  quel  sombre  monologue.  Ginetta,  restée  debout,  jetait  sur  lui 
un  regard  d'étonnement.  Bientôt  il  se  leva,  et  se  promenant  à  grands 
pas  : 

—  A  quoi  suis-je  bon?  s'écria-t-il;  à  qui  ma  vie  est-elle  utile?  J'ai 
ruiné  mon  père,  j'ai  apporté  la  douleur  et  la  honte  à  cette  enfant... 
Il  faut  mourir. 

—  Tu  as  raison,  dit  Ginetta  s'approchant  et  lui  prenant  la  main,  il 
faut  mourir. 

Le  chevalier  la  contempla  avec  un  mélange  d'effroi  et  de  doute; 
puis,  la  pressant  convulsivement  sur  son  cœur  : 

—  Si  je  t'entraînais  avec  moi,  Dieu  ne  me  le  pardonnerait  jamais, 
lui  dit-il. 

—  Gilbert ,  répondit-elle,  je  ne  savais  pas  quel  était  ton  dessein  ; 
mais,  le  jour  même  où  tu  serais  parti,  je  me  serais  jetée  dans  la  rivière. 
Oh!  j'aime  bien  mieux  mourir  avec  toi! 

Il  y  avait  je  ne  sais  quoi  de  tendre,  mais  d'irrévocable,  dans  l'air 
et  le  ton  de  Ginetta.  Cependant,  peut-être  encore  indécis  lui-même, 
le  chevalier  essaya  de  lutter  contre  cette  résolution.  Il  s'aperçut 
bientôt  que  tous  ses  efforts  seraient  inutiles;  il  ne  combattit  plus. 
D'ailleurs,  puisque  la  séparation  seule  la  tuait,  ce  n'était  plus  lui 
maintenant,  c'était  elle  qui  les  condamnait  tous  les  deux. 

Le  suicide  était  alors  un  dénouement  assez  rare.  Le  chevalier  choisit 
un  genre  de  mort  devenu  vulgaire,  l'asphyxie  parle  charbon.  De 
toutes  les  manières  d'en  finir,  c'est  la  plus  douloureuse  peut-être, 
mais  c'est  la  seule  où  l'on  soit  parfaitement  sûr  de  sa  volonté.  On  ne 
meurt  pas  du  premier  coup;  de  la  vie  que  l'on  quitte,  et  d'où  l'on  est 
presque  déjà  sorti,  on  se  suit  jusque  sur  le  seuil  de  la  mort,  et,  près 
de  le  franchir,  on  peut  reculer  encore.  Pour  se  briser  le  front  avec 


£42  REVUE   DE    PARIS. 

une  balle  ou  se  percer  le  cœur  d'un  coup  de  poignard,  il  suffît  d'un 
accès  de  fièvre;  pour  demeurer  tranquillement  étendu  sur  un  mate- 
las et  y  attendre,  étreintes  par  étreintes,  que  l'axphyxie  vous  ait 
étranglé,  il  faut  depuis  long-temps  s'être  préparé  à  la  lutte;  il  faut 
avoir  compté  autant  de  déceptions  qu'on  a  nourri  d'espérances,  et 
que,  la  dernière  espérance  brisée,  il  en  reste  encore  une,  suprême, 
impossible  sans  doute,  et  pour  laquelle  on  a  voulu  se  laisser  les 
chances  d'une  agonie  plus  longue  et  d'où  l'on  pût  revenir.  Ceux  qui 
entrent  dans  la  mort  par  cette  porte  ne  quittent  pas  la  Aie  par  dégoût 
de  la  vie,  mais  parce  qu'ils  en  attendaient  ce  qu'elle  n'a  pas  donné, 
et  ce  que  jusqu'à  la  dernière  seconde  ils  pourraient  encore  obtenir  si 
Dieu  le  voulait  bien. 

Le  chevalier  fit  tous  les  apprêts,  puis  il  sortit  avec  Ginetta  de  cette 
chambré  qui  allait  être  leur  tombeau,  et  ils  errèrent  tous  deux  à 
l'aventure  à  travers  la  ville.  C'était  par  une  belle  matinée  :  sur  les 
quais,  dans  les  jardins  publics,  dans  les  carrosses  dorés,  sur  la  rivière, 
où  les  mariniers  chantaient  entre  les  planches  de  leurs  chaloupes 
amarrées ,  aux  fenêtres ,  sous  l'auvent  des  boutiques,  partout  Paris 
tout  entier  s'épanouissait  au  soleil.  Mais  le  cœur  de  Gilbert  ne  battait 
plus  dans  cette  atmosphère  généreuse.  Il  ne  voyait  plus  les  objets  que 
couverts  d'un  voile  funèbre.  Cependant  il  s'efforçait  de  faire  bonne 
contenance;  l'air  souriant  de  Ginetta  semblait  lui  reprocher  son 
anxiété  et  sa  préoccupation.  Hélas!  en  vain  il  cherchait  à  s'en  dé- 
fendre, l'agonie  commençait  déjà  dans  son  cœur.  Lui  qui  avait  pu 
se  faire  si  imprévoyant  jusqu'au  dernier  moment,  ce  dernier  moment 
arrivé,  il  avait  perdu  toute  son  énergie.  C'était  peut-être  aussi  sa  con- 
science qui  tremblait;  il  ne  savait  pas  trop  jusqu'à  quel  point  il  avait 
droit  de  mourir. 

Pour  Ginetta,  qui  n'était  d'aucune  religion,  elle  ne  voyait  rien 
au-delà  du  tombeau.  La  mort  était  un  mot  dont  le  sens  ne  lui  avait 
été  révélé  qu'à  moitié.  Qui  sait  si  elle  ne  s'imaginait  pas  qu'expirant 
l'un  près  de  l'autre  dans  toute  leur  jeunesse  et  leur  beauté,  ils  res- 
teraient éternellement  jeunes  et  beaux? 

Ainsi,  assise  près  du  chevalier  dans  un  coin  isolé  des  Tuileries, 
la  main  dans  la  main  de  son  amant,  elle  ne  semblait  avoir  perdu  au- 
cune de  ses  illusions;  la  vie  lui  souriait  jusque  dans  la  mort. 

—  Gilbert,  disait-elle,  c'est  dans  un  lieu  frais  et  désert  qu'il  fau- 
drait qu'on  nous  réunît.  On  mêlerait  quelques  fleurs  au  gazon,  des 
héliotropes  que  tu  aimes,  des  myrtes  que  préfère  la  signora.  On 
détournerait  l'eau  du  ruisseau  voisin  pour  qu'elle  vînt  rafraîchir  la 


REVUE  DE  PARIS.  2i3 

tige  de  ces  fleurs.  Nous  aurions  souvent  la  visite  de  la  signora.  Ah! 
quand  je  l'ai  quittée,  j'ai  eu  bien  de  la  peine  à  ne  pas  pleurer. 

En  disant  ces  derniers  mots,  elle  était  près  de  s'attendrir;  mais  se 
tournant  vers  le  chevalier  :  —  Tu  es  bien  sérieux;  à  quoi  penses-tu 
donc?  demanda-t-elle. 

—  A  rien,  répondit-il  en  se  levant  et  essuyant  furtivement  une 
larme. 

Il  venait  de  se  rappeler  le  baron  de  Matignon;  il  l'avait  vu  passer 
près  de  lui,  vieilli  de  dix  ans,  le  front  flétri,  les  yeux  éteints,  et  se 
plaignant  à  Dieu  de  survivre  à  ceux  qu'il  avait  aimés.  Pendant  quel- 
ques instans,  les  souvenirs  de  son  enfance,  entourée  de  tant  de  soins 
et  de  dévouement,  le  plongèrent  en  un  muet  attendrissement.  Il 
éprouva  même  je  ne  sais  quel  sentiment  de  colère  et  de  haine  contre 
Ginetta,  qui  l'avait  amené  à  cette  extrémité.  Ne  lui  devait-il  pas  le 
malheur  des  derniers  jours  de  son  père?  Mais  un  regard  de  Ginetta 
faisait  justice  de  cette  irritation  et  de  ces  regrets,  et,  même  au  prix 
qu'elles  lui  coûtaient,  il  n'eût  pas  voulu  que  les  heures  passées  au- 
près de  Ginetta  fussent  retranchées  de  sa  vie. 

Plusieurs  fois  dans  cette  journée,  il  fut  tenté  de  revenir  sur  sa  réso- 
lution, de  faire  une  seconde  épreuve  du  travail,  comme  si  la  pre- 
mière n'était  pas  décisive.  Si  Ginetta  eût  montré  quelque  hésitation, 
il  eût  à  l'instant  reculé;  mais  la  vanité  (où  ne  la  trouve-t-on  pas?)  le 
fit  marcher  en  avant. 

Toutefois,  l'insouciance  de  cette  enfant  devant  la  mort  le  trou- 
blait. Il  s'effrayait  d'un  témoignage  si  complet  de  l'amour  sur  le  bord 
d'une  tombe.  Savait-elle  bien  ce  qu'elle  allait  faire?  Mais  comment 
l'interroger?  et  que  lui  apprendre?  D'ailleurs  elle  l'avait  dit,  et  il 
devait  l'en  croire,  lui  absent  elle  se  tuait;  et  l'honneur  lui  permettait- 
il  d'achever  la  ruine  de  son  père  en  demeurant  auprès  d'elle  autre- 
ment que  dans  la  mort? 

Cependant,  lorsque  la  dernière  heure  fut  près  de  sonner,  la  force 
et  l'énergie  lui  revinrent.  Il  monta  lestement,  avec  Ginetta,  l'esca- 
lier de  son  appartement,  et  sur  le  palier  il  prit  presqu'en  jouant  la 
taille  de  la  jeune  fille,  qui  détourna  la  tête  comme  pour  appeler  et 
recevoir  un  baiser. 

Dans  la  chambre,  les  rayons  de  la  lune,  qui  étaient  entrés  sous  les 
rideaux  du  lit,  semblaient  caresser  les  rêves  d'un  amant.  Sur  la  fe- 
nêtre, les  fleurs  livraient  tous  leurs  parfums  aux  premières  brises  ra- 
fraîchissantes de  la  nuit.  Ils  restèrent  quelques  instants  assis  l'un 
près  de  l'autre,  livrés  aux  souvenirs  et  à  l'amour  que  cette  heure 


244  REVUE  DE   PARIS. 

et  ce  lieu  leur  rappelaient.  Mais,  tout  à  coup,  Ginetta  se  dégageant 
des  bras  de  Gilbert  : 

—  Écris  maintenant  à  la  signora,  dit -elle.  Je  me  coucberai ,  tu 
viendras  me  rejoindre  quand  tu  auras  fini  ! 

Le  chevalier  lui  obéit.  La  lettre  fut  courte,  car  il  craignait  de 
s'attendrir,  et  il  n'était  pas  disposé  à  écrire  une  dissertation  ;  il  ne 
mourait  pas  pour  son  plaisir. 

En  voyant  Ginetta  qui  l'attendait,  la  tête  appuyée  sur  ses  bras  nus, 
les  cheveux  dénoués,  si  belle,  si  jeune,  et  encore  si  heureuse,  il  hé- 
sita et  s'arrêta.  —  Est-ce  que  tu  n'oses  plus?  lui  dit-elle  presqu'avec 
enjouement. 

Ces  mots,  prononcés  d'un  air  de  défi,  le  décidèrent.  Il  alluma  le 
charbon.  Au  moment  où  il  fermait  la  fenêtre,  Ginetta  le  pria  de  re- 
tirer les  fleurs  et  de  les  placer  autour  du  lit,  le  plus  près  qu'il  pour- 
rait; elle  lui  demanda  aussi  de  ne  pas  éteindre  la  lampe.  Ces  recom- 
mandations étaient  faites  avec  une  aisance  si  naturelle,  qu'en  l'écou- 
tant le  chevalier  perdait  en  quelque  sorte  le  sentiment  réel  de  son 
action. 

Lorsqu'il  s'approcha  de  Ginetta,  les  yeux  de  la  jeune  fille  étaient 
déjà  plus  voilés  ;  la  funeste  ivresse  commençait.  —  Essayons  de  dor- 
mir, dit-il. 

—  Oh  !  pas  encore,  répondit-elle.  Causons. 

Après  quelques  instans  de  silence  :  —  Gilbert,  cela  est  singulier... 
il  me  semble...  est-ce  un  souvenir?  est-ce  une  vision?...  Non,  je  me 
le  rappelle  bien  maintenant....  Je  me  promenais  sur  le  bord  de  la 
mer,  avec  une  dame  qui  me  donnait  la  main...;  il  faisait  très  chaud 
et  beaucoup  de  soleil....  Gilbert....  ne  vois-tu  pas  deux  hommes  qui 
sortent  de  ces  rochers?  La  dame  est  renversée,  elle  a  appelé,  mais 
on  n'entend  plus  rien....  il  y  a  un  de  ces  hommes  qui  m'emporte.... 
Comme  il  me  presse  sur  sa  poitrine!....  Je  ne  respire  plus...;  la  voix 
me  manque....  Gilbert,  j'étouffe... 

Les  traits  de  Ginetta  étaient  horriblement  contractés,  il  ne  restait 
bientôt  plus  rien  de  sa  jeunesse  et  de  sa  beauté.  Le  chevalier  poussa 
un  cri  de  désespoir;  il  eût  pu  la  voir  morte,  non  ainsi  défigurée.  Plus 
fort  qu'elle,  il  avait  encore  résisté;  il  se  traîna  jusqu'à  la  fenêtre  et 
l'ouvrit. 

—  Oh!  tu  es  trop  belle  pour  mourir,  s'écria-t-il. 


REVUE   DE   PARIS.  245 


VII. 

—  Vous  connaissez  le  jeune  chevalier  de  Matignon?  disait,  quel- 
ques mois  plus  tard,  Mme  du  Deffant;  il  a  épousé  la  fille  naturelle  du 
prince  de  C...! 

—  Comment  donc?  s'écria  Diderot;  mais  le  prince  et  la  signora 
n'ont  jamais  eu  d'enfant. 

—  Je  suis  parfaitement  renseignée,  reprit  Mme  du  Deffant  :  la  pe- 
tite vivait  chez  un  oncle  de  la  signora,  qui  avait  autrefois  commandé 
une  des  galères  de  la  république  de  Venise.  C'était  un  vieillard  très 
riche,  fort  avare  et  peu  accommodant;  la  signora,  qui  n'avait  jamais 
pu  s'entendre  avec  lui,  s'était  fait  remplacer  par  sa  fille,  pour  sur- 
veiller la  succession.  La  petite  avait  fort  bien  réussi;  l'oncle  promet- 
tait de  lui  laisser  tout  son  bien.  Cependant,  quand  il  fut  question  du 
mariage  avec  le  chevalier,  et  qu'on  lui  demanda  son  consentement  et 
une  dot,  il  donna  bien  son  consentement,  mais  il  refusa  la  dot.  Ce 
n'était  pas  le  compte  du  chevalier,  qui  s'était  ruiné  au  jeu,  et  voulait 
refaire  sa  fortune;  aussi,  regardant  la  partie  comme  perdue,  il  s'était 
retiré.  Mais  la  jeune  fille,  qui  en  raffolait,  fit  un  coup  de  sa  tête;  elle 
quitta  sans  rien  dire  la  maison  de  son  oncle,  vint  trouver  le  che- 
valier, et  le  pria  de  la  tuer  et  de  se  tuer  avec  elle.  Le  chevalier,  dans 
un  grand  embarras,  voulut  faire  quelques  remontrances  :  elle  tint 
bon,  et  il  fallut  bien  avoir  l'air  au  moins  de  satisfaire  ce  caprice.  Il 
se  fit  donc  apporter  deux  épées,  mais  deux  épées  du  temps  des  croi- 
sades, à  large  lame,  qui  faisaient  peur  à  voir,  et  se  donna  l'air  le  plus 
terrible  qu'il  put.  Au  moment  où  il  appuyait  la  pointe  sur  le  cœur 
de  cette  folle,  elle  poussa  un  grand  cri  et  demanda  grâce.  Comme 
vous  pensez,  il  avait  prévu  ce  dénouement.  Voici  ce  qu'il  n'avait  point 
prévu:  l'oncle,  après  une  scène  violente  avec  la  signora,  fut  pris 
d'un  étourdissement,  et  au  bout  de  quelques  heures  il  mourait  d'un 
coup  de  sang.  Le  lendemain,  le  chevalier  de  Matignon  savait  que  le 
capitaine  Stefano  laissait  sur  son  testament  soixante  mille  écus  de 
rente  à  la  fille  naturelle  du  prince  de  C... 

—  Mais,  madame...,  reprit  Diderot. 

—  Je  sais  ce  que  je  dis,  entendez- vous,  cher  philosophe. 

—  Voilà  pourtant  comme  on  écrit  l'histoire,  s'écria  Diderot. 

—  Et  les  romans,  répondit  en  riant  Mme  du  Deffant. 

Édocard  Bergoumoux. 


UN  NOVATEUR 


DIX-HUITIEME  SIECLE. 


En  1693,  les  Comédiens  Italiens  représentaient  pour  la  première 
fois  une  pièce  originale,  ayant  pour  titre  Les  Originaux.  L'auteur 
était  un  jeune  Champenois  aventureux,  surtout  dans  les  arts,  et  qui 
recherchait  avec  passion  tout  ce  qui  était  nouveau  sous  le  soleil, 
même  aux  dépens  du  sens  commun.  C'était  Antoine  Houdard  de  La 
Motte.  11  avait  étudié  chez  les  jésuites,  à  Paris,  écoutant  plutôt  ses 
instincts  que  ses  maîtres;  aussi  n'avait-il  appris  qu'un  peu  de  latin 
et  pas  du  tout  de  grec  :  il  protestait  déjà  contre  les  Grecs  et  les  Ro- 
mains. En  revanche  il  avait  beaucoup  rêvé,  il  avait  lu  Corneille  avec 
admiration,  il  avait  trouvé  les  anciens  poètes  sans  saveur;  il  s'était  pro- 
mis de  changer  sur  ce  sujet  les  idées  de  son  siècle.  Avec  ce  beau  des- 
sein, il  s'était  bien  gardé  de  suivre  celui  de  sa  famille,  qui  voulait 
faire  de  lui  un  procureur.  Comme  il  n'existait  pas  alors  de  journaux, 
le  théâtre  était  la  seule  tribune  des  novateurs;  après  avoir  joué  la 
comédie  dans  un  cercle  d'amis,  il  avait  abordé  le  théâtre  par  une 


REVUE  DE  PARIS.  2i7 

pièce  curieuse  en  prose  italienne  et  en  prose  française.  Le  jour  de 
la  première  représentation,  il  comptait  sur  un  succès  :  ce  succès,  c'était 
le  pot  au  lait  de  Perrette,  c'était  la  source  de  sa  fortune,  de  sa  gloire; 
une  fois  en  belle  renommée,  il  proclamait  hautement  ses  idées  sur 
les  littératures  anciennes  et  modernes,  il  devenait  chef  de  secte,  il 
combattait  avec  tout  le  feu  de  son  esprit;  que  sais-je?  mille  autres 
rêves  jeunes  et  brùlans;  mais  le  lait  tombe!  Adieu  veau,  roche, 
cochon,  couvée.  La  pièce  fut  sifflée;  le  novateur  s'attendait  si  peu  à 
cet  accueil  qu'il  en  perdit  presque  la  tète;  il  s'enfuit  du  théâtre  à 
petits  pas,  ne  voulant  pas  revoir  les  amis  conviés  à  sa  gloire;  il  partit 
le  soir  même  en  redisant  la  fable  de  La  Fontaine.  Où  alla-t-il?  A  la 
Trappe.  C'était  la  première  fois  qu'un  auteur  sifflé  se  retirait  ainsi 
du  monde.  Non-seulement  il  ne  s'arrêta  pas  en  chemin,  mais,  une 
fois  dans  cette  sombre  solitude,  il  se  soumit  de  point  en  point  à  toutes 
les  austérités  de  la  règle.  On  devrait  infliger  la  Trappe  à  beaucoup 
d'auteurs  dramatiques  de  notre  temps. 

La  Trappe  était  alors  bien  habitée;  M.  de  Rancé  l'avait  mise  à  la 
mode  dans  le  beau  monde;  les  grandes  infortunes  couraient  en  ce 
pieux  abri  sans  retourner  la  tète  vers  les  orages  et  les  fêtes  d'ici-bas. 
L'abbé  de  Rancé  était  le  suprême  confesseur  de  toutes  ces  âmes  en 
peine,  qui  venaient  apprendre  avant  l'heure  les  joies  du  ciel.  Arriva 
le  tour  de  notre  jeune  solitaire.  Il  venait  de  prendre  l'habit,  il  psal- 
modiait des  psaumes,  déjà  il  avait  marqué  sa  fosse  d'un  coup  de  bêche. 

—  Mon  enfant,  lui  dit  If.  de  Rancé,  je  vous  trouve  bien  jeune  et 
bien  rose  pour  venir  si  tôt  dans  le  chemin  de  la  mort  et  de  la  vie 
éternelle. 

—  Que  puis-je  faire  de  mieux  ailleurs,  mon  père? 

—  Écoutez  bien  votre  cœur.  Ètes-vous  sûr  de  lui?  Ses  élans  vers  le 
monde  ne  vous  détourneront-ils  pas  du  charme  solennel  de  la  prière 
et  du  silence? 

Le  jeune  homme  réfléchit  un  peu;  la  vie  du  monastère  n'était  rien 
moins  qu'attrayante  pour  un  cœur  de  vingt  ans  :  qu'y  trouvait-il? 
l'oubli  de  la  gloire;  mais  à  cette  pensée  les  sifflets  de  la  Comédie  Ita- 
lienne résonnèrent  encore  dans  ses  oreilles. 

—  Mon  révérend  père,  je  suis  résolu  à  mourir  dans  cette  pieuse 
solitude. 

—  Songez-y  bien,  mon  fils,  reprit  l'abbé  de  Rancé,  qui  voulait  à 
toute  force  savoir  la  raison  de  cette  retraite.  Les  regrets  qui  pour- 
raient vous  tourmenter  ici  seraient  mille  fois  plus  mortels  à  votre 
ame  que  les  passions  mondaines  qui  la  pourraient  assaillir.  Dieu 


248  REVUE    DE   PARIS. 

ne  nous  a  pas  mis  sur  la  terre  pour  contempler  toujours  le  ciel,  il 
faut  être  soumis  aux  lois  de  la  création.  Le  Seigneur  étend  ses  béné- 
dictions sur  le  travail,  sur  les  joies  du  cœur,  sur  la  famille;  tous  ne 
sont  pas  destinés  à  creuser  leur  fosse  ici-bas.  Il  y  a  tel  jardin  ou  tel 
champ  dont  la  fleur  ou  l'épi  est  plus  agréable  à  Dieu  que  l'herbe 
stérile  de  notre  retraite.  Croyez-moi,  il  faut  avoir  le  triste  droit  de  se 
plaindre  du  monde  pour  le  fuir  sans  retour.  Vous  n'avez  donc  plus 
de  mère? 

—  Hélas!  dit  le  jeune  homme,  j'ai  une  mère  qui  m'aime  et  qui 
pleure  ma  fuite  si  j'en  crois  mes  songes. 

—  Prenez  garde,  ces  larmes-là  ne  sont  pas  des  prières  pour  vous 
auprès  de  Dieu;  aimer  sa  mère,  c'est  aimer  Dieu'  Je  veux  savoir  qui 
vous  a  conduit  ici.  Est-ce  la  foi  ou  le  chagrin?  Est-ce  que  déjà  quel- 
que folle  passsion... 

—  Dieu  m'en  garde,  mon  père. 

A  cet  endroit  de  la  confession ,  le  jeune  solitaire  avait  plus  d'une 
fois  retourné  la  tête  vers  le  monde;  le  monde  qu'il  avait  fui  avec 
désenchantement  lui  apparaissait  au-delà  des  murailles  de  la  Trappe, 
avec  mille  charmes  inconnus;  les  femmes  lui  souriaient  plus  douce- 
ment que  les  saintes;  il  voyait  passer  sous  les  yeux  de  son  ame  un 
certain  verger  de  Troyes  où  il  avait  cueilli  des  pèches  avec  une  cer- 
taine Laure  bien  digne  d'un  autre  Pétrarque. 

—  Mon  père,  reprit-il  en  rougissant,  je  vais  vous  confesser  sans 
détour  pourquoi  je  suis  venu  dans  ce  refuge. 

—  Parlez,  mon  enfant. 

—  Je  suis  venu  à  la  Trappe  parce  que  j'ai  été  sifflé  à  la  Comédie 
Italienne. 

La  belle  et  triste  figure  de  l'abbé  de  Rancé  s'anima  d'un  sourire. 

—  Vanité  des  vanités!  dit-il  en  soupirant  au  souvenir  de  sa  vie 
passée.  Allez,  mon  enfant,  allez  prendre  votre  revanche.  Ce  ne  sont 
pas  là  de  ces  défaites  qu'on  vient  pleurer  à  la  Trappe.  Que  n'êtes- 
vous  allé  essuyer  vos  larmes  sur  le  sein  de  votre  mère?  Si  plus  tard 
le  Seigneur  vous  éprouve  ici-bas  par  de  grandes  infortunes,  revenez 
en  ce  refuge  de  paix  et  de  consolation;  mais  pour  aujourd'hui,  partez, 
allez  chercher  votre  place  au  soleil. 

Le  jeune  homme  baisa  les  mains  de  l'abbé  de  Rancé,  quitta  aussi- 
tôt la  Trappe,  et  n'y  retourna  jamais.  Selon  l'abbé  de  Voisenon,  il  n'y 
avait  pas  tout  à  fait  perdu  son  temps,  il  en  était  sorti  avec  un  opéra. 

Il  revint  à  Paris  sans  trop  savoir  ce  qu'il  allait  devenir.  Le  jour  de 
son  arrivée,  il  entendit  un  motet  de  Campra  et  un  opéra  de  Lulli.  Il 


REVUE  DE   PARIS.  2V9 

voulut  faire  jouer  son  opéra.  Il  vitCampra,  lui  parla  de  sa  pièce,  lui 
dit  qu'un  grand  musicien  devait  abandonner  un  peu  l'église  pour  le 
théâtre,  tant  et  si  bien  que  Campra  entraîné  consentit  à  débuter  avec 
lui.  L'Europe  galante  fut  notée  en  quelques  semaines;  mais  à  l'O- 
péra il  fallait  attendre  son  taat;  l'Europe  galante  ne  fut  représentée 
qu'en  1697.  Cette  fois  le  succès  fut  des  plus  éclatons.  La  Motte 
oublia  tout  à  fait  la  Trappe  pour  le  théâtre.  Il  fit  coup  sur  coup 
neuf  opéras  qui  réussirent  tous,  grâce  à  la  musique  de  Destouches. 
Il  avait  un  peu  mis  de  côté  ses  idées  originales  sur  les  littératures; 
mais,  comme  il  était  né  avec  le  caractère  de  novateur,  il  devait  reve- 
nir à  ses  idées  même  à  son  insu.  La  première  tentative  fut  des  plus 
malencontreuses:  il  traduisit  Homère,  du  moins  il  défigura  Homère 
avec  une  merveilleuse  patience;  il  se  permit  de  refondre  l'Iliade,  ce 
poème  des  poèmes.  Jamais  sous  le  soleil  on  n'avait  ainsi  profané  la 
création  humaine.  Aussi ,  il  faut  le  dire  à  la  louange  de  l'esprit  fran- 
çais, cette  singulière  traduction  souleva  mille  et  mille  clameurs.  La 
Motte  n'eut  guère  pour  lui  que  l'abbé  ïrublet.  Cependant,  avant 
que  la  traduction  fût  imprimée,  La  Motte  avait  obtenu  d'illustres  suf- 
frages. Boileau  lui-même  lui  avait  prédit,  sur  la  lecture  du  premier 
chant,  que  le  vieil  Homère  serait  enfin  habillé  à  la  française.  Boi- 
leau ne  savait  plus  guère  ce  qu'il  disait.  Mais  je  reviendrai  tout  à 
l'heure  à  cette  œuvre  étrange. 

Tout  en  refondant  l'Iliade,  La  Motte  écrivait  des  odes,  des  opéras, 
des  discours.  Son  premier  discours  est  un  pamphlet  contre  la  poésie; 
il  fit  grand  bruit  au  parnasse  de  1700.  Le  temps  était  bien  choisi  :  le 
seul  poète  vivant  était  M.  de  Fontenelle.  La  Motte  avoue  donc  qu'il 
est  de  l'avis  de  Platon  et  de  Pythagore  :  Platon,  qui  bannit  les  poètes 
de  sa  république;  Pythagore,  qui  les  condamne  au  Tartare.  La  Motte, 
en  froid  raisonneur,  ne  voit  que  la  rime  dans  la  poésie;  il  compare 
sérieusement  nos  meilleurs  poètes  à  des  charlatans  qui  font  passer  des 
grains  de  millet  par  le  trou  d'une  aiguille.  C'était  d'ailleurs  ainsi  que 
voyait  Pascal;  il  s'imaginait  que  toutes  les  beautéspoétiques  sont  dans 
certaines  phrases  bizarres, comme  merveille  de  nos  jouis,  astre  de  la 
nuit.  La  Motte  condamne  sans  pitié  la  fiction ,  ce  voile  si  doux  de  la 
poésie.  «  La  fiction  est  un  vain  détour.  Pourquoi  ne  pas  dire  à  la  lettre 
ce  qu'on  veut  dire"?  Les  figures  sont  des  pièges  que  l'on  tend  à  l'esprit 
pour  le  séduire.  »  S'il  veut  donner  l'origine  de  la  poésie,  il  dit  :  «  Elle 
n'était  d'abord  différente  du  discours  que  par  un  arrangement  me- 
suré des  paroles  qui  flatta  l'oreille;  la  fiction  survint  bientôt  avec  les 
figures  :  voilà  tout  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  à  la  poésie.  »  Et  Fontenelle 


250  REVUE   DE   PARIS. 

applaudissait.  La  Motte  veut-il  parler  de  l'enthousiasme  :  «  C'est  un 
beau  nom  qu'on  donne  à  ce  qui  est  le  moins  raisonnable.  L'enthou- 
siasme ressemble  à  cette  ivresse  qui  met  un  homme  hors  de  lui ,  qui 
l'égaré  en  mille  images  bizarres  et  sans  suite.  »  On  voit  que  La  Motte 
avait  été  à  l'école  de  Boileau.  Au  milieu  de  toutes  ces  idées  singu- 
lières, on  rencontre  pourtant  çà  et  là  une  page  pleine  de  bon  sens. 
Ainsi,  en  parlant  de  Ronsard,  il  ose  le  juger  comme  un  grand  poète, 
digne  cadet  de  Pindare,  «  à  ce  point  que  tout  ce  qu'il  emprunte  d'Ho- 
race devient  pindarique  entre  ses  mains.  On  retrouve  partout  dans  ses 
odes  ces  images  pompeuses,  ces  graves  sentences,  ces  métaphores  et 
ces  expressions  audacieuses  qui  caractérisent  le  poète  thébain.  C'est 
l'enthousiasme  qui  entraînait  Pindare.  »  Puisque  nous  voyons  Pin- 
dare et  Ronsard  en  parallèle,  remarquons  ici  qu'ils  ont  eu  la  même 
destinée  :  admirés,  méprisés,  et  encore  admirés.  La  Motte  aboutit 
tout  droit  à  la  rime  après  avoir  tant  décrié  la  poésie;  son  discours,  qui 
enfanta  un  schisme  littéraire,  est  tout  simplement  la  préface  d'un  re- 
cueil d'odes  pindariques  et  anacréontiques.  Il  est  vrai  que  sa  poésie 
venait  à  l'appui  de  cette  préface  anti-poétique;  il  se  donnait  ainsi 
raison.  Cependant,  à  en  croire  l'ode  à  Fontenelle,  il  espère  que, 
grâce  à  son  ami  et  à  lui-môme,  les  anciens  seront  surpassés  par 
les  modernes. 

Dépouillons  ces  respects  serviles 
Que  l'on  rend  aux  siècles  passés; 
Les  Homères  et  les  Virgiles 
Peuvent  encore  être  effacés. 
Croit-on  la  nature  bizarre 
Pour  nous  aujourd'hui  plus  avare 
Que  pour  les  Grecs  et  les  Romains? 
De  nos  aînés  mère  idolâtre, 
N'est-elle  plus  que  la  marâtre 
Du  reste  grossier  des  humains? 

C'était  parler  en  téméraire  plutôt  qu'en  poète;  mais  cette  témérité 
vous  attache  à  La  Motte  comme  à  un  voyageur  aventureux  qui  va  se 
hasarder  vers  les  rivages  inconnus;  on  le  suit  avec  intérêt,  on  lui 
sait  gré  de  protester  un  peu  contre  ce  culte  extrême  des  Grecs  et  des 
Romains  qui  couvrait  l'esprit  français  d'une  poussière  de  mort. 

De  tout  temps  ma  muse  un  peu  fière 
Dédaigne  un  travail  plagiaire 


REVUE  DE   PARIS.  251 

Dans  une  autre  langue  emprunté. 
Loin  ces  poètes  sans  génie 
A  qui  le  dieu  des  vers  dénie 
La  gloire  de  la  nouveauté. 
Des  Pindares  et  des  Horaces 
Suivous  plus  dignement  les  traces. 
C'est  en  inventant  qu'ils  ont  plu  ; 
Et  les  imitateurs  serviles 
N'ont  dans  leurs  écrits  inutiles 
Que  le  mérite  d'avoir  lu. 

On  voit  qu'il  ne  manquait  à  La  Motte,  pour  être  un  vrai  poète,  que 
la  poésie,  cette  fille  du  ciel  qui  chante  si  bas  que  l'ame  la  plus  élevée 
l'entend  à  peine.  Peut-être  n'a-t-il  manqué  à  La  Motte  que  de  s'é- 
couter mieux  lui-même,  car,  tout  en  dédaignant  ses  devanciers,  il 
les  imitait,  il  les  avait  trop  lus.  Que  de  fois  il  a  dû  arriver  à  un  poète 
d'enterrer  sa  poésie  dans  les  feuillets  d'un  livre  étranger! 

La  Motte,  poursuivant  son  ode,  s'écrie  avec  bonne  raison  :  «  Si  le 
nouveau  nous  est  interdit,  si  la  nature  est  épuisée  par  les  anciens,  ce 
n'est  pas  la  peine  d'écrire  : 

C'est  assez  d'apprendre  à  les  lire, 
S'il  est  vrai  qu'ils  nous  ont  tout  dit.  » 

Un  demi-siècle  après  la  cause  célèbre  des  anciens  et  des  modernes, 
Voltaire  voulut  à  son  tour  secouer  la  poussière  des  dossiers.  Lui  seul 
rendit  un  jugement  en  bonne  forme,  le  jugement  de  la  souveraine 
raison  : 

«  Le  grand  procès  des  anciens  et  des  modernes  n'est  pas  encore 
vidé;  il  est  sur  le  bureau  depuis  l'âge  d'argent  jusqu'à  l'âge  d'or.  Les 
hommes  ont  toujours  prétendu  que  le  bon  vieux  temps  valait  beau- 
coup mieux  que  le  temps  présent.  Nestor,  dans  l'Iliade,  en  voulant 
s'insinuer  comme  un  sage  conciliateur  dans  l'esprit  d'Achille  et  d'Aga- 
memnon,  débute  par  leur  dire  :  «  J'ai  vécu  autrefois  avec  des  hommes 
«  qui  valaient  mieux  que  vous;  non,  je  n'ai  jamais  vu  et  je  ne  verrai 
«jamais  de  si  grands  personnages  que  Drias,  Gênée,  Exadius,  Po- 
«  lyphème,  égal  aux  dieux,  etc.  » 

«  La  postérité  a  bien  vengé  Achille  du  mauvais  compliment  de 
Nestor,  vainement  loué  par  ceux  qui  ne  louent  que  l'antique.  Per- 
sonne ne  connaît  plus  Brias;  on  n'a  guère  entendu  parler  d'Exadius 
ni  de  Cénée,  et  pour  Polyphème,  égal  aux  dieux,  il  n'a  pas  une  très 


252  REVUE  DE  PARIS. 

bonne  réputation ,  à  moins  que  ce  ne  soit  tenir  de  la  divinité ,  que 
d'avoir  un  grand  œil  au  front  et  de  manger  des  hommes  tout  crus. 
«  L'antiquité  est  pleine  des  éloges  d'une  autre  antiquité  plus 
reculée. 

Les  hommes ,  en  tout  temps ,  ont  pensé  qu'autrefois 
De  longs  ruisseaux  de  lait  serpentaient  dans  nos  bois; 
La  lune  était  plus  grande,  et  la  nuit  moins  obscure; 
L'hiver  se  couronnait  de  fleurs  et  de  verdure; 
L'homme,  ce  roi  du  monde,  et  roi  très  fainéant, 
Se  contemplait  à  Taise  admirant  son  néant, 
Et,  formé  pour  agir,  se  plaisait  à  rien  faire. 

«  Horace  combat  ce  préjugé  avec  autant  de  finesse  que  de  force 
dans  sa  belle  épître  à  Auguste:  «  Faut-il  donc,  dit-il,  que  nos 
«  poèmes  soient  comme  nos  vins,  dont  les  plus  vieux  sont  toujours 
«  préférés?  » 

«  Fontenelle  s'exprime  ainsi  sur  ce  sujet  : 

«  Toute  la  question  de  la  prééminence  entre  les  anciens  et  les 
«  modernes  étant  une  fois  bien  entendue,  se  réduit  à  savoir  si  les 
«  arbres  qui  étaient  autrefois  dans  nos  campagnes  étaient  plus 
«  grands  que  ceux  d'aujourd'hui.  En  cas  qu'ils  l'aient  été,  Homère, 
«  Platon,  Démosthènes,  ne  peuvent  être  égalés  dans  ces  derniers 
«  siècles,  mais  si  nos  arbres  sont  aussi  grands  que  ceux  d'autrefois, 
«  nous  pouvons  égaler  Homère,  Platon  et  Démosthènes.  » 

«  Avec  la  permission  de  cet  illustre  académicien,  ce  n'est  point  là 
du  tout  l'état  de  la  question.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  la  nature  a 
pu  produire  de  nos  jours  d'aussi  grands  génies  et  d'aussi  bons  ou- 
vrages que  ceux  de  l'antiquité  grecque  et  latine,  mais  de  savoir  si 
nous  en  avons  en  effet.  Il  n'est  pas  impossible  sans  doute  qu'il  y  ait 
d'aussi  grands  chênes  dans  la  forêt  de  Chantilly  que  dans  celle  de 
Dodone;  mais,  supposé  que  les  chênes  de  Dodone  eussent  parlé,  il 
serait  très  clair  qu'ils  auraient  un  grand  avantage  sur  les  nôtres,  qui 
probablement  ne  parleront  jamais.  » 

Les  odes  de  La  Motte  sont  en  grand  nombre;  il  y  en  a  sur  tous  les 
tons  et  sur  tous  les  caractères.  Ce  qu'on  trouve,  à  coup  sur,  de 
plus  frappant  dans  chacune  d'elles,  c'est  une  dédicace,  un  grain  d'en- 
cens brûlé  aux  pieds  de  tous  les  personnages  contemporains.  On  sent 
bien  que  le  poète,  puisque  poète  il  y  a,  n'a  fait  l'ode  que  pour  la 
dédicace.  Jamais  rimeur  français,  hormis  Fontenelle  et  (eux  qui  ne 
comptent  pas,  n'a  aligné  des  mots  avec  plus  de  sécheresse  et  d'ennui. 


REVUE   DE   PARIS.  253 

Comparé  à  La  Motte,  Chapelain  a  le  feu  du  génie.  Chez  La  Motte, 
c'est  toujours  la  raison  qui  parle,  la  raison  rimée  pure  et  simple. 
Cependant  il  est  plus  heureux  dans  ses  odes  anacréontiques;  l'aban- 
don le  surprend  malgré  lui.  Voyez  ces  jolis  portraits  au  pastel  :  comme 
ils  sont  facilement  touchés  ! 


LA  REVUE   DES   AMOURS. 

L'un ,  à  la  fin  de  sa  carrière, 
Le  carquois  vide,  l'arc  baissé, 
Portant  un  flambeau  sans  lumière, 
De  vieillesse  était  tout  cassé. 

L'autre,  ne  battant  que  d'une  aile 
Qui  le  soutenait  à  demi , 
Comblé  des  faveurs  d'une  belle, 
Était  déjà  presque  endormi. 

L'un ,  dépité,  rompait  ses  armes, 
Accablé  d'un  malbeur  nouveau. 
Une  ingrate  causait  ses  larmes, 
Qu'il  essuyait  à  son  flambeau. 

L'autre,  rebuté  des  caprices 
De  celle  qui  le  fait  brûler, 
Pour  porter  ailleurs  ses  services, 
Était  tout  prêt  à  s'envoler. 

Dans  sa  fureur  d'être  neuf,  il  va  jusqu'à  écrire  une  ode  en  prose. 
Lafaye  répond  par  une  ode  en  vers  où  il  défend  la  poésie.  Que  fait 
La  Motte?  Il  met  l'ode  de  Lafaye  en  prose,  pour  prouver  que  la  rime 
et  la  mesure  n'ajoutent  rien  de  bon  à  la  poésie.  Personne  ne  fut 
convaincu,  pas  même  Fénelon,  qui  aurait  si  bien  pu  plaider  pour 
La  Motte. 

Après  ses  odes  il  fit  des  discours  sans  nombre  pour  concourir  à 
toutes  les  académies;  durant  quelques  années,  il  obtint  tous  les  prix 
à  Paris  et  en  province.  Ce  fut  un  si  grand  scandale,  que  des  acadé- 
miciens eurent  dans  une  séance  la  mission  d'aller  prier  La  Motte  de 
ne  plus  concourir.  Il  faut  dire  que  tous  ses  discours  couronnés  sont 
de  pauvres  discours.  C'est  la  raison  glaciale  qui  parle  comme  un  livre 
qu'on  a  lu.  Le  concours  académique  est  surtout  fatal  aux  novateurs; 
ils  n'osent  y  aventurer  que  de  pâles  paradoxes;  ils  rejettent  avec 

TOME  XIII.      JANVIER..  18 


254  REVUE   DE   PARIS. 

crainte  tout  le  feu  de  l'inspiration;  ils  attendent  pour  écrire  l'heure 
où  la  pensée  a  vainement  fatigué  ses  ailes,  ou ,  s'ils  ont  osé  écrire  à 
l'heure  bénie  de  l'inspiration,  ils  effacent  ensuite  d'une  main  faible 
tout  ce  qu'il  y  a  de  verdeur  et  d'élan  dans  leur  discours. 

La  Motte  avait  été  à  La  Trappe  plutôt  par  pressentiment  religieux 
que  par  vraie  dévotion;  il  devint  aveugle  à  vingt-quatre  ans;  il  semble 
qu'alors  un  soudain  éclair  ait  frappé  les  yeux  de  son  ame,  il  devient 
un  chrétien  des  plus  fervens.  Parce  qu'il  ne  voyait  plus  les  routes 
humaines,  il  n'en  voyait  que  mieux  les  chemins  du  ciel.  Ici  bas  il 
était  dans  l'ombre  du  tombeau,  mais  là-haut  n'assistait-il  pas  déjà  à 
ce  soleil  qui  n'a  pas  de  déclin?  Au  lieu  du  crépuscule,  c'était  l'aube 
qui  se  levait  pour  lui;  il  pénétrait  plus  loin  dans  l'horizon  du  passé 
et  dans  l'horizon  de  l'avenir.  Il  étudiait  avec  plus  de  recueillement 
tous  les  trésors  d'amour  que  Dieu  a  cachés  dans  notre  ame;  aussi 
disait-il  que  Dieu,  en  le  frappant  sur  la  terre,  l'avait  élevé  au  ciel. 
Il  demeura  aveugle  jusqu'à  sa  mort.  Comme  il  avait  hérité  de  son 
père  de  quoi  vivre  en  poète,  il  passa  doucement  sa  vie  dans  l'amour 
des  lettres  et  dans  l'amour  de  Dieu.  Un  de  ses  neveux  lui  fut  dévoué 
au  point  de  devenir  son  serviteur  et  son  secrétaire;  son  office  était  de 
lire  tout  haut  ou  d'écrire  à  la  dictée,  d'habiller  La  Motte,  de  le  con- 
duire en  promenade,  au  café  ou  dans  le  monde. 

Pour  surcroît  d'infortune  humaine,  la  goutte  vint  la  moitié  du  temps 
lui  paralyser  les  pieds.  Malgré  cet  autre  obstacle,  La  Motte  n'en  allait 
pas  moins  dîner  en  ville  presque  tous  les  jours.  On  l'envoyait  cher- 
cher en  chaise  ou  en  carrosse,  soit  qu'il  dînât  chez  la  marquise  de 
Lambert  ou  chez  la  duchesse  du  Maine.  Il  était  très  recherché  dans 
le  beau  monde  pour  son  esprit  toujours  piquant  quoique  toujours 
aimable.  La  duchesse  du  Maine  disait  qu'il  ne  persifflait  qu'avec  du 
miel  sur  les  lèvres.  Il  n'avait  pas  l'esprit  de  pointes  de  son  ami 
Fontenelle,  il  avait  l'esprit  du  bon  sens,  l'esprit  le  meilleur  et  en 
même  temps  le  plus  dédaigné.  Au  café  Procope,  il  y  avait  toujours 
cercle  pour  entendre  cet  aveugle  enjoué  et  charmant  qui  étonnait 
souvent  par  ses  étranges  systèmes.  Il  parlait  avec  artifice;  il  avait  si 
bien  l'esprit  d'éblouir  son  monde  qu'en  l'écoutant  on  lui  donnait 
toujours  raison,  même  pour  ses  odes  et  tragédies  en  prose,  môme 
pour  ses  critiques  des  anciens.  Soit  dans  le  monde,  soit  au  café,  il 
avait  d'illustres  auditeurs,  ainsi  le  régent,  Fénclon,  le  marquis  de 
Saint-Aulaire,  M""'  de  Staal,  Voltaire,  Fontenelle,  J.-IL  Rousseau, 
M100  Daeicr,  et  au-dessous  Lafaye,  l'abbé  Desfontaines,  flacon,  l'abbé 
ïrublet.  Mais  la  parole  imprimée  de  La  Motte  n'avait  plus  la  même 


REVUE   DE   PARIS.  255 

puissance.  Il  faisait  alors  la  guerre  à  lui  tout  seul  ;  nul  ne  se  présen- 
tait pour  le  défendre  dans  ses  hardiesses  littéraires  et  profanatrices. 
Ses  écrits  avaient  du  moins  la  gloire  d'éveiller  l'ardeur  des  libellistes. 
Pas  un  de  ses  discours  qui  n'ait  fait  écrire  vingt  brochures;  c'était 
la  politique  du  jour. 

En  171i,  il  publia  sa  traduction  de  l'Iliade  précédée  d'une  longue 
critique  du  poème  d'Homère.  Dans  quel  but  cette  critique  et  cette 
traduction?  Sans  doute  pour  dégoûter  des  anciens.  Il  réduisit  le 
poème  en  douze  chants,  c'est  dire  qu'il  mit  de  coté  toutes  les  images, 
toutes  les  descriptions,  toute  la  pompe  d'Homère.  Un  froid  dessina- 
teur avait  voulu  reproduire  une  œuvre  du  Titien,  s'imaginant  que  la 
couleur  n'est  pour  rien  dans  le  tableau.  L'Iliade  de  La  Motte  n'est, 
comme  l'a  dit  d'Alembert,  qu'un  squelette  décharné;  c'est  le  soleil 
vu  dans  l'eau,  c'est  la  cendre  du  feu.  Mme  Dacier  entra  en  lice  contre 
ce  profanateur  du  prince  des  poètes.  Elle  écrivit  un  livre  intitulé  : 
Des  causes  de  la  corruption  du  goût.  C'était  la  critique  injurieuse 
des  esprits  faibles.  Ce  fut  une  bonne  fortune  pour  La  .Motte,  car  il 
répondit  par  des  Réflexions  sur  la  critique  qui  contrastèrent  d'une 
façon  piquante  avec  la  violente  diatribe  de  son  adversaire  par  l'es- 
prit, la  grâce  et  l'enjouement.  Mme  Dacier  avait  raison,  mais  avec  l'a- 
mertume grossière  des  érudits  du  xvie  siècle.  Bien  des  gens  auraient 
voulu  avoir  tort  comme  La  Motte.  La  querelle  s'étendit  de  proche 
en  proche,  elle  gagna  tous  les  esprits;  chaque  jour  vit  éclore  des  pa- 
négyriques et  des  épigrammes  en  prose  et  en  vers.  Toutes  les  aca- 
démies lurent  du  combat,  qui  pour  les  anciens,  qui  pour  les  mo- 
dernes. L'ombre  de  Perrault  dut  en  tressaillir.  Comme  il  arrive 
toujours,  tout  le  monde  avait  raison  ou  plutôt  tout  le  monde  avait 
tort.  Durant  la  dispute,  un  savant  écrivit  sur  la  porte  de  l'Académie 
française  ce  quatrain  parodié  de  celui  de  Pierre  Corneille  sur  le  car- 
dinal de  Richelieu  : 

La  Motte  et  la  Dacier,  avec  un  zèle  égal, 
Se  battent  pour  Homère,  et  n'y  gagneront  rien; 
L'une  l'entend  trop  bien  pour  en  dire  du  mal, 
L'autre  l'entend  trop  peu  pour  en  dire  du  bien. 

L'Académie  ne  savait  quel  parti  prendre,  quand  M.  de  Valincourt 
chercha  à  faire  la  paix;  il  engagea  à  dîner  les  chefs  de  parti.  On  ne 
s'entendit  pas,  mais  la  paix  fut  solennellement  conclue.  Mme  de  Staal 
dit  dans  ses  Mémoires  :  «  J'étais  du  dîner,  je  représentais  la  neutra- 
lité. On  but  à  la  santé  d'Homère,  et  tout  se  passa  bien.  » 

18. 


256  REVUE    DE   PARIS. 

Gacon  seul  demeura  dans  l'arène,  armé  de  sonnets,  de  rondeaux, 
d'épigrammes  de  toutes  formes,  sous  le  titre  :  Homère  vengé.  Il 
n'avait  point  été  du  dîner.  Voyant  le  dédain  de  La  Motte  pour  ses 
satires,  il  lui  dit  un  jour  :  «  Je  vais  faire  une  brochure  qui  aura  pour 
titre  :  Rrponse  au  silence  de  M.  de  La  Motte.  » 

Mmc  Dacier,  dans  son  livre,  avait  dit:  «  Alcibiade  donna  un  grand 
soufflet  à  un  rhéteur  qui  n'avait  point  lu  les  œuvres  d'Homère;  que 
ferait-il  aujourd'hui  à  un  rhéteur  qui  lui  lirait  l'Iliade  de  La  Motte?» 
«  Heureusement,  dit  finement  La  Motte  dans  sa  réponse,  qu'autre- 
fois, quand  j'ai  lu  à  Mme  Dacier  un  chant  de  mon  Iliade,  elle  ne  se 
souvint  pas  de  ce  trait  d'histoire.  Ces  injures  de  Mme  Dacier  avaient, 
disait-il  encore,  toute  la  simplicité  des  temps  héroïques  et  toute 
l'énergie  de  celles  que  se  prodiguent  les  héros  de  l'Iliade.  »  Tout  le 
monde  convint  que  Mme  Dacier  traitait  son  adversaire  à  la  grecque, 
et  que  La  Motte  n'oubliait  pas  qu'il  répondait  à  une  Française.  «Tout 
eût  été  pour  le  mieux ,  dit  d'Alembert,  si  La  Motte  s'en  fût  tenu  à  la 
prose  dans  cette  dispute;  il  eut  le  malheur  d'appeler  à  son  secours 
cette  poésie  qu'il  avait  tant  décriée,  et  qui,  comme  par  représailles, 
l'abandonna  plus  que  jamais  dans  ce  moment  critique.  Il  ressembla 
à  un  général  habile,  mais  imprudent,  qui,  faisant  avec  avantage  une 
guerre  de  campemens  et  de  manœuvres,  voudrait  ajouter  à  ses  succès 
celui  d'une  action  décisive  en  bataille  rangée,  et  perdrait  par  la  dé- 
faite tout  le  fruit  et  tout  l'honneur  de  sa  campagne.  » 

Dans  son  discours  sur  Homère,  La  Motte  nous  apprend  une  opinion 
assez  ignorée  et  assez  piquante  de  Boileau  sur  les  dieux  de  l'Iliade. 
«  Je  me  souviens  qu'un  jour  je  demandai  raison  à  M.  Despréaux  de 
la  bizarrerie  et  de  l'indécence  des  dieux  d'Homère;  il  dédaigna  de  le 
justifier  par  le  secours  trivial  des  allégories,  et  il  voulut  bien  me  faire 
confidence  d'un  sentiment  tout  personnel,  quoique,  tout  persuadé 
qu'il  en  fût,  il  n'ait  pas  voulu  le  rendre  public:  c'est  qu'Homère  avait 
craint  d'ennuyer  par  le  tragique  continu  de  son  sujet;  que,  n'ayant 
de  la  part  des  hommes  que  des  passions  et  des  combats  funestes  à 
peindre,  il  avait  voulu  égayer  le  fond  de  sa  matière  aux  dépens  des 
dieux  mômes,  et  qu'il  leur  avait  fait  jouer  la  comédie  dans  les  en- 
tr'actes  de  son  action.  » 

A  la  mort  de  Thomas  Corneille,  La  Motte  se  présenta,  avec  ses 
odes,  ses  opéras  et  ses  trente-huit  ans,  pour  ce  fauteuil  illustré  par 
Pierre  Corneille.  J.-B.  Rousseau  se  présentait  aussi;  La  Motte  fut 
nommé  parce  qu'il  avait  des  amis,  et  que  J.-B.  Rousseau  n'en  avait 
point.  De  tout  temps,  pour  l'Académie,  les  amitiés  ont  mieux  valu 


REVUE   DE   PARIS.  237 

que  le  talent.  Le  vrai  poète  fit  une  épigramme  pour  se  consoler;  le 
mauvais  poète  prononça  un  bon  discours ,  un  des  meilleurs  qui  aient 
été  entendus  jusque-là.  Après  avoir  étonné  l'auditoire  par  ses  airs 
de  nouveauté,  il  le  toucha  par  de  simples  et  modestes  paroles  sur  la 
privation  de  la  vue  qu'avait  éprouvée  Thomas  Corneille.  «  Ce  mot  me 
fait  sentir  tout  à  coup  l'état  où  je  suis  réduit  moi-même;  ce  que  l'âge 
avait  ravi  à  mon  prédécesseur,  je  l'ai  perdu  dès  ma  jeunesse.  Cette 
malheureuse  conformité  que  j'ai  avec  lui  vous  en  rappellera  souvent 
le  souvenir;  je  ne  servirai  d'ailleurs  qu'à  vous  faire  mieux  sentir  sa 
perte.  »  L'abbé  Tallemant,  touché  plus  que  les  autres,  lui  répondit, 
séance  tenante ,  par  ces  six  vers  : 

La  Motte ,  par  l'effort  de  ton  vaste  génie , 

Tu  répares  du  sort  l'injuste  tyrannie; 

Ce  n'est  point  par  les  yeux  que  l'esprit  vient  à  bout 

De  bien  connaître  la  nature. 
Argus  avec  cent  yeux  ne  connut  point  Mercure , 

Homère  sans  yeux  voyait  tout. 

Quoique  aveugle,  peut-être  parce  qu'il  était  aveugle,  ses  amis, 
hormis  Fontenelle,  voulurent  le  marier.  Mais  il  était,  à  propos  de 
femmes  comme  de  poésie,  de  l'école  du  poète  normand.  Ainsi,  pour 
remercier  ses  amis,  il  écrivit  des  vers  sur  le  célibat.  Je  puis,  je  crois, 
sans  lui  faire  injure,  reproduire  ses  vers  comme  de  la  prose  :  «  Veut- 
on  que  je  prenne  une  femme?  j'y  veux  trouver  ensemble  et  jeunesse 
et  beauté,  l'esprit  bien  fait,  une  belle  ame,  agrément  et  simplicité; 
cœur  sensible  sans  jalousie;  complaisance,  sincérité,  vivacité  sans 
fantaisie;  sagesse  sans  austérité;  enfin,  pour  la  rendre  parfaite,  à 
toutes  les  vertus  joignez  tous  les  appas;  voilà,  je  crois,  celle  que  je 
souhaite;  trop  heureux  cependant  de  ne  la  trouver  pas.  » 

Cependant,  qu'il  eût  été  un  bon  mari,  facile  à  vivre,  cet  homme 
toujours  doux  et  patient!  Jugez-en  par  ce  trait.  Au  spectacle,  un 
soir,  il  fut  souffleté  par  un  jeune  étourdi,  parce  qu'il  venait  de  lui 
marcher  sur  le  pied  :  «  Monsieur,  lui  dit-il  paisiblement,  vous  allez 
être  bien  fâché,  je  suis  aveugle.  »  C'était  la  première  fois  que  La 
Motte  traduisait  noblement  le  vieil  aveugle  qui  se  nomme  Homère. 

Sa  demeure  était  triste  et  sombre;  on  croyait  entrer  chez  un  cé- 
nobite; on  sentait  bien  qu'une  femme  aimée  n'avait  jamais  passé 
par  là.  Des  livres,  du  désordre,  de  la  poussière,  un  vieux  balai  ren- 
versé, des  papiers  épars,  une  pendule  sans  aiguilles,  un  sablier,  voilà 
ce  qui  frappait  au  premier  coup  d'œil,  selon  une  lettre  de  l'abbé  de 


258  REVUE  DE   PARIS. 

Pons,  surnommé  le  bossu  de  La  Molle.  On  explique  ainsi  cette  pen- 
dule sans  aiguilles  :  «  Une  fois,  une  seule  fois,  le  résigné  La  Motte 
se  mit  en  fureur  contre  le  sort;  ne  sachant  à  qui  s'en  prendre,  il 
brisa  les  innocentes  aiguilles,  disant  qu'il  ne  devait  plus  voir  passer 
le  temps,  mais  seulement  l'entendre.  »  Depuis  ce  jour,  il  avait  un 
sablier  qui  l'avertissait  de  l'heure  du  dîner. 

Il  n'eut  qu'un  ennemi,  J.-B.  Rousseau;  ils  avaient  commencé  par 
s'aimer,  mais  l'Académie  fut  leur  pomme  de  discorde.  On  se  souvient 
que  les  premiers  couplets  célèbres  attribués  à  Rousseau  furent  lancés 
contre  La  Motte.  Ces  deux  poètes  étaient  chefs  de  secte  au  café  Pro- 
cope;  les  sectateurs  de  La  Motte  étaient  en  plus  grand  nombre,  parce 
que  La  Motte  était  plus  beau  parleur.  Rousseau,  meilleur  poète,  pré- 
voyant que  La  Motte  l'emporterait  aussi  à  l'Académie,  ne  put  résister 
au  plaisir  amer  de  l'épigramme.  Il  fit  des  couplets  contre  son  anta- 
goniste sur  un  air  fameux  d'opéra;  ces  couplets  furent  la  source  de 
son  malheur,  de  son  exil,  de  sa  misère,  car  ils  furent  suivis  d'autres 
couplets  indignes  de  lui,  qu'il  désavoua  jusqu'à  l'heure  suprême  de 
la  mort ,  mais  qui  furent  les  armes  qui  le  blessèrent  dans  sa  gloire 
et  dans  son  honneur. 

La  Motte  avait  trouvé,  en  perdant  la  vue,  une  mémoire  prodigieuse. 
N'ayant  pas  de  distraction  par  le  regard,  il  avait  l'art  de  retenir  mot 
à  mot  tout  ce  qu'il  entendait  à  propos  de  belles-lettres.  Cette  petite 
anecdote  va  le  prouver.  Un  jeune  poète  lui  lut  un  jour  devant  un 
cercle  lettré  une  tragédie;  on  ne  lisait  guère  alors  que  des  tragédies. 
La  Motte  écoute  en  silence  jusqu'à  la  dernière  scène  :  «  Votre  pièce 
est  belle,  lui  dit-il,  et  j'ose  vous  répondre  du  succès.  Une  seule  chose 
m'attriste,  c'est  que  vous  donniez  dans  le  plagiat  :  je  puis  vous  citer 
en  preuve  la  seconde  scène  de  l'acte  quatrième.  »  Le  jeune  poète, 
tout  étourdi  de  cette  accusation,  ne  savait  comment  se  justifier, 
lorsque  La  Motte  ajouta  :  «  Je  n'avance  rien  qu'en  connaissance  de 
cause,  et,  pour  vous  le  confirmer,  je  vais  réciter  cette  même  scène, 
que  je  me  suis  fait  un  plaisir  d'apprendre  autrefois  par  cœur  et  dont 
il  ne  m'est  pas  échappé  un  seul  vers.  »  Tous  ceux  qui  étaient  présens 
se  regardèrent  les  uns  les  autres  avec  étonnement;  il  récita  la  scène 
tout  entière  sans  hésiter.  L'auteur  était  tout-à-fait  décontenancé. 
Quand  La  Motte  eut  un  peu  souri  de  son  embarras,  il  lui  dit  :  «  Re- 
mettez-vous, monsieur,  la  scène  en  question  est  de  vous,  ainsi  que 
tout  le  reste;  mais  elle  m'a  paru  si  belle  et  si  touchante  que  je  n'ai  pu 
m'empêcher  de  la  retenir.  » 

Comme  La  Motte  voulait  être  universel ,  il  fit  des  fables  que  Fon- 


REVrE   DE   PARTS.  259 

tenelle  trouva  plus  agréables  que  celles  de  La  Fontaine.  Je  ne  suis  pas 
tout  à  fait  de  l'avis  de  ce  grand  critique;  cependant,  j'avoue  que  ces 
fables  sont  trop  dédaignées;  il  y  en  a  d'ingénieuses,  mais  ce  qui  sur- 
tout fait  quelque  honneur  à  La  Motte,  c'est  qu'il  a  inventé  tous  ses 
apologues.  Il  est  vraiment  fâcheux  que  le  tour  en  soit  si  pénible.  Ce 
qui  le  frappe  et  l'attire,  c'est  la  moralité;  il  y  court  en  toute  hâte,  sans 
s'arrêter  à  l'esprit  de  la  mise  en  scène,  à  la  grâce  du  vers,  au  piquant 
du  dialogue,  à  la  peinture  du  paysage.  Je  reproduis  la  seconde  fable, 
le  Pélican  et  l'Araignée;  elle  dira  mieux  à  ce  propos  que  tout  ce  que 
je  pourrais  dire. 

Pélican  le  solitaire 
Au  pied  d'un  arbre  sec  avait  posé  son  nid. 

Il  avait  là  maint  petit 
Dont  il  faisait  son  soin  et  sa  plus  douce  affaire. 
Un  jour,  n'apportant  point  de  pâture  pour  eux, 

Le  pauvre  nid  cria  famine. 
Que  fait  le  père  oiseau?  De  son  bec  généreux 

Lui-même  il  s'ouvre  la  poitrine, 
Et  repaît  de  son  sangle  nid  nécessiteux. 
Que  fais-tu  là?  lui  dit  Arachné  sa  voisine. 
—  Je  sauve  mes  enfans  aux  dépens  de  mes  jours. 
Ils  seraient  morts  sans  ce  secours. 

—  Eb  !  pauvre  fou  ,  répliqua  l'araignée, 

A  ce  prix  là  pourquoi  les  secourir  ? 
Ne  vaudrait-il  pas  mieux  vivre  encor  sans  lignée 

Que  de  laisser  des  enfans  et  mourir  ? 
On  ne  me  prendra  pas  à  pareille  folie. 
Tu  me  vois  un  peuple  d'enfans, 
J'en  ai  fait  au  moins  quatre  cents  : 
Je  les  mangerai  tous  si  Dieu  me  prête  vie. 

Ma  table  sera  bien  servie, 

Tant  que  la  canaille  vivra, 
Et  nous  en  croquerons  autant  qu'il  en  viendra. 
Le  pélican  frémit  du  discours  effroyable; 

Il  croit  presque  voir  le  soleil 
Reculer  comme  il  fit  en  un  festin  pareil. 
Tais-toi 3  dit-il,  tais-toi,  marâtre  détestable; 

De  tes  monstrueux  appétits 
Étonne  la  nature  en  dévorant  ta  race; 
Moi  je  meurs  plus  beureux  en  sauvant  mes  petits 

Que  je  ne  vivrais  à  ta  place. 


260  REVUE   DE   PARIS. 

Rois,  choisissez,  nous  sommes  vos  enfans , 
D'être  arachnés  ou  pélicans. 
Codrus  sauva  son  peuple  aux  dépens  de  sa  vie , 
Et  Néron  fit  brûler  Rome  pour  son  plaisir. 


Un  soir,  Voltaire  arrive  au  temple,  où  la  veille  on  avait  trop  médit 
de  La  Motte.  Messieurs,  dit-il  d'un  air  mystérieux,  on  a  découvert 
une  fable  oubliée  de  La  Fontaine.  11  lut  le  Pélican  et  V Araignée,  et 
tout  le  monde  d'applaudir;  c'était  à  qui  trouverait  des  beautés  appa- 
rentes ou  cachées.  Quand  on  se  fut  lassé  d'admirer,  Voltaire,  silen- 
cieux, reprit  la  parole  :  «  Eh  bien!  messieurs,  cette  fable  est  de  La 
Motte.  » 

A  l'académie,  La  Motte  fut,  pour  ses  fables,  mis  en  parallèle  avec 
La  Fontaine.  «  Le  premier  est  plus  naïf,  le  second  plus  ingénieux.  » 
On  discuterait  encore  si  un  savant  ne  se  fût  avisé  de  mettre  un  en- 
fant dans  la  discussion;  cet  enfant,  âgé  de  six  ans,  fut  prié  d'apprendre 
en  un  jour  une  fable  de  La  Fontaine  et  une  fable  de  La  Motte.  Il  ap- 
prit en  moins  d'une  heure  celle  de  La  Fontaine,  il  ne  parvint  jamais 
à  apprendre  celle  de  La  Motte. 

Le  croiriez-vous?  cet  homme  si  raisonnable,  sans  sourires  et  sans 
larmes,  cet  homme  sans  feu  et  sans  élan,  que  rien  ne  touchait,  hormis 
la  raison,  a  créé  une  tragédie  qui  a  fait  pleurer  tout  Paris  et  la  pro- 
vince, le  régent  lui-même,  qui  ne  croyait  guère  à  la  tragédie.  Inès  de 
Castro  a  eu  le  même  succès  que  le  Ciel.  On  prenait  des  copies,  plume 
à  la  main,  l'oreille  au  guet,  pendant  les  représentations.  Jamais,  de 
l'avis  de  d'Alembert  et  de  Duclos,  jamais  tragédie  ne  fut  tant  ap- 
plaudie et  tant  attaquée.  Tous  les  gazetiers  du  temps  écrivirent  pour 
ou  contre  en  prose  et  en  vers;  mais,  sans  trop  s'inquiéter  de  leurs 
grincemens  de  plume  : 

«  Tout  Paris,  pour  Inès,  eut  les  yeux  de  don  Pèdre.  >• 

Ce  succès  qui  nous  étonne,  nous  surtout  poètes  du  xixe  siècle,  est 
venu  de  cette  pitié  tragique  des  anciens ,  qui  va  droit  au  cœur  sans 
agacer  les  nerfs  par  la  pitié  horrible  des  modernes.  Dans  Inès  de  Castro, 
la  douleur  est  grande,  mais  douce,  mais  humaine;  les  larmes  coulent, 
mais  le  tableau  ne  fait  jamais  détourner  les  yeux.  Comment  donc  cet 
esprit  si  froid  et  si  sec  est-il  arrivé  à  cette  belle  et  simple  création? 
L'abbé  de  La  Porte,  dans  ses  Anecdotes  dramatiques,  raconte  que  La 


REVUE   DE  PARIS.  261 

Motte,  voulant  parvenir  à  coup  sûr  à  un  succès  de  larmes,  a  rassem- 
blé les  passions  qui  ont  produit  le  plus  d'effet  toutes  les  fois  qu'elles 
ont  paru  sur  le  théâtre;  qu'il  a  ensuite  prié  ses  amis  les  érudits  de  lui 
chercher  dans  l'histoire  un  événement  qui  encadrât  ses  idées;  que 
les  érudits  n'ont  trouvé  qu'Inès  de  Castro,  et  que  c'est  la  seule  raison 
qui  donne  ce  titre  à  la  tragédie.  Toute  singulière  que  paraisse  cette 
histoire,  elle  s'accorde  merveilleusement  avec  le  caractère  du  poète, 
qui  voulait  une  dixième  muse  sur  le  Parnasse,  la  muse  des  mathé- 
matiques. Cette  autre  histoire  de  l'abbé  de  La  Porte  est  plus  cer- 
taine. La  Motte  avait  été  témoin  au  Palais-de-Justice  d'un  coup  de 
théâtre  saisissant.  Un  fils  s'était  marié  sans  le  consentement  de  son 
père.  Au  bout  de  quelques  années,  le  père,  apprenant  ce  mariage, 
en  demanda  la  cassation  au  tribunal.  L'avocat  du  fils,  quand  vint  son 
tour  de  parler,  découvrit  les  enfans  issus  du  mariage,  qu'il  avait  ca- 
chés près  de  lui  :  —  Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  dire,  s'écria-t-il  avec  un 
accent  de  vraie  pitié.  —  Jamais  avocat  ne  fut  si  éloquent.  La  Motte, 
touché  jusqu'aux  larmes,  n'oublia  point  ce  trait  dans  sa  tragédie.  Il 
introduisit  donc  des  enfans  dans  Inès;  c'était  une  nouveauté  hardie. 
Peu  de  jours  avant  la  représentation,  le  régent,  assistant  à  une  lec- 
ture de  la  pièce,  avait  dit  au  poète  :  —  Prenez  garde,  La  Motte, 
jamais  on  n'a  vu  d'enfans  en  scène.  — Il  y  a  encore  du  nouveau  sous 
le  soleil,  répondit  La  Motte  avec  un  peu  d'orgueil.  A  la  représenta- 
tion, le  parterre  ne  savait  trop  quelle  figure  faire  à  la  scène  des  en- 
fans; les  uns  voulaient  rire,  les  autres  ne  savaient  que  faire  de  leurs 
larmes;  enfin,  un  éclat  de  rire  retentit  dans  la  salle.  M,le  Duclos,  qui 
jouait  le  rôle  d'Inès,  s'interrompit  et  cria  avec  indignation  :  «Ris 
donc,  sot  de  parterre,  à  l'endroit  le  plus  beau,  »  et  elle  poursuivit 
paisiblement.  Les  larmes  coulèrent  pour  tout  de  bon;  le  régent,  dé- 
couvrant La  Motte  dans  la  coulisse,  lui  cria  :  La  Motte,  vous  aviez 
raison. 

Le  succès  de  cette  tragédie  est  aujourd'hui  comme  non  avenu,' 
parce  que  le  style  fait  l'œuvre.  A  peine  trouve-t-on  un  beau  vers 
dans  Inès,  et  encore  ce  vers  est-il  de  Corneille.  Une  tragédie  sans 
style  est  un  monument  sans  architecture.  La  Motte  n'a  été  qu'un 
maçon  raisonnable.  Parmi  les  critiques  il  ne  faut  pas  oublier  ce  mot 
d'une  grande  dame  :  «  M.  de  La  Motte  a  fait  comme  M.  Jourdain 
dans  le  Bourgeois  gentilhomme,  de  la  prose  sans  le  savoir.  »  On  se 
rappelle  le  mot  de  Voltaire,  qui  est  du  même  esprit.  La  Motte  décla- 
mait un  jour  devant  Voltaire  contre  les  tragédies  en  vers;  c'était  peu 
de  temps  après  VOEdipe  de  ce  poète.  «  Votre  tragédie  est  belle,  disait 


262  REVUE  DE  PARIS. 

La  Motte;  il  faudra  que  je  la  mette  en  prose.  —  Faites  cela,  répliqua 
Voltaire,  et  je  mettrai  votre  Inès  en  vers.  » 

Inès  est  donc  un  chef-d'œuvre  de  bâtisse  dramatique;  l'amour 
n'a  jamais  été  plus  malheureux,  l'orgueil  du  rang  n'a  jamais  été 
mieux  vaincu  par  la  nature;  tout  l'intérêt  vient  de  ces  deux  senti- 
mens,  éternelles  sources  de  pitié  tragique.  L'effet  n'est  jamais  dans 
le  mot,  il  est  toujours  dans  la  situation;  aussi,  à  la  lecture,  Inès 
perd  tout  son  charme  et  toute  sa  puissance.  La  Motte,  qui  n'était 
qu'un  homme  de  talent,  n'a  pu  franchir  la  barrière  du  génie.  L'es- 
prit et  la  raison  s'arrêtent  pâles  et  glacés  devant  cette  barrière;  pour 
la  franchir,  il  faut  le  feu  et  l'élan  d'une  jeune  cavale  qui  sait  prendre 
à  propos  le  mors  aux  dents. 

Outre  les  critiques,  il  y  eut  quatre  parodies  jouées  avec  succès.  La 
tragédie  avait  si  profondément  touché  que  plus  d'une  fois,  à  ces  pa- 
rodies, on  vit  pleurer  des  spectateurs  en  souvenir  de  la  vraie  pièce. 
La  Motte  riait  des  critiques  en  disant  :  «  Qu'importent  leurs  diatribes? 
ils  ont  pleuré.  »  Un  siffleur  (il  y  avait  alors  des  siffleurs  comme  il  y  a 
aujourd'hui  des  apirtaudisseurs)  payé  contre  La  Motte  fut  si  attendri, 
à  une  des  représentations  d'Inès,  qu'il  se  tourna  vers  un  de  ses  cama- 
rades en  essuyant  des  pleurs  :  «Tiens,  mon  ami,  siffle  pour  moi,  je 
n'en  ai  pas  la  force.  » 

Pour  en  finir  sur  cette  pièce,  je  reproduis  ce  sonnet,  que  La  Motte 
écrivit,  la  veille  de  la  représentation,  sur  des  rimes  de  Fontenelle. 

Insensé!  qu'ai-je  fait?  Demain  à  la  cabale, 
Peut-être,  par  ma  chute,  il  faut  payer  tribut. 
Déjà  l'âpre  critique  en  murmures  s'exhale; 
Contre  ses  noirs  desseins  où  chercher  mon  salut? 

Quel  fil  me  tirera  de  ce  fâcheux  dédale? 
Me  verrai-je  demain  près  ou  loin  de  mon  but? 
Je  ne  sais;  mais,  hélas!  durant  tout  Yintervalle, 
le  suis  plus  agité  que  ne  l'est  Belzébut. 

O  gloire,  bruit  flatteur,  séduisant  paradoxe, 
J'ai  consumé  pour  toi  l'un  et  l'autre  équinoxe; 
Fais  qu'un  lot  fortuné  tombe  à  mon  numéro! 

Il  faut  que  le  public  ou  m'élève  ou  me  sape. 

S'il  veut  bien  m'applaudir,  je  me  tiens  plus  qu'un  pape; 

Mais  s'il  va  me  siffler,  que  deviens-je?  zéro. 


REVUE   DE   PARIS.  263 

Le  second  succès  de  bon  aloi  qu'obtint  La  Motte  au  Théâtre-Fran- 
çais fut  pour  le  Magnifique,  petite  comédie  inspirée  des  contes  de  La 
Fontaine.  Jamais  conte  n'avait  été  si  bien  mis  en  action;  agrément, 
délicatesse,  esprit  et  style,  tout  s'y  trouvait  ingénieusement  ré- 
pandu. Cette  pièce  avait  en  outre  de  l'attrait  par  son  divertissement. 
MlleGaussin  y  chanta,  Mlle  Dangeville  y  dansa;  et  comme  une  musique 
vive,  enjouée  et  tendre  répondait  à  merveille  à  un  ballet  galant,  on 
s'étonne  moins  du  succès  éclatant  du  Magnifique. 

La  Motte  mourut  au  milieu  de  sa  vogue,  ne  prévoyant  pas  que  la 
gloire  abandonnerait  si  tôt  son  ombre.  Il  succomba  à  une  attaque  de 
goutte  dans  sa  soixantième  année.  Sa  dernière  heure  fut  comme 
toute  sa  vie,  très  chrétienne.  A  la  fin  de  ses  jours,  il  avait  rimé  des 
psaumes,  toujours  pour  donner  tort  à  la  poésie. 

Dans  le  Parnasse  français,  La  Motte  est  gravé  de  profil  en  face  de 
Destouches,  son  musicien  ordinaire.  Il  n'est  rien  moins  qu'agréable 
par  les  traits  et  la  physionomie;  c'est  une  vraie  figure  champenoise. 
Il  est  coiffé,  comme  dans  tous  ses  portraits,  d'un  turban  ou  d'un 
chiffon.  11  est  le  seul  poète  de  son  temps  qui  dédaignât  la  perruque. 
Son  vêtement  est  aussi  d'un  nouveau  genre;  c'est  une  draperie  à  la 
grecque  qui  manque  de  caractère.  D'ailleurs,  cette  coiffure  et  cette 
draperie  ne  sont  guère  en  harmonie  avec  le  nez  relevé  de  ce  poète. 
Le  médaillon  consacré  à  sa  gloire  représente  un  amour  armé  d'une 
trompette  et  d'un  luth,  qui  s'envole  au-dessus  d'un  tombeau  où  sif- 
flent les  serpens  enflammés  de  l'Envie;  et  pour  couronner  l'œuvre,  on 
lit  ce  vers  : 

La  mort  assure  mon  triomphe. 

On  peut  dire,  à  coup  sûr,  que  c'est  là  un  vers  sans  rime  ni  raison. 
Je  ne  connais  pas  de  rime  en  omphe,  et  la  mort,  loin  d'assurer  l'em- 
pire de  La  Motte,  a  détruit  du  même  coup  l'homme  et  son  œuvre. 

La  Motte  ne  laissera  pour  tout  bagage  que  le  souvenir  de  son  bel 
esprit.  Il  fut  presque  universel ,  parce  qu'il  n'avait  de  vocation  pour 
aucun  genre.  Le  bel  esprit  est  d'un  grand  secours;  il  sauve  de  bien 
des  faux  pas,  il  colore  agréablement  la  faiblesse,  il  éblouit  les  yeux 
à  temps  quand  on  n'a  rien  à  dire  au  cœur  et  à  la  pensée;  mais  le  bel 
esprit  passe  comme  une  mode  légère.  Tant  que  l'homme  est  là  pré- 
sent, il  peut  régler  son  bel  esprit  sur  le  goût  changeant  de  son 
siècle,  mais  dès  qu'il  est  mort,  son  œuvre  demeure  enfouie  comme 
des  chiffons  bariolés  dans  le  coin  d'une  armoire.  En  feuilletant 
l'œuvre  de  cet  esprit  passager,  on  croit  en  effet  retrouver  des  cos- 


204  REVUE  DE  PARIS. 

tûmes  d'un  autre  temps  dont  la  forme  ne  va  plus  à  personne.  Les 
grands  esprits  sont  drapés  avec  tant  d'art  et  tant  de  richesse,  qu'ils 
vont  à  tous  les  siècles. 

Il  fut  à  peu  près  le  seul  novateur  du  xvme  siècle,  et  encore  il 
n'inventa  rien  de  bon;  il  avait  l'audace  et  la  témérité,  il  dédaignait  le 
préjugé,  il  savait  s'écarter  à  propos  des  routes  battues;  enGn  il  ne 
lui  manquait  qu'une  seule  chose  pour  prendre  sa  place  au  soleil  de 
la  gloire  :  le  génie.  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  ici,  c'est  que  La 
Motte  a  eu  moins  d'originalité  en  voulant  être  original  par  système 
que  la  plupart  des  écrivains  de  son  siècle  qui  n'avaient  pas  ce  but. 
Mieux  vaut  encore  se  laisser  aller  à  sa  fantaisie ,  que  de  vouloir  être 
son  maître  à  soi-même.  En  poésie  surtout,  le  hasard  est  souvent 
plus  heureux  que  la  raison. 

En  cherchant  bien,  et  sans  parler  ici  de  Voltaire  et  de  Jean-Jac- 
ques, on  finirait  par  trouver  quelques  autres  novateurs  dans  le 
xvme  siècle  :  Piron,  qui,  avant  La  Chaussée,  a  voulu  du  même  coup 
faire  rire  et  pleurer  au  théâtre;  l'abbé  Prévost,  qui  a  créé  le  roman 
français;  Diderot,  qui  eût  inventé  Sterne;  Parny,  qui  a  osé  être  naï- 
vement élégiaque  comme  La  Fontaine  avait  été  fabuliste;  André 
Chénier,  qui  a  revêtu  la  poésie  d'une  écharpe  ondoyante;  mais  j'aime 
à  croire  que  ces  poètes  et  ces  romanciers  ont  agrandi  le  domaine  de 
l'art  sans  parti  pris.  Encore  une  fois,  le  hasard  est  un  grand  maître. 

Arsène  Houssaïe. 


Critique  Çittàratr*. 


JLe   Bananier» 

PAR    M.    FRÉDÉRIC    SOULlÉ   (1). 


A  l'heure  où  nous  sommes,  la  littérature  contemporaine  nous  offre  un 
douloureux  spectacle.  Une  foule  de  romans  sans  importance,  sans  intérêt,  se 
succèdent  au  bas  des  grands  journaux  quotidiens;  et  pour  les  faire  oublier, 
pas  une  seule  œuvre  vraiment  noble  et  sérieuse  ne  se  publie.  Si  quelques 
écrivains  consciencieux  veillent  encore ,  et ,  dans  le  silence  de  leur  solitude, 
méditent  des  livres  curieux  que  nous  serons  un  jour  appelés  à  juger,  le 
nombre  n'en  va-t-il  pas  diminuant  chaque  jour?  Quels  sont,  en  1842,  les 
travaux  qui  eussent  mérité  de  fixer  l'attention  de  la  critique,  s'il  n'était  donné 
qu'au  savoir,  à  la  réflexion  ou  à  la  poésie  d'être  justiciables  de  ses  arrêts  ? 
Elle  a  eu  à  s'occuper  le  plus  souvent  de  nouvelles  frivoles  où  les  sentimens 
sont  mal  observés,  où  la  logique  du  cœur  est  méconnue,  mais  où,  en  revanche, 
l'intérêt  dramatique  devient  la  qualité  de  plus  en  plus  dominante.  Depuis 
que  le  mélodrame  ne  réussit  plus  au  théâtre,  on  l'introduit  dans  les  romans, 
et  c'est  ainsi  que  la  peinture  des  mœurs  et  l'étude  des  caractères  y  tiennent 
si  peu  de  place.  Ne  doit-on  pas  amèrement  reprocher  à  nos  écrivains  d'en- 
tasser ainsi  des  faits  plus  ou  moins  vraisemblables  et  de  ne  point  nous  inté- 
resser à  des  personnages  réels?  Mais,  depuis  cinq  à  six  ans,  les  auteurs  contem- 
porains ne  se  soucient  ni  du  public,  ni  de  leurs  propres  livres,  et  ils  ne 
demandent  5  leur  pensée  qu'un  profit  pécuniaire.  La  considération,  la  cé- 
lébrité fondée  sur  de  justes  et  solides  motifs,  les  inquiètent  peu;  comme 

(1)  Chez  Souverain ,  éditeur,  2  vol.  in-8°. 


266  REVUE   DE   PARIS. 

ces  ouvriers  qu'on  emploie  à  la  journée,  ils  cherchent  à  prolonger  leur  be- 
sogne  le  plus  possihle,  et  ils  font  succéder  les  feuilletons  aux  feuilletons. 
Il  y  a  quelque  temps,  sans  prétendre  donner  à  leurs  œuvres  un  cachet 
littéraire,  les  romanciers  voulaient  au  moins  tenir  en  haleine  l'attention  par 
l'analyse  des  passions  intimes;  mais,  aujourd'hui,  tout  pour  eux  est  matière 
à  digression;  ils  ahandonnent  leur  récit,  et  à  propos  d'un  mot  qui  par  hasard 
est  tomhé  sous  leur  plume,  ils  tracent  un  long  chapitre  qui  n'a  aucun  rapport 
avec  les  chapitres  précédens  ou  ceux  qui  doivent  suivre.  C'est  ainsi  qu'on  est 
arrivé  à  donner  au  publie  des  romans  en  trois,  quatre  et  six  volumes,  et  que 
souvent  même  on  s'est  permis  d'en  publier  deux  et  de  ne  jamais  livrer  les  sui- 
vans.  —  On  conçoit  comhien  ces  sortes  d'ouvrages  sont  commodes  et  fati- 
guent peu  l'imagination.  11  n'y  a  en  effet  ni  plan  à  arrêter,  ni  règles  à 
suivre;  il  ne  s'agit  que  d'entremêler  un  certain  nombre  d'histoires  qu'un 
fil  plus  ou  moins  perceptible  lie  entre  elles.  On  peut  alors  indéfiniment  abuser 
de  la  patience  des  lecteurs,  en  leur  faisant  parcourir  un  cercle  de  petits  romans 
dont  les  personnages,  le  jour  où  il  plaira  à  l'auteur,  se  trouveront  en  présence 
pour  un  dénouement  définitif.  Ces  vrais  labyrinthes,  où  l'intrigue  finit  par  se 
perdre,  prennent  pour  titre  un  mot  vague,  comme  Mémoires,  Confessions, 
qui  n'engage  à  rien  et  laisse  le  champ  libre  à  la  fantaisie  du  conteur. 

Tel  est  le  plus  ordinaire  procédé  de  certains  romanciers  d'aujourd'hui , 
procédé  qui  naît  d'un  désir  de  lucre,  très  condamnable  en  ce  qu'il  mène 
à  un  oubli  complet  de  la  dignité  des  lettres.  Depuis  quelque  temps  on  flétrit 
unanimement  cette  tendance,  et  un  jour  arrivera,  il  faut  l'espérer,  où  on  aura 
fait  rougir  d'eux-mêmes  tous  ces  hommes  qui  se  hâtent  vers  le  gain.  En  atten- 
dant, rien  ne  se  produit  de  remarquable;  et  cette  vraie  plaie  d'Egypte,  l'in- 
dustrie littéraire,  met  partout  un  germe  de  mort. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  le  roman,  c'est  encore  le  théâtre  qui  languit;  le 
vaudeville  l'envahit  de  tous  côtés,  et  on  sent  d'autant  mieux  combien  déplo- 
rable est  cet  envahissement,  à  la  préoccupation  qui  s'empare  des  esprits,  dès 
qu'une  œuvre  véritablement  poétique  est  annoncée. 

La  poésie  lyrique  est  elle-même  discréditée.  Ce  qui  lui  a  porté,  à  elle,  le 
coup  fatal,  ce  n'est  pas  l'industrie,  mais  bien  la  quantité  de  petits  poètes  qui  se 
font  imprimer  et  dont  on  ne  veut  pas  lire  les  strophes  mal  rimées.  La  muse  de 
la  poésie  devrait  être  voilée  comme  Isis;  et  ce  doit  être  pour  elle  une  grande 
douleur  de  voir  tant  de  fâcheux,  pour  surprendre  l'attitude  de  son  noble  visage, 
se  disputer  un  pan  de  sa  longue  robe  flottante.  Ce  n'est  pas  à  dire  que,  dans 
un  de  ces  minces  volumes  que  chaque  mois  voit  éclore  et  disparaître,  il  ne 
se  trouve  peut-être  le  germe  d'un  talent  véritable,  ou  les  traces  d'une  inspi- 
ration vite  enfuie,  mais  c'est  que  le  médiocre  partout  domine,  ou  bien  que 
dix  ou  douze  beaux  vers  ne  peuvent  en  sauver  trois  mille  détestables.  Ce  qui 
manque  à  toutes  ces  tentatives  poétiques  avortées,  c'est  le  souffle  ,  c'est  l'ha- 
leine. On  aligne  des  alexandrins  par  milliers,  et  on  finit  par  les  reproduire  en 
une  foule  de  variantes  que  la  forme  seule  distingue  les  unes  des  autres ,  mais 
où  se  rencontre  toujours  la  même  idée,  si  toutefois  idée  il  y  a.  Les  jeunes  ver 


REVUE   DE   PARIS.  267 

sificateurs  parviennent  à  rendre  ainsi  un  bruit  lent,  vogue  et  monotone, 
comme  les  ruisseaux  qu'on  entend  à  distance  et  dont  le  murmure  finit  par 
endormir.  Leurs  vers  sont  parfois  élégans  et  harmonieux,  parce  qu'après  un 
long  exercice,  ces  deux  qualités  d'élégance  et  d'harmonie  s'acquièrent  néces- 
sairement, mais  ils  ne  servent  de  vêtement  à  rien  qui  soit  réellement  pensé. 
Et  avec  cette  incontestable  infériorité  ,  il  n'en  est  pas  un  seul  qui  n'espère  en 
la  postérité  et  n'accuse  son  siècle  de  froid  égoïsme  !  Noue  croyons  cette  accu- 
sation mal  fondée:  le  siècle  où  nous  sommes  n'est  pas  inoins  porté  vers  la 
poésie  que  tout  autre.  Aujourd'hui  comme  toujours,  les  jeunes  gens  et  les 
femmes  aiment  tout  ce  qui  est  poétique ,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  parle  à  leurs 
sentimens.  Il  y  a  dix  ans,  qui  ne  savait  par  cœur  les  élégies  de  M.  de  Lamar- 
tine, alors  dans  toute  la  puissance  de  son  génie  ?  S'il  apparaissait  a  cette  heure 
un  poète  en  qui  on  pût  espérer  au  moins,  sinon  compter  tout  d'abord,  notre 
croyance  est  qu'il  serait  accueilli  avec  bienveillance,  et  que  tous  s'empresse- 
raient de  lui  sourire.  Le  nombre  des  productions  indignes  de  succès  a  de  tout 
temps  été  très  grand;  sur  cent,  une  seule  a  chance  de  surgir.  Veillez  donc 
et  recueillez  vos  forces  en  attendant,  ne  vous  découracez  pas;  celui  d'entre 
vous,  jeunes  gens,  qui  est  marqué  au  front  du  sceau  poétique,  sera  toujours 
bien  reconnu.  —  Mais  tandis  qu'une  nouvelle  école  littéraire  pourrait  ainsi  ac- 
complir le  laborieux  travail  de  la  création  et  de  l'enfantement,  la  soif  de  la 
richesse  et  la  manie  de  produire  laissent  les  lettres  contemporaines,—  théâtre, 
poésie,  roman  —  dans  une  triste  interruption.  On  dirait  que,  tout  à  coup  égarés 
au  fond  d'une  vallée,  taudis  qu'entre  des  nuages  sombres  un  orage  se  déclare, 
nous  voyons  disparaître  la  clarté  du  jour,  et  que,  pour  remonter  au  sommet, 
il  faut  attendre  que  le  ciel  soit  redevenu  calme  et  bleu. 

M.  Frédéric  Soulié  est  un  des  écrivains  qui,  en  ces  cinq  dernières  années, 
ont  le  plus  contribué  à  enlever  à  la  littérature  tout  crédit.  Des  premiers,  en 
effet,  il  a  cherché  dans  le  produit  des  œuvres  de  son  imagination  la  source 
d'une  richesse  qui  ne  le  devait  pousser  qu'à  la  paresse  de  l'esprit.  Paresse! 
ce  mot  peut  sembler  étrange ,  si  l'on  songe  à  la  quantité  de  publications 
signées  du  nom  de  M.  Frédéric  Soulié;  mais  c'est  ici  le  lieu  de  relever  une 
opinion,  accréditée  dans  le  monde,  touchant  la  fécondité  de  certains  littéra- 
teurs. On  se  persuade  qu'ils  passent  leur  vie  accoudés  à  un  bureau,  et  que 
c'est  à  un  travail  assidu  et  suivi  qu'ils  doivent  de  pouvoir  répondre  à  des  en- 
gagemens  pris.  Les  journaux  répandent  leurs  productions;  et  à  les  voir  se 
presser  si  nombreuses,  il  semble  qu'on  se  donne  à  peine  le  temps  de  songer 
à  ses  propres  besoins,  tant  la  méditation,  puis  la  composition,  doivent  prendre 
toutes  les  heures  du  jour  et  celles  de  la  nuit.  Il  n'en  est  rien  cependant.  On 
travaille  en  courant,  au  hasard,  sans  renseignemens;  on  se  fie,  pour  le  roman, 
à  sa  propre  expérience  ou  aux  médisances  qu'on  a  pu  recueillir  dans  telle  ou 
telle  réunion.  Les  livres  n'exigent  ainsi  ni  réflexion  ni  soin  de  style.  J'ai  déjà 
dit  que  la  plupart  n'étaient  que  des  recueils  de  nouvelles  qu'aucun  lien  n'en- 
chaîne; ces  nouvelles,  on  en  a  les  sujets  tout  prépara,  trouvés  dans  un  livre 
parcouru  la  veille,  ou  confiés  par  quelque  ami,  ou  même  achetés  (on  en  a  fait 


268  REVUE   DE  PARIS. 

commerce).  Quelquefois  on  les  saisit  au  vol,  dans  une  conversation,  tandis 
qu'une  histoire  se  raconte  :  pour  l'homme  de  lettres  rien  n'est  perdu.  Oui,  il 
s'est  rencontré  des  auteurs  qui  n'ont  pas  craint  de  profiter  de  certaines  indis- 
crétions, et  qui  ont  donné  la  relation  de  véritahles  et  touchantes  amours. 
Ceux-là  sont  de  tous  les  plus  blâmables,  parce  qu'ils  abusent  de  leurs  moyens 
de  publicité  pour  entacher  souvent  des  réputations  féminines,  les  plus  fragiles 
et  les  plus  respectables  pourtant  des  réputations  de  ce  monde.  Mais  à  cela  on 
gagne  le  scandale ,  et ,  par  momens ,  le  scandale  est  de  mode.  Les  Célimènes 
au  petit  pied  raffolent  de  ces  élégantes  infamies,  et  ayant  le  mot  de  l'énigme 
et  la  clé  des  initiales,  elles  donnent,  par  leurs  flatteries,  la  première  explica- 
tion de  certaines  vogues  qui  étonneraient  à  bon  droit.  Ce  moyen  finit  toutefois 
par  perdre  de  son  originalité  et  de  son  piquant.  Après  avoir  ainsi  excité  la 
curiosité,  le  romanciers  se  sont  souvent  aperçus  que  les  conséquences  en  pou- 
vaient être  fâcheuses  pour  des  personnes  dignes  d'être  ménagées,  et  même 
pour  eux,  simples  narrateurs.  Des  quiproquos  suivis  d'explications,  des  expli- 
cations terminées  par  des  querelles,  ont  heureusement  fait  presque  disparaître 
ce  goût  de  médisances  maladroitement  répandu.  Les  auteurs  ont  eu  recours 
alors  à  leur  seule  imagination,  et  ils  en  ont  fait  une  éponge  dont  on  ne  saurait 
trop  exprimer  jusqu'à  la  dernière  goutte. 

M.  Frédéric  Soulié,  dont  les  dernières  productions  font  cependant  prévoir 
une  prochaine  décadence,  n'est  pas  encore  parvenu  à  épuiser  complètement 
ses  ressources;  il  est  le  seul  peut-être  qui  se  soit ,  depuis  quelque  temps , 
retenu  au  même  degré  de  force  dans  sa  négligence.  D'autres  sont  devenus 
pires  à  la  longue  :  M.  Soulié  est  demeuré  semblable  à  lui-même.  Le  Bana- 
nier, que  nous  venons  de  lire,  vaut  pour  nous  presqu'autant  que  Marguerite 
de  l'an  passé,  ou  que  la  Confession  générale  d'il  y  a  trois  ans.  On  ne  peut 
nier  qu'il  y  ait  en  cet  écrivain  une  vigueur  difficilement  abattue  et  qui  pa- 
raît devoir  subsister;  on  lui  appliquerait  volontiers  le  mot  invaincu,  si  sou- 
vent répété  dans  les  vieilles  tragédies  cornéliennes,  mais  cette  vigueur  se 
manifeste  par  des  livres  qui  dénotent,  sous  le  rapport  de  la  forme  et  de 
la  composition,  le  laisser-aller  le  plus  apparent.  M.  Soulié  écrit  comme  on 
parle  au  coin  du  feu,  dans  un  cercle  intime  :  les  phrases  se  suivent  comme 
elles  peuvent,  se  heurtent  souvent;  la  conversation  languit,  se  ranime  ou 
devient  plus  lente,  et  c'est  ainsi  que  se  font  les  romans  de  l'auteur  des  Mé- 
moires du  Diable.  Ce  ne  sont  que  de  longues  anecdotes  racontées  avec  tous 
les  caprices  d'un  narrateur  qui  compte  sur  une  indulgence  amie  et  qui  sait 
même  que,  une  faute  de  langage  lui  échappant,  ses  auditeurs  ne  la  relève- 
raient pas.  Les  gens  oisifs,  qui  lisent  pour  se  distraire  et  sans  aucun  avant- 
goût  de  littérature,  tolèrent  volontiers  ce  sans-souci,  agréable  en  certains 
endroits,  quand  l'histoire  en  elle-même  est  attachante,  et  qu'elle  tient  l'esprit 
éveillé  et  content;  mais  lorsque  l'intérêt  est  faible,  lorsque  les  personnages 
ne  savent  pas  se  faire  aimer,  lorsque  les  sentimens  blessent  la  logique  du 
cœur  humain  ou  sont  des  sentimens  tout  d'exception,  alors,  ennuyées,  ces 
mêmes  personnes  se  récrient  et  laissent  là  le  livre  inachevé.  C'est  un  mé- 


REVDE  DE  PARIS.  269 

compte  dont  M.  Soulié  a  dû  être  souvent  victime.  Te  ne  sais  rien  en  effet  de 
plus  inégal  que  les  différentes  parties  de  ses  romans;  on  sent  qu'ils  sont  faits 
par  morceaux  et  que  jamais  suite  n'a  été  mise  ni  dans  les  événemens  qu'ils 
veulent  assembler  ni  dans  les  développemens  successifs  dont  ces  faits  eussent 
pu  être  susceptibles.  C'est  le  feuilleton,  après  tout,  qu'il  faut  accuser  de  ce 
défaut  de  liaison.  On  écrit  au  jour  le  jour,  et  les  ouvrages  en  plusieurs  vo- 
lumes sont  volontiers  comme  le  temps  :  aujourd'hui  il  fait  beau ,  demain  il 
pleuvra. 

Une  négligence  que  l'intérêt  n'excuse  pas  toujours ,  voici  donc  ce  qu'il 
faut  signaler  tout  d'abord  de  répréhensible  dans  la  forme  comme  dans  le 
fond  des  livres  de  M.  Soulié;  dans  le  fond,  il  convient  de  noter  encore  cette 
accumulation  de  scènes  inattendues  qui  ne  tendent  à  aucun  dénouement  et 
ne  font  qu'embarrasser  le  récit.  —  Dans  les  romans  de  mœurs,  l'élément  dra- 
matique ne  saurait  dominer;  mais  dans  le  roman  historique,  quand  l'époque 
qu'on  étudie  s'y  prête,  il  peut  quelquefois  être  bien  ménagé.  Ainsi,  dans  tout 
ce  que  M.  Soulié  a  écrit  sur  le  Languedoc  au  moyen-âge,  le  drame  se  trouve 
seul  tenir  avec  raison  le  premier  plan.  Sathaniel,  le  Comte  de  Toulouse,  le 
Vicomte  de  Béziers  surtout,  sont  l'expression  la  plus  complète  de  cette  ma- 
nière de  l'auteur,  où  l'amour,  observé  à  distance,  tempère  ce  que  la  sèche 
narration  de  faits  émouvans  pourrait  avoir  de  particulièrement  triste.  Le 
caractère  de  Catherine  est  très  gracieux  et  fait  très  bien  ressortir,  dans  le 
Vicomte  de  Béziers,  toute  l'horreur  des  mœurs  sanglantes  qu'on  veut  repro- 
duire. Nous  regrettons  vivement  que  l'auteur  de  ces  volumes,  écrits  avec  con- 
science, ne  se  soit  pas  toujours  renfermé  dans  l'histoire.  Là  était  sa  place 
bien  nettement  marquée.  Son  imagination,  chaude  et  colorée,lui  assurait  dans 
cette  voie  des  succès  légitimes.  Il  eût  dépeint  à  grands  traits  le  moyen-âge 
barbare,  puis  d'autres  époques  aussi  sombres;  et  ses  travaux,  curieux  à  plus 
d'un  titre,  lui  eussent  valu  l'approbation  de  tous  les  hommes  que  le  passé  de 
notre  France  a  toujours  touchés. 

Nous  aimerions  ici  nous  appuyer  sur  le  talent  réel  dont  a  fait  preuve 
M.  Frédéric  Soulié  dans  cette  série  d'ouvrages;  nous  aimerions  rappeler  que 
les  Deux  Cadavres  ont  réussi  et  ont  fait  voir  pour  la  première  fois,  sous  un 
jour  singulier,  une  intelligence  habile  à  grouper  des  personnages  ténébreux 
qui  se  meuvent  d'une  façon  sinistre;  mais  il  faut  arriver  à  une  série  de  pro- 
ductions plus  récentes,  en  ne  se  dissimulant  point  que  M.  Soulié  a  fait  pres- 
que oublier  tous  ces  premiers  essais  estimables  par  des  romans  médiocres, 
et  qu'un  changement  essentiel  s'est  opéré  malheureusement  dans  ses  habi- 
tudes de  conteur.  De  l'histoire,  il  passe  à  la  psychologie;  de  l'étude  d'un 
autre  âge,  à  la  peinture  des  mœurs  françaises  actuelles.  Il  laisse  toutefois 
place  encore  à  l'élément  dramatique  dans  ses  romans  intimes ,  et  il  mêle  ainsi , 
par  défaut  de  goût  et  d'attention,  ce  qui,  en  littérature,  est  le  moins  suscep- 
tible de  fusion,  s'il  est  vrai  qu'on  ne  puisse  jamais  analyser  une  passion,  tout 
en  la  faisant  marcher  par  saccades  et  en  la  dénouant  par  coups  de  théâtre. 
C'est  là  ce  qui  explique  le  peu  de  succès  de  l'auteur  des  Mémoires  du  Diable 

TOME  XIII.      JANVIER.  19 


270  REVUE  DE  PARIS. 

dans  ses  livres  publiés  il  y  a  peu  d'années.  — Diane  de  Ch'wry,  par  exemple, 
ne  saurait  être  classée  dans  un  ordre  précis  de  composition.  Est-ce  un  roman? 
est-ce  un  drame?  Je  vois  bien  une  jeune  aveugle  amoureuse,  mais  je  vois  aussi 
un  vieillard  désbonoré;  si  j'assiste  à  des  momens  de  rêverie  touchante,  je  suis 
témoin  de  scènes  de  mort  et  de  duel  des  plus  lamentables.  M.  Soulié,  lui, 
voit  dans  cette  œuvre  un  drame  pur,  et  ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'il  a  fait 
représenter  au  théâtre  Diane  de  Chivry,  arrangée  pour  la  scène.  Diane  n'a 
pas  été,  au„reste,  sa  seule  tentative  dans  le  domaine  théâtral.  Il  a  été  applaudi 
dans  nos  salles  de  spectacle  les  plus  nobles ,  mais  il  est  vite  redescendu  aux 
planches  du  boulevart.  Cette  déchéance,  suite  de  la  paresse  et  de  la  nécessité, 
esta  déplorer,  parce  que  l'auteur  de  Clotilde,  qui  est  une  pièce  distinguée, 
par  la  raison  qu'il  eût  réussi  dans  le  roman  historique,  eût  pu  être  très  bien 
accueilli  au  théâtre.  11  avait  en  lui  les  moyens  nécessaires  pour  couper  avec 
habileté  les  scènes  d'un  drame  et  en  faire  jaillir  une  constante  émotion.  Il 
n'avait  pas  dédaigné  dans  les  premiers  temps  de  se  montrer  en  ce  genre 
tout-à-fait  consciencieux.  Sa  Christine  et  son  Roméo  et  Juliette,  tragédies, 
ont  prouvé  de  louables  intentions  et  même  pour  le  fond  des  études  sérieuses 
et  dignes.  A  l'époque  où  il  débutait  ainsi  à  l'Odéon ,  il  composait  même  des 
vers  lyriques,  et  les  lauriers  tout  récens  de  poètes  à  peine  arrivés  excitaient 
son  émulation.  Mais  nous  reviendrons  à  sa  poésie.  Puisque  nous  parlons  de 
lui,  sinon  avec  détail,  du  moins  en  examinant  tout  l'ensemble  de  son  œuvre, 
nous  nous  réservons  d'en  dire  quelques  mots  en  passant. 

Nous  le  blâmions  de  vouloir  joindre  dans  ses  romans  iutimes  la  préoccu- 
pation dramatique  à  l'intérêt  résultant  de  la  recherche  des  passions.  Cette 
union  est  surtout  impossible  pour  M.  Frédéric  Soulié,  parce  qu'il  ne  sort  pas 
d'un  certain  monde  qu'il  se  plaît  à  dépeindre  et  où  se  trouvent  peu  de  senti- 
mens  à  exploiter.  Ce  monde,  où  il  se  fixe  ainsi  volontiers,  est  intermédiaire 
entre  l'ancienne  bourgeoisie  et  l'aristocratie  des  noms  historiques,  la  véri- 
table et  la  seule  qui  ne  puisse  mourir  complètement  que  par  l'extinction  des 
races.  Ce  milieu,  qui  va  s'arrondissant  chaque  jour  et  qui  peut  finir  par  tran- 
cher tout-à-fait,  est  formé  par  la  réunion  des  hautes  capacités  financières  de 
ce  temps,  du  commerce,  de  la  banque  et  des  gens  d'affaires,  qui  en  sont  tous 
comme  le  centre  bien  indiqué.  Autour  d'eux  se  tient ,  quelque  peu  à  l'écart, 
un  cercle  à  peine  initié  à  leurs  vanités,  mais  dont  les  membres  doublent  leur 
fortune  en  cherchant  à  s'élever  par  elle.  Cette  société,  où  la  spéculation,  où 
l'argent  est  tout,  a  bien  sa  place  dans  l'état  maintenant,  et  c'est  surtout 
depuis  juillet  1830  qu'elle  l'a  conquise.  Elle  tend  à  se  créer  une  position  aris- 
tocratique, et  elle  y  parviendra,  la  richesse  devenant  de  plus  en  plus  considérée 
et  recherchée.  Si  elle  affecte  déjà  un  peu  de  morgue,  c'est  que  ses  prétentions 
lui  semblent  s'affermir  et  trouver  à  se  contenter  devant  l'attitude  de  la  vieille 
noblesse.  Assurément  nous  devons  regretter  que  celle-ci  se  soit  effacée  pour 
lui  laisser  la  place,  mais  si  elle  ne  se  fût  pas  retirée,  n'eùt-il  pas  été  plus 
déplorable  encore  de  In  voir,  elle  autrefois  si  opulente,  aujourd'hui  ruinée  et 
pouvant  à  peine  payer  l'or  de  ses  livrées?  Toute  idée  d'aristocratie  entraîne 


REVUE   DE   PARIS.  271 

une  idée  de  représentation  splendide,  nous  le  comprenons  du  moins  ainsi. 
Or,  le  spectacle  de  personnages  qu'illustrent  leur  naissance  et  de  «lorieux 
ancêtres,  éclaboussés  par  les  équipages  des  banquiers  et  des  commercans 
serait  des  plus  douloureux.  J'aime  mieux  que  la  noblesse  se  retire  comme 
elle  le  fait,  et  qu'elle  sourie  avec  finesse  au  fond  de  ses  vieux  bôtels  des  ridi- 
cules de  nos  parvenus.  Elle  est  digne  ainsi  et  très  estimable:  elle  aura  d'ail- 
leurs toujours  pour  elle  son  passé;  elle  fait  bien  de  ne  pas  le  compromettre 
par  une  misère  qu'afficherait  encore  mieux  la  réclamation  de  privilèges  mé- 
connus. L'argent  est  en  bonneur,  mais  elle  a  ses  beaux  noms,  qui  sont  les 
seuls  vrais  trésors  :  qu'elle  n'envie  donc  pas  aux  hommes  de  finance  leurs 
armoiries  d'emprunt  et  leurs  laquais  qui  portent  des  galons  neufs.  Le  désir 
du  luxe  s'est  pourtant  rencontré  chez  quelques-uns  des  membres  éminens  de- 
là noblesse,  et  on  l'a  vue  par  eux  s'allier  à  l'argent.  L'argent  a  donc  trouvé 
libres  toutes  les  issues  et  prend  chaque  jour  plus  d'importance.  Des  alliances 
l'y  ont  aidé,  la  non-opposition  de  toute  la  caste  aristocratique  l'encourage 
encore,  et  aujourd'hui  il  aspire  à  se  faire  roi. 

Si  cette  royauté  s'établit,  c'est  alors  qu'il  sera  curieux  de  savoir  comment 
il  y  est  parvenu  et  quels  ont  été  ses  premiers  élus.  Les  mœurs  du  monde  nuan- 
cier voudront  alors  être  connues,  et  on  pourra  trouver  des  documens  intéres- 
sans  dans  certains  ouvrages  de  l'époque,  faits  au  moment  même  de  l'obser- 
vation. Quelques  romans  de  M.  Soulié,  le  dernier  volume  des  Mémoires  du 
Diable,  par  exemple,  pourront  se  relire  avec  curiosité.  L'histoire  du  banquier 
Matthieu  Durand  me  semble  être  une  très  fine  et  très  réelle  peinture  des 
allures  de  la  finance  qui  veut  s'élever,  et  qui ,  peu  à  peu ,  croît  en  prétentions. 
Il  a  été  montré  en  cette  histoire  comment  ont  dû  procéder  ces  hommes  qu'une 
révolution,  vivace  encore,  devait  appeler  aux  pouvoirs  de  l'état.  Là  sont  sur- 
tout indiqués  avec  mesure  tous  les  inconvéniens,  mais  aussi  tous  les  avan- 
tages de  la  richesse,  et  pour  une  personne  à  la  recherche  des  petits  et  des 
grands  mystères  de  la  vie  semi-politique,  semi-commerciale,  le  roman  que  je 
cite  est  précieux.  Le  sentiment,  l'analyse,  y  sont  avec  raison  mis  de  côté, 
et  la  seule  figure  du  banquier  Matthieu  Durand  est  savamment  reproduite. 
—  En  d'autres  livres,  sans  toutefois  le  même  bonheur  littéraire,  M.  Soulié 
s'est  encore  attaché  à  la  physionomie  des  hommes  d'affaires.  Dans  le  Con- 
seiller cTétat,  le  notaire,  jeune,  riche,  dépensier,  pris  par  la  Bourse  et  les 
spéculations,  le  notaire,  à  demi  agent  de  change  et  homme  à  la  mode,  est  un 
type  il  y  a  vingt  ans  inconnu,  et  que  le  romancier  a  tout  de  suite  deviné. 
Dans  le  Château  de  JValstein,  les  maîtres  de  forges  ont  leur  tour;  et  pour 
ce  monde  industriel,  amusant  à  connaître,  M.  Soulié  parait  avoir  long- 
temps et  beaucoup  observé.  —Il  a  observé,  oui,  mais  il  n'a  pas  su  toujours 
s'arrêter  à  temps.  Il  est  descendu  souvent  trop  bas  et  il  a  examiné  de  trop 
repoussantes  réalités.  Les  filles  entretenues  sont  mêlées  à  presque  toutes  ses 
intrigues;  il  est  vrai  qu'elles  touchent  à  la  finance,  qui  les  fait  vivre,  et  c'est 
pourquoi  l'auteur  du  Conseiller  d'état  s'est  appliqué  avec  persévérance  à 
pubker  leurs  galanteries.  Après  tout ,  il  a  donné  par  là  le  secret  de  bien  des 

19. 


272  REVUE  DE  PARIS. 

ruines  et  de  bien  des  élévations ,  il  a  expliqué  de  nombreux  changemens  de 
fortune.  En  montrant  les  tristes  abords  de  la  richesse  et  ce  à  quoi  elle  peut 
condescendre,  il  a  laissé  voir  que  l'argent  ne  pourrait  jamais  prétendre  à  une 
royauté  sans  tache.  —  Au  point  de  vue  uniquement  littéraire,  nous  blâmerons 
ces  études  faites  sur  une  vilaine  nature,  quelle  qu'en  soit  d'ailleurs  la  vérité. 
Nous  sommes  de  ceux  qui  pensent  que  certains  vices  doivent  être  laissés 
dans  l'ombre,  et  que  l'aine  humaine  veut  être,  autant  que  possible,  étudiée 
sur  le  beau.  Que  le  romancier  prenne  donc  pour  type,  non  une  créature 
souillée,  mais  une  femme  pure  encore. 

Dans  la  série  des  œuvres  que  M.  Frédéric  Soulié  a  publiées  depuis  1835, 
il  convient  donc  de  noter  cette  étude  de  la  nouvelle  aristocratie  qu'on  pourra 
un  jour  consulter;  mais,  ce  côté  utile  reconnu,  nous  ue  sachons  rien  qui 
puisse  y  être  indiqué,  d'une  manière  générale,  comme  louable  sous  le  rap- 
port de  l'art.  On  devine  toutefois,  en  lisant  avec  une  attention  soutenue,  que 
M.  Soulié  eût  pu  faire  vibrer  les  cordes  tendres  et  délicates  du  cœur,  mais 
sa  constante  négligence  lui  a  vite  fait  perdre  l'instinct  de  ce  qui  est  distingué. 
A  écrire  si  rapidement  et  sur  tant  de  sujets  à  la  fois,  sans  y  arrêter  son  es- 
prit, il  n'a  pas  eu  le  temps  de  mener  à  terme  un  roman  d'analyse  fine  et  spi- 
rituelle. Son  imagination  a  été  la  seule  source  où  il  a  puisé,  et  cependant  il 
eût  peut-être  réussi  à  raconter  les  penchans  secrets  et  favoris  de  l'ame,  si 
deux  ou  trois  chapitres,  dégages  avec  peine  entre  trente  ou  quarante  volumes, 
peuvent  donner  la  mesure  probable  de  ce  qui  eût  pu  devenir  l'aptitude  parti- 
culière de  son  talent  :  Amour  vierge,  dans  le  premier  volume  des  Mémoires 
du  Diable,  Un  Rêve  d'amour,  sont  les  parties  les  plus  saillantes,  sinon  les 
seules,  que  je  puisse  donner  comme  indice  en  ce  genre.  Si  la  manifestation 
de  sa  sensibilité  a  été  si  rare,  c'est  peut-être  que  M.  Soulié  a  manqué  lui-même 
de  ce  don  précieux  dont  parle  Platon ,  par  lequel  on  communique  aux  autres 
âmes  ses  propres  sensations. 

Ce  qui  nous  porte  à  le  croire,  c'est  le  peu  de  succès  qu'ont  obtenu  ses  poé- 
sies, dernièrement  rassemblées  en  un  volume  qui  porte  le  titre  à' Amours 
françaises.  M.  Soulié  a  écrit  des  vers  corrects,  simples,  parfois  élégans, 
tournés ,  mais  jamais  il  n'en  a  fait  le  langage  de  la  passion  ou  de  la 
contemplation.  En  ses  strophes,  faites  sur  une  donnée  souvent  insigni- 
fiante, pas  un  cri  du  cœur  ne  s'échappe,  et  l'intelligence  de  la  nature  ne 
dispose  jamais  à  la  rêverie,  Les  Amours  françaises  sont  un  recueil  de 
pièces  froides,  pâles,  qui  rappellent  les  odes  sans  vérité  ni  couleur  des  lyri- 
ques de  second  ordre  au  xvnic  siècle,  odes  que  les  écoliers  de  rhétorique 
parviennent  tous  à  imiter  parfaitement  sous  l'inspiration  du  modèle.  — 
Les  Allemands  disent  avec  raison  que  la  poésie  réside  tout  entière  dans  les 
élans  de  l'ame  et  dans  le  sentiment  des  beautés  de  la  nature.  A  ce  compte, 
M.  Soulié  n'est  pas  un  poète,  le  mens  divinior  lui  manque.  Il  se  dérobe  com- 
plètement à  la  création  :  il  ne  sait  rien  de  ce  que  racontent  les  brises  et  les 
oiseaux;  l'étoile  qui  sourit  ou  le  flot  qui  scintille  ne  se  reflètent  pas  en  ses 
vers,  et  jamais  Dieu  n'y  embaume  dans  la  fleur  ou  n'y  murmure  dans  le  vent. 


REVUE  DE  PARIS.  273 

M.  Soulié  est  de  l'école  de  J.-B.  Rousseau  ;  pour  lui  le  rossignol  serait  volon- 
tiers encore  Philomèle,  et  un  bosquet  prendrait  le  nom  d'un  riant  bocage. 
Les  harmouies  du  ciel  et  de  la  terre,  et  la  rêverie  qui  naît  de  la  passion ,  sont 
pourtant  aujourd'hui  les  grandes  sources  prouvées  de  la  vérité  poétique. 
Tout  est  dans  ce  mot  :  sentir,  bien  plus  que  dans  certaines  idées  convenues 
sur  la  pureté  du  goût.  —  Quant  au  style  des  Amours  françaises,  c'est,  pour 
les  odes ,  le  style  suranné  des  lyriques  qui  s'enthousiasment  à  froid  et  pren- 
nent des  épithètes  bien  sonnantes  pour  du  pindarisme.  On  y  rencontre  à  chaque 
strophe  des  adjectifs  inutilement  répétés  et  souvent  ils  sont  placés  avec  in- 
tention à  la  rime.  Une  pièce  qui  ne  porte  point  de  titre  ni  de  date  (page  265 
du  volume)  commence  ainsi  : 

Reine  des  souvenirs ,  superbe  Antiquité, 

Au  temple  consacré  de  l'Immortalité 

Tu  ne  régneras  plus,  dépose  ta  couronne 


En  d'autres  passages  on  trouve:  Un  fils  de  la  Mémoire Des  enfans 

d'Apollon....  L 'autel  où  l'homme  sacrifie  à  l'Immortalité....  O  filles  de 
FHémus....  La  Guerre  se  lève  à  sa  droite....  et  d'autres  mythologies  de  ce 
genre.  —  Le  style  des  tragédies  de  M.  Soulié  est,  au  reste,  le  même  que  celui 
de  ses  odes,  lourd,  ennuyeux  et  triste.  Cet  écrivain  est  donc  presque  nul  comme 
poète,  et  il  a  fait  un  livre  non  avenu  (1).  En  1829,  au  moment  où  tous  les 

(1)  Il  serait  injuste  cependant  de  ne  pas  faire  observer  que  si,  dans  l'ode  et  le 
poème,  M.  Soulié  n'a  pu  réussir,  il  a  trouvé  dans  la  romance  et  l'élégie  quelques 
acceus  touchans.  Dans  la  pièce  :  A  Eugénie,  j'ai  noté  ces  vers,  agréablement  tournés, 
et  qui  sont  l'expression  d'un  sentiment  vrai  : 


...  Si,  tremblante  encore  en  ta  pudeur  de  femme, 
D'un  mot  ou  d'un  regard  tu  redoutes  l'aveu, 

Reste  muette  et  cache  une  larme  essuyée, 
Détourne  ton  beau  front  et  tes  regards  de  moi  ; 
Mais  que  ta  main  du  moins,  sur  la  mienne  appuyée, 
La  presse  doucement  et  dise  :  Je  te  croi. 

Voici  encore  une  jolie  romance  : 

MARIE. 

Elle  a  seize  ans;  elle  est  pâle , 

Et  l'opale 
Rayonne  moins  que  ses  yeux. 
Elle  craint  tout;  un  rien  blesse 

Sa  faiblesse, 
Et  son  rire  est  gracieux. 

Déjà  sa  mélancolie , 


274  REVUE  DE  PARIS. 

esprits  étaient  déjà  sérieux,  il  est  resté,  lui,  inintelligent  des  nouvelles  théo- 
ries poétiques.  Par  sa  tenue  assez  hostile  il  aurait  pu,  avec  un  talent  moins 
négatif,  retarder  même  le  mouvement  lyrique.  Dans  le  drame,  au  con- 
traire, il  avait  très  hien  compris  et  accepté  les  améliorations;  il  a  été  lui- 
même  un  des  premiers  à  les  proclamer  et  à  y  aider  par  sa  traduction  (encore 
un  peu  timide  cependant)  du  Roméo  de  Shakspeare. 

Dans  la  critique,  M.  Soulié  eut  réussi  également  et  eût  été,  je  crois,  tout- 
à-fait  lui-même;  il  est  fâcheux  qu'il  ne  s'y  soit  pas  fixé  avec  quelque  appa- 
rence de  doctrines  solides  et  sincères.  Un  instant  il  a  suppléé  M.  Jules 
Janin  au  feuilleton  du  Journal  des  Débats,  et  là  il  a  montré  un  jugement 
sûr  et  un  goût  sévère.  —  M.  Soulié  a  donc  touché,  en  littérature,  à  tous  les 
genres,  et  il  a  ohtenu  de  vrais  succès  dans  plusieurs,  au  théâtre  et  dans  le 
roman  surtout.  Le  roman  a  été  pour  lui  la  forme  la  plus  large  et  la  plus  com- 
plète, où  il  a  pu  donner  l'idée  de  son  entière  valeur  ;  c'est  là  qu'on  devra 
l'arrêter  et  lui  demander  ses  comptes;  aussi  bien  il  serait  temps  d'arriver  au 
Bananier,  qui  devait  être  le  sujet  de  ce  travail,  et  qui  semble  jusqu'ici  n'en 
avoir  été  que  le  prétexte. 

Ce  n'est  pas  sans  motif,  du  reste,  que  nous  nous  sommes  un  peu  égaré 
dans  le  passé ,  et  que  nous  avons  rappelé  les  titres  de  M.  Frédéric  Soulié. 
Par  là,  nous  avons  eu  dessein  de  lui  composer  comme  une  épitaphe,  car  il 
semble  être  venu  à  sa  dernière  heure  d'écrivain.  Cette  heure,  il  est  vrai,  se 
prolonge;  plusieurs  productions  l'ont  déjà  sonnée,  et  le  Bananiemz  sera  sans 
doute  pas  la  dernière.  Au  moment  où  nous  nous  occupons  de  lui,  M.  Soulié 
raconte  dans  un  journal  quotidien  une  immense  histoire  de  brigands  et  de 
voleurs.  Mais  que  le  Bananier  soit  ou  ne  soit  pas  la  dernière  manifestation 
d'une  fécondité  et  d'une  vigueur  qui  sont  à  bout,  il  n'en  faut  pas  moins  classer 
ce  roman  parmi  les  productions  de  l'auteur  qui  ne  comptent  plus,  et  dont  le 
nombre  est  déjà  grand.  11  indique  bien  encore  un  reste  de  force,  et  quelques 

Sans  folie , 
Parle  du  bien  de  mourir; 
Et  pourtant  sa  voix  tremblante, 

Douce  et  lente, 
Ne  se  plaint  pas  de  souffrir. 

Elle  tombe  sur  sa  couche, 

Et  sa  bouche 
Dit  à  sa  mère  à  genoux  : 
«  —  11  m'attendait  sous  la  tombe 

Où  je  tombe , 
Vous  m'aimiez  ;  priez  pour  nous.  » 

Cette  petite  pièce  est  parfaite  de  ton;  le  rhythme  par  lui-même  en  est  gracieux,  et 
il  a  été  bien  compris  par  l'auteur.  C'est  une  forme  qu'on  avait  rajeunie  du  xvie  siècle 
il  y  a  quelques  années;  aujourd'hui,  elle  est  presque  oubliée,  et  on  a  plaisir  à  la 
retrouver  ici. 


REVUE  DE  PARIS.  275 

chapitres  peuvent  y  être  lus  sans  ennui,  mais  il  n'existe  entre  eux  aucun  en- 
chaînement. Le  Bananier  n'est  pas  terminé;  il  comprend  deux  histoires 
assez  dramatiquement  racontées,  mais  dont  le  dénouement  est  encore  at- 
tendu. Si  la  mémoire  ne  se  trouvait,  pour  ces  sortes  d'ouvrages,  naturellement 
en  défaut,  j'aurais  pu  les  rapprocher  de  nouvelles  données  depuis  long-temps 
au  public,  et  dont  le  fond  seul  est  semblable.  M.  Soulié  se  répète,  seule- 
ment il  donne  à  ses  récits  une  forme  nouvelle,  et  c'est  là  qu'est  sa  vraie 
fécondité. 

Ainsi,  fatigué  des  boudoirs  et  des  coulisses,  où  il  a  introduit  si  souvent 
ses  lecteurs  parisiens,  il  les  emmène  aujourd'hui  en  Amérique,  et  c'est  parmi 
les  nègres  et  les  colons  qu'il  choisit  cette  fois  ses  héros,  Un  seul  est  Français; 
c'est  un  jeune  homme,  Clemenceau,  qui  s'embarque  au  Havre  pour  aller  se 
marier  à  une  jeune  créole,  héritière,  comme  toujours,  de  plusieurs  millions. 
Un  des  caractères  tracés  dans  ce  livre  peut  être  remarqué ,  c'est  celui  de 
Clemenceau.  Pour  les  nègres  et  les  colons  que  M.  Soulié  met  en  scène,  ils 
ressemblent  à  des  Européens  sans  esprit,  et  c'est  ici  que  la  couleur  locale,  ce 
mot  qu'on  ne  peut  plus  prononcer  sans  rire,  est  singulièrement  comprise. 

Clemenceau  me  représente  assez  bien  ces  jeunes  fous,  pleins  de  cœur  et 
de  savoir  du  reste,  qu'une  idée  politique  séduit,  et  qui  prennent  aussitôt 
leur  sympathie  pour  une  opinion.  Combien  en  avons-nous  rencontrés  dans 
les  écoles  qui  se  réunissaient  en  clubs  et  y  parlaient  tous  à  la  fois  sur  des 
systèmes  (chacun  avait  le  sien)  auxquels  on  n'aurait  rien  pu  démêler?  C'est 
d'Angleterre  que  nous  sont  venues  ces  habitudes  oratoires  et  toutes  ces  am- 
bitions. Quelquefois  on  s'en  est  sérieusement  inquiété,  mais  on  a  toujours 
reconnu  que,  si  la  tète  était  chaude,  l'ame  était  bonne,  et  qu'une  goutte  de 
sang  versé  aurait  fait  reculer  tous  ces  ardens  révolutionnaires.  M.  Alphonse 
Karr,  en  des  pages  très  spirituelles,  s'est  souvent  moqué  de  ce  travers; 
M.  Soulié  l'a  pris  au  sérieux  dans  son  Bananier,  et  il  a  voulu  faire  de  Cle- 
menceau le  type  des  enthousiastes  politiques;  Clemenceau ,  lui ,  s'est  pris  de 
belle  passion  pour  les  noirs  et  pense  bien  plutôt,  en  partant  pour  l'Amérique, 
à  leur  affranchissement  qu'à  son  mariage  avec  Clara.  Dès  sa  première  visite 
dans  l'île  et  parmi  les  plantations,  M.  Frédéric  Soulié  lui  ménage  des  sur- 
prises incroyables.  C'était  alors  une  mode  de  s'indigner  contre  les  blancs,  et 
Clemenceau  les  accable  de  véhémentes  déclamations  sur  la  liberté,  sans  vou- 
loir se  rendre  à  l'évidence  des  faits.  —  Cette  première  partie  du  roman  est 
assez  amusante  et  bien  observée,  il  s'y  trouve  quelques  fins  détails;  mais,  Cle- 
menceau désabusé,  l'histoire  redevient  simplement  romanesque  et  commune, 
et  rien  ne  la  distingue  plus  de  la  foule  des  récits  quotidiens.  D'ailleurs,  les 
négrophiles  ont  eu  leur  temps;  cette  satire  vient  très  tard,  elle  ne  peut  avoir 
qu'un  médiocre  intérêt.  L'auteur  a  exagéré  aussi  la  bonté  des  planteurs  et  le 
bien-être  des  nègres,  pour  faire  contraste  à  la  colère  ridicule  de  son  héros.  Nous 
n'allons  pas  jusqu'à  croire  avec  lui  que  les  esclaves  prêtent  de  l'argent  à  leur 
maître  et  refusent  de  vendre  un  serin  à  leur  maîtresse. 

Et  maintenant,  de  tous  ces  écrivains  qui  ont  entassé  romans  sur  romans , 


276  REVUE  DE   PARIS. 

feuilletons  sur  feuilletons,  qui  ont  laissé  leur  nom  s'imprimer  sur  toutes  les 
affiches  de  théâtre  et  au  Las  de  tous  les  journaux,  et  leur  jeunesse  se  dépenser 
en  tant  de  travaux  inutiles  et  frivoles  par  paresse  et  vanité,  je  le  demande, 
que  restera-t-il? 
M.  Soulié,  en  une  page  remarquable,  va  lui-même  nous  l'apprendre  : 
«  ....  Peut-être  nous  dira-t-ou  que  l'homme  de  lettres  a  un  plus  noble 
avenir  que  d'être  l'homme  du  jour,  et  qu'il  doit  penser,  en  faisant  son  œuvre, 
à  être  l'homme  éternel.  Sans  doute  c'est  là  une  haute  et  belle  ambition  à 
laquelle  on  croit  quand  on  est  jeune,  et  qu'on  n'ose  plus  regarder  quand  l'expé- 
rience commence  à  nous  éclairer.  Enfans  d'un  siècle  en  traifiil",  nous  avons 
remué  toutes  les  idées  morales  et  sociales,  discuté  les  lois  de  la  famille  et  de 
la  société,  tiré  des  vérités  de  l'ombre,  chassé  des  erreurs  du  soleil,  défait  et 
refait  toutes  les  formes  de  l'art,  secoué  toutes  les  poussières,  creusé  toutes 
les  terres  fécondes.  Mais  ce  n'est  pas  nous  qui  élèverons  l'édifice  dont  nous 
avons  mis  à  nu  les  matériaux;  une  génération  viendra,  vivant  dans  des  temps 
plus  calmes  et  meilleurs,  qui  prendra  et  choisira  dans  ce  chaos  où  nous  mar- 
chons pour  en  séparer  le  bon  du  mauvais;  elle  recueillera  toute  la  gloire  de 
nos  efforts  et  s'édifiera  sur  nos  ruines,  comme  le  xvne  siècle  a  bâti  son 
temple  sur  le  sol  préparé  par  les  labeurs  du  xvie.  Voilà  notre  avenir;  il  faut 
que  l'homme  de  lettres  de  nos  jours  s'y  résigne  avec  la  seule  espérance  qu'un 
jour  un  bibliographe  curieux,  pénétrant  dans  le  monceau  d'idées  que  notre 
siècle  a  produites,  écrira  sur  nos  livres  oubliés  :  —  «  Là  était  le  germe  de  ce 
que  d'autres  ont  mûri  (1).  » 

Oui,  je  le  veux,  en  eux  était  le  germe,  mais  ne Tont-ils  pas  eux-mêmes 
étouffé?  Ils  étaient  bien  appelés,  tous  ces  hommes  de  transition,  à  secouer 
toutes  les  poussières,  à  creuser  toutes  les  terres  fécondes ,  mais  leur  négli- 
gence ne  les  a-t-elle  pas  portés  à  méconnaître  cette  mission?  Après  tout, 
ne  soyons  pas  si  empressés  à  leur  jeter  la  première  pierre;  qui  sait  nous- 
mêmes  ce  que  nous  vaudrons?  Il  reste  beaucoup  à  faire  après  ces  écrivains 
de  second  ordre,  qui  ne  laisseront  qu'un  monceau  de  ruines.  Au  début, 
quel  talent  haut  et  ferme  que  le  leur,  mais  aujourd'hui,  quel  assemblage 
d'œuvres  bizarres  ce  talent  a  produit  !  Il  n'est  pas  un  seul  d'entre  eux  qui 
n'ait  écrit  plus  de  trente  volumes.  Où  retrouver  maintenant  les  matériaux  né- 
cessaires? Comment  distinguer  le  bon  grain  de  l'ivraie?  —  Cette  tâche  sera 
rude.  Elle  va  commencer. 

Alfred  Asseline. 

(I)  Préface  de  V Homme  de  Lettres,  écrite  en  1838. 


REVUE  DRAMATIQUE. 


M.  Monrose  nous  a  dit  un  dernier  adieu;  il  a  joué,  pour  la  dernière  fois, 
dans  une  représentation  à  son  bénéfice,  le  Barbier  de  Séville,  ce  charmant 
barbier  qui  semble  avoir  été  créé  tout  exprès  pour  Monrose.  Comme  s'il  n'eût 
pas  suffi,  pour  remplir  la  salle  du  Théâtre-Français,  de  l'intérêt  et  des  sym- 
pathies qu'éveillait  et  qu'éveillera  long-temps  encore  dans  la  foule  le  nom  du 
bénéficiaire,  Mlle  Rachel  avait  prêté  à  cette  solennité  les  plus  belles  inspira- 
tions de  son  génie  tragique;  enfin,  pour  que  rien  ne  manquât  à  la  fête,  M.  Du- 
prez  y  était  accouru  avec  sa  plus  belle  voix.  Mais,  quelle  que  soit  la  pompe 
dont  on  les  environne,  ces  représentations  sont  toujours  tristes  et  doulou- 
reuses, tristes  pour  l'acteur  près  de  se  séparer  du  public  qui  l'a  si  long-temps 
applaudi ,  tristes  pour  le  public  applaudissant  pour  la  dernière,  fois  l'acteur 
qui  l'a  si  long-temps  charmé.  Il  s'établit  à  la  longue  entre  le  public  et  l'acteur 
qu'il  adopte  un  lien  mystérieux  et  puissant;  on  s'est  fait  l'un  de  l'autre  une 
habitude  presque  fraternelle,  et  lorsqu'il  faut  que  ce  lien  se  brise,  que  l'heure 
est  arrivée  de  la  séparation  éternelle,  c'est  de  part  et  d'autre  un  déchirement 
véritable.  Or,  s'il  est  uu  artiste  qui  ait  été  en  communion  si  intime  avec  le 
public,  c'est  à  coup  sur  ce  spirituel  Monrose,  que  Molière,  Regnard  et  Beau- 
marchais auraient  tant  aimé.  Il  nous  était  cher  à  nous  tous,  nous  aimions  cette 
verve  intarissable,  cet  esprit  toujours  prêt,  cette  jeunesse  pétillante  jusque 
sous  les  rides  de  l'âge.  Hélas!  à  l'heure  qu'il  est,  quel  charmant  compagnon 
ont  perdu  Marinette  et  Lisette,  Dorine  et  Suzanne!  Qui  protégera  désormais 
les  amours  de  Lucile  et  de  Valère ,  de  Cléante  et  de  Marianne ,  d'Almaviva  et 
de  Rosine?  Tous  ces  aimables  jeunes  gens  sont,  aussi  bien  que  nous,  dans  la 
peine,  et  nous  ne  savons  guère  qu'Argan,  Géronte  et  Bartholo  qui  se  réjouis- 
sent et  se  frottent  les  mains.  Toutefois,  tout  en  déplorant  la  retraite  de 
M.  Monrose,  tout  en  reconnaissant  qu'il  laissera  un  grand  vide  dans  le  réper- 


278  REVUE   DE    PARIS. 

toire,  ce  r^est  point  une  raison  pour  nous  apitoyer,  ainsi  que  font  certaines 
gens,  sur  l'avenir  de  la  Comédie-Française.  Il  est  bon  nombre  d'esprits  cha- 
ritables  qui  jugent  sage  et  prudent  d'attendre,  pour  applaudir  au  talent  d'un 
acteur,  la  représentation  de  sa  retraite.  Tant  que  cet  acteur  était  la  gloire  et 
l'appui  du  théâtre,  on  n'en  tenait  aucun  compte,  et  la  scène  qui  le  possédait 
ne  s'en  voyait  pour  cela  ni  plus  ni  moins  malmenée;  qu'il  se  retire,  c'est  de  toute 
part  un  concert  de  regrets  perfides;  on  se  demande  avec  attendrissement  ce  que 
va  devenir  ce  pauvre  théâtre,  privé  de  son  dernier  soutien;  on  lui  conseille 
de  plier  bagage  et  de  mettre  la  clé  sous  la  porte.  Cette  tactique  n'est  point 
nouvelle,  elle  date  de  la  mort  ou  de  la  retraite  du  premier  grand  acteur  qui  se 
soit  montré  sur  les  planches.  Il  est  si  doux  de  louer  les  morts,  surtout  quand 
les  louanges  qu'où  leur  décerne  sont  autant  de  soufflets  appliqués  sur  la 
joue  des  vivans!  Il  est  si  doux  d'applaudir  ceux  qui  s'en  vont,  surtout  quand 
les  applaudissemens  qu'on  leur  jette  sont  autant  de  sifflets  pour  les  oreilles 
de  ceux  qui  restent!  Heureusement,  quelque  grand  qu'il  soit,  quelque  riche- 
ment doué  qu'il  ait  été  par  la  nature,  il  n'est  pas  d'homme  qui  doive  se  flatter 
d'emporter  avec  lui  les  destinées  de  l'art;  les  destinées  de  l'art  sont  immor- 
telles. Que  n'aura-t-on  pas  dit  à  la  mort  de  Lekain,  à  la  mort  de  Larive? 
Talma  vint  cependant,  plus  grand  que  tous  ceux  qui  l'avaient  précédé. 
M"e  Rachel  n'a-t-elle  pas  hérité  de  l'aine  d'Hermione  et  de  l'a  me  de  Phèdre, 
que  lui  ont  léguées  les  Clairon,  les  Duménil  et  les  Duchesnois  ?  Sans  aller  si 
loin  ni  si  haut,  n'avons-nous  pas  vu  tout  récemment  Mlle  Brohan  rajeunir  la 
grâce  et  l'esprit  de  tous  ces  rôles  que  M"e  Dupont  semblait  avoir  emportés 
avec  elle?  Ainsi,  n'en  doutons  pas,  M.  Monrose  renaîtra  sur  la  scène.  Nous 
retronverons  sous  d'autres  traits  ces  précieuses  qualités  que  nous  avons  si 
long-temps  admirées.  Que  le  comte  Almaviva  se  rassure!  que  Valère  ne  perde 
point  courage!  que  maître  Bartholo  ne  se  hâte  pas  de  se  réjouir,  et  qu'enfin 
Dorine ,  Toinette ,  Marinette  et  Marton  ne  s'ennuient  pas  trop  dans  l'anti- 
chambre, car  il  y  a  déjà  plus  d'un  joyeux  drôle  qui  gratte  à  la  porte.  Non, 
quelque  immense  que  soit  cette  perte,  ce  n'est  point  un  sujet  de  désespérer. 
L'art  ne  périt  point;  il  est  comme  un  arbre  éternel  qui  se  renouvelle  sans  cesse 
et  qui  ne  perd  ses  rameaux  que  pour  les  remplacer  par  des  pousses  nouvelles. 

Vaudeville.  —  Une  Femme  à  la  mode,  par  Mme  Virginie  Ancelot.  — 
A  ce  titre,  l'esprit  se  réjouit  et  l'imagination  s'éveille.  Que  de  promesses  clans 
ces  quelques  mots!  Une  femme  à  la  mode,  et  encore  par  Mme  Virginie  An- 
celot! Que  ne  devait-on  pas  attendre?  que  n'avait-on  pas  droit  d'espérer?  On 
raconte  que,  sous  le  ciel  brûlant  du  désert,  le  voyageur  croit  voir  parfois  à 
l'horizon  des  nappes  d'eau  et  de  frais  ombrages;  il  y  court,  et  ne  trouve  que 
le  sable  aride  et  la  plaine  embrasée.  La  pièce  de  Mmc  Ancelot  a  été  pour  nous 
comme  un  de  ces  mirages  trompeurs.  Nous  y  avons  couru,  plein  de  joie  et 
d'espoir,  mais  au  lieu  des  fleurs  charmantes  que  nous  nous  préparions  à 
cueillir,  nous  n'avons  rencontré  que  des  fleurs  fanées,  tombées  de  la  cou- 


REVUE  DE  PARIS.  279 

ronne  des  Deux  Impératrices.  Il  est  triste  de  voir  cet  aimable  écrivain  né- 
gliger à  ce  point  le  soin  de  sa  petite  gloire  et  abuser  ainsi  d'une  facilité  qui 
n'aboutit  depuis  quelque  temps  qu'à  une  fécondité  stérile.  Nous  ne  pensons 
pas  qu'à  ce  compte  Mme  Ancelot  gaspille  un  bien  grand  génie;  mais,  nous  le 
répétons,  c'est  un  aimable  esprit  qui  pourrait,  en  se  surveillant  avec  moins 
de  complaisance,  arriver  aisément  à  de  gracieux  succès.  Nous  n'en  vou- 
drions pas  d'autres  preuves  que  V Hôtel  de  Rambouillet,  Marie,  le  Châ- 
teau de  ma  Nièce,  et  beaucoup  d'autres  œuvres  légères  qui,  pour  être  à 
peu  près  oubliées  aujourd'hui ,  n'en  ont  pas  moins  eu  leur  parfum.  Nous 
regrettons  aussi  que  Mme  Virginie  Ancelot  n'use  pas  avec  plus  de  réserve  d'un 
droit  d'asile  que  tous  les  théâtres  d'ailleurs  seraient  heureux  de  lui  accorder. 
Pour  notre  part ,  nous  trouvons  tout  simple  que  Mme  Ancelot  donne  la  pré- 
férence au  théâtre  du  Vaudeville.  On  n'a  pas  un  moulin  à  soi  pour  porter 
son  froment  au  moulin  du  voisin.  Cependant  Mme  Ancelot  a  des  envieux  qui 
se  demandent  si  l'auteur  de  Marie  en  est  réduite  à  ne  plus  avoir  que  des 
succès  de  maîtresse  de  maison. 

Cette  femme  à  la  mode  est  à  la  mode  on  ne  sait  trop  pourquoi;  d'esprit, 
peu  ou  point,  et  de  charme  encore  moins;  jeune,  tout  au  plus;  belle,  c'est 
ce  qu'aucun  n'oserait  affirmer.  Toujours  est-il  que  Mme  de  Méranges  est  à  la 
mode,  s'il  en  faut  croire  Mœe  Ancelot.  Elle  est  veuve,  elle  est  riche,  et  s'en- 
nuie. Sous  l'apparente  gaieté  qu'elle  porte  dans  le  monde,  Mmc  de  Méranges 
cache  un  grand  fonds  de  tristesse.  On  pourrait  croire  d'abord  que  c'est  de 
feu  M.  de  Méranges  qu'il  s'agit;  mais  un  mari,  fi  donc!  ce  ne  sont  pas  ces 
gens-là  qu'on  pleure.  Il  n'est  pas  plus  question  de  M.  de  Méranges  que  s'il 
existait.  Bien  long-temps  avant  son  mariage ,  Mme  de  Méranges  a  aimé  un 
jeune  homme  pauvre  comme  elle,  car,  avant  que  M.  de  Méranges  lui  eût 
donné  son  nom,  sa  fortune  et  sa  main,  Angéline,  n'ayant  d'autre  richesse 
que  sa  beauté,  sa  grâce  et  son  esprit,  se  trouvait,  à  vrai  dire,  dans  une  extrême 
pauvreté.  Or,  George  avait  de  l'ambition  C'était  un  jeune  homme  d'une 
grande  distinction;  au  collège,  il  avait  obtenu  plusieurs  prix  de  thème  et  de 
version  grecque.  Plus  tard,  en  voyant  ses  compagnons  d'étude  s'élancer  dans 
la  carrière  des  places  et  des  honneurs,  il  avait  maudit  la  pauvreté,  qui  l'em- 
pêchait d'aborder  les  hautes  régions  vers  lesquelles  il  brûlait  de  déployer  ses 
ailes  d'aigle.  Faut  il  l'avouer?  Entre  l'amour  et  l'ambition,  George  n'hésita 
pas  long-temps.  Le  cruel  délaissa  la  pauvre  Angéline  pour  épouser  quatre 
ou  cinq  cent  mille  francs  de  dot.  Sans  doute  il  fut  coupable;  mais  que  d'hon- 
nêtes gens  en  auraient  fait  autant  à  sa  place!  Quoi  qu'il  en  soit,  George  de 
Saint-Didier  tient  encore  au  cœur  de  Mme  de  Méranges.  Vainement  M.  de 
Méranges  et  quelque  dix  ans  ont  passé  sur  cette  flamme;  il  reste  encore  du 
feu  sous  les  cendres,  et  il  ne  faudrait  qu'un  mot,  qu'un  regard  de  George 
pour  en  tirer  de  vives  étincelles.'  C'est  là  qu'en  sont  les  choses,  lorsqu'un 
grand  ministre ,  George  de  Saint-Didier,  se  fait  présenter  à  Mrae  de  Mé- 
ranges, sans  se  douter  qu'il  va  retrouver  en  elle  la  vierge  des  premières 


280  REVUE   DE   PARIS. 

amours.  En  la  reconnaissant,  il  se  trouble  :  reproches  de  Mmc  de  Méranges, 
tendres  excuses  de  M.  de  Saint-Didier;  escarmouches  sans  fin,  l'esprit  et 
le  sentiment  sont  aux  prises.  L'un  se  raille,  et  l'autre  supplie.  George 
est  aux  genoux  de  Mme  de  Méranges;  Mme  de  Méranges  le  perce  de  part  en 
part  des  mille  traits  de  sa  coquetterie.  George  ne  recule  devant  aucun 
sacrifice  pour  reconquérir  le  cœur  qu'il  a  perdu  ;  il  renonce  à  son  porte- 
feuille, il  est  prêt  à  renoncer  à  tout,  si  ce  n'est  à  ce  cœur  rebelle  qui  re- 
fuse de  se  laisser  reprendre.  Lorsqu'Angéline  était  jeune  et  belle,  plus  vir- 
ginale qu'un  lys,  plus  blanche  que  la  neige  immaculée,  George  l'a  sacrifiée 
sans  pitié;  mais  à  cette  heure  que  M.  de  Méranges,  le  monde  et  les  années  ont 
passé  par  là,  M.  de  Saint-Didier  sacrifiera  tout  pour  avoir  Angéline.  Il  paraît 
que  ce  M.  de  Saint-Didier  apprécie  fort  chez  les  femmes  ce  haut  goût  que  les 
gourmets  aiment  à  trouver  à  la  bécasse.  M.  de  Saint-Didier  veut  épouser 
Mme  de  Méranges  à  tout  prix.  Il  ira,  s'il  le  faut,  vivre  avec  elle  au  fond  des 
bois;  il  s'habillera  en  berger,  embouchera  les  pipeaux  champêtres  et  mènera 
paître  les  moutons  sur  le  versant  des  coteaux.  Un  ministre  signant  sa  démis- 
sion pour  épouser  une  veuve  et  se  faire  berger,  ceci  n'a  rien  qui  nous  sur- 
prenne; on  ne  voit  que  ça  tous  les  jours.  Seulement,  grand  Dieu!  que  de- 
viendra la  France,  si  le  grand  Saint-Didier  abandonne  les  rênes  du  gouver- 
nement? que  va  devenir  le  char  de  l'état,  si  ce  grand  ministre  renonce  à  le 
conduire?  Qu'allons-nous  tous  devenir,  juste  ciel!  si  ce  noble  esprit  et  cette 
haute  intelligence  se  retirent  tout  d'un  coup  des  affaires!  Déjà  le  bruit  s'est 
répandu  de  la  retraite  du  grand  Saint-Didier.  Il  faut  remonter  au  renvoi  de 
Necker  pour  se  faire  une  idée  d'un  pareil  émoi.  La  cour  est  aux  champs;  déjà 
le  peuple  s'agite  et  murmure;  d'effroyables  sinistres  menacent  la  place  de 
Paris.  Un  drapeau  noir  flottera  demain  sur  la  Bourse.  On  ne  rencontre  dans 
les  rues  que  gens  qui  s'écrient:  Rendez-nous  notre  ministre!  rendez-nous 
notre  grand  Saint-Didier  !  —  Dieu  soit  loué  !  tout  s'arrange;  une  lettre  de  la 
défunte  Mme  George  rassure  la  tendresse  et  l'orgueil  de  la  femme  à  la  mode. 
Dans  cette  lettre ,  Mme  George  raconte  qu'elle  est  la  plus  malheureuse  des 
femmes,  que  M.  George  ne  l'a  épousée  que  pour  ses  écus ,  et  qu'il  est  resté 
fidèle  aux  amours  de  son  printemps.  En  lisant  ces  lignes  que  l'infortunée 
Mme  George  a  dû  arroser  de  ses  larmes ,  Mme  de  Méranges  s'attendrit  et  par- 
donne; elle  permet  à  Saint-Didier  de  rester  ministre,  ce  qui  est  bien  rassurant 
pour  la  France,  et  lui  rend  avec  son  portefeuille  un  faible  et  tendre  cœur 
qui  n'a  jamais  cessé  de  battre  pour  lui. 

Hélas!  que  d'esprit  et  de  grâce,  que  de  charme  et  d'originalité,  que  de 
talent  et  même  de  génie  n'aurait-il  pas  fallu  pour  embellir  et  relever  de  sem- 
blables enfantillages  ! 

Gymnase  dramatique.  —  Mademoiselle  de  Bois-Robert ,  ou  les  Deux 
Gardes-chasse,  par  M.  Fournier.  —  M"e  de  Bois-Robert  est  dans  une  grande 
anxiété.  Pour  amortir  l'impatience  qui  la  dévore,  pour  tromper  l'inquiétude 


REVUE  DE  PARIS.  281 

qui  la  consume,  M,le  de  Bois-Robert  court  à  cheval  du  matin  au  soir,  au 
risque  de  se  rompre  le  cou.  Intrépide  amazone,  elle  joue  sa  vie  vingt  fois 
pour  une,  et  voici  long-temps  qu'elle  aurait  perdu  à  ce  jeu,  si  ses  deux 
beaux  yeux  et  la  Providence  ne  lui  envoyaient  à  coup  sûr  le  garde-chasse 
George  chaque  fois  qu'il  s'agit  de  la  sauver  de  quelque  danger.  George  est 
un  jeune,  beau  et  brave  garçon  qui  n'a  jamais  connu  son  père.  Élevé  par  cha- 
rité, il  est  aspirant  au  grade  de  garde-chasse  de  première  classe.  Il  a  pour 
M,lc  de  Bois-Robert  le  dévouement  du  chien  pour  son  maître.  De  son  côté , 
M1Ie  de  Bois-Robert  a  pour  lui  l'affection  du  maître  pour  son  chien.  Cepen- 
dant qu'a  donc  Mlle  de  Bois-Robert?  Cette  noble  fille  attend  le  retour  de  son 
intendant,  qu'elle  a  chargé  d'aller  à  Versailles  arranger  une  affaire  qui  la 
touche  de  près.  M.  Hocquart  arrive  enfin,  et  que  devient  M,le  de  Bois-Robert 
en  apprenant  qu'il  lui  est  interdit  de  porter  le  nom  de  sa  mère,  ainsi  qu'elle 
l'avait  fait  jusqu'alors,  et  qu'en  même  temps  il  lui  est  enjoint  de  reprendre  le 
nom  de  son  père,  ainsi  que  cela  se  pratique  généralement?  A  cette  nouvelle, 
voici  une  femme  qui  entre  dans  une  colère  terrible,  bien  flatteuse  et  bien 
honorable  pour  la  mémoire  de  l'auteur  de  ses  jours.  S  appeler  Mlle  Bernard! 
porter  le  nom  de  son  père!  ne  plus  aller  à  la  cour  de  sa  majesté  Louis  XVI! 
M1Ie  Bernard  en  perd  la  tête  et  ne  sait  à  quel  saint  se  vouer.  En  vérité,  voici 
une  plaisante  pécore,  et  nous  regrettons  qu'il  ne  se  soit  point  trouvé  là  quelque 
honnête  Bernard  pour  lui  coûter  vertement  son  fait.  Elle  veut  partir,  elle  veut 
fuir  la  France ,  elle  veut  aller  cacher  à  l'étranger  sa  honte,  son  désespoir  et 
le  nom  de  M.  Bernard.  Ainsi  ferait-elle,  et  bien  elle  ferait,  s'il  ne  lui  venait 
à  l'esprit  une  idée  tout-à-fait  digne  de  tant  de  sottise  et  de  vanité.  On  vient  de 
découvrir  que  George  est  le  fils  légitime  du  marquis  de  Rochemaure.  Il  est 
vrai  qu'en  mourant  le  marquis  ne  lui  a  laissé  que  son  titre  pour  toute  fortune. 
Mlle  Bernard  a  une  telle  horreur  de  ce  nom  de  Bernard ,  qu'elle  le  change, 
séance  tenante,  pour  le  titre  de  marquise  de  Bochemaure.  En  moins  de  cinq 
minutes,  le  mariage  est  conclu  et  célébré.  Disons,  en  passant,  que  nous 
avons  toujours  admiré  la  façon  leste  et  prompte  dont  on  se  marie  au  théâtre. 
On  se  prend  par  la  main,  on  se  rend  à  la  chapelle;  le  chapelain  est  toujours 
prêt,  le  sacristain  toujours  à  son  poste,  en  deux  minutes  tout  est  dit.  Le 
théâtre  devrait  en  finir  une  bonne  fois  avec  ces  mariages,  bons  tout  au  plus  à 
Gretna-Green,  et  dont  le  public  ne  saurait  être  dupe  un  instant.  Pour  en 
revenir  à  notre  marquis  improvisé,  vous  pensez  quelle  joie  d'abord  pour  ce 
pauvre  marquis,  qui  ne  peut  croire  à  tant  de  bonheur,  puis  vous  jugez  de  son 
désespoir  en  découvrant  que  M"e  Bernard,  enl'épousant,  n'a  compté  épouser 
qu'un  titre,  et  qu'elle  ne  lui  accorde  même  pas,  pour  fiche  de  consolation,  les 
privilèges  du  mari  de  la  reine.  Il  part,  et,  au  deuxième  acte,  nous  le  retrouvons 
commandant,  puis  colonel  dans  les  armées  de  la  république.  Depuis  le  jour 
de  son  mariage,  il  n'a  jamais  revu  sa  femme,  il  n'a  jamais  prononcé  son  nom. 
Poursuivie  comme  suspecte,  une  femme  pauvrement  vêtue  se  présente  un 
jour  au  commandant  George.  Elle  est  pâle,  tremblante,  et  se  tient  les  yeux 


282  REVUE   DE   PARIS. 

baissés.  Elle  demande  en  suppliant  un  sauf-conduit  qui  lui  permette  de  passer 
la  frontière.  Le  commandant  se  retourne,  la  suppliante  lève  les  yeux  :  c'est 
George!  c'est  la  marquise!  George  parle  d'abord  de  divorce;  mais  Mme  de 
Rocbemaure  fait  si  bien  de  sa  langue  dorée  et  de  ses  beaux  yeux  de  velours 
noir,  que  le  commandant  pardonne,  oublie  et  lui  ouvre  ses  bras. 

Depuis  plus  de  cinq  ans  que  nous  assistons  aux  chefs-d'œuvre  qui  défraient 
les  théâtres  petits  et  grands,  nous  avons  vu  bien  des  chefs-d'œuvre;  mais  nous 
ne  pensions  pas  qu'il  fût  possible  d'entasser  dans  deux  actes  plus  de  pau- 
vretés et  d'invraisemblances.  —  Mrae  Volnys  a  joué  le  rôle  de  cette  orgueil- 
leuse et  sotte  M"e  de  Bois-Robert  avec  une  afféterie  digue  de  l'esprit  de  ce 
rôle.  Mme  Volnys  n'a  pas  eu  un  geste  vrai,  pas  une  inspiration  naïve,  pas  une 
attitude  simple  et  naturelle;  c'est  assez  dire  qu'elle  a  parfaitemeut  rendu  les 
intentions  de  l'auteur. 

On  a  joué  au  même  théâtre  une  folie  intitulée  les  Belles  Têtes.  On  s'y 
raille  fort  des  cheveux  et  des  longues  barbes.  C'est  une  pièce  écrite  pour  con- 
soler les  chauves  et  les  imberbes. 

Au  théâtre  du  Palais-Royal ,  la  Villa  Dujlot  est  un  petit  vaudeville  très 
inoffensif.  On  y  aurait  semé  un  peu  plus  d'esprit  que  ce  ne  serait  pas  plus 
mal;  les  auteurs  n'y  auront  pas  songé. 

Au  même  théâtre,  Pérollne  fait  des  merveilles.  Il  s'agit  d'une  joyeuse  et  jolie 
fille  qui  trouve  moyen ,  à  force  d'esprit  et  de  bons  tours,  de  rester  fidèle  à  son 
époux  Guérot,  et  de  sortir  blanche  comme  une  hermine  des  griffes  d'un  jeune 
fat  et  des  pattes  d'un  vieux  libertin.  Il  faut  voir  avec  quel  art  et  quelle  dex- 
térité elle  brouille  les  cartes  et  sauve  son  enjeu!  Péroline  a  d'autant  plus  de 
mérite  en  ceci  que  maître  Guérot  est  fort  laid.  Ce  Guérot  est  dignement  re- 
présenté par  Alcide  ïousez,  dont  la  voix  devient  <le  plus  en  plus  éclatante  et 
perçante.  Qu'il  nous  soit  permis  d'adresser  à  cet  Alcide  le  conseil  que  donne 
Dandin  à  l'Intimé  : 

Avocat , 
De  votre  ton  vous-même  adoucissez  l'éclat. 

J.  S. 


BULLETIN. 


La  polémique  qui,  à  propos  du  droit  de  visite,  ne  craint  pas  de  signaler 
l'imminence  d'une  guerre  entre  l'Angleterre  et  la  France,  manque  à  la  fois 
de  mesure,  de  prudence  et  de  vérité.  Il  est  fâcheux  que  des  journaux  anglais 
ce  genre  d'argumentation  ait  passé  dans  la  presse  française.  Ces  exagérations 
n'éclairent  pas  la  situation;  elles  menaceraient  plutôt  de  la  fausser  et  de  la 
compromettre. 

Quelle  est,  sans  rien  dissimuler  comme  sans  rien  amoindrir,  la  véritable 
position  des  deux  pays  vis-à-vis  l'un  de  l'autre  dans  la  question  du  droit  de 
visite?  11  y  a  une  question  pendante  qui  peut  amener  des  difficultés  diploma- 
tiques; mais  de  là  à  la  guerre  il  y  a  un  abîme,  et  nous  sommes  presque  hon- 
teux de  discuter  une  pareille  exagération  De  nos  jours,  on  ne  fait  plus  la 
guerre  qu'avec  un  intérêt  immense  à  la  soutenir  :  il  faut  aussi  pouvoir  colorer 
une  pareille  résolution  d'un  motif  spécieux ,  pouvoir  lui  assigner  une  cause 
honorable.  Or,  se  figure-t-on  l'Angleterre  dénonçant  au  monde  la  reprise  de 
ses  vieilles  inimitiés  contre  la  France,  parce  que  nous  différons  avec  elle  sur 
la  manière  de  réprimer  la  traite?  Quand  on  veut  faire  peur  avec  la  menace 
d'un  grand  péril ,  il  faut  au  moins  que  ce  péril  ait  quelque  vraisemblance. 

Ce  mode  d'argumentation  a  tous  les  genres  d'inconvéniens ,  car  il  aurait 
encore  plus  de  danger  si,  au  lieu  de  reposer  sur  une  base  fausse,  irse  trou- 
vait conforme  à  la  vérité.  Dire  à  la  France  :  —  Vous  pouvez  avoir  raison  dans 
vos  discussions  avec  l'Angleterre;  mais,  prenez  garde,  elle  pourrait  bien  vous 
répondre  par  du  canon,  —  ce  n'est  pas  retenir  la  France,  c'est  la  pousser. 
Langage  imprudent,  qui  pourrait  plus  que  toute  autre  chose  mettre  les  deux 
pays  aux  prises. 

Heureusement  nous  n'en  sommes  point  à  ces  extrémités.  En  pleine  paix 


284  REVUE  DE  PARIS. 

avec  l'Angleterre,  nous  envisageons  aujourd'hui  certains  faits  autrement  qu'il 
y  a  dix  ans.  Nous  regrettons  d'avoir  concédé  le  droit  de  visite,  et,  tout  en 
continuant  d'exécuter  les  traités,  nous  désirons  que,  pour  l'avenir,  ils  soient 
révisés  et  modifiés.  Voilà  où  nous  en  sommes  avec  nos  voisins,  ni  en-deçà  ni 
au-delà.  Où  est  l'injure  envers  l'Angleterre?  Où  est  le  manque  de  foi?  Où  y 
a-t-il  là  une  cause  de  guerre?  Depuis  quand  est-il  interdit  à  un  peuple  de 
demander  à  un  autre  d'examiner  de  nouveau ,  dans  l'intérêt  commun  de  la 
justice  et  de  l'humanité,  un  point,  une  question  difficile? 

Si  la  réciprocité  stipulée  pour  l'exercice  du  droit  de  visite  n'est  pas  illu- 
soire, la  France  maintenant  est  investie  d'un  droit  d'inspection  et  de  police 
sur  la  marine  marchande  de  l'Angleterre.  Ce  droit,  elle  veut  aujourd'hui  y 
renoncer,  parce  qu'elle  en  a  reconnu  les  inconvéniens  pour  elle-même.  Et 
elle  ne  pourrait  pas  renoncer  à  ce  privilège  !  elle  serait  obligée  éternellement 
de  l'exercer  et  de  le  subir!  Mais  alors  l'Angleterre  a  donc  un  bien  grand  in- 
térêt à  perpétuer  cet  état  de  choses  ?  On  veut  lui  rendre  le  droit  de  police  sur 
son  bord,  et  elle  n'en  veut  pas;  elle  désire  qu'on  la  visite  pour  avoir  le  droit 
de  visiter  les  autres.  Il  y  a  donc  autre  chose  en  jeu  que  la  cause  de  l'hu- 
manité? 

Refuser  d'ouvrir  des  négociations  nouvelles  sur  les  traités  de  1831  et  1833 
serait  avouer  que  ces  traités  ont  pour  l'Angleterre  des  avantages  immenses 
que  nous  n'avions  pas  aperçus  en  signant  les  conventions,  et  il  faut  d'autant 
plus  insister  sur  la  reprise  des  négociations,  que  l'Angleterre  reculera  devant 
un  tel  aveu.  Dans  la  question  du  droit  de  visite  plus  que  dans  toute  autre, 
l'Angleterre  est  en  face  de  l'opinion;  l'Europe  et  l'Amérique  jugeront  sa  con- 
duite, et  il  lui  importe  de  garder  son  masque  de  philantropie  religieuse. 

La  commission  qu'a  nommée  la  chambre  des  députés  pour  la  rédaction  de 
l'adresse  a  décidé,  à  la  majorité  de  huit  voix,  qu'une  phrase  relative  aux 
traités  de  1831  et  de  1833  serait  insérée.  Il  était  facile  de  prévoir  ce  premier 
résultat  d'après  les  discussions  des  bureaux.  Il  y  aura  donc  une  phrase  dans 
l'adresse.  Il  appartient  à  la  chambre  de  dire  sa  pensée  avec  une  précision 
ferme  et  modérée.  Que  veut  réellement  la  chambre?  Elle  veut  la  résiliation 
des  traités  de  1831  et  1833;  voilà  bien  ce  qu'elle  désire  avec  le  pays,  voilà 
bien  le  vœu  dont  la  France  attend  l'expression  dans  l'adresse.  Le  fond  de 
cette  idée  ne  saurait  être  altéré  sans  danger  :  on  peut,  on  doit,  pour  l'exécu- 
tion, ne  parler  et  n'agir  qu'avec  la  plus  grande  prudence,  mais  il  importe 
que  la  pensée  même  du  pays  et  de  la  chambre,  pensée  déjà  indiquée  dans 
l'adresse  de  l'année  dernière,  soit  reproduite  avec  netteté,  avec  franchise. 
Plus  on  cherche  à  intimider  la  chambre,  plus  elle  doit  veiller  à  ne  pas  rester 
en-deçà  de  l'opinion  qu'elle  a  déjà  exprimée.  Les  insinuations  malhabiles  de 
quelques  écrivains  ne  doivent  pas  sans  doute  l'engager  à  dépasser  les  limites 
qu'elle  s'est  marquées  à  elle-même.  Elle  doit  se  préserver  de  ces  entraînemens 
plus  généreux  que  politiques;  mais,  dans  la  ligne  qu'elle  a  adoptée,  il  faut 
que  le  pays  la  trouve  ferme,  inébranlable. 


REVUE  DE  PARIS.  285 

Si  l'on  se  contentait  d'exprimer  dans  l'adresse  que  les  traités  de  1831  et 
1833  ne  sauraient  être  d'étemelle  durée,  et  qu'on  espère  que,  le  but  qu'ils  se 
proposent  une  fois  atteint,  ils  tomberont  d'eux-mêmes,  on  ne  rendrait  pas 
fidèlement  la  pensée  du  pays.  La  France  ne  se  résigne  pas  à  attendre  la  sup- 
pression complète  de  l'esclavage  sur  le  globe  pour  arriver  à  l'annulation  des 
traités  qui  la  blessent.  Loin  de  là  :  elle  veut  arriver  à  l'abolition  de  l'escla- 
vage par  d'autres  moyens  que  ceux  stipulés  dans  les  conventions.  La  France 
ne  veut  pas  s'en  remettre  à  la  seule  action  du  temps;  elle  désire  que  son  gou- 
vernement agisse  pour  amener  une  modification  qui  est  l'objet  de  tous  ses 
vœux. 

Deux  choses  sont  également  nécessaires ,  l'expression  franche  et  mesurée 
de  la  pensée  du  parlement  et  du  pays  dans  l'adresse ,  et  puis  la  confiance  de 
la  chambre  dans  le  zèle  que  mettra  le  gouvernement  à  satisfaire  le  vœu  pré- 
senté par  la  chambre  à  la  couronne.  Si  ces  deux  conditions  sont  remplies,  les 
passions  se  calmeront,  les  inquiétudes  du  pays  n'auront  plus  d'objet,  et  la 
diplomatie  poursuivra  tranquillement  son  œuvre.  Dans  le  cas  contraire,  la 
question  s'envenimerait,  et  l'irritation  des  esprits  chez  les  deux  peuples  pour- 
rait amener  des  conséquences  fâcheuses. 

La  question  n'a  déjà  que  trop  dévié.  Comment  la  presse  anglaise  en  est- 
elle  venue  à  publier  qu'il  y  va  de  l'honneur  de  l'Angleterre  de  ne  pas  céder  sur 
le  droit  de  visite?  En  quoi,  de  bonne  foi,  l'honneur  britannique  est-il  engagé? 
Il  s'agit  d'une  discussion  du  droit  des  gens.  On  trouve  en  France  qu'une  sti- 
pulation jusqu'alors  insolite  dans  les  traités  maritimes  a  empiété  sur  les  pré- 
rogatives inaliénables  de  la  souveraineté  nationale.  C'est  aujourd'hui  l'opinion 
de  notre  parlement,  de  nos  publicistes,  de  nos  jurisconsultes;  c'est  au  fond  la 
conviction  de  presque  tous  les  hommes  qui  représentent  ou  qui  ont  repré- 
senté le  gouvernement.  Encore  une  fois,  qu'y  a-t-il  là  d'offensant  pour  l'hon- 
neur britannique?  En  vérité,  l'embarras  que  parait  éprouver  le  cabinet  à 
exprimer  au  gouvernement  anglais  la  pensée  et  le  vœu  de  la  France  ne  tient 
qu'à  des  circonstances  particulières  et  personnelles  à  quelques-uns  de  ses 
membres,  car  la  question  en  elle-même  est  d'une  extrême  simplicité.  Au  fond, 
il  s'agit  plutôt  d'une  consultation  de  jurisconsultes,  de  docteurs  en  droit  des 
gens,  que  d'une  querelle  d'amour-propre  national;  il  est  malheureux  que  le 
ministère  se  croie  obligé,  par  sa  résistance,  d'aggraver  la  question ,  de  la  dé- 
naturer pour  ainsi  dire.  Il  est  possible  qu'aujourd'hui  la  situation  diploma- 
tique soit  plus  difOcile;  mais  à  qui  la  faute? 

La  discussion  de  l'adresse  à  la  chambre  des  pairs  vient  nous  prouver  que 
les  hommes  sérieux  ne  voient  effectivement  dans  les  traités  de  1831  etde  1833 
qu'une  grave  question  de  droit  constitutionnel  et  de  droit  public.  Au  sein  de 
la  chambre  des  pairs,  on  ne  crie  pas  haine  aux  Anglais!  mais  on  approfondit 
les  principes  et  l'on  montre  en  quoi  les  traités  de  1831  et  1833  les  ont  violés. 
M.  le  vicomte  de  Ségur-Lamoignon  a  trouvé  dans  l'assemblée  du  Luxembourg 
une  attention  tout-à-fait  bienveillante  quand  il  a  démontré,  par  quelques  argu- 

TOME  XITI.      JANVIER.  20 


286  REVUE  DE   PARIS. 

mens  ingénieux  et  nouveaux,  que  le  droit  de  visite,  qui  comprend  le  droit 
d'arrestation,  de  perquisition  et  de  saisie,  empiète  sur  les  droits  de  la  souve- 
raineté nationale.  Le  judicieux  orateur  a  cité  à  l'appui  de  cette  opinion  un 
fait  qui  a  frappé  la  chambre.  A  l'époque  des  troubles  de  la  Vendée  qui  sui- 
virent la  révolution  de  1830,  le  gouvernement  jugea  utile  d'investir  les  maré- 
chaux-de-logis  et  les  brigadiers  de  gendarmerie  des  fonctions  de  police  judi- 
ciaire, et  il  ne  crut  pas  pouvoir  faire  cette  délégation  autrement  que  par  une 
loi,  et  la  loi  que  les  chambres  ont  votée  portait  expressément  que  ses  disposi- 
tions devaient  cesser  de  plein  droit  si  elles  n'étaient  pas  renouvelées  dans  la 
session  suivante.  Comment  se  pourrait-il  donc,  a  demandé  M.  de  Ségur-La- 
moignon,  que  le  pouvoir  exécutif,  qui  n'a  pas  le  droit  de  faire  une  délégation 
si  simple  à  des  agens  de  l'autorité  française,  pût  avoir  la  faculté  exorbitante 
de  déléguer  sans  le  concours  des  chambres,  de  déléguer  à  des  étrangers,  à 
une  gendarmerie  anglaise,  ces  mêmes  fonctions  de  police  judiciaire  pour  les 
exercer  sur  toute  notre  marine  marchande? Cette  considération,  déduite  avec 
une  sagacité  remarquable,  a  produit  une  assez  profonde  impression  sur  la 
chambre.  Nous  le  demandons,  un  pareil  langage  n'est-il  pas  fait  pour  mé- 
riter toute  l'attention  des  hommes  graves  qui  siègent  dans  le  cabinet  et  dans 
le  parlement  britannique?  Les  hommes  d'état  d'Angleterre  savent  mieux  que 
personne  que,  dans  un  gouvernement  libre,  on  ne  saurait  porter  atteinte  par 
des  stipulations  diplomatiques  aux  principes  de  la  constitution.  Ne  s'ap- 
puient-ils pas  tous  les  jours  sur  ces  principes  en  traitant  avec  les  gouverne- 
mens  étrangers  ?  Peuvent-ils  trouver  mauvais  que  nos  chambres  veillent  avec 
une  sollicitude  aussi  jalouse  au  maintien  de  nos  droits  constitutionnels? 

Par  quelle  bizarre  inspiration  un  jeune  pair,  M.  d'Alton-Shée,  s'est-il  mis  à 
soutenir  la  prétendue  impossibilité  où  nous  sommes  de  revenir  sur  les  traités 
de  1831  et  1833?  Son  discours  semblait  une  plaidoirie  au  point  de  vue  le  plus 
exclusif  delà  politique  anglaise.  M.  d'Alton-Shée  aura  trouvé  sans  doute  ori- 
ginal et  piquant  de  prendre  le  contrepied  de  l'opinion  générale;  ce  jeune  pair 
n'a  pas  réfléchi  qu'il  n'est  guère  permis  de  porter  à  la  tribune  législative  de 
capricieux  paradoxes,  et  d'y  paraître  pour  contredire  ouvertement  le  bon  sens 
public. 

L'adresse  de  la  chambre  des  pairs,  telle  qu'elle  est  sortie  de  la  plume  de 
M.  le  duc  de  Broglie,  offre  sur  presque  toutes  les  questions  la  paraphrase  du 
discours  delà  couronne.  Sur  deux  points  seulement,  les  traités  de  commerce 
et  les  lois  de  finances,  la  chambre  a  montré  ses  tendances  et  son  esprit. 

La  pairie  ne  s'exprime  que  d'une  manière  fort  dubitative  sur  le  succès  des 
traités  de  commerce  auxquels  le  ministère  a  fait  allusion  dans  le  discours  de 
la  couronne.  Elle  semble  considérer  ce  succès  comme  tout-à-fait  hypothé- 
tique; mais  enfin,  si  le  gouvernement  parvenait  à  conclure  quelques  conven- 
tions commerciales ,  la  chambre  des  pairs  examinerait  attentivement  l'in- 
fluence que  ces  conventions  pourraient  exercer  sjur  l'emploi  et  la  direction 
du  travail  national.  On  voit  que  la  chambre  a  porte  ses  pensées  sur  le  projet 


REVUE  DE  PARIS.  287 

d'une  union  douanière  avec  les  Belges.  La  phrase  qui  suit  est  plus  claire  en- 
core :  la  pairie  y  recommande  à  la  prudence  du  gouvernement  le  respect  du 
aux  intérêts  existans,  dans  les  mesures  qui  modifieraient  la  législation  sous 
laquelle  notre  industrie  a  jusqu'ici  prospéré.  La  chambre  annonce  aiusi  qu'elle 
a  une  majorité  toute  prête  à  défendre  dans  l'occasion  le  système  protecteur. 

C'est  avec  une  sorte  de  regret  et  de  tristesse  que  la  pairie  parle  des  lois  de 
finances.  Elle  déplore  le  défaut  d'équilibre  entre  les  recettes  et  les  dépenses. 
Cet  état  de  choses,  dit  la  chambre,  doit  être  l'objet  de  préoccupations  sé- 
rieuses. Ce  langage  peut  faire  pressentir  que  notre  situation  financière  trou- 
vera dans  la  chambre  des  censeurs  sévères  peu  disposés  à  donner  une  appro- 
bation sans  réserve  à  toutes  les  dépenses  extraordinaires  qui  leur  seront 
présentées.  La  pairie  est  d'autant  plus  attentive  aux  lois  de  finances,  que  le 
gouvernement  et  la  chambre  des  députés  semblent  moins  disposés  à  lui  laisser 
le  temps  de  s'en  occuper.  Cependant  cette  année  il  est  permis  d'espérer  que 
la  chambre  des  pairs  pourra  discuter  le  budget  avant  l'époque  où  la  plus 
grande  partie  des  députés  a  déjà  quitté  Paris. 

Ainsi  que  nous  l'avions  pressenti,  le  projet  de  loi  sur  les  sucres  a  rencontré 
dans  la  chambre  des  députés  l'opposition  la  plus  vive.  Dans  la  commission 
nommée  par  les  bureaux ,  le  projet  ministériel  ne  compte,  à  vrai  dire,  qu'un 
seul  défenseur,  M.  Berryer,  qui,  comme  député  de  Marseille,  est  obligé  de 
plaider  exclusivement  l'intérêt  colonial.  Les  autres  commissaires,  avec  des 
vues  divergentes,  sont  unanimes  pour  repousser  l'anéantissement  du  sucre 
indigène. 

La  raison  de  la  majorité  s'est  révoltée  contre  cette  solution  expéditive  qui 
consiste,  entre  deux  industries  rivales,  à  rendre  contre  l'une  des  deux  un 
arrêt  de  mort.  On  s'est  prononcé  généralement  pour  un  système  de  pondéra- 
tion dont  les  commissaires  de  la  chambre  cherchent  en  ce  moment  les  élé- 
mens.  La  majorité  semble  penser  que,  si  l'on  ne  peut  encore  établir  l'égalité 
des  droits,  du  moins  il  faut  y  tendre.  Il  n'est  pas  possible  au  surplus  de  pré- 
voir les  conclusions  positives  auxquelles  aboutira  le  travail  de  la  commission; 
on  cherche,  on  s'informe,  on  tâtonne,  la  commission  consulte  toutes  les  au- 
torités en  matière  de  commerce  et  d'industrie;  elle  interroge  tous  les  intérêts; 
elle  veut  pouvoir  présenter  à  la  chambre  un  tableau  complet  des  investiga- 
tions et  des  études  qui  auront  déterminé  son  opinion. 

Pendant  que  la  chambre  dans  les  bureaux  se  prononçait  contre  le  projet 
du  gouvernement,  les  chambres  de  commerce  de  plusieurs  villes  importantes 
repoussaient  ouvertement  le  plan  destructif  du  sucre  indigène.  Commençons 
par  Paris  :  la  chambre  de  commerce  de  la  capitale  a  réclamé  avec  énergie  le 
maintien  du  sucre  indigène,  et  proposé  d'établir  un  droit  égal  sur  les  deux 
industries.  La  chambre  de  commerce  de  Lille  s'est  prononcée  pour  un  système 
de  pondération  entre  les  deux  sucres  :  le  statu  quo  lui  paraît  aujourd'hui  la 
chose  la  plus  désirable;  mais  enfin,  si  l'on  voulait  absolument  aggraver 
l'impôt  sur  le  produit  indigène,  la  chambre  de  commerce  de  Lille  \  référerait 


286  REVUE  DE  PARIS. 

encore  cette  solution  à  l'anéantissement  complet  de  l'industrie  nationale. 
Les  sociétés  d'agriculture  du  département  du  Nord  viennent  d'adresser  à  la 
chambres  des  pétitions  pour  la  conservation  de  la  sucrerie  indigène.  «  La  loi 
qu'on  vous  propose,  disent  les  pétitionnaires  de  Valenciennes,  est  une  mesure 
qui  ferait  un  tort  immense  à  un  million  de  Français,  qui  ruinerait  toutes  les 
industries  annexes  qui  ne  peuvent  travailler  que  pour  et  par  les  sucreries.  » 
Il  ne  faut  pas  oublier  en  effet  qu'en  France  il  y  a  huit  départemens  pour  les- 
quels cette  industrie  est  une  source  principale  de  prospérité,  et  qu'elle  con- 
tribue puissamment  à  la  fécondité  du  sol.  11  est  constant  aujourd'hui  que 
partout  où  la  betterave  est  en  usage,  la  valeur  vénale  des  terres  a  augmenté 
considérablement. 

Cette  prospérité  du  sol  répand  le  bien-être  sur  les  cultivateurs  et  les  ou- 
vriers. Où  trouver  l'indemnité  qui  pourra  véritablement  dédommager  ceux-ci 
de  ce  qu'ils  auront  perdu?  Non-seulement  l'indemnité  est  mauvaise  en  prin- 
cipe, mais  elle  est  illusoire,  car  elle  ne  va  pas  chercher  la  classe  la  plus  inté- 
ressante que  ruinerait  la  suppression  du  sucre  indigène.  Elle  serait  absorbée 
par  le  fabricant,  par  le  spéculateur;  mais  le  cultivateur,  l'ouvrier,  seraient-ils 
dédommagés?  L'année  dernière,  un  honorable  député  qui  est  encore  aujour- 
d'hui membre  de  la  commission  des  sucres  signalait  dans  son  rapport  les 
inconvéniens  de  l'indemnité.  «  Il  est  de  notoriété  publique,  disait  M.  Dumon, 
que  l'espérance  d'une  indemnité  a  donné  à  la  fabrication  du  sucre  indigène 
une  activité  désordonnée;  comme  on  pensait  que  la  quotité  de  l'indemnité 
serait  basée,  pour  chaque  fabrique,  sur  la  quotité  de  la  production,  on  a  voulu 
produire  à  tout  prix,  dans  l'assurance  que  les  pertes  dans  la  fabrication 
seraient  amplement  compensées  par  la  quote  part  dans  l'indemnité.  Des  usines 
en  chômage  se  sont  rouvertes,  les  usines  en  activité  ont  exagéré  leur  pro- 
duction. »  Ainsi,  l'indemnité  ne  serait  qu'une  prime  accordée  à  l'avidité,  à 
l'imprudence  des  spéculateurs.  Mais  il  y  a  encore  d'autres  raisons  pour  la 
répudier  :  en  effet,  si  on  entre  dans  cette  voie,  il  est  impossible  de  prévoir 
où  s'arrêteront  à  l'avenir  les  charges  du  trésor  public.  Toute  industrie  en 
souffrance  soit  par  des  évènemens  inévitables,  soit  par  la  faute  des  particu- 
liers, se  croira  en  droit  de  chercher  dans  les  finances  de  l'état  comme  un 
budget  supplémentaire;  de  cette  manière,  l'action  gouvernementale  se  trou- 
verait substituée  partout  à  l'action  individuelle.  Est-ce  à  cet  état  de  choses 
que  nous  voulons  marcher? 

Pas  de  suppression  du  sucre  indigène ,  et  partant  pas  d'indemnité,  voilà 
deux  points  sur  lesquels  il  est  probable  que  la  majorité  de  la  chambre  tom- 
bera d'accord;  voilà  les  préliminaires  indispensables  de  la  solution  à  trouver. 
La  culture  de  la  betterave  et  la  fabrication  du  sucre  indigène  sont  deux  faits 
trop  puissans  et  trop  réels  pour  pouvoir  être  arbitrairement  supprimés.  Pour 
autoriser  cette  suppression,  on  a  voulu  chercher  des  analogies  dans  le  mono- 
pole du  tabac;  mais  la  plante  du  tabac  n'est  pas  supprimée,  seulement  la 
fabrication  en  est  monopolisée  entre  les  maius  du  gouvernement,  ainsi  l'a 


REVUE  DE  PARIS.  289 

voulu  l'intérêt  de  la  fortune  publique,  et  ici  le  monopole  est  une  mesure  tout- 
à-fait  conservatrice.  N'anéantissez  donc  pas  l'industrie  du  sucre  indigène,  con- 
tentez-vous de  la  réglementer. 

Nous  concevons  très  bien ,  au  surplus ,  que  cette  industrie  ait  aujourd'hui 
des  charges  plus  lourdes  à  supporter  que  sous  l'empire  et  dans  les  premiers 
temps  de  la  restauration.  Un  autre  intérêt  qui  est  également  national,  l'intérêt 
colonial,  se  présente  et  demande  le  partage.  C'est  à  cette  situation  qu'il  faut 
répondre,  en  tenant  exactement  la  balance  entre  les  deux  industries.  Le  sucre 
indigène  doit  se  résigner  aux  sacrifices  sans  lesquels  les  colonies  ne  pour- 
raient soutenir  la  rivalité,  et  de  leur  côté,  les  colonies  doivent  consentir  à 
partager  la  consommation  nationale  avec  nos  produits  agricoles.  Ce  sont 
deux  nécessités  également  indestructibles;  il  n'y  a  pas  là  de  caprice,  de  fan- 
taisie. Les  bonnes  lois  sont  celles  qui  savent  se  mettre  en  harmonie  avec  les 
faits  sans  avoir  la  prétention  vaine  de  les  nier  et  de  les  détruire. 

La  manière  dont  la  couronne  s'est  exprimée  sur  notre  situation  à  Alger 
semble  annoncer  que  le  gouvernement  s'occupe  de  préparer  l'organisation 
administrative  et  civile  de  la  colonie.  La  manière  vigoureuse  dont  le  général 
Bugeaud  a  poussé  la  guerre  avancera  l'époque  où  il  sera  possible  de  tem- 
pérer la  rigueur  du  régime  militaire;  mais  il  ne  faut  rien  précipiter,  il  faut 
se  garder  d'affaiblir  l'énergie  de  notre  action  sur  des  tribus  dont  la  soumis- 
sion est  encore  si  récente.  M.  Bugeaud  a  compris  enfin  que  le  gouverneur- 
général  de  l'Afrique  ne  devait  pas  se  faire  le  correspondant  des  journaux; 
toutefois  il  n'a  pu  s'empêcher  de  leur  écrire  qu'il  ne  leur  écrirait  plus.  Le 
général  Bugeaud  a  sur  son  propre  compte  et  contre  lui-même  une  franchise 
sans  réserve  et  sans  pitié;  il  prend  la  peine  de  formuler  lui-même  avec  une 
précision  désespérante  les  reproches  qu'on  pourrait  lui  adresser;  à  ce  sujet, 
il  dit  plus  et  mieux  que  ses  plus  ardens  adversaires.  Si  M.  Bugeaud  croit  à 
la  générosité  des  partis ,  il  se  trompe  ;  en  politique ,  il  est  bon  sans  doute 
d'avoir  la  conscience  des  fautes  qu'on  a  pu  commettre  pour  n'y  plus  retom- 
ber, mais  il  faut  s'en  corriger  en  silence  et  ne  pas  donner  de  publicité  à  ses 
mea  culpa.  Nous  pensons  d'ailleurs  que  M.  le  général  Bugeaud  a  eu  le  tort 
de  mettre  au  nombre  de  ses  péchés  sa  brochure  sur  l'Algérie,  qui  n'aura  pas 
peu  contribué  à  faire  connaître  à  la  France  la  question  d'Afrique. 

Si  l'on  avait  pu  douter  un  instant  de  la  part  qu'a  prise  la  Bussie  dans  les 
derniers  évènemens  de  la  Valachie,  on  reconnaîtrait  sa  main  toute  puissante 
dans  l'élection  du  nouvel  hospodar.  Après  deux  tours  de  scrutin,  l'assemblée 
générale  des  états  a  élevé  au  pouvoir  suprême  M.  Bibesco,  partisan  connu  de 
la  Bussie.  C'est  ainsi  que  la  véritable  influence  échappe  tous  les  jours  à  la 
Porte  ottomane;  le  sultan  a  la  souveraineté  nominale ,  mais  il  ne  peut  pas 
même  décider  de  l'élection  de  l'hospodar,  qui  est  encore  officiellement  son 
vassal  et  son  tributaire. 


290  REVUE  DE  PARIS. 

—  M.  Baucher  nous  adresse  le  document  suivant,  que  notre  impartialité 
nous  fait  un  devoir  de  publier. 

Nancy,  le  16  janvier  1843. 
«  Monsieur, 

«  En  réponse  à  votre  lettre,  je  m'empresse  de  vous  donner  connaissance 
de  mon  rapport  adressé  au  ministre  sur  l'application  de  votre  méthode  au 
dressage  des  chevaux. 

«  Cette  méthode  continus  à  présenter  les  résultats  les  plus  satisfaisans.  Une 
classe  de  jeunes  chevaux ,  commencée  le  5  décembre,  s'est  trouvée  au  30  du 
même  mois,  c'est-à-dire  en  vingt-trois  leçons,  qui  n'ont  jamais  dépassé  une 
heure  de  travail,  tout-à-fait  à  même  d'être  admise  à  l'école  d'escadron.  Ces 
chevaux  ont  été  soumis  successivement  aux  différentes  gradations  prescrites 
sans  opposer  de  véritables  difficultés.  Un  seul  de  la  remonte  anglaise  se  refu- 
sait au  reculer  pendant  les  premières  leçons.  En  peu  de  jours  la  résistance  a 
été  vaincue  avec  un  succès  complet,  et  aujourd'hui  cet  exercice  lui  est  aussi 
familier  que  l'action  de  se  porter  en  avant. 

«  La  promptitude  de  ce  résultat ,  obtenu  en  si  peu  de  leçons  et  à  un  degré 
complet  d'obéissance,  de  légèreté  et  de  souplesse,  s'explique  par  l'instruction 
même  des  cavaliers,  aujourd'hui  entièrement  familiarisés  avec  les  diverses 
prescriptions  de  ce  travail. 

«  Mes  convictions,  basées  sur  une  étude  impartiale  et  consciencieuse,  ne 
sauraient  être  ébranlées  par  aucune  des  objections  qui  ont  été  soulevées  par 
les  adversaires  de  la  méthode.  C'est  ainsi  qu'on  a  prétendu  que  les  chevaux, 
une  fois  passés  à  l'escadron  et  abandonnés  au  service  habituel,  n'étaient 
bientôt  plus  dans  les  mêmes  conditions  d'instruction.  J'ai  cherché  dans  l'ex- 
périence quelques  preuves  de  cette  assertion  et  j'ai  prescrit  d'exercer,  six 
semaines  après  avoir  été  admis  dans  les  rangs,  de  jeunes  chevaux  qui,  pen- 
dant le  travail  d'hiver,  ne  font  autre  chose  que  des  promenades  journalières 
en  bridon  et  conduits  chaque  jour  par  des  cavaliers  différais.  Us  ont  exécuté 
tout  ce  qui  leur  a  été  demandé  en  manège  civil  avec  une  régularité  et  une 
précision  remarquables. 

«  On  a  écrit  que  les  tortures  permanentes  avec  lesquelles  on  brise  le  cheval 
sont  au  détriment  de  la  force  musculaire,  et  par  cela  même  de  la  vitesse. 

«  Cette  objection  ne  me  semble  pas  plus  fondée,  et,  à  mon  avis,  jamais 
méthode  plus  progressive,  plus  douce,  n'a  été  employée,  puisqu'elle  trouve 
une  obéissance  presque  instantanée  dans  le  jeune  cheval,  naturellement  dis- 
posé aux  défenses,  soit  par  ignorance,  soit  par  peur,  soit  par  méchanceté. 

«  Loin  que  la  force  musculaire  s'amoindrisse  par  les  flexions  réitérées,  ne 
s'augmeute-t-elle  pas  de  tout  l'avantage  de  l'exercice  sur  le  repos,  du  travail 
sur  la  paresse?  Le  système  musculaire  ne  se  développe-t-il  pas,  physiologique- 
ment  parlant,  en  raison,  en  proportion  de  ces  mêmes  conditions?  La  gym- 


REVUE  DE  PARIS.  291 

nastique,  cette  torture  permanente  des  muscles,  n'a-t-elle  pas  pour  résultat 
définitif  l'adresse,  la  vigueur?  La  différence  habituelle  qui  existe  entre  les 
forces  du  bras  droit  et  du  bras  gauche  a-t-elle  une  autre  cause  que  la  diffé- 
rence dans  l'emploi  journalier  de  l'un  au  préjudice  de  l'autre? 

«  Quant  à  la  vitesse,  s'il  était  vrai  qu'elle  fût  ralentie  à  l'avantage  de  l'as- 
souplissement, elle  me  semblerait  devoir  être  sacrifiée.  La  régularité  des  ma- 
nœuvres est  la  conséquence  de  la  régularité  des  allures.  Le  cheval  de  guerre 
a  rarement  besoin  d'une  grande  vitesse,  et  la  souplesse  est  indispensable  à  la 
sécurité  du  cavalier.  Mais  ce  prétendu  ralentissement  dans  les  allures  ne  se- 
rait-il pas  du  plus  habituellement  au  cavalier  lui-même?  Par  son  instruction 
première  le  cheval,  habitué,  obligé  à  répartir  également  ses  forces  pour  se 
maintenir  dans  l'équilibre  exigé,  nécessite  de  la  part  du  cavalier  un  grand 
accord  dans  ses  aides,  pour  ne  pas  contrarier  ces  mêmes  forces.  Et  dans  ce 
cas,  n'est-ce  pas  bien  plus  l'impuissance  du  cavalier  que  celle  du  cheval  qu'il 
faut  accuser? 

«  Éducation  prompte,  facile,  complète  pour  le  cheval  ;  utile  pour  le  cava- 
lier obligé  à  une  justesse  dans  ses  aides  sans  laquelle  les  résultats  resteraient 
infructueux;  profitable  au  trésor,  dont  les  sacrifices,  plus  ou  moins  heureu- 
sement employés  dans  l'achat  des  chevaux ,  se  trouvent  utilisés  par  une  in- 
struction mieux  appropriée  à  toutes  les  conformations,  et  essentiellement 
conservatrice  du  cheval  par  ses  principes.  Ce  sont  là,  selon  moi,  les  avan- 
tages incontestables  de  la  méthode  de  M.  Baucher,  dont  je  deviens  plus  par- 
tisan à  mesure  que  l'expérience  m'en  fait  apprécier  l'utilité. 

«  Agréez,  etc. 

«  Signé  de  Gouy, 
«  Colonel  du  l«r  de  hussards.  » 

A  lire  le  mode  d'instruction  suivi  dans  le  régiment  de  M.  le  colonel  de 
Gouy,  on  croirait  lire  les  principes  de  La  Guerinière;  il  vaudrait  mieux  dire 
que,  depuis  qu'on  a  reconnu  la  nécessité  de  s'occuper  plus  spécialement  de 
l'éducation  des  hommes  et  des  chevaux,  les  hommes  et  les  chevaux  ont  fait 
des  progrès  plus  rapides.  Ce  n'est  donc  pas  à  la  méthode  de  M.  Baucher  qu'on 
doit  attribuer  ce  résultat,  mais  à  des  soins  mieux  entendus.  Si  M.  de  Gouy 
a  senti  la  nécessité  de  faire  adopter  dans  son  régiment  un  système  plus  suivi, 
de  faire  assouplir  des  chevaux  raides,  s'il  a  cherché  à  équilibrer  leurs  forces, 
il  a  tout  simplement  obéi  en  cela  aux  préceptes  de  l'équitation  de  La  Gue- 
rinière, et  de  tant  d'hommes  capables  dont  M.  Baucher  prétend  ne  tenir 
aucun  compte.  M.  le  colonel  de  Gouy  a  mis  en  pratique  des  principes  qui 
pouvaient  être  ignorés  dans  son  régiment,  mais  qui  certes  n'en  existaient  pas 
moins.  Ce  que  nous  avons  blâmé  dans  la  méthode  de  M.  Baucher,  c'est  l'exa- 
gération des  assouplissemens  et  les  attaques  violentes  de  l'éperon.  Après 
cela,  si  les  idées  de  M.  Baucher  se  sont  modifiées,  s'il  revient  aux  élémens 
rationnels  connus  de  temps  immémorial,  tant  mieux  pour  lui,  mais  alors 


292  REVUE  DE  PARIS. 

disions-nous  donc  à  tort  qu'il  n'a  rien  inventé  ?  Singulière  découverte  en 
effet  que  celle  qui  ne  saurait  obtenir  le  moindre  résultat  avantageux  sans 
consentir  à  s'abdiquer  elle-même.  En  combattant  la  méthode  de  M.  Baucher 
nous  n'ignorions  pas  que  cette  méthode  comptait  des  partisans  parmi  les 
officiers-généraux  de  l'armée;  autrement  eussions-nous  pris  la  peine  de  la 
discuter  ?  Nous  connaissions  d'avance  les  pièces  qu'elle  pouvait  produire  en 
sa  faveur,  mais,  par  malheur,  nous  en  connaissions  d'autresj,  et  de  nom- 
breuses, émanées  de  sources  non  moins  officielles,  et  c'est  sur  une  apprécia- 
tion grave  et  réfléchie  de  ces  différens  rapports,  aussi  bien  que  d'après  la 
lecture  des  ouvrages  et  des  théories  de  M.  Baucher,  que  s'est  formée  l'opi- 
nion émise  par  nous  dans  le  dernier  numéro  de  la  Revue,  et  que  nous  main- 
tenons en  tout  point. 


Mlle  Rachel  vient  d'aborder  avec  un  éclatant  succès  le  rôle  le  plus  diffi- 
cile du  répertoire  tragique.  Phèdre  prendra  place  désormais  parmi  les  con- 
quêtes de  son  talent  à  côté  d'Hermione  et  de  Roxane.  Le  public  nombreux 
qui  était  accouru  à  cette  solennité  littéraire  a  salué  par  d'unanimes  applaudis- 
semens  le  nouveau  triomphe  de  la  jeune  tragédienne.  Nous  apprécierons 
prochainement  cette  création  où  M"e  Rachel  a  montré  tant  d'énergie  et  de 
profondeur. 


F.  Bonnaire. 


UNE 


INDISCRÉTION. 


i. 

—  Te  voilà!  s'écria  l'élégant  major  de  Razy  en  voyant  entrer 
Léonce  Fossac,  tu  n'es  pas  en  semestre? 

—  Je  n'y  suis  pas,  tu  le  vois. 

—  Si  je  l'avais  prévu,  j'aurais  été  au  devant  de  toi,  car  je  savais 

que  ton  régiment  passait  ici,  se  rendant  à  D Mais  comment  diable 

s'imaginer  que  tu  n'es  pas  dans  tes  Pyrénées? 

—  S'il  faut  te  le  dire,  j'ai  à  D...  un  attachement  qui  date  de  mon 
arrivée  dans  les  hussards  Chamborans.  En  apprenant  qu'il  était  ques- 
tion de  retourner  dans  cette  ville,  j'ai  suivi  le  régiment,  déterminé  à 
en  finir  comme  toi. 

—  Tu  te  marierais  aussi? 

—  Pourquoi  pas  ? 

M.  de  Razy  fit  apporter  du  rhum  et  des  cigares,  et  il  demanda  à 
Léonce  des  nouvelles  de  l'armée.  Après  avoir  accordé  quelque  temps 
à  cet  inépuisable  sujet  de  causerie,  le  jeune  capitaine  parla  de  se 
retirer. 

—  Non  pas,  tu  restes,  s'écria  le  major  en  lui  tendant  la  main. 
Mme  de  Razy  est  à  sa  toilette ,  elle  va  venir  ;  je  me  fais  un  vrai  plaisir 

TOME  XIII.      JANVIER.  21 


294-  REVUE  DE  PARIS. 

de  lui  présenter  le  bon  camarade  qui,  dans  la  Sierra  Morena,  m'a  ar- 
raché à  l'étrange  sollicitude  de  l'Anglais  sir  Geffery  Byrne. 

A  son  tour  Léonce  serra  affectueusement  la  main  qui  tenait  la 
sienne  et  ne  se  fit  pas  prier  davantage,  étant  curieux  de  voir  celle  qui 
était  Mme  de  Razy  depuis  quinze  mois  seulement,  et  de  pouvoir  à  l'oc- 
casion parler  du  mariage  qu'avait  fait  le  major.  Celui-ci  proposa  une 
promenade  dans  le  parc,  et  Léonce,  se  disposant  à  le  suivre,  aperçut, 
dans  un  petit  vase,  une  agrafe  enrichie  d'une  émeraude;  il  s'en  ap- 
procha en  s'écriant  : 

—  D'où  te  vient  ce  bijou? 

—  Cette  pierre,  tu  veux  dire  :  elle  est  belle,  n'est-ce  pas? 

—  Elle  est  mieux  que  belle.  J'avais  rapporté  d'Espagne  une  éme- 
raude de  cette  forme,  et  j'étais  persuadé  qu'il  n'en  existait  pas  de 
semblable. 

—  Prétention  folle,  comme  tu  vois. 

—  Pas  si  folle  :  cette  pierre  avait  compté  parmi  les  joyaux  de  la 
couronne. 

—  J'ai  tiré  celle-ci  de  l'écrin  de  ma  belle-mère.  Elle  m'a  paru  si 
précieuse  que  je  l'ai  fait  monter  pour  Fanny  avec  cet  entourage  de 
brillans. 

Léonce  replaça  l'agrafe  en  silence,  puis  il  la  reprit  et  la  regarda 
encore  avec  le  même  étonnemcnt. 

—  Puisque  cette  émeraude,  dit-il ,  vient  de  l'écrin  de  ta  belle- 
mère,  ce  ne  peut-être  celle...  Cependant mais  c'est  une  folie.... 

Sortons. 

Ils  se  promenèrent  quelque  temps ,  et  le  major  s'arrêta  dans  une 
salle  de  verdure  formée  naturellement  par  des  cépées. 

—  Asseyons-nous,  dit-il,  nous  verrons  à  travers  le  feuillage  quand 
la  toilette  sera  finie. 

—  Cette  habitation  réunit  tous  les  agrémens,  s'écria  Léonce. 

—  J'y  suis  fort  attaché,  répondit  le  major.  Cette  terre  me  vient  de 
ma  femme. 

—  Mme  de  Razy  est  de  ce  pays  ? 

—  Non  ;  elle  y  était  venue  avec  sa  mère  pour  prendre  possession 
de  cet  héritage  qui  devint  le  nôtre  par  la  mort  de  ma  belle-mère. 
C'est  ici  que  j'ai  vu  et  épousé  Fanny,  tout  cela  depuis  que  nous  nous 
sommes  quittés.  Je  suis  toujours  prompt  et  expéditif. 

—  Et  d'autant  mieux,  cette  fois,  que  sans  doute  tu  n'avais  pas  pris 
le  temps  d'être  amoureux. 

—  Quelle  erreur!  j'étais  amoureux  fou. 


REVUE  DE  PARIS.  295 

—  C'est  comme  moi ,  il  y  a  deux  ans.  Je  voudrais  bien  savoir  si  je 
pourrais  renouer  ce  mariage. 

—  Tu  le  désires  encore  et  tu  l'as  manqué?  La  famille  était  avare  ? 

—  Non  pas  que  je  sache. 

—  C'est  la  fortune  qui  était  mince? 

—  Fi  donc,  elle  était  considérable. 

—  Alors  c'est  toute  une  énigme  à  deviner.  Malheureusement  mon 
humeur  impatiente  ne  me  permet  pas  de  briller  à  ce  jeu  d'esprit. 

—  Si  nous  avons  un  instant,  je  puis  bien  t'expliquer  tout  cela. 

—  A  la  bonne  heure,  je  t'écoute. 

«  Tu  sais  que  j'étais  au  milieu  de  mes  Pyrénées,  quand  je  passai 
dans  les  hussards  Chamborans,  et  que  mon  semestre  fut  inter- 
rompu vers  la  fin  par  l'échappée  de  l'île  d'Elbe.  Je  dus  rejoindre  mon 
nouveau  régiment  à  D...  Persuadé  que  je  trouverais  occupés  tous  les 
cœurs  où  se  casernent  les  amours  de  garnison ,  je  n'en  pris  nul  souci 
et  je  menai  d'abord  une  vie  tout  animale.  Je  faisais  mon  service 
ponctuellement,  à  la  pension  mon  appétit  devenait  proverbial,  et  j'en- 
graissais à  vue  d'œil,  quand  par  bonheur  je  fus  rappelé  à  un  état  plus 
normal.  Un  dimanche  que  je  me  promenais  au  cours,  appesanti  par 
l'indifférence  que  je  traînais  partout,  je  vis  une  belle  jeune  fille.  Elle 
avait  une  robe  blanche,  un  nœud  de  ruban  rattachait  ses  cheveux,  sa 
marche  était  légère,  et  sa  taille  mince  et  souple  se  balançait  comme 
son  cou  blanc  et  gracieux.  —  Qu'elle  est  jolie!  m'écriai-je.  Ce  cri 
d'admiration  partit  malgré  moi ,  et  elle  l'entendit  avec  un  petit  air 
dédaigneux  qui  acheva  de  me  charmer.  Je  la  suivis  pour  admirer  la 
vivacité  et  la  grâce  de  ses  mouvemens,  et  quand  elle  quitta  la  prome- 
nade, je  savais  le  nom  de  sa  famille,  que  je  tairai,  ici,  par  des  raisons 
que  tu  pourras  bientôt  imaginer.  » 

—  Va,  va,  ce  nom  m'importe  peu;  je  n'ai  de  ma  vie  été  à  D... 

«  C'est  d'ailleurs  la  seule  chose  que  je  veuille  te  cacher.  Je  re- 
tournai chez  moi»ayant  présente  à  l'esprit  cette  mince  jeune  fille 
avec  son  ruban  bleu  et  son  charmant  visage  pétillant  de  vivacité.  Ma 
tête  était  brûlante,  je  ne  dormis  point,  et,  dans  les  cours,  on  sorînait 
pour  la  botte  que  déjà  j'écrivais  à  celle  que  j'entendis  plus  tard 
nommer  Francesca.  Ce  que  renfermait  mon  billet,  écrit  dans  cette 
nuit  d'insomnie ,  je  ne  saurais  te  le  dire;  je  me  souviens  seulement 
que  j'étais  fort  content  de  deux  ou  trois  périodes  qu'on  eût  pu  croire 
détachées  de  la  Nouvelle  Héloïse....  » 

—  Je  m'en  rapporte  à  toi ,  interrompit  le  major. 

«  Ma  lettre  resta  sans  réponse,  et  je  me  promenai  tout  aussi  vai- 

21. 


296  REVUE  DE  PARIS. 

nement  à  pied  et  à  cheval  sous  les  fenêtres  de  Francesca.  Ce  désap- 
pointement me  fut  si  amer  qu'il  me  fournit  l'idée  de  me  faire  pré- 
senter à  la  famille  de  cette  jeune  fille.  Tu  ne  t'étonnes  pas,  j'imagine, 
que  pareil  moyen  de  la  voir  ne  me  soit  pas  venu  aussitôt  à  l'esprit. 
Se  marier,  c'est,  tu  le  sais,  penser  à  quitter  le  service,  renoncer  à 
une  vie  routinière  et  facile;  on  n'y  est  pas  disposé  tout  d'abord,  et 
je  ne  suis  pas  autrement  que  nous  tous.  Enfin  j'y  songeais  dans 
une  allée  solitaire  du  cours.  A  quel  point  j'étais  de  bonne  foi,  je  ne 
saurais  l'affirmer,  n'ayant  pas  eu  le  temps  de  m'assurer  du  fait,  quand 
je  me  sentis  arrêté  par  la  manche  de  mon  dolman.  Je  me  retournai, 
l'imagination  remplie  de  Francesca  et  m'attendant  vaguement  à 
quelque  apparition  agréable;  ce  que  je  vis  était  affreux.  Figure-toi 
un  homme  qui  me  passait  de  la  tête,  pâle  et  portant  de  longs  che- 
veux plats.  Il  avait  une  redingote  feuille-morte  en  haillons,  et,  à  la 
main,  un  vieux  feutre  à  cornes.  Il  me  fit  un  signe  mystérieux,  mais, 
loin  de  l'aborder,  je  reculai.  Il  s'éloignait  cependant,  je  ne  sais  quelle 
attraction  me  fit  marcher  sur  ses  pas.  Le  jour  baissait;  mon  guide, 
dont  les  précautions  étaient  extrêmes,  se  dirigea  vers  l'abbaye  des 
Bénédictins,  où  demeurait  Francesca.  Près  d'arriver,  il  me  dépassa 
en  disant  sourdement:  —  Faites  excuse,  capitaine,  les  éperons  son- 
nent mal  ici.  Mes  éperons  étaient  vissés,  je  brisai  la  molette  contre  la 
muraille,  et,  le  cœur  palpitant,  je  rejoignis  mon  conducteur  sous  une 
porte  sombre  et  voûtée.  Nous  traversâmes  une  cour,  plusieurs  pas- 
sages, et  je  fus  introduit  dans  une  chapelle  dépouillée  des  ornemens 
du  culte,  mais  riche  encore  dans  sa  nudité.  Tu  m'as  demandé  pour- 
quoi mon  mariage  s'était  rompu,  c'est  peut-être  que  ces  prélimi- 
naires étaient  trop  bizarres  :  en  fait  de  mariage  je  n'aime  rien  qui 
sente  l'aventure.  » 

—  Ni  moi.  J'ai  reçu  Fanny  des  mains  de  sa  mère  mourante,  et 
cette  malheureuse  circonstance  ne  permettait  pas  l'ombre  d'amou- 
rette. Le  consentement  de  ma  femme  à  notre  mariage  m'a  seul  ap- 
pris que  ses  sentimens  n'étaient  pas  contraires  aux  miens.  Peut-être 
son  affection  est-elle  peu  expansive,  mais  je  suis  sûr  qu'elle  n'a  rien 
aimé  autant  que  moi,  et  cette  certitude  me  satisfait. 

«  J'en  suis  ravi,  mais  je  suis  plus  exigeant,  tu  le  verras  tout  à 
l'heure.  Une  porte  s'ouvrit,  et  une  figure  s'avança  dans  une  demi- 
obscurité.  J'allai  à  elle  avec  empressement,  croyant  m'approcher  de 
Francesca,  et  je  me  trouvai  en  face  d'une  femme  de  trente-cinq  à 
quarante  ans,  d'une  taille  moyenne,  de  formes  grêles,  brune  et  ner- 
veuse. Cette  fdcheuse  surprise  pensa  me  rendre  impoli.  La  femme 


REVUE   DE  PARTS.  297 

en  robe  noire  m'examina  avec  une  attention  qui  me  causa  certaine 
inquiétude,  car  ses  yeux  bruns  semblaient  dire  que  je  ne  lui  déplaisais 
pas#  — Êtes-vous  le  capitaine  Fossac?  demanda  t-clle  avec  un  accent 
sicilien.  Je  m'inclinai.  —  Connaissez -vous  ce  papier?  —  J'ai  écrit  cela, 
madame.  —  Voyez  où  vous  êtes,  reprit-elle;  voulez-vous  épouser  ma 
nièce  Francesca? — Ob!  de  grand  cœur,  si  je  puis  être  aimé,  dis-je 
avec  empressement.  —  Dieu  entend  votre  promesse,  capitaine.  —  Il 
voit  aussi  ma  pensée,  madame.  —  C'est  assez,  dit-elle  en  prenant  mon 
bras.  Nous  entrâmes  dans  un  cloître  attenant  à  la  chapelle. —  Tenez, 
dit-elle  en  m'y  attirant,  voici  Checca.  J'aperçus  la  jeune  fille  dans  une 
cour  intérieure  plantée  de  rosiers  que  broutait  une  petite  chèvre 
blanche. — Voulez-vous  aller  dans  le  parterre?  reprit  ma  conductrice, 
—  Si  je  le  veux!  m'écriai-je.  La  dame  sourit,  me  retint  et  appela 
Paolo,  qui  parut  à  l'extrémité  du  cloître. —  Suivez  le  lazzarone,  ajoutâ- 
t-elle, il  est  muet  comme  un  mort.  Mon  mari,  un  hussard  comme 
vous,  lui  a  sauvé  la  vie.  Allez  et  souvenez-vous  de  votre  serment,  car 
je  retourne  auprès  de  ma  belle-sœur  qui  est  souffrante.  —  Je  saisis 
sa  main ,  je  la  baisai  avec  effusion,  et  je  me  précipitai  à  travers  un 
dédale  de  sombres  galeries  à  la  suite  de  mon  guide  étrange. 

«  En  me  voyant,  Francesca  laissa  échapper  un  petit  cri  de  surprise 
et  déplaisir. — Me  connaissez-vous,  mademoiselle? — Oh!  monsieur, 
comment  êtes-vous  ici?  —  Comme  votre  mari,  dis-je  sans  trop  m'ar- 
rôter  à  la  question.  M'acceptez-vous?  Elle  rougit  et  baissa  les  yeux. 
J'offris  mon  bras,  elle  s'y  appuya  légère  comme  un  oiseau.  Je  cueillis 
pour  elle  quelques  pensées,  et  quelques  bourgeons  de  rosiers  pour 
sa  chevrette;  de  tout  cela  Francesca  souriait  avec  une  finesse  et  une 
vivacité  mêlée  d'embarras  qui  la  rendaient  très  séduisante.  Elle  me 
congédia  trop  tôt,  et  ce  fut  elle  qui  me  guida  sous  les  voûtes  obscures 
des  cloîtres.  Pour  un  hussard  de  vingt-cinq  ans  la  situation  de- 
venait périlleuse;  je  le  pensais,  mais  sans  être  tenté  d'abuser  de  la 
naïveté  d'une  étrangère  ignorant  nos  usages,  et  de  la  candeur  d'une 
enfant.  » 

—  Jusque-là  on  peut  te  le  passer,  interrompit  le  major. 

«  Satisfait  de  moi-même,  je  voulus  regarder  la  délicieuse  figure 
qui  m'inspirait  cette  circonspection ,  et  presser  la  main  timidement 
posée  sur  mon  bras;  mais  je  ne  trouvai  plus  que  le  vide  :  la  vision 
s'était  évanouie.  Je  craignis,  un  instant,  que  la  Napolitaine  et  cette 
jolie  nièce  ne  fussent  deux  fantômes  créés  par  mon  imagination; 
mais  j'étais  encore  dans  l'abbaye,  et  ce  n'était  rien  moins  qu'un  châ- 
teau aérien.  Sûr  de  revoir  Francesca,  je  m'en  allai  en  rasant  le  pavé, 


298  REVUE  DE  PARIS. 

et  toute  la  nuit  je  fus  délicieusement  occupé.  Le  lendemain,  j'eus 
mille  bonnes  raisons  pour  passer  devant  les  Bénédictins,  et,  en  effet, 
je  cherchais  comment  je  pourrais  escalader  les  murs  pour  arriver 
à  la  cour  où  la  veille  j'avais  vu  Francesca.  Tout  à  coup  deux  doigts 
rosés  parurent  dans  la  claire-voie  d'une  jalousie,  et  des  fleurs  quel- 
que peu  fanées  tombèrent  à  mes  pieds.  Je  crus  reconnaître  celles 
que  j'avais  données  à  Francesca  :  je  n'attendis  pas  davantage  pour 
m' élancer  dans  les  passages  du  couvent  où  je  la  trouvai  avec  sa  chè- 
vre. Toutes  les  deux  me  devancèrent,  blanches,  légères,  bondis- 
santes, et  je  suivis  Francesca  dans  une  cellule  où  elle  dessinait.  Elle 
reprit  son  crayon,  et,  peu  à  peu,  une  conversation  assez  familière 
de  ma  part,  assez  mutine  de  la  sienne,  s'établit  entre  nous.  Elle 
m'apprit  que ,  sa  mère  ne  quittant  pas  sa  chambre  et  les  domesti- 
ques ne  fréquentant  pas  cette  partie  de  l'abbaye,  mes  visites  n'étaient 
connues  que  de  sa  tante,  à  qui  elle  obéissait  en  me  permettant  d'as- 
sister quelquefois  à  ses  études.  Je  n'ai  pas  besoin  de  te  dire  qu'à 
partir  de  ce  jour  je  me  rendis  assidûment  aux  Bénédictins.  » 

Le  major  hocha  la  tète  en  souriant  finement. 

«  Quelque  temps  après,  la  tante  vint  au-devant  de  moi.  —  Eh  bien! 
aimez-vous  Checca?  —  Oh!  madame,  je  suis  perdu  si  je  ne  suis 
aimé.  —  Quoi!  vous  ne  le  savez  pas?  s'écria-t-elle.  La  vérité  est  que 
je  ne  me  connaissais  plus.  Voir  et  entendre  Francesca,  c'était  l'ad- 
mirer, c'était  l'aimer;  de  cette  manière,  sans  cesse  occupé  d'elle,  j'ou- 
bliais, je  puis  dire,  jusqu'à  mon  amour,  car,  heureux  d'être  seul  admis 
dans  ce  boudoir,  je  ne  songeais  à  rien  au-delà.  Elle  entra  bientôt, 
tenant  à  la  main  un  feston  que  j'attirai  à  moi  pour  y  faire  quelques 
points. — Mais  c'est  qu'ils  sont  fort  bien!  s'écria-t-elle.  Où  avez-vous 
appris  à  broder?  —  Je  ris ,  et  elle  détourna  la  tête  avec  un  petit 
mouvement  de  dépit  ravissant.  —  C'est  à  Séville,  Francesca;  j'ai 
acquis  là  ce  beau  talent.  J'y  avais  tant  d'ennui  et  de  loisir  que  j'ai 
pu  me  broder  une  garniture  de  shako.  — Je  suis  bien  aise,  répliqua- 
t-elle,  que  vous  vous  soyez  ennuyé  à  Séville ,  où  les  femmes  ont  de 
si  beaux  yeux.  —  Transporté,  je  me  penchai  vers  elle ,  et  mes  lèvres 
effleurèrent  son  cou  blanc  et  frais. 

ce  Le  jour  suivant,  elle  avait  mis  un  jupon  à  franges,  le  peigne  cas- 
tillan rattachait  ses  cheveux,  et  la  pointe  de  son  pied  étroit  et  cam- 
bré glissait  si  vite  sur  le  tapis  natté  de  la  cellule  que  l'œil  avait  peine 
à  en  suivre  les  mouvemens.  — Pourquoi1  cela?  dis-je,  j'aimais  bien 
mieux  votre  robe  blanche.  —  C'est  ce  que  j'ai  voulu  voir,  répondit- 
elle  d'un  air  moqueur.  Tout  éperdu,  j'otai  le  peigne  et  je  baisai  les 


REVUE  DE  PARIS.  299 

belles  tresses  de  sa  chevelure.  Elle  me  regardait  en  souriant,  mais  ce 
sourire  était  froid  :  je  m'en  aperçus  et  je  tressaillis.  Je  la  conduisis 
doucement  au  canapé,  et  je  m'éloignai  d'elle  avec  un  violent  serre- 
ment de  cœur. 

«  Que  te  dirai-je?  cette  épreuve  se  renouvela  plus  d'une  fois,  et  enfin 
je  n'en  pus  douter,  mes  transports,  sans  cesse  excités,  n'étaient  ja- 
mais partagés.  Je  craignis  d'avoir  éveillé  plus  de  vanité  enfantine  que 
d'amour  véritable.  Déjà  nous  avions  vu  le  champ  de  mai,  la  guerre 
avec  l'étranger  devenait  imminente,  et  moi  je  pensais  à  me  marier 
pour  laisser  mon  nom  et  mon  avenir  à  la  merci  d'une  femme  dont  je 
n'avais  pas  le  cœur.  Ces  réflexions  dissipaient  quelquefois  mon  eni- 
vrement, car,  je  le  confesse,  de  tous  les  ridicules,  le  plus  impitoyable, 
selon  moi,  est  celui  qui  s'acharne  après  un  mari  trompé.  A  la  seule 
idée  d'être  un  tel  homme,  je  sentais  à  mon  front  une  sueur  glacée. 
Ma  parole  était  engagée,  néanmoins;  je  m'en  souvins,  et,  dans  un 
moment  de  délire,  je  demandai  au  ministre  l'autorisation  de  me 
marier.  Je  courus  ensuite  à  la  cellule  faire  part  de  cette  démarche  à 
Francesca. 

c  Elle  m'écouta  en  répétant  un  pas  basque  appris  la  veille,  et,  sans 
se  déranger,  elle  répliqua  :  —  Ma  tante  sera  bien  contente;  elle 
revoit  en  vous  son  mari.  —  Elle  dansait  si  vivement,  si  gracieuse- 
ment, que  j'étais  enchanté.  —  Et  vous,  Francesca,  êtes-vous  con- 
tente?— Vous  me  voyez  ravie.  Je  me  précipitai  vers  elle,  et  je  passai 
à  son  doigt  l'émeraude  taillée  en  cœur  dont  je  t'ai  parlé.  —  Eh  bien! 
m'écriai-je,  tu  es  ma  femme?  Mes  lèvres  alors  rencontrèrent  ses 
lèvres  :  elle  s'étonnait  de  mes  transports,  mais,  me  voyant  heureux, 
elle  ne  s'effrayait  point,  elle  ne  me  repoussait  pas.  Oh!  si  je  l'avais 
vue  rougir,  si  elle  se  fût  émue,  tenir  mon  serment  eût  été  trop  doux! 
Elle  me  souriait,  et  son  sourire  était  divin,  mais  là,  sur  mon  cœur, 
elle  restait  insensible.  Sa  main,  son  front,  ses  lèvres,  tout  était  glacé. 
Accablé  de  douleur,  je  poussai  un  cri  qui  la  fit  pâlir,  et  je  me  jetai  à 
ses  pieds.  —  Dis  que  tu  m'aimes,  Francesca,  je  t'ai  donné  mon  ame. 
Elle  voulut  railler  encore;  mais,  ayant  comme  pénétré  ma  souffrance, 
elle  reprit  d'un  ton  calme  qui  me  rendit  furieux  :  Je  vous  aime  assu- 
rément,—  La  colère  et  le  découragement  m'ôtèrent  la  parole.  — 
Quel  âge  avez-vous?  demandai-je  enfin.  —  Je  n'ai  pas  encore  quinze 
ans.  —  Tu  n'as  pas  quinze  ans,  m'écriai-je  avec  une  insolente  pitié; 
voilà,  tu  ne  peux  pas  aimer  encore.  Mais  plutôt  c'est  moi  que  tu  ne 
peux  pas  aimer,  et,  quand  viendra  celui  qui  doit  te  plaire,  nous 
serons  bien  malheureux. 


300  KEVUE   DE   PARIS. 

«.  Le  mépris,  le  ressentiment,  la  jalousie,  le  désespoir,  aigrissaient 
mes  reproches,  et  déjà  c'en  était  fait,  j'étais  déterminé  à  ne  pas 
épouser  Francesca.  Mais  penser  qu'une  autre  voix  la  ferait  rougir  et 
trembler,  et  qu'un  amour  comme  le  mien  resterait  sans  récompense, 
m'inspira  une  horrible  tentation.  Je  me  rappelai  heureusement  la 
dévote  confiance  de  sa  tante,  la  promesse  que  je  lui  avais  faite,  le 
lieu  où  elle  l'avait  reçue,  puis  l'innocence  de  Francesca,  et  toutes 
ces  voix  parlèrent  un  langage  que  j'entendis,  quoiqu'il  me  fût  peu 
familier.  —  Un  autre  venir  !  répétait  Francesca  en  marquant  négli- 
gemment du  pied  son  pas  basque;  dites  donc  plutôt  que  l'amour  em- 
porté, sombre,  visionnaire,  n'est  pas  l'amour  réel.  —  Ah!  dis-je  en 
serrant  sa  main  avec  emportement ,  regarde  ce  que  je  vais  faire , 
regarde-le,  ne  l'oublie  pas,  et,  quelque  jour,  tu  sauras  bien  si  je 
t'aimais.  Je  me  précipitai  hors  du  couvent,  je  courus  chez  moi  tout 
d'une  haleine,  et  là  je  sanglotai.  Renoncer  à  cette  belle  fille!  a-t-elle 
bien  compris  mon  sacrifice?  » 

—  J'attends  que  tu  me  l'apprennes,  dit  le  major  en  riant  aux  éclats. 
«  Je  ne  l'ai  jamais  su.  Le  ministre,  tout  occupé  de  la  guerre  qui 

se  préparait,  remit  mon  mariage  à  des  temps  plus  paisibles,  et  la 
tante  de  Francesca  reçut  cette,  excuse.  Immédiatement  après,  le  ré- 
giment eut  ordre  d'aller  au-devant  des  alliés ,  et  les  préparatifs  de 
cette  marche  suspendirent  mes  visites ,  qui  cessèrent  tout  naturelle- 
ment par  mon  départ.  Ainsi,  les  circonstances  ont  aidé  à  ma  résolu- 
tion et  excusé  l'abandon  de  la  fille  la  plus  charmante;  mais  ma  fer- 
meté essuyait  de  rudes  combats,  j'étais  au  dedans  bouleversé  et 
déchiré;  la  veille  du  jour  où  je  quittai  D....,  j'eus  un  instant  de  dé- 
lire :  —  Il  faut  partir,  m'écriai-je,  il  n'est  plus  d'irrésolution,  plus 
de  lâcheté  possible  !  et  je  riais  comme  un  insensé.  Près  de  monter  à 
cheval,  j'imaginai  de  sauver  Francesca  de  tout  autre  après  l'avoir 
sauvée  de  moi-même,  et,  cédant  à  l'instinct  de  la  jalousie,  j'avertis 
sa  mère,  par  une  lettre  d'une  écriture  contrefaite,  que  la  Napolitaine 
introduisait  des  amans  auprès  de  sa  nièce.  » 

—  Et  voilà  tout?  s'écria  M.  de  Razy  en  riant  plus  fort.  Francesca 
dut  être  stupéfiée?  Et  la  Napolitaine!  ah!  ah!  la  Napolitaine?  tu  as 
perdu  les  hussards  dans  son  esprit. 

«  Tu  es  un  pauvre  La  Bruyère,  s'écria  Léonce,  si  tu  as  de  ces 
préjugés  qui  embrassent  les  caractères  en  masse.  Cette  Napolitaine 
avait  aimé  son  mari  au  mépris  de  graves  intérêts;  elle  l'avait  suivi 
en  France  sur  une  simple  promesse,  et,  quoiqu'elle  l'eût  perdu,  il 
existait  toujours  pour  elle;  c'était  une  ame  choisie.  Quant  à  Fran- 


REVUE  DE   PARIS.  301 

cesca,  son  image  s'est  jetée  au-devant  de  toutes  mes  joies,  et,  chaque 
jour,  j'ai  regretté  ce  boudoir  religieux  et  profane  dont  trop  de  sus- 
ceptibilité m'avait  banni,  car  j'étais  aimé,  ne  le  penses-tu  pas?  » 

—  Il  s'agissait  bien  d'être  aimé!  s'écria  le  major.  L'amour-propre 
te  rendit  niais,  mon  pauvre  garçon,  voilà  ce  que  je  pense.  Avoir  eu 
du  goût  pour  une  jeune  fille  si  attrayante,  reprit-il  d'un  ton  plus  sé- 
rieux, cela  se  peut  concevoir;  mais  courir  l'épouser  quand  tu  ignores 
si  depuis  deux  ans  elle  n'a  pas  dansé  pour  un  autre  ce  pas  basque 
qu'elle  se  préparait  à  danser  à  ta  noce,  ce  sont  là  des  mœurs  qu'on 
peut  appeler  patriarcales ,  et  véritablement,  continua-t-il  en  le  regar- 
dant avec  un  lorgnon,  je  vois  en  toi  un  hussard  fossile,  un  spé- 
cimen des  temps  primordiaux  assez  bien  conservé....  Mais  chut,  la 
toilette  est  finie,  on  ouvre  chez  ma  femme. 

—  Si  Francesca  m'aimait,  je  saurai  la  retrouver,  dit  Léonce,  et  si 
mon  amour  peut  la  toucher,  je  passerai  sur  sa  légèreté,  qui  n'était 
rien  qu'enfantillage... 

—  Bon,  bon,  tais-toi,  interrompit  le  major,  je  ne  me  soucie  pas 
que  Fanny  sache  ces  affaires  de  régiment.  Viens,  tu  vas  voir  Mme  de 
Razy,  qui,  je  le  crois,  est  descendue. 


II. 


Le  major  s'arrêta  sans  bruit  près  d'un  volet  entr'ouvert  pour  mé- 
nager dans  l'appartement  une  fraîche  obscurité,  et,  invitant  Léonce 
à  s'approcher  doucement,  il  lui  dit  avec  complaisance  en  montrant 
Mme  de  Razy  qui,  assise  à  l'extrémité  du  vaste  salon,  tournait  le  dos 
à  cette  fenêtre  : 

—  C'est  encore,  tu  le  vois,  une  taille  en  fuseau,  mais  tu  ne  trou- 
veras rien  ici  de  la  pétulance  de  ta  Basquaise,  la  signorina  Checca, 
et,  en  homme  retiré  du  service  et  qui  passe  trente  ans,  la  mélanco- 
lique gravité  de  Mme  de  Razy  me  plaît  bien  mieux.  Regarde,  elle 
attache  sa  ceinture  à  l'agrafe  que  tu  admirais  tout  à  l'heure,  elle  fait 
de  même  chaque  jour.  Maintenant  elle  contemple  l'émeraude  et  se 
perd  dans  ses  rêveries,  ce  qui  lui  arrive  chaque  jour  aussi.  Je  con- 
nais vingt  maris,  honorables  butors,  qui  prendraient  en  mauvaise 
part  ce  culte  rendu  à  un  souvenir  de  famille,  mais  je  ne  suis  pas  si 
malavisé.  J'aime  que  ma  femme  soit  occupée  de  la  mère  qu'elle 
a  perdue  et  que  ce  bijou  lui  rappelle.  Qu'en  dis-tu? 


302  REVUE  DE   PARIS. 

Il  (Hait  si  convaincu  de  la  justesse  de  son  raisonnement,  qu'il  n'at- 
tendit pas  la  réponse  pour  reprendre  à  haute  voix  : 

—  Fanny,  êtes-vous  là?  je  vous  amène  bonne  compagnie. 

Mme  de  Razy,  surprise  dans  sa  rêverie,  tressaillit,  se  leva,  et 
descendit  avec  hésitation  un  degré  de  la  porte  vitrée.  Le  major, 
qui  arrivait  suivi  de  Léonce,  dit  en  se  retournant  pour  laisser  voir  le 
capitaine  : 

—  Ma  chère,  voici... 

Une  exclamation  à  demi  étouffée  de  Mmu  de  Razy  interrompit  le 
major,  qui  crut  voir  au  même  instant  Léonce  reculer  de  surprise  et 
murmurer  quelques  paroles  inintelligibles.  Cloué  à  la  place  où  il 
s'était  arrêté,  le  major  les  regardait  l'un  et  l'autre  en  s'écriant  : 

—  Qu'est-ce,  ma  chère? 

—  C'est,  dit-elle  avec  effort  en  montrant  la  ceinture  qu'elle  tenait 
à  la  main,  que  ma  toilette  n'est  pas  achevée. 

—  Pardieu!  reprit  le  major  en  riant  de  l'extravagance  des  soup- 
çons qui  venaient  de  s'éveiller  en  lui ,  mon  excellent  ami  est  bien 
arrivé  pour  assister  à  votre  toilette  :  n'est-il  pas  vrai,  Léonce?  Et, 
je  m'en  flatte,  madame,  il  a  droit  à  vos  bonnes  grâces.  Vous  savez 
que  j'ai  été  laissé  pour  mort  dans  les  gorges  de  la  Sierra-Morena ,  et 
que  sur  le  champ  de  bataille  sir  Geffery  Byrne  s'assurait  de  mon 
existence  en  me  lardant  flcgmatiquement  de  son  épée,  philantropie 
qui  achevait  ce  qu'avait  commencé  le  fer  espagnol ,  quand ,  fort  à 
propos,  un  ami  qui  me  cherchait  arriva  sur  le  lieu  où  j'étais  assassiné 
par  bonté  d'ame.  Ce  sauveur,  c'est  le  capitaine  Léonce  Fossac,  mon 
camarade  d'école  et  de  bivouac. 

Mme  de  Razy  et  Léonce  se  saluèrent  en  rougissant,  et  le  major  en- 
traîna Léonce  à  l'autre  bout  du  salon,  en  disant  :  — Je  ne  sais  lequel 
rougit  le  mieux,  de  ma  femme,  qui  te  reçoit  sans  avoir  attaché  sa 
ceinture,  ou  de  toi,  qui  assistes  à  l'achèvement  de  sa  toilette.  En 
te  voyant  cet  embarras  de  jeune  fille,  je  ne  m'étonne  plus  que  tu 
aies  joué  ce  rôle  de  sot  dont  nous  parlions  tout  à  l'fycure.  Mais 
laissons  cela;  il  s'agit  de  passer  le  temps  jusqu'au  dîner  :  qu'allons- 
nous  faire?  Je  ne  te  propose  pas  une  promenade  au  dehors;  étant 
en  voyage,  tu  as  bien  assez  de  promenades  forcées  tous  les  jours. 
Voyons,  ferons-nous  de  la  musique,  ou  préfères-tu  visiter  mes 
chasses? 

Léonce,  qui  contenait  avec  peine  une  violente  agitation,  parla  de 
se  retirer;  mais  le  major  s'écria  : 

—  T'en  aller!  et  pourquoi  faire,  dans  cette  ville  où  tu  es  un  oiseau 


REVUE  DE  PARIS.  303 

de  passage?  Serais-tu  charmé  de  ta  belle  hôtesse,  Mme  P...,  au  point 
de  lui  sacrifier  ton  vieux  camarade?  Fi  donc. 

Ici,  Mme  de  Razy  ayant  involontairement  jeté  à  Léonce  un  regard 
furtif  qui  semblait  répéter  la  dernière  question  du  major,  Léonce 
ne  parla  plus  de  prendre  congé. 

—  Ainsi,  reprit  M.  de  Razy,  nous  ferons  un  tour  dans  les  réserves. 
Fanny,  ma  chère,  allez  mettre  un  habit  convenable;  il  faut  aussi  que 
je  te  quitte,  Fossac,  et  que  j'aille  ordonner  une  battue.  Je  voudrais 
bien  t'annoncer  que  Fanny  va  revenir  te  faire  compagnie,  mais  je 
sais  trop  ce  que  c'est  que  la  toilette  des  femmes  pour  te  leurrer  de 
la  sorte. 

H  sortit  en  débitant  cette  épigramme.  Léonce,  resté  seul,  marchait 
à  grands  pas  dans  le  salon ,  plongé  dans  un  profond  abattement.  En 
se  retournant,  après  quelques  instans  passés  dans  cette  douloureuse 
rêverie,  il  aperçut  Mme  de  Razy  vêtue  d'une  courte  amazone.  Le 
voyant  seul ,  elle  se  retirait  sans  bruit. 

—  Francesca  !  s'écria-t-il  en  s' élançant  pour  la  retenir,  venez,  au 
nom  du  ciel,  venez  me  dire  comment  je  vous  retrouve  dans  cet  abo- 
minable pays,  quand  j'allais  vous  chercher  chez  votre  tante?  Qu'est 
devenue  Mme  de  Rennedalle?  pourquoi  cet  affreux  changement? 
Parlez,  parlez  vite. 

—  Hélas!  à  quoi  bon?  dit  Fanny. 

—  Pourquoi  ce  changement  horrible?  Hâtez-vous. 

—  Pour  une  lettre  d'une  main  inconnue.  Ma  mère  crut  ma  ré- 
putation perdue;  elle  quitta  la  maison  de  ma  tante  et  me  défendit  de 
jamais  parler  d'elle,  ni  du  séjour  que  nous  avions  fait  à  D...,  après 
la  mort  de  mon  père  et  de  mon  oncle,  ensevelis  dans  l'Elster. 

—  Pour  une  lettre  !  répéta  Léonce,  celle  que  j'ai  écrite,  apparem- 
ment? Ah!  malheureux!  malheureux!...  Et  vous,  froide  et  oublieuse 
jeune  fille,  n'avais-je  pas  bien  prévu  que  vous  seriez  infidèle? 

—  Comment!  n'étais-je  pas  seule?  ne  devais-je  pas  me  croire  ou- 
bliée? Que  dire,  qu'objecter,  à  quinze  ans,  pour  résister  à  la  volonté 
d'une  mère  mourante  qui  voulait  me  voir  un  protecteur? 

—  Résister!  Auriez-vous  eu  cette  pensée,  Francesca? 

En  ce  moment,  la  porte,  qu'ils  n'avaient  pas  entendu  s'ouvrir, 
laissa  paraître  sur  le  seuil  le  major,  pâle  et  bouleversé. 

—  Francesca!  répétait-il  sourdement.  Il  est  donc  vrai?...  reprit-il 
avec  une  fureur  mêlée  de  désespoir. 

Un  instant  il  parut  irrésolu,  puis,  s'avançant  vers  sa  femme  en 


304  REVUE  DE  PARIS. 

silence,  il  lui  donna  le  bras,  la  conduisit  hors  de  l'appartement,  et, 
revenant  sur  ses  pas  : 

—  Nous  aurons  à  régler...,  dit-il  à  demi-voix. 

—  Jusqu'à  demain,  vous  savez  où  me  trouver,  répliqua  Léonce  du 
même  ton. 

—  A  ce  soir,  dit  le  major. 

La  cicatrice  qui  rappelait  le  passage  de  l'épée  de  sir  Geffery 
Byrne  blanchissant  au  visage  du  major  violacé  par  la  colère,  Léonce, 
adouci  par  cette  vue,  répéta  : 

■ — A  ce  soir,  si  vous  persistez  dans  votre  injustice. 

Mais  déjà  il  était  seul,  foudroyé,  éperdu  de  douleur,  de  jalousie 
et  de  remords,  en  songeant  aux  irréparables  aveux  qu'il  avait  faits. 

—  Je  saurai  le  ménager,  dit-il  en  sortant  d'une  longue  rêverie; 
mais  s'il  la  rend  malheureuse... 

Il  s'éloigna  en  maudissant  son  imprudence,  et  jusqu'au  soir  il  en 
attendit  les  résultats,  en  proie  à  l'agitation  la  plus  violente.  Alors  il 
revint  errer  autour  de  l'habitation  de  Francesca.  Voyant  sortir  une 
calèche  de  voyage,  il  courut  à  la  poste,  s'informa  si  les  chevaux 
qu'on  avait  fournis  étaient  pour  le  major,  et,  sur  l'affirmative,  il  en 
demanda  pour  lui-même.  Pendant  qu'on  sellait,  il  marchait  rapide- 
ment, car  un  combat  se  livrait  en  lui.  Après  avoir  ruiné  le  bonheur 
domestique  de  son  ami,  après  avoir  détruit  le  repos  de  Francesca, 
il  lui  importait  de  savoir  où  le  major  dirigeait  sa  fuite,  et  comment  il 
en  usait  avec  sa  femme.  Mais,  pour  les  suivre,  il  fallait  que  Léonce 
abandonnât  son  poste,  qu'il  manquât  à  toute  discipline  et  donnât 
un  exemple  inoui  du  mépris  de  ses  devoirs  militaires.  Il  était  encore 
livré  à  cette  lutte  intérieure  quand  il  vit  passer  son  hussard. 

—  Viens,  lui  dit-il;  tu  es  intelligent,  prends  les  habits  d'un  pos- 
tillon, monte  à  cheval,  suis  la  route  d'Italie,  et  rejoins  le  major  de 
Razy  :  une  calèche  verte,  quatre  chevaux...  Voici  de  l'argent. 

—  Mais,  capitaine... 

—  Va,  va,  j'ai  tout  prévu.  La  fatigue  et  la  chaleur  t'ont  jeté  sur  le 
chemin,  on  t'a  saigné,  tu  restes  ici  à  l'hôpital...  Cours...  Je  verrai 
l'officier  de  santé,  je  réponds  de  tout.  Il  ne  faut  pas  qu'on  te  con- 
naisse, il  ne  faut  pas  qu'on  t'aperçoive.  Tu  dois  suivre  la  calèche  et 
savoir  en  quel  lieu  le  major  va  résider. 

Le  soldat  avait  coutume  d'obéir  à  la  voix  qui  ordonnait,  il  se  laissa 
persuader  de  voyager  en  courrier.  Léonce  répéta  plusieurs  fois  les 
instructions  qu'il  venait  de  donner,  et  veilla  encore  à  l'exécution  de 


REVUE  DE  PARIS.  305 

ce  qu'il  avait  prescrit.  En  rentrant  chez  lui ,  après  le  départ  de  son 
ordonnance,  il  trouva  cette  lettre  du  major  : 

«  Vous  êtes  fou  d'aimer  encore  une  femme  que  vous  avez  aban- 
donnée, et  je  ne  suis  pas  plus  sage  de  vous  faire  un  crime  de  votre 
démence.  L'imbécillité  de  ma  conduite  de  ce  jour,  qui  ne  le  cède 
en  rien  à  la  sottise  dont  vous  avez  fait  preuve,  me  dispose,  après 
réflexion,  à  croire  sans  réserve  aux  niaiseries  de  votre  récit.  Vous 
pouvez,  comme  vous  le  dites,  avoir  respecté  une  fille  isolée,  sa  vo- 
lonté aidant,  comme  il  est  probable;  mais,  comme  aussi  il  est  d'usage 
d'avoir  moins  de  ménagement  pour  l'honneur  d'un  ami,  je  quitte  la 
place,  en  vous  avertissant  que,  si  je  vous  retrouve  en  mon  chemin, 
je  regarderai  cette  rencontre  comme  une  provocation  à  laquelle  je 
saurai  bien  répondre.  » 

«  P.  S.  Vous  me  connaissez,  vous  savez  que  je  ne  fuirais  pas,  si 
les  souvenirs  de  la  Sierra-Morena  ne  me  faisaient  regarder  comme 
un  crime  toute  querelle  entre  nous. 

Cette  lettre,  injuste  a  quelques  égards,  exaspéra  Léonce.  Il  s'était 
éloigné  de  Francesca,  il  était  vrai,  mais  cette  séparation  avait  été 
forcée  autant  que  volontaire.  Il  croyait  alors  quitter  une  jeune  fille 
indifférente,  la  laisser  au  sein  d'une  famille  dont  elle  était  chérie. 
Mais  elle  n'avait  plus  de  famille,  et,  mieux  encore  que  ses  aveux 
irréfléchis ,  le  changement  de  son  humeur,  autrefois  moqueuse  et 
folâtre,  témoignait  que  son  cœur  avait  été  touché  et  que  la  décep- 
tion de  ses  jeunes  espérances  avait  profondément  modifié  ses  sen- 
timens.  Léonce,  ne  pouvant  réparer  les  torts  de  sa  légèreté,  se  pro- 
mit au  moins  de  veiller  sur  Francesca.  Il  monta  à  cheval  le  lende- 
main, très  préoccupé  de  la  mission  qu'il  avait  donnée  à  son  hussard, 
et  déterminé,  quelle  qu'en  fût  l'issue,  à  rejoindre  Mme  de  Razy. 


III. 

La  calèche  verte  emportait  Fanny  à  travers  la  chaîne  du  Lomont, 
tantôt  sur  les  brumes  flottantes  des  montagnes,  tantôt  dans  les  val- 
lées verdoyantes,  tantôt  parmi  de  sombres  forêts.  Un  matin  que  les 
premières  lueurs  du  jour  irisaient  la  rosée  suspendue  en  larmes  aux 
herbes  et  au  feuillage,  Fanny  baissa  la  glace  pour  respirer  le  parfum 
des  chênes  et  des  fougeraies  et  pour  apercevoir  quelque  hôte  des 
bois,  fuyant  les  routes  battues  et  regagnant  ses  remises  impénétrables, 


306  REVUE  DE  PARIS. 

Tout  à  coup  le  claquement  répété  d'un  fouet  domina  les  premiers 
chants  d'oiseaux,  et  bientôt  une  berline  parut,  se  disposant  à  dé- 
passer la  calèche.  Tandis  que  le  bruyant  postillon  adressait  à  celui 
de  M.  de  Bazy  des  gestes  de  condoléance  moqueuse  sur  la  mauvaise 
fortune  qu'avait  celui-ci  de  mener  des  Français ,  le  major  s'avança 
et  vit  dans  la  berline  un  amas  de  chapeaux  et  de  pelisses,  des  voiles 
fanés  et  un  plaid  de  couleur  éclatante. 

—  Ce  sont  des  Anglais,  dit-il.  Ils  auront  parié  de  nous  rattraper, 
mais  j'ai  trop  couru  le  danger  des  manies  d'outre-mer  pour  voyager 
avec  ces  gens-ci.  Postillon,  vous  aurez  les  guides  doubles  si  la  berline 
nous  devance. 

La  berline  les  dépassa,  et  le  major  espéra  ne  plus  la  revoir; 
mais,  en  arrivant  au  relai,  il  la  vit  arrêtée  devant  la  porte,  et  re- 
marqua dans  la  salle  un  homme  et  deux  femmes  qui  prenaient  du 
café.  L'homme  salua  le  major,  et  celui-ci,  rendant  le  salut,  s'écria 
avec  une  profonde  surprise  : 

—  Sir  Geffery  Byrne!...  Voilà  ce  que  nous  vaut  la  paix!  Postillon, 
cria-t-il  en  jetant  un  louis,  les  chevaux  les  plus  frais,  et  en  route. 

Quelques  secondes  après,  la  calèche  partit  pour  ne  prendre  de 
repos  qu'à  l'heure  où  la  chaleur  devenait  extrême.  Fanny,  un  peu 
souffrante,  fit  la  sieste,  et,  dans  l'après-midi,  le  major  la  conduisit 
à  la  salle  à  manger,  en  s'applaudissant  puérilement  d'avoir  fait  perdre 
la  piste  à  la  berline;  mais,  en  entrant  dans  la  salle,  il  vit  à  une  table 
sir  Geffery  assis  entre  deux  femmes  d'une  jeunesse  et  d'une  beauté 
douteuses  qui  braquèrent  leur  lorgnon  sur  Fanny,  et  ne  le  quittèrent 
que  pour  la  regarder  en  clignant  et  parler  bas  à  sir  Geffery.  Le  ba- 
ronnet répondait  à  leurs  questions  par  un  signe  d'assentiment.  Il 
était  de  haute  taille,  et  paraissait  beau  au  premier  abord,  mais  ses 
yeux  fixes,  démesurés  et  verticalement  fendus,  donnaient  à  sa  phy- 
sionomie une  insignifiance  insupportable. 

Le  major  était  à  peine  servi  à  une  autre  table,  qu'un  domestique 
français  s'en  approcha  en  disant  : 

—  Sir  Geffery  Byrne,  mon  maître,  a  l'honneur  de  vous  saluer. 

M.  de  llazy  remplit  un  verre  et  but  en  saluant  sir  Geffery,  qui  bu- 
vait et  saluait  de  son  côté.  Bientôt  après,  le  même  domestique  revint 
s'acquitter  d'un  nouveau  message  : 

— Sir  Geffery  Byrne,  dit-il,  boit  à  la  paix  européenne  qui  lui  permet 
de  traverser  votre  belle  France. 
Le  major  salua  et  but  encore  en  silence,  car  la  rencontre  qu'il  fai- 


REVUE  DE  PARIS.  307 

sait  de  sir  Geffery  ajoutait  à  la  maussaderie  qui  ne  le  quittait  plus; 
depuis  la  visite  qu'il  avait  reçue  de  Léonce.  Mais  le  domestique  étant 
revenu  dire  une  troisième  fois  : 

—  Sir  Geffery  boit  au  plaisir  qu'il  a  de  vous  rencontrer; 

le  major  effleura  son  verre  du  bout  des  lèvres  et  le  posa  en  murmu- 
rant : 

—  Damné  Anglais!  que  de  vin  il  me  fait  boire!  Je  ne  pourrai,  je 
le  vois,  échapper  à  sir  Geffery.  Après  m'avoir  arraché  tout  sanglant 
des  mains  de  ce  brutal,  Fossac  a  couru  avec  lui  les  hasards  d'un 
duel;  et,  quant  à  moi,  je  n'ai  jamais  pu  envisager  cette  face  stu- 
pide  sans  être  tenté  de  la  souffleter. 

—  Ah  !  partons,  s'écria  Fanny. 

Son  mari  lança  sur  elle  un  regard  indéfinissable;  puis,  voyant  le 
domestique  s'approcher  encore,  apportant  du  vin  de  Chypre  sur  un 
plateau,  il  bondit  au  milieu  de  la  salle,  salua  brusquement,  et  sortit 
en  donnant  le  bras  à  Fanny.  Moins  d'un  quart-d'heure  après,  la  ca- 
lèche abandonna  la  route  de  Genève,  qu'elle  avait  suivie  jusqu'alors. 

Cependant  Léonce,  étant  arrivé  à  D...,  courut  chez  Mme  de  Ren- 
nedalle  et  apprit  que ,  ne  pouvant  supporter  le  séjour  de  l'abbaye 
depuis  que  sa  belle-sœur  et  sa  nièce  ne  l'habitaient  plus,  elle  vivait 
à  Genève.  Il  sollicita  un  congé.  En  attendant  l'instant  d'en  faire 
usage ,  il  visitait  les  Bénédictins  pour  y  rêver  en  liberté  à  la  famille 
qu'il  avait  désunie  et  dispersée.  Il  nourrissait  ainsi  ses  regrets  et  ses 
craintes  quand  son  hussard  reparut. 

—  Hé  bien  !  as-tu  trouvé  le  major? 

—  Oui,  capitaine,  il  a  parcouru  le  pays  de  Vaud;  mais  sa  femme 
étant  tombée  malade  à  Yverdun,  il  l'a  conduite  à  Genève  et  s'est 
installé  chez  une  Mme  de  Rennedalle. 

Léonce  partit  aussitôt,  car  le  rapprochement  autorisé  entre  Fran- 
cesca  et  sa  tante  lui  faisait  craindre  que  l'état  de  santé  de  la  première 
ne  fût  désespéré.  A  peine  descendu  de  voiture,  il  écrivit  à  Mme  de  Ren- 
nedalle pour  la  prier  de  le  recevoir.  Ses  instances  étaient  touchantes, 
il  en  attendit  l'effet  avec  impatience.  Vers  le  soir,  il  vit  entrer  Paolo, 
le  lazzarone  de  D...,  convenablement  vêtu,  qui  le  conduisit  chez  la 
Napolitaine,  et  l'introduisit  près  d'elle  par  une  porte  dérobée.  Trans- 
porté de  joie  et  de  douleur,  il  baisa  avec  empressement  la  main  de 
l'excellente  femme  : 

—  Rendez-moi  Francesca!  s'écria-t-il,  vous  me  l'aviez  promise. 

—  Je  voulais  bien  aussi  vous  la  garder,  poverino,  et  j'aurais  donné 


308  REVUE  DE  PARIS. 

tout  mon  bien  pour  faire  ce  mariage;  mais  mes  intentions  ont  été  ca- 
lomniées et  rendues  inutiles. 

—  Et  c'est  moi,  madame!  J'étais  le  calomniateur!...  Elle  m'aimait, 
une  vague  jalousie  m'a  perdu. 

Il  peignit,  avec  une  vivacité  persuasive,  les  sentimens  qu'il  avait 
éprouvés  depuis  qu'il  avait  été  présenté  à  Fanny  jusqu'au  jour  où 
elle  lui  était  apparue  mariée. 

—  Hélas!  mon  mari  eût  fait  comme  vous,  s'écria  Mme  de  Renne- 
dalle,  car  c'était  un  bon  cœur.  Mais  quoique  je  n'aie  pas* été  con- 
sultée pour  le  mariage  de  Checca,  je  dois  l'approuver  aujourd'hui;  et 
le  major  m'ayant  confié  sa  femme,  comme  à  une  parente  qui  a  tou- 
jours eu  pour  elle  l'attachement  d'une  mère,  vous  pouvez  aussi  vous 
reposer  sur  moi  du  soin  de  son  bonheur,  et  partir  au  plus  tôt. 

.—  Sans  la  revoir!  s'écria  Léonce,  sans  être  rassuré  sur  son  état! 
c'est  exiger  l'impossible!  Le  désir  de  vous  obéir  pourrait  m'arracher 
d'ici,  vous  le  croyez  bien;  mais,  convenez-en,  je  serais  indigne  de 
vos  bontés  si  l'inquiétude  ne  me  ramenait  aussitôt.  Que  j'apprenne 
de  la  bouche  de  Francesca  ce  que  je  dois  craindre  de  mes  impru- 
dences, qu'elle  me  pardonne  des  fautes  cruellement  expiées,  et  seu- 
lement alors  je  pourrai  partir. 

—  Rennedalle  ferait  comme  vous,  je  le  crois,  s'écria  l'imprudente 
femme;  je  ne  puis  résister  à  votre  douleur.  Calmez-vous,  s'il  est 
possible,  et  demain  à  la  chute  du  jour  je  vous  enverrai  Paolo.  A  ce 
moment,  le  major  monte  à  cheval,  et  Checca  prend  le  frais  sous 
le  berceau  :  vous  pourrez  lui  parler,  mais  c'est  à  condition  que  vous 
partirez  après  cette  entrevue. 

Elle  reçut  les  promesses  de  Léonce,  et,  l'ayant  congédié,  elle 
entra  dans  le  salon,  où  se  passait  une  scène  qu'elle  avait  vue  se 
renouveler  déjà  sans  en  avoir  approfondi  les  terribles  émotions.  Le 
major  était  silencieux,  et  son  képi  cosaque  avancé  sur  son  front  em- 
pêchait de  voir  combien  il  était  sombre.  Fanny  tenait  un  livre, 
mais  ses  yeux  supplians  étaient  fixés  sur  son  mari,  et  des  larmes 
glissaient  sur  ses  joues  pâlies.  Un  domestique  étant  venu  avertir  le 
major  que  des  chevaux  de  poste  l'attendaient,  le  livre  tomba  des 
mains  de  Fanny;  elle  attacha  sur  son  mari  un  regard  désespéré. 

—  Renvoyez  les  chevaux,  dit-il  au  domestique. 

Fanny  sourit  à  travers  ses  larmes,  et  toute  sa  figure  exprima  une 
si  vive  reconnaissance,  que  le  major  s'en  irrita. 

—  Épargnez-moi  ces  démonstrations,  s'écria-t-il.  Ne  sais-je  pas 


REVUE  DE  PARIS.  309 

trop  bien  que  je  ne  vous  ai  jamais  inspiré  que  des  regards  mornes, 
des  larmes  silencieuses?  Actrice  complète,  vous  êtes  tour  à  tour 
Checca  pour  la  comédie  et  Fanny  pour  le  drame. 

—  Ce  n'est  ni  une  comédienne  ni  une  tragédienne ,  répliqua  sa 
tante  avec  dignité,  c'est  Françoise  de  Rennedalle.  Quand  elle  était 
enfant,  sa  gentillesse  la  faisait  nommer  Fanny,  et  je  l'appelais  Checca 
en  souvenir  de  Naples.  Mais  que  signifie  tout  ceci?  Vous  partiez, 
major,  sans  m'en  avertir? 

—  Je  n'en  ai  pas  non  plus  averti  madame;  demandez-lui  comment 
elle  a  deviné  mes  intentions. 

La  jeune  femme  rougit  et  s'efforça  de  changer  d'entretien,  car  sa 
tante  aurait  appris  avec  trop  de  peine  que  le  major,  soupçonnant 
depuis  long-temps  quelque  réticence  dans  les  aveux  de  Léonce,  pro- 
jetait sans  cesse  de  courir  à  D...  pour  forcer  le  capitaine  de  s'expli- 
quer sur  ce  qui  s'était  passé  aux  Bénédictins.  Mme  de  Rennedalle,  qui 
vit  l'embarras  et  l'intention  de  Fanny,  s'écria,  pour  rompre  la  con- 
versation : 

—  Santa  Madonna!  j'attends  du  monde,  carina,  et  vous  êtes  en 
négligé  :  allez  donc  vous  habiller. 

M.  de  Razy  regarda  sa  femme  avec  plus  de  douceur  et  proposa  de 
l'accompagner.  Elle  était  si  pâle,  l'obligation  de  se  parer  semblait 
lui  causer  tant  de  fatigue  à  seize  ans,  qu'il  fut  touché,  en  dépit  de 
lui-même,  de  l'état  languissant  qu'il  venait  de  ridiculiser.  Il  désigna 
les  ajustemens  que  Fanny  devait  mettre,  et,  quand  elle  fut  habillée, 
il  lui  présenta  son  écrin.  Comme  elle  y  prenait  une  agrafe  très 
simple  à  côté  de  celle  qu'il  avait  fait  monter  pour  elle,  il  changea  de 
visage  et  dit  : 

—  Oseriez-vous  avouer  le  sentiment  qui  vous  empêche  de  choisir 
cette  émeraude? 

Sans  répondre,  elle  passa  le  bijou  à  sa  femme  de  chambre  pour 
qu'elle  l'attachât;  mais  M.  de  Razy,  dans  un  transport  violent  et 
soudain,  jeta  l'écrin  sur  le  parquet  en  s'écriant  : 

—  Oh  !  vous  êtes  heureuse  de  vous  parer  de  cette  pierre  qui  vous 
vint  d'Espagne;  votre  joie  perce  malgré  vous. 

Incertaine  un  instant,  elle  prit  le  parti  de  laisser  sur  sa  toilette 
l'une  et  l'autre  agrafe,  et  elle  s'appuya  sur  le  bras  du  major  pour 
entrer  au  salon.  Il  s'y  présenta  d'un  air  riant;  mais  la  première  per- 
sonne qu'il  aperçut  fut  sir  Geffery,  engagé  dans  une  partie  de  whist. 
Ailleurs  la  société  s'égayait  sur  le  compte  d'un  mari  dont  la  mésaven- 

TOME  XIII.      JANVIER.  22 


310  REVUE  DE  PARIS. 

ture  était  le  bruit  de  la  ville.  Les  éclats  de  rire  ayant  fait  retourner 
sir  Geffery,  il  fixa  sur  le  major  des  yeux  que  l'étonnement  rendait 
énormes,  sans  leur  rien  ôter  de  leur  impassibilité;  mais  le  major, 
fasciné  par  la  violence  de  ses  émotions,  crut  lire  dans  ce  regard 
étrange  l'application  muette  de  ce  qui  se  disait  dans  le  salon.  Il  pâlit, 
regarda  Fanny  d'un  air  méprisant,  haineux,  terrible,  et  se  précipita 
hors  de  l'appartement.  La  pauvre  enfant  se  leva  pour  le  suivre;  mais 
le  mouvement  qu'elle  fit  attirant  sur  elle  une  attention  qui  lui  parut 
malveillante,  elle  retomba  sur  son  siège.  M",e  de  Rennedalle,  la  voyant 
dans  une  morne  stupeur  et  se  rappelant  vaguement  la  scène  de 
l'après-midi,  vint  lui  demander,  à  la  dérobée,  où  était  M.  de  Razy. 

—  Parti  pour  D...!  pensa  Fanny,  qui,  en  regardant  autour  d'elle, 
crut  prudent  de  se  taire. 

—  J'entends,  reprit  sa  tante;  ce  soir  vous  me  direz  ce  qui  se 
passe. 

—  Il  sera  trop  tard?  s'écria  Fanny  avec  égarement;  il  faut  que  je 
voie  M.  de  Razy,  il  le  faut. 

Mme  de  Rennedalle,  effrayée  de  l'agitation  de  sa  nièce,  la  pria  tout 
haut  de  transmettre  quelque  ordre,  et,  à  l'aide  de  ce  prétexte,  Fanny 
courut  s'informer  du  major.  On  ne  l'avait  pas  vu  sortir  de  la  maison, 
et  il  ne  s'y  trouvait  point.  Fanny  parcourut  sans  succès  les  apparte- 
mens  et  le  jardin;  mais,  en  revenant,  hors  d'elle-même,  elle  crut  en- 
tendre quelque  bruit  dans  une  allée  écartée,  et  la  réverbération 
d'une  lumière  éloignée  lui  permit  d'apercevoir  le  major  qui  marchait 
en  proie  à  une  grande  agitation. 

—  Ah,  monsieur!  s'écria-t-elle,  devons-nous  vivre  ainsi? 

—  De  quoi  vous  plaignez-vous?  répondit-il  avec  un  affreux  sou- 
rire. Fossac  est  bien  fait,  on  vante  la  beauté  de  son  visage  efféminé, 
le  contraste  de  ses  cheveux  blonds  et  de  sa  moustache  noire;  il  vous 
aime,  vous  l'aimez,  et  tous  les  deux  vous  avez  fait  de  moi  un  de  ces 
hommes  ridicules  que  le  monde  mystifie  en  tous  lieux. 

—  Épargnez-moi,  s'écria  Fanny  affaissée  par  la  souffrance  et  le 
désespoir. 

—  Oui,  je  le  dois,  reprit  le  major  en  s'inclinant  sur  elle;  vous  sortez 
à  peine  de  l'enfance,  vous  êtes  innocente,  et  nous  sommes  bien  misé- 
rables, pour  toujours  misérables.  Il  y  a  dans  votre  langueur  présente 
un  reproche  qui  m'obsède,  et  dans  v otre  vivacité  passée  un  souvenir 
qui  m'irrite. 

—  Eh  bien!  dit  Fanny  attendrie,  brisée,  en  voyant  l'altération  de 


REVUE  DE   PARIS.  311 

la  mâle  et  belle  figure  du  major,  je  puis,  si  vous  le  souhaitez,  me  dé- 
fendre de  la  langueur  et  de  l'étourderie.  Vous  avez  raison,  tous  les 
excès  sont  blâmables. 

—  Hélas!  Fanny,  soyez  naturelle,  il  ne  se  peut  rien  de  mieux;  vous 
ne  savez  pas  quels  doutes  terribles  pourrait  m'inspirer  l'hypocrisie 
ou  toute  complaisance  menteuse. 

Ils  souriaient  en  rentrant  au  salon.  M,ne  de  Rennedalle  ne  vit  pas 
les  douleurs  que  cachait  ce  sourire.  Sir  Geffery,  qui  venait  d'ap- 
prendre quel  lien  de  parenté  existait  entre  la  maîtresse  de  la  maison 
et  le  major,  s'approcha  de  celui-ci  pour  le  complimenter;  il  l'assura 
que  l'obligation  de  conduire  à  Florence  ses  parentes  malades  lui  était 
doublement  pénible  en  ce  qu'elle  interrompait  les  relations  de  voisi- 
nage qu'il  avait  eu  l'occasion  de  nouer  avec  Mme  de  Rennedalle. 

—  Allez-vous  à  Florence?  s'écria  le  major.  J'en  suis  ravi C'est 

un  joli  voyage  !  ajouta-t-il  en  s'éloignant  brusquement. 

Pendant  que  Fanny  suivait  avec  inquiétude  les  mouvemens  du 
major  et  du  baronnet,  Mme  de  Rennedalle  la  félicitait  de  ce  que  ses 
premières  alarmes  étaient  apaisées,  et,  de  peur  de  lui  causer  une 
agitation  nouvelle,  elle  ne  lui  parla  ni  de  l'arrivée  de  Léonce,  ni  de 
sa  visite,  qu'elle  avait  autorisée  pour  le  lendemain. 

Le  lendemain,  M.  de  Razy  sortit  à  l'heure  ordinaire,  et  Fanny  alla 
s'asseoir  sous  un  berceau  de  jasmin  à  odeur  d'oranger,  dont  elle  aimait 
le  parfum  et  l'obscurité.  Non  moins  pâle  que  son  vêtement  blanc, 
elle  ferma  les  yeux  pour  se  recueillir,  et  souhaita  bientôt  de  ne  les 
rouvrir  jamais.  Comment  eût-elle  pu  vivement  sentir  le  malheur  pré- 
sent sans  se  reporter  aux  jours  où  il  avait  commencé?  Par  degrés  son 
esprit  la  transporta  à  D...  et  lui  retraça  les  scènes  de  la  cellule.  Com- 
prenant bien  maintenant  à  quel  point  une  confiance  imprudente 
l'avait  mise  à  la  merci  du  jeune  officier,  et  combien  il  l'avait  épar- 
gnée, elle  éprouvait  pour  lui  une  si  vive  gratitude,  pour  elle-même 
tant  de  pitié,  que  des  larmes  mouillèrent  ses  yeux.  Alors  un  souffle 
léger  passa  sur  son  visage,  et  des  lèvres  ardentes  séchèrent  la  goutte 
de  rosée  suspendue  à  ses  cils.  Elle  ouvrit  les  yeux  et  vit  Léonce.  Ne 
pouvant,  dans  la  confusion  de  ses  idées,  s'expliquer  d'abord  la  sou- 
daine apparition  du  jeune  homme,  elle  se  crut  dans  la  cellule  des 
Rénôdictins,  et,  craignant  vaguement  de  faire  évanouir  la  vision, 
elle  n'osait  ni  parler,  ni  se  mouvoir.  Léonce,  trop  heureux  de  n'être 
pas  repoussé,  gardait  aussi  le  silence,  quand  une  vive  lumière,  éclai- 
rant les  appartenons,  se  réfléchit  dans  le  berceau.  Brusquement 

22. 


312  REVUE  DE  PARIS. 

rappelée  à  la  réalité  de  sa  situation ,  Fanny  s'élança  de  son  siège, 
car  la  clarté  soudaine  annonçait  que  le  major  était  rentré.  Ce  prompt 
retour  pouvant  donner  à  penser  qu'il  soupçonnait  Ja  présence  de 
Léonce,  elle  s'écria  : 

—  Éloignez-vous  !  éloignez-vous  ! 

—  Dites  que  je  vous  ai  aimée  plus  que  moi-même,  Francesca; 
dites  que  vous  me  pardonnez  les  pleurs  que  vous  versez ,  et  je  me 
retire,  je  l'ai  juré. 

L'ombre  du  major  ayant  glissé  sur  la  fenêtre,  Fanny  répéta  avec 
effroi  : 

—  Éloignez-vous,  pour  moi  ;  ma  vie,  c'est  la  vôtre. 

—  Eh  bien!  ne  nous  séparons  plus,  s'écria  Léonce  hors  de  lui- 
même,  en  l'enlaçant  dans  ses  bras  et  en  se  dirigeant  vers  la  porte 
dérobée. 

Fanny,  voyant  l'effet  de  sa  prière,  jeta  un  cri  d'autant  plus  aigu 
qu'elle  se  sentait  trop  faible  pour  résister  et  s'échapper  des  bras  qui 
l'entraînaient.  Les  sonnettes  et  les  lumières  vivement  agitées  faisant 
connaître  qu'on  accourait  à  sa  voix,  Paolo,  qui  veillait  à  la  porte  dé- 
robée, s'avança,  et  usa  de  l'avantage  que  lui  prêtait  sa  taille  colossale 
pour  dégager  Fanny  et  la  poser  inanimée  sur  le  gazon.  Conduisant 
ensuite  Léonce  hors  du  jardin,  il  le  poussa  dans  l'allée  d'une  maison 
voisine,  en  ferma  la  porte  sur  lui ,  et  rentra  dans  le  jardin  pour  faire 
face  au  major  qui  arrivait  en  s'écriant  : 

—  Qu'est-ce?  qu'y  a-t-il? 

—  Faites  excuse,  major,  j'ai  eu  le  malheur  d'effrayer  madame. 

—  Toi ,  misérable  !  Ne  t'avais-je  pas  défendu  de  reparaître?  dit  le 
major  en  faisant  siffler  une  houssine.  Tu  vas  recevoir  cent  coups  de 
cravache  si  tu  ne  sors  à  l'instant.  N'oublie  pas  cette  fois  que  je  te 
chasse. 

—  Vous  le  voyez,  dit  Paolo,  je  n'oublie  pas  non  plus  que  le  neveu 
du  colonel  de  Rennedalle  et  de  Mme  la  baronne  doit  avoir  des  privi- 
lèges. 

Il  fit  le  salut  militaire,  et,  étant  sorti  de  l'hôtel  par  la  grande  en- 
trée, il  rejoignit  Léonce,  qui ,  n'ayant  pu  trouver  aucun  moyen  de 
s'échapper,  était  debout  au  milieu  de  l'allée  où  l'avait  conduit  Paolo. 


REVUE  DE  PARIS.  313 


IV. 


—  Et  Francesca?  s'écria-t-il  lorsqu'il  eut  reconnu  Paolo. 
Celui-ci  conta  brièvement  ce  qui  s'était  passé  dans  le  jardin  après 

le  départ  forcé  de  Léonce,  et,  un  peu  calmé  par  ce  récit,  le  jeune 
capitaine  lui  dit  en  souriant  : 

—  Vous  êtes  privé,  à  cause  de  moi ,  des  bontés  de  Mme  de  Renne- 
dalle,  votre  plus  sûre  ressource  depuis  que  vous  avez  dû  quitter 
l'armée  :  venez  me  voir  demain  matin. 

Le  lendemain  de  ce  jour  si  plein  de  trouble,  Fanny  ne  put  se  lever 
de  sa  chaise  longue;  le  major,  pensif  et  sombre,  resta  constamment 
près  d'elle  et  s'abstint  de  monter  à  cheval.  Toutefois,  dans  un  mo- 
ment où  il  sortit  du  salon ,  Mme  de  Rennedalle  put  remettre  à  Fanny 
ce  billet  de  Léonce  : 

«Ma  présence  vous  cause  mille  terreurs,  et  Mme  de  Rennedalle 
m'ordonne  de  m'éloigner;  je  pars  sans  chercher  à  vous  revoir.  Je  ne 
sais  où  je  vais  ni  combien  de  temps  durera  mon  absence,  car  je  n'ai, 
en  partant,  d'autre  dessein  que  celui  de  vous  procurer  un  peu  de 
repos.  Vivez,  Francesca,  mais  n'oubliez  pas  qu'une  seule  existence 
nous  est  désormais  commune,  et  que  ma  soumission  présente  ne 
m'engage  point  pour  l'avenir.  » 

Elle  avait  à  peine  lu  ces  lignes  qu'un  bruit  de  pas  qui  s'appro- 
chaient annonça  le  retour  du  major;  elle  rendit  précipitamment  le 
billet  à  sa  tante,  et  se  leva  pour  cacher  son  agitation.  Le  major, 
croyant  qu'elle  voulait  se  retirer,  lui  donna  le  bras  et  sortit  avec  elle. 
Restée  seule,  Mme  de  Rennedalle  parcourut  le  billet. 

—  Que  c'est  bien  le  même  cœur  autant  que  la  même  figure  !  pensa- 
t-elle;  Rennedalle  aurait  écrit  ces  choses.  Pauvres  enfans  !  ils  de- 
vraient être  heureux,  et  chacun  des  jours  qui  s'écoulent  flétrit  leur 
jeunesse  ! 

Comme  tous  ceux  qui  ne  réfléchissent  point,  elle  accusa  la  fatalité 
de  torts  qui  étaient  bien  réellement  ceux  de  Léonce;  puis  elle  cacha 
dans  sa  ceinture  le  billet  qu'elle  eût  mieux  fait  de  jeter  au  feu.  En 
continuant  de  se  livrer  à  ses  souvenirs  toujours  jeunes,  elle  ne  vit 
pas  le  billet  glisser  sur  la  soie  de  sa  robe  et  tomber  sur  le  parquet. 
Le  major  l'y  trouva  le  lendemain ,  en  traversant  le  salon  pour  venir 
s'informer  de  la  santé  de  Fanny. 

—  Ma  chère,  dit-il  en  entrant,  voici  une  lettre. 

Fanny  crut  mourir  en  reconnaissant  le  billet  de  Léonce,  qu'elle 


314  REVUE  DE  PARIS. 

n'osa  réclamer  de  peur  d'éveiller  les  soupçons  du  major.  Néanmoins, 
le  voyant  s'approcher  d'une  fenêtre  pour  lire  l'adresse ,  elle  se  ha- 
sarda à  dire  : 

—  Cette  lettre  est  à  ma  tante. 

Le  major  la  lui  tendit;  elle  la  reçut  d'une  main  tremblante  et  dé- 
faillit. Mais  penser  que  l'existence  de  deux  hommes,  qui  lui  étaient 
chers  à  titres  différens,  était  dans  ses  mains,  lui  prêta  une  force  fac- 
tice. Elle  se  leva,  jeta  un  châle  sur  ses  épaules,  et  elle  sortait  pour 
passer  chez  sa  tante,  quand  le  major  s'écria  : 

—  Voyons  cette  lettre  ! 

—  La  voir,  monsieur;  une  lettre  qui  est  à  ma  tante? 

Il  fut  tenté  d'user  de  violence  pour  la  ressaisir;  mais,  malgré  lui, 
la  jeunesse,  la  candeur,  la  dignité  de  Fanny,  lui  imposaient.  Sans  se 
décider  à  rien ,  il  la  suivit  pas  à  pas  jusqu'à  la  chambre  de  Mme  de 
Rennedalle,  qui,  frappée  de  l'altération  de  leurs  traits,  se  mit  sur 
son  séant. 

—  Tenez,  dit  Fanny  pâle  et  se  soutenant  à  peine;  vous  avez 
perdu  ceci. 

Mme  de  Rennedalle  ne  pouvant  cacher  le  saisissement  qu'elle 
éprouvait  à  la  vue  du  billet,  le  major  porta  sur  Fanny  un  regard 
morne.  En  ce  moment  elle  articulait  péniblement  quelque  phrase 
banale,  sa  voix  s'éteignit;  elle  se  hâta  de  se  réfugier  chez  elle.  Mais 
M.  de  Razy  l'y  suivit  encore  : 

—  Demain,  madame,  nous  partons  pour  Milan. 

—  J'obéirai,  monsieur. 

—  Vous  obéirez,  vous  obéirez,  c'est  donc  à  dire  que  je  vous  tyran- 
nise, quand  c'est  moi  qui  souffre  mille  morts. 

Il  aperçut  l'agrafe  sur  la  toilette,  il  la  mit  en  pièces,  foula  les  dé- 
bris et  les  dispersa  avec  rage.  Honteux  de  cet  emportement  et  sen- 
tant que  l'humiliation  qu'il  éprouvait  attisait  le  feu  de  sa  colère,  dont 
il  venait  déjà  de  se  montrer  si  peu  maître,  il  prit  sa  cravache  et 
s'élança  hors  de  la  maison.  Un  homme  en  habit  de  voyage  qui  venait 
rapidement  à  rencontre  du  major  le  heurta,  et  M.  de  Razy  dit  en 
le  reconnaissant  : 

—  Encore  sir  Geffery  ! 

Ne  tenant  compte  des  excuses  et  des  complimens  de  l'Anglais,  il 
le  frappa  de  sa  cravache  avec  furie  en  s' écriant  : 

—  Enfin  !  enfin  ! 

—  C'est  une  atroce  brutalité  1  dit  sir  Geffery. 

—  La  correction  n'est-elle  pas  de  votre  goût?  répliqua  le  major 


RETTE  DE  PARIS.  315 

avec  un  ricanement  insensé;  hé  bien!  je  pars  demain,  je  vous  en 
avertis. 

—  Et  moi  je  ne  vous  quitte  point,  monsieur,  car  je  pars  tout  à 
l'heure. 

Le  groom  de  sir  Geffery,  qui  le  suivait  à  distance,  accourait  dans 
l'attitude  menaçante  du  boxeur;  le  baronnet  lui  ordonna  de  se  pro- 
curer des  armes,  et  de  le  rejoindre  à  la  sortie  de  la  ville,  où  il  devait 
attendre  sa  berline.  Arrivé  à  l'endroit  qu'il  avait  indiqué  à  ses  gens, 
et  où  il  se  rendait  quand  il  avait  rencontré  le  major,  il  l'engagea  à  en- 
trer dans  les  terres  pour  n'être  pas  remarqué  dans  le  cas  où  la  ber- 
line arriverait.  Au  retour  du  groom,  ils  mesurèrent  leurs  épées,  et 
l'agitation  nerveuse  du  major  paralysant  ses  facultés  et  rendant  son 
adresse  inutile,  il  tomba  sur  le  terrain. 

Sir  Geffery,  voyant  une  voiture  sortir  de  la  ville,  et  croyant  recon- 
naître sa  berline,  dépêcha  son  groom  pour  chercher  du  secours; 
mais,  au  lieu  de  la  berline  et  des  gens  du  baronnet,  le  groom  trouva 
une  autre  berline  dans  laquelle  Léonce  quittait  Genève,  emmenant 
Paolo  qu'il  avait  pris  à  son  service.  En  entendant  dire  qu'un  gentil- 
homme dangereusement  blessé  réclamait  les  soins  les  plus  prompts, 
il  s'élança  de  la  voiture  et  fit  signe  à  Paolo  de  le  suivre.  Il  eut  un 
éblouissement  en  s'approchant  du  blessé,  et  quand  il  se  baissa  pour 
l'examiner,  son  genou  fléchit.  Tout  secours  devenait  inutile,  le 
major  avait  cessé  de  vivre. 

Après  avoir  acquis  cette  affreuse  certitude,  Léonce,  immobile, 
semblait  atteint  par  le  môme  coup  qui  avait  mis  fin  à  la  vie  du  major. 
Une  vision  rapide  et  cruelle  lui  retraçait  les  triomphes  des  écoles  et 
les  triomphes  du  monde  qu'il  avait  partagés  avec  son  camarade,  les 
veilles  et  les  fatigues  militaires  qu'ils  avaient  traversées  en  se  prê- 
tant un  appui  mutuel ,  puis  enfin  le  bonheur  dont  il  avait  vu  jouir 
son  ami  dans  sa  demeure  chérie,  quelques  semaines  auparavant; 
alors  il  se  précipita  sur  le  corps  inanimé  en  le  nommant  et  en  l'em- 
brassant. Ne  rencontrant  partout  que  le  froid  de  la  mort,  il  poussa 
un  cri  aigu,  sauvage,  surhumain.  Sir  Geffery  ayant  tenté  de  l'arra- 
cher à  ce  douloureux  spectacle,  il  se  dégagea  et  retourna  au  major 
en  s'écriant  : 

—  Razy!...  mon  frère!...  Je  l'ai  tué! 

—  Sur  ma  parole,  le  voilà  fou  à  lier  !  dit  sir  Geffery. 

L'accent  étranger  du  baronnet  ayant  frappé  l'oreille  et  attiré  l'at- 
tention de  Léonce,  il  tressaillit,  regarda  l'homme  qui  avait  parlé  et 
reconnut  un  ancien  adversaire. 


316  REVUE  DE  PARIS. 

—  Assassin!  dit-il  en  se  relevant  et  en  montrant  le  major,  tu  es 
donc  venu  jusqu'ici  pour  l'achever? 

—  Sur  mon  honneur,  j'ai  toujours  voulu  un  très  grand  bien  à  ce 
gentilhomme.  Quand  vous  serez  plus  calme,  John  vous  dira  que  j'ai 
été  cravaché  et  que  j'ai  loyalement  lavé  mon  injure. 

—  Tout  sera  dit  tout  à  l'heure,  répliqua  Léonce  en  ramassant 
l'épée  qui  avait  si  mal  défendu  le  major.  Razy  est  mort,  nous  allons 
recommencer  notre  partie  de  Talavera  délia  Reina.  L'épée  n'est 
pas  mon  arme,  ajouta-t-il,  mais  si  je  ne  réussis  pas  à  venger  mon 
ami,  je  pourrai  peut-être  le  rejoindre. 

Il  y  avait  dans  son  air  et  dans  sa  parole  tant  de  sombre  résolution, 
que  sir  Geffery  jugea  toute  observation  inutile.  Ému  par  le  souvenir 
de  la  prodigieuse  adresse  de  Léonce,  le  baronnet  porta  involontai- 
rement la  main  à  son  côté,  qu'avait  labouré  autrefois  le  bras  du 
jeune  capitaine,  et  il  se  mit  en  devoir  de  lui  donner  la  satisfaction 
qu'il  exigeait.  Celui-ci,  engourdi  par  une  douleur  aiguë  et  profonde, 
parait  les  coups  de  son  adversaire  avec  la  raideur  du  somnambulisme, 
et  sans  doute  il  n'eut  la  conscience  de  ce  qu'il  faisait  qu'en  voyant 
chanceler  sir  Geffery. 

En  présence  de  l'expiation  qu'il  venait  d'accomplir,  le  malheureux 
vainqueur  resta  appuyé  sur  son  épée.  Paolo,  le  voyant  muet,  égaré, 
s'approcha  de  lui  et  le  pria ,  au  nom  de  Mine  de  Rennedalle  et  de  sa 
nièce,  de  quitter  un  lieu  si  funeste. 

—  Je  les  suivrai  à  la  ville,  dit  Léonce  en  montrant  les  deux 
cadavres. 


V. 


La  triste  nouvelle  s'était  répandue;  Léonce  trouva  Mme  de  Ren- 
nedalle désespérée,  car  Fanny  était  mourante.  Tant  qu'elle  fut  dans 
l'accablement  de  la  maladie,  il  put  la  voir  et  partager  les  soins,  les 
fatigues,  les  appréhensions  et  les  espérances  de  Mme  de  Rennedalle, 
et  cette  inquiétude  fit  diversion  au  désespoir  qu'il  éprouvait  d'avoir 
causé  la  mort  du  major  et  tué  le  baronnet.  Ses  remords  diminuèrent 
avec  le  danger  de  Fanny;  mais  quand  elle  eut  recouvré  le  sentiment 
et  la  mémoire  et  qu'elle  put  remarquer  que  Léonce  ne  la  quittait 
pas,  elle  déclara  qu'elle  ne  le  recevrait  plus.  Mme  de  Rennedalle,  pré- 
voyant que  combattre  cette  résolution  ce  serait  la  rendre  inébran- 
lable, engagea  Léonce  à  laisser  au  temps  le  soin  de  le  servir. 


REVUE  DE  PARIS.  317 

—  Partez,  dit-elle.  Checca  est  sauvée,  elle  est  libre,  elle  dépend 
de  moi  seule,  vous  ne  pouvez  douter  que  je  vous  la  donne. 

Léonce  obéit  et  partit  pour  D...,  ayant  obtenu  de  Mme  de  Renne- 
dalle  qu'elle  lui  écrirait  souvent.  Il  apprit  ainsi  que  la  résistance  de 
Fanny  s'usait  dans  l'inaction  depuis  que  ses  refus  de  recevoir  Léonce 
le  trouvaient  soumis.  Si  maintenant  Mme  de  Rennedalle  parlait  en 
faveur  du  jeune  homme,  Fanny  répondait  : 

—  C'est  ce  billet!  sans  ce  billet... 

—  Hélas!  oui,  Checca,  ce  billet  et  l'indiscrétion  qui  l'avait  précédé 
ont  causé  de  grands  malheurs;  mais  tous  les  torts  de  Léonce  étaient 
involontaires.  En  écrivant  ce  billet,  il  se  sacrifiait  à  votre  repos,  et 
bien  des  fois  il  a  risqué  sa  vie  pour  son  ami. 

La  jeune  femme  secouait  la  tête  d'un  air  de  doute;  mais  la  bril- 
lante fraîcheur  qui  reparaissait  à  son  visage  témoignait  qu'elle  se 
laissait  persuader;  l'espérance  ajoutait  chaque  jour  à  sa  beauté. 
Mœe  de  Rennedalle  avertit  enfin  Léonce  qu'il  serait  bientôt  rappelé, 
le  deuil  de  Mme  de  Razy  étant  désormais  moins  rigoureux.  Ivre  de 
joie,  il  fit  accepter  sa  démission  ;  puis ,  Mme  de  Rennedalle  lui  ayant 
écrit  qu'il  était  attendu,  il  fixa  avec  transport  l'instant  de  son  départ. 
Comptant  sur  ce  vif  empressement,  Mme  de  Rennedalle  parait  chaque 
jour  sa  nièce  pour  la  présenter  dans  tout  l'éclat  de  la  beauté  et  de 
la  jeunesse  à  l'heureux  Léonce.  L'ayant  entendu  annoncer,  elle 
courut  donner  un  dernier  coup  d'œil  à  la  toilette  de  Fanny,  et,  la 
trouvant  émue  et  pâle,  elle  s'écria  : 

—  Pourquoi  cet  abattement,  carina?  n'avons-nous  pas  reconnu 
bien  souvent  que  Léonce  mérite  indulgence  et  pardon?  Ah!  que  bien 
plutôt  il  te  voie  sourire ,  qu'il  te  voie  danser,  qu'il  retrouve  aujour- 
d'hui l'espiègle  jeune  fille  qu'il  a  tant  désirée ,  et  me  remercie  en 
revoyant  à  ton  doigt  cette  belle  émeraude  ! 

Le  ravissement  de  Léonce  justifia  l'attente  de  Mme  de  Rennedalle. 
Les  vagues  appréhensions  de  Fanny  s'effacèrent  dans  une  douce  in- 
timité. A  la  fin  de  son  deuil,  elle  céda  aux  instances  de  sa  tante,  et 
consentit  à  donner  sa  main  à  Léonce.  Les  nouveaux  époux  suivirent 
Mme  de  Rennedalle  à  D...,  et  leur  première  visite  fut  pour  l'abbaye 
des  Bénédictins. 

Mme  M.... 


LA  GRÈCE 


LES  CYCLADES  ET  LES  ILES  IONIENNES. 


UN  MARIAGE  GREC.  —  LE  MONASTERE  DE  SAINT-LUC. 
—  UNE  SUCRERIE  FRANÇAISE  EN  GRÈCE.' 


Je  suivais  la  route  d'Orchomène  à  Chéronée,  et  j'allais  faire  un  pèlerinage 
d'abord,  en  l'honneur  du  moyen-âge,  au  monastère  de  Saint-Luc,  et  ensuite, 
en  l'honneur  de  l'antiquité,  à  la  fontaine  de  Castalie  et  à  Delphes.  J'avais 
pris  avec  moi  àLivadia,  pour  me  servir  de  guide  et  non  d'escorte  (car  on  n'en 
a  plus  besoin  maintenant  dans  ces  parages),  un  chorophylakas  ou  gen- 
darme grec,  garçon  alerte  et  intelligent  qui  avait  de  bonne  heure  renoncé  à 
la  vie  klephtique  pour  se  soumettre  à  la  vie  régulière  des  lois.  Le  corps  des 
gendarmes  grecs,  formé  et  discipliné  par  un  Français,  le  colonel  Graillard, 
est  un  corps  excellent  qui  a  rendu  sous  lui  beaucoup  |de  services  par  son 
zèle  et  sa  bravoure.  Des  temps  plus  calmes  ajouteront  à  ces  bonnes  qualités 
que  leur  a  inspirées  leur  fondateur,  le  respect  des  droits  de  tous,  si  néces- 
saire après  tant  de  désordres. 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  23  octobre,  20  novembre,  11  décembre  1842  et 
1er  janvier  18i3. 


REVUE  DE  PARIS.  319 

Je  cheminais  doucement,  causant  avec  mon  jeune  guide  des  aventures  de 
sa  vie  klephtique ,  et  lui  faisant  chanter  de  ces  chants  guerriers  dont  la  mé- 
moire de  tout  pallicare  est  abondamment  remplie.  La  matinée  du  dimanche 
2.3  avril  était  chaude  et  belle;  j'aspirais  avec  bonheur  cet  air  embaumé  qui 
m'arrivait  des  montagnes  dont  l'horizon  est  ceint  de  toutes  parts,  et  mes  re- 
gards se  portaient  avec  avidité  sur  cette  plaine  historique  de  Chéronée ,  res- 
serrée par  les  dernières  ondulations  du  Parnasse  et  du  Knémis.  C'est  ici 
qu'expira  l'indépendance  de  la  Grèce  sous  les  coups  du  roi  Philippe  de  Ma- 
cédoine. Que  de  révolutions  dans  le  monde  social  depuis  ces  deux  mille  ans, 
sans  qu'ait  changé  en  rien  l'aspect  matériel  du  pays  !  Cette  source  où  vient 
s'abreuver  mon  cheval  coule  aussi  paisible  qu'au  temps  de  Phocion  et  de 
Démosthènes;  la  cavalerie  macédonienne  s'y  est  sans  doute  arrêtée  en  des- 
cendant d'Élatée  et  des  Thermopyles.  Ainsi,  comme  le  dit  Quevedo  en  par- 
lant des  ruines  de  Rome  et  du  cours  permanent  du  Tibre  : 

Solo  el  Tibre  quedô,  cuya  corriente 
Si  ciudad  la  regô ,  ya  sepultura 
La  llora  con  funesto  son  doliente. 

O  Roma!  en  tu  grandeza,  en  tu  hermosura, 
Huyô  lo  que  era  firme,  y  solamente 
Lo  fugitivo  permanece  y  dura  (1). 

Ces  fleurs  qui  émaillentles  plaines  sont  les  mêmes  qui  y  fleurissaient  jadis; 
ces  montagnes  qui  me  charment  par  leur  coupe,  leurs  couleurs  et  leurs  ondu- 
lations si  variées ,  sont  les  mêmes  montagnes  que  franchissait  l'armée  enva- 
hissante de  Philippe,  qui  venait  combattre  et  vaincre  les  guerriers  d'Athènes, 
de  Corinthe  et  de  Thèbes,  dans  les  champs  de  Chéronée. 

Pendant  que  mes  regards  se  portaient  sur  ces  montagnes,  comme  si  j'eusse 
dû  en  voir  descendre  encore  une  fois  les  phalanges  de  Philippe,  je  vis  tout 
à  coup  sur  ma  droite  un  groupe  mouvant  et  animé  descendre  des  pentes 
inférieures  du  Knémis  vers  la  plaine  de  Raprena,  l'antique  Chéronée,  que  je 
traversais  en  ce  moment.  Peu  à  peu  ce  groupe,  en  se  rapprochant,  se  dessina 
plus  nettement  à  mes  yeux;  je  distinguai  une  cinquantaine  d'hommes  à  cheval, 
puis  d'autres  hommes  à  pied  rangés  autour  d'une  bannière  flottante;  un  nom- 
breux cortège  de  femmes  terminait  la  marche.  J'envoyai  aussitôt  mon  guide 
à  leur  rencontre  pour  s'informer  de  l'objet  d'un  semblable  pèlerinage,  et 
bientôt  il  revint  m'apprendre  que  c'était  une  noce,  et  qu'elle  se  dirigeait  de 

(1)  «  De  toutes  ces  choses  si  renommées,  le  Tibre  reste  seul,  le  Tibre,  dont  les 
eaux  arrosaient  Rome  au  moment  de  sa  grandeur,  et  la  pleurent  par  un  murmure 
sourd  et  plaintif  au  moment  où  elle  gît  dans  la  tombe.  O  Rome!  de  ta  grandeur,  de 
ta  beauté,  tu  as  perdu  tout  ce  qui  semblait  solide  et  durable,  et  n'as  conservé  que 
ce  qui  était  fugitif!» 


320  REVUE   DE  PARIS. 

mon  côté.  Le  cortège  animé  ne  tarda  pas  en  effet  à  se  déployer  dans  la 
prairie;  tous  s'avançaient  en  chantant,  et  les  jeunes  filles  au  pied  infatigable 
suivaient,  en  chantant  aussi,  les  évolutions  que  les  cavaliers  faisaient  faire  à 
leurs  chevaux.  Les  hommes  et  les  femmes  étaient  parés  de  leurs  plus  beaux 
habits  de  fête;  en  tête  de  tous  étaient  plusieurs  papas  ou  prêtres  avec  leurs 
longues  barbes  et  leurs  robes  à  larges  manches.  Les  hommes  du  cortège 
étaient  vêtus  de  jolies  vestes  blanches  à  gros  boutons  blancs  bien  arrondis  et 
bien  pressés,  de  la  blanche  fustanelle  fortement  serrée  par  la  zone  ou  ceinture 
antique,  et  d'une  longue  toison  qui  flottait  sur  leurs  épaules.  Des  cheveux 
abondans  entouraient  leur  cou  vigoureux.  Une  sorte  de  turban  de  couleur 
rouge  ou  bleue,  qui  venait  se  rattacher  sous  leur  menton ,  les  abritait  mal 
contre  le  soleil,  mais  faisait  ressortir  à  merveille  leur  figure  brunie  et  leurs 
yeux  ardens;  de  belles  guêtres  rouges  ou  bleues,  semblables  aux  knémides 
antiques,  recouvraient  leurs  jambes  agiles.  Les  femmes,  toutes  fort  jeunes, 
portaient  des  robes  très  courtes,  bariolées  des  couleurs  les  plus  vives;  leurs 
bas  ou  tzourapia  étaient  bariolés  aussi  d'une  façon  étrange.  Leur  tête  était 
recouverte  soit  de  rubans  d'une  couleur  éclatante,  soit  d'une  espèce  de  mitre 
persique,  composée  de  pièces  d'or  ou  d'argent  de  toute  date  et  de  tout  pays, 
percées  et  réunies  de  manière  à  se  resserrer  comme  des  écailles  et  à  former 
des  rangs  pressés  et  réguliers  depuis  le  sommet  de  la  tête  jusqu'à  la  naissance 
du  front.  Au  dernier  rang,  les  monnaies,  disposées  à  quelque  distance  l'une 
de  l'autre,  s'agitent  autour  de  la  tête  et  retentissent  comme  des  clochettes. 
Le  bas  de  la  figure  est  dessiné  d'une  manière  pittoresque  tantôt  par  deux 
larges  boucles  d'oreilles  rattachées  ensemble  par  le  bas  à  l'aide  d'une  chaîne 
d'or  qui  pend  sous  le  menton ,  à  la  façon  antique,  et  sert  de  collier,  tantôt 
par  une  grande  lame  d'argent  ciselée  qui  s'applique  sous  le  menton,  comme 
la  mentonnière  d'un  casque,  et  encadre  gracieusement  une  figure  brune  et 
animée,  en  venant  se  rattacher  aux  tresses  d'une  noire  et  abondante  chevelure. 
Je  m'avançai  au  milieu  de  cette  joyeuse  troupe,  et  leur  demandai  quel  était 
l'heureux  pallicaçe  dont  on  allait  célébrer  le  mariage.  Avant  de  répondre 
on  commença  par  m'offrir  la  communauté  du  vin  de  la  tzitza  ou  tzodra  de 
bois,  gage  d'hospitalité  qu'on  ne  manque  jamais  de  présenter  et  d'accepter 
mutuellement  en  voyage.  Nous  échangeâmes  des  libations,  et  les  questions  se 
succédèrent.  Ils  me  racontèrent  qu'ils  étaient  des  pasteurs  dont  les  tentes 
étaient  placées  à  une  lieue  de  là,  sur  l'un  des  versans  méridionaux  du  Kné- 
mis,  et  qu'ils  conduisaient  à  sa  future  le  berger  que  je  voyais  à  côté  de  son 
adelphopoiètos  (1),  qui  portait  leur  bannière.  Le  fiancé  était  un  grand ,  svelte 


(1)  Adelphopoiètos.  ou  frère-fait,  espèce  de  frère  d'armes.  L'adelphopoïétie  est, 
comme  l'ancienne  fraternité  d'armes,  un  lien  religieux.  Quand  deux  jeunes  Grecs 
veulent  devenir  frères-faits,  ils  se  présentent  à  l'église  devant  le  papas  avec  une 
jeune  fille  de  dix  ans,  comme  emblème  de  la  pureté  de  leur  attachement.  Le  prêtre 
célèbre  pour  eux  une  liturgie  particulière,  et,  à  la  lecture  de  l'Évangile,  les  entoure 


REVUE  DE  PARIS.  321 

et  vigoureux  jeune  homme  de  vingt-deux  à  vingt-trois  ans;  sa  physionomie  était 
douce,  mais  sa  démarche  et  toute  sa  tenue  annonçaient  un  homme  habitué 
de  bonne  heure  à  compter  sur  lui  seul  pour  se  tirer  d'un  danger  par  sa  force 
ou  son  adresse.  Les  pasteurs  grecs  ont  un  air  fier  et  indépendant  qui  plaît. 
Ainsi  que  les  bergers  des  temps  homériques,  ils  portent  la  houlette  recourbée 
en  forme  de  crosse,  ou  mangoura,  houlette  adoptée  aussi  par  les  papes  et 
les  évêques,  et  par  les  rois  antiques,  comme  signe  du  commandement  absolu 
du  berger  sur  le  troupeau.  Cette  houlette  de  bois  d'olivier  sauvage  semble 
avoir  été  transmise  sans  altération  depuis  les  bergers  du  roi  Admète,  Apollon 
compris,  jusqu'aux  bergers  indépendans  d'aujourd'hui.  La  future  qu'allait 
chercher  mon  berger  du  Knémis  avec  sa  joyeuse  escorte,  demeurait  dans  un 
autre  camp  de  bergers,  le  hameau  de  Méra,  à  une  lieue  et  demie  de  Chéronée 
et  à  une  demi-lieue  du  village  d'Hagios  Blasis,  situé  sur  ce  revers  du  Lia- 
koura ,  l'antique  Parnasse. 

Je  demandai  à  mes  bergers  l'autorisation  de  me  joindre  à  eux  et  d'assister 
à  la  fête  du  mariage,  si  cela  n'était  pas  contraire  à  leurs  usages,  et  tous  vin- 
rent me  donner  la  bienvenue  en  me  présentant  la  main.  J'entrai  donc  dans  le 
cortège  au  milieu  de  ce  groupe  de  prêtres,  de  pallicares  et  de  jeunes  filles 
qui  dansaient  et  chantaient,  et  nous  arrivâmes  près  des  ruines  de  Chéronée. 
Là  je  demandai  la  permission  à  mes  nouveaux  amis  de  me  détacher  d'eux 
pour  quelques  instans  afin  de  faire  quelques  investigations  d'antiquaire,  avec 
promesse  réciproque  de  nous  rejoindre  avant  l'entrée  solennelle  dans  le  ha- 
meau de  Méra.  Je  m'arrêtai  quelques  instans  pour  voir  ce  qui  restait  de  la 
patrie  de  Plutarque. 

Les  fragmens  du  célèbre  lion  colossal,  élevé  par  les  Thébains  à  Chéronée, 
gisent  près  de  la  route,  et  il  ne  m'a  pas  semblé  qu'il  manquât  rien  d'essen- 
tiel aux  membres  de  ce  colosse  de  pierre  qu'il  convient  de  laisser  en  ce  lieu  : 
c'est  ainsi  que  le  plus  glorieux  trophée  d'Épaminondas,  retrouvé  à  Leuctres 
par  le  professeur  Ulrich ,  doit  rester  sur  le  champ  de  bataille  de  Leuctres.  En 
s'avançant  vers  la  colline,  on  rencontre  de  tous  côtés,  sous  les  bruyères,  les 
ruines  d'un  grand  amphithéâtre  et  plusieurs  autres  ruines  antiques.  Dans  le 
village  même  de  Kaprena  sont  deux  églises  construites  au  moyen-âge  sur  l'em- 
placement de  deux  temples.  Dans  l'une  de  ces  églises  je  copiai  une  inscription 

tous  trois  d'une  écharpe  qui  les  unit,  puis  chacun  promet  sur  l'Évangile  d'être  le 
bon  frère  de  l'autre.  A  dater  de  ce  jour,  il  existe  entre  eux  une  véritable  fraternité. 
Quand  l'un  d'eux  se  marie,  l'autre  a  le  droit  d'embrasser  le  premier  sa  femme,  et, 
s'il  meurt,  il  doit  être  le  gardien  de  sa  famille.  Je  n'ai  pas  entendu  citer  d'exemple 
de  trahison  faite  à  un  ami  marié  par  son  frère-fait.  Les  liens  d'hospitalité  entre 
familles  sont  aussi  des  liens  fort  respectés.  J'ai  rencontré  dans  l'île  de  Leucade,  dans 
une  pauvre  famille,  un  Grec  d'Épire  avec  les  oreilles  et  le  nez  coupés  par  les  Turcs. 
Les  paysans  leucadiens  me  dirent  qu'il  s'était  réfugié  chez  eux,  que  sa  famille  avait 
été  en  rapports  d'hospitalité  avec  la  leur,  et  que,  s'il  trouvait  bon  de  passer  sa  vie 
parmi  eux,  rien  ne  lui  manquerait  de  ce  qu'ils  pourraient  lui  procurer. 


322  REVUE  DE  PARIS. 

grecque.  Le  pavé  de  cette  petite  église  est  encore  revêtu  de  la'  mosaïque  de 
marbre  qui  faisait  partie  de  l'ancien  temple.  L'autre  église,  située  dans  la 
plaine  et  près  de  la  route,  est  composée  tout  entière  de  marbres  antiques. 
La  fontaine  même,  qui  est  tout-à-fait  à  côté  de  cette  petite  église,  est  entière- 
ment construite  avec  des  fragmens  antiques.  Sur  le  bassin  qui  contient  l'eau 
est  gravée  une  inscription  que  je  copiai;  elle  mentionne  un  certain  philosophe 
platonicien  de  la  famille  des  Autobules,  et  un  autre  membre  de  cette  même 
famille  alors  puissante  à  Chéronée;  c'est  à  cette  famille  qu'appartenait  un 
Sextus  Aurelius  Autobule,  mentionné  dans  une  inscription  que  Meletius  a 
trouvée  à  Cbéronée  et  qui  était  allié  à  la  famille  de  Plutarque. 

Je  m'arrêtai  peu  de  temps  à  visiter  les  ruines  de  Chéronée;  j'étais  impa- 
tient de  rejoindre  mes  amis  les  bergers;  je  craignais  de  perdre  une  seule  des 
scènes  de  ce  drame  nuptial  où  tout  devait  me  rappeler  les  antiques  usages 
qui  semblent  tous  conservés  ici,  depuis  la  première  des  cérémonies  d'un  ma- 
riage rouméliote  jusqu'à  la  dernière.  Voici  comment  les  choses  se  passent 
dans  cette  fête,  qui  doit  durer  toute  une  semaine  : 

Un  mariage  est  une  solennité  non-seulement  de  famille,  mais  de  village  et 
presque  de  tribu.  C'est  le  mercredi  soir  que  commencent  les  cérémonies. 
Parmi  les  parentes  ou  alliées  du  marié,  on  choisit  trois  jeunes  filles,  les  plus 
Lelles  du  village,  et  toutes  trois,  vêtues  de  leurs  robes  de  fête,  la  plus  jeune 
et  la  plus  belle  au  centre,  doivent  marcher  de  front  et  en  silence,  leurs  lon- 
gues amphores  sur  la  tête,  depuis  la  maison  du  marié  jusqu'à  la  fontaine 
voisine.  Arrivées  là,  elles  jettent  dans  la  fontaine  quelques  pièces  de  mon- 
naie en  l'honneur  des  nymph.es  de  la  source,  remplissent  leurs  amphores  et 
retournent  dans  le  même  ordre  et  avec  le  même  silence  rapporter  l'eau  à  la 
maison.  Une  seule  parole  prononcée  en  allant  ou  en  venant  serait  de  mauvais 
augure.  Cette  eau  doit  servir  à  pétrir  le  levain  {prozijmi)  destiné  à  faire  le 
pain  des  noces.  La  sœur  du  futur,  si  elle  n'a  pas  été  mariée,  ou,  à  son  défaut, 
la  jeune  fille  sa  plus  proche  parente,  est  chargée  de  pétrir  ce  levain  pendant 
que  tous  les  parens  et  parentes  du  jeune  homme,  rangés  sur  deux  lignes, 
chantent  des  chansons  analogues  à  la  circonstance;  après  quoi  on  soupe,  on 
«hante  et  on  danse  jusqu'à  minuit. 

Le  jeudi,  on  va  en  pompe  choisir  dans  le  troupeau  le  bœuf  le  plus  gras 
ou  la  vache  la  meilleure,  et  les  moutons  destinés  au  repas  de  la  noce;  on 
garnit  leurs  cornes  et  leur  tête  de  guirlandes  de  fleurs;  puis,  au  son  de  tous 
les  instrumens,  on  les  amène  dans  le  village,  on  leur  fait  faire  le  tour  de  la 
paroisse  en  accompagnant  leur  marche  de  chants  et  de  danses,  et  ou  vient 
les  placer  dans  l'étable. 

Le  vendredi,  dès  le  matin,  les  parens  non  mariés  du  futur  partent  du  vil- 
lage, portant  sur  l'épaule  une  grosse  corde  toute  neuve  tressée  presque  tou- 
jours avec  les  filamens  de  l'aloës;  ils  vont  dans  la  forêt  voisine  ramasser  le 
bois  nécessaire  aux  apprêts  du  repas.  La  corde  neuve  est  destinée  à  retenir  le 
lois  en  faisceau  sur  l'épaule.  Souvent,  dans  les  familles  riches,  ou  se  contente 


REVUE  DE  PARIS.  323 

de  quelques  branchages  ramassés  et  rapportés  au  son  de  la  musique  et  avec 
des  chansons  appropriées  à  la  cérémonie.  Dès  qu'on  est  de  retour  à  la  mai- 
son, on  dresse  d'accord  la  liste  des  conviés  et  on  expédie  des  messagers 
chargés  de  porter  les  invitations. 

Le  samedi,  au  moment  où  le  soleil  annonce  midi,  on  se  rend  procession- 
nellement  à  l'étahle.  On  pare  le  bœuf  destiné  à  la  noce,  on  lui  dore  les  cornes, 
on  les  entoure  de  guirlandes  de  fleurs;  on  lui  fait  faire  de  nouveau,  au  bruit 
de  la  musique,  le  tour  du  village,  et  on  l'amène  dans  la  cour  de  la  maison 
du  marié,  au  milieu  de  laquelle  on  a  planté  solidement  un  poteau.  Le  bœuf 
est  attaché  à  ce  poteau  par  une  corde  toute  neuve,  pendant  que  les  assistans, 
hommes  et  femmes,  se  tiennent  à  l'entour  chantant  la  chanson  du  jour;  puis 
un  homme,  habillé  de  vêtemens  tout  blancs,  se  présente,  brandit  son  long 
couteau  et  le  lui  enfonce  adroitement  dans  la  nuque,  à  la  jonction  de  la  moelle 
épinière,  aussi  prestement  que  le  ferait  le  plus  habile  matador  des  Castilles. 
Le  bœuf  tombe  àjl'instant  au  bruit  des  cris  de  joie;  en  un  clin  d'œil  le  cou  est 
tranché,  la  peau  enlevée,  et  le  bœuf  est  dépecé  en  quatre  parties,  qui,  placées 
sur  un  linge  blanc,  sont  portées  solennellement  dans  le  lieu  destiné  aux  pro- 
visions de  la  noce.  Le  même  soir,  on  donne  un  grand  repas  dans  la  maison 
du  futur  à  tous  les  invités,  et  la  nuit  se  passe  en  chants  et  en  danses. 

Le  dimanche,  après  un  repas  général  du  matin ,  on  se  dispose  à  partir  en 
grande  pompe  pour  conduire  le  futur  à  sa  future,  et  ramener  celle-ci  dans 
la  demeure  de  son  époux.  A  la  tête  du  cortège  sont  placés  les  papas  aux 
longues  barbes,  montés  sur  de  bons  mulets;  derrière  eux  s'avancent  à  cheval 
les  archontes  du  village  et  les  grands  parens,  moins  le  père  du  marié,  qui 
reste  à  la  maison  et  délègue  pour  ce  jour-là  ses  fonctions  au  nounos  ou  com- 
père; puis,  après  les  notabilités,  vient  la  masse  des  conviés,  généralement 
vêtus  de  blanc  en  Boumélie,  et  presque  tous  montés  sur  des  chevaux  ou  des 
ânes.  En  dernière  ligne  s'avance  à  pied  le  futur,  la  mangoura  de  berger  en 
main,  comme  signe  de  son  noble  état  de  pasteur.  A  ses  côtés  marchent  aussi 
ses  deux  assistans,  à  sa  droite  le  nounos  ou  parrain  qui  remplace  son  père,  à 
sa  gauche  le  frère-fait  (adelphopoiètos)^  remplissant  l'office  du  garçon  de 
noce  dans  nos  campagnes;  il  porte  et  fait  flotter  au-dessus  de  la  tête  de  son 
ami  une  bannière  sur  laquelle  est  brodée  une  vaste  croix  grecque,  et  qui  est 
couverte  de  guirlandes  de  fleurs.  La  marche  est  fermée  par  toutes  les  jeunes 
filles  non  mariées  du  village,  à  pied,  avec  leurs  plus  beaux  atours  et  chantant 
tout  le  long  du  chemin  la  chanson  de  la  mariée.  L'air,  le  mouvement  et  les 
paroles  de  cette  simple  et  gracieuse  chanson  me  rappelèrent  nos  chants  po- 
pulaires du  Béarn  et  ceux  de  Bretagne  dans  les  mêmes  occasions. 

Ma  rapide  excursion  d'antiquaire  terminée,  je  me  hâtai  de  rejoindre  les  pas- 
teurs avant  leur  arrivée  dans  le  hameau  de  Méra,  afin  de  ne  rien  perdre  de  la 
fête.  A  notre  approche  de  Méra ,  notre  présence  fut  annoncée  par  les  instru- 
niens  de  musique  et  les polychronia  (1)  des  habitans  de  Méra,  qui  nous  at- 

(1)  Cri  qui  répond  à  nos  vivats  et  signifie  :  vivez  beaucoup  d'années. 


324  REVUE  DE  PARIS. 

tendaient.  Nous  descendîmes  tous  de  cheval  devant  la  tente  de  la  mariée.  Ses 
compagnes  nous  accueillirent  avec  des  chansons  qui  célébraient  la  bienvenue 
de  tous;  mais  la  mariée,  enfermée  dans  sa  tente,  ne  se  montra  pas.  Quand 
nous  fûmes  tous  arrivés,  le  futur  fut  introduit  avec  ses  deux  acolytes,  le  nounos 
et  Padelphopoiètos,  et  nous  le  suivîmes  tous  processionnellement,  faisant  le 
tour  de  la  tente  à  l'intérieur,  et  ressortant  par  la  même  porte,  car  la  tente  n'au- 
rait pu,  à  beaucoup  près,  nous  contenir  tous  à  la  fois.  Un  spectacle  curieux 
s'offrit  à  moi  dans  l'intérieur.  Des  deux  côtés,  depuis  la  porte  d'entrée  jus- 
qu'au fond,  se  tenaient  debout  deux  haies  de  jeunes  Glles  parées  de  leurs  plus 
brillans  atours,  et  chantant  ensemble  la  chanson  du  jour,  car  chaque  jour, 
chaque  cérémonie  a  sa  chanson  particulière.  Tout  à  l'extrémité,  sur  un  ta- 
bouret assez  bas  était  assise  la  future,  entourée  de  sa  mère  et  de  ses  sœurs  et 
amies.  Sa  tête  et  ses  épaules  étaient  recouvertes  d'un  épais  voile  ou  plutôt 
d'un  châle,  et  sur  sa  tête  était  posée  une  large  coupe  d'argent.  La  chambre 
n'était  éclairée  que  par  quelques  brandons  allumés  derrière  la  mariée.  Nous 
défilâmes  tour  à  tour  entre  ces  deux  haies  de  jeunes  filles ,  et  en  arrivant  de- 
vant la  mariée,  chacun  de  nous  déposa  dans  la  coupe  placée  sur  sa  tête,  une 
petite  pièce  d'argent  ou  d'or,  antique  ou  moderne.  Les  pièces  d'or  et  d'argent 
recueillies  ce  jour-là  sont  ensuite  percées,  passées  dans  un  fil  d'argent  et 
ajustées  de  manière  à  former  un  bonnet  fort  gracieux,  composé  parfois  des 
monnaies  antiques  les  plus  rares. 

Pendant  ce  temps,  on  préparait  un  repas  en  plein  air  pour  les  hommes.  De 
grandes  nattes  de  sparterie  furent  jetées  sur  l'herbe;  autour  de  ces  nattes 
chacun  déposa  de  petits  tapis  repliés  ou  sa  talagani  (1)  pour  s'asseoir  à 
l'orientale.  Quant  à  moi,  eu  égard  à  mes  habitudes  franques,  on  m'apporta 
un  bât  de  mulet  qui  fut  recouvert  de  deux  épaisses  et  longues  talaganis.  De 
grandes  jattes  remplies  de  morceaux  de  mouton  bouilli,  des  œufs,  du  fro- 
mage, quelques  fruits  et  du  yaourd  (espèce  de  lait  caillé  à  la  turque)  com- 
posèrent le  repas,  et  les  tzitza  de  bois  remplies  d'assez  bon  vin  circulèrent  à 
la  ronde. 

Comme  ces  cérémonies  nuptiales  devaient  se  prolonger  encore  pendant  plu- 
sieurs jours,  et  que  je  voulais  arriver  ce  soir-là  même  au  monastère  de  Saint- 
Luc,  je  remerciai  mes  hôtes  et  leur  annonçai  mon  départ,  mais  je  n'avais  pas 
encore  aperçu  la  figure  de  la  fiancée,  qu'on  me  disait  être  fort  jolie,  et  je  ne 
voulais  pas  partir  sans  l'avoir  vue.  Si  j'eusse  voulu  attendre  qu'on  l'emmenât 
du  village,  ma  curiosité  sur  ce  point  n'eût  pas  encore  été  satisfaite,  car  alors 
même  elle  devait  porter  son  épais  voile  sur  la  figure.  Je  demandai  donc,  en 
faveur  de  ma  qualité  d'étranger  et  de  ma  curiosité  de  Français ,  à  être  admis 
à  voir  la  figure  de  la  fiancée  avant  mon  départ.  Le  marié  y  consentit  de  bonne 
grâce,  et  le  nounos  ou  compère  me  prit  par  la  main  pour  m'introduire  de 
nouveau  avec  lui  dans  la  tente.  Les  jeunes  filles  chantaient,  toujours  ran- 

(1)  Sorte  de  longue  veste  épaisse,  de  poil  de  chèvre,  imperméable,  cl  terminée 
par  un  capuchon. 


REVUE  DE  PARIS.  325 

gées  sur  deux  lignes,  et  la  mariée  était  assise  sur  la  même  escabelle ,  recou- 
verte de  son  voile.  Le  nounos  et  moi ,  nous  pénétrâmes  jusqu'à  elle ,  et  le 
nounos,  après  avoir  prévenu  la  mère  et  les  parentes  de  la  mariée  de  ma  de- 
mande et  du  consentement  du  marié,  souleva  le  voile.  La  figure  de  la  mariée 
offrait  un  bel  ovale,  de  beaux  traits  fort  purs  et  de  grauds  yeux  noirs  dont 
l'ardeur  s'augmentait  encore  dans  cette  atmospbère  ardente  sous  cet  épais 
voile,  à  la  lumière  de  ces  brandons,  au  milieu  de  tant  de  jeunes  filles  pres- 
sées dans  une  seule  chambre.  Quant  à  son  teint,  il  était  impossible  d'en  juger, 
car  elle  était  fardée  comme  la  plus  précieuse  marquise  de  la  cour  de  Louis  XV. 
Au-dessus  de  ses  deux  sourcils  étaient  peints  deux  petits  cercles  d'or;  au- 
dessous  des  yeux  était  tracée  une  ligne  bleuâtre  qui  les  agrandissait  encore; 
sur  ses  joues  étaient  répandues  d'épaisses  couches  de  rouge,  et  ça  et  là  de 
petites  mouches  noires  à  la  Pompadour  donnaient  à  cette  tête  de  seize  ans  la 
mine  la  plus  vive  et  la  plus  agaçante.  Les  mouches  sont  un  ornement  fort 
apprécié  en  Grèce,  et  on  ne  manque  jamais,  dans  les  chansons  populaires. 
de  décrire  les  mouches  qui  parent  les  joues,  le  cou,  les  épaules  et  le  sein  des 
belles  qu'on  veut  louer.  Celles  de  la  jeune  fiancée  de  Méra  étaient  fort  ha- 
bilement posées.  Je  la  remerciai  d'avoir  bien  voulu  me  permettre  de  la  voir, 
et  usai  en  même  temps  d'une  liberté  qui  n'est  accordée  qu'à  l'adelphopoiètos, 
celle  de  l'embrasser.  Elle  devint  tout-à-fait  incarnat,  et  ses  amies  applaudi- 
rent en  riant  à  la  familiarité  de  l'étranger.  Je  me  fis  d'ailleurs  pardonner  mon 
audace  en  demandant  la  permission  d'ajouter  une  petite  monnaie  de  France 
à  celles  qui  allaient  parer  sa  jeune  tête ,  et  je  la  priai  de  la  placer  la  première 
sur  son  joli  front  entre  les  deux  cercles  d'or  de  ses  épais  sourcils.  Puis  je 
remerciai  les  jeunes  chanteuses  et  je  sortis.  Avant  mon  départ,  toutefois,  je 
me  fis  conter  le  reste  des  cérémonies  qui  allaient  suivre. 

Ce  même  jour,  lorsque  le  repas  est  terminé,  la  fiancée  se  lève  de  son  esca- 
belle, entourée  de  sa  mère  et  de  ses  parentes,  et  s'avance  jusqu'à  la  porte 
intérieure.  Le  fiancé  l'attend  en  dehors,  soulève  la  portière,  saisit  le  bras  de 
sa  fiancée  qui  résiste  mollement,  et  il  l'arrache  comme  de  force  de  la  maison 
paternelle.  Ses  parentes,  pendant  ce  temps,  remplissent  les  fonctions  du  chœur 
antique  et  adressent,  au  nom  de  leur  compagne,  des  adieux  à  sa  mère,  à 
son  père,  à  ses  frères  et  soeurs,  parens  et  voisins,  et  elles  demandent  aussi  en 
son  nom  la  bénédiction  de  tous.  Aussitôt  que  la  cérémonie  religieuse  qui 
suit  l'arrivée  du  cortège  est  accomplie,  douze  gardiens  choisis  dans  la  fa- 
mille de  la  mariée  sont  chargés  de  l'accompagner  et  de  la  confier  au  mari , 
ainsi  que  l'eut  fait  la  mère.  Le  cortège,  déployant  la  même  pompe  qu'à  son 
arrivée,  emmène  ainsi  la  fiancée  et  ses  douze  gardiens  dans  le  village  et  à 
la  demeure  du  marié.  Le  père  et  la  mère  de  l'époux  les  attendent  debout  à  la 
porte  pour  les  recevoir.  Devant  eux  sont  placés  par  terre  un  essaim  de  miel, 
un  panier  de  beurre  et  une  petite  corbeille  de  grains.  La  mère  du  fiancé  porte 
de  plus  à  ses  bras,  comme  des  bracelets,  deux  de  ces  petits  pains  en  forme  de 
couronne  que  l'on  appelle  klouria.  La  nouvelle  belle-mère,  à  l'approche  de 

TOME   XIII.      JAXMEB.  23 


326  REVUE   DE  PARIS. 

la  fiancée,  lui  tend  la  main,  passe  à  son  bras  les  deux  klouria,  et  l'aide  à 
sauter  légèrement  par-dessus  le  miel ,  le  beurre  et  les  grains  déposés  à  ses 
pieds.  C'est  là  aussi  une  sorte  de  mythe.  Le  miel  signifie  la  douceur  qui  doit 
régner  dans  les  relations  domestiques;  le  grain  et  le  beurre,  l'abondance 
qu'offre  à  la  mariée  la  maison  de  son  mari ,  et  les  klouria  passés  à  son  bras 
signifient  l'abondance  qu'elle  va  y  apporter  elle-même.  Placée  entre  sa  belle- 
mère  et  son  beau-père,  elle  s'incline  trois  fois  devant  chacun  d'eux  et  leur 
baise  respectueusement  la  main.  Les  jeunes  filles,  ses  nouvelles  parentes, 
entourent  la  belle-mère,  et,  à  la  façon  du  chœur  antique,  chantent  pendant 
ce  temps  une  chanson  dont  voici  quelques  lignes  : 

Sortez,  sortez,  heureuse  belle-mère, 

Pour  recevoir  cette  jolie  perdrix 

Qui  s'avance  avec  pas  léger  et  cœur  léger 

Et  vient  se  placer  dans  une  jolie  cage 

Où  elle  chantera  et  chantera  mélodieusement. 

De  manière  à  vous  donner  longue  joie 

Et  à  ce  que  vous  vous  félicitiez  de  votre  bonheur,  etc. 

Ce  même  jour,  la  mariée  et  ses  douze  gardiens  sont  placés  dans  un  appar- 
tement séparé  pour  la  nuit.  On  passe  la  soirée  en  repas,  en  chants  et  en  danses. 
Le  lundi  matin ,  tout  le  cortège  des  deux  familles  se  réunit  et  se  rend  en 
pompe  à  l'église  où  on  célèbre  la  cérémonie  religieuse,  puis  on  donne  un 
grand  festin  où  le  mari  dîne  pour  la  première  fois  avec  sa  fiancée  et  à  côté 
d'elle,  mais  les  douze  gardiens  ne  la  quittent  pas  encore,  et  elle  passe  cette 
nuit  seule  sous  leur  protection. 

Le  mardi,  on  donne  un  grand  dîner  aux  douze  gardiens,  qui  prennent  congé 
des  nouveaux  époux.  Les  parens  du  marié  restent  à  danser  toute  la  soirée, 
puis  vont  en  grande  cérémonie  préparer  et  parfumer  la  couche  de  la  mariée, 
simple  lit  de  camp  recouvert  de  tapis. 

Telles  sont  les  cérémonies  des  derniers  jours,  que  je  me  fis  raconter  minu- 
tieusement, et  en  faisant  chanter  par  les  jeunes  filles,  dont  la  mémoire  est 
remplie  de  chansons  du  pays,  tous  les  chants  réservés  à  chacun  des  jours  et 
à  chacune  des  cérémonies.  J'aurais  bien  voulu  pouvoir  assister  à  toutes  ces 
fêtes,  mais  je  désirais  aller  coucher  ce  même  jour  au  monastère  de  Saint-Luc. 
Malgré  ma  répugnance  à  me  séparer  de  mes  nouveaux  amis,  je  fis  donc  seller 
mes  chevaux  et  me  disposai  à  me  mettre  en  route.  Le  marié  vint  prendre 
congé  de  moi  entouré  de  tous  ses  amis;  il  porta  sa  main  droite  sur  son  cœur 
et  sur  son  front,  me  prit  la  main,  la  baisa,  puis  la  porta  à  son  front  incliné, 
et  dès  que  je  fus  monté  à  cheval,  il  m'apporta  sa  tzitza  pour  que  je  busse  à  la 
manière  antique,  ce  que  je  fis,  en  portant  leur  santé  à  tous  au  milieu  de  leurs 
cris  de  polychronia,  renouvelés  aussi  des  usages  antiques  (1).  Craignant  de 

(1)  «  Et  quant  li  emperères  entra  en  Thèbes,  dont  pcussiés  oïr  un  si  grant  polu- 


REVUE  DE  PARIS.  327 

les  blesser  en  voulant  payer  leur  hospitalité,  je  fis  venir  le  marié  devant  les 
siens,  et  après  lui  avoir  fait  une  courte  allocution  je  le  priai  de  vouloir  bien 
me  permettre  de  lui  offrir  à  lui-même,  comme  nous  avions  tous  offert  à  sa 
fiancée,  un  léger  souvenir  qui  lui  rappelât  un  jour  la  présence  d'un  ami 
français  à  son  mariage  et  la  reconnaissance  que  cet  ami  emporterait  dans  son 
pays  de  l'accueil  cordial  de  ses  hôtes  les  bergers  du  Parnasse  et  du  Khlomos. 
De  nombreux  et  bruyans  polychronia  m'escortèrent  jusqu'à  ce  que  j'eusse 
disparu  aux  regards  des  bergers  en  dépassant  l'épaisse  haie  de  lauriers-roses 
qui  bordait  le  ruisseau  de  leur  village. 

Je  coupai  court  pour  arriver  à  temps  au  monastère  de  Saint-Luc  en  fran- 
chissant quelques  torrens  et  quelques  ravins.  Jusque-là  le  temps  avait  été 
magnifique;  mais  une  fois  que  je  fus  parvenu  dans  la  profonde  vallée  do 
Stiri ,  si  fameuse  par  l'impétuosité  des  vents  qui  la  balayent  continuellement, 
il  me  fallut  soutenir  une  véritable  lutte  contre  les  ouragans.  Un  chemin  pit- 
toresque et  excellent  dans  les  temps  ordinaires  suit  la  pente  de  la  montagne 
dont  les  flancs  rocailleux  présentent  comme  un  mur  qui  enclôt  un  précipice 
profond  et  tourne  avec  toutes  les  sinuosités  du  rocher.  La  variété  des  ombres 
projetées  par  ces  mille  détours  sur  les  flancs  du  précipice  est  d'un  fort  bel 
effet,  mais  je  ne  pus  jouir  long-temps  de  cette  vue.  Le  vent  était  si  violent 
que  plusieurs  fois  je  fus  sur  le  point  d'être  renversé  avec  mon  cheval  du 
haut  de  ce  mur  de  rochers,  et  ce  sort  eût  infailliblement  été  le  nôtre  au 
premier  détour  sinueux  qui  eut  laissé  plus  d'action  au  vent,  si  je  n'eusse 
pris  le  parti  de  tromper  l'ennemi.  Je  tournai  donc  la  colline  orageuse  pour 
qu'elle  me  servît  elle-même  d'abri ,  et  j  arrivai  sain  et  sauf  au  célèbre  monas- 
tère de  Saint-Luc. 

L'hégoumène  (abbé)  était  pour  le  moment  en  inspection  dans  une  de  ses 
metochl  ou  fermes,  mais  l'économe  et  le  portier,  deux  dignitaires,  m'accueil- 
lirent à  merveille  et  se  chargèrent  de  me  faire  les  honneurs  du  couvent.  Le 
portier  est  un  grand  et  vigoureux  moine  qui  a  fait  la  guerre  de  l'indépen- 
dance, s'est  fort  bien  servi  du  mousquet,  et ,  pour  faire  une  bonne  œuvre  de 
plus ,  a  tué  ses  deux  Turcs.  Il  ne  faut  pas  toujours  croire  que  tous,  les  Turcs 
tués  dans  les  récits  des  Grecs  aient  pour  cela  cessé  de  vivre.  Tout  Grec,  brave 
et  hâbleur  comme  un  Gascon,  veut  avoir  tué  au  moins  sa  dizaine  d'ennemis 
dans  chaque  bataille,  et  le  nombre  des  batailles,  dans  leurs  récits,  ne  le 
cède  pas  au  uombre  des  ennemis  anéantis  :  de  telle  sorte  que  dans  ces  mil- 
liers de  combats  il  serait  tombé  des  millions  de  Turcs,  beaucoup  plus  de  mil- 
lions qu'il  n'y  en  a  jamais  eu  dans  tout  l'empire.  Mais  mon  moine  était  un 
vigoureux  jouteur  beaucoup  plus  capable  d'en  avoir  tué  dix  que  deux.  Age- 
nouillé devant  ma  table  après  mon  dîner,  son  chapelet  en  main,  pendant 

crone  de  Palpas  et  d'Alcontes,  et  d'ommes  et  de  famés,  et  si  grant  tumulte  de  tym- 
bres,  de  tabours  et  de  trompes,  que  la  terre  en  trembloit.  »  (Henri  de  Valenciennes, 
continuation  de  la  Chronique  de  Geoffroi  de  Villehardouin,  page  294  de  mon  édi- 
tion. ) 

23. 


328  REVUE   DE    PARIS. 

que  je  me  reposais  sur  un  lit  de  camp  et  fumais  mon  chibouk,  il  me  faisait 
bonne  compagnie  et  me  racontait  éloquemment  l'histoire  de  son  pays,  celle 
de  son  couvent  et  la  sienne.  Dans  toute  sa  conversation  pleine  de  feu  éclataient 
un  vif  amour  pour  l'indépendance  et  la  liberté  de  sa  patrie  et  une  affection 
raisonnée  pour  les  Français.  Les  autres  moines  qui  vinrent  me  rendre  visite 
manifestèrent  la  même  sympathie  que  mon  belliqueux  caloyer  pour  la  gloire 
et  la  grandeur  de  la  patrie  grecque,  et  ils  nourrissaient  tous  la  même  affection 
poiu:  la  France.  Nos  moines  catholiques  sont  une  milice  qui  ne  prend  part 
qu'aux  intérêts  et  aux  combats  de  Rome,  leur  vraie  patrie;  les  moines  grecs 
ne  cessent  jamais  d'être  citoyens;  ils  partagent  toutes  les  passions  de  leurs 
compatriotes,  et  leurs  intérêts  se  marient  et  se  confondent  avec  les  intérêts 
du  sol;  car,  d'après  l'institution  de  saint  Basile,  qui  régit  les  monastères 
grecs,  tous  les  moines  doivent  se  vouer  à  la  culture  de  la  terre  sans  être  sou- 
mis à  la  vie  rigoureusement  claustrale  des  nôtres.  Répandus  dans  les  diverses 
fermes  de  leur  monastère,  conduisant  la  charrue,  maniant  la  bêche  et  diri- 
geant les  sources  autour  du  pied  de  leurs  oliviers,  ils  ont  souvent  sans  doute 
toute  l'ignorance  de  véritables  paysans,  mais  ils  en  ont  aussi  toute  l'ardeur 
patriotique. 

Le  monastère  de  Saint-Luc  fut,sdit-on,  fondé  par  l'empereur  Romain  La- 
capène,  qui  régna  de  918  à  944,  et  par  sa  femme  Théodora.  Il  paraît  que 
l'un  et  l'autre  avaient  des  goûts  forts  divers  en  matière  d'architecture  ecclé- 
siastique, car  au  lieu  de  joindre  au  couvent  une  seule  église,  ils  enjoignirent 
deux,  appliquées  l'une  à  l'autre,  et  toutes  deux  sur  un  plan  essentiellement 
différent.  L'église  bâtie  par  l'impératrice  est  un  grand  et  élégant  vaisseau, 
simple  d'architecture,  et  rappelant  les  anciennes  formes  helléniques.  Le 
dôme  est  soutenu  par  quelques  belles  colonnes  antiques  arrachées  sans  doute 
à  un  temple  de  Diane,  qui  était  tout  voisin  de  là.  L'église  bâtie  par  l'em- 
pereur, la  seule  vénérée  aujourd'hui,  car  l'autre  est  complètement  aban- 
donnée, est  construite  d'après  le  plan  de  Sainte-Sophie  de  Constantinople. 
C'est  une  des  plus  grandes  églises  grecques  que  je  connaisse;  elle  a  dix- 
huit  mètres  de  hauteur  sur  dix-huit  de  largeur  et  vingt-quatre  et  demi  de 
longueur,  en  y  comprenant  le  béma  ou  autel.  La  voûte  est  ornée  d'un  beau 
buste  du  Christ  en  mosaïque  de  pierre  factice,  suivant  l'usage  d'alors,  et 
ainsi  qu'on  en  voit  dans  plusieurs  des  églises  normandes  de  Sicile.  Les  murs 
sont  revêtus  de  cette  même  espèce  de  mosaïque  à  fond  d'or.  L'exécution  de 
ces  tableaux  en  mosaïque  à  Saint-Luc  doit  être  bien  antérieure  à  celle  des 
mosaïques  du  monastère  de  Daphni  près  d'Athènes,  et  elles  sont  d'un  style 
plus  purement  byzantin.  Le  pavé  de  la  solea,  ainsi  que  celui  des  trois  autels, 
est  en  mosaïque  de  marbre,  et  les  colonnes  sont  aussi  de  fort  beau  marbre 
incrusté  de  gros  morceaux  de  jaspe,  de  lapis-lazuli,  d'agathe,  et  de  beaucoup 
d'autres  pierres  dures,  dont  quelques  fraginens  ont  été  enlevés  ç.à  et  là.  Ces 
précieuses  incrustations  sont  d'un  goût  détestable,  mais  on  les  retrouve  par- 
tout dans  les  plus  riches  églises  d'Italie.  L'église  de  Saint-Luc  est  fort  bien 
entretenue,  de  même  que  les  autres  batimens  du  couvent.  Il  est  aisé  de  voir 


REVUE   DE   PARIS.  329 

qu'une  bonne  administration  économique  et  agricole  maintient  l'opulence 
ancienne  de  ce  monastère.  Au-dessous  de  l'église  bâtie  par  l'empereur  est  une 
belle  église  souterraine.  Deux  tombeaux  de  marbre  placés  des  deux  côtés  de 
l'autel  arrêtèrent  mon  attention.  Le  tombeau  à  droite  est,  suivant  la  tradition 
ancienne,  le  tombeau  du  fondateur  de  l'abbaye,  l'empereur  Romain  Lacapène. 
Quant  au  tombeau  à  gauche,  aucun  des  moines  ne  put  m'en  dire  l'origine; 
tout  ce  qu'ils  se  rappellent  par  tradition ,  c'est  qu'il  renferme  aussi  le  corps 
d'un  empereur;  mais  quel  empereur,  ils  n'en  savent  rien.  En  l'examinant  avec 
attention,  je  vis  que  les  colonnes  qui  soutiennent  ce  tombeau  diffèrent  essen- 
tiellement de  celles  qui  soutiennent  celui  de  l'empereur  grec,  et  je  remar- 
quai, au-dessus  de  ces  deux  colonnes,  deux  croix  sculptées  qui  ne  se  retrou- 
vent pas  sur  l'autre.  Or,  ces  croix  sont  celles  qui  ont  été  adoptées  par  les 
empereurs  français  de  la  maison  de  Courtenay,  Pierre  de  Courtenay,  comte 
d'Auxerre,  et  ses  deux  fds,  Robert  et  Baudoin  II,  la  croix  perlée  et  fleuronnée 
par  le  bas.  De  ces  trois  empereurs,  le  dernier,  Baudoin  II,  mourut  en  1273 
dans  le  royaume  de  Naples,  où,  après  la  prise  de  Constantinople  par  Michel 
Paléolo.cue,  il  s'était  réfugié  près  de  son  parent  Charles  d'Anjou,  et  son  tom- 
beau, construit  par  les  ordres  de  Charles  d'Anjou,  est  conservé  à  Barletta.  On 
n'a  pu  découvrir  jusqu'ici  le  lieu  où  avaient  été  enterrés  Pierre  de  Courtenay 
et  son  fils  Robert.  On  sait  seulement  que  Pierre,  après  avoir  été  couronné  em- 
pereur par  le  pape  Honorius  à  Rome,  en  1217,  s'embarqua  à  Brindes  pour 
Durazzo;  que  là,  trompé  par  les  paroles  d'amitié  du  despote  d'Arta,  Théodore- 
Ange  Comnène,  il  résolut  de  s'acheminer  vers  Constantinople  par  terre,  qu'à 
trois  journées  de  Durazzo  il  fut  surpris  pendant  la  nuit,  fait  prisonnier  par 
Théodore,  et  quil  mourut  deux  ans  après  en  prison,  tandis  que  sa  femme, 
l'impératrice  Yolande,  qui  était  grosse  et  avait  préféré  s'en  aller  par  mer,  s'ar- 
rêta quelques  instans  dans  la  principauté  d'Achaye,  auprès  du  prince  Geoffroi 
de  Villehardoin,  auquel  elle  donna  sa  fille  en  mariage  (1),  et  arriva  saine  et 
sauve  à  Constantinople.  Où  mourut  Pierre  de  Courtenay  et  où  il  fut  enterré, 
c'est  ce  que  l'histoire  ne  nous  apprend  pas;  mais  il  serait  possible  que  Geof- 
froi de  Villehardoin,  lié  avec  la  famille  Comnène,  eut  obtenu  de  faire  trans- 
porterie corps  de  son  beau-père  dans  le  monastère  de  Saint-Luc,  qui  était 
dans  sa  principauté  et  n'était  pas  fort  éloigné  du  despotat.  D'un  autre  côté, 
on  sait  que  le  fils  de  Pierre,  l'empereur  Robert  de  Courtenay,  mourut  dans  la 
principauté  de  son  beau-frère,  le  prince  Geoffroi  de  Villehardoin,  à  son  retour 
de  Rome,  ou  il  était  allé  se  plaindre  au  pape  d'un  attentat  de  ses  propres 
chevaliers.  Voici  à  quelle  occasion  :  R.obert  était  devenu  amoureux  d'une  jeune 

(1)  «  Ains  qu'ele  venist  à  Constantinople,  arriva  elle  en  la  terre  Gieffroi  de  Vile- 
nardoin,  qui  grant  honor  li  fist.  L'emperris  avoit  une  tille  et  Gieffroi  de  Vilehardoin 
un  iil  qui  avoit  nom  Gieffroi.  L'emperris  vit  qu'il  avoit  grant  terre  et  que  sa  tille  i 
seroit  bien  mariée.  Si  li  doua  sa  fille,  et  il  la  prist  à  famé;  si  fespousa.  Après  s'en  ala 
l'emperris  à  Constantinople.  Ne  demora  après  ce  guaires  qu'ele  se  délivra  d'un  fil 
dont  ele  esioit  grosse.  »  (Bernard  le  Trésorier,  continuation  de  Guillaume  de  Tyr, 
édit.  de  M.  Guizot,  p.  330.) 


330  REVUE~DE  PARIS. 

Française,  fille  de  Baudoin  de  Neuville,  d'Arras,  mort  depuis  quelques  an- 
nées ,  et  il  s'en  était  fait  aimer.  La  mère  et  la  fille  avaient  même  consenti  à 
venir  habiter  le  palais  impérial,  où  Robert  passait  sa  vie  aux  pieds  de  sa  belle 
maîtresse,  sans  se  soucier  beaucoup  des  affaires  d'un  empire  que  sa  situation 
exposait  pourtant  à  de  si  grands  dangers,  et  qui  avait  besoin  d'un  bras  puis- 
sant habitué  à  porter  l'épée.  Cette  conduite  indigna  ses  chevaliers,  qui  lui 
firent  connaître  leur  désapprobation  par  un  acte  atroce  de  vengeance  qui 
peint  bien  les  mœurs  du  temps.  Un  jour  ils  pénétrèrent,  l'épée  à  la  main, 
dans  la  chambre  où  l'empereur  était  assis  auprès  de  sa  jeune  maîtresse  et  de 
sa  mère.  Pendant  que  quelques-uns  d'entre  eux  retenaient  l'empereur,  leurs 
complices  s'emparèrent  de  la  personne  de  la  mère,  la  jetèrent  dans  un  bateau 
et  la  noyèrent  dans  le  port;  d'autres  saisirent  en  même  temps  la  jeune  tille 
et  la  défigurèrent  d'une  manière  affreuse  en  lui  coupant  le  nez  et  les  lèvres. 
L'empereur  désolé  n'eut  pas  plutôt  recouvré  sa  liberté,  qu'il  abandonna 
Constantinople  et  se  rendit  à  Rome  pour  porter  plainte  au  pape  contre  ses 
chevaliers.  Le  pape  le  consola  de  son  mieux,  lui  fit  de  grands  dons,  et  le 
décida  à  retourner  dans  son  empire;  mais,  avant  d'y  arriver,  s'étant  arrêté 
près  de  son  beau-frère,  Geoffroi  de  Villehardoin,  en  Achaye,  il  y  tomba 
malade  et  mourut.  Ne  serait-il  pas  possible  que  son  beau-frère  lui  eût  fait 
ériger  un  tombeau  dans  ce  monastère,  alors  fort  vénéré,  bien  que  le  corps  de 
saint  Luc  en  eut  été  déjà  enlevé  avec  plusieurs  des  anciens  diplômes  pour  être 
transporté  à  Rome?  La  croix  ancrée  de  Champagne,  blason  des  Villehardoin, 
se  voit  encore  sur  les  deux  colonnes  du  voile  de  l'église  souterraine,  ainsi 
que  dans  une  petite  chapelle  située  à  droite  dans  l'enceinte  supérieure  qui 
domine  la  nef.  Beaucoup  d'autres  armoiries  de  nos  familles  françaises  sont 
distribuées  dans  les  diverses  parties  du  monastère  :  ici,  sur  l'extérieur  d'une 
cellule,  une  croix  ancrée  avec  quatre  fleurs  de  lys  renversées  dans  les  quatre 
cantons  de  la  croix,  et  deux  paons  pour  support;  là,  sur  la  marche  d'un 
escalier  fait  depuis  peu  à  l'aide  d'anciens  fragmens,  une  croix  perlée,  et 
plus  bas,  sur  une  autre  marche,  la  croix  ancrée  de  Champagne.  Ailleurs, 
dans  la  chapelle  supérieure,  et  sur  le  revers  même  d'une  plaque  qui  porte 
deux  croix  de  Champagne  sur  lesquelles  pose  un  aigle  à  ailes  éployées,  se 
trouve  un  fort  mauvais  bas-relief  qui  doit  appartenir  à  ce  temps  d'orgueil- 
leuse conquête.  Un  lion  est  représenté  assis  triomphalement  et  contemplant 
un  autre  lion  qui  tient  dans  sa  gueule  un  cerf  tremblant  qu'il  va  déchirer. 
Ce  cerf  tremblant  et  près  de  mourir,  est-ce  l'image  du  pauvre  peuple  de  la 
Grèce  déchiré  par  le  lion  de  Bourgogne  et  de  Champagne,  emblème  des  Cham- 
plitle  et  des  Villehardoin ,  sous  l'œil  dédaigneux  du  lion  de  Flandre,  emblème 
des  empereurs  français  de  Constantinople?  Une  allégorie  du  même  genre 
se  retrouve  dans  un  bas-relief  incrusté  sur  la  muraille  extérieure  du  catho- 
licon  ou  église  métropolitaine  d'Athènes,  bâtie  par  les  Français  en  1218,  et 
dans  un  autre  bas-relief  que  j'ai  retrouvé  parmi  les  ruiues  d'une  église  à 
Thèbes. 
J'avais  grand  désir  de  m'assurer  par  mes  propres  yeux  s'il  ne  restait  rien 


REVUE  DE  PARIS.  331 

des  anciennes  archives  et  manuscrits  qu'avait  dû  posséder  autrefois  ce  cou- 
vent. L'exact  voyageur  Leake,  qui  a  visité  Saint-Luc  il  y  a  une  trentaine 
d'années,  dit  n'y  avoir  rien  vu;  il  semble  soupçonner  les  moines  de  lui 
avoir  dissimulé  leurs  richesses  littéraires.  Les  moines  grecs  sont  souvent 
insoucians  et  négligens  par  ignorance,  mais  ils  sont  bonnes  gens,  et,  pour 
peu  qu'on  soit  sociable  et  familier  avec  eux,  ils  ne  sont  pas  moins  sociables 
et  familiers  de  leur  côté.  Il  ne  faut  avec  eux  ni  pédantisme  ni  affectation,  et 
si  on  veut  les  gagner  tout-à-fait,  on  n'a  qu'à  leur  parler  des  affaires  publi- 
ques, car  tous  y  prennent  le  plus  chaud  intérêt.  Une  fois  leur  affection  ga- 
gnée, et  on  la  gagne  rapidement  ainsi ,  rien  ne  vous  sera  plus  caché.  Je  les 
ai  toujours  trouvés,  pour  ma  part,  disposés  à  faire  tout  ce  qui  pouvait  m'être 
agréable,  et  avec  la  plus  entière  franchise.  A  mes  questions  sur  leur  bi- 
bliothèque, ils  répondirent  que  leurs  plus  anciens  diplômes  et  manuscrits 
avaient  été  transportés  à  Rome,  au  temps  de  la  croisade  de  Constantinople, 
avec  les  reliques  de  Saint-Luc;  que,  depuis  la  conquête  turque  du  xve  siècle, 
leur  monastère  avait  été  souvent  pris  et  pillé,  et  on  connaît  le  respect  des 
Turcs  pour  les  choses  d'art  et  de  science.  Enfin,  dans  l'année  178S,  le  klephte 
Andruzzo,  père  du  fameux  klephte  Odyssée,  précipité  de  l'Acropolis  pour 
avoir  voulu  ramener  les  Turcs  après  les  avoir  vaillamment  combattus,  s'était 
emparé  du  monastère  de  saint  Luc,  avait  forcé  les  moines  à  chercher  un 
refuge  dans  les  montagnes,  et  avait  tout  pillé  ou  brûlé.  Depuis  cette  époque, 
les  moines  ont  peu  songé  à  se  procurer  une  bibliothèque.  Bien  cultiver  leurs 
fermes,  vivre  largement  dans  l'intervalle  des  quatre  longs  carêmes,  des  trois 
jeûnes  et  des  trois  vigiles  observés  si  scrupuleusement  par  tous  les  Grecs  (1), 
bien  entretenir  leurs  églises  et  célébrer  leurs  liturgies,  et,  de  temps  en  temps, 
au  milieu  des  guerres  contre  les  Turcs,  bien  manier  le  long  mousquet  contre 
les  infidèles,  voilà  l'occupation  de  ceux  qui  remplissent  le  mieux  leurs  de- 
voirs cléricaux.  On  voit  que  l'étude  des  livres  n'a  là  aucune  place.  Pour 
satisfaire  toutefois  ma  curiosité,  ils  se  livrèrent  avec  moi  aux  plus  minu- 
tieuses investigations.  Toutes  les  chambres  furent  visitées,  toutes  les  cellules 
explorées,  tous  les  souvenirs  invoqués,  et  nous  parvînmes  enfin  à  découvrir 
deux  manuscrits  grecs  fort  imparfaits;  l'un  était  un  livre  de  prières  écrit  au 
XVe  siècle  sur  papier  de  lin,  de  format  in-8°,  et  l'autre  un  évangéliaire,  de 
format  in-8°  aussi,  écrit  vers  la  fin  du  xive  siècle,  sur  papier  de  soie,  d'une 
écriture  cursive  beaucoup  plus  lourde. 

(1)  Les  Grecs  ont  quatre  carêmes  :  celui  d'avant  Pâques,  qui  dure  huit  semaines; 
celui  des  Saints-Apôtres,  après  la  Pentecôte,  qui  dure  trois  semaines;  celui  de  la 
sainte  Vierge,  pendant  les  quatorze  premiers  jours  d'août;  celui  de  Noël,  qui  dure 
quarante  jours  avant  Noël.  Ils  ont  trois  jeûnes  :  l'un  de  vingt-six  jours,  avant  la 
Saiut-Déméirius;  le  second  de  quatre  jours,  pour  l'exaltation  de  la  Croix,  et  le  troi- 
sième de  huit  jours,  pour  la  Saint-Michel,  sans  compter  le  mercredi  et  vendredi  de 
chaque  semaine,  et  quelquefois  le  lundi.  Ils  ont  enfin  trois  vigiles  :  la  vigile  de 
l'Epiphanie,  celle  de  saint  Jean-Baptiste  et  celle  de  la  Croix,  pendant  lesquelles  ils, 
ne  mangent  non  plus  ni  viande  ni  poisson. 


332  REVUE  DE  PARIS. 

Le  monastère  de  Saint-Luc  a  été  bâti  sur  l'emplacement  d'une  ancienne 
ville  hellénique.  On  voit  encore,  un  peu  en  dehors  du  couvent,  beaucoup 
de  vestiges  des  fortifications  helléniques,  et  sur  les  murs  de  l'église  quelques 
anciennes  inscriptions,  entre  autres  la  dédicace  d'une  fontaine  qu'y  fit  creuser 
à  ses  dépens  un  nommé  Xénocrate.  Cette  fontaine  alimente  encore  le  monas- 
tère, et  ses  eaux  fraîches  et  pures  sont  aussi  abondantes  qu'elles  l'étaient  il  y 
a  plus  de  deux  mille  ans.  Elle  coule  derrière  l'église  et  devant  un  bon  bâti- 
ment d'économat  avec  des  chambres  bien  éclairées  que  le  couvent  fait  con- 
struire en  ce  moment. 

Je  pris  congé  de  mes  excellens  hôtes  les  moines  de  Saint-Luc,  pour  conti- 
nuer mon  voyage  vers  Delphes,  Salona  ou  l'antique  Amphysse,  Bodonitza  et 
les  Thermopyles. 

La  route  de  Bodonitza  à  la  mer  traverse  un  pays  magnifique.  Les  vallées 
sont  arrosées  par  des  cours  d'eau,  et  les  pentes  des  montagnes  offrent  comme 
une  délicieuse  forêt  où  toutes  les  herbes  et  tous  les  arbres  sont  en  fleurs, 
et  où  l'on  respire  tous  les  parfums  du  printemps.  L'arbre  de  Judée  avec  ses 
bouquets  de  lilas  y  croît  à  l'égal  des  plus  beaux  arbres  de  nos  climats;  le 
genêt  d'Espagne  couvre  tous  les  rochers  de  ses  immenses  buissons  diaprés  de 
fleurs  jaunes,  et  s'entremêle  aux  sauges  colossales  et  aux  plantes  les  plus 
odorantes.  En  présence  de  cette  variété  de  fleurs  qui  embaument  l'air,  on  se 
croirait  transporté  dans  le  plus  beau  des  vergers  français,  au  mois  de  mai; 
mais  ces  vergers  sont  des  forêts  gracieusement  jetées  sur  le  penchant  rapide 
de  la  montagne,  et  les  cours  d'eau  qui  les  traversent  serpentent  et  retombent 
partout  en  mille  cascades.  J'ai  rarement  vu  un  pays  plus  riche  et  plus  pitto- 
resque en  même  temps. 

A  mi-chemin  vers  le  golfe  de  Lamia  s'embranchent  deux  routes  qui,  de 
Bodonitza  et  des  versans  du  Kallidrome,  conduisent  vers  la  Thessalie  et  vers 
la  Locride.  L'une  à  gauche,  que  je  mentionnerai  plus  tard,  mène  au  glorieux 
passage  des  Thermopyles;  c'est  par  là  que  passèrent  les  croisés  français  qui, 
en  1205,  arrivaient  par  la  Thessalie  et  se  rendirent  maîtres  de  l'Attique  et 
de  l'île  d'Eubée,  et  ceux  qui,  en  1210,  accompagnaient  l'empereur  Henri,  frère 
de  Baudoin,  dans  sa  marche  de  la  vallée  de  Tempe  sur  Thèbes  et  la  Béotie. 
L'autre  chemin,  à  droite,  mène  à  un  lieu  qui  n'a  de  nom  ni  dans  l'histoire 
ancienne  ni  dans  l'histoire  du  moyen-âge,  mais  qui  a  aussi  son  avenir  peut- 
être,  et  qui,  dans  les  fastes  pacifiques  de  nos  nations  modernes,  pourra  mé- 
riter d'être  mentionné  un  jour  parmi  les  élémens  de  richesse  et  d'améliora- 
tion d'un  pays  nouveau.  Ce  lieu,  désigné  sous  le  nom  de  Rainourio-Khorio, 
ou  le  nouveau  village,  est  celui  où  vient  d'être  fondée  une  sucrerie  de  sucre 
de  betterave,  .l'avais  promis  au  fondateur  de  cet  établissement  tout  français, 
M.  Roberty,  de  m'y  arrêter  quelques  jours  à  mon  passage  en  Locride.  .le 
laissai  donc  sur  ma  gauche  la  route  qui  mène  aux  Thermopyles  de  Léonidas, 
et  m'acheminai  vers  la  sucrerie  française  de  sucre  de  betterave  de  Kainourio- 
Khorio. 

Des  dernières  pentes  de  la  chaîne  du  Kallidrome  on  voit  se  développer 


REVUE  DE  PARIS.  333 

devant  soi  une  vaste  plaine  de  près  de  deux  lieues  de  profondeur  jusqu'à  la 
mer,  et  d'environ  six  lieues  de  longueur  entre  le  Sperchios  et  le  Boagrius, 
qui  tous  deux  viennent  se  jeter  dans  le  golfe  de  Lamia.  Les  eaux  torren- 
tueuses du  Boagrius  formaient  dans  cette  saison  un  lit  vaste,  mais  assez  peu 
profond;  je  les  passai  à  gué  au-dessous  de  Thronium.  Ces  passages  sont  par- 
fois assez  dangereux  en  Grèce;  les  lits  des  torrens  sont  larges  et  encombrés 
de  fragmens  de  rochers,  leur  cours  est  rapide,  et  si  un  cheval  faisait  une 
chute,  il  serait  assez  difficile  de  lutter  contre  la  rapidité  des  flots  au  milieu 
de  ces  pointes  aiguës  de  rochers.  Quelquefois  aussi,  quand  on  n'a  pas  la  tête 
ferme  et  qu'on  ne  prend  pas  le  parti  de  fixer  ses  yeux  sur  la  rive  sans  regarder 
l'eau,  ce  torrent  qui  coule  rapidement  vous  laisse  croire  qu'au  lieu  de  le 
couper  vous  êtes  entraîné  par  lui;  on  est  pris  alors  d'une  espèce  de  vertige 
qui  pourrait  amener  une  chute  dangereuse.  C'est  ainsi  qu'un  jour,  dans  les 
eaux  de  l'Alphée,  près  d'Olympie,  un  de  mes  guides  perdit  la  tête,  tomba  de 
cheval,  et  ne  fut  sauvé  que  par  un  berger  que  j'avais  eu  la  précaution  de  faire 
marcher  avec  nous  dans  l'eau  pour  indiquer  le  gué.  Je  tins  bon  contre  le 
Boagrius,  qui  luttait  pour  m'entraîner,  comme  autrefois  le  fleuve  Scamandre 
s'élançait  pour  engloutir  Achille  «  en  mugissant  et  soulevant  ses  flots  cou- 
verts d'écume,  de  sang  et  de  cadavres  (1).  »  Le  Boagrius  n'entraînait  que  les 
débris  des  asphodèles ,  des  lauriers-roses,  et  des  autres  plantes  de  la  mon- 
tagne, et  je  n'eus  pas  besoin  du  secours  de  Vulcain  et  de  ses  feux  pour  ar- 
river à  l'autre  rive.  De  là,  on  aperçoit  de  loin,  et  sur  le  bord  de  la  mer,  une 
longue  ligne  de  murs  blancs  avec  des  toits  en  tuile  rouge,  et  au  milieu, 
hautes  et  puissantes  comme  des  tours  crénelées  des  temps  féodaux,  les  che- 
minées de  la  sucrerie  de  Kainourio.  Ce  fut  comme  un  phare  qui  me  montrait 
ma  route.  Je  me  mis  au  galop  dans  cette  belle  plaine,  et  au  bout  d'une  heure 
au  plus  j'arrivai  parmi  des  compatriotes ,  dans  la  sucrerie  de  betterave  de 
Kainourio-Khorio . 

M.  Roberty  me  fit  le  plus  cordial  accueil ,  et  me  montra  tout  son  établis- 
sement en  détail.  Cette  vaste  entreprise  doit  son  origine  à  une  société  d'ac- 
tionnaires parisiens  auxquels  sont  venus  depuis  s'ajouter  des  actionnaires 
grecs  et  moldaves.  Le  gouvernement  grec  a  concédé  à  cette  société  pour 
vingt  ans,  moyennant  7,000  francs  de  loyer  annuel,  huit  cents  hectares  de 
terre  dans  cette  belle  plaine  de  la  Locride.  Là,  tout  en  face  du  canal  de 
Trikeri ,  dans  une  situation  aussi  belle  que  bien  appropriée  au  commerce, 
non  loin  de  la  baie  de  Palceo-Chori,  où  peuvent  s'arrêter  les  batimens  arri- 
vant d'Asie  par  le  canal  d'Eubée,  près  de  la  chaîne  du  Knémis,  qui  forme 
un  rempart  contre  les  vents  et  porte  de  vastes  forêts,  près  aussi  de  la  riche 
plaine  du  Sperchius,  qui  ouvre  une  route  facile  vers  la  Thessalie,  on  a  choisi 
à  cent  pas  de  la  mer  l'emplacement  où  devait  être  bâtie  la  future  manufac- 
ture. La  première  pierre  de  l'usine  avait  été  posée  le  24  décembre  1840,  et, 
grâce  à  l'activité  extrême  mise  dans  les  travaux,  ces  batimens  étaient  presque 

(1)  Iliade,  chant  xxi,  vers  32ï. 


334  REVUE   DE   PARIS. 

complètement  terminés  au  moment  où  j'y  arrivai,  le  1er  mai  1841,  et  les 
machines  étaient  déjà  presque  toutes  placées  et  prêtes  à  fonctionner.  Il  y 
avait  d'énormes  obstacles  à  vaincre  pour  fonder  un  semblable  établissement, 
mais  M.  Roberty  est  doué  d'une  rare  activité  et  d'une  grande  persévérance,  et 
il  est  enfin  parvenu  à  triompher  des  difficultés  que  lui  opposaient  les  hommes 
et  les  choses.  Tout  était  à  créer  à  la  fois  dans  un  pays  si  neuf.  Quelques  ou- 
vriers français  se  multiplièrent  pour  guider  et  former  les  ouvriers  grecs,  avant 
même  de  comprendre  leur  langue.  Les  rochers  du  Knémis  et  les  ruines  de 
Throuium  fournirent  la  pierre;  les  forêts  de  Paloeo-Chori  et  de  Bodonitza 
donnèrent  le  bois  de  construction.  Les  tuiles  furent  confectionnées  sur  les 
lieux ,  ainsi  que  les  planches  et  les  poutres.  Des  maçons  albanais  arrivèrent 
en  bandes  de  la  Turquie,  et  en  quatre  mois  les  bâtimens  de  la  manufacture 
et  deux  lignes  de  bâtimens  placés  des  deux  côtés  pour  le  logement  des  maîtres 
et  ouvriers  s'élevèrent  comme  par  enchantement.  On  me  donna  une  de  ces 
chambres  dans  l'aile  située  en  vue  de  la  mer,  et  je  m'y  trouvai  aussi  com- 
modément logé  que  je  l'aurais  été  en  France.  On  m'avait  dit  à  Athènes  que 
je  ne  trouverais  rien  encore  de  commencé,  et  qu'il  n'y  aurait  pas  même  de 
chambre  pour  me  loger;  cependant  je  trouvais  deux  lignes  de  vingt  chambres 
chacune  entre  deux  jardins,  des  bâtimens  élevés  et  couverts,  aussi  étendus 
que  ceux  d'une  des  plus  vastes  exploitations  de  nos  domaines  normands.  Les 
communications  sont  encore  très  difficiles  entre  les  provinces  grecques.  De 
Livadiaà  Kainourio,  il  faut  franchir  le  Parnasse  et  le  Knémis,  semés  de  ro- 
chers et  de  précipices,  et  tout  voyage  à  travers  ces  montagnes  est  non-seu- 
lement fatigant,  mais  souvent  dangereux.  Il  n'est  donc  pas  étonnant,  même 
sans  parler  de  l'envie  que  l'on  porte  en  général  à  tout  grand  établissement 
naissant,  qu'on  ait  nié  l'existence  de  ce  que  je  voyais  alors  debout  devant  moi. 
M.  Roberty  et  moi,  nous  parcourûmes  à  cheval  les  terres  concédées  à  la  ma- 
nufacture, et  là  m'apparurent  d'autres  obstacles  dont  une  grande  énergie 
peut  seule  triompher.  A  peu  de  distance  de  la  manufacture  est  un  marais 
formé  par  les  cours  d'eau  qui  descendent  du  Knémis  à  la  mer,  et,  faute  de 
pente  suffisante,  se  perdent  dans  les  prairies.  Le  vent  qui  sort  de  la  gorge  de 
Thronium  et  passe  sur  ce  marais  s'imprègne  à  la  chute  du  jour  d'exhalaisons 
dangereuses.  Il  est  facile  sans  doute  d'assainir  ce  marais  en  pratiquant  des 
saignées  a  la  prairie  et  en  taisant  couler  les  eaux  jusqu'à  la  mer,  qui  est  voi- 
sine; mais,  pour  avoir  négligé  cet  assainissement,  on  s'est  exposé  à  une  épi- 
démie qui  a  moissonné  beaucoup  de  monde,  et  il  a  fallu  l'énergie  de  M.  Ro- 
berty pour  résister  à  ces  nouveaux  fléaux.et  pour  s'occuper,  quoique  malade, 
du  prompt  assainissement  de  ces  lieux,  assainissement  assuré  aujourd'hui. 
Des  terres  avaient  été  concédées  par  le  gouvernement;  mais,  par  suite  de  l'or- 
ganisation défectueuse  d'une  société  politique  aussi  nouvelle  que  l'est  la  nation 
grecque,  les  terres  étaient  souvent  possédées  ou  cultivées  par  un  premier  oc- 
cupant. Une  juste  mesure  de  conciliation  et  de  fermeté  de  la  part  de  M.  Ro- 
berty, soutenu  de  l'appui  bienveillant  des  autorités  locales,  n'a  pas  tardé  à 
aplanir  les  voies  vers  le  bien.  Les  gens  du  pays  ont  d'ailleurs  compris  tous  les 


REVUE  DE  PARTS.  335 

avantages  que  devait  apporter  à  leur  agriculture  l'existence  d'un  établisse- 
ment considérable  bien  dirigé  et  occupé  par  des  ouvriers  français,  qui,  s'ils 
travaillent  beaucoup,  aiment  aussi  à  bien  vivre  et  dépensent  largement.  Déjà 
un  peu  de  mieux  se  fait  sentir  dans  les  environs,  et  on  remarque  une  grande 
différence  entre  les  babitations  grecques  du  village  voisin  et  celles  des  villages 
plus  éloignés.  Les  chambres  sont  plus  propres  et  mieux  aérées;  l'usage  des 
chaises,  des  tables,  des  matelas,  inconnus  à  quelques  lieues  de  là,  s'y  répand 
de  jour  en  jour.  La  nourriture  y  est  plus  saine  et  plus  abondante.  Si  cet  établis- 
sement prospère,  ce  bien-être  s'étendra  rapidement  à  toutes  les  maisons ,  car 
ce  pays  est  merveilleusement  situé  pour  y  appeler  les  étrangers.  Tous  les 
versans  inférieurs  du  Knémis  sont  couverts  de  forêts,  et  des  sources  d'eau 
minérale  qui  jaillissent  du  pied  des  rochers,  près  de  Palœo-Chori,  permettent 
d'y  établir  des  bains  d'eau  thermale.  Un  bateau  à  vapeur  qui  irait  de  là 
à  Porto-Raphti ,  à  cinq  lieues  d'Athènes,  en  passant  sous  le  pont  un  peu 
élevé  de  l'Euripe,  à  Chalcis,  transformerait  complètement  ces  riches  cam- 
pagnes de  la  Locride,  et ,  en  peu  d'années,  elles  pourraient  être  couvertes  de 
petites  maisons  d'été.  J'ai  rencontré  là  des  sites  charmans.  Ces  améliorations 
réagiraient  bien  vite  sur  une  population  aussi  active  et  aussi  intelligente  que 
la  population  grecque.  J'ai  vu  moi-même  qu'au  moment  de  mon  arrivée  l'es- 
prit de  jalousie  avait  déjà  disparu  pour  faire  place  à  l'esprit  d'union.  J'en  eus 
une  preuve  frappante  à  l'occasion  d'une  fête  curieuse  à  laquelle  j'assistai  le 
lendemain  dimanche  2  mai.  M.  Roberty  avait  annoncé  que,  pour  célébrer 
l'anniversaire  de  la  Saint-Philippe,  il  invitait  ce  jour-là  tous  les  employés  de 
sa  manufacture,  maîtres  et  ouvriers,  Français,  Italiens,  Allemands,  Anglais, 
Grecs,  Albanais  et  Bulgares ,  à  une  partie  de  campagne  dans  une  belle  forêt 
située  au-delà  de  Thronium.  Je  fus  invité  aussi  et  fus  charmé  de  cette  occa- 
sion qui  s'offrait  à  moi  de  satisfaire  amplement  ma  curiosité. 

Nous  partîmes  tous  à  pied,  au  nombre  de  plus  de  soixante.  Nous  traver- 
sâmes le  Boagrius,  ou  Platania,  à  l'aide  d'arbres  morts  jetés  sur  les  rochers 
du  torrent ,  et  nous  remontâmes  son  cours  en  laissant  Thronium  à  notre 
gauche.  Plusieurs  fois  nous  eûmes  à  traverser  au  milieu  des  bois  la  Platania 
et  ses  affluens  à  l'aide  de  ponts  improvisés.  Ces  torrens  au  cours  si  incertain 
sont  un  des  grands  obstacles  qui  empêchent  les  voyages  à  pied  en  Grèce, 
comme  tout  le  monde  peut  les  faire  en  Suisse;  il  faut  des  chevaux  pour  tra- 
verser sans  cesse  les  torrens  et  les  bords  des  valtos,  ou  terres  marécageuses. 
Nous  continuâmes  à  cheminer  à  travers  des  bosquets  remplis  de  fort  beaux 
arbres,  jusqu'au  pied  de  la  montagne  de  Basilissa,  qui  sépare  cette  vallée  de 
la  belle  et  vaste  vallée  de  Livadie.  Pouqueville  a  cru  à  tort  que  la  montagne 
appelée  Basilissa  était  placée  dans  les  Thermopyles  même,  et  qu'elle  devait 
ce  nom  au  souvenir  de  l'invasion  armée  du  grand  roi.  La  Basilissa  est  fort  en 
avant  des  Thermopyles  et  très  éloignée  de  la  route  qu'a  suivie  l'armée  per- 
sane. Nous  nous  arrêtâmes  enfin  dans  une  situation  charmante,  que  nous 
indiqua  un  berger,  près  d'un  village  qui  a  conservé,  dans  son  nom  de  Kom- 
nina,  le  souvenir  de  la  domination  des  Comnène.  Une  source  d'eau  excellente 


336  REVUE  DE  PARIS. 

jaillissait  de  terre,  et.  à  peine  née,  elle  allait,  à  quelques  pas  de  là ,  confondre 
ses  eaux  avec  celles  d'un  torrent,  qui  se  repliaient  autour  d'un  tertre  frais  et 
en  faisaient  comme  une  petite  île  de  verdure.  De  beaux  arbres  aux  formes  les 
plus  pittoresques  ombrageaient  de  toutes  parts  cette  pelouse.  En  peu  d'instans 
un  campement  fut  dressé.  Les  brandies  feuillues  tombèrent  sous  les  yatagans 
et  les  haches.  Nous  avions  été  accompagnés  dans  notre  marche  de  deux  pavil- 
lons, le  pavillon  français  et  le  pavillon  grec,  qu'un  Français  et  un  Grec  fai- 
saient flotter  au-dessus  de  nos  têtes.  Arrivés  à  notre  station,  ils  s'élancèrent 
au  plus  haut  d'un  grand  chêne,  et  sur  la  plus  belle  branche  ils  les  déployè- 
rent gracieusement.  On  s'occupait  pendant  ce  temps  des  préparatifs  du  repas, 
et,  en  vérité,  je  crus  assister  à  un  repas  homérique.  Des  moutons  composaient 
le  fond  de  ce  dîner  de  campagne.  Pendant  que  quelques  pallikares,  habitués 
à  des  festins  de  montagne,  faisaient  tomber  des  arbres  pour  alimenter  le  feu, 
préparaient  les  fourches  de  bois  à  planter  dans  la  terre  pour  y  poser  des  bran- 
ches taillées  en  broche ,  leurs  compagnons  saisissaient  les  moutons  amenés 
vivans,  les  égorgeaient  près  des  eaux  du  torrent,  les  attachaient  à  un  arbre, 
les  dépouillaient  en  un  instant  de  la  peau,  comme  le  faune  dont  on  voit  la 
statue  au  musée  de  Isaples,  nettoyaient  leurs  entrailles,  et  frottaient  les  mou* 
tons  de  graisse  et  de  sel.  Ainsi  préparés,  les  moutons  étaient  embrochés  dans 
un  long  pieu  que  tournait  un  pallikare  devant  un  énorme  feu  qui  flamboyait 
en  plein  air,  tandis  qu'un  autre  les  frottait  avec  la  graisse  appliquée  à  une 
longue  branche  de  myrte.  Les  entrailles  enveloppées  autour  d'une  baguette 
de  fusil  et  bien  nettoyées  et  épicées  sont  braisées  plus  promptement  et  for- 
ment un  mets  véritablement  excellent  appelé  koukouretze.  Il  faut  environ  une 
heure  pour  cuire  le  mouton  entier,  et  plusieurs  moutons  rôtissaient  à  la  fois 
sur  les  trois  côtés  de  chacun  des  grands  feux  qu'on  venait  d'allumer.  Un 
Européen  s'imaginerait  que,  cuit  si  tôt  après  être  tué,  un  mouton  doit  faire 
un  fort  mauvais  mets  et  que  la  chair  doit  être  dure;  il  n'en  est  rien,  et  ce 
mouton,  préparé  ainsi  à  la  manière  homérique,  est  tendre  et  succulent. 

La  table  est  tout  aussi  champêtre  que  le  repas.  On  abat  un  énorme  amas 
de  feuillage,  que  dans  ces  lieux  frais  et  inhabités  n'a  jamais  souillés  la  pous- 
sière. On  en  fait  une  sorte  de  lit  de  deux  ou  trois  pieds  de  hauteur,  et  ce  lit 
de  feuillage  c'est  la  table;  chacun  s'assied  à  l'entour  sur  un  autre  lit  de  feuil- 
lage recouvert  de  sa  talagauis.  Des  oignons  verts,  des  œufs  durs  et  du  paiû 
sont  placés  devant  chacun  des  assistans;  puis  un  pallikare  saisit  le  mouton , 
et  de  son  yatagan  sépare  les  membres  et  les  jette  sur  la  table  de  leuillaiie.  La 
tzitza  de  bois  circule  à  la  ronde  pour  humecter  ce  repas  avec  d'excellent  vin 
d'Eubée. 

Autour  de  cette  table  rustique  étaient  assis  des  hommes  de  toute  nation. 
Grecs,  Turcs  et  Francs;  c'était  un  mélange  curieux  de  toutes  les  langui  s  et 
de  toutes  les  races,  et  les  notables  du  village  voisin  étaient  venus  se  joindre 
en  amis  à  notre  fête.  Les  Grecs  pauvres^sont  peu  habitués  à  sortir  de  leur 
vie  régulière  d'abstinence;  ils  ne  peuvent  jamais,  ainsi,  que  nos  ouvriers, 
compter  sur  un  travail  extraordinaire  pour  compenser  une  dépense  extraor- 


REVUE  DE  PARIS.  337 

dinaire  qu'ils  auraient  faite;  ils  sont  donc  toujours  fort  réservés  dans  leurs 
plaisirs.  Les  Albanais  sont  plus  insouciaus  de  l'avenir  et  plus  expansifs,  plus 
bruyans  aussi  dans  leurs  momens  de  gaieté.  Nous  finies  cbanter  des  chansons 
françaises,  grecques,  albanaises  et  bulgares.  L'n  jeur.e  garçon  albanais  de 
treize  à  quatorze  ans,  à  la  voix  de  fausset  extrêmement  élevée  et  qu'il  for- 
çait de  son  mieux,  entonna  la  chanson  albanaise,  tandis  que  ses  compatriotes, 
assis  en  cercle  autour  de  lui,  répétaient  le  refrain  en  chœur.  Les  airs  bul- 
gares sont  plus  vifs  et  plus  saccadés  que  les  airs  grecs;  les  airs  grecs  sont 
toujours  dits ,  par  les  beaux  chanteurs,  avec  un  accent  nasillard  qui  en  dé- 
truit outrageusement  la  mélodie.  Cinq  ou  six  de  ces  airs  auraient  mérité 
d'être  recueillis;  c'est  une  mélodie  simple  et  sans  accord  parfait,  mais  par- 
fois une  idée  musicale  assez  gracieuse  s'y  fait  jour.  Après  les  chants  on  porta 
les  toasts,  celui  du  roi  de  France  pour  la  fête  duquel  nous  étions  tous  réunis, 
et  celui  du  roi  de  Grèce  sur  le  territoire  duquel  était  venue  s'implanter  cette 
nouvelle  colonie  industrielle,  et  de  nombreux  polyebronia  firent  retentir  les 
bois.  Aux  chants  succédèrent  les  danses  de  toute  espèce.  Les  Bulgares,  qui 
vivent  presque  toute  l'année  dans  la  plus  grande  abstinence,  se  livraient  avec 
bonheur  aux  plaisirs  d'une  fête  si  nouvelle  pour  eux,  et  formaient  des  rondes 
fort  animées.  La  danse  des  Grecs  ne  manque  pas  d'une  certaine  grâce,  mais 
elle  est  lente  et  froide,  et  les  beaux  danseurs  se  balancent  beaucoup  trop.  La 
ronde  des  Turcs  est  beaucoup  moins  gracieuse,  mais  plus  vive  et  plus  gaie, 
et  on  y  retrouve  fréquemment  les  germes  de  la  mazourque  des  Hongrois, 
leurs  compatriotes  antiques,  et  parfois  de  la  valse  allemande.  La  danse  ter- 
minée, on  se  livra  à  l'exercice  du  tir;  un  prix  fut  promis  au  meilleur  tireur. 
et  ce  fut  un  ancien  klephte  qui  le  remporta  avec  sa  longue  carabine.  Son 
adresse  a  dû  être  fatale  à  plus  d'un  Turc  dans  les  désordres  de  sa  vie  kleph- 
tique;  c'est  aujourd'hui  un  garde-chasse  habile  et  régulier. 

Tout  se  passa  dans  l'ordre  le  plus  parfait  et  la  meilleure  harmonie,  et  il 
n'y  eut  pas  une  parole,  pas  un  geste  blessant  pour  aucun  des  convives.  Xous 
nous  étions  assurés  des  montures  pour  le  retour;  une  musique  improvisée, 
cors-de-chasse,  clarinettes,  flûtes  de  France,  guitares  grecques  et  tambours 
turcs,  nous  précédait  avec  les  deux  bannières  déployées  de  France  et  de  Grèce. 
Tous  à  cheval,  nous  fîmes  une  halte  sur  les  ruines  de  l'homérique  cité  de 
Throrïium,  qui  peut  se  relever  à  Kainourio-Khorio,  et  nous  rentrâmes  sans 
encombre,  fort  satisfaits  d'une  fête  qu'on  eût  cru  impossible  en  Grèce  dix- 
ans  auparavant. 

Blchoiv. 


LETTRES  ÉCRITES  D'ITALIE. 


ARRIVES    A    ROME. 


Novembre  1823. 

Enfin  je  suis  dans  la  ville  éternelle,  et  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  vérifier  une 
partie  de  la  prédiction  d'Horace,  qui  assurait  que  les  vils  troupeaux  paî- 
traient sur  les  ruines  des  grands  empires  de  l'Asie,  quand  on  verrait  encore 
briller  les  murs  du  Capitule.  J'ai  vu  en  effet  le  Capitole  moderne  assis  sur 
les  fondemens  vraiment  cyclopéens  du  Tabularium,  ruines  de  l'ensemble  des 
édifices  qui  couvraient  le  mont  Capitolin.  Mais  par  un  concours  de  circons- 
tances qui,  d'une  part,  donnent  quelque  poids  à  la  prophétie  du  poète,  et  qui 
cependant  confondent  l'orgueil  humain,  entre  le  Capitole  et  le  Colysée,  sur  ce 
forum  si  célèbre,  naguère  encore  les  troupeaux  vivaient  en  paix.  Je  ne  pourrai 
jamais  réussir  à  vous  rendre  l'impression  compliquée  d'étonnement,  de  tris- 
tesse et  d'admiration  qu'a  éveillée  en  moi  cette  imposante  portion  du  cadavre 
de  Rome  antique.  Ces  colonnes  solitaires,  noircies  par  le  feu  des  incendies  et 
ravagées  par  le  temps,  ces  restes  de  temple  dont  l'œil  ne  peut  saisir  les  rap- 
ports réciproques,  ces  arbres  plantés  en  ordre  sur  ce  terrain  inégal;  d'un  côté 
des  églises  modernes  qui  ne  suivent  point  d'alignement  fixe;  de  l'autre  les 
débris  immenses  des  palais  des  Césars,  sur  lesquels  sont  établis  les  jardins 
Farnèse,  dont  les  terrasses  et  les  bâtiments  couvrent  déjà  de  leurs  ruines  les 


REVUE  DE  PARIS.  339 

ruines  sur  lesquelles  ils  reposent;  un  certain  désordre  daus  cette  place  pu- 
blique, qui  résulte  à  la  fois  et  de  l'incurie  des  magistrats  et  des  inconcevables 
attérissemens  sous  lesquels  Romejest  comme  ensevelie;  tout  cela  tourmente 
l'œil,  fatigue  l'esprit,  et  jette  l'aine  dans  une  tristesse  sombre  comme  les  objets 
qui  la  fout  naître,  grande  comme  les  souvenirs  qu'ils  réveillent. 

Arrivé  d'hier,  j'ai  voulu  voir  aujourd'hui  ce  forum  romanum  pour  acquérir 
la  certitude  que  je  suis  à  Pvome,  tant  ce  que  j'ai  vu  en  entrant  dans  cette  ville 
m'avait  éloigné  de  cette  idée.  Au  moment  même  où  je  vous  écris,  je  doute 
encore  si  je  suis  dans  ses  murs,  et  ce  que  vous  venez  de  lire  est  comme  le 
récit  d'un  songe  extraordinaire  dont  j'aurais  vivement  conservé  la  mémoire. 
Ce  spectacle  a  même  laissé  une  trace  si  forte  dans  mon  imagination,  que  j'ai 
oublié  l'ordre  de  mes  récits,  et  qu'involontairement  je  vous  ai  transporté 
dans  Rome  antique  sans  penser  que,  par  mes  lettres,  vous  n'êtes  encore  qu'à 
Terni.  Pardonnez-moi  donc  cette  transposition  si  naturelle ,  et  reprenons  le 
récit  de  mon  voyage. 

Si  les  habitans  d'un  pays  sont  flattés  des  condescendances  que  l'on  a  quel- 
quefois pour  leurs  usages,  souvent  aussi  ils  prennent  une  idée  favorable  des 
voyageurs  qui,  respectant  ceux  de  leur  propre  patrie,  acceptent  tranquille- 
ment un  malaise  passager  plutôt  que  de  faire  une  chose  qui  ne  leur  convient 
pas.  Dès  que  nous  fûmes  hors  de  Terni,  j'eus  l'occasion  de  reconnaître  la  vérité 
de  ce  que  j'avance.  L'ecclésiastique,  le  Transteverin  et  le  jeune  Romain  qui 
m'accompagnaient,me  remercièrent  de  ce  que  je  n'avais  pas  voulu  troubler 
leur  sommeil  pour  faciliter  le  mien,  et  firent  gaiement  l'éloge  du  caractère  des 
Français,  qui  savent  coucher  sur  la  dure  au  besoin.  Le  Transteverin  en  par- 
ticulier, loin  de  me  montrer  de  l'humeur  de  ce  que  j'avais  fait,  il  est  vrai, 
sans  aucun  sentiment  de  fierté,  me  saisit  la  main  et  me  dit  :  —  Soyez  tran- 
quille, je  vous  ferai  bien  donner  un  lit  ce  soir  à  Civita-Castellana.  Cette  petite 
aventure  augmenta  l'intimité  qui  s'était  déjà  établie  entre  nous  la  veille,  et 
ne  contribua  pas  peu  à  me  rendre  agréable  une  route  que,  dans  mon  impa- 
tience de  voir  Rome,  je  commençais  à  trouver  un  peu  longue. 

Nous  traversâmes  JNarni  sans  nous  arrêter.  En  sortant  de  cette  ville ,  on 
laisse  les  Apennins  sur  la  gauche,  vers  la  partie  qui  mène  dans  les  Abruzzes, 
et  l'on  s'engage  dans  un  chemin  taillé  en  corniche  qui  suit  les  sinuosités  de 
la  Neva,  que  l'on  voit  couler  au  fond  d'une  vallée  solitaire  et  boisée.  Ce  lieu 
m'a  rappelé  tout-à-fait  la  route  percée  au  milieu  des  montagnes  du  Cantal, 
qui  conduit  de  la  forêt  du  Liorent  à  Vie  en  Carladez.  Ces  analogies,  fréquentes 
entre  l'Italie  et  l'Auvergne,  me  frappent  sans  cesse,  et  l'on  doit  moins  s'en 
étonner  quand  on  réfléchit  que  ces  deux  contrées ,  ayant  été  également  le 
foyer  de  volcans  terribles,  ont  dû  recevoir  des  modifications  de  formes  exté- 
rieures à  peu  près  semblables.  Ce  qui  rend  ces  rapports  géologiques  si  frap- 
pans,  c'est  l'analogie  que  l'on  découvre  encore  dans  la  construction  des  habi- 
tations et  même  des  églises.  Il  n'est  pas  jusqu'au  caractère  des  hommes  où 
l'on  ne  rencontre  des  traits  de  ressemblance  qui,  il  faut  le  dire  cependant, 


340  REVUE  DE  PARIS. 

sont  accompagnés  de  différences  qui  n'en  rendent  que  plus  curieuse  la  com- 
paraison continuelle  que  l'on  est  entraîné  à  faire.  Lorsqu'on  a  dépassé  la  forêt 
de  Ponte  Sanguinare,  on  rentre  dans  un  pays  cultivé  que  l'on  parcourt  avec 
plaisir  mais  sans  intérêt  jusqu'à  Otricoli,  petit  bourg  situé  sur  une  hauteur. 
A  l'endroit  le  plus  élevé  de  ce  grand  village,  qui ,  à  ce  que  pensent  les  anti- 
quaires, faisait  partie  de  l'ancienne  ville  d'Otriculum,  on  voit  les  ruines  d'un 
château  dont  les  fondations  peuvent  bien  être  celles  de  l'ancienne  citadelle  de 
cette  ville.  Les  ruines  assez  apparentes,  quoique  couvertes  de  terre  et  de  végé- 
tation, s'étendent  à  quelque  distance  dans  la  plaine  et  sur  les  bords  du  Tibre. 
De  quelque  côté  que  l'on  tourne  les  yeux,  les  aspects  de  la  campagne  sont 
beaux,  mais  j'avais  un  plaisir  singulier  à  diriger  mes  regards  vers  ce  Tibre 
nui,  dans  cet  endroit,  fait  un  circuit  gracieux  et  semble  tourner  sur  lui-même 
pour  aller  vers  Rome.  Je  suivais  son  cours  autant  que  la  vue  peut  s'étendre, 
et,  dans  mon  imagination ,  je  cherchais  les  intervalles  de  montagnes  entre  les- 
quelles ses  eaux  pouvaient  trouver  passage  et  me  conduire  ainsi  vers  cette 
Rome  où  toutes  mes  idées  allaient  aboutir;  mais  je  ne  pouvais  aller  plus  loin 
que  le  mont  Soracte,  dont  la  cime  majestueuse  s'élève  au-dessus  de  tout  ce  qui 
l'environne.  De  là  je  n'établissais  plus  que  vaguement  la  direction  de  la  grande 
ville,  me  rappelant  que  du  haut  de  ses  collines  on  voit  le  Soracte,  puisque 
Horace  a  signalé  l'approche  de  l'hiver  par  les  neiges  qu'il  aperçoit  sur  son 
sommet.  Pendant  que  je  me  livrais  à  ces  réflexions,  mes  regards  furent  attirés 
par  un  phénomène  qui,  bien  que  fort  commun,  me  cause  toujours  un  éton- 
nement  nouveau.  Le  sol  élevé  sur  lequel  reposent  les  fondemens  du  vieux 
château  d'Otricoli  est  en  partie  composé  d'un  amas  immense  de  cailloux  de 
rivière  contenus  par  un  ciment  naturel  aussi  dur  que  la  pierre.  L'idée  des 
révolutions,  des  bouleversemens  de  terrain  que  l'assemblage  et  la  position 
de  ces  objets  fait  naître,  met  un  certain  trouble  dans  l'esprit  auquel  je  ne  puis 
me  faire,  et  l'image  de  la  destruction  a  quelque  chose  de  moins  fatigant 
pour  moi  que  celle  du  désordre.  En  effet ,  j'éprouvai  une  espèce  de  repos 
intérieur  en  reportant  mes  yeux  sur  les  ruines  de  l'ancienne  Otriculum ,  qui 
est  à  un  mille  de  distance  du  lieu  où  je  me  trouvais;  on  les  voit  dans  la  plaine 
auprès  du  Tibre ,  comme  on  distingue  une  tombe  dont  la  terre,  n'ayant  pas 
encore  repris  le  niveau  du  sol  qui  l'entoure,  est  cependant  déjà  couverte 
d'herbe.  Le  silence  et  le  calme  régnent  autour  de  ce  lieu  qui  n'est  même  pas 
touché  par  le  soc  du  laboureur;  l'insatiable  antiquaire  a  seul  pénétré  sous  les 
ruines  de  cette  ville  qui  sans  doute  fut  opulente,  puisqu'on  n'a  pas  dédaigné 
d'orner  l'une  des  plus  belles  salles  du  Vatican  des  statues  et  des  mosaïques 
somptueuses  qu'on  y  a  trouvées. 

Sur  la  gauche  on  voit  les  montagnes  de  la  Sabine,  dont  on  distingue  très 
bien  la  capitale,  Magliano,  située  sur  une  assez  grande  élévation.  Eutre 
Otricoli  etBorghetto,  on  quitte  TOmbrie,  dont  tout  le  territoire  est  si  pro- 
ductif, pour  entrer  dans  un  pays  où  la  culture  devient  plus  rare  et  les  traces 
de  la  volcanisation  plus  communes.  Avant  Borghetto,  pauvre  village  malsain 


REVUE   DE  PARIS.  341 

et  sans  ressource,  on  traverse  le  Tibre  sur  un  fort  beau  pont  qui  date  du 
temps  d'Auguste  et  qui  a  été  restauré  par  le  pape  Sixte  V.  Vous  devez  conce- 
voir, mon  cher  ami,  l'espèce  d'activité  que  donne  à  l'esprit  et  à  la  mémoire 
d'un  homme  tant  soit  peu  instruit  le  passage  d'un  fleuve  comme  le  Tibre, 
sur  un  pont  construit  à  deux  époques  si  éloignées  et  par  des  hommes  tels  que 
l'empereur  et  le  pape  que  j'ai  nommés.  Je  vous  assure  que  je  suis  très  disposé 
maintenant  à  pardonner  les  grandes  phrases  que  font  la  plupart  des  voyageurs 
en  Italie;  j'éprouve  si  vivement  moi-même  le  besoin  d'exprimer,  par  des  excla- 
mations, les  rapprorhemens  historiques  qu'on  est  forcé  d'y  faire,  les  grands 
souvenirs  qu'on  y  recueille,  que  je  suis  obligé  de  me  tenir  en  bride  pour  vous 
épargner  cet  ennui. 

Jusqu'à  Civita-Castellana ,  où  nous  avons  couché,  je  ne  me  rappelle  rien 
qui  ait  fixé  mon  attention,  soit  qu'il  ne  se  trouve  rien  de  remarquable,  en  effet, 
soit  que,  préoccupé  de  Rome,  je  n'aie  point  porté  une  attention  suffisante  sur 
les  objets  que  m'offrait  la  route.  Mais  en  approchant  de  Civita-Castellana ,  qui 
occupe  une  hauteur,  je  n'ai  pu  m'empêcher  d'admirer  l'encaissement  de  la 
Triulia ,  les  énormes  rochers  qui  forment  son  lit,  cette  profusion  de  plantes 
de  toute  espèce  qui  contribuent  à  donner  à  la  rivière  une  teinte  obscure,  un  as- 
pect terrible.  Sur  ce  torrent  on  a  jeté  un  pont  dont  les  dimensions  prodigieuses 
répondent  à  la  hauteur  et  à  la  hardiesse  des  roches  qu'il  devait  unir.  Lorsqu'on 
est  dessus  et  qu'on  plonge  ses  regards  dans  le  double  abîme  au  fond  duquel 
sa  base  repose,  on  ne  sait  si  l'on  est  plus  vivement  ému  de  la  vue  du  site 
extraordinaire  qui  se  présente  à  vos  regards,  ou  de  l'incroyable  hardiesse  des 
hommes  qui  ont  construit  ce  pont,  plus  haut,  dit-on,  que  celui  du  Gard.  Les 
villes  d'Italie  éprouvent  le  même  sort  que  les  statues  des  musées  de  l'Europe  : 
les  antiquaires  les  débaptisent  de  temps  en  temps.  Civita-Castellana,  où  l'on 
croyait  tellement  avoir  retrouvé  l'emplacement  de  J'eies  que  les  habitans  ont 
orné  toutes  les  portes  de  leur  ville  de  l'S.  P.  Q.  V.,  voit  aujourd'hui  ses  pré- 
tentions discutées;  elle  est  à  la  veille  d'être  contrainte  de  substituer  un  F. 
au  V.  depuis  qu'on  a  trouvé  qu'elle  occupe  l'ancien  territoire  de   Fesce- 
nium.  Civita-Castellana,  qui  ne  contient  pas  deux  mille  habitans,  pourrait 
passer  pour  triste  si  un  aspect  de  gravité  antique  ne  dissimulait  ce  défaut. 
Outre  une  citadelle,  qui  couronne  toujours  bien  une  ville ,  on  y  trouve  une 
place  spacieuse  assez  régulière,  où  l'on  a  rassemblé  des  fragmens  mutilés  de 
statues  de  sénateurs  et  de  dames  romaines;  une  fontaine  placée  au  centre 
anime  un  peu  cet  espace  trop  grand  pour  une  ville  qui  compte  un  si  petit 
nombre  d'habitans.  Il  faut  croire  que  les  détails  que  les  historiens  ont  donnés 
sur  la  ville  de  Veies  sont  bien  incomplets,  puisque  l'on  ne  peut  la  reconnaître 
à  sa  position  et  à  la  nature  des  lieux  qui  l'entouraient.  Certes,  si  la  Veies  an- 
tique eût  été  placée  là  où  est  Civita-Castellana,  il  me  paraîtrait  difficile  que 
les  historiens  de  la  prise  de  cette  ville,  dont  le  siège  a  duré  autant  que  celui 
de  Troie,  n'eussent  pas  eu  l'occasion  de  dire  un  mot  de  l'énorme  fossé  de 
roches  au  fond  duquel  coule  la  Triglia ,  et  qui  entoure  les  trois  quarts  de  la 
ville  moderne  où  l'on  a  cru  reconnaître  Veies. 

TOME  XIII.      JA3YIEB.  24 


342  REVUE  DE  PARIS. 

Cependant  nous  avons  pris  un  repas  et  couché  à  Civita  Castellana.  Le 
Transteverin ,  fidèle  à  sa  promesse,  me  fit  donner  une  chambre  et  un  lit  sé- 
parés; je  fus  sensible  à  cette  attention.  Malheureusement  les  auberges  de  ce 
côté  des  élats  romains  (j'en  excepte  toutefois  celle  de  Terni  )  sont  très  mau- 
vaises, et  mes  compagnons  de  voyage,  qui  faisaient  cette  observation  auss 
bien  que  moi,  tachaient  de  distraire  mon  attention  de  ce  défaut  si  commun 
dans  leur  pays,  en  la  reportant  sur  le  plaisir  que  j'aurais  le  lendemain  en 
apercevant  de  loin  le  dôme  de  Saint-Pierre  et  en  entrant  à  Rome.  Enfin  ce 
jour  tant  désiré  est  arrivé,  et  dès  le  matin  nous  nous  sommes  mis  en  route 
pour  Nepi,  abandonnant  la  via  Flaminia,  qui  est  devenue  très  mauvaise, 
pour  atteindre  la  via  Cassia,  qui  aboutit  à  la  porte  du  Peuple.  A  mesure  que 
l'on  avance,  il  est  facile  de  reconnaître  que  le  terrain  est  rempli  de  débris 
volcaniques;  la  végétation  devient  rare,  et  de  temps  en  temps  on  voit  des 
buissons  arides  ou  des  chênes  qui  semblent  indiquer  les  restes  d'une  antique 
forêt.  La  route  est  tracée  sur  un  terrain  inégal  dont  l'horizon,  parfois  assez 
étendu,  ne  permet  cependant  pas  au  voyageur  de  reconnaître  s'il  est  dans  un 
pays  de  plaine  ou  de  montagne.  On  arrive  à  Baccano,  village  hideux  qui  fait 
naître  les  idées  les  plus  sinistres.  Une  vingtaine  de  maisons  dominées  par  une 
tour  ancienne  occupent  une  légère  élévation  placée  au  milieu  d'une  enceinte 
de  montagnes  où  l'on  croit  reconnaître  les  parois  déformées  d'un  ancien  vol- 
can. Rien  n'est  plus  triste  que  la  vue  de  ce  grand  amphithéâtre  sans  végéta- 
tion et  de  ces  maisons  inhabitées  qui  semblent  être  le  temple  de  la  famine  et  de 
la  peste.  Aussi  éprouve-t-on  une  joie  vive  quand  on  est  près  de  dépasser  le 
rebord  de  ce  grand  cratère.  Arrivé  au  point  le  plus  élevé,  on  découvre  dans 
l'éloignement  et  avec  peine  la  coupole  de  Saint-Pierre.  C'est  à  moitié  chemin 
de  Baccano  et  de  la  Storta  qu'est  sur  la  gauche  le  lieu  où  l'on  pense  que  fut 
située  la  ville  de  Veies.  La  singularité  de  cette  campagne,  jointe  aux  souvenirs 
curieux  éveillés  en]  moi  par  les  renseignemens  que  je  recevais,  ont  apporté 
dans  mon  esprit  un  vague  qui  pourra  faire  tort  à  ma  mémoire,  et,  dans  tout 
le  cours  de  cette  dernière  journée,  j'ai  eu  l'imagination  remplie  de  l'idée  des 
volcans,  des  villes  antiques,  des  déserts  et  de  Rome.  Aux  environs  de  la 
Storta- commence  Yagro  Romano,  la  campagne  de  Rome,  le  patrimoine  de 
saint  Pierre.  On  ne  peut  se  faire  une  idée  des  solitudes  qui  se  présentent  à 
la  vue.  Le  terrain  inégal,  sans  végétation,  n'offre  au  voyageur  que  l'appa- 
rence d'une  terre  qui,  comme  une  masse  une  fois  liquide,  et  qui  n'aurait 
point  eu  de  niveau  fixe,  se  serait  tout  à  coup  raffermie  dans  cet  état  de  dés- 
ordre. La  route  monte  et  descend  toujours,  tourne  et  retourne  sans  cesse; 
tantôt  l'horizon  s'étend ,  tout  à  coup  il  se  resserre,  et  pas  un  arbre,  pas  une 
roche  ne  se  présente  pour  vous  faire  juger  de  l'espace  que  vous  avez  parcouru. 
Nos  landes  sont  un  pays  délicieux  en  comparaison  de  ce  coin  de  terre,  qui  à 
la  tristesse  de  ses  aspects  joint  encore  le  défaut  d'être  pestilentiel  une  partie 
de  l'année.  J'avoue  que  ce  fut  avec  plaisir  que  je  me  vis  hors  de  ces  campa- 
gnes maudites  et  que  je  reposai  mes  yeux  sur  le  dôme  de  Saint-Pierre  et 
la  partie  de  Rome  qui  est  à  la  gauche  du  monte  Mario.  Je  vis  sur  la  route 


REVUE  DE  PARIS.  343 

plusieurs  antiquités;  la  plus  remarquable  est  le  tombeau  qui  passait  autre- 
fois pour  celui  de  Néron,  et  que  l'on  dit  être  aujourd'hui  celui  de  G.  Yitius 
Marianus.  Cet  énorme  cube,  placé  sur  un  piédestal  en  ruine,  frappe  par  sa 
masse  et  sa  simplicité.  Plus  loin  on  arrive  près  du  Tibre,  que  l'on  traverse 
sur  le  ponte  Mole  (pons  Milvhis),  d'où  Constantin  eut  la  fameuse  vision  du 
Labarum,  au  moment  où  il  livrait  bataille  à  Maxence.  J'avais  désiré  trop 
vivement  le  matin  d'arriver  à  Rome  pour  que  mes  impressions  eussent  con- 
servé leur  fraîcheur.  J'entrai  dans  le  faubourg  de  cette  ville  comme  j'aurais 
traversé  Passy,  et  la  vue  de  la  porte  et  de  la  place  du  Peuple,  de  la  grande 
aiguille  qui  la  décore,  des  trois  grandes  rues  divergentes  qui  viennent  y 
aboutir,  ne  purent  me  tirer  de  l'insensibilité  où  j'étais  tombé.  Il  faut  dire 
aussi  qu'à  ce  moment  la  présence  dans  la  voiture  d'un  commis  qui  était  chargé 
de  nous  mener  à  la  douane  détourna  tout-à-fait  mon  attention  de  ce  qui  pou- 
vait se  présenter  de  curieux  dans  les  rues.  J'avais  fait  plomber  ma  malle  à  la 
frontière  des  états  romains,  et  je  pensai  que  la  visite  de  quelques  livres  indis- 
pensables pour  mon  voyage  serait  bientôt  faite.  Arrivé  à  la  douane,  j'eus  en 
une  demi-heure  un  échantillon  de  Rome  moderne.  L'édifice  de  la  douane  est 
construit  dans  les  ruines  d'un  temple  dédié  à  Antonin-le-Pieux.  Entre  les 
onze  colonnes  corinthiennes  de  marbre  blanc  qui  restent  de  ce  monument, 
on  a  fait  des  croisées,  on  a  bâti  des  salles,  en  sorte  que  le  temple  et  la  douane 
sont  si  bien  confondus  l'un  avec  l'autre  que  l'on  ne  sait  ce  que  l'on  voit.  En 
entrant  dans  la  cour,  on  aperçoit  les  énormes  blocs  de  marbre,  fragmens  de 
la  voûte  de  la  ce/ la;  mais  on  ne  peut  rester  long-temps  à  observer  ces  an- 
tiquités sans  courir  le  risque  d'être  culbuté  par  les  ballots  que  l'on  roule  de 
tous  côtés.  Malgré  le  désir  assez  naturel  que  j'avais  de  regarder  attentive- 
ment ces  colonnes,  les  premières  de  cette  dimension  que  je  visse,  il  fallut  ou- 
vrir mon  paquet.  A  la  vue  des  livres  que  j'avais  eu  soin  de  mettre  en  évi- 
dence, le  commis  frémit,  comme  s'il  eut  découvert  vingt  douzaines  de  ces 
stylets  avec  lesquels  on  termine  les  disputes  à  Rome.  J'eus  l'idée  qu'il  pen- 
sait que  j'étais  libraire,  et,  pour  le  dissuader,  je  lui  fis  voir  que  j'avais  en 
tout  neuf  volumes,  six  de  l'histoire  de  la  peinture  en  Italie  par  Lanzi,  un 
Virgile,  un  Dante  et  un  Milton,  bien  feuilletés,  assez  sales  même,  ce  qui  ne 
devait  pas  lui  laisser  douter  qu'ils  ne  fussent  réservés  à  mon  propre  usage. 
Cependant  on  fit  un  paquet  de  ma  bibliothèque  de  voyage,  et  l'on  m'indiqua 
une  heure  pour  venir  assister  à  la  visite  le  lendemain.  En  effet,  le  matin 
je  suis  retourné  à  la  douane,  où  le  commis  qui  lit  a  jugé  que  mes  livres  pou- 
vaient être  lus  sans  inconvénient.  Cette  formalité  fut  promptement  remplie, 
mais  il  n'en  fut  pas  de  même  de  celle  des  enregistremens ,  signatures,  con- 
tresignatures  qu'il  fallut  faire  mettre  sur  le  papier  avec  lequel,  au  bout  d'une 
heure  et  demie,  on  me  rendit  mes  livres  et  le  dépôt  d'argent  que  j'avais  été 
obligé  de  faire  à  la  frontière. 

Vous  me  connaissez,  mon  ami,  vous  savez  que  je  me  fais  une  loi  de  res- 
pecter celles  des  pays  où  je  vais.  C'est  d'ailleurs  une  condition  que  doit  s'im- 

24. 


34-4  REVUE   DE   PARIS. 

poser  tout  voyageur,  que  de  supporter  sans  mot  dire  les  usages  établis  dans  les 
lieux  où  il  se  trouve,  sauf  à  lui  de  se  retirer  s'ils  blessent  son  honneur  et  sa 
conscience.  Je  ne  vous  rapporte  donc  point  ce  qui  arrive  à  la  douane  de  Rome 
comme  un  usage  qui  m'ait  choqué,  puisque  je  savais  d'avance  à  quoi  je 
m'exposais  en  portant  des  livres,  mais  je  vous  donne  une  idée  de  ces  diffi- 
cultés parce  que  je  suis  très  curieux  de  comparer  l'état  d'ignorance  du  peuple 
romain  avec  les  efforts  que  l'on  fait  pour  l'y  maintenir,  et  que  j'ai  l'intention 
de  vous  transmettre  mes  observations  à  ce  sujet. 

Mais  revenons  à  la  ville  de  Rome,  de  laquelle  j'ai  détourné  votre  attention 
précisément  comme  la  mienne  en  a  été  distraite.  Les  abords,  les  rues,  les 
habitations  et  les  habitans  de  cette  ville,  ne  répondent  nullement ,  au  premier 
aspect,  à  l'idée  qu'on  s'en  fait  de  loin.  Je  vous  dirai  même  qu'après  avoir  vu 
Florence,  où  le  caractère  de  l'architecture  a  une  unité  qu'on  pourrait  quel- 
quefois taxer  de  monotonie,  les  édifices  de  Pvome  présentent  à  l'œil  une 
confusion  de  lignes,  un  amalgame  de  styles  différens,  qui  la  rendent  difficile 
à  comprendre  et  peu  agréable  à  voir.  A  l'exception  des  ruines  antiques,  tout 
est  très  moderne.  La  rue  du  Cours,  qui  est  fort  longue,  m'a  paru  étroite  en 
beaucoup  d'endroits,  et  la  simplicité  des  palais  dont  l'architecture  est  pure 
disparaît  en  quelque  sorte  devant  l'extravagance  du  luxe  de  ceux  qui  sont  de 
mauvais  goût.  Les  édifices  qui  méritent  ce  reproche  sont  très  communs  ici, 
et,  sur  l'énorme  quantité  d'églises  qu'on  y  rencontre,  on  peut  avancer  hardi- 
ment que  de  douze  il  y  en  a  neuf  de  mauvais  goût.  Tous  ces  agrémeus  de 
détail  que  l'on  trouve  ordinairement  dans  les  grandes  capitales  manquent.  A 
R.ome,  à  peine  si  l'on  peut  distinguer  la  profession  de  ceux  qui  habitent  les 
boutiques;  excepté  quelques  marchands  de  gravures  ou  de  mosaïques,  on  ne 
voit  rien  que  le  strict  nécessaire,  et  tout  le  luxe  consiste  en  laquais  et  en 
livrées.  Eu  tout  l'aspect  de  l'intérieur  de  Rome  est  sévère  comme  la  physio- 
nomie de  ses  habitans.  J'étais  tout  triste  d'avoir  quitté  Florence,  et ,  après 
avoir  jeté  un  coup  d'oeil  général  sur  la  partie  basse  de  la  ville,  j'ai  traversé  la 
place  d'Espagne  et  je  suis  monté  à  la  Trinité-du-Mont.  Arrivé  jusqu'à  l'aca- 
démie française,  j'ai  rencontré  des  artistes  mes  compatriotes  que  je  n'avais 
point  vus  depuis  quinze  ans.  Après  avoir  satisfait  au  besoin  de  renouveler  les 
témoignages  d'une  ancienne  amitié,  nous  avons  regardé  la  ville  de  Rome, 
qui ,  de  cette  terrasse,  se  découvre  presque  en  entier.  A  droite  je  revis  le 
monte  Mario,  près  duquel  je  suis  passé  hier.  Mes  yeux  furent  attirés  ensuite 
par  le  fort  Saint-Ange,  par  le  dôme  de  Saint-Pierre,  qui  s'élève  au-dessus,  et 
le  Vatican,  qui  semble  s'étendre  dans  la  campagne;  plus  à  gauche,  on  me  fit 
i-emarquer  le  Capitule,  la  tour  de  Néron ,  près  de  laquelle  est  un  grand  pin 
qui  se  groupe  admirablement  avec  cet  édifice,  et  enfin,  tout-à-fait  à  l'extré- 
mité de  ce  demi-cercle,  le  Quirinal,  sur  lequel  repose  le  palais  imposant  du 
pape.  Malgré  le  soin  que  l'on  prenait  de  me  faire  connaître  tous  les  monu- 
mens,  il  y  a ,  entre  leur  configuration  moderne  et  leurs  noms  antiques,  une 
discordance  qui  m'empêchait  de  croire  à  ce  que  je  voyais.  Je  ne  me  sentais 


REVUE  DE  PARIS.  345 

pas  encore  à  Rome  et  j'avais  besoin  de  la  parcourir  pour  m'assurer,  par  des 
témoignages  plus  directs,  que  j'étais  en  effet  sur  l'emplacement  de  la  Rome 
de  Romulus,  des  Scipions,  des  Césars.  Je  me  fis  donner  quelques  renseigne- 
mens  pour  me  reconnaître  dans  les  rues,  et  je  partis  seul  pour  trouver  la 
Rome  que  je  cherche. 

C'est  à  ce  moment  que  j'allai  au  Capitole.  En  route,  je  vis  le  palais  de  Ve- 
nise, qui  me  fit  penser  à  ceux  de  Florence.  Je  suivis  une  grande  rue  à  l'ex- 
trémité de  laquelle  est  l'escalier  à  bourrelet  qui  conduit  au  mont  Capitolin, 
près  d'une  autre  montée  qui  mène  à  une  ancienne  église  [Ara  cœli)  bâtie 
sur  remplacement  du  fameux  temple  de  Jupiter-Capitolin.  Arrivé  sous  les 
murs  du  Capilole,  au  sommet  du  mont,  je  descendis  la  pente  opposée,  et 
me  trouvai  bientôt  près  de  l'arc  de  Septime-Sévère.  C'est  là  que  je  m'arrêtai 
pour  considérer  les  ruines  de  ce  Forum  Romanum  qui  m'inspirait  tant  de 
curiosité.  J'ai  ressenti  précisément  ce  qu'on  éprouve  lorsqu'on  va  pour  voir 
quelqu'un  qui  vous  intéresse,  et  qu'à  sa  porte  on  apprend  sa  mort.  Long- 
temps je  suis  resté  immobile  et  sans  idées,  tant  les  émotions  se  heurtaient 
avec  violence  au  dedans  de  moi-même;  et  lorsque  je  revins  à  moi,  je  ne 
pensai  d'abord  qu'au  chaos  d'incertitudes  dans  lequel  il  faudrait  me  plonger 
pour  étudier  avec  fruit  cet  amas  confus  de  monumens  incomplets  et  qui  ap- 
partiennent à  tant  de  siècles  différais.  Au  découragement  que  me  donna  ce 
premier  coup  d'oeil,  succéda  celte  envie  de  voir  qui  s'empare  toujours  de  nous 
quand  on  arrive  dans  un  lieu  important.  Je  traversai  donc  le  Forum,  jetant 
négligemment  un  coup  d'œil  sur  le  temple  d'Antonin  et  de  Faustine;  je  vis 
l'arc  de  Titus,  dont  les  ruines  sont  ensevelies  sous  un  nouvel  arc  que  l'on 
construit  encore  en  ce  moment.  A  gauche,  mes  regards  lurent  attirés  par  les 
trois  énormes  tribunes  de  la  basilique  de  Constantin,  connue  autrefois  sous 
le  nom  de  Temple  de  la  Paix.  Enfin  je  montai  sur  un  terrain  en  esplanade  où 
l'on  suit  le  plan  d'un  temple  de  Vénus  et  de  E.ome,  des  ruines  duquel  on  dé- 
couvre parfaitement  le  Colysée.  Au  moment  où  j'aperçus  cet  édifice  que  je  me 
proposais  d'observer  attentivement,  une  procession  de  gens  de  toute  espèce, 
conduite  par  des  capucins,  détourna  complètement  mon  attention  de  ma  pre- 
mière idée,  et  involontairement  je  suivis  le  cortège,  qui  entra  à  pas  lents 
sous  le  triple  péristyle  qui  entoure  l'enceinte  intérieure  de  l'amphithéâtre  bâti 
par  Flavius  Vespasien  (72  avant  J  -C.  ).  Il  semblait  que  tout  conspirât  pour 
me  faire  voir  Rome  sous  le  double  aspect  que  présentent  ses  antiquités  et  ses 
mœurs  modernes  réunies.  La  cérémonie  religieuse,  qui  se  célébrait  dans  le 
Colysée  même,  ne  permit  pas  que  je  me  livrasse  tout  entier  à  ma  curiosité,  et 
je  vis  d'abord  ce  qui  formait  X arène,  dont  le  centre  est  marqué  par  une 
grande  croix  de  bois,  et  la  circonférence  par  quatorze  petits  autels  répondant 
aux  stations  de  Jésus-Christ  montant  au  Calvaire.  Une  centaine  de  personnes 
suivant  cinq  ou  six  religieux  s'étaient  agenouillées  près  de  la  croix ,  et  fai- 
saient une  prière.  Je  ne  pus  m'empêcher,  à  certains  momens,  de  jeter  un  coup 
d'oeil  rapide  sur  les  ruines  de  l'énorme  édifice  où  se  passaitcette  scène.  A  droite, 


346  REVUE  DE  PARIS. 

vers  le  midi ,  il  ne  reste  plus  que  deux  enceintes  et  leurs  voûtes  à  demi  ron- 
gées par  les  pluies;  à  gauche ,  la  troisième  et  dernière  paroi  s'élève  encore 
au-dessus  des  trois  ressauts  sur  lesquels  étaient  les  gradins  qui ,  avec  la  ter- 
rasse du  haut,  pouvaient  recevoir  plus  de  cent  mille  spectateurs.  Le  soleil, 
déjà  déclinant,  éclairait  la  partie  la  plus  élevée  du  monument,  tandis  que  l'arène 
et  le  peuple  qui  y  était  rassemblé  ne  recevaient  plus  que  le  doux  reflet  de  ce  cie] 
d'azur  de  l'Italie.  Il  aurait  fallu  pour  moi  que  tout  fût  terminé  à  ce  moment, 
car  ce  spectacle  était  admirable;  mais  un  capucin  monta  dans  une  chaire  de 
bois,  et  nous  fit  un  sermon  sur  la  Vierge,  qu'il  prononça  avec  une  dureté 
et  une  monotonie  d'accent  à  faire  fuir.  J'attendis  jusqu'à  la  fin ,  espérant 
toujours  que  quelque  trait  heureux  me  ramènerait  aux  grandes  impressions 
que  j'avais  reçues  dans  les  premiers  momens,  mais  ce  fut  en  vain.  Le  seul 
avantage  qu'eut  pour  moi  ce  discours  bizarre  fut  de  me  renouveler  le  sou- 
venir d'un  sermon  sur  le  même  sujet  fait  par  un  religieux  du  même  ordre . 
dans  la  cathédrale  de  Florence.  Le  capucin  toscan  parlait  avec  une  grâce  et 
une  simplicité  touchante;  je  me  souviens  qu'il  engageait  aussi  ses  auditeurs  à 
mettre  leur  confiance  dans  la  Vierge,  et  pour  appuyer  son  exhortation  et  faire 
sentir  qu'en  implorant  l'intercession  de  cette  mère  pleine  de  bonté,  on 
s'adressait  effectivement  à  Dieu  même,  il  employa  une  image  aussi  vive  que 
gracieuse  :  «  Cette  bonté ,  cette  splendeur,  disait-il ,  que  vous  adorez  dans 
Marie,  n'est  que  la  splendeur,  la  bonté  qu'elle  reçoit  de  Dieu  même;  en  aimant 
l'une,  vous  adorez  l'autre;  de  même  que,  quand  la  lune  verse  sur  vous  sa  lu- 
mière ,  vous  savez  qu'elle  ne  fait  que  réfléchir  les  rayons  qu'elle  reçoit  du  so- 
leil. »  Je  me  retirai  de  ce  lieu,  l'esprit  agité  de  mille  idées,  de  mille  souve- 
nirs variés  qui  ne  me  permettaient  de  mettre  aucune  suite  dans  mes  réflexions. 
Je  marchai  machinalement,  entraîné  par  le  contour  extérieur  de  ce  théâtre,  et 
je  fus  arrêté  par  l'arc  de  Constantin,  au-delà  duquel  on  voit  se  dessiner  sur  le 
ciel  les  voûtes  à  demi  détruites  de  cette  portion  du  palais  des  Césars.  Lorsque 
je  me  trouvai  à  l'extrémité  du  grand  diamètre  de  l'amphithéâtre,  autant  que 
ma  vue  pouvait  s'étendre,  je  suivis  de  l'œil  une  grande  rue  à  l'extrémité  de 
laquelle  est  la  basilique  de  Saint- Jean-de-Latran.  Cependant  je  continuai  de 
parcourir  l'autre  demi-circonférence  du  Colysée,  qui  est  la  mieux  conservée; 
c'est  là  que  je  pris  une  idée  exacte  de  la  masse  et  de  la  disposition  de  cet  édi- 
fice. De  ce  côté ,  on  voit  les  quatre  étages  dont  les  trois  premiers  présentent 
une  suite  d'arcs  dont  les  piliers  sont  décorés  de  colonnes  engagées,  tandis  que 
le  dernier,  percé  seulement  d'ouvertures  carrées  assez  rares ,  n'a  pour  tout 
ornement  que  des  pilastres  et  un  entablement  d'ordre  composite  qui  couronne 
l'édifice.  Le  chemin  d'où  l'on  voit  cette  partie  du  Colysée  est  très  étroit  et  res- 
serré entre  un  tertre  et  le  monument  même,  ce  qui,  joint  à  l'heure  où  je 
m'y  trouvais,  rendait  cette  gorge  sombre  et  vraiment  sinistre.  De  temps  à 
autre,  je  plongeais  mes  regards  sous  ces  triples  voûtes,  le  long  de  ces  murs 
épais;  je  cherchais  à  retrouver  l'ordre  des  escaliers  dont  la  trace  se  suit  avec 
peine,  et  est  souvent  tout-à-fait  interrompue,  la  correspondance  de  ces  corri- 


REVUE  DE  PARIS.  347 

dors  voûtés  où  la  foule  impatiente  s'agitait  sans  doute  pour  trouver  la  place 
qui  était  assignée  à  chacun.  En  étudiant  avec  une  curiosité  fatigante  les  dé- 
tours de  ce  dédale  immense,  je  fus  tout  à  coup  arraché  à  mes  réflexions  par 
le  silence  sépulcral  qui  régnait  autour  de  moi.  C'est  alors  que  je  crus  entendre 
les  rugissemens  du  peuple  romain ,  la  voix  des  bètes  féroces ,  et  les  accens 
plaintifs  des  combattans  qui  succombaient;  alors  seulement,  en  retrouvant 
les  traces  de  tant  de  grandeur  et  de  barbarie ,  j'acquis  la  conscience  de  mon 
séjour  à  Rome. 

Quoique  mon  corps  fut  dispos ,  mon  imagination  était  fatiguée ,  et  je  re- 
tournai chez  moi  sans  faire  attention  à  rien  de  ce  que  je  rencontrais,  me  répé- 
tant de  temps  en  temps  :  Je  suis  à  Rome.  Comme  j'entrais  dans  la  via  des 
Condotti,  qui  aboutit  à  la  place  d'Espagne,  je  lis  la  rencontre  d'un  jeune 
Parisien  qui  m'avait  brusquement  quitté  il  y  a  trois  mois  à  Florence  pour  voir 
Naples,  où  il  n'est  point  encore  allé.  «  Ah!  vous  voilà  donc  enfin!  me  dit-il 
en  me  sautant  au  cou;  eh  bien,  comment  trouvez-vous  Rome  ?  Quelle  admi- 
rable ville!  et  les  environs,  qu'ils  sont  magnifiques!  J'arrive  de  Tivoli,  où  j'ai 
vu  des  figures  d'hommes  superbes;  les  femmes  y  sont  charmantes;  vous  qui 
aimez  tant  la  Fornarina ,  à  chaque  pas  on  y  rencontre  des  créatures  qui  en 
rappellent  le  souvenir.  Que  faites-vous  ce  soir  ?  —  Je  vais  me  reposer.  —  Jus- 
tement, nous  irons  ensemble  au  théâtre  F  aile,  on  donne  le  Turc  en  Italie 
pour  la  dernière  fois.  Je  vous  conduirai,  et,  dans  le  chemin,  je  vous  ferai  voir 
le  Panthéon  au  clair  de  la  lune.  Éclairés  ainsi ,  les  monumens  antiques  sont 
cent  fois  plus  majestueux;  nous  irons  ensemble  un  soir  au  Colysée.  »  En  disant 
rapidement  ces  paroles,  il  me  fit  rebrousser  chemin,  et  après  avoir  parcouru 
la  rue  du  Cours,  nous  arrivâmes  à  la  place  de  la  colonne  Antonine.  —  Voyez- 
vous,  me  dit  le  jeune  Parisien  :  Jadis  in  altum  molibus!  Regardez  l'effet  de 
la  lune  sur  le  sommet  de  la  colonne!  Une  faut  pas  vous  attendre  ici  aune 
troupe  dechanteurs  bien  merveilleux. Tamburini  (la  basse)  est  bon,  mais  le  reste 
est  ordinaire;  au  surplus,  ajouta-t-il,  c'est  dans  les  maisons  particulières  de 
Rome  que  l'on  jouit  complètement  du  plaisir  de  la  musique.  Ici  tout  le  monde 
l'aime,  la  sent  et  la  cultive.  —  Pendant  cette  conversation,  qui  se  prolongea 
encore,  nous  arrivâmes  de  détours  en  détours  à  la  place  du  Panthéon  éclairée 
■par  la  lune.  Il  est  fâcheux  que  cet  édifice ,  si  bien  conservé  et  qui  date  des 
bons  temps  de  l'architecture  romaine,  soit  placé  dans  un  enfoncement  qui 
détruit  une  partie  de  son  effet.  Cependant  je  ne  pus  voir  sans  une  vive  impres- 
sion ce  beau  portique  corinthien  servant  d'entrée  au  temple,  qui  est  rond  et 
dont  on  voit  déborder  des  deux  côtés  les  flancs  gigantesques.  Mon  attention 
fut  surtout  attirée  par  les  énormes  lettres  de  l'inscription  qui  est  dans  la  frise. 
Leur  forme  est  en  creux,  et  l'on  voit  à  l'instant  qu'elles  étaient  de  bronze,  et 
que  des  barbares  de  je  ne  sais  quel  siècle  les  ont  arrachées. 

Nous  sommes  entrés  au  théâtre  Valle ,  dont  la  salle  agréable  ne  mérite  ni 
un  éloge  ni  une  critique  en  règle.  Nous  attendîmes  en  causant  encore  le  com- 
mencement de  l'opéra,  et  je  profitai  d'un  moment  de  silence  pour  demander 


348  REVUE  DE  PARIS. 

à  mon  jeune  compagnon  sur  quoi  il  avait  particulièrement  dirigé  ses  études 
depuis  que  nous  nous  étions  quittés.  —  Sur  les  mœurs ,  me  répondit-il  sans 
hésiter,  parce  que  je  ne  puis  rester  assez  long-temps  en  Italie  pour  me  livrer 
à  d'autres  recherches.  Eh!  ajouta-t-il,  j'ai  ouhlié  de  vous  dire  que  je  pars  dans 
huit  jours  pour  retourner  en  France.  Hélas,  oui,  dulcia  linquimus  arva  , 
et  vous,  fortuné  Tytire,  vous  restez  dans  cette  belle,  dans  cette  admirable 
Italie.  Que  j'envie  votre  sort!  — L'ouverture  se  fît  entendre,  et  mon  jeune  Pari- 
sien, qui,jecrois,  préfère  la  musiqueà  tous  lesautresarts,  écouta  attentivement. 
Pour  moi,  j'avais  eu  tant  d'idées  et  d'impressions  différentes  dans  la  journée, 
que  je  me  blottis  dans  mon  coin  pour  jouir  du  charmant  opéra  du  Turc.  En 
effet,  cette  musique  a  rafraîchi  mon  imagination  fatiguée,  comme  un  bain 
rend  la  souplesse  et  le  bien-être  à  nos  membres  après  un  long  voyage.  Jamais 
je  n'ai  eu  autant  de  plaisir  à  entendre  cet  ouvrage  de  Rossini,  qui  me  paraîl 
être  l'Arioste  des  musiciens. 

Delécluzk. 


STANCES. 


Maintenant,  —  dans  la  plaine  ou  bien  dans  la  montagne 
Chêne  ou  sapin,  un  arbre  est  en  train  de  pousser, 
En  France,  en  Amérique,  en  Turquie,  en  Espagne; 
Un  arbre  sous  lequel  un  jour  je  puis  passer. 

Maintenant,  —  sur  le  seuil  d'une  pauvre  chaumière,. 
Une  femme ,  du  pied  agitant  un  berceau , 
Sans  se  douter  qu'elle  est  la  parque  filandière, 
Allonge  entre  ses  doigts  l'étoupe  d'un  fuseau. 

Maintenant,  —  loin  du  ciel  à  la  splendeur  divine, 
Comme  une  taupe  aveugle ,  en  son  étroit  couloir, 
Pour  arracher  le  fer  au  ventre  de  la  mine , 
Sous  le  sol  des  vivans  plonge  un  travailleur  noir. 

Maintenant,  —  dans  un  coin  du  monde  que  j'ignore, 

Il  existe  une  place  où  le  gazon  fleurit, 

Où  le  soleil  joyeux  boit  les  pleurs  de  l'aurore, 

Où  l'abeille  bourdonne,  où  l'oiseau  jase  et  rit. 

Cet  arbre  qui  soutient  tant  de  nids  sur  ses  branches, 
Cet  arbre  épais  et  vert,  frais  et  riant  à  l'œil, 


350  REVUE  DE  PARIS. 

Dans  son  tronc  renversé  l'on  taillera  les  planches , 
Les  planches  dont  un  jour  l'on  fera  mon  cercueil. 

Cette  étoupe  qu'on  file,  et  qui,  tissée  en  toile 
Donne  un  aile  au  vaisseau  dans  le  port  engourdi , 
A  l'orgie  une  nappe,  à  la  pudeur  un  voile, 
Linceul,  revêtira  mon  cadavre  verdi. 

Ce  fer  que  le  mineur  cherche  au  fond  de  la  terre, 
Aux  brumeuses  clartés  de  son  pâle  fanal, 
Hélas  !  le  forgeron  quelque  jour  en  doit  faire 
Le  clou  qui  fermera  le  couvercle  fatal. 

A  cette  même  place,  où  mille  fois  peut-être 
J'allai  m'asseoir  le  cœur  plein  de  rêves  charmans, 
S'entr'ouvrira  le  gouffre  où  je  dois  disparaître, 
Pour  descendre  au  séjour  des  épouvantemens. 

Théophile  Gautier. 


BULLETIN. 


On  se  tromperait  fort  si  l'on  s'imaginait  qu'il  n'y  a  dans  la  chambre  des 
pairs  que  soixante-sept  personnes  qui  répugnent  au  droit  de  visite.  Il  y  a  dans 
la  pairie  un  sentiment  général  de  répulsion  contre  les  traités  de  1831  et  1833, 
et  cependant  la  pairie  n'a  pas  accepté  l'amendement  si  circonspect  qui  lui 
avait  été  proposé  sur  ce  point.  A  quoi  faut-il  attribuer  ce  résultat  ? 

La  chambre  des  pairs,  à  laquelle  on  ne  refusera  certainement  pas  l'intel- 
ligence des  grandes  questions  politiques ,  est  sans  doute  animée  du  désir 
fort  légitime  d'accroître  son  autorité  morale  dans  le  pays ,  et  de  peser  d'un 
poids  plus  réel  dans  les  débats  parlementaires.  Toutefois,  il  est  une  con- 
sidération devant  laquelle  nous  la  verrons  presque  toujours  s'arrêter,  c'est  la 
crainte  d'embarrasser  la  marche  du  gouvernement,  de  contrarier  la  pensée 
de  la  couronne.  La  pairie  se  trouverait  plus  de  courage  s'il  s'agissait  de  ne 
pas  céder  à  un  entraînement  démocratique,  et  d'ailleurs  cette  résistance  serait 
à  ses  yeux  l'accomplissement  d'un  des  principaux  devoirs  pour  lesquels  elle 
est  instituée.  Mais  l'idée  de  se  mettre  en  opposition,  sur  un  point  essentiel, 
avec  la  politique  du  gouvernement  l'effraie.  Quand  on  lui  dit  qu'en  dehors  de 
cette  politique,  il  n'y  a  que  des  écueils,  qu'en  ne  l'adoptant  pas,  elle  prendrait 
sur  elle  une  responsabilité  grave,  elle  est  plutôt  disposée  à  faire  le  sacrifice  de 
ses  convictions  particulières  qu'à  persévérer  dans  le  dessein  de  les  exprimer. 
La  chambre  des  pairs  n'a  pas  encore  l'ambition,  l'égoïsme  d'un  corps  poli- 
tique, ou  peut-être  pense-t-elle  que  son  intérêt  le  plus  vrai  est  de  ne  se  sé- 
parer du  gouvernement  que  dans  des  occasions  fort  rares. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  il  est  certain  que  pour  peu  que  le  ministère  eût  aban- 
donné la  chambre  à  ses  propres  inspirations,  elle  eût  adopté  une  phrase 
additionnelle  sur  les  traités  de  1831  et  1833.  Des  hommes  modérés,  justement 
honorés  dans  la  chambre,  M.  le  comte  deTascher,  M.  de  Ségur-Lamoignon, 


352  REVUE   DE   PARIS. 

M.  le  duc  de  jNoailles,  s'étaient  faits  les  défenseurs  de  l'amendement  proposé. 
Tout  avait  été  dit  avec  mesure  :  on  se  rappelait  que,  l'année  précédente,  de 
graves  jurisconsultes,  comme  MM.  Portalis,  Laplagne-Barris,  Persil,  avaient 
condamné  le  priucipe  sur  lequel  sont  basées  les  conventions;  il  était  donc 
présumable  que  l'amendement  aurait  en  sa  faveur  une  majorité,  si  les  choses 
suivaient  leur  cours  naturel. 

Mais  le  ministère  attachait  la  plus  haute  importance  au  rejet  de  la  phrase. 
Son  calcul  a  été  d'obtenir  le  plus  qu'il  pourrait.  Il  ne  s'est  pas  arrêté  de- 
vant la  contradiction  de  combattre  devant  la  chambre  des  pairs  ce  qu'il  se- 
rait obligé  d'accepter  dans  la  chambre  des  députés.  Il  a  sacrifié  la  logique 
à  son  intérêt.  Puisqu'en  se  donnant  du  mouvement,  en  réclamant  la  pré- 
sence de  tous  les  pairs  sur  lesquels  il  croyait  pouvoir  compter,  en  insistant 
sans  ménagement  sur  les  conséquences  fâcheuses  qu'aurait  l'adoption  de  la 
phrase  proposée ,  le  ministère  pouvait  espérer  de  la  faire  rejeter,  il  n'a  pas 
voulu  se  priver  de  ce  qui  est  un  grand  avantage  à  ses  yeux.  C'est  déjà  beau- 
coup, selon  lui,  de  pouvoir  se  prévaloir  du  vote  de  la  chambre  des  pairs,  de 
montrer  que  sur  une  question  si  retentissante ,  l'accord  des  deux  chambres 
n'existe  pas.  Il  pense  que  sa  situation  vis-à-vis  de  l'Angleterre  en  sera  meil- 
leure. 

Pour  arriver  à  son  but,  le  ministère  n'a  rien  épargné,  et  il  ne  s'est  pas  fait 
faute  de  pousser  les  choses  à  l'extrême.  M.  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères a  dédaigné  les  aspects  théoriques  et  historiques  du  sujet  pour  se 
placer,  comme  il  l'a  dit,  dans  les  faits,  dans  l'état  actuel  de  la  question.  Or 
ces  faits,  cet  état  actuel  de  la  question ,  ne  sont  pas  autre  chose  que  le  véri- 
table danger  qu'il  y  aurait,  selon  M.  Guizot,  à  vouloir  ouvrir  aujourd'hui 
des  négociations  avec  l'Angleterre.  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  a 
repoussé  avec  beaucoup  d'énergie  le  reproche  qui  lui  avait  été  adressé  de 
vouloir  faire  jouer  le  mobile  de  la  peur  :  il  a  sans  doute  trop  de  tact  et  d'ha- 
bileté pour  jeter  en  avant  un  pareil  moyen  d'une  façon  grossière;  toutefois 
ne  présenter  au  pays  que  l'alternative  de  la  faiblesse  et  de  la  folie,  quand  ii 
s'agit  de  savoir  si  l'on  ouvrira  des  négociations,  n'est-ce  pas  aller  trop  loin, 
tant  sous  le  rapport  de  la  susceptibilité  nationale  que  de  la  réserve  diploma- 
tique? Pour  parler  ainsi,  il  faut  être  bien  convaincu  que  le  cabinet  anglais 
répondrait  à  la  première  ouverture  sur  les  traités  de  1831  et  1833  d'uue 
façon  tout-à-fait  discourtoise,  et  qu'alors  la  dignité  de  la  France  nécessiterait 
une  rupture.  Nous  ne  nous  expliquons  pas ,  nous  l'avouons ,  comment  les 
choses  auraient  pu  venir  là  entre  les  deux  gouvernemens.  Comment!  l'Angle- 
terre ne  nous  permettrait  pas  d'entamer  avec  elle  une  négociation,  elle  nous 
refuserait,  pour  ainsi  parler,  la  conversation  diplomatique  sur  les  meilleurs 
moyens  à  prendre  pour  abolir  la  traite!  Et  dans  quelles  circonstances?  Après 
avoir  elle-même  conclu  un  traité  avec  les  États-Unis,  où  elle  cherche  à  arriver 
à  la  suppression  de  l'esclavage  sans  qn'il  soit  fait  la  moindre  mention  du 
droit  de  visite. 


REVUE   DE  PARIS.  353 

11  est  un  argument  dont  le  mérite  appartient  à  M.  le  duc  de  Noailles, 
et  qui  nous  semble  décisif  dans  la  question.  M:  de  Noailles  a  parlé  avant 
M.  Guizot,  et  nous  regrettons  qu'un  autre  orateur  ne  se  soit  pas  emparé  de 
cette  partie  de  son  argumentation  pour  répondre  aux  appréhensions  exagé- 
rées du  cabinet.  Le  traité  de  1831  dit  expressément  dans  son  article  9  :  «  Les 
hautes  parties  contractantes  au  présent  traité  sont  d'accord  pour  inviter  les 
autres  puissances  maritimes  à  y  accéder...  ><  On  avait  stipulé  cet  article  parce 
qu'on  pensait  que,  s'il  y  avait  un  seul  pavillon  exempt  du  droit  de  visite,  la 
traite  pourrait  se  faire  sous  ce  pavillon,  et  le  but  du  traité  ne  pourrait  être 
atteint.  Pour  être  efficace,  le  droit  de  visite  devait  être  universel.  On  com- 
prend ce  système,  il  est  rigoureux  et  conséquent.  Mais  ne  voilà-t-il  pas  que 
l'Angleterre,  l'an  dernier,  conclut  avec  les  États-Unis  un  traité  où  elle  con- 
sacre une  exception  en  leur  faveur,  où  elle  les  autorise  à  rester  eu  dehors  des 
principes  nouveaux  dont  l'application  devait  cependant  être  universelle,  où 
enfin  elle  consent  que  le  pavillon  américain  soit  exempt  du  droit  de  visite. 
Qu'est-ce  à  dire,  si  ce  n'est  que  l'Angleterre  a  violé  autant  qu'il  était  en  elle 
l'article  9  du  traité  de  1831  ?  Par  cet  article,  elle  s'était  obligée  à  inviter  les 
autres  puissances  maritimes  à  accéder  au  traité,  et  elle  consent  une  excep- 
tion expresse  en  faveur  des  Américains.  Elle  a  donc  manqué  à  la  fois  à  l'es- 
prit et  à  la  lettre  du  traité  conclu  avec  nous.  Nous  sommes  donc  fondés  à 
représenter  à  l'Angleterre,  par  voie  de  négociations,  que,  par  son  fait,  un  des 
buts  stipulés  par  le  traité  de  1831  n'est  plus  atteint,  et  dès-lors  nous  pouvons 
avec  toute  justice  réclamer  quelques  changemens  dans  les  conventions  exis- 
tantes. Cet  argument  est  aussi  simple  que  péremptoire.  Il  n'a  rien  de  sophis- 
tique, ce  n'est  pas  là  une  chicane  indigne  d'un  grand  pays ,  une  subtilité 
créée  pour  le  besoin  de  la  cause,  car  c'est  l'Angleterre  elle-même  qui,  par 
sa  conduite,  nous  autorise  à  modifier  les  concessions  que  nous  avons  faites. 
M.  le  duc  de  Broglie  a  occupé  long-temps  la  tribune,  et  avec  autorité. 
Dans  cette  circonstance,  il  réunissait  deux  caractères;  il  avait  à  présenter 
à  la  chambre  le  résumé  de  la  discussion  comme  rapporteur,  il  voulait  en- 
suite défendre  les  conventions  de  1831  et  1833,  à  la  rédaction  desquelles 
il  a  pris  une  si  grande  part.  C'est  avec  une  sorte  d'orgueil  que  M.  de  Broglie 
a  revendiqué  cette  responsabilité,  nous  pourrions  dire  cette  paternité.  Trois 
argumens  prédominent  surtout  dans  le  discours  de  l'honorable  pair.  Il  a  dit 
que  sous  la  restauration  le  droit  de  visite  existait  en  fait,  et  que  le  gouverne- 
ment de  1830  a  le  mérite  d'avoir  régularisé  la  situation;  puis  il  a  défendu  le 
droit  de  visite  en  lui-même;  enfin,  il  a  révoqué  en  doute  le  mérite  des  mesures 
adoptées  par  les  Américains,  et  la  valeur  intrinsèque  du  traité  Ashburton. 
Quant  à  cette  dernière  considération,  il  faut  attendre,  comme  a  dit  M.  le  duc 
de  Broglie,  les  discussions  qui  vont  s'ouvrir  dans  le  parlement  britannique 
pour  savoir  si  les  Anglais  entendent  le  traité  comme  le  président  des  États- 
LTnis.  Sur  la  défense  des  principes  mêmes  des  traités  de  1831  et  1833,  M.  le 
duc  de  Broglie  ne  nous  a  pas  paru  porter  dans  cette  matière  sa  supériorité 


354  REVUE   DE   PARIS. 

ordinaire  de  jurisconsulte.  Ce  n'est  pas  une  fiction  que  le  principe  qui  fait 
d'un  bâtiment  français  une  portion  du  territoire  français;  c'est  une  assimi- 
lation puisée  dans  la  nature  des  choses,  et  qui  ne  peut  être  méconnue  sans 
tomber  dans  les  inconvéniens  que  nous  reconnaissons  aujourd'hui.  Quand, 
en  1831  et  en  1833,  M.  le  duc  de  Broglie  formula  à  peu  près  à  lui  seul  la 
législation  nouvelle  contenue  dans  les  traités,  il  était  sous  l'empire  des  préoc- 
cupations les  plus  honorables,  mais  les  plus  fortes;  il  voulait  absolument, 
comme  il  l'a  dit  lui-même,  concilier  deux  principes  contradictoires.  Faut-il 
s'étonner  si ,  dans  cette  tâche  laborieuse ,  la  vérité  a  pu  parfois  échapper  à 
son  esprit,  à  ses  efforts  pour  combiner  des  choses  qui  se  repoussent? 

Montrer  la  restauration  comme  ayant  pratiqué  de  fait  le  droit  de  visite, 
n'est-ce  pas  se  servir  d'un  argument  à  deux  tranchans  qu'on  peut  retourner 
contre  ceux  qui  l'emploient?  Si  la  restauration  a  subi  le  droit  de  visite  vis-a- 
vis de  l'Angleterre,  c'est  qu'apparemment  elle  ne  se  sentait  pas  la  force  né- 
cessaire pour  résister  aux  prétentions  envahissantes  de  la  marine  anglaise; 
mais  au  moins  elle  a  toujours  refusé  avec  constance  de  consacrer  le  fait  qu'elle 
ne  pouvait  empêcher:  sa  diplomatie  a  noblement  défendu  la  liberté  des  mers, 
elle  maintenait  les  choses  en  état,  elle  ne  se  laissait  aller  à  aucune  concession 
imprudente.  JN 'étions-nous  pas,  en  1830,  dans  des  circonstances  au  moins 
aussi  favorables  que  celles  où  se  trouvaient  MM.  de  Richelieu  et  Chateau- 
briand pour  résister  aux  vives  instances  de  l'Angleterre  ? 

Nous  craignons  que  M.  de  Broglie  n'ait  exagéré  l'empire  des  nécessités  po- 
litiques sous  lesquelles  nous  agissions  alors;  telle  était  du  moins  l'impres- 
sion de  lord  Brougham,  qui  assistait  à  la  séance  où  a  parlé  l'honorable  duc. 
Lord  Brougham  ne  croit  pas  qu'à  cette  époque  l'Angleterre  ait  mis  son  amitié 
au  prix  du  droit  de  visite;  il  est  plus  vrai  de  dire  qu'on  a  cédé  alors  à  un 
entraînement  sincère  pour  la  cause  sacrée  de  la  liberté  humaine;  on  n'a  vu 
qu'une  chose  quand  il  fallait  toujours  en  voir  deux;  on  a  oublié  la  nationalité 
pour  la  phiiantropie,  et  voilà  comment,  il  faut  le  dire,  on  est  tombé  dans  une 
faute  qu'avait  évitée  la  restauration,  à  laquelle  on  ne  doit  pas  injustement 
ravir  les  mérites  qui  lui  appartiennent. 

Nous  avons  dit  tout  à  l'heure  comment  il  se  fait  qu'il  y  ait  dans  la  chambre 
des  pairs  une  majorité  contre  le  droit  de  visite,  et  comment  néanmoins 
l'amendement  proposé  n'a  réuni  que  67  voix.  Le  résultat  ne  doit  donc  pas 
donner  le  change  sur  l'opinion  véritable  de  la  pairie.  Il  eût  été  préférable 
assurément,  pour  l'autorité  même  de  l'institution ,  que  la  majorité  ne  subor- 
donnât pas  ses  convictions  aux  convenances  du  cabinet;  il  est  d'ailleurs  cer- 
taines circonstances  où  résister  c'est  servir,  et  nous  croyons  qu'une  manifesta- 
tion de  la  pairie  n'eût  pas  donné  une  médiocre  force  au  gouvernement  vis-à-vis 
de  l'Angleterre.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  bon  que  tout  le  monde  sache  que  la 
chambre  des  pairs  n'est  pas  en  désaccord  avec  le  sentiment  national.  Le  mi- 
nistère ne  l'ignore  pas ,  car  M.  Guizot  à  la  tribune  s'est  adressé  à  ceux  qui 
desireni,  arriver  à  une  modification  des  traités,  et  dans  l'intérêt  du  but  qu'ils 


REVUE  DE  PARIS.  355 

veulent  atteindra,  il  les  a  conjurés  de  maintenir  la  question  aux  mains  seules 
des  deux  gouvernemens,  et  d'empêcher  qu'elle  ne  devienne  une  question  pu- 
blique, passionnée,  entre  les  deux  pays.  M.  Guizot  songerait  donc  plus  tard 
à  négocier  ? 

Dire  aux  uns  que  négocier  aujourd'hui  serait  une  faiblesse  et  une  folie, 
aux  autres  qu'ils  ne  doivent  rien  faire  qui  puisse  l'empêcher  de  négocier  plus 
tard',  c'est  par  un  tel  langage  que  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  a 
obtenu  de  la  chambre  des  pairs  le  vote  qu'il  désirait.  Sera-t-il  aussi  heureux 
à  la  chambre  des  députés  par  les  mêmes  moyens?  Ici  la  position  est  diffé- 
rente :  la  commission  a  pris  les  devans  pour  exprimer  les  sentimens  de  la 
chambre.  «  Frappée  des  inconvéniens  que  l'expérience  révèle,  dit  le  projet 
d'adresse  au  sujet  du  droit  de  visite,  et  dans  l'intérêt  même  de  la  bonne  intel- 
ligence, si  nécessaire  à  l'accomplissement  de  l'œuvre  commune,  nous  appe- 
lons de  tous  nos  vœux  le  moment  où  notre  commerce  sera  replacé  sous  la 
surveillance  exclusive  de  notre  pavillon.  »  Voilà,  ce  semble,  qui  est  net  et 
explicite.  La  chambre  ne  demande  pas  la  violation  des  traités,  mais  elle 
énonce  le  désir  que  le  plus  tôt  possible  le  droit  de  visite  réciproque  n'ait 
plus  d'application.  Cela  ne  doit-il  pas  satisfaire  les  plus  difficiles?  La  chambre 
ne  doit-elle  pas  se  tenir  pour  contente  d'une  manifestation  qui  exprime 
les  vœux  du  pays  sans  compromettre  nos  relations  avec  nos  voisins  ? 

Prenez  garde,  disent  les  gens  avisés.  Il  y  a  là  un  danger  sérieux  pour  la 
considération  de  la  chambre.  La  phrase  rédigée  par  la  commission  est  bien 
vague;  encore  si  le  ministère  était  tout-à-fait  uni  d'intentions  avec  la  chambre, 
l'indécision  de  la  formule  proposée  pourrait  n'avoir  pas  grands  inconvé- 
niens; mais  on  sait  bien  que  le  ministère  subira  avec  peine  renonciation  des 
vœux  de  la  chambre,  si  modeste  qu'elle  soit,  et  que,  s'il  faut  dire  tout,  il 
cherchera  plutôt  à  les  éluder  qu'à  les  satisfaire.  La  chambre  agira  donc  sage- 
ment en  prenant  ses  sûretés.  Ces  conseils  ne  laissent  pas  que  de  paraître  assez 
bons,  même  aux  hommes  les  plus  modérés.  La  chambre,  nous  le  croyons,  n'a 
pas  changé  de  convictions  depuis  l'année  dernière  :  elle  veut  toujours  arriver 
progessivement  à  l'abolition  du  droit  de  visite.  Elle  n'y  met  ni  précipitation 
ni  colère,  elle  est  disposée  à  accorder  au  gouvernement  tout  le  temps  dont  il 
peut  avoir  besoin  pour  obtenir  des  modifications  aux  traités  de  1831  et  1833; 
mais  elle  veut  aussi  que  le  gouvernement  prenne  au  sérieux  son  désir  et  sa 
pensée,  elle  veut  sentir  dans  le  cabinet  la  sincère  intention  d'y  conformer  sa 
politique.  L'Angleterre  désire  obtenir  de  nous  un  traité  de  commerce;  c'est  au 
cabinet  à  lui  présenter  comme  condition  préalable  des  changemens  nécessaires 
aux  stipulations  sur  le  droit  de  visite.  Il  serait  agréable  à  nos  voisins  d'aug- 
menter la  facilité  des  communications  par  une  nouvelle  convention  postale; 
c'est  encore  une  occasion  de  rappeler  au  gouvernement  anglais  ce  que  désire 
la  France  au  sujet  des  traités  de  1831  et  1833.  En  un  mot,  la  chambre  sou- 
haite que  le  gouvernement,  tout  en  prenant  son  temps,  profite  de  tous  ses 
avantages  pour  atteindre  le  but  indiqué. 


356  REVUE  DE   PARIS. 

Le  ministère  ne  saurait  se  dissimuler  que,  depuis  la  discussion  de  la  pairie 
sur  l'adresse,  la  chambre  des  députés  est  en  défiance.  Comment ,  en  effet , 
peut-elle  interpréter  la  conduite  du  cabinet  ?  Il  combat  de  toutes  ses  forces 
un  amendement  sur  le  droit  de  visite  à  la  chambre  des  pairs,  et  il  ne  s'op- 
pose à  rien  dans  le  sein  de  la  commission  de  la  chambre  des  députés.  On  dit 
tout  haut  que  l'honorable  rapporteur  de  l'adresse  a  concerté  la  rédaction  de  la 
phrase  additionnelle  avec  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères.  Cette  phrase 
n'a  donc  pas  la  portée  qu'elle  semble  avoir.  Tout  cela  donne  une  bien  plus 
grande  importance  encore  aux  paroles  qui  tomberont  delà  bouche  de  M.  Gui- 
zot.  Il  paraît  bien  difficile  qu'il  tienne  un  autre  langage  que  celui  qu'il  a  fait, 
entendre  à  la  chambre  des  pairs,  et,  d'un  autre  côté,  s'il  déclare  se  refuser  à 
toute  négociation  ,  il  blessera  le  sens  intime  non-seulement  de  l'opposition, 
mais  de  la  majorité,  mais  des  conservateurs  les  plus  prononcés. 

Il  y  a  beaucoup  de  députés  nouveaux  qui  croiraient  manquer  à  leurs  devoirs, 
a  leur  mandat,  s'ils  ne  travaillaient  pas  à  faire  insérer  dans  l'adresse  l'expres- 
sion franche  et  complète  des  vœux  du  pays.  Or,  que  désire  la  France?  Des 
négociations.  On  voudrait  donc  que  la  chose  et  le  mot  trouvassent  place  dans 
l'adresse.  Ceux  qui  insistent  sur  la  nécessité  de  cet  amendement  au  projet  de 
la  commission  disent  qu'il  est  nécessaire  pour  donner  un  sens  et  une  portée 
au  langage  de  la  chambre;  autrement  la  chambre  ne  prononcerait  que  des 
paroles  sans  valeur,  ce  qui  est  indigne  d'une  assemblée  politique. 

Plusieurs  personnes  ont  remarqué  avec  quelque  étonnement  que  la  commis- 
sion avait  spontanément,  et,  pour  ainsi  parler,  d'office,  inséré  dans  l'adresse 
un  paragraphe  en  faveur  des  droits  de  la  nationalité  polonaise.  Elles  se  sont 
demandé,  tant  elles  sont  défiantes,  si  cet  empressement  à  consigner  un  vœu 
aussi  impuissant  que  généreux  ne  cachait  pas  une  arrière- pensée,  si  l'on 
n'avait  pas  voulu  donner  à  entendre,  par  un  rapprochement,  que  le  para- 
graphe sur  le  droit  de  visite  n'avait  pas  plus  de  portée  politique  que  celui 
sur  la  Pologne. 

Au  surplus,  les  commentaires  qui  seront  donnés  sur  la  phrase  de  la  com- 
mission auront  bien  aussi  leur  importance.  Il  faudra  éclaircir  le  sens  dans 
lequel  on  l'entend  de  part  et  d'autre;  le  cabinet  devra  s'expliquer,  et  ce  sera 
aux  conservateurs  de  voir  s'ils  reconnaissent  leur  pensée  dans  l'interprétation 
ministérielle.  Même  indépendamment  de  tout  débat  sur  un  amendement, 
le  texte  de  la  commission  ouvre  à  chacun  une  large  carrière. 

La  chambre  vient  d'ouvrir  la  discussion  générale  sur  le  projet,  et  jusqu'à 
présent  le  plus  grand  événement  du  débat  est  l'abandon  solennel  qu'a  fait. 
M.  de  Lamartine  du  parti  conservateur  pour  passer  à  la  gauche.  Mais  avant 
de  nous  arrêter  au  discours  du  nouvel  et  éloquent  orateur  de  l'opposition,  il 
faut  mentionner  la  vive  agression  de  M.  Gustave  de  Beaumont  et  les  con- 
sciencieuses paroles  de  M.  de  Carné.  M.  de  Beaumont  a  développé  un  thème 
assez  piquant,  qui,  malheureusement  pour  le  cabinet,  n'est  pas  injuste  sur 
tous  les  points.  Il  a  prétendu  qu'en  toute  occasion  le  ministère  était  arrivé  à 


REVUE  DE  PARIS.  357 

faire  ce  qu'il  n'avait  pas  voulu,  et  que,  par  compensation,  ce  qu'il  aurait 
voulu,  il  n'avait  pu  le  faire.  Avec  une  pareille  donnée,  on  doit  s'attendre  à  des 
jugeraens  exclusifs,  à  des  sorties  violentes.  Du  reste,  M.  de  Beaumont  parle 
au  nom  des  opinions  de  la  gauche;  il  ne  prétend  pas  à  la  modération,  à  l'im- 
partialité; il  aspire  à  donner  une  forme  chaleureuse  aux  griefs  de  son  parti 
contre  le  cabinet ,  à  se  saisir  de  l'attention  de  la  chambre  par  de  véhémentes 
attaques,  et  nous  devons  dire  qu'il  y  a  quelquefois  assez  bien  réussi.  Pour- 
quoi M.  de  Carné  ne  prendrait-il  pas  quelque  chose  de  l'animation  surabon- 
dante de  M.  de  Beaumont?  Nous  l'avons  déjà  remarqué,  M.  de  Carné  porte 
trop  à  la  tribune  le  ton  et  les  procédés  d'un  publiciste  qui ,  la  plume  à  la 
main ,  énumère  et  aligne  tous  les  élémens  d'une  situation.  Nous  croyons  aussi 
qu'il  aurait  mieux  fait  de  réserver  pour  la  discussion  des  articles  ce  qu'il  avait 
à  dire  sur  le  droit  de  visite.  Toutefois  il  nous  paraît  avoir  trouvé,  dans  les 
rangs  de  la  majorité,  une  approbation  marquée ,  quand  il  a  recommandé  à 
la  chambre  de  s'abstenir  de  toute  manifestation  vaine  et  futile  et  de  peser 
ses  actes. 

M.  de  Lamartine  était  visiblement  impatient  de  faire  connaître  à  la  chambr 
et  au  pays  l'étendue  de  sa  transformation;  il  avait  prié  M.  de  Tocqueville  de 
lui  céder  la  parole.  La  chambre  n'a  pas  été  long-temps  en  suspens ,  car  l'ho- 
norable orateur  a  sur-le-champ  annoncé  qu'il  venait  combattre ,  non  pas  le 
ministère,  mais  le  système  même  qui  est  suivi  depuis  douze  ans,  tant  à  l'inté- 
rieur qu'à  l'extérieur,  c'est-à-dire  qu'il  a  combattu  tous  les  ministères  qui  ont 
paru  depuis  1830,  et  qu'il  combattra  tous  ceux  qui,  à  l'avenir,  suivraient  les 
grandes  lignes  de  la  même  politique.  Si  le  noble  caractère  de  M.  de  Lamar- 
tine n'était  pas  une  garantie  suffisante  de  la  sincérité  de  ses  paroles ,  nous 
trouverions  une  preuve  irréfragable  de  sa  bonne-foi  dans  l'immense  élan  qu'il 
vient  de  prendre  pour  aller  planter  son  drapeau  en  pleine  gauche.  Quand  on 
fait  de  telles  évolutions,  c'est  qu'on  est  poussé  par  une  conviction  qu'on  ne 
peut  maîtriser.  D'ailleurs,  comme  toutes  les  imaginations  vives,  M.  de  La- 
martine a  peu  conscience  du  passé  et  de  son  propre  passé;  il  est  tout  entier 
au  présent  et  à  l'avenir;  il  se  livre ,  il  se  prodigue  sans  réserve  à  l'idée  qu'il 
se  fait  aujourd'hui  de  ses  devoirs  nouveaux. 

A  tous  les  hommes  sérieux,  le  parti  pris  par  M.  de  Lamartine  a  paru  une 
chose  grave.  On  n'atténue  pas  de  pareils  actes  par  des  allusions  sur  la 
Chute  d'un  Ange.  C'est  une  chose  grave  qu'un  homme  qui,  il  y  a  deux  ans, 
combattait  avec  la  majorité,  la  quitte  en  lui  faisant  solennellement  son 
procès  du  haut  de  la  tribune.  Nous  savons  bien  que  M.  de  Lamartine  est 
souvent  dominé  par  son  imagination ,  et  qu'il  prête  trop  au  présent  la  phy- 
sionomie du  passé;  selon  lui,  notre  époque  ressemble  aux  dernières  années 
delà  restauration,  et  il  veut  s'y  assurer  un  rôle  qui  rappelle  la  glorieuse  dé- 
fection de  M.  de  Chateaubriand  ;  nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  que  nous 
ne  croyons  pas  à  la  vérité  de  ces  fac  simile  ni  pour  les  choses,  ni  pour  les 
hommes;  mais  enfin  cette  majorité  que  vient  de  quitter  M.  de  Lamartine  avec 

TOME  XIII.      SUPPLÉMENT.  25 


358  REVUE  DE  PARIS. 

tant  d'éclat ,  est-elle  aussi  bien  constituée  que  possible?  A-t-elle  la  libre  dis. 
position  de  toute  sa  puissance  morale?  Tous  ses  véritables  représentans,  toutes 
ses  forces  vives  sont-elles  en  position  d'opérer  sur  les  affaires  et  les  destinées 
du  pays  toute  l'influence  désirable  ?  Voilà  les  questions  que  vient  nécessai- 
rement réveiller  dans  les  esprits  la  solennelle  démonstration  de  M.  de  La- 
martine. 

Pourquoi  M.  Villemain  a-t-il  cru  devoir  répondre  au  nouveau  membre  de 
la  gauche  ?  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  n'appartient  pas  à  cette 
majorité  de  la  chambre  à  laquelle  M.  de  Lamartine  faisait  d'aussi  véhémens 
adieux,  et  c'a  été  de  sa  part  un  courage  inutilement  employé  que  de  monter 
à  la  tribune.  Encore  un  coup,  c'est  dans  le  sein  de  la  majorité  de  la  chambre, 
de  cette  grande  majorité  qui  dans  toutes  ses  nuances  défend  et  soutient  de- 
puis douze  ans  la  monarchie  de  1830,  que  se  trouvent  les  hommes  en  posi- 
tion de  répondre  à  M.  de  Lamartine.  Pendant  que  ce  dernier  occupait  la  tr 
bune,  plusieurs  conservateurs  se  tournaient  vers  le  centre  gauche;  ils  sem- 
blaient chercher  celui  qui  pouvait  le  mieux  réfuter  l'adversaire  systématique 
de  la  majorité  constitutionnelle. 

Après  le  discours  de  M.  de  Lamartine,  le  débat  s'est  concentré  le  lende- 
main sur  le  droit  de  visite;  la  question  des  traités  de  1831  et  1833  prime  tout 
aujourd'hui.  Le  droit  de  visite  a  trouvé  un  défenseur  dont  les  convictions 
sont  tout-à-fait  honorables.  M.  Agenor  de  Gasparin,  dont  la  parole  est  cha- 
leureuse ,  appartient  à  une  école  religieuse  qui  rappelle  de  loin  le  parti  des 
saints  en  Angleterre.  Il  a  prétendu  que  le  droit  de  visite  était  indispensable 
à  la  répression  de  la  traite.  Il  est  vrai  que  M.  de  Tocqueville  a  soutenu  le  con- 
traire; on  voit  que  les  représentans  de  l'intérêt  philantropique  ne  sont  pas 
d'accord  entre  eux.  M.  de  Tocqueville  semble  s'être  attaché  à  attaquer  corps 
à  corps  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  tout  en  protestant  que  son  op- 
position n'a  rien  de  personnel.  Il  s'est  hautement  prononcé  contre  le  para- 
graphe de  la  commission ,  qu'il  a  décliné  insuffisant  et  même  dangereux  par 
sa  faiblesse.  On  doit  donc  s'attendre ,  de  la  part  de  l'opposition ,  à  la  pré- 
sentation d'un  amendement. 

—  On  annonce  l'apparition  dans  la  presse  d'un  nouveau  phénomène,  c'est 
le  Soleil  de  M.  de  Genoude,  autour  duquel  viendront  graviter  M.  Arago, 
M.  de  Chateaubriand ,  et  M.  Dupont  de  l'Eure  :  ce  serait  l'union  de  l'ancienne 
monarchie  et  de  la  démocratie  radicale.  On  a  même,  à  cette  occasion ,  pro- 
noncé les  noms  de  MM.  de  Lamartine  et  Odilon  Barrot,  mais  nous  ne  croyons 
pas  que  des  hommes  qui  aspirent  à  conduire  un  parti  sérieux  consentent  à 
devenir  les  satellites  de  M.  de  Genoude.  Attendons  le  jour  où  le  Soleil  se 
lèvera  : 

Solem  guis  dicere  falsutn 

ludeat?.... 


REVUE  DE  PARIS.  359 


THEATRES. 


Théàtke-Français.  —  Une  affluence  presque  inouie  se  porte  aux  repré- 
sentations de  Phèdre.  La  salle  de  la  Comédie-Française  ne  peut  suffire  à  un 
empressement  sans  exemple  dans  les  fastes  dramatiques.  On  éprouve  à  con- 
stater de  tels  succès  une  joie  sérieuse;  ces  brillantes  représentations  ne  prou- 
vent-elles pas  éloquemment  que  le  sentiment  de  l'art  idéal  et  sévère  est  loin 
de  s'éteindre  parmi  nous?  M"e  Rachel  a  montré,  dans  l'interprétation  des 
douleurs  de  Phèdre,  non-seulement  une  rare  profondeur,  mais  une  originalité 
puissante;  elle  a  animé  ce  magnifique  rôle  d'un  souffle  qui  n'appartient  qu'à 
elle.  Nous  aurons  à  apprécier  avec  détail  cette  nouvelle  création  de  la  jeune 
tragédienne,  mais  nous  tenions,  avant  tout,  à  constater  la  consécration 
qu'elle  avait  trouvée  dans  l'enthousiasme  du  public. 

—  Une  reprise  également  remarquable  a  eu  lieu  vendredi  au  Théâtre-Fran- 
çais. Nous  voulons  parler  du  Chevalier  à  la  Mode,  cette  charmante  comédie 
de  Dancourt,  qui  n'avait  pas  été  représentée  depuis  six  ans.  Mmo  Desmous- 
seaux  ,  M1Ie  Mante,  MM.  Samson  et  Provost  ont  joué  avec  un  ensemble  digne 
de  la  Comédie-Française;  M"'°  Desmousseaux  surtout  s'est  montrée  actrice 
spirituelle  et  consommée.  M.  Brindeau  mérite  des  encouragemens  dans  le 
rôle  si  difficile  du  chevalier. 


Théâtre-Italien.  —  Nous  n'avons  jamais  été  de  ceux  qui  acceptent  avec 
indulgence  et  sans  restriction  les  improvisations  musicales  de  M.  Donizetti; 
il  est  douloureux  aux  admirateurs  sincères  de  son  talent  de  voir  d'aussi  bril- 
lantes facultés  que  les  siennes  se  dépenser  au  jour  le  jour,  avec  une  prodiga- 
lité ruineuse,  sans  profit  durable  ni  pour  l'artiste  ni  pour  le  public.  Dans  les 
soixante-trois  partitions  sorties  de  la  plume  de  l'auteur  d'Jnna  Bolena  et  de 
Lucia,  nous  comptons  à  peine  quatre  ouvrages  complets;  du  reste,  il  n'en 
faut  plus  parler;  à  peine  une  saison  des  Italiens  a-t-elle  passé  dessus,  que 
l'oubli  le  plus  profond  les  environne,  et  pourtant,  dans  ces  créations  à  peine 
ébauchées,  quels  trésors  de  mélodie  restent  enfouis,  qui,  mûris  et  développés 
en  leur  temps,  eussent  produit  peut-être  quelque  nouveau  chef-d'œuvre  !  En 
mettant  son  imagination  en  coupe  réglée,  M.  Donizetti  détruit  non-seule- 
ment le  présent,  mais  l'avenir  de  son  talent.  Que  voulez-vous  qu'il  advienne 


360  REVUE  DE  PARIS. 

de  cette  verve  qu'on  épuise,  de  cette  inspiration  que  l'on  fauche  à  toute 
heure,  sans  crainte  de  couper  le  hon  grain  avec  l'ivraie,  faisant  gerhe  de  tout 
ce  qui  se  rencontre ,  et  ramassant  même  parfois ,  sans  y  prendre  garde,  dans 
le  champ  du  voisin. 

M.  Donizetti  a  fourni  depuis  trois  mois  deux  opéras  en  trois  actes  au  réper- 
toire du  Théâtre-Italien ,  Lïnda  di  Chamouny  et  Don  Pasquale.  Linda  di 
Chamouny,  composé  spécialement  pour  Vienne,  a  valu  au  maestro  les  plus 
hrillans  succès,  tant  auprès  de  l'empereur,  qui  l'a  nommé  son  maître  de  cha- 
pelle, que  dans  les  réunions  de  l'aristocratie  autrichienne.  Cependant,  malgré 
l'ovation  viennoise,  Linda,  sans  Mme  Persiani,  Lablache  et  Mario,  n'eut 
obtenu  qu'une  médiocre  attention  du  public  parisien  ;  il  a  fallu  l'ensemble 
de  ces  talens  et  de  ces  voix  parfaites  pour  mettre  en  lumière  le  charme  de  cer- 
taines parties.  La  partition  de  Linda  est  écrite  avec  une  grande  recherche  et 
une  grande  pureté  de  style.  En  présentant  une  œuvre  au  jugement  du  public 
d'outre-Rhin ,  M.  Donizetti  s'est  souvenu  de  l'importance  que  l'Allemagne 
attache  à  la  forme  musicale;  aussi  a-t-il  satisfait  à  toutes  les  exigences  et 
s'est-il  montré  musicien  soigneux  et  correct.  Après  l'opéra  séria,  voici  venir 
l'opéra  buffa,  Don  Pasquale.  Pour  cette  fois,  l'improvisation  a  mieux  servi 
M.  Donizetti;  l'élégance  des  motifs,  la  vivacité  de  l'ensemble,  le  bon  goût 
et  l'habileté  de  l'instrumentation  en  font  un  ouvrage  à  mettre  presque  sur  la 
ligne  de  l'Elisir  d'Amore.  Le  quatuor  du  contrat  ,  le  duo  du  second  acte 
entre  Lablache  et  Mlle  Grisi,  la  sérénade  chantée  par  Mario,  sont  des  mor- 
ceaux d'un  mérite  très  réel  et  d'une  grande  originalité,  tels  que  M.  Donizetti 
en  composera  souvent  encore,  lorsqu'il  ne  se  donnera  plus  pour  tache  d'écrire 
dans  sa  journée  un  finale,  un  trio  et  deux  cavatines. 

Mme  Pauline  Viardot  a  chanté  lundi  dernier,  au  bénéfice  de  Tamburini, 
le  rôle  de  Ninetta  dans  la  Gaz-za  Ladra.  Les  tristes  résultats  de  son  appa- 
rition dans  Tancredi  n'ont  pas  ralenti  l'humeur  aventureuse  de  cette  artiste. 
Ce  deuxième  essai  a  été  encore,  s'il  se  peut,  plus  malencontreux  et  plus  fatal 
que  le  premier.  En  jugeant  avec  toute  la  bienveillance  possible  Mme  Viardot 
dans  Tancredi,  il  était  permis  de  croire  qu'elle  ferait  quelque  état  de  l'opi- 
nion unanime  manifestée  sur  la  décroissance  de  son  talent  et  l'insuffisance 
actuelle  de  ses  moyens;  mais  Mme  Viardot,  dans  Semiramide  et  Tancredi, 
avait  mis  flamberge  au  vent  et  ne  devait  pas  s'arrêter  pour  si  peu.  La  façon 
dont  elle  a  été  écoutée  et  accueillie  dans  la  Gazza  sera  sans  doute  pour  elle 
d'un  meilleur  enseignement. 

INinetta  était  une  des  plus  belles  créations  du  répertoire  de  Mmo  Malibran; 
les  souvenirs  qu'elle  y  a  laissés  ont  passé  à  l'état  de  tradition.  Après  Mme  Ma- 
libran, M"°  Grisi  s'attacha  à  donner  au  rôle,  le  même  caractère  de  simplicité 
villageoise  et  de  fougueuse  passion  dont  son  illustre  devancière  l'avait  em- 
preint. Mn,e  Viardot,  en  s'essayant  là  où  le  talent  de  sa  sœur  et  de  M""  Grisi 
laissait  encore  comme  une  traînée  lumineuse,  semblait  disposée  à  suivre  aisé- 
ment une  route  aussi  nettement  tracée;  tant  qu'il  n'a  fallu  que  sourire  et 


REVUE  DE  PARIS.  361 

chanter  tant  bien  que  mal  cette  charmante  cavatine  Di  placer  à'grand  ren- 
fort de  fioritures,  Mme  Viardot  s'en  est  tirée  passablement;  mais  lorsque  sont 
arrivées  les  situations  dramatiques,  le  duo  :  Corne  frenar  ilpianto,  l'admi- 
rable trio  qui  le  suit  :  Respiro,  mia  cara,  et  surtout  la  grande  scène  de  la 
prison ,  l'insuffisance  de  sa  voix  et  de  son  geste  s'est  montrée  dans  toute  sa 
triste  étendue;  à  cette  heure,  Ninetta  ne  se  débattait  plus  contre  l'entreprise 
libertine  du  podestat,  mais  bien  contre  une  voix  rebelle,  contre  un  geste  sans 
force,  un  regard  sans  puissance.  La  lutte  a  été  longue,  désespérée;  l'actrice 
en  est  sortie  épuisée,  haletante,  l'œil  éteint,  et  n'ayant  même  pas  pour  con- 
solation la  conscience  d'avoir  vaincu.  Lablache  n'était  point  en  voix;  aussi 
a-t-il  joué  plutôt  que  chanté  le  podestat.  L'admirable  talent  mimique  du  co- 
médien le  sert  merveilleusement  en  pareille  circonstance;  une  note  douteuse, 
une  roulade  éraillée,  s'effacent  facilement  sous  le  masque  bouffon  du  chan- 
teur en  défaut.  Tamburini  a  été  parfait  dans  le  rôle  du  père.  Pour  Mme  Bram- 
billa,  il  est  impossible  d'être  plus  charmante.  Depuis  longues  années,  la 
partie  de  Pippo  dans  le  duo  de  la  prison  n'avait  été  chantée  avec  autant  de 
touchante  sensibilité  et  de  vrai  mérite;  il  est  fâcheux,  d'après  la  façon  dont 
elle  s'en  est  acquittée,  qu'on  ait  supprimé  les  couplets  à  boire  du  premier 
acte. 


Opéra-Comique.  —  Un  véritable  succès  est  celui  du  nouvel  opéra  de 
M.  Auber,  la  Part  du  Diable.  Chaque  année,  le  spirituel  compositeur  ajoute 
une  nouvelle  partition  à  son  répertoire,  un  nouveau  titre  à  l'admiration  pas- 
sionnée deson  public.  Comme  dans  le  Domino  Noir  ou  le  Duc  oVOlonne,  on 
retrouve  dans  la  Part  du  Diable  cette  source  intarissable  de  charmans  motifs, 
détours  ingénieux  et  piquans;  on  se  sent  bercé  tantôt  parla  suave  mélancolie 
d'une  cantilène,  tantôt  emporté  par  la  fougueuse^vivacité  d'un  allegro.  Cette 
musique  éblouissante  de  verve  et  d'imagination ,  bien  et  dûment  française  par 
la  grâce  et  l'élégance  de  ses  allures,  est  encore  une  musique  où  la  science  la 
plus  pointilleuse  et  la  plus  correcte  ne  trouverait  rien  à  relever.  En  prêtant  une 
oreille  attentive  à  toutes  les  voix  de  son  orchestre,  on  y  découvre  une  foule  de 
mélodies  délicieuses,  arrangées  avec  un  art  infini,  qui  serpentent,  se  joignent, 
se  dispersent  dans  ce  champ  d'harmonie,  et  dont  l'ensemble  et  l'agencement 
produisent  le  plus  ravissant  effet.  L'ouverture  est  toujours,  dans  les  ouvrages 
de  M.  Auber,  une  symphonie  qui,  résumant  tous  les  motifs  de  la  partition, 
forme  un  petit  poème  musical  où  l'on  écoute  se  dérouler  l'action,  où  l'on  de- 
vine les  sentimens  qui  vont  être  enjeu,  et  qui  sert  pour  ainsi  dire  de  préface 
à  l'ouvrage  qui  doit  suivre.  L'ouverture  de  la  Part  du  Diable  est  faite  dans 
le  même  système;  tout  s'y  trouve,  depuis  le  motif  en  sourdine  qui  annonce 
quelque  diablerie,  jusqu'aux  vives  et  riantes  mélodies  dont  tout  l'ouvrage 
est  parsemé;  ce  morceau,  écrit  avec  tout  le  soin  et  la  recherche  dont  son 
auteur  est  capable,  est  un  véritable  petit  chef-d'œuvre.  La  romance  de  Roger, 


362  REVUE  DE  PARIS. 

qui  suit  le  lever  du  rideau,  n'est  pas  à  beaucoup  près  aussi  satisfaisante;  le 
mode  en  est  un  peu  trop  allangui,  et  la  voix  du  chanteur  exagère  encore  ce 
défaut.  Quanta  la  romance  deMmc  Rossi  et  à  la  chansonnette  moitié  française, 
moitié  italienne,  qui  ouvre  le  second  acte,  tout  le  génie  facile  de  M.  Auber  se 
retrouve  dans  ces  deux  inspirations  si  différentes;  l'une,  émanation  suave  et 
douce  d'une  ame  chrétienne;  l'autre ,  chansonnette  spirituelle  et  badine  que 
l'on  chante  le  bonnet  sur  l'oreille,  ayant  pour  accompagnement  le  ronflement 
très  significatif  des  cordes  d'une  guitare.  Après  les  morceaux  déjà  cités,  les 
parties  les  plus  remarquables  de  la  Part  du  Diable  sont  un  quatuor,  vers 
lequel  évidemment  les  prédilections  de  M.  Auber  se  sont  jetées,  puis  un  char- 
mant duo  d'une  facture  toute  coquette,  et  mignarde,  bien  à  la  portée  des 
petites  grâces  de  Mme  Thillon,  qui  le  chante  bien  et  sans  trop  d'afféterie. 

Il  serait  difficile  de  raconter  par  quelle  suite  d'aventures  Carlo  Broschi, 
puisque  M.  Scribe  a  mis  son  héros  sous  le  patronage  de  ce  nom  fameux,  se 
trouve  du  premier  coup  chanteur  ordinaire  de  la  chambre  du  roi  d'Espagne, 
et  par  quelle  succession  de  faits  non  moins  extraordinaires  il  est  pris  tantôt 
pour  le  diable,  tantôt  pour  un  hérétique,  un  maudit  que  l'inquisition  ré- 
clame. Les  fils  de  l'intrigue  de  M.  Scribe  sont  tellement  embrouillés,  ils  s'en- 
chevêtrent d'une  si  rude  façon,  qu'une  analyse  de  cet  imbroglio  serait  ou 
incompréhensible ,  ou  gâterait ,  par  sa  lenteur,  les  piquantes  intentions  du 
poète.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  M.  Scribe  a,  cette  fois  encore,  trouvé, 
des  situations  et  imaginé  un  poème  tout-à-fait  digne  de  la  musique  de 
M.  Auber. 

Mme  Rossi  Caccia ,  dans  le  rôle  de  Carlo,  s'est  montrée,  comme  à  l'ordi- 
naire, cantatrice  du  plus  haut  mérite  et  comédienne  intelligente.  Les  sons  si 
doux  et  si  purs  de  sa  voix  cristalline,  sa  vocalisation  brillante,  la  sûreté  de 
son  émission ,  lui  ont  attiré  l'approbation  des  gens  de  goût  et  les  applaudis- 
semens  de  toute  la  salle. 

La  Part  du  Diable  est  montée  avec  grand  soin  et  chantée  fort  convenable- 
ment par  l'élite  de  l'Opéra-Comique.  Avec  la  nouvelle  partition  de  M.  Auber, 
notre  seconde  scène  lyrique  aura  retrouvé  les  heureuses  soirées  de  l'Ambas- 
sadrice et  des  Diamans  de  la  Couronne. 


—  Un  de  nos  collaborateurs,  M.  Emile  Souvestre,  vient  de  publier  un  roman 
nouveau,  intitulé  :  le  Mât  de  Cocagne  (1).  C'est  le  développement  d'une 
donnée  dont  on  ne  peut  révoquer  en  doute  la  triste  vérité  :  M.  Emile  Sou- 
vestre a  voulu  prouver  que  l'ambitieux  est  trop  souvent  contraint,  pour  as- 

(1)  2  vol.  in-8°,  chez  Coquebert,  rue  Jacob. 


REVUE  DE  PARIS.  363 

surer  sa  fortune,  d'imiter  ces  enfans  qui  frottent  de  boue  le  mat  auquel  ils 
veulent  s'élever  sans  glisser.  Le  roman  destiné  à  traduire  cette  donnée  se 
distingue  par  les  qualités  d'observation  et  de  mise  en  scène  qu'on  a  depuis 
long-temps  remarquées  dans  les  ouvrages  de  M.  Souvestre.  C'est  une  étude 
attachante  et  consciencieuse  sur  nos  mœurs  actuelles  qu'on  ne  peut  manquer 
d'accueillir  avec  intérêt. 

—  Parmi  les  écrivains  qui  sont  morts  en  1842 ,  il  y  a  une  jeune  femme  que 
distinguaient  à  la  fois  le  talent  et  la  vertu,  MUe  Louise  Ozenne.  Sous  son 
nom,  ou  sous  le  pseudonyme  de  Camille  Baxton,  elle  s'était  fait  une  place 
honorable  dans  les  lettres.  Le  volume  qu'éditent  aujourd'hui  MM.  Didot, 
sous  le  titre  de  Mélanges  critiques  et  littéraires  (1),  est  le  recueil  des  travaux 
remarquables  qu'elle  a  successivement  publiés  dans  Y  Encyclopédie  des  Gens 
du  Monde,  la  Revue  Française  et  Étrangère,  et  dans  cette  Revue  même.  C'est 
une  suite  d'études  impartiales,  saines  et  judicieuses,  sur  les  écrivains  mo- 
dernes; l'élégance  et  la  pureté  du  langage  s'y  unissent  toujours  à  la  moralité 
et  à  la  justesse  de  l'idée.  En  tête  du  livre  est  placée  une  notice  intéressante, 
témoignage  pieux  d'admiration  et  de  regrets  qu'une  plume  amie  a  consacré  à 
la  mémoire  de  l'auteur. 

—  Un  nouvel  ouvrage  de  M.  Roger  de  Beauvoir  a  paru  sous  ce  titre  :  les 
Trois  Rohan  (2).  La  fronde,  le  siècle  de  Louis  XIV  et  la  révolution  fran- 
çaise ont  été  tour  à  tour  le  sujet  des  études  du  romancier,  qui  a  consacré  à 
chacune  des  trois  époques  un  élégant  et  spirituel  récit.  Nous  ne  doutons  pas 
du  succès  qui  accueillera  ce  livre,  où  l'intérêt  historique  se  marie  fort  heu- 
reusement à  l'intérêt  romanesque. 

—  Sous  ce  titre  :  Ivan  Nikitinko,  le  conteur  russe  (3),  il  a  paru  un  recueil 
de  fables  et  d'historiettes  en  vers,  où  des  peintures  de  la  société  russe  rajeu- 
nissent heureusement  le  cadre  choisi  par  l'auteur.  Il  y  a  plus  d'une  page 
agréable  dans  ce  petit  volume,  qui  donne  à  la  fable,  outre  l'intérêt  de  l'ensei- 
gnement moral,  celui  du  récit  de  voyages,  en  habillant  du  costume  russe  les 
personnages  de  cette  comédie  à  cent  actes  divers  dont  parle  La  Fontaine. 

(1)  Un  vol.  in-8°,  chez  Firmin  Didot. 

(2)  Chez  Dumont,  éditeur. 

(3)  Chez  Amyot,  rue  de  la  Paix. 


F.   BONNAIKE. 


TABLE  DES  MATIERES 

CONTENUES  DANS  LE  TREIZIÈME    VOLUME 

(IVe  sékie) 

DE  LA  REVUE  DE  PARTS. 


Hubert  Talbot.  —  Première  partie,  par  M.  Edouard  Ourliac.     .    .  5 
La  Grèce,  les  Cyclades  et  les  îles  Ioniennes  en  1841.  —  Quatrième 

partie.  —  L'île  d'Eubée,  par  M.  Buchon 37 

Critique  littéraire.  — Le  Dix-huitième  Siècle,  de  M.  Arsène  Houssaye. 
—  Un  Ménage  de  garçon  en  province,  de  RI.  de  Balzac,  par  M.  Al- 
fred ASSELINE 56 

Bulletin 68 

Hubert  Talbot.  —  Dernière  partie,  par  M.  Edouard  Ourliac.     .    .  77 

L'Egypte  sous  Mébémet- Ali ,  par  M.  de  L 104 

Académie  Française.  —  Réception  de  M.  Patin,  par  M.  Ch.  Louandre.  133 

Bulletin 140 

Études  sur  les  colonisations  françaises.  —  Les  Petites  Caraïbes.  — 

Deuxième  partie ,  par  M.  Emile  Souvestre 153 

De  l'Équitation  en  France.  — M.  le  vicomte  d'Aure,  M.  Baucher,  par 

UN  OFFICIER  DE  CAVALERIE 184 

Critique  historique.  —  Coutumes  de  Beauvoisis,  de  Philippe  de  Beau- 
manoir,  publication  de  M.  Beugnot,  par  M.  X.  Durrieu.     .     .     .  203 
Bulletin 212 

Ginetta ,  par  M.  E.  Bergounioux 221 

Un Psovateur  au  dix-huitième  siècle,  par  M.  Arsène  Houssaye.  .     .  246 
Critique  littéraire.  —  Le  Bananier,  de  M.  Frédéric  Soulié,  par  M.  Al- 
fred Asseline.     .     .     .    [ 265 

Bulletin 283 

Une  Indiscrétion ,  par  Mme  M 293 

La  Grèce,  les  Cyclades  et  les  îles  Ioniennes  en  1841. —Cinquième  I 
partie.  —  Un  Mariage  grec.  —  Le  Monastère  de  Saint-Luc.  —  Une 

Sucrerie  française  en  Grèce,  par  M.  Buchon 318 

Lettres  écrites  d'Italie.  —  Arrivée  à  Rome ,  par  M.  E.-J.  Delécluze.  338 

Stances,  par  M.  Théophile  Gautier ,     .  349 

Bulletin 351 

Théâtres.   .    , 359 


REVUE 


DE  PARIS 


XIV 


IMPRIMERIE  DE  H.  FOURNIER  ET  CIB, 
BUE   SAINT-BENOIT,  7. 


REVUE 


DE  PARIS 


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TOME   QUATORZIEME 


PARIS 

AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DE  PARIS 

QUAI  MALAQUAIS,  17 

1843 


LE   SOUVERAIN 


DE  KAZAKABA. 


i. 

Après  une  longue  navigation ,  le  navire  trouva  la  mousson  de  nord- 
est,  et  lui  ouvrit  ses  voiles.  On  comptait  sur  une  brise  douce  et  ré- 
gulière comme  celle  de  la  mer  des  Indes;  mais,  soit  que  la  saison  ne 
fût  pas  assez  avancée,  soit  que  le  voisinage  du  vaste  continent  de  la 
Nouvelle-Hollande  fît  varier  les  vents,  on  perdit  plus  de  vingt  jours 
à  lutter  contre  les  houles  et  les  rafales.  Cependant,  le  13  novembre,  on 
releva  les  premières  terres  de  V  Australie,  qui  est  le  nom  nouveau  que 
les  navigateurs  ont  donné  à  cette  grande  terre.  Le  soir,  le  temps  de- 
vint meilleur,  et  les  matelots,  n'ayant  rien  à  faire,  se  réjouissaient 
d'approcher  de  Sydney,  où  ils  trouveraient  toutes  les  joies  de  leur 
bonne  Angleterre. 

Pelloquin,  couché  sur  le  pont,  recommençait  ses  jérémiades.  L'ap- 
proche de  la  terre,  mais  d'une  terre  étrangère,  réveillait  ses  douleurs; 
il  n'en  pouvait  plus  d'ennui ,  de  fatigue,  de  mal  du  pays.  N'ayant  que 
Nazarille  à  qui  parler,  il  n'avait  cessé  de  l'ennuyer  durant  la  tra- 

(1)  Le  Souverain  de  Kazakaba  est  la  suite  d'une  amusante  et  spirituelle  histoire, 
dont  les  Aventures  de  Nazarille,  déjà  publiées,  forment  la  première  partie. 


6  REVUE  DE  TARIS. 

versée,  lui  reprochant  sans  cesse  de  l'avoir  entraîné.  Quand  la  ma- 
nœuvre le  laissait  libre,  au  lieu  de  mettre  les  momens  à  profit,  il 
errait  çà  et  là  dans  le  navire,  comme  une  bête  en  cage,  et  quand  il 
fallait  travailler,  il  montrait  si  peu  de  zèle  et  tant  de  distraction, 
qu'il  ne  se  passait  pas  de  journée  que  la  trique  du  maître  ne  lui  ca- 
ressât les  épaules;  tout  cela  retombait  en  pluie  d'injures  et  de  malé- 
dictions sur  Nazarille,  qui  consolait  Pelloquin  de  son  mieux,  quoiqu'il 
ne  fût  pas  au  fond  très  fâché  de  le  voir  émoustiller  de  la  sorte  :  il 
pensait  que  ces,  petites  mortifications  corporelles  pouvaient  opérer 
une  diversion  salutaire  à  ses  chagrins  imaginaires,  et  même  il  avait 
poussé  la  charité  jusqu'à  prévenir  le  maître  d'équipage  que  son  cama- 
rade était  d'un  tempérament  atrabilaire,  hypocondriaque  et  rêveur, 
qui  souffrait  volontiers  qu'on  lui  fît  violence.  Le  maître  se  le  tenait 
pour  dit. 

Donc  ce  soir-là,  Pelloquin,  plus  abattu,  déroulait  ses  griefs  à  son 
ordinaire.  Nazarille,  qui  fumait  à  ses  côtés,  répondait  qu'on  allait 
prendre  terre  et  qu'on  serait  distrait  des  fatigues  de  la  route  par  le 
spectacle  d'un  pays  nouveau  et  des  plaisirs  de  toute  espèce. 

—  Il  y  a  deux  mois,  dit  Pelloquin,  si  tu  l'avais  voulu,  nous  serions 
en  route  pour  la  France,  et  cette  côte  que  nous  allons  toucher  serait 
cette  bonne  Normandie,  qui  me  semble  à  présent  aussi  fabuleuse  que 
ces  pays  du  diable  me  le  paraissaient  il  y  a  dix-huit  mois! 

—  Quoi ,  dit  Nazarille  ,  tu  ne  sais  pas  encore  plus  de  géographie! 
C'est  honteux  pour  un  homme  de  mer.  Je  pensais  que  tu  voudrais  un 
peu  l'apprendre  en  voyageant.  Sais-tu  où  nous  sommes  pour  le  mo- 
ment? nous  sommes  aux  antipodes;  sais-tu  où  elle  est,  ta  Normandie? 
elle  est  sous  tes  pieds.  Tiens,  tu  vas  me  comprendre.  La  terre  est 
ronde,  n'est-il  pas  vrai?  nous  étions  là-dessus,  nous  sommes  là- 
dessous. 

—  Eh  bien?  soupira  Pelloquin. 

—  Eh  bien  !  il  y  a  donc  pour  remonter  là-haut  autant  de  chemin 
d'un  côté  que  de  l'autre. 

—  Eh  bien?... 

—  Eh  bien  !  de  quelque  côté  que  nous  remontions,  nous  retour- 
nons dans  ta  Normandie,  ignorant. 

Pelloquin  reprit,  à  peine  distrait  par  ce  raisonnement  : 

—  Ah  !  je  ne  te  pardonnerai  jamais  de  m'avoir  embarqué  dans  cette 
galère.  Ta  fantaisie  me  coûte  trop  cher. 

—  Qu'aurions-nous  fait  de  mieux,  sans  état,  sans  ressources? 
Quel  plus  grand  plaisir  que  les  voyages!  quel  plus  beau  spectacle 


REVUE  DE  PARIS.  7 

que  l'univers!  Et  l'univers  appartient  au  pauvre  comme  au  riche,  il 
n'y  a  qu'à  marcher. 

—  Oui ,  voilà  la  sottise  que  tu  as  essayé  de  me  faire  entrer  dans  la 
tête;  mais,  je  t'en  prie,  qu'avons-nous  vu  de  si  beau ,  depuis  que  nous 
naviguons,  qui  valût  le  moindre  coup  de  pied  de  cet  enragé  contre- 
maître? 

—  Quanta  moi,  j'ai  remarqué  partout  quantité  d'objets  rares  et 
curieux,  et  je  regrette  qu'ils  ne  t'aient  point  touché.  Il  est  vrai  que 
ces  ports  et  ces  colonies  sont  plus  ou  moins  gâtés  par  l'affluence  des 
Européens;  mais  songe  que  nous  allons  entrer  dans  un  monde  nou- 
veau, que  nous  allons  voir  des  sauvages,  que  les  sauvages  dont  on 
nous  a  fait  tant  de  contes  dans  notre  enfance,  les  sauvages  de  la  foire 
et  de  Robinson  Crusoé,  ne  sont  point  de  pure  imagination;  que  nous 
allons  voir  véritablement  des  hommes  noirs  comme  des  taupes, 
rouges  comme  la  brique,  nus  comme  des  singes,  qui  tuent  un  chré- 
tien comme  une  mouche,  l'essorillent  comme  un  porc,  le  découpent 
avec  des  coquilles  tranchantes ,  le  passent  par  les  charbons  comme 
une  grillade  et  le  dévorent  sans  plus  de  façons.  Et  quelle  satisfaction 
de  pouvoir  dire  de  ces  hommes  dont  on  porte  les  images  en  Europe 
et  dont  on  voit  les  ustensiles  chez  les  marchands  de  curiosités  :  J'y  ai 
été,  je  les  ai  vus! 

—  Et  quelle  consolation,  mon  ami,  que  tu  te  puisses  voir  toi-même 
pris,  découpé,  grillé,  dévoré!  Et  que  le  diable  m'emporte  avec  toi 
si  je  t'accompagne  chez  ces  brigands-là! 

—  Tu  es  assurément  un  brave  garçon,  Pelloquin,  et  je  passerais 
volontiers  ma  vie  avec  toi ,  mais  je  regretterai  toujours  que  le  ciel 
t'ait  refusé  certaines  facultés  poétiques  dont,  quanta  moi,  je  le  re- 
mercie. 

—  Du  moins,  reprit  Pelloquin,  si  nous  étions  restés  à  bord  de 
VAstrée,  avec  des  compagnons  qui  parlaient  notre  langue,  au  lieu  de 
nous  embarquer  parmi  ces  chiens  d'Anglais  qui  ne  se  font  entendre 
qu'à  coups  de  bâton  ! 

—  C'est  bien  là  ce  qui  me  gêne,  dit  Nazarille,  et  c'est  à  quoi  je  songe; 
mais  nous  ne  toucherons  pas  la  terre  inutilement,  et  je  serai  bien 
trompé  si  nous  n'y  trouvons  occasion  de  gagner  au  pied. 

—  Oui,  dit  Pelloquin,  nous  ne  risquerons  plus  alors  que  de  nous 
faire  pendre. 

—  Ton  sérieux  me  fait  peine,  dit  Nazarille.  T'es-tu  jamais  mal 
trouvé  de  te  fier  à  moi  ?  Mais  il  ne  faut  pas  contrarier  les  malades... 
Et  il  s'en  alla. 


8  REVUE   DE  PARIS. 

La  terre  était  en  vue,  mais  le  jour  tombait.  Dans  la  nuit  le  capitaine 
jugea  qu'on  entrerait  dans  le  port  le  lendemain ,  et  l'on  manœuvra 
en  conséquence.  Dès  le  point  du  jour,  Nazarille  tenait  les  yeux  fixés 
sur  la  plage  qu'on  découvrait;  il  travailla  de  tout  son  courage  pour 
donner  le  change  à  son  impatience.  Quelques  heures  après,  on  était 
en  rade. 

Toutes  les  opérations  du  mouillage  terminées,  ce  qui  le  mena  bien 
sur  le  milieu  du  jour,  Nazarille  s'en  alla  demander  à  Pelloquin  s'il 
voulait  descendre  à  terre,  comme  il  en"avait  la  permission ,  et  s'occu- 
per avec  lui  des  moyens  de  tirer  la  révérence  au  navire  anglais.  Mais 
Pelloquin,  soit  rancune,  soit  abattement,  ne  voulut  point  bouger. 
Nazarille  retapa  son  chapeau,  tourna  sur  un  pied  et  se  jeta  dans  la 
yole. 

Il  fut  lui-même  un  peu  surpris  du  premier  aspect  de  la  ville;  il  s'at- 
tendait cette  fois  à  trouver  à  peine  un  comptoir  anglais  au  milieu 
d'un  pays  sauvage,  et  il  avait  sous  les  yeux  une  véritable  ville  d'Eu- 
rope, un  port  de  France  ou  d'Angleterre  :  des  maisons  hautes  et  blan- 
ches, des  rues  larges  et  droites,  des  chevaux,  des  voitures,  des  douanes, 
des  phares,  des  marchands,  des  colporteurs,  et  rien  d'extraordinaire. 

—  Est-ce  que  cet  imbécile  de  Pelloquin  aurait  raison?  On  est  sau- 
vage ici  comme  vous  et  moi ,  dit-il  en  effondrant  d'un  coup  de  poing 
le  chapeau  d'un  Anglais  qui  le  regarda  d'un  air  hébété.  On  était  fait 
à  bord  à  ces  mouvemens,  que  lui  arrachait  une  gaieté  vive,  et  qui 
demeuraient  volontiers  impunis  parce  qu'il  en  détournait  plaisam- 
ment les  suites.  Or,  Nazarille,  pendant  ce  débarquement  si  long- 
temps souhaité,  était  d'une  joie  folle.  Il  est  vrai  qu'il  avait  vidé  toute 
une  fiole  de  gin  avant  de  partir.  Le  matelot  n'entendait  pas  le  fran- 
çais; Nazarille  éclata  de  rire,  lui  montra  la  ville  avec  des  gestes  qu'il 
ne  comprit  pas  davantage,  le  laissa  là,  et  sauta  sur  la  berge. 

II  n'avait  point  de  temps  à  perdre  ;  il  prit  langue  avec  deux  ou 
trois  hommes  à  tenue  suspecte,  qu'il  trouva  sur  le  port,  fit  mine  de 
tourner  à  droite,  prit  à  gauche,  et  courut  s'informer  d'un  aventurier 
français  qui  faisait  divers  commerces  assez  peu  clairs  dans  les  archi- 
pels de  la  mer  du  Sud  et  qui  devait  appareiller  bientôt  pour  la  Nou- 
velle-Guinée. Au  fond,  il  n'était  pas  engagé  avec  les  Anglais,  et  ils 
n'avaient  fait,  lui  et  Pelloquin,  le  service  de  matelots  que  pour  le  pas- 
sage. 11  vit  encore  plusieurs  capitaines  après  l'aventurier  sans  rien 
conclure. 

Ayant  assez  donné  aux  affaires  pour  ce  jour-là,  il  retourna  à  l'hô- 
tel de  la  Pipe  en  canne,  où  il  avait  pris  rendez- vous  avec  les  bas-ol'fi- 


REVUE   DE   PARIS.  9 

ciers  du  navire,  car  il  avait  toujours  quelque  secrète  provision  de 
piastres  qui  lui  permettait  cette  débauche,  et  sa  bonne  mine,  son  al- 
lure étrange,  certain  goût  dans  les  vètemens ,  lui  donnaient  plutôt 
l'air  d'un  voyageur  de  commerce  que  d'un  matelot.  On  le  prenait 
souvent  pour  un  fils  de  famille  en  escapade.  Comme  il  approchait  de 
l'auberge,  il  vit  du  monde  rassemblé  sur  la  porte.  Il  avait  mis  ce  jour- 
là  son  linge  le  plus  blanc,  sa  veste  la  plus  propre ,  et  crut  apercevoir 
qu'on  le  montrait  de  loin  et  que  les  visages  étaient  tournés  vers  lui. 

Il  put  considérer  alors  le  personnage  principal  du  groupe,  qui  était 
un  homme  fort  grand,  le  visage  couleur  de  suie,  coiffé  d'un  chapeau 
à  torsades  surmonté  d'un  interminable  plumet  noir,  vêtu  d'une  re- 
dingote d'uniforme  à  brandebourgs  tout  en  haillons  et  serrée  à  la  taille 
par  un  mouchoir  à  carreaux;  un  pantalon  troué,  des  bottes  à  retroussis 
dépareillées,  complétaient  sa  mise,  qui  tenait  à  la  fois  du  tambour- 
major  et  du  marchand  d'orviétan .  Derrière  cet  individu  venaient  quatre 
ou  cinq  drôles  aussi  noirs  que  lui,  à  peine  couverts  d'un  lambeau 
de  caleçon  autour  des  reins  et  de  mouchoirs  sur  la  tête;  un  peu  plus 
loin  enfin,  se  tenait  une  énorme  créature,  majestueusement  drapée 
d'une  robe  d'indienne  à  gigots,  serrée  sous  l'aisselle  par  une  ficelle; 
les  jambes  nues,  le  visage  largement  assis  sur  une  collerette  à  quatre 
étages  d'un  bon  pied  de  diamètre,  ses  grands  yeux  blancs  gravement 
fixes,  et  coiffée  d'un  chapeau  de  femme  juché  à  rebours  sur  des  che- 
veux crépus,  et  qui  ne  ressemblait  pas  mal  au  faîte  d'une  pagode. 

L'homme  au  grand  plumet  s'avança  au-devant  de  Nazarille,  et  lui 
fit  une  salutation  prolongée.  Les  drôles  à  mouchoirs  l'imitèrent,  et 
l'énorme  créature,  qui  n'aurait  pu  raisonnablement  s'incliner,  se  tré- 
moussa sur  ses  grosses  jambes  en  manière  de  révérence.  Nazarille 
riposta  par  un  salut  jusqu'à  terre.  L'homme  au  plumet,  piqué  de  poli- 
tesse, refit  une  révérence  plus  basse  que  la  première;  Nazarille  repar- 
tit d'un  salut  si  profond,  qu'il  faillit  faire  la  cabriole.  L'homme  ne 
voulut  pas  lui  laisser  l'avantage,  Nazarille  ne  céda  point,  et  les  esta- 
fiers  bondissaient,  et  la  grosse  femme  de  chanceler  en  cadence. 

—  Arrête,  arrête  !  dit  Nazarille,  madame  va  s'écrouler. 

Enfin  l'homme  au  plumet,  impatienté,  prit  longuement  la  parole; 
mais  Nazarille,  qui  savait  à  peine  quelques  mots  de  bon  anglais,  ne 
comprit  rien  au  patois  de  cet  homme.  Il  le  regarda  le  plus  sérieuse- 
ment qu'il  put,  et  lui  répliqua  fort  vite  en  estropiant  tous  les  idiomes 
qu'il  se  rappela  : 

—  Pas  savoir,  my  dear,  so  que  mé  boulets,  hic  hœc  hoc  caramba 
d?hitoribus  in  destoursen  ! 


10  REVUE   DE   PARIS. 

Personne  heureusement  n'y  entendit  rien.  Les  gens  de  l'hôtel  lui 
dirent  qu'il  avait  devant  les  yeux  l'ancien  roi  du  pays,  le  chef  de  tribu 
qui  possédait  autrefois  le  territoire  où  l'on  avait  bâti  la  ville,  l'il- 
lustre Boungari ,  qui  avait  gardé  ses  prérogatives  sans  s'inquiéter  de 
la  domination  anglaise,  et  qui  avait  coutume  de  rendre  visite  aux 
étrangers  dans  l'espoir  d'en  obtenir  un  petit  présent  pour  lier  amitié. 
On  ajouta  qu'il  se  contentait  d'un  peu  de  gin  ou  de  brandy.  Un  ma- 
telot, pour  plus  d'explication,  frappa  sur  l'épaule  du  monarque  et 
prit  par  la  main  l'informe  négresse,  qu'il  vint  présenter  à  Nazarille 
comme  sa  royale  épouse. 

Le  magnanime  Boungari  reprit  la  parole,  et  Nazarille  parvint  à  dis- 
tinguer, dans  son  mauvais  anglais,  qu'il  le  félicitait  de  sa  bienvenue 
et  qu'il  comptait,  comme  souverain,  sur  sa  générosité.  Nazarille  en- 
tendait parfaitement,  mais  il  se  mita  baragouiner  d'un  ton  pathé- 
tique et  lui  tourna  le  dos;  sa  majesté  précisa  plus  vivement  sa  de- 
mande, et,  l'accrochant  par  sa  veste,  répéta  d'un  ton  piteux  :  brandy! 
brandy! 

Nazarille  fit  réflexion  qu'à  tout  hasard  la  protection  du  roi  pouvait 
bien  n'être  pas  tout  à  fait  inutile  en  ce  pays-là.  Il  tira  une  piastre  et  se 
l'appliqua  sur  l'œil  gauche,  ce  qui  produisit  un  effet  vraiment  théâ- 
tral. Boungari  fit  un  saut  de  trois  brasses,  puis,  donnant  le  signal,  lui, 
sa  femme  et  ses  estafiers,  ils  commencèrent  une  gavotte  du  pays  où 
la  reine  parut  admirable.  Nazarille  s'était  majestueusement  étalé  sur 
un  banc,  comme  le  seigneur  en  i'honneur  de  qui  se  donnait  le  bal  ; 
et  le  roi ,  la  reine,  les  officiers  venaient  de  temps  en  temps  embrasser 
ses  guêtres.  Quand  ils  eurent  fini ,  il  fit  signe  impérieusement  au  roi 
et  à  la  reine  de  monter  dans  sa  chambre.  Ils  le  suivirent  sans  façon, 
et  il  dit  deux  mots  en  passant  à  l'hôtesse,  qui  fit  aussitôt  monter  quel- 
ques bouteilles  de  rhum. 

Il  offrit  un  siège  à  la  souveraine  australienne,  mais  elle  s'assit  ga- 
lamment sur  les  talons  sans  se  soucier  que  sa  robe  fût  un  peu  courte. 
Il  fit  ensuite  entendre  à  l'illustre  Boungari  qu'il  avait  quelque  chose 
à  lui  communiquer;  sa  majesté  en  parut  d'abord  peu  touchée;  elle 
allait  et  venait  par  la  chambre  et  semblait  inquiète  de  se  trouver 
entre  quatre  murs.  La  vue  d'une  bouteille  que  Nazarille  déboucha 
lui  rendit  sa  sérénité,  et  elle  parut  disposée  à  l'écouter  patiemment. 
Nazarille  remplit  les  verres,  le  roi  vida  le  sien  d'un  trait,  et  sa  chaste 
épouse  l'imita  ponctuellement  comme  si  c'eût  été  du  lait.  Dès  ce 
moment  le  glorieux  monarque  poussa  l'attention  jusqu'à  la  tendresse, 
si  ce  n'est  qu'il  détachait  de  temps  en  temps  un  coup  d'œil  à  la  hou- 


REVUE   DE    PARIS.  11 

teille,  que  Nazarille  n'avait  garde  de  laisser  chômer.  Quant  à  la  reine 
très  auguste,  pénétrée  de  la  retenue  qui  convenait  à  son  rang  et  à 
son  sexe,  elle  ne  s'occupa  qu'à  vider  coup  sur  coup  son  verre  qu'elle 
ne  lâchait  point. 

Nazarille  expliqua  donc  qu'en  sa  qualité  d'étranger  il  voulait  con- 
naître les  curiosités  de  la  ville,  mais  qu'il  se  méfiait  de  ces  banians, 
de  ces  gens  sans  aveu  qui  faisaient  dans  les  colonies  l'office  de  do- 
mestiques de  place,  et  qu'il  voulait  un  homme  de  confiance  sur  qui 
l'on  pût  compter;  il  ajouta  qu'il  ne  craindrait  pas  de  lui  donner  une 
demi-piastre  par  jour,  c'est-à-dire  le  prix  d'une  bouteille  de  brandy. 
Le  roi  l'interrompit  par  des  transports  de  dévouement  et  s'offrit  à 
être  son  homme  pour  ce  prix-là. 

—  Mais,  lui  fit  comprendre  Nazarille,  je  ne  suis  pas  riche  et  je  vou- 
drais qu'un  guide  à  mes  gages  me  rendît  en  même  temps  quelques 
petits  services,  comme  de  me  suivre  en  ville,  de  nettoyer  mes  hardes 
et  de  faire  mes  commissions. 

Le  puissant  Boungari  se  montra  bon  prince  et  jura  qu'il  n'était 
point  de  preuve  d'estime  et  d'amitié  qu'il  ne  se  sentît  capable  de  don- 
ner aux  bons  voyageurs  d'Europe.  Nazarille  remplit  encore  les  verres 
avec  la  troisième  bouteille.  Le  roi  huma  la  liqueur  d'un  coup,  et  la 
reine  du  même  air  la  jeta  dans  son  estomac  comme  dans  un  puits. 

—  La  reine  boit  !  s'écria  Nazarille  en  souvenir  du  gâteau  de  la  fève , 
et  il  but  aussi. 

—  Ah!  çà,  reprit-il  d'un  ton  sévère,  nous  sommes  fort  brusques 
dans  mon  pays;  j'entends  être  bien  servi  pour  mon  argent ,  et  je  suis 
fort  difficile  sur  les  plus  légers  manquemens. 

Il  prit  un  bâton  et  fit  mine  d'en  frotter  les  épaules  du  magnifique 
Boungari;  le  gracieux  souverain  protesta  de  son  exactitude,  tandis 
que  sa  moitié  tout  aimable  ne  laissait  plus  voir  que  le  blanc  des 
yeux. 

—  Vous  allez  donc,  sire,  me  faire  le  plaisir  de  porter  cette  lettre  à 
son  adresse,  à  bord  de  la  Jenny,  et  vous  ne  vous  amuserez  point  en 
route,  je  vous  prie.  Je  vous  défends  en  outre  d'accepter  aucune  mon- 
naie ni  pour-boire. 

Il  se  mit  à  écrire,  puis,  s'interrompant  comme  par  distraction,  il 
demanda  à  Boungari  s'il  ne  connaissait  point  quelque  capitaine  ac- 
commodant qui  voulût  prendre  deux  hommes  à  son  bord  sans  en 
faire  trop  grand  bruit  avec  les  autorités.  Le  noble  prince  comprit  la 
question  avec  la  sagacité  du  dernier  drôle  de  son  royaume.  Il  répon- 
dit qu'il  était,  pour  sa  part,  en  commerce  d'amitié  avec  nombre  de 
baleiniers  et  d'aventuriers  qui  ne  refuseraient  rien  à  sa  haute  in- 


1-2  REVUE  DE  PARIS. 

fluence.  Nazarille  dit  qu'on  en  reparlerait,  congédia  leurs  majestés, 
et  remit  cette  lettre  pour  Pelloquin  : 

ce  Plains-toi,  fainéant,  nous  sommes  en  pays  de  Cocagne.  Je  ne 
t'en  dirai  qu'un  mot  :  je  connais  ta  nonchalance  et  ta  vanité,  dignes, 
hélas!  d'un  meilleur  sort,  et  j'ai  si  bien  fait,  que  ma  lettre  te  sera  re- 
mise par  le  roi  du  pays  lui-même,  qui  a  sollicité  l'honneur  de  cirer 
tes  bottes  durant  ton  séjour  dans  ses  états.  Suis-le,  et  viens  me  trou- 
ver. Je  mets  des  couronnes  à  tes  pieds!  Quand  je  pense  que  tu  fai- 
sais le  rétif!....  Je  crois  avoir  trouvé  le  moyen  de  pousser  au  large  et 
de  courir  enfin  au-devant  des  évènemens  qui  nous  sont  réservés  dans 
cet  hémisphère.  » 

Le  puissant  Boungari  s'empara  du  papier  et  sortit  avec  son  épouse, 
balayant  les  plafonds  de  son  grand  plumet,  battant  les  murs,  ayant 
quelque  peine  à  trouver  la  porte,  et  Nazarille  s'amusa  par  la  fenêtre 
à  les  voir  s'en  aller,  dérivant,  clopinant,  se  heurtant  l'un  l'autre,  et 
ne  figurant  pas  mal  le  pot  de  terre  et  le  pot  de  fer. 

Boungari  arriva  seul  au  but  de  la  course.  La  première  idée  de  Pel- 
loquin ,  en  voyant  ce  coquin  galonné,  fut  qu'on  venait  l'arrêter;  mais 
les  cérémonies  du  monarque  le  jetèrent  dans  un  nouvel  étonne- 
ment  que  la  lettre  de  Nazarille  mit  au  comble.  Il  la  relut  deux  fois, 
en  regardant  cet  homme  qu'il  hésitait  à  prendre  pour  un  vice-roi  ou 
un  acrobate.  Boungari,  encore  toutattendri.l'accablaitd'embrassades; 
mais,  voyant  que  Pelloquin  ne  l'entendait  pas,  il  lui  fit  signe  de  le 
suivre,  et  lui  demanda,  par  un  geste  expressif,  s'il  n'avait  point  de 
bagages.  Pelloquin,  intimidé  par  les  grosses  épaulettes  du  monarque, 
tourna  les  yeux  sur  un  sac;  le  roi  le  chargea  sans  façon  sur  ses  épaules, 
et  Pelloquin  le  suivit  tout  déconcerté. 

Ils  trouvèrent  Nazarille  qui  les  attendait  bravement  en  fumant  sa 
pipe  sur  la  porte  de  l'hôtellerie  à  côté  d'un  pot  de  bière. 

—  Quelle  est  encore  cette  farce?  dit  Pelloquin ,  tu  crois  m'étonner, 
mais  je  connais  tes  manières. 

—  Libre  à  toi  de  ne  pas  t'étonner  d'avoir  un  roi  pour  valet,  mais, 
entre  nous ,  c'est  plus  que  tu  ne  vaux. 

—  Courage,  dit  Pelloquin,  je  m'en  vais  prendre  tes  portefaix  pour 
des  potentats. 

Nazarille,  sans  lui  répondre,  se  leva  comme  Boungari  venait  de  dé- 
poser leur  bagage,  et  le  saluant  gravement  : 

—  Sa  majesté  nous  fera-t-elie  l'honneur  de  boire  un  pot  de  bière 
avec  nous?  Elle  doit  avoir  chaud,  et  la  couronne  est  un  fardeau  pe- 
sant, pour  peu  qu'on  la  surcharge  de  quelques  valises. 

Puis,  traversant  la  salle  de  l'auberge,  il  avertit  la  reine  et  ses  offi- 


REVUE  DE  PARIS.  13 

ciers,  qui  accoururent  en  criant  et  se  prosternèrent  avec  mille  sima- 
grées. Pelloquin  eut  un  moment  de  frayeur  à  l'arrivée  de  cette  mas- 
carade. 

—  Sire,  dit  Nazarille,  plairait-il  à  votre  majesté  sauvagissime  de 
nous  régaler  d'un  menuet  comme  tantôt?  Et  il  fit  des  pieds  et  des 
mains  la  démonstration  d'une  bourrée  d'Auvergne. 

Le  roi ,  sans  prendre  le  temps  de  s'essuyer  le  front ,  se  leva  et  battit 
des  mains;  la  reine  se  mit  en  équilibre  sur  ses  jarrets,  et  ils  recom- 
mencèrent l'infernal  rigaudon,  durant  lequel  Pelloquin  parut  assez 
embarrassé  de  sa  contenance;  ce  qui  divertissait  Nazarille  qui  le  lor- 
gnait du  coin  de  l'œil. 

—  Assez,  dit-il  enfin,  assez,  gracieux  souverain,  nous  vous  tenons 
quitte  du  reste.  Faites-moi  le  plaisir  de  renvoyer  cette  canaille;  nous 
allons  visiter  la  ville  et  nous  occuper  de  ce  que  vous  savez. 

La  reine  et  les  courtisans  disparurent,  et  Nazarille  invita  Pelloquin 
à  se  mettre  en  marche. 

—  Ah  !  çà,  reprit-il  en  se  tournant  vers  le  roi ,  sa  majesté  va  nous 
précéder  comme  un  cornac,  ou  nous  suivre  comme  un  laquais  de 
bonne  maison.  Je  n'ai  pas  coutume  de  marcher  familièrement  avec 
des  gens  de  sa  sorte. 

Le  grand  Boungari  riait  à  tous  propos,  ne  les  comprenant  guères, 
et  tout-à-fait  gagné  par  l'air  de  bonne  humeur  de  Nazarille,  qui  ne 
semblait  jamais  parler  sérieusement.  Ils  se  mirent  en  marche  avec 
cérémonie,  Pelloquin  ne  disant  mot,  Nazarille  se  prélassant  une  canne 
à  la  main ,  et  s'évertuant  à  lui  donner  des  marques  de  leur  impor- 
tance. 

—  Ton  chapeau  te  gêne?  lui  dit-il.  Holà!  cria-t-il  à  Boungari ,  je 
supplie  votre  grandeur  de  vous  en  charger. 

A  chaque  station  devant  les  édifices  publics,  il  tirait  de  sa  poche 
une  bouteille  de  rhum  dont  chacun  avalait  une  bonne  gorgée;  quand 
elle  fut  vide,  il  la  présenta  poliment  à  Boungari. 

—  Tenez,  sire,  vous  veillerez  au  transport  des  vivres.  Je  n'ai  pas 
songé  à  vous  donner  plus  tôt  cette  marque  de  confiance. 

Ils  visitèrent  ainsi  le  port,  les  marchés,  les  magasins,  les  hôpitaux, 
et  rencontrèrent,  chemin  faisant,  des  matelots  du  navire  anglais  que 
Nazarille  saluait  avec  une  dignité  imperturbable,  et  qui  ne  s'éton- 
naient guère  de  son  équipage,  à  cause  de  l'usage  reconnu  parmi  les 
marins  de  dépenser  l'argent  dans  les  ports  en  folles  prodigalités. 
Pelloquin,  à  force  de  stations  et  de  gorgées  de  rhum,  s'était  un  peu 
dégourdi.  Nazarille  l'éblouit  d'une  dernière  galanterie;  le  soleil  étant 


14  REVUE  DE   PARTS. 

devenu  très  chaud,  il  acheta  un  parasol  de  paille  tressée,  et  appelant 
Boungari  : 

—  Grand  roi,  mon  ami  très  honoré  sue  à  grosses  gouttes;  je  vais 
lui  donner  le  bras  ,  et  vous  daignerez  nous  tenir  ceci  étendu  sur  la 

tête. 

Le  monarque  ne  se  fit  point  prier,  et  ils  rentrèrent  ainsi  à  l'auberge 
dans  l'attirail  des  gros  nababs  de  l'Inde.  Après  un  colloque  de  quel- 
ques minutes  avec  Boungari  qu'il  renvoya,  Nazarille  dit  à  Pelloquin 
que  tout  était  arrangé  et  que ,  le  pays  n'ayant  pas  de  rareté  qui  pût 
retenir  plus  long-temps  des  voyageurs  délicats,  ils  partiraient  le  lende- 
main par  un  navire  qui  se  chargerait  d'eux  discrètement.  Pelloquin 
fit  quelques  objections;  mais  ce  qui  le  décida  fut  que  ce  navire 
était  français  et  mettait  à  la  voile  aussitôt.  Nazarille  ajouta  qu'il  avait 
pris  ses  précautions  et  qu'on  pouvait  se  reposer  sur  lui. 

Le  lendemain,  en  effet,  Boungari  était  rendu  à  l'hôtellerie  avec  sa 
troupe;  mais  cette  fois  il  avait  changé  de  costume,  et  sa  femme  n'était 
point  avec  lui  ;  il  était  à  demi  nu  ,  il  tenait  à  la  main  une  espèce  de 
lance  barbelée,  et  il  avait  le  visage  et  la  poitrine  agréablement  peints 
de  blanc  et  de  noir.  Ses  officiers  s'étaient  également  allégés  de  leurs 
ornemens  européens  et  même  des  plus  nécessaires. 

Pelloquin  fut  saisi  d'effroi  à  l'aspect  de  la  bande ,  et  Nazarille  eut 
peine  lui-même  à  reconnaître  le  pacifique  monarque  qu'il  avait 
pris  à  son  service;  il  remit  les  bagages  aux  gens  de  l'escorte,  et  l'on 
s'achemina  vers  l'extrémité  de  la  rade.  Pelloquin  se  retournait  de 
minute  en  minute,  Nazarille  le  lui  reprochait ,  quoiqu'il  en  fît  autant, 
et  Boungari,  toujours  ivre,  versait  de  grosses  larmes.  Ils  parvinrent 
à  l'endroit  convenu  et  virent  qu'ils  arrivaient  tard,  car  le  navire  fran- 
çais manœuvrait  pour  prendre  le  large;  on  mit  pourtant  une  embar- 
cation à  la  mer  dès  qu'ils  parurent.  Boungari  désolé  se  hâta  de  tendre 
la  main  pour  recevoir  le  salaire  promis,  et  Nazarille  y  jeta  pêle-mêle 
une  poignée  de  gros  sous  et  tous  les  boutons  d'un  habit  d'uniforme 
qu'il  avait  décousu  la  veille. 

—  Je  vous  paie  dans  notre  monnaie,  dit-il.  C'est  une  honte  pour 
le  pays,  grand  Boungari,  que  vous  n'ayez  point  la  vôtre  et  que  votre 
auguste  profil  ne  figure  point  sur  toutes  ces  pièces  de  métal. 

Ils  s'embrassèrent  ensuite  en  pleurant  à  l'cnvi  tandis  que  l'embar- 
cation s'approchait  à  force  de  rames. 

Mais  il  y  avait  là  tout  près  une  espèce  de  cantine,  où  des  matelots 
avaient  passé  la  nuit  à  jouer  et  à  boire;  l'un  de  ces  hommes  considé- 
rait Nazarille  à  distance,  et  Nazarille,  par  cette  espèce  d'attraction 


REVUE  DE  PARIS.  1J> 

mystérieuse  des  regards,  finit  aussi  par  l'apercevoir;  ils  se  reconnu- 
rent en  même  temps.  C'était  le  bosseman  du  navire  anglais,  qui 
avait  encore  le  cerveau  troublé  des  orgies  de  la  nuit;  il  avait  appris 
la  veille  que  deux  hommes  de  son  bord  devaient  passer  sur  un  ba- 
leinier, sans  y  faire  toutefois  grande  attention.  Nazarille  à  sa  vue  fit 
un  mouvement  précipité  vers  la  mer  en  prévenant  Boungari.  Le  bos- 
seman éclairé  crie,  avertit  ses  compagnons  et  accourt  avec  eux;  mais 
Boungari  et  ses  estafiers  se  jettent  à  sa  rencontre.  On  se  dispute,  on 
se  culbute,  on  en  vient  aux  coups.  Nazarille  saisit  Pelloquin ,  l'en- 
traîne et  se  précipite  avec  lui  dans  le  canot,  qui  s'éloigne  aussi  vite 
qu'il  était  venu,  tandis  qu'on  ne  cessait  de  s'assommer  à  terre.  La 
bagarre  n'était  pas  finie  quand  ils  furent  à  bord ,  et  ils  perdirent  la 
terre  de  vue  avec  la  douleur  de  ne  pas  savoir  le  résultat  de  ce  beau 
combat  qui  se  livrait  en  leur  honneur. 

Après  le  temps  de  saluer  le  capitaine  et  de  s'installer  parmi  leurs 
nouveaux  compagnons,  ils  étaient,  par  une  bonne  brise  de  terre,  à 
huit  ou  dix  milles  au  large.  Quand  ils  furent  en  tête  à  tête  : 

—  Enfin ,  dit  Nazarille,  nous  voilà  délivrés  de  ces  Anglais,  et  si  tu 
étais  tant  soit  peu  reconnaissant,  tu  m'étoufferais  dans  tes  bras. 

—  Il  ne  faut  pas  te  prévaloir,  dit  Pelloquin,  avant  de  savoir  avec 
qui  nous  sommes. 

—  Tu  es  donc  insensible  à  ces  parfums  de  la  patrie,  qu'on  respire 
vers  la  cuisine?  Ce  sont  des  Français.  Cela  suffit. 

—  Français  tant  qu'il  te  plaira;  il  y  a  de  fort  mauvais  drôles  en 
France,  sans  te  compter;  j'ai  vu  des  mines  qui  ne  me  plaisent  guère, 
et  je  veux  savoir  ce  que  c'est  que  ce  bâtiment. 

—  C'est  un  honnête  baleinier  qui  s'aide  de  petites  industries  quand 
la  pêche  est  mauvaise  et  qui  a  ses  raisons  pour  ne  pas  séjourner  dans 
les  grands  ports. 

—  Il  me  semble  qu'il  est  rudement  équipé  pour  un  baleinier. 

—  On  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver. 

—  Où  allons  nous  enfin? 

Nazarille  aimait  mieux  prévenir  lui-même  Pelloquin;  il  fit  mine 
de  se  ronger  l'ongle  du  petit  doigt  et  reprit  d'un  air  innocent  : 

—  Nous  remontons  vers  le  nord-est,  nous  poussons  une  pointe  à 
la  Nouvelle-Guinée  où  le  capitaine  a  quelque  affaire,  et  de  là... 

—  Nous  ne  retournons  donc  pas  à  Batavia?  s'écria  Pelloquin. 

—  Non,  mon  ami.  Comment  veux-tu  que  nous  retournions  à  Ba- 
tavia? Tiens,  fais-moi  l'amitié  de  regarder,  Batavia  est  là,  et  nous 
allons  là  bas... 


16  REVUE  DE  PARIS. 

Il  lui  montrait  deux  points  raisonnablement  opposés. 

—  Nous  faisons  donc  le  tour  du  monde?  reprit  Pelloquin  avec  une 
indignation  croissante. 

—  Écoute-moi,  mon  ami ,  nous  le  faisons  dans  tous  les  cas;  nous 
étions  à  l'extrémité  :  comment  voulais-tu  t'en  retourner  par  le  même 
chemin,  sans  voir  l'autre  moitié  du  globe,  quand  il  n'en  coûte  que 
la  peine  de  tourner  à  droite  ou  à  gauche?  Encore  une  fois,  la  terre 
est  ronde.... 

Il  allait  recommencer  sa  démonstration,  mais  Pelloquin  entra  dans 
une  telle  fureur  et  lui  lança  tant  d'injures,  qu'il  en  fut  piqué;  s'avi- 
sant  qu'il  ne  risquait  plus  rien  à  le  faire  enrager,  Nazarille  pour- 
suivit tranquillement  : 

—  Tu  as  tort  de  te  chagriner  ;  nous  allons  voir  les  choses  et  les 
peuples  les  plus  curieux,  car,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  le  bâtiment  s'arrête 
d'île  en  île  dans  les  archipels;  ce  qui  m'en  déplaît,  c'est  le  genre  de 
commerce  qu'on  y  fait.  Le  capitaine,  pour  des  chargemens  d'écaillé 
et  d'autres  denrées,  prête  l'appui  de  son  artillerie  aux  peuplades  qui 
sont  en  guerre,  en  sorte  que  nous  pourrons  en  découdre  avec  les 
naturels,  et  tout  au  moins  nous  les  verrons  de  près. 

Là-dessus  Pelloquin  vociféra  d'un  nouveau  goût. 

—  Encore  un  coup  rassure-toi,  dit  Nazarille,  feignant  de  croire 
qu'il  s'emportait  sur  le  même  sujet,  nous  irons  vite,  ce  petit  navire  tel 
que  tu  le  vois  est  le  plus  fin  voilier  qui  ait  navigué  dans  ces  eaux; 
seulement,  il  ne  tient  pas  la  grosse  mer,  le  capitaine  me  l'a  avoué, 
et  cela  est  fâcheux,  car  cette  mer  est  toujours  mauvaise;  de  plus,  les 
cartes  en  sont  assez  mal  faites ,  il  y  a  de  terribles  bancs  de  coraux 
qui  ne  sont  pas  exactement  connus,  et  le  capitaine  m'a  l'air  d'un 
brave  homme  beaucoup  plus  hardi  que  savant,  en  sorte  que,  tout 
pesé,  je  ne  suis  pas  plus  tranquille  que  toi. 

Pelloquin  vit  que  Nazarille  se  moquait  de  lui ,  et  dévora  sa  colère. 
Il  ne  lui  parla  plus  de  quinze  jours,  ce  qui  n'empêcha  point  Naza- 
rille de  bien  passer  le  temps,  et  de  se  mettre  au  mieux,  selon  l'habi- 
tude, avec  tout  le  monde,  mais  surtout  avec  le  capitaine,  gros  bon- 
homme, badaud,  naïf  à  l'excès  en  dehors  du  service,  qui  riait  comme 
un  fou  de  ses  moindres  plaisanteries  et  qui  s'appelait  Hainguerlot. 

Cependant  le  bruit  courut  parmi  les  matelots  qu'on  allait  toucher 
aux  premières  terres  qu'on  trouverait.  La  raison  était  qu'on  manquait 
d'eau  et  de  vivres  frais,  parce  que  le  capitaine  apparemment  n'avait 
pas  eu  le  temps  de  faire  toutes  ses  provisions.  En  effet,  depuis  quel- 
ques jours,  les  rations  avaient  singulièrement  baissé,  et  l'équipage 


REVUE   DE    PAIUS.  17 

souffrait  de  la  soif.  On  gouverna  en  conséquence  sur  une  côte  qu'on 
avait  signalée  et  que  le  capitaine  ne  connaissait  point.  C'était  une  de 
ces  îles  nombreuses  hérissées  de  récifs  qui  sont  au-dessus  du  détroit 
de  Torrcs  et  qui  ont  à  peine  un  nom  dans  la  géographie  savante. 

Pelloquin  était  réconcilié  avec  son  ami,  dont  il  ne  pouvait  guère 
se  passer,  et  l'approche  de  la  terre,  en  réveillant  ses  craintes,  ne  lui 
faisait  que  mieux  sentir  le  besoin  de  son  appui  et  de  ses  exhortations. 
Il  supporta  donc  de  meilleure  grâce  les  plaisanteries  de  Nazarille,  qui 
disait  que  c'était  le  moment  de  montrer  du  courage  et  qu'ils  étaient 
enfin  arrivés,  grâce  au  ciel,  en  pleine  anthropophagie. 

Le  navire  était  au  mouillage,  le  capitaine  fit  mettre  à  la  mer  deux 
embarcations  avec  quinze  hommes  bien  armés,  pour  s'assurer  si  la 
côte  était  habitée  et  s'il  y  avait  moyen  de  faire  de  l'eau.  Nazarille  et 
Pelloquin  en  furent,  le  bon  M.  Hainguerlot  croyant  leur  faire  plaisir, 
car  Nazarille  le  lui  avait  demandé,  de  quoi  Pelloquin  enrageait.  La 
côte  était  de  l'aspect  le  plus  riant  du  monde,  verte,  plate,  fleurie,  de 
facile  accès,  agréablement  semée  de  grands  bouquets  d'arbres;  plus 
loin  s'étendaient  en  amphithéâtre  d'immenses  forêts  dont  les  cimes 
séculaires  s'élevaient  les  unes  au-dessus  des  autres  comme  les  ma- 
melons verdoyans  d'une  chaîne  de  montagnes;  enfin  des  montagnes 
véritables,  des  sommets  enflammés  se  perdaient  au  fond  dans  une 
brume  ardente,  et  tout  cet  admirable  pays  rayonnait  sous  les  feux  du 
soleil  des  tropiques. 

Nazarille  tenait  les  yeux  tout  grands  ouverts  sur  ce  spectacle  et 
donnait  dans  sa  joie  de  grands  coups  à  Pelloquin,  qui  les  lui  rendait 
osant  à  peine  regarder  cette  abominable  contrée  où  l'on  mangeait  les 
hommes.  On  braqua  les  longues-vues  ça  et  là,  on  ne  découvrit  rien. 
Quand  on  eut  abordé,  les  hommes  des  deux  embarcations,  qui  avaient 
pris  terre  à  quelque  distance  l'une  de  l'autre,  se  rejoignirent  pour 
se  communiquer  leurs  observations  et  tenir  conseil.  L'habitude  des 
naturels  étant  d'accourir  dès  qu'ils  voient  un  navire,  on  conclut  d'a- 
bord que  cette  terre  était  inhabitée.  Cependant  un  mousse  qu'on 
avait  laissé  dans  la  chaloupe  vint  dire  qu'il  lui  avait  semblé  voir  des 
têtes  d'hommes  paraître  et  disparaître  à  travers  les  arbres ,  mais  on 
n'y  crut  guère,  et  l'on  répondit  qu'il  avait  pris  des  singes  pour  des 
noirs.  Pour  plus  de  sûreté  on  battit  les  environs  en  troupe;  on  ne  vit 
aucune  trace  d'habitation ,  mais  aussi  l'on  ne  découvrit  pas  un  filet 
d'eau.  Le  lieutenant,  entièrement  rassuré,  commanda  qu'on  se  di- 
visât par  groupes  de  deux  ou  trois  hommes  pour  aller  à  la  décou- 
verte en  des  côtés  différens.  Cette  mesure  fit  frissonner  Pelloquin.  Il 

TOME   XIV.      FÉVRIER.  2 


18  REVUE  DE  PARIS. 

essaya  de  demander  à  garder  la  chaloupe ,  mais  on  se  moqua  de  sa 
crainte. 

—  Laissez-le  venir  avec  moi,  dit  Nazaiïlle  au  lieutenant,  je  réponds 
de  lui. 

On  se  sépara.  Nazarille  et  Pelloquin  suivirent,  comme  par  zèle,  le 
bord  de  la  mer,  car  Pelloquin  ne  cessait  de  répéter  qu'il  ne  fallait 
point  perdre  de  vue  le  navire;  mais  à  quelque  distance  une  crique 
profonde  qu'ils  n'avaient  point  vue  les  força  de  s'enfoncer  dans  les 
terres.  Pelloquin  fut  bientôt  d'avis  de  se  reposer  tranquillement  en 
cet  endroit  et  de  s'en  retourner  dire  ensuite  qu'ils  n'avaient  rien  dé- 
couvert; mais  Nazarille,  émerveillé  de  ce  qu'il  voyait,  et  de  ces  arbres 
étranges ,  et  des  oiseaux  éclatans  qui  sifflaient  dans  les  branches,  et 
des  raretés  qu'il  trouvait  à  chaque  pas,  temporisait  de  son  mieux;  et 
le  soin  qu'il  prenait  d'abuser  son  ami  lui  faisait  oublier  ses  propres 
frayeurs,  car  il  n'était  guère,  de  son  côté,  plus  brave  qu'il  ne  fallait. 
Us  étaient  d'ailleurs  l'un  et  l'autre  dévorés  dune  soif  ardente,  et  ils 
avaient  intérêt  tout  les  premiers  à  trouver  de  l'eau.  Us  virent  bien 
des  grappes  de  fruits  au  sommet  des  cocotiers,  mais  il  n'était  pas 
possible  d'atteindre  à  cette  hauteur.  Nazarille  ne  manquait  pas  de  les 
montrer  du  doigt  à  son  camarade  pour  gagner  du  temps. 

—  Tiens,  lui  dit-il  tout  à  coup,  voici  le  pandanus ,  cet  arbre  que 
tu  vois  est  le  véritable  pandanus  dont  les  voyageurs  parlent  tant. 

—  Serviteur  à  ton  pandanus,  je  m'en  retourne.  Je  suis  à  jeun  de- 
puis ce  matin  et  je  crève  de  soif  par  ce  soleil. 

—  Précisément,  mon  cher,  nous  ne  pouvons  manquer  de  décou- 
vrir bientôt  un  ruisseau.  Je  meurs  de  faim  comme  toi.  Il  y  a  mieux, 
nous  rencontrerons  quelques  fruits  admirables  de  ce  pays  qui  me 
faisaient  venir  l'eau  à  la  bouche  en  lisant  les  voyages....  Si  nous 
trouvions  seulement  l'arbre  à  pain...  Imagine-toi  qu'il  y  a  un  arbre 
qui  porte  du  pain,  du  pain  véritable.  Je  me  suis  souvent  demandé 
quel  pain  cela  pouvait  être,  si  c'est  du  pain  de  gruau  ou  du  pain  de 
seigle,  ou  des  petits-pains,  ou  des  flûtes  de  Paris ,  ou  des  pistolets  de 
Lille,  ou  tout  simplement  du  pain  de  munition. 

Pelloquin  ne  répondait  pas.  Nazarille,  qui  le  vit  un  peu  distrait  de 
la  route,  s'avisa  de  l'allécher  par  un  sujet  de  conversation  d'un  effet 
plus  sûr. 

—  Au  reste,  lui  dit-il,  je  suis  bien  de  ton  avis,  on  va  chercher 
bien  loin  des  curiosités  qui  ne  valent  pas  le  simple  ordinaire  qu'on  a 
sous  la  main;  et  depuis  que  nous  avons  quitté  la  France,  je  veux 
être  pendu  si  nous  avons  rien  trouvé  qui  vaille,  en  fait  de  repas,  une 


REVUE   DE   PARIS.  19 

bonne  soupe  aux  choux  bien  grasse,  avec  un  brin  de  salé  bien  ap- 
pétissant, et  piquée  de  saucisses  bien  dodues.  Nous  les  avons  goû- 
tées, ces  noix  de  cocos  toutes  fraîches  et  pleines  de  lait,  ces  ignames 
nourrissans,  ces  ananas  parfumés ,  ces  sagous  savoureux  et  tous  ces 
légumes  déguisés  dont  on  nous  fait  tant  de  bruit  là-bas  :  je  n'en 
donnerais  pas  un  beignet.  Te  souviens-tu  de  ces  bonnes  omelettes 
au  lard  qu'on  rencontre  dans  les  bouchons  de  la  Normandie?...  avec 
des  fines  herbes....  Qu'y  a-t-il  encore  de  meilleur  quand  on  a  beau- 
coup marché,  comme  nous  faisons ,  dans  la  chaleur  du  jour  et  à 
jeun ,  qu'une  bonne  bouteille  de  vin  frais  et  deux  belles  tranches 
de  jambon  sautées  à  la  poêle  avec  des  œufs  et  un  filet  de  vinaigre, 
comme  cela  se  pratique  dans  le  Languedoc? 

Pelloquin  marchait  toujours  sans  mot  dire,  les  yeux  fixés  en  terre 
et  enflammés  d'une  voracité  méditative. 

—  Une  fois,  poursuivit  Nazarille,  je  m'étais  mis  en  route  avec  un 
camarade  dès  la  pointe  du  jour;  nous  avions  fait  cinq  grandes  lieues 
par  la  rosée  et  nous  arrivions  à  une  espèce  de  petite  auberge.  C'é- 
tait aux  environs  de  la  forêt  de  Sénart,  près  Paris.  L'hôtesse,  qui 
était  seule,  nous  prit  en  amitié,  mais  elle  n'avait  que  des  lapins 
qu'elle  nous  montra...  Aimes-tu  le  lapin?...  Je  ne  faisais  pas  grand 
cas  du  lapin,  mais  tu  vas  voir  comme  certaines  circonstances  rap- 
prochent les  êtres  en  découvrant  leurs  qualités.  Nous  nous  asseyons 
sous  la  treille,  entre  l'étable  et  la  basse-cour.  Quelques  minutes  après, 
la  digne  femme  nous  apporte  dans  une  grande  jatte  une  vertueuse 
gibelotte,  fumante,  aromatisée,  enrichie  de  petits  ognons,  qui  em- 
baumait et  montait  jusqu'aux  bords,  de  quoi  nourrir  une  noce  bre- 
tonne. Nous  l'entamons  pieusement;  et  d'une  haleine  le  plat  fut  net 
jusqu'à  l'émail;  l'hôtesse  n'en  revenait  pas;  il  nous  fallut  encore  une 
salade. 

Pelloquin  fit  un  mouvement  des  lèvres  et  lança  un  jet  de  salive. 

—  Après  quoi,  dit  Nazarille,  si  j'avais  à  choisir,  je  préférerais, 
sans  contredit,  une  belle  tranche  d'aloyau  saignant  sous  le  couteau 
et  bien  cuite  à  point. 

—  Hum!  dit  enfin  Pelloquin,  une  honnête  fricassée  de  poulets 
mise  en  un  pain  tendre  qui  s'est  dûment  engraissé  de  la  sauce,  cela 
n'est  pas  encore  sans  mérite. 

Et  il  cracha  comme  s'il  avait  dans  la  bouche  la  chique  énorme  du 
capitaine  Hainguerlot. 

—  Ou  bien,  dit  Nazarille,  en  fait  de  viandes  froides,  un  large  pâté 
de  venaison  ferme  et  généreux. 

2. 


20  REVUE  DE  PARIS. 

—  Ou  bien,  dit  Pelloquin,  une  terrine  moelleuse  de  foies  gras  de 
Strasbourg  émaillés  de  truffes. 

—  Parle-moi ,  dit  Nazarille,  d'une  tourte  aux  quenelles  de  Lyon 
qui  fondent  sous  la  dent. 

—  Tiens ,  dit  Pelloquin ,  je  te  tiendrais  quitte  pour  un  beau  quar- 
tier d'oie  cuit  au  four  dans  un  plat  de  lentilles. 

—  Tout  cela  n'est  rien,  reprit  Nazarille,  mais  un  poulet  tendre, 
fendu  par  la  moitié,  roulé  dans  la  chapelure,  appliqué  sur  le  gril  et 
servi  dans  une  rémoulade  bien  gaillarde  avec  du  vinaigre,  de  l'huile, 
des  épices... 

—  Et  une  pincée  d'estragon,  dit  Pelloquin. 

—  Oui,  et  de  petits  ognons  hachés  menu. 

—  Et  un  peu  de  moutarde,  dit  Pelloquin. 

—  Oui,  et  quelques  anchois  en  purée. 

—  Et  un  cornichon,  dit  Pelloquin. 

—  Oui,  et  quelques  grains  de  gingembre. 

—  Non,  un  clou  de  gérofle,  dit  Pelloquin  en  crachant. 

—  Qu'as-tu?  dit  Nazarille,  tu  craches  beaucoup,  mon  ami. 

— Et  que  le  diable  t'emporte,  tu  me  dessèches  le  palais  avec  tes 
fricassées!  Tu  prends  bien  ton  moment  quand  j'ai  la  gorge  en  feu  de 
faim  et  de  soif. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  dit  Nazarille,  je  t'en  dirai  tout  autant,  et 
j'imagine  que  si  tu  tenais  seulement  une  belle  miche  de  la  main 
droite,  un  fiasque  de  clairet  de  la  main  gauche,  et  sur  tes  genoux  une 
bonne  écuellée  de  tripes  à  la  mode  de  Caen... 

— Veux-tu  me  laisser  en  paix,  s'écria  Pelloquin,  avec  tes  belles 
visions  d'andouilles?  Tu  penses  m'amuser;  mais,  j'y  songe,  je  veux 
m'en  retourner  sur-le-champ. 

Il  s'arrêta  et  fit  mine  de  retourner  sur  ses  pas.  Nazarille  le  vit  si 
décidé  qu'il  n'osa  plus  lui  résister. 

—  Le  chef-d'œuvre,  dit  Pelloquin  en  pâlissant  tout  à  coup,  serait 
si  nous  étions  perdus. 

—  Je  le  crains,  dit  Nazarille  pour  l'inquiéter. 
Pelloquin  le  devina  et  rongea  son  frein. 

—  C'est  que  je  te  connais,  lui  dit-il  amèrement,  et  si  nous  venions 
à  faire  quelque  mauvaise  rencontre  de  gens  du  pays... 

—  Eh  bien!  à  nous  deux,  armés  comme  nous  voici,  ne  sommes- 
nous  pas  capables  de  leur  donner  de  l'occupation? 

—  Armé  comme  tu  l'es,  tu  serais  très  capable  de  lâcher  pied  et  de 
me  livrer  tout  seul  à  ma  bonne  fortune. 


REVUE  DE  PARIS.  21 

—  Pelloquin,  dit  Nazarille  d'un  ton  pénétré,  tu  m'es  parfois  bien 
désagréable;  mais  pourtant  je  me  ferais  scrupule,  en  vérité,  de  te 
laisser  dévorer  par  des  gens  si  malhonnêtes.  Au  surplus,  ce  pays 
n'est  pas  habité  très  certainement,  et  nous  ne  sommes  point  égarés, 
j'en  suis  sûr. 

Ils  se  détournèrent  à  travers  les  arbres  et  s'orientèrent  de  façon  à 
l'aire  un  circuit  qui  devait  les  ramener  au  rivage. 

—  Vois-tu?  dit  tout  à  coup  Nazarille  en  montrant  à  Pelloquin  une 
éclaircie  d'où  l'on  voyait  de  très  loin ,  à  la  vérité,  la  mer  et  le  navire 
à  l'ancre. 

Ils  se  mirent  à  marcher  vaillamment,  d'autant  mieux  que  le  jour 
s'avançait.  Nazarille  se  baissait  encore  de  temps  à  autre  pour  ra- 
masser des  plantes  curieuses  ou  pour  signaler  à  son  ami  des  oiseaux 
de  paradis,  ou  cet  autre. oiseau  si  brillant  que  les  naturalistes  l'ont 
appelé  le  magnifique]  mais  rien  ne  pouvait  distraire  Pelloquin  de  sa 
faim  et  de  cette  longue  route  inutile.  Tout  à  coup  Nazarille  fit  un 
grand  cri  et  courut  embrasser  le  tronc  d'un  arbre. 

—  Voici  de  quoi  boire  et  de  quoi  manger! 

Et  il  montra  vers  le  sommet  de  l'arbre  un  gros  et  long  fruit  de 
belle  mine  épanoui  au  milieu  d'un  bouquet  de  larges  feuilles. 

—  C'est  le...  Je  ne  sais  comment  les  savans  l'appellent,  mais  il  est 
excellent;  il  répand  dans  la  bouche  je  ne  sais  quel  fumet  de  rôti  et  à 
la  fois  la  fraîcheur  délicieuse  d'un  joli  vin  de  Bourgogne.  Il  n'y  a 
qu'à  le  voir  pour  juger  que  c'est  là  une  honnête  nourriture. 

Pelloquin  regarda  le  fruit  de  l'air  du  renard  de  la  fable,  et  reprit 
d'une  voix  étouffée  : 

—  Marchons. 

—  Tu  en  jettes  ta  part  aux  chiens?  dit  Nazarille. 

—  Comment  diable  veux-tu  grimper  là-haut? 

—  Tiens,  Pelloquin  ,  dit  Nazarille,  tu  n'en  vaux  pas  la  peine,  mais 
il  faut  une  bonne  fois  que  je  te  régale.  Fais-moi  seulement  la 
courte-échelle. 

11  posa  son  fusil,  sauta  sur  les  épaules  de  son  camarade,  et  attei- 
gnit lestement  une  première  branche. 

—  Guette  un  peu  les  alentours. 

—  Oui,  dit  Pelloquin  en  suivant  l'opération  avec  intérêt. 
Nazarille  s'escrima  si  bien  des  pieds  et  des  poings,  qu'il  parvint  au 

bouquet  de  feuilles  qui  défendait  le  fruit. 

—  Oh!  cria-t-il  en  y  fourrant  les  doigts,  il  n'y  a  pas  de  roses  sans 
épines. 


22  REVUE   DE   PARIS. 

Il  tira  son  couteau  pour  détacher  le  fruit,  qui  était  énorme;  mais 
il  partit  tout  près  de  là  une  horrible  clameur  enrouée  qui  se  pro- 
longea dans  l'écho  du  bois. 

—  Nous  sommes  morts!  dit  Nnzarille  en  levant  la  tête. 

De  longs  hurlemens  répondirent  à  ce  bruit  affreux.  Pelloquin 
transi  gambadait  çà  et  là,  ne  sachant  où  fuir. 

—  Passe-moi  mon  fusil ,  dit  Nazarille. 

Mais  Pelloquin  était  parti  à  toutes  jambes,  et  des  hommes  noirs 
sortaient  de  tous  côtés  d'entre  les  arbres. 

—  Au  secours!  Fais  feu,  Pelloquin  ! 

—  Au  secours  !  au  secours!  répétait  Pelloquin  en  courant  plus  fort 
vers  la  mer. 

Nazarille  se  laissa  glisser  de  branche  en  branche ,  retomba  par 
bonheur  sur  ses  pieds,  et  se  mit  à  fuir  de  toutes  ses  forces;  mais  les 
hommes  noirs  s'élancèrent  après  lui  avec  leurs  cris  effroyables.  Il 
essaie  un  détour,  d'autres  hommes  sortent  du  bois;  il  se  jette  de 
côté,  on  lui  barre  le  passage.  Il  se  voit  perdu,  il  se  roule  à  terre,  fait 
une  culbute;  il  se  relève,  frappe  des  mains,  pousse  un  cri,  bat  un 
entrechat,  et  commence  un  pas  de  courante  en  s'accompagnant  de  la 
voix  et  du  bout  des  doigts. 

Les  noirs  s'arrêtèrent  étonnés. 

Nazarille  essoufflé  s'interrompit  et  poussa  un  grand  éclat  de  rire; 
puis,  reprenant  son  sérieux  tout  à  coup,  il  plaça  le  pouce  de  sa  main 
gauche  sur  le  bout  de  son  nez,  tous  les  doigts  restant  ouverts,  tandis 
que  la  main  droite  fermée,  à  l'exception  du  pouce,  tournait  en  rond 
à  la  hauteur  de  la  paume  de  la  main  gauche,  puis  il  fit  entendre  une 
sorte  de  grognement  nasal  en  cadence;  après  quoi  il  leva  sa  main 
droite  étendue  à  la  hauteur  du  front,  et  la  poussa  en  avant  à  plusieurs 
reprises  en  se  frappant  simultanément  la  nuque  de  la  main  gauche. 
Il  accompagna  ce  signe  d'un  soubresaut,  tira  la  langue,  écarquilla 
les  yeux,  et  continua  diverses  pantomimes  sans  laisser  reposer  l'at- 
tention des  spectateurs.  Mais  l'un  des  plus  considérables  venait  de  se 
laisser  tomber  lourdement  et  se  roulait  à  terre  en  se  serrant  le  Yentre 
comme  un  homme  malade.  Il  était  près  d'expirer  en  effet,  mais  de 
rire.  Cette  belle  humeur  gagna  les  autres. 

Cependant  les  plus  curieux  se  jetèrent  sur  Nazarille  pour  toucher 
son  visage  et  ses  vêtemens.  Il  se  dégagea  d'un  saut,  prit  une  pose 
héroïque,  et  entama  le  récitatif  de  Fernand  Cortcz  chez  les  Indiens 
avec  une  expression  théâtrale  extrêmement  passionnée,  montrant  le 
ciel,  la  mer,  et  s'interrompant  de  temps  à  autre  pour  imiter,  le  doigt 


REVUE  DE  PARIS.  23 

entre  les  lèvres,  le  bruit  d'une  bouteille  qu'on  débouche,  ou,  le  poing 
sous  le  menton,  le  ramage  de  la  caille.  Mais  il  se  sentait  au  fond 
travaillé  d'étranges  terreurs  qui  ne  laissaient  pas  d'être  entretenues 
par  la  vue  des  naturels  qu'il  examinait  pendant  ce  temps-là. 

Attroupés  en  rond  comme  ils  étaient,  c'était  un  assemblage  de 
monstres  qui  n'eussent  point  déparé  le  plus  diabolique  des  sabbats.  Ils 
étaient  presque  nus,  d'un  noir  de  fumée  et  de  boue,  avec  des  mem- 
bres si  grêles  et  si  disproportionnés,  des  bras  si  longs,  des  épaules  si 
maigres  et  si  pointues,  des  visages  si  horribles,  qu'ils  n'avaient 
presque  plus  rien  d'humain;  ils  avaient  tous  le  nez  traversé  d'un 
morceau  de  bois,  et  les  gencives  si  prodigieusement  enflées  qu'elles 
repoussaient  les  lèvres  en  dehors  comme  la  lippe  d'un  animal.  On 
voyait  à  travers  ce  mufle  une  rangée  de  dents  teintes  de  je  ne  sais 
quelle  salive  sanguinolente  et  grossies  démesurément  comme  les 
gencives.  Ce  phénomène  horrifique  est  produit,  comme  Nazarille  le 
sut  plus  tard,  par  les  couches  successives  d'un  végétal  corrosif  qu'ils 
mâchent  continuellement  comme  du  bétel;  en  outre,  ils  avaient  la 
poitrine  et  le  visage  bizarrement  ornés  de  cercles  blancs  et  noirs,  et 
leur  affreuse  figure  était  surmontée  d'un  échafaudage  de  chevelure 
touffue,  arrondie  en  boule  et  teinte  en  rouge  par  la  chaux  dont  ils  la 
saupoudrent.  Quelques-uns  portaient  planté  dans  cette  broussaille  un 
bouquet  de  plumes  ou  une  fourchette  de  bois  en  manière  de  peigne. 
D'autres  avaient  sur  la  tête  de  véritables  perruques  de  cheveux  ou  de 
joncs  nattés  en  cordelettes  qui  tombaient  le  long  des  joues.  Ils  étaient 
armés  de  longues  lances  barbelées  jusqu'à  la  moitié,  de  casse-têtes 
de  diverses  formes,  et  chamarrés  pour  la  plupart  d'ornemens  étranges 
et  variés:  des  bracelets  de  coquillages  usés  et  arrondis  par  le  frotte- 
ment, des  colliers  de  petits  os  humains,  des  diadèmes  et  des  hausse- 
cols  plaqués  de  graines  rouges  d'azédarac,  des  boucliers  écaillés 
d'huîtres  perlières,  des  boîtes  à  mettre  la  chaux,  des  ceintures  de 
joncs,  des  chapelets  de  fétiches  hideux;  et  Nazarille  put  voir  à  la  cein- 
ture de  l'un  des  naturels  l'instrument  dont  l'effroyable  son  avait  si 
fort  épouvanté  Pelloquin,  et  qui  n'était  qu'une  trompe  marine  em- 
bouchée d'une  petite  calebasse  et  décorée  d'amulettes,  d'ossemens  et 
de  touffes  de  cheveux  d'hommes. 

Tout  à  coup  un  frisson  d'horreur  le  saisit  dans  cet  examen;  il  tres- 
saillit de  la  tête  aux  pieds  au  milieu  de  ses  chants,  et  les  termina  par 
la  plus  horrible  grimace  qu'il  put  renvoyer  à  ces  horribles  visages 
qui  le  regardaient  avec  leurs  yeux  blancs  et  leurs  bouches  béantes. 

Les  noirs  se  parlaient  entre  eux  avec  de  grands  signes  de  tête; 


24  REVUE  DE  PARIS. 

bientôt  ils  s'avancèrent  vers  lui  et  commencèrent  à  le  palper  de  la 
tête  aux  pieds;  la  blancheur  de  sa  peau  causait  la  plus  vive  admira- 
tion. On  tiraillait  sa  veste  çà  et  là.  Nazarille  la  quitta  et  la  laissa  entre 
leurs  mains  pour  les  amuser,  ce  qui  porta  au  comble  la  stupéfaction 
et  la  joie.  Alors  l'un  des  noirs  éleva  la  voix,  d'autres  lui  répondirent; 
ils  parlaient  avec  feu  et  semblaient  se  disputer,  à  la  suite  de  quoi  on 
se  jeta  sur  Nazarille,  on  le  saisit  aux  bras  et  à  la  gorge,  et  les  uns 
tournèrent  leurs  lances  contre  sa  poitrine,  les  autres  levèrent  leurs 
casse-têtes.  Au  même  instant,  la  détonation  de  vingt  coups  de  feu 
fit  gronder  les  échos  d'alentour;  les  naturels  demeurèrent  saisis  d'é- 
tonnement.  Un  coup  de  canon  suivit  la  fusillade  :  les  noirs  se  par- 
laient bas  en  regardant  de  tous  côtés  autour  d'eux.  Soit  qu'ils  n'eus- 
sent jamais  entendu  ce  bruit,  soit  qu'ils-ne  le  connussent  que  trop, 
ils  commencèrent  à  trembler  d'épouvante.  La  mousqueterie  et  le 
canon  se  suivaient  à  intervalles  égaux.  Nazarille  comprit  que  c'était 
le  dernier  appel  qu'on  lui  adressait  avant  de  pousser  au  large;  mais 
l'extrême  délicatesse  de  sa  situation  présente  lui  déroba  le  pathétique 
de  cet  abandon.  Il  se  hâta  de  profiter  de  cette  dernière  ressource, 
et  quand  il  eut  compté  trois  décharges,  il  poussa  un  cri  qui  fit  lever 
sur  lui  les  yeux  des  naturels;  il  se  tourna  successivement  vers  les 
côtés  d'où  venait  le  bruit  répété  par  l'écho,  se  donna  l'air  de  le  do- 
miner de  toutes  parts  en  battant  la  mesure,  et  puis  lui  commanda  de 
cesser  comme  un  chef  d'orchestre  qui  apaise  son  monde.  Le  bruit 
cessa  en  effet. 

Les  sauvages  demeurèrent  encore  quelques  minutes  dans  le  recueil- 
lement, prêtant  l'oreille;  puis  ils  se  mirent  à  rire,  puis  ils  retournè- 
rent à  Nazarille,  ce  qui  l'inquiéta  fort  sur  le  succès  de  ses  enchante- 
mens.  Enfin,  il  comprit  qu'on  lui  demandait  de  s'avancer  dans  le 
pays;  on  s'approcha  en  même  temps  pour  l'y  forcer;  mais  Nazarille, 
ne  démêlant  pas  bien  l'intention,  se  dégagea  subtilement  et  se  mit 
de  lui-même  à  chasser-croiser  en  avant  sur  l'air  de  la  monaco.  Les 
naturels  l'escortaient  comme  en  triomphe,  ce  dont  il  ne  laissa  pas 
d'être  flatté ,  et  même  il  lui  passa  par  la  tête  quelques  souvenirs 
mythologiques  d'Orphée  attirant  les  monstres. 

Edouard  Ourliac. 

{La  suite  au  prochain  numéro.) 


LES 


CHATEAUX  DE  VARSOVIE. 


A    M.    LE    COMTE  DE    SALVASDY. 


Monsieur  , 

Par  un  beau  jour  d'été,  je  m'en  allais  de  Pétersbourg  en  Pologne, 
relisant  le  long  de  la  route  votre  Histoire  de  Jean  Sobiesky.  Il  y  a  un 
charme  singulier  que  vous  aurez  peut-être  éprouvé  plus  d'une  fois 
vous-même,  un  charme  entraînant  et  triste,  à  dérouler  les  annales 
d'un  grand  peuple,  à  voir  retracer  la  vie  d'un  héros  sur  les  lieux 
mêmes  où  ce  peuple  a  perdu  sa  grandeur,  où  ce  héros  est  mort. 
Tandis  qu'on  jette  autour  de  soi  un  regard  inquiet  et  mélancolique 
sur  des  châteaux  en  ruine,  sur  des  populations  opprimées,  sur  la 
décadence  et  la  misère  du  présent,  les  riantes  et  glorieuses  époques 
évoquées  par  la  parole  de  l'historien  surgissent  sous  le  voile  du 
passé  et  brillent  au  milieu  des  ombres  sinistres  qui  les  entourent; 
des  noms  illustres  éveillent  l'enthousiasme  de  la  pensée,  des  heures 
de  victoire  et  de  triomphe  enchantent  l'imagination.  Tantôt  on  se  sent 
saisi  d'une  douloureuse  émotion  en  songeant  à  ce  qui  fut,  à  ce  qui  a 
cessé  d'être,  et  tantôt,  oubliant  une  fatale  transformation,  on  se  re- 
jette gaiement  en  arrière  à  la  suite  d'une  fée  invisible  qui  de  sa  main 


26  REVUE   DE   PARIS. 

magique  reconstruit  à  chaque  pas  l'édifice  des  temps  anciens.  Les 
champs  que  l'on  traverse  ne  sont  plus  soumis  à  la  verge  du  despotisme; 
un  peuple  libre  et  fort  les  féconde  par  son  travail,  les  défend  par  son 
courage;  les  châteaux  élevés  sur  les  collines  ne  sont  plus  déserts  et 
silencieux;  sur  les  remparts  j'entends  sonner  le  cor  du  gardien  qui 
annonce  l'arrivée  d'une  troupe  d'hommes  d'armes;  sur  le  pont-levis, 
les  chevaliers  passent  fièrement  avec  leur  armure  de  fer,  leur  casque 
empanaché  et  leur  glaive  étincelant.  Dans  les  villes,  les  cloches  réson- 
nent, les  églises  sont  parées  comme  pour  un  jour  de  fête,  les  fifres 
et  les  cymbales  retentissent  avec  les  chants  nationaux.  Une  foule 
joyeuse,  bruyante,  exaltée,  inonde  les  rues  et  les  places  et  se  préci- 
pite vers  les  portes  couvertes  de  guirlandes  de  fleurs  et  les  arcs-de- 
triomphe  ornés  de  signes  symboliques.  Sur  le  chemin,  on  voit  de  loin 
flotter  un  nuage  de  poussière,  et  à  travers  ce  nuage  on  distingue  les 
Hetmann  avec  leurs  chevaux  fougueux  et  leurs  larges  cimeterres 
revêtus  de  pierres  précieuses,  les  palatins  avec  leur  ceinture  d'or  et 
leur  aigrette  de  diamans,  et  des  cohortes  de  grands  seigneurs  plus 
riches  que  des  rois,  et  des  légions  de  gentilshommes  rapportant  en 
triomphe  les  dépouilles  de  leurs  ennemis,  traînant  captifs  après  eux 
ou  les  chefs  des  tribus  tartares,  ou  les  princes  russes.  Salut  à  vous, 
jours  heureux  de  la  Pologne,  jours  de  magnificence  et  de  batailles, 
de  triomphe  et  de  galanterie,  où  l'amour  de  la  gloire  palpitait  dans 
tous  les  cœurs,  où  le  sourire  de  la  beauté  se  mêlait  à  toutes  les  vic- 
toires! Salut  à  vous,  nobles  enfans  de  cette  contrée,  Sobieski,  Kos- 
ciusko,  vous  tous  qui  avez  vaillamment  combattu  pour  l'honneur  de 
votre  patrie,  vous  qui  l'avez  soutenue  sur  le  penchant  de  sa  ruine,  et 
qui  l'auriez  sauvée  si  elle  eût  pu  être  sauvée! 

Hélas!  un  prestige  trompeur  m'emporte  vers  une  époque  qui  n'est 
plus,  et  cette  illusion  d'un  instant  s'évanouit  à  l'aspect  d'un  juif  tra- 
fiquant de  haillons,  ou  d'un  agent  de  police  russe  qui  m'observe 
d'un  air  soupçonneux.  En  vain  le  voyageur,  épris  des  héroïques  ac- 
tions d'autrefois,  s'écrie  en  traversant  les  plaines  de  la  Pologne  : 
Sobieski!  Sobieski!  L'écho  solitaire  des  forêts  répond  seul  à  ce  grand 
nom,  et  je  ne  serais  pas  étonné  de  voir  venir  le  jour  où  de  par  le 
tsar  tout  puissant  ce  nom  fût  proscrit  comme  une  parole  dange- 
reuse, comme  un  appel  illégitime  aux  souvenirs  de  l'indépendance 
et  de  la  nationalité  polonaise.  Mais  la  gloire  véritable,  la  gloire  qui 
jaillit  du  courage  et  du  patriotisme,  n'est  pas  un  symbole  d'honneur 
passager;  c'est  une  vertu  surhumaine,  une  émanation  d'cn-haut. 
Dieu  lui-môme  lui  donne  un  des  rayons  de  sa  splendeur  et  quelques 


REVUE  DE   PARIS.  27 

siècles  de  son  éternité,  et  quand  toutes  les  chancelleries  impériales 
réuniraient  contre  elle  les  proscriptions  de  leurs  ukases,  elles  ne  par- 
viendraient pas  à  l'anéantir.  Si  le  peuple  intimidé  n'ose  en  parler 
hautement,  il  en  garde  la  trace  lumineuse  au  fond  de  son  cœur,  il 
l'évoque  en  secret  dans  l'enceinte  de  ses  foyers.  Semblable  à  cette 
étoile  qui  se  lève  dans  les  parages  les  plus  froids,  dans  les  nuits  les 
plus  sombres,  la  gloire  nationale  brille  comme  un  phare  éternel  aux 
regards  du  peuple  opprimé,  et  lui  indique  le  but  qu'il  doit  atteindre. 

Dans  le  voyage  que  j'ai  fait  à  travers  la  Pologne,  j'ai  retrouvé  par- 
t  ut  le  souvenir  voilé,  mais  profond,  des  traditions  illustres  de  ce 
pays  et  de  ses  héros,  le  souvenir  de  ce  grand  roi  dont  vous  avez 
raconté  l'histoire  en  termes  si  poétiques,  et  lorsqu'en  arrivant  à  Var- 
sovie, j'ai  témoigné  le  désir  de  voir  sa  demeure  de  Willanow ,  j'ai  vu 
que  ce  désir  éveillait  en  ma  faveur  une  touchante  sympathie. 

Le  château  de  YVillanow  est  situé  à  trois  quarts  de  lieue  environ 
de  la  capitale  de  Pologne.  On  traverse  la  grande  et  belle  rue  appelée 
le  Nouveau-Monde,  on  passe  devant  la  statue  de  Ropernic,  devant 
le  palais  occupé,  avant  1830,  par  l'académie  des  belles-lettres,  et 
transformé ,  par  une  amère  ironie ,  depuis  la  dernière  révolution , 
en  un  bureau  de  loterie.  A  l'extrémité  de  la  ville,  est  le  splendide 
édifice  où  le  grand-duc  Constantin  fit  d'un  sceptre  royal  une  verge 
de  fer,  ou  cet  homme,  composé  des  élémens  les  plus  étranges,  fai- 
sait donner  le  knout  au  cheval  qui  bronchait  sous  lui ,  renversait 
à  ses  pieds  le  soldat  qui  n'obéissait  pas  assez  promptement  à  ses  or- 
dres, et  pleurait  comme  un  enfant  après  ses  accès  de  colère  sauvage. 

Au-delà  de  cet  édifice  de  sinistre  mémoire,  qui  a  vu  ces  fureurs 
brutales  de  cosaque,  et  qui  a  vu  leur  châtiment,  nous  voici  en  pleine 
campagne,  au  milieu  des  arbres  verts,  des  sillons  dorés,  ces  doux 
présens  de  Dieu,  dont  l'aspect  seul  retrempe  l'esprit  et  lui  rend  l'essor 
comprimé  par  la  méchanceté  des  hommes.  A  droite  et  à  gauche  > 
j'aperçois  quelques  rians  pavillons,  résidences  d'été,  œuvres  de  fan- 
taisie des  nobles  familles  jadis  si  riches  et  si  puissantes,  et  devant 
moi  une  église  gothique  au  milieu  d'un  cimetière  où  s'élèvent  de 
toute  part  les  monumens  les  plus  bizarres.  A  côté  de  l'église  on  trouve 
une  auberge  fréquentée  par  les  curieux  qui  viennent  visiter  ce  lieu 
historique ,  et  par  le  peuple  de  Varsovie  qui ,  aux  jours  de  fête  ou  le 
dimanche ,  aime  à  se  réunir  sous  un  groupe  d'arbustes  autour  de  la 
cruche  de  bière  ou  du  flacon  d'eau-de-vie. 

A  la  porte  de  l'auberge,  deux  ménestrels  ambulans  portant  le  cha- 
peau à  grands  bords  de  leur  province,  la  redingote  en  tartan  brunr 


28  REVUE   DE   PARIS. 

la  culotte  ornée  de  larges  boutons  de  métal,  les  souliers  ferrés, 
jouent  de  leur  instrument.  L'un  d'eux  promène  son  maigre  archet 
sur  un  violon  noirci  par  la  fumée,  usé  par  le  temps;  un  autre  fait  ré- 
sonner une  cornemuse  formée  d'un  énorme  sac  en  peau  auquel  sont 
attachés  trois  tuyaux,  le  premier  tombant  au-dessous  du  sac;  le  second, 
que  l'on  pose,  comme  un  bâton  de  voyage,  sur  l'épaule;  le  troisième, 
percé  de  plusieurs  trous  comme  une  flûte,  placé  entre  les  lèvres  du 
musicien  qui  le  tient  d'une  main,  et  de  l'autre  presse  à  certains  in- 
tervalles les  flancs  de  son  sac  pour  en  faire  sortir  des  sons  plus  ou 
moins  vibrans.  Les  deux  ménestrels  jouent  l'air  national  de  la  Cra- 
covienne,  et  l'accompagnent  en  frappant  du  pied ,  en  sautant  en 
cadence.  Quelques  enfans  assemblés  autour  d'eux  écoutent  d'une 
oreille  attentive  ce  chant  traditionnel.  Notre  arrivée  au  milieu  des 
auditeurs  redouble  l'ardeur  des  musiciens.  L'aubergiste,  qui,  debout 
sur  sa  porte,  les  regardait  comme  un  homme  habitué  à  de  pareils 
spectacles,  s'émeut  à  notre  approche,  ôte  son  bonnet,  fait  quelques 
pas  en  avant,  puis,  jugeant  sans  doute  à  notre  aspect  que  nous 
n'étions  pas  des  pratiques  pour  lui,  remet  ses  mains  dans  ses  po- 
ches, et  reprend  sa  froide  impassibilité.  Le  concert  continue,  et  les 
gestes  saccadés,  et  les  tournoiemens  de  ceux  qui  l'exécutent.  Des  fe- 
nêtres de  son  palais,  Sobieski  avait  peut-être  contemplé  maintes  fois 
une  scène  pareille,  car  il  y  a  long-temps  que  la  musique  et  la  danse 
cracoviennes  séduisent  les  oreilles  et  charment  les  regards  du  peuple 
polonais.  Nous  jetons  quelques  pièces  de  monnaie  dans  le  chapeau 
des  ménestrels,  et  les  pauvres  gens,  abandonnant  aussitôt  leur  violon 
et  leur  cornemuse,  viennent,  en  se  courbant  jusqu'à  terre  comme  des 
esclaves  de  l'Orient,  nous  embrasser  les  genoux. 

De  ces  scènes  populaires  nous  passons  au  château  royal.  Ce  châ- 
teau est  bâti  au  milieu  d'une  vaste  plaine  traversée  par  un  des  bras 
de  la  Vistule.  De  l'autre  côté  de  la  rivière,  on  aperçoit  les  longues 
avenues  d'un  parc  qui  s'étend  à  plusieurs  lieues  de  distance,  et  l'as- 
pect mystérieux  de  ce  parc,  et  cette  rivière  verdoyante  et  bleue,  et 
cette  solitude  silencieuse,  animée  seulement  par  quelques  fermes 
rustiques,  tout  contribue  à  donner  à  l'ancienne  résidence  de  So- 
bieski un  caractère  à  la  fois  attrayant  et  sévère ,  gracieux  et  solennel. 
Un  fossé  de  quelques  pieds  de  largeur  et  une  grille  en  fer  entourent 
le  château;  on  y  entre  pnr  une  porte  majestueuse  surmontée  de  deux 
statues  en  pierre,  l'une  qui  représente  un  guerrier  armé  de  toutes 
pièces,  l'autre  une  femme  portant  à  la  main  les  palmes  de  la  paix. 
Dans  le  préau  s'élève  un  sépulcre  gothique  consacré  à  la  mémoire 


REVUE  DE  PARIS.  29 

du  comte  Stanislas Potocki  et  de  sa  femme,  née  Lubomirska,  deux 
noms  de  Pologne  assez  nobles  et  assez  illustres  pour  ne  point  paraître 
déplacés  dans  une  telle  enceinte.  Que  si  pourtant  l'on  demandait 
comment  il  se  fait  que  ces  deux  noms  se  trouvent  là,  en  voici  la 
raison.  A  la  mort  de  Jean  Sobieski,  son  fils  Jacques  vendit  le  domaine 
de  Willanow  à  la  comtesse  Seniawska ,  qui  en  abandonna  la  jouis- 
sance au  roi  Stanislas-Auguste  II,  puis  le  légua  à  la  famille  des  Lu- 
bomirski,  dont  elle  descendait.  Le  comte  Potocki,  en  s'alliant  à  cette 
famille,  hérita  de  ce  royal  domaine,  et  le  sépulcre  placé  à  l'entrée 
de  la  cour  d'honneur  atteste  ce  droit  de  succession.  Combien  de 
blasons  nobiliaires  et  de  titres  de  propriété  inscrits  autrefois  sur  de 
splendides  parchemins ,  et  qui  ne  se  trouvent  plus  à  présent  que  sur 
la  pierre  des  tombeaux  ! 

Le  palais  est  construit  dans  des  proportions  élégantes;  comme  une 
villa  italienne,  il  se  compose  d'une  façade  à  terrasse  plate  ornée  de 
statues  en  pierre,  et  de  deux  ailes  parallèles  surmontées  de  deux 
tourelles,  de  deux  globes  dorés,  et  revêtues  sur  toute  leur  longueur 
de  bas-reliefs  historiques.  Une  partie  de  cet  édifice  fut  bâtie  par  les 
Turcs  que  Sobieski  avait  ramenés  captifs  à  la  suite  d'une  de  ses  vic- 
torieuses campagnes.  Stanislas-Auguste  le  fit  achever  sur  le  même 
modèle.  Je  ne  veux  point  me  laisser  aller  à  la  tentation  de  décrire 
dans  tous  ses  détails  l'aspect  extérieur  de  cette  habitation.  Entrons. 
Les  appartemens  de  Sobieski  ont  été  conservés  avec  un  soin  pieux 
tels  qu'ils  étaient  de  son  temps.  Ils  ne  sont  ni  très  vastes  ni  très 
riches,  mais  décorés  pourtant  avec  une  certaine  recherche,  selon 
le  goût  du  siècle  de  Louis  XIV  :  tentures  en  soie,  boiseries  dorées, 
fauteuils  en  tapisserie,  plafonds  et  stores  chargés  de  guirlandes  de 
fleurs  et  d'emblèmes  mythologiques.  Si ,  comme  l'a  dit  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  le  paysage  est  le  fond  du  tableau  de  la  vie  humaine,  la 
demeure  de  l'individu  est  le  cadre  de  son  existence,  des  caprices  de 
son  esprit,  des  mœurs  de  son  temps.  Chaque  ornement  dont  il  aimait 
à  s'entourer  peut  devenir  un  nouveau  sujet  d'étude,  chaque  objet  dont 
il  s'est  servi  peut  conduire  l'observateur  sur  la  voie  d'une  révélation 
biographique.  Que  si  cette  demeure  a  été  occupée  par  un  homme  de 
génie,  de  quels  sentimens  de  vénération  ne  se  sent-on  pas  pénétré 
en  la  visitant!  Que  de  souvenirs  et  de  pensées  éveille  dans  l'ame 
l'aspect  seul  de  la  table  où  il  s'est  assis  dans  ses  veilles  glorieuses, 
des  livres  sur  lesquels  il  a  médité,  du  foyer  auprès  duquel  il  se  re- 
posait de  ses  travaux  dans  un  cercle  d'amis!  Et  tout  entier  livré  à  ce 
sentiment  de  respect,  à  ces  pensées  errant  à  travers  une  époque 


30  REVUE   DE   PARIS. 

lointaine,  je  promenais  un  regard  avide  sur  ces  voûtes,  ces  meubles 
et  ces  tentures,  cherchant  partout  quelque  trace  d'un  jour  de 
triomphe,  d'une  heure  de  joie  ou  d'un  instant  de  fantaisie.  Je  me 
disais  :  C'est  ici  qu'il  aimait  à  rapporter  les  trophées  de  ses  merveil- 
leuses campagnes,  c'est  ici  qu'il  essayait  d'oublier  les  rivalités  fatales 
de  ses  grands  seigneurs, k  les  luttes  orageuses  des  diètes.  Il  a  passé 
par  cette  porte  quand  il  revenait  de  sauver,  sous  les  murs  de  Vienne, 
la  chrétienté  de  l'invasion  des  Turcs;  quand  un  prédicateur,  inter- 
prète d'une  population  enthousiaste,  le  saluait  par  ces  paroles  évan- 
géliques  :  fuit  homo  missus  a  Vco,  cui  nomen  erat  Juhannes.  Ces 
parois  ont  été  les  témoins  de  ses  projets  audacieux,  et  ce  lit  a  reçu 
son  dernier  soupir.  Pauvre  roi,  combattu  sans  cesse  dans  son  auto- 
rité de  souverain  par  une  aristocratie  jalouse  et  inflexible!  pauvre 
grand  homme,  qui  envia  plus  d'une  fois  peut-être  la  paisible  indif- 
férence de  ses  plus  obscurs  sujets!  pauvre  architecte  d'une  œuvre 
gigantesque  qui  devait  s'écrouler  après  lui  !  héros  couronné  de  lau- 
riers, cœur  généreux  et  tendre,  blessé  dans  ses  plus  douces  affec- 
tions! Ah!  quand  on  pénètre  dans  le  secret  de  sa  vie,  et  quand  on 
songe  à  tout  ce  qu'il  a  souffert,  comme  citoyen  dévoué  à  sa  patrie, 
comme  époux  et  comme  père ,  voudrait-on  gagner  sa  célébrité  au 
prix  de  ses  douleurs? 

La  première  salle  du  palais  est  tapissée  de  portraits  en  pied  repré- 
sentant les  principaux  personnages  de  la  noblesse  du  pays,  les  Sa- 
pieha,  les  Jablonowski,  et  quelques  rois  et  reines  de  Pologne;  c'est 
comme  une  introduction  à  l'histoire  de  Sobieski.  Une  autre  salle  est 
pleine  de  vases  ciselés,  d'armures,  de  trésors  du  moyen-âge.  C'est 
là  que  l'on  conserve  la  magnifique  armoire  que  le  pape  envoya  au 
valeureux  Jean  après  la  campagne  de  Vienne.  Elle  est  du  haut  en 
bas  sculptée  avec  une  rare  perfection,  et  revêtue  d'incrustations, 
d'arabesques  légères,  d'images  symboliques  en  écaille  et  en  ivoire. 

La  reine,  la  belle  Marie  d'Arquien,  se  souciait  peu,  à  ce  qu'il  m'a 
paru,  de  ces  ciselures  du  moyen-âge.  On  n'en  trouve  pas  la  moindre 
trace  dans  ses  appartenons.  Tout  son  salon  est  simplement  revêtu 
de  tentures  en  soie  lilas,  parsemé  de  glaces  et  de  guirlandes  dorées. 
A  côté  de  ce  salon  est  un  cabinet  d'une  nature  bien  moins  sévère.  Il 
est  couvert  de  boiseries  peintes,  représentant  les  amours  de  Jupiter 
depuis  Danaé  jusqu'à  Léda.  Au  plafond,  Marie  d'Arquien  est  repré- 
sentée elle-même  avec  les  attributs  de  la  déesse  du  printemps,  volti- 
geant entre  des  essaims  de  petits  amours  armés  de  carquois  et  ré- 
pandant une  moisson  de  fleurs  sur  son  chemin.  J'ai  vu  dans  une  salle 


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voisine  un  autre  portrait  d'elle  et  son  buste  en  marbre.  C'était  bien , 
comme  vous  l'avez  dit,  monsieur,  «  une  beauté  altière  avec  des  grâces 
touchantes  :  »  le  nez  grec,  la  bouche  petite  et  fine,  de  grands  yeux 
noirs  à  fleur  de  tète,  des  cheveux  noirs  partagés  sur  le  front  en  ban- 
deaux bouclés,  les  lignes  les  plus  correctes,  les  contours  les  plus 
suaves.  Mais  entre  ces  deux  sourcils  arqués  je  distingue  un  pli  creusé 
par  une  pensée  ambitieuse,  et  dans  ces  yeux  noirs  si  doux  une  ex- 
pression de  langueur  qui  m'explique  plus  d'une  phrase  sagement 
contenue,  plus  d'une  réticence  discrète  de  l'historien  de  Sobieski. 

Dans  une  autre  salle  du  palais  il  y  a  une  galerie  de  peinture  qui 
renferme,  entre  autres  productions  de  l'école  du  moyen-Age  et  de 
l'école  moderne ,  plusieurs  tableaux  intéressans  de  Lucas  de  Leyde, 
de  Lucas  de  Cranaeh,  et  un  tableau  de  Rubens  représentant  la  Mort 
de  Sénèque.  Sénèque  est  debout  tout  nu  dans  son  bain ,  la  barbe 
longue  et  grise,  les  cheveux  en  désordre.  La  tète  conserve  encore 
un  sentiment  de  vie,  mais  on  voit  que  les  membres  privés  de  sang 
sont  déjà  saisis  d'un  frisson  glacial;  les  genoux  fléchissent,  le  corps 
s'affaisse;  l'œil  hagard  et  terne  s'éteint;  la  mort  s'empare  de  sa  proie. 
C'est  une  étude  médicale  pareille  à  celle  de  la  Descente  de  Croix, 
une  étude  affreuse  qui  fascine  le  regard  par  les  émotions  qu'elle  pro- 
duit, et  l'épouvante  par  sa  vérité.  Je  n'avais  jamais  vu  ni  copie,  ni 
gravure  de  ce  tableau,  et  le  placerais  volontiers  au  nombre  des  chefs- 
d'œuvre  de  l'illustre  artiste. 

Le  reste  des  appartemens  est  occupé  par  la  famille  Potoski,  et 
décoré  avec  un  faste  éblouissant.  C'est  le  luxe  aristocratique,  coquet 
et  brillant  des  temps  modernes,  a  côté  du  luxe  plus  majestueux  des 
siècles  passés;  toutes  les  fantaisies  de  la  mode,  tous  les  légers  chefs- 
d'œuvre  de  notre  industrie,  hélas!  et  toutes  les  douleurs  d'une 
époque  récente  à  coté  des  douleurs  d'une  époque  plus  grande  et  plus 
solennelle.  Dans  un  salon  décoré  comme  un  des  plus  gracieux  salons 
du  faubourg  Saint-Honoré,  j'aperçois  le  portrait  d'une  jeune  femme 
d'une  beauté  merveilleuse,  d'une  expression  douce  et  triste  comme 
celle  d'une  pauvre  ame  qui,  au  milieu  des  joies  qui  l'entourent,  porte 
le  pressentiment  d'une  fatale  destinée.  C'était  la  fille  unique  des 
maîtres  de  ce  château,  mariée  toute  jeune  au  prince  Sangowski,  et 
morte  à  vingt-quatre  ans,  morte  en  pleurant  de  quitter  si  vite  le 
monde  qui  lui  semblait  si  beau,  et  son  époux  chéri,  et  ses  parens  dé- 
solés. Deux  ans  après,  elle  eût  peut-être  regretté  de  vivre;  deux  ans 
après,  son  mari,  compromis  dans  la  révolution  de  1830,  était  dépouillé 
de  ses  titres,  envoyé  en  Sibérie,  et  de  ses  deux  frères,  héritiers  légi- 
times d'une  immense  fortune  et  de  ce  noble  nom  de  Potoski,  l'un 


32  REVUE   DE   PARIS. 

partait  pour  l'exil,  l'autre  faisait  sa  paix  avec  le  gouvernement  russe 
en  occupant  une  place  d'employé  subalterne  dans  une  chancellerie 
de  Pétersbourg.  Qui  aurait  dit  à  Sobieski,  quand  les  prisonniers  turcs 
lui  bâtirent  ce  château  de  Willanow  comme  un  monument  de  ses 
victoires  de  soldat  et  de  sa  puissance  royale,  qu'un  jour  ce  château 
serait  envahi  parla  police  russe,  et  dépeuplé  par  de  misérables  satel- 
lites! A  quelques  pas  de  là,  dans  le  parc,  on  voit  encore  la  magni- 
fique tente  de  Kara-Mustapha,  que  le  sauveur  de  la  chrétienté  rap- 
porta du  siège  de  Vienne.  Elle  est  là  debout  avec  ses  draperies  de 
pourpre,  ses  arabesques  orientales,  ses  rideaux  de  soie,  ouverts  de 
tout  côté  comme  pour  recevoir  un  visir  de  Mahomet  ou  un  roi  con- 
quérant. La  police  russe  n'est-elle  pas  effrayée  de  voir  ce  trophée 
d'une  bataille  immortelle,  ou  ne  le  laisse-t-elle  là,  exposé  aux  re- 
gards des  passans,  que  pour  insulter  par  un  amer  contraste  aux  beaux 
jours  de  la  Pologne? 

Un  jeune  Polonais,  qui  avait  la  bonté  de  me  servir  de  guide  dans 
cette  excursion ,  me  conduit  auprès  de  Varsovie  dans  un  autre  châ- 
teau historique.  C'est  l'un  des  plus  rians  édifices,  l'une  des  plus  char- 
mantes habitations  qu'il  soit  possible  de  voir,  un  pavillon  bâti  dan9 
les  proportions  les  plus  légères  et  les  plus  gracieuses:  deux  façades 
ornées  de  colonnes  doriques,  de  chaque  côté  un  bassin  d'eau  limpide 
où  le  château  se  reflète  avec  ses  ciselures,  ses  corniches,  ses  statues, 
et  tout  autour  des  berceaux  de  feuillage,  des  massifs  d'arbres  qui 
semblent, comme  les  hêtres  des  bucoliques,  inviter  aux  doux  loisirs 
et  à  la  poésie,  et  de  larges  avenues  ombragées  par  les  rameaux  des 
peupliers  de  la  Vistule  : 

Ce  beau  peuplier  de  qui  l'énorme  tronc, 

Lorsque  de  cent  hivers  il  a  bravé  l'affront, 

Se  festonnant  de  nœuds  d'où  sort  un  vert  feuillage, 

Semble  orné  par  le  temps  et  rajeuni  par  l'âge. 

Au  milieu  d'une  de  ces  avenues  s'élève  un  amphithéâtre  arrondi 
comme  les  cirques  antiques;  une  rivière  en  baigne  les  gradins,  et  de 
l'autre  côté  de  la  rivière  est  le  théâtre  entouré  d'une  colonnade 
grecque,  et  fermé  par  un  réseau  d'arbustes.  C'est  le  théâtre  d'été,  le 
théâtre  où  l'on  joue  en  plein  air  des  tragédies  antiques,  des  comédies 
champêtres,  où  le  véritable  azur  du  ciel,  le  lit  de  la  rivière,  les  na- 
celles flottantes,  les  rameaux  balancés  par  le  vent,  remplacent  nos 
décorations  factices;  où  la  nature,  dont  les  artistes  essaient  de  repro- 
duire ailleurs  les  effets  pittoresques,  apparaît  dans  toute  sa  vie  et  sa 
fraîcheur. 


REVUE  DE   PARIS.  33 

Quelle  fée  de  Pologne  a  d'un  coup  de  baguette  élevé  ces  arcades, 
aplani  ces  terrasses,  creusé  ces  bassins?  A  quel  génie  bienfaisant  est 
consacré  ce  château  d'Oberon,  ce  séjour  ravissant  digne  d'être  chanté 
par  Arioste?  Non,  ce  n'est  pas  l'œuvre  d'une  fée,  ce  n'est  pas  la  de- 
meure qui  doit  être  glorifiée  par  les  poètes.  C'est  le  château  de  La- 
sienki.  C'est  là  qu'a  vécu  cet  homme  efféminé,  ce  courtisan  débile 
qui  monta  sur  le  trône  des  Jagellon  par  la  grâce  de  Catherine,  et  s'y 
maintint  par  un  timide  accord,  jusqu'au  jour  où  son  impérieuse  sou- 
veraine, de  la  même  main  qui  avait  signé  son  acte  de  royauté,  signa 
son  acte  de  déchéance  et  le  flétrit  comme  un  valet  invalide  d'un  titre 
d'antichambre  et  d'une  pension.  C'est  là  qu'il  s'oubliait  dans  de  hon- 
teuses mollesses,  ce  Polonais  indigne  de  porter  le  beau  nom  de  Po- 
niatowski,  tandis  qu'un  agent  russe  gouvernait  la  contrée  des  Bara- 
tori,  des  Casimir,  des  Sobieski,  tandis  qu'à  la  face  de  l'Europe, 
l'antique  terre  des  Sarmates  était  lacérée,  partagée  comme  une  proie 
inerte  par  ses  voisins  insatiables,  que  des  soldats  russes,  assiégeant 
la  salle  des  diètes,  obtenaient  par  la  puissance  du  glaive  un  simulacre 
de  contrat,  trois  fois  juré,  trois  fois  trahi,  et  que  le  brave  Kosciusko 
tombait  sur  le  champ  de  bataille  avec  un  cri  de  désespoir.  Ah!  je 
suis  entré  avec  douleur  dans  ce  château  si  paré  et  si  riant,  et  je  n'y 
ai  vu  que  les  traces  d'une  fade  galanterie,  des  portraits  de  femmes, 
des  tableaux  représentant  David  dansant  devant  l'arche,  et  Salomon 
prosterné  devant  un  cercle  de  jeunes  filles,  digne  entourage  d'un 
prince  qui,  pour  justifier  sa  mollesse,  invoquait  une  profanation.  Il 
est  des  hommes  que  la  Providence,  dans  ses  impénétrables  secrets, 
envoie  aux  nations  sous  une  armure  d'acier  ou  une  couronne  de 
roses,  pour  châtier  leur  orgueil  ou  précipiter  leur  ruine.  Stanislas- 
Auguste  IV  a  été  un  de  ces  hommes,  et  l'accuser,  c'est  accuser  peut- 
être  la  loi  suprême  qui  en  fit  un  instrument  de  sa  volonté;  mais 
nous  ne  sommes  pas  assez  sages  pour  remonter  jusqu'aux  sources 
des  prévisions  éternelles.  Nous  ne  voyons  pas  l'arrêt  de  Dieu,  nous 
ne  voyons  que  la  main  qui  l'exécute,  et  tant  qu'il  y  aura  une  voix 
honnête  en  Pologne,  elle  s'élèvera  pour  flétrir  ce  roi  de  parade  qui 
ne  régna  sur  son  pays  que  pour  le  tromper  par  ses  lâches  complai- 
sances et  le  perdre  par  sa  faiblesse. 

Allons  plus  loin,  allons,  il  y  a  là-bas  sur  le  chemin  qui  mène  en 
Lithuanie,  au  milieu  d'une  plaine  féconde,  une  autre  demeure  à 
laquelle  est  attaché  aussi  le  nom  de  Poniatowski  ;  mais  ici  ce  nom 
est  entouré  d'une  auréole  sans  tache,  et  la  douloureuse  pensée  qu'il 
rappelle  à  la  mémoire  ne  lui  donne  qu'une  plus  grande  consécration. 

TOME  XIV.      FÉVRIER.  3 


3^  REVUE   DE   PARIS. 

C'est  le  château  de  Jablowna ,  la  demeure  favorite  de  ce  soldat  au 
cœur  héroïque,  de  cet  enfant  de  la  Pologne  que  Napoléon  créa  ma- 
réchal de  France  dans  les  sillons  sanglans  de  Leipzig.  Je  m'étais  ar- 
rêté plus  d'une  fois  avec  émotion  auprès  du  mausolée  que  des  mains 
pieuses  lui  ont  élevé  sur  les  bords  de  l'Elster.  Je  suis  entré  avec  res- 
pect dans  l'enceinte  austère  et  paisible  où  il  aimait  à  venir  chercher 
quelques  heures  de  repos  après  ses  jours  de  combats,  à  poursuivre 
les  rêves  de  sa  jeunesse  aventureuse  et  les  espérances  de  son  ardent 
patriotisme.  Tout  dans  cette  retraite  indique  les  habitudes  d'un  es- 
prit cultivé  et  les  prédilections  d'une  ame  généreuse.  Ici  je  trouve 
une  bibliothèque  de  livres  sérieux,  des  cartes  géographiques,  des  œu- 
vres d'art  choisies ,  là  des  esquisses  embellies  par  une  pensée  d'affec- 
tion, des  portraits  de  famille  ou  des  portraits  d'amis.  On  a  placé  le  por- 
trait du  héros  au  milieu  de  cette  collection,  et  on  y  a  fait  inscrire  les 
paroles  qu'il  prononça  en  s'élançant  pour  la  dernière  fois  au  milieu 
des  légions  ennemies  :  Bog  mi  powiers  il  honor  Polakoiv ,  Bogu  go 
od  dam  (Dieu  m'a  confié  l'honneur  des  Polonais,  je  vais  le  rendre  à 
Dieu  ).  Dans  une  autre  salle  décorée  avec  amour  par  une  digne  nièce 
de  Poniatowski ,  héritière  de  ce  domaine,  on  voit  le  beau  tableau  re- 
présentant Napoléon  au  passage  du  Saint-P>ernard.  B'.ùcher  l'avait  en- 
levé, et  un  fils  de  Blikher  l'a  vendu  pour  3,000  francs.  Il  y  a  dans  ce 
monde  de  singuliers  exemples  de  justice  morale  et  d'admirables 
expiations. 

Au  dehors  des  appartenions,  tout  a  le  même  aspect  imposant  et 
grave:  vaste  pelouse  sillonnée  par  de  larges  allées,  arbres  séculaires, 
forêt  profonde  et  silencieuse.  Point  de  vains  ornemens  qui  insultent 
aux  vraies  beautés  de  la  nature.  C'est  la  retraite  d'un  homme  trop 
occupé  de  grandes  pensées  pour  se  laisser  aller  à  de  frivoles  fan- 
taisies. 

Ces  trois  châteaux  que  j'ai  été  voir  avec  des  impressions  si  diffé- 
rentes sont  comme  les  monumens  des  trois  dernières  époques  de  la 
Pologne  :  à  Willanow,  l'époque  glorieuse;  à  Lasienki,  l'époque  d'af- 
faissement; à  Jablowna,  les  derniers  efforts  et  la  chute  de  ce  mal- 
heureux pays.  Entre  ces  châteaux  s'élève  à  présent  la  forteresse  de 
Varsovie,  qui  condamne  tous  les  souvenirs  et  proscrit  toutes  les  espé- 
rances. C'est  sur  la  porte  de  ce  boulevart  du  despotisme  qu'il  fau- 
drait écrire  une  partie  de  la  devise  appliquée  à  l'histoire  de  Pologne  : 
Ferrea  jura;  et  au-dessous  le  mot  lamentable  de  Kosciusko  :  Finis 
Puloiiia'. 

X.    MA  RM  1ER. 


LE 


DOCTEUR  GALL. 


A  Mont-Rouge,  dans  une  avenue  plantée  de  tilleuls,  connue  sous  le  nom 
de  l'allée  du  Pot-au-Lait,  aujourd'hui  coupée  à  son  milieu  par  le  fossé  de 
l'enceinte  continue,  au  fond  d'un  grand  pensionnat  où  bourdonne  à  certaines 
heures  un  essaim  d'enfans,  se  cache  sous  les  arbres  une  petite  maison  enve- 
loppée de  jardins.  Par  la  manie  que  nous  avons  de  rapporter  la  forme  des 
lieux  au  caractère  des  hommes  qui  les  ont  habités,  nous  cherchâmes  quel 
pouvait  avoir  été  le  maître  de  cette  retraite.  Le  silence  qui  règne  en  tout 
temps  dans  cet  endroit  reculé,  les  masses  de  feuillage  dont  ce  jardin  et  cette 
maison  se  trouvent  protégés  en  été  contre  les  regards  curieux  des  voisins,  je 
ne  sais  quelle  obscurité  douce  qui  invite  tout  bas  à  la  méditation,  tout  nous 
donna  l'idée  que  cette  maison  avait  appartenu  à  un  ami  de  la  science. 
La  tournure  rigide  du  bâtiment,  la  modeste  façade  à  volets  verts,  l'ordon- 
nance froide  et  nue  des  chambres  cénobitiques,  nous  firent  croire  que  l'hôte 
de  ces  lieux  devait  être  un  de  ces  solitaires  de  la  pensée  qui  cherchent  dans 
l'étude  une  Thébaïde.  S'il  est  vrai,  comme  nous  n'en  doutons  pas,  que 
l'homme  s'imprime  sur  la  nature,  il  était  difficile  de  ne  point  reconnaître  un 
esprit  inventeur  à  la  disposition  bizarre  du  terrain,  inégal ,  tourmenté,  inso- 
lite, occupé  ça  et  là  par  des  taillis  interrompus,  distribué  en  tous  sens  avec 
un  certain  désordre  intelligent,  et  orné,  pour  ainsi  dire,  d'une  grâce  systé- 

3. 


3G  RENTE  DE  PARIS. 

matique.  Enfin  quelques  masques  moulés  en  plâtre  dont  le  hasard  nous  aida 
à  découvrir  les  débris  dans  un  coin  du  jardin  nous  indiquèrent  que  l'ancien 
familier  de  ces  ombrages  devait  être  un  de  ces  sages  modernes  qui  s'exercent 
à  la  science  de  l'homme.  Nous  étant  alors  informé  auprès  du  nouveau  pro- 
priétaire, nous  apprîmes  que  cette  petite  maison  de  campagne  avait  servi  de 
retraite  dans  les  derniers  temps  au  docteur  Gall. 

C'est  là  que  nous  lûmes  pour  la  première  fois  le  graud  ouvrage  de  la 
Phrénologie  du  Cerveau.  Il  y  a  un  charme  particulier  à  prendre  connais- 
sance d'un  livre  aux  lieux  mêmes  où  son  auteur  l'a  sans  doute  composé.  La 
nature  modifiée  autour  de  vous  par  cet  homme  éteint,  dont  elle  garde  encore 
la  trace  vivante,  explique  et  commente  silencieusement  les  passages  obscurs 
de  son  œuvre.  11  semble  qu'il  reste  un  peu  de  son  souffle  dans  les  branches 
que  le  vent  agite  sur  votre  tête.  Vous  vous  conformez  naturellement  au  sen- 
timent général  que  les  objets  extérieurs  expriment  devant  vos  yeux,  et  il  n'y 
a  pas  de  meilleure  disposition  que  celle-là  pour  communier  à  la  pensée  de 
votre  auteur.  Nous  vécûmes  huit  jours  de  la  sorte  dans  la  compagnie  occulte 
du  docteur  Gall,  nous  asseyant  sur  l'herbe  aux  mêmes  endroits  sans  doute 
où  il  s'asseyait,  respirant  le  même  air,  animés  de  la  même  ardeur  de  la 
science,  lui  mort,  moi  vivant,  tous  les  deux  rapprochés  par  la  nature.  Cette 
présence  mystérieuse  de  Gall ,  qui  se  joignait  à  la  lecture  de  son  ouvrage  pour 
lui  donner  le  caractère  d'une  conversation  intime,  nous  mit  bien  vite  dans  la 
confidence  de  l'homme  et  de  son  système.  Nous  devînmes  les  meilleurs  amis 
du  monde  avec  le  docteur,  et  nous  ne  tardâmes  pas  à  lui  demander  l'histoire 
de  sa  vie. 

L'histoire  de  Gall  n'est  guère  que  l'histoire  d'une  idée  et  d'une  découverte; 
il  n'y  faut  pas  chercher  les  évènemens.  Né  à  Tiefenbrunn,  village  du  grand- 
duché  de  Bade,  il  passa  les  premières  années  de  son  enfance  dans  la  maison 
paternelle.  La  Providence,  qui  a  soin  de  mettre  autour  du  berceau  de  chaque 
homme  supérieur  les  élémens  nécessaires  à  son  développement  moral,  avait 
favorisé  le  jeune  Gall  d'une  nombreuse  société  de  frères  et  de  soeurs.  Ces 
enfans,  unis  entre  eux  par  les  liens  de  l'âge  et  du  sang,  servirent  les  premiers 
de  sujets  à  l'inventeur  de  la  phrénologie.  Il  les  observait  à  son  aise,  vivant 
avec  eux  sous  le  même  toit,  dans  tout  l'abandon  de  la  familiarité.  Ce  qui  le 
frappa,  ce  fut  la  différence  des  caractères  entre  ces  enfans,  au  nombre  de  dix, 
élevés  ensemble  sous  l'influence  d'une  éducation  commune.  «  Chacun  de  ces 
individus,  dit-il,  avait  quelque  chose  de  particulier,  un  talent,  un  penchaut, 
une  faculté  qui  le  distinguait  des  autres.  Cette  diversité  détermina  notre  in- 
différence ou  notre  affection,  et  nos  aversions  réciproques,  de  même  que  nos 
liaisons,  notre  dédain  et  notre  émulation.  »  Le  jeune  Gall  remarqua  no- 
tamment l'un  de  ses  frères  qui  avait  un  penchant  décidé  pour  la  dévotion  : 
ses  jouets  étaient  des  vases  d'église  qu'il  sculptait  lui-même,  des  chasubles  et 
des  surplis  qu'il  faisait  avec  du  papier;  il  priait  Dieu  et  disait  la  messe  toute 
'ajournée  .Cette  variété  de  goûts  et  d'inclinations  dans  les  membres  d'une 


REVUE   DE   PARIS.  37 

même  famille  fit  réfléchir  G'all,  et  éveilla  "ont  d'abord  son  attention  adoles- 
cente sur  les  faits  qui  devaient  se  présenter  à  lui  par  la  suite. 

Dans  le  cours  de  ses  études,  il  rencontra  parmi  ses  camarades  les  mêmes 
différences  de  caractère  et  d'aptitudes.  Quelques-uns  apprenaient  avec  faci- 
lité, d'autres  manifestaient  du  talent  pour  des  choses  qu'on  ne  leur  enseignait 
même  pas.  Gall  recueillait  en  silence  toutes  ces  observations.  Il  nota  chacun 
de  ses  condisciples,  et  lui  trouva  des  défauts  ou  des  qualités  qui  lui  étaient 
propres.  Il  suivit  ses  amis  daus  leurs  jeux,  et  découvrit  que  chacun  impri- 
mait a  ses  récréations  une  allure  particulière.  Tandis  que  les  uns  se  livraient 
à  des  exercices  bruvans,  on  en  voyait  d'autres  qui  se  plaisaient  à  peindre 
des  images,  à  cultiver  un  jardin,  à  parcourir  les  bois  pour  y  chercher  des 
nids  d'oiseaux,  ou  à  suivre  les  promenades  dans  les  champs  et  sur  le  bord  de 
l'eau  pour  rassembler  des  fleurs,  des  insectes,  des  coquillages.  Aucun  de  ces 
détails  n'échappait  à  l'enfant  observateur,  qui  se  servit  d'abord  de  ces  remar- 
ques pour  régler  sa  conduite  et  ses  rapports.  «  Je  n'observai  jamais,  écri- 
vait-il plus  tard  en  repassant  sur  les  premières  années  de  sa  vie  ce  regard 
doux  et  mélancolique  de  l'homme  mûr,  que  celui  qui  une  année  avait  été  un 
camarade  fourbe  et  déloyal,  devînt,  l'année  d'après,  un  ami  sûr  et  fidèle.  » 
Biais  il  faisait  surtout  son  profit  de  ces  remarques  pour  s'exercer  au  juge- 
ment. Gall  présenta  dès  ses  premières  années  un  remarquable  exemple  du 
dogme  scientifique  de  l'innéité  des  talens,  dogme  qu'il  devait  faire  prévaloir 
plus  tard  dans  le  monde.  Cet  esprit  d'observation  l'accompagnait  dans  le 
cours  de  ses  études,  où  il  n'était  pas  si  heureusement  secondé  par  la  mémoire. 
Cette  circonstance  le  mit  à  même  de  reconnaître  que  les  concurrens  les  plus 
redoutables  étaient  des  enfans  de  son  âge  qui  apprenaient  par  cœur  avec 
rapidité.  De  cette  sorte,  les  échecs  qu'il  essuyait  dans  ses  classes  ajoutaient 
encore  aux  remarques  déjà  faites,  et  le  servaient  mieux  pour  l'avenir  que 
n'aurait  pu  faire  un  succès. 

Quelques  années  après ,  Gall  changea  de  séjour,  et  eut  le  bonheur  de  ren- 
contrer des  individus  cloués  d'une  grande  mémoire  qui  l'emportaient  sur  lui 
dans  leurs  études.  Gall,  vaincu,  s'en  vengea  en  les  observant,  et  trouva 
encore  une  fois  le  moyen  de  changer  sa  défaite  en  triomphe.  Tous  ces  indi- 
vidus, remarquables  par  leur  extrême  facilité  à  retenir  leurs  leçons,  avaient 
de  grands  yeux  sailbns.  Cette  remarque  fut  pour  Gall  un  trait  de  lumière. 
Ces  crands  yeux  saillans  ressemblent,  pour  l'inventeur  de  la  phrénologie,  à 
la  pomme  de  Newton.  L'écolier  se  dit  à  lui-même  que  s'il  y  avait  un  rapport, 
comme  il  commençait  à  le  croire,  entre  la  mémoire  et  la  forme  des  yeux,  il 
n'était  donc  pas  impossible  de  reconnaître  les  facultés  morales  d'un  individu 
par  ses  traits  extérieurs.  On  se  demande  maintenant  si  de  tels  hasards  ont 
été  réellement  la  cause  des  découvertes  qui  les  ont  suivis;  nous  croyons  qu'ils 
en  ont  été  tout  au  plus  l'occasion.  Bien  des  pommes  étaient  tombées  des  arbres 
avant  Newton  ;  bien  des  lampes  suspendues  à  la  voûte  des  églises  avaien 
suivi,  avant  Galilée,  leur  mouvement  oscillatoire;  bien  des  élèves  avaient  eu 


38  REVUE  DE  PARIS. 

à  coté  d'eux  dans  leurs  classes  des  camarades  à  gros  yeux  en  saillie;  ni  les 
uns  ni  les  autres  n'avaient  jamais  songé  à  conclure  de  ces  faits  la  loi  de  l'at- 
traction des  corps  célestes,  ni  la  théorie  du  pendule,  ni  avant  Gall,  celle  de 
la  manifestation  de  l'homme  moral  par  la  forme  du  cerveau.  Le  fondateur  de 
la  phréiiologie  avait  en  lui-même  l'idée  qui  a  servi  de  germe  à  son  système, 
et  le  mouvement  des  circonstances  extérieures  ne  contribua  guère  qu'à  dégager 
cette  idée. 

Gall  changea  encore  une  fois  le  théâtre  de  ses  études  :  il  alla  à  une  univer- 
sité d'Allemagne;  ces  déplacemens  le  mirent  à  même  de  renouveler  ses  expé- 
riences sur  des  sujets  inconnus.  Tandis  que  ses  concurrens  étudiaient  leurs 
leçons,  Gall  les  étudiait  eux-mêmes;  il  se  confirma  de  la  sorte  dans  son 
sentiment  que  la  mémoire  coïncidait  avec  le  développement  et  la  saillie  des 
yeux.  La  répétition  du  même  fait  sur  des  individus  séparés  avait  exclu  de  sa 
pensée  le  soupçon  de  hasard.  Après  y  avoir  mûrement  réfléchi,  il  imagina 
que  si  la  mémoire  se  reconnaissait  par  des  signes  visibles  ,  il  en  pouvait  bien 
être  de  même  des  autres  facultés  intellectuelles.  Il  continua  donc  ses  recher- 
ches. Dès-lors  tous  les  individus  qui  se  distinguaient  par  un  talent  quelconque 
furent  l'objet  de  son  attention.  Peu  à  peu  il  se  flatta  d'avoir  trouvé  d'autres 
caractères  physiques  qui  indiquaient  d'autres  dispositions  de  l'esprit.  A  me- 
sure qu'il  avançait  eu  âge,  Gall  avançait  silencieusement  dans  sa  théorie.  Il 
ne  tarda  pas  à  donner  à  ses  réflexions  une  base  plus  large  que  celle  du  col- 
lège; il  la  trouva  dans  le  spectacle  varié  du  monde  qui  se  renouvelait  sans 
cesse  devant  ses  yeux.  Le  fait  primitif  qui  semble  avoir  particulièrement  frappé 
l'inventeur  de  la  nouvelle  doctrine  sur  les  fonctions  du  cerveau ,  c'est  que  la 
plupart  des  hommes  naissent  avec  des  inclinations  de  nature.  Tel  enfant  est 
porté  au  mensonge ,  tel  autre  au  vol  ;  ces  penchans  sont  souvent  indépendans 
de  l'éducation,  et  se  fortifient  avec  l'âge,  malgré  le  soin  qu'on  prend  de  les 
combattre.  Gall  eut  connaissance  de  gens  du  monde  qui  volaient  uniquement 
pour  voler.  Quelques-uns  prenaient  des  objets  inutiles;  d'autres  avaient,  en 
les  dérobant,  l'intention  de  les  rendre.  Moritz  raconte,  dans  son  Traité 
expérimental  de  VAme,  l'histoire  d'un  voleur  qui,  étant  à  l'article  de  la  mort, 
étendit  la  main  pour  escamoter  la  tabatière  de  son  confesseur.  Il  est  probable 
qu'il  n'en  voulait  pourtant  rien  faire  dans  l'autre  monde.  Un  homme  de  bonne 
famille,  ayant  senti  cette  inclination  au  vol  dès  sou  bas  âge,  espéra  l'intimider 
par  la  rigueur  des  lois  militaires.  Il  entra  dans  l'armée,  où  il  vola  et  fut  con- 
damné a  mort.  Ayant  obtenu  sa  grâce,  et  cherchant  toujours  à  détruire  cet 
ennemi  intime  qui  le  poussait  à  dérober,  il  se  fit  capucin.  Son  penchant  le 
suivit  dans  le  cloître.  Mais  comme  il  ne  pouvait  plus  soustraire  que  des  ba- 
gatelles, il  se  livra  a  sou  naturel  sans  s'en  inquiéter  :  il  prenait  des  ciseaux, 
des  chandeliers,  des  tasses,  des  gobelets,  et  les  emportait  dans  sa  cellule. 
Ceci  fait,  il  ne  les  cachait  pas;  il  déclarait,  au  contraire,  qu'il  les  avait  em- 
portés, et  que  le  propriétaire  pouvait  se  donner  la  peine  de  les  reprendre.  Ces 
faits  et  quelques  autres  dont  Gall  eut  connaissance  le  préoccupèrent  forte- 


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ment.  Si  ce  mystérieux  penchant  au  vol  n'avait  pour  cause,  dans  certains  cas, 
aucune  des  influences  qu'on  lui  assigne  d'ordinaire,  le  mauvais  exemple,  la 
dissipation ,  le  besoin ,  il  fallait  bien  chercher  cette  cause  autre  part;  Gall  fut 
d'avis  qu'on  la  trouverait  dans  l'homme.  Il  raisonna  de  même  pour  les  dispo- 
sitions intellectuelles.  Le  langage  vulgaire  devait  avoir  philosophiquement 
raison  lorsqu'il  dit  :  Tel  homme  est  né  poète,  tel  autre  musicien.  Gall  trouva 
profond  le  mot  naïf  d'un  de  ses  anciens  condisciples  qui,  éprouvant  une 
grande  difficulté  naturelle  pour  l'étude  des  langues,  disait  à  son  professeur  : 
«  Je  ne  suis  pas  né  pour  apprendre  le  grec.  »  On  était  déjà  d'accord ,  de  son 
temps ,  que  les  arts  demandent  de  la  part  de  ceux  qui  les  exercent  une  vo- 
cation innée.  Les  écrivains,  dans  le  désespoir  de  trouver  au  juste  la  raison  de 
ces  facultés  naturelles,  imaginèrent  même  quelquefois  de  les  attribuer,  par 
manière  de  métaphore,  à  l'influence  des  astres.  On  connaît  le  vers  de  Boileau  : 

Si  son  astre  en  naissant  ne  l'a  formé  poète. 

Mais  qu'était  cette  explication ,  sinon  l'aveu  de  l'ignorance  où  l'on  était  de  la 
cause  véritable  qui  préside  aux  dons  si  variés  de  l'intelligence?  Gall  déclara 
que  cette  influence  secrète  imaginée  par  les  poètes,  ce  feu  sacré,  comme  di- 
saient d'autres,  devait  avoir  son  siège  dans  l'organisation.  C'est  là  qu'il  fallait 
aller  chercher ,  suivant  lui,  le  secret  des  facultés  humaines  et  non  ailleurs. 
La  question  qui  demeurait  encore  à  résoudre  était  celle  de  savoir  si  ces 
facultés  s'avouent  dans  l'individu  par  des  signes  possibles  à  reconnaître. 
Gall ,  fort  de  ses  observations  de  jeune  homme,  se  crut  en  droit  de  conclure 
pour  l'affirmative.  Il  était  d'ailleurs  amené  à  cette  science,  inconnue  de  son 
temps,  par  les  forces  mêmes  de  cette  impulsion  naturelle  dont  il  venait  révéler 
les  lois.  Il  y  a  des  êtres  doués  en  naissant  de  facultés  en  quelque  sorte  divi- 
natoires, pour  lesquels  le  masque  humain  est  plus  transparent  que  pour  tout 
autre;  en  leur  présence  la  main  occulte  de  la  nature  se  déconcerte;  et  le  secret 
de  Dieu,  si  bien  gardé  d'ordinaire  par  l'organisation,  se  laisse  aisément  sur- 
prendre. Gall  était  un  de  ces  hommes-là. 

Au  fond,  la  tentative  de  Gall  n'était  pas  si  nouvelle  qu'elle  fût  précisément 
téméraire.  Long-temps  avant  lui,  on  avait  cherché  dans  les  signes  extérieurs 
la  manifestation  des  qualités  ou  des  défauts  naturels.  La  chiromancie,  ou 
interprétation  de  l'homme  par  les  lignes  de  la  main,  la  métoposcopie,  ou 
divination  par  les  lignes  du  front,  la  physiognomie,  ou  connaissance  de  l'in- 
dividu par  les  traits  du  visage,  avaient  essayé,  depuis  plusieurs  siècles,  de 
percer  le  voile  derrière  lequel  la  main  de  Dieu  avait  caché  le  secret  des  des- 
tinées humaines.  Mais  de  ces  trois  sciences,  les  deux  premières  étaient  alors 
abandonnées  comme  complètement  arbitraires  et  paradoxales;  la  physiognomie 
jouissait  depuis  Lavater  d'une  meilleure  réputation;  toutefois,  elle  manquait 
par  beaucoup  de  côtés,  et  les  esprits  un  peu  clairvoyans  la  déclaraient  insuffi- 
sante pour  rendre  compte  des  mystères  de  notre  nature.  Gall  crut  approche 


kO  REVUE   DE   PARIS. 

de  la  vérité  quand  il  regarda  le  cerveau  comme  le  siège  de  toutes  les  mani- 
festations intellectuelles  et  morales  de  l'homme.  Il  arriva  à  l'étude  de  la 
médecine  avec  ces  idées  faites.  Ce  fut  à  Strasbourg  qu'il  reçut  ses  premières 
leçons  d'anatomie  du  célèbre  professeur  Hermann.  Mais,  avant  d'avoir 
jamais  manié  le  scalpel,  Gall  avait  pressenti  une  grande  partie  des  lois  que  la 
science  avait  alors  découvertes  et  de  celles  qu'elle  n'avait  pas  découvertes 
encore.  Il  se  plaignait  qu'on  ne  lui  dit  rien  dans  les  cours,  ni  dans  les  ou- 
vrages de  médecine,  des  fonctions  du  cerveau.  C'était  pourtant,  à  son  avis, 
le  livre  où  Dieu  avait  scellé  le  mystère  de  la  vie  humaine.  Or,  il  en  est  tou- 
jours ainsi  du  livre  des  secrets  de  la  nature  ;  après  avoir  résisté  à  tous  les 
efforts  des  siècles,  il  s'ouvre  tranquillement  de  lui-même  lorsque  l'heure  de 
la  manifestation  est  arrivée. 

Nous  n'entendons  pas  dire  qu'avant  Gall  on  n'eut  émis  dans  le  monde 
aucune  de  ses  idées  sur  le  siège  des  facultés  de  l'ame;  mais  autre  chose  est  en 
science  le  pressentiment  vague  d'une  découverte,  et  cette  découverte  elle- 
même  arrivée  à  l'état  de  démonstration.  Gall  eût  mis  plus  de  temps  à  réunir 
les  opinions  de  ses  devanciers  sur  cette  matière  qu'il  n'en  mit  à  les  inventer 
dans  son  esprit,  et  encore,  vu  l'état  imparfait  de  ces  données  diffuses,  n'eùt-il 
guère  fait  que  rassembler  des  ténèbres.  Il  prit  donc  délibérément  la  seule 
route  qu'il  y  avait  à  prendre,  celle  de  l'examen  et  de  l'intuition.  Son  principal 
soin  fut  même  d'isoler  son  jugement  des  lectures  qui  auraient  pu  l'influencer. 
Gall  se  lit  de  cette  solitude  morale  une  règle  de  conduite;  il  sut  ignorer  ce 
qu'on  avait  dit  et  fait  avant  lui,  quitte  à  rechercher  plus  tard,  quand  ses 
forces  seraient  épuisées,  les  témoignages  des  anciens  en  rapport  avec  sa  doc- 
trine. Jusque  là,  le  seul  livre  qu'il  eut  sans  cesse  sous  les  yeux  fut  celui  de  la 
nature.  Entouré  d'animaux  privés  ou  sauvages,  il  se  mit  à  étudier  leurs 
mœurs  en  les  comparant  aux  mœurs  des  hommes.  11  rencontra  la  même  dif- 
férence de  peuclians,  la  même  variété  d'instincts  que  dans  l'espèce  humaine. 
Comme  ses  nouveaux  sujets  ne  cherchaient  point  à  dissimuler,  il  put  les  ob- 
server à  son  aise.  Un  pigeon  était  le  mari  fidèle  de  sa  colombe,  tandis  qu'un 
autre  (un  vrai  don  Juan  de  pigeon)  se  glissait  dans  tous  les  colombiers  pour 
emmener  à  sa  suite  les  femelles  étrangères.  On  ne  pouvait  alléguer  dans  ce 
cas-là  l'influence  d'une  mauvaise  éducation.  Un  chien  était  presque  de  lui- 
même  habile  à  la  chasse,  pendant  qu'un  autre  de  la  même  race  et  de  la  même 
portée  se  refusait  à  cet  exercice  ou  ne  se  laissait  dresser  qu'à  grande  peine. 
Un  oiseau  écoutait  avec  beaucoup  d'attention  l'air  qu'on  jouait  à  ses  oreilles, 
et  le  répétait  avec  une  facilité  singulière;  un  autre  de  la  même  couvée  n'ap- 
prenait que  sou  chant  naturel.  Gall  observa  tous  ces  faits  par  lui-même  avec 
une  patience  d'Allemand;  il  passa  à  la  loupe  de  son  imagination  lucide  et 
persévérante  les  détails  les  plus  minutieux.  Cette  étude  des  animaux,  prise 
sur  le  vif,  le  confirma  dans  sa  foi  en  l'existence  de  forces  primitives  chez 
l'individu. 

Gall  ne  pouvait  guère  se  dissimuler  que  la  science  et  la  philosophie,  comme 


REVUE  DE   PARIS.  41 

on  les  enseignait  de  son  temps,  ne  fussent  contraires  à  ses  idées;  il  crut  avoir 
raison,  malgré  la  science  et  malgré  la  philosophie.  L'école  allemande  profes- 
sait que  tous  les  hommes  naissent  semhlahles,  et  que  les  différences  remar- 
quées entre  les  individus  viennent  des  différens  milieux  dans  lesquels  la 
société  les  a  plongés.  Gall  eut  le  courage  de  son  opinion;  il  résista  énergïque- 
ment  a  cette  théorie  reproduite  dernièrement  par  M.  de  Balzac  dans  sa  pré- 
face de  la  Comédie  humaine.  C'était  une  volonté  toute  en  ligne  droite 
dans  la  direction  d'une  idée  fixe.  Quand  il  démontrait  plus  tard  dans  ses 
cours  les  fonctions  du  cerveau,  il  avait  coutume  de  dire  en  portant  sa  main 
sur  le  sommet  de  la  tête,  à  l'endroit  où  les  phrénologues  ont  placé  l'organe 
de  la  fermeté  :  «  Sans  ce  développement  que  vous  voyez  là,  il  y  a  long-temps 
que  j'aurais  été  arrêté  dans  mes  recherches.  »  Aucun  homme  en  effet  n'ap- 
porta autant  d'efforts  à  la  conquête  d'une  vérité  ou  d'une  erreur.  Ceux  même 
qui  refusent  d'admettre  l'invention  de  Gall  au  rang  des  découvertes  de  la 
science,  doivent  du  moins  lui  tenir  compte  de  l'opiniâtreté  de  ses  moyens 
pour  forcer  la  nature  à  une  révélation.  Ayant  reconnu  que  la  science  ne  fai- 
sait qu'embarrasser  sa  marche  dans  la  recherche  des  propriétés  fondamen- 
tales du  cerveau,  il  eut  le  courage  de  renoncer  à  tout  ce  qu'il  avait  appris 
jusque-là.  Il  se  mit  hardiment  sur  les  traces  de  la  nature,  sans  autre  guide 
que  le  hasard.  Gall  nous  avoue  lui-même  que  lorsqu'il  commença  ses  recher- 
ches, il  ignorait  où  ces  recherches  devaient  aboutir.  Ce  ne  fut  pas  sans  une. 
appréhension  vague  qu'il  lança  le  vaisseau  flottant  de  ses  conjectures  à  la 
découverte  d'un  nouveau  monde  physiologique.  Bien  d'autres  que  lui  avaient 
échoué  sur  cette  mer  orageuse  des  problèmes  où  l'ame  ne  s'aventure  qu'à 
travers  les  ténèbres.  Faire  le  tour  du  cerveau  de  l'homme  était  une  entreprise 
encore  plus  vaste  que  de  faire  le  tour  du  monde.  Gall  ne  s'effraya  point  de 
cevovage.  Il  osa  parcourir  les  hautes  régions  de  l'esprit  humain,  lever  le 
plan  de  ces  pays  inconnus  de  la  pensée,  où  nul  n'avait  encore  pénétré,  fixer 
les  degrés  de  latitude  du  crâne  en  rapport  avec  les  degrés  de  l'intelligence, 
poser  les  limites  du  monde  moral  et  en  décrire  les  circonférences;  marquer, 
en  un  mot,  sur  la  tête  de  l'homme  comme  sur  une  carte  les  principales  divi- 
sions géographiques  de  l'ame.  TJne  telle  tentative  n'était  pas  d'un  esprit  mé- 
diocre, et  que  Gall  ait  réussi  ou  échoué,  il  n'en  restera  pas  moins  comme  le 
représentant  d'une  grande  pensée.  L'audace  de  sa  tentative  l'alarmait  lui- 
même  par  instans  sous  la  forme  du  remords  (1).  Préjugés  de  son  temps,  mo- 
rale, religion,  science,  tout  s'élevait  contre  lui,  comme  le  fantôme  du  vieux 
monde  devant  les  compagnons  de  Gama,  pour  lui  dire  :  Arrête!  Gall  n'écouta 
rien;  il  passa  outre  et  s'avança  vers  ces  mers  de  l'inconnu,  où  les  plus  grands 
n'ont  souvent  fait,  comme  La  Peyrouse,  qu'attacher  leur  nom  à  un  naufrage. 
La  vie  de  Gall  tout  entière  présente  ce  grand  spectacle  d'un  homme  aux 

l    «  Combien  de  fois  n'ai-je  pas  scruté  ma  conscience  pour  savoir  si  un  penchant 
vicieux  ne  me  guidait  pus  dans  mes  recherches!  »  (Gall,  Phrén.  du  Cerveau.) 


42  REVUE   DE   PARIS. 

prises  avec  son  idée  el  d'une  idée  aux  prises  avec  son  siècle.  A  mesure  que 
Gall  avançait  dans  sa  découverte,  les  difficultés  se  multipliaient  au  dedans 
et  au  dehors.  Tout  lui  devint  obstacle.  A  ce  choc  perpétuel  que  rencontrait 
sa  pensée  en  se  heurtant  contre  les  idées  reçues,  venaient  se  joindre  par  instans 
le  doute  et  la  défiance  de  lui-même.  «  Je  m'étais  trompé  si  souvent,  avoue-t-il 
avec  ingénuité  :  qui  pouvait  me  répondre  que  je  ne  me  trompais  plus.  »  Si 
l'on  calcule  en  soi-même  l'immense  difficulté  qu'il  y  avait  à  marquer  les  pre- 
mières divisions  sur  ce  terrain  entièrement  vierge  du  cerveau,  où  nul  n'avait 
jamais  songé  à  chercher  des  régions  différentes  pour  les  diverses  facultés  de 
l'ame,  on  comprendra  quel  travail  Gall  a  dû  faire  pour  en  arriver  là.  Il  était 
servi  dans  ses  recherches  par  de  puissans  instincts  qui  lui  révélaient  aisément 
les  habitudes  morales  d'un  être  d'après  l'ensemble  de  ses  caractères  extérieurs. 
JUais  le  tort  de  ces  hommes  à  invention  est  précisément  d'ériger  en  système  ce 
qui  n'est  chez  eux  que  la  suite  de  facultés  naturelles.  Gall  tomba  comme  les  au- 
tres dans  cette  erreur.  Dès  le  commencement,  il  voulut  donner  ses  observations 
pour  bases  à  une  nouvelle  doctrine,  et  toujours  ces  bases  arbitraires  fléchis- 
saient devant  des  faits  imprévus.  De  là  des  hésitations,  des  tâtonnemens  sans 
fin  :  ses  pas  en  avant  n'étaient  pour  la  plupart  du  temps  que  des  pas  en  arrière 
ou  à  côté;  il  avançait,  et  retirait  aussitôt  le  pied  de  ces  terrains  trompeurs;  il 
quittait  la  roule,  y  revenait  de  nouveau  pour  la  quitter  encore,  et  au  milieu  de 
toutes  ces  fluctuations  morales,  il  se  croyait  comme  ensorcelé  par  le  génie  de 
la  nature  dont  il  tentait  les  mystères.  Ce  ne  fut  qu'après  avoir  acquis  une 
masse  de  faits  au  hasard,  qu'il  lui  fut  possible  d'aller  avec  quelque  certitude 
au -devant  de  faits  nouveaux,  et  de  les  ranger  dans  un  ordre  toujours  provisoire, 
que  troublait  souvent  la  moiudre  circonstance  oubliée  par  ses  calculs.  Ces 
luttes  du  savant  avec  la  nature,  de  l'inventeur  avec  les  obstacles  qui  embar- 
rassent sa  découverte,  inspirent  moins  d'intérêt  à  la  foule  que  les  batailles  de 
Napoléon  avec  le  inonde  :  elles  n'en  sont  pour  cela  ni  moins  grandes  peut-être  ni 
moins  profitables  à  l'humanité.  Chaque  doute  résolu  était  pour  Gall  une  cam- 
pagne d'Egypte,  chaque  objection  réfutée  valait  Austerlitz.  Il  s'avançait  delà 
sorte  pas  à  pas  sur  le  champ  de  bataille  de  la  science,  gagnant  du  terrain, 
en  perdant  quelquefois,  mais  réparant  ses  défaites  par  une  force  de  volonté 
irrésistible.  Et  puis  le  but  de  sa  conquête  était  sublime,  c'était  la  connais- 
sance de  l'homme. 

N'espérant  rien  des  livres;  ne  trouvant  dans  les  professeurs  de  l'école  que 
des  contradicteurs  de  ses  idées,  Gall  persista  à  ne  tenir  aucun  compte  des 
opinions  de  son  temps.  L'anatomie  elle-même  ne  lui  avait  rien  appris.  Il  avait 
beau  interroger  le  cerveau,  le  scalpel  en  main  :  il  ne  pouvait  en  tirer  aucune 
révélation  sur  le  mécanisme  de  nos  idées.  Le  cerveau  sous  le  crâne  ressem- 
blait, pour  lui,  à  ces  momies  égyptiennes  qui,  sous  leur  enveloppe  de  bois  de 
cèdre,  gardent  depuis  plus  de  deux  mille  ans  le  secret  de  la  tombe.  Gall 
comprit  qu'il  fallait  surprendre  la  nature  par  d'autres  voies  détournées;  il 
inventa  des  moyens  d'étude  qui  lui  étaient  propres.  Un  homme  avait-il  acquis 


REVUE   DE   PARIS.  43 

de  la  célébrité  par  une  puissance  d'organisation  quelconque,  Gall  faisait 
mouler  en  plâtre  la  tête  de  cet  homme,  et  l'emportait  dans  son  cabinet.  Ce 
même  individu  venait-il  à  mourir,  Gall,  qui  avait  reconnu  que  la  chevelure 
était  un  obstacle  pour  bien  juger  de  la  conformation  de  la  tête,  ne  négligeait 
rien  afin  d'obtenir  son  crâne.  Le  zèle  de  la  science  le  dévorait  et  lui  conseil- 
lait tous  les  sacrifices  imaginables  pour  grossir  sa  collection.  Les  médecins 
avaient  l'attention  de  lui  envoyer  le  crâne  des  fous  et  des  criminels  fameux. 
Gall  recevait  tout  cela  avec  reconnaissance.  Les  fous  et  les  scélérats  sont  la 
proie  de  la  science.  C'est  sur  eux  qu'elle  travaille  avec  le  plus  de  succès  pour 
découvrir  dans  les  écarts  de  la  nature  le  secret  de  ses  lois  immuables.  La 
prédilection  de  Gall  pour  les  assassins,  les  idiots,  les  aliénés,  ressemblait  à 
celle  du  grand  Geoffroy  Saint-Hilaire  pour  les  monstres.  Il  leur  donnait  le 
premier  rang  sur  les  planches  de  sa  bibliothèque.  Il  examinait  la  tête  de  ces 
aliénés  en  comparaison  avec  la  nature  de  leur  folie,  et  celle  des  condamnés  à 
mort  avec  la  nature  de  leur  crime.  C'est  avec  de  tels  élémens  qu'il  composait 
dans  son  esprit  l'histoire,  d'autres  disent  le  roman  de  la  physiologie  de 
l'homme.  Une  telle  étude  était  semée  d'âpres  broussailles  qui  l'arrêtaient 
souvent  des  mois  entiers.  Figurons-nous  ce  jeune  savant  enfermé  dans  son 
cabinet  et  tout  possédé  par  ce  démon  de  la  découverte  qui  le  pousse  sans 
relâche  vers  l'inconnu.  Sa  table  est  chargée  de  crânes  humains  et  de  figures 
en  plâtre  sur  lesquels  la  lumière  accentue  tristement  des  proéminences  va- 
riées. Gall  est  attentif  à  ces  accidens  légers;  il  se  promène  tête  basse  autour 
de  cette  table  recouverte  d'un  tapis  vert;  il  s'arrête  et  compare  l'une  à  l'autre 
avec  une  attention  pleine  d'anxiété  les  pièces  de  sa  collection.  Voici  plus  de 
six  semaines  qu'il  cherche  un  rapport  de  conformation  entre  toutes  ces  têtes 
réunies  dans  sa  pensée  par  les  liens  d'une  faculté  commune.  Il  a  essayé  à  des 
momens  différens,  dans  des  dispositions  d'esprit  différentes,  et  toujours  il  n'a 
rencontré  que  le  doute.  Le  voilà  qui  recommence  à  faire  passer  entre  ses 
mains  ces  crânes  et  ces  plâtres  rebelles  à  tout  aveu;  il  les  place  sous  des  jours 
favorables,  il  élimine  les  caractères  reconnus  pour  faux  et  renonce  à  ses  sup- 
positions de  la  veille.  Confrontant  ces  pièces  les  unes  aux  autres ,  il  se  dit  à 
demi-voix  :  «  Ce  n'est  point  ceci;  ce  n'est  point  cela;  ce  n'est  pas  ceci  encore.  » 
Mais  à  mesure  qu'il  écarte  ces  nuages,  la  lumière  commence  à  poindre.  Tout 
à  coup  l'œil  du  savant  s'illumine,  son  front  s'inspire,  et  sa  bouche  entr'ou- 
verte  s'écrie  :  J'ai  trouvé  ! 

Gall  n'attendait  pas  toujours  la  science  à  l'ombre  de  son  cabinet;  il  allait 
la  trouver  dans  ces  asiles  mystérieux  où  elle  cache  ses  secrets  sous  les  infir- 
mités de  notre  nature,  les  hospices,  les  prisons,  les  salles  de  justice.  Cet 
homme  était  d'une  curiosité  indomptable;  on  le  rencontrait  dans  tous  les 
grands  établissemens  d'éducation ,  dans  les  maisons  d'orphelins  et  d'enfans 
trouvés,  dans  les  promenades  et  les  spectacles;  ses  regards  se  portaient  tou- 
jours à  la  forme  du  crâne,  que  Dante  nomme  dans  son  langage  extraordi- 
naire le  couvercle  de  l'homme,  il  coperchio.  Les  jours  d'exécution,  un  indi- 


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vidu  se  glissait- il  parmi  la  foule  sur  la  place,  jusqu'au  bas  de  l'échafaud, 
c'était  Gall  qui  venait  examiner  la  tète  du  condamné  à  mort.  Un  homme 
s'était-il  suicidé,  Gall  se  transportait  aussitôt  sur  les  lieux  et  cherchait 
sur  le  crâne  du  cadavre  quelque  trace  visible  de  ses  peuclians  désespérés. 
Les  imbéciles ,  les  hydrocéphales  étaient  les  objets  de  ses  plus  chères 
études.  Il  aimait  à  rapprocher  l'organisation  des  hommes  à  grands  talens 
de  l'organisation  des  hommes  bornés  et  à  faire  jaillir  la  lumière  de  ces 
contrastes  irritans.  Les  ±aits  recueillis  par  lui  devenaient  chaque  jour  plus 
nombreux  et  fournissaient  une  ample  matière  à  ses  réflexions.  Son  état  de 
médecin  le  servit  beaucoup  pour  descendre  dans  le  cœur  de  l'homme  et  y 
surprendre  les  senti  mens  les  plus  cachés.  Un  médecin  est  un  confesseur  qui 
reçoit  l'aveu  des  faiblesses  de  notre  nature.  Son  ministère  est  comme  le  sa- 
cerdoce de  la  science.  Fort  de  nos  infirmités,  il  obtient  des  plus  incrédules,  à 
certains  momens,  une  confiance  sans  bornes.  Le  médecin  suit  l'homme  depuis 
le  berceau,  il  le  voit  à  nu  dans  toute  sa  vie  :  qui  a  jamais  songé  à  se  draper 
devant  son  médecin  ?  Il  le  voit  surtout  luttant  contre  la  mort.  C'est  autour  du 
lit  funèbre  que  Gall,  à  demi  penché  sur  l'éternité,  aimait  à  chercher  dans  les 
traits  convulsifs  et  dans  les  dernières  paroles  des  mourans  quelques  analogies 
entre  leur  caractère  et  la  conformation  mystérieuse  de  leur  tète.  Gall  avait 
encore  recours  à  d'autres  moyens  pour  faire  parler  la  nature;  il  conviait 
chez  lui  des  hommes  de  la  dernière  classe,  des  cochers  de  fiacres,  des  com- 
missionnaires ,  des  portefaix,  des  charretiers.  Une  fois  à  table,  il  n'avait  point 
de  peine  à  gagner  leur  confiance  en  leur  donnant  de  l'argent  et  eu  leur  fai- 
sant distribuer  du  vin  et  de  la  bière.  Ces  hommes  buvaient  avec  entraîne- 
ment; quand  Gall  les  jugeait  suffisamment  disposés  à  la  franchise,  il  lèse;, -ju- 
geait à  lui  dire  tout  ce  qu'ils  savaient  réciproquement  des  qualités  ou  des 
défauts  de  chacun  d'eux.  Les  anciens  faisaient  sortir  la  vérité  du  fond  d'un 
puits;  peut-être  eût-il  été  plus  juste  de  la  faire  sortir  d'un  verre  de  vin.  Ces 
hommes  du  peuple,  échauffés  par  la  boison,  commençaient  à  s'accuser  les 
uns  les  autres  avec  une  bonne  foi  sans  réserve.  Gall  recueillait  toutes  ces  ré- 
vélations en  silence;  il  recherchait  ensuite  sur  la  tète  de  chacun  d'eux  quelque 
signe  organique  eu  rapport  avec  les  penchans  qui  lui  étaient  indiqués.  11  re- 
nouvelait son  expérience  plusieurs  fois  sur  les  mêmes  individus,  afin  de  se 
convaincre  qu'il  ne  cédait  pas  à  des  conjectures  précipitées;  il  faisait  ensuite 
la  contre-épreuve  sur  des  hommes  d'un  naturel  contraire,  et  lorsque  ces  di- 
serses expériences  confirmaient  ses  premiers  indices,  il  dessinait  au  crayon  , 
sur  un  crâne  destiné  à  cet  usage,  le  siège  de  la  faculté  ou  de  l'instinct  qu'il 
croyait  avoir  découvert.  D'autres  fois  il  confrontait  les  statues  et  les  hustes 
antiques  aux  récits  de  l'histoire  et  cherchait  à  saisir  une  analogie  entre  les 
actions  des  hommes  célèbres  et  la  structure  de  leur  tête.  Le  résultat  de  toutes 
ces  recherches  fut  d'amener  Gall  à  croire  que  chaque  fonction  principale  de 
lame  s'exerçait  sur  un  point  limité  du  cerveau. 
La  difficulté  ne  consistait  plus  qu'à  s'orienter  sur  ce  terrain  vague.  L'.<  xpt- 


REVUE  DE  PARIS.  45 

rieuce  étant  le  seul  Jil  conducteur  qui  pût  diriger  ses  doutes,  Gall  continua 
dès-lors  à  suivre  le  chemin  qu'elle  lui  traçait.  11  rencontre,  un  jour,  un  men- 
diant jeune  et  de  bonne  mine  qui  fixe  son  attention  par  des  manières  distin- 
guées :  notre  docteur  demande,  selon  sa  coutume,  à  mouler  la  tète  du  men- 
diant. Il  remarque  sur  le  plâtre,  avec  étonnement,  une  proéminence  saillante 
qu'il  n'avait  encore  remarquée  sur  aucune  autre  tète.  Alors  Gall  de  ques- 
tionner ce  jeune  Iiomme  et  de  l'engager  à  dire  lui-même  son  histoire,  son 
caractère,  les  motifs  de  sa  misère  :  le  mendiant  lui  avoue  que  la  fierté  seule 
l'a  réduit  à  cet  état  humiliant  et  que  dans  son  orgueil  extraordinaire  il  aimait 
encore  mieux  demander  l'aumône  que  de  travailler.  Gall,  éveillé  par  cette 
confidence,  examine  alors  la  tète  de  tous  les  hommes  superbes;  il  y  retrouve 
constamment  cette  même  élévation,  et  voilà  le  siège  de  l'orgueil  trouvé. 

Ayant  reconnu  que  certains  hommes  étaient  naturellement  pieux,  tandis 
que  d'autres  naissent  pour  ainsi  dire  athées  ,  Gall  soupçonnait  sur  la  tète  de 
l'homme  un  organe  de  la  religion.  Désireux  d'en  découvrir  la  place  sur  le 
crâne,  il  visitait  les  églises  avec  inquiétude  et  s'attachait  surtout  à  observer 
les  tètes  de  ceux  qui  priaient  avec  plus  de  ferveur.  D'abord  il  crut  reconnaître 
que  les  hommes  religieux  étaient  généralement  chauves.  Mais  n'ayant  su 
trouver  aucun  rapport  entre  la  calvitie  et  le  sentiment  de  l'amour  de  Dieu, 
il  rejeta  ce  caractère  comme  chimérique.  Il  finit  par  mouler  la  tête  des  indi- 
vidus qui  étaient  renommés  dans  le  monde  par  leur  sainteté,  et,  après  de  nom- 
breux essais  douteux ,  il  crut  découvrir  l'objet  de  ses  recherches.  Ce  nouvel 
organe  se  rencontra  depuis ,  à  la  connaissance  de  Gall ,  sur  le  crâne  d'un 
libertin  dévot  qui  payait  les  femmes  publiques  en  leur  donnant  des  livres  de 
prières.  Notre  docteur,  s'étant  procuré,  vers  le  même  temps,  le  dessin  de  la 
tête  de  M.  Lamennais,  y  trouva  cette  élévation  à  un  degré  imposant.  M.  La- 
mennais venait  d'écrire  alors  son  Essai  sur  V indifférence  en  matière  de 
Religion.  Il  est  difficile,  en  effet,  de  voir  le  rigide  sommet  de  cette  tête  toute 
en  hauteur  sans  songer  à  ces  montagnes  saintes  où  la  Bible  nous  raconte  que 
Dieu  descendait  pour  se  communiquer  aux  hommes. 

Gall  était  encore  à  l'Université,  que  déjà  son  goût  pour  l'histoire  naturelle 
l'entraînait  au  fond  des  bois  à  tendre  des  filets  et  à  découvrir  les  arbres  où 
les  oiseaux  venaient  de  construire  leur  nid.  La  connaissance  qu'il  avait  des 
mœurs  de  chaque  volatile  le  servait  très  heureusement  dans  ses  recherches. 
Mais  quand  au  bout  de  huit  ou  quinze  jours  il  revenait  pour  relever  ses  filets 
ou  pour  s'emparer  des  nids  désirés,  il  ne  savait  plus  reconnaître  ni  l'arbre 
qu'il  avait  marqué  ni  les  filets  qu'il  avait  tendus.  Ceci  le  forçait  d'amener  avec 
lui  dans  ses  courses  un  camarade  qui,  sans  ie  moindre  effort  d'attention, 
allait  droit  à  la  place  où  étaient  les  filets,  à  l'arbre  où  était  le  nid  de  l'oiseau. 
Comme  ce  jeune  homme  n'avait  que  destalens  très  médiocres,  Gall  s'étonna 
de  son  instinct  et  lui  demanda  comment  il  faisait  pour  s'orienter  si  sûrement. 
—  L'autre  répondit  à  cette  question ,  en  demandant  à  son  tour  comment  Gall 
s'y  prenait  pour  s'égarer  partout.  —  Notre  inventeur  près  entit  dès-lors  un 


46  REVUE   DE    PARTS. 

sens  particulier  chez  l'homme  pour  se  diriger  dans  l'espace.  Espérant  acquérir 
un  jour  plus  de  lumière  sur  cette  donnée  provisoire,  il  moula  toujours  la  tête 
de  son  guide.  Dix  ans  plus  tard,  Gall  est  appelé  en  qualité  de  médecin  chez 
une  jeune  malade  qui  s'était  laissé  enlever  de  la  maison  de  son  père,  par  un 
officier.  Le  docteur,  croyant  reconnaître  que  le  chagrin,  la  honte  et  le  remords 
de  cette  fille  entraient  pour  quelque  chose  dans  le  secret  de  sa  maladie,  l'in- 
terroge doucement  sur  les  motifs  d'une  telle  fuite  scandaleuse.  Elle  lui  con- 
fesse alors  qu'elle  a  moins  cédé  en  quittant  sa  famille  à  un  sentiment  d'amour 
qu'à  une  irrésistible  envie  de  voyager.  Cette  pauvre  créature,  vertueuse  encore 
dans  son  déshonneur,  montre  en  même  temps  au  médecin ,  avec  sanglots , 
deux  fortes  bosses  qu'elle  avait  sur  le  front  et  qu'elle  prenait  pour  des  signes 
de  la  colère  céleste.  Gall  examine  ces  proéminences,  les  rapproche  de  celles 
de  son  guide,  et  reconnaît  en  elles,  non  des  marques  de  la  vengeance  divine, 
mais  Yorgane  des  localités. 

Chaque  organe  trouvé  était  pour  Gall  un  pays  nouveau  découvert  dans  le 
monde  de  l'aine.  Il  espérait,  avec  le  temps,  s'emparer  ainsi  de  toute  la  tête 
de  l'homme  avec  ses  facultés.  A  mesure  qu'il  faisait  des  pas  dans  cette  voie 
empirique,  Gall  éprouvait  en  même  temps  le  besoin  de  retourner  à  l'étude 
du  cerveau.  Ses  travaux  anatomiques  furent  dirigés  par  cette  lumière  inté- 
rieure qui  avait  déjà  éclairé  ses  recherches  dans  la  route  de  l'observation.  Les 
inventeurs  devinent  encore  plus  qu'ils  n'apprennent.  Dans  les  sciences  on  voit 
par  ce  que  l'on  a  pensé  :  le  jugement  subordonne  les  yeux.  C'est  ainsi  que 
Gall  hasarda  sur  les  fonctions  du  cerveau,  revu  et  commenté  par  lui-même, 
à  l'aide  d'une  nouvelle  méthode  anatomique ,  plusieurs  grandes  idées.  En 
revanche ,  il  se  fourvoya  souvent.  Mais ,  quoi  qu'il  en  soit  de  la  valeur  de  son 
système ,  nous  n'en  devons  pas  moins  tenir  compte  au  docteur  Gall  de  ses 
héroïques  efforts  pour  faire  arriver  l'anatomie  aux  plus  hautes  régions  de 
l'intelligence.  Le  premier  il  osa  porter  le  scalpel  dans  ces  saintes  facultés  de 
l'ame,  regardées  jusque-là  comme  indépendantes  de  toute  condition  maté- 
rielle. Ses  travaux  en  anatomie  comparée  n'embrassèrent  pas  une  sphère 
moins  vaste.  Gall  enseigna  le  premier  que  le  cerveau  de  l'homme  avait  été 
posé  comme  couronnement  à  la  création. 

Après  ce  que  nous  venons  de  dire,  la  pbrénologie  était  trouvée.  Les  con- 
férences que  Gall  avait  avec  ses  amis ,  sur  ces  matières  neuves  et  originales, 
s'élevèrent  peu  à  peu  à  la  dignité  de  leçons  publiques.  Notre  jeune  professeur 
ouvrit  un  cours  à  Vienne  en  1796.  Les  premières  fois  que  Gall  approcha  ses 
idées  du  jugement  de  ses  auditeurs  décidèrent  la  destinée  de  toute  sa  vie.  Il 
parla,  pièces  en  main,  des  fonctions  merveilleuses  du  cerveau  comme  centre 
de  toutes  les  manifestations  intellectuelles  et  morales  de  l'homme.  Mêlant 
d'ailleurs  à  l'anatomie  beaucoup  de  connaissances  étrangères,  le  docteur  an- 
nonça la  possibilité  de  reconnaître,  par  les  signes  de  la  tête,  plusieurs  dis- 
positions de  l'ame.  A  l'appui  de  cette  croyance  il  cita  ses  observations  per- 
sonnelles, fit  passer  sous  les  yeux  de  ses  auditeurs  des  crânes  où  la  position 


REVUE   DE   PARIS.  47 

de  quelques  facultés  de  Fesprit  était  marquée  à  l'encre  noire,  et  promit  de 
découvrir  plus  tard  les  autres  régions  douteuses  dont  la  frontière  n'était  pas 
encore  indiquée.  Toutes  ces  nouveautés  furent  accueillies  avec  enthousiasme. 
G.  Spurzheim  ,  étudiant  très  distingué,  manifesta  particulièrement  le  désir 
de  s'associer  à  la  pensée  et  aux  recherches  du  maître.  Ce  cours  commença 
entre  ces  deux  hommes  une  confraternité  d'intelligence  et  de  travaux  qui 
dura  plusieurs  années.  Entre  Gall  et  Spurzheim  il  y  a  toute  la  distance  du 
génie  au  talent;  mais  l'un  et  l'autre  rendirent  des  services  éminens  à  la  science 
par  la  patience  de  leurs  recherches,  leur  foi  inéhranlahle  et  la  tournure  très 
différente  de  leur  esprit.  Gall,  intelligence  plus  vaste,  coup  d'œil  plus  prompt, 
instinct  plus  révélateur;  Spurzheim,  jugement  sain,  nature  douce  et  appliquée, 
modestie  calme  et  silencieuse.  Plus  méthodiste  que  son  maître,  Spurzheim 
attacha  son  nom  à  la  dernière  classification  des  organes  de  la  tète.  11  est  dif- 
ficile de  ne  pas  voir  dans  ces  deux  navigateurs,  dont  l'un  découvre  et  dont 
l'autre  haptise,  le  Christophe  Colomb  et  l'Améric  Vespuce  du  nouveau  monde 
physiologique. 

Le  premier  jour  de  l'an  1805,  Gall,  qui  professait  à  Vienne,  reçut  de  son 
père  une  lettre  contenant  ces  mots  :  «  Il  est  tard  et  la  nuit  pourrait  n'être  pas 
loin,  te  reverrai-je  encore  ?  »  — Le  vieillard  demeurait  toujours  à  Tiefenbrunn, 
petit  village  du  grand-duché  de  Bade.  Il  ne  fallait  rien  moins  que  cette  voix 
pour  arracher  notre  savant  à  ses  chers  travaux ,  à  la  phrénologie,  cette  fille 
bien-aimée  de  son  intelligence.  Cependant  il  y  avait  vingt-cinq  ans  que  Gall 
n'avait  vu  son  père,  ses  montagnes ,  le  vieux  toit  où  il  était  né  :  le  cœur  de 
l'enfant  prodigue  avait  besoin  de  respirer  ce  bon  air  de  la  famille  et  du  vil- 
lage qui  vaut  encore  mieux  que  l'air  de  la  science.  Le  docteur  se  décida  à 
partir;  mais,  économe  du  temps  qui  lui  était  mesuré  à  l'aune  étroite  de  la 
vie,  il  voulut  tourner  ce  déplacement  au  profit  des  conquêtes  de  son  idée. 
Gall  emporta  donc  avec  lui  sa  collection  de  crânes  et  de  tètes  moulées  en 
plâtre  afin  de  les  présenter  comme  des  preuves  sensibles  à  l'examen  de  ses 
auditeurs.  Spurzheim  le  suivit.  Ce  voyage  commença  ,  pour  nos  deux  jeunes 
missionnaires ,  une  vie  aventureuse  et  nomade  qui  ne  s'arrêta  guère  qu'à 
l'extrême  vieillesse. 

Leur  excursion  à  travers  l'Allemagne  souleva  de  toute  part  une  immense 
curiosité.  Les  rois,  les  savans,  les  artistes,  accouraient  au-devant  des  deux 
révélateurs;  les  gens  du  inonde  ne  voyaient  et  ne  voient  encore  dans  la  phré- 
nologie qu'une  bonne  aventure  par  les  bosses  de  la  tète.  Ils  ignorent  que, 
dans  les  idées  de  Gall,  le  toucher  du  crâne  n'était  qu'un  accessoire  de  sa 
doctrine;  mais  l'intérêt  qui  s'attache  à  la  pénétration  de  l'inconnu  est  celui 
qui  détermine  toujours  le  plus  d' entraînement.  Mesmer,  Cagliostro,  Lavater, 
avaient  mis  tout  dernièrement,  avant  Gall,  le  monde  civilisé  en  émoi;  c'est 
que  ces  trois  hommes,  dont  l'un  n'était  qu'un  intrigant  de  génie,  représentait 
à  eux  seuls  ce  qui  manquait  précisément  au  x\uil  siècle,  le  sentiment  <.iu 
merveilleux.  Gall  continuait  ces  devanciers  célèbres,  mais  par  d'autres  voies: 


48  REVUE   DE   PARIS. 

les  efforts  de  ce  dernier  pour  s'emparer  des  secrets  de  la  nature  étaient  du 
moins  dirigés  par  un  esprit  droit  et  mathématique.  Mais  les  sciences  les  plus 
positives  ouvrent  toujours  aux  esprits  inquiets  de  sourdes  échappées  vers  le 
mystère;  la  chimie  n'avait  pas  plutôt  renoncé  à  la  pierre  philosophale,  qu'elle 
cherchait  le  moyen  de  faire  le  diamant  à  la  place  de  l'or.  Cette  curiosité  est 
dans  la  nature.  Gall  et  Spurzheim  ont  marqué  sur  la  tête  de  l'homme  le 
siège  de  l'organe  de  la  merueillo.sité;  c'est  à  cet  organe  que  répondent  le  ma- 
gnétisme et  la  phrénologie.  Les  phrénologues  et  les  magnétiseurs  continuent 
les  sciences  occultes  du  moyen-âge,  non  qu'ils  rapportent  avec  Pnraeelse  ou 
Jérôme  Cardan  les  effets  visibles  de  la  nature  à  des  causes  surnaturelles, 
mais  parce  qu'ils  cherchent  comme  eux  à  soulever  le  voile  obscur  sous  lequel 
l'auteur  de  la  création  a  caché  les  lois  de  son  œuvre;  c'est  par  ce  côté-là  que 
la  science  de  Gall  fut  regardée  long-temps  comme  magique. 

Ce  qui  étonna  dans  le  fondateur  de  la  phrénologie,  ce  fut  moins  encore  la 
nouveauté  de  son  système  que  la  clairvoyance  électrique  avec  laquelle  Gall 
devinait  tout  de  suite  le  caractère  des  individus  dont  il  touchait  la  tête.  Toute 
l'Allemagne  retentit  alors  d'une  visite  que  fit  le  docteur  Gall  dans  les  prisons 
de  Berlin.  Notre  savant  parcourut  ces  établissemens,  accompagné  d'un  grand 
nombre  de  partisans  et  de  détracteurs.  Il  rencontra  dans  les  salles  de  travail 
deux  cents  détenus  qu'on  lui  laissa  examiner,  sans  lui  rien  dire  de  la  nature 
de  leurs  fautes.  Gall  leur  trouva  à  un  degré  considérable  l'organe  du  vol. 
On  répondra  à  cela  qu'il  ne  faut  pas  être  sorcier  pour  deviner  des  voleurs 
dans  une  prison;  mais  notre  philosophe  détermina  en  outre,  ce  qui  est  plus 
difficile,  les  motifs  qui  les  avaient  poussés  à  commettre  ces  vols.  Il  y  avait 
aussi  d'autres  détenus  arrêtés  pour  d'autres  causes;  il  les  distingua  aussitôt. 
«  Vous  ne  devriez  pas  être  ici,  »  témoigna  Gall  en  s'adressant  à  une  hon- 
nête femme  qu'on  avait  confondue  par  mégarde  ou  avec  intention  parmi  les 
voleuses.  Ayant  manié  la  tête  d'un  jeune  homme  nommé  Kunow,  le  docteur 
s'écria  avec  émotion  :  «  Le  malheureux  !  c'est  sa  nuque  qui  l'a  perdu  !  »  Ku- 
now avait  été  condamné  pour  débauche  infâme.  Gall  donna  beaucoup  d'au- 
tres signes  d'une  lucidité  presque  effrayante  qui  intimidait  les  défauts  cachés 
jusque  dans  l'antre  le  plus  ténébreux  du  cœur  humain.  Une  jeune  Alle- 
mande d'une  bonne  famille  et  d'une  figure  agréable,  se  trouvant  ce  soir-là 
dans  une  société  où  Gall  continuait  ses  expériences,  refusa  de  soumettre  sa 
tête  au  toucher  du  docteur.  Cette  répugnance  étonna,  car  tout  le  monde  au 
contraire  montrait  le  plus  vif  empressement  à  défier  les  lumières  du  savant. 
Quoique  cette  jeune  personne  eût  été  parfaitement  élevée,  Gall  soupçonna 
chez  elle  quelque  défaut  occulte.  Ayant  réussi  à  se  procurer  sur  elle  par  fraude 
l'empreinte  de  certains  contours  cérébraux  qu'une  abondante  chevelure  cou- 
vrait, comme  à  dessein,  de  son  voile  complaisant,  le  docteur  prononça  sans 
crainte  que  la  place  d'une  pareille  tète  était  dans  l'établissement  qu'il  venait 
de  visiter.  On  se  récria  beaucoup  contre  ce  jugement  extraordinaire.  Deux 
ans  plus  tard,  le  hasard  fit  découvrir  dans  cette  jeune  fille  riche  et  charmante 


REVUE    HE   PAIUS.  49 

un  affreux  penchant  au  vol,  que  ni  la  sévérité  de  son  père,  ni  la  honte  atta- 
chée à  ce  vice  dégradant ,  ni  un  séjour  réitéré  de  plusieurs  mois  dans  une 
maison  de  santé,  convertie  pour  elle  en  maison  de  correction,  ne  purent  ja- 
mais dompter  entièrement.  Gall,  dans  ses  voyages,  emportait  avec  lui  comme 
un  trophée  de  la  science  le  débris  en  plâtre  de  ce  crâne  révélateur. 

Le  docteur  passait  à  Torgau  avec  quelques  disciples.  Un  aveugle  se  ren- 
contra sur  la  route.  Le  maître  s'arrêta,  et  communiqua  tout  bas  à  ceux  qui 
l'accompagnaient  son  jugement  sur  cet  inconnu.  Contre  l'ordinaire,  un  sou- 
rire d'incrédulité  gagna  toute  la  bande.  Gall  prétendait  avoir  découvert  dans 
cet  aveugle  l'organe  de  la  mémoire  des  lieux,  le  sentiment  de  l'espace  et  du 
mirage,  qui  font  les  grands  voyageurs.  On  refusait  de  croire  que  la  nature 
piit  jamais  se  permettre  une  telle  ironie.  Gall,  pour  toute  réponse,  pria  ses 
disciples  d'être  attentifs  à  la  conversation  qu'il  allait  avoir  avec  cet  homme 
— Aveugle,  quels  sont  tes  goûts?  Dis-nous  ton  occupation  favorite? — L'aveugle 
de  naissance  avoua  qu'il  n'aimait  rien  tant  au  monde  que  d'entendre  parler 
des  contrées  lointaines  et  de  voyager  par  les  yeux  des  autres.  Il  n'était  guère 
jaloux,  dans  toute  la  nature,  que  des  hirondelles;  encore  n'étaient-ce  pas  leurs 
yeux  qu'il  enviait,  mais  leurs  longues  ailes  rapides,  qui  font  mille  lieues  dans 
un  jour. 

Ces  faits  et  beaucoup  d'autres  semblables  dont  Gall  semait  son  passage  le 
faisaient  suivre  dans  toute  l'Allemagne  à  la  trace  lumineuse  de  sa  doctrine. 
Une  prompte  réaction  succéda  à  ce  premier  mouvement  d'enthousiasme.  Les 
gouvememens  du  nord  proscrivirent  la  nouvelle  science  comme  dangereuse  et 
comme  conduisant  au  matérialisme.  Mais  les  idées  de  Gall  ne  rencontrèrent 
nulle  part  tant  d'opposition  que  parmi  ses  confrères.  Ses  voyages  avaient 
éveillé  autour  du  docteur  une  admiration  excessive;  ils  éveillèrent  en  même 
temps  l'envie.  Gall  admira  la  manière  dont  ces  savans  régentaient  la  nature. 
Il  remarqua  que  les  rivalités  de  systèmes  cachaient  presque  toujours  entre 
eux  des  rivalités  d'amour-propre.  Sa  doctrine  avait,  aux  yeux  de  ces  hommes 
graves,  le  grand  tort  de  ne  pas  avoir  été  découverte  par  eux-mêmes.  La  plu- 
part la  rejetaient  sans  examen ,  par  cela  seul  que  c'était  une  étrangeté  et  qu'on 
ne  saurait  trop  se  défendre  d'innovation.  Quoique  le  docteur  Gall  eut  beau- 
coup à  souffrir  de  ce  fanatisme  du  doute,  le  pire  de  tous  les  fanatismes,  il  ne 
se  découragea  point.  L'avenir,  cette  espérance  de  tout  homme  qui  lutte,  était 
invoquée  par  notre  nouveau  Galilée  comme  une  éclatante  réparation  du  pré- 
sent. Gall  se  consolait  dans  cette  idée,  que  jusqu'ici  toutes  les  résistances  ont 
eu  tort  contre  la  vérité.  Cela  dit,  il  continuait  tranquillement  sa  route.  Le 
hardi  novateur  ne  savait  même  pas  si,  dans  l'intérêt  de  la  science,  il  ne  de- 
vait pas  se  féliciter  de  cette  persécution  :  «  Une  découverte,  se  disait-il  à  lui- 
même,  resterait  très  imparfaite  si  elle  obtenait  trop  promptement  un  succès 
sans  réserve;  c'est  l'orage  qui  fertilise  le  champ  des  idées.  » 

Cependant  quelque  chose  manquait  encore  à  la  doctrine  de  Gall,  c'était 
l'assentiment  de  la  France.  Toute  idée  nouvelle  n'arrive  à  être  côsniopolite 

TOME  XIV.      FENiUEB..  4 


50  REVUE   DE   PARIS. 

qu'à  la  condition  de  venir  se  faire  contrôler  à  Paris.  Ce  grand  centre  de  la 
civilisation  impériale  attira  Gall  et  son  système.  C'est  eu  1807  que  le  célèbre 
Allemand  vint  apporter  ses  pensées  aux  lumières  d'un  nouvel  auditoire.  Il  y 
eut  foule  pour  l'entendre;  la  curiosité  était  immense;  mais  le  docteur  Gall 
rencontra  à  Paris  les  mêmes  obstacles  qu'à  Vienne;  il  en  rencontra  un  sur- 
tout qui  dominait  tous  les  autres.  Le  fondateur  de  la  pbrénologie  arrivait  avec 
une  réputation  acquise,  avec  de  grands  travaux,  avec  des  idées  originales, 
avec  une  tournure  d'esprit  toute  française,  vive,  insinuante,  fine,  incisive, 
subtile,  avec  une  facilité  de  langage  merveilleusement  claire  et  propre  à  sé- 
duire, avec  cette  beauté  intelligente  que  Cicéron  exigeait  cbez  l'orateur,  et 
qui  le  fait  tout  d'abord  bien  venir  d'une  assemblée,  avec  les  connaissances 
variées  du  médecin  et  de  l'iiomme  du  monde  :  mais  qu'était  tout  cela  contre 
Napoléon  ?  Or,  Napoléon  se  déclara  l'ennemi  de  Gall.  Quelques-uns  ont  dit 
que  c'était  par  baine  des  rêveries  allemandes;  d'autres  ont  insinué  que  c'était 
par  jalousie.  Napoléon  jaloux  !  le  fait  serait  au  moins  curieux.  Au  point  où 
en  était  arrivé  cet  bomme,  il  ne  pouvait  plus  guère  en  vérité  se  montrer  om- 
brageux d'autre  lumière  que  de  la  science.  Qu'on  suppose  à  la  plirénologie 
le  degré  de  certitude  qui  lui  manque  eucore,  et  le  savant  investi  de  cette  puis- 
sance mystérieuse  vaudrait  bien  la  peine  d'être  jalousé  par  les  rois,  même 
par  les  rois  de  génie.  Les  fantastiques  créations  de  Merlin  et  de  Faust  ne  dé- 
passent guère  l'idéal  que  nous  pouvons  nous  faire  maintenant  d'un  docteur 
introduit  par  la  science  dans  le  secret  de  chaque  individualité.  L'exercice 
complet  de  la  pbrénologie  demanderait  d'ailleurs  pour  additionner  sûrement 
toutes  les  causes  intérieures  et  extérieures  qui  régissent  les  actions  humaines 
un  ensemble  de  vastes  facultés  capables  de  gouverner  le  monde.  Les  indi- 
vidus, avec  leurs  moyens  naturels,  leurs  passions,  leurs  instincts,  leurs  pen- 
chans,  leurs  mouvemens  aveugles ,  ne  seraient  plus  sous  les  doigts  tout  puis- 
sans  d'un  tel  homme  que  les  touches  variées  d'un  immense  clavecin  dont  il 
tirerait,  en  les  accordant  les  unes  avec  les  autres,  une  harmonie  conforme  à 
ses  volontés.  Ce  terrible  joueur  de  ressorts  occultes  serait  le  maître  de  l'uni- 
vers sans  le  paraître  et  dirigerait  les  évènemens  sans  qu'on  vit  au  juste  par 
quel  côté  il  y  mettrait  la  main.  On  conçoit  qu'on  puisse  être  envieux  de  cette 
incalculable  force,  même  quand  on  se  nomme  Napoléon ,  et  quand  ce  rêve 
exorbitant  de  la  science  n'est  encore  qu'une  chimère. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  motif,  l'empereur  combattit  le  savant,  non  de  front 
et  à  visage  découvert,  comme  il  convenait  au  maître  absolu,  mais  par  der- 
rière, à  demi  mot  et  avec  l'arme  sournoise  de  la  raillerie.  Napoléon  riait  de 
Gall;  ce  rire  était  répété  par  toute  la  ville.  Ou  s'amusa  beaucoup  dans  ce 
temps-là  de  la  sensibilité  du  docteur  Gall  faisant  passer  par  les  mains  du  doc- 
teur Spurzheim  le  crâne  de  ses  anciens  amis  sous  les  yeux  de  son  auditoire, 
en  témoignage  de  certaines  qualités  ou  de  certains  défauts  qui  leur  étaient 
particuliers.  Gall  ne  s'affligeait  pas  de  cette  lutte;  il  en  était  fier.  Il  y  avait, 
en  effet,  quelque  grandeur  à  avoir  pour  ennemi  celui  qui  était  l'enuemi  de 


REVUE   DE   PARIS.  51 

vingt  rois;  seulement  cette  résistance  placée  si  haut  lui  attira  le  mauvais  vou- 
loir de  cette  tourbe  servile  qui  mesure  son  assentiment  à  une  idée  sur  la  pro- 
tection que  le  pouvoir  lui  accorde.  Les  académies  et  les  corps  savans  gênèrent 
la  marche  de  la  nouvelle  science;  son  fondateur  se  trouva  en  butte  à  mille 
attaques;  mais  cet  homme  était  invulnérable,  car  il  croyait.  Quoique  maniant 
avec  beaucoup  d'adresse  l'arme  de  la  raillerie  et  rompu  à  la  discussion,  Gall 
ne  répondait  guère  à  ses  adversaires  moqueurs ,  et  encore  bien  rarement,  que 
par  des  raisons  sérieuses.  Encore  moins  se  donnait-il  la  peine  de  battre  en 
brèche  les  systèmes  de  ses  voisins;  sa  raison  était  qu'il  ne  tenait  pas  à  jeter 
les  fondemens  de  sa  doctrine  dans  des  ruines.  Quand  on  lui  parlait  de  la 
résistance  de  Napoléon  à  ses  idées,  il  répondait  sans  s'émouvoir  :  <  Le  génie 
le  plus  élevé  a  toujours  au-dessus  de  lui  la  vérité ,  comme  l'aigle  qui  vole 
dans  le  ciel  a  au-dessus  de  lui  la  lumière.  » 

Cette  résistance  fut  longue  et  tenace;  elle  domina  toute  la  destinée  de  Gall 
dans  la  science,  comme  celle  de  M.  Lemercier  dans  les  lettres.  En  vain  Cor- 
visart  et  Larrey  essayèrent  de  faire  revenir  l'empereur  sur  le  compte  du 
savant  :  Napoléon  se  montra  inflexible.  Ses  raisons ,  car  il  prit  la  peine  d'en 
donner,  étaient  celles  que  l'on  retrouve  dans  la  bouche  de  tous  les  détracteurs 
de  la  phrénologie.  Au  milieu  de  ce  grand  duel  moral  que  le  docteur  Gall  eut 
à  soutenir  contre  son  ennemi  anonyme,  revenait  sans  cesse  le  reproche  de  ma- 
térialisme et  de  fatalisme.  La  vérité  est  que,  comme  tous  les  hommes  qui 
voient  juste  et  loin ,  l'empereur  avait  aperçu  une  philosophie  derrière  la  dé- 
couverte du  médecin.  En  morale,  en  politique,  en  législation,  la  nouvelle 
science  entraînait  à  ses  yeux  un  monde  nouveau.  Au  fond,  l'empereur  croyait 
lui-même  à  la  destinée,  mais  il  voulait  avoir  le  monopole  de  son  étoile.  La 
limite  tracée  par  le  savant  aux  manifestations  de  l'intelligence  humaine  irri- 
tait le  génie  de  Napoléon ,  et  il  y  avait  de  l'orgueil  révolté  dans  le  fait  de  sa 
résistance.  Les  réformes  que  Gall  laissait  entrevoir  pour  l'avenir  au  bout  de 
sa  doctrine  déplaisaient  à  l'empereur;  celui-ci  entendait  que  le  monde  se 
réformât  sur  le  modèle  de  ses  idées  et  à  la  pointe  de  son  glaive.  Cet  homme, 
qui  avait  mis  la  nation  dans  un  camp  et  la  politique  dans  la  guerre,  n'aimait 
pas  les  utopistes  ni  les  novateurs.  Il  l'a  bien  montré  envers  Mme  de  Staël  et 
envers  Benjamin  Constant.  Napoléon  ne  voyait  guère  de  meilleur  oeil  un  sys- 
tème qui  fixait  à  chaque  individu  une  sphère  d'activité  particulière,  circon- 
scrite d'avance  par  la  nature.  Ce  conquérant  aimait  les  poètes,  les  philosophes 
et  les  savans,  mais  pour  en  faire  des  soldats.  Lui,  ce  magnifique  argument 
en  faveur  du  système  de  Gall,  cet  homme  né  grand,  auquel  il  avait  été  donné 
de  réaliser  au  dehors  la  royauté  qui  était  pour  ainsi  dire  dans  ses  organes , 
Napoléon  niait  justement  la  prédestination  chez  les  autres.  On  ne  saurait  du 
moins  trop  s'étonner  de  la  prodigieuse  activité  de  ce  belliqueux  qui ,  à  travers 
ses  batailles  contre  tous  les  peuples  du  Nord  et  du  Midi,  trouvait  encore  le 
temps  de  faire  ténébreusement  la  guerre  à  un  pauvre  savant ,  démonstrateur 
de  crânes.  Cette  haine  de  Gall  et  de  son  système  tint  aussi  long-temps  que 

4. 


52  REVUE  DE  PARIS. 

l'empire.  Elle  suivit  même  l'empereur  à  Sainte-Hélène.  «  J'ai  beaucoup  con- 
tribué à  perdre  Gall,  »  s'écriait  le  détrôné  dans  son  exil.  Napoléon  se  vantait: 
aucun  homme,  si  grand  qu'il  soit,  n'a  puissance  sur  une  idée.  Celle-ci  a  ses 
destins  en  elle-même,  selon  la  part  d'erreur  ou  de  vérité  qui  lui  a  été  faite. 
La  sourde  persécution  de  l'empereur  contre  le  système  de  Gall  s'est  arrêtée  à 
l'homme.  Elle  a  fait  souffrir  un  modeste  chercheur  de  vérités,  un  rêveur,  si 
l'on  veut,  un  de  ces  docteurs  inquiets  dont  l'esprit  étouffe  dans  les  anciennes 
limites  de  la  science  et  fait  tout  au  monde  pour  les  reculer.  Nous  ne  voyons 
pas  là  un  si  beau  sujet  de  se  montrer  lier,  surtout  quand  on  est  soi-même  un 
grand  homme  et  qu'on  a  eu  la  couronne  du  monde  sur  la  tête. 

Le  caractère  de  Gall  est  comme  sa  vie  tout  entière  clans  la  science  qu'il  a 
fondée.  Son  système  de  l'inlluence  de  l'organisation  sur  nos  qualités  et  nos 
défauts  l'avait  amené  à  une  grande  tolérance,  morale;  comme  il  s'était  beau- 
coup approché  par  état  des  infirmités  de  l'aine  et  du  corps,  il  en  avait  gardé 
au  fond  du  cœur  une  certaine  mélancolie  compatissante  pour  les  maux  de 
l'humanité.  Gall  avait  passé  une  grande  moitié  de  sa  vie,  dans  les  prisons  et 
dans  les  bagnes,  à  interroger  les  mystères  affligeans  de  notre  nature.  II  avait 
confessé,  en  prêtre  de  la  science,  plusieurs  condamnés  à  mort.  Il  avait  touché 
le  crâne  et  sondé  la  conscience  de  tous  les  criminels  fameux.  Il  n'y  avait  guère 
de  plaie  morale  dans  laquelle  ce  médecin  n'eût  mis  le  doigt,  de  voile  intime 
qu'il  n'eût  déchiré.  L'abîme  du  cœur  humain  n'avait  plus  pour  ce  savant  ni 
ténèbres  ni  épouvante.  Il  lui  était  arrivé  plus  d'une  fois,  en  visitant  les  pri- 
sonniers, de  s'attendrir  sur  le  sort  de  ces  natures  fatales,  de  ces  demi-hommes 
qui  n'avaient  rencontré  en  eux,  ni  autour  d'eux,  aucun  moyen  de  résistance 
au  mal.  Eh  bien!  par  une  inconséquence  inouie,  ce  doux  Gall ,  si  plein  d'in- 
dulgence et  de  bonhomie,  était  pour  le  maintien  de  la  peine  de  mort,  et  même 
von  hésite  à  dire  cela)  pour  la  peiue  de  mort  aggravée.  Il  voulait  qu'on  réta- 
blit, sans  l'appeler  tout-à-fait  par  son  nom,  la  roue  ou  le  gibet.  Que  conclure 
de  là  ?  sinon  ce  que  le  fondateur  du  nouveau  système  pénitentiaire  concluait 
lui-même  de  Napoléon  :  «  Tel  qui  à  certains  égards  devance  de  beaucoup  ses 
contemporains  se  trouve  sous  d'autres  rapports  arriéré  de  plusieurs  siècles.  » 
Il  est  rare  que,  dans  l'ordre  moral,  l'homme  marche  des  deux  pieds. 

On  a  beaucoup  parlé  des  tendances  matérialistes  de  la  phrénologie,  et  l'on 
se  demande  encore  si  Gall  avait  une  religion.  Nous  n'hésitons  pas  à  le  croire. 
Seulement  Gall  était  médecin,  et,  comme  ses  confrères,  il  penchait  à  con- 
fondre la  cause  avec  l'instrument.  Il  lui  arrivait,  par  exemple,  de  s'écrier 
dans  son  enthousiasme  d'anatomiste  :  «Dieu  et  cerveau,  rien  que  Dieu  et 
cerveau!  »  Et  lame? —  Gall  s'était  fait  un  devoir  de  n'en  parler  jamais,  et  de 
borner  ses  recherches  aux  conditions  matérielles  à  l'aide  desquelles  elle 
manifeste  ses  facultés.  A  plus  forte  raison  avait-il  soin  d'écarter  toute  discus- 
sion qui  aurait  pu  intéresser  une  forme  quelconque  de  croyance.  Comme 
savant,  son  culte  s'arrêtait  à  la  nature.  Il  ne  voyait  point  d'impiété  à  suivre 
!"  mouvement  de  la  science  vers  l'innovation  et  la  conquête  du  mystère  :  être 


REVUE  DE  PARIS.  53 

avec  le  progrès,  c'était  pour  le  docteur  Gall  être  avec  Dieu.  Notre  novateur 
se  montrait  du  reste  bien  éloigné  de  nier  l'existence  d'une  loi  suprême  de 
toutes  les  lois,  d'une  intelligence  de  toutes  les  intelligences,  d'un  ordon- 
nateur de  tous  les  ordres.  La  phrénologie  lui  semblait  au  contraire  une 
excellente  réfutation  de  l'athéisme.  Le  cerveau,  ce  merveilleux  laboratoire  de 
la  pensée ,  était  à  ses  yeux  une  preuve  manifeste  de  l'intelligence  supérieure 
qui  s'y  révélait  à  l'homme.  Gall  avait  beau  faire,  il  ne  pouvait  amoindrir  son 
jugement  au  cercle  des  observations  matérielles,  et  comme  toutes  les  grandes 
natures,  il  était  religieux  par  instinct.  Sa  reconnaissance  était  sans  bornes 
envers  ce  divin  architecte  des  choses  dont  l'anatomie  lui  avait  démontré  toute 
la  sagesse.  Gall  adorait  avec  une  vénération  profonde  la  trace  empreinte  à  la 
tète  de  l'homme  par  cette  invisible  main.  Mais  ce  qui  le  pénétrait  davantage 
du  sentiment  de  notre  faiblesse  et  de  la  grandeur  divine,  c'était  te  peu  d'étoffe 
employé  par  le  Créateur  et  transformé  dans  le  cerneau  en  instrumens  de 
puissance  si  nombreux  et  si  sublimes.  Le  sang-froid  de  l'anatomiste  ne  tenait 
pas  devant  ce  grand  spectacle;  il  ne  savait  comment  dire  son  admiration  et 
son  étonnement  à  ce  mystérieux  auteur  de  la  nature  qui  avait  su  resserrer 
toutes  les  conditions  matérielles  de  nos  connaissances  avec  leur  objet ,  le 
monde  ambiant  que  les  géographes  évaluent  à  deux  mille  lieues  de  tour,  et  le 
monde  idéal  qui  ne  se  mesure  pas,  dans  une  circonférence  de  tout  au  plus 
vingt-deux  pouces  ! 

On  n'est  pas  d'accord  sur  les  sentimens  du  docteur  Gall;  les  uns  le  repré- 
sentent comme  un  génie  égoïste  et  solitaire  n'ayant  d'affection  que  pour  son 
idée;  d'autres  prétendent,  au  contraire,  que  le  cœur  du  savant  n'était  pas  de 
glace  à  des  séductions  plus  tendres.  Nous  savons  qu'il  aima  au  moins  une  fois 
dans  sa  vie.  Cette  passion  fut  ardente  et  forte  comme  le  caractère  même  du 
docteur.  Gall  devint  amoureux  d'une  femme  du  monde  en  lui  touchant  la 
tète.  On  voit  que  chez  lui  le  phrénologiste  ne  cédait  jamais  ses  droits.  Il 
trouva  sur  cette  tête  de  si  admirables  bosses,  les  plans  du  front  si  bien  mo- 
delés ,  une  certaine  conformation  du  crâne  si  justement  en  harmonie  avec  la 
sienne,  qu'il  crut  avoir  trouvé  dans  cette  femme,  selon  le  langage  des  natu- 
lalistes,  son  analogue.  Il  se  prit  pour  elle  d'une  inclination  violente  et  con- 
centrée. La  science,  cette  autre  amante,  eut  un  instant  à  se  plaindre  des  infi- 
délités du  docteur.  Malheureusement  la  femme  que  Gall  aimait  était  mariée. 
il  paraît  qu'elle  devina  son  idéal  dans  le  docteur,  et  qu'il  y  avait  entre  eux 
sympathie;  mais,  retenue  aux  liens  du  devoir  et  de  la  société,  elle  ne  consola 
.■-on  amant  que  par  ses  plaintes.  Celui-ci  rêvait  toujours  à  cette  belle  tête  de 
femme,  siège  de  si  nombreuses  perfections  que  la  nature  semblait  avoir 
formée  exprès  pour  la  mettre  sous  les  yeux  de  la  science.  Cet  amour  orageux 
et  inutile  traversa  la  vie  de  Gall  comme  un  météore.  Cette  femme  tomba  de 
son  côté  en  langueur  et  mourut.  Le  docteur  demanda ,  pour  dernière  faveur, 
de  mouler  la  tète  de  la  morte  et  d'en  garder  l'empreinte  sur  le  plâtre.  Il  la 
garda  sans  doute  aussi  dans  son  cœur.  Cette  tête  de  femme  moulée  prit  place 


54  REVUE   DE    PARIS. 

sur  les  rayons  du  cabinet  de  Gall  parmi  les  autres  souvenirs  de  l'homme  et 
du  phrénologue.  Notre  savant  conservait  ses  affections  sous  la  forme  de 
crânes,  comme  les  anciens  peuples  d'Egypte  faisaient  de  leurs  momies  em- 
baumées. Les  voyant  tous  les  jours,  les  touchant,  les  rangeant  et  les  déran- 
geant sans  cesse  sur  ses  rayons,  il  défendait  avec  soin  ces  chers  souvenirs  de 
la  poussière  et  de  l'oubli.  Ayant  lui-même  succombé  le  22  août  1828,  après 
une  longue  maladie,  il  demanda  à  être  réuni  aux  images  en  plâtre  et  aux 
crânes  de  ceux  qu'il  avait  aimés.  On  ne  saurait  aujourd'hui  juger  la  figure  du 
savant  sur  ce  masque  uniforme  et  triste  que  nous  donne  la  mort.  La  tête  de 
Gall  était  belle  et  expressive;  on  y  lisait  un  mélange  de  finesse  et  de  bon  sens, 
de  méditation  et  de  volupté,  de  bonhomie  et  de  malice,  d'indocilité  aux 
croyances  reçues  et  presque  de  superstition  pour  les  idées  personnelles.  Ceux 
qui  ont  traité  Gall  de  visionnaire  ne  l'ont  point  vu  ou  n'ont  pas  su  le  définir; 
son  front  vaste  et  haut ,  puissamment  découvert ,  est  bien  le  front  d'un  pen- 
seur, mais  en  même  temps  celui  d'un  homme  à  observations  exactes.  Le  doc- 
teur Gall  avait ,  au  contraire ,  une  antipathie  marquée  pour  les  esprits  à 
rêveries  nébuleuses,  Spinosa ,  Malebranche ,  Locke,  Kant,  Helvétius;  fami- 
lier de  la  nature,  il  aimait  mieux  avoir  commerce  avec  elle  que  de  chercher 
les  bonnes  grâces  de  la  métaphysique  allemande.  Ceci  a  fait  dire  qu'il  a  manqué 
au  docteur  Gall  de  naître  en  France ,  non  pour  sa  gloire  ,  mais  pour  la  nôtre. 
Notre  savant  était  depuis  assez  long-temps  naturalisé  Français  par  l'intelli- 
gence et  par  des  lettres  officielles,  lorsqu'il  mourut  dans  sa  patrie  d'adop- 
tion, pauvre,  négligé,  refusé  par  l'Académie  des  sciences  à  laquelle  il  s'était 
présenté,  inquiet  de  l'avenir  de  sa  découverte  ,  abreuvé  de  jours  et  d'en- 
nuis, amer,  dégoûté  et  seul.  Le  docteur  Spurzheim  s'était  séparé  de  son 
maître  sur  quelques  difficultés  délicates.  Il  en  est  des  amitiés  scientifiques 
comme  des  amitiés  littéraires,  tous  ces  mariages  d'intelligence  finissent 
presque  toujours  par  un  divorce.  Il  en  est  des  esprits  rapprochés  par  une  même 
idée  comme  de  ces  planètes  que  l'on  voit  briller  dans  le  ciel  quelque  temps, 
l'une  à  côté  de  l'autre ,  et  qui  s'éloignent  bientôt,  emportées  qu'elles  sont  par 
le  mouvement  contraire  de  leur  cours.  Gall  éprouva  de  cette  séparation  plus 
de  tristesse  réelle  que  dans  son  orgueil  de  savant  il  ne  voulut  en  laisser 
paraître.  Il  drapa  sa  douleur  sous  le  dédain  et  le  silence.  A  peine  lui  échap- 
pait-il de  temps  en  temps,  avec  son  ancien  ami,  quelques  reproches;  il  lui 
disait  sur  un  ton  de  mélancolie  hautaine  :  «  Et  vous  aussi,  vous  m'avez  aban- 
donné! »  Mais  cette  mésintelligence  était  sans  retour,  car  elle  prenait  sa 
source  plus  haut  même  que  l'amour-propre ,  dans  une  différence  de  point  de 
vue.  Le  docteur  Gall  était  également  très  éloigné  de  partager  la  confiance 
aveugle  et  bornée  de  ses  successeurs  sur  le  sort  du  système  qu'il  avait  fondé 
avec  tant  de  peine.  Son  esprit  rencontrait  parfois  des  doutes  devant  lesquels 
il  s'arrêtait  effrayé.  Il  y  avait  des  momens  où,  dans  ce  ténébreux  voyage  et  sur 
ces  vastes  mers  de  l'inconnu ,  la  boussole  elle-même  de  son  intelligence  ne 
marquait  plus.  Tout  cela  contribua  à  entourer  d'ombres  la  fin  de  cette  vie 


REVUE  DE  PARIS.  55 

laborieuse,  et  à  aigrir  la  vieillesse  de  ce  savant,  dont  la  destinée  long-temps 
inquiète,  militante  et  insolite ,  ne  se  reposa  même  pas  dans  la  tombe.  La  mé- 
moire de  Gall  est  restée  en  effet  attacbée  à  la  pbrénologie,  qui,  toujours 
flottante  et  agitée  dans  le  vide,  n'a  pas  encore  rencontré  jusqu'ici  autour 
d'elle  ce  centre  de  certitude  et  ce  mouvement  régulier  qui  fait  en  science  les 
étoiles  fixes. 

Voilà  l'histoire  de  Gall,  comme  nous  l'ont  racontée  dans  la  petite  maison 
de  l'allée  du  Pot-au-Lait  les  livres,  quelques  anciens  amis  du  docteur,  et 
l'asile  modeste  dans  lequel  le  savant,  las  des  hommes  et  du  monde,  était  venu 
reposer  son  cœur  blessé  sur  la  nature,  au  milieu  des  amandiers  et  des  lilas. 
Les  arbustes  y  sont  encore,  mais  l'homme  n'y  est  plus  :  celui  qui  fut  Gai 
n'est  maintenant  qu'un  tombeau  au  milieu  du  cimetière  de  l'Ouest  et  une 
figure  en  plâtre  dans  le  musée  d'anatomie  du  Jardin-des-Plantes.  Le  plâtre, 
joint  aux  crânes  et  aux  autres  bustes  recueillis  par  le  savant ,  complète  avec 
celui  de  Spurzheim,  mort  à  Boston  en  1838  ,  ce  qu'on  nomme  froidement  le 
cabinet  du  docteur  Gall. 

Alphonse  Esquikos. 


POÉSIE. 


LE    VOYAGE    D'ITALIE. 


Qui  dit  un  songe  dit  folie  ; 
Notre  voyage  d'Italie 
Ne  sera  pas  pour  ce  printemps. 
Sur  le  bord  de  mon  lit  assise , 

Déjà  tu  parlais  de  Venise 

Ma  belle  voyageuse,  attends. 

Si  nous  étions  aux  mois  d'automne, 
Quand  les  bois  perdent  leur  couronne, 
Vous  auriez  raison,  tout  en  pleurs, 
De  vouloir  déployer  vos  ailes, 
Comme  les  vives  hirondelles, 
Pour  des  cieux  plus  chauds  et  meilleurs. 

Mais  le  soleil  frappe  à  la  vitre , 
Et  vient  jouer  sur  mon  pupitre 
Avec  ma  plume  et  l'encrier. 
Le  printemps  naît  et  l'hiver  cesse  : 


REVUE  DE  PARIS.  57 

Le  gai  rayon ,  qui  nous  caresse 
Plus  doucement  que  le  foyer! 

Si  nous  descendions  au  parterre, 
Peut-être  une  fleur  solitaire, 
Sous  un  glaçon  demi-fondu , 
Toute  petite  et  violette, 
Nous  montrerait  sa  jeune  tête 
Pleine  d'un  doux  parfum  perdu. 

Pourquoi,  madame  la  comtesse, 
Tant  de  pleurs  et  tant  de  tristesse?... 
Vous  voulez  courir  le  pays, 
Mais  si  vous  êtes  blanche  et  blonde, 
C'est  pour  moi  seul,  non  pour  le  monde  : 
On  peut  bien  s'aimer  à  Paris. 

Alfred  Asseline. 


BULLETIN. 


La  discussion  et  le  vote  de  la  chambre  sur  l'adresse  permettent  de  pressentir 
l'ensemble  des  dispositions  qui  l'animent.  La  chambre  se  montre  beaucoup 
plus  préoccupée  des  choses  que  des  hommes ,  et  parmi  les  objets  qui  la  tou- 
chent sérieusement,  il  faut  mettre  en  première  ligne  les  questions  extérieures. 
C'est  là  qu'elle  a  fait  porter  l'effort  de  la  discussion.  Il  est  évident  que  la 
chambre  aborde  les  travaux  de  sa  première  session,  intimement  pénétrée  des 
sentimens  et  des  vœux  du  pays  sur  les  affaires  étrangères.  Ce  qui  rend  cette 
disposition  d'autant  plus  remarquable,  c'est  la  modération  avec  laquelle  elle 
s'exprime.  La  chambre  n'impose  pas  au  gouvernement  de  système,  de  plan  à 
suivre ,  et  elle  porte  jusqu'au  scrupule  le  respect  des  attributions  du  pouvoir 
exécutif.  Seulement  elle  indique  au  pouvoir  le  but  qu'il  faut  atteindre;  elle 
lui  exprime  les  sentimens  du  pays,  elle  lui  demande  d'y  conformer  sa  con- 
duite, sans  se  prononcer,  sans  insister  sur  les  moyens  à  prendre. 

Ce  mélange  de  décision  et  de  prudence  a  été  bien  sensible  dans  les  affaires 
d'Orient  et  dans  le  parti  auquel  s'est  arrêtée  la  chambre.  Nous  croyons  qu'entre 
les  deux  plans  de  conduite  qui  ont  été  discutés  devant  elle,  ses  préférences  ne 
sont  pas  douteuses.  A  coup  sûr,  quand  on  lui  parle  des  droits  et  des  privi- 
lèges anciennement  consentis  par  la  Porte  en  faveur  de  la  France ,  des  anti- 
ques capitulations  qui  nous  autorisent  à  intervenir  en  Syrie  comme  protec- 
teurs reconnus  des  chrétiens,  ce  langage  a  ses  sympathies.  M.  de  Carné,  dont 
la  parole  dans  le  débat  sur  l'Orient  a  été  vive ,  directe ,  incisive ,  n'a  pas  laissé 
que  de  produire  une  impression  profonde  quand  il  a  montré  qu'en  Syrie 
l'action  de  la  France  n'a  eu  ni  assez  d'initiative  ni  assez  d'indépendance.  La 
chambre  préférerait  une  politique  qui  ne  fut  ni  d'origine  anglaise ,  ni  même 
d'origine  autricbienne.  Toutefois,  quand  au  nom  du  gouvernement  on  lui 
affirme  qu'il  a  été  utile  à  la  France  d'agir  avec  le  concours  actif  de  l'Angle- 
terre et  de  l'Autriche,  la  chambre  ne  repousse  pas  cette  participation  d'une 


REVUE   DE   PARIS.  59 

manière  systématique  :  elle  a  écouté  avec  une  attention  marquée  M.  Janvier 
s'attachant  à  démontrer  que  notre  diplomatie  avait  su  concilier  habilement 
l'initiative  dont  la  France  ne  doit  pas  se  dessaisir  avec  les  avantages  du  con- 
cert européeu.  M.  Janvier  a  parlé  avec  une  clarté  chaleureuse,  et  s'il  n'a  pas 
convaincu  la  chambre,  au  moins  il  l'a  intéressée. 

Entre  les  deux  systèmes  de  l'action  indépendante  et  de  l'action  combinée, 
la  chambre  a  évite  de  se  prononcer  d'une  manière  absolue;  toutefois,  la  com- 
mission a  reconnu  elle-même  l'insuffisance  de  sa  rédaction  première  ,  et  elle 
a  proposé  un  amendement  qui  rappelait  les  anciens  privilèges  et  l'influence 
de  la  France.  Cela  était  bien;  mais  dans  la  première  partie  du  paragraphe, 
une  assertion  trop  affirmative  a  provoqué  un  sous-amendement  de  M.  Berryer 
qui  a  été  adopté  comme  impliquant  une  approbation  moins  vive  des  faits 
accomplis.  L'amendement  de  la  commission  constatait  pour  les  populations 
chrétiennes  de  Syrie  le  rétablissement  d'une  administration  conforme  à 
leur  foi  et  a  leurs  vœux.  3F  Berryer  a  proposé  de  substituer  à  ces  mots  ceux- 
ci:  l'établissement  d'une  administration  plus  régulière.  La  chambre  a  ap- 
prouvé ce  que  cette  rédaction  avait  de  réservé,  de  restrictif,  et,  malgré  les 
efforts  répétés  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères ,  elle  a  adopté  le 
sous-amendement. 

Kous  n'avons  pas  compris  la  vive  résistance  que  le  gouvernement  a  cru 
devoir  faire  à  la  motion  de  M.  Berryer.  Est-ce  parce  qu'elle  venait  d'un  organe 
de  l'opposition  légitimiste?  Ici  cependant  aucun  principe  de  politique  inté- 
rieure n'était  en  cause,  et  puisque  les  expressions  proposées  par  l'honorable 
député  de  Marseille  rendaient  mieux  la  pensée  non-seulement  de  la  chambre, 
mais  même  du  cabinet,  il  eût  été  plus  habile  de  les  accepter.  M.  Vivien  avait 
rappelé  avec  un  heureux  à  propos  que,  dans  une  de  ses  dépêches,  M.  Guizot 
lui-même  avait  émis  l'idée  que  l'exclusion  de  l'émir  Beschir  et  de  sa  race 
pourrait  bien  être  contraire  aux  vœux  des  populations.  Comment  la  chambre 
pouvait-elle  donner  une  approbation  entière  à  une  solution  qui  paraissait 
suspecte  au  ministre  lui-même  ? 

Par  ce  paragraphe  ainsi  modifié,  la  chambre,  en  reconnaissant  ce  qui  a  pu 
être  fait  d'utile,  indique  au  gouvernement  ce  qui  reste  à  faire;  elle  le  laisse 
libre  sur  le  choix  des  moyens,  mais  elle  lui  montre  le  but  qu'il  doit  se  pro- 
poser. Plus  tard,  quand  de  nouveaux  évènemens  auront  mûri  la  question, 
la  chambre  pourra  se  livrer  à  un  examen  approfondi  de  la  marche  suivie  par 
le  gouvernement,  et  se  montrer  d'autant  plus  exigeante  qu'elle  aura  été  jus- 
qu'alors plus  discrète. 

La  nouvelle  chambre,  frappée  de  l'importance  des  questions  extérieures, 
apporte  une  grande  sagesse  dans  ses  manifestations.  Tant  mieux  :  cette  me- 
sure nous  répond  de  la  constance  avec  laquelle  la  chambre  suivra  la  politique 
qu'elle  aura  une  fois  adoptée.  Quel  est  l'obstacle  que  rencontre  le  plus  souvent 
le  pouvoir  parlementaire  quand  il  veut  s'occuper  de  diplomatie?  On  cherche 
à  l'épouvanter  sur  les  conséquences  de  sa  hardiesse,  on  lui  demande  s'il  veut 
prendre  sur  lui  la  responsabilité  d'une  intervention  périlleuse,  et  parfois  on 


60  REYIE    DE   PARIS. 

a  vu  des  chambres,  cédant  à  ces  tentatives  d'intimidation ,  perdre  le  courage 
de  faire  un  pas  de  plus  dans  la  voie  où  les  avait  poussées  le  sentiment  de 
l'honneur  national.  Mais  quand  une  assemblée,  dès  les  premiers  momens  de 
son  existence,  marche  à  la  fois  avec  précaution  et  fermeté,  et  qu'elle  montre 
une  égale  conscience  de  ses  devoirs  et  de  ses  droits,  son  attitude  est  bonne, 
sa  position  est  forte,  parce  qu'elle  ne  s'est  pas  exposée  elle-même  à  reculer, 
parce  qu'elle  n'a  rien  dit,  rien  fait  qu'elle  doive  rétracter,  désavouer. 

Combien  il  est  souhaitable,  pour  la  considération  et  la  force  morale  de  la 
fiance,  de  voir  de  saines  et  dignes  traditions  de  politique  extérieure  prendre 
dans  le  parlement  une  telle  autorité,  qu'il  ne  puisse  entrer  dans  la  pensée 
d'aucune  administration  de  les  méconnaître  ou  de  les  laisser  en  oubli.  C'est 
par  les  chambres  que  la  France  peut  se  montrer  à  l'Europe  ce  qu'elle  est  vé- 
ritablement, pacifique,  résolue  à  ne  rien  abandonner  de  ses  droits  et  de  son 
influence  légitime.  On  pouvait  craindre,  dans  les  premières  années  qui  ont 
suivi  1830,  que  des  paroles  empreintes  de  l'exaltation  révolutionnaire  jetas- 
sent en  Europe  de  fatals  brandons  de  discorde  et  de  guerre;  aujourd'hui  rien 
de  pareil  n'est  à  craindre.  Même  dans  les  rangs  de  l'opposition  la  plus  tran- 
chée, on  ne  parle  des  autres  peuples  et  des  autres  gouvernemens  qu'avec 
estime,  et  on  montre  le  désir  sincère  que  rien  ne  vienne  altérer  la  paix  géné- 
rale. Dans  ces  dispositions,  qui  sont  communes  à  tout  le  monde  en  Europe, 
il  n'y  a  aucun  danger  h  ce  que  les  questions  diplomatiques  reçoivent  la  pu- 
blicité de  la  tribune.  Ce  retentissement  parlementaire  a  même  ses  avantages. 
Les  peuples  connaissent  ainsi  quels  sont  réciproquement  leurs  sentimens  et 
leurs  pensées.  Cette  notoriété  est  instructive  pour  les  gouvernemens,  qui  n'en 
sont  plus  réduits  aux  conjectures  sur  les  véritables  dispositions  de  ceux  avec 
lesquels  ils  ont  à  traiter.  Loin  d'être  périlleuse,  l'intervention  parlementaire 
dans  les  questions  diplomatiques  peut  concourir  au  maintien  de  la  paix. 

Nous  eussions  désiré  trouver  cette  conviction  dans  le  cabinet,  surtout  à 
l'occasion  du  droit  de  visite  et  des  traités  de  1831  et  1833.  C'était  moins  que 
jamais  le  cas  de  craindre  une  manifestation  de  la  part  des  chambres.  On 
savait  fort  bien  que  cette  manifestation  ne  pouvait  être  que  prudente  et  me- 
surée. 

Est-ce  par  hasard  la  chambre  des  pairs  qui  eût  voulu  tout  irriter  et  tout 
compromettre  ?  On  a  vu  quelle  était  l'extrême  modération  de  l'amendement 
proposé  dans  l'assemblée  du  Luxembourg  et  des  orateurs  qui  l'ont  soutenu. 
Quel  secours  plus  utile  pouvait  recevoir  le  cabinet  pour  réussir  à  bien  per- 
suader le  gouvernement  anglais  de  la  nature  véritable  des  sentimens  de  la 
France  au  sujet  du  droit  de  visite  ?  La  France  ne  jette  pas  un  cri  de  guerre . 
elle  veut  rester  l'alliée  de  la  Grande-Bretagne,  mais  elle  demande  la  révision 
de  certains  traités  qui  la  blessent.  Le  vote  à  la  fois  mesuré  et  ferme  de  la 
chambre  des  pairs  aurait,  plus  que  toute  autre  chose,  éclairé  sur  ce  point  la 
nation  anglaise  et  son  gouvernement,  et  il  serait  venu  en  aide  au  ministère. 

Quelle  était  la  conséquence  naturelle  de  la  vive  résistance  que  le  cabinet 
avait  opposée  à  l'amendement  discuté  dans  le  sein  delà  pairie?  C'est  que,  dans 


REVUE   DE   PARIS.  Gl 

l'autre  chambre,  toute  proposition  analogue  rencontrerait  de  la  part  du  mi- 
nistère la  même  répulsion.  Mais  point  :  le  ministère  a  accepté  l'amendement 
de  la  chambre  des  députés. 

C'est  de  la  tactique,  dira-t-on.  Nous  admettons  qu'il  est  dans  le  droit  et  le 
rôle  d'un  cabinet  de  chercher  à  manœuvrer  le  plus  habilement  possihle,  à 
tourner  les  difficultés  qu'on  lui  oppose;  mais  ici  aux  dépens  de  qui  cette  ha- 
bileté, cette  tactique?  Au  détriment  de  la  considération  d'un  des  grands 
corps  de  l'état,  d'un  des  trois  pouvoirs.  Comment,  vous  déclarez  à  la  chambre 
des  pairs  qu'il  y  a  un  extrême  danger  dans  l'adoption  du  moindre  amende- 
ment au  sujet  des  traités,  et  vous  acceptez  à  l'autre  chambre,  sur  le  même 
objet,  une  phrase  plus  explicite!  Qu'est-ce  à  dire?  La  chambre  des  pairs  n'a 
donc  pas  le  droit  d'avoir  un  avis  sur  les  grandes  affaires  du  pays  ?  Au  contraire, 
dès  que  l'autre  chambre  manifeste  un  sentiment,  une  volonté,  il  n'y  a  pas 
autre  chose  à  faire  pour  les  dépositaires  de  l'autorité  royale  que  d'y  souscrire 
sur-le-champ,  même  en  dépit  de  leurs  propres  convictions.  Il  ne  s'est  peut- 
être  passé  rien  de  plus  grave  depuis  douze  ans  dans  les  rapports  des  trois  pou- 
voirs. Par  quelle  bizarrerie  un  ministère  qui  se  dit  conservateur  par  excel- 
lence a-t-il  été  conduit  à  porter  ainsi  une  aussi  sérieuse  atteinte  à  la  puissance 
morale  de  la  pairie?  Un  ministère  tiré  du  sein  de  l'opposition  n'eût  pas  osé. 
nous  le  croyons,  mettre  une  telle  différence  entre  les  deux  chambres,  et  s'il 
l'eût  fait,  quelle  immense  clameur  n'eût-il  pas  soulevée! 

Mais,  au  moins,  le  ministère,  en  faisant  un  tel  sacrifice  à  ses  propres  con- 
venances, a-t-il  réussi  à  se  fortifier  lui-même?  Tenter  de  persuader  à  la 
chambre  des  députés  de  ne  pas  accepter  le  paragraphe  de  sa  commission  a 
paru  au  cabinet  une  entreprise  insensée  qui  ne  pouvait  avoir  d'autre  dénoue- 
ment que  sa  retraite.  La  commission,  où  il  comptait  quelques  amis,  avait 
elle-même  reconnu  qu'il  était  impossible  de  ne  pas  donner  satisfaction  à  la 
chambre  par  l'insertion  d'une  phrase  qui  contint  l'expression  mesurée  de  ses 
vœux.  Le  cabinet,  par  l'organe  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  a 
donc  déclaré  qu'il  prenait  en  grande  considération  le  sentiment  public,  l'état 
des  esprits,  le  vœu  de  la  chambre;  quand  il  croira  avec  une  conviction  pro- 
fonde que  la  négociation  réclamée  par  la  chambre  peut  réussir,  il  l'ouvrira, 
mais  pas  avant. 

Ainsi  c'est  une  affaire  de  conviction  :  attendons  que  la  conviction  arrive. 
Il  est  difficile  d'espérer  que  ce  puisse  être  prochainement.  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères  a  tant  insisté  sur  l'indispensable  nécessité  dont  étaient 
pour  nous  l'alliance  et  l'amitié  de  l'Angleterre!  Comment  croire  qu'une  puis- 
sance dont  nous  avons,  de  notre  propre  aveu,  un  si  grand  besoin,  nous  fera 
volontiers  et  promptement  des  concessions  qui  la  blessent?  Nous  ne  savons 
pas  si  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  a  eu  toute  la  prudence  nécessaire 
quand  il  a  dit  :  «  Il  y  a  un  pays  où  le  nom  de  notre  roi ,  de  notre  gouverne- 
ment, n'est  prononcé  qu'avec  respect  et  presque  avec  affection...  Dans  beau- 
coup de  contrées  de  l'Europe  qui  ne  vous  sont  pas  publiquement  hostiles, 
qui  ne  vous  attaquent  pas  ouvertement,  on  ne  parle  cependant  de  vous,  on 


62  REVUE   DE  PARIS. 

ne  prononce  votre  nom,  on  ne  s'occupe  de  vos  affaires,  qu'avec  indifférence 
ou  embarras;  mais  en  Angleterre,  etc.  »  Que  pensera-t-on  dans  le  monde 
diplomatique  d'un  semblable  parallèle?  Ps'est-ce  pas  faire  trop  bon  marché 
de  nos  relations  avec  ces  autres  contrées  de  l'Europe,  avec  Berlin,  Vienne, 
même  avec  Saint-Pétersbourg?  C'est  trop  verser  d'un  côté,  c'est  trop  s'in- 
cliner devant  Londres.  Que  dirions-nous  de  plus  si  l'Angleterra  nous  accor- 
dait tout  ce  qu'elle  ne  nous  accorde  pas?  si  elle  consentait  à  la  révision  des 
traités  de  1831  et  1833,  si  elle  n'était  pas  en  concurrence  flagrante  avec  nous 
tant  eu  Espagne  qu'en  Orient  ? 

Est-ce  de  la  part  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  inadvertance  ou 
artifice  oratoire,  quand  il  déclare  n'être  le  partisan  d'aucune  alliance  intime, 
spéciale,  avec  personne,  pas  même  avec  l'Angleterre?  Cependant  si  l'Angle- 
terre est  le  seul  pays  de  l'Europe  où  l'on  ait  pour  notre  gouvernement  des 
sentimens  d'estime,  même  d'affection,  la  conséquence  naturelle  n'est-elle  pas 
qu'il  faut  nécessairement  cultiver  sou  alliance  et  même  acheter  son  amitié, 
s'il  le  faut,  par  quelques  sacrifices?  En  général,  M.  Guizot,  dont  le  talent  est 
si  puissant  dans  l'exposition  de  certaines  généralités,  ne  porte  peut-être  pas 
dans  les  difficultés  de  la  politique  étrangère,  dans  les  nuances  de  la  diplo- 
matie, la  même  supériorité.  Il  importe  infiniment  à  un  ministre  des  affaires 
étrangères  de  ne  pas  prononcer  de  ces  grosses  paroles  qu'il  est  difficile  de 
retirer,  et  qu'il  est  périlleux  de  répéter  et  de  défendre. 

Tout  en  occupant  la  tribune  avec  distinction  après  AL  Guizot,  M.  Billaut 
n'a  pas  tout-à-fait  répondu  aussi  bien  que  dans  d'autres  circonstances  à  l'at- 
tente de  la  chambre  et  aux  pensées  qui  la  préoccupaient.  Il  est  trop  entré 
dans  le  détail ,  et  ce  détail,  la  chambre  le  sait,  ou  croit  le  savoir.  D'un  autre 
côté,  l'orateur  a  trop  paru  à  l'assemblée  faire  de  cette  grande  affaire  une 
question  directement  ministérielle.  La  chambre,  nous  l'avons  dit,  se  préoc- 
cupe peu  des  hommes;  toutefois  elle  ne  veut  pas  qu'on  les  attaque  d'une  ma- 
nière trop  vive.  Quand  M.  Billaut  disait  que  la  France  peut  négocier,  mais 
qu'avec  le  ministère  les  négociations  sont  impossibles,  il  soulevait  une  ques- 
tion dont  évidemment  la  chambre  ne  voulait  pas  s'occuper.  La  chambre  son- 
geait surtout  à  exprimer  le  vœu  national  :  elle  ne  voulait  pas  entraver  l'ac- 
complissement de  ce  grand  devoir  par  aucune  considération  étrangère. 

C'est  ce  qu'a  fort  bien  compris  M.  Dupiu.  Les  vrais  orateurs,  non  pas  ceux 
qui  récitent,  mais  ceux  qui  parlent,  ont  leurs  bons  et  leurs  mauvais  jours,  et 
cette  inégalité  est  inhérente  à  la  nature  même  de  l'improvisation.  M.  Dupin 
était  cette  fois  dans  un  de  ces  momens  heureux  où  tout  succède  à  l'orateur, 
où,  pour  rendre  une  pensée  juste,  il  trouve  sur-le-champ  un  mot  spirituel,  un 
trait  piquant,  où  l'harmonieux  mélange  d'un  fond  solide  et  d'une  forme  écla- 
tante donne  au  discours  quelque  chose  d'entraînant  et  d'irrésistible.  Voulez- 
vous  faire  pénétrer  la  conviction  dans  les  rangs  d'une  grande  assemblée,  résu- 
mez une  vaste  question  dans  quelques  raisonnemens  simples  et  lumineux  : 
c'est  ce  qu'a  su  faire  avec  une  habileté  parfaite  M.  Dupin;  il  y  avait  un  der- 
nier mot  à  dire,  il  l'a  dit.  Enfin  si  à  une  logique  puissante  et  serrée  celui  qui 


REVUE  DE   PARIS.  63 

parle  mêle  l'assaisonnement  d'une  plaisanterie  heureuse,  alors  le  succès  est 
complet,  et  l'orateur  est  parvenu  à  se  rendre  maître  souverain  de  l'auditoire. 
Cette  bonne  fortune  n'a  pas  manqué  à  M.  Dupin  :  les  mots  plaisans  se  succé- 
daient dans  sa  bouche  avec  une  rapidité  croissante;  c'était  du  baut  comique 
venant  rendre  plus  pénétrans  les  conseils  du  bon  sens  et  du  patriotisme.  Pour 
M.  Dupin,  c'a  été  un  triomphe  de  bonaloi,  et  les  sympathiques  manifestations 
de  la  chambre  le  lui  ont  bien  prouvé.  Après  lui,  M.  Berryer,  qui  se  connaît 
en  éloquence,  a  renoncé  à  la  parole.  En  effet,  quand  M.  Dupin  est  descendu 
de  la  tribune,  il  n'y  avait  plus  rien  à  dire,  il  n'y  avait  qu'à  voter. 

Or  donc,  on  allait  voter,  on  allait  voter  le  paragraphe  de  la  commission 
sous  le  coup  de  l'interprétation  si  nationale  et  si  vive  que  lui  avait  donnée 
M.  Dupin,  quand  une  brusque  et  soudaine  interpellation  de  M.  Gustave  de 
Beaumont  est  venue  donner  à  cette  scène  parlementaire  une  face  nouvelle.  Ce 
jeune  député  de  la  gauche,  qui  nous  a  paru ,  dans  cette  circonstance,  agir 
sans  l'aveu  de  ses  chefs,  a  demandé  au  ministère  s'il  acceptait  le  paragraphe; 
M.  Guizot  a  répondu  en  reproduisant  textuellement  ses  paroles  de  la  veille; 
la  confusion  s'est  mise  dans  le  débat,  et  la  question  est  devenue  toute  per- 
sonnelle. En  tacticien  habile,  M.  Odilon  Barrot  a  jugé  sur-le-champ  qu'il 
devait  soutenir  et  défendre  son  jeune  lieutenant,  qui  s'était  maladroitement 
engagé,  et,  prenant  la  parole  à  sa  place,  il  s'est  mis  à  attaquer  M.  Guizot 
avec  une  vigueur  singulière.  L'allocution  était  directe,  l'apostrophe  véhé- 
mente; c'était  un  véritable  duel.  L'orateur  a  insisté  sur  les  embarras  person- 
nels à  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  sur  les  divisions  qui  partagent 
le  cabinet;  il  a  demandé  à  M.  le  maréchal  Soult  s'il  acceptait  l'anathème 
lancé  par  son  collègue  des  affaires  étrangères  contre  la  gloire  de  l'empire, 
contre  les  corruptions  de  ta  force;  enfin  il  a  déclaré  que  la  chambre  ne 
pouvait  accorder  sa  confiance  à  un  cabinet  qui  cherchait  sa  force  devant 
l'étranger  dans  les  dissentimens  qui  existent  entre  lui  et  les  chambres. 

On  le  voit,  la  question  avait  changé  d'aspect  :  le  chef  de  l'opposition  avait 
pris  à  partie  un  membre  du  cabinet,  le  ministre  des  affaires  étrangères,  et 
ce  n'est  pas  ce  dernier  qui  a  répondu.  C'est  M.  le  ministre  de  l'intérieur  qui 
a  pris  la  parole,  et  son  intervention  a  été  habile.  En  ce  moment,  M.  Duchatel 
a  été  l'homme  principal  du  cabinet;  il  s'est  porté  garant  de  la  sincérité  des 
explications  données  par  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères;  il  s'est  en- 
gagé au  nom  du  ministère,  non  pas  à  une  négociation  immédiate,  mais  à  une 
négociation  future,  quand  elle  serait  jugée  possible;  puis,  prenant  à  son  tour 
l'offensive  avec  adresse,  il  a  invité  l'opposition,  si  elle  n'était  pas  satisfaite, 
à  proposer  un  amendement  qui  impliquât  la  défiance.  C'est  alors  que  M.  Gus- 
tave de  Beaumont  a  pu  comprendre  l'énorme  faute  qu'il  avait  commise,  au 
point  de  vue  de  la  tactique  parlementaire.  L'opposition,  qui  avait  pris  l'offen- 
sive avec  éclat ,  a  paru  reculer,  par  cela  seul  qu'elle  ne  proposait  pas  d'amen- 
dement. Le  cabinet  a  encore  une  fois  répété,  par  l'organe  du  maréchal  Soult, 
qui  a  mêlé  à  tout  cela  Toulouse,  Waterloo  et  Fontenoy,  qu'il  acceptait  la 
situation  que  lui  faisait  la  chambre,  et  le  paragraphe  de  la  commission  a 


64  REVUE  DE   PARIS. 

été  voté  à  la  presque  unanimité,  moins  quelques  voix  de  l'extrême  gauche, 
et  la  voix  de  M.  Guizot. 

Quelle  est  la  véritable  portée  de  ces  expressions  :  Nous  acceptons  la  situa- 
tion que  nous  fait  la  chambre?  expressions  qui  ont  dû  être  pesées  et  déli- 
bérées en  commun,  car  elles  se  sont  retrouvées  simultanément  dans  la  bouche 
de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  de  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  de 
\I.  le  maréchal  Soult,  de  M,  Teste.  Puisque  le  cabinet  accepte  la  situation 
que  lui  fait  la  chambre  des  députés,  il  abandonne  entièrement  la  politique 
qu'il  a  proclamée  devant  la  chambre  des  pairs.  Au  Luxembourg,  il  a  rejeté 
toute  idée  de  négocier;  mais  maintenant  il  pense,  avec  la  chambre  des  dé- 
putés, qu'il  faudra  négocier  dès  qu'on  trouvera  l'occasion  favorable;  il  veut, 
toujours  avec  la  chambre  des  députés,  l'abolition  des  traités.  La  conversion 
est  complète,  éclatante.  Sous  ce  rapport,  la  question  de  la  révision  des  traités 
en  elle-même  n'a  rien  perdu  à  l'espèce  de  mêlée  parlementaire  qui  a  suivi  le 
discours  de  M.  Dupin.  Le  ministère  a  fait  acte  d'adhésion  complète  aux  sen- 
timens  et  aux  vœux  de  la  chambre,  et,  par  la  phrase  d'acquiescement  que 
plusieurs  de  ses  membres  ont  répétée,  il  a  donné  une  consécration  solennelle 
à  la  politique  parlementaire. 

Non,  le  temps  n'est  pas  éloigné  où  nous  reviendrons,  dans  notre  droit 
international,  aux  principes  que  nous  n'aurions  dû  jamais  oublier.  Il  est  un 
fait  révélé  par  M.  Dupin  à  la  tribune  qui  montre  combien,  en  1831,  nous 
étions  sous  l'influence  exclusive  des  préoccupations  philantropiques.  A  cette 
époque,  l'Angleterre  était  si  loin  de  faire  du  droit  de  visite  réciproque  la 
condition  indispensable  de  son  alliance ,  que  lord  Granville  disait  à  notre 
gouvernement  :  «  De  deux  choses  l'une,  adopter  un  droit  de  visite  réciproque, 
ou  armer  une  force  navale  française  pour  visiter  les  bâti  mens  français.  »  Il 
n'a  donc  tenu  qu'à  la  France,  comme  l'a  fait  remarquer  M.  Dupin,  d'avoir 
le  même  traité  que  les  États-Unis.  Ce  fait,  dont  l'honorable  député  de  la 
Nièvre  doit  probablement  la  connaissance  à  son  ami  lord  Brougham,ne 
prête-t-il  pas  une  nouvelle  force  aux  répugnances  qu'éprouve  aujourd'hui  la 
France?  Oui,  en  1831,  le  choix  de  nos  négociateurs  a  été  malheureux,  mais 
nous  est-il  donc  interdit  de  réparer  leurs  fautes?  Une  pratique  de  dix  à  onze 
ans  est-elle  un  obstacle  insurmontable  à  une  consécration  nouvelle  des  an- 
ciens principes?  Y  a-t-il  donc  aujourd'hui  prescription  contre  la  liberté  des 
mers? 

La  chambre  a  souffert  impatiemment  qu'on  traitât  devant  elle  la  question 
de  savoir  si  le  cabinet  était  véritablement  en  position  de  négocier  avec  l'An- 
gleterre; mais  cette  question,  à  laquelle  il  est  difficile  de  donner  à  la  tribune 
même  une  physionomie  parlementaire,  esta  chaque  instant  au  moment  d'être 
posée  par  les  circonstances  et  par  les  faits.  Déjà  même  elle  a  vivement  préoc- 
cupé les  esprits.  Nous  sommes  convaincus  que  personne  ne  sent  mieux  les 
embarras  du  ministère  que  les  ministres  eux-mêmes.  Les  difficultés  qui  les 
pressent  de  toutes  paris  les  préoccupent  gravement.  Ils  ne  sauraient  se  dis- 
simuler que,  dans  la  discussion  de  l'adresse,  ils  n'ont  été  appuyés  par  aucun 


REVUE  DE  PARIS.  65 

allié  considérable.  Les  mêmes  hommes  qui  avaient  élevé  cet  été  une  voix  si 
puissante  pour  la  défense  de  notre  monarchie  constitutionnelle  ont  gardé  le 
silence.  Le  ministère  a  été  réduit  à  ses  propres  forces  et  à  ses  plus  intimes 
amis. 

Sur  quelle  question  a-t-il  été  donné  au  ministère  de  soutenir  le  débat  avec 
avantage?  On  attendait  avec  une  sorte  d'impatience  les  explications  qu'il 
devait  donner  au  sujet  de  l'Espagne;  mais  il  ne  s'agit  plus  d'explications  : 
il  s'agit  maintenant  d'une  rupture.  Le  gouvernement  d'Espartero  se  serait 
refusé,  dit-on,  à  donner  à  la  France  les  satisfactions  les  plus  légitimes,  et  il 
est  possible  que  dans  quelques  jours  toute  relation  diplomatique  soit  inter- 
rompue entre  les  deux  pays.  L'Angleterre  a-t-elle  fini  par  désirer  cette  rup- 
ture, qu'au  premier  abord  elle  semblait  vouloir  éviter?  Le  cabinet  français 
a-t-il  porté  dans  la  question  espagnole  toute  l'habileté  désirable  ?  Il  serait 
prématuré  de  vouloir  traiter  ces  questions  aujourd'hui,  et  nous  devons  con- 
stater seulement  que  la  politique  française  est  aujourd'hui  presque  bravée 
par  un  gouvernement  étranger  qu'appuie  en  secret  l'Angleterre.  Le  projet 
d'union  douanière  avec  la  Belgique  n'a  été  mentionné  en  passant  dans  le 
cours  des  débats  que  pour  être  signalé  comme  impraticable,  que  pour  être 
désavoué  par  un  organe  du  cabinet ,  en  tant  qu'il  pourrait  porter  ombrage  à 
l'industrie  nationale.  Enfin ,  dans  les  deux  grandes  questions  des  affaires 
d'Orient  et  des  traités  de  1831  et  1833 ,  c'est  la  politique  de  la  chambre  qui 
a  prévalu ,  c'est  à  cette  politique  qu'a  dû  se  rallier  le  cabinet. 

Tel  est  le  début  dans  les  affaires  du  parlement  de  1842.  Ce  début  dénote 
une  préoccupation  sérieuse  de  la  dignité  et  de  la  force  de  la  France  vis-à-vis 
des  autres  peuples.  Cette  préoccupation  s'est  manifestée  avec  autant  de  me- 
sure que  de  résolution.  La  chambre  a  montré  le  plus  profond  respect  pour 
les  prérogatives  de  la  couronne,  et ,  sans  entrer  hors  de  propos  dans  la  dis- 
cussion des  voies  et  moyens,  elle  s'est  contentée  de  désigner  au  gouvernement 
du  roi  les  grandes  lignes  de  la  politique  qu'elle  désire  voir  suivre  par  le  gou- 
vernement. Espérons  que  ce  commencement  de  session  portera  ses  fruits. 


Il  y  a  quelques  jours,  la  porte  d'une  maison  de  la  rue  d'Enfer  était 
tendue  de  noir;  on  descendit  un  cercueil  d'un  quatrième  étage,  il  fut  déposé 
dans  un  modeste  corbillard,  et  une  vingtaine  de  personnes  l'accompagnèrent 
au  cimetière  du  Mont-Parnasse;  parmi  elles  on  remarquait  M.  Ballanche, 
M.  de  Salvandy,  M.  Sainte-Beuve,  et  le  fils  de  31.  de  Sénancourt, qui  était  là 
pour  remplacer  son  père  aveugle  et  infirme.  Celle  que  ces  hommes  éminens 
accompagnaient  à  la  terre  qui  doit  nous  recevoir  tous,  était  Mme  A.  Dupin, 
une  des  femmes  qui  s'étaient  le  plus  distinguées  dans  la  littérature  contem- 
poraine. Ce  n'était  pas  seulement  l'esprit  qu'on  honorait  en  elle,  c'était  sur- 
tout un  noble  caractère  éprouvé  à  toutes  les  angoisses  de  la  mauvaise  fortune. 
La  vie  courte  et  douloureuse  de  Mme  Dupin  avait  passé  respectée  et  soutenue 
par  les  honorables  amitiés  qui  lui  survivaient. 

TOME  XIV.      FÉVRIER.  5 


66  REVUE  DE  PARIS. 

Femme  d'un  libraire  de  Lyon  qui  avait  fait  de  mauvaises  affaires,  Mme  Du- 
pin  vint  à  Paris  avec  son  mari  et  ses  enfans.  M.  Dupin,  ancien  soldat,  obtint 
d'être  placé  aux  Invalides,  et  la  courageuse  mère  resta  l'unique  appui  de  trois 
filles  dont  l'aînée  n'avait  pas  alors  douze  ans.  Que  faire  pour  soutenir  ces 
jeunes  existences?  Quel  honnête  et  calme  métier  trouvera -t-elle  qui  puisse  à 
la  fois  lui  permettre  de  s'occuper  de  l'éducation  de  ses  enfans  et  de  subvenir 
à  leurs  besoins?  Mme  Dupin  avait  aimé  la  littérature  comme  une  puissante 
distraction,  elle  songea  à  la  cultiver  comme  un  moyen  d'existence. 

Lorsque  Mmc  Dupin  commença  à  écrire,  la  révolution  de  1830  venait 
d'éclater  :  les  idées  politiques  préoccupaient  tous  les  esprits,  c'était  une 
époque  peu  favorable  pour  acquérir  une  réputation  littéraire;  et  sans  un  nom 
comment  gagner  un  peu  d'argent?  Que  de  cbagrins,  que  de  luttes  eut  à  sup- 
porter ce  noble  esprit?  A  combien  de  travaux  infimes  elle  descendit  pour 
recueillir  péniblement  jour  par  jour  le  prix  de  la  nourriture  de  ses  trois  filles, 
et  du  loyer  de  l'appartement  modeste  qui  les  abritait?  Elle  écrivit  des  contes 
d'enfans,  des  abrégés  d'histoire,  une  mythologie  dramatique,  qui  eut  un  vé- 
ritable succès  et  qui  fut  adoptée  par  la  maison  royale  de  Saint-Denis.  A  com- 
bien de  portes  de  libraires  elle  dut  frapper!  Que  de  fois  la  pauvre  mère  dut 
répéter  avec  amertume  les  trois  vers  de  Dante  : 

Tu  proverai  siccome  sa  di  sale 
Lo  pane  altrui,  e  com'è  duro  calle 
Lo  scendere  e  V  salir  per  l'altrui  scale. 

Mais  elle  était  soutenue  par  la  pensée  de  ses  enfans,  par  ce  sentiment  ma- 
ternel le  plus  puissant,  le  plus  passionné,  le  plus  durable,  que  Dieu  mit 
en  nous. 

Lorsque  le  nom  de  Mme  Dupin  commença  à  être  connu,  elle  s'essaya  dans 
le  roman,  son  ardente  imagination  l'y  portait.  Elle  a  publié  en  ce  genre  trois 
ouvrages  qui  ont  eu  du  succès  :  Marguerite,  Cydonie,  et  Comment  tout  finit; 
on  trouve  dans  ce  dernier  livre  une  nouvelle  fort  remarquable  qui  a  pour 
titre  :  les  Joies  de  Henri  VIII.  Peut-être  pourrait-on  reprocher  à  ces  ou- 
vrages quelque  exagération  de  sentiment,  et  un  abus  de  la  phraséologie  d'une 
certaine  école;  peut-être  encore  Mme  Dupin  avait-elle  trop  constamment  souf- 
fert pour  bien  écrire  le  roman.  Il  faut  avoir  eu  dans  la  vie  quelques  phases 
heureuses,  quelques  lueurs  de  bonheur,  pour  peindre  avec  vérité  certaines 
illusions. 

Dès  ses  débuts  littéraires  Mmc  Dupin  avait  été  accueillie  par  MnicRécamier 
par  cette  femme  qui  a  le  génie  de  la  bonté  et  de  la  grâce.  Dans  ce  salon  d'où 
sont  sortis  tant  de  brillantes  réputations,  tant  de  modèles  d'esprit  et  de  goût, 
Mme  Dupin  put  contempler  chaque  jour  la  majestueuse  figure  de  M.  de  Cha- 
teaubriand, de  ce  génie  reconnu  et  consacré  de  son  vivant  comme  ne  le 
sont  d'ordinaire  que  les  grands  hommes  des  siècles  passés.  Un  tel  contact 
contribua  puissamment  à  élever  sa  pensée  et  à  former  son  style;  elle  fit  dès- 


ItEVUE  DE  PARIS.  67 

lors  des  études  sérieuses.  Un  grand  article  sur  Schiller,  publié  par  YEn- 
cyclopédie  nouvelle,  et  une  appréciation  d'Alfiéri,  qui  parut  dans  la  Revue 
de  Paris,  révélèrent  tout  à  coup  en  elle  un  esprit  d'analyse  plein  de  portée, 
et  une  rare  vigueur  de  style.  Que  de  veilles  elle  passa  à  se  former  ainsi! 
Quelle  lutte  à  la  fois  intéressante  et  douloureuse  entre  la  nécessité  de  tra- 
vailler vite  et  le  désir  de  se  perfectionner!  Le  travail  assidu,  les  privations, 
les  chagrins,  minaient  lentement  sa  vie;  mais  une  autre  vie  dépérissait  sous 
ses  yeux,  pouvait-elle  penser  à  elle?  Sa  fille  aînée,  belle,  intelligente,  et  qui 
déjà  l'aidait  dans  ses  travaux,  mourut  à  quinze  ans  d'une  maladie  de  lan- 
gueur. Alors  la  pauvre  mère  fut  frappée  au  cœur;  elle  jusqu'à  présent  si  pleine 
de  force  et  de  bon  vouloir,  elle  perdit  un  instant  toute  énergie  morale;  elle 
oublia  presque,  durant  un  temps,  les  deux  enfans  qui  lui  restaient;  elle  avait 
perdu  la  plus  chère,  celle  du  moins  qui  savait  la  comprendre  et  la  soutenir. 
Avec  une  telle  douleur  dans  l'a  me  comment  travailler,  comment  songer  à 
vivre?  Un  homme  généreux  lui  vint  en  aide:  M.  de  Salvandy,  alors  ministre 
de  l'instruction  publique,  lui  accorda  une  pension.  Que  de  fois  elle  m'a  ra- 
conté avec  larmes  la  bonté  empressée  et  la  touchante  délicatesse  qu'il  mit  à 
la  secourir!  Le  jour  où  elle  reçut  l'ordonnance  de  la  pension  ,  elle  dit  à  ses 
enfans  de  mettre  chaque  jour  dans  leur  prière  le  nom  de  leur  bienfaiteur  : 
«  Sans  lui,  ajouta-t-elle  simplement,  vous  manquiez  de  pain,  car  je  n'avais 
.plus  de  courage  pour  vous  en  gagner.  » 

Quoiqu'à  jamais  brisée,  cette  ame  triste  et  fière  fut  relevée  par  le  sentiment 
du  devoir.  Cette  dernière  douleur,  qui  effaçait  toutes  les  autres,  donna  à  son 
talent  un  ressort  de  plus.  Elle  se  remit  au  travail ,  et  tous  les  écrits  qui  sor- 
tirent depuis  lors  de  sa  plume  furent  empreints  d'un  sentiment  grave  et  ré- 
fléchi qui  la  rendit  propre  à  pénétrer  et  à  analyser  avec  une  véritable  supé- 
riorité les  passions  humaines  mises  en  scène  par  les  grands  poètes.  Attachée 
à  la  rédaction  de  la  Revue  de  Paris  et  de  quelques  autres  recueils  périodi- 
ques, Mme  Dupin  y  publia  tour  à  tour  un  grand  nombre  de  nouvelles  et  d'ar- 
ticles biographiques;  elle  donna,  dans  cette  Revue,  des  études  sur  les  poètes 
italiens,  qui,  réunies,  formeraient  un  livre  intéressant.  A  Alfieri  succéda 
Métastase,  puis  Manzoni,  puis  Monti,  qu'elle  écrivit  sur  son  lit  de  mort. 
Elle  avait  commencé  Ugo  Foscolo,  ce  morceau  est  resté  inachevé. 

Après  la  perte  de  sa  fdle,  Mme  Dupin  avait  voulu  se  raidir,  mais  le  coup 
était  mortel;  elle  continuait  sa  carrière,  elle  accomplissait  ses  devoirs;  loin 
de  fuir  sa  douleur,  elle  vivait  avec  elle  :  elle  couchait  dans  la  chambre  où  son 
enfant  était  morte.  Souvent,  assise  auprès  de  sa  fenêtre  qui  dominait  les  vastes 
jardins  qui  s'étendent  derrière  la  rue  d'Enfer,  elle  me  disait  :  «  Ma  fdle  aimait 
à  reposer  ses  yeux  sur  ces  grands  arbres ,  sur  ce  clocher  de  la  vieille  église 
Saint- Jacques ,  dont  l'horloge  remplaçait  pour  elle  la  pendule  qui  nous  man- 
quait; sur  ce  beau  dôme  du  Yal-de-Grace.  Comme  elle,  j'aime  cette  perspec- 
tive, je  mourrai  en  la  regardant.  »  Un  jour,  comme  je  voulais  la  distraire  de 
ces  tristes  pensées,  elle  me  dit  tout  à  coup  :  «  Vous  voyez  le  dôme  du  Val-de- 


68  REVUE  DE  PARIS. 

Grâce,  c'est  là  qu'Anne  d'Autriche  venait  souvent  prier.  Lorsque  la  mère  de 
Louis  XIV  s'enfermait  durant  des  semaines  entières  avec  d'humbles  reli- 
gieuses pour  implorer  Dieu,  elle  était  atteinte  d'un  mal  horrible,  d'un  mal 
que  Mme  de  Motteville  nous  décrit  avec  des  détails  qui  font  frémir.  Eh  bien! 
ce  mal,  j'en  porte  le  germe,  j'en  mourrai.  » 

Elle  disait  vrai,  une  vie  d'indigence  et  de  labeur  avait  appauvri  et  consumé 
son  sang,  et  fini  par  développer  un  cancer.  Ce  fut  avec  un  courage  héroïque 
qu'elle  supporta  l'opération;  on  lui  avait  donné  quelque  espérance,  elle  devait 
essayer  à  vivre  pour  ses  enfans.  Durant  deux  ou  trois  mois  ,  elle  crut  à  une 
guérison,  elle  se  remit  au  travail,  mais  le  mal  revint,  et  son  agonie  fut  cruelle, 
elle  dura  près  d'un  an  !  Alors  cette  ame  délicate  et  fière  se  vit  entourée  des 
plus  hautes  sympathies.  La  reine,  cette  mère  auguste  si  cruellement  frappée, 
elle  aussi,  dans  ses  deux  enfans  bien  aimés ,  la  reine  comprit  la  douleur  de 
cette  autre  pauvre  mère  qui  allait  mourir,  et  elle  assura  le  sort  de  sa  fille 
cadette,  qu'elle  plaça  dans  une  pension. 

M.  Villemain  fut  bon  et  généreux  pour  MmcDupin  comme  l'avait  été  M.  de 
Salvandy;  Mme  Récamier  venait  chaque  jour  lui  apporter  ses  douces  et  péné- 
trantes consolations;  Mn,cs  Augustin  Thierry,  de  Geoffroi  Saint-Hilaire,  Des- 
bordes-Valmore  et  Amable  Tastu ,  l'ont  entourée  dans  ses  derniers  momens. 

Elle  me  disait,  deux  semaines  avant  sa  mort  :  «  Il  m'est  presque  doux  de 
souffrir  et  de  mourir  :  je  n'ai  bien  compris  que  dans  ces  derniers  temps  com- 
bien l'humanité  est  bonne  et  compatissante;  ceux  qui  m'ont  aimée  n'aban- 
donneront pas  mes  enfans  !  » 

Ainsi  elle  a  fini  dans  d'affreuses  douleurs  physiques  adoucies  pourtant  par 
toutes  les  consolations  morales  qui  peuvent  soutenir  l'aine  dans  ce  terrible 
moment. 

Mme  Dupin  avait  à  peine  quarante  ans. 

Mme  L.  C. 


F.   BONNAIRE. 


LE  SOUVERAIN 


DE  KAZAKABA. 


IL 

Après  avoir  suivi  les  bois  et  traversé  une  petite  rivière  sur  un  pont 
de  piquets,  monument  du  pays,  on  gagna  une  espèce  de  village  qui 
était  au  bord  de  la  mer,  assez  loin  du  mouillage  où  les  embarcations 
étaient  descendues,  et  caché  par  des  mornes,  ce  qui  Gt  comprendre  à 
Nazarille  que  les  naturels  avaient  d'abord  aperçu  le  navire,  et  com- 
ment ils  s'en  étaient  approchés  sans  être  vus  jusqu'à  l'endroit  où  il 
les  avait  rencontrés.  Ce  village  consistait  en  quelques  grandes  huttes 
accommodées  aux  dispositions  du  terrain  et  faites  d'un  seul  toit  aigu, 
recouvert  de  feuilles,  qui  tombait  jusqu'à  terre,  avec  une  ouverture  à 
chaque  extrémité.  Des  femmes  et  des  enfans  étaient  accroupis  sur 
des  nattes  devant  chaque  seuil.  Dès  que  iNazarille  aperçut  des  femmes, 
il  se  crut  sauvé. 

A  son  arrivée,  cette  horrible  population  se  leva  et  accourut.  La 
surprise,  l'admiration  recommencèrent;  ces  dames  se  précipitèrent 
sur  lui,  et,  les  hommes  se  remettant  de  la  partie,  Nazarille  eut  fort  à 
faire  dans  cette  crise  nouvelle.  Ce  qui  causait  surtout  grande  émotion 

(1)  Voyez  la  livraison  du  5  février. 

TOME  XIV.      FÉVRIER.  6 


70  REVUE   DE   PARIS. 

parmi  ces  dames,  c'était  la  disposition  des  vêtemens,  de  la  veste  et 
de  la  chemise;  on  les  entr'ouvrit  pour  s'assurer  qu'elles  ne  tenaient 
point  au  corps  même.  La  couleur  de  la  peau  excita  d'autres  cris. 
On  toucha  les  bras,  la  poitrine;  on  pinçait  le  nez,  le  menton,  et  ces 
dames  poussaient  des  éclats  de  rire,  criaient,  se  tordaient  les  bras.  Il 
y  en  eut  qui,  dans  l'excès  de  leur  joie,  se  frottaient  avec  fureur  le 
nez  contre  terre.  La  pudeur  et  l'amour-propre  de  Nazarille  eurent 
tour  à  tour  de  quoi  s'alarmer. 

Au  reste,  ces  femmes  étaient  plus  mal  faites,  s'il  est  possible,  que 
les  hommes;  elles  semblaient  toutes  vieilles,  même  de  jeunes  mères 
qui  allaitaient  encore  leurs  enfans.  Elles  avaient  la  tête  rase,  de 
petits  yeux  luisans  qui  semblaient  percés  entre  la  saillie  des  pom- 
mettes et  l'arcade  surcilière;  le  nez  et  les  lèvres  confondus  dans  de 
mêmes  plis  de  chair,  les  bras  longs,  la  taille  difforme. 

Il  y  avait  pourtant  par-ci  par-là  quelques  filles  de  quatorze  à  quinze 
ans  d'une  mine  assez  agréable,  notamment  deux  ou  trois  qui  sem- 
blaient les  filles  de  l'un  des  chefs,  et  à  qui  Nazarille  se  promit  de 
plaire.  Comme  elles  l'examinaient,  il  ne  put  s'empêcher  de  rajuster 
le  col  de  sa  chemise,  et  leur  décocha  un  beau  baiser  de  la  main,  ce 
qu'il  fit  avec  passion  et  à  plusieurs  reprises.  Aussitôt  l'une  de  ces 
filles  lui  apporta  la  carcasse  d'un  poisson  pourri,  croyant  qu'il  avait 
faim.  Nazarille  repoussa  le  poisson  d'un  air  sentimental;  néanmoins 
cette  charité  lui  parut  de  bon  augure.  Il  avala  seulement  un  peu 
d'igname  en  deux  bouchées,  et  continua  d'exécuter  tout  ce  qu'il 
put  se  rappeler  d'avoir  vu  en  usage  dans  les  pantomimes  des  boule- 
vards de  Paris  pour  exprimer  une  flamme  éternelle.  Il  mettait  le 
genou  en  terre,  posait  la  main  sur  son  cœur,  haussait  les  épaules, 
hochait  la  tête,  et  faisait  cent  sortes  de  momeries  dont  les  pauvres 
créatures  se  montraient  abasourdies. 

Pendant  ce  temps-là,  un  débat  semblait  s'élever  parmi  les  hommes; 
ils  parlaient  tous  à  la  fois  et  vivement.  Nazarille  comprit  qu'il  s'agis- 
sait de  lui,  et  qu'on  se  le  disputait,  ce  qui  l'inquiéta  quelque  peu 
dans  ses  galanteries;  mais  il  sut  plus  tard  qu'il  s'agissait  de  le  con- 
duire le  lendemain  à  la  reine  du  pays,  plus  avant  dans  les  terres,  et 
qu'il  ne  devait  passer  là  que  la  nuit.  Cependant,  soit  qu'on  ne  fût 
pas  d'accord  sur  l'endroit  où  on  le  garderait,  soit  que  les  premiers 
qui  l'avaient  rencontré  le  réclamassent,  on  se  remit  à  se  chamailler. 
Heureusement  les  deux  filles  du  chef  de  la  bande  s'avancèrent,  par- 
lèrent aux  guerriers,  et  s'emparèrent  de  Nazarille  sans  qu'on  s'y 
opposât  davantage.  Les  hommes  apaisés  s'accroupirent  nonchalam- 


REVUE  DE   PARIS.  71 

ment  à  diverses  places  et  s'occupèrent  à  manger.  On  dévora  notam- 
ment le  poisson  pourri  qu'avait  dédaigné  Nazarille. 

Les  jeunes  filles  profitèrent  de  ce  moment  pour  entraîner  le  pri- 
sonnier dans  leur  case.  Il  était  bien  aise  qu'on  le  perdît  de  vue;  mais 
l'odeur  infecte  de  ce  logis  le  refroidit  un  peu  sur  le  compte  de  ces 
bonnes  personnes.  Le  sol  était  couvert  de  nattes,  et  tout  le  mobilier 
consistait  en  quelques  vases  de  terre  cuite,  quelques  coquilles  tran- 
chantes, quelques  débris  de  racines  et  d'autres  immondices  qui  n'eus- 
sent pas  moins  bien  décoré  le  coin  d'une  borne.  En  outre,  il  s'aperçut 
à  regret  que  ces  dames  étaient  parfumées  de  certaines  senteurs  qui 
faisaient  défaillir;  mais,  passant  là-dessus,  il  s'efforça  de  soutenir  leur 
attention,  essayant,  par  ses  gestes,  d'exprimer  combien  il  les  trouvait 
à  son  gré.  Il  agitait  les  doigts  sur  un  bâton,  et  imitait  de  la  bouche  et 
du  nez  le  son  de  la  cornemuse;  il  étendait  l'index  de  la  main  gauche 
et  le  ratissait  de  celui  de  la  main  droite,  ce  qui  fut  généralement 
goûté;  il  sautillait  sur  les  pieds  et  les  mains  en  croassant  comme  une 
grenouille,  si  bien  qu'il  s'attira  universellement  les  bonnes  grâces 
de  la  compagnie,  qui  ne  se  lassait  point  de  l'admirer.  Les  filles  du 
chef,  qui  étaient  les  plus  jeunes  de  l'assemblée,  parurent  s'aviser  de 
quelque  coquetterie  pour  lutter  avec  tant  d'amabilité.  Elles  prirent 
dans  divers  vases  une  matière  noire  qui  ressemblait  à  du  cirage,  et 
une  pommade  blanche  comme  du  plâtre,  et  s'en  badigeonnèrent  ga- 
lamment le  visage;  après  quoi  elles  regardèrent  fixement  Nazarille, 
pleines  de  confiance  dans  leurs  nouveaux  charmes.  Nazarille,  stupé- 
fait, s'emplâlra,  sans  perdre  de  temps,  de  terre  délayée,  remonta  son 
col  par-dessus  ses  oreilles,  et  leur  porta  son  visage  sous  le  nez  en  lou- 
chant de  toutes  ses  forces.  Cela  fit  bon  effet.  Les  femmes  hochaient 
gravement  la  tète  entre  elles,  ayant  l'air  d'approuver;  les  plus  jeunes 
furent  si  charmées,  qu'elles  se  levèrent  avec  de  gros  rires  et  firent 
cent  gambades  de  tous  côtés.  La  joie  gagna  Nazarille;  il  se  leva  les- 
tement et  figura  les  passes  d'une  danse  parisienne,  qui  excita  le  plus 
vif  intérêt.  Peu  après,  une  conversation  animée  s'engagea  parmi 
les  femmes;  on  le  considérait  de  la  tète  aux  pieds,  on  montrait  du 
doigt  quelques-uns  de  ses  vôtemens,  on  passait  la  main  sur  le  cuir 
de  sa  chaussure.  Nazarille  concevait  de  mortelles  inquiétudes.  Heu- 
reusement la  nuit  tomba;  il  Gt  comprendre  qu'il  avait  besoin  de 
repos,  et  peu  à  peu  tout  le  monde  fit  mine  de  se  livrer  au  sommeil; 
mais  la  nuit  fut  pleine  d'alertes.  Nazarille  ne  vit  point  lever  l'aube 
sans  grand  soulagement. 

Aussitôt  la  horde  se  mit  en  marche.  Quelques  femmes  restèrent 

6. 


72  REVUE   DE   PARIS. 

d'assez  mauvaise  grâce ,  mais  les  hommes  eurent  beau  faire,  ils  ne 
purent  empocher  celles  qui  n'étaient  point  embarrassées  d'enfans  de 
les  suivre.  On  passa  les  monts,  et  Nazarille,  s'il  en  avait  eu  le  loisir, 
aurait  admiré  la  richesse  et  la  beauté  du  pays,  mais  il  commençait  à 
s'inquiéter  du  sort  qu'on  lui  réservait,  et  ne  battait  plus  ses  entre- 
chats que  d'une  aile.  On  parvint  à  un  village  plus  grand  que  le  pre- 
mier, dont  certaines  huttes  étaient  ingénieusement  posées  sur  des 
piquets  et  des  espèces  de  ponts  au  milieu  d'un  ruisseau.  Les  habitans 
accoururent  avec  la  môme  curiosité,  et  Nazarille  jugea  prudent  de 
marcher  comme  une  bête  sur  les  pieds  et  les  mains,  pour  se  rendre 
moins  important  et  se  mettre  au  niveau  de  ses  hôtes.  En  cet  endroit, 
un  vieillard  gris  et  velu  comme  un  vieux  singe  prononça  un  long  dis- 
cours, en  montrant  une  case  voisine  dont  l'entrée,  fermée  par  des 
nattes,  était  gardée  par  des  visages  monstrueux  en  bois  à  peine 
équarri  et  plantés  sur  des  pieux.  Nazarille  ne  douta  point  que  ce  ne 
fût  le  temple  des  idoles  et  qu'on  n'allât  le  dépecer  en  l'honneur  de 
quelque  divine  tête  à  perruque.  Cette  idée  lui  frappa  l'esprit  à  tel 
point,  qu'il  ne  put  s'empêcher  de  démontrer,  à  force  de  signes  de 
croix,  que  la  religion  catholique,  toute  de  paix  et  d'amour,  était  la 
véritable;  mais  sa  théologie  ne  fut  point  comprise;  on  l'entraîna  dans 
la  case,  où  il  pénétra  en  redoublant  les  signes  de  croix  pour  son 
propre  compte. 

L'endroit  était  obscur,  si  bien  qu'il  ne  vit  rien  d'abord;  enfin  il  dis- 
tingua deux  enfans  assis  sur  leurs  talons,  puis  une  jeune  fille  de 
quinze  ans  occupée  à  tordre  et  lier  ses  cheveux,  puis  dans  le  fond 
une  masse  noire,  haute,  difforme,  à  qui  l'un  des  hommes  parla  et 
qui  voulut  bien  se  relever  sur  son  coude  :  c'était  une  femme,  et  il 
fallut  que  Nazarille  se  résignât  à  la  prendre  pour  telle;  c'était  une 
femme  vieille ,  mais  pas  autant  peut-être  qu'elle  le  paraissait.  Elle 
avait  la  tête  extrêmement  petite,  pointue,  aplatie,  à  peine  couverte 
d'un  crin  court  et  dru,  et  pour  ainsi  dire  rasée;  les  pommettes,  de- 
venues le  trait  principal  du  visage,  obstruaient  des  yeux  fendus  en 
boutonnière  et  presque  éteints.  Les  agrémens  de  ce  museau  lippu 
étaient  enrichis  d'une  sorte  de  cheville  qui  traversait  la  cloison  na- 
sale et  figurait  au  mieux  une  jolie  paire  de  moustaches;  le  corps, 
surchargé  d'un  embonpoint  excessif,  reposait  sur  deux  jambes  qui 
semblaient  disproportionnées,  quoique  bien  nourries,  et  n'étaient 
plus  que  des  fuseaux  :  on  comprenait  que  la  position  la  plus  com- 
mode et  la  plus  familière  de  cette  créature  fût  d'être  couchée.  Elle 
était  à  peu  près  nue,  sinon  qu'elle  portait  pendu  au  cou,  parmi  cer- 


REVUE  DE  PARIS.  73 

taines  bimbeloteries  d'os  et  de  coquillages,  un  petit  tonnelet  plein 
de  chaux  pour  sa  toilette.  Elle  mâchait  pour  le  moment  des  racines 
dont  le  jus  rougeâtre  découlait  de  sa  bouche  et  qu'elle  prenait  dans 
une  calebasse  qui  était  à  ses  pieds. 

Le  bruit,  la  surprise,  la  peur,  lui  arrachèrent  un  cri  plaintif,  puis, 
se  tournant  vers  l'homme  qui  lui  avait  parlé,  elle  articula  à  plusieurs 
reprises  :  Ouaou!  ouaouf  Nazarille,  pressé  d'entrer  en  intelligence, 
Se  courba  sur  les  mains  et  aboya  :  Ouaou!  ouaou!  comme  un  dogue 
furieux.  Aussitôt  ce  fut  un  caquetage  confus  de  toutes  les  femmes 
qui  parlaient  à  la  fois  à  la  reine;  car,  afin  qu'on  en  soit  plus  vite 
éclairci,  cette  femme  était  l'illustre  Tripatouli,  souveraine  du  pays, 
ou,  pour  mieux  dire,  la  triste  veuve  du  grand  Tripanassé,  chef  re- 
doutable, reconnu  et  obéi  dans  les  environs.  On  parvint  à  la  tirer  de 
sa  torpeur,  et  les  femmes  avaient  l'air  de  lui  faire  grande  merveille 
du  nouveau  venu.  Elles  lui  parlèrent  tant  et  si  bien  que  la  stupeur 
fit  place  à  l'étonnement,  et  qu'on  vit  poindre  dans  ses  yeux  ternes 
comme  une  lueur  de  curiosité. 

Alors  les  femmes  s'adressèrent  à  Nazarille,  ayant  l'air  de  le  solli- 
citer à  quelque  cérémonie  qu'il  ne  comprenait  point.  Soit  impa- 
tience, soit  pour  démonstration,  l'une  d'elles  lui  donna  un  grand 
coup  de  pied  dans  les  jambes;  une  autre  enfin  se  balançant  en 
mesure,  il  reconnut  à  certain  geste  qu'on  lui  demandait  de  recom- 
mencer la  danse  qu'il  avait  exécutée  la  veille,  et  il  vit  par  là  qu'elle 
avait  produit  grand  effet.  Il  fut  charmé  qu'on  lui  fournît  cette  occa- 
sion de  gagner  du  temps,  et,  traînant  le  prélude  en  longueur,  il 
donna  une  seconde  représentation  de  son  ballet,  revu,  corrigé  et 
considérablement  augmenté  de  mines  et  de  contorsions  qui  n'étaient 
d'aucune  danse  ni  d'aucun  pays,  mais  qui  ne  laissaient  pas  d'être 
assez  peu  respectueuses  pour  sa  majesté  et  la  compagnie,  si  l'on 
avait  pu  s'en  douter. 

Il  s'arrêta  quand  l'haleine  lui  manqua,  et  les  transports  de  joie 
que  la  curiosité  tenait  suspendus  éclatèrent  sans  mesure.  Quelques 
naturels  se  prosternèrent  pieusement.  La  reine  se  mit  à  rire  languis- 
samment  d'un  rire  monotone,  machinal,  prolongé,  comme  si  on 
l'eût  forcée  de  se  mettre  en  belle  humeur.  Elle  lit  approcher  Naza- 
rille, le  fit  coucher  par  terre,  et  l'examina  de  la  tête  aux  pieds  comme 
un  enfant  aurait  fait  d'un  joujou  neuf;  puis  elle  le  fit  tenir  assis,  de- 
bout; elle  lui  prit  un  pied,  puis  l'autre,  puis  elle  lui  fourra  dans  la 
bouche,  de  ses  vilains  doigts  noirs,  une  truellée  de  je  ne  sais  quelle 
pâte  de  fruits,  comme  pour  voir  s'il  pouvait  manger  et  digérer  en 


74  REVUE  DE  PARIS. 

règle.  Nazarille  ferma  les  yeux  et  avala  avec  un  haut-le-corps;  aus- 
sitôt elle  appela  le  vieux  magot  grisonnant  qui  ruminait  dans  un 
coin,  chargé  de  décorations  distinctives,  et  qui  psalmodia  d'un  ton 
lugubre  quelques  phrases  où  revenait  le  mot  pouaka.  Tout  à  coup 
les  femmes,  les  hommes  s'écartèrent  avec  effroi  et  se  rangèrent  le 
long  des  parois;  une  mère  vint  enlever  précipitamment  son  enfant 
qui  s'était  glissé  près  de  Nazarille,  et  qui  aurait  pu,  par  malheur,  le 
toucher.  Ce  qu'il  dut  penser  de  mieux  fut  qu'on  croyait  qu'il  avait  la 
gale.  Il  venait  d'être  placé  sous  la  terrible  interdiction  qu'on  appelle 
tabou  dans  les  îles  de  la  Polynésie,  mais  il  ne  savait  rien  de  cet  usage, 
et  cette  espèce  de  consécration  subite  ne  lui  dit  rien  de  bon. 

Le  vieux  magot  s'avança  de  nouveau,  et,  montrant  la  reine  avec 
certains  gestes,  lui  adressa  une  longue  allocution  qu'il  prit  pour  son 
arrêt  de  mort;  les  femmes  reprirent  en  chœur  le  discours,  lui  mon- 
trant la  reine  à  leur  tour  et  raisonnant  entre  elles;  mais  le  magot, 
voyant  qu'il  ne  comprenait  pas,  s'approcha  de  nouveau  et  lui  fit  en- 
tendre clairement  que  la  reine  venait  de  concevoir  l'agréable  pensée 
de  l'épouser. 

—  M'épouser!  s'écria  Nazarille  hors  de  lui.  Ah!  monsieur,  qu'on 
me  mange,  passe  encore...  Je  connaissais  ces  horribles  repas,  mais 
j'ignorais  qu'on  fût  assez  cruel... 

On  ne  sait  si  cette  indignation  passa  pour  un  aimable  transport  de 
joie,  mais  l'illustre  reine  se  hissa  comme  un  ours  sur  ses  pieds  de 
derrière ,  et  courut  lourdement  l'embrasser. 

—  Au  diable!  dit  Nazarille,  allons,  madame,  à  bas! 

Il  se  boucha  le  nez  sans  façon ,  car  sa  majesté  ne  sentait  pas  bon. 
Heureusement,  cette  scène  finit;  il  n'était  plus  en  humeur  d'égayer 
la  compagnie;  le  vieux  Maure  lui  fit  signe  de  le  suivre,  et  le  mena 
dans  une  hutte  isolée,  en  lui  montrant  quelques  mets  qu'il  lui  fit 
signe  de  manger,  et  le  laissa  tout  seul  en  barrant  l'entrée  de  la  hutte 
avec  deux  poteaux. 

Nazarille  s'imagina  qu'on  le  mettait  là  pour  l'engraisser  avant  de 
le  rôtir  ou  de  le  marier,  ce  qui  ne  lui  semblait  pas  moins  déplorable. 
Le  lendemain,  les  hommes  revinrent,  et  il  s'avisa  d'un  expédient 
dont  on  lui  avait  fourni  l'idée;  il  se  fit  malade,  se  coucha  sur  le 
flanc,  et,  se  montrant  en  fort  mauvais  état,  il  s'efforça  de  leur  per- 
suader combien  il  serait  d'un  triste  débit  à  quelque  espèce  de  régal 
qu'on  le  destinât;  mais  on  n'y  fit  guère  attention,  et  les  femmes 
vinrent  encore  lui  jeter  de  quoi  manger  par  une  ouverture.  II  n'avait 
pas  voulu  d'abord  toucher  à  ces  ordures  :  il  fallut  enfin  s'y  décider. 


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Il  s'occupa ,  pour  tromper  ses  ennuis ,  à  tailler  des  sifflets  avec  son 
couteau,  et  se  délassait  à  maudire  Pelloquin  cent  fois  le  jour.  Les 
jeunes  filles  venaient  aussi  parfois  le  considérer  comme  une  bête  de 
ménagerie,  mais  il  s'en  vengeait  par  mille  grimaces  menaçantes  qui 
finissaient  par  les  mettre  en  fuite. 

Son  premier  soin,  comme  on  pense,  fut  de  récapituler  précieuse- 
ment les  menus  objets  qui  lui  étaient  restés,  et  qui  pouvaient  lui 
servir  dans  son  extrémité,  mais  il  reconnut  avec  douleur  qu'il  n'en 
pourrait  pas  tirer  grand  profit;  il  ne  trouva  dans  ses  poches  que  huit 
à  dix  cartouches,  un  cure-dent,  une  pipe  de  Hollande  dont  il  ne 
restait  que  le  fourneau,  une  boîte  à  onguents  et  toute  la  petite  phar- 
macie anglaise  en  usage  contre  les  moustiques,  un  peu  de  tabac,  son 
couteau  et  un  briquet  phosphorique,  qui  lui  parut  la  chose  la  plus 
importante.  Ce  qu'il  fit  de  mieux  dans  cette  retraite  fut  de  s'accou- 
tumer au  jargon  des  naturels  qu'il  entendait  tout  le  jour  aux  environs 
de  sa  hutte.  Il  compta  de  la  sorte  dix  jours  et  dix  nuits  sans  songer 
une  fois  à  s'échapper,  ce  qui  n'eût  certainement  servi  de  rien. 

Enfin  le  jour  qu'il  redoutait  arriva,  c'est-à-dire  celui  où  l'on  vint 
le  tirer  de  sa  case,  mais  il  ne  laissa  rien  paraître  de  ses  frayeurs.  Ce 
fut  le  vieux  Maure  qui  vint  le  prendre  en  cérémonie,  accompagné  de 
femmes  qui  chantaient,  d'un  air  pénétré,  je  ne  sais  quelles  chansons 
endiablées;  les  hommes  suivaient,  avec  une  apparence  d'ordre,  tou- 
jours armés  de  leurs  zagaies,  et  formant  un  corps  de  hallebardiers 
d'un  uniforme  assez  gaillard.  Nazarille  prit  l'air  bénin  d'une  victime 
innocente  qui  marche  au  sacrifice.  On  le  mena  dans  un  vaste  espace 
de  terrain  qui  formait  comme  une  clairière  au  milieu  d'un  bois  de 
cocotiers  énormes.  Il  n'y  avait  là,  sur  un  monticule,  qu'une  hutte, 
qui  appartenait  sans  doute  à  la  souveraine.  Toute  la  tribu  était  assise, 
c'est-à-dire  accroupie  sur  les  talons,  en  cercle,  hommes,  femmes, 
vieillards  pêle-mêle.  Nazarille  ne  vit  point  de  brasier.  —  Du  moins, 
pensa-t-il,  on  va  me  manger  cru. 

Mais  la  contenance  de  l'assemblée,  et  les  civilités  que  lui  faisaient 
les  principaux  chefs,  le  firent  encore  changer  d'avis;  il  vit  clairement 
qu'il  s'agissait  d'une  cérémonie  de  réjouissance.  La  reine  était  assise 
au  plus  haut  bout,  et  poussa  de  petits  cris,  en  le  voyant  paraître,  qui 
marquaient  le  combat  louable  de  sa  joie  et  de  sa  dignité.  On  le  fit 
asseoira  côté  d'elle,  et,  de  temps  en  temps,  elle  lui  époussetait  le 
visage  avec  un  houssoir  de  poils  tout  crépus,  à  quoi  il  se  mourait 
d'envie  de  répliquer  par  quelque  bon  coup  de  pied. 

Tout  le  monde  étant  en  place,  la  cérémonie  commença  :  le  vieux 


76  REVUE   DE   PARIS. 

Maure  se  leva,  s'alla  mettre  au  milieu  du  cercle,  et  débita  un  fort 
Wg  sermon  mis  en  musique,  en  montrant  souvent  Nazarille  du  doigt. 
Nazarille,  à  chaque  fois,  ne  manqua  pas  de  faire  une  culbute  en  signe 
de  politesse.  Cette  psalmodie  était  divisée  en  versets,  dont  tout  le 
peuple  répétait  les  derniers  mots  avec  des  marques  d'assentiment. 

Quand  il  eut  fini ,  le  vieux  Maure  alla  chercher  une  espèce  de  plat 
très  grand  qu'il  posa  au  milieu  du  cercle;  d'autres  individus  se  dé- 
tachèrent, et  l'on  vit  circuler  des  bouquets  de  racines  et  de  feuilles 
qu'on  jeta  par  bottelées  devant  chaque  femme,  et  qu'elles  se  mirent 
à  ronger  vaillamment.  Ces  apprêts  de  festin  végétal  rassurèrent  beau- 
coup Nazarille,  mais  il  reprit  son  sérieux  quand  il  vit  que  les  femmes, 
au  lieu  d'avaler  ces  racines,  ne  faisaient  que  les  mâcher  dévotement 
et  les  posaient  ensuite  à  côté  d'elles.  Ce  n'était  que  la  manière  dont 
ces  dames  faisaient  la  cuisine;  quand  elles  eurent  mâché  tout  le  bois 
qu'on  leur  avait  confié,  elles  le  portèrent  dans  la  grande  cuve,  qui  se 
trouva  pleine  en  un  moment,  après  quoi  l'on  y  jeta  de  l'eau,  on  laissa 
le  tout  fermenter,  et  Nazarille  se  glissa  dans  la  bouche  un  gros  mor- 
ceau de  son  tabac  pour  apaiser  son  cœur,  qui  menaçait  de  se  sou- 
lever. 

Pendant  ce  temps-là,  deux  grands  coquins  des  plus  laids  de  la 
bande  frappaient  sur  un  tambour,  tendu  à  l'extrémité  d'une  peau  de 
lézard;  quatre  femmes  accroupies  se  heurtaient  le  crâne  entre  elles, 
et  d'autres  hommes,  l'un  derrière  l'autre,  tournaient  à  l'entour  à 
petits  pas,  les  mains  pendantes  comme  à  la  danse  de  l'ours,  en  fai- 
sant, d'un  air  langoureux,  les  mines  les  plus  hideuses.  Ceux  qui  ne 
dansaient  pas  regardaient,  et,  tout  en  regardant,  chantaient  leurs 
llons-flons  incompréhensibles. 

Bientôt  les  acolytes  qui  soignaient  la  marmite  se  mirent  en  devoir 
d'y  remplir  un  vase  de  terre  pour  le  porter  à  chaque  convive ,  et  Na- 
zarille lit  un  saut  de  trois  pas  en  voyant  qu'on  venait  le  lui  présenter 
plein  jusqu'aux  bords.  Le  vieux  Maure  et  ses  suppôts  ne  compre- 
naient point  qu'on  put  refuser  ce  régal ,  et  menaçaient  d'y  plonger 
sa  tète  par  force,  mais  la  digne  ïripatouli,  pour  mettre  le  comble  à 
ses  grâces,  leur  ôta  le  vase  des  mains,  y  baigna  ses  lèvres,  et  le 
tendit  ensuite  à  Nazarille,  qui  vit  bien  l'impossibilité  de  se  dérober  à 
cette  faveur.  Il  prit  donc  le  vase  des  mains  de  la  souveraine,  et  se  mit 
en  posture,  fort  inquiet  d'en  finir,  puis  tout  à  coup  il  éternua  d'une 
manière  effroyable,  envoya  toute  la  potion  dans  le  nez  de  sa  majesté, 
et  se  frotta  l'estomac  pour  exprimer  combien  il  la  trouvait  excellente. 
La  reine  ne  parut  pas  émue  de  l'accident,  elle  daigna  même  sourire; 


REVUE   DE   PARIS.  77 

elle  s'en  fit  ensuite  apporter  une  seconde  jatte  qu'elle  savoura  lente- 
ment, et  après  elle  chaque  convive  but  sa  part  à  son  tour,  en  répétant 
assez  souvent  le  mot  poua!  poua! 

Cette  boisson  possédait  apparemment  quelque  vertu  bachique, 
car  l'assemblée  s'égaya  sensiblement;  les  femmes  frappaient  des 
mains,  les  colloques  étaient  plus  animés,  et  les  danses  reprirent  de 
plus  belle.  La  soirée  entière  se  passa  en  divertissemens;  mais  la 
reine,  impatiente,  n'en  voulut  pas  voir  la  fin.  Elle  n'avait  cessé  jus- 
que-là de  pincer  et  de  bouchonner  Nazarille,  qui  tâchait  de  lui  rendre 
ses  honnêtetés  en  belles  et  bonnes  tapes,  bien  drues,  en  sorte  que  les 
nobles  époux  semblaient  donner  une  représentation  des  bamboches 
de  Polichinelle. 

La  gracieuse  Tripatouli  se  leva  donc  pour  s'en  aller,  et  Nazarille 
prenait  à  peine  le  temps  de  s'en  réjouir,  quand  tout  l'orchestre  des 
tamtams  et  des  calebasses  vint  lui  chanter  une  antienne  pour  l'inviter 
à  la  suivre.  Il  jugea  qu'il  était  inutile  de  faire  aucune  résistance. 

Les  fêtes  recommencèrent  le  lendemain,  et  les  hommages  qu'on 
lui  rendait  lui  démontrèrent  clairement  qu'il  était  véritablement  de- 
venu le  souverain  absolu  du  pays.  Il  s'installa  sans  perdre  de  temps 
dans  les  prérogatives  de  sa  dignité  pour  se  dédommager  de  ses 
charges,  et  premièrement  il  fit  appliquer  sous  le  moindre  prétexte 
une  volée  de  coups  de  gaule  au  vieux  soi-disant  prêtre  qui  l'avait 
tant  ennuyé  la  veille;  puis  il  s'affubla  de  tout  ce  qu'il  trouva  de  plus 
pompeux  dans  les  ornemens  du  pays,  se  fit  cirer  magnifiquement  de 
rouge  et  de  noir  des  pieds  à  la  tête,  se  couvrit  les  épaules  d'un  man- 
teau royal  d'écorce  d'arbre,  dont  il  fit  porter  la  queue  par  quatre 
filles  des  mieux  faites,  et  s'en  alla  présider  royalement  les  cérémo- 
nies, arrêtant  pieusement  tout  le  cortège  quand  il  lui  prenait  envie 
de  tousser  ou  d'éternuer. 

Mais  les  soucis  de  la  royauté  ne  lui  firent  point  perdre  de  vue  des 
projets  non  moins  importans.  Il  s'informa  premièrement  de  ce 
qu'était  devenu  son  fusil,  et  s'en  empara  sans  grand  espoir  de  s'en 
servir;  puis,  à  force  de  leçons,  il  parvint  à  se  fourrer  dans  la  tête  une 
cinquantaine  de  mots  qui  formaient  les  racines  de  la  langue,  afin 
d'être  en  état  de  converser  avec  ses  sujets.  Son  premier  acte  d'auto- 
rité publique ,  qui  fut  aussi  l'amélioration  la  plus  considérable  qu'il 
introduisit  parmi  son  peuple,  fut  de  mettre  en  réquisition  quinze  ou 
vingt  de  ses  sujets  des  plus  vigoureux,  et  de  les  employer,  selon  ses 
indications,  à  lui  construire  une  case  plus  habitable.  Il  en  fit  solide- 
ment battre  le  sol  à  force  de  bras,  il  le  fit  joncher  de  branches  d'ar- 


78  REVUE   DE  PARIS. 

bres,  et  couvrir  par  là-dessus  d'une  triple  couche  de  nattes,  aussi 
bien  que  le  toit  et  les  parois,  qu'il  voulut  épaissir  et  fortifier  à  l'exté- 
rieur. Mais  il  ne  put  jamais  digérer  le  détestable  ragoût  dont  on  avait 
failli  l'empoisonner,  ni  les  frayeurs  que  lui  avaient  causées  les  guer- 
riers en  l'arrêtant,  ni  les  cérémonies  de  ses  noces,  et  cette  rancune 
l'engagea  dans  une  vengeance  qui  n'eut  pas  d'effets  bien  tragiques, 
mais  qui  laisse  pourtant  une  tache  sur  les  premières  pages  d'un 
règne  si  paternel. 

Peu  de  temps  après  les  fêtes  de  son  mariage,  il  convoqua  le  peuple 
dans  le  lieu  accoutumé,  et  fit  mettre  en  évidence  la  grande  écuelle 
de  cérémonie,  comme  s'il  voulait  reconnaître  le  régal  qu'on  lui  avait 
donné  par  un  petit  plat  de  son  crû.  Il  fit  jeter  là-dedans  une  botte 
de  racines  qu'il  avait  choisies,  et  commença  par  y  verser  douze  ou 
quinze  pintes  d'eau  de  mer,  à  quoi  il  ajouta  pour  assaisonnement 
quelques  chiques  de  tabac,  une  pincée  de  poudre  à  canon,  sa  vieille 
pipe,  un  de  ses  souliers,  un  poisson  sec,  la  boîte  à  chaux  de  son 
épouse  et  tout  ce  qui  s'offrit  à  sa  verve  dans  les  environs.  Après  quoi 
il  se  mit  à  chanter  sur  cette  cuisine  une  ariette  de  sa  composition; 
il  fit  semblant  d'y  goûter  en  se  léchant  les  doigts,  et  voulut  qu'on 
l'honorât  des  réjouissances  accoutumées.  Il  choisit  donc  les  douze 
drôles  qui  l'avaient  le  plus  rudoyé  à  son  arrivée,  les  arma  de  bâtons, 
dont  il  leur  montra  l'usage  pour  un  prétendu  combat  simulé  à  la 
mode  du  pays,  et,  les  ayant  mis  aux  mains,  il  alla  se  rasseoir,  par- 
faitement sûr  qu'ils  allaient  se  châtier  convenablement  sans  qu'il  eût 
l'air  de  s'en  mêler.  En  effet,  ils  s'appliquèrent  d'un  grand  goût  une 
volée  de  coups  raisonnable,  et  se  laissèrent  réciproquement  en  assez 
mauvais  état. 

Ces  jeux  terminés,  on  témoigna  grande  envie  de  goûter  les  rafraî- 
chissemens.  La  première  tasse  de  ce  julep  fut  pour  la  reine,  qui  l'avala 
sans  sourciller;  chacun  but  à  son  tour  après  elle,  guerriers,  femmes, 
vieillards.  Mais  la  ronde  était  à  peine  finie,  que  des  symptômes  fâ- 
cheux se  manifestèrent  parmi  ceux  qui  avaient  bu  les  premiers,  et 
peu  à  peu  dans  tout  le  cercle.  Personne  ne  prit  la  peine  de  cacher 
son  malaise;  les  hommes  se  serraient  les  flancs,  les  femmes  se  rou- 
laient à  terre.  Ce  fut  un  empoisonnement  général ,  et  le  lieu  du  festin 
fut  change  en  hôpital. 

Nazarille  jugea  prudent  de  se  remettre  à  chanter  pour  garder  bonne 
contenance;  la  reine  notamment  en  pensa  mourir,  et  ce  ne  fut  pas  le 
moins  agréable  de  l'incident.  Elle  se  débattait  d'un  air  pitoyable 
entre  deux  femmes  qui  n'étaient  pas  en  meilleure  posture.  Nazarille 


REVUE  DE   PARIS.  79 

courut  à  elle  d'un  air  plein  de  tendresse,  et,  sous  prétexte  de  la  re- 
dresser, il  s'amusa  quelque  peu  à  la  cogner  contre  terre,  ce  qui 
faillit,  pour  le  coup,  lui  faire  sauter  l'ame  du  corps.  La  population 
du  royaume,  depuis  les  vieillards  jusqu'aux  petits  enfans,  se  porta 
fort  mal  durant  huit  jours. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  omettre,  parmi  les  premiers  actes  du  sage 
gouvernement  de  Nazarille,  qu'il  obligea  l'un  de  ses  sujets ,  pour  le 
plus  grand  bien  de  l'état,  à  se  tenir  en  vedette  sur  un  morne  élevé 
du  rivage  d'où  l'on  apercevait  une  grande  étendue  de  mer,  afin  de  lui 
signaler  le  premier  navire  qui  pourrait  le  délivrer  de  ses  misères.  Il 
faisait  tour  à  tour  relever  les  factionnaires  à  ce  poste,  et  lui-même  il 
y  allait  vingt  fois  le  jour. 


III. 

Nazarille,  dans  ses  longs  ennuis,  songeait  parfois  à  ces  voyageurs 
qui  s'étaient  trouvés,  comme  lui,  abandonnés  parmi  les  peuples  sau- 
vages. Il  voyait  combien  leurs  relations  étaient  mensongères  ou  in- 
complètes, et  jugeait  par  ce  qu'il  éprouvait  lui-même  combien  ces 
malheureux  avaient  dû  souffrir  au  milieu  d'un  désert,  sans  aucune 
des  ressources  d'Europe,  parmi  des  espèces  d'animaux  sans  raison, 
sans  lois,  sans  police,  et  articulant  à  peine  quelques  mots  barbares. 
—  Ou  ces  misérables,  pensait-il,  n'étaient  eux-mêmes  que  de  farou- 
ches matelots  qui  ont  eu  peu  de  chose  à  faire  pour  se  mettre  au 
niveau  des  sauvages,  ou  ils  ont  oublié  leurs  maux,  ou  ils  n'ont  pas  su 
les  raconter,  et  les  faiseurs  de  relations  apocryphes  ont  bien  autre 
chose  à  faire  qu'à  s'inquiéter  des  besoins,  des  regrets,  des  souvenirs, 
qui  sont  un  supplice  de  chaque  minute  pour  un  pauvre  diable  qui  se 
trouve  dans  cette  situation.  C'est  pourquoi  Nazarille,  au  faîte  des 
grandeurs  et  voyant  à  ses  pieds  une  centaine  de  chenapans  dont  le 
plus  fortuné  n'aurait  pu  lui  offrir  une  prise  de  tabac,  faillit  néan- 
moins perdre  courage. 

Il  restait  des  journées  entières  couché  sur  le  ventre,  près  du  rivage, 
selon  le  meilleur  usage  de  ses  sujets,  dont  c'était  la  posture  la  plus 
ordinaire.  Cette  mélancolie ,  en  outre,  l'empêcha  de  recueillir  un 
grand  nombre  de  documens  ethnographiques,  philologiques  et  my- 
thologiques, dont  il  n'eût  pas  manqué  de  régaler  les  académies  à  son 
retour;  mais,  hélas!  il  ne  comptait  guère  alors  revoir  jamais  l'Europe. 

Cependant  le  désir  d'améliorer  sa  position  et  de  ne  pas  négliger  la 


80  REVUE   DE   PARIS. 

moindre  chance  de  salut  fit  succéder  un  peu  de  courage  à  cet  abat- 
tement. Étant  à  peu  près  en  état  d'entendre  l'idiome  du  pays,  il  con- 
voqua solennellement  les  anciens  de  la  horde,  et  voulut  du  moins, 
en  prenant  les  rênes  de  l'état,  se  faire  instruire  de  sa  situation  poli- 
tique. Les  séances  avaient  lieu  devant  la  case  de  la  puissante  Tripatouli, 
où  les  sages  vieillards  se  tenaient  gravement  accroupis,  grattant 
quelque  bois,  mâchant  quelque  plante,  et  l'on  eût  dit  plutôt  une 
famille  de  babouins  s'épluchant  dans  un  parc,  que  le  sénat  d'un 
grand  peuple. 

Quand  Nazarille  se  fut  expliqué  de  son  mieux,  ils  se  mirent  à  ba- 
varder à  la  fois  et  sur  divers  tons,  comme  on  disserte  dans  les  prome- 
noirs de  Bicêtre.  Nazarille  se  rappela  vaguement  la  chambre  des  dé- 
putés de  Paris;  il  détacha  une  bonne  tige  de  bambou  qu'il  mit  à  ses 
côtés  et  qui  lui  parut  plus  indispensable  que  la  sonnette  d'un  président 
dans  toute  assemblée  délibérante.  A  ce  propos,  ne  sachant  que  trop 
combien  il  se  débite  nécessairement  de  sottises  dans  une  discussion 
un  peu  vive,  il  ne  put  s'empêcher  de  plaindre  de  tout  son  cœur  les 
peuples  gouvernés  par  cinq  cents  bourgeois  en  colère.  11  renouvela 
donc  ses  questions,  et  l'on  regrette  de  n'en  pouvoir  donner  que  des 
iïagmens  traduits,  tant  il  montra  d'à-propos,  d'esprit  et  de  véritable 
éloquence  dans  cette  conférence.  S'étant  expliqué,  il  allongea  un 
coup  de  bambou  au  sénateur  le  plus  raisonnable  pour  lui  faire  signe 
de  parler  seul. 

Le  vieillard  agita  les  bras  et  entama  une  psalmodie  où  il  racontait 
comme  quoi  le  volcan  ïi-ra-dia ,  qui  est  un  puissant  dieu,  allait  se 
baigner  un  jour  dans  la  mer,  et  comment  le  vieux  Ti-ra-huro,  autre 
puissant  dieu  qui  habite  les  eaux,  ne  pouvant  souffrir  cette  privauté, 
avait  failli  le  noyer,  sur  quoi  le  soleil,  s'étant  mêlé  de  l'affaire,  avait 
tiré  de  l'onde  une  grande  terre  pour  les  séparer;  que  depuis  lors  le 
volcan  ïi-ra-dia  demeurait  tranquille  dans  sa  montagne,  et  que  le 
vieux  Ti-ra-huro  habitait  proprement  dans  ses  eaux,  mais  que  de 
temps  en  temps  on  les  entendait  tous  les  deux  mugir  en  souvenir  de 
cette  querelle,  et  qu'ils  étaient  fort  en  colère  quand  ils  venaient  par 
hasard  à  se  rencontrer;  qu'au  surplus  il  était  né  sur  cette  terre  une 
foule  d'hommes  qui  étaient  de  grands  guerriers,  mais  qui  se  mou- 
raient de  peur  de  se  voir  entre  deux  adversaires  aussi  redoutables  que 
Ti-ra-dia  et  Ti-ra-huro,  et  qui  faisaient  leur  possible  pour  ne  les  dés- 
obliger ni  l'un  ni  l'autre,  pour  laquelle  raison  à  la  suite  des  temps... 

Le  vieillard  chantait  sans  reprendre  haleine,  mais  Nazarille  l'arrê- 
tant tout  à  coup  ; 


REVUE  DE  PARIS.  81 

—  C'est  bon,  je  m'y  attendais,  de  la  théogonie!  il  n'en  est  plus 
question  que  dans  les  feuilletons;  taisez-vous  et  laissez  parler  ce  mal- 
propre qui  est  à  côté  de  vous. 

Celui-ci  commença  des  récits  qui  se  rapprochaient  davantage  de 
la  question  ;  et,  Nazarille  le  mettant  sur  la  voie,  il  raconta  qu'il  s'était 
fait  autrefois  de  grandes  guerres  où  un  certain  Ka-féo-lè  s'était  tout- 
à-fait  bien  conduit,  et  notamment  avait  dévoré  à  lui  seul  un  nombre 
considérable  de  fressures,  qui  sont  le  morceau  le  plus  honorable  d'un 
ennemi  cuit;  qu'on  avait  ensuite  mangé  la  sienne,  ce  qui  avait  mis  le 
comble  à  sa  gloire,  mais  que  depuis  ce  temps  les  en  fans  de  Kazakaba 
étaient  en  guerre  avec  les  hommes  de  ïouroulourou.  Or,  les  enfans 
de  Kazakaba  étaient  les  sujets  de  Nazarille,  qu'on  avait  ainsi  baptisés 
depuis  son  avènement.  Il  fit  encore  quelques  questions,  et  s'assura 
fort  clairement  qu'une  peuplade  qui  demeurait ,  à  ce  qu'il  put  com- 
prendre, au-delà  de  l'eau,  venait  de  temps  en  temps  se  prendre 
aux  cheveux  avec  ses  sujets;  d'après  ce  qu'il  avait  entendu ,  il  jugea 
que  les  suites  en  étaient  fort  sérieuses.  L'un  des  vieillards  ajouta  que 
ces  ennemis  revenaient  régulièrement  toutes  les  six  lunes. 

—  Et  y  a-t-il  long-temps  qu'ils  sont  venus?  demanda  vite  Naza- 
rille. 

Le  vieux  répondit  qu'il  y  avait  fort  long-temps. 

—  Citoyens!  s'écria  Nazarille,  la  patrie  est  en  danger!  votre  chef 
ne  respire  que  votre  bonheur,  et  vous  vous  laisserez  digérer  tous, 
jusqu'au  dernier,  avant  qu'il  ne  tombe  un  cheveu  de  sa  tête. 

Mais  l'un  des  sénateurs,  comme  s'il  n'eût  rien  dit,  lui  fit  entendre 
qu'il  n'était  pas  étonnant  que  les  ennemis  fussent  ordinairement  les 
plus  forts,  parce  qu'ils  avaient  au  milieu  d'eux  un  autre  chef  puissant, 
d'une  couleur  étrangère,  quittait  plus  rusé  que  le  dieu  Ti-ra-dia,  et 
qui  savait  toujours  les  surprendre. 

Les  gestes  et  les  discours  du  vieillard  intéressèrent  Nazarille  au 
dernier  point;  il  se  fit  dépeindre  plus  exactement  cet  homme  dont  on 
parlait,  et  ne  douta  plus  que  ce  ne  fût  un  blanc  comme  lui,  ce  qui  le 
frappa  tellement  qu'il  se  leva  tout  à  coup  et  franchit  à  cheval  fondu 
les  têtes  de  cinq  ou  six  vieillards,  qui  n'en  furent  surpris  en  aucune 
façon. 

—  Mais  comment  se  fait-il,  s'écria-t-il  au  milieu  du  désordre  de 
ses  idées,  qu'on  soit  en  guerre  avec  de  si  braves  gens?  Qui  les  a 
insultés?  qui  les  a  provoqués?  qui  l'ose  dire,  canailles,  que  je  lui  casse 
cette  perche  sur  les  reins. 

Le  vieillard  répondit  qu'on  les  avait  si  peu  provoqués,  qu'ils  dé- 


82  REVUE  DE  PARIS. 

barquaient  à  l'improviste  et  assommaient  les  fils  de  Kazakaba  pour 
leur  prendre  des  œufs  de  tortue  dont  ils  manquaient. 

—  Et  qu'avez-vous  affaire  de  ces  œufs  de  tortue,  égoïstes? 

Nazarille  s'informa  si  l'on  avait  coutume  de  se  visiter  politiquement 
de  peuple  à  peuple,  et  si  l'on  pouvait  s'envoyer  des  ambassadeurs 
sans  trop  risquer  de  n'en  plus  revoir  que  les  os;  à  quoi  le  sénat  lui 
répondit  qu'en  effet  les  Touroulourous  envoyaient  quelquefois  de- 
mander poliment  des  œufs  de  tortue,  mais  que,  comme  ils  n'étaient 
pas  moins  nécessaires  aux  fils  de  Kazakaba,  on  les  priait  de  trouver 
bon  qu'on  les  gardât,  et  que  cela  causait  des  guerres  interminables. 
Nazarille,  sans  perdre  de  temps,  décida  qu'on  irait  à  l'instant  trouver 
le  chef  des  Touroulourous  pour  lui  faire  de  sa  part  les  propositions 
les  plus  courtoises,  pour  le  décider  à  lier  un  commerce  d'amitié,  et 
le  prier  de  renvoyer  aussi  de  son  côté  des  ambassadeurs  que  l'on 
comblerait  des  productions  de  l'île,  qu'on  mettait  dès  à  présenta 
son  service.  Il  espérait  voir  peut-être  parmi  ces  envoyés  le  chef  blanc 
dont  on  lui  avait  parlé;  il  s'occupa  immédiatement  de  faire  exécuter 
ses  ordres,  et  deux  heures  après  une  double  pirogue  chargée  de  vingt 
hommes  s'éloigna  de  la  côte  à  grand  renfort  de  pagaies  et  la  voile 
au  vent. 

Les  femmes  commencèrent  à  se  lamenter  sur  la  plage,  mais  Naza- 
rille, qui  avait  saisi  l'esprit  oratoire  du  pays,  leur  fit  une  allocution 
dont  il  ne  comprit  pas  un  mot  lui-même,  et  qui  les  calma  parfaite- 
ment. 

Le  second  et  le  troisième  jour  après  le  départ,  les  gémissemens 
recommencèrent,  et  Nazarille  recommença  son  discours;  le  qua- 
trième jour  enfin ,  des  cris  partirent  du  rivage;  la  pirogue  revenait 
suivie  d'une  autre  pirogue  où  paraissaient  plusieurs  tètes  empana- 
chées qui  appartenaient  certainement  à  des  personnages  de  distinc- 
tion. On  le  reconnut  aisément  aux  grands  signes  de  respect  et  aux 
airs  étonnés  des  femmes  qui  étaient  là.  C'étaient  en  effet  des  guer- 
riers touroulourous  en  grand  uniforme,  c'est-à-dire  tout  nus,  mais 
armés  et  plus  repeints  que  des  flûtes  de  foire. 

Nazarille  alla  les  attendre  sur  son  trône  de  nattes  à  côté  de  son  au- 
guste épouse,  qui  ne  laissait  pas  d'ajouter  à  la  représentation  un 
caractère  très  respectable.  On  ne  donnera  pas  le  détail  de  la  céré- 
monie, qui  fut  solennelle  quoique  assez  courte;  il  suffit  de  dire  que 
les  guerriers  se  présentèrent  avec  force  cabrioles  et  qu'on  renouvela 
les  festins.  Mais  Nazarille,  du  premier  coup-d'œil,  reconnut  avec 
douleur  que  le  blanc  n'était  point  de  l'ambassade.  Quant  à  lui,  il 


REVUE  DE  PARIS,  83 

excita  au  dernier  degré  l'étonnement  et  l'admiration  des  guerriers; 
il  n'était  pas  tellement  défiguré  qu'on  ne  vît  bien  encore  qu'il  n'était 
pas  aussi  diable  que  noir,  et  qu'il  ne  gardât  encore  de  certains  airs 
fort  étrangers  au  pays,  en  sorte  que  les  envoyés  se  le  montraient  les 
uns  aux  autres  et  semblaient  le  comparer  à  quelque  objet  qu'ils  avaient 
vu  autre  part;  ils  finirent  même  par  lui  avouer  qu'il  ressemblait  à 
Ga-li-ma-Tia.  Il  en  fut  très  flatté,  mais  il  devina  que  ce  Ga-Ii-ma-Tia 
n'était  autre  que  le  blanc  dont  il  était  tant  occupé. 

Cependant  il  ruminait  quelque  remède  à  ce  contre-temps,  prêt  à 
tout  risquer  pour  se  dérober  à  son  bonheur  conjugal.  S'étant  donc 
assuré  des  bonnes  dispositions  des  envoyés,  après  leur  avoir  fait  cent 
questions,  après  les  avoir  comblés  de  présens  et  s'être  informé  adroi- 
tement de  leurs  coutumes  et  de  certaines  parties  de  leur  droit  des 
gens,  ce  qui  ne  lui  coûta  guère  avec  des  diplomates  qui  entendaient 
si  peu  malice,  il  prit  tout  à  coup  sa  résolution  et  déclara  que,  si  quel- 
ques-uns de  ces  ambassadeurs,  parmi  les  plus  qualifiés,  voulaient 
bien  rester  en  otages,  il  irait  lui-même  trouver  leur  roi  en  toute  sé- 
curité et  cimenter  une  paix  éternelle.  Les  envoyés,  qui  avaient  été 
extrêmement  bien  reçus  par  les  dames  kazakabas,  et  qui  dévoraient 
des  rafraîchissemens  qu'on  leur  avait  servi ,  consentirent  à  ce  projet, 
et  demeurèrent  au  nombre  de  douze. 

Nazarille  partit  aussitôt  dans  leur  pirogue,  en  jurant  à  son  épouse 
éplorée  qu'il  reviendrait  avant  la  troisième  lune,  et  qu'on  n'oubliât 
pas,  s'il  y  manquait,  de  frotter  les  oreilles  à  messieurs  les  otages, 
tout  en  les  ménageant  pour  un  échange. 

Nazarille  ne  se  lassait  point  d'admirer  en  mer  l'habileté  de  ces 
gens  à  naviguer,  sans  aucune  notion  maritime,  et  dans  de  chétives 
barques  à  balancier,  à  voile  d'écorce,  que  chaque  lame  menaçait  de 
submerger.  Il  s'assura  que  le  trajet  d'une  île  à  l'autre  était  fort  court, 
et,  chemin  faisant,  il  découvrit  à  l'horizon  une  suite  d'autres  terres 
qui  lui  fit  juger  qu'il  était  dans  une  espèce  de  petit  archipel,  et  qu'il 
y  avait  plus  d'espérance  de  voir  quelque  jour  un  navire  s'arrêter  de- 
vant l'une  ou  l'autre  de  ces  côtes. 

La  première  créature  que  Nazarille  vit  sur  la  plage,  et  qui  lui  fit 
pousser  un  cri  de  joie,  fut  un  homme  vêtu  d'une  redingote  à  collet 
haut  et  d'une  chemise  dont  le  col,  serré  par  une  cravate  de  joncs 
tressés,  montait  tout  raide  le  long  des  joues.  Cette  chemise,  dépas- 
sant la  redingote,  s'arrêtait  environ  au  genou,  et  laissait  les  jambes 
nues;  cet  homme  était  coiffé  d'un  chapeau  de  paille  d'une  largeur 
extraordinaire,  fabriqué  avec  la  même  difficulté  que  la  cravate,  et 


84  REVUE  DE  PARIS. 

qu'on  eût  pris  pour  un  immense  couvercle  de  marmite.  Il  tenait  en 
outre  une  longue  perche  armée  d'un  crochet  de  fer. 

Cet  individu  marchait  gravement,  comme  s'il  se  fût  promené  dans 
les  rues  de  Paris  ou  de  Londres,  et  ne  parut  pas  curieux  des  gens  qui 
arrivaient.  Les  naturels  le  montrèrent  à  Nazarille,  en  lui  criant  que 
c'était  là  Ga-li-ma-Tia,  dont  ils  avaient  parlé,  et  Nazarille,  courant 
à  lui ,  l'embrassa  de  toutes  ses  forces,  en  lui  exprimant  en  français 
l'émotion  qu'il  éprouvait  à  revoir  un  Européen.  L'homme  parut 
tâtonné  et  répondit  assez  sèchement,  en  anglais,  qu'il  ne  comprenait 
rien  de  ce  qu'on  lui  disait.  Nazarille  débita  tout  ce  qu'il  savait  d'an- 
glais, avec  des  démonstrations  qu'on  ne  lui  rendit  guère,  et  finit  par 
tirer  de  ce  personnage  qu'il  était  le  second  d'un  petit  navire  de  com- 
merce qui  s'était  jeté  à  la  côte;  que  l'équipage  s'était  sauvé  dans  les 
embarcations,  mais  que,  pour  lui,  il  avait  voulu  qu'on  le  laissât  sur 
cette  terre  qu'on  ne  connaissait  pas,  et  que,  comme  le  capitaine  et 
ses  matelots  ne  voulaient  point  y  consentir,  il  s'était  sauvé  une  nuit 
dans  les  montagnes,  sans  emporter  autre  chose  que  les  habits  qu'il 
avait  sur  lui;  que,  depuis  ce  temps,  il  avait  rencontré  les  gens  du 
pays  et  vivait  avec  eux. 

L'Anglais  ne  parlait  que  par  monosyllabes,  Nazarille  était  obligé 
de  lui  arracher  les  mots  de  la  bouche,  et  ces  renseignemens,  joints  à 
cette  manière  d'être,  lui  donnèrent  l'idée  d'un  original  achevé.  Au 
reste,  il  n'en  fut  pas  très  surpris,  il  avait  assez  vécu  avec  les  Anglais 
pour  les  connaître;  mais  sa  joie  et  ses  espérances  furent  bien  dimi- 
nuées. Il  mit  au  contraire  le  plus  grand  feu  à  raconter  son  aventure; 
l'Anglais  ne  s'en  émut  non  plus  qu'une  pierre,  et  se  contentait  de 
pousser  quelques  grognemens  assez  peu  significatifs.  Ce  flegme  et  la 
difficulté  qu'éprouvait  Nazarille  à  se  faire  comprendre  furent  cause 
qu'il  n'apprit  presque  rien  sur  le  pays ,  sur  ses  ressources,  et  que 
cette  rencontre  ne  lui  fut  d'aucun  secours. 

Sur  ces  entrefaitr-s,  un  gros  de  naturels  s'approcha,  au  milieu  du- 
quel Nazarille  reconnut  le  chef.  On  s'assit  en  cercle,  Nazarille  fit  ap- 
porter les  présens ,  qui  consistaient  en  racines ,  en  coquillages  ;  il  y 
avait  ajouté  un  vieux  chapeau,  un  morceau  de  bretelle  et  quelques 
restes  de  sa  défroque  qui  produisirent  le  plus  grand  effet.  Il  ordonna 
ensuite  aux  hommes  qu'il  avait  amenés  de  se  tenir  à  quelque  dis- 
tance et  s'avança  tout  seul  hardiment.  L'Anglais  debout  considérait  la 
scène  avec  son  imperturbable  sang-froid.  Nazarille,  s'en  mettant  peu 
en  peine,  dit  au  chef  Makakia  qu'il  était  un  homme  du  même  pays 
que  Thomas  Brown  (c'était  le  véritable  nom  de  l'Anglais),  et  se  mit 


REVUE   DE   PARIS.  85 

en  devoir  de  lui  conter  ses  aventures;  mais  le  grand  Makakia  l'eut  à 
peine  envisagé  qu'il  poussa  un  cri  et  vint  frotter  tendrement  son  nez 
contre  le  sien.  Il  montrait  Thomas  Brown  à  ses  compagnons,  et  par- 
lait avec  tant  de  volubilité  que  Nazarille  avait  peine  à  comprendre, 
quoique  l'idiome  fût  à  peu  près  le  même  que  celui  de  Kazakaba. 
Makakia  revint  à  lui,  et,  lui  montrant  le  ciel,  la  terre,  les  arbres,  lui 
fit  comprendre  qu'il  entendait  le  garder  avec  lui ,  et  qu'il  serait  traité 
parfaitement;  et  puis  il  courait  aux  présens,  qui  lui  arrachaient  des 
cris  de  joie,  et  puis  il  le  retenait  par  le  bras  de  peur  qu'il  ne  s'en  ailàt. 
Nazarille  voulut  dire  qu'il  avait  laissé  son  épouse  au-delà  des  mers; 
mais  Makakia  rassembla  aussitôt  une  troupe  de  jeunes  filles  qu'il  mit 
devant  lui  comme  pour  lui  montrer  qu'il  n'avait  qu'à  choisir. 

La  raison  de  ces  transports  était  que  l'arrivée  de  Thomas  Brown 
dans  ce  pays  avait  paru  un  événement  merveilleux ,  et  que  les  tra- 
vaux qu'on  lui  avait  vu  entreprendre,  aussi  bien  que  divers  ser- 
vices qu'il  avait  rendus,  avaient  donné  une  idée  supérieure  des 
hommes  de  son  pays,  dont  il  avait  quelquefois  parlé.  Or,  le  grand 
Makakia,  quoique  vieux  et  cruel ,  rêvait  confusément  des  améliora- 
tions politiques,  il  avait  été  extrêmement  frappé  de  ces  lueurs  de  ci- 
vilisation que  le  hasard  lui  avait  fait  entrevoir.  Et  même  il  est  à  re- 
gretter que  l'histoire  ne  puisse  s'occuper  quelque  jour  des  louables 
efforts  de  ce  grand  monarque. 

Nararille,  au  comble  de  ses  vœux,  et  comptant  bien  qu'aucune 
condition  ne  pouvait  être  pire  que  celle  d'époux  de  la  tendre  Tripa- 
touli,  même  sous  le  dais  d'un  trône,  >"azarille,  disons-nous,  parvint 
cependant  à  convaincre  Makakia  qu'il  était  de  toute  nécessité  qu'il 
retournât  dans  son  île;  et  lui  ayant  détaillé  dans  quelle  position  il  se 
trouvait,  il  ajouta  que  son  épouse  ne  consentirait  jamais  à  le  laisser 
partir,  et  qu'il  fallait  y  aviser;  mais,  l'expédient  lui  venant  à  propos, 
il  engagea  Makakia  à  intervenir  dans  cette  affaire,  et  à  déclarer 
devant  les  atouas  de  sa  suite  qu'il  voulait  absolument  retenir  Naza- 
rille  à  Touroulourou ,  et  que,  si  la  reine  Tripatouli  n'y  voulait  point 
consentir,  comme  elle  savait  qu'il  était  plus  fort  qu'elle,  il  irait  dans 
vingt-deux  pirogues  de  guerre  tuer  ses  guerriers  et  brûler  ses  cases, 
ce  qui  est  la  plus  grande  abomination  de  la  guerre  dans  ces  pays-là. 

Le  roi  Makakia  fit  cette  déclaration  devant  la  suite  de  Xazarille 
avec  les  menaces  les  plus  effroyables,  et,  se  retournant  vers  celui-ci, 
il  lui  fit  promettre  de  revenir  dans  trois  jours,  sous  peine  de  voir 
mettre  son  royaume  à  feu  et  à  sang.  Les  fils  de  Kazakaba  écoutèrent 
tout  ceci  avec  componction,  et  s'en  allèrent  derrière  Nazarille  l'oreille 

TOME  XIV.      FÉVKIEH.  7 


86  REVUE  DE  PARIS. 

basse.  Nazarille,  en  partant,  donna  une  chique  de  tabac  à  Thomas 
Brown ,  qui  en  parut  touché  et  fit  hum  !  hum  !  c'était  pour  lui  le 
comble  de  l'expansion. 

La  double  pirogue  revint  à  Kasakaba;  mais,  en  touchant  la  terre, 
les  hommes  de  la  suite  se  roulèrent  le  visage  dans  la  vase  en  signe 
de  deuil,  et  l'on  arriva  devant  la  reine.  Les  guerriers  s'avancèrent  à 
pas  lents  et  se  donnèrent  cent  coups  dans  le  ventre;  d'autres,  à  me- 
sure qu'ils  arrivaient ,  s'agenouillaient  posément  ets'égratignaient  les 
flancs,  sans  mot  dire,  comme  à  l'envi  les  uns  des  autres.  Nazarille, 
pour  n'avoir  rien  à  se  reprocher,  faisait  mine  de  se  détruire  le  visage, 
mais  en  ayant  grand  soin  de  se  ménager.  La  reine,  gagnée  par  l'af- 
fliction générale,  commença  de  s'arracher  quelques  poignées  de  che- 
veux avant  toute  explication,  et  les  femmes  qui  l'entouraient  se 
mirent  en  devoir  de  se  déchirer  la  poitrine  avec  des  coquilles  tran- 
chantes; mais  quand  l'un  des  envoyés,  que  Nazarille  laissa  parler, 
eut  conté  d'une  voix  dolente  le  résultat  de  l'ambassade,  la  reine  se 
jeta  sur  Nazarille  comme  une  lionne  à  qui  l'on  veut  arracher  ses 
petits,  et  poussa  des  cris  perçans  en  le  dévorant  de  caresses.  Nazarille, 
saisi  d'horreur,  dans  un  beau  mouvement  qui  passa  pour  du  dés- 
espoir, l'envoya  rouler  à  trois  pas,  et  en  même  temps  rapporta  les 
terribles  menaces  que  lui  avait  faites  le  roi  Makakia  si  l'on  résistait  à 
ses  désirs;  il  ajouta,  ce  qui  était  vrai ,  qu'il  enverrait  le  même  soir  sa 
pirogue  pleine  de  guerriers,  et  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  lui  ré- 
sister. Les  anciens  du  pays,  ayant  l'air  de  se  concerter,  approuvèrent 
et  tinrent  de  longs  discours  à  l'infortunée  Tripatouli ,  qui  se  calma 
sans  répondre. 

Les  derniers  momens  furent  extrêmement  pénibles  pour  Nazarille, 
à  cause  des  transports  de  son  épouse,  qui  sentait  se  réveiller  sa  ten- 
dresse sur  le  point  du  départ,  et  venait  lui  passer  ses  vilaines  mains 
sur  le  visage ,  si  bien  que  la  patience  lui  échappait  à  chaque  instant; 
mais  il  n'osait  s'emporter,  au  moment  de  sa  délivrance,  devant  un 
peuple  qui  adorait  sa  souveraine  et  dont  il  voulait  conserver  l'affec- 
tion dans  l'espoir  de  quelque  alliance  future. 

Enfin ,  l'on  aperçut  en  mer  les  pirogues  de  Makakia,  et  ce  fut  là  le 
moment  déchirant;  la  reine  se  jeta  dans  les  bras  de  Nazarille,  se 
frappa  le  sein  en  criant  :  tou  chi  a  leva  chi  a  leva!  ce  qui  exprimait  sa 
douleur;  et  Nazarille  se  prenant  aux  cheveux ,  sanglotant  de  toutes 
ses  forces,  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  en  très  bon  français  : 

Oh!  infortuné  que  je  suis!  ô  trois  et  quatre  fois  malheureux, 

s'il  faut  que  je  te  quitte  !  Quoi  !  me  veut-on  réduire  à  perdre  de  vue 


REVUE  DE  PARIS.  87 

cet  épouvantail!  Hélas!  adieu,  ma  mignonne.  Oh!  puissé-je  un  jour 
te  revoir  encadrée  dans  la  vitre  de  quelque  musée  !  Adieu,  et  que  les 
cinq  cent  mille  diables  qui  t'ont  noircie  te  puissent  débarbouiller!... 
oh!  oh  !  oh!.... 

En  même  temps,  il  s'appliquait  de  grands  coups  de  poing  sur  l'es- 
tomac, il  se  secouait  la  tête  à  deux  mains,  il  se  lançait  de  grands  coups 
de  pied  dont  le  meilleur  éclaboussait  les  voisins.  La  reine,  mise  en 
goût  par  l'attendrissement  de  son  époux,  se  remit  à  crier  de  plus  belle  : 
Baa  tou  chi  a  leva!  chia  leva  bai  fou  maina  fou  maina ! 

Elle  se  jeta  par  terre,  faisant  voler  le  sable  autour  de  sa  tête,  don- 
nant du  front  en  terre,  et  ramassant  des  cailloux  qu'elle  s'enfonçait 
dans  la  chair. 

—  Oui,  s'écriait  Nazarille  avec  un  renfort  de  bourrades,  hardi, 
ferme,  poussons,  pleurons!  Frappez  fort,  ma  colombe,  j'en  vaux  la 
peine,  frappez;  point  d'accommodement.  Je  m'en  vais  vous  aider  : 
encore  ce  horion  pour  l'amour  de  moi;  ne  vous  épargnez  point;  vous 
le  méritez  bien.  Ah  !  je  ne  me  consolerai  jamais  de  vous  laisser  en 
vie  ;  oh  !  oh  !  oh  !.. . 

11  se  vautra  dans  le  sable,  et  parut  plongé  dans  un  tel  accès,  que  la 
reine,  les  hommes,  les  femmes,  qui  ne  cessaient  de  crier  chi  a  leva? 
s'arrêtèrent  tout  étonnés  d'un  chagrin  de  si  belle  espèce;  mais, 
voyant  la  pirogue  à  peu  près  à  portée  et  profitant  de  cette  surprise, 
il  se  leva  en  sursaut  et  se  jeta  dans  l'eau,  toujours  cabriolant  et  tou- 
jours criant  : 

—  Adieu,  chère  ogresse,  et  vous  tous,  honnêtes  fils  de  singes, 
adieu  !  En  vérité ,  je  suis  touché  de  vos  peines.  Oh  !  oh  !  oh  ! 

Il  sauta  dans  l'embarcation  et  vit  encore  quelque  temps  ses  sujets 
accroupis  sur  la  plage  qui  continuaient  paisiblement  de  se  désoler. 


IV. 

Si  l'on  n'avait  entrepris  de  suivre  fidèlement  Nazarille  dans  sa  car- 
rière, on  aurait  passé  sous  silence  cette  partie  de  son  histoire  qui,  peu 
variée  dans  le  fond,  et  dépourvue  des  incidens  romanesques  de  nos 
sociétés  d'Europe,  devait  être  la  moins  intéressante,  mais  on  voudra 
bien  se  souvenir  qu'on  n'invente  pas  ici  des  romans;  et  ce  qui  le 
prouve,  c'est  que  les  évènemens  et  les  personnages  se  succèdent  au 
hasard  contre  toutes  lois  d'une  composition  littéraire,  qui  sont  d'une 
éternelle  vérité,  quoiqu'une  foule  de  beaux-esprits  les  nient  ou  les 

7. 


88  REVUE  DE   PARIS. 

ignorent,  ce  qui  est  arrivé,  soit  dit  en  passant,  à  bien  d'autres  vé- 
rités non  moins  certaines.  Nazarille,  s'il  eût  écrit  des  fables,  n'aurait 
point  voulu  manquer  aux  règles;  on  prendra  garde,  en  outre,  que 
ces  détails  étaient  nécessaires  pour  mettre  en  son  jour  la  vengeance 
éclatante  qu'il  tira  de  la  mauvaise  action  de  son  ami ,  dont  le  lecteur 
doit  être  grandement  occupé. 

Il  ne  faut  point  oublier  qu'il  avait  préparé  de  longue  main  un  petit 
bagage  de  tout  ce  qu'il  avait  sur  lui  en  mettant  le  pied  sur  ces  terres  : 
un  fusil,  un  briquet,  la  trousse  anglaise  qu'il  avait  achetée  du  con- 
tre-maître, quelques  lambeaux  de  ses  habits  et  d'autres  menus  objets 
d'un  prix  inestimable,  tels  qu'une  boucle  de  culotte,  un  bout  de 
ficelle  et  une  épinglette.  Il  s'en  saisit  au  moment  du  départ,  et  jeta 
le  tout  au  fond  de  la  pirogue,  sans  avoir  l'air  d'y  songer  durant  la 
traversée. 

Nazarille  avait  dressé  son  plan  sur  ce  qu'il  avait  appris  du  caractère 
de  Mukakia.  C'était  un  vieux  restant  de  nègre,  curieux,  badaud  plus 
qu'aucun  de  sa  bande,  qui  expirait  lentement  dans  les  honneurs 
qu'on  lui  rendait,  goutteux,  galeux,  accablé  d  âge  et  d'infirmités,  ne 
quittant  plus  sa  natte,  mais  plus  malin  qu'on  n'aurait  cru,  et  laissant 
briller  dans  ses  petits  yeux  une  certaine  lueur  énigmatique  qu'expli- 
quait peu  son  maintien  taciturne.  Cet  homme,  puisque  aussi  bien 
c'en  était  un,  avait  certainement  vu  des  Européens,  mais  il  était  im- 
possible de  tirer  de  lui  quelque  chose  qui  ressemblât  à  des  souvenirs 
ou  des  éclaircissemens.  Nazarille  se  proposait  de  prendre  auprès  de 
lui  la  place  que  cet  imbécile  de  Thomas  Brown  n'avait  pas  su  se 
ménager.  Il  voulait  s'emparer  de  sa  confiance,  s'attribuer  quelque 
influence,  et  rendre  enfin  sa  vie  supportable  dans  cet  affreux  exil; 
il  ne  s'agissait  que  d'éblouir  le  monarque  par  quelque  grand  coup 
d'habileté  politique,  quelque  tour  de  force  administratif,  quelque 
amélioration  saisissante  qui  obtînt  les  suffrages  de  cette  farouche 
population. 

Le  chef  Makakia ,  qui  attendait  Nazarille,  le  reçut  entouré  de  sa 
cour,  c'est-à-dire  au  milieu  d'une  ménagerie  plus  misérable  que  les 
Kazakabas;  il  était  accroupi  la  tête  entre  ses  genoux,  mais  il  la  souleva 
avec  une  apparence  de  curiosité  à  l'approche  de  Nazarille;  les  natu- 
rels, qui  avaient  couru  vers  lui ,  reprirent  place,  et  Thomas  Brown, 
qui  était  présent,  l'accueillit  avec  la  même  froideur.  Le  vieux  Maka- 
kia prit  la  parole  au  milieu  d'un  profond  silence,  tandis  que  les 
assistans  regardaient  l'étranger  d'un  air  hébété. 

—  Ton  nom  est  Las-Sou-Po-Chou.  J'ai  ouï  dire  que  tu  faisais  mer- 


REVUE  DE  PARIS.  89 

veilles.  Tu  es  sans  doute  un  habile  homme  qui  viens  de  fort  loin,  et 
je  voudrais  t'avoir  près  de  moi  ;  les  gens  de  mérite  sont  rares.  Es-tu 
un  grand  guerrier?  Sais-tu  composer  des  poésies?  Fabriques-tu  des 
cuillers-à-pot?  Es-tu  capable  d'aiguiser  beaucoup  de  coquilles  dans 
un  jour?  On  m'a  raconté  que  tu  avais  de  grands  secrets  à  me  dire,  et 
qu'à  ta  voix  les  Touroulourous  deviendraient  heureux  et  puissans. 
Montre-nous  un  peu  ce  que  tu  sais  faire. 
Les  assistans  reprirent  en  chœur  : 

—  Montre-nous  un  peu  ce  que  tu  sais  faire. 

Thomas  Brown,  qui  regardait  tout  gravement,  se  mit,  par  extra- 
ordinaire, à  ricaner  en  grommelant  en  anglais  : 

—  Je  suppose  que  c'est  une  chose  curieuse. 
Les  naturels  reprirent  de  nouveau  : 

—  Il  montrera  ce  qu'il  sait  faire  pour  nous  rendre  heureux  et 
puissans. 

Nazarille,  lançant  un  regard  de  travers  à  l'Anglais,  arracha  trois 
boules  rondes  de  son  collier,  et  s'avança  résolument  au  milieu  du 
cercle,  après  avoir  fait  le  moulinet  avec  une  trique.  On  se  recula, 
et  l'attention  redoubla.  Il  prit  ses  trois  boules,  et  les  maniant  avec 
grande  dextérité,  il  fit  mine  de  lancer  la  première  à  une  hauteur 
prodigieuse;  tous  les  yeux  la  suivirent  en  l'air,  mais  il  la  montra  logée 
entre  son  pouce  et  son  petit  doigt. 

L'assistance  poussa  un  long  hurlement  de  joie  et  d'étonnement. 

Reprenant  aussitôt  la  même  boule,  il  la  jeta  dans  sa  bouche,  fei- 
gnit de  s'étrangler  en  l'avalant ,  et  la  montra  qui  faisait  bosse  au 
gosier;  puis,  se  mouchant  de  l'autre  main,  il  la  rendit  par  le  nez  en 
éternuant. 

Les  naturels  firent  grand  brouhaha;  le  roi,  transporté,  battit  des 
mains,  et  l'Anglais  reprit  son  sérieux. 

Mais  Nazarille,  sans  leur  laisser  le  temps  de  se  reconnaître,  montra 
l'une  de  ses  mains  vide,  fit  un  saut,  jeta  un  cri,  et  rouvrit  cette  main 
où  l'on  vit  les  trois  boules  réunies;  il  continua  par  divers  tours  de 
passe-passe,  qu'il  avait  appris  des  escamoteurs,  notamment  sur  les 
places  de  Batavia.  Puis,  enfin,  il  jeta  les  boules  en  l'air  l'une  après 
l'autre,  et,  les  laissant  retomber  en  cascades  d'une  main  dans  l'autre, 
il  fit  comme  une  guirlande  d'une  infinité  de  boules  autour  de  sa  tête. 
Les  naturels  suivaient  le  mouvement,  éblouis,  entraînés,  fascinés; 
ils  criaient,  ils  chantaient,  ils  applaudissaient  avec  une  sorte  de  fré- 
nésie, et  les  transports  allèrent  au  comble.  Mais  ils  étaient  à  peine 


90  REVUE   DE   PARIS. 

revenus  de  cette  ivresse,  que  Nazarille,  s'interrompant  tout  à  coup, 
prit  une  allumette,  la  frotta  d'un  coup  sec,  mit  le  feu  à  une  traînée 
de  poudre  qu'il  avait  répandue  à  terre,  et  parut  comme  transfiguré 
au  milieu  des  flammes  dans  une  attitude  terrible.  Le  roi,  ses  femmes, 
ses  guerriers,  ses  enfans,  firent  trois  culbutes  en  arrière,  et  demeu- 
rèrent prosternés,  et  ils  commencèrent  à  murmurer  tout  bas  : 

—  Celui-ci  est  plus  puissant  que  le  puissant  Catacoua  qui  a  lancé 
les  étoiles  au  firmament  comme  des  boulettes  d'herbes  mâchées! 

Nazarille  alla  relever  le  grand  Makakia,  et  lui  dit  qu'en  effet  son 
pouvoir  était  grand,  mais  qu'il  voulait  l'employer  à  lui  rendre  la 
santé;  le  roi  embrassa  ses  genoux.  Alors  Thomas  Brown,  se  remettant 
à  rire ,  vint  tout  sottement  découvrir  la  malice  et  comment  les  boules 
qui  semblaient  disparaître,  demeuraient  retenues  entre  les  doigts,  et 
comment  les  flammes  surnaturelles  étaient  l'effet  d'une  composition 
très  connue.  Nazarille  frissonna;  heureusement  l'Anglais  ne  put  se 
faire  entendre  parfaitement,  et  l'on  se  montra  peu  ému  de  ses  dis- 
cours. Nazarille,  pour  en  effacer  la  dernière  trace,  fit  boire  une  goutte 
d'eau-de-vie  au  grand  Makakia,  qui,  sentant  l'effet  du  cordial,  et  se 
persuadant  que  ce  flacon  contenait  la  vie  elle-même,  jura  qu'il  don- 
nait dès  ce  moment  à  l'étranger  sa  case ,  ses  armes ,  ses  pots ,  ses 
femmes  et  sa  part  de  la  pêche. 

Nazarille ,  remis  de  sa  peur  et  demeuré  seul ,  parce  qu'on  s'écartait 
de  lui  avec  respect,  se  mit  à  songer  sérieusement  que  ce  personnage 
d'Anglais,  non-seulement  ne  le  servirait  guère,  mais  le  gênerait 
étrangement  dans  ses  projets;  il  avait  d'abord  éprouvé  contre  lui 
cette  répugnance  naturelle  d'un  caractère  bouillant  et  communicatif 
pour  un  homme  de  cette  espèce,  mais  il  ne  voulut  rien  négliger  pour 
se  l'attacher;  il  le  prit  donc  à  part,  et  le  conjura  de  s'unir  à  lui  dans 
leur  malheur  commun,  et  de  former  une  espèce  de  société  au  milieu 
de  leurs  ennemis.  Thomas  s'était  accommodé  une  hutte  assez  habi- 
table; Nazarille  lui  demanda  de  la  partager  et  de  vivre  comme  deux 
frères;  mais  l'Anglais  demeura  sourd  et  se  retrancha  dans  son  lourd 
égoïsme,  et,  fatigué  de  s'entendre  prier,  dit  formellement  : 

—  Je  suis  excessivement  jaloux  d'être  en  tête-à-tête  avec  ma  per- 
sonne; c'est  mon  sentiment. 

Nazarille  prit  un  air  bénin,  lui  demanda  pardon  de  la  liberté 
grande,  et  s'en  alla  tout  contrit,  mais  gros  de  rancune. 

Soit  que  l'Anglais  fût  prévenu  contre  le  nouvel  arrivé,  soit  qu'il 
eût  quelque  intérêt  à  ruiner  son  crédit,  il  s'en  alla  de  ce  pas  vers  le 


REVUE  DE  PARIS.  91 

vieux  Makakia,  et  le  trouvant  à  peu  près  ivre  et  ravi  de  la  vertu  des 
liqueurs  qu'il  avait  bues,  jl  s'efforça  de  lui  expliquer  comment  Na~ 
zarille  abusait  de  son  ignorance. 

Le  vénérable  Makakia  lui  prêta  fort  peu  d'attention ,  et  cela  ne 
l'empêcha  point  de  se  jeter  le  jour  suivant  aux  pieds  du  puissant 
Las-Sou-Po-Chou  pour  obtenir  quelques  gouttes  de  son  merveilleux 
élixir.  Nazarille  y  consentit,  mais  il  ajouta  brièvement  que  la  cheve- 
lure de  Thomas  Brown  lui  était  indispensable  pour  la  composition 
de  son  breuvage  :  une  heure  après,  on  lui  rapporta  toute  la  toison 
rouge  de  l'Anglais,  qu'on  avait  poursuivi  à  outrance,  et  qui  ne  s'était 
laissé  tondre  que  par  la  crainte  des  plus  terribles  châtimens. 

Le  roi  but  et  fut  satisfait.  Nazarille  ne  revit  que  le  lendemain  Tho- 
mas Brown,  qui  lui  lança  un  regard  furieux.  Nazarille  le  salua  du 
même  air  pudique,  quoiqu'il  se  mourût  d'envie  de  rire  de  le  voir 
chauve  comme  un  magot  de  porcelaine.  Il  n'avait  voulu  que  lui  faire 
sentir  légèrement  son  crédit,  et  ce  n'étaient  là  que  les  fleurs  de  sa 
vengeance;  mais  il  vit  bien  qu'il  ne  venait  pas  à  résipiscence,  et  la 
guerre  fut  ouvertement  déclarée  entre  eux. 

A  quelque  temps  de  là,  le  roi  faillit  expirer  dans  la  nuit.  On  alla 
réveiller  Nazarille,  qui  ronflait  comme  un  médecin  véritable  en  pa- 
reille occasion.  Il  prit  la  mine  consternée  qui  convenait  en  entrant 
dans  la  case;  le  roi  se  mit  à  geindre  et  lui  ordonna  de  lui  trouver  un 
soulagement.  Nazarille  tomba  dans  une  rêverie  profonde,  qui  n'était 
au  fond  qu'un  reste  de  sommeil;  mais  le  roi  le  pressant  et  gémissant 
de  plus  belle,  il  se  frappa  le  front  et  s'écria  : 

—  Grand  chef,  tu  es  sauvé!  Il  me  vient  à  l'idée  que  nous  possé- 
dons ici....  Mais  non,  reprit-il  avec  abattement,  cela  est  impossible. 

Le  roi  voulut  savoir  ce  que  c'était. 

—  Grand  chef,  un  remède  non  pareil!...  mais  il  y  faut  renoncer. 

—  Mais  encore?  dit  le  roi. 

—  Il  n'y  consentirait  jamais. 

—  Qui? 

—  C'est  dommage ,  je  t'aurais  guéri  sans  coup  férir. 

—  Avec  quoi? 

—  Hélas!  cela  était  infaillible. 

—  Comment? 

—  Mais  c'est  impraticable. 

Le  roi  le  regarda  avec  de  grands  yeux  étonnés  et  lui  dit  dolem- 
ment: 


92  REVUE   DE   PARIS. 

—  Enseigne-moi  comment  tu  pourrais  me  guérir. 

—  Je  le  connais,  dit  Nazarille,  il  n'y  mettrait  aucune  complai- 
sance. 

Le  roi,  prêtant  l'oreille  et  ne  comprenant  point,  souleva  son  grand 
casse-tête. 

—  Ne  prenez  pas  la  peine,  dit  Yitement  Nazarille;  tu  veux  donc- 
que  je  m'explique,  ô  souverain  des  écailles  d'huîtres. 

Le  roi  fit  signe  que  oui.  Nazarille  lui  détailla  d'abord  comme  quoi 
le  lait  des  femmes  nourrissait  les  enfans  et  leur  donnait  la  force  et 
l'accroissement;  comment,-  par  conséquent,  il  était  clair  qu'il  avait  la 
même  vertu  sur  d'autres  individus,  et  pouvait  notamment  redonner 
la  force  et  la  vie  à  des  hommes  affaiblis  par  l'âge;  mais  il  ajouta  que 
certains  hommes  d'Europe  notamment  étaient  des  nourrices  sans 
pareilles;  que  Thomas  Brown  était  de  ceux-là,  et  que,  s'il  voulait 
prendre  soin  du  roi  seulement  une  semaine  ou  deux,  le  mal  dispa- 
raîtrait comme  si  on  l'ôtait  de  la  main. 

—  Mais,  dit-il  en  finissant,  vous  voyez,  majesté  très  crottée,  du 
caractère  dont  je  le  connais,  jamais  il  ne  s'y  voudra  prêter. 

Le  roi  fit  signe  que  oui. 

—  Oh!  non,  dit  Nazarille,  d'un  air  hypocrite;  il  n'est  pas  assez 
charitable. 

Le  roi  envoya  ses  gens  sans  mot  dire.  Thomas  Brown,  à  celte 
heure,  dormait  dans  sa  case  d'un  profond  sommeil,  car  il  s'était 
rangé  aux  habitudes  des  illustres  Touroulourous,  qui  ne  savaient 
que  dormir,  manger  et  se  battre.  L'un  des  envoyés  essaya  de  s'ex- 
pliquer sans  y  réussir;  mais  il  faut  renoncer  a  peindre  l'air  et  le  ton 
de  l'Anglais  quand  il  se  douta  de  ce  qu'on  s'était  mis  en  tête.  Sa 
résistance  était  prévue;  il  vit  lui-même  qu'elle  serait  inutile,  et  se 
décida  à  suivre  gravement  cet  enragé  pour  s'expliquer  avec  le  mo- 
narque. Arrivé  dans  la  hutte,  les  mêmes  démonstrations  recommen- 
cèrent, et  Makakia  enfin  lui  ordonna  qu'il  eût  à  le  rafraîchir  sur-le- 
champ.  L'Anglais,  qui  osait  à  peine  comprendre,  devint  d'un  pourpre 
foncé,  et  comme  le  roi  parlait  toujours,  il  dit  avec  une  froide  exas- 
pération : 

—  Non ,  cela  ne  sera  pas  !  non  ! 

—  Ah!  vous  avez  bien  tort,  lui  dit  doucement  Nazarille;  vous  obli- 
geriez tant  sa  majesté,  et  que  vous  en  coûterait-il? 

Thomas  Brown  passa  du  pourpre  au  violet ,  et  entra  dans  une 
colère  d'autant  plus  grande,  qu'elle  ne  put  d'abord  s'épancher,  et 


REVUE   DE   PARIS.  93 

qui  s'écoula  enfin  par  un  torrent  de  jurons  anglais  qui  furent  très 
mal  accueillis.  Il  s'adressait  notamment  à  Nazarille,  qui,  sans  se 
mettre  en  peine  de  ce  qu'il  disait,  lui  répliquait  doucement  : 

—  Allons,  puisque  votre  secret  est  connu,  n'y  mettez  point  de 
mauvaise  grâce;  vous  voyez  bien  que  sa  majesté  s'impatiente,  et 
vous  pourriez  mal  passer  le  temps. 

Le  roi,  en  effet,  donna  des  ordres  menaçans.  Quand  Thomas  se 
vit  prendre  au  collet,  il  tomba  dans  un  accès  de  male-rage  en  char- 
geant Nazarille  de  malédictions.  Celui-ci,  pour  toute  vengeance,  fai- 
sait les  grands  bras  et  disait  avec  des  airs  d'affliction  : 

—  Il  n'y  veut  pas  consentir.  0  fâcheuse  obstination!  ô  endurcisse- 
ment déplorable  !  ô  contre-temps  capital  ! 

Il  ne  cessait  d'exhorter  le  rebelle  et  montrait  au  roi  qu'il  n'y  au- 
rait point  de  sa  faute  s'il  ne  se  laissait  point  fléchir;  mais  cependant, 
quand  il  vit  que  l'on  commençait  à  le  houspiller  trop  sérieusement, 
il  se  jeta  entre  deux,  eut  grand'peine  à  les  séparer,  et  dit  qu'on 
pouvait  le  laisser  en  repos;  qu'une  autre  fois  peut-être  ce  caprice  lui 
passerait,  et  qu'il  fallait  prendre  garde  de  tarir  pour  jamais  cette 
source  de  santé. 

On  se  rendit  à  ces  instances.  Thomas  Brown  s'enfuit  tout  écumant, 
et  cria  à  Nazarille  qu'il  prît  bien  garde,  et  que  l'un  d'entre  eux  de- 
meurerait sur  le  carreau  s'ils  venaient  à  se  rencontrer.  Nazarille  eut 
grand  soin  d'expliquer  au  roi  ces  dispositions.  Il  lui  représenta  que 
son  existence,  à  lui  Las-Sou-Po-Chou,  étant  étroitement  attachée  à 
celle  de  sa  majesté,  qu'il  tenait  dans  ses  mains,  il  était  indispensable 
de  veiller  à  l'une  pour  préserver  l'autre,  et  de  lui  donner  une  bonne 
escorte  pour  préserver  des  jours  si  précieux  à  tout  le  peuple.  Il  sortit 
en  effet,  dûment  escorté  de  quatre  garnemens  qui  tinrent  l'Anglais 
en  respect. 

L'Anglais,  ayant  déserté  sa  case,  errant  çà  et  là,  et  ne  pouvant  plus 
rencontrer  Nazarille  sans  tomber  en  syncope,  prit  tout  résolument 
son  parti.  Il  revint  à  la  hutte  royale,  et  fit  avertir  Makakia  qu'il  avait 
quelque  chose  de  la  dernière  importance  à  lui  communiquer.  Le  roi, 
malgré  leurs  derniers  débats  un  peu  vifs,  voulut  bien  l'écouter. 
Thomas  Brown  fit  un  effort  terrible  sur  lui-même  pour  soutenir  cette 
conversation,  et  déclara  tout  au  long  que  Las-Sou-Po-Chou  n'était 
qu'un  intrigant,  un  aventurier  qui  ne  connaissait  rien  à  l'art  de 
guérir,  et  qui  voulait  seulement  se  ménager  des  ressources  par  ce 
moyen  ;  que  les  breuvages  qu'il  préparait  n'étaient  que  des  drogues 


9i  REVUE   DE   PARIS. 

nuisibles,  et  qu'il  n'avait  d'autre  dessein  que  de  s'emparer  de  la 
confiance  de  sa  majesté  et  de  l'empoisonner,  afin  de  régner  à  sa 
place. 

De  tout  ceci  le  grand  Makakia  ne  comprit  que  le  dernier  mot, 
mais  il  en  fut  vivement  saisi.  Il  fit  répéter  à  l'Anglais  sa  harangue, 
donna  des  signes  d'approbation,  et  parut  plongé  dans  une  rêverie 
inquiète.  Puis  il  prit  le  tonnelet  qui  était  à  côté  de  lui,  et  répandit 
sur  la  terre  l'espèce  de  tisane  infecte  qu'il  contenait,  partie  sans 
doute  du  formulaire  de  Nazarille.  L'Anglais  s'alla  promener  après  ce 
beau  coup,  comme  si  de  rien  n'était, 

Le  lendemain,  quand  Nazarille  se  présenta  avec  sa  potion,  le  roi 
flaira  le  vase  en  silence  et  le  renversa  sur  le  sol,  comme  il  avait  fait 
la  veille.  Nazarille  n'en  fut  pas  autrement  surpris,  car  il  commençait 
à  connaître  l'humeur  déréglée  de  sa  majesté;  mais  il  remarqua  ce 
jour-là  qu'on  ne  lui  parlait  point,  et  il  fut  obligé  d'aller  chercher 
lui-même  sa  nourriture.  Le  surlendemain  et  les  jours  suivans,  sa  ma- 
jesté en  usa  de  même  à  son  égard;  elle  ne  lui  demandait  plus  rien 
et  l'écoutait  à  peine.  Enfin  il  s'aperçut  que  les  naturels  avaient  conçu 
quelque  méfiance,  qu'on  s'éloignait  de  lui  tout  en  le  surveillant.  Il 
soupçonna  là-dessous  quelque  machination  de  l'Anglais,  qu'il  résolut 
de  tirer  à  clair. 

Il  s'en  alla  donc  un  matin  chez  le  roi ,  tandis  que  les  naturels  étaient 
à  la  pêche.  Il  entra  la  tête  baissée,  s'accroupit  dans  un  coin,  et  se 
mit  à  sangloter  en  se  frappant  la  poitrine.  Le  roi  le  considérait  d'un 
air  très  touché.  Nazarille  se  leva,  lui  fit  deux  révérences,  et  s'en  alla 
fondre  en  pleurs  dans  un  autre  coin.  Le  roi  commença  à  prendre 
quelque  inquiétude,  et  se  mit  à  gémir  aussi.  Nazarille'lui  dit  enfin  : 

—  J'ai  perdu  ton  amitié,  soleil  d'hôpital? 

Le  roi  se  retournant  sans  répondre,  il  reprit  en  s'humiliant  : 

—  Pourquoi  ai-je  perdu  ton  amitié,  magnifique  sauvage? 

Le  roi  hocha  la  tête  et  lui  dit  que  c'était  fort  mal  à  lui  de  vouloir 
l'empoisonner  pour  tous  les  bienfaits  qu'il  avait  reçus.  Là-dessus 
Nazarille  jugea  indispensable  de  se  cogner  la  tête  aux  nattes  des  pa- 
rois, qui  étaient  fort  douillettes.  Le  roi  le  regardait  faire  avec  solli- 
citude. Enfin  Nazarille  lui  dit  que  s'il  avait  quelque  intérêt  à  voir 
mourir  sa  majesté,  il  n'y  avait  qu'à  laisser  faire  le  mal,  qui  ne  man- 
querait pas  de  l'emporter.  Il  ajouta  d'ailleurs  que  lui,  Makakia,  ayant 
à  choisir  entre  la  maladie  qui  le  tuerait  infailliblement  et  les  remèdes 
qui  pouvaient  le  sauver,  il  se  hasardait  moins  à  continuer  les  tisanes. 


REVCE  DE  PARIS.  95 

Le  roi  saisit  cette  alternative  et  parut  livré  à  de  cruelles  perplexités. 
Nazarille,  voyant  d'où  venait  le  coup,  lui  offrit  de  plus  une  preuve 
certaine  de  son  innocence,  et  le  supplia  de  faire  goûter  les  potions, 
avant  que  de  les  prendre  lui-même,  à  quelqu'un  de  sensé,  à  Thomas 
Brown  par  exemple,  dont  la  vie  était  chère  à  tous. 

Cet  expédient  sembla  décisif  au  monarque,  qui  répéta  à  plusieurs 
reprises  re-ta-sivé.  Nazarille,  pour  terminer,  le  régala  de  quelques 
gambades  qui  lui  arrachèrent  un  sourire,  et  s'en  alla  de  ce  pas  mettre 
la  main  à  sa  mixtion.  Jamais  souffleur  au  grand  œuvre,  jamais  mar- 
miton novice,  jamais  sorcière  dans  l'enfantement  d'un  philtre,  vieille 
coquette  exécutant  une  formule  de  pommade,  ou  vieux  gourmand 
apprêtant  un  ragoût  de  choix ,  n'y  mirent  plus  de  soin ,  de  recherche 
et  de  cérémonie.  Il  ramassa  d'abord  une  collection  de  racines  d'élite 
dont  il  retrancha  minutieusement  tout  ce  qui  pouvait  être  d'un  goût 
supportable,  et  donna  carrière  à  son  imagination  dans  la  rareté  des 
ingrédiens  et  l'inattendu  des  mélanges;  il  assaisonna  le  tout  de  quel- 
ques grains  d'émétique,  et  laissa  reposer  cette  décoction  bénigne  au 
soleil  jusqu'au  lendemain. 

Edouard  Ourliac. 

(La  suite  au  prochain  numéro.) 


ANGELICA  KAUFFMANN. 


Un  homme  d'esprit  a  écrit  sur  ce  sujet  un  roman  intéressant.  L'hé- 
roïne y  prêtait  sans  contredit  :  sa  vie  aventureuse  et  singulière  a  été 
marquée  par  des  incidens  qui  ne  dépareraient  point  le  drame  le  plus 
fortement  conçu.  La  fiction,  avec  tout  son  attirail  magique,  avait  ici 
beau  jeu.  Toutefois  je  ne  sais  jusqu'à  quel  point  il  convient  d'ajouter 
à  une  réalité  caractéristique  et  notoire  des  détails  étrangers  ou  des 
ornemens  parasites.  La  broderie,  si  ingénieuse  soit-elle,  ne  risque- 
t-elle  point  d'embrouiller  un  peu  les  fils  d'une  trame  déjà  curieuse 
et  attachante  par  elle-même?  Une  pure  esquisse,  simple,  sobre, 
précise,  côtoyant  de  près  la  vérité,  calquant  avec  le  plus  d'exactitude 
possible  le  vivant  modèle,  sans  trop  de  colifichets  ni  d'atours,  et  nul- 
lement en  quête  d'inventions,  siérait  mieux,  ce  nous  semble;  il  nous 
eût  plu  de  la  tenter  si  nous  avions  le  burin  ferme  et  délicat  qui  grave 
le  fond  même,  et  cette  calme  attention  qui  préside  sans  écart  aux 
moindres  détails  de  l'œuvre. 

C'était  une  noble  fille  merveilleusement  douée  qu'Angélique  Kauff- 
mann.  Elle  a  personnifié  d'une  façon  charmante  l'art  des  femmes, 
leur  aptitude  si  long-temps  indécise  à  rendre,  soit  par  les  sons,  soit 
par  les  lignes  et  les  couleurs,  le  sentiment  du  beau,  l'idéale  nature. 
Peintre  et  musicienne,  peu  s'en  faut  artiste  dramatique,  peintre 
aimable  surtout,  son  lot  heureux  fut  la  fécondité  d'expression  dans 
la  variété;  elle  réalise  un  type  d'autant  plus  complet  de  la  femme 


REVUE  DE   PARIS.  97 

artiste,  qu'elle  fut  parfaitement  belle,  remplie  de  grâce,  de  vivacité, 
d'esprit.  Chaque  partie  d'elle-même  pouvait  servir  de  modèle  achevé 
à  son  pinceau.  En  se  réfléchissant  dans  son  œuvre,  elle  faisait  jaillir 
comme  par  enchantement  Vénus  ou  Minerve;  elle  eut  un  don  plus  rare 
encore,  la  pudeur,  qui  rehausse  le  talent  et  embellit  la  beauté  môme. 

Elle  naquit  en  1741,  à  Coire,  capitale  des  Grisons,  contrée  âpre  et 
pittoresque  qui  s'étend  sur  la  rive  droite  du  Rhin  jusqu'au  lac  de 
Constance.  Son  père,  Jean-Joseph  Kauffmann,  était  de  Schwarzen- 
berg,  cercle  de  Bregens,  canton  de  Voralberg,  comme  tous  les 
Kauffmann.  Sa  naissance  était  des  plus  obscures,  son  talent  et  sa 
fortune  médiocres.  Comme  son  pays  natal  n'offrait  pas  de  ressources 
suffisantes  pour  un  talent  même  aussi  modeste  que  le  sien,  il  s'était 
accoutumé  à  une  existence  nomade.  Un  voyage  pédestre  était  chose 
fréquente  et  même  habituelle  dans  la  vie  de  l'artiste  tyrolien.  Une 
fois  sa  tâche  terminée  et  sa  bourse  remplie,  il  revenait  fidèlement  à 
son  village,  habité  par  toute  sa  famille,  qui  était  fort  nombreuse. 
Un  jour,  pendant  une  de  ses  excursions  à  Coire,  où  il  se  rendait  pour 
exécuter  divers  travaux,  il  était  tombé  amoureux  d'une  jeune  pro- 
testante nommée  Cléofe,  qui  s'était  fait  catholique  pour  l'épouser. 
Le  mariage  de  Kauffmann,  la  grossesse  de  sa  femme,  la  naissance  et 
l'éducation  d'Angélique,  des  commandes  successives  qui  lui  étaient 
venues,  avaient  été  autant  de  causes  qui  avaient  retenu  l'artiste  dans 
le  pays  de  la  bonne  Cléofe. 

Maître  Kauffmann,  ne  connaissant  autre  chose  au  monde  que  ses 
pinceaux,  les  avait  mis  tout  naturellement  dans  les  mains  de  sa  fille, 
dès  qu'elle  avait  été  en  âge  de  s'en  servir.  Assez  mauvais  praticien, 
mais  instruit  et  possédant  de  bons  principes,  il  avait  endoctriné  pas- 
sablement la  petite  Angélique,  en  lui  faisant  grâce  de  ses  exemples, 
dont  le  joug  eût  été  par  trop  lourd  à  supporter.  Lui  enseignant,  elle 
pratiquait  librement.  Il  n'est  pas  rare  dans  l'histoire  de  la  peinture 
qu'un  artiste  secondaire  forme  un  talent  très  distingué,  quelquefois 
même  un  génie  éminent.  Ainsi  en  fut-il  de  Raphaël,  élève  de  Péru- 
gin,  qu'il  éclipsa.  Un  maître  de  sens  ,que  la  vanité  n'offusque  point, 
loin  d'imposer  à  son  élève  ce  qu'il  sent  être  faible  dans  son  style  et 
sa  manière,  s'efface  à  propos  pour  lui  laisser  toute  franchise  d'étude 
et  d'admiration  à  l'égard  des  grands  artistes  qui  l'ont  précédé.  Kauff- 
mann, sachant  combien  il  est  difficile  à  une  femme  d'atteindre  un 
haut  degré  de  perfection  dans  le  dessin,  s'attacha  principalement  à 
instruire  Angélique  dans  la  science  du  coloris.  De  bonne  heure  il 
l'avait  initiée  à  l'entente  difficile  des  jours  et  des  ombres,  à  ces  se- 


98  REVUE  DE   TARIS. 

crels  de  clair-obscur  qui  produisent  le  relief  et  qui  font  pardonner 
souvent  le  défaut  de  sévérité  et  de  correction.  Aussi  Angélique,  son 
naturel  aidant,  fut-elle  vite  ce  qu'on  appelle  un  petit  prodige.  A 
neuf  ans,  elle  peignait  au  pastel  avec  succès;  quelques  années  plus 
tard,  elle  faisait  de  la  grande  peinture,  et,  chose  digne  de  remarque, 
bien  que  précoce,  elle  avait  réellement  du  talent. 

Angélique  était  encore  tout  enfant,  lorsque  son  père  avait  quitté 
Coire  pour  aller  s'établir  à  Morbegno,  dans  la  Valteline.  En  1752,  il 
passa  de  Morbegno  à  Côme,  dans  l'intention  de  s'y  fixer.  L'évêque 
de  cette  dernière  ville,  monseigneur  Nevroni,  entendant  parler  de  la 
petite  merveille  en  jupon,  désira  qu'elle  fit  son  portrait.  Angélique 
fut  présentée  au  révérend  prélat,  et  lui  plut  singulièrement  par  la 
naïveté  de  ses  réponses.  Il  semblait  quelque  peu  téméraire  d'abord 
qu'une  petite  fille  de  onze  ans  entreprît  une  tâche  aussi  importante 
que  celle  de  peindre  un  grave  et  éminent  dignitaire  de  l'église.  En- 
couragée toutefois  par  un  accueil  plein  de  bienveillance,  la  jeune 
artiste  se  mit  à  l'œuvre  et  réussit  à  merveille.  Aussitôt  Angélique  fut 
accablée  de  demandes;  c'était  à  qui  aurait  un  portrait  de  sa  main. 
J'en  passe  bon  nombre  qu'elle  fit  alors,  tels  que  ceux  de  la  duchesse 
de  Massa-Carrara,  de  l'archevêque  de  Milan,  du  cardinal  Pozzobonelli, 
du  comte  Firmian ,  etc.  Il  y  eut  concurrence  de  Mécènes  pour  la 
protéger,  d'abord  Renaud  d'Esté,  duc  de  Modène,  puis  la  plupart 
des  membres  du  haut  clergé,  dont  le  patronage  s'est  étendu  de  tout 
temps  sur  l'art  et  les  artistes  d'Italie. 

Il  fallait  à  Angélique  un  peu  de  temps  et  de  préparation  avant 
d'esquisser  ses  portraits.  Elle  épiait  une  attitude  favorite  de  celui 
qu'elle  devait  représenter,  et  cherchait  adroitement  quelque  effet 
bien  saisi  de  clair-obscur.  Partout  où  la  vérité  ne  s'en  devait  point 
trouver  altérée,  elle  s'appliquait  à  introduire  un  style  élégant  et  gra- 
cieux. —  Appelée  à  Constance  par  le  cardinal  de  Roth,  elle  se  sur- 
passa de  nouveau  dans  un  portrait  où  elle  sut  déployer  une  entente 
fine  et  spirituelle  de  la  physionomie  humaine. 

Cependant  maître  Kauffmann  était  devenu  veuf,  et  son  goût  éternel 
de  vagabondage  l'avait  repris  de  plus  belle.  Dans  ses  pérégrinations 
d'artiste  nomade,  il  emmenait  sa  fille  avec  lui.  Lorsqu'il  était  appelé 
à  peindre  les  fresques  de  quelque  église  paroissiale  de  village,  il  se 
faisait  aider  par  la  jeune  écolière,  à  la  grande  stupéfaction  des  gens 
de  l'endroit.  C'est  ainsi  qu'ils  peignirent  à  eux  deux  les  parois  laté- 
rales de  l'église  de  Schwarzenberg,  le  propre  pays  de  Kauffmann. 
Quelqu'un,  intéressé  ou  non ,  se  montrait-il  par  trop  incrédule  tou- 


REVUE  DE  PARIS.  $9 

chant  la  capacité  de  la  petite  Angélique,  alors  le  père  Kauffmann  se 
courrouçait  en  diable,  malgré  sa  mansuétude  naturelle.  Patience, 
patience,  monsieur  l'aristarque,  grommelait  le  petit  homme  entre 
ses  dents  :  que  Dieu  nous  prête  vie  et  santé ,  nous  ferons  mentir 
vos  pronostics;  laissez  l'artiste  aborder  une  fois  son  œuvre,  nous 
verrons  si  elle  a  le  savoir  creux  et  la  cervelle  vide.  —  C'était  un  très 
bon  homme  que  ce  Kauffmann,  aimant  tendrement  sa  011e,  fort 
enclin  à  parler  d'elle,  et  ne  tarissant  pas  sur  ce  chapitre.  En  la  nom- 
mant, il  aimait  à  varier  son  doux  nom  d'Angelica  par  le  masculin 
Angelo,  ou  le  diminutif  Angelinette.  Une  fois  en  train  de  faire  son 
éloge,  il  disait  volontiers,  avec  une  humilité  comique,  que  lui, 
Kauffmann,  n'était  qu'un  âne  auprès  d'elle. 

Kauffmann ,  sentant  fort  bien  que ,  malgré  toutes  les  privations 
qu'il  pourrait  s'imposer,  il  n'amasserait  jamais  de  patrimoine  pour 
sa  fille,  avait  renoncé  à  toute  idée  d'économie.  Il  avisa  de  donner, 
en  guise  de  dot,  la  plus  brillante  éducation  possible  à  Angélique,  qui 
mordit  de  toutes  ses  jolies  dents  au  fruit  de  la  scieuce.  Outre  sa  rare 
aptitude  à  peindre,  elle  avait  de  surprenantes  dispositions  pour  la 
musique,  qu'elle  aimait  passionnément.  Sa  voix  était  pure,  étendue, 
délicieuse,  et  elle  y  joignait  beaucoup  d'ame.  Elle  exécutait  vaillam- 
ment des  morceaux  des  grands  maîtres  en  s'accompagnant  au  cla- 
vecin. Parfois  aussi,  pour  égayer  son  père  triste  et  veuf,  elle  lui 
chantait  de  mémoire  quelque  chansonnette  italienne  qui  faisait 
pâmer  d'aise  le  brave  homme. 

Cette  éducation ,  à  laquelle  l'idolâtrie  et  la  vanité  paternelle  s'étaient 
complues,  avait  fait  éclore  dans  la  jeune  tête  d'Angélique  des  idées 
disproportionnées  avec  l'humilité  de  sa  condition;  elle  avait  déve- 
loppé outre  mesure  chez  elle  non-seulement  des  instincts  d'élégance 
et  de  mollesse,  mais  tous  les  goûts  même  d'une  vie  luxueuse.  Natu- 
rellement fort  délicate,  Angélique,  à  peine  sortie  de  l'enfance, 
s'était  sentie  attristée  de  son  entourage;  l'aspect  de  l'ameublement 
grossier  de  sa  chambre,  le  froissement  de  la  toile  épaisse  et  rude  de 
ses  draps,  lui  faisaient  pousser  de  longs  soupirs  qu'elle  se  reprochait 
intérieurement  sans  avoir  la  force  de  les  comprimer.  Moitié  illusion, 
moitié  songe,  les  images  de  Rubens  ambassadeur,  de  Titien  porté 
en  triomphe,  de  Raphaël  quasi  revêtu  de  la  pourpre  des  cardinaux, 
apparaissaient  resplendissantes  à  son  imagination.  Ce  mirage  fée- 
rique, qu'elle  avait  l'espoir  de  voir  se  changer  un  jour  en  réalité, 
trompait  les  ennuis  du  présent,  et  l'excitait  aux  persévérantes  ar- 
deurs du  travail. 


100  REVUE  DE   PARIS. 

Dès  l'âge  de  quinze  ou  seize  ans,  Angélique  était  une  jolie  fille, 
brune,  avec  des  yeux  bleus,  un  teint  pâle,  de  longs  cheveux  noirs 
qui  lui  retombaient  en  tresses  sur  les  épaules,  de  belles  mains  et  des 
lèvres  de  corail.  Sa  taille  était  svelte,  sans  être  fort  grande.  Elle 
justifiait  de  tout  point  ce  gracieux  nom  d'Angelica  qu'on  lui  avait 
jeté  au  berceau  comme  un  souhait  et  comme  un  présage.  Comme  sa 
mère,  à  qui  elle  ressemblait  de  caractère  et  de  visage,  elle  avait  une 
fierté  douce,  et  une  hauteur  d'ame  tempérée  par  la  grâce.  A  mesure 
qu'elle  grandissait,  toutes  les  fraîches  espérances  de  son  printemps 
avaient  fleuri.  Les  formes  grêles  de  l'adolescence  s'étaient  arrondies 
sans  rien  perdre  de  leur  morbidesse.  Des  sentimens  nouveaux,  des 
aspirations  jusque-là  inconnues,  faisaient  pétiller  dans  son  regard, 
au  lieu  de  la  timidité  naïve,  une  douce  et  pudique  flamme. 

A  Milan,  la  beauté  croissante  d'Angélique  faillit  la  détourner  de 
sa  carrière.  Elle  avait  alors  vingt  ans;  sa  voix  de  sirène  faisait  de  plus 
en  plus  merveille.  Ses  amis,  regrettant  de  voir  tous  ces  riches  trésors 
de  grâce  et  de  mélodie  enfouis  dans  l'ombre  d'un  atelier,  la  vou- 
lurent faire  débuter  au  théâtre,  où  s'ouvrait  pour  elle  la  perspective 
d'une  grande  et  rapide  fortune.  Son  père  lui-même,  influencé  par 
les  souvenirs  d'une  vie  de  privations  et  d'épreuves,  l'exhortait  à  em- 
brasser des  deux  professions  la  plus  lucrative.  Angélique  hésita  quel- 
que temps  :  les  émotions  et  les  éclatans  succès  de  la  scène  la  ten- 
taient; d'un  autre  côté,  l'idée  de  s'afficher  en  public  alarmait  sa 
craintive  pudeur.  A  la  fin,  l'art  le  plus  approprié  aux  conditions 
d'une  vie  chaste  et  abritée  l'emporta,  et  un  tableau  allégorique  con- 
sacra son  alliance  avec  la  peinture.  Placée  entre  les  deux  arts  qui  la 
sollicitent  à  l'envi  par  leurs  caresses,  Angélique  a  choisi  le  moment 
où  elle  adresse  à  la  musique  de  tendres  adieux;  adieux  fictifs,  toute- 
fois, et  qui  n'exclurent  pas  dans  l'avenir  maint  retour  affectueux. 

Après  avoir  visité  Parme  et  Florence,  elle  arriva  à  Rome  en  1763; 
l'année  d'après,  elle  s'en  fut  à  Naples.  Revenue  à  Rome,  elle  y  suivit 
un  cours  régulier  de  perspective.  En  1765,  elle  était  à  Venise,  en- 
tourée des  plus  brillans  hommages.  Six  années  de  voyages,  l'étude 
comparée  des  différentes  écoles,  la  contemplation  des  chefs-d'œuvre, 
avaient  considérablement  accru  le  talent  d'Angelica.  Sa  réputation 
s'étendait  en  Allemagne  et  surtout  en  Italie.  Mais  les  Italiens  appré- 
ciaient mieux  son  mérite  qu'ils  ne  le  payaient.  Quelques  riches  An- 
glais, résidant  à  Venise,  l'engageaient  à  venir  dans  leur  pays,  et 
Angélique  persuadée  en  avait  appris  la  langue.  Des  affaires  de  famille, 
qui  appelaient  son  père  en  Allemagne,  mirent  pendant  quelque  temps 


REVUE   DE  PARIS.  101 

obstacle  à  ce  projet.  Une  vieille  dame  anglaise  de  ses  amies,  veuve 
d'un  amiral  hollandais,  lady  Mary  Veertvort,  leva  la  difficulté,  en 
offrant  d'emmener  Angélique;  ce  qui  fut  joyeusement  accepté  et  mis 
promptement  à  exécution. 

Angelica  Kauffmann  arriva  à  Londres  le  22  juin  1766,  fort  en- 
chantée dès  les  premiers  jours  d'avoir  entrepris  son  voyage.  La 
maison  de  son  hôtesse,  où  elle  descendit,  était  située  dans  un  beau 
quartier  de  la  ville,  Charles-Street,  Berkelay-Square.  La  bonne  dame 
y  traita  Angélique  comme  sa  propre  fille,  l'entourant  de  soins,  de 
prévenances,  et  l'initiant  à  tous  les  petits  secrets  du  comfort  britan- 
nique. On  pense  si  la  jeune  artiste  respirait  avec  délices  ce  parfum 
d'élégance  aristocratique  dont  les  objets  et  les  personnes,  dont  l'air 
même  lui  semblaient  imprégnés.  Angélique  avait  toujours  été  pieuse 
et  raisonnable,  mais  point  dévote  ni  philosophe;  elle  avait  tous  les 
goûts  de  son  âge  et  se  montrait  sensible  aux  succès  du  monde,  comme 
doit  l'être  une  belle  Glle. 

Elle  retrouva  en  Angleterre  quelques-unes  de  ses  connaissances 
d'Italie.  Elle  en  fut  d'abord  bien  reçue  et  s'empressa  de  l'écrire  à 
son  père  :  «  On  m'a  répété  mille  fois,  lui  dit-elle,  que  les  Anglais, 
de  retour  chez  eux,  oublient  les  promesses  d'amitié  qu'ils  ont  faites 
à  l'étranger;  moi,  j'éprouve  tout  le  contraire.  Les  dames  anglaises 
particulièrement  sont  très  aimables,  pleines  de  franchise,  et  en  gé- 
néral de  bon  sens.  » 

Pourtant  toutes  ces  brillantes  espérances  furent  loin  de  se  réaliser; 
plus  d'une  s'en  alla  en  feu  de  paille  et  en  fumée.  La  froide  étiquette, 
une  morne  indifférence  éteignaient  et  glaçaient  l'élan  des  premières 
démonstrations;  les  invitations  étaient  rares  et  les  commandes  en 
petit  nombre.  Angélique  se  repentait  par  momens  d'avoir  quitté  pour 
la  pâle  x\ngleterre  ce  ciel  azuré  qui  dore  avec  tant  d'éclat  le  teint  des 
filles  d'Italie.  Ici  plus  de  ces  mœurs  faciles  et  charmantes,  de  cette 
insouciance  joyeuse,  de  ces  sentimens  expansifs,  de  cette  vie  qui 
rayonne  de  toutes  parts.  Le  revers  de  la  médaille  frappe  actuelle- 
ment ses  yeux:  une  existence  étroite  et  compassée,  des  mœurs  de 
boutiquiers  et  de  marchands;  de  la  boue,  des  brouillards,  une  pluie 
presque  continuelle  au  cœur  de  l'été,  la  brume  au-dessus  des  tètes 
et  l'égoïsme  dans  les  cœurs.  Tout  contribuait  à  accroître  la  tristesse 
d'Angélique.  Le  mal  du  pays  la  gagnait,  et  son  art  bien-aimé  lui  était  à 
peine  un  refuge  contre  les  mille  assauts  répétés  du  désenchantement. 

Le  zèle  affectueux  de  son  hôtesse  brillait  plus  par  le  bon  vouloir 
que  par  le  résultat  effectif.  Lady  Mary,  quoique  Anglaise  et  de  fort 

TOME  XIV.      FÉVRIER.  8 


102  REVUE   DE   PARIS. 

bonne  maison,  était  comme  étrangère  à  Londres,  qu'elle  avait  quitté 
à  l'époque  de  son  mariage;  elle  n'y  avait  que  des  relations  peu  nom- 
breuses et  encore  moins  intimes;  mais  elle  savait  suppléer  à  tout  par 
l'activité.  Lady  Veertvort  ne  cessait  de  prôner  Angélique,  sollicitant 
des  commandes  de  tout  venant,  s'adressant  tantôt  aux  femmes  à  la 
mode,  tantôt  aux  hommes  en  crédit. 

Enfin ,  on  eut  l'idée  de  s'adresser  à  Reynolds  lui-même.  Reynolds, 
à  cette  époque,  trônait  dans  l'école  et  méritait  ce  rang  par  le  rajeu- 
nissement qu'il  avait  fait  subir  à  un  art  dégénéré.  Avant  lui,  la  pein- 
ture anglaise  était  en  proie  à  l'envahissement  du  genre  vaporeux. 
Parti  à  l'âge  de  vingt-six  ans  avec  lord  Keppel,  qui  commandait  dans 
la  Méditerranée,  Reynolds,  durant  un  séjour  de  deux  années  en  Ita- 
lie, avait  puisé  dans  l'étude  des  maîtres  de  ce  pays  une  pureté  de 
contours  qu'il  sut  combiner  avec  l'éclat  du  coloris  et  des  effets  de 
lumière  à  la  Rembrandt.  Aussi,  lorsqu'il  reparut  en  réformateur, 
figura-t-il  assez  bien  le  soleil  qui  chasse  devant  lui  un  troupeau  de 
nuages.  —  Il  parut  habile  à  lady  Veertvort  de  faire  d'un  tel  maître  un 
protecteur  à  Angélique.  Cœur  bon  et  obligeant,  oracle  influent  et 
partout  écouté ,  Reynolds  était  mieux  à  même  que  personne  de  la 
servir.  Un  lord  Exeter,  qui  avait  connu  la  jeune  artiste  en  Italie, 
servit  aux  deux  dames  d'introducteur. 

Angélique,  comme  tout  le  monde  en  Angleterre,  admira  dès  l'a- 
bord les  principales  qualités  de  Rejnolds  :  l'art  de  ses  compositions, 
la  variété  inépuisable  de  ses  figures,  la  fraîcheur  de  ses  teintes,  la 
douceur  pleine  de  charme  de  son  pinceau,  et  cette  légèreté  de  tou- 
che d'un  effet  si  neuf  et  si  piquant  dans  le  clair-obscur.  Elle  écrivait 
à  son  sujet,  dans  les  premiers  jours,  avec  un  enthousiasme  expressif: 
«  M.  Reynolds  est  ici  le  premier  des  peintres;  il  a  une  manière  par- 
ticulière, ses  tableaux  sont  généralement  historiques;  je  lui  trouve 
un  pinceau  volant  qui  produit  un  grand  effet  dans  le  clair-obscur.  » 
—  Tout  intérêt  mis  à  part,  Angélique  aimait  à  visiter  l'atelier  de 
Reynolds,  où  elle  se  trouvait  fréquemment  en  rapport  avec  des 
artistes  et  des  gens  du  monde.  Les  heures  qu'elle  passait  près  de  lui 
étaient  au  nombre  de  ses  distractions  préférées;  elle  étudiait  sa  ma- 
nière pleine  de  grâce  et  s'attachait  à  saisir  quelque  chose  de  son  co- 
loris brillant  et  harmonieux. 

De  son  côté,  Reynolds  connaissait  depuis  long-temps  miss  Kauff- 
mann  de  réputation;  il  l'accueillit  avec  toutes  sortes  d'égards  et  de 
cordiale  affabilité.  Durant  les  visites  qu'il  s'empressa  de  lui  rendre, 
il  se  plut  à  causer  avec  elle  de  leur  art  et  de  leur  chère  Italie.  Ange- 


REVCE  DE  PARIS.  103 

lique  lui  ayant  montré  quelques  échantillons  de  sa  peinture,  Rey- 
nolds en  fut  frappé,  malgré  leur  peu  d'importance,  et  les  loua  avec 
franchise.  11  était  trop  habile  pour  ne  pas  discerner  à  fond  un  vrai 
talent,  trop  loyal  et  trop  sûr  de  lui-même  pour  s'en  montrer  jaloux. 

Bientôt  les  rapports  les  plus  intimes  s'établirent  entre  eux.  Rey- 
nolds fit  le  portrait  d'Angelica,  Angelica  fit  le  portrait  de  Reynolds. 
Cette  vive  affection  mutuelle  rencontra  vite  son  écueil  :  Reynolds 
s'éprit  subitement  et  sérieusement  de  sa  jeune  élève.  La  passion  af- 
fluant hors  de  son  cœur,  il  l'épancha  en  termes  si  tendres  et  si  vélié- 
mens,  qu'Angélique  s'en  alarma.  Pour  se  soustraire  à  des  avances 
qu'elle  craignait  d'accueillir,  elle  imposa  à  son  amitié  prise  trop  au 
vif  le  voile  d'une  rigide  réserve.  Dans  l'inquiétude  que  lui  causaient 
les  poursuites  du  chevalier  Reynolds,  elle  écrivait  cette  fois  à  son 
père  :  «  On  me  traite  bien  ici ,  trop  bien ,  mais  je  ne  me  livrerai  pas 
facilement;  Rome  m'est  toujours  dans  la  pensée,  l'esprit  saint  me 
dirigera.  » 

Après  avoir  continué  d'habiter  quelque  temps  chez  sa  protectrice, 
Angélique  s'était  décidée  à  monter  une  maison  située  au  midi  de 
Galden-Square,  où  elle  recevait  brillante  compagnie.  Une  fois  qu'elle 
y  fut  bien  installée,  Kauffmann,  fidèle  à  une  vieille  promesse,  passa 
la  Manche  pour  venir  se  réchauffer  au  soleil  de  sa  glorieuse  fille. 
Angélique  menait  dès-lors  une  vie  paisible  et  agréable;  elle  avait 
congédié  plusieurs  riches  prétendans,  sans  compter  Reynolds,  et 
paraissait,  comme  on  disait,  mariée  à  la  peinture.  Peu  à  peu  les 
commandes  tant  désirées  étaient  venues  au-delà  de  tout  souhait.  La 
duchesse  de  Devonshire  avait  désiré  avoir,  de  la  main  d'Angélique, 
son  portrait  et  celui  de  lady  Duncannon-Galles,  laveur  dont  aucun 
peintre  n'avait  joui  avant  elle,  pas  même  Reynolds.  Elle  fut  aussi 
présentée  à  George  III,  qui  lui  commanda  le  portrait  de  la  reine  et 
celui  de  son  fils.  La  fashion  anglaise  l'avait  décidément  mise  à  la  mode 
et  la  patronait.  On  cite  d'elle  un  tableau  représentant  la  première 
toilette  de  Vénus  parée  par  les  Grâces,  dans  lequel  l'artiste  sut  ré- 
pandre une  fraîcheur  de  coloris,  une  harmonie  et  une  transparence 
de  tons,  une  morbidezza  dignes  de  l'Albane.  Ce  n'était  point  la 
mère  des  Amours;  c'était  Vénus  vierge  encore,  recevant  de  la  main 
des  Grâces  la  première  leçon  de  coquetterie,  souriant  pour  la  pre- 
mière fois  à  son  image,  belle  d'innocence  et  de  volupté  rêveuse. 
Angélique  avait  jeté  sur  la  nudité  des  figures  comme  un  voile  d'ado- 
rable pudeur.  La  fécondité  de  sa  palette  fut  telle  vers  cette  époque, 
qu'on  porte  à  six  cents  le  nombre  des  gravures  de  ses  ouvrages  sor- 

8. 


104  REVUE   RE   PARIS. 

tics  du  burin  des  artistes  anglais.  Elle-même  grava  aussi  à  l'eau-forte 
mêlée  de  lavis  trente  planches  de  différentes  grandeurs,  tant  d'après 
des  sujets  de  sa  composition ,  que  d'après  divers  maîtres  italiens. 
Un  magnifique  portrait  qu'elle  fit  de  la  duchesse  de  Brunswick,  au 
commencement  de  1767,  acheva  de  mettre  le  sceau  à  sa  réputation. 

Angélique,  comme  par  manière  de  diversion  et  attrait  de  variété, 
chantait  parfois  à  des  concerts,  chez  lady  Veertvort.  Elle  y  appa- 
raissait belle,  mais  douce  et  calme,  avec  son  profil  pur,  ses  sourcils 
et  ses  grands  cils  noirs ,  la  mollesse  humide  de  ses  longs  regards 
bleus,  et  cette  pâleur  inspirée  du  front,  qui  tranchait  si  lumineuse- 
ment au  milieu  des  visages  fardés  qui  l'entouraient.  On  eût  dit  la 
muse  même  de  la  musique.  Tout  en  elle  contribuait  à  l'illusion,  sa 
taille  moyenne  et  délicate ,  les  roses  qui  se  jouaient  dans  ses  cheveux 
poudrés,  et  jusqu'à  cette  robe  de  satin,  dont  les  reflets  semblaient 
d'argent  comme  sa  voix.  A  l'entendre,  le  cœur  le  plus  revêche  se 
sentait  ému.  A  moins  d'être  un  de  ces  esprits  algébriques  qui  vou- 
draient qu'un  dithyrambe  fût  profond  et  qu'une  élégie  fût  érudite, 
il  fallait,  bon  gré  mal  gré,  se  laisser  ravir  par  les  notes  mélodieuses 
qui  coulaient  de  ses  lèvres.  Le  chant  avait  cessé,  qu'on  écoutait 
encore  l'enchanteresse.  C'est  qu'elle  avait  un  don  rare  entre  tous, 
un  don  qui  vaut  mieux  que  la  science  et  que  l'esprit,  qui  nous  fait 
aimer  du  public  et  nous  rend  maîtres  des  cœurs ,  l'émotion  ! 

Ici,  du  sein  même  des  plus  rians  succès,  surgit  l'événement  capital 
de  la  vie  d'Angélique,  et  pour  ainsi  dire  la  péripétie  de  son  drame. 
Il  venait  de  paraître  dans  les  cercles  de  Londres  un  étranger  qui, 
par  ses  avantages  extérieurs,  la  noblesse  de  ses  manières,  le  faste 
dont  il  s'entourait,  et  l'éclat  apparent  de  sa  fortune,  captivait  l'atten- 
tion publique.  Ce  personnage  se  disait  Suédois,  et  portait  le  titre  de 
romte  Frédéric  de  Horn.  Angélique,  cédant  à  l'impulsion  d'une  va- 
nité irréfléchie,  s'affola  tout  à  coup  de  cet  inconnu,  au  détriment  de 
l'excellent  et  digne  Reynolds,  qui  jouait  près  d'elle  le  rôle  de  fâcheux 
et  de  ^personnage  incommode.  En  vraie  fille  d'Eve,  elle  se  laissa 
tenter  par  le  séducteur;  un  jongleur  couvert  de  clinquant  et  bariolé 
de  faux  titres  la  fascina.  C'est  une  tache  dans  la  vie  d'Angélique,  ou 
tout  au  moins  l'indice  d'une  grande  légèreté.  Elle  sacrifia  à  cette 
humeur  frivole  des  femmes,  qui  trop  souvent  se  prennent  aux  appâts 
les  plus  grossiers,  et  laissent  un  fat  ou  un  fripon  se  glisser  fraudu- 
leusement dans  le  lit  conjugal.  Tout  Londres  fut  témoin  du  mariage 
de  l'artiste  avec  l'équivoque  étranger.  Mais  à  peine  l'acte  fut-il  ac- 
compli, que  la  vérité  se  fit  jour  à  travers  le  tissu  de  mensonges  dont 


REVUE   DE   PARIS.  105 

un  fourbe  adroit  s'élait  enveloppé.  On  découvrit  que  le  prétendu 
comte  de  Horn  n'était  qu'un  ancien  valet  jadis  attaché  au  service 
d'un  seigneur  de  ce  nom.  Un  coup  aussi  terrible  et  aussi  imprévu 
faillit  rendre  folle  de  douleur  la  pauvre  Angélique.  La  foudre,  en 
tombant  sur  elle,  ne  l'eût  pas  frappée  d'une  moindre  stupeur.  Cepen- 
dant, soutenue,  éclairée,  assistée  par  ses  nombreux  amis,  elle  par- 
vint à  faire  annuler  ce  frauduleux  mariage  au  moyen  d'un  acte  de 
séparation  rendu  le  10  février  1768. 

On  a  émis  diverses  conjectures  sur  un  événement  aussi  tristement 
bizarre.  Certains  ont  osé  croire  à  un  complot  inspiré  à  Reynolds  par 
le  dépit  de  son  amour  rebuté.  Les  recherches  les  plus  exactes  n'ont 
jamais  pu  fournir  aucune  solution  précise  à  cet  égard,  et,  pour  l'hon- 
neur du  peintre  anglais,  on  doit  écarter  jusqu'au  plus  léger  soupçon 
qui  planerait  sur  lui.  — Le  romancier  français  a  imaginé,  pour  sortir 
d'embarras,  une  fable  très  habilement  tissue.  D'après  lui,  c'est  un 
riche  baronnet,  membre  du  parlement,  qui,  repoussé  dans  les  offres 
qu'il  a  faites  à  Angélique  de  son  amour  et  même  de  sa  main,  ourdit 
pour  se  venger  cette  trame  odieuse.  Dans  la  donnée  ainsi  conçue,  le 
faux  comte  de  Horn,  très  jeune  homme,  timide,  crédule,  naïf,  sans 
expérience  des  hommes  et  des  choses,  n'est  qu'un  instrument  aux 
mains  du  baronnet,  qui  le  fait  agir  au  gré  de  ses  calculs.  Il  est  abusé 
tout  le  premier  et  se  croit  fermement  l'héritier  légitime  de  la  maison 
de  Horn,  autant  du  moins  que  son  œil  peut  pénétrer  à  travers  le 
voile  mystérieux  qui  enveloppe  sa  naissance.  Il  est  plein  de  nobles 
qualités  et  devient  sincèrement  épris  d'Angélique.  Lorsque  sa  véri- 
table condition  est  dévoilée,  le  remords  qu'il  éprouve  d'une  fraude 
dont  il  a  été  complice  involontaire  le  rend  digne  de  pitié,  et  laisse 
même  planer  sur  lui  un  intérêt  assez  vif.  —  On  regrette  qu'une  hy- 
pothèse si  ingénieuse  soit  absolument  contraire  à  la  vérité  historique. 
La  préméditation  coupable  du  prétendu  comte  de  Horn  est  malheu- 
reusement un  fait  trop  avéré.  Au  surplus,  il  ne  survécut  que  peu 
d'années  à  son  imposture. 

Sous  le  coup  de  son  humiliation  et  de  sa  douleur,  Angélique 
éprouva  une  sorte  de  prostration  morale  facile  à  concevoir.  Son  es- 
prit se  refusait  à  créer;  les  pinceaux  vacillans  s'échappaient  de  sa 
main  débile;  l'atelier,  silencieux  et  solitaire,  était  comme  veuf  de 
l'artiste,  dont  la  présence  l'animait  tant  jadis.  Lorsque  la  perfidie,  la 
trahison ,  l'imposture,  vous  cernent  de  toutes  parts,  lorsque  le  dégoût 
des  choses  humaines  vous  monte  au  cœur,  la  sensibilité,  surexcitée 
outre-mesure,  laisse  l'intelligence  inerte.  Le  moyen  de  s'intéresser  à 


10G  HEVUE   DE   PARIS. 

des  faits  étrangers,  de  s'appliquer  froidement  à  des  combinaisons 
d'art  ou  de  science,  de  déduire  méthodiquement  des  idées  logiques, 
lorsque  la  sensation  d'un  mal  immense,  obsédant,  inéluctable,  nous 
tenaille  et  nous  mord?  Les  facultés  n'ont  plus  d'aptitude  que  pour 
sentir  et  se  souvenir;  l'énergie  qui  se  consume  à  souffrir,  l'imagina- 
tion qui  se  crée  perpétuellement  de  funèbres  fantômes,  n'ont  plus  de 
ressort  pour  se  mouvoir  dans  les  sphères  sereines  de  la  pensée.  Du 
moins  Angélique  put  replier  les  ailes  de  son  activité  pour  s'abriter 
exclusivement  dans  sa  douleur.  Rien  ne  la  poussait  irrésistiblement 
à  produire;  sa  position  était  assurée,  son  talent  avenu,  sa  réputation 
faite.  Elle  n'était  plus  à  cette  période  des  débuts  où  l'esprit,  agité, 
inquiet,  sans  cesse  en  haleine,  a  hâte  de  franchir  la  série  entière  des 
tentatives  pour  prendre  Ci.fisi  possession  de  son  domaine  définitif. 

A  cette  époque  environ  remonte  un  autre  incident  auquel  Angé- 
lique fut  très  sensible,  malgré  son  peu  d'importance.  Au  nombre  de 
ses  amis  était  un  jeune  seigneur  dont  la  ligure  gracieuse  et  poétique 
lui  avait  inspiré  l'idée  de  la  fixer  sur  la  toile.  11  y  avait  eu  à  cet  égard 
parole  donnée  et  reçue.  Le  jeune  seigneur  était  fort  partisan  du  ta- 
lent d'Angélique  et  très  porté  pour  sa  personne.  11  allait  partout, 
dans  les  salons,  les  ateliers,  les  bureaux  de  gazettes,  vantant  son  por- 
traitiste futur.  Un  jour  il  était  allé  tout  exprès  chez  Reynolds,  qu'il 
voyait  peu  d'ordinaire,  pour  s'extasier  sur  le  mérite  du  dernier  ta- 
bleau de  miss  Kauffmann.  Cependant  divers  obstacles  indépendans 
de  la  volonté  d'Angélique  avaient  retardé  l'exécution  du  portrait 
promis;  la  catastrophe  dont  elle  fut  victime  l'ajourna  indéfiniment. 
Non  pas  que  l'œuvre  ne  lui  parût  toujours  séduisante  à  tenter,  non 
que  les  traits  de  son  modèle  ne  lui  semblassent  toujours  dignes  de 
son  pinceau  :  c'était  elle,  au  contraire,  qui  craignait  maintenant 
d'être  inférieure  à  la  tache;  elle  s'était  pris  d'un  dégoût  invincible 
pour  tout  travail  appliqué,  la  douleur  paralysait  ses  forces.  Sans  en- 
trer dans  les  motifs  d'une  résolution  qui  n'avait  rien  d'injurieux  pour 
lui,  le  gentilhomme,  plus  aimable  et  spirituel  que  juste,  se  dépita. 
De  preneur  qu'il  était  auparavant  d'Angélique,  il  devint  son  détrac- 
teur implacable.  Non  content  de  déprécier  un  mérite  qu'il  estimait  et 
choyait  auparavant,  il  se  mit  à  incriminer  jusqu'à  la  vie  privée  de 
l'artiste.  Angélique  apprit  ces  menées  et  en  fut  sincèrement  affligée 
pour  leur  auteur  encore  plus  que  pour  elle-même.  Que  les  hommes 
sont  vains,  pensait-elle,  et  que  la  vanité  est  égoïste!  Harceler  pour 
les  satisfactions  d'un  chétif  amour-propre  une  pauvre  ame  malade  qui 
n'aspire  qu'au  repos,  quelle  cruelle  folie!  Ne  saurait-on  vivre  sans 


REVUE    DE   PARIS.  107 

la  gloriole  de  se  voir  reproduit  en  buste?  Après  tout,  les  peintres 
flatteurs  manquent-ils  en  ce  monde?  On  adule  pour  être  adulé,  et 
l'on  déprise  l'instrument  qui  nous  devient  inutile,  rien  de  plus  simple. 
Mais  peut-on  bien  se  démentir  si  ouvertement  soi-même,  et  brûler 
aujourd'hui  ce  qu'on  a  adoré  hier! 

Depuis  sa  mésaventure,  Angélique  s'était  retirée  du  monde;  elle 
ne  voyait  presque  plus  personne,  si  ce  n'est  de  temps  à  autre  les 
Reynolds,  et  le  peintre  vénitien  Antonio  Zucchi,  ami  et  commensal 
de  la  maison.  Ce  Zucchi  était  une  des  anciennes  connaissances  d'Italie 
du  vieux  Kauffmann.  Ils  avaient  formé  ensemble  à  Rome  une  liaison 
fort  intime,  malgré  la  disproportion  des  âges,  le  peintre  tyrolien 
ayant  bien  quelque  vingt-six  ans  de  plus  que  son  confrère  de  Venise. 
Établi  à  Londres  comme  paysagiste,  Zucchi  avait  su  y  amasser  une 
fortune  considérable  et  quelque  renom,  par  une  certaine  habileté  à 
peindre  avec  vérité  et  franchise  des  ruines  d'architeetere.  C'était  un 
artiste  de  la  plus  singulière  espèce,  grand  échafaudeur  de  systèmes, 
préoccupé  outre  mesure  de  grandiose,  de  naïveté,  de  profondeur,  et 
bavardant  théorie  à  merveille.  Il  eût  désespéré  ses  élèves  s'il  en  avait 
eu;  heureusement  on  ne  lui  en  connut  jamais  aucun.  Nul  artiste  ne 
fut  moins  propre  que  lui  à  faire  secte  par  son  pinceau.  —  Un  vaga- 
bondage perpétuel  d'idées  sans  résultat,  voilà  tout.  —  Il  démontrait 
fort  bien  aux  autres  ce  qu'était  le  beau,  mais  il  était  incapable  pour 
son  compte  d'en  réaliser  supérieurement  la  plus  mince  parcelle.  Que 
si,  après  l'avoir  entendu  pérorer  avec  éloquence,  il  vous  prenait  fan- 
taisie de  le  voir  à  l'œuvre,  il  fallait  fort  en  rabattre,  et  si  votre  imagi- 
nation avait  pris  le  vol,  elle  risquait  de  faire  une  chute  complète. 
Ainsi  arriva-t-il  à  Winckelmann ,  qui  n'éprouva  jamais  de  plus  grande 
mystification  en  sa  vie.  Notre  homme  étalait  sous  vos  yeux  de  nom- 
breux échantillons  de  ses  ouvrages  (car  il  était  très  fécond  )  :  un  pan 
de  mur,  puis  un  autre;  de  la  pierre,  toujours  de  la  pierre;  nulle  ex- 
cursion hors  du  règne  minéral.  —  Au  lieu  d'un  peintre  vous  aviez  un 
sermonneur.  —  Au  demeurant,  excellent  homme,  serviable,  facile, 
toujours  dispos  et  content,  d'une  sérénité  rafraîchissante,  prenant 
feu  à  tout  propos,  improvisant  sur  tout  sujet  sans  scrupule,  franc 
quoique  démonstratif,  et,  ce  qui  est  plus  rare,  aussi  accommodant 
sur  ses  idées  que  peu  despotique  dans  sa  faconde. 

Quand  Angélique  fut  revenue  de  son  premier  étourdissement, 
elle  chercha  à  se  prémunir  contre  les  suites  possibles;  elle  chercha 
dans  la  résignation  l'oubli  de  sa  peine.  Le  travail  amortit  les  der- 
niers aiguillons  du  mal,  et  le  temps,  peu  à  peu,  cicatrisa  la  blessure. 


108  REVUE   DE   PARIS. 

Sa  main  long-temps  oisive  reprit  les  pinceaux,  qui  voltigèrent  de 
plus  belle  sur  la  toile  aussitôt  convertie  en  guinées.  La  renommée, 
cette  fée  capricieuse,  redoubla  de  sourires  pour  Angélique.  Elle  fut 
inscrite  avec  une  sorte  de  solennité  sur  le  registre  des  membres  de 
la  société  royale  de  peinture  de  Londres.  Bien  des  consolations  lui 
arrivèrent  sous  forme  d'hommages:  elle  se  vit  chantée  à  la  fois  par 
Klopstock  et  par  Gessner,  à  qui  elle  envoya,  en  échange  de  leurs 
vers,  de  gracieux  tableaux. 

Cependant  cette  femme  éprise  d'idéal,  préoccupée  essentiellement 
d'art,  ignorante  d'une  vie  qui  l'avait  si  cruellement  éprouvée,  ne 
pouvait  rester  en  butte,  comme  un  roseau  fragile,  à  tous  les  souffles 
meurtriers  du  dehors;  il  fallait  un  tuteur  à  cet  arbuste  qui  venait 
de  ployer  si  douloureusement  sous  la  rafale.  Un  bon  et  honnête 
mari  était  le  meilleur  redresseur  possible  des  torts  de  la  destinée. 
Qui  mieux  que  lui  pouvait  prendre  à  son  compte  les  soins  fastidieux 
et  les  mille  fardeaux  assujettissans  que  rejetaient  les  frêles  épaules 
d'Angélique?  Ses  amis  la  pressaient.  Que  faire?  L'illusion  brillante 
et  légère  s'était  enfuie  à  tire  d'ailes,  l'âge  mur  s'avançait  avec  son 
pied  de  plomb,  la  saison  des  enchantemens  et  des  amours  était 
passée;  elle  savait  Irop  les  embûches  perfides  que  tend  l'orgueil  à  la 
crédulité  humaine;  mieux  valait  encore  le  calme  plat  que  la  tour- 
mente. Angélique  jugea  d'un  coup  d'oeil  sa  situation:  en  femme  de 
sens,  elle  prit  bravement  son  parti,  et  but  sans  sourciller  jusqu'au 
fond  le  calice  amer.  En  d'autres  termes,  elle  épousa  le  bouillant  et 
grotesque  Zucchi,  lequel,  par  parenthèse,  était  ennemi  outré  du  ma- 
riage; mais  il  daigna  se  convertir  pour  les  beaux  yeux  d'Angélique. 
La  raison,  l'estime,  l'amitié,  par-dessus  tout  le  désir  de  complaire  au 
bonhomme  Kauffmann,  unirent  ces  deux  êtres,  que  la  nature  avait 
faits  si  peu  semblables. 

Angélique  avait  été  fort  malade  et  comme  entre  la  vie  et  la  mort. 
A  travers  une  convalescence  lente,  mille  affaires  à  régler  et  bien  des 
embarras  de  toute  sorte,  douze  années  s'étaient  écoulées  du  premier 
mariage  au  second.  L'Angleterre  n'avait  jamais  été,  aux  yeux  d'An- 
gélique, qu'un  pays  de  passage;  Rome  lui  apparaissait  au  loin  comme 
le  terme  de  sa  vie  bohémienne  et  le  but  suprême  de  son  pèlerinage 
d'artiste.  C'est  là  qu'elle  voulait  mourir.  Les  infirmités  de  son  père 
réclamaient  un  ciel  plus  clément;  Zucchi  n'était  pas  fâché  de  revoir 
sa  chère  Italie,  où  les  vieux  pans  de  mur  foisonnent.  Cinq  jours  après 
la  célébration  du  mariage,  les  deux  époux  s'embarquèrent  pour  Os- 
tende,  d'où  ils  gagnèrent  Venise.  C'est  là  qu'Angélique  (on  l'appela 


REVUE  DE   PARIS.  109 

toujours  de  son  nom  de  fille)  composa  pour  un  riche  Anglais  son 
beau  tableau  de  Léonard  de  Vinci  expirant  dans  les  bras  de  Fran- 
çois I". 

De  Venise,  elle  se  rendit  à  Naples,  puis  revint  à  Rome,  où  elle  se 
fixa  définitivement.  Rome  était  alors  le  dernier  asile  des  beaux-arts 
expirans  :  les  travaux  de  Raphaël  Mengs  opposaient  seuls  une  bar- 
rière à  la  décadence  partout  imminente.  Angélique,  qui  avait  autant 
de  pureté  de  goût  avec  plus  d'élan  et  d'imagination  que  le  célèbre 
Allemand,  renoua  les  saines  traditions  que  la  mort  récente  de  cet 
artiste  venait  d'interrompre.  Elle  développait  ses  préceptes,  ses  théo- 
ries, dans  de  spirituelles  conversations  dont  la  trace  s'est  malheureu- 
sement perdue;  mais  il  reste  assez  de  tableaux  d'Angélique  pour 
attester  l'excellence  de  ses  prédications,  moins  stériles  que  celles  de 
Zucchi.  On  peut  citer,  entre  autres,  les  deux  tableaux  qu'elle  peignit, 
peu  de  temps  après  son  retour  à  Rome,  pour  l'empereur  Joseph  II, 
l'un  représentant  Arminius  vainqueur  des  légions  de  Yarus,  l'autre 
la  Pompe  funèbre  par  laquelle  Enée  honore  la  mort  de  Pal/as. 

Nous  n'avons  en  France  qu'un  très  petit  nombre  de  tableaux  sortis 
de  la  main  d'Angelica  Kauffmann.  Elle  n'y  est  guère  connue  que  par 
les  estampes  que  les  graveurs  anglais  ou  autres  ont  multipliées  d'après 
ses  plus  beaux  ouvrages  et  répandues  dans  toute  l'Europe.  Elle  pei- 
gnit également  le  portrait  et  l'histoire,  mais  excella  surtout  dans  le 
portrait.  Bartolozzi  est  celui  de  tous  ses  traducteurs  qui,  selon  l'opi- 
nion unanime,  a  le  plus  habilement  reproduit  le  caractère  et  la  ma- 
nière des  originaux. 

Si  l'on  en  juge  d'après  la  gravure,  le  trait  dominant  du  talent 
d'Angélique  était  quelque  chose  de  semblable  à  cette  surabondance 
de  grâce  qui  éclate  dans  Raphaël.  Ses  airs  de  tête  sont  entre  la  divine 
et  majestueuse  beauté  des  figures  du  Guide  et  l'amabilité  un  peu 
molle  et  légère  de  l'école  de  l'Albane  ou  du  Corrège.  Peu  d'énergie 
sans  beaucoup  d'élégance  et  de  noblesse,  tel  est  au  premier  coup 
d'œil  le  caractère  de  son  style  dans  le  dessin.  Ses  personnages  man- 
quent de  cette  vie  intérieure  et  puissante  qui  renfle  et  détermine 
fièrement  tous  les  contours.  Il  y  a  dans  ses  guerriers,  par  exemple, 
je  ne  sais  quel  aspect  efféminé  et  doux  qui  exclut  toute  idée  d'audace 
belliqueuse  et  d'intrépidité  féroce.  Angélique  a  évité  autant  que  pos- 
sible les  scènes  fortes  et  terribles  dans  lesquelles  son  talent  se  trou- 
vait dépaysé;  mais,  dans  les  compositions  d'un  médiocre  développe- 
ment et  d'un  caractère  calme,  dans  les  sujets  non  épiques,  elle  est 
tout  entière  elle-même,  c'est-à-dire  pleine  de  tendresse  et  d'une 


110  REVUE   DE   PARIS. 

grâce  inexprimable.  Il  était  dans  sa  nature  de  rendre  les  phénomènes 
mystiques  de  béatitude,  d'extase,  d'adoration,  en  un  mot,  tout 
l'ordre  admirable  des  faits  et  des  sentirnens  religieux.  Sa  manière 
comme  coloriste  se  modiQa  graduellement  dans  le  cours  de  ses 
voyages  et  de  ses  études;  dans  ses  derniers  tableaux ,  elle  est  plus 
franche,  moins  brillante  et  plus  vigoureuse.  Sa  touche  était  large, 
savante,  et  c'était  au  jeu  du  pinceau  que  la  femme  se  trahissait  le 
moins.  Elle  avait  aussi  l'ordonnance  pittoresque,  la  science  du 
groupe,  l'art  d'ajuster  les  figures.  «  Vos  personnages,  lui  disait  un 
de  ses  admirateurs  les  plus  compétens,  pourraient  marcher  sans  dé- 
ranger leurs  vôtemens.  »  Un  peu  d'indécision  les  déparait  toutefois  : 
soit  qu'ils  fussent  à  l'état  de  mouvement  ou  de  repos,  ils  ne  pres- 
saient pas  la  terre  d'un  pied  assez  ferme.  —  Moins  asservie  au  joug 
classique  de  son  temps,  Angélique  eût  cherché  sans  doute  à  mettre 
plus  d'accord  entre  le  choix  de  ses  sujets  et  la  tendance  dominante 
de  son  inspiration.  On  regrette  que,  rejetant  l'attirail  de  l'Olympe  et 
la  friperie  mythologique,  elle  n'ait  point  dirigé  plus  souvent  son  essor 
vers  l'empyrée  des  chrétiens;  elle  eût  pu  y  rencontrer  des  tableaux 
dignes  de  ses  modèles. 

Son  pinceau  ne  s'amollit  du  moins  jamais  jusqu'à  l'expression  ero- 
tique, et  n'avait  garde  de  s'abaisser  où  l'art  sévère  ne  descend  point; 
l'instinct  pudique  de  la  femme  lui  servait  de  guide.  Angélique  ne 
peignit  que  des  attitudes  contenues  et  des  voluptés  chastes.  Le  goût 
équivoque  d'un  Mécène  lui  voulait-il  faire  violence  et  la  difficulté 
était-elle,  de  s'abstenir  absolument,  Angélique  s'en  tirait,  faute  de 
mieux,  par  l'esprit;  l'effet  risqué  était  éludé  avec  adresse.  Le  nu 
immodeste  se  dérobait  sous  sa  main,  et  la  nymphe  que  vous  alliez 
surprendre  à  l'instant  le  plus  périlleux  de  sa  toilette  se  couvrait  à  la 
hâte  d'un  voile  blanc. 

De  nouveaux  malheurs  vinrent  marquer  les  dernières  années  d'An- 
gélique. En  1795  mourut  son  fidèle  Zucchi,  et  peu  de  temps  après 
elle  perdit  presque  toute  sa  fortune.  En  femme  honnête,  elle  regretta 
plus  son  mari  que  son  argent.  Du  moins  la  Providence  ne  lui  ôtait 
pas  tout,  elle  lui  laissait  les  deux  mains  pour  tenir  vaillamment  les 
pinceaux;  elle  songeait  qu'elle  n'avait  pas  toujours  été  riche  et  tâchait 
de  se  borner  à  un  train  plus  modeste  :  «  L'indigence  ne  m'épou- 
vante pas,  disait-elle,  mais  l'isolement  me  tue.  »  C'est  qu'il  fallait  à 
Angélique  la  vie  du  monde,  le  doux  commerce  de  l'artiste  en  société, 
à  côté  de  l'atelier  le  salon,  et  après  le  travail  la  causerie.  Accoutumée 
au  perpétuel  entourage  d'un  essaim  d'admirateurs  et  d'amis,  le  vide 


REVUE   DE   PARIS.  111 

l'effrayait.  Son  ame  n'était  ni  assez  ferme  ni  assez  sereine  pour  ha- 
biter sans  vertige  les  cimes  de  la  rêverie  et  pour  se  sonder  à  toute 
heure  sans  trouble. 

Lors  de  la  conquête  d'Italie  et  de  l'occupation  de  Rome  par  les 
Français,  Angélique  s'alarma  un  instante  l'idée  de  voir  son  repos 
compromis  et  sa  solitude  troublée.  Les  troupes  étant  fort  nombreuses, 
on  avait  dû  les  répartir  chez  tous  les  habitans  sans  distinction.  Les 
armes  bruissaient  partout  pesamment  sur  le  pavé  de  la  ville,  et  l'ap- 
pareil hostile  menaçait  d'envahir  le  sanctuaire  des  arts.  Heureuse- 
ment notre  vieille  galanterie  n'avait  pas  abdiqué,  les  soldats  français 
n'étaient  pas  des  Vandales.  En  sa  double  qualité  de  femme  et  d'ar- 
tiste, Angélique  obtint  du  général  Lespinasse  une  franchise  de  loge- 
ment de  gens  de  guerre.  Touchée  de  ce  procédé,  elle  ne  voulut  pas 
être  en  reste  :  galanterie  pour  galanterie.  Les  pinceaux  rendirent  à 
l'épée  l'hommage  qu'ils  en  avaient  reçu  ;  l'artiste  fit  le  portrait  du 
général. 

Angélique  avait  coutume  de  transcrire  au  fur  et  à  mesure  une  foule 
de  réflexions  qui  lui  venaient  à  l'esprit  pendant  qu'elle  travaillait, 
réflexions  humbles,  sensées,  tristes  le  plus  souvent,  comme  toutes 
celles  qui  émanent  d'un  cœur  ulcéré  ou  d'une  raison  vacillante.  Elle 
les  jetait  négligemment  sur  des  feuillets  détachés  dont  un  petit 
nombre  nous  est  parvenu.  Une  de  ces  pages,  datée  de  1801,  portait 
entre  autres  choses  :  «  Un  jour  que  je  trouvais  difficilement  à  expri- 
mer dans  la  tête  de  Dieu  le  père  ce  que  je  sentais,  je  dis  en  moi- 
même  :  —  Je  ne  veux  plus  tenter  d'exprimer  des  choses  supérieures 
à  l'imagination  humaine,  je  réserve  cette  entreprise  pour  le  moment 
où  je  serai  dans  le  ciel,  si  cependant  au  ciel  on  fait  de  la  peinture.  » 
Défiance  charmante  et  qui  fera  sourire  bien  des  superbes  de  nos  jours. 

Les  biographes  font  d'ordinaire  grand  étalage  des  hommages  prin- 
ciers ou  autres  décernés  à  l'objet  de  leur  fade  panégyrique.  Nous- 
même  avons  eu  la  faiblesse  de  transcrire  quelques-uns  de  ces  détails 
qui  se  reproduisent  à  peu  près  les  mêmes  dans  la  vie  de  la  plupart 
des  artistes.  Qu'Angélique  ait  été  patronée  par  des  lords  vaniteux  ou 
oisifs,  qu'elle  ait  été  mandée  à  la  cour  d'Angleterre  ou  visitée  dans 
son  atelier  par  la  reine  de  Sardaigne,  Clotilde,  qu'importe  après  tout? 
Pour  qui  l'honneur  dans  ces  rapports  fastueux,  si  ce  n'est  pour  le 
protecteur,  qui  s'épure  au  contact  du  protégé?  Angélique  se  montra 
toujours  plus  embarrassée  que  touchée  de  semblables  démarches.  Ni 
les  vaines  adulations  des  grands,  ni  le  souffle  plus  caressant  de  l'ad- 
miration populaire,  ne  purent  ranimer  une  ardeur  qui  s'éteignait  clans 


112  REVUE   DE   PAUIS. 

les  regrets.  —  Le  5  novembre  1807,  elle  mourut  d'une  maladie  de 
langueur.  —  Le  7,  elle  fut  inhumée  à  Saint-André  délie  Frate;  les 
académiciens  de  Saint-Luc  assistèrent  à  ses  funérailles.  Comme  à 
celles  de  Raphaël,  on  porta  derrière  son  corps  ses  deux  derniers  ta- 
bleaux; on  avait  aussi  placé  sur  le  cercueil  sa  main  droite  moulée  en 
plâtre,  dans  l'attitude  où  elle  tenait  le  pinceau. 

C'est  une  destinée  bien  singulière,  on  le  voit,  que  celle  d'An- 
gelica  Kauffmann.  Jeune,  belle,  aimable,  douée  par  la  nature  avec 
la  plus  rare  prédilection,  consacrée  à  la  plus  charmante  des  occupa- 
tions humaines,  recherchée,  célébrée  par  les  plus  illustres  de  ses  con- 
temporains, elle  a  paru  posséder  tout  ce  qu'on  peut  souhaiter  en  ce 
monde.  Il  y  a  toutefois  comme  une  ligne  faussée  et  brisée  dans  sa 
vie.  Que  lui  a-t-il  manqué?  Rien  qu'une  simple  chose,  à  savoir  ce 
bien  capricieux,  arbitraire,  insaisissable,  fugitif,  produit  inique  du 
hasard,  ici  rare,  là  abondant,  qu'on  nomme  le  bonheur.  La  candeur 
d'Angélique  la  livre  sans  défense  à  toutes  les  tentatives  de  la  four- 
berie; elle  trébuche  et  succombe  aux  pièges  mômes  qne  lui  tendent 
son  talent  et  sa  beauté.  Le  monde  est  ainsi  fait,  que  les  plus  lâches 
instincts  ne  cessent  de  l'asservir.  S'il  y  a  quelque  part  une  créature 
douce,  timide,  inoffensive,  dénuée  d'appui,  accessible  à  toutes  les 
émotions  et  à  toutes  les  douleurs  humaines,  c'est  sur  elle  que  le  mé- 
chant fondra  comme  un  vautour.  On  rampe  devant  le  puissant  qui 
impose,  on  n'est  fort  et  arrogant  qu'envers  le  faible  dont  on  n'a  rien 
à  craindre.  La  faiblesse  innocente  a  toujours  été  la  proie  du  vice  et 
de  la  perversité.  C'est  à  elle  que  les  ambitieux  déçus  font  expier 
l'amertume  de  leur  ressentiment  et  de  leurs  mécomptes. 

Dessalles-Régis. 


L'OBERLAND. 


i. 

DC  VAL  DE  RUZ  A  LA  WENGERX-ALP. 


Pendant  que  les  chevaux  de  la  diligence  de  Neuchâtel  reprenaient 
haleine  avant  que  de  gravir  la  dernière  pente  du  Jura,  nous  prîmes 
les  devans,  mon  compagnon  et  moi ,  afin  d'apercevoir  plus  tôt  et  de 
contempler  plus  long-temps  les  lacs,  les  vallées  et  les  montagnes  de 
la  Suisse.  La  crête  de  la  Tête  de  Rang  devait  être  le  terme  de  notre 
promenade,  et  nous  nous  proposions  d'attendre  là  une  voiture  des- 
tinée à  nous  reconduire  aux  Brenets. 

Il  n'était  guère  plus  de  midi;  le  ciel  était  profond,  le  sol  blanc  et 
rugueux,  la  chaleur  piquante.  —  Tu  verras,  disait  chemin  faisant 
mon  ami  B...,  qui  compose  de  la  musique  et  qui  par  cette  raison 
parle  toujours  de  peinture,  tu  verras  que  ces  immenses  panoramas 
sont  au-dessous  de  leur  réputation.  Ils  sont  trop  vastes,  le  point  de 
vue  est  trop  élevé,  l'air  trop  vaporeux ,  les  distances  sont  trop  extra- 
vagantes. Ce  n'est  rien  pour  l'artiste. 

—  Tant  pis  pour  l'artiste,  répliquai-je. 


114  REVUE   DE   PARIS. 

Au  fond ,  j'étais  contrarié  de  me  borner  à  voir  les  Alpes  comme 
Moïse  a  vu  la  terre  promise;  puis,  l'idée  de  coucher  une  seconde 
fois  dans  la  meilleure  auberge  des  Brenets  m'alarmait  un  peu.  Les 
lits  que  l'on  vous  offre  aux  Brenets  sont  dépourvus  de  couverture: 
un  édredon  de  soie,  insufflé  d'un  léger  nuage  de  plume,  est  bordé 
par  le  repli  supérieur  du  drap  (il  n'y  a  qu'un  drap);  ce  drap  et  l'édre- 
don  sont  tout  juste  aussi  larges  que  la  couchette,  mais  la  longueur 
de  la  toile  est  insuffisante;  l'oreiller,  le  traversin  sont  inconnus.  Dès 
qu'on  essaie  de  se  mouvoir  dans  ce  sac  où  l'on  a  les  jambes^  reployées, 
l'édrcdon  s'envole  et  vous  laisse  transi.  Ajoutons  que  les  nuits,  dans 
le  Jura,  sont  fraîches  et  que  les  croisées  laissent  pénétrer  un  brouil- 
lard sombre  qui  rougit  autour  des  flambeaux. 

Donc ,  durant  la  longue  nuit  que  nous  avions  passée  aux  Brenets, 
on  s'était  fort  agité  et  l'on  avait  maugréé  beaucoup  dans  notre 
chambre  à  deux  lits.  A  la  fin,  nous  tirâmes  au  sort  à  qui  se  compo- 
serait une  couche  avec  l'ensemble  du  mobilier.  La  victime  du  sort 
devait  s'habiller  et  se  distraire  de  son  mieux.  Ce  rôle  m'échut  en 
partage.  La  fenêtre  avait,  en  guise  de  persienne,  un  volet  de  bois 
d'une  seule  pièce;  je  l'ouvris  et  m'aperçus  que  l'aube  commençait. 
De  grands  nuages  bleus  serpentaient  parmi  les  sapins,  l'eau  du  lac 
de  Chaillexon  semblait  couverte  de  duvet,  et  je  distinguais  quelques 
échappées  de  paysage  dans  les  trouées  du  brouillard.  Au  loin ,  sur 
l'autre  rive,  se  dentelaient  les  ruines  du  village  de  Villers,  incendié 
récemment,  et  déjà,  sur  le  pont  voisin,  un  voyageur  chevauchait 
enveloppé  d'un  manteau  gris. 

Dès  que  le  soleil  transperça  de  ses  dards  d'argent  les  flocons  de  la 
brume,  j'appelai  mon  voisin,  qui  ne  dormait  pas,  et  nous  quittâmes  ce 
toit  hospitalier.  Nous  rejoignîmes  au  Locle  la  poste  de  Neuchàtel, 
qui  nous  conduisit  à  la  crête  des  chaînes  du  Jura,  que  B...  ne  vou- 
lait pas  dépasser,  sous  prétexte  qu'il  avait  déjà  fait  trois  fois  le  tour 
de  la  Suisse  allemande.  Quant  à  moi ,  la  curiosité  m'attirait  en  avant, 
le  souvenir  des  Brenets  me  poussait  par  derrière,  et  nous  marchions 
assez  taciturnes. 

Ces  dernières  montées  du  Jura  sont  sévères  et  rébarbatives;  plus 
le  verdure,  plus  de  troupeaux,  plus  de  pâtres  pensifs  au  milieu  des 
prairies,  plus  de  chaumières.  On  croirait  que  le  vent  corrosif  de  la 
montagne  a  tout  balayé.  A  chaque  instant  je  m'attendais  à  atteindre 
la  croupe,  puis  un  mamelon  se  dressait  peu  à  peu;  ce  premier  plan , 
posé  contre  le  ciel,  se  reproduisait  impitoyablement.  Enfin  il  s'a- 
baissa, nos  yeux  parvinrent  à  la  hauteur  de  la  ligne,  les  plaines 


REVUE   DE   PARIS.  115 

d'azur  s'étendirent  immenses  devant  nous,  un  air  bruyant  nous  ca- 
ressa l'oreille,  un  monde  inconnu  se  déroula  tout  à  coup,  fantastique 
et  vaporeux  comme  un  rêve. 

Les  lointains,  qui  tout  d'abord  s'emparent  de  l'attention,  étaient 
d'un  ton  si  diaphane,  leurs  formes  étaient  si  mollement  estompées, 
que  l'on  craignait  de  les  voir  se  dissiper  au  souffle  de  la  brise.  Ce- 
pendant ils  étaient  composés  de  blocs  énormes  et  d'un  aspect  impo- 
sant. C'étaient  les  Alpes  bernoises,  pics  tumultueusement  groupés, 
et  nuancés  de  rose,  de  gris,  de  violet;  les  glaciers  de  l'Oberland 
couronnent  ces  montagnes,  tels  qu'un  diadème  de  métal  au  centre 
duquel  s'élance  la  Yungfrau  terminée  par  un  triangle  qui  resplen- 
dissait comme  un  diamant.  Plus  bas  des  plaines  d'un  vert  sombre , 
entrecoupées  de  flaques  miroitantes;  plus  près  encore,  le  lac  de  Neu- 
chàtel d'un  ton  d'ardoise,  entouré  d'un  collier  de  petits  rocs  ciselés 
finement  et  incrustés  de  villes  et  de  bourgades.  La  chaîne  qui  nous 
servait  de  piédestal  accusait  durement  ses  aspérités  sous  le  feu  du 
soleil;  elle  s'étendait  à  droite  et  à  gauche  comme  un  ourlet  d'un  jaune 
clair,  et  les  talus ,  verdissant  peu  à  peu,  se  teintaient  en  s'approchant 
de  l'humidité  des  bois.  Ces  ombrages ,  qui  obscurcissent  le  Chas- 
serai et  d'autres  croupes  voisines,  sont  moins  sévères  à  mesure 
qu'ils  s'éloignent  du  ciel;  ils  passent  à  des  nuances  tendres  aux 
abords  du  val  de  Ruz,  que  le  Seyon  arrose  et  fertilise;  c'est  le  pre- 
mier et  l'un  des  plus  jolis  des  vallons  de  la  Suisse;  son  apparition,  du 
haut  de  ces  crêtes,  invite  à  descendre  le  revers  du  Jura. 

A  nos  pieds  rampait  le  chef-lieu  du  canton  de  Neuchàtel,  une  ville 
énorme  indiquée  par  une  myriade  de  taches  brunes,  carrées  et  poin- 
tues; nous  l'eussions  écrasée  d'un  coup  de  talon.  Sur  la  droite,  et 
presque  derrière  nous,  le  mont  Blanc  s'enfonçait  dans  les  cieux.  Il 
était  vert-pomme. 

Quant  aux  pics  neigeux  de  l'Oberland,  la  ligne  en  était  aussi  pure 
que  les  nuances  en  étaient  vaporeuses,  et  ils  s'élançaient  si  formi- 
dables qu'ils  paraissaient  prêts  à  fondre  sur  le  Jura  et  à  l'ensevelir. 
Le  pied  verdissant  des  Alpes  était  donc,  par  un  singulier  jeu  de  la 
lumière,  plus  éloigné  que  leur  cime,  et  cette  muraille  splendide  sur- 
plombait en  apparence  de  plusieurs  lieues. 

Dès  que  je  pus  reprendre  la  parole  : 

—  Si  nous  descendions  jusqu'à  Neuchàtel?  demandai-je  humble- 
blcment  à  B.... 

—  Si  tu  vas  à  Neuchàtel,  reprit-il,  tu  voudras  pousser  jusqu'à 
Thun ,  jusqu'aux  sources  du  Rhône,  jusqu'à  Milan ,  jusqu'à  Venise... 


116  REVUE  DE  PARIS. 

—  On  pourrait  du  moins  aller  à  Berne. 

—  A  quoi  bon?  Des  paysages  impossibles,  d'un  ton  faux... 

—  Vengeance  de  rapins. 

—  D'un  vert  cru... 

—  Je  sais  qu'ils  sont  trop  verts,  que  le  créateur  n'a  pas  su  les  pro- 
portionner aux  albums,  que  les  artistes  ont  raison,  que  la  nature  a 
tort,  et  qu'on  aurait  dû  tailler  ces  Alpes  en  buttes,  les  coiffer  de 
moulins  à  vent,  roussir  les  prairies,  et  bituminer  les  lacs. 

—  Tu  ne  comprends  rien  à  la  question  d'art.  Conviens  toutefois 
que  ce  pays,  épuisé  par  les  voyageurs,  ne  saurait  fournir  matière  à 
des  pages  neuves  et  originales? 

—  Il  est  deux  objets  qui  ont  défrayé  les  poètes  bien  davantage  :  l'un 
c'est  la  femme,  l'autre  c'est  l'homme,  et  il  est  présumable  que  l'on 
en  causera  encore  quelque  peu,  malgré  l'ancienneté  du  sujet. 

—  Soit,  les  mœurs,  les  caractères  sont  fort  diversifiés,  tandis  que 
les  Alpes  sont  immuables. 

—  Il  s'agit  bien  des  Alpes  !  Il  s'agit  des  combinaisons  de  la  pensée, 
qui  sont  infinies;  tout  est  nouveau  et  tout  est  vieux,  mais  la  nature 
est  inépuisable  pour  nous,  et  tant  qu'il  subsistera  deux  êtres,  il  y 
aura  plus  d'une  manière  de  voir,  de  sentir  et  d'exprimer.  Pourquoi 
donc  un  pays  serait-il  plus  usé  qu'un  autre  pays?  Pourquoi  veux-tu 
que  l'Oberland  ait  perdu  son  prestige?  Si  je  disais  sur  ce  point  toute 
ma  pensée... 

—  Dis  :  il  souffle  assez  de  vent  pour  emporter  tes  paroles. 

—  Eh  bien  !  j'ai  remarqué  que  les  écrits  dont  la  Suisse  est  le  pré- 
texte donnent  une  médiocre  envie  de  la  parcourir,  et  qu'après  l'avoir 
vue  on  désire  la  revoir  :  d'où  je  conclus  que  les  artistes  sont  plus 
coupables  que  le  pays.  Loin  d'être  trop  connu,  ce  dernier  ne  l'est 
donc  pas  assez  encore;  l'étude  est  neuve  et  à  peine  ébauchée.  Que 
t'en  semble?  irons-nous  jusqu'à  Berne? 

En  ce  moment  la  voiture  nous  rejoignit.  —  Voilà  ton  sac  de  voyage 
et  la  bourse  commune,  reprit  mon  compagnon;  va  dans  l'Oberland; 
moi,  je  retourne  coucher  aux  Brenets. 

Nous  jetâmes  ensemble  un  long  regard  sur  ces  vieilles  Alpes  trop 
vertes,  et  B....  s'écria  naïvement  :  — Tu  es  bien  heureux  d'aller  voir 
ces  belles  choses  1 

Là-dessus  il  s'éloigna.  Je  le  revis  de  loin,  qui  cheminait  les  mains 
dans  ses  poches,  avec  son  sac  sur  l'épaule  gauche,  et  la  crête  du  Jura 
se  redressa  comme  un  mur  entre  nous  deux.  J'oubliai  que  nous 
a\ions  pitoyablement  fait  les  raisonneurs  en  présence  de  la  majesté 


REVUE  DE  PARIS.  117 

des  créations  divines,  et  je  vous  prie,  lecteur,  de  ne  pas  trop  vous  en 
souvenir.  Quelques  heures  plus  tard,  j'étais  àNeuchâtel. 

Les  débuts  ne  furent  pas  poétiques.  Séduit  par  la  perspective  des 
lointains,  j'avais  résolu  de  me  loger  de  manière  à  les  avoir  sous  mes 
fenêtres.  L'hôtel  des  Alpes  seul  est  situé  de  manière  à  procurer  cette 
satisfaction.  C'est  une  superbe  maison,  accommodée  à  la  parisienne. 
A  peine  sur  le  seuil,  je  fus  entouré  d'un  essaim  de  petits  messieurs 
en  habit  noir,  rasés  tout  frais,  et  coiffés  à  l'anglaise;  ils  parlaient  di- 
verses langues.  L'un  me  délivra  de  mon  bâton,  tandis  qu'un  autre 
enlevait  mon  sac  et  qu'un  troisième  tenait  mon  chapeau  de  paille 
cousue,  pendant  que  son  voisin  m'aidait  à  retirer  ma  blouse  de  co- 
tonnade bleue.  J'avais  grande  pudeur,  en  ce  costume,  de  m'entendre 
traiter  avec  tant  de  civilité  par  des  personnes  si  bien  vêtues;  mais, 
en  Suisse,  les  habits  propres  sont  une  livrée;  la  netteté  des  mains  et 
l'éclat  des  chaussures  sont  un  signe  de  vasselage.  La  salle  à  manger 
contenait  trois  fois  plus  d'Anglais  que  je  ne  voudrais  en  voir  en  toute 
ma  vie;  il  y  en  avait,  je  pense,  jusqu'à  trois,  tout  autant.  Ils  mar- 
chaient sur  le  talon,  le  nez  au  vent,  et  n'échangeaient  pas  une 
syllabe. 

Pendant  qu'on  mettait  le  dîner  sur  table,  je  considérai,  en  faisant 
le  tour  de  la  salle,  plusieurs  lithographies  représentant  des  panoramas 
de  la  Suisse,  dans  le  lointain  desquels  on  voit  de  grands  numéros 
relatifs  à  diverses  explications  écrites  au  bas  de  la  vignette.  La  Yung- 
frau  portait  sur  son  triangle  un  gros  4  ;  chacun  des  détails  de  ces 
poétiques  paysages  était  numéroté  de  la  sorte,  et  l'on  pouvait 
s'étonner  de  lire  un  chiffre  situé  à  douze  ou  quinze  lieues  du  premier 
plan.  Il  y  avait  aussi  des  vues  d'auberges  aux  innombrables  volets 
entr'ouverts,  avec  le  tarif  des  cuisines  en  marge,  et  de  grands  éloges 
de  l'original  au  bas  de  la  copie.  Cet  avant-goût  des  plaisirs  de  la 
route  donne  quelque  envie  de  retourner  sur  ses  pas. 

Après  le  repas,  ces  mécomptes  furent  oubliés.  Le  soleil  couchant 
jetait  sur  le  lac  un  réseau  d'or  d'un  si  beau  vermeil ,  les  Alpes  étaient 
d'un  ton  si  tendre,  leurs  pics  étaient  d'un  si  joli  rose,  l'eau  qui  ve- 
nait de  caresser  les  roches  lointaines  de  Port-Alban  revenait  mou- 
tonner à  mes  pieds  avec  un  si  aimable  murmure,  les  cieux  offraient 
de  si  douces  nuances,  les  oisillons  voletaient  en  chantant  dans  les 
arbres  du  voisinage  avec  tant  de  gaieté,  l'air  était  si  chaudement  en- 
luminé par  le  crépuscule,  le  bleu  des  ombres  était  si  profond,  si 

TOME  XIV.      FÉVRIER.  9 


118  REVUE   DE   PARIS. 

finement  glacé  d'iris,  tant  de  bonheur  et  de  calme  rayonnait  sur  la 
nature,  tout  ce  qui  vit  avait  l'air  si  fort  enivré  de  l'existence,  que  je 
regrettais  de  ne  pouvoir  nager  dans  les  airs,  dans  les  ondes,  de  ne 
pouvoir  toucher  à  la  fois  à  tous  les  points  de  cet  horizon  immense  et 
merveilleux.  Un  peu  avant  la  nuit,  je  quittai  l'allée  d'arbres  aux 
noires  silhouettes  sous  lesquels  miroite  l'eau  vive  du  lac  en  souriant 
aux  ombrages,  et,  par  un  escalier  ténébreux  encadré  de  vieilles  mu- 
railles, je  gagnai  le  haut  de  la  ville. 

Une  plate-forme  plantée  de  gros  tilleuls  conduit  à  la  porte  de  la 
cathédrale.  Il  faisait  presque  nuit.  Entre  les  glaciers  éteints,  à  demi 
noyés  dans  le  firmament,  et  les  toits  hérissés  de  la  ville  basse,  on  ne 
distinguait  presque  plus  rien.  J'entrai  dans  l'église,  dont  les  dalles 
étaient  zébrées  de  bancs  de  sapin  fort  bas  :  les  couleurs  des  vitraux 
étaient  confondues;  ça  et  là,  dans  le  chœur,  serpentaient  dessillons 
d'un  éclat  métallique,  arabesques  d'or  ou  d'argent,  dont  on  ne  pou- 
vait suivre  les  contours.  Des  formes  étranges  tachaient  parfois  les 
ténèbres,  chaises,  lutrins,  statues,  ou  fidèles  en  prière,  je  ne  sais. 
Deux  chaires  et  la  multitude  des  banquettes  attestaient  le  culte  ré- 
formé. Cependant  le  temple  avait  repris  tous  ses  mystères;  la  nuit, 
il  redevient  catholique;  les  anciens  évêqucs  aux  statues  mutilées,  les 
vieux  princes  chrétiens  qui  prient  les  mains  jointes  sur  leurs  tom- 
beaux, les  triglyphes  des  fenêtres,  les  fleurs  des  rosaces,  les  brode- 
ries de  l'architecture,  tout  rappelle  les  traditions,  les  pompes  et  la 
solennité  de  l'église  romaine.  Tout  à  coup,  sous  une  arcade  sur- 
baissée comme  l'entrée  d'une  grotte,  j'aperçus  un  groupe  étrange  : 
des  chevaliers  avec  leur  armure  d'acier  qui  luisait  dans  les  ténèbres, 
des  clames  aux  longs  voiles  blancs,  de  vieux  comtes  à  la  barbe  fleurie; 
leurs  yeux  brillaient  au  milieu  de  leurs  visages  basanés,  leurs  épées 
nues  reposaient  près  d'eux;  des  personnages  étendus,  et  qui  parais- 
saient morts,  gisaient  plus  bas.  Autour  de  ce  groupe  se  dressaient 
aiguilles  de  marbre,  clochetons ,  dentelles  de  pierre,  ornemens  de 
tout  genre ,  entremêlés  d'écussons,  parmi  lesquels  erraient  des  lé- 
vriers, des  léopards,  des  licornes,  et  d'autres  bètes  héraldiques. 

Aucune  parole  ne  peut  rendre  l'impression  produite  par  ces  grandes 
figures  à  barbe  noire,  peintes  en  couleur  de  chair  et  revêtues  d'armes 
argentées.  Cette  lumière  douteuse  qui  les  faisait  deviner  à  peine 
permettait  à  l'imagination  de  leur  donner  la  vie;  je  tremblais  qu'elles 
ne  s'avisassent  de  remuer.  Pendant  que  je  contemplais  les  anciens 
comtes  de  NeucluUel,  dans  ce  silence  glacé  de  la  nuit  et  du  monu- 


REVUE  DE   PARIS.  119 

ment,  un  son  d'orgue  plaintif  et  rauque  vibra  non  loin  de  la  nef, 
et  l'obscurité  devint  plus  intense.  On  fermait  l'église.  L'idée  de 
passer  la  nuit  en  ce  lieu  m'apnarut  subitement,  et  enjambant  les 
banquettes,  au  risque  de  me  rompre  le  cou,  je  me  précipitai  du  côté 
de  la  porte,  qui  se  referma  avec  un  fracas  terrible.  Alors  je  poussai 
un  cri  dont  le  retentissement  fut  si  fort,  que  je  m'arrêtai  une  demi- 
seconde,  assez  pour  comprendre  que  les  échos  intérieurs  avaient 
absorbé  ma  voix  tout  entière,  sans  en  rien  laisser  passer  au  dehors. 

Après  avoir  frappé  contre  la  porte  à  coups  de  bâton  plus  de  vingt 
fois,  j'écoutai.  Rien.  C'en  était  plus  qu'il  ne  faut  pour  émouvoir  un 
être  moins  superstitieux  que  moi,  et  je  le  suis....  comme  un  mon- 
tagnard d'autrefois.  Je  crois  que  j'ai  lu  Voltaire  trop  tard.  Une  demi- 
minute,  moins  peut-être,  s'écoula,  durant  laquelle  je  dus  vieillir 
beaucoup. 

Mais  on  m'avait  entendu,  une  clé  pénétra  dans  la  serrure  avec  un 
joyeux  bruit  de  ferraille,  et  dès  que  la  porte  offrit  une  ouverture 
large  comme  la  moitié  d'un  homme,  je  me  glissai  dehors.  Le  con- 
cierge était  un  gros  Suisse  jovial  qui  me  frappa  sur  i'épaule,  et  s'épa- 
nouit beaucoup  à  propos  de  sa  méprise.  Il  me  fit  voir  le  château 
du  gouverneur,  vieille  construction  à  la  comtoise,  dont  les  portes  et 
les  volets  sont  bariolés  des  armes  de  la  ville  :  trois  grands  chevrons 
d'argent  en  champ  de  gueule.  Quand,  après  avoir  quitté  mon  libé- 
rateur, je  me  retrouvai  sous  les  arbres  de  la  plate-forme ,  la  nuit  était 
noire,  les  lointains  perdus,  et  rien  n'indiquait  à  mes  pieds  la  pré- 
sence d'un  lac ,  sauf  quelques  étoiles  qui  tremblottaient  dans  l'onde 
et  glissaient,  comme  le  feu  d'une  lanterne  parmi  de  grands  blés  dans 
une  plaine.  11  y  avait  un  arbre,  voisin  de  l'église,  plus  énorme  en- 
core que  ses  frères,  et  près  de  cet  arbre  deux  hommes.  L'un  d'eux, 
avec  l'accent  des  gens  de  La  Chaux  de  Fonds,  dit  que  l'on  devrait 
couper  tous  les  tilleuls  de  la  promenade,  à  l'exception  de  ce  géant, 
afin  qu'isolé  de  tout  objet  de  comparaison,  il  parût  plus  immense 
encore.  Voilà  la  pensée  la  plus  française  que  j'aie  ouï  sortir  de  la 
bouche  d'un  Suisse. 

Le  lendemain ,  à  six  heures  et  demie ,  je  louai  un  char-à-banc ,  et 
je  partis  pour  Berne,  résolu  de  ne  pas  m'y  arrêter,  et  d'aller  coucher 
à  Thun.  En  Suisse,  il  faut  profiter  du  beau  temps,  et  réserver  le 
séjour  des  villes  pour  les  jours  de  pluie.  Durant  les  premières  heures, 
la  lutte  entre  le  soleil  qui  s'élevait  et  les  brouillards  qui  ne  voulaient 
pas  tomber  fut  assez  soutenue  pour  me  rendre  inquiet;  la  vue  se 

9. 


120  REVUE  DE  PARIS. 

bornait  à  vingt  pas,  et  la  route  était  bordée  d'un  mur  qui  soutient  les 
vignes  dont  le  pied  du  Jura  est  tapissé.  Ce  mur,  je  l'avais  en  face  de 
moi ,  vu  que  le  char-à-banc  marche  de  côté  comme  les  crabes  de  la 
mer.  On  traverse  deux  ou  trois  villages,  avant  que  d'arriver  à  Anet, 
le  premier  endroit  où  l'on  parle  allemand. 

Au  moment  où  nous  y  entrâmes,  le  brouillard  venait  de  s'évanouir 
avec  une  rapidité  miraculeuse;  le  soleil,  déjà  tiède,  s'abreuvait  de  la 
fraîche  humidité  des  plantes;  la  campagne  s'éveillait  en  chantant, 
parée  de  ses  beaux  atours  du  matin.  De  la  fenêtre  près  de  laquelle 
je  déjeunai ,  je  contemplais  avec  ravissement  l'aspect  arcadien  de  ce 
hameau,  situé  dans  une  vaste  plaine  entre  deux  lacs.  La  rue  est  large, 
inégalement  bordée  de  ces  jolies  maisonnettes  en  bois  sculpté,  dont 
le  soleil  recuit  et  bronze  la  surface.  Des  feuillages  serpentent  le  long 
des  galeries  de  ces  maisons,  la  vigne  encadre  les  fenêtres,  un  jardinet 
fleurit  au  seuil  des  portes,  et  des  chênes,  des  noyers,  des  châtaigniers 
séculaires,  sous  la  ramée  desquels  fuient  au  loin  les  coteaux,  pro- 
tègent, encadrent  les  maisons,  inégalement  baignées  de  lumière. 
D'énormes  bœufs  attelés  apportaient  les  regains;  des  filles  au 
corset  de  velours,  aux  bras  nus,  aux  longs  cheveux  tressés  sur  le 
dos,  allaient  aux  fontaines,  ou  agaçaient  des  vendangeurs  qui,  devant 
leur  chaumière,  égrappaient  des  raisins  d'un  blond  ardent.  Des 
vaches  noires  et  blanches  cheminaient,  le  cou  tendu,  et  mêlaient 
leurs  longs  mugissemens  aux  éclats  de  rire,  au  sifflet  des  oiseaux, 
au  caquetage  des  canards,  qui  se  délectaient  dans  les  mares  brunes 
aux  reflets  verdoyans.  Jamais  scène  champêtre  plus  naïve  et  plus 
attrayante  n'a  été  rêvée  par  un  poète  bucolique;  jamais  aussi  le  tra- 
vail ne  se  montra  avec  une  plus  splendide  apparence  de  fête. 

Ces  deux  paysages  se  reproduisent  çà  et  là,  jusqu'à  Berne;  les 
collines  qui  dominent  de  loin  le  lac  Morat  sont  charmantes,  et  par- 
tout la  végétation  est  vive  et  généreusement  épanouie  :  des  sapins, 
des  hêtres,  des  yeuses,  des  platanes  gigantesques,  des  chênes  mon- 
strueux; et  partout  une  vigueur,  une  netteté,  un  luxe  de  nuances 
indicible.  La  terre  déborde  en  tous  lieux  :  herbes,  légumes,  fleurs, 
fontaines,  arbres  à  fruit,  toutes  les  richesses  accumulées;  les  sources 
d'eau  jaillissent  et  sont  poursuivies  par  les  plantes  jusqu'au  milieu  de 
la  route.  Derrière  les  massifs,  au-delà  des  mamelons  entremêlés  de 
hameaux  couchés  dans  les  feuilles,  dans  une  clairière  de  bocage  ou 
de  verger,  on  aperçoit  soudainement,  de  temps  à  autre,  une  corne 
d'argent,  deux  pointes  aiguës  couvertes  de  neige;  les  chênes  se  dé- 


REVUE  DE  PARIS.  121 

coupent  sur  ces  fonds  d'une  richesse  imprévue,  et  le  tableau  reçoit 
une  vie  et  une  profondeur  surprenantes.  Ces  plaines  bernoises  sont 
admirables;  Guaspre  et  Poussin  eussent  trouvé  là  des  paysages  tout 
composés  et  d'un  style  majestueux.  Néanmoins,  les  voyageurs  ne 
disent  pas  un  mot  des  cinq  ou  six  lieues  qui  séparent  Neuchûtel  de 
Berne. 

Entre  Berne  et  Thun,  ces  aspects  continuent;  mais,  chose  étrange, 
ils  perdent  de  leur  gravité  en  prenant  des  lignes  plus  grandes.  L'éton- 
nante fertilité  du  sol,  la  gaieté  des  habitations,  la  profusion  des 
arbres  de  jardin,  qui,  de  toute  part,  croulaient  sous  le  poids  des  fruits, 
la  coquetterie  des  prés,  que  l'on  encadre  de  dahlias  et  de  margue- 
rites, la  propreté  du  bétail,  l'éclat  des  costumes,  rouges,  blancs  et 
noirs,  ces  mille  beautés  de  caprice  auxquelles  se  prête  la  bonne  mère 
nature  avec  une  complaisance  un  peu  hollandaise,  toutes  ces  causes 
de  mouvement  et  de  bruit,  rendent  le  spectateur  sensuel  et  dissipé. 

Cependant,  tandis  qu'on  chemine  sur,  dans,  ou  sous  une  diligence 
omnibus,  chargée  presque  comme  un  corricolo  napolitain,  les  Alpes, 
qui  se  sont  rapprochées  peu  à  peu,  étendent  à  droite  et  à  gauche 
leurs  bras  de  granit  autour  de  vous;  l'horizon  devient  solide,  élevé; 
la  muraille  gagne,  gagne  le  ciel;  les  pics  s'amoncèlent,  le  bassin  se 
forme,  les  cimes  neigeuses  acquièrent  des  proportions  qui  étonnent, 
la  fraîcheur  des  vallées  vous  pénètre,  les  noirs  sapins  se  multiplient, 
l'herbe  des  prés  devient  courte,  la  vigne  rentre  sous  terre,  les  cul- 
tures se  simplifient;  on  devine  que  les  cassures  des  rochers  peuvent 
bien  avoir  cinq  à  six  cents  pieds  de  long,  l'eau  des  rivières  devient 
grésillante,  et  entre  le  plateau  vert  et  les  montagnes  rousses,  on 
pressent  des  profondeurs  invisibles  encore,  mais  larges  de  plusieurs 
milles. 

A  l'heure  où,  l'obscurité  du  soir  commençant  à  surgir,  le  soleil, 
déjà  couché  sur  les  croupes  du  Jura,  colore  encore  de  cinabre  et  de 
carmin  les  cimes  du  Blumlisalp  et  de  la  Yungfrau,  on  franchit  la 
porte  de  Thun;  nous  étions  alors  sous  cet  immense  fanal  des  glaciers, 
qui  s'allume  dans  le  ciel,  et  qui  est  placé  trop  haut  pour  que  ses  lueurs 
descendent  jusqu'à  la  terre.  Les  Alpes  étaient  partout,  devant  nous, 
derrière  nous,  à  nos  flancs;  on  respirait  un  autre  air,  on  recueillait 
d'autres  bruits,  d'autres  senteurs;  nous  n'étions  plus  dans  les  mêmes 
régions.  Aux  abords  de  la  cité,  chacun  devint  plus  silencieux.  Le  fir- 
mament était  d'un  bleu  sombre,  et  sur  la  droite  le  croissant  de  la 
lune,  blanc  comme  les  glaces  éternelles,  se  jouait  autour  de  la  pointe 
aiguë  du  Stockhorn. 


REVUE   DE   PARIS. 

Qu'avec  plaisir  on  bannit  les  rêveries  poétiques  à  l'aspect  d'un 
grand  feu  de  cuisine,  quand,  le  soir,  presque  à  jeun,  on  s'assied 
enfin  dans  une  bonne  auberge  allemande!  Le  sapin  qui  pétille,  le 
tourne-broche  qui  miaule,  le  rôt  tout  luisant  qui  tourne  sous  l'âtre, 
le  balancier  de  l'horloge  de  bois  qui  bat  la  mesure,  et  dont  la  lentille 
jaune  vous  suit  comme  l'œil  d'une  bête  fauve,  les  bons  cuisiniers 
blancs,  à  la  face  rubiconde,  enluminée  par  la  flamme,  qui  font  sonner 
leurs  cuivres  et  gémir  les  soufflets,  le  bruit  lointain  des  voyageurs 
qui  s'impatientent,  cent  autres  détails  plus  apéritifs  encore  vous  hu- 
manisent, vous  réjouissent,  et  vous  montrent  tout  à  coup  la  vie  sous 
des  proportions  non  moins  consolantes  que  matérielles.  Que  la  créa- 
tion est  sublime  aux  yeux  du  voyageur  qui  va  souper! 

J'étais  descendu  à  côté  du  pont  de  l'Aar  et  en  face  de  la  poste,  au 
Freyenhof,  hôtel  composé  de  quatre  corps  de  logis  communiquant 
entre  eux  par  des  galeries  intérieures  qui  font  le  tour  de  l'édifice. 
Un  piano  haletant,  essoufflé,  sans  voix,  ornait  un  des  coins  de  la 
salle,  et  une  jeune  dame  tapotait  des  valses  de  Beethoven  avec  beau- 
coup de  résignation  en  attendant  le  potage.  Pendant  ce  temps,  trois 
convives  attestaient  leur  origine  par  leurs  contenances  diverses.  L'un 
parlait  tout  haut  et  marchait  avec  bruit,  c'était  un  Anglais;  l'autre, 
accoudé  sur  le  rebord  de  la  fenêtre,  écoutait  avec  ferveur  :  je  re- 
connus un  Allemand;  le  troisième  fredonnait,  une  mesure  à  l'avance, 
le  motif  qu'on  jouait:  il  était  Français  de  toute  évidence. 

C'est  à  Thun  que  commence  cette  fatale  série  de  pommes  de  terre 
rissolées,  et  de  côtelettes  sur  le  gril,  que  l'on  est  destiné  à  braver  deux 
fois  par  jour  invariablement,  dans  toutes  les  auberges  de  l'Oberland 
bernois.  Ce  premier  soir,  chacun  accepta  les  deux  mets  en  question 
avec  une  candeur  enfantine  et  une  franche  hilarité.  Heureux  les 
héros  de  romans,  leurs  repas  sont  pudiquement  supprimés;  mais  un 
voyageur  faisant  la  petite  bouche  annonce  des  prétentions  trop  élé- 
giaques  :  quel  lecteur  consentirait  à  suivre  un  compagnon  qu'on  ne 
voit  jamais  le  verre  à  la  main?  Les  verres  de  Thun  sont  dune  exiguïté 
peu  germanique,  mais  le  vin  blanc  du  cru  est  présenté  dans  des 
carafes  carrées  à  embouchure  de  tromblon ,  qui ,  par  leur  forme  et 
leur  stature,  rachètent  l'honneur  national. 

Dès  que  l'aube  tira  des  lignes  blanches  aux  interstices  des  volets, 
je  gagnai  la  rue.  Thun  est  une  cité  demi-gothique,  d'un  aspect  ré- 
jouissant. Il  est  présumable  qu'on  l'a  bâtie  pour  le  plaisir  des  yeux, 
puis  qu'on  l'a  habitée  dans  le  but  d'animer  le  tableau.  Aussi  les  gens 
du  lieu  soignent-ils  leur  mise  comme  il  convient  à  des  personnages 


REVUE  DE   PARIS.  123 

placés  devant  un  fond  de  décor.  C'était  jour  de  marché ,  les  reven- 
deurs ambulans  circulaient  en  grand  nombre,  portant  leur  marchan- 
dise en  bannière  au  bout  d'une  perche.  Les  fruits  et  les  légumes  se 
débitent  près  de  l'Aar,  au  pied  de  la  terrasse  élevée  qui  porte  l'église 
et  le  château.  Là,  se  trouvent  réunies,  dans  un  court  espace,  toutes 
les  variétés  de  costumes  de  la  contrée  portées,  pour  la  plupart,  avec 
une  propreté  charmante  et  par  des  créatures  souvent  fort  belles.  Mais 
ce  ne  sont  pas,  comme  on  le  pense,  des  Kettli  d'opéra-comique,  non; 
de  superbes  filles,  plus  fortes  que  gracieuses,  rappelant  par  leurs  atti- 
tudes, parla  richesse  de  leur  structure,  les  statues  antiques;  blanches, 
non  comme  des  hosties  ou  comme  du  papier,  mais  d'un  teint  éclatant, 
chaleureux,  dont  le  satiné  s'estompe  sous  le  duvet  de  la  jeunesse 
et  de  la  santé.  Leurs  longs  cheveux  d'un  blond  calme  et  franc  sont 
tressés  avec  un  ruban  de  velours;  un  col  en  velours  noir,  bas  et  à 
quatre  pointes,  d'où  s'échappent  des  chaînes  d'argent  qui  passent 
sous  les  bras  et  remontent  jusqu'à  la  nuque,  fait  ressortir  la  splendeur 
de  leur  carnation;  la  robe  est  courte,  l'attache  du  pied  magnifique; 
la  main  est  trop  forte  d'ordinaire,  mais  le  bras  est  pur;  un  ton  doré 
d'une  finesse  incomparable  adoucit  le  contraste  du  front  blanc  avec 
les  cheveux  cendrés  et  l'encadre  d'une  pénombre  fort  suave.  Le  bleu 
transparent  des  glaciers,  des  cieux  et  des  lacs,  est  le  bleu  de  leurs 
prunelles;  leurs  dents,  remarquablement  mignonnes,  sont  teintes 
avec  la  neige  des  Alpes.  Telles  sont  les  plus  belles,  elles  sont  nom- 
breuses en  ce  pays,  comme  l'on  sait.  Si  les  Grecs  du  temps  d'Hé- 
siode eussent  connu  l'Oberland  ,  la  reine  qu'on  adora  jadis  à  Gnide 
n'aurait  pas  eu  d'autre  patrie.  Quiconque  a  vu  le  Reichenbach,  le 
Grimsel  et  l'Ober-Hasli,  ne  me  taxera  pas  d'exagération. 

Les  fruits  qu'elles  offraient  étaient  aussi  appétissans  qu'elles  :  de 
véritables  produits  de  la  terre  promise,  et  à  des  prix  dignes  de  l'âge 
d'or;  il  y  avait  surtout  des  reines-claude  d'un  vert  doré  tigré  de  ver- 
millon, et  des  pêches  d'un  jaune  ananas  un  peu  carminé,  qui  eussent 
tenté  un  solitaire  de  la  Thébaïde.  Une  toute  petite  pièce  blanche  que 
j'exhibai  en  montrant  un  panier  déprimes  donna  lieu,  autour  de  moi, 
à  un  vif  accès  d'hilarité;  la  Bernoise  souleva  la  corbeille  et  me  la  plaça 
sur  l'épaule.  J'avais  été  grandiose;  six  piécettes  pareilles,  ici,  paie- 
raient le  fonds  de  boutique  d'un  fruitier  parisien.  Alors,  je  présentai 
un  demi-batz,  et  trois  femmes  se  mirent  à  remplir  toutes  mes  poches 
jusqu'au  sommet;  puis  elles  me  laissèrent  partir  en  s'égayant  beau- 
coup. Leur  idiome  étranger  me  paraissait  harmonieux  et  délicat 
comme  celui  des  deux  Syracusaines  dans  l'idylle  de  Théocrite. 


124  REVUE  DE  PARIS. 

Je  gagnai  ensuite  la  grand'  rue  dont  le  pavé  est  à  deux  étages.  Le 
rez-de-chaussée,  qui  est  assez  étroit,  sert  de  chemin  aux  voitures;  les 
trottoirs,  presque  aussi  larges,  sont  élevés  de  douze  pieds  environ, 
et  sont  bordés  de  garde-fous,  de  sorte  que,  lorsqu'on  arrive  avec  la 
diligence,  on  passe  en  revue,  sur  sa  tête,  un  double  rang  de  prome- 
neurs. Au-dessous  des  trottoirs,  bordés  de  boutiques,  on  a  percé 
d'autres  boutiques  et  des  portes  rondes.  Quelques  bourgeois  ont  en- 
clos leurs  maisons  de  balustrades  entourées  de  bancs  sur  lesquels  ils 
se  prélassent  le  soir  avec  leurs  familles;  le  trottoir  est  donc  ça  et  là 
confisqué,  lorsqu'on  ferme  ces  barrières.  Assis  sur  ce  piédestal,  les 
édifices,  qui  presque  tous  ont  pignon  sur  rue,  sont  noirs  et  d'un  style 
capricieux.  A  gauche  de  cette  rue,  du  côté  opposé  à  l'Aar,  on  gravit 
une  montée  raide,  à  l'aide  d'une  échelle  de  degrés  en  pierre  qui  se 
perdent  sous  diverses  voûtes  que  l'on  traverse  pour  monter  à  la  ca- 
thédrale, juchée  sur  une  terrasse  servant  à  la  fois  de  promenade,  de 
cimetière,  de  belvédère  et  de  jardin;  la  terrasse  est  en  outre  décorée 
de  petits  kiosques  penchés  au  bord  du  précipice.  C'est  de  ce  point 
que  l'on  découvre  une  des  vues  les  plus  éblouissantes  et  les  plus  célè- 
bres de  la  Suisse  allemande. 

Sept  heures  du  matin  sonnaient,  le  ciel  n'avait  pas  un  nuage,  et 
la  chaleur  était  déjà  forte.  Voici  ce  que  l'on  aperçoit  de  ce  magnifique 
observatoire  : 

Au  premier  plan,  les  toits  de  la  ville,  surmontés  d'une  tour  pointue 
que  l'on  domine  tout  entière.  Au  bout  de  la  cité,  des  villas  entre- 
mêlées de  verdure,  avec  lesquelles  on  communique  par  un  pont 
couvert  jeté  sur  le  fleuve,  qui  tourne  un  peu  en  remontant  sur  la 
gauche  et  va  baigner  une  file  de  maisons  situées  en  faubourg.  L'Aar, 
qui  toujours  murmure  et  bondit,  se  dérobe  à  dix  minutes  de  dis- 
tance sous  des  massifs  de  feuillage,  plan  mince  et  horizontal  sur 
lequel  glisse  une  longue  bande  d'argent;  cette  bande,  c'est  le  lac  de 
Thun,  au-delà  duquel  s'élèvent  dans  l'ombre,  en  amphithéâtre,  des 
hameaux,  des  clochetons,  des  chalets,  perdus  dans  les  arbres.  Cet 
ensemble  de  détails  est  borné  par  quatre  ou  cinq  montagnes  d'une 
hauteur  démesurée,  qui  forment  un  cirque  à  plusieurs  gradins.  Ellos 
sont  si  fortement  rapprochées  par  la  pureté  de  l'atmosphère,  qu'on 
en  distingue  les  moindres  détails,  de  sorte  que  l'on  se  promène  à  la 
fois  partout.  C'est  un  premier  plan  de  quatre  à  cinq  lieues,  et  de 
sept  mille  pieds  de  haut.  Parfois  ces  blocs  géans  se  terminent  à  pic 
dans  les  eaux  du  lac,  mais  le  plus  souvent  ils  sont  verts  jusqu'au 
rivage,  et  les  derniers  rameaux  des  forêts  raient  le  poli  du  miroir. 


REVUE   DE   PARIS.  125 

Les  degrés  de  cet  amphithéâtre  naturel  sont  marqués  par  les  nuances 
changeantes  des  espèces  d'arbres  qui  se  succèdent  à  mesure  qu'en 
s'élevant,  on  passe  d'une  zone  à  l'autre  et  d'un  climat  à  un  autre 
climat.  Sur  la  rive  sont  des  lianes  de  houblon,  des  berceaux  de  vigne, 
des  noyers,  des  cerisiers,  des  charmilles;  plus  haut  commencent  les 
forêts  de  chênes,  de  hêtres,  de  bouleaux,  entrecoupées  de  terrasses, 
de  maisonnettes  sculptées,  de  colonnes,  de  belvédères.  Bientôt  vien- 
nent les  sycomores,  les  érables  planes  au  clair  feuillage,  les  sorbiers 
chargés  de  corail,  les  aliziers  qui  pâlissent  au  souffle  du  vent,  et  les 
châtaigniers  bruns  qui  servent  de  transition  à  la  froide  couleur  des 
mélèzes.  C'est  à  gauche  surtout  que  l'on  suit  facilement  et  de  près 
cette  progression;  enfin  se  développent  les  sapins  et  les  fues  aux 
rameaux  pendans  et  désolés;  ici  les  rochers  commencent  à  percer  la 
terre.  Bientôt  les  sapins  maigrissent,  deviennent  plus  rares  et  se  per- 
dent dans  les  nues,  sur  un  tapis  vert  qui  varie,  grisonne,  et  s'arrête 
au  pied  des  rochers  nus  qui  portent  les  neiges  perpétuelles. 

Le  côté  droit  est  plus  éloigné,  plus  stérile  à  la  fois.  Le  Stockhorn 
y  tient  une  place  considérable;  c'est  un  grand  cône  qui  parait  fait 
d'une  seule  pierre;  ce  caillou  n'a  pas  moins  de  sept  mille  pieds;  il  est 
d'un  rose  que  les  ombres  du  matin  fonçaient  jusqu'au  ton  des  sca- 
bieuses.  Dans  les  petites  anfractuosités  de  ce  mont,  les  siècles  et  les 
vents  ont  semé  quelques  brins  de  poussière;  le  long  de  ces  rigoles  ter- 
reuses, on  distingue  certaines  plantes  malingres  et  rachitiques,  ce 
dont  on  est  surpris  à  cause  de  la  distance;  mais  ces  menues  végé- 
tations sont  des  bouquets  de  sapins  séculaires,  ils  ont  la  taille  des 
grands  mâts  de  nos  navires.  On  tombe  d'autant  mieux  dans  ces  mé- 
prises, que  le  paysage,  en  dépit  de  ses  proportions  sublimes,  con- 
serve un  air  de  gentillesse,  de  mignardise,  qui  trompe  les  yeux  en 
entraînant  l'imagination  dans  le  madrigal  et  la  fleurette. 

Au-dessus  des  vastes  solitudes  de  la  montagne,  derrière  ces  gra- 
nits imposans,  on  admire  avec  stupeur  les  pics  neigeux  de  l'Ober- 
land,  rangés  en  éventail  au  centre  du  cadre  et  dont  les  plans  se  dé- 
coupent sur  un  ciel  bleu  foncé  avec  une  fermeté,  une  sécheresse 
inouie.  A  cette  heure  matinale,  ils  sont  mi-partie  d'ombre  bleue 
comme  l'éther,  et  de  lumière  d'un  blanc  mat  et  sans  mélange.  Lors- 
que le  plan  des  cimes  s'abaisse  à  l'horizon,  en  faisant  face  au  soleil, 
le  rayon,  rejeté  avec  force,  se  précipite  dans  l'abîme  comme  une  cas- 
cade lumineuse,  et  l'espace  sur  lequel  a  porté  le  trait  de  flamme 
éblouit  comme  un  diamant.  Ces  pointes  s'enfoncent  dans  les  deux 


126  REVUE  DE  PARIS. 

avec  tant  d'énergie,  qu'il  semble  qu'un  oiseau  ne  pourrait  voler  entre 
elles  et  la  coupole  d'azur.  Telles  sont,  de  près,  ces  masses  de  neige 
que  l'on  découvre  à  la  fois  des  frontières  de  la  France,  du  fond  des 
plaines  de  l'Alsace  et  de  la  haute  Allemagne. 

Ce  paysage,  mal  crayonné  tant  de  fois,  a  deux  aspects  fort  dis- 
tincts, et  donne  lieu  à  deux  genres  de  sensations  tout  opposés  :  il 
est  le  théâtre  d'une  lutte  curieuse  entre  la  nature  et  l'art.  Autant  la 
région  supérieure  est  sauvage  et  taciturne,  autant  la  partie  basse  est  < 
mondaine,  riante  et  apprêtée.  On  y  a  semé  des  fleurs,  on  y  a  dis- 
posé des  bocages,  groupé  des  maisonnettes,  creusé  des  grottes, 
planté  des  belvédères  et  des  campaniles;  on  y  a  tracé  des  jardins. 
Les  Alpes  ont  souffert  à  leurs  pieds  ces  innocentes  plaisanteries  des 
gros  financiers  de  la  Suisse  et  des  oisifs  de  l'Angleterre;  mais  les 
usurpateurs  veulent  s'agrandir  toujours;  ceux-ci  grimpaient,  escala- 
daient de  plus  en  plus.  Il  semble  qu'alors  elles  aient  élevé  leur  tête 
pour  la  rendre  inaccessible,  qu'elles  se  soient  enfuies  dans  les  airs 
en  secouant  la  terre  et  les  forêts  dont  leurs  épaules  étaient  revêtues. 
Ces  roches  qui  se  dressent  nues  au  milieu  des  plis  flottans  d'un  man- 
teau de  vertes  futaies,  le  contemplent  avec  mépris,  comme  un  stoï- 
cien regarde  en  le  foulant  aux  pieds  un  habit  de  pourpre  chargé  de 
clinquant.  Le  contraste  entre  les  Alpes  antiques,  immuables,  primi- 
tives, et  leurs  bases  transfigurées ,  entre  le  monde  du  créateur  et 
celui  des  hommes,  est  saisissant;  l'effet  en  est  vraiment  indicible. 

On  peut  éloigner  encore  les  bornes  de  cet  horizon,  en  grimpant 
au  clocher  de  Thun,  et  d'ordinaire  on  donne  ce  plaisir,  sinon  à  soi- 
même,  du  moins  au  Suisse  de  la  cathédrale,  qui  ne  manque  pas  de 
venir  saluer  les  étrangers  et  de  mettre  son  église  à  leur  disposition, 
avec  une  physionomie  bienveillante  et  gracieuse  que  l'on  ne  saurait 
payer  d'un  refus.  Ce  brave  homme  aime  les  Français  de  préférence, 
sous  ce  prétexte  qu'ayant  fait  partie  de  la  garde  du  roi  Charles  X,  il 
a  reçu  d'eux  quelques  horions  en  1830.  Il  me  raconta  en  riant  ses 
petites  peines  lors  des  trois  journées;  il  énuméra  les  circonstances 
dans  lesquelles  il  avait  diverses  fois  failli  être  égorgé,  et  ces  souve- 
nirs n'éveillaient  en  lui  que  cette  gaieté  avec  laquelle  on  se  rappelle 
des  folies  de  jeunesse. 

Du  côté  opposé  au  lac  de  Thun,  on  découvre  toute  la  ville,  et  au- 
delà  le  cours  sinueux  de  l'Aar,  qui  creuse  son  lit  h  travers  les  cam- 
pagnes onduleuses  du  pays  bernois,  en  composent  une  série  de  jolis 
paysages.  Ces  plaines,  tourmentées  comme  les  flots  d'une  mer,  s'éva- 


REVCE  DE  PARIS.  127 

sent  de  plus  en  plus  à  l'issue  des  Alpes,  telles  qu'un  fleuve  à  son  em- 
bouchure, et  leurs  dernières  vagues,  bleuies  par  la  distance,  s'en 
vont  se  perdre  à  dix  ou  douze  lieues,  dans  les  lignes  grises  et  estom- 
pées du  Jura.  A  quelque  distance,  au  milieu  des  champs,  le  vieux 
soldat  me  fit  voir  un  espace  où  le  prince  Louis  Bonaparte  faisait 
manœuvrer  les  troupes  de  la  confédération.  Après  m'avoir  signalé 
du  doigt  divers  objets  plus  ou  moins  remarquables,  dont  les  noms 
tudesques  nous  font  dresser  les  cheveux,  l'ancien  garde-royal,  me 
prenant  par  le  bras,  me  promena  successivement  avec  complaisance 
«levant  les  huit  fenêtres  qui  font  le  tour  du  clocher, _pour  me  faire 
admirer  huit  paysages  différens,  ce  qu'il  intitulait  huit  images  très 
conifères . 

On  serait  sans  doute  excusable  d'intercaler  ici  quelques  feuillets, 
copiés  sur  d'autres  feuillets,  à  propos  de  l'histoire  de  ces  contrées  et 
des  fastes  de  l'ancienne  cité  d'Eberhard  et  d  Hartmann;  mais  dans 
un  voyage  de  fantaisie  et  de  caprice,  il  me  semble  que  l'on  ne  doit 
rien  chercher  hors  des  impressions  qui  naturellement  se  présentent, 
et  l'aspect  de  la  Suisse  n'invite  presque  jamais  aux  préoccupations 
historiques.  Ici  la  nature  est  tout,  et  la  sensation  tient  toute  la  place. 
Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  une  seule  fois  songé,  le  long  de  la 
route,  aux  chroniques  locales,  de  m'être  dit  que  ces  sites  solitaires, 
que  ces  poétiques  cités  avaient  une  histoire  politique.  Pourquoi  donc 
irais-je,  au  retour,  compulser  froidement  les  livres  de  nos  bibliothè- 
ques et  compiler  à  propos  de  ces  naïves  flâneries?  C'est  tout  au  plus 
si  je  recherchai  à  Thun,  dans  les  vieilleries  du  souvenir,  la  sombre 
chronique  des  comtes  de  Kiburg  et  le  dramatique  récit  d'un  festin 
qui  rappelle  celui  des  Atrides. 

Neuchâtel,  Berne,  Morat  même,  laissent  assez  indifférent  sous  ce 
rapport,  et  la  guerre  des  Bourguignons,  tant  et  tant  de  fois  rebattue, 
me  troubla  fort  peu.  Donc,  on  renonce  ici  et  sans  peine  à  la  res- 
source des  compilations;  on  s'engage  même  à  ne  pas  tracer  une  se- 
conde fois  le  nom  de  Charles-le-Téméraire ,  surnommé  Charles  le 
Travaillant  par  les  chroniqueurs  du  Jura. 

Cette  déclaration  faite,  descendons,  s'il  vous  agrée,  au  bord  du 
lac,  et  embarquons-nous  sur  le  vapeur  qui  le  traverse  dans  toute  sa 
longueur.  Le  trajet  dure  une  heure  et  demie,  ce  qui,  je  ne  sais  pour- 
quoi, paraît  fort  long.  Peut-être  les  détails  dont  les  rives  sont  sur- 
chargées contribuent-ils  à  fatiguer  le  spectateur;  peut-être  le  bruit 


128  REVUE   DE  PARIS. 

qui  se  fait  sur  ce  bateau  empêche-t-il  l'esprit  d'oublier  dans  quelque 
rêverie  le  cours  des  heures.  Ce  bruit  est  prodigieux,  car  la  loquacité 
allemande  ne  se  peut  décrire.  Là,  cinquante  Allemands  parlaient 
tous  à  la  fois  sans  relâche,  et  toujours,  toujours.  Leurs  croassemens 
faisaient  pour  moi  du  lac  de  Thun  une  large  grenouillère.  Par  bon- 
heur, je  ne  sais  pas  un  mot  d'allemand ,  ce  qui  me  permettait  de 
garder  un  peu  d'illusions.  Mais  non  loin  de  moi  se  trouvaient  deux 
Français  dont  l'un,  qui  avait  des  prétentions  d'artiste  et  de  poète, 
daignait  faire  l'honneur  aux  objets  d'alentour  de  les  comparer  avec 
les  ouvrages  des  peintres,  et  surtout  avec  les  paysages  de  deux  artistes 
suisses,  MM.  Calame  et  Diday,  dont  on  a  apprécié  les  tableaux  au 
Louvre.  Ces  jeunes  gens  avaient  des  albums  sous  le  bras  et  de  volu- 
mineux itinéraires  à  la  main.  Le  plus  âgé  n'admirait  aucun  endroit 
avant  d'en  avoir  lu  le  nom,  et  si  le  site  lui  semblait  remarquable, 
il  s'écriait  :  —  Que  cela  est  Calame!  que  ce  petit  coin  est  Diday! 
Quelquefois,  dans  les  grandes  occasions,  ils  comparaient  les  aspects 
à  des  décorations  de  théâtre.  Quelle  gloire  pour  le  créateur,  de 
rivaliser  avec  MM.  Philastre  et  Cambon!  Cependant  ce  jargon  trop 
français  avait  son  côté  plaisant:  ces  jeunes  gens,  fort  bien  élevés 
d'ailleurs,  étaient  punis  par  où  ils  péchaient;  un  boutiquier  en  va- 
cances s'était  accroché  à  eux;  il  s'étudiait  à  copier  le  bel  air  de  ses 
compagnons  et  à  parler  leur  langue.  Calame  et  Diday  l'avaient 
frappé;  mais  ces  mots,  dont  il  ignorait  le  sens  réel,  n'étaient  pour 
lui  que  des  formules  admiratives  à  la  mode.  Trop  adroit  pour  se  les 
faire  expliquer,  de  crainte  de  paraître  béotien,  il  en  usait  à  tout 
propos  comme  d'un  adjectif  ordinaire.  Le  vin  qu'il  buvait  était  joli- 
ment calame;  le  tabac  dont  il  bourrait  sa  pipe  était  d'un  diday  sur- 
prenant. Le  moyen,  au  milieu  de  conversations  pareilles,  de  con- 
templer gravement  les  Alpes?  Je  m'attachai  donc  au  petit  côté  des 
choses,  au  madrigalesque  plutôt  qu'à  l'épopée. 

Ce  qui  me  séduisit  le  plus  dans  ce  genre,  c'est  une  maison  de  cam- 
pagne à  droite  du  lac,  tout  proche  de  Thun,  et  qui  s'avance  en 
pointe  au  milieu  de  l'onde,  sur  une  langue  de  terre  plus  basse  que  le 
flanc  d'un  batelet;  elle  est  posée  sur  les  eaux  dans  une  corbeille  de 
fleurs,  car  les  talus  qui  l'encadrent  sont  entièrement  cachés  par  des 
dahlias  nains  et  des  hortensias.  L'édifice  est  dans  le  goût  suisse , 
coquet  et  maniéré;  des  sycomores  énormes  lui  servent  de  parasol; 
un  essaim  de  jeunes  femmes  groupées  parmi  des  massifs  drus  et 
fleuris  regardaient  fuir  le  bateau.  Cette  ravissante  villa  appartient, 


REVUE   DE   PARIS.  129 

dit-on,  à  la  famille  Pourtalès.  Les  poètes  idylliques  du  siècle  de 
Mme  de  Pompadour  n'ont  rien  rêvé  de  plus  capricieux,  de  \jius /risque 
et  d'aussi  galant. 

Plus  loin,  sur  un  rocher  qui  surplombe  et  se  cache  à  demi  sous  de 
longues  touffes  de  lianes,  on  aperçoit  une  vieille  église  avec  de  basses 
chaumières  dont  le  toit  est  revêtu  d'une  mousse  éclatante  et  moel- 
leuse comme  une  nappe  de  velours  vert;  ces  chaumières  sont  enche- 
vêtrées d'érables  et  de  sapins;  le  tout  se  mirait  profondément  dans 
le  lac  immobile.  A  mesure  que  l'on  suit  les  détours  de  ces  prairies 
liquides,  les  Alpes  se  proûlent  d'une  manière  différente  et  jettent, 
en  interceptant  les  rayons  du  soleil,  des  ombres  fantasques  sur  la  rive 
exposée  au  midi.  Le  mélange  d'eau,  de  ciel,  de  verdure,  de  granit 
et  de  neige,  donne  lieu  à  des  effets  singuliers. 

Soudain  un  gros  homme  aviné  parut,  un  verre  à  la  main,  sur  le 
pont,  et  entonna  un  chant  tyrolien  d'une  voix  si  haute,  si  claire,  et 
si  violemment  stridente,  que  les  plus  hautes  montagnes  durent  en 
recueillir  les  notes.  De  ma  vie  je  n'entendis  un  ténor  plus  aigu,  ses 
trilles  sauvages  étaient  pointus  et  élevés  comme  les  pics  des  Eiger, 
ses  notes  blanches  perçaient  le  ciel.  Il  chantait  comme  il  buvait,  sans 
pauses  ni  points  d'orgues,  et  cela  pour  son  plaisir.  L'organe  était 
juste,  le  timbre  frais;  ce  chanteur,  de  l'école  des  rossignols,  n'avait 
guère  moins  de  cinquante  ans;  son  cou  était  plus  gros  que  celui  de 
Rubini,  il  ouvrait  démesurément  la  bouche  en  exhalant  les  sons  de 
poitrine,  et  la  fermait  en  cœur  pour  passer  à  la  voix  de  tête.  Je  suis 
persuadé  que  sa  gorge  était  doublée  d'airain.  Chacun  l'écoutait,  les 
Allemands  eux-mêmes  étaient  ébahis.  — Voilà,  voilà  qui  est  fameu- 
sement diday!  s'écria  en  me  regardant  le  boutiquier,  qui  cherchait 
partout  des  interlocuteurs. 

—  Dites  plus,  lui  répondis-je;  cela  est  vraiment  calame. 

Les  deux  jeunes  gens,  qui  jusqu'alors  avaient  gardé  leur  sérieux, 
le  perdirent  en  ce  moment;  nous  éclatâmes  tous  trois  au  nez  du 
marchand  stupéfait,  et  cet  incident  fut  cause  que  nous  fîmes  con- 
naissance. Le  premier  soin  des  deux  voyageurs  fut  de  m'initier  à 
parler  Calame  et  Diday  : —  Je  suis  trop  étranger,  leur  dis-je,  à  l'art 
du  peintre  pour  savoir  si  la  nature  est  imitée  de  M.  Calame,  ou  si 
c'est  M.  Calame  qui  imite  la  nature,  mais  ces  campagnes  sont  fort  à 
mon  gré. 

Le  plus  âgé  des  deux  trouva  cette  opinion  toute  naturelle,  mais 
l'autre,  se  détournant,  examina  les  poissons  du  lac  en  silence  et  me 


130  REVUE  DE  PARIS. 

bouda  pendant  près  d'un  quart  d'heure.  C'est  avec  celui-ci  que  je 
fls  amitié. 

C'est  chose  assez  étrange  que  ces  relations  éphémères  que  l'on 
forme  en  voyage,  sans  autre  raison  que  le  hasard,  et  qui,  sur-le- 
champ  devenues  intimes  entre  gens  parfaitement  inconnus  l'un  de 
l'autre,  se  brisent  à  jamais  à  l'heure  où  l'on  se  sépare.  Au  retour,  on 
n'a  plus  la  moindre  envie  de  se  retrouver;  que  l'on  se  rencontre  plus 
tard,  on  n'échange  pas  une  syllabe.  Si  l'on  se  revoyait  aux  lieux 
mômes  où  l'on  se  lia  jadis,  la  reconnaissance  aurait  lieu  avec  la  plus 
touchante  effusion. 

En  débarquant  à  Neuhaus,  nous  songeâmes  à  déjeuner,  et  mes 
nouveaux  camarades  me  supplièrent  de  les  aider  a  éliminer  ce  qu'ils 
appelaient  le  commis-voyageur,  duquel  ils  n'avaient  pu,  depuis  trois 
jours,  parvenir  à  se  délivrer.  —  C'est  un  ladre,  s'écria  l'enthousiaste 
des  peintres  helvétiens;  si  vous  saviez  comme  il  nous  fait  honte  dans 
les  auberges!  Imaginez  que,  non  content  de  disputer  sur  tous  les 
prix,  il  entasse  dans  ses  poches,  en  sortant  de  table,  tous  les  restes 
du  repas. 

—  Et  vous  ne  savez  comment  l'éloigner?  Eh,  dites-lui  que  votre 
bourse  va  tarir,  que  bientôt  vous  en  serez  aux  expédiens,  et  vous 
verrez  comme  il  va  déguerpir. 

On  suivit  ce  conseil;  notre  homme,  à  cet  aveu,  fit  entendre  un 
grognement  burlesque  comme  un  chat  caressé  à  rebrousse-poil;  mais, 
à  notre  amère  surprise,  il  se  mit  à  la  disposition  des  deux  voyageurs. 
Que  faire?  Après  cette  marque  de  dévouement,  on  ne  pouvait  le  con- 
gédier. Nous  montâmes  donc  assez  tristement  commander  le  dé- 
jeuner au  premier  étage  de  l'auberge  isolée  de  Neuhaus.  Mais  un 
moment  après,  comme  je  regardais,  de  la  galerie  qui  entoure  la 
maison,  cette  petite  vallée  qui  sépare  le  lac  de  Thun  de  celui  de 
Brienz,  j'avisai  le  commis-voyageur  qui,  juché,  lui  septième,  sur  une 
carriole,  s'enfuyait  au  grand  trot  sur  la  route  d'Interlaken  en  regar- 
dant en  arrière  de  crainte  qu'on  ne  l'aperçût. 

Au  moment  où  l'on  se  mettait  à  table,  je  vis  paraître  une  jeune 
dame  qui,  d'un  air  un  peu  embarrassé,  vint  occuper  une  place  vide 
à  côté  de  nous.  C'était  la  femme  d'un  de  ces  messieurs;  comme  elle 
était  restée  à  l'entrepont  durant  la  traversée,  je  ne  l'avais  pas  vue. 
Justement  il  m'avait  semblé  naguère  qu'une  femme  ferait  un  bon 
effet  dans  notre  caravane.  Or,  celle-ci  était  blonde,  grande,  svelte  et 
fort  jolie. 


REVUE   DE   PARIS.  131 

—  Arrive  donc,  ma  chère  amie,  s'écria  le  moins  jeune  des  deux 
pèlerins;  Jules  commençait  à  être  inquiet  de  toi. 

Je  ne  sais  pourquoi  je  vis  avec  plaisir  qu'elle  n'appartînt  pas  à 
celui  vers  lequel  se  portaient  mes  sympathies;  on  ne  se  constitue 
jamais  hien  franchement  l'ami  du  mari  d'une  jolie  femme,  et  si 
étranger  que  nous  soyons  à  cette  dernière,  le  bonheur  du  voisin  fait 
bien  vite  éclore  en  nous  un  petit  germe  d'envie.  L'époux,  que  nous 
nommerons  Adolphe  si  vous  le  voulez,  observa,  au  bout  de  quelques 
minutes,  que  sa  femme  ne  mangeait  pas.  —  Mme  G...  est  peut-être 
trop  fatiguée,  répondit  If.  Jules  avec  un  intérêt  tout-à-fait  fraternel. 

—  Non,  dit  M.  Adolphe,  Clémence  n'a  pas  encore  marché  d'au- 
jourd'hui. 

Clémence  me  causa  un  certain  plaisir.  Je  ne  sais  si,  comme  moi, 
vous  aimez  ce  nom-là.  Le  repas  fut  assez  gai;  on  fit  un  long  et  peu 
édifiant  panégyrique  du  commis-voyageur,  et  chacun  fournit  un 
trait  à  la  portraiture.  —  Ce  que  je  trouvais  de  plus  ridicule,  mur- 
mura Jules,  ce  sont  ces  fades  complimens  dont  il  assassinait  ma- 
dame à  tout  propos;  rien  ne  sent  la  mauvaise  éducation  comme  cette 
habitude. 

—  Bah,  bah!  reprit  le  mari,  cela  fait  toujours  plaisir  aux  femmes. 
Cette  remarque  ne  plut  pas  à  la  sienne,  à  ce  qu'il  parut.  Je  me 

sentais  assez  curieux  d'accompagner  ces  trois  personnes,  et  sur  leur 
invitation  pressante  je  me  décidai  à  les  suivre.  Au  dessert,  on  nous 
apporta  un  registre,  en  nous  priant  d'y  écrire  nos  noms.  Je  traçai  le 
mien  le  dernier,  fort  lisiblement,  et  je  confesse  avec  humilité  qu'il 
était,  à  tous  trois,  parfaitement  inconnu.  M.  Adolphe  signa  :  baron 
de  G...  de  S...,  auditeur  au  conseil  d'état;  son  ami  écrivit  à'  côté,  en 
souriant  :  M.  Jules,  éphtehenr  dlierbes.  Cela  signifiait  botaniste. — 
Bon,  pensai -je,  voici  entre  ces  amis  deux  causes  prochaines  de 
désunion.  Imprudens!  et  ils  voyagent  ensemble.  —  Hâtons-nous  de 
noter,  pour  éviter  toute  méprise,  que  Mme  G...,  nouvellement  ma- 
riée, aimait  tendrement  M.  G...,  et  que  la  lune  de  miel  reluisait  de 
tout  son  éclat. 

Une  calèche  découverte  nous  conduisit  à  Lauterbriinnen  par  Un- 
terseen,  à  travers  une  plaine  assez  monotone  plantée  d'aulnes  et  de 
cerisiers  disposés  en  quinconce.  Malgré  la  chaleur,  nous  marchions 
de  temps  en  temps,  M.  Jules  et  moi,  pour  laisser  les  amoureux  en 
tête-à-tête.  Il  était  orphelin  à  la  manière  d'Antony,  à  ce  que  je 
crois,  et  néanmoins  il  avait  de  la  fortune;  son  caractère  était  sou- 


132  REVUE   DE   PARIS. 

cieuv,  contemplatif,  et  quand  il  parlait,  il  semblait  étonné  d'ouïr  le 
son  de  sa  voix. 

Unterseen,  littéralement  en  dessous  du  lac,  est  une  vieille  bour- 
gade éparpillée  sur  les  rives  de  l'Aar  et  sur  quelques  îlots  que  ce 
fleuve  respecte  comme  à  regret.  Cet  endroit  est  aussi  joli  et  plus  • 
étrange  qu'Anet.  C'est  là  qu'on  trouve  les  maisons  gothiques  en  vieux 
bois  ciselé  les  plus  finement  historiées;  ce  ne  sont  que  festons  et 
dentelles.  Les  fenêtres,  petites  et  ornées  avec  recherche,  ont  des 
vitraux  peints.  La  végétation  des  lianes  se  mêle  aux  moulures  du 
châtaignier,  et  des  versets  de  la  Bible,  écrits  en  lettres  gothiques 
tout  le  long  des  frises,  donnent  à  ces  bijoux  d'architecture  une  phy- 
sionomie mystérieuse  et  solennelle.  Dans  les  boutiques,  on  vend 
de  petites  maisons  copiées  sur  les  grandes,  des  bâtons  travaillés  à  la 
serpe,  des  cornes  de  chamois,  et  d'autres  productions  du  pays. 
Quelques  têtes  blondes  s'encadrent  çà  et  là  dans  les  croisées;  des 
moulins  perchés  sur  leurs  pilotis,  comme  sur  des  échasses,  pulvé- 
risent, à  l'entrée  des  ponts,  sur  deux  bruyantes  écluses,  l'eau  de 
l'Aar,  blanche  comme  les  cimes  neigeuses  qui  surplombent  la  vallée, 
pareilles  à  un  diadème  d'argent  ombré  de  platine  et  d'émail.  On 
voit  aussi  là  de  beaux  platanes  qui  ne  peuvent  parvenir  à  se  mirer 
dans  ces  eaux  pétulantes. 

Unterseen,  cependant,  a  moins  de  réputation  que  son  voisin  In- 
terlacken  [inter  lacus).  Le  quart  de  lieue  qui  les  sépare  suffit  pour 
vous  transporter  de  Suisse  en  Angleterre.  Quelques  cottages  épars, 
des  jardins  anglais,  des  maisons  de  campagne  à  la  française,  des 
avenues  de  peupliers  et  d'ormes,  des  poteaux  blafards  et  des  bar- 
rières badigeonnées  à  la  détrempe,  voilà  Interlacken.  Aux  alentours, 
on  aperçoit  des  sapins,  des  cascades,  des  glaciers,  et  dans  la  plaine 
on  lit  sur  des  enseignes  :  Cabinet  littéraire;  romans  nouveaux,  an- 
glais et  français;  modes  nouvelles  de  Paris.  — Boarding-school  for 
yung  ladies.  —  Magasin  de  musique.  —  On  déchiffre  aussi  sur  un 
tableau  :  «  Mesdemoiselles  Wanaz,  qui  ont  chanté  à  Paris  avec  le 
plus  brillant  succès,  se  font  entendre  chez  les  personnes  qui  les  font 
appeler.  » 

Je  proposai  à  mes  compagnons  d 'appeler  sur-le-champ  Mlks  Wanaz, 
mais  la  proposition  fut  repoussée  avec  effroi.  Au  demeurant,  je  ne 
sais  rien  de  stupide  et  de  barbare  comme  Interlacken;  ce  fade  jardin 
orné  de  boutiques,  où  l'on  rencontre  dès  le  matin  des  Anglais  en 
toilette  de  bal,  et  des  bas-bleus  lisant  de  gros  livres  avec  une  mine 


REVUE  DE  PARIS.  133 

sentimentale,  produit  l'effet  d'une  parodie  niaise.  Les  marchands 
d'objets  de  luxe  y  sont  d'autant  plus  déplacés,  que  les  maisons  très 
éparpillées  laissent  au  pays  son  air  de  solitude.  Quoi  de  plus  gro- 
tesque que  de  rencontrer  au  milieu  des  arbres  de  l'Oberland  la  bou- 
tique d'un  tailleur  parisien  ou  les  salons  d'un  coiffeur  {haïr-dresser); 
que  de  lire  sur  une  enseigne  jaune,  entre  des  bocaux  d'eau  cya- 
nurée,  au  pied  du  Rugen  :  English-dispensary !  Ce  village,  ou  plutôt 
ce  villenage,  est  exclusivement  peuplé  d'Anglais  :  on  y  boit  du  thé, 
du  goose-berry-wine;  on  y  mange  de  la  viande  crue,  on  y  perd  des 
paris,  on  y  donne  des  raouts.  Ces  colons  sont  des  enthousiastes  de  la 
Suisse,  qui  se  sont  hâtés  de  la  mutiler  et  de  la  remplacer  par  l'An- 
gleterre. 

En  sa  qualité  d'auditeur  fashionable  et  de  sporlmann,  M.  G... 
de  S...  jugea  à  propos,  pour  admirer  Interlacken,  de  fixer  un  lorgnon 
carré,  non  sans  grimace,  dans  l'orbite  de  son  œil  droit  (c'est  juste  ce 
qu'un  singe  ferait  d'un  lorgnon),  et  d'apprécier  le  comfortablc  et  le 
beautiful  de  cette  chose.  Ce  contact  avec  les  formes  de  la  civilisation 
le  replaça  tout  à  coup  dans  sa  sphère;  il  rentra  dans  le  ton  ordinaire 
d'un  homme  à  la  mode,  se  montra  fort  aimable  et  très  empressé 
auprès  de  sa  femme,  dont,  au  surplus,  il  paraissait  épris.  Mais,  en 
face  des  Alpes,  il  ne  trouvait  plus  rien  à  dire.  Jules,  au  contraire, 
devenait  froid  et  paisible  à  mesure  que  l'accent,  que  le  caractère  du 
paysage  s'effaçait.  Son  imagination  n'eut  pas  le  loisir  de  faire  long- 
temps la  sieste;  le  chemin  de  Lauterbrùnnen ,  au-delà  de  Matten, 
devient  brusquement  sauvage  et  bizarre.  On  côtoie  une  montagne 
sombre  sous  un  feuillage  épais;  à  droite,  on  voit  bondir  un  torrent 
parmi  des  roches  désordonnées,  et  l'on  rencontre,  au  milieu  d'un 
fouillis  d'arbres  brisés  et  renaissant  de  leurs  racines,  une  vieille  tour 
carrée  que  les  rameaux  étreignent  et  subjuguent.  Ces  ruines  furent 
le  théâtre  d'une  histoire  d'amour,  mélancolique  et  touchant  sou- 
venir que  l'on  évoque  en  passant.  Plus  loin ,  dans  un  site  plus  dé- 
chiré, se  dresse  le  roc  de  Boesestein  (la  roche  mauvaise),  au  pied 
duquel  le  dernier  des  seigneurs  de  Rothenfluh  égorgea  son  frère.  Le 
meurtrier  mourut  dans  l'exil,  poursuivi  par  les  furies  du  remords. 
Dès  qu'on  pénètre  dans  l'étroite  et  profonde  vallée  de  Lauterbrùn- 
nen ,  on  a  peine  à  trouver  un  peu  de  ciel  entre  les  montagnes;  le 
soleil  ne  descend  qu'une  ou  deux  heures  jusqu'à  ces  pâturages  dé- 
serts, et  l'on  chemine  entre  deuv  murailles  d'un  vert  bronzé,  tels 
que  des  cirons  entre  deux  feuillets  d'un  gros  livre  entr'ouvert. 

TOME  XIV.      SUPPLÉMENT.  10 


134  REVUE  DE  PARIS. 

A  Lauterbriïnnen  nous  quittâmes  la  calèche  qui  ne  peut  aller  plus 
loin,  car  les  routes  expirent  là;  et  tournant  derrière  l'église,  traver- 
sant un  pont  sur  la  Lùtschinen,  nous  perdîmes  de  vue  la  Yungfrau 
qui,  de  sa  masse  terrible,  barre  le  fond  de  la  vallée,  des  ténèbres  de 
laquelle  on  la  voit  surgir  en  pâlissant  peu  à  peu.  Nous  commen- 
çâmes à  gravir  sur  la  gauche  le  sentier  escarpé  qui  conduit  au  cœur 
des  plus  hautes  montagnes,  par  la  Wengern-Alp  et  les  Scheideck. 

Il  était  deux  heures  après-midi,  la  chaleur  était  suffocante,  la 
pente  redoutable;  le  silence  n'était  interrompu  que  par  les  clochettes 
lointaines  des  troupeaux  dispersés.  Mme  de  S...  avait  refusé  de 
prendre  un  cheval,  nous  n'avions  point  voulu  de  guide,  et  l'auber- 
giste du  dernier  village  nous  avait  livrés  aux  conséquences  fatales 
de  cette  témérité.  La  course  devait  être  pénible;  le  lieu  où  nous 
aspirions  est  au-delà  des  régions  où  l'herbe  trésit,  et  sur  les  confins 
des  neiges  éternelles.  Chacun  de  nous  trois  portait  sur  ses  épaules  un 
sac  pesant  vingt  à  vingt-cinq  livres,  et,  penchés  sur  nos  bâtons  ferrés 
de  six  pieds  de  hauteur,  nous  gravissions  à  la  file  avec  la  lenteur  du 
bœuf.  C'était  ma  première  excursion,  je  payais  tribut  aux  Alpes  en 
les  arrosant  de  sueur;  l'étroit  vallon  planté  de  cerisiers  maigres  ser- 
pentait et  s'allongeait  à  nos  pieds;  devant  nous  l'horizon  se  décou- 
pait à  vingt  pas  sur  un  ciel  d'un  bleu  cru.  Mes  compagnons  marchè- 
rent, ce  premier  jour,  bien  mieux  que  moi;  je  leur  en  fis  compliment. 
—  C'est  un  effet  de  l'habitude,  dirent-ils;  nous  sommes  déjà  en- 
durcis, car  nous  venons  de  visiter  les  Alpes  de  Savoie  et  les  glaciers 
du  Mont-Blanc. 

—  Vous  voyagez  ensemble  depuis  long -temps?  demandai -je  à 
M.  Jules. 

—  Depuis  vingt-sept  jours,  répondit-il  d'une  voix  creuse. 

—  Ils  ont  passé  comme  une  heure  1  s'écria  M.  G...;  pour  moi,  du 
moins,  car  Jules  est  un  inconstant;  il  a  l'air  de  s'amuser  déjà  beaucoup 
moins  qu'au  début. 

Je  ne  sais  ce  que  Jules  murmura.  —  Oh!  tu  as  beau  dire,  repartit 
l'autre,  tu  deviens  morose;  cependant,  nous  sommes  loin  d'être  au 
bout  de  nos  peines.  Allons,  il  faut  du  courage. 

—  Oui,  articula  l'autre,  mais  si  bas,  que  je  l'entendis  seul. 

—  Nous  devons  aller,  observa  la  jeune  dame  en  s'arrétant  appuyée 
sur  son  bâton,  jusqu'à  Milan  par  le  glacier  du  Rhône,  par  Duomo 
d'Ossola  et  le  lac  Majeur;  c'est  bien  loin  encore. 


REVUE  DE  PARIS.  135 

—  Et  cela  t'effraie?  au  lieu  de  donner  du  cœur  à  ce  pauvre  garçon ... 

—  Moi,  interrompit  Jules,  je  me  divertis  beaucoup. 

—  On  le  voit  bien,  ajoutai-je  tout  bas.  Mais  il  m'avait  entendu, 
et  se  détournant  avec  vivacité,  sous  prétexte  de  contempler  la 
campagne,  il  me  regarda  fixement  avec  ce  clignotement,  cette  pro- 
fondeur et  cette  sûreté  de  coup  d'œil  qui  sont  le  propre  des  gens  ù 
vue  basse. 

Alors  je  lui  montrai  d'un  air  candide ,  sur  le  versant  opposé  des 
Alpes,  le  Staubbach,  la  plus  haute  des  cascades  connues,  dont  les 
eaux,  long-temps  voilées  par  les  sapins,  s'élancent  tout  à  coup  à  la 
cime  d'un  rocher  concave,  et  retombent  en  poussière,  vaporisées  à 
demi,  après  une  chute  de  neuf  cents  pieds. 

Puis  nous  continuâmes  à  grimper,  chacun  avec  son  fardeau, 
chacun  à  ses  pensées ,  sans  prononcer  une  parole*  le  bruit  de  nos 
respirations  haletantes  et  le  grésillement  de  quelques  fontaines  trou- 
blaient seuls  le  silence  de  ces  solitudes. 

Francis  Wey. 

(  La  suite  a  un  prochain  n°. , 


BULLETIN. 


Nous  nous  étions  félicités  de  la  modération  avec  laquelle  la  chambre  des 
députés  avait  exprimé  les  sentimens  et  les  vœux  du  pays  dans  l'affaire  du  droit 
de  visite.  En  raison  de  l'état  actuel  de  nos  rapports  avec  l'Angleterre,  cette 
modération  nous  avait  paru  tout  à  la  fois  être  de  bonne  politique  et  de  bon 
goût;  mais,  en  vérité,  en  face  des  étranges  commentaires  de  la  presse  anglaise, 
nous  serions  presque  tentés  de  regretter  aujourd'hui  que  notre  parlement  n'ait 
pas  donné  à  sa  pensée  une  expression  plus  vigoureuse.  Les  journaux  whigs 
et  les  journaux  tories  s'accordent  à  regarder  comme  insignifiante  la  phrase 
rédigée  par  la  commission  et  adoptée  parla  chambre.  Le  Morning-Chronicle 
reproduit  même  le  rapprochement  que  nous  avions  indiqué  entre  la  phrase 
au  sujet  des  traités  de  1831  et  1833  et  le  vote  annuel  sur  la  Pologne.  Ce  rap- 
prochement, qui,  en  effet,  dès  le  principe,  n'avait  pas  échappé,  dans  la 
chambre,  à  quelques  esprits  défians ,  est  pour  le  journal  anglais  une  occasion 
de  triomphe,  et  il  célèbre  ironiquement  la  sagesse  du  parlement  français,  qui 
s'est  donné  le  plaisir  de  faire  deux  phrases  vides ,  ayant  l'avantage  de  placer 
la  France  en  hostilité  directe  avec  l'Angleterre  d'un  côté,  et  avec  la  Russie  de 
l'autre.  Organe  des  tories,  le  Times  dit  que  la  phrase  en  question  est  tellement 
sans  portée,  qu'elle  aurait  passé,  tout-à-fait  inaperçue  dans  un  meeting  de  la  so- 
ciété africaine  à  Exeter-Hall.  Cependant,  si  la  chambre  s'est  montrée  si  timide, 
il  faut  au  moins  lui  laisser  le  mérite  de  la  modération.  Nullement.  Le  Times 
accumule  les  injures  les  plus  contradictoires,  car,  tout  eu  affirmant  que  la 
chambre  est  arrivée  au  résultat  le  plus  absurde  par  son  insignifiance,  il  l'ap- 
pelle une  assemblée  volcanisce.  Idiote  et  furieuse,  telle  a  donc  été  la  chambre, 
au  dire  de  l'interprète  le  plus  accrédité  des  conservateurs  anglais. 

Tout  cela  est  misérable.  Nous  ne  reconnaissons  pas,  dans  un  pareil  lau- 


REVDE  DE  PAHIS.  137 

gage,  ce  bon  sens  politique  dont  les  Anglais  sont  si  fiers.  De  l'autre  coté  du 
détroit,  ou  pense  généralement  qu'uue  collision  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre serait  déraisonnable  et  funeste.  Pourquoi  donc  alors  n'avoir  pas  fait 
comprendre  au  peuple  de  la  Grande-Bretagne  tout  ce  que  la  modération  du 
parlement  français  avait  de  favorable  au  maintien  de  la  paix,  à  un  rappro- 
chement plus  intime  entre  les  deux  peuples?  Cela  eût  été  plus  utile  et  plus 
vrai  que  de  prendre  parti  pour  le  ministère  et  M.  Guizot  contre  la  chambre. 
Est-il  bien  politique ,  est-il  bien  parlementaire  de  calomnier  les  intentions  et 
l'intelligence  d'une  assemblée  qui  représente  le  peuple  avec  lequel  on  ne  veut 
pas  de  rupture?  Comment  la  presse  anglaise  n'a-t-elle  pas  compris  que  la  mo- 
dération de  la  chambre  était  une  indication  précieuse ,  un  signe  flatteur  du 
prix  que  nous  attachions  ici  à  nos  bons  rapports  avec  la  Grande-Bretagne? 
C'était  sur  ce  point  qu'il  fallait  insister.  On  travaillait  ainsi  d'une  manière 
honorable  et  sage  à  aplanir  les  difficultés  qui  peuvent  séparer  les  deux 
nations. 

Si  dans  cette  circonstance  la  presse  britannique  a  manqué  aux  convenances 
et  à  la  vérité,  nous  devons  reconnaître  le  caractère  d'élévation  et  de  gravité 
qu'ont  eu  les  débats  parlementaires  de  la  chambre  des  communes  et  de  la 
chambre  des  lords.  Il  ne  s'y  est  pas  dit  une  parole  qui  put  envenimer  les  re- 
lations entre  les  deux  pays;  tout  y  a  été  digne  et  vraiment  politique.  Seule- 
ment on  a  pu  remarquer,  entre  les  assertions  de  sir  Robert  Peel  et  les  affir- 
mations de  M.  Guizot,  une  contradiction  notable.  M.  le  ministre  des  af- 
faires étrangères  avait  dit  que  l'Angleterre,  pour  l'année  1842,  avait  réduit 
le  nombre  de  ses  croiseurs  de  quatre-vingt-un  à  quarante-neuf;  sir  Robert 
Peel  a  déclaré  que  l'Angleterre  ne  s'était  nullement  engagée  à  limiter  le 
nombre  de  ses  croiseurs.  Il  s'est  trouvé  qu'à  une  certaine  époque  quatre-vingts 
mandats  avaient  été  délivrés;  mais  Tannée  dernière  l'Angleterre  n'a  employé 
que  cinquante  vaisseaux  à  la  répression  de  la  traite,  et  en  1843  elle  en  em- 
ploiera quarante-neuf.  M.  Guizot  avait  affirmé  que  dorénavant  les  croiseurs 
britanniques  ne  pourraient  plus  quitter  les  stations  qui  leur  seraient  assignées; 
M.  Peel,  interpellé  à  ce  sujet,  a  répondu  que  son  gouvernement  n'avait  pas 
aliéné  le  droit  de  changer  de  station  ses  croiseurs.  Voilà  des  contradictions 
qui  demandent  des  éclaircissemens,  tant  diplomatiques  que  parlementaires. 

On  a  été  assez  ému  à  la  chambre  de  cette  espèce  de  démenti  donné  à  M.  le 
ministre  des  affaires  étrangères  par  le  cabinet  anglais.  Il  n'en  a  pas  encore 
été  parlé  à  la  tribune,  mais  on  s'en  est  beaucoup  occupé  dans  les  conversa- 
tions particulières.  Les  assertions  émises  dans  le  cours  des  débats  par  le  ca- 
binet ont  eu  une  influence  incontestable  sur  la  détermination  à  laquelle  s'est 
arrêtée  la  chambre.  C'est  sur  les  faits  qu'on  lui  a  présentés  qu'elle  a  mesuré 
son  langage,  et  l'on  conçoit  sa  juste  susceptibilité  à  l'idée  qu'elle  a  délibéré 
sur  des  bases  dont  l'exactitude  n'est  pas  reconnue  par  le  gouvernement  an- 
glais. On  conviendra  aussi  que  le  langage  de  la  presse  anglaise  n'est  pas  de 
nature  à  calmer  le  mécontentement  de  tous  ceux  qui  ont  voté  la  phrase  de  la 


J 38  KEN  LE   DE  PARIS. 

commission.  Nous  ne  voulons  pas  exagérer  l'importance  des  articles  du  Mor- 
ning-Chronicle  et  du  Times;  toutefois,  une  assemblée  politique  sent  fort 
bien  qu'elle  puise  une  partie  de  sa  force  dans  la  valeur  qu'on  attribue  à  ses 
actes,  et  les  commentaires  britanniques  pourraient  inspirer  à  la  chambre 
d'assez  sérieuses  réflexions. 

Nous  l'avons  dit,  la  chambre  a  eu  l'intention  marquée  de  porter  dans 
l'examen  des  questions  extérieures  une  modération  réfléchie.  Elle  n'a  pas 
voulu  qu'on  pût  l'accuser  d'entraver  l'action  du  pouvoir  exécutif,  ou  d'em- 
piéter sur  ses  prérogatives.  Elle  donne  ainsi  au  gouvernement  une  haute 
preuve  de  confiance;  elle  s'en  remet  à  lui  du  soin  de  mettre  sa  politique  en 
harmonie  avec  les  sentimens  et  les  vœux  du  pays.  La  loyauté  du  parlement 
fait  appel  à  la  loyauté  du  pouvoir  exécutif.  Mais  qu'adviendrait-il  si ,  dans  la 
sphère  parlementaire,  des  soupçons  pouvaient  pénétrer  sur  la  sincérité  du 
gouvernement?  Désormais  la  défiance  régnerait  entre  les  pouvoirs,  leurs  re- 
lations constitutionnelles  se  trouveraient  altérées,  et  les  affaires  du  pays 
seraient  sérieusement  compromises. 

Il  peut  paraître  regrettable  à  certaines  personnes  exclusivement  préoccu- 
pées des  anciennes  traditions  de  la  diplomatie,  que  les  chambres  s'immiscent 
dans  les  questions  de  politique  extérieure.  Cependant  cette  intervention  qu'elles 
déplorent,  et  dont  nous  avons  au  contraire  signalé  plusieurs  fois  les  avan- 
tages, est  inévitable.  Or,  ou  peut  être  certain  qu'on  aggraverait  ce  que  quelques- 
uns  considèrent  comme  un  mal,  si  dans  les  communications  et  dans  les  débats 
sur  la  politique  étrangère  le  pouvoir  exécutif  n'apportait  pas  une  extrême 
bonne  foi.  La  chambre  montre  aujourd'hui  beaucoup  de  modération  et  de 
réserve,  parce  qu'elle  croit  que  le  gouvernement  voudra  bien  agir  suivant  ses 
indications  et  ses  désirs;  mais  qu'elle  conçoive  des  soupçons  sur  la  manière 
dont  sa  pensée  sera  traduite  dans  les  actes  et  les  négociations  officielles,  et 
vous  courez  le  danger  très  réel  de  changer  sa  discrétion  et  sa  mesure  en  in- 
quiétude, en  exigence.  C'est  donc  dans  l'intérêt  même  de  la  prérogative  royale 
qu'il  faut  recommander  à  ses  dépositaires  responsables  de  ne  rien  faire  qui 
puisse  troubler  la  confiance  et  le  respect  que  les  grands  pouvoirs  doivent  avoir 
les  uns  pour  les  autres,  car  autrement  les  empiètemens  et  les  usurpations  se- 
raient à  craindre. 

Nous  ne  sommes  pas  moins  préoccupés  non  plus  de  la  dignité  du  pouvoir 
parlementaire.  Au  milieu  de  l'affaiblissement  de  tout  ce  qui  est  autorité  pu- 
blique, la  chambre  des  députés  est  parmi  nos  institutions  une  de  celles  qui 
ont  gardé  le  plus  de  force  et  de  crédit;  en  définitive,  la  cbambre  est  le  pays, 
et  quand  elle  a  prononcé,  il  faut  obéir  à  ses  décisions,  y  conformer  l'admi- 
nistration et  la  politique.  C'est  par  l'autorité  de  la  cbambre  que  le  gouverne- 
ment a  su  triompher  des  partis  extrêmes,  c'est  avec  son  concours  qu'il  a  pu 
résister  à  certains  entraînemens.  Casimir  Périer  savait  bien  toute  la  force  que 
le  gouvernement  trouvait  dans  l'appui  de  la  chambre,  quand  il  lui  demandait 
un  ordre  du  jour  motivé  sur  une  question  brillante  de  politique  étrangère. 


REVUE   DE   PARIS.  139 

Avec  un  pareil  bill  d'indemnité,  il  avait  à  opposer  aux  partis  une  réponse  vic- 
torieuse; il  leur  disait  qu'il  avait  pour  lui  l'approbation  de  la  France,  puis- 
qu'il avait  le  vote  de  la  chambre.  Or,  dans  un  régime  représentatif,  le  pouvoir 
parlementaire  n'a  pas  seulement  pour  mission  de  donner  raison  au  gouver- 
nement contre  certains  entraînemens  irréfléchis;  il  a  aussi  à  faire  prévaloir  les 
vœux  légitimes  du  pays ,  à  presser  le  pouvoir  exécutif  de  les  accomplir,  à 
l'éclairer,  à  l'exciter.  Il  faut  que  dans  cette  seconde  partie  de  leur  mission 
constitutionnelle,  les  chambres  soient  aussi  puissantes  et  aussi  écoutées  que 
dans  la  première.  C'est  seulement  ainsi  que  le  pays  aura  une  foi  complète  dans 
l'efficacité  de  ses  institutions,  et  qu'il  leur  attribuera  la  force  nécessaire  pour 
résoudre  toutes  les  difficultés  et  répondre  à  tous  les  besoins.  Mais  si,  lorsque 
la  chambre  a  parlé,  il  se  trouve  qu'elle  n'a  rien  dit,  si  les  paroles  qu'elle  aura 
solennellement  adressées  à  la  couronne  sont  considérées  comme  inutiles  et 
vides,  que  deviendra  l'autorité  morale  du  parlement?  et,  avec  la  décadence 
de  cette  autorité,  que  deviendra  notre  société  politique?  Qu'on  y  prenne  garde, 
c'est  pour  toute  la  constitution,  pour  tout  l'ordre  moral,  une  question  de  vie 
ou  de  mort.  La  chambre  est  respectée  ;  le  pays  y  voit  la  représentation  non 
seulement  légale,  mais  vraie,  de  lui-même,  des  élémens  et  des  forces  qu'il 
contient  dans  son  sein.  Que  peuserait-il,  s'il  s'apercevait  que  les  vœux  con- 
stitutionnellement  exprimés  par  la  représentation  nationale  sont  vains,  et  que 
le  pouvoir  chargé  de  les  réaliser  les  élude  et  les  dédaigne?  Le  jour  où  un  vote 
solennel  de  la  chambre  deviendrait  un  objet  de  raillerie,  comme  tout  ce  qui 
est  impuissant,  ce  jour-là,  en  perdant  la  foi  en  notre  constitution,  nous  per- 
drions en  partie  l'estime  de  nous-mêmes,  et  l'anarchie  pourrait  n'être  pas  loin. 
Nous  ne  croyons  pas  que  le  ministère,  quand  il  a  donné  un  successeur 
au  brave  amiral  Duperré,  ait  vu  toute  la  portée  du  choix  qu'il  a  fait.  Le 
cabinet  aurait  désiré  retenir  encore  M.  Duperré,  un  instant  il  croyait  avoir 
presque  obtenu  de  lui  quil  différât  sa  retraite  de  quelques  mois,  jusqu'à 
l'été,  jusqu'à  la  saison  des  voyages  et  des  bains;  mais  l'amiral  n'a  pu  consentir 
à  une  si  longue  attente,  il  soupirait  après  un  repos  absolu.  Le  ministère, 
obligé  de  choisir  sur-le-champ  un  successeur  à  M.  Duperré,  n'a  pas  eu  la 
main  heureuse  :  non  que  M.  l'amiral  Roussin  ne  soit,  sous  les  rapports  privés, 
un  homme  fort  honorable  et  possédant  comme  marin  une  grande  instruction 
théorique;  mais  il  y  avait  ici  une  question  capitale  :  il  se  trouve  que  le  minis- 
tère de  la  marine,  qui,  la  plupart  du  temps,  n'a  qu'une  importance  spéciale, 
est  aujourd'hui  un  poste  politique;  c'est  le  droit  de  visite,  ce  sont  les  traités 
de  1831  et  1833  qui  ont  créé  cette  situation.  Il  était  évident  qu'on  cherche- 
rait dans  le  choix  du  cabinet  l'indice  de  ses  tendances  et  de  ses  projets  dans 
l'affaire  de  la  révision  des  traités.  Si  les  ministres  se  fussent  donné  pour  col- 
lègue un  marin  qui  se  fûténergiquement  prononcé  contre  le  droit  de  visite, 
comme  M.  de  Mackau,  par  exemple,  cette  nomination  eût  été  accueillie  avec 
une  satisfaction  véritable;  on  y  eût  vu  la  preuve  que  le  cabinet  sympathisait 
au  fond  avec,  l'opinion  du  pays  et  des  chambres.  Toutefois  nous  admettons 
que  le  ministère  ait  dû  reculer  devant  une  manifestation  aussi  explicite;  nous 


140  REVUE  DE   PARIS. 

accorderons  volontiers  que,  dans  l'état  actuel  de  nos  relations  avec  l'Angle- 
terre, un  pareil  choix  eût  pu  avoir  une  signification  trop  vive;  au  moins 
on  conviendra  qu'il  ne  fallait  pas  se  rejeter  à  l'extrême  opposé ,  et  donner 
pour  successeur  à  M.  Duperré  le  seul  marin  qui  se  soit  prononcé  en  faveur 
du  droit  de  visite.  Il  n'y  avait  qu'un  de  nos  amiraux  auquel  il  était  absolu- 
ment défendu  de  songer,  et  c'est  celui-là  même  qu'on  a  é  é  chercher  pour  l'in- 
staller à  l'hôtel  de  la  marine;  c'était  31.  l'amiral  Roussin  qui,  à  la  tribune  de 
la  chambre  des  pairs,  avait  défendu  les  traités  de  1831  et  1833.  Nommer 
31.  de  Mackau,  c'était  peut-être  trop  se  déclarer  contre  les  traités  dont  il  faut 
demander  la  révision;  mais  nommer  31.  Roussin,  c'est  trop  approuver  ces 
traités  même.  Ne  pouvait-on  trouver  quelque  personnage  neutre,  sans  signi- 
fication particulière?  31.  Rosamel  n'eut  sans  doute  pas  refusé  le  portefeuille 
s'il  lui  eut  été  offert;  il  fallait  enfin,  si  l'on  ne  pouvait  faire  une  nomination 
éclatante,  s'arrêter  à  un  choix  dont  la  couleur  politique  n'offusquât  personne 
et  ne  vînt  pas  irriter  les  esprits. 

C'est  sans  doute  à  son  grand  étonnement  que  31.  l'amiral  Roussin  sera 
devenu  un  personnage  politique,  car  nous  ne  croyons  pas  que  ses  prétentions 
visent  si  haut.  Il  ne  paraît  pas  même  avoir  compris  qu'ayant  appartenu  au 
cabinet  du  1er  mars,  ce  précédent,  ces  souvenirs,  s'opposaient  à  son  entrée 
dans  le  ministère  du  29  octobre.  La  différence  des  lignes  politiques  suivies 
par  les  deux  cabinets,  la  solidarité  qui  vous  lie  aux  hommes  dont  on  a  été  le 
collègue  dans  un  ministère,  toutes  ces  idées  ont  peu  préoccupé  31.  Roussin, 
qui  a  accepté  le  portefeuille  de  la  marine  comme  il  eut  accepté  le  comman- 
dement d'une  escadre.  Il  est  fort  possible  qu'une  des  raisons  qui  ont  fait 
tomber  le  choix  du  ministère  du  29  octobre  sur  31.  l'amiral  Roussin,  c'est 
que  ce  dernier  a  appartenu  au  cabinet  du  Ie1'  mars.  Cette  dernière  circon- 
stance, jointe  au  discours  de  31.  Roussin  en  faveur  du  droit  de  visite,  aura 
emporté  la  balance,  et  ici  encore  on  se  sera  déterminé  par  la  raison  même 
qui  devait  donner  l'exclusion  à  l'amiral.  On  aura  trouvé  piquant  de  faire  une 
conquête  sur  le  cabinet  du  1er  mars;  on  a  voulu  montrer  qu'on  pouvait  ré- 
parer ses  pertes  en  recrutant  chez  d'anciens  adversaires.  A  la  mort  de  31.  Hu- 
mann,  on  a  emprunté  31.  Lacave-Laplagne  au  15  avril;  on  a  voulu  aujour- 
d'hui butiner  31.  Roussin  sur  le  1er  mars.  31ais  encore  une  fois,  en  se  don- 
nant cette  satisfaction,  on  a  été  trop  loin,  et  le  seul  marin  qui  défende  le 
droit  de  visite  ne  devait  pas  être  mis  à  la  tête  de  la  marine  française  après 
le  vote  de  la  chambre  des  députés  sur  les  traités  de  1831  et  1833.  Il  semble- 
rait qu'après  le  vote  de  l'adresse,  le  ministère  a  vu  son  triomphe  avec  une 
certaine  exaltation,  et  qu'il  a  jugé  avec  moins  de  sang-froid  les  difficultés  qui 
lui  restaient  à  vaincre.  Il  ne  peut  se  dissimuler  aujourd'hui  que  les  étranges 
interprétations  données  par  la  presse  anglaise  au  vote  de  la  chambre  semblent 
avoir  reçu  comme  une  consécration  par  le  choix  de  31.  l'amiral  Roussin. 
Dans  le  sein  même  du  cabinet,  ou  regrette  la  faute  commise,  mais  il  n'est 
plus  temps. 

Ce  serait  bien  se  méprendre  que  de  croire  la  chambre  indifférente  à  l'avenir 


REVUE   DE    FÀRIS.  lil 

de  la  question  du  droit  de  visite.  Elle  n'a  pas  inarqué  de  terme  fatal  au  gou- 
vernement pour  l'ouverture  des  négociations,  mais  elle  n'a  pas  entendu  non 
plus,  n'en  déplaise  à  la  presse  anglaise ,  qu'on  dût  attendre  vingt  ans  pour 
commencer  à  obtempérer  aux  vœux  formulés  dans  l'adresse  de  1843.  Pour- 
quoi donc  attendrions-nous  si  long-temps,  quand  l'Angleterre  se  montre  si 
impatiente  de  conclure  avec  nous  un  traité  de  commerce  ?  «  J'ai  la  satisfac- 
tion d'annoncer,  a  dit  M.  Peel  dans  la  chambre  des  communes,  que  les  né- 
gociations sont  reprises  pour  conclure  un  traité  de  commerce  avec  la  France. 
La  reprise  de  ces  négociations  a  été  accueillie  en  France  avec  tant  de  faveur, 
que  le  gouvernement  de  la  reine  peut  espérer  la  conclusion  d'un  arrangement 
avantageux...  Le  traité  n'est  pas  strictement  commercial  :  il  a  traita  d'autres 
questions  importantes  pour  les  deux  pays,  et  contribuerait  à  resserrer  leurs 
relations  amicales.  »  De  ces  paroles  de  M.  Peel  il  ressort  deux  choses  :  l'An- 
gleterre désire  vivement  un  arrangement  commercial  avec  la  France,  et  de 
son  côté  le  gouvernement  français  a  montré  de  l'empressement  à  le  conclure. 
Ces  dispositions  de  l'Angleterre  sont  heureuses,  et  nous  sommes  loin  de  vou- 
loir qu'on  les  repousse,  mais  le  ministère  aurait-il  commis  la  faute  de  les  ac- 
cueillir sans  conditions?  S'il  avait  eu  cette  imprudence,  il  devrait  s'arrêter. 
Qu'il  regarde  autour  de  lui,  qu'il  constate  le  véritable  état  des  esprits,  il  re- 
connaîtra qu'il  lui  est  impossible  de  rien  accorder  à  l'Angleterre  sans  obtenir 
quelque  chose,  une  première  concession  au  sujet  des  traités  de  1831  et  de  1833. 
Autrement,  dans  quelle  bizarre  situation  serions-nous  placés?  ISous  irions  au- 
devant  de  ce  qui  peut  être  agréable  à  nos  voisins,  et  il  nous  serait  interdit 
de  leur  faire  la  moindre  ouverture  sur  un  sujet  que  nous  avons  à  cœur! 
Notre  gouvernement  peut  avoir  prise  sur  l'Angleterre  par  le  désir  qu'a 
celle-ci  de  conclure  avec  nous  un  traité  de  commerce;  il  y  aurait  de  la  folie 
à  ne  pas  profiter  de  cette  circonstance  favorable  pour  négocier  au  sujet  du 
droit  de  visite ,  puisque  l'Angleterre  attend  avec  impatience  l'arrangement 
commercial. 

D'ailleurs,  sur  les  grandes  questions  de  droit  international  et  maritime, 
tout  n'est  pas  terminé  entre  l'Angleterre  et  l'Amérique,  et  les  difficultés  qui 
restent  encore  à  résoudre  peuvent  nous  offrir  une  occasion  naturelle  d'inter- 
venir entre  ces  deux  puissances  quand  elles  reprendront,  ce  qui  sera  prochain, 
la  discussion  sur  ce  point.  Le  gouvernement  anglais,  par  l'organe  de  sir  Ro- 
bert Peel,  a  nié  formellement  qu'il  eût  abandonné  le  droit  de  vérifier  les  pa- 
piers des  batimens  qui  arborent  le  pavillon  des  États-Unis.  M.  Peel  a  distingué 
expressément  le  droit  de  recherche  et  le  droit  de  visite.  Pour  exercer  le  droit 
de  recherche,  il  faut  des  conventions  réciproques,  car  il  s'agit  d'une  sorte 
d'enquête  sur  la  nature  des  cargaisons  et  sur  le  but  du  voyage;  mais  le  droit 
de  visite,  toujours  suivant  les  doctrines  de  l'Angleterre,  existe  sans  qu'il  soit 
besoin  de  conventions  particulières,  car  c'est  le  droit  qui  consiste  à  vérifier  la 
nationalité  des  batimens.  Le  gouvernement  anglais  et  le  gouvernement  amé- 
ricain sont  donc  en  contradiction  flagrante  sur  la  manière  d'entendre  le  traité 
Ashburton  ;  il  est  hors  de  doute  que  les  négociations  et  la  polémique  vont 


142  KEVUE  DE   PARIS. 

bientôt  recommencer  entre  la  Grande-Bretagne  et  les  États-Unis.  C'est  vrai- 
ment le  moment  pour  les  gouvernans  et  les  publicistes  de  soumettre  à  un 
nouvel  et  sévère  examen  toute  cette  partie  du  droit  international  et  maritime. 
On  peut  remarquer  que  c'est  seulement  aujourd'hui  qu'on  arrive  à  préciser  les 
questions  et  les  difficultés. 

C'est  avec  affectation ,  avec  emphase,  que  quelques  organes  de  la  presse 
anglaise  ont  donné  la  nouvelle  d'un  traité  de  commerce  entre  la  Russie  et 
l'Angleterre.  Ils  semblaient  vouloir  inspirer  des  regrets  cuisans  à  la  France 
et  lui  faire  comprendre  de  quels  avantages  elle  se  privait  en  ne  se  jetant  pas 
dans  les  bras  de  l'Angleterre.  Quel  arrangement  s'est  donc  conclu  entre  la 
Russie  et  l'Angleterre  ?  Ces  deux  pays  abaissent-ils  mutuellement  leurs  tarifs? 
La  Russie  consent-elle  à  recevoir  à  des  conditions  favorables  les  produits  de 
l'industrie  anglaise,  et  la  Grande-Bretagne,  de  son  côté,  fait-elle  des  conces- 
sions ?  Non,  il  ne  s'agit  que  d'un  traité  qui  garantit  la  liberté  réciproque  de 
navigation  entre  la  Russie  et  l'Angleterre.  Les  vaisseaux  des  deux  nations  ne 
paieront  pas  des  droits  plus  élevés  que  ceux  que  paient  les  vaisseaux  des  na- 
tionaux entrant  dans  les  ports  de  l'un  et  l'autre  pays  ou  en  partant.  Les  vais- 
seaux et  les  sujets  des  deux  nations  jouiront  dans  l'un  et  l'autre  pays  de  tous 
les  privilèges  dont  ils  jouissent  dans  le  leur.  Le  traité  est  conclu  pour  dix 
ans.  Chacune  des  parties  contractantes  se  réserve  le  droit  de  s'en  dégager  à 
l'expiration  de  la  neuvième  année.  Cela  n'a  pas,  comme  on  le  voit,  la  portée 
d'un  traité  de  commerce.  Mais  il  convient  encore  à  l'Angleterre  de  paraître 
vivre  dans  des  rapports  d'intimité  avec  la  Russie  :  elle  aime  à  prolonger  ainsi 
la  comédie  qui  s'est  jouée  en  1840,  à  nos  dépens,  entre  les  deux  cabinets  de 
Saint-Pétersbourg  et  de  Saint-James.  Aujourd'hui  ce  jeu  est  assez  innocent, 
car  il  ne  trompe  plus  personne.  Tout  le  monde  en  Europe  sait  à  quoi  s'en 
tenir  sur  les  sentimens  d'amitié  que  l'Angleterre  et  la  Russie  nourrissent 
l'une  pour  l'autre.  Le  nouveau  traité  dont  parlent  avec  tant  de  complaisance 
quelques  journaux  anglais  est  une  preuve  à  lui  seul  des  incompatibilités  d'in- 
térêt qui  séparent  les  deux  pays.  Il  n'offre  aucune  réduction  dans  les  taxes 
des  marchandises  anglaises  et  russes  :  la  guerre  de  tarifs  continue  entre  les 
deux  puissances.  Quelle  belle  occasion  ont  perdue  ces  deux  sincères  amies  de 
se  faire  d'édifiantes  concessions! 

Les  derniers  évènemens  qui  viennent  de  répandre  la  surprise  et  presque  la 
consternation  jusque  dans  les  murs  d'Alger,  la  réapparition  d'Abd-el-Kader 
qui,  à  la  tête  de  nombreux  Kabyles,  a  entrepris  de  bloquer  Cbercliell,  l'ébran- 
lement que  la  levée  de  boucliers  de  l'émir  a  imprimé  à  la  soumission  encore 
si  récente  des  tribus,  tout  cela  donne-t-il  raison  aux  partisans  de  l'occupation 
restreinte,  et  faut-il  regretter  d'avoir  tenté  tout  ce  qui  a  été  fait,  parce  qu'on 
n'est  pas  encore  arrivé  à  un  résultat  définitif?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Si  on 
avait  fait  moins,  Abd-el-Kader  serait  plus  puissant  encore  qu'il  ne  l'est  au- 
jourd'hui. Voulez-vous  le  rendre  invincible?  Vous  n'avez  qu'à  diminuer  en 
Afrique  nos  moyens  de  résistance  et  de  conquête.  Les  nouveaux  mouvemens 
d'Abd-el-lvader  n'étonneront  que  ceux  qui  n'ont  pas  assez  réfléchi  sur  les  con- 


REVUE  DE  PARIS.  143 

ditions  tout  exceptionnelles  de  notre  situation  en  Algérie,  et  ils  ne  feront 
jeter  les  hauts  cris  qu'aux  adversaires  systématiques  de  la  colonie  africaine. 
Au  moment  où  le  général  Bugeaud  était  à  l'apogée  de  ses  triomphes,  nous 
avons  prévu,  nos  lecteurs  peuvent  se  le  rappeler,  qu'une  soumission  aussi 
générale  delà  part  des  tribus  arabes,  ne  pouvait  être  durable  et  définitive;  et 
nous  donnions  le  conseil  aux  vainqueurs  de  garder  pour  un  avenir  moins 
heureux  tous  leurs  moyens  d'action.  Cet  avenir  est  arrivé;  en  ce  moment,  nos 
soldats  sont  aux  mains  avec  les  Arabes;  il  faut  attendre  les  bulletins. 

Le  troisième  arrondissement  de  Paris,  qui  jusqu'à  ces  derniers  temps  avait 
toujours  été  représenté  par  un  député  conservateur,  vient  d'accorder  la  ma- 
jorité de  ses  suffrages  à  un  candidat  de  la  gauche.  Ce  résultat  n'a  pas  produit 
une  médiocre  sensation.  Il  est  vraiment  regrettable  que  l'opinion  conserva- 
trice perde  un  arrondissement  où  elle  a  en  réalité  la  majorité  numérique  et 
tant  de  moyens  de  légitime  influence.  A  qui  s'en  prendre?  Le  Journal  des 
Débats  n'hésite  pas  :  il  s'en  prend  aux  électeurs  conservateurs  et  aux  candi- 
dats. Les  électeurs  ont  le  tort  de  se  diviser;  ils  perdent  de  vue  la  pensée  po- 
litique qui  doit  présider  à  l'élection,  ils  consultent  leurs  convenances  person- 
nelles. Pour  les  candidats  qui  se  présentent  aux  suffrages  des  conservateurs, 
ils  ne  sont  pas  non  plus  sans  mériter  de  justes  reproches.  Pourquoi  ne  tien- 
nent-ils pas  un  langage  plus  ferme  et  plus  décidé?  Pourquoi  avouent-ils  des 
nuances  dans  leur  couleur,  dans  leurs  opinions  politiques?  Pourquoi,  par 
exemple,  donner  à  entendre  qu'on  se  rapproche  du  centre  gauche?  Voilà 
une  mollesse  qui  perd  tout.  Cette  remontrance,  adressée  si  aigrement  aux 
électeurs  et  aux  candidats  conservateurs,  nous  paraît  quelque  peu  impru- 
dente, car  elle  soulève  des  questions  délicates.  Si  les  candidats  conservateurs 
du  troisième  arrondissement  ont  professé  des  principes  qui  se  rapprochent  de 
ceux  du  centre  gauche,  c'est  qu'apparemment  ils  n'entendent  pas  la  politique 
conservatrice  comme  le  journal  qui  leur  adresse  une  superbe  remontrance; 
c'est  que  sans  doute  aussi  les  conservateurs  dont  ils  sollicitaient  les  suffrages 
auraient  peu  goûté  un  autre  langage. 

Nous  sommes  ainsi  conduits,  sur  la  trace  du  Journal  des  Débats,  à  penser 
que  l'opinion  conservatrice  et  constitutionnelle  a  subi  dans  le  corps  électoral 
des  modiGcations  dont  il  importe  de  tenir  compte.  Si  ni  M.  Legentil  ni 
M.  Decan  n'ont  voulu  arborer  la  bannière  du  ministère,  c'est  qu'apparem- 
ment une  déclaration  de  ministérialisme  ne  leur  pas  paru  une  conséquence 
naturelle  de  leurs  principes  conservateurs.  On  cherche  à  se  consoler  du 
triomphe  de  l'opposition  par  le  jugement  assez  peu  flatteur  que  n'a  pas 
craint  de  laisser  tomber  sur  le  nouveau  député  l'organe  de  l'opinion  démo- 
cratique; mais  on  ne  s'aperçoit  pas  qu'on  aggrave  ainsi  la  portée  politique 
de  l'élection.  L'esprit  et  les  sentimens  d'opposition  ont  donc  fait  bien  des  pro- 
grès dans  le  troisième  arrondissement,  puisqu'ils  ont  triomphé  indépendam- 
ment du  mérite  de  l'élu.  Pour  nous,  nous  déplorons  ce  résultat,  et  nous 
croyons  qu'il  a  produit  sur  tous  les  hommes  modérés  une  impression  pénible. 


144  REVUE  DE  PARIS. 

—  Dans  un  roman  intitulé  :  le  Château  des  Airides  (1),  M.  Jules  Lacroix 
a  raconté  une  curieuse  et  dramatique  histoire.  L'action  de  ce  drame  singu- 
lier se  déroule  et  se  dénoue  au  sein  d'une  famille  poursuivie,  comme  celle 
dont  le  titre  évoque  le  souvenir,  par  une  inexorable  fatalité.  Un  vieux  châ- 
teau perdu  dans  les  gorges  d'Ollioules,  près  de  Marseille,  voilà  le  lieu  de  la 
scène.  La  lutte  tragique  dont  cette  âpre  solitude  est  le  théâtre  est  dans  une 
harmonie  parfaite  avec  le  sombre  aspect  du  vieux  manoir,  avec  le  caractère 
désolé  des  montagnes  au  milieu  desquelles  il  se  dérobe.  Sans  doute  l'exécu- 
tion n'est  pas  toujours,  dans  le  Château  des  Atrides,  aussi  heureuse  que  la 
conception;  le  style,  souvent  chaleureux,  pèche  quelquefois  par  l'emphase  ou 
la  négligence;  mais  ces  défauts  sont  rachetés  à  certains  égards  par  l'émou- 
vante rapidité  du  récit,  qui  ne  laisse  guère  sommeiller  la  curiosité  du  lecteur. 
11  n'en  faut  pas  plus  pour  assurer  au  romancier  le  succès  de  terreur  et  d'émo- 
tion qu'il  a  sans  doute  ambitionné. 

—  Un  de  nos  collaborateurs,  M.  Théophile  Gautier,  vient  de  publier,  sous 
le  titre  de  Tra-los-Montes  (2) ,  les  observations  qu'il  a  recueillies  pendant 
un  récent  voyage  en  Espagne.  Nul  écrivain  n'était  peut-être  mieux  préparé 
à  nous  parler  de  la  patrie  de  Calderon  et  de  Murillo  que  le  spirituel  auteur 
de  la  Comédie  de  la  Mort.  Sous  ce  ciel  ardent ,  devant  ces  sites  pleins  de 
lumière,  en  présence  de  cette  population  qui  garde  encore  si  vive  au  milieu 
des  luttes  les  plus  douloureuses  l'empreinte  de  son  glorieux  passé,  l'imagi- 
nation du  poète,  la  curiosité  de  l'observateur  trouvent  également  à  se  satis- 
faire. Les  peintures  de  l'Espagne  que  nous  trace  M.  Gautier  se  distinguent 
surtout  par  la  vigueur  de  la  touche  et  l'éclat  du  coloris.  L'auteur  de  Tra-los- 
Montes  s'est  attaché  à  rendre  avec  une  précision  lumineuse  l'aspect  de  la 
nature  et  des  monumens,  il  a  montré  une  rare  exactitude  et  une  piquante 
franchise  dans  l'étude  des  mœurs  et  du  caractère  national.  Son  livre  est  un 
des  plus  vrais  et  des  plus  curieux  qu'on  ait  depuis  long-temps  publiés  sur 
l'Espagne.  Au  milieu  de  la  stérile  fécondité  de  notre  époque,  on  est  heureux 
d'avoir  enfin  à  signaler  l'œuvre  d'un  vrai  poète  qui  sait  porter  dans  la  pein- 
ture de  la  réalité  un  sentiment  profond  de  l'art. 

(1)  2  vol.  in-8°,  chez  Dumonl,  Palais-Royal. 

(2)  2  vol.  in-80,  chez  Magen,  quai  des  Angustins. 


F.   BONNA1RE. 


UNE 


PASTORALE  HOMICIDE. 


—  Et  votre  opinion  maintenant?  dit  le  jeune  musicien  quand  il 
eut  achevé  sa  pastorale  en  ré  mineur,  et  posé  son  violon  sur  la  table, 
couverte  encore  des  rares  débris  d'un  souper  frugal. 

—  Recommencez-la,  je  vous  prie,  et  indiquez-moi  chaque  mor- 
ceau avant  de  l'exécuter,  répondit  l'unique  auditeur,  plus  jeune, 
beaucoup  plus  jeune  que  le  musicien. 

Celui  qui  venait  déjouer  avait  trente  ans  environ,  l'autre  dix-sept 
ans  au  plus. 

—  Volontiers.  Mais  est-ce  sérieusement  que  vous  désirez... 

—  Très  sérieusement.  Je  ne  me  lasse  pas  de  l'entendre. 

—  Vous  me  flattez.  Cependant  le  comité  de  l'Opéra  n'a  pas  voulu... 

—  Mon  ami,  interrompit  le  jeune  amateur,  nous  sommes  ici  pour 
l'aire  de  la  musique  et  non  de  l'ambition.  C'est  d'ailleurs  la  dernière 
nuit  que  nous  passons  ensemble ,  mon  cher  Robersart. 

—  Allons,  reprit  l'artiste  en  saisissant  son  violon,  qu'il  plaça  entre 
le  menton  et  l'épaule,  et  en  promenant  majestueusement  son  archet 
au-dessus  de  sa  tête. 

—  Je  vous  écoute. 

—  Je  pars. 

—  Très  bien. 

T0JIE  XIV.      FÉVRIER.  11 


Î'l6  REVUE  DE  PARIS. 

—  Premier  morceau  de  la  pastorale.  Explication  :  La  nuit  fuit  de- 
vant le  jour,  ses  ombres  pâlissent,  les  étoiles  descendent  à  l'horizon. 
Sérénité  universelle,  fraîcheur,  silence,  recueillement. 

Après  ce  programme,  l'artiste  fit  exprimer  à  son  instrument  les 
diverses  nuances  de  cette  première  partie  de  sa  composition,  laissant 
voir  sur  son  visage  les  émotions  dont  sa  main  était  l'interprète  ha- 
bile. Quand  il  eut  terminé,  il  dit,  sans  changer  d'attitude  :  Eh!  bien, 
mon  cher  Simon,  votre  avis? 

Simon  arrosa  d'abord  d'un  tabac  blond  et  menu  un  petit  carré  de 
papier  plié  en  étroits  compartimens,  le  ferma,  le  roula  avec  une 
adresse  de  contrebandier  catalan,  et  en  tit  une  cigarette  qu'il  pro- 
mena sur  la  flamme  de  la  lampe. 

—  Mon  avis,  répondit-il  en  jetant  des  monosyllabes  et  des  bulles 
de  fumée,  est  que  vous  continuiez.  Juger  sur  ce  début  serait  témé- 
raire. Toutefois,  il  est  bien... 

—  Oui ,  il  est  bien ,  mon  ami ,  et  quand  on  songe  que  le  comité  de 
l'Opéra  n'a  pas  voulu  accepter... 

—  Je  vous  arrête,  mon  cher  Robersart.  D.onnez-moi  la  suite  de 
la  pastorale  en  ré  mineur,  ou... 

—  Je  poursuis  :  Les  étoiles  ont  disparu  l'une  après  l'autre,  l'aurore 
peint  de  ses  plus  belles  couleurs  la  voûte  du  ciel;  les  feuilles  sont  hu- 
mides de  rosée,  les  fleurs  ouvrent  leurs  calices  odorans;  la  fauvette 
chante. 

Tandis  que  l'assemblée,  représentée  par  un  seul  individu,  écoutait 
en  remplissant  de  tabac  l'appartement,  dont  les  croisées  donnaient 
sur  un  jardin  de  Meudon ,  notre  compositeur  tirait  de  son  archet  des 
sons  qui  peignaient  le  réveil  de  la  nature.  L'endroit  où  la  fauvette 
chante  pour  saluer  le  jour  fut  surtout  caressé. 

—  Mon  juge  est-il  content  de  la  fauvette?  A-t-il  entendu  le  batte- 
ment des  ailes,  le  frémissement  de  l'air?  a-t-il  saisi  chaque  perle  de 
•ce  roucoulement  doux  et  plaintif?  Ai-je  lutté  avantageusement  avec 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  avec  Berghem,  avec  Dieu? 

—  Rien  ne  m'est  échappé,  mon  cher  poète. 

—  En  ce  cas,  convenez  que  ce  tigre  de  jury,  en  refusant  ma  pas- 
torale en  ré  mineur  a  été  souverainement... 

—  Mon  ami,  laissons  le  jury  de  l'Opéra,  et  voyons  ce  qui  suit  le 
chant  de  la  fauvette. 

Docile  à  l'injonction  de  son  unique  auditeur,  Robersart  poussa  un 
soupir,  et  reprit  :  Déjà  l'aurore  enflamme  les  coteaux,  une  vapeur 
diaphane  est  suspendue  sur  la  vallée;  on  entend  dans  le  fond  des  mon- 


REVUE   DE  PARIS.  l':T 

tagnes  le  son  (Tune  cornemuse  et  le  tintement  des  clochettes.  Cest  le 
troupeau  qui ,  précède  du  berger,  sort  de  rétable  et  s'avance  dans  la 
campagne.  Second  réveil  de  la  nature. 

—  Décidément,  s'écria  le  jeune  admirateur  devant  lequel  jouait 
l'artiste,  votre  composition  me  charme,  m'émeut.  C'est  neuf,  < 
jeune,  c'est... 

—  Et  dire!  interrompit  avec  douleur  celui  qui  buvait  ces  élog  . 
que  six  tètes  à  perruque,  six  bourriques  magistrales,  ont  dédaigneu- 
sement rejeté  ce  chef-d'œuvre;  quand  j'y  songe,  je... 

—  Encore  !  mais  je  ne  connaîtrai  jamais  votre  pastorale  tout  en- 
tière, si  vous  la  coupez  sans  cesse  de  réflexions,  de  lamentations  et 
de  malédictions. 

—  Ah!  oui,  de  malédictions!  Mais,  patience  :  Tout  s'anime,  les 
jeunes  filles  vont  aux  champs;  on  voit  passer  les  moutons  qui  se  rendent 
à  la  prairie  :  entendez-vous  leurs  bélemens?  Entendez-vous  le  bruis- 
sement du  fleuve,  qui  semble  sortir  aussi  du  sommeil  de  la  nuit?  Quelle 
est  cette  bergère?  Cest  Francine,  la  plus  jolie  du  village.  Où  va-t-elle? 

—  Oui,  où  va-t-elle?  demanda  l'ami  du  musicien. 

—  Mon  violon  va  vous  répondre  :  Elle  va  au  premier  rendez-vous 
d'amour.  Il  est  midi.  Il  fait  chaud  dans  la  plaine;  mais  Julien  l'at- 
tend sous  les  saules  plantés  au  bord  de  la  rivière.  Timidité  de  la  ber- 
gère, désirs  impatiens  du  berger.  Romance  en  situation.  Que  dites- 
vous  de  la  romance? 

—  Digne  du  reste,  mon  ami,  mon  admirable  ami. 

—  Croiriez-vous  qu'elle  les  a  fait  Miller?  À  peine  Font-ils  écoutée. 
L'un  prisait,  l'autre,  par  méchanceté,  toussait,  l'autre... 

—  Calmez-vous,  Robersart,  soyons  tout  à  l'œuvre. 

—  Mais  pourquoi  fait-on  des  révolutions?  pourquoi  avons-nous 
répandu  notre  sang  en  90,  91 ,  93,  si  des  aristocrates  de  jurés  imbé- 
ciles, ou  d'imbéciles  jurés... 

—  Trop  d'orgueil!  mon  cher,  trop  d'orgueil!  contentons-nous  de 
l'estime  de  notre  propre  conscience. 

—  Et  des  suffrages  éclairés  de  quelques  bons  amis,  ajouta  Ro- 
bersart en  tendant  la  main  à  son  public. 

Il  éteignait  une  larme  entre  ses  paupières,  quand  avec  cette  main 
qu'il  retira  il  saisit  de  nouveau  l'archet  pour  reprendre  sa  magni- 
fique pastorale  en  ré  mineur.  Mais  l'orage  a  surpris  les  amans  sous 
la  feuillce.  Un  baiser  se  fait  entendre;  un  éclair  luit;  soupirs  d'amour, 
coups  de  tonnerre  dans  le  lointain;  chœur  de  la  nature  irritée,  écho 
plaintif  de  l'a  me. 

11. 


1V8  REVUE   DE   PARIS. 

—  Je  ne  crois  pas,  s'écria-t-il  après  l'exécution  de  cet  autre  morceau 
de  sa  pastorale,  qu'on  ait  jamais  rendu  avec  autant  de  précision  les 
sentimens  du  cœur  aux  prises  avec  l'effroi.  On  compte  les  pulsations 
du  berger  et  de  la  bergère,  et  les  éclats  du  tonnerre.  M'abuserais-je? 

—  Bravo!  bravo! 

—  Ces  bravos  m'auraient  été  envoyés  à  bout  portant  par  trois 
mille,  six  mille,  dix  mille  spectateurs  émus,  électrisés,  si  des  mons- 
tres avaient  voulu  me  comprendre.  Aujourd'hui,  à  cette  heure,  mon 
seul  et  digne  appréciateur,  je  serais  le  premier  compositeur  de  mon 
siècle  et  du  monde;  je  marcherais  sur  des  tapis  de  couronnes,  et  je 
me  désaltérerais  à  l'eau  lancée  sur  les  places  publiques  par  ma  propre 
statue  en  marbre  blanc. 

—  Des  couronnes!  des  statues!  Vous  voilà  comme  ce  Buonaparte 
qui  s'est  fait  couronner  hier.  Vous  êtes  un  insensé  comme  lui. 
Soyons  donc  grand  sans  entasser  tant  de  choses  sous  nos  pieds  et 
sur  nos  tètes.  ïls  sont  tous  les  mêmes!  ajouta  le  jeune  démocrate  en 
jetant  sa  douzième  ou  vingtième  cigarette  par  la  croisée;  il  leur 
faut  des  trônes,  des  tréteaux,  pour  être  vus  de  loin,  comme  les  sal- 
timbanques. 

—  Mais  ce  n'est  pas  fini,  dît  Robersart  en  retenant  son  bouillant 
ami,  j'ai  encore  à  exécuter  le  retour  du  beau  temps,  le  soir,  la  rentrée 
du  troupeau,  la  veillée,  la  prière,  la  paix  de  V innocence. 

—  Je  n'écouterai  pas  une  seule  note  de  plus,  mon  cher  Robersart, 
si  vous  ne  me  promettez  de  cesser  tout  commentaire  ambitieux  pen- 
dant notre  concert.  Comment  pouvez-vous  avoir  d'autres  idées  que 
des  idées  de  calme  et  de  bonheur,  quand  la  nuit  est  si  belle,  si 
douce,  et  que  vous  avez  dans  les  mains  un  instrument  dont  vous 
tirez  des  accens  si  purs,  si  vrais,  si  touchans?  Mais  j'aimerais  mieux 
être  à  votre  place ,  croyez-moi,  qu'à  celle  du  fameux  vainqueur  de 
l'Egypte  et  de  l'Italie.  La  gloire  des  arts... 

—  Mais,  mon  ami,  on  me  refuse  même  cette  gloire  des  arts,  on 
me  la  dénie,  puisque  le  jury....  Je  ne  reviendrai  pas  sur  ce  sujet, 
qui  vous  déplaît  tant....  J'achève  ma  pastorale  en  ré  mineur. 

Quand  l'artiste  eut  achevé  sa  pastorale  en  ré  mineur,  et  quand  il 
eut  étendu,  brisé  comme  lui  de  fatigue,  son  violon  en  sueur  sur  la 
table  où  s'accoudait  son  juge  et  son  ami,  il  dit  à  celui-ci,  en  pas- 
sant la  main  dans  ses  cheveux  :  —  Enfin ,  qu'en  pensez-vous? 

—  Tout  le  bien  possible.  C'est  beau,  c'est  irréprochable,  c'est  su- 
blime. 

—  N'est-ce  pas?  Avouez-le  à  votre  ami,  que  j'ai  rendu  les  effets 


REVUE  DE   PARIS.  14D 

du  soleil,  dont  les  rayons  courent  brisés  sur  l'eau,  le  bruit  inégal  de 
la  pluie  sur  les  feuilles,  celui  que  fait  la  bergère  en  marchant  sur  la 
pointe  des  herbes  de  la  prairie,  celui.... 

—  Un  instant,  mon  cher  Robersart.  Je  ne  mets  pas  de  limites  à 
mes  éloges,  mais  j'en  mets  à  votre  prétention  de  croire  avoir  rendu 
tous  les  accidens  de  la  nature  physique  et  de  la  nature  morale. 

—  Quoi!  je  n'ai  pas  rendu  la  fuite  lumineuse,  ardente,  de  l'éclair? 

—  Non  ! 

—  Le  bruit  du  baiser  chaste? 

—  Non  ! 

—  L'effroi  de  la  pauvre  bergère  qui  se  rappelle,  mais  pour  les  ou- 
blier aussitôt,  les  recommandations  de  sa  mère? 

—  Non  !  mille  et  mille  fois  non  !  et  je  vous  en  félicite,  si  l'on  doit 
féliciter  un  artiste  de  ce  qu'il  n'a  pas  su  exprimer  une  chose  inex- 
primable. 

—  Inexprimable!  Mais  ma  pastorale  en  ré  mineur  est  tout  entière 
dans  ces  effets  rendus. 

—  Elle  n'est  pas  là,  mon  ami.  La  musique  n'est  que  de  la  mu- 
sique, et  c'est  bien  assez.  Si  vous  voulez  qu'elle  soit  encore  de  la 
poésie,  de  la  peinture,  de  l'architecture,  de  l'agriculture,  de  la  mé- 
taphysique, de  la  théologie,  vous  arriverez  au  néant  ou  au  ridicule. 

—  Ah!  mon  ami!  comment,  vous,  un  si  bon  esprit,  un  esprit  si 
hardi ,  vous  osez  soutenir  une  telle  opinion  !  Mais  ma  pastorale  est 
une  contre-épreuve  de  la  nature.  Je  l'ai  prise,  je  l'ai  figée.  On  la 
jouerait  devant  moi,  je  ne  la  reconnaîtrais  pas,  je  l'entendrais  pour 
la  première  fois,  que  je  m'écrierais  :  Robersart,  conviens-en,  voilà 
des  arbres!  ce  sont  des  chênes  verts,  des  tilleuls,  des  saules!  voilà 
une  prairie  :  elle  est  fleurie!  Je  cueille  des  marguerites,  des  bluets, 
je  respire  l'odeur  du  sainfoin  et  du  trèfle.  Voilà  une  bergère  :  qu'elle 
est  blonde!  qu'elle  est  belle!  qu'elle  est  pure!  Elle  entre  dans  sa  dix- 
septième  année. 

—  Vous  êtes  une  belle  ame,  cher  Robersart. 

—  Mais  qu'exprimerait  donc  la  musique? 

—  Rien. 

—  Comment?  rien!... 

—  Absolument  rien;  et  c'est  là  son  caractère,  de  n'arrêter  les  con- 
tours d'aucune  idée,  d'aucun  sentiment,  afin  qu'on  puisse  lui  prêter 
toutes  les  idées,  tous  les  sentimens  possibles,  au  gré  de  l'ame,  de  la 
fantaisie,  selon  la  disposition  du  moment,  la  nature  de  l'esprit,  la 
pente  du  caractère. 


150  REVUE  DE  PARIS. 

—  Mais  personne  ne  croira.... 

—  Personne,  vous  devriez  dire,  mon  bon  Robersart,  ne  tolérerait 
la  musique  à  d'autres  conditions.  Pourquoi  entend-on  dix  fois  de  suite 
un  opéra,  une  symphonie  ou  une  pastorale  comme  la  vôtre  sans  se 
lasser,  et  pourquoi  n'entendriez-vous  pas  dix  fois  de  suite  la  plus 
belle  tragédie,  fût-elle  jouée  par  Duchesnois  et  Talma?  C'est  que  la 
poésie  précise  une  fois  pour  toutes  ce  qu'elle  a  à  dire;  elle  cloue  la 
pensée,  numérote  les  sentimens,  tandis  que  la  musique,  au  con- 
traire, n'a  ni  bornes  ni  chaînes,  ni  clou  ni  bordure;  elle  est  comme 
l'air  atmosphérique,  indéfinie,  expansive,  flottante,  —  sans  forme; 
—  on  la  respire,  —  on  se  l'approprie,  et  c'est  tout. 

—  Non,  ce  n'est  pas  tout!  Et  vous  rendriez  plus  de  justice  non  à 
moi-même,  vous  m'avez  trop  loué  pour  que  je  dise  cela,  mais  à  mon 
art,  si,  devant  le  public  assemblé,  j'exécutais  ma  divine  pastorale. 
Quand  l'exécuterai-je?  l'exécuterai-je  jamais?  Jamais!  c'est  trop  af- 
freux à  penser! 

—  Pas  de  ces  pensées-là,  mon  ami,  vous  êtes  jeune. 

—  Vous  êtes  de  moitié  plus  jeune  que  moi. 

—  Et  c'est  aussi  pour  cela,  mon  cher  artiste,  que  j'ai  l'espoir  cer- 
tain de  voir  votre  gloire  musicale  remplir  le  vieux  monde  où  nous 
sommes  et  le  nouveau  où  je  me  rends.  Mais  avant  de  vous  quitter, 
mon  bon  Robersart,  permettez-moi  de  vous  donner  un  conseil  in- 
spiré par  une  amitié  des  plus  vives.  Ne  vous  laissez  pas  envahir  par 
l'ambition,  c'est  une  mangeuse  de  temps.  La  gloire  vient  seule;  tout 
ce  qu'on  fait  d'efforts  pour  en  hâter  la  venue  ne  sert  qu'à  nous  ron- 
ger l'ame  sans  qu'elle  arrive  une  minute  plus  tôt.  Mieux  vaudrait 
ne  pas  s'occuper  de  la  gloire,  mais  puisqu'elle  vous  plaît  tant,  suivez 
du  moins  mes  avis,  les  avis  d'un  homme  jeune  il  est  vrai,  assez  sûr 
de  lui-même  cependant  pour  ne  pas  craindre  de  vous  égarer  en  vous 
conseillant. 

—  La  gloire  me  plaît  sans  doute,  et,  sans  cet  amour  que  j'ai  pour 
elle,  je  ne  vois  pas  pourquoi  j'aurais  écrit  ma  pastorale  en  ré  mineur; 
mais  ne  craignez  rien  des  effets  de  la  gloire  sur  mon  existence. 
Elle  sera  toujours  à  une  si  grande  distance  de  moi  que  je  ne  la  mor- 
drai pas  à  la  joue.  Je  ne  rêvais  qu'une  gloire,  celle  de  compositeur; 
clic  m'est  défendue  depuis  que  le  comité  de  l'Opéra  a  refusé  ma 
pastorale  en  ré  mineur;  car  savez-vous  combien  il  m'en  coûterait 
pour  la  faire  exécuter  à  mes  frais?  Vingt-deux  mille  francs! 

—  Que  n'ai-je  cette  somme  à  vous  prêter! 


REVUE    DE    PARIS.  151 

—  Vous  n'êtes  pas  riche,  vous  non  plus.  Votre  père  aurait-il  été 


musicien 


—  Je  suis  très  riche,  quoique  Espagnol,  mon  cher  Robersart,  mais 
tous  mes  biens  sont  dans  l'Amérique  du  Sud.  J'ai  des  mines  d'or,  ce 
qui  vous  explique  naturellement  pourquoi  je  n'ai  pas  en  ce  moment 
vingt  mille  francs  à  vous  prêter.  J'exploite  ces  mines  pour  le  compte 
du  gouvernement  espagnol,  qui  me  doit,  qui  n'a  pas  le  sou,  qui  est 
mal  avec  la  France,  mal  avec  les  colonies,  mal,  très  mal... 

—  Ainsi  vous  me  quittez,  dit  le  bon  artiste,  oubliant  ses  chagrins 
particuliers  pour  se  plaindre  d'un  départ  qui  allait  le  priver  de  la 
compagnie  d'un  jeune  étranger,  d'un  Espagnol  instruit,  studieux, 
adorant  tous  les  arts,  qu'il  se  proposait  de  faire  aimer  un  jour  dans 
la  partie  de  l'Amérique  où  il  était  né.  Vous  me  quittez,  lui  dit-il,  au 
moment  où  je  perds  la  seule  espérance  qui  me  soutenait.  Perdre  en 
une  semaine  un  ami  et  une  pastorale!  Je  vais  donc  recommencer  à 
donner  des  leçons  en  ville,  à  courir  le  cachet  à  deux  francs,  à  nager 
dans  cette  boue  liquide  que  me  renverra  au  visage  un  membre  du 
jury,  passant  en  voiture  à  mes  côtés  !  On  me  doit  des  statues,  et  je 
n'aurai  bientôt  plus  de  souliers. 

—  Mon  cher  Robersart,  surmontez  ce  découragement.  Votre  amr 
ne  vous  oubliera  pas  dans  ses  voyages  aventureux. 

—  Vous  avez  déjà  tant  fait  pour  moi... 

—  Qu'ai-je  fait?  Vous  avez  bien  voulu  passer  un  été  avec  moi  à  la 
campagne,  me  distraire,  me  charmer  par  votre  divine  science;  toute 
la  reconnaissance  est  de  mon  côté.  Mais  ne  parlons  plus  de  cela. 
Comptez,  vous  dis-je,  sur  mon  souvenir;  j'espère  qu'il  ne  vous  sera 
pas  toujours  inutile. 

—  Et  où  allez-vous  en  me  quittant? 

—  A  Rome. 

—  Rome,  patrie  de  Palestrina,  berceau  de  la  grande  musique! 

—  Patrie  des  beaux  caractères,  ville  d'où  sont  sortis  les  grands 
libérateurs,  mon  digne  Robersart. 

—  Puisque  vous  allez  à  Rome,  que  votre  premier  soin,  mon  ami, 
soit  de  vous  rendre  à  la  chapelle  Sixtine.  Écoutez  pour  moi  et  pour 
vous,  je  vous  en  supplie,  la  suave  musique  de  nos  maîtres.  Vous 
vous  souviendrez  de  ma  pastorale  en  ré  mineur. 

—  J'irai  d'abord  sur  le  Mont  Sacré,  et  là  je  jurerai  sur  une  épée 
de  rendre  ma  patrie  libre. 

—  Ah!  grand  Dieu!  auriez-vous  aussi  de  l'ambition,  vous  qui  me 
reprochiez  tantôt... 


132  REVUE    DE   PARIS. 

—  Moi!...  oui,  j'en  ai  une  :  celle  de  briser  les  chaînes  de  la  mé- 
tropole. 

—  Autre  musique,  mon  cher,  autre  pastorale. 

—  Nous  verrons,  dit  en  souriant  le  grave  et  chaleureux  Améri- 
cain; nous  verrons.  En  attendant,  avez-vous  assez  de  confiance  en 
moi  pour  me  remettre  une  copie  de  votre  pastorale? 

—  Si  j'ai  assez  de  confiance  en  vous!  En  doutez-vous?  Mais  qu'en 
ferez-vous,  cher  Simon? 

—  Remettez-la  moi  et  espérez  ! 

—  Mon  sauveur! 

—  Pas  encore;  j'en  ai  d'autres  à  sauver  avant  vous... 

—  Je  vous  connais... 

—  On  me  connaîtra  un  jour  peut-être. 

—  On  vous  appellera  alors  le  protecteur  des  arts. 

—  J'aurai  un  autre  titre. 

—  A'ous  aurez  mérité  celui-là. 

—  Je  veux  tout  mériter. 

—  Adieu  donc!  dit  le  pauvre  artiste  en  confiant  au  seul  ami  qu'il 
eût  sur  la  terre  une  copie  du  seul  trésor  qu'il  possédât,  sa  pastorale 
en  rè  mineur,  cette  pastorale  qui  exprimait  tant  de  choses,  et  les 
étoiles,  et  le  lever  du  soleil,  et  le  chant  des  bergers,  et  le  bêlement 
des  moutons,  et  les  soupirs  de  la  bergère,  et  l'orage,  et  le  beau 
temps,  et  le  retour  du  troupeau,  et  la  veillée,  et  l'amour,  et  le  bon- 
heur. 

Au  jour,  les  deux  amis  se  séparèrent  :  l'un  partit  pour  Rome , 
l'autre  descendit  à  Paris. 

Six  ans  après,  le  musicien  donnait  encore  des  leçons  au  Marais  et 
au  faubourg  Saint-Jacques,  des  leçons  de  piano,  parce  qu'il  ne  savait 
jouer  que  du  violon ,  et  des  leçons  de  chant,  quoiqu'il  eût  la  voix  la 
plus  sourde  et  la  plus  enrouée  du  monde.  S'il  se  présentait  chez  les 
marchands  de  musique  pour  leur  proposer  des  romances,  ceux-ci 
lui  répondaient  :  A'ous  n'avez  aucun  talent  pour  ce  genre  de  com- 
position, et  d'ailleurs  nous  ne  payons  les  romances  que  six  francs  à 
ceux  que  nous  connaissons. 

A  force  de  parler  de  sa  pastorale  en  ré  mineur,  il  s'était  rendu  ridi- 
cule. 11  était  réduit,  le  malheureux,  à  n'en  parler  qu'aux  pères  de 
ses  élèves,  épiciers,  droguistes  ou  négocians,  qui,  par  pitié,  en  écou- 
taient quelques  notes  et  se  levaient  ensuite  en  disant  :  Pardon!  mais 
c'est  l'heure  de  la  bourse;  ou  bien  :  Somme  toute,  vous  auriez  mieux 
fait  de  prendre  un  bon  état. 


REVUE   DE    PARIS.  153 

Ce  n'est  que  chez  lui,  à  minuit,  quand  tout  le  monde  dormait, 
qu'il  se  jetait  sur  son  violon  et  se  ravissait  lui-même  de  sa  magnifique 
composition.  De  temps  en  temps  il  s'arrêtait  pour  moucher  sa  chan- 
delle de  quatre  à  la  livre  ,  ou  pour  dire  en  battant  du  pied  :  le  soleil 
se  lève,  la  bergère  parait  sur  le  seuil  de  sa  chaumière. 

Il  s'arrêtait  encore  pour  dire  :  Ah!  si  mon  excellent  ami  m'enten- 
dait, quels  éloges  nouveaux,  aujourd'hui  mûri  par  l'expérience,  ne  me 
donnerait-il  pas!  J'ai  ajouté,  d'ailleurs,  à  ma  pastorale,  une  danse 
villageoise,  un  baptême  dans  la  chapelle  rustique,  et  mille  autres 
beautés.  Mais  il  m'a  oublié!  —  Alors  l'artiste  renfermait  tristement 
le  violon  dans  sa  boîte,  et  il  cirait  ses  souliers  pour  ses  courses  du 
lendemain. 

On  était  sous  l'empire,  on  cirait  à  l'œuf. 

Quelques  années  passèrent  sur  le  front  déjà  ridé  de  notre  grand 
inconnu,  et  rien  ne  fut  changé  à  son  existence,  si  ce  n'est  qu'il  lui 
arriva  deux  malheurs  des  plus  grands.  On  changea  la  méthode  de 
chanter,  et  il  fut  alors  trouvé  trop  directoire  par  les  gens  à  la  mode, 
et  il  se  maria.  Dès  ce  moment,  il  ne  lui  fut  plus  même  permis  de 
jouer  sa  pastorale  chez  lui,  entre  quatre  murs.  Sa  femme,  qui  aimait 
les  arts  à  la  condition  que  la  musique  en  particulier  lui  rapporterait 
des  bonnets,  des  chapeaux  en  velours  et  des  châles,  exécra  le  violon 
dès  qu'elle  s'aperçut  qu'il  rendait  des  sons,  mais  pas  d'argent.  La 
pastorale  en  ré  mineur  la  faisait  frémir. Voilà  notre  ruine,  disait-elle; 
maudits  soient  tes  bergers!  tes  étoiles!  tes  troupeaux!  Encore  si 
nous  pouvions  les  manger,  tes  moutons  ! 

Accablé  de  toutes  les  manières ,  il  renonça  à  la  gloire ,  à  la  pasto- 
rale, qu'il  roula  et  sur  laquelle  il  écrivit  :  Recommandé  à  mon  fils. 
Ceci  fut  le  malheur  de  son  père,  et  sera  la  gloire  de  notre  famille.  Puis 
il  n'y  pensa  plus  qu'en  rêve. 

Un  jour  le  facteur  du  quartier  lui  remit  une  lettre;  le  port  était 
coté  douze  francs.  Douze  francs!  s'écria  la  femme  de  Robersart. 
Jamais  !  jamais  !  si  j'étais  sûre  qu'on  t'annonçât  dans  cette  lettre  un 
héritage  de  cent  mille  écus,  à  la  bonne  heure.  Mais  donner  douze 
francs  au  hasard!  Mais,  pour  coûter  douze  francs,  elle  vient  donc  de 
la  lune,  cette  lettre? 

—  Mais  si  nous  empruntions  ces  douze  francs,  ma  chère  amie 

—  Emprunter!  emprunte  pour  avoir  du  pain. 

—  Allons!  je  ne  la  prendrai  pas,  dit  Robersart  au  facteur.  Re- 
tournez-la. 

—  Vous  avez  un  an  pour  vous  décider,  dit  celui-ci  en  s'en  allant. 


lhï  REVUE  DE   PARIS. 

—  Il  n'est  qu'un  moyen  ,^dit  l'artiste ,  de  retirer  cette  lettre,  et  je 
l'emploierai.  C'est  dur,  c'est  humiliant.  N'importe. 

Il  courut  au  pont  des  Arts. 

A  huit  heures,  l'été,  ce  pont  était  autrefois,  vers  1812,  le  rendez- 
vous  des  élégantes  de  la  ville  et  du  faubourg.  Des  pots  de  fleurs  cou- 
raient derrière  des  rangées  de  chaises  sur  lesquelles  s'asseyaient 
pour  respirer  le  frais  et  prendre  des  fluxions  des  jeunes  gens,  des 
jeunes  filles,  des  mamans,  les  beaux  de  l'empire. 

La  nuit  était  venue  lorsqu'on  entendit  s'élever  sur  le  pont  des 
sons  d'une  pureté  inouie;  chacun  quitte  aussitôt  sa  place  et  se  rap- 
proche d'un  homme  qui  a  jeté  son  mouchoir  sur  son  visage.  C'est 
Hubert,  s'écria-t-on.  C'est  Hubert  qui  a  fait  un  pari. —  Hubert  était 
un  des  plus  fameux  violons  de  l'époque.  Les  voix  se  taisent  :  silence 
universel  dans  l'air.  On  n'entend  que  l'eau  qui  passe  sous  les  arches 
et  les  ravissantes  notes  du  prétendu  Hubert.  C'était  la  pastorale  en 
ré  mineur.  A  la  fin  du  morceau,  les  applaudissemens,  long-temps 
comprimés,  éclatent  à  la  fois  du  Louvre  au  palais  de  l'Institut.  Mais 
pas  une  pièce  ne  tombe  dans  le  chapeau  posé  aux  pieds  de  l'artiste. 
Donner  de  l'argent  à  Hubert!  On  l'a  reconnu,  c'est  lui.  On  le  cou- 
ronne. Des  couronnes  à  Robersart!  Il  lui  fallait  douze  francs!  douze 
francs  pour  retirer  la  lettre. 

La  lettre  resta  deux  mois  à  la  poste.  Ce  ne  fut  qu'au  bout  de  deux 
mois  de  dures  privations  qu'il  réunit,  sou  à  sou,  une  somme  de 
douze  francs  pour  acheter  sa  lettre. 

Il  faillit  étouffer  de  joie  quand  il  la  tint.  Pourquoi?  il  n'en  savait 
rien.  Mais  le  malheur,  comme  l'innocence,  a  une  seconde  vue 
qu'il  serait  insensé  de  nier. 

Il  prend  la  lettre,  et  dans  la  rue,  sous  une  porte  cochère,  il  la  dé- 
cacheté en  tremblant;  il  lit  :  —  D'abord  il  n'y  comprit  rien. 

«  Cher  ami, 

«  De  Home  j'ai  été  en  Allemagne  et  ensuite  en  Espagne,  la  patrie 
de  mes  aïeux,  de  là  aux  Etats-Unis.  Nommé  colonel,  j'ai  pris  une 
part  très  active  à  la  guerre  de  l'indépendance;  j'ai  été  assez  heureux 
jusqu'ici  pour  arriver  de  grade  en  grade  à  celui  de  général  en  chef 
d;;s  armées  vénézuéliennes.  Oui,  cher  Robersart,  mes  \œu\  s'aceom- 
plissent.  Je  suis  entré  aujourd'hui,  4  août  1813,  dans  la  ville  de 
Caracas,  conquise  par  moi.  Le  canon  gronde,  les  cloches  sonnent 
encore. 


REVUE   DE   PARIS.  155 

«  Douze  jeunes  Allés  vêtues  de  blanc  ont  traîné  mon  char,  et  savez- 
vous  de  qui  était  la  musique  de  cette  marche  triomphale?  De  vous, 
mon  ami;  une  partie  de  votre  pastorale  en  ré  mineur,  de  votre  divine 
pastorale,  est  devenue  une  marche  du  plus  bel  effet.  Aussi  la  ville  de 
Caracas,  à  qui  j'ai  révélé  votre  nom,  vous  offre  deux  mille  piastres 
fortes  ou  soit  dix  mille  francs  de  France,  qui  vous  sont  envoyés  au 
Havre  sur  un  navire  neutre.  Caracas  a  pensé  que  vous  méritez  da- 
vantage :  elle  a  fait  graver  votre  nom  sur  le  char  triomphal  qui  m'a 
servi  pour  entrer  dans  la  ville  conquise. 

«  Adieu,  mon  cher  Robersart;  vous  voyez  donc  que  la  musique 
dit  tout  ce  qu'on  lui  fait  dire.  C'est  le  morceau  où  vous  avez  si  bien 
exprimé  le  chant  de  la  fauvette  qui  est  devenu,  avec  une  légère  mo- 
dification, la  marche  triomphale  de  Caracas. 

«  Je  tiens  pour  vous  en  réserve  d'autres  nouvelles  plus  heureuses; 
mais  attendons.  Je  vous  recommande  toujours,  mon  cher  ami,  de 
ne  pas  sacrifier  à  l'ambition  le  calme  de  votre  existence  d'artiste. 
Imitez-moi. 

«  Votre  ami , 

«  Sdiox  Bolivar.  » 

—  Bolivar!  c'est  Bolivar,  c'était  Bolivar!  celui  dont  toute  l'Europe 
s'occupe  en  ce  moment!  Il  m'écrit,  il  se  souvient,  il  m'envoie  dix  mille 
francs  !  Caracas  a  fait  graver  mon  nom  !  On  sait  mon  nom  à  Caracas  ! 
Mais  pourquoi  a-t-il  fait  une  marche  triomphale  de  ma  pastorale  en 
ré  mineur,  où  il  n'y  a  pas  de  marche?  Il  me  l'explique  :  parce  que 
la  musique  n'exprime  rien  et  exprime  tout.  Grand  homme,  tu  te 
trompes.  Ne  se  trompe-t-il  pas  encore  lorsqu'il  me  recommande  de 
ne  pas  aimer  la  gloire,  tandis  qu'il  vient  d'entrer,  lui,  en  triompha- 
teur dans  la  ville  de  Caracas? 

Quand  il  annonça  à  sa  femme  et  à  ses  connaissances  la  munificence 
de  Bolivar,  on  le  crut  fou;  on  le  plaisanta  sur  le  succès  de  sa  musique, 
on  lui  dit  qu'elle  était  absolument  comme  certains  vins  qui  avaient 
besoin  de  voyager  pour  devenir  bons.  Il  dévora  tous  ces  affronts,  pen- 
sant qu'il  était  un  sûr  moyen  de  convaincre  ses  ennemis,  le  seul,  il 
est  vrai; -c'étaient  les  dix  mille  francs. 

Il  les  attendit  trois  mois,  six  mois,  il  les  attendit  un  an,  et  ils  n'ar- 
rivèrent pas  au  Havre.  Alors  il  fut  démontrera  tout  le  monde  que 
notre  compositeur  avait  été  victime  d'une  plaisanterie  atlantique.  On 
le  plaignit  tout  haut,  on  le  railla  tout  bas;  il  perdit  la  moitié  de  ses 
élèves.  Pour  comble  de  malheur  il  devint,  à  quelque  temps  de  là, 


156  REVUE   DE   PARIS. 

chef  d'orchestre  d'un  des  théâtres  des  boulevarts.  11  composa  des 
ouvertures  qu'on  applaudit  à  coups  de  pommes,  et  il  mit  en  musique 
l'entrée  en  scène  des  tyrans.  A  faire  ce  métier  on  a  huit  cents  francs 
par  an  :  l'on  ne  se  retire  qu'à  minuit. 

De  dégradation  en  dégradation  il  finit  lui-même  par  se  croire  mé- 
diocre et  nul.  Cependant,  réfléchissait-il  parfois,  j'ai  bien  connu  un 
homme  du  nom  de  Simon  comme  Simon  Bolivar;  cet  homme  était 
né  en  Amérique  comme  Bolivar,  il  avait  promis  de  se  souvenir  de 
moi,  et  i!  s'est  souvenu  de  moi,  de  penser  à  ma  pastorale  en  ré  mi- 
neur, et  il  en  a  détaché  un  morceau  pour  composer  sa  marche  triom- 
phale. Ces  souvenirs  et  ces  évènemens  se  lient  entre  eux  d'une  ma- 
nière étroite.  Où  y  a-t-il  donc  de  la  folie  dans  mon  fait?  A  moins  que 
je  n'aie  pas  écrit  de  pastorale?  Mais  elle  est  là,  dans  mon  tiroir... 
Oui,  mais  ces  deux  mille  piastres  annoncées  et  qui  ne  sont  jamais 
venues... 

Les  deux  mille  piastres  n'étaient  pas  arrivées  au  Havre,  ce  que  ne 
savait  pas  notre  artiste,  parce  que  l'Espagne,  ne  reconnaissant  pas  le 
droit  des  neutres,  avait  saisi  à  la  sortie  du  port  le  navire  qui  les  por- 
tait. Les  deux  mille  piastres  avaient  pris  le  chemin  de  Cadix  au  lieu 
de  prendre  celui  du  Havre,  et  le  roi  Joseph  les  avait  empochées  à 
la  place  du  musicien. 

Le  temps,  ce  médecin  homeeopathe,  puisqu'il  guérit  par  l'emploi 
de  lui-même,  aurait  fini  par  adoucir  les  regrets  de  notre  composi- 
teur si ,  en  1822,  il  n'eût  reçu  une  nouvelle  lettre  écrite  de  Bogota 
et  de  la  môme  main  que  la  première.  Celle-ci  ne  coûtait  rien.  Voici 
ce  qu'elle  renfermait  : 

«  Mon  cher  ami  , 

«  Nous  avons  été  vainqueurs  partout  :  dans  la  Venezuela,  en  Co- 
lombie et  dans  le  Pérou;  le  roi  d'Espagne  n'a  plus  une  seule  ville 
dans  cette  partie  de  l'Amérique  espagnole.  J'ai  fondé  une  république, 
la  république  de  Colombie,  et  j'en  suis  le  président.  Ce  nouvel  état 
est  si  puissant  déjà ,  mon  ami,  qu'il  a  des  ambassadeurs  à  Londres, 
à  Paris,  à  Washington  et  à  Lisbonne.  En  attendant  qu'if  en  ait  à 
Madrid  môme,  il  s'est  consolidé  par  deux  ou  trois  cents  batailles  dont 
celle  d'Ayacucho  a  été  le  couronnement.  Mais  savez-vous,  mon  ami, 
qui  a  été  le  vainqueur  d'Ayacucho?  C'est  presque  vous;  oui,  vous; 
sans  vous  peut-être  la  bataille  d'Ayacucho  était  perdue;  sans  vous 
du  moins  la  victoire  n'eût  été  ni  si  décisive  ni  si  brillante.  L'art  de 


REVUE  DE   PARIS.  157 

!a  guerre  est  ma  principale  étude  depuis  L'enfance.  Je  savais,  et 
l'expérience  a  confirmé  chez  moi  cette  opinion,  que  la  musique  a 
une  action  prodigieuse  sur  les  nerfs  des  soldats,  car  ce  n'est  ni  avec 
les  fusils  ni  avec  les  canons  que  se  gagnent  les  batailles,  mais  avec 
les  nerfs  plus  ou  moins  excités.  Qu'ai-je  fait  avant  de  me  mettre  à  la 
tête  du  corps  d'armée  sous  lequel  l'Espagne  vient  d'être  à  jamais 
écrasée?  J'ai  fait  de  votre  pastorale  en  ré  mineur  un  air  de  bravoure, 
une  marseillaise  colombienne,  tellement  belle,  tellement  enivrante, 
que  les  soldais  courent  aux  armes  dès  qu'ils  l'entendent  et  se  préci- 
pitent avec  fureur  sur  les  ennemis.  Votre  pastorale,  mon  ami,  a 
causé  la  mort  de  plus  de  vingt  mille  Espagnols  au  pied  des  Andes: 
elle  a  fait  couler  des  torrens  de  sang  impur.  Réjouissez-vous  de  ce 
succès!  Oui,  votre  pastorale  en  ré  mineur  était  digne  de  toute  votre 
affection  d'artiste,  de  tout  votre  enthousiasme.  Convenons  seulement 
que  j'avais  raison  de  prétendre  que  la  musique  signifie  tout  parce 
qu'elle  ne  signifie  rien.  Pour  composer  mon  air  martial,  cet  air  au- 
quel je  dois  en  grande  partie,  je  le  répète,  la  victoire  d'Ayacucho, 
je  n'ai  eu  qu'à  transposer  le  morceau  de  la  pastorale ,  ce  morceau 
si  tendre  où  la  bergère  écoute  pour  la  première  fois  la  déclaration 
du  berger. 

«La  république  bolivienne  vous  adresse,  par  ma  voix,  ses  plus 
purs  hommages  et  sa  haute  reconnaissance.  Bogota  vous  a  in- 
scrit comme  citoyen  sur  son  livre,  et  a  déclaré  que  votre  hymne 
serait  désormais  le  chant  national  de  l'Amérique  régénérée.  Guaya- 
quilvous  a  élevé  une  pyramide;  Quito,  une  fontaine  publique;  Ca- 
racas, ma  patrie,  a  gravé  votre  nom  sur  les  tables  de  marbre  du  con- 
grès; Maracaïbo,  Carthagène  et  Lima  vous  ont  volé  des  remerciemens 
publics,  toutes  ces  villes  n'osant  pas  envoyer  à  un  compositeur  aussi 
illustre  que  vous  devez  l'être  un  présent  en  argent  et  ne  pouvant 
pas,  devenues  cités  républicaines,  vous  offrir  des  litres  ou  des  dé- 
corations. 

«  Ainsi  j'ai  tenu  ma  promesse,  mon  noble  ami ,  j'ai  songé  à  vous, 
a  votre  pastorale.  Vous  voilà  citoyen  de  l'Amérique  républicaine; 
votre  pastorale  se  chante  de  l'Atlantique  à  la  mer  du  Sud,  et  chaque 
ibis  qu'elle  se  chante,  le  sang  de  la  tyrannie  coule  à  grands  flots.  Vous 
voyez  que  j'avais  raison  quand  moi,  enfant,  vous  jeune  homme,  je 
vous  conseillais  de  ne  pas  former  des  désirs  trop  ambitieux  :  nous 
avons  attendu.  A'ous,  vous  êtes  sans  doute  illustre  et  riche,  et  je  suis 
président  d'une  puissante  république  fondée  par  moi  :  bornons  tou- 
jours ainsi  nos  vœux. 


158  REVUE   DE  PARIS. 

«Dans  quel  monde  nous  reverrons-nous  pour  nous  serrer  la  main? 

«  Toujours  votre  ami , 

ce  Simon  Bolivar.» 

— Je  suis  illustre,  je  suis  riche!  Ce  serait  affreux  d'ironie  si  ce  cher 
Bolivar  n'était  réellement  convaincu  que  j'ai  acquis  richesses  et  gloire 
depuis  notre  séparation.  Mais  ce  qui  est  plus  affreux,  c'est  de  savoir 
que  ma  pastorale  en  ré  mineur,  ce  chant  de  ma  jeunesse,  ce  poème 
d'amour  sur  lequel  je  comptais  pour  m'immortaliser,  cet  hymne  où 
j'avais  réuni  et  fondu  les  plus  douces  harmonies  de  la  nature,  lueurs 
de  l'aurore,  pleurs  de  la  rosée,  soupirs  d'amour  sous  les  gaules,  est 
devenue  un  cri  de  guerre  et  de  sang  en  Amérique.  Oh!  mon  Dieu  ! 
mon  Dieu  !  Je  ne  me  m'en  consolerai  jamais,  jamais  ! 

Et  si  vous  voyez,  âmes  indifférentes,  passer  quelque  fois  le  long 
de  nos  boulevarts,  quand  un  peu  de  soleil  arrose  les  dalles,  un  vieil- 
lard caché  sous  deux  épaisses  redingotes,  traînant  ses  jambes  gout- 
teuses, mais  chantonnant  encore  sous  sa  perruque,  dites  :  Voilà  un 
homme  parfaitement  inconnu  à  Paris,  mais  célèbre  dans  toutes  les 
républiques  de  l'Amérique  espagnole,  dont  il  a  été  le  Rouget  Delisle 
et  le  Kôrner.  Immortel  dans  le  Nouveau-Monde,  il  est  chef  d'or- 
chestre dans  l'ancien. 

Qu'est-ce  donc  que  la  gloire?  c'est  cela. 

Léon  Gozlan. 


LE  SOUVERAIN 


de  kazakaba: 


Thomas  Brown  se  promenait  paisiblement  le  long  de  la  grande 
baie,  quand  il  vit  venir  à  lui  deux  hommes  qui  lui  firent  signe  de  le 
suivre.  On  le  mena  dans  la  case  du  chef,  où  beaucoup  de  personnages 
étaient  réunis.  Il  chercha  Nazarille  des  yeux ,  se  méfiant  de  quelque 
fourberie;  mais  Nazarille  n'avait  eu  garde  de  s'y  trouver;  il  en  fut 
un  peu  rassuré.  Le  roi  lui  fit  signe  d'approcher,  d'un  air  aimable,  et 
lui  montra  un  pot  de  terre  plein  d'une  certaine  liqueur  qu'il  le  pria 
de  boire.  L'Anglais,  croyant  que  le  roi  lui  voulait  faire  une  de  ces 
politesses  du  pays  qu'il  connaissait  bien ,  souleva  résolument  le  vaseT 
le  vida  d'un  trait,  et  reprit  haleine,  avec  une  toux  forte  et  satisfaite, 
qui  se  termina  par  une  grimace,  car  le  goût  venait  de  le  saisir  à  la 
gorge.  Il  dissimula  par  bienséance.  Le  roi  cependant  le  regardait  avec 
une  attention  stupide.  Thomas  Broun  sentait  d'étranges  ravages  à 
l'intérieur.  11  s'efforçait  de  faire  bonne  contenance  et  de  fournir  à  la 
conversation;  il  n'avait  jamais  paru  si  galant,  mais  il  passait  visible- 
ment du  bistre  foncé  à  la  pâleur  éclatante  et  soutenait  des  assauts 
héroïques  contre  son  estomac  révolté;  enfin  il  s'en  alla  très  vite. 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  5  et  12  février. 


140  REVUE   DE   PARIS. 

Le  roi  commanda  qu'on  le  suivît  en  secret  pour  s'assurer  s'il  allait 
mourir.  Thomas  Brown  se  mit  à  courir  comme  un  fou  cherchant  la 
solitude  pour  y  dérober  ses  ennuis,  mais  il  ne  tarda  pas  à  s'aperce- 
voir qu'en  quelque  lieu  désert  qu'il  se  retirât,  des  naturels  passaient 
la  tête  parmi  les  arbres  et  l'observaient  curieusement.  Qu'on  juge  de 
ses  scrupules  :  il  était  de  l'une  des  sectes  les  plus  sévères  du  protes- 
tantisme, et  n'avait  pu ,  malgré  son  long  séjour  parmi  les  naturels, 
se  relâcher  sur  bien  des  points  de  la  discrétion  de  ses  mœurs.  Il  pensa 
d'abord  que  c'était  l'effet  d'un  hasard  cruel  et  se  remit  à  courir  dans 
les  terres,  mais  ses  persécuteurs  ne  le  perdirent  point  de  vue  et  le 
traquèrent  jusqu'à  la  nuit. 

Il  retourna  le  lendemain  sur  la  plage  plus  défait  qu'un  moribond, 
et  le  roi,  ayant  su  qu'il  était  encore  vivant,  l'envoya  chercher  aussitôt 
et  l'accueillit  avec  grande  joie.  L'Anglais  se  crut  au  comble  de  la 
faveur,  pensa  que  Nazarille  était  disgracié,  et  attribua  le  tout  à  ses 
révélations.  Il  répondit  de  son  mieux  aux  galanteries  royales,  mais 
le  roi,  tirant  tout  à  coup  la  marmite  empestée,  lui  fit  signe  gracieu- 
sement d'en  avaler  le  contenu;  l'Anglais  recula  d'un  pas  et  dit  d'un 
ton  farouche  que  cela  ne  se  pouvait  plus.  Nazarille  parut  alors  qui 
lui  dit  d'un  ton  moelleux  qu'il  n'y  avait  nul  péril,  que  le  roi  seule- 
ment craignait  qu'on  ne  l'empoisonnât  et  qu'il  voulait  éprouver  sa 
potion,  mais  que  cette  crainte  était  ridicule  et  que  ces  tisanes  n'étaient 
composées  que  des  simples  les  plus  salutaires;  qu'il  pouvait  donc 
boire  hardiment,  et  que  s'il  avait  au  contraire  quelque  dérèglement 
intérieur,  il  en  serait  à  l'instant  soulagé.  L'Anglais  vit  d'un  coup- 
d'œil  la  profondeur  du  piège  où  il  s'était  jeté  lui-même;  il  n'en  fut 
que  plus  ferme  dans  ses  refus. 

—  Prenez  garde,  dit  Nazarille,  le  roi  est  bien  résolu  à  recouvrer  la 
santé.  Vous  savez  comme  il  est  difficile  de  lui  faire  entendre  raison; 
il  a  déjà  parlé  de  vous  écorcher  vif  pour  s'appliquer  votre  peau  sur 
l'estomac.  Je  lui  ai  fait  sentir  le  ridicule  de  ce  caprice  et  l'en  ai  à 
peu  près  détourné  ;  mais  pourquoi  diable  ne  pas  goûter  à  cette  pré- 
paration, qui  n'a  rien  que  d'innocent? 

L'Anglais  ne  répondit  point. 

—  Allons,  reprit  Nazarille,  faites  quelque  chose  pour  un  si  bon 
roi;  nous  sommes  ici,  vous  et  moi,  les  seules  personnes  raisonnables, 
et  ces  gens-là  ne  sont  que  des  enfans,  soyez  plus  sage  qu'eux. 

L'Anglais  jeta  un  regard  foudroyant  à  Nazarille,  porta  le  vase  à  ses 
lèvres,  en  avala  quelques  gorgées  et  sortit  comme  un  furieux. 
Le  roi  rendit  son  amitié  à  Nazarille,  mais  il  ne  voulut  pas  se  dé- 


REVUE   DE   PARIS.  161 

partir  de,  ses  précautions,  et  chaque  fois  qu'il  prenait  médecine,  on 
arrêtait  l'Anglais  quelque  part  qu'il  pût  être.  La  santé  de  Thomas 
Brown  se  dérangea  visiblement,  et  sa  rancune  croissait  à  un  point 
insupportable;  il  imagina  mille  tentatives  de  vengeance,  mais  Naza- 
rille  ne  marchait  que  bien  accompagné,  et  quand  l'Anglais  se  risquait 
à  l'attendre  pour  le  menacer,  Nazarille  n'avait  qu'à  dire  d'un  ton  de 
maître  : 

—  Mon  ami ,  prenez  garde  à  ce  que  vous  dites ,  ou  je  me  verrai 
forcé  de  purger  sa  majesté  demain. 

La  colère  de  Brown  fut  régulièrement  traitée  par  formules  et  or- 
donnances comme  une  fièvre  cérébrale.  Sa  situation  n'était  plus 
tenablo;  il  passa  deux  mois  sans  nul  répit,  suffisant  à  peine  aux  résul- 
tats de  son  traitement,  ne  mangeant  point,  courant  toujours,  la  raison 
un  peu  altérée,  et  ruminant  des  plans  de  vengeance  qui  l'allaient 
enfin  pousser  au  désespoir,  quand  un  beau  matin  on  entendit  de 
grandes  lamentations  sur  le  rivage.  On  avait  trouvé  le  roi  Makakia 
mort  sur  sa  natte  comme  un  vieil  épagneul.  Nazarille  n'a  jamais  pu 
disconvenir  que  ses  drogues  n'y  aient  eu  quelque  part,  mais  il  faut 
dire  aussi  que  le  grand  Makakia,  à  en  juger  par  sa  maigreur,  ses 
crins  blanchâtres  et  sa  peau  ridée  comme  une  botte  russe,  était  par- 
venu à  un  Age  fort  avancé. 

Les  funérailles  commencèrent  avec  les  lamentations  d'usage,  qui 
sont  la  chose  la  plus  cruelle  dans  ce  pays-là  et  la  plus  solennelle.  Les 
naturels  se  réunirent  en  troupeau  devant  la  case  et  se  meurtrirent 
sans  rime  ni  raison  les  uns  les  autres,  en  hurlant  comme  des  chiens 
perdus.  Ils  se  tenaient  à  genoux  en  levant  les  bras  au  ciel,  et  l'on 
commença  de  se  découper  les  parties  du  corps  les  plus  spécialement 
vouées  à  l'affliction.  Rien  n'était  plus  extraordinaire  pour  des  Euro- 
péens que  de  voir  mener  si  grand  train  pour  des  chagrins  si  peu  vé- 
ritables, et  ces  honnêtes  sujets  se  mutiler  du  plus  grand  sang-froid 
du  monde. 

Cet  événement  arriva  fort  à  propos  pour  Thomas  Brown,  qui  était 
sur  le  point  de  demander  au  roi  qu'on  le  renvoyât  à  tout  prix  d'un 
pays  où  la  vie  ne  lui  était  plus  supportable.  Le  roi  étant  mort  sans 
enfans,  il  jugea  qu'il  allait  survenir  de  grands  évènemens  et  qu'il 
devait  user  de  son  influence  pour  conquérir  quelque  pouvoir  et  l'em- 
porter sur  Nazarille.  Celui-ci,  de  son  côté,  ne  s'endormait  point;  il 
encourageait  çà  et  là  ses  créatures  et  entremêlait  savamment  ses 
doléances  d'insinuations  politiques  sur  sa  prochaine  élévation  au 

TOME   XIV.      FÉVRIER.  12 


162  REVUE  DE   PARIS. 

trône  comme  l'homme  le  plus  capable  du  pays,  que  la  confiance  du 
roi  et  d'importans  services  rendus  en  avaient  le  plus  rapproché. 

Les  deux  adversaires  se  trouvèrent  en  présence  devant  le  peuple, 
et,  après  avoir  convenu  entre  eux  d'en  finir  à  l'amiable  et  de  ne  plus 
rien  tenter  après  cette  épreuve,  ils  décidèrent  qu'ils  parleraient  cha- 
cun à  leur  tour,  et  que  celui  qui  s'attirerait  le  moins  de  suffrages 
céderait  sa  place  à  l'autre  et  quitterait  à  jamais  le  pays.  Cependant 
ils  s'échauffèrent  à  disputer;  l'Anglais,  pour  abréger,  se  tourna  vers 
les  naturels,  qui  les  regardaient  se  débattre,  et  commença  son  dis- 
cours avec  l'emportement  inspiré  d'un  quaker.  Nazarilîe  écoutait 
d'un  air  bénin,  &o\\  paloiva  dans  la  main,  prêt  à  saisir  les  argumens 
au  passage  pour  les  rétorquer. 

—  Mes  frères,  dit  l'Anglais  en  écorchant  tant  soit  peu  l'idiome,  le 
jour  de  la  délivrance  est  venu  pour  vous!  vous  avez  jusqu'à  présent 
croupi  dans  une  ignorance  honteuse  :  tous  les  hommes  sont  égaux; 
pourquoi  l'un  commanderait-il  à  l'autre?  qu'avez-vous  besoin  d'un 
roi?  11  n'y  a  pas  de  différence  entre  les  enfans  de  Dieu,  sinon  que  les 
uns  sont  faibles  et  les  autres  forts,  les  uns  mal  bâtis,  les  autres  beaux, 
les  uns  petits,  les  autres  grands,  les  uns  sages,  les  autres  fous,  les  uns 
ignorans,  les  autres  instruits,  les  uns  riches,  lesautres  pauvres,  les 
uns  paresseux,  Tes  autres  patiens.  Quelle  différence  y  a-t-il  entre  le 
cliei  qui  médite  et  le  sujet  qui  ronfle,  sinon  que  l'esprit  de  l'un  supplée 
à  la  sottise  de  l'autre?  Mais  de  quel  droit  le  fort  voudrait-il  protéger 
le  faible,  et  le  sage  diriger  le  fou? 

Nazarilîe,  grattant  son  palowa  en  manière  de  guimbarde,  accom- 
pagna la  fin  de  la  période  en  faisant  de  la  bouche  et  des  doigts  : 

—  From ,  from,  from  ! 

Les  sauvages  se  tournèrent  vers  lui  et  goûtèrent  fort  cette  ritour- 
nelle. 

—  Qui  est-ce  qui  fait  les  lois,  d'habitude?  poursuivit  l'Anglais  un 
peu  dérangé;  un  petit  nombre  d'intéressés,  sous  prétexte  qu'ils  ont 
plus  de  sens  que  les  autres.  Chacun  doit  faire  la  loi,  et  les  sots  étant 
en  majorité,  vous  verrez  par-là  des  lois  fort  bien  faites.  Tout  le  monde 
sera  souverain,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  il  n'y  aura  point  de  sou- 
verain; tout  le  monde  commandera,  et  par  conséquent  nul  ne  sera 
tenu  d'obéir;  tout  le  monde  gouvernant,  il  ne  restera  plus  personne 
pour  être  gouverné.  Cela  établit  un  touchant  accord;  tous  préten- 
dront à  tout,  ce  qui  console  fort  ceux  qui  ne  parviennent  à  rien,  et 
vous  goûterez  le  repos  d'un  pays  où  tous  les  goujats  veulent  être 
princes. 


REVUE  DE  PA1US.  1G3 

Nazarille  reprit  du  même  air  : 

—  From ,  from ,  from ,  from  ! 

Les  sauvages,  eu  le  regardant,  éclatèrent  de  rire. 

—  Quant  à  la  religion,  chacun  l'entend  à  sa  manière.  Vous  verrez 
les  jolis  cultes  qu'inventeront  les  portefaix  ;  nous  n'aurons  donc  pas, 
à  vrai  dire,  de  religion.  Nous  remplacerons  le  bon  Dieu  par  un  com- 
missaire de  police.  Serrez  votre  argenterie.  L'homme  étant  surtout 
un  esprit,  on  ne  songera  qu'à  son  corps.  Cet  ordre  de  choses  établi, 
chacun  est  libre  de  l'injurier  et  de  le  détruire;  les  plus  chers  intérêts 
de  la  société  seront  sans  cesse  remis  en  question ,  et  les  plus  pro- 
fondes méditations  n'étant  point  de  trop  sur  des  sujets  si  graves,  le 
plus  braillard  aura  raison.  Voilà  qui  fera,  je  m'en  flatte,  un  petit  état 
bien  conditionné;  on  sera  bien  un  peu  agité,  un  peu  déchiré,  on  se 
rompra  quelques  têtes  et  quelques  bras,  mais  on  sera  libre,  ce  qui 
vaut  mieux  que  de  se  bien  porter  et  de  vaquer  paisiblement  à  ses 
affaires. 

—  Et  from,  from,  from,  from!  fit  Nazarille. 

—  Je  vous  passe,  poursuivit  l'Anglais,  mille  gentillesses  qui  dé- 
rivent de  ce  système.  Si  vous  étiez  plus  forts  en  logique,  je  vous 
conseillerais  de  vous  séparer  à  l'instant  et  d'aller  vivre  aux  bois  comme 
vos  ours  et  vos  kanguroos.  Mais  c'est  se  mêler  à  tort  de  constituer 
la  société,  diriez-vous  peut-être,  que  de  commencer  par  la  détruire. 
Arrêtons-nous  donc  à  un  gouvernement  médiocre  et  bien  pondéré, 
où  il  y  aura  trois  pouvoirs,  c'est-à-dire  où  il  n'y  aura  point  de  pou- 
voir, puisque  c'est  une  chose  étrange  qu'un  pouvoir  qui  ne  peut 
rien. 

Nazarille  continua  par  de  brillantes  variations  et  termina  par  une 
cadence  en  fausset. 

Les  sauvages  poussèrent  des  cris  d'admiration  qui  lui  promettaient 
leurs  suffrages,  puis  un  naturel  demanda  à  l'Anglais  s'il  avait  fini, 
et,  sur  sa  réponse  affirmative,  on  fit  signe  à  Nazarille  qu'il  pouvait 
parler.  Il  commença  en  ces  termes  : 

—  Bonnes  gens,  je  ne  vous  dirai  point  que  l'orateur  est  un  oison, 
vous  le  voyez  de  reste;  s'il  eût  parlé  devant  des  savetiers  français, 
j'étais  perdu;  heureusement  il  y  a  plus  de  sens,  par  le  temps  qui 
court,  sous  vos  crânes  crépus  que  dans  une  bonne  moitié  de  l'Eu- 
rope. Vous  avez  besoin  d'un  chef  pour  vous  diriger  et  vous  défendre; 
je  serai  ce  chef,  s'il  vous  plaît;  vous  serez  libres  d'être  honnêtes 
gens,  mais  le  premier  qui  voudra  casser  quelques  bras,  je  l'assomme  : 
du  reste  j'aurai  soin  qu'on  ne  manque  de  rien.  Vous  mangerez  en 

12. 


16i  REVUE  DE  PAUIS. 

paix  votre  soupe  aux  ignames,  et  si  l'on  vient  nous  attaquer,  nous 
frapperons  dru  et  menu. 

A  ces  mots,  de  grands  cris  retentirent;  les  naturels  se  vinrent  pros- 
terner à  ses  pieds,  et  le  pauvre  Thomas  Brown,  furieux,  voulut  s'en 
aller,  mais  Nazarille,  le  retenant,  lui  dit  généreusement  : 

—  Je  vois  que  vous  ne  sauriez  rester  dans  ce  pays  avec  agrément, 
mais  je  vous  ai  ménagé  une  condition  supportable. 

En  effet,  il  fit  préparer  deux  pirogues  et  donna  l'ordre  aux  guer- 
riers qui  les  montaient  de  se  tenir  prêts  à  partir.  Thomas  Brown  était 
si  transporté  qu'il  consentit  à  tout  sans  savoir  où  l'on  devait  le  con- 
duire, heureux  seulement  de  s'en  aller  et  n'imaginant  pas  qu'il  put 
fui  arriver  pire  en  aucun  lieu  du  monde  que  d'être  violemment  purgé 
tous  les  jours  en  pleine  santé. 

La  première  obligation  de  Nazarille,  quand  il  se  vit  au  pouvoir 
suprême,  fut  de  se  choisir,  selon  l'usage,  une  épouse  qui  partageât 
son  trône  et  perpétuât  autant  que  possible  sa  dynastie.  Il  n'avait 
garde  de  manquer  à  ce  cérémonial.  L'Anglais,  qui  murmurait  dans 
son  coin,  ne  se  put  tenir  d'éclater  en  injures  et  de  lui  reprocher  qu'il 
abusait  de  son  pouvoir  dans  des  vues  coupables. 

—  Que  voulez-vous"?  lui  dit  Nazarille,  ce  sont  les  mœurs  du  pays; 
il  faut  hurler  avec  les  loups. 

—  Oui,  oui,  reprit  l'Anglais  amèrement  et  en  français,  vous  êtes 
fort  satisfait  de  hurler  avec  des  loups  jolis. 

En  même  temps  un  des  anciens  du  peuple  dit  à  Nazarille  qu'il  de- 
vait choisir  plusieurs  femmes,  et  que  cela  se  pratiquait  ainsi  dans  sa 
haute  condition. 

—  Vous  voyez,  répliqua  Nazarille  à  l'Anglais,  je  me  verrai  forcé 
de  me  charger  encore  de  quatre  ou  cinq  de  ces  jolies  filles;  il  est 
inutile  de  choquer  leurs  coutumes  de  civilité.  Au  surplus,  je  vous 
envoie  à  la  très  gracieuse  souveraine  de  Kazakaba,  qui  vous  livrera 
certainement  sa  couronne  et  son  cœur,  et  avec  laquelle  vous  vivrez 
dans  une  béatitude  infinie. 

Il  enjoignit  alors  aux  guerriers  d'aller  présenter  l'Anglais  à  la  puis- 
sante Tripatouli,  en  dédommagement  de  l'époux  qu'elle  avait  perdu, 
et  de  lui  bien  dire  que  le  chef  des  Touroulourous  lui  faisait  ce  pré- 
sent, qui  était  petit  à  la  vérité,  mais  qui  ne  laisserait  pas  d'entretenir 
la  bonne  amitié  entre  les  deux  peuples.  Au  même  instant,  les  jeunes 
filles  qu'il  avait  choisies  l'enlevèrent  dans  leurs  bras  et  lui  formèrent 
le  plus  doux  palanquin  qui  se  put  voir. 

—  Adieu  donc,  dit-il  encore  à  Thomas  Brown ,  je  vous  souhaite 


REVUE  DE   PARIS.  1C5 

bon  voyage,  et  vous  aurais  accompagné  si  je  n'étais  retenu,  comme 
vous  voyez,  par  les  soins  de  mon  gouvernement;  mais  présentez,  je 
vous  prie,  mes  baise-mains  à  la  toute  charmante  Tripatouli,  et  char- 
gez-vous de  mes  tendresses. 

L'Anglais,  exaspéré,  lui  tourna  le  dos  et  gagna  la  pirogue  avec  les 
guerriers  qui  devaient  le  conduire. 

Ils  revinrent  trois  jours  après  rendre  compte  de  leur  mission  à 
Nazarille,  qui  était  fort  curieux  de  savoir  ce  qui  avait  dû  se  passer 
d'admirable  entre  un  homme  comme  Thomas  Brown  et  une  femme 
comme  Tripatouli.  Voici  ce  que  rapportaient  les  guerriers.  Ils  avaient 
à  peine  touché  au  pays  des  Kazakabas  que  tous  les  habitans  avaient 
couru  vers  les  pirogues,  et  leur  avaient  dit  que  la  reine  ne  cessait  de 
se  désoler  du  départ  de  son  époux,  qu'on  n'avait  pu  en  trouver  un 
pareil,  mais  qu'elle  était  transportée  de  voir  qu'on  le  lui  ramenait,  car 
elle  l'avait  reconnu  de  loin  dans  la  pirogue.  En  effet,  quand  on  eut 
débarqué,  elle  courut  à  Thomas  Brown  qu'elle  prenait  pour  son  cher 
Las-Sou-Po-Chou,  et  l'avait  comblé  de  caresses  qui  l'avaient  mis  en 
fureur,  mais  bon  gré  mal  gré  on  l'avait  mené  dans  la  hutte  royale, 
où  la  reine  avait  annoncé  qu'il  reprendrait  aussitôt  possession  de  son 
trône  et  de  ses  droits.  ISazarille,  qui  devinait  par  expérience  toutes 
les  délicatesses  de  la  situation  de  Thomas  Brown,  ne  put  s'empêcher 
d'en  rire  tout  seul  en  se  frottant  les  mains  par  un  tic  nerveux  qui 
lui  était  familier  quand  il  avait  quelque  sujet  de  bonne  humeur. 


VI. 

L'un  des  moindres  maux  de  Nazarille  était  qu'il  n'avait  pu,  depuis 
son  abandon,  compter  les  jours,  en  sorte  qu'il  serait  difficile  de  cal- 
culer le  temps  qu'il  passa  dans  ces  fortunes  diverses.  Du  reste,  sa 
vie  était  fort  uniforme  comme  celle  de  ses  sujets;  il  mangeait,  buvait, 
dormait  et  s'ennuyait  fort  néanmoins,  car  ni  la  pompe  du  trône,  ni 
l'enivrement  du  pouvoir  suprême  ne  pouvaient  dissiper  ses  chagrins; 
il  sentait  des  larmes  tomber  sur  ses  doigts  au  souvenir  de  sa  patrie 
et  regrettait  jusqu'aux  revers  qu'il  avait  essuyés  autrefois  dans  son 
pays  natal.  Il  eût  donné  le  plus  riche  joyau  de  sa  couronne,  qui 
était  une  arête  de  poisson ,  pour  rencontrer  seulement  sur  ce  rivage 
éternellement  muet  le  portier  d'un  hôtel  qui  l'avait  roué  de  coups 
tout  enfant;  c'est  pourquoi  nous  passerons  vite  aux  évènemens  im- 
portais de  cette  époque  malheureuse  de  sa  vie. 


1GG  REVTE   DE   PARIS. 

Un  matin ,  il  était  couché  devant  sa  case,  entre  ses  cinq  femmes, 
admirant,  faute  de  mieux,  les  beautés  de  ce  pays  où  il  se  voyait  con- 
damné à  passer  sa  vie,  mais  qui,  après  tout,  en  valait  bien  d'autres. 
Le  soleil  avait  à  peine  dépassé  les  monts,  et  ses  rayons  glissaient  au 
loin  sur  la  mer  éblouissante  qui  s'étendait  sans  bornes  devant  la  baie; 
le  frais  des  eaux  tempérait  la  chaleur,  et  la  case  était  ombragée  d'un 
dôme  impénétrable  de  larges  feuilles  qui  retombaient  en  panaches; 
l'air  était  calme,  chargé  de  langueur;  et  d'énormes  fleurs,  balancées 
çà  et  là  sur  la  cime  de  leurs  tiges,  jetaient  à  l'entourdes  parfums 
enivrans. 

Nazarille  avait  découvert  une  espèce  de  coquillages  fort  bons  à 
manger,  qui  n'étaient  point  goûtés  dans  le  pays,  mais  dont  il  s'était 
réservé  l'usage;  il  envoyait  tous  les  matins  quatre  ou  cinq  de  ses  noirs 
à  la  pêche  pour  son  repas  du  matin.  Ce  jour-là  un  de  ces  hommes 
accourut  lui  dire  qu'il  y  avait  un  objet  en  mer  qui  ne  pouvait  être 
qu'une  grande  pirogue  étrangère.  Nazarille  tressaillit,  mais  il  se 
remit  en  songeant  que  cette  île  n'était  guère  visitée  des  navigateurs 
que  par  miracle.  Cependant  deux  hommes  revinrent  tout  émus,  lui 
dépeignant  confusément  une  embarcation  comme  ils  semblaient  en 
retrouver  quelqu'une  dans  leurs  souvenirs.  Nazarille  s'achemina  vers 
le  rivage  en  tâchant  d'apaiser  le  tumulte  de  ses  sensations. 

Il  avait  à  peine  dépassé  le  grand  morne  de  la  baie  qu'il  poussa  un 
cri  en  voyant  de  ses  yeux  un  navire,  un  brick  d'Europe  tranquille- 
ment mouillé  à  trois  portées  de  mousquet  de  la  terre.  Les  naturels 
n'y  firent  pas  attention ,  car  ils  étaient  eux-mêmes  très  occupés  et 
se  montraient  le  navire  l'un  à  l'autre.  Nazarille  fut  sur  le  point  de  se 
jeter  à  la  nage,  tout  éperdu  qu'il  était;  mais  la  réflexion  lui  vint,  il 
reprit  du  calme  et  pourvut  à  toutes  les  précautions  que  lui  comman- 
dait la  prudence.  Il  ne  savait  pas  seulement  de  quelle  nation  était  le 
bâtiment;  il  vit  bien  d'ailleurs  qu'on  ne  manquerait  pas  d'envoyer  à 
terre.  Il  se  fit  violence  pour  attendre  et  s'alla  remettre  devant  sa  case; 
mais  il  n'y  pouvait  tenir,  et  revenait  à  chaque  instant  observer  der- 
rière les  rochers. 

Il  reconnut  enfin  qu'on  mettait  une  embarcation  à  la  mer;  il  com- 
prit alors  clairement,  à  la  contenance  des  naturels,  que  des  navires 
avaient  autrefois  visité  la  côte  :  non-seulement  ils  ne  se  sauvaient 
pas,  mais  ils  appelaient  à  grands  cris  les  gens  de  l'embarcation  et  leur 
tendaient  les  bras.  Tout  était  pour  le  mieux.  Nazarille  se  tint  caché 
à  son  poste,  prêt  à  paraître  quand  il  faudrait.  Il  connaissait  de  longue 
main  les  écumeurs  de  ces  mers,  et  comme  matelot  anglais  il  n'avait 


REVUE   DE   PARIS.  167 

pas  la  conscience  très  nette;  il  n'était  point  sur  non  plus  d'intéresser 
en  sa  qualité  de  chef  sauvage,  ni  qu'on  ne  le  mit  point  à  fond  de 
cale,  les  fers  aux  pieds,  pour  cette  raison  ou  pour  d'autres.  Il  résolut 
donc  de  se  tenir  coi  en  attendant  l'événement. 

La  chaloupe  débarqua  au  milieu  de  démonstrations  pacifiques;  elle 
contenait  douze  hommes  parmi  lesquels  il  distingua  aisément  trois 
officiers.  Il  craignait  d'ahord  que  ses  sujets  ne  le  trahissent  par 
quelque  aperçu  des  rapports  qu'il  avait  avec  ces  hommes  nouveaux, 
mais  il  vit  qu'ils  étaient  tout  entiers  à  l'événement,  et  ne  son- 
geaient plus  à  lui,  tant  les  esprits  sont  mobiles  et  les  impressions  fai- 
bles chez  ces  peuples  dégénérés;  il  était  d'ailleurs  complètement 
défiguré  et  chamarré  de  ses  oripeaux  les  plus  étranges. 

Les  Européens  se  présentèrent  la  baïonnette  au  bout  du  fusil, 
mais,  gagnés  par  l'air  amical  des  indigènes  qui  leur  tendaient  des 
branches  d'arbres,  l'harmonie  s'établit,  et  les  échanges  commencè- 
rent; les  matelots  firent  briller  des  miroirs,  des  couteaux,  des  pièces 
d'étoffe  et  firent  signe  qu'ils  voulaient  des  vivres.  Les  uns  caressaient 
le  menton  des  vieilles  femmes  qui  étaient  là,  car  les  jeunes  s'étaient 
retirées;  les  autres  échangeaient  des  verroteries  contre  des  armes  et 
des  vèiemens  du  pays.  Les  officiers  herborisaient,  d'autres  individus 
ramassaient  des  cailloux  et  des  coquillages,  quelques-uns  déposaient 
des  instrumens  sur  la  plage,  et  Nazarille  vit  à  leurs  façons  qu'il 
avait  affaire  à  une  expédition  scientifique,  ce  qui  le  rassura  sur  le 
succès  de  ses  bourdes;  mais  il  reconnut  aussi  que  l'équipage  était 
anglais  et  ne  se  relâcha  point  de  sa  prudence. 

Comme  on  ne  se  pressait  pas  de  livrer  des  vivres,  les  marins  insis- 
tèrent, ^azarilie  vit  qu'on  venait  le  consulter;  il  sortit  alors  de  sa  ca- 
chette, composa  son  maintien,  s'affubla  de  quelques  nattes,  se  hé- 
rissa la  tète  de  plumes,  se  repassa  deux  couches  de  blar.c  sur  le 
visage  et  suivit  gravement  ses  gens  à  l'entrevue  diplomatique;  il 
attira  naturellement  les  yeux  des  Européens  tant  par  le  respect  que 
lui  témoignaient  ses  sujets  que  par  l'éclat  de  son  costume.  Un  homme 
du  bord,  qui  entendait  les  langages  de  cet  archipel... 


Il  faut  dire,  pour  être  tout-à-fait  véridique,  qu'en  cet  endroit  de 
ces  mémoires,  le  scribe,  à  qui  Xazarille  les  dictait  et  qui  était  un 
garçon  doux  et  timoré,  s'arrêta  et  se  gratta  l'oreille  avec  sa  plume, 
ce  qui  signifiait  que  la  langue  lui  démangeait  et  non  pas  l'oreille. 

...  Un  homme  du  bord  servit  d'interprète,  dit  NazarilJe  en  ache- 


168  REVUE   DE   PARIS. 

vant  la  phrase;  mais  voyant  que  le  copiste  n'en  finissait  pas  avec  son 
oreille  : 

—  Eh  bien  !  qu'est-ce?  lui  dit-il. 

—  Si  nous  passions,  balbutia  le  jeune  homme,  à  quelques  autres 
de  vos  aventures  qui  sont  si  variées  et  si  divertissantes! 

—  Pourquoi?  dit  Nazarille. 

—  C'est  que  j'ai  peur  qu'on  ne  trouve  point  ces  chapitres  assez 
intéressans. 

—  Que  voulez-vous?  dit  Nazarille,  on  a  des  hauts  et  des  bas  dans 
la  vie.  Gomment  exiger  que  les  travaux  d'Ulysse  sur  mer  soient  du 
même  intérêt  que  son  retour  chez  sa  femme?  Je  ne  me  suis  pas  tou- 
jours fort  diverti  moi-même,  et  tout  ceci ,  je  vous  jure,  était  plus  en- 
nuyeux dans  la  réalité  que  dans  un  livre. 

—  C'est  que  le  lecteur  ne  voudra  point  entrer  là-dedans  et  qu'on 
jugera  votre  histoire  comme  une  fable. 

—  On  n'en  sera  que  plus  indulgent. 

—  On  n'en  sera  que  plus  sévère;  et  l'on  a  déjà  dit  que  vous  aviez 
eu  grand  tort  de  ne  pas  supprimer  les  dernières  anecdotes  que  vous 
avez  livrées  au  public. 

—  Oui-dà!  dit  Nazarille;  je  vous  vois  venir,  mon  petit  ami.  Vous 
frayez  avec  les  bêtes  à  plumes,  vous  écoutez  glousser  les  coqs-d'inde, 
vous  prenez  bec  dans  les  basse-cours  littéraires.  Mais  qu'a-t-on  dit, 
s'il  vous  plaît,  de  mes  voyages?  Que  je  pillais  sans  pudeur  Pizarre 
et  les  Argonautes;  de  mes  couplets,  qu'ils  étaient  trop  enjoués;  de 
mes  discours,  qu'ils  étaient  trop  graves;  de  mes  traités,  qu'ils  se 
traînent  à  la  queue  de  Sénèque;  de  mes  pièces  de  comédie,  que  j'y 
copiais  sans  pitié  ïhespis,  les  mages  et  l'Ezour  Péidam.  Or,  que 
diriez-vous  d'un  portrait  qui  ressemble  à  tant  de  personnes?  Qu'il 
pourrait  fort  bien  ne  ressembler  qu'à  soi-même.  Bien  heureux  Cro- 
quoison  !  fortuné  ïrissotin!  ce  n'est  pas  vous  qui  jamais  ressem- 
blerez à  quelque  chose  de  bon.  Mais  cependant,  merci  de  vos  avis 
charitables;  vous  voulez  bien  m'assassiner  pour  l'amour  de  moi;  je 
vous  estime,  je  vous  approuve,  je  vous  entends,  baudets  soucieux. 
—  Quoi!  c'est  lui  qui  écrit  cela!  peccairé!  11  a  tant  d'esprit  d'ordi- 
naire. Combien  c'est  regrettable,  j'en  suis  tout  contristé;  hi  han!  hi 
hanl  —  Encore  un  coup,  merci!  Mais  quoi,  mes  frères,  quand  des 
milliers  de  faquins  qui  ne  savent  pas  le  juste  emploi  de  la  parenthèse 
inondent  la  France  de  leurs  inepties';  quand  les  cochers  ivres  ne 
daignent  plus  charbonner  les  murs,  puisqu'ils  ont  sous  la  main  le 
papier  des  gazettes;  quand  nous  voyons  en  plein  soleil  les  trésors  de 


REVUE   DE   PARIS.  169 

génie,  d'esprit  et  d'invention ,  que  l'affreux  despotisme  tenait  jadis 
sous  clé;  quand  la  sottise  humaine  a  rompu  ses  écluses  et  déborde 
majestueusement  sur  le  monde,  je  ne  pourrai  point,  moi  chétif,  vider 
en  un  coin  mon  petit  pot  au  noir!  Votre  égout,  dites-moi,  en  sen- 
tira-t-il  plus  mauvais,  et  n'est-il  pas  permis  de  glisser  dans  le  nombre 
un  innocent  écrit  qui  n'offense  autant  que  possible  ni  Dieu,  ni  le 
roi,  ni  le  sens  commun?  Vous  arrogez-vous  le  privilège  exclusif  de 
lasser  le  public?...  Ne  peut-on  plus,  enfin,  dire  un  conte  comme  on 
en  faisait  autrefois,  et  comme  on  les  lit,  pour  passer  le  temps;  avec 
cette  bonhomie,  de  cet  air  sincère  et  résolu  dont  tu  démêles,  ô  Saa- 
vedra,  les  aventures  non  moins  embrouillées  qu'impossibles  de  la 
belle  esclave?  Il  est  vrai,  nos  vieux  maîtres,  que  vous  y  faisiez  moins 
de  façons,  et  que  vous  ne  fondiez  pas  une  gloire  sans  seconde  sur  ces 
jeux  d'esprit  destinés  à  dissiper  l'ennui  d'un  moment.  Vous  n'étiez 
pas  tenus,  comme  nous,  de  piquer  à  plaisir  votre  style  de  toutes  les 
fleurs  artificielles  de  la  rhétorique  moderne,  et  vous  pouviez  en  paix 
conter  ma  Mère  ÏOic  sans  y  mêler  la  destinée  des  empires  et  l'apo- 
logie du  divorce.  O  bon  peuple  de  France!  si  follement  sensé  jadis, 
aujourd'hui  si  gravement  fou,  comme  il  se  laisse  ennuyer  solennelle- 
ment! A  combien  de  bourdes  il  butte  depuis  qu'il  est  éclairé,  ou  pro- 
prement depuis  qu'il  a  pris  vessies  pour  lanternes!....  A  la  bonne 
heure,  messieurs,  je  changerai  de  ton  pour  vous  plaire,  et  j'ai  là  tout 
prêt  un  traité  sur  les  mines  de  houille,  ouvrage  sérieux  s'il  en  fut, 
tout  gâté  de  grand  style  et  qui  ne  peut  manquer  de  me  rehausser 
fort  dans  l'estime  de  ceux  qui  ne  le  liront  pas.  Quant  à  cette  histoire, 
nous  la  ferons  voir  à  ma  portière,  qui  sait  son  catéchisme,  et  si  la 
digne  femme  en  daigne  rire  sans  scrupule,  je  m'en  tiens  satisfait.  Que 
si  j'ai  tort,  après  tout,  de  la  publier,  consolez-vous,  bonnes  âmes,  il 
n'y  paraîtra  guère,  j'estime,  dans  cent  soixante-dix-sept  ans  accom- 
plis. D'ailleurs,  vous  le  savez,  mon  ami,  le  libraire  attend  ces  feuil- 
lets, et  j'attends  l'argent  du  libraire. 

L'écrivain,  rassuré,  reprit  son  écriture,  et  l'on  peut  mettre  ici 
comme  au  bas  des  journaux  :  La  suite  au  numéro  prochain. 


Un  homme  du  bord,  qui  entendait  à  peu  près  les  idiomes  de  l'ar- 
chipel, servit  d'interprète.  Nazarille  se  montra  digne  et  hospitalier, 
sans  oublier  aucune  des  cérémonies  de  son  rôle  de  roi  sauvage.  I! 
donna  des  ordres  à  ses  gens,  qui  grimpèrent  comme  des  écureuils 
sur  les  cocotiers,  et  rapportèrent  en  un  clin  d'œil  un  monceau  de 


170  REVUE    DE    PARIS. 

fruits.  L'officier-commandant,  enchanté  de  cet  accueil,  lui  fit  offrir 
par  l'interprète  deux  pièces  de  calicot  rouge,  une  dent  de  cachalot, 
un  vieux  sabre  sans  fil  ni  pointe,  et  une  poignée  de  clous.  Nazarille, 
s'assurant  qu'il  avait  affaire  à  des  savans,  comprit  qu'il  avait  beau 
jeu,  et  se  promit  de  les  mener  loin.  Il  se  mira  d'abord  dans  le  miroir 
avec  des  postures  qui  firent  éclater  de  rire  les  marins.  Il  s'ajusta  une 
des  pièces  d'étoffe  en  guise  de  manteau,  puis  déchira  l'autre  en 
petits  morceaux,  et  les  distribua  à  ses  guerriers,  qui  se  les  attachè- 
rent fièrement  sur  l'oreille.  Il  prit  enfin  les  clous  et  acheva  de  ré- 
pandre la  joie  à  belles  poignées  parmi  son  peuple.  Mais  voyant  un 
matelot  mordre  dans  une  miche  de  pain  frais,  il  fut  saisi  d'une  vraie 
démangeaison  de  femme  grosse,  n'ayant  point  mangé  de  pain  depuis 
un  si  long  temps,  qu'il  ne  l'avait  pas  compté.  Il  s'approcha  du  ma- 
telot, rompit  un  morceau  de  son  pain;  et,  feignant  de  l'imiter,  il  le 
mit  dans  sa  bouche;  mais,  sous  les  grimaces  qu'il  fit  pour  l'avaler, 
mille  délices  toutes  célestes  descendaient  dans  son  estomac  avec  cette 
croûte  dorée. 

Un  de  ces  messieurs,  trouvant  cela  plaisant,  prit  un  panier  où  l'on 
avait  apporté  le  déjeuner  des  officiers,  et  lui  jeta  de  petits  morceaux: 
Nazarille  les  saisit  à  la  volée,  comme  les  singes  des  ménageries,  avec 
des  mines  toutes  drôles;  puis,  sous  ombre  de  facéties,  il  s'approcha 
gentiment  et  souleva  le  naperon  qui  recouvrait  les  vivres.  0  vision 
splendide!  Il  y  vit  une  pièce  de  porc  frais,  deux  volailles  au  riz  et 
quelques  boîtes  de  conserves. 

—  Voyons,  dirent  les  naturalistes  les  plus  studieux,  s'il  mangerait 
bien  d'autre  cuisine  que  la  sienne. 

On  lui  coupa  une  tranche  de  poutargue  :  Nazarille  la  vit  trancher 
l'œil  humide,  le  cœur  palpitant,  et  l'avala  avec  tant  de  grâce,  qu'il 
fallut  lui  en  donner  encore. 

Les  savans  étaient  de  plus  en  plus  émerveillés  et  l'observaient  avec 
grand  intérêt;  l'un  d'entre  eux  lui  demanda  si  sa  peuplade  était  an- 
thropophage; et  l'interprète  développant  la  question,  Nazarille  ré- 
pondit gravement  et  par  gestes  que,  pour  lui,  l'homme  était  bien 
au-dessous  du  porc,  et  qu'il  aimait  fort  ses  semblables,  mais  pas 
assez  pour  les  manger.  A  la  faveur  de  cette  répartie  qui  fit  rire,  il 
prit  encore  de  la  viande,  et  ramassant  dans  le  creux  de  sa  main  les 
grains  de  poivre  qu'il  trouvait  dans  le  hachis,  il  fit  signe  de  les  mettre 
en  lerre,  comme  des  graines  qui  devaient  porter  de  pareils  fruits, 
ce  qui  divertit  extrêmement  la  compagnie.  Il  demandait  encore  du 
pain;  mais  le  chirurgien  ne  fil  que  s'apercevoir  alors  que  le  déjeuner 


REVUE   DE   PARIS.  171 

des  officiers  était  en  fort  mauvais  état;  cependant  on  voulut  bien  lui 
livrer  une  bouteille  de  vin,  parce  qu'il  faisait  signe  qu'il  avait  soif, 
et  quand  il  l'eut  vidée,  il  se  mit  à  gambader  en  chantant  :  ses  sujets 
en  firent  autant  avec  moins  de  raison. 

—  Je  n'en  ai  jamais  vu  de  pareil,  dit  un  officier. 

—  Heureusement,  dit  le  gros  chirurgien  en  considérant  piteuse- 
ment les  ravages  du  panier. 

Cependant  Nazarille  ramassa  les  vieux  clous,  les  verroteries  et  le 
vieux  sabre,  qu'il  avait  bien  voulu  prendre  pour  argent  comptant,  et 
demanda  d'une  grande  naïveté  aux  marins  si  ces  objets  étaient  très 
précieux  dans  leur  pays.  On  lui  répondit  qu'ils  étaient  d'une  valeur 
incomparable,  et  qu'on  les  donnait  aux  personnages  dont  on  faisait 
le  plus  d'estime. 

—  En  ce  cas,  dit  Xnzarille  en  montrant  un  officier  qui  tirait  de  sa 
poche  une  riche  trousse  de  voyage,  je  les  offre  à  monsieur  en  échange 
de  ceci. 

Il  saisit  la  trousse,  et  chacun  de  rire;  et  comme  les  marins  riaient, 
jXazarille  prit  à  l'un  d'eux  un  paquet  de  tabac  dont  il  se  mourait 
d'envie;  les  rires  redoublèrent. 

L'un  des  officiers,  qui  s'occupait  d'ethnographie,  lui  fit  demander 
quelles  étaient  les  occupations  des  naturels,  leurs  habitudes,  leurs 
lois,  leurs  mœurs,  leur  police,  leur  histoire,  leur  religion,  leur  morale, 
et  comment  ils  passaient  leur  temps. 

Nazarille  se  fit  répéter  lentement  ces  questions,  et  se  recueillit 
profondément;  puis  il  se  leva  au  milieu  de  l'attention  générale, 
réunit  en  bouquet  tous  les  doigts  de  sa  main  droite,  et  la  poussa  à 
plusieurs  reprises  vers  sa  bouche  qu'il  ouvrait  d'un  demi-pied,  tandis 
qu'il  se  frottait  l'estomac  de  la  main  gauche  étendue;  ensuite,  fer- 
mant quatre  doigts  de  la  main  droite,  et  laissant  le  pouce  ouvert,  il 
le  posa  sur  sa  bouche  par  un  geste  arrondi  en  levant  la  tète  et  haus- 
sant le  coude,  et  demeura  longuement  dans  cette  attitude,  changeant 
le  mouvement  vertical  de  la  main  gauche  en  mouvement  circulaire; 
après,  il  ferma  les  yeux  d'un  air  de  béatitude,  étendit  les  bras  et 
pencha  la  tète  sur  son  épaule,  puis  enfin  il  termina  par  quelques 
autres  petits  signes  qui  réjouirent  beaucoup  ces  messieurs. 

Les  savans  surtout  ne  tarissaient  pas;  outre  qu'ils  avaient  observé 
que  l'angle  facial  du  monarque  mélanésien  était  fort  remarquable 
et  fort  différent  de  ceux  du  reste  du  peuple,  ils  ne  pouvaient  se  dis- 
simuler que,  bien  qu'on  vît  des  Peaux-Rouges  dans  la  peuplade. 


172  REVUE   DE   TARIS. 

celui-ci,  en  certaines  parties  du  corps,  que  ses  barbouillages  laissaient 
apercevoir,  était  d'un  brun  fort  clair;  mais  chaque  fois  qu'ils  s'appro- 
chaient pour  l'examiner,  Nazarille,  par  un  retour  bien  légitime,  les 
tâtonnait  si  curieusement  qu'il  leur  faisait  lâcher  prise. 

Enfin,  mettant  à  profit  leurs  bonnes  dispositions  dans  la  poursuite 
de  ses  desseins,  il  les  fit  inviter  à  venir  dans  sa  case,  et  l'on  se  mit 
en  marche  incontinent.  Les  officiers  admirèrent  l'ordonnance  de  la 
hutte  royale  auprès  de  laquelle  était  un  moraï,  c'est-à-dire  un  lieu 
sacré,  un  hangar  entouré  de  pieux  surmontés  des  plus  hideuses 
figures  que  le  cauchemar  puisse  enfanter;  c'étaient  de  grosses  pièces 
de  bois  mal  équarriesoù  l'on  distinguait  le  rire  grimaçant  et  l'ébauche 
informe  d'une  face  humaine;  des  tètes  démesurées  plantées  sur  un 
bâton  comme  des  tètes  à  perruque;  des  ventres  énormes  d'où  sor- 
taient des  jambes  fluettes,  enfin  une  légion  de  mannequins  effroya- 
bles qui  étaient  les  dieux  du  pays. 

—  Les  missionnaires  n'ont  pas  grand  tort,  dit  le  chirurgien,  quand 
ils  assurent  que  c'est  le  démon  qui  a  tous  les  bénéfices  de  l'idolâtrie; 
pour  moi,  je  conçois  qu'on  cherche  à  se  mettre  bien  avec  des  gens 
si  laids. 

Nazarille  ne  manqua  point  de  se  prosterner  devant  les  magots  au- 
gustes, et  les  officiers  en  firent  de  môme  par  bienséance.  Il  com- 
manda ensuite  un  ragoût  du  pays,  et  les  officiers  s'assirent  sans  façon 
sur  les  talons,  déployant  des  cahiers,  des  cartes,  des  papiers  à  dessin, 
des  crayons  et  toutes  sortes  d'instrumens,  prêts  à  recueillir  les  obser- 
vations de  tout  genre  qu'ils  n'allaient  pas  manquer  de  faire. 

Cet  état-major  était  composé  en  grande  partie  de  médecins,  de 
naturalistes,  d'hydrographes,  de  dessinateurs,  et  tous  les  officiers , 
pour  ainsi  dire,  poursuivaient  ces  études  diverses.  Nazarille  s'em- 
pressa de  mettre  à  leur  disposition  tous  les  rafraîchissemens  et  vivres 
frais  qu'il  put  leur  procurer;  en  effet ,  on  leur  amena  sur-le-champ 
deux  cochons  et  une  certaine  quantité  d'ignames  et  de  cocos,  sans  pré- 
judice de  ce  qu'on  leur  livrerait  dans  la  suite.  Tandis  que  les  crayons 
et  les  plumes  trottaient  sous  cape,  et  qu'on  prenait  certainement  un 
croquis  de  Nazarille  (ce  dont  il  s'aperçut  bien,  et  dont  il  tâcha  de 
s'amuser  en  faisant  à  chaque  instant  quantité  de  grimaces  qui  décon- 
certaient fort  les  dessinateurs) ,  les  ethnographes,  pressés  de  disserter, 
mirent  la  conversation  sur  les  usages  du  pays.  Nous  conserverons 
autant  que  possible  cet  entretien  dans  son  intégrité,  et  tel  qu'il  fut 
transmis  de  part  et  d'autre  par  les  truchemens.  Ce  n'était  pas  sans 


REVUE   DE   PAHIS.  173 

dessein  que  Nazarille  avait  fait  venir  les  officiers  clans  sa  case,  car  il 
y  était  seul  avec  eux,  sauf  quatre  ou  cinq  hommes  qu'il  tenait  occupés 
à  remplir  et  vider  des  jarres. 

—  Vous  ne  vous  rappelez  rien  de  votre  histoire?  dit  enfin  le  lieu- 
tenant. Quels  sont  les  plus  anciens  souvenirs  du  pays?  Qui  régnait 
autrefois? 

—  Il  y  eut,  fit  répondre  Nazarille,  il  y  eut,  dans  le  temps  passé, 
un  vieux  roi  d'une  vieille  race  qui  gouvernait  de  son  mieux  ;  mais 
huit  à  dix  guerriers  lui  cherchèrent  querelle,  et,  un  beau  jour,  l'as- 
sassinèrent, sous  prétexte  qu'ils  rendraient  le  peuple  plus  heureux, 
et  que  cet  assassinat  était  le  prélude  de  l'âge  d'or.  A  peine  l'eurent-ils 
remplacé,  qu'on  envoya  saisir  les  principaux  de  la  tribu,  on  les 
attacha  dans  le  moraï,  et  les  nouveaux  monarques  en  déjeunaient 
tous  les  jours,  aujourd'hui  l'un,  demain  l'autre.  Cette  heureuse  ré- 
forme menaçait  de  durer,  si  ces  libérateurs  du  peuple,  par  jalousie 
de  métier,  ne  s'étaient  mangés  entre  eux.  Depuis,  on  a  vu  quantité 
de  dérangemens  pires  les  uns  que  les  autres,  parce  que  la  machine 
de  l'état  était  fondamentalement  détraquée;  et  le  plus  triste  de  l'aven- 
ture ,  c'est  qu'il  n'arrive  pas  un  de  ces  reviremens,  qu'on  ne  casse  la 
tète  à  bien  des  gens. 

—  Quelles  atrocités!  soupira  le  lieutenant,  et  voyez  ce  que  c'est 
que  des  peuples  non  civilisés. 

—  Ne  m'en  parlez  pas,  dit  Nazarille.  Hommes  d'Europe,  votre 
bonheur  me  fait  envie.  Pour  le  moment,  nous  serions  assez  tran- 
quilles, si  ce  n'est  qu'il  y  a  une  portion  de  mes  gens  qui  regrettent 
le  temps  de  ces  libérateurs  qui  mangeaient  tant  de  monde. 

—  Est-il  possible?  dit  le  lieutenant,  et  comment  cela  se  peut-il? 

—  C'est  qu'ils  pensent  qu'ils  mangeraient,  et  non  qu'ils  pourraient 
être  mangés. 

—  Ce  qui  est  clair  par  l'histoire,  ajouta  le  lieutenant. 

—  Oui,  mais  ils  ne  connaissent  pas  l'histoire,  et  ils  disent  pour 
s'excuser  qu'à  la  vérité  ces  hommes  ont  bu  bien  du  sang,  mais  qu'ils 
ne  manquaient  pas  d'esprit;  cela  serait  fort  raisonnable,  et  j'accorde 
volontiers  qu'il  est  permis  d'égorger  son  prochain  pour  peu  qu'on 
soit  bon  politique;  c'est  peut-être  un  moyen  fort  spirituel  de  gou- 
verner un  peuple  que  de  lui  couper  la  tète  en  détail,  et  cela  ne  serait 
rien,  vous  dis-je,  mais  il  est  avéré  que  ces  mêmes  hommes  étaient 
extrêmement  médiocres,  et  pour  un  qui  n'était  qu'un  sot,  tous  les 
autres  étaient  des  voleurs. 

—  Eh  bien,  on  n'a  pas  cru  leurs  apologistes. 


174  REVUE  DE  PARIS. 

—  Faites  excuse,  on  les  a  crus;  il  y  a  beaucoup  de  bonnes  gens 
qui  sont  tellement  transportés  des  excès  inouis  de  ces  hommes,  que, 
ne  sachant  plus  qu'en  dire,  ils  sont  convenus  qu'en  effet  ils  devaient 
avoir  terriblement  d'esprit. 

—  Mais  pourquoi  n'a-t-on  point  défendu  de  publier  cette  plate 
infamie? 

—  Ah!  mon  frère,  je  vois  qu'il  faut  que  je  vous  explique  nos  lois. 
Il  y  a  donc  une  loi  qui  permet  de  proclamer  devant  le  peuple  tout 
ce  qui  peut  venir  à  la  cervelle  des  plus  sots  et  des  plus  médians  du 
pays;  les  médians  et  les  sots  en  profitent,  ce  qui  fait  qu'on  n'est 
guère  d'accord;  ainsi,  par  exemple,  un  homme  dit  que  cet  arbre 
est  blanc,  un  autre  soutient  que  le  même  arbre  est  noir.  Vous  con- 
cevez que  l'un  des  deux  ment  à  faire  reculer  le  soleil;  chacun  a 
ses  partisans.  Un  troisième  peut-être  insinuera  que  l'arbre  tire  sur  le 
vert;  mais,  d'habitude,  les  médians  l'emportent,  et  les  sots  les  sui- 
vent. Il  n'est  point  de  jour  qu'on  ne  m'accuse  d'avoir  le  nez  camus, 
tandis  qu'il  est  manifestement  pointu,  comme  vous  pouvez  voir. 

—  Pauvre  diable  de  roi  !  dit  le  lieutenant,  il  m'attendrit.  Mais  n'y 
a-t-il  aucun  moyen  de  punir...? 

—  Les  punir.  Ah!  cher  fils,  quand  un  pauvre  diable  qui  meurt  de 
faim  attend  un  autre  pauvre  diable  au  coin  d'un  bois,  et  l'assomme 
pour  lui  prendre  sa  part  de  poisson,  le  grand  prêtre  lui  casse  la 
tête  de  son  palowa;  c'est  fort  juste;  mais  si  trente  à  quarante  coquins, 
conjurés  dans  l'ombre,  tombent  sur  nous  à  l'improviste,  égorgent 
les  gens,  brûlent  les  cases,  et  entament  des  guerres  civiles  qui  peu- 
vent mettre  pour  long-temps  le  pays  en  feu,  on  les  justifie  en  fa- 
veur de  l'intention ,  et  l'on  trouverait  fort  mauvais  qu'il  tombât  un 
cheveu  de  leur  tête.  Pareillement,  quand  un  garçon  vole  une  natte 
à  des  femmes,  on  le  fustige  cruellement;  mais  si  quelque  vieux  fri- 
pon s'enrichit  en  empoisonnant  ses  denrées,  et  en  les  vendant  à  faux 
poids,  on  le  recherche,  on  le  considère,  il  vieillit  au  milieu  des 
honneurs,  et  l'on  finit  par  me  l'accoler  pour  ministre. 

—  Quelle  singularité!  dit  le  lieutenant.  0  ma  belle  France,  ô  ma 
noble  Angleterre!  où  ètes-vous?  On  n'apprécie  son  pays  qu'en  voyant 
les  autres. 

—  Mais,  reprit  Nazarille,  on  ne  punit  guère  personne  à  présent, 
et  la  plus  grande  sécurité  que  les  lois  puissent  inspirer,  c'est  de  porter 
avec  soi  un  bon  casse-tête  du  bois  le  plus  dur.  On  dit  à  cela  que  nos 
mœurs  s'adoucissent;  en  effet,  la  peine  de  mort  n'existe  plus  que 
pour  les  braves  gens  qu'on  assassine;  quant  aux  assassins,  ils  n'ont 


REVUE   DE   PARIS.  175 

rien  à  craindre.  Vous  concevez  combien  cela  est  encourageant  pour 
les  uns  et  les  autres.  Dernièrement  une  femme  qui  volait  depuis  l'en- 
fance a  été  jugée  coupable  d'avoir  empoisonné  son  mari  après  quel- 
ques mois  de  mariage,  avec  une  décoction  de  racines.  Eh  bien!  cher 
fils,  il  y  a  des  gens  qui  se  sont  ruinés  pour  avoir  des  reliques  de  cet 
intéressant  petit  monstre.  On  a  dit  que  cet  homme  ne  chantait  pas 
bien.  Je  conviens  que  cela  est  désagréable,  et  qu'on  ne  doit  épou- 
ser que  des  gens  à  gorge  mélodieuse ,  mais  où  voit-on  à  votre  avis 
qu'il  fallait  la  lui  couper?  J'oubliais,  vous  savez  ce  que  c'est  que  les 
femmes?  un  sexe  aimable,  révérence  parler,  gracieux  et  tendre,  mais 
un  peu  faible  du  cerveau  ,  si  je  l'ose  dire,  malicieux,  sauf  votre  res- 
pect, et  peu  versé  dans  les  grands  travaux  de  la  guerre  et  du  conseil. 
Douces,  faibles,  condamnées  par  la  nature  à  produire  des  enfans  et  par 
conséquent  à  les  élever,  assujetties  à  tous  les  soins,  à  toutes  les  infir- 
mités qui  en  sont  la  suite,  elles  restaient  paisiblement  à  la  case  dans 
le  repos  et  les  plaisirs,  tandis  que  l'homme  veillait  à  la  sûreté  et  aux 
subsistances.  Elles  n'étaient  peut-être  pas  les  plus  mal  partagées.  On 
leur  a  mis  en  tète  d'aller  combatire  à  la  place  de  leurs  époux.  A  la 
première  guerre  un  peu  sérieuse,  elles  nous  sont  revenues  toutes 
grosses ,  et  nons  ont  rapporté  une  foule  de  petits  ennemis  qu'elles 
réchauffaient  dans  leur  sein. 

—  Ah  ça,  dit  le  lieutenant  en  se  retournant,  ce  ne  sont  plus  seu- 
lement des  sauvages,  c'est  un  hôpital  de  fous.  On  ne  fera  que  rire  de 
nos  relations. 

En  ce  moment  Xazarille  ouvrit  sa  boîte  à  bétel,  en  prit  une  poi- 
gnée et  se  la  fourra  dans  la  bouche. 

—  A  quoi  bon  cette  saleté  que  vous  mangez  là?  lui  dit  le  lieute- 
nant en  crachant  de  dégoût  un  flot  de  salive  avec  sa  chique. 

—  Oh!  dit  Xazarille  avec  un  geste  d'effroi,  et  qu'est-ce  donc  que 
cette  ordure  que  vous  aviez  dans  la  bouche?  pouah!...  Et  qu'est-ce 
que  celui-ci  jette  dans  son  nez?  reprit-il  en  montrant  le  chirurgien, 
qui  prenait  une  prise  de  tabac...  Oh!  s'écria  encore  Nazarille,  et 
qu'est-ce  que  ce  petit  fourneau  que  cet  autre  entretient  sur  ses  lè- 
vres! Oh! oh!  oh! 

Il  fit  de  grands  gestes  de  dégoût  et  d'étonnement;  le  lieutenant,  à 
qui  l'on  expliquait  tout ,  se  mit  à  rire  et  dit  :  —  Il  a  ma  foi  raison. 

Mais,  s'approchant  ensuite  ,  et  montrant  la  chevelure  de  Xazarille 
horrifiquement  dressée  et  teinte  d'un  rouge  sanguinolent  à  force  de 
drogues,  il  demanda  à  quoi  servait  de  se  charger  la  tête  de  ces  subs- 
tances extraordinaires.  Nazarille  parut  surpris  et  regardait  alterna- 


176  REVUE  DE   PARIS. 

tivement  sa  boite  et  ses  mains  qu'il  passait  sur  sa  tète;  puis  jetant  les 
yeux  sur  les  cheveux  et  sur  le  collet  d'habit  du  chirurgien ,  encore 
blanchis  de  poudre  : 

—  Mais  comment,  s'écria-t-il,  un  homme  raisonnable  peut-il  se 
souiller  la  tète  de  cette  poussière  blanchâtre? 

Le  chirurgien  fut  fort  étonné,  car  il  n'avait  jamais  songé  de  sa  vie 
à  considérer  la  poudre  sous  cet  aspect  nouveau.  Le  lieutenant,  que 
cela  amusait,  montra  du  doigt  les  anneaux  de  coquillages  et  d'os  usés 
par  le  frottement,  que  Nazarille  portait  au  col  et  aux  bras  en  guise 
d'ornemens. 

—  Enfin,  dit-il ,  nous  direz-vous  à  quoi  vous  peut  servir  ceci? 
Mais  Nazarille,  lui  saisissant  la  main  même  qu'il  étendait,  lui  mon- 
tra deux  bagues  qui  brillaient  à  l'un  de  ses  doigts  et  lui  répliqua  : 

—  Eh!  que  vois-je  !  voici  bien  autre  chose;  que  faites-vous  de  ces 
cercles  brillans,  qui  ne  peuvent  servir  à  rien,  et  qui  doivent  plutôt 
vous  gêner. 

—  C'est  vrai,  dit  le  lieutenant  aux  officiers.  Mais  du  moins,  répli- 
qua-t-il  à  Nazarille,  cela  ne  nous  blesse  point,  cela  n'est  point  contre 
nature  et  ne  dégrade  pas  notre  corps  comme  ces  butons  que  vous 
vous  plantez  dans  le  nez  ! 

—  Oh!  s'écria  Nazarille  en  lui  prenant  l'oreille  où  pendait  un  an- 
neau d'or,  voilà  qui  est  douloureux,  voilà  qui  est  d'un  goût  extraor- 
dinaire, et  je  ne  me  laisserais  jamais  trouer  ce  petit  morceau  de  chair 
dans  l'idée  d'en  être  plus  beau. 

—  Messieurs,  reprit  le  lieutenant,  je  vous  l'avoue,  je  ne  me  croyais 
pas  aussi  sauvage  que  cela. 

Mais  l'attention  du  chef  mélanésien  semblait  absorbée  en  ce  mo- 
ment par  un  petit  tube  de  bois  qui  sortait  de  la  poche  d'un  des  ma- 
rins qui  étaient  là.  Le  lieutenant  s'informant  de  ce  qu'il  regardait, 
le  matelot  tira  de  sa  poche  l'instrument  qui  était  son  fifre;  Nazarille 
fit  de  grands  signes  d'admiration,  et  le  lieutenant,  pour  la  mettre  au 
comble,  ordonna  au  matelot  de  jouer  un  air,  ce  qui  fut  fait  aussitôt. 
Nazarille  parut  plongé  dans  l'ivresse,  et  se  mit  à  se  trémousser  en  ca- 
dence; quand  l'instrument  cessa,  il  se  prosterna  devant  le  matelot  en 
baragouinant  et  demanda  si  cet  homme  était  le  roi  du  pays  des 
blancs;  on  lui  dit  que  non;  il  en  parut  fort  surpris. 

—  Chez  nous,  dit-il,  ceux  qui  soufflent  dans  la  conque  et  ceux  qui 
savent  chanter,  danser,  lancer  des  boules  et  divertir  les  gens  en  quoi 
que  ce  soit,  sont  les  plus  honorés  et  les  plus  considérés  du  pays;  on 
les  élève  aux  plus  grands  honneurs,  et  ce  sont  de  nobles  hommes 


REVUE   DE   PARIS.  177 

qu'on  récompense  plus  magnifiquement  que  de  grands  guerriers  et 
qu'on  entoure  d'un  culte  presque  divin. 

—  Voilà  bien  les  marques  de  la  barbarie,  dit  le  lieutenant  aux  offi- 
ciers; dans  nos  pays  policés,  les  histrions,  les  baladins,  les  gens  inu- 
tiles aux  travaux  du  corps  et  de  la  pensée  et  qui  ne  servent,  hommes 
ou  femmes,  qu'aux  plaisirs  du  public,  sont  justement  décriés  et  re- 
poussés de  la  société  des  honnêtes  gens.  Il  est  vrai  seulement  que  nos 
chanteurs  ont  six  fois  le  traitement  d'un  général  d'armée,  que  tout 
Paris  s'émeut  d'un  joueur  de  trompette,  qu'on  voit  des  saltimbanques 
décorés  des  premiers  ordres  de  l'état,  que  de  grandes  familles  s'allient 
à  des  baladines,  et  que  la  mort  d'un  chanteur  excite  plus  de  rumeurs 
que  la  perte  de  trois  provinces.  Mais,  vous  m'y  faites  songer,  vous 
avez  donc  une  noblesse  et  des  hommes  qui  sont  de  père  en  fils  les 
principaux  de  l'état? 

—  Mon  frère,  il  y  en  avait  autrefois,  et  puis  on  est  convenu  de  les 
supprimer.  Mais,  monsieur,  jamais  on  n'empêchera  que  le  fils  d'un 
homme  qui  a  sauvé  nos  cases  par  son  courage  ne  soit  plus  consi- 
déré que  le  fils  d'un  traître  qui  les  a  livrées,  ou  d'un  lâche  qui  a  pris 
la  fuite;  et  maintenant  comme  autrefois,  le  plus  enragé  mécontent 
qui  n'a  pas  de  quoi  dîner  baise  l'orteil  d'un  bon  pêcheur  pour  quel- 
ques poignées  de  ses  restes.  A  ce  sujet ,  il  y  eut  un  fou  parmi  nous 
qui  prétendait  nous  rendre  tous  riches  et  tous  bons,  c'est-à-dire  em- 
pêcher qu'il  n'y  eût,  parmi  les  hommes,  ni  paresseux,  ni  jaloux,  ni 
traîtres,  ni  bossus,  ni  borgnes,  ni  débauchés,  ni  avares,  ni  amoureux. 

—  Eh  bien!  l'a-t-on  attaché? 

—  Oh  !  monsieur,  tant  s'en  faut  ;  il  s'est  trouvé  des  gens  plus  fous 
que  lui ,  qui  l'admiraient  très  fort. 

—  Cela  ne  se  passerait  pas  ainsi  en  France. 

—  Bien  mieux  encore,  il  y  a  récemment  une  secte  qui  s'est  levée 
et  qui  prétend  qu'il  ne  faut  plus  de  famille,  que  les  enfans  ne  seront 
plus  fils  de  leur  père,  que  les  propriétés  n'appartiendront  point  à  leurs 
propriétaires,  que  les  biens  et  les  femmes  seront  communs. 

— Mon  ami,  cela  n'est  pas  neuf,  et  nous  avons  deux  sortes  de  per- 
sonnes en  Europe,  qui  pratiquent  dès  long-temps  ce  genre  de  phi- 
losophie ;  cela  s'appelle  des  voleurs  et  des  prostituées;  mais  con- 
tinuez, les  a-t-on  mis  dans  quelque  cul  de  basse- fosse  quand  ils 
suivaient  leurs  dogmes  d'un  trop  grand  zèle? 

—  Ah  !  cher  frère,  que  dites-vous  là?  Au  lieu  de  laisser  noyer  dans 
le  vin  ce  rêve  de  quelques  filous  en  goguettes,  des  gens  d'un  certain 
Age  s'en  entretiennent  gravement. 

TOME  XIV.      FÉVRIEB.  13 


Î78  REVUE   DE    PARIS. 

—  Pour  le  coup,  je  voudrais  que  ces  misérables  s'avisassent  de 
prêcher  devant  la  police  d'une  ville  comme  Paris  ou  Londres. 

— Mais  quels  sont  vos  divertissemens?  demanda  un  jeune  aspirant. 

—  Je  vais,  si  vous  le  désirez,  reprit  le  monarque,  en  donner  une 
représentation  en  votre  honneur. 

Il  sortit  et  cria  quelques  mots  devant  le  peuple,  après  quoi  il  in- 
vita les  officiers  à  s'asseoir  en  dehors  de  la  case.  Le  peuple  fit  un  grand 
cercle  au  milieu  duquel  s'avancèrent  quatre  femmes,  dont  l'une 
commença  un  long  récitatif  en  hochant  la  tète,  puis  elles  entrèrent 
en  danse  au  son  d'un  horrible  instrument  de  bambou ,  qui  ressemblait 
au  roulement  des  tambours  voilés  dans  les  funérailles  militaires. 
Tout  à  coup  un  transport  inexprimable  saisit  ces  malheureuses,  elles 
se  mirent  à  se  tordre  les  bras,  à  se  heurter  la  tête,  à  marcher  sur  les 
mains  avec  des  signes  et  des  postures  fort  peu  équivoques. 

—  Eh!  quoi!  dit  le  lieutenant,  quelle  étrange  danse! 

Les  hommes  alors  se  mêlèrent  de  la  partie  :  huit  hommes  et  huit 
femmes  se  placèrent  en  forme  de  carré,  les  uns  vis  à  vis  des  autres, 
trépignant  d'impatience  aux  premiers  sons  du  bambou  comme  des 
coursiers  bouillans  qui  ont  hâte  d'entrer  en  lice.  Enfin,  le  signal 
fut  donné,  les  danseurs  s'élancèrent  des  deux  parts,  se  tenant  étroi- 
tement embrassés,  se  croisèrent  et  revinrent  à  leur  place  où,  s'étant 
relâchés,  ils  se  mirent  à  sautiller  sur  la  pointe  et  le  talon ,  agitant  les 
bras  en  divers  sens  avec  des  hauts-le-corps,  des  dandinemens  et  des 
mines  fort  significatives. 

—  Voilà  qui  n'est  pis  douteux  !  dit  le  lieutenant. 

Tous  se  rallièrent  encore  et  poussèrent  un  long  hurlement.  Les 
femmes  ne  paraissaient  point  du  tout  alarmées  de  cette  manœuvre 
donnée  en  spectacle;  mais  elles  montraient,  au  contraire,  un  air  satis- 
fait qui  voulait  qu'on  l'admirât.  A  un  second  signal,  les  hommes  et 
les  femmes  de  chaque  côté  repartirent  et  se  rencontrèrent  vers  le 
milieu  du  carré.  La  femme  faisait  de  petites  révérences,  et  l'homme, 
planté  devant  elle  gravement,  tantôt  feignait  de  lui  saupoudrer  le 
visage  de  sable,  tantôt  se  confondait  en  gestes  ridicules  et  obscènes 
que  la  femme,  toujours  frétillante,  voyait  sans  s'inquiéter;  et  quand 
enfin  elle  lui  tournait  le  dos,  il  faisait  mine  de  la  renvoyer  d'un  grand 
coup  de  pied. 

—  Ah  !  fi,  dit  le  lieutenant,  cela  n'est  point  galant. 

—  Eh  bien,  cher  enfant ,  dit  Nazarille,  nous  avons  eu  la  réputation 
•du  peuple  le  plus  galant  et  le  plus  poli  de  la  terre. 

—  Mais  c'est  que  vos  danseurs  que  voilà  sont  sans  doute  des  gens 
de  la  lie  du  peuple. 


REVUE   DE   PAHIS.  173 

—  Faites  e:.  use,  il  y  en  a  qui  sont  de  nos  premières  Familles,  et 
qui  se  mêlent  volontiers  à  la  canaille  pour  ces  sortes  de  cérémonies. 
Tenez,  celui  qui  fait  la  cabriole  est  le  fils  d'un  de  nos  illustres  guer- 
riers, et  celui  qui  rampe  à  cette  heure  à  plat  ventre  avec  tant  d'ému- 
lation descend  d'une  longue  suite  de  magistrats  vénérés. 

—  C'est  fort  bien ,  dit  le  lieutenant;  mais  quant  à  votre  réputation 
d'être  le  peuple  le  plus  ga'ant  et  le  plus  poli  de  la  terre,  ôtez-vous 
cela  de  l'esprit,  mon  pauvre  homme,  c'est  la  France  qui  la  possède 
justement.  Mais  j'observe  que  le  caractère  le  plus  frappant  de  cette 
danse  est  un  mépris  profond  et  d'odieuses  brutalités  pour  les  femmes: 
comment  accordez-vous  cela  avec  la  grande  liberté  et  les  droits  inouïs 
que  vous  parliez  de  leur  laisser  prendre? 

—  Mon  fils,  cela  va  fort  bien  ensemble,  et  j'ai  même  remarqué 
qu'à  l'époque  où  ,  livrées  à  un  seul  homme,  elles  tenaient  leur  véri- 
table place  dans  la  société,  jamais  on  ne  vit  plus  de  galanterie,  plus 
de  courtoisie  et  d'égards  pour  elles;  mais  depuis  qu'on  a  parlé  de 
leurs  droits  politiques,  les  polissons  les  insultent  sans  qu'on  les  dé- 
fende; elles  meurent  de  faim  parce  qu'elles  sont  trop  faibles  pour  tra- 
vailler; enfin,  elles  sont  obligées  de  se  vendre  misérablement  à  tout 
le  peuple,  pour  éviter  d'être  aimées,  respectées  et  protégées  par  on 
seul. 

Les  officiers  se  mirent  à  causer  entre  eux.  Ils  se  communiquaient 
sans  doute  leur  admiration,  en  se  promettant  d'intéresser  leur  capi- 
taine et  de  prolonger  leurs  observations  dans  ce  pays  que  les  navi- 
gateurs avaient  signalé  vaguement,  sans  parler  de  ses  habita ns  comme 
ils  le  méritaient.  Nazarille  n'avait  pas  besoin  de  les  presser;  cepen- 
dant il  leur  promit  pour  le  lendemain  une  abondante  provision  de 
cochons  et  de  noix  de  cocos,  et  passa  la  nuit  dans  une  plus  grande 
impatience  que  pas  un  d'eux. 

Vers  le  point  du  jour,  il  ne  put  maîtriser  son  inquiétude  et  s'en 
alla  voir,  par  excès  de  crainte,  si  le  navire  n'avait  point  repris  le  large. 
Mais  il  était  toujours  à  sa  place,  et  quelques  heures  après  il  vit 
mettre  les  embarcations  à  la  mer.  Les  insulaires,  enrichis  de  cadeaux, 
étaient  dans  la  joie,  en  sorte  que  tout  allait  le  mieux  du  monde:  cette 
fois,  c'était  en  effet  le  capitaine  qui  venait,  sur  la  foi  de  ses  officiers» 
visiter  des  insulaires  si  surprenans.  Mais  aussi ,  cette  fois,  Nazarille 
l'attendait  avec  dignité  dans  sa  case,  et  envoya  seulement  ses  gens 
le  recevoir  sur  le  rivage.  11  s'était  entouré  de  tnuto  sa  pompe,  c'est-à- 
dire  couvert  de  poudres,  barbouillé  outre  mesure,  et  drapé  dans  sc^ 
nattes,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'apercevoir  au  dehors  que  le  capi- 

13. 


180  REVUE   DE    PARIS. 

tuiœ  anglais,  qui  était  homme  de  précaution,  s'était  fait  accompa- 
gner, avec  son  état-major,  de  douze  hommes  bien  armés  qu'il  laissa 
sur  le  seuil  de  la  case. 

Après  les  complimcns  d'usage,  qui  se  passèrent  en  salamalecs  insi- 
gnifians  de  part  et  d'autre,  et  en  offrandes  de  nouvelles  ferrailles, 
le  capitaine  prit  place  par  terre,  et  fit  dire  au  roi  qu'ayant  entendu 
parler  de  sa  grande  sagesse  et  de  l'éclat  de  son  règne,  il  était  venu 
lui  présenter  ses  hommages.  Nazarille  lui  répliqua  poliment  que  c'é- 
tait se  moquer,  qu'il  savait  que  la  puissance  des  monarques  blancs 
était  incomparablement  plus  grande  et  plus  parfaite  en  toutes  choses, 
mais  que  cependant  il  avait  lieu  de  s'étonner  de  certaines  façons  de 
leurs  envoyés. 

—  Ainsi,  leur  dit-il,  que  vient-on  de  m'apprendre  ?  vos  gens  si 
parfaits,  si  policés,  et  dont  nous  attendons  la  lumière,  sont  à  peine 
débarqués  sur  nos  terres,  qu'ils  séduisent  nos  jeunes  filles  à  force  de 
bimbeloteries,  et  qu'ils  donnent  à  boire  à  nos  guerriers  des  poisons 
qui  les  ont  hébétés  pour  vingt-quatre  heures  !  J'avais  entendu  parler 
d'un  autre  moyen  de  civiliser  les  barbares.  Je  sais  que  vos  frères  ont 
distribué,  dans  les  contrées  qui  sont  proches,  des  armes  terribles  et 
des  boissons  enivrantes;  je  sais  qu'ils  ont  essayé  d'y  implanter  l'usage 
de  certaines  mécaniques,  mais  vous  devez  savoir  comme  moi,  chef 
des  blancs,  qu'il  n'est  guère  possible  que  la  civilisation  commence 
par-là. 

Le  capitaine  reprit  qu'en  effet  la  première  éducation  devait  être 
morale,  et  qu'il  fallait  commencer  par  détruire  les  superstitions  dé- 
raisonnables et  raboter  tant  soit  peu  ces  affreux  mannequins  qu'il 
venait  de  voir  sur  le  seuil. 

—  Sur  ma  foi,  dit  Nazarille,  nous  sommes  prêts  à  mettre  nos 
dieux  à  la  porte,  pour  peu  que  vous  ayez  quelque  chose  de  mieux  à 
nous  offrir. 

—  Notre  religion  est  incontestablement  la  meilleure  ,  dit  le  capi- 
taine. 

—  Soit ,  dit  Naznrille  ;  est-elle  généralement  reconnue  pour  telle 
parmi  les  vôtres? 

Le  capitaine  fut  obligé  de  confesser  que,  dans  l'état  si  florissant 
de  l'Europe,  presque  personne  n'y  croyait  plus,  et  qu'à  son  bord  par 
exemple,  quatre  ou  cinq  des  plus  savans  officiers  niaient  Dieu ,  quel- 
ques autres  en  doutaient,  la  plupart  n'y  songeaient  pas,  et  que  les 
matelots  n'en  parlaient  que  pour  le  maudire. 

Nazarille  répliqua  : 


REVCE   DE   PARIS.  181 

— Mais  vos  savons  savent  donc  autre  chose  sur  les  secrets  de  l'uni- 
vers? 

—  Nos  savans  savent  que  deux  et  deux  font  quatre,  mais  ils  ne 
savent  pas  pourquoi. 

Nazarille  reprit  vivement  l'image  d'une  horrible  petite  idole  qu'il 
avait  jetée  devant  lui  : 

—  Laissez-moi  donc  mes  dieux  qui  valent  mieux  que  le  vôtre, 
puisqu'il  a  si  peu  de  crédit. 

Et  puis  il  regarda  autour  de  lui  avec' un  feint  effroi,  comme  s'il 
n'était  plus  à  l'abri  d'aucune  trahison  ;  mais  sa  grimace  fit  place  à 
une  émotion  véritable  qu'il  eut  peine  à  contenir  :  il  venait  de  recon- 
naître, parmi  les  hommes  qui  se  tenaient  derrière  le  capitaine,  deux 
matelots  qu'il  avait  connus  à  bord  du  navire  où  il  était  avec  Pello- 
quin.  Il  contint  la  multitude  d'idées  confuses  que  cette  vue  lui  inspi- 
rait, et  reprit  avec  facilité  : 

—  Au  surplus,  quelque  respect  que  je  porte  à  vos  savans,  on  vous 
a  fait  bien  des  contes  à  notre  sujet.  J'en  sais  quelques-uns  qui  m'ont 
diverti.  Quand  on  a  voulu  vous  persuader  que  l'homme  naissait  bon, 
on  nous  a,  m'a-t-on  dit,  cités  en  témoignage;  et  les  écrits  de  votre 
dernier  siècle  sont  pleins  de  sauvages  bien  élevés,  qui  reçoivent  sous 
leur  toit  un  pauvre  benêt  d'Européen,  lui  donnent  galamment  à  sou- 
per, lui  font  une  petite  leçon  de  morale,  et  le  renvoient  confus  de  leur 
savoir-vivre,  avec  un  petit  écu  pour  continuer  sa  route.  Je  veux 
bien  vous  dire  que  l'usage  le  plus  ancien  que  je  connaisse  ici  est  de 
manger  son  frère  en  temps  de  guerre,  et  sa  femme  quand  on  n'a  rien 
de  mieux.  Le  premier  mouvement  des  guerriers  a  la  vue  de  l'étran- 
ger est  de  lui  casser  la  tête  pour  le  voler.  Telle  est  la  leçon  véritable 
que  vos  philosophes  auraient  trouvée  s'ils  nous  étaient  venus  voir. 
On  a  décidé,  je  crois,  à  ce  propos,  que  nous  étions  des  peuples  pri- 
mitifs, originaires  de  nos  terres,  ou,  comme  vous  dites,  autochtones. 
Mais  si  nous  sommes  primitifs,  comment  se  fait-il  que  nous  n'ayons, 
à  force  de  temps,  rien  inventé,  comme  d'autres,  de  vos  arts  les  plus 
simples?  Comment  se  fait-il  que  nous  ayons  inventé  le  langage,  le 
plus  merveilleux,  le  plus  compliqué  et  le  plus  long,  je  suppose ,  de 
tous  les  arts?  Combien  n'est-il  pas  plus  surprenant  que  ce  langage, 
dans  son  mécanisme  et  ses  procédés,  ressemble  à  tous  les  autres?  Il 
nous  a  donc  été  révélé  par  un  Dieu,  ce  que  vous  niez.  S'il  n'a  pas  été 
révélé,  et  que  nous  n'ayons  pu  cependant  l'inventer,  nous  le  tenons 
de  peuples  nécessairement  plus  avancés;  nous  avons  donc  connu  un 
état  meilleur  dont  nous  sommes  déchus  :  toutes  choses  qui  déran- 


18*2  REVUE   DE   PARIS. 

gent  également  ce  qu'on  a  dit  de  nous;  je  ne  vous  en  parle  que  pour 
m'instruire,  car  je  suis  fort  embarrassé.  Je  remarque  en  outre  de 
singulières  méthodes  parmi  vos  savans.  Ils  découvrent  un  nouveau 
monde  et  l'on  ne  sait  plus  qui  a  pu  le  peupler;  la  vieille  science  en 
est  ébranlée;  on  vient  à  rencontrer  nos  îles  et  l'on  y  trouve  de  quoi 
peupler  de  reste  ce  monde  nouveau.  D'autres  navigateurs  établissent 
de  nouvelles  hypothèses,  jusqu'à  ce  que  d'autres  les  ruinent  encore. 
Des  savans  trouvent,  dans  nos  langues,  des  vestiges  de  langues  plus 
parfaites;  et  les  opinions  fondamentales  de  l'Europe  changent  à  cha- 
que coup  de  vent  qui  pousse  vos  vaisseaux  dans  nos  mers.  Gela  fait, 
je  pense,  d'étranges  gâchis. 

—  Il  est  vrai ,  dit  le  capitaine,  il  y  a  chez  nous  des  gens  qu'on  ap- 
pelle, par  exemple,  des  géologues,  qui  se  laissent  éborgner  par  un 
grain  de  sable,  et  qui  ne  veulent  pas  croire  en  Dieu,  parce  qu'on 
trouve  des  écailles  d'huîtres  à  Montmartre;  mais  nous  avons  aussi,  en 
Europe ,  d'honnêtes  gens  qui  s'en  tiennent  paisiblement  aux  livres 
saints,  qui  ont  la  joie  de  trouver  la  preuve  de  quelque  vérité  de  la 
religion  dans  chaque  découverte  de  la  science,  et  qui  s'embarrassent 
fort  peu  du  reste. 

—  Ceux-là  font  sagement,  dit  Nazarille,  et  si  j'avais  le  bonheur 
d'être  né  dans  une  religion  appuyée  sur  des  fondemens  inébranlables, 
soutenue  par  les  meilleures  autorités,  défendue  par  tous  les  hommes 
de  génie,  je  m'inquiéterais  fort  peu  de  vos  écailles  d'huîtres,  et  ne 
m'exposerais  pas  à  dire  des  sottises  pour  si  peu  de  chose. 

Puis,  changeant  de  sujet  avec  la  mobilité  d'un  sauvage  en  appa- 
rence, mais  au  fond  pour  de  très  bonnes  raisons,  il  demanda  au  ca- 
pitaine d'où  il  venait,  s'il  avait  fait  un  heureux  voyage,  et  s'il  ne  lui 
était  rien  arrivé.  Le  capitaine  lui  répondit  qu'il  avait  seulement  ren- 
contré un  navire  de  sa  nation ,  par  un  gros  temps,  et  qu'il  avait  pris 
à  bord  une  moitié  de  son  équipage.  Nazarille  chercha  encore  une  fois 
des  yeux  parmi  les  marins  et  tout  à  coup  pria  le  capitaine  de  le  rece- 
voir à  bord  de  son  navire,  ce  qui  lui  fut  accordé  avec  empressement. 

On  se  mit  aussitôt  en  marche,  les  matelots  chargés  de  provisions; 
mais  quand  les  naturels  virent  leur  roi  s'embarquer,  ils  poussèrent 
des  cris  de  douleur;  il  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  les  empêcher 
de  le  suivre  à  la  nage,  en  leur  disant  qu'il  allait  seulement  visiter  la 
pirogue  des  blancs. 

Dès  qu'il  fut  monté  sur  le  pont,  le  capitaine  le  régala  de  trois 
coups  de  canon  de  cérémonie ,  et  le  mena  partout  dans  le  bâtiment, 
lui  en  expliquant  les  merveilles. 


REVUE   DE    PARIS.  183 

Nazarille  ne  négligeait  aucun  lazzi  de  son  rôle  de  curieux,  mais  il 
furetait  et  lorgnait  de  tous  côtés,  cherchant  bien  autre  chose;  tout  à 
coup,  la  respiration  lui  manqua,  il  venait  d'apercevoir  Pelloquin! 
Pelloquin  en  personne,  qui  s'était  caché  derrière  un  amas  de  colis 
par  suite  de  son  peu  d'inclination  pour  ces  sortes  de  visites.  Nazarille, 
revenu  de  son  saisissement,  ne  voulut  point  retarder  les  préludes  de 
sa  vengeance. 

Il  s'avança  tout  innocemment  de  ce  côté,  et,  feignent  d'être  attiré 
par  l'éclat  d'une  épingle  d'argent  que  Pelloquin  portait  à  sa  chemise, 
il  se  planta  devant  lui  et  le  considéra  attentivement ,  ce  qui  com- 
mença à  le  gêner  fort;  puis  il  fit  une  gambade  et  lui  pinça  l'oreille 
de  toutes  ses  forces.  Pelloquin  voulait  s'esquiver  brusquement,  mais 
le  capitaine  lui  représenta  que  cela  n'était  que  pour  rire,  et  qu'on  ne 
lui  faisait  là  que  de  petites  amitiés  dont  il  n'avait  rien  à  craindre; 
enfin  il  lui  ordonna  de  rester,  et,  voyant  sa  frayeur,  il  se  mit  à  rire, 
et  les  matelots  en  firent  autant  à  l'entour. 

Nazarille  profita  de  cette  belle  humeur  et  courut  embrasser  Pello- 
quin, qui  se  mourait  de  colère,  tandis  qu'il  ne  faisait  que  redoubler 
les  rires.  Personne,  pas  même  son  vieil  et  intime  ami,  n'eût  jamais 
pu  reconnaître  le  chef  mélanésien  sous  son  déguisement. 

Enfin  le  chef  sauvage  eut  l'air  de  se  blesser  de  la  mine  de  Pello- 
quin ,  et  exécuta  devant  lui  quelques  poses  de  sa  danse  guerrière  en 
le  menaçant  à  chaque  instant  de  son  casse-tête.  Pelloquin  se  crut 
perdu,  et  voulut  s'enfuir;  mais  on  le  retint,  plus  pâle  qu'un  mort. 
Nazarille,  le  voyant  dans  cet  état,  feignit  d'en  être  touché  et  de  se 
prendre  pour  lui  d'une  grande  tendresse.  Il  le  serra  dans  ses  bras, 
lui  barbouilla  tout  le  visage  en  y  frottant  son  nez  et  ses  cheveux,  et, 
de  temps  en  temps  lui  découvrant  le  bras,  il  faisait  signe  d'y  mordre 
avec  des  contorsions  voluptueuses.  La  comédie  fut  complète.  Le  roi- 
nègre  se  dépouilla  ensuite  de  quatre  ou  cinq  petits  os,  qu'il  lui  donna 
en  présent,  et  Pelloquin,  enfin  rassuré,  se  mit  à  gambader  de  con- 
cert, en  riant  comme  tout  le  monde. 

Nazarille,  en  le  quittant,  pria  le  capitaine  de  le  lui  envoyer  à  terre 
pour  prendre  les  vivres,  car  il  déclara  qu'il  prenait  un  plaisir  ex- 
trême à  le  voir.  Le  capitaine  y  consentit.  Pelloquin  voulut  mur- 
murer; mais  le  capitaine  commanda,  il  fallait  bien  obéir.  Il  demeura 
sur  le  pont  tout  penaud  à  voir  partir  la  pirogue  de  sa  majesté,  et  se 
retrouvant  avec  son  cadeau  de  petits  os  dans  la  main,  il  les  jeta  de 
colère  le  plus  loin  qu'il  put  dans  la  mer. 


134  BEVUE   DE   PARIS. 

Dans  le  délai  qui  lui  restait,  il  essaya  mille  moyens  de  se  sous- 
traire à  sa  corvée;  mais  le  maître  d'équipage,  connaissant  ses  répu- 
gnances, tint  bon  précisément  à  ce  qu'elle  s'exécutât;  et  Pelloquin 
fut  rigoureusement  expédié  le  lendemain,  avec  cinq  hommes,  pour 
aller  chercher  la  provision.  On  leur  donna  des  sacs,  des  objets  d'é- 
change, et  le  canot  les  déposa  sur  la  plage. 

On  ne  s'appesantira  pas  sur  les  transes  de  Pelloquin  dans  cette 
expédition.  Il  ne  posa  le  pied  sur  cette  terre  maudite  qu'avec  de 
funestes  pressentimens,  quoique  ses  camarades  se  fussent  assez  mo- 
qués de  lui  pour  relever  son  courage. 

Il  était  convenu  que  les  naturels  apporteraient  les  vivres  au  bord 
de  la  mer,  et  Pelloquin  espérait  que  la  besogne  serait  bientôt  faite. 
Mais  quand  il  s'approcha  en  tremblant  au  milieu  des  noirs,  on  apprit 
aux  marins  que  le  roi  les  attendait  pour  leur  faite  fête  et  leur  livrer 
lui-même  leurs  provisions.  Pelloquin  voulut  s'en  retourner  inconti- 
nent, s'en  tenant  aux  indications  du  capitaine,  mais  ses  camarades 
le  retinrent. 

Le  roi  Las-Sou-Po-Chou  leur  fit  toutes  sortes  d'amitiés,  sans  né- 
gliger de  se  divertir  des  frayeurs  de  Pelloquin,  et  tandis  qu'il  le  fai- 
sait régaler,  lui  et  ses  camarades,  d'une  complainte  accompagnée  de 
calebasses,  qui  était  interminable  et  que  Pelloquin  n'osait  pas  nepoint 
écouter,  il  fit  cacher  dans  son  bagage  une  petite  marionnette  en 
bois,  qui  n'était  rien  moins  qu'un  dieu  de  l'endroit. 

Après  plusieurs  centaines  de  couplets  sur  le  même  air,  les  matelots 
chargèrent  leurs  sacs  et  se  mirent  en  devoir  de  regagner  l'embar- 
cation. Or,  ils  avaient  à  traverser  une  savane  fort  épaisse.  Pelloquin 
marchait  le  premier  et  fort  vite,  tandis  que  les  autres  matelots  chan- 
taient. Ils  avaient  à  peine  dépassé  le  premier  bouquet  de  bois,  qu'une 
troupe  de  naturels  sortit  d'une  embuscade  et  se  jeta  sur  eux  en 
poussant  de  grands  cris.  Ils  furent  aussitôt  renversés,  et  ces  hommes, 
avec  des  signes  de  grande  colère,  expliquèrent  qu'on  les  avait  volés, 
et  que,  si  l'on  ne  rendait  aussitôt  le  fétiche,  ils  allaient  les  massa- 
crer; en  même  temps,  ils  brandirent  leurs  lances.  Les  matelots  se 
crurent  morts.  Les  naturels  se  mirent  à  les  fouiller,  et,  trouvant 
l'objet  dans  la  sacoche  de  Pelloquin,  ils  levèrent  tous  leurs  massues. 
Heureusement  ils  se  ravisèrent;  ils  le  garrottèrent  pour  l'emmener, 
et  firent  signe  aux  autres  qu'ils  pouvaient  continuer  leur  route  avec 
leurs  provisions. 

On  amena  sans  tarder  Pelloquin  vers  Nazarille,  qui  avait  toujours 


REVUE   DE   PARIS.  185 

sa  trahison  sur  le  cœur,  et  qui  lui  gardait  la  plus  iière  épouvante  qui 
l'eût  travaillé  de  sa  vie.  Cependant  il  ne  le  voulut  point  voir;  il  le  lit 
attacher  en  dehors  de  sa  case,  tandis  qu'on  avait  l'air  de  tenir  conseil; 
après  quoi  le  peuple  s'assembla  à  l'entour.  Les  vieillards  se  mirent 
au  centre  par  l'ordre  de  Las-Sou-Po-Chou ,  qui  se  tenait  caché  dans 
la  hutte,  regardant  à  travers  les  claies  quelle  contenance  ferait  le 
patient. 

On  amena  solennellement  Pelloquin  au  milieu  de  cet  aréopage,  et 
le  plus  vieux  de  l'assemblée  raconta  son  crime  en  chantant,  avec  des 
commentaires  en  pantomime.  Il  s'arrêta  et  demanda  au  premier 
vieillard  : 

—  Quelle  grande  peine  revient  à  l'homme  qui  a  trahi  les  lois  de 
l'hospitalité? 

Le  vieillard  fit  le  geste  de  l'écorcher  vif. 

Le  chanteur  reprit  sa  chanson  et  fit  la  même  question  au  second 
vieillard. 

—  Quel  châtiment  mérite  l'homme  qui  a  dérobé  le  dieu  Lan- 
derira? 

Celui-ci  répondit  en  l'indiquant  aussi  bien  du  signe  que  de  la 
parole  : 

—  Que  ses  membres  soient  coupés  menu  et  sa  graisse  répandue 
sur  le  feu  ! 

Le  chant  continua,  et  les  sages  vieillards  ouvrirent  l'un  après 
l'autre  des  avis  tout  aussi  lumineux. 

Pelloquin  était  plus  mort  que  vif.  Il  avait  d'abord  compté  que  les 
gens  du  navire  viendraient  à  son  secours,  mais  il  fit  réflexion  qu'il 
n'avait  pas  d'anciens  amis  à  bord,  qu'il  était  d'une  autre  nation  que 
l'équipage,  qu'on  le  croirait  peut-être  coupable  de  ce  vol  dont  il  ne 
savait  que  penser,  et  que  le  capitaine  n'irait  point  assurément  pour 
si  peu  courir  les  chances  d'une  expédition  contre  les  naturels.  Il  se 
vit  alors  tellement  désespéré,  qu'il  se  mit  à  crier  : 

—  Messieurs!  qu'on  me  fasse  mourir  sur-le-champ;  mais  je  suis 
un  honnête  homme,  et  je  n'ai  volé  aucun  dieu. 

On  ne  s'embarrassa  point  de  ces  cris.  Aussitôt  les  guerriers  se 
levèrent,  se  rangèrent  en  carré  devant  lui  sur  plusieurs  rangs  de 
profondeur,  et  commencèrent  une  danse  guerrière  à  faire  dresser 
les  cheveux;  ils  s'avançaient  en  masse  la  tête  en  avant,  comme  s'ils 
se  ruaient  sur  lui,  et  puis  se  reculaient  la  tête  en  arrière  en  roulant 
les  yeux,  se  tordant  le  cou  et  tirant  la  langue  d'une  longueur  pro- 


186  REVUE    DE   PARIS. 

digieuse.  Chaque  irruption  de  cette  horde  et  la  vue  de  ces  grimaces 
horrifiques  firent  un  tel  effet  sur  Pelloquin,  qu'il  ferma  les  yeux  et 
conçut  un  moment  l'espoir  de  mourir  de  peur. 

Alors  un  vieux  se  leva  et  dit  qu'il  serait  sacrifié  devant  le  dieu 
Ma -lé-mou- ché,  dont  il  avait  offensé  le  neveu,  et  qu'on  allait  le 
mener  aussitôt  devant  l'idole  voilée  du  moraï;  il  ajouta  quelques 
mots,  qui  demeurèrent  inintelligibles. 

Pelloquin  se  sentit  saisir  par  dessous  les  bras;  les  instrumens  funè- 
bres retentirent,  et  on  l'emmena  en  procession  à  travers  une  haie 
de  prêtres  et  de  guerriers  dans  des  postures  si  rébarbatives,  qu'il  ne 
pouvait  ouvrir  les  yeux  sans  retomber  en  pâmoison.  Il  est  aussi  con- 
stant qu'il  fut  pris  d'une  colique  de  grande  conséquence,  qui  fut  re- 
gardée comme  un  bon  augure  par  les  prêtres  officians. 

Pendant  ce  temps,  Nazarille  arrangeait  sa  mascarade  au  moraï,  et 
s'intronisait  sur  l'autel  du  dieu,  déguisé  de  nattes,  d'étoffes  et  de 
plumes,  comme  une  vénérable  pagode. 

Quand  on  approcha  du  moraï,  les  instrumens  funèbres,  les  conques, 
les  calebasses,  entonnèrent  une  symphonie,  et  les  femmes  commen- 
cèrent à  vénérer  la  victime  expiatoire,  c'est-à-dire  à  lui  arracher, 
comme  des  reliques,  de  petites  poignées  de  cheveux.  Ces  pieuses 
attentions,  malgré  l'état  de  Pelloquin,  faillirent  encore  le  mettre  en 
colère.  Elles  s'approchèrent  ensuite  et  rémouchèrent  tout  genti- 
ment avec  des  feuilles  d'arbre,  tandis  que  les  prêtres  figuraient  une 
autre  espèce  de  menuet,  en  venant  de  temps  en  temps  s'agenouiller 
l'un  après  l'autre  devant  lui  avec  force  respects;  il  n'eut  que  le 
temps  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  une  espèce  de  trône  qui  occupait 
le  fond  du  moraï,  et  il  vit  sous  un  dais  de  feuillages,  enveloppée  de 
nattes  et  d'étoffes,  une  sorte  de  figure  humaine  effroyablement 
attifée  de  plumes,  de  coquillages,  le  visage  enluminé  de  couleurs 
éclatantes,  et  tenant  à  la  main  un  immense  palowa  poli  qui  avait 
la  forme  aplatie  d'une  épée  à  deux  tranchans.  Il  n'en  put  voir  da- 
vantage, car  on  le  traîna  au  milieu  de  l'endroit,  où  on  le  fit  accroupir 
sur  une  natte  auprès  d'une  grande  cuve  préparée  pour  recevoir  son 
sang.  Un  reste  de  religion  l'empêcha  de  perdre  connaissance.  Un  peu 
plus  loin,  les  prêtres  attisaient  un  brasier. 

Tout  à  coup,  les  symphonies  se  terminèrent  par  un  grand  lapage; 
un  calme  solennel  leur  succéda;  les  prêtres  et  les  guerriers  se  pros- 
ternèrent. L'idole  se  leva,  traînant  ses  draperies  à  longs  plis,  des- 
cendit de  son  trône,  s'approcha  lentement  de  Pelloquin  qui  s'était 


REVUE   DE   PARIS.  187 

redressé  à  demi,  leva  dans  un  silence  terrible  son  formidable  instru- 
ment.... et  soudain  lui  lança  un  effroyable  coup  de  pied  vers  le  bas 
du  dos  en  s'écriant  : 

—  Triple  drôle!  que  ceci  t'apprenne...  à  laisser  tes  amis  en  peine! 
Pelloquin,  qui  se  croyait  mort,  à  cette  voix,  à  ce  coup,  fit  un  bond 

et  tomba  tout  étourdi  sur  les  mains  en  criant  :  —  Oh!... 

—  Tais-toi!  dit  Nazarille,  ou  je  te  fais  cuire! 

Puis  se  tournant  vers  l'assemblée  déjà  fort  subjuguée  par  ce  lan- 
gage inconnu,  il  expliqua  qu'il  venait  de  faire  rendre  à  la  victime  le 
dieu  qu'elle  avait  mangé;  et  le  montrant  dans  sa  main,  il  ajouta 
qu'ayant  eu  l'insigne  honneur  de  l'avaler,  le  corps  du  blanc  était 
purifié  et  à  jamais  tabou,  c'est-à-dire  inviolable.  Les  naturels  pous- 
sèrent des  cris  de  joie  et  d'approbation. 

—  Ah!  tu  me  maries  à  des  reines  sauvages!  s'écria  Nazarille,  je  ne 
sais  qui  me  tient  de  t'envoyer  épouser  Tripatouli,  comme  ce  pauvre 
Brown.... 

Pelloquin  tremblait  encore,  et  Nazarille  le  laissait  trembler. 

—  Viens  dans  mes  bras,  lui  dit-il  enfin  en  sanglotant,  ton  trop 
faible  ami  te  pardonne!... 

Ils  s'embrassèrent,  et  Pelloquin,  un  peu  remis,  ne  put  s'empêcher 
de  lui  dire  en  se  frottant  les  reins  : 

—  Tu  aurais  pu  du  moins  me  pardonner  plus  tôt. 

—  J'ai  failli  me  trahir  vingt  fois,  mon  pauvre  Pelloquin;  l'impa- 
tience, la  joie,  le  trouble,  me  suffoquaient;  et  je  dévorais  mes  larmes 
comme  le  patriarche  Joseph,  qui  m'a  suggéré  cet  innocent  artifice; 
mais  tu  sais  à  quels  devoirs  oblige  le  rang  suprême  :  il  fallait  un 
exemple. 

Alors  il  ordonna  que  ses  sujets  s'allassent  réjouir  et  commanda  un 
festin  à  cette  occasion,  en  sorte  qu'ils  demeurèrent  seuls,  lui  et  Pel- 
loquin; ils  s'embrassèrent  de  nouveau,  et  n'eurent  rien  de  plus  pressé 
que  de  se  raconter  leurs  aventures. 

Nazarille  apprit  ainsi  que  Pelloquin,  par  suite  d'un  échange  entre 
deux  capitaines,  avait  passé,  comme  plusieurs  de  ses  compagnons,  à 
bord  du  brick  où  il  était;  mais'peu  après,  Nazarille,  se  levant,  lui  tint 
solennellement  ce  discours  : 

—  Comme  tu  penses,  mon  très  cher,  malgré  le  plaisir  que  j'éprouve 
à  te  retrouver,  j'ai  compté  que  cela  ne  me  serait  point  tout-à-fait 
inutile,  et  je  n'ai  aucune  envie  de  passer  ma  vie  sur  le  trône.  Il  faut 
que  tu  me  retires  d'ici ,  ou  que  tu  y  demeures  avec  moi,  ce  qui  serait 


188  REVUE  DE  PARIS. 

le  seul  moyen  d'adoucir  mon  exil  :  je  te  suis  trop  attaché  pour  con- 
sentir à  une  nouvelle  séparation. 

—  Comment  veux  tu  que  je  te  retire?  dit  Pelloquin  fort  saisi;  je  ne 
vois  qu'un  moyen,  qui  serait  de  tout  avouer  au  capitaine. 

— Oui,  n'est-ce  pas?  lequel  me  reprendra  à  son  bord  comme  simple 
matelot  et  me  fera  donner  quelques  coups  d'étrivières  pour  l'avoir 
abusé.  Les  malheurs  ne  t'ont  pas  mûri,  mon  pauvre  ami;  il  était  in- 
dispensable à  ton  bonheur  que  tu  me  retrouvasses  dans  cette  île,  que 
je  fisse  mes  efforts  pour  t'y  attirer,  que  l'on  t'y  retînt  par  mes  soins, 
et  même...  oui,  je  l'oserai  dire....,  que  je  te  donnasse  un  si  furieux 

coup  de  pied Tu  m'as  vu  quelquefois  bien  bas,  Pelloquin;  mais 

tu  m'as  vu  souvent  remonter  au  plus  haut  de  la  roue  de  fortune.  11 
n'est  [pas  d'accident  dont  un  homme  habile  ne  puisse  tirer  quelque 
avantage,  a  dit  un  moraliste  qui  avait  autant  d'esprit  que  tu  peux 
toi-même  en  avoir.  Nous  sommes  pour  le  moment  dans  une  passe 
admirable,  que  je  ne  troquerais  pas,  je  ne  dis  pas  pour  ma  couronne, 
mais  pour  bien  d'autres.  Mous  allons  faire  fortune. 

—  Comment?  dit  Pelloquin. 
Nazarille  se  leva  et  lui  répliqua  : 

—  M'aurais-tu  reconnu  sous  ce  manteau  royal?...  Trouves-tu  que 
ces  décorations  étrangères  me  changent  assez?... 

Il  fit  sonner  tout  le  bric-à-brac  infect  qu'il  traînait  après  lui. 

—  Te  semble-t-il  que  je  parle  assez  purement  l'idiome  de  mes 
sujets?  Et  cette  odeur?  ajouta-t-il  en  lui  portant  l'épaule  sous  le  nez; 
ne  trouves-tu  pas  que  ce  parfum  dépayse  un  peu? 

Pelloquin  en  convint  et  se  recula. 

—  Eh  bien  !  continua  Nazarille,  j'ai  parlé  à  tes  officiers  d'une  cer- 
taine façon  qui  n'a  pas  laissé  de  me  faire  paraître  un  sauvage  assez 
singulier.  J'ai  de  plus  montré  un  certain  dégoût  de  mon  pays;  ils 
doivent  s'en  entretenir  à  l'heure  qu'il  est,  et  je  parie  qu'ils  ont  quelque 
envie  de  m'emmener  en  Europe. 

Pelloquin  lui  dit  qu'en  effet  on  s'était  beaucoup  entretenu  de  lui 
parmi  ces  messieurs. 

—  Ils  ne  sont  donc  pas  très  éloignés  de  mes  projets,  et  tu  vas  me 
seconder,  puisque  j'ai  eu  le  double  bonheur  de  te  rencontrer.  Tout 
est  bien  disposé;  va  dire  à  ton  capitaine... 

Il  s'interrompit  pour  chanter  sur  l'air  populaire  en  France  : 

Va  dire  à  ton  capitaine... 


REVUE   DE   PARIS.  189 

Il  se  mit  à  danser,  et  ce  souvenir  de  la  patrie  les  fit  encore  s'em- 
brasser étroitement;  mais  Pelloquin  se  dégagea  vite,  en  tàtant  sur  sa 
joue  une  couche  de  graisse  et  de  noir  qu'il  eut  toutes  les  peines  du 
monde  à  nettoyer. 

—  Va  dire  à  ton  capitaine,  reprit  Nazarille,  que  je  me  suis  pris 
d'une  extrême  amitié  pour  toi...,  je  l'ai  déjà  montré...,  et  de  plus  que 
je  veux  suivre  les  blancs  dans  leur  pays.  Le  capitaine  y  consentira;  on 
m'emmène,  j'arrive  en  Europe,  on  s'émeut,  on  s'empresse,  on  me 
fait  fête,  je  dîne  aux  ambassades,  on  me  montre  à  la  cour,  j'étourdis 
les  académies,  je  remplis  les  journaux,  je  confonds  les  savans,  je 
ravage  les  écoles  de  philosophie,  je  ruine  par  la  base  vingt  livres 
ennuyeux,  j'en  fais  écrire  vingt  autres,  je  fais  parler  les  sots,  bâiller 
les  badauds,  déraisonner  les  doctes,  je  deviens  à  la  mode,  les  largesses 
pleuvent,  et  me  voilà  un  personnage! 

—  Et  moi?  dit  Pelloquin. 

—  Toi,  tu  te  fais  mon  cornak,  mon  truchement,  mon  montreur  de 
bêtes;  nous  partageons  les.aubaines,  et  tu  deviens  aussi  recommau- 
dable  que  ta  bête  elle-même. 

—  A  la  bonne  heure. 

—  Seulement,  ne  t'étonne  de  rien,  ne  t'effraie  de  rien,  ne  te  fâche 
de  rien;  car  il  est  bon  de  t'en  avertir,  s'il  te  prenait  fantaisie  de  me 
livrer  non  plus  aux  noirs,  mais  aux  blancs,  je  me  réserve  des  précau- 
tions et  puis  t'assurer  que  tu  serais  fouetté,  mis  aux  fers,  et  même, 
je  l'espère,  pendu  en  haut  lieu  pour  avoir  dupé  le  capitaine,  si  nous 
étions  en  mer,  les  autorités,  si  nous  étions  à  terre. 

—  Allons  donc,  dit  Pelloquin  ,  tu  me  connais. 

—  Oui ,  dit  Nazarille,  et  c'est  pourquoi  je  te  communique  d'avance 
ce  petit  avertissement.  Pour  ce  qui  est  de  ne  plus  revenir  une  fois  à 
bord,  tu  me  connais  aussi... 

—  Ah!  dit  Pelloquin  en  se  jetant  à  son  cou,  tu  ne  parles  pas  sé- 
rieusement. Nous  nous  sommes  souvent  chamaillés,  mais  tu  sais  que 
nous  sommes  liés  au  fond  par  des  nœuds  solides.  J'ai  pu  céder  à  un 
peu  de  poltronnerie,  mais,  véritablement,  me  crois-tu  capable  de  con- 
spirer de  gaieté  de  cœur  la  perte  de  mon  unique  ami ,  après  l'avoir 
long-temps  pleuré,  quand  je  le  retrouve  à  des  milliers  de  lieues  de 
mon  pays,  et  quand  j'ai  le  plus  grand  besoin  de  son  amitié? 

Pelloquin  avait  les  yeux  mouillés  de  larmes,  et  Nazarille  attendri 
lui  prit  la  main. 

—  Pardonne,  lui  dit-il  ;  le  malheur  rend  défiant.  Oh  !  les  belles  ré-1 


Î90  REVUE  DE  PARIS. 

flexions  à  faire  sur  le  cœur  humain  et  sur  ce  que  l'on  appelle  amitié! 
Dieu  m'est  témoin  que  je  t'aime,  à  l'heure  qu'il  est,  de  toute  mon 
urne,  et  je  suis  persuadé  que  ta  tendresse  est  sincère;  mais  pourquoi 
faudra-t-il  qu'au  bout  de  quinze  jours  tu  te  meures  d'envie,  à  propos 
de  rien,  de  me  donner  cent  soufflets,  et  que  j'éprouve  la  même  dé- 
mangeaison de  te  rendre  cent  coups  de  pied  ?  Rien  n'est  plus  vrai 
pourtant,  et  les  plus  purs  sentimens  tournent  au  premier  souffle, 
selon  le  lieu,  le  temps  et  les  circonstances.  Au  surplus,  on  va  venir 
sans  doute  le  réclamer.  Choisis  cet  instant  pour  entamer  ces  négo- 
ciations. 

En  effet,  ils  finissaient  à  peine  qu'un  certain  bruit  au  dehors  leur 
signala  du  nouveau,  et  des  officiers  de  marine  bien  accompagnés  se 
présentèrent.  Nazarille  s'en  alla  occuper  le  peuple,  laissant  avec  eux 
Pelloquin,  qui  joua  son  rôle  à  merveille  et  les  rassura  sur  son  compte. 
Tout  secondait  le  projet.  Pelloquin  apprit  même  que  le  capitaine 
désirait  fort  emmener  le  roi  Las-Sou-Po-Chou,  que  tout  devait  être 
mis  en  œuvre  pour  le  séduire,  et  qu'on  se  promettait  un  grand  succès 
p?ur  l'expédition,  de  la  présence  d'un  pareil  sujet  en  Europe. 

On  appela  le  monarque,  qui  médita  gravement,  finit  par  approuver, 
et  recommander  le  plus  grand  mystère.  Le  départ  fut  fixé  au  lende- 
main, car  le  navire  allait  quitter  ces  parages  dangereux.  Il  fut  con- 
venu qu'une  embarcation  bien  armée  toucherait  à  la  baie  dès  le 
matin.  Mais  soit  que  l'amour  des  sauvages  fût  en  défiance,  soit  que 
les  femmes  eussent  surpris  certains  préparatifs,  quand  le  roi  se  dirigea 
vers  la  mer  le  lendemain,  avec  le  lieutenant  et  ses  hommes  qui 
avaient  passé  la  nuit  à  terre,  la  population  sortit  à  l'improviste  de  ses 
cases,  et  suivit  son  chef  en  silence. 

On  vit  alors  une  scène  déchirante.  Quand  il  s'avança  vers  la  cha- 
loupe, ses  femmes,  car  nous  avons  avoué  qu'il,  en  avait  plusieurs,  se 
jetèrent  à  ses  pieds  en  pleurant,  en  se  meurtrissant  le  sein  avec  mille 
efforts  pour  le  retenir.  Nazarille  essaya  de  leur  faire  entendre  raison , 
et,  se  dégageant  de  ces  embrassemens,  leur  tint  un  discours  qui  les 
apaisa,  tandis  que  les  matelots  attendaient  en  silence;  puis  il  se  jeta 
d'un  saut  dans  la  chaloupe,  qui  s'éloigna  à  force  de  rames. 

Mais  Pelloquin,  qui  devait  s'en  aller  dans  la  yole,  était  encore 
occupé  à  charger  des  barriques,  et  les  femmes,  ne  doutant  point  qu'il 
ne  fût  la  cause  de  ce  départ,  se  précipitèrent  sur  lui  et  commençaient 
à  l'inquiéter  vigoureusement.  Nazarille,  se  retournant  au  bruit,  vit 
l'extrémité,  se  jeta  à  l'eau,  courut  sur  la  rive,  et,  délivrant  aussitôt 


REVUE  DE   PARIS.  191 

Pelloquin,  se  redressa  au  milieu  des  femmes  prosternées  et  leur 
adressa  d'autres  exhortations  qui  les  remirent  dans  la  plus  profonde 
soumission.  Puis,  faisant  une  croix  d'un  bâton  qu'il  attacha  à  la  tige 
d'un  bambou ,  il  leur  dit  que  c'était  là  le  signe  du  vrai  Dieu  qu'il  fal- 
lait prier,  et  qu'il  leur  enverrait  quelques-uns  de  ses  ministres  en 
souvenir  de  son  amitié.  Aussitôt  il  se  rejeta  à  la  nage  et  remonta  dans 
l'embarcation. 

A  peine  sur  le  pont,  et  sans  prendre  garde  aux  démonstrations  des 
officiers,  il  s'alla  coller  au  rebord  de  la  dunette,  comme  on  venait 
d'appareiller.  Mais  alors,  ô  spectacle  plein  de  pitié!  il  vit  sur  l'eau 
cinq  à  six  têtes  humaines,  et  reconnut  ses  épouses  fidèles  qui  l'avaient 
suivi  jusque-là  à  la  nage,  et  qui  essayaient  de  s'accrocher  des  pieds 
et  des  mains  aux  flancs  du  navire.  Des  matelots  essayèrent  de  les 
chasser  à  coups  de  perche,  et  la  plupart,  abandonnant  aussitôt  les 
bras  et  les  pieds  en  jetant  un  dernier  regard  sur  Nazarille,  firent  mine 
de  se  laisser  noyer.  Mais  Nazarille,  n'y  pouvant  plus  tenir,  s'écria 
dans  leur  langue  : 

—  Latchika!  Nalassé!  Faïdou!  ne  vous  laissez  point  mourir,  l'époux 
l'ordonne.  Vivez,  vivez  pour  l'amour  de  moi.  Écoutez  ma  dernière 
parole  :  vivez  au  nom  de  nos  amours,  retournez  dans  votre  pays,  nous 
nous  reverrons  là. 

Il  montra  le  ciel;  les  femmes  aussitôt  dressèrent  la  tète  au  milieu 
des  eaux,  et  sourirent,  et  se  remirent  à  frétiller;  et  comme  les  offi- 
ciers leur  descendaient  des  présens  sur  une  bouée,  Nazarille  arracha 
une  croix  de  la  poitrine  d'un  savant,  la  baisa  et  la  leur  jeta.  Les 
femmes  s'en  allèrent  la  baisant  aussi,  et  poussant  la  bouée  devant 
elles. 

Nazarille  les  suivit  des  yeux  en  silence;  et  comme  on  filait  par  un 
bon  vent,  il  les  entrevit  encore  une  fois  agenouillées  sur  le  rivage, 
au  pied  de  la  croix  qu'il  avait  dressée.  Deux  grosses  larmes  coulèrent 
lentement  de  ses  yeux  et  tombèrent  dans  la  mer. 

Puis,  se  retournant  vers  Pelloquin ,  il  lui  dit  :  —  Allez  donc  parler 
des  droits  de  la  femme  à  ces  pauvres  créatures! 

Et  le  navire  étant  poussé  par  une  bonne  brise,  on  perdit  la  terre 
de  vue. 

Nazarille  alors  s'occupa  de  ce  qui  se  passait  à  bord  à  son  sujet. 
Tous  ces  messieurs  de  l'expédition ,  savans,  officiers,  hydrographes, 
naturalistes,  philologues,  dessinateurs,  étaient  réunis  sur  le  gaillard 
d'arrière  et  préludaient  à  leurs  travaux  par  des  discussions  sur  leurs 


192  REVUE   DE   PARIS. 

principales  observations.  Il  s'agissait  en  ce  moment  de  conjectures  sur 
la  langue  du  pays,  et  l'on  avait  prispour  point  de  départ  le  nom  même 
du  roi  Las-Sou-Po-Chou.  Un  vieil  ingénieur  qui  s'occupait  d'étymo- 
logies  voyait  clairement  dans  ce  mot  deux  racines  celtiques;  le  chi- 
rurgien assurait  que  lassou  ou  lasou  signifiait  soleil  en  malais;  deux 
géographes  voulaient  que  lassoupo  vînt  de  l'Inde;  le  capitaine  fut 
d'avis  que  l'étymologie  était  grecque,  d'où  l'on  pensa  que  le  nom  de 
Las-Sou-Po-Chou  était  grec,  malais  ou  chinois,  à  moins  que  l'idiome 
ne  dérivât  à  la  fois  de  ces  diverses  langues. 

Nazarille  les  laissa  dire,  et  voilà  comment  il  fut  miraculeusement 
délivré  de  cette  terre  d'exil,  fort  curieux  de  savoir  comment  il  achè- 
verait son  voyage,  et  quelle  nouvelle  figure  il  ferait  en  Europe. 

Edouard  Ourliac. 


CRITIQUE   LITTÉRAIRE. 


8JEJ¥J¥JSVAMis 

PAR    M.    LE   BAROX   HENRY   (1). 

a  m:  il  v É, 

PAR   M.    DANIEL   9TERX . 


Maintenant  que  chacun  tire  à  soi  et  que  la  littérature  tend  de  plus  en  plus 
à  devenir  une  marchandise,  il  serait  injuste  de  ne  pas  rechercher  si,  dans  la 
foule  des  romanciers,  quelques-uns  n'essaient  pas  au  moins  de  se  distinguer. 
Ce  qu'on  aime  à  remarquer  en  deux  ou  trois,  c'est  qu'ils  ne  sont  pasfaisews  et 
que  leurs  livres,  pour  être  mal  composés,  n'en  contiennent  pas  moins  le  germe 
d'idées  nohles  et  touchantes.  Par  là  même  ces  livres  acquièrent  une  apparence 
de  non  vulgarité  qui  doit  les  faire  vite  reconnaître  et  agréer.  Ainsi  nous 
venons  de  rencontrer  avec  plaisir  ce  mérite  dans  un  roman  qui  contient  de 
bonnes  parties ,  dans  Senneval,  par  M.  le  baron  Henry.  Cet  ouvrage  n'est 
point  remarquable  par  le  fond  :  c'est  plutôt  une  ébauche  de  biographie  qu'un 
roman  véritable;  dans  la  forme ,  au  contraire ,  il  se  trouve  une  nuance 
agréable  en  ce  qu'elle  n'a  rien  de  commun.  Oui,  le  style  a  tout-à-fait  sa  cou- 
leur à  lui;  on  sent  seulement,  et  cela  est  regrettable,  qu'il  a  été  par  trop  éla- 
boré et  médité  en  vue  de  ses  effets.  Ces  qualités ,  au  reste,  de  travail  et  de 
réflexion  ont  un  attrait  de  plus  dans  une  personne  encore  inconnue. 

Ce  qui  plaira  à  plusieurs  en  Senneval,  c'est  que  cet  ouvrage  n'est  que  le 
récit  d'une  vie  tourmentée  par  les  passions,  et  qu'aucune  intrigue  mélodra- 

(1)  2  vol.  in-8o,  chez  Souverain,  éditeur. 

TOME  XIY.      FÉVRIER.  H 


194  REVUE  DE   PARIS. 

matique  n'y  fait  tache.  —  L'épigraphe  prise  à  M.  Jules  Sandeau  par  M.  le 
baron  Henry  peut  servir  de  devise  légitime  à  son  héros ,  à  Senneval  :  «  Il 
reçut  trop  pour  l'obscurité,  pas  assez  pour  la  gloire.  »  Senneval  appartient 
en  effet  à  la  génération  des  hommes  maladifs,  inquiets,  que  le  désir  de 
briller  possède,  mais  en  qui  la  vanité  ne  peut  s'élever  jusqu'à  l'orgueil.  Une 
paresse  sans  motif  défini  les  enchaîne,  et  aucun  noble  élan  ne  peut  la  leur 
faire  secouer.  D'où  est  venue  à  Senneval  cette  maladie  qui  n'est  pas  le  spleen 
anglais  ni  la  rêverie  allemande,  maladie  toute  particulière  qui  se  compose  à 
la  fois  de  ces  deux  élémens  et  d'un  troisième  encore,  l'égoïsme? 

Senneval,  adolescent,  a  aimé  jusqu'à  la  passion  une  grisette  de  province; 
il  a  voulu,  assez  riche  d'illusions  encore  pour  mépriser  les  lois  du  monde, 
l'élever  jusqu'à  lui  par  un  mariage,  mais  sa  famille,  ses  amis,  lui  ont  fait 
honte  de  cette  résolution ,  et  il  a  fini  par  en  rougir  lui-même.  Il  a  abandonné 
cette  Louise  dont  la  vie  devait  être  liée  à  la  sienne,  et  il  est  parti  seul  pour 
Paris,  afin  de  s'y  créer  une  position  dans  les  lettres.  Là,  en  un  journal  adressé 
à  un  ami,  il  raconte  ses  tentatives  avortées,  ses  espérances  déçues,  les  humi- 
liations qu'il  lui  faut  subir;  il  trace  enfin  un  tableau  des  misères  du  début, 
misères  exprimées  avec  trop  de  mordant  et  de  franchise  pour  n'avoir  pas  été 
éprouvées  d'abord,  puis  peut-être,  exagérées  encore  par  une  ardente  imagina- 
tion. —  Cette  seconde  partie  du  récit  n'est  pas  celle  que  nous  préférons,  d'au- 
tres personnes  ayant  déjà  suffisamment  déclamé  contre  les  éditeurs  et  les 
journalistes.  Nous  avons  dit  qu'en  ce  roman  se  pouvaient  noter  des  endroits 
distingués  :  nous  y  arrivons,  sans  vouloir  nous  arrêter  à  ces  exposés  de  tenta- 
tives littéraires,  car  Frédéric  Senneval  est  un  de  ces  esprits  médiocres  que 
l'obstacle  effraie  et  qui,  avant  d'entrer  en  lutte,  se  sentent  déjà  découragés. 
//  ne  reçut  pas  assez  pour  la  gloire;  c'est  ici  surtout  que  sa  devise  lui  con- 
vient. 

Le  souvenir  de  son  premier  amour  lui  est  resté  vif  et  sincère ,  et  l'a  gardé, 
dans  la  capitale,  des  voluptés  traîtresses.  11  a  fréquenté  le  monde  choisi  de  la 
diplomatie  et  les  réunions  politiques;  une  femme,  dont  il  a  été  l'amant, 
trouve  à  l'y  marier  avec  une  jeune  fille  riche  et  de  noble  maison.  C'est  ici,  vers 
la  fin  du  premier  volume,  que  nous  avons  rencontré,  à  propos  de  ce  mariage, 
des  observations  fines  et  qui  dénotent  de  la  délicatesse  de  sentiment.  Il  est 
vrai  que  certaines  amours  peuvent  rapprocher  ainsi  dans  les  salons  un  jeune 
homme  et  une  femme  déjà  éprouvée  qui  lui  sert  de  guide  et  le  forme  pour  le 
monde  au  moment  qu'il  y  entre.  Si  plus  tard  la  vue  d'autres  femmes  plus 
belles  et  plus  désirables  le  rend  ingrat,  jalouse  alors,  sa  maîtresse  parvient 
à  lui  faire  agréer  une  héritière  laide,  peu  spirituelle,  mais  riche,  et  qui  devra 
faire  son  malheur,  comme  lui,  il  fera  le  sien.  Ce  dénouement  de  liaisons  cou- 
pables est  plus  coupable  encore,  car  ces  mariages  d'orgueil  et  sans  amour,. 
comme  les  appelle  Senneval,  mènent  à  de  douloureux  regrets,  et  souvent 
même  à  des  remords  véritables.  Par  exemple,  le  héros  du  livre  de  M.  le 
baron  Henry  n'est  digne  de  pitié  que  du  jour  où  il  a  contracté  cette  union 
malheureuse.  Sa  femme,  délaissée,  le  trompe  pour  un  homme  élégant  et  dont 


REVUE  DE  PARIS.  195 

les  formes  aimables  l'ont  séduite;  et  cet  homme  est  l'ami  de  Senneval.  Il  les 
surprend  ensemble,  l'amant  se  sauve,  et  la  femme  adultère,  restée  seule, 
est  tuée  par  son  mari. 

Nous  blâmons  très  fortement  ce  meurtre  qui,  même  au  seul  point  de  vue 
littéraire,  met  en  contradiction  avec  lui-même  le  caractère  digne,  calme, 
rêveur,  de  Senneval.  Cette  femme  n'était-elle  pas  excusable  et  ne  devait-il  pas 
la  plaindre,  loin  de  se  venger  d'un  affront  qu'il  avait  volontairement  encouru? 
Comment!  il  épouse  contre  son  gré,  à  elle,  une  jeune  fille  timorée,  qui  cède 
plutôt  qu'elle  ne  consent,  que  ses  parens  dirigent,  et  qu'ils  ont  à  peine  con- 
sultée; il  l'épouse,  lui,  cœur  déjà  vieilli  pour  l'amour,  et  dès  que  Valentine, 
livrée  aux  ennuis  d'une  longue  solitude,  caresse  la  chimère  d'un  vague  bon- 
heur, il  s'éloigne,  poursuit  ses  plaisirs,  vit  au  dehors;  et  parce  qu'un  jour  la 
pauvre  abandonnée,  surprise  et  toute  en  pleurs,  lui  demande  grâce  pour  son 
beau  rêve  accompli,  il  la  poignarde,  elle,  à  genoux,  l'implorant;  lui,  furieux, 
l'arme  déjà  levée!  Et  sous  ses  yeux  l'amant  prend  sa  course,  les  lèvres  encore 
embaumées  du  premier  baiser  d'amour  de  Valentine!  Ce  baiser,  il  avait  été 
réservé  à  Senneval,  il  aurait  pu  le  prendre,  et  sa  femme  eût  souri  en  le  lui 
rendant;  mais,  dans  son  orgueil,  il  l'avait  dédaigné!  Jaloux  par  orgueil  aussiv 
il  voulait  encore  qu'elle  lui  gardât  une  affection  dont  il  devait  se  jouer,  et  il 
la  tiig  à  ses  pieds ,  parce  qu'elle  a  manqué  aux  lois  de  cette  fidélité  imagi- 
naire! Combien  il  diffère  ici  de  ce  Jacques  admirable  de  George  Sand,  de  ce, 
mari  trahi  qui  se  met,  par  sa  volonté,  au  rang  de  la  victime,  et  attire  ainsi 
à  lui  toute  la  pitié  du  monde  !  Le  meurtre  de  Valentine  Senneval  par  son 
époux  est  un  non-sens.  Il  rend  Frédéric  odieux  un  moment ,  et  son  repentir, 
dans  le  cloître  où  il  va  s'enfermer,  chez  les  religieux  Riformati,  en  Italie,  le 
lui  fait  seul  pardonner.  — A  partir  de  ce  moment  jusqu'au  livre  vi,  tous  les 
chapitres  intéressent,  et  l'étude  de  la  passion  y  est  faite  sur  le  vif  même  de 
l'ame.  îsous  ne  voyons  plus  de  faits  dont  on  puisse  rendre  compte,  mais 
l'analyse  des  sentimens  de  cet  homme  maudit  par  la  société,  repoussé  de 
France ,  est  une  analyse  touchante  et  qui  mérite  d'être  lue  à  loisir. 

Senneval  se  promène  en  Italie,  et  cet  admirable  pays,  vu  à  travers  sa 
tristesse,  est  décrit  en  des  pages  où  la  passion  éclate.  Senneval  se  complaît  en 
sa  douleur,  que  rend  plus  poignante  l'aspect  du  ciel  italien,  et  les  cris  qui, 
par  instaus,  lui  échappent,  ne  sont  point  des  amplifications  de  rhétorique, 
mais  viennent  du  cœur  et  sont  de  vrais  accens.  «  Quand  j'aurai  bien  vu  ces 
lieux,  se  demande-t-il  quelque  part,  quand  j'aurai  bien  admiré  ces  magiques 
aspects,  que  fera  mon  cœur  de  toutes  ces  images,  de  toutes  ces  couleurs?.... 
Mon  Dieu!  le  vide  s'y  fera  plus  grand  ,  rien  n'y  germera  qui  le  ranime  et  le 
console....  »  —  Vous  avez  raison,  Senneval,  le  vide  s'y  fera  plus  grand! 
Vous  souffrez,  vous  appelez,  vous  vous  lamentez;  le  feu  vous  dévore  en  dedans, 
mais  il  n'atteindra  personne  autre  que  vous.  Blasé,  désillusionné,  qu'aurez- 
vous  fait  de  ces  mille  délicatesses,  de  ces  mille  finesses  de  l'amour  qui  séduisent 
une  femme?  Vous  demandez  une  maîtresse,  mais  rien  de  vous  ne  se  com- 
muniquerait à  elle.  Votre  cœur  n'a  plus  que  des  cendres,  cendres  brûlantes 

l'V. 


196  REVUE  DE  PARIS. 

encore  pour  vous,  mais  auxquelles  un  souffle,  en  les  ranimant,  ne  ferait 
rien  embraser. 

Ces  hommes  d'exception  que  la  passion  ronge  et  mine,  il  faut  les  plaindre. 
La  vie  humaine,  autour  d'eux,  est  toujours  la  même  :  les  femmes  sourient, 
les  enfans  chantent,  les  vieillards  espèrent,  les  amoureux  attendent,  chacun 
se  réjouit,  mais  eux,  le  front  pâle,  le  cœur  dévasté,  ils  sont  l'ombre  de 
toute  cette  lumière.  Dignes  seraient-ils  de  nos  larmes,  si  leur  malheur  leur 
venait  du  ciel  !  mais  ce  sont  eux  qui  en  ont  trouvé  le  principe  dans  leur 
propre  cœur.  En  ce  monde,  il  ne  faut  jamais  trop  se  retrancher  dans  la  solitude 
mauvaise  et  la  rêverie  pire  encore,  quand  la  jeunesse  est  bouillante.  Le  vague 
des  passions  naît  alors;  l'infini  prend  possession  d'une  ame  qui  n'a  pas  tout 
senti,  et  ce  n'est  que  par  une  grande  force  de  caractère  que  soi-même  on  se 
peut  dompter  plus  tard  :  cette  force,  combien  peu  l'ont  connue!  Lorsqu'on 
n'est  plus  apte  qu'à  vivre  de  la  vie  contemplative,  le  monde,  que  l'on  prend 
en  mépris,  vous  repousse,  loin  de  savoir  vous  admirer,  comme  on  l'avait 
espéré.  —  Senneval  comprit,  mais  trop  tard ,  combien  inutile  est  cette  vanité 
et  le  peu  qu'elle  pèse  dans  la  balance  divine.  Sa  première  maîtresse,  cette 
Louise  tant  regrettée,  il  la  retrouve,  à  son  retour,  mariée  et  mère  de  char- 
mans  enfans.  Elle,  du  moins,  elle  avait  pris  le  droit  et  véritable  chemin,  aussi 
avait-elle  été  heureuse,  mais  lui,  il  n'avait  rencontré  qu'amertume  et  décep- 
tions pour  sa  vie  errante  et  solitaire. 

Ainsi  que  ce  rapide  examen  l'a  pu  faire  voir,  Senneval,  si  l'on  excepte  cer- 
taines analyses  d'une  délicatesse  tout  originale ,  n'est  pour  le  fond  que  la 
reproduction  de  quelques  romans  célèbres,  où  les  rêveries  des  cœurs  jeunes  et 
désillusionnés  pourtant  ont  été  reproduites  dans  presque  toutes  leurs  nuances. 
—  Quant  au  style,  nous  l'avons  dit  en  commençant,  il  est  loin  d'être  négligé. 
L'auteur  a  vécu  long-temps  en  Italie,  à  ce  qu'il  semble,  et  la  longue  habitude 
qu'il  a  eue  de  l'idiome  d'Alfieri  lui  a  fait  admettre  dans  sa  manière  d'écrire 
en  notre  langue  des  tournures ,  des  expressions  particulières ,  et  qui  seront 
sans  doute  pour  quelques  personnes  un  charme  de  plus.  Quelquefois  cepen- 
dant ce  style  devient  étrange  par  trop  de  recherche ,  et  semble  tourmenté  à 
plaisir.  Nous  avons  pu  déjà ,  au  reste ,  nous  en  faire  une  idée  après  la  lec- 
ture des  ouvrages  de  M.  de  Stendahl,  après  la  Chartreuse  de  Parme  surtout, 
où,  si  la  douceur  italienne  se  mêle  à  la  grâce  toute  française  du  langage,  ce 
n'est  souvent  qu'aux  dépens  de  la  simplicité.  —  Ce  dont  nous  ferions  plus  vo- 
lontiers des  éloges  à  M.  le  baron  Henry,  c'est  de  comprendre,  comme  par 
instinct  poétique,  les  grandeurs  de  la  nature,  et  de  prouver  cette  intelligence, 
moins  commune  aujourd'hui  qu'on  ne  croit,  par  des  descriptions  aussi  remar- 
quables que  celle-ci,  par  exemple  :  «  De  ce  lieu,  ils  pouvaient  jouir  pleinement 
d'un  des  plus  magnifiques  horizons  qui  soient  au  monde,  ayant  devant  eux, 
bien  bas,  bien  bas,  comme  dans  un  abîme,  la  mer  aux  flots  noirs  ou  etin- 
celans ,  suivant  les  rayonnemens  du  soleil ,  la  mer  immense,  qui  se  confond 
à  la  voûte  céleste...  puis,  dans  les  temps  d'orage,  les  fortes  vagues  qui  bon- 
dissent comme  des  cavales  échevelées,  et  déferlent  à  la  rive  avec  un  bruit 


REVUE  DE  PARIS.  197 

sonore  et  régulier  ;  les  grands  oiseaux  marins  qui  tournoient  au-dessus  des 
flots,  et  montent,  descendent,  battant  de  l'aile  avec  des  cris  plaintifs;  enfin 
parfois  quelque  navire  en  détresse,  qui  va  faire  côte  ou  se  perdre  aux  récifs... 
Là  leurs  entretiens  s'élevaient ,  montaient ,  pour  ainsi  dire ,  au  niveau  de 
l'imposante  scène.  »  —  «  Oh!  quelque  part  qu'aille  ma  vie,  s'écrie  plus  loin 
Senneval,  quelle  que  soit  l'angoisse  qui  la  ronge,  mon  culte  pour  toi  sub- 
siste. Je  t'aime  et  t'admire,  nature  puissante!  Mon  œil  a  fouillé  dans  tes 
abîmes,  et  ma  pensée  a  plané  sur  la  cime  de  tes  rocs...  Partout  et  toujours, 
je  t'ai  reconnue!  —Quand  de  tels  élans  me  saisissent,  et  que  j'ai  de  pareilles 
aspirations  vers  le  beau,  je  sens  que  je  n'ai  pas  tout  perdu,  que  mon  malheur 
se  pourrait  accroître.  Devant  ces  grands  tableaux,  j'ai  mes  yeux  et  j'ai  mon 
ame,  une  source  intarissable  de  jouissances!  Mais,  sans  le  regard,  que  serait 
la  pensée?  Mon  Dieu!  si  un  jour  je  devenais  aveugle!..  »  Ce  dernier  cri  :  Si 
un  joui"  je  devenais  aveugle!  est  de  l'éloquence. 

En  résumé,  Senneval,  roman  dont  la  donnée  est  insignifiante  et  presque 
nulle,  dont  plusieurs  épisodes  sont  inutiles  (l'épisode  du  père  Anselme,  par 
exemple),  demeure  par  l'exécution  même  et  par  certaines  études  psycholo- 
giques un  livre  qui  indique  de  consciencieux  et  persévérans  efforts.  La  con- 
science et  le  zèle  sont  devenus  des  qualités  assez  rares,  pour  qu'on  sache  les 
reconnaître  et  les  encourager,  toutes  réserves  faites  d'ailleurs. 

Hervé,  par  M.  Daniel  Stem,  est,  comme  Senneval,  un  roman  intime. 
Comme  celui  de  Senneval,  le  sujet  d'Hervé  est  vague,  mal  déterminé,  ou 
plutôt  cet  ouvrage  manque  d'une  idée  première  qui  aurait  présidé  à  toute  la 
composition.  —  Hervé  est  amoureux,  à  vingt  ans,  de  Mme  Éliane  ***,  qui  en  a 
plus  de  trente;  il  la  croit  pure  et  sainte,  mais  Éliane  n'est  qu'une  femme  sans 
cœur.  Elle  joue  à  merveille  la  comédie  du  sentiment,  et  elle  ne  l'attire  à  elJe 
par  ses  coquetteries  que  pour  le  faire  servir  à  une  vengeance  qu'elle  médite. 
Hervé,  riche  encore  de  tous  les  trésors  de  l'amour  et  des  illusions,  ne  manque 
pas  d'une  certaine  réalité  vulgaire,  et  ressemble  à  tous  les  jeunes  amoureux; 
mais  nous  ne  saurions,  avec  M.  Daniel  Stem,  admettre  qu'une  femme  d'ha- 
bitudes élégantes  et  reçue  dans  un  monde  choisi  puisse  être  aussi  corrompue 
qu'est  Éliane ,  la  maîtresse  d'Hervé.  Nous  aurions  aimé  en  l'auteur  plus  d'in- 
dulgence pour  le  beau  sexe,  comme  il  l'appelle  ironiquement  dans  un  de  ses 
chapitres.  Vraiment  la  femme  a  été  l'objet  de  tant  de  médisances,  sinon  de 
calomnies,  depuis  quelques  années,  qu'il  eût  été  de  bon  goût  à  M.  Stern  de 
la  réhabiliter.  L'auteur  d'Hervé  a  préféré  prendre  pour  héros  de  sa  nouvelle 
un  tout  jeune  homme,  aimable  et  beau;  nous  comprenons  au  reste  cette  pré- 
férence, et  nous  sommes  loin  de  la  blâmer.  La  jeunesse  et  la  beauté  ont  en 
elles  un  charme  auquel  on  ne  peut  résister,  et  comme  elles  ne  s'enfuient  que 
trop  vite ,  qui  n'aimerait ,  comme  M.  Stern,  s'y  arrêter  dans  son  imagination 
le  plus  long-temps  possible? 

Lorsqu'on  compose  un  roman,  pour  peu  qu'on  ne  soit  pas  écrivain  par 
nécessité  ou  par  métier,  on  vit  avec  les  personnages  de  sa  fantaisie,  on> 


198  REVUE   DE  PARIS. 

les  écoute  parler,  on  suit  toutes  leurs  pensées ,  et  il  se  peut  qu'on  se  prenne 
d'amour  pour  l'un  d'entre  eux.  Si  ce  personnage  choisi  est  une  femme ,  et 
que  l'auteur  du  livre  soit  un  homme,  l'auteur  la  fera  belle  selon  son  idéal, 
et  toujours,  quoi  qu'il  fasse,  le  public  peut  être  certain  que  le  portrait  de 
cette  héroïne  est  celui  d'une  maîtresse  autrefois  adorée,  ou  que  ses  rêves  seuls 
lui  ont  encore  nommée.  Mais  si  l'auteur  du  livre  est  une  femme ,  et  que  le 
personnage  favori  soit  un  homme,  il  sera  tel  qu'elle  l'eût  voulu ,  si  elle  avait 
pu  se  choisir  un  amant,  sérieux  ou  léger,  triste  ou  gai,  spirituel  ou  sensible, 
peu  importe,  pourvu  qu'il  soit  toujours  grand,  bien  fait,  que  son  regard 
soit  expressif,  sa  chevelure  parfumée,  qu'il  porte  des  gants  frais,  qu'il  soit 
enfin  ce  que  les  femmes  appellent  un  beau  garçon.  Hervé  est  un  beau 
garçon,  mais  nous  le  trouvous  bien  jeune.  L'auteur  lui  donne  à  peine  vingt 
ans;  il  est  des  personnes  qui  trouvent  qu'un  héros  de  vingt-cinq  est  préfé- 
rable; il  en  est  aussi,  il  est  vrai,  qui  pensent  qu'il  y  a  plaisir  à  former 
pour  l'amour  un  cœur  novice  encore.  M.  Daniel  Stem  et  Éliane  ***  sont 
de  ce  dernier  avis.  Éliane  tend  un  piège  à  Hervé,  qui  ne  manque  pas  de  s'y 
prendre;  mais  bientôt  les  minauderies  de  sa  maîtresse  ne  suffisent  plus  à 
son  bonheur,  et  déjà  je  voulais,  dit-il,  posséder  Éliane  ou  mourir.  Cette 
espérance  ranime  son  courage,  que  les  langueurs  voluptueuses,  le  gracieux 
abandon  de  sa  maîtresse  soutiennent  encore ,  et  chaque  jour  il  croit  au  rêve 
du  lendemain.  —  Les  différentes  phases  par  lesquelles  un  premier  amour 
doit  passer  sont  indiquées  savamment  dans  ce  deuxième  chapitre  d'Hervé,  et 
l'auteur  mérite  de  sincères  éloges  pour  ce  moment  de  sa  création,  où  la 
réalité  éclate.  Cette  Éliane  artificieuse,  en  ménageant  ses  faveurs,  et  en 
ne  les  accordant  qu'une  à  une,  échappe  ainsi,  pour  elle,  au  danger  trop 
imminent,  et  elle  irrite  en  même  temps  les  impatiens  désirs  de  sou  amant. 
Je  dis  amant,  et  j'ai  tort,  car,  à  ce  qu'il  parait,  Hervé  ne  l'est  pas  encore; 
et  bien  des  femmes,  comme  Éliane,  ne  se  fussent  pas  près  de  lui  cru  adul- 
tères; mais  pour  comprendre  ces  subtilités  et  ces  nuances ,  il  faudrait  être 
femme  soi-même.  Je  pense,  pour  moi,  qu'Hervé  était  amant ,  et  c'est  en  vain 
que  l'auteur  me  démontre  que  cela  n'est  pas. 

Éliane  sent  qu'il  est  à  bout  de  ses  forces;  elle  veut  alors  lui  prouver  son 
amour,  dont  il  commence  à  douter,  par  un  de  ces  sacrifices  devant  lesquels 
d'ordinaire  on  hésite.  Elle  consent  à  venir  souper  chez  lui  à  une  heure  du 
matin  et  à  se  laisser  conduire  au  bal  de  l'Opéra.  Hervé  est  fou  de  joie,  il  dé- 
pense en  quelques  minutes  son  revenu  de  toute  une  année  pour  rendre  son 
appartement  digne  de  recevoir  Éliane.  L'hermine  couvre  le  parquet,  des  fleurs 
rares  sont  sur  toutes  les  consoles,  deux  flacons  de  cristal  sont  remplis  d'un 
vin  rapporté  des  îles.  —  «  Je  m'étais  aperçu,  dit-il,  qu'Éliane  aimait  la  bonne 
chère,  et  qu'il  lui  arrivait  de  boire  capricieusement  plus  que  les  femmes  ne  le 
font  d'habitude.  Je  n'ose  pas  dire  que  j'avais  comme  une  vague  idée ,  un 
espoir  confus,  que  peut-être  ce  vin  capiteux,  bu  sans  défiance,  porterait  le 
désordre  à  son  cerveau,  rendrait  sa  raison  chancelante.  Vous  allez  trouver 
que  c'était  là  une  pensée  ignoble,  bien  peu  digne  de  l'amour  idolâtre  qu'Éliane 


REVUE  DE  PARIS.  199 

m'avait  inspiré.  Mais,  Thérèse,  voyez-vous,  les  hommes  sont  ainsi  faits,- Tes 
plus  délicats  ne  sont  pas  exempts  de  grossièretés  inqualifiables...  »  —  Ce  petit 
coup  de  patte  donné  aux  hommes  en  passant  est  au  moins  inutile;  puis,  pour- 
quoi excuser  Hervé  avec  tant  de  soin?  On  conçoit  très  bien  que,  fatigué  de 
l'attente  et  aussi  des  coquetteries  d'Éliane,  il  veuille  arriver  enfin  au  couron- 
nement de  son  amour.  Un  spirituel  conteur,  M.  Alfred  de  Musset,  a  dit  dans 
les  Deux  Maîtresses  :  «  Je  pourrais  me  tirer  d'affaire  en  vous  disant  qu'il 
aimait  l'une  et  désirait  l'autre;  mais  je  ne  veux  point  chercher  ces  finesses  qui, 
après  tout,  ne  signifieraient  rien,  sinon  qu'il  les  désirait  toutes  deux.  »  Nous 
sommes  de  son  avis  sur  ce  point,  et  nous  croyons  que  l'amour  ne  peut  guère 
aller  sans  le  désir;  mais  une  discussion  à  priori,  soutenue  à  ce  propos,  serait 
fort  épineuse,  et  nous  ne  voulons  point  l'entamer.  Ce  sont  là  des  sujets  de  dis- 
cours très  délicats  où,  pour  prononcer  d'une  manière  décisive,  il  faut  avoir 
beaucoup  d'expérience.  Il  y  avait,  au  reste,  un  moyen  de  franchir  le  pas  dif- 
ficile, et  ce  moyen,  M.  Daniel  Stem  l'a  trouvé.  Ecoutons  son  héros  :  «  Je  ne^ 
pus  m'empêcher  de  déposer  sur  son  front  un  long  baiser;  elle  ouvrit  les  yeux 
à  moitié  et  me  parla  d'une  voix  mourante.  Ce  qu'elle  me  dit,  la  résistance 
qu'elle  m'opposa,  ce  que  j'arrachai  à  sa  lassitude  ou  ce  que  j'obtins  de  son 
amour,  je  ne  saurais  plus,  je  n'ai  jamais  su  le  discerner.  C'était  assez  pour 
que  je  pusse  m'enorgueillir  de  ma  victoire;  ce  n'était  pas  assez  pour  qu'elle 
eût  à  rougir  de  sa  chute.  »  Ceci,  avouons-le,  est  très  ingénieux,  et  on  n'y 
pouvait  mettre  plus  d'esprit;  seulement,  le  je  n'ai  jamais  su  le  discerner 
nous  semble  par  trop  naïf.  A-t-elle  cédé?  n'a-t-elle  pas  cédé?  Là  est  la  question. 
M.  Stern  a  pris  sur  lui  de  ne  pas  la  résoudre  et  de  nous  laisser  le  soin  de  de- 
viner. C'est  ainsi  que  la  réputation  d'Éliane  est  encore  cette  fois  mise  hors  de 
péril,  et  qu'elle  reste  une  honnête  femme. 

Mais  Éliane  n'a  pas  fait  semblant  de  tout  accorder  pour  ne  rien  obtenir.  La 
comédienne  croit  enfin  le  moment  arrivé  où  son  amant  (nous  persistons  à 
dire  son  amant)  donnera  sa  vie  sur  un  mot  d'elle.  —  Hervé,  en  effet,  se  bat 
avec  le  comte  de  Marcel,  qui  a  dédaigné  l'amour  d'Éliane;  mais  blessé  mor- 
tellement par  lui,  le  comte  a  encore  le  temps  de  révéler  à  Hervé  toutes  les 
infamies  de  cette  femme.  —  Nous  blâmerons  ici,  comme  ne  nous  parais- 
sant pas  dans  la  vérité,  la  facilité  avec  laquelle  ce  jeune  homme  consent  à 
commettre  une  lâcheté  pour  complaire  à  sa  maîtresse.  Qu'il  se  batte  en  duel, 
nous  le  concevons,  mais  qu'il  se  rende  coupable  de  ce  que  la  plus  simple  déli- 
catesse défend,  cela  est  faux.  Il  y  a,  quoi  qu'en  puisse  penser  M.  Daniel  Stern. 
beaucoup  d'honnêteté  dans  un  jeune  cœur,  et  si  l'amour  peut  aller  jusqu'au 
mépris  de  la  vie,  nous  nions  qu'il  puisse  faire  oublier  les  principes  de  l'hon- 
neur. Pour  quelques  instans  d'ardente  volupté  on  peut  se  faire  tuer,  mais 
jamais  on  ne  se  résigne  à  salir  le  nom  que  l'on  porte.  Et  puis  Eliane,  abusant 
de  sa  tendresse,  manque  d'habileté;  Hervé,  tout  aveugle  qu'on  veut  bien  le 
faire,  devait  être  encore  assez  clairvoyant  pour  se  douter,  sinon  du  piège  qui 
lui  était  tendu,  du  moins  du  rôle  qu'il  allait  jouer.  Ainsi,  lorsqu'Éliane  lui 
dit  avec  calme:  «  ...  Une  querelle  s'engagera  naturellement,  et  je  serai 


200  REVUE  DE  PARIS. 

doublement  vengée!  »  il  n'est  pas  un  amant  qui,  à  sa  place,  ne  se  fût  dit  : 
Voilà  une  femme  qui  se  raille  de  moi.  L'insulte  qu'Hervé  adresse  à  Mme  la 
marquise  de  R***,  sœur  du  comte  de  Marcel,  est  donc  toute  gratuite  et  ne 
saurait  être  pardonnée  à  un  homme  qui  devait  connaître  assez  les  usages 
du  monde  pour  ne  pas  faire  rougir  dans  un  salon  une  femme  jusqu'alors 
honorée.  Et  cela  est  d'autant  plus  blâmable  dans  Hervé  que ,  s'il  faut  l'en 
croire,  il  n'était  déjà  plus  sérieusement  amoureux.  En  effet,  après  avoir  ra- 
conté les  conventions  du  duel,  il  ajoute  :  «  Rentré  chez  moi,  je  fis  avec  une 
solennité  un  peu  empressée  mes  dispositions  eu  cas  de  mort;  j'écrivis  à  Éliane 
une  lettre  remplie  de  conseils  évangéliques;  je  pardonnai  aux  ennemis  que  je 
n'avais  pas,  je  laissai  des  souvenirs  aux  amis  que  je  n'avais  guère  davantage; 
enfin  je  passai  la  nuit  dans  un  accès  d'héroïsme  fiévreux,  dans  un  monologue 
déclamatoire  dont  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  sourire  quelquefois  depuis  en  y 
songeant.  »  Un  homme  véritablement  épris ,  au  lieu  de  déclamer  et  de  par- 
donner aux  ennemis  qu'il  n'avait  pas ,  eut  songé  au  malheur  de  perdre  une 
vie  qu'une  passion  partagée  devait  lui  montrer  si  douce. 

M.  Daniel  Stern  est  désespérant,  et  le  ton  de  scepticisme  qu'il  affecte,  en 
parlant  des  sentimens  de  l'honneur  et  des  femmes,  nous  émeut  douloureuse- 
ment. Au  sujet  des  femmes  surtout,  il  est  impitoyable;  il  lui  échappe  des 
mots  comme  ceux-ci  :  «  On  ne  tient  pas  les  sermens  faits  aux  femmes,  cela 
ne  compte  pas....  Si  vous  voulez  avoir  une  idée  nette  de  ce  que  peut  être 
la^corrupt ion  chez  le  beau  sexe,  quand  une  fois  il  s'en  mêle,  etc.,  etc.»  L'au- 
teur va  jusqu'à  nier  le  côté  sérieux  de  la  jalousie.  Elle  peut,  je  le  sais,  pousser 
à  de  grandes  fautes,  mais  enfin  ce  n'est  pas  une  passion  basse  et  honteuse;  je 
vois  au  contraire  en  elle  la  preuve  du  véritable  amour;  mais  l'amour,  M.  Stern 
ne  semble  pas  y  croire,  puisque,  pour  lui ,  il  n'est  jamais  le  prétexte  que  de 
choses  odieuses.  Si  les  premiers  développemens  de  la  passion  d'Hervé  sont 
indiqués  avec  franchise  et  naturel,  on  sent  toujours  l'ironie  du  narrateur  qui 
perce  malgré  lui,  et  dans  le  tour  léger  de  sa  phrase  il  semble  sourire  de  la 
folie  de  l'amoureux.  Il  n'en  établit  pas  moins  cependant  en  principe  :  qu'il 
n'y  a  pas  de  fautes,  qu'il  n'y  a  que  des  malheurs.  Une  pareille  indulgence 
étonne  à  côté  d'un  semblable  scepticisme;  si  M.  Stern  nie  l'amour  et  ce  qu'il 
a  de  beau  et  de  poétique,  pourquoi  donc  en  excuse-t-il  les  fautes? 

Ce  qui  pourra  peut-être  faire  pardonner  à  M.  Daniel  Stern  ses  railleries, 
c'est  la  manière  dont  elles  sont  exprimées.  Hervé  est,  parla  forme,  un  très 
agréable  roman;  l'action,  toute  faible  et  puérile  qu'elle  est,  n'en  est  pas 
moins  bien  menée,  et  l'intérêt,  ménagé  avec  soin,  va  toujours  en  croissant  : 
il  faut  donc  reconnaître  en  l'auteur  de  bonnes  habitudes  littéraires.  Le  style 
serait  tout-à-fait  louable  si  parfois  on  n'y  sentait  une  trop  grande  préoccu- 
pation d'imiter  M""  Sand.  Nous  y  avons  noté  toutefois  des  parties  originales, 
cet  apologue,  par  exemple,  dont  l'idée  est  à  la  fois  ingénieuse  et  profonde: 
«  ....  Notre  vie,  c'est  la  tour  de  Pise  :  nous  la  commençons  avec  audace  et 
certitude,  nous  la  voulons  droite  et  haute;  mais  tout  à  coup  le  terrain  sur 
lequel  nous  bâtissons  vient  à  s'effondrer;  notre  volonté  fait  défaut,  nous 


REVUE  DE   PARIS.  201 

croyons  que  tout  est  perdu;  souvenons-nous  alors  de  Bonano  Pisano  :  imi- 
tons-le, étayous  d*abord  notre  aine,  puis  faisons  la  part  de  nos  fautes.  Mais 
continuons,  continuons,  ne  craignons  pas  la  peine;  achevons  notre  vie  pen- 
chée, et  qu'on  puisse  au  moins  douter  en  nous  jugeant  s'il  n'a  pas  mieux  valu 
qu'elle  fût  ainsi ,  et  si  une  perfection  plus  complète  n'eut  pas  été  peut-être 
moins  admirable.  » 

On  le  voit,  si  M.  Daniel  Stern  est  un  moraliste  décourageant  pour  les  autres 
et  à  plaindre  pour  lui-même,  c'est  déjà  un  écrivain  digne  d'estime.  Il  pourra 
peut-être  un  jour  trouver  le  secret  de  plaire,  quand  il  aura  cherché  en  ses 
souvenirs  et  raconté  une  histoire  moins  attristante  que  n'est  Hervé.  A  mon- 
trer le  cœur  de  l'homme  plus  noble  et  plus  pur,  M.  Stern  gagnera  en  vérité, 
et  d'ailleurs,  eùt-il  cent  fois  raison,  pourquoi  jeter  ainsi  au  vent  toutes  les 
fraîches  illusions  qui  ont  parfumé  la  jeunesse? 

Hervé,  Senneval,  en  somme,  prouvent  sinon  un  talent  déjà  formé  et  com- 
plet, du  moins  chez  MM.  Stern  et  Henry  la  volonté  délaisser  mûrir  le  germe 
de  talent  qui  est  en  eux.  Ce  n'est  ni  le  travail,  ni  le  soin  qui  leur  a  manqué; 
et  si  leurs  livres  ne  sont  pas  véritablement  remarquables ,  nous  ne  devons 
pas  en  accuser  leur  négligence;  ils  ont  fait  tout  ce  qu'ils  pouvaieut  faire, 
et  on  n'a  pas  le  droit  de  leur  demander  plus  qu'ils  n'ont  donné.  Seule- 
ment la  mesure  de  leur  mérite  actuel  est  connue,  et  on  peut  prévoir  déjà 
ce  qu'ils  seront  un  jour.  Ni  l'auteur  d'Hervé,  ni  celui  de  Senneval,  ne 
semblent  devoir  atteindre  ^nous  le  croyons  du  moins  et  nous  voudrions 
nous  tromper;,  à  un  haut  degré  de  puissance.  Toutefois,  s'ils  persistent 
dans  le  même  zèle  et  les  mêmes  bonnes  intentions ,  s'ils  se  surveillent  eux- 
mêmes,  s'ils  se  gardent  des  travaux  faciles,  ils  pourront  rester  d'aimables 
romanciers  et  acquérir  de  plus  en  plus  des  droits  à  la  hienveillance  de  la  cri- 
tique. 

>"ous  manquons  à  cette  heure,  en  France,  d'écrivains  qui  prennent  leur 
tâche  au  sérieux;  aussi  bien  il  serait  temps  que  des  hommes  nouveaux, 
ceux-là  ou  d'autres,  parvinssent  à  se  faire  jour.  Ce  qui  sera  malheureusement 
un  obstacle  à  ce  que  des  jeunes  gens  jusqu'ici  inconnus  percent  définitive- 
ment et  sans  trop  attendre,  c'est  que,  pour  le  public  actuel,  les  réputations 
littéraires ,  une  fois  acquises,  se  ruinent  difficilement  ;  c'est  que  les  écrivains 
de  la  précédente  génération,  maintenant  acceptés  et  remarqués,  pourront 
long-temps,  sans  la  détruire,  ahuser  de  leur  vogue.  C'est  là  ce  qui  nous 
explique  pourquoi,  en  ces  récentes  années,  se  sont  soutenus  dans  l'opinion  pu- 
blique des  romanciers  qui  pourtant  ne  se  montraient  plus  dignes  que  de  notre 
dédain.  Et  encore,  si  la  célébrité  des  écrivains  est  durable,  elle  ne  s'attache 
pas  tout  de  suite  à  leur  nom;  il  faut  à  ceux  qui  tentent  la  carrière  des  lettres 
un  courage  au  moins  égal  à  leur  talent.  Bien  des  difficultés  surgissent  en  effet 
et  font  hroussaille  sur  lesquelles  on  ne  comptait  pas;  si  ou  ne  les  repousse 
d'un  pied  sur,  c'en  est  fait  de  la  tentative.  Aussi  doit-on,  avant  tout,  con- 
seiller la  persévérance  dans  la  lutte  aux  hommes  qui  sentent  pousser  leurs 


^02  REVUE   DE   PARIS. 

ailes,  et  dont  les  forces,  timides  encore,  s'affermiront  bientôt  au  grand  air. 
La  lutte  d'ailleurs  soutient  et  excite.  Les  vrais  poètes  sont  tous  arrivés  vail- 
lamment. Byron  fait  un  médiocre  volume  de  vers,  on  le  raille;  il  écrit  une 
satire  superbe,  et  toute  l'Angleterre  répète  son  nom.  A  sa  place,  bien  d'autres, 
loin  d'en  être  indignés,  auraient  pleuré  à  la  lecture  de  l'article  de  la  Renie 
d'Edimbourg,  et  se  seraient  retirés  tristes  et  muets.  Byron ,  à  vingt  ans,  pu- 
bliait des  poésies  ordinaires  et  comme  bon  nombre  de  jeunes  rêveurs  en  eus- 
sent pu  composer;  mais  seul  (et  c'est  ce  qui  le  caractérisait  tout  de  suite)  il 
avait  au  fond  de  son  ame  le  spirîtus  du  génie,  l'inspiration,  sommeillante 
encore,  qui,  au  premier  moment,  devait  éclater  tout  d'un  coup  en  notes 
claires,  vives,  ardentes  comme  des  fusées  rapides  et  tout  étoilées. — Des  esprits 
craintifs  qui  ne  devaient  pas  atteindre  à  la  bauteur  byronienne  ont  pourtant 
méconnu  trop  vite  leur  propre  valeur;  par  là,  nous  avons  perdu  peut-être  en 
France  un  ou  deux  poètes  et  prosateurs ,  que  la  patience ,  aidée  par  l'espoir, 
aurait  du  retenir  en  des  travaux  sévères.  Mais  cette  opiniâtreté  si  rare,  n'est- 
elle  pas,  après  tout,  la  grande  preuve  du  mérite  ?  Et  si  tant  en  ont  manqué, 
n'est-ce  pas  qu'elle  est  le  signe  évident  de  la  gloire  future?  A  en  juger  ainsi, 
ce  serait  un  bien  que.  les  leurres,  les  pièges  tendus  au  talent  qui  s'essaie  :  par 
ces  pièces  mêmes  on  s'assurerait,  s'il  les  surmonte,  de  sa  véritable  puissance. 
Oui,  ce  qui  bien  plus  que  les  obstacles  matériels  donne  aux  jeunes  gens  le 
droit  de  se  plaindre,  c'est  cette  considération  qui  accompagne  aujourd'hui  de 
vieilles  renommées  dont  on  aurait  dû  depuis  long-temps  faire  justice.  Chacun 
devrait  épier  les  noms  qui  se  peuvent  présenter  et  prêter  attention  aux  œuvres 
qui  ne  demandent  qu'à  éclore.  Là  serait  le  véritable  encouragement,  et  ce 
qui,  mieux  que  toute  autre  chose,  pousserait  au  zèle  et  à  l'étude.  Combien  de 
jeunes  poètes,  pâlis  par  les  veilles,  le  cœur  palpitant  d'espoir,  trouveraient 
alors  dans  leur  cœur  des  élans  de  vraie  passion  qui  étonneraient  la  foule! 
—  Mais  personne  ne  s'inquiète  de  ce  qui  se  tente  et  voudrait  naître  au  jour; 
on  s'en  tient  à  ceux  que  déjà  l'on  a  appréciés,  et  quoique  fatigué,  obsédé 
même  de  leurs  négligences,  le  public  ne  se  sent  pas  le  courage  de  remplacer 
ses  favoris.  Pour  nous,  si  jamais  nous  rencontrons  à  mi-côte  et  encore  noyé 
d'ombre  un  poète  sincère  inconnu ,  nous  nous  arrêterons  à  lui  avec  complai- 
sance et  nous  le  saluerons  du  nom  d'ami. 

Alfrbd  Asselune. 


REVUE   DRAMATIQUE. 


Tout  a  été  dit  sur  la  façon  dont  Mlle  Rachel  vient  d'aborder  le  grand  rôle 
de  Phèdre.  Rien  n'a  manque  à  la  jeune  tragédienne,  ni  les  éloges  passionnés,, 
ni  les  critiques  sans  mesure.  Ce  qu'on  ne  saurait  trop  admirer,  au  milieu  de 
ce  conflit  d'opinions  diverses,  c'est  l'attitude  du  public.  Sterne  disait  qu'il 
ferait  volontiers  cent  milles  à  pied  pour  voir  un  homme  qui  se  sentirait 
charmé  sans  savoir  comment  ni  pourquoi.  Cet  homme,  c'est  le  public.  Le 
public  se  soucie  assez  médiocrement  de  nous  tous  qui  avons  plus  ou  moins 
la  prétention  de  l'éclairer  et  de  le  diriger.  11  a,  lui  aussi,  son  petit  bon  sens, 
et  il  a  raison  d'y  tenir.  .Nous  aurons  beau  crier  au  prodige  :  si  nous  crions  à 
faux,  nous  ne  le  tromperons  pas  long-temps.  De  même  nous  aurons  beau 
tenter  de  le  détourner  du  chemin  de  son  plaisir  :  si  son  plaisir  est  au  bout,  il 
y  court,  quoi  que  nous  puissions  dire  et  faire  pour  l'en  empêcher.  C'est  là  ce 
qui  arrive  à  chaque  représentation  de  Phèdre;  la  foule  s'empresse,  admire, 
applaudit,  sans  se  préoccuper  de  savoir  si  elle  est  en  ceci  de  mon  sentiment 
ou  du  vôtre.  Le  public  n'est  guère  exigeant;  pourvu  qu'il  se  sente  charmé,  il 
est  content  et  n'en  demande  pas  davantage.  Quand  on  songe  à  quel  prix  ce 
charme  s'opère  depuis  cinq  ans  au  Théâtre-Français,  quand  on  pense  qu'il  ne 
s'y  mêle  ni  le  luxe  des  décors  ni  l'attrait  de  l'inconnu,  et  qu'il  s'agit  de  ces 
vieux  chefs-d'œuvre  que  tout  le  monde  sait  par  cœur,  représentés  sans  trop 
de  pompe,  on  peut  le  dire,  et  sans  trop  d'étalage;  en  vérité,  on  ne  peut  se 
défendre  de  reconnaître  que  le  public  est  de  bonne  foi,  et  que,  dans  le  charme 
qui  l'attire,  il  n'y  a  ni  supercherie  ni  surprise.  Phèdre,  par  exemple  :  certes 
le  rôle  est  beau,  et  nous  nous  inclinons  aussi  bas  que  possible  devant  le  génie 
d'Euripide,  et  devant  le  génie  de  Racine.  Il  faut  pourtant  bien  convenir  qut 


204  REVUE   DE   PARIS. 

dans  la  tragédie  du  poète  français,  à  part  la  grande  et  terrible  figure  de 
Phèdre,  tous  les  personnages  ne  sont  pas,  au  point  de  vue  de  l'intérêt,  abso- 
lument irréprochables.  Les  amours  d'Hippolvte  et  d'Aricie  ne  nous  touchent 
guère,  non  plus  que  les  malheurs  de  Thésée.  J'avoue  que,  pour  ma  part,  ce 
vieux  dompteur  de  monstres  ne  m'a  jamais  beaucoup  ému.  Quoi  qu'il  en 
soit ,  le  public  y  court  avec  avidité.  S'il  lui  plaît  d'y  courir ,  c'est  que  sans 
doute  il  y  trouve  son  compte;  s'il  admire  et  s'il  applaudit,  c'est  que  sans  doute 
la  chose  en  vaut  la  peine.  Toujours  est-il  que  telle  est  son  opinion;  en  matière 
de  succès,  celle-ci  en  vaut  bien  une  autre. 

Non,  nous  ne  pensons  pas  qu'on  puisse  citer  un  succès  plus  franc  et  plus 
légitime  que  ne  l'est  en  réalité  le  succès  de  M"e  Rachel.  Ce  succès  ne  doit  rien 
qu'à  elle,  si  ce  n'est  au  poète  qu'elle  interprète;  encore  savons-nous  ce  que 
Racine  et  Corneille  attiraient  de  foule  au  parterre,  avant  que  Mlle  Rachel  eût 
paru  sur  la  scène.  Si  l'on  veut  bien  se  dire  que  depuis  cinq  ans  la  jeune  tra- 
gédienne tient  la  curiosité  en  émoi ,  sans  autre  prestige  que  celui  de  son 
talent,  il  faudra  bien  lui  reconnaître  une  puissance  qui  ressemble  fort  au 
génie  tragique.  Nous  ne  savons  pas  si  Mllc  Rachel,  dans  le  rôle  de  Phèdre, 
a  suivi  la  tradition  ou  si  elle  s'en  est  écartée;  mais  ce  que  nous  pouvons  affir- 
mer, c'est  qu'elle  en  a  compris  les  beautés  avec  une  admirable  intelligence, 
et  qu'elle  a  été  et  qu'elle  est  encore,  pour  la  foule  qui  se  presse  à  ces  magni- 
fiques représentations,  la  Phèdre  d'Euripide  et  la  Phèdre  de  Racine,  la  Phèdre 
païenne  et  chrétienne. 

M"e  Garrick  a  remplacé  Mlle  Guyon  dans  le  rôle  d'Aricie,  ce  rôle  jeune  et 
charmant  qu'on  a  trop  calomnié  peut-être.  D'ailleurs,  quelque  fades  qu'ils 
puissent  paraître,  il  faut  pardonner  aux  amours  un  peu  français  d'Hippolvte 
et  d'Aricie,  en  songeant  aux  beaux  développemens  qu'ils  ajoutent  à  la  passion 
de  Phèdre.  M.  Rey  joue  le  rôle  d'Hippolyte  avec  trop  de  candeur;  M.  Rey 
oublie  trop  ce  que  Phèdre  aime  surtout  en  lui,  c'est  quelque  chose  de  sau- 
vage et  même  d'un  peu  farouche.  Nous  n'avons  pas  toujours  trouvé  chez 
M.  Guyon,  dans  le  rôle  de  Thésée,  la  noblesse  et  la  dignité  dont  cet  acteur 
intelligent  a  fait  preuve  dans  plus  d'une  rencontre. 

Le  Théâtre-Français  n'est  pas  uniquement  préoccupé  du  soin  de  nos  vieilles 
gloires  poétiques;  il  poursuit  avec  activité  les  répétitions  des  Burgraces.  Ainsi, 
sous  peu  de  jours,  nous  verrons  le  plus  grand  poète  de  notre  époque  alterner 
sur  la  même  scène  avec  le  poète  le  plus  pur  du  xvnp  siècle.  C'est  décidément 
Mmc  Melingue  qui  remplira,  dans  le  nouveau  drame  de  M.  Hugo,  un  rôle  que 
se  sont  disputé  plusieurs  actrices  de  renom.  A  ces  fins  ,  Mmc  Melingue  a  été 
engagée  comme  sociétaire  par  le  Théâtre-Français,  qui  a,  par  ce  seul  fait, 
donné  un  démenti  formel  à  ce  système  d'exclusions  qu'on  ne  se  fait  point 
faute  de  lui  reprocher.  Le  théâtre  de  la  rue  Richelieu  a  prouvé  en  ceci  qu'il 
n'est  pas  si  exclusif  qu'on  veut  bien  le  dire  et  qu'il  prend  le  talent  partout  où 
il  le  rencontre. 

M,ne  Melingue  est  une  actrice  jeune,  belle,  intelligente;  elle  a  dans  la  voix, 


REVUE  DE   PARIS.  205 

dans  le  geste  et  dans  le  maintien  une  dignité  et  une  noblesse  qui  devaient 
tôt  ou  tard  trouver  naturellement  place  sur  la  scène  du  Théâtre-Français. 

A  côté  des  Burgraves,  on  prépare  la  Judith  de  Mme  de  Girardin ,  autre 
œuvre  de  poète.  C'est  Mll<:  Rachel  qui  remplira  le  rôle  de  Judith.  La  repré- 
sentation sera  belle  :  les  femmes  en  auront  tout  l'honneur.  Judith  coupera 
le  cou  d'Holopherne,  et  Rachel  dira  les  beaux  vers  de  Delphine.  Puis  viendra 
un  drame  de  M.  Gozlan  que  le  comité  du  Théâtre-Français  a  reçu,  ces  jours 
derniers,  avec  enthousiasme.  Nous  pourrions  en  parler  longuement;  mais 
nous  ne  voulons  point  imiter  ces  amis  imprudens  qui  sonnent  des  fanfares 
autour  de  l'œuvre  encore  au  berceau.  Savez-vous  rien  de  plus  déplorable,  par 
exemple,  que  ce  qui  se  passe  à  propos  de  je  ne  sais  quelle  tragédie  tout  nou- 
vellement arrivée  de  Vienne  en  Dauphiné  ?  S'il  faut  en  croire  certaines  gens, 
Corneille  et  Racine,  qu'on  croyait  morts ,  vivent  fondus  et  incarnés  dans  la 
personne  de  M.  Ponsard.  Les  initiés  ne  vous  accostent  plus  qu'en  vous  tirant 
à  brûle-pourpoint  quelque  tirade  de  Lucrèce.  C'est  le  titre  du  nouveau  chef- 
d'œuvre.  Corneille  n'eut  pas  mieux  fait  :  Racine  eut  moins  bien  réussi.  Nous 
ne  demandons  pas  mieux,  nous  autres;  cependant  il  serait  bon  d'attendre. 
Pour  notre  compte,  de  pareils  enfantillages  ne  nous  touchent  guères;  mais 
nous  ne  savons  pas  de  plus  lourd  fardeau  qu'une  célébrité  anticipée,  et  nous 
regrettons  que  les  amis  de  M.  Ponsard  aient  publié  en  son  nom  un  pro- 
gramme que  Corneille  et  Racine  auraient  tant  de  peine  à  remplir.  Qu'on  se 
rappelle  la  fable  du  hibou  recommandant  ses  petits  à  l'aigle.  —  Ils  sont  char- 
mans,  lui  dit-il;  vous  les  reconnaîtrez  sans  peine.  L'aigle  rencontra  de  petits 
monstres  qu'il  croqua  sans  gène  ni  façon.  Puisse  le  public  ne  pas  traiter  la 
tragédie  de  M.  Ponsard  comme  l'aigle  traita  les  petits  du  hibou  de  la  fable! 

Le  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin  a  retrouvé  dans  les  Mille  et  Une  Nuits 
le  prodigieux  succès  du  mélodrame  de  Mathilde.  Nous  ne  pensons  pas  qu'on 
ait  jamais  poussé  plus  loin  le  luxe  des  costumes  et  l'enchantement  des  décors. 
Schariar  lui-même  serait  confondu  par  tant  de  merveilles.  A  coup  sûr  les 
frères  Cogniard  ont  en  leur  puissance  la  baguette  des  fées  ou  bien  la  lampe 
d'Aladin.  Nous  avons  admiré  surtout  l'intérieur  d'une  forêt  de  l'Inde  et  une 
vue  de  Nankin,  qui  nous  a  rappelé  les  magnifiques  dessins  que  M.  Borget  a 
récemment  rapportés  de  la  Chine.  Quant  à  la  pièce,  nous  ne  saurions  trop 
qu'en  dire,  sinon  que  les  détails  en  sont  fort  divertissans.  Seulement,  ce  n'a 
pas  été  sans  douleur  que  nous  avons  reconnu  le  bon  et  vertueux  Moëssard 
sous  les  traits  d'un  vieux  mandarin  corrompu,  corrupteur  et  libertin.  O  Moës- 
sard, combien  votre  cœur  doit  souffrir  tous  les  soirs,  entre  onze  heures  et 
minuit,  lorsque  vous  vous  voyez  réduit,  par  les  exigences  de  votre  rôle,  à 
séduire  la  belle  Schérazade!  Que  vous  devez  vous  sentir  mal  à  l'aise,  ô  Moës- 
sard, dans  la  peau  de  cet  exécrable  mandarin!  Sans  doute  ce  n'est  qu'une 
fiction;  mais  qu'il  en  doit  coûter  à  la  vertu  de  s'affubler  des  semblans  du  vice! 
Toutefois,  nous  devons  reconnaître  que  le  bon  Moëssard  joue  ce  rôle  avec 


"206  REVUE   DE  PARIS. 

une  réserve  digne  des  plus  grands  éloges,  et  que  sous  les  traits  de  ce  lubrique 
Chinois  on  devine  le  prix  Monthyon.  N'oublions  pas  un  intérieur  de  singes, 
qui  nous  a  semblé  très  réjouissant,  non  plus  qu'un  tableau  de  la  mer,  d'un 
grand  effet  et  d'une  belle  vérité.  Comme  ce  bon  M.  Galaud  serait  heureux, 
s'il  pouvait  voir  en  réalité,  comme  on  peut  les  voir  à  cette  heure  au  théâtre 
de  la  Porte-Saint-Martin,  toutes  les  nouvelles  et  toutes  les  féeries  qu'il  racon- 
tait si  bien  ! 

Au  théâtre  du  Palais-Royal ,  les  Deux  Anes  :  c'est  une  petite  pièce  tirée 
d'un  conte  de  La  Fontaine.  Vous  savez  ce  mari  jaloux  qui,  obligé  de  s'ab- 
senter pour  un  certain  temps  du  logis,  prit  le  parti,  pour  s'assurer  de  la  fidé- 
lité de  sa  femme,  de  lui  dessiner  un  âne  sur  le  front. 

Un  sien  confrère,  amoureux  de  la  dame , 

La  va  trouver  et  l'âne  efface  net, 

Dieu  sait  comment;  puis  un  autre  en  remet, 

Au  même  endroit,  ainsi  que  l'on  peut  croire. 

A  celui-ci ,  par  faute  de  mémoire, 

Il  mit  un  bât,  l'autre  n'en  avait  point. 

L'époux  revient,  veut  s'éclaircir  du  point. 
Voyez ,  mon  fils ,  dit  la  bonne  commère; 
L'âne  est  témoin  de  ma  fidélité. 
Diantre  soit  fait ,  dit  l'époux  en  colère, 
Et  du  témoin ,  et  de  qui  l'a  bâté. 

On  nous  croira  sans  peine,  si  nous  affirmons  que  la  pièce  ne  vaut  pas  le 
conte.  M"e  Déjazet,  cet  éternel  printemps,  y  joue  le  rôle  d'un  jeune  rapin 
avec  beaucoup  de  verve  et  d'entrain.  Elle  y  chante  maint  couplet  avec  un 
haut  goût  qui  ne  sied  qu'à  elle  et  que  le  public  semble  priser  fort.  M"e  Dé- 
jazet est  encore  et  sera  toujours  l'enfant  gâté  de  son  parterre. 

M.  Achard  charme  toujours  les  entr'actes  par  de  petites  chansonnettes.  A 
vrai  dire,  nous  aimerions  mieux  autre  chose.  Si  l'on  supprime  les  entr'actes, 
hélas!  que  nous  restera-t-il  ? 

Au  même  théâtre,  la  Rue  de  la  Lune  vient  d'obtenir  un  de  ces  joyeux  succès 
de  carnaval  qui  se  prolongent  parfois  jusqu'à  la  mi-carême.  Ravel  y  est  étour- 
dissant dans  le  rôle  de  Chevillard,  et  Sainville  mirobolant  dans  celui  de  Chau- 
doreille.  Voici  deux  plaisans  acteurs,  ce  Ravel  surtout,  qui,  hors  de  la  scène, 
a  la  figure  la  plus  triste  et  la  plus  lugubre  qui  se  puisse  imaginer.  Qui  se 
douterait,  eu  le  rencontrant  sur  le  trottoir,  que  c'est  là  le  joyeux  garçon  qui 
fait  rire  tout  Paris  et  déride  les  fronts  les  plus  sombres?  N'oublions  pas  notre 
ami  Alcide  Tousez,  qui  joue  dans  les  Egaremens  d'une  Canne  et  d'un  Pa- 
rapluie avec  cette  grâce  et  cette  désinvolture  qui  lui  sont  particulières. 


REVUE  DE   PARIS.  207 

Au  théâtre  du  Vaudeville,  V Extase  poursuit  un  succès  fructueux  et  mérité. 
Au  Gymnase -Dramatique,  Bouffé  soutient  de  son  merveilleux  talent  une 
pièce  plus  que  médiocre  intitulée  le  Menuet  de  la  Reine.  Bouffé  y  joue  le 
rôle  du  vieux  Vestris.  On  sait  que  cet  admirable  acteur  excelle  dans  ces  rôles 
de  vieux  danseurs.  Nous  nous  souvenons  de  l'avoir  vu,  voici  bien  long-temps, 
dans  une  pièce  qu'on  avait  tirée  d'un  romande  M.  Paul  deKock.  Cette  pièce 
s'appelait  Jean.  C'était  un  très  joli  vaudeville  comme  on  en  fait  trop  peu  au- 
jourd'hui. M.  Bouffé,  qui  en  était  encore  à  ses  débuts ,  y  remplissait  le  rôle 
d'un  vieux  maître  de  danse  :  il  y  était  charmant,  si  bien  qu'on  pouvait  déjà 
pressentir  quel  parfait  comédien  il  serait  plus  tard.  M.  Bouffé  joue  donc  le 
rôle  de  Vestris  avec  cette  finesse  exquise  qui  n'appartient  qu'à  lui.  Mais  quelle 
pièce ,  hélas!  et  combien  il  est  regrettable  de  voir  un  talent  si  véritablement 
exquis  s'user  à  de  telles  misères  !  Nous  exprimons  volontiers  le  même  regret 
à  propos  de  M,le  Nathalie,  dont  la  grâce  et  l'esprit  nous  semblent  dignes 
d'un  meilleur  emploi. 

Au  théâtre  des  Variétés,  c'est  toujours  la  même  stérile  abondance.  Si  vous 
en  exceptez  les  Petits  Mystères  de  Paris,  tableau  dont  l'exécution  ne  manque 
point  d'habileté,  nous  n'y  avons  rien  découvert  qui  mérite  d'être  raconté,  à 
moins  que  ce  ne  soit  la  Chasse  du  Roi,  qui  nous  a  montré  Louis  XIV  sous 
les  traits  de  M"e  Eugénie  Sauvage.  Louis  XIV  sur  la  scène  du  théâtre  des 
Variétés  !  le  grand  roi  sur  ces  planches  encore  toutes  souillées  par  le  passage 
des  affreux  clowns!  en  vérité,  cela  fait  sourire. 

J.  S. 


BULLETIN. 


Fontenelle,  interrogé  à  ses  derniers  momens  sur  ce  qu'il  ressentait,  répon- 
dait à  ses  amis  qu'il  éprouvait  une  grande  difficulté  d'être.  C'est  une  grave 
et  irréparable  chose  que  cette  difficulté  d'être.  11  n'y  a  pas  de  déchirement 
brusque,  de  secousse  violente,  mais  la  vie  se  retire  peu  à  peu.  S'il  fallait  dé- 
finir par  un  mot  ce  qui  se  passe  dans  la  sphère  politique  et  ministérielle,  ce 
qui  caractérise  la  situation,  nous  dirions  volontiers  qu'on  y  retrouve  cette 
difficulté  d'être  dont  parlait  l'ingénieux  philosophe.  Le  sol  n'est  pas  ébranlé 
par  de  grandes  commotions,  mais  rien  ne  marche,  rien  ne  va.  La  vie  poli- 
tique semble  paralysée.  On  ne  voit  guère  quelque  mouvement  que  dans  les 
opinions  extrêmes  qui  cherchent  à  exploiter  à  leur  profit  cette  situation  sin- 
gulière et  triste;  mais  au  centre  même,  au  cœur  du  gouvernement,  dans  les 
rangs  de  la  grande  majorité  constitutionnelle,  on  dirait  que  tout  s'arrête,  que 
tout  est  devenu  non  seulement  difficile,  mais  impossible. 

Cette  stagnation,  cette  atonie,  préoccupent  enfin  les  esprits  les  plus  calmes, 
les  plus  impartiaux,  les  plus  lents  à  se  laisser  troubler  par  certains  symp- 
tômes; ils  sentent  que  le  mal  est  profond.  Jamais  le  gouvernement  du  pays 
n'aurait  eu  plus  besoin  de  réunir  ses  forces  pour  faire  face  aux  questions  de 
toute  nature  qui  surgissent  tant  au  dehors  qu'à  l'intérieur,  et,  par  une  fatalité 
déplorable,  les  hommes  les  plus  utiles,  les  plus  nécessaires,  se  trouvent  ré- 
duits à  l'impuissance  d'agir.  Le  ministère  est  malheureusement  placé  dans 
de  telles  conditions  d'exclusion  ei  de  faihlesse,  qu'il  voit  plutôt  en  eux  des 
adversaires  que  des  appuis;  aussi  s'isole-t-il  de  plus  en  plus  :  les  meilleurs 
avis  lui  deviennent  suspects,  car  il  voit  dans  ceux  qui  les  lui  donnent  des 
rivaux,  des  successeurs.  Tout  se  rapetisse  de  cette  manière  à  la  triste  pro- 
portion de  questions  personnelles.  Cependant  rien  ne  se  fait,  nous  ne  dirons 
pas  de  grand,  dans  ce  temps-ci  notre  ambition  ne  va  pas  si  haut,  mais  il  ne 
se  fait  rien  d'utile,  rien  qui  importe  vraiment  à  l'intérêt  public.  Comment  en 


REVUE  DE  PARIS.  209 

serait-il  autrement?  La  méfiance  règne  non  pas  entre  le  ministère  et  l'oppo- 
sition, ce  qui  est  chose  ordinaire  et  normale  dans  un  gouvernement  r 
sentatif,  mais  entre  le  mini  !:>s  deux  c 

Au  Luxembourg,  la  majorité  qui,  sur  les  vives  iu 
déterminée  à  rejeter  un  amendement  dont  elle 
vu  avec  une  vive  surprise,  avec  un  mécontenteinenl 
accepter  à  la  chambre  (!es  députés  ce  qu'il  avait  combattu  à  la  tribune  delà 
pairie,  ce  qu'il  s'était  engagé  à  repousser  en  toutes  circonstances.  Or.  avait 
annoncé  que  des  interpellations  seraient  adressées  sur  ce  point  au  cabinet. 
La  pairie,  dont  on  connaît  l'extrême  mesure  dans  ses  manifestations  politi- 
ques, a  préféré  attendre  l'occasion  plus  prochaine  de  la  discussion  sur  les 
fonds  secrets  pour  demander  au  ministère  les  raisons  de  sa  conduite  et  de 
son  double  langage.  Cette  réserve  n'ôte  rien  à  la  gravité  du  grief.  La  cham- 
bre des  pairs  a  ressenti  profondément  cette  atteinte  portée  à  sa  considéra- 
tion politique;  elle,  si  dévouée  à  l'ordre,  a  la  défense  de  la  stabilité  sociale, 
s'est  vue,  pour  ainsi  dir?,  sacrifiée  au  succès  d'une  évolution  de  tactique  par- 
lementaire. Ce  sont  de  ces  choses  que  les  corps  politiques  ne  pardonnent  pas. 
Une  assemblée  ainsi  bLssée  peut  ajourner  ou  tempérer  l'expression  de  son 
juste  ressentiment.  En  agissant  ainsi,  elle  continue  d'être  fidèle  à  l'intérêt  gé- 
néral et  au  sentiment  de  sa  propre  dignité,  mais  elle  n'oublie  rien,  et  ceux 
qui  l'ont  si  étrangement  méconnue  et  froissée  peuvent  difficilement  attendre 
d'elle  confiance  et  sympathie.  Au  Palais-Bourbon,  le  ministère  a  dit  à  la  ma- 
jorité qu'il  voulait  tout  ce  qu'elle  voulait,  il  a  déclaré  ne  pas  s'opposer  à  la 
phrase  qu'avait  rédigée,  sur  le  droit  de  visite,  la  commission,  organe  de  la 
majorité.  Néanmoins  il  est  aujourd'hui  reconnu  que,  nonobstant  cette  décla- 
ration, il  n'y  a  pas  parfaite  conformité  d'intentions  et  de  vues  sur  .ce  point 
capital  entre  la  majorité  et  le  ministère.  Nous  ne  parlons  pas  ici  sur  des  con- 
jectures, mais  sur  des  faits.  Que  signifie  la  nomination  de  M.  l'amiral  Rous- 
sin  comme  ministre  de  la  marine,  si  par  ce  choix  le  ministère  n'a  pas  voulu 
faire  comprendre  à  la  chambre  comment  il  entendait  pour  son  compte  la 
phrase  de  l'adresse?  Le  choix  de  M.  Roussin  est  pour  ainsi  dire  une  réponse 
au  discours  de  M.  Dupin.  L'honorable  député  de  la  Nièvre,  qui  n'avait  jamais 
été  plus  en  verve,  avait  au  nom  de  la  chambre  hautement  condamné  l'esprit 
des  traités  de  1831  et  de  1S33.  Le  ministère,  qui  n'a  pas  jugé  prudent  de  le 
contredire  à  la  tribune,  a  répondu  après  coup  par  un  acte  qui,  ce  nous  semble, 
n'a  rien  d'ambigu;  car  donner  pour  successeur  à  M.  Duperré  le  seul  marin 
qui  ait  défendu  le  droit  de  visite,  c'est  dire  à  la  chambre  :  Nous  sommes  loin 
de  trouver  aussi  mauvais  que  vous  les  traités  de  1831  et  de  1833;  ces  traités 
ont  du  bon,  et  nous  ne  nous  hâterons  pas  de  négocier  pour  les  changer.  Nous 
ne  sommes  pas  surpris  que  l'immense  majorité  qui  a  voté  la  phrase  de  la 
commission  ait  considéré  comme  une  sorte  d'offense  à  elle  adressée  la  nomi- 
nation de  M.  Roussin,  et  le  cabinet,  en  s'ad joignant  un  pareil  collègue,  s'est 
mis  dans  une  situation  fort  grave  vis-à-vis  de  la  chambre.  Sans  doute  ce  n'est 
qu'après  y  avoir  pensé  que  le  ministère  s'est  décidé  à  un  parti  dont  il  a  dû 

TOME  XIV.      FEVRIER.  15 


210  REVUE  DE  PARIS. 

peser  toutes  les  conséquences.  Nous  ne  croirons  pas  que,  comme  on  l'a  dit, 
quelques  ministres  n'aient  appris  que  par  le  Moniteur  la  nomination  de 
M.  Roussin  :  ce  n'est  qu'en  conseil  des  ministres  que  de  pareilles  détermina- 
tions peuvent  être  prises;  si  les  choses  s'étaient  passées  autrement,  le  minis- 
tère du  29  octobre  ne  serait  plus  qu'une  réunion  d'hommes  politiques  ou 
spéciaux  plus  ou  moins  distingués;  ce  ne  serait  plus  un  cabinet. 

Quoi  qu'il  en  soit,  entre  la  majorité  des  deux  chambres  et  le  ministère,  la 
confiance  est  altérée,  et  cela  est  un  grand  mal.  Aussi,  dans  la  spbère  con- 
stitutionnelle et  gouvernementale,  il  y  a  malaise;  tout  se  trouve  faussé,  com- 
promis. C'est  pourquoi  on  pense  généralement  que  chercher  un  remède  à 
une  situation  aussi  fâcheuse  n'est  plus  une  question  oiseuse  et  prématurée. 
Apparemment  ce  n'est  pas  dans  une  inerte  apathie,  dans  l'immobilité  fata- 
liste des  Turcs,  que  doit  consister  la  sagesse  des  hommes  et  des  corps  poli- 
tiques. C'est  le  cas  ou  jamais  de  répéter  ce  mot  connu ,  qu'il  y  a  quelque 
chose  à  faire.  Oui,  il  y  a  à  lutter  contre  le  mal,  à  empêcher  qu'il  ne  s'étende, 
à  raffermir  le  pouvoir  ébranlé.  Cette  conviction  a  pénétré  dans  tous  les  rangs, 
dans  toutes  les  fractions  de  la  grande  majorité  constitutionnelle;  et  ce  n'est 
pas  chez  les  conservateurs  les  plus  prononcés  qu'elle  est  la  moins  forte.  On 
sent  la  nécessité  de  rentrer  le  plus  tôt  possible  dans  la  sincérité  du  gouver- 
nement constitutionnel,  sincérité  qui  seule  permet  aux  trois  grands  pouvoirs 
d'exercer  pour  le  bien  général  leur  légitime  influence. 

Tel  n'est  pas  l'avis  des  partis  extrêmes,  qui  considèrent  la  situation  ac- 
tuelle comme  trop  favorable  à  leurs  espérances  pour  vouloir  qu'il  y  soit 
changé  quelque  chose.  Un  changement  radical  pourrait  peut-être  les  ten- 
ter, mais  ils  professent  un  dédain  systématique  pour  les  améliorations  qu'on 
pourrait  obtenir  en  marchant  dans  les  voies  régulières  de  la  constitution.  Ce 
qui  existe  aujourd'hui  leur  convient  davantage  :  ils  disent  que  de  l'excès  du 
mal  sortira  le  bien.  Tout  ce  qui  nous  afflige  les  réjouit.  Ils  se  félicitent  des 
inconvéniens  graves  que  nous  avons  signalés;  à  les  entendre,  ces  inconvé- 
niens  sont  des  maux  inhérens  à  la  monarchie  constitutionnelle  elle-même,  et 
ils  préfèrent  le  statu  quo  qui  leur  paraît  une  démonstration  triomphante  en 
faveur  tant  du  radicalisme  que  des  opinions  légitimistes.  Nous  ne  craignons 
pas  de  dire  que,  si  les  amis  sincères  de  la  monarchie  constitutionnelle 
n'étaient  pas  suffisamment  édifiés  sur  les  dangers  de  la  situation,  cette  una- 
nimité des  partis  extrêmes  à  prêcher  le  statu  quo  devrait  achever  de  les  en 
convaincre.  Comment!  les  radicaux  et  les  légitimistes  publient  à  son  de 
trompe  qu'il  n'y  a  rien  à  changer  à  ce  qui  est  !  Dieu  nous  pardonne  !  les  voilà 
conservateurs.  Quel  intérêt  ont-ils  donc  à  soutenir  une  thèse  si  nouvelle  pour 
eux?  Ce  n'est  pas  à  coup  sûr  un  beau  zèle  pour  la  monarchie  constitution- 
nelle de  1830  qui  les  fait  parler;  que  veulent-ils  donc?  Us  veulent  que  notre 
gouvernement  se  prive  de  gaieté  de  cœur  de  ce  qui  fait  son  honneur  et  sa 
force,  de  la  faculté  de  réparer  sans  secousse  violente  les  fautes  commises.  Il 
leur  convient,  nous  le  croyons  volontiers,  de  voir  se  perpétuer  un  état  de 
choses  qui,  sur  certains  points,  semble  autoriser  leurs  attaques.  Améliorer, 


REVUE  DE  PARIS.  211 

rétablir  avec  sagesse  l'harmonie  des  rapports  entre  les  grands  pouvoirs, 
fi  donc!  ce  n'est  pas  le  compte  de  ceux  qui  prétendent  que  nos  institutions 
actuelles  sont  impuissantes  à  rendre  la  France  heureuse  et  libre.  Loin  de 
réformer  les  choses,  il  faut  les  pousser  au  pire  :  le  remède  est  héroïque,  mais 
seul  il  peut  ramener  au  bien  le  pays  qu'on  égare  et  qu'on  trompe  depuis 
douze  ans. 

Grâce  au  ciel,  la  France  a  aujourd'hui  trop  d'expérience  pour  accepter  une 
pareille  panacée.  Elle  ne  se  fie  plus  à  ces  cures  merveilleuses  dont  la  première 
condition  est  un  bouleversement  général,  et  qui  ressemblent  un  peu  trop  aux 
moyens  tragiques  de  Médée.  C'est  au  pays,  c'est  au  développement  régulier 
de  nos  institutions  que  le  bon  sens  du  pays  demande  le  mieux  dont  il  a  l'in- 
stinct et  le  besoin;  il  veut  se  frayer  une  route  entre  un  pessimisme  désespéré 
et  cet  optimisme  béat  pour  lequel  les  changemens  les  plus  simples  et  les  plus 
nécessaires  sont  un  objet  de  scandale  et  d'effroi.  Aussi,  les  conservateurs 
intelligens,  et  ils  sont  nombreux  dans  la  chambre,  comprennent  fort  bien 
que  le  beau  idéal  du  gouvernement  constitutionnel  n'est  pas  l'immobilité  dans 
les  choses  et  dans  les  hommes ,  et  que,  pour  assurer  la  stabilité  féconde  des 
institutions  fondamentales ,  il  ne  faut  pas  tricher  avec  les  conditions ,  avec 
les  exigences  de  la  vie  politique. 

Le  ministère  s'aperçoit  aujourd'hui  qu'il  faut  recommencer  la  lutte  sur 
nouveaux  frais.  Après  la  discussion  sur  l'adresse,  il  a  cru  un  instant  que  tout 
était  terminé.  Néanmoins,  la  chambre  avait  fort  clairement  mis  de  côté  la 
question  ministérielle ,  pour  ne  s'occuper  que  d'un  grand  intérêt  national;  ce 
qui  n'empêcha  pas  le  ministère  de  voir  dans  le  résultat  final  une  approbation 
complète  de  sa  politique.  C'est  dans  cette  conviction  un  peu  aveugle  de  son 
triomphe,  qu'il  s'adjoignit  M.  l'amiral  Roussin.  On  a  remarqué  aussi  la  viva- 
cité blessante  avec  laquelle  certains  écrivains  du  ministère  attaquèrent  les 
orateurs  de  l'opposition,  entre  autres  M.  Dupin.  On  traita  son  discours  de 
plaisant,  on  prit  contre  l'éloquent  magistrat  d'assez  étranges  licences.  Ce- 
pendant le  ministère  a  fini  par  reconnaître  qu'il  était  allé  trop  loin,  et,  depuis 
quelques  jours,  il  cherche  à  mettre  dans  sa  conduite  plus  de  prudence  et 
d'habileté.  Il  a  présenté  la  demande  des  fonds  secrets  sans  offrir  la  bataille 
à  l'opposition;  mais,  en  même  temps,  il  disait  sur  ses  bancs  qu'il  l'accepterait 
si  elle  lui  était  présentée.  Il  s'est  occupé  de  circonvenir,  de  ramener  à  lui 
certains  hommes  influens  de  la  majorité  dont  il  sait  fort  bien  n'avoir  pas  les 
sympathies.  Ainsi ,  envers  M.  Dupin ,  on  a  tout-à-fait  changé  de  note  :  la 
polémique  moqueuse  qui  avait  été  dirigée  contre  lui  s'est  tout  à  coup  méta- 
morphosée en  une  apologie  flatteuse  du  talent  de  l'orateur,  apologie  mêlée  de 
quelques  regrets.  De  flatteuses  avances  n'ont  pas  été  non  plus  épargnées.  On 
parle  d'un  diner  presque  intime  chez  une  princesse  étrangère,  où  se  seraient 
rencontrés  M.  Dupin  et  M.  Guizot.  On  aurait  aussi  montré  en  perspective  à 
l'honorable  député  de  la  Nièvre  la  présidence  de  la  chambre.  Mais  nous 
croyons  tous  ces  soins  superflus.  M.  Dupin  a  choisi  sa  ligne,  et  il  s'y  tiendra. 
Il  a  eu  l'insigne  bonheur  d'exprimer  plus  heureusement  que  personne  la 


212  REVUE  DE  PARIS. 

pensée  générale  dans  la  plus  importante  des  questions  à  l'ordre  du  jour.  Il 
siège  avec  honneur  dans  les  rangs  du  centre,  gauche,  il  appartient  à  une 
fraction  d'hommes  éminens  qui  ne  reconnaissent  pas  leur  politique  dans  celle 
que  suit  aujourd'hui  le  ministère  du  29  octohre.  Il  sera  fidèle  à  ses  engage- 
mens,  à  ses  amitiés;  là  est  sa  force  et  son  avenir. 

Nous  n'irons  pas  loin  pour  trouver  la  preuve  des  dissidences  qui  séparent 
M.  Dupin  du  ministère;  nous  la  trouvons  dans  une  des  élections  qui  ont 
occupé  l'attention  ces  jours  derniers.  A  Beauvais,  le  ministère  a  combattu  la 
candidature  de  M.  Delangîe,  qui  est  l'ami  de  M.  Dupin,  qui  siège  à  côté  de 
lui  ta  la  cour  de  cassation,  et  qui  appartient  à  la  même  nuance  politique,  au 
centre  gauche.  Dans  cette  élection,  c'est  la  gauche  qui  l'a  emporté:  ici  encore 
le  parti  gouvernemental  a  subi  un  échec;  il  a  perdu  un  représentant  comme 
dans  le  troisième  arrondissement  de  Paris.  Tous  ces  symptômes  veulent  ce- 
pendant être  remarqués  et  compris.  Pourquoi  ces  victoires  de  l'opposition,  là 
où  le  grand  parti  constitutionnel  réunissait  ordinairement  la  majorité?  La 
situation  actuelle  favorise  donc  les  progrès  de  l'opposition?  Elle  a  donc 
quelque  chose  d'étroit  et  d'exclusif  qui  éloigne  et  repousse?  Avec  une  admi- 
nistration assise  sur  des  bases  plus  larges  et  représentant  l'esprit  et  les 
nuances  de  la  vraie  majorité,  il  est  fort  probable  que  M.  Delangîe  eût  été 
nommé  à  Beauvais;  cela  n'eût-il  pas  mieux  valu  que  l'élection  d'un  membre 
de  la  gauche? 

A  Chalons-sur-Saône,  le  candidat  de  l'extrême  gauche,  M.  Bastide,  a  été 
au  moment  de  triompher.  Si  son  concurrent ,  M.  de  Varennes,  l'a  emporté, 
c'est  grâce  cette  fois  à  la  conduite  sage  et  digne  du  parti  légitimiste.  Au  se- 
cond tour  de  scrutin,  21  des  79  voix  qui  avaient  été  données  à  M.  de  Suleau, 
candidat  légitimiste,  se  sont  reportées  sur  M.  de  Varennes;  les  autres  électeurs 
se  sont  retirés,  pensant  qu'il  ne  leur  était  pas  possible  d'envoyer  à  la  chambre, 
au  nom  de  leurs  opinions  royalistes,  un  représentant  de  l'extrême  démo- 
cratie. Cette  conduite  est  honorable,  et  il  faut  espérer  qu'elle  sera  imitée  par- 
tout. Nous  trouvons  fort  naturel  qu'il  y  ait  à  la  chambre  des  radicaux  et 
même  des  ultra-radicaux;  mais  ils  doivent  y  être  envoyés  par  des  électeurs 
qui  aient  vraiment  l'opinion  de  celui  qui  se  présente  pour  être  leur  manda- 
taire. Autrement  nous  vivrions  dans  un  perpétuel  mensonge.  Nous  ne  sau- 
rions jamais  dans  quelles  proportions  les  partis  se  trouvent  vis-à-vis  les  uns 
des  autres,  et  nous  aurions,  à  côté  de  l'ignorance  du  pays,  les  tristes  effets 
de  l'aveuglemei  ,  inions  extrêmes  qui,   se  croyant  plus  puissantes 

qu'elles  ne  le  soi  ".té,  se  trouveraient  entraînées  à  de  nouvelles  folies. 

Noir  à  la  déconsidération  de  ces  partis  mêmes,  ce  qui 

est  un  mal  dans  un  pays  libre.  Que  faudrait-il  '    la  sincérité  de 

viciions  légitimistes  si  l'alliance  carlo-réj  rait  dans  la  pratique 

électorale?  Nous  en  dirons  autant  de  la  véracité  des  opinions  démocratiques. 
Par  ces  monstrueux  rapprochemens,  les  partis  croient  parfois  se  fortifier  et  se 
grandir,  ils  se  diminuent  et  se  dégradent.  îl  y  a  toujours  plus  de  force  mo- 
rale dans  une  minorité  qui  sait  rester  fidèle  à  elle-même,  que  dans  un  parti, 


REVUE  DE   PARIS.  213 

fùt-il  numériquement  plus  considérable,  qui,  pour  trouver  des  appuis,  en 
est  réduit  à  s'abdiquer,  à  se  démentir. 

Ce  n'est  pas  la  Nation  qui  donnera  de  la  force  et  de  l'avenir  à  l'alliance 
earlo-républicaine.  Personne  ne  veut  en  être,  de  la  Nation;  c'est  un  sauve 
qui  peut  général.  Les  désaveux  pleuvent  de  tous  côtés.  Les  amis  de  M.  de 
Chateaubriand  s'indignent  en  son  nom  d'une  collaboration  qu'on  lui  attribue 
faussement.  M.  de  Lamartine  dit  à  qui  veut  l'entendre  qu'il  est  entièrement 
étranger  à  la  Nation,  et  M.  Arago  déclare  ne  la  pas  connaître.  C'était  bien 
la  peine  de  coudre  dans  un  prospectus  quelques  lambeaux  d'articles  et  de 
discours  appartenant  à  ces  hommes  célèbres,  pour  faire  croire  au  public  que  la 
Nation  avait  pour  rédacteurs  MM.  de  Chateaubriand ,  Arago  et  Lamartine. 
M.  de  Genoude  en  sera  pour  ses  frais  de  fondation  et  d'imaginative,  car  c'est 
lui  qui  a  mis  la  Nation  au  monde,  comme  si  la  Gazette  ne  lui  suffisait  pas. 
Le  rédacteur  en  chef  de  la  Gazette  de  France  aura  pensé  sans  doute  que 
c'était  un  coup  de  génie  de  marier  ensemble,  à  la  tête  d'un  journal,  des  noms 
de  la  gauche  et  de  la  droite,  et  de  baptiser  du  nom  de  Nation  cet  absurde 
assemblage.  Que  lui  est-il  arrivé  ?  Il  a  été  désavoué  par  la  droite  aussi  bien 
que  par  la  gauche;  les  royalistes  le  repoussent  aussi  bien  que  les  démocrates. 
Que  M.  de  Genoude  y  prenne  garde;  s'il  continue,  il  en  viendra  bientôt,  par 
ses  excentricités,  à  se  mettre  en  dehors  de  toutes  les  opinions  sérieuses. 

On  n'a  pas  pu  croire  un  instant  qu'une  collision  fût  à  craindre  entre  le  gou- 
vernement d'Espartero  et  nous.  Le  régent  ne  pouvait  vouloir  pousser  les 
choses  à  l'extrême;  ni  sa  situation,  ni  l'Angleterre,  ne  le  lui  eussent  permis. 
Maintenant  a-t-il  donné  à  la  France  une  satisfaction  dont  pour  le  fond  nous 
devions  nous  contenter?  Oui,  si  l'on  songe  que  nous  avons  tout  intérêt  à 
prouver  au  peuple  espagnol  que  nous  n'avons  pour  lui  que  des  sentimens  d'es- 
time et  de  sympathie.  La  nation  espagnole  n'avait  nullement,  partagé  à  notre 
égard  l'injustice  de  son  gouvernement.  Barcelone  avait  au  contraire  témoigné 
sa  reconnaissance  à  notre  consul  pour  sa  noble  conduite.  Is'ous  n'avions  donc 
qu'à  demander  le  désaveu  des  allégations  mensongères  d'un  agent  secondaire. 
Le  désaveu  a  paru  dans  la  Gazette  officielle  de  Madrid,  qui  avait  consigné 
les  fausses  assertions  de  Guttierez;  il  a  paru  sous  la  forme  d'une  communi- 
cation du  ministre  delà  guerre  au  ministre  de  l'intérieur.  Cet  acte  a  été  proba- 
blement transmis  à  Paris  et  adressé  à  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères. 
Le  cabinet  jugera  sans  doute  convenable  d'entretenir  la  chambre  de  cet  inci- 
dent, qui  parait  tout-à-fait  vidé.  On  a  ditque  le  gouvernement  espagnol  n'avait 
désavoué  Guttierez  qu'à  la  condition  que  plus  tard  M.  Lesseps  serait  rappelé. 
Les  amis  du  ministère  nient  que  M.  Guizot  ait  pris  cet  engagement.  Selon 
eux,  la  satisfaction  consignée  dans  la  Gazette  officielle  de  Madrid  a  été 
accordée  sans  conditions.  Tout  cela  s'éclaircira  à  la  tribune,  car  maintenant 
il  n'y  a  plus  de  motifs  pour  ne  pas  y  traiter  la  question  espagnole. 

La  Péninsule  se  prépare  à  des  élections  générales  qui  doivent  exercer  sur 
ses  destinées  la  plus  sérieuse  influence.  11  peut  sortir  de  ces  élections  ou  une 
révolution  nouvelle,  ou  la  consécration  définitive  de  la  monarchie  constitu- 


214  REVUE  DE  PARIS. 

tionnelle  d'Isabelle  II.  Espartero  a  pris  le  parti  de  s'adresser  directement  aux 
Espagnols  par  un  manifeste  où  il  se  met  en  scène,  où  il  se  montre  en  butte  à 
toutes  les  calomnies,  à  toutes  les  attaques,  mais  où  il  se  donne  aussi  comme 
le  représentant  de  la  volonté  nationale,  avec  le  secours  de  laquelle  il  compte 
triompher  de  tous  les  obstacles.  Le  régent  rappelle  aux  Espagnols  quelles 
immenses  questions  les  nouvelles  cortès  auront  à  traiter  et  à  résoudre.  Elles 
auront  à  s'occuper  du  système  d'impôts,  de  l'organisation  de  la  force  publi- 
que et  du  pouvoir  judiciaire,  des  codes,  du  crédit  public,  du  budget,  des 
municipalités,  des  députations  provinciales,  des  prélectures,  de  la  presse,  de 
la  milice,  de  l'instruction  publique.  Il  conjure  ses  concitoyens  de  ne  donner 
leur  confiance  qu'à  des  amis  de  la  constitution,  à  des  hommes  de  raison  et 
de  bon  couseil,  inaccessibles  à  la  corruption.  Quant  à  lui,  son  désir  le  plus 
ardent,  le  duc  delà  Victoire  le  répète  encore  une  fois,  est  de  déposer  aux  pieds 
de  la  reine  Isabelle  l'autorité  qu'il  exerce  en  son  nom,  au  jour  marqué  par  la 
loi  fondamentale. 

Il  suffirait  de  ce  manifeste  d'Espartero  pour  montrer  combien  la  situation 
où  se  trouve  l'Espagne  est  exceptionnelle.  Il  y  a  dans  ce  singulier  document 
un  mélange  d'esprit  constitutionnel  et  de  fierté  dictatoriale.  C'est  avec  un 
certain  plaisir  que  le  duc  de  la  Victoire  se  met  sur  le  premier  plan;  il  rap- 
pelle les  différentes  circonstances  où  il  a  triomphé  de  ses  ennemis,  il  se  re- 
présente comme  prêt  à  voler  partout  où  éclatera  la  sédition  pour  l'étouffer  et 
la  châtier,  puis  il  recommande  à  ses  concitoyens  de  chercher  leur  salut  dans 
la  pratique  loyale  de  la  constitution.  La  presse  espagnole  a,  en  général ,  ac- 
cueilli le  manifeste  du  régent  avec  assez  d'aigreur.  Un  des  journaux  de  Ma- 
drid le  signale  comme  contraire  à  la  logique  aussi  bien  qu'aux  principes  de 
la  rhétorique  et  de  la  grammaire.  Les  ennemis  d'Espartero  continuent  tou- 
jours aussi  à  révoquer  en  doute  la  modération  de  ses  désirs  et  son  désinté- 
ressement. Le  parti  républicain,  en  Catalogne,  a  répandu  le  bruit  qu'il  se 
ménageait,  à  la  majorité  de  la  reine,  la  royauté  de  la  Havane  sous  le  protec- 
torat de  l'Angleterre.  C'est  un  peu  moins,  comme  on  le  voit,  que  le  trône  d'Es- 
pagne. Espartero  a  peut-être  senti  le  besoin,  à  la  veille  des  élections,  de  ré- 
pondre à  ces  calomnies  en  parlant  en  serviteur  zélé  de  la  constitution  et  de  la 
reine.  Pour  se  prononcer  sur  l'opportunité  et  la  convenance  de  sa  proclama- 
tion aux  électeurs ,  il  faudrait  avoir  des  élémens  qui  nous  manquent,  il  fau- 
drait mieux  connaître  l'intérieur  des  partis ,  leurs  forces  respectives,  leurs 
projets,  leurs  espérances.  La  presse  espagnole  n'est  pas  un  miroir  assez  fidèle 
des  dispositions  du  pays;  elle  est  trop  ardente,  trop  jeune,  elle  voit  dans  tout 
matière  à  attaque,  à  opposition.  Elle  peut  tromper  ceux  qui  la  consultent, 
et  cela  de  la  meilleure  foi  du  monde,  car  elle  s'abuse  elle-même;  elle  a  en- 
core de  la  candeur,  car  ceux  qui  la  représentent  écrivent  avec  emphase,  avec 
imagination. 

Le  Portugal  vient  d'être  troublé  par  une  sédition  qui  a  éclaté  à  Oporto.  Le 
motif  de  cette  émeute  est  l'augmentation  de  la  taxe  du  dixième.  Le  peuple  a 
accusé  les  assesseurs  d'avoir  élevé  les  cotes  par  cupidité,  parce  qu'ils  avaient 


REVUE  DE  PARIS.  215 

sur  chaque  cote  un  droit  progressif  en  raison  de  leur  élévation.  Le  gouverne- 
ment s'est  hâté  de  faire  connaître  par  une  proclamation  que  les  taxes  n'étaient 
pas  définitivement  arrêtées,  et  que  chaque  citoyen  pouvait,  par  les  voies 
légales,  obtenir  la  réduction  à  laquelle  il  croirait  avoir  droit.  Cette  déclara- 
tion n'a  pas  apaisé  le  peuple.  S'il  fallait  en  croire  la  presse  anglaise,  cette 
émeute  aurait  aussi  pour  motif  le  refus  du  gouvernement  portugais  d'accepter 
les  arrangemens  commerciaux  proposés  par  lord  Aherdeen.  Le  gouvernement 
portugais  se  voit  dans  la  nécessité  de  remanier  le  système  d'impôts,  d'aug- 
menter d'anciennes  taxes  et  d'en  établir  de  nouvelles.  Entre  autres  mesures 
financières,  le  baron  ïojal  a  proposé  de  rétablir  sur  le  poisson  un  droit  d'ac- 
cise que  don  Miguel  avait  aboli  en  1830.  En  voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour 
entretenir  dans  les  classes  populaires  une  dangereuse  effervescence. 

Pendant  que  les  grands  états  sont  tranquilles,  les  petits  se  mettent  en 
émoi.  Genève  a  vu  encore  une  fois  la  sédition  troubler  ses  murs.  Le  grand 
conseil  était  occupé  à  délibérer,  à  l'hôtel-de-ville,  sur  un  projet  de  loi,  quand 
une  émeute  est  venue  gronder  autour  de  l'édifice  où  l'assemblée  délibérait. 
On  annonce  qu'elle  a  été  réprimée.  A  Genève ,  le  parti  radical  semble  ne  pas 
comprendre  que  le  premier  devoir  des  hommes  qui  se  disent  les  amis  par  ex- 
cellence de  la  liberté  est  de  se  soumettre  à  la  volonté  de  la  majorité  exprimée 
par  les  voies  légales.  Il  y  a  dans  la  ville  de  Calvin  une  minorité  turbulente 
qui  ne  peut  se  résigner  à  voir  la  propriété ,  la  richesse  ,  les  lumières ,  exercer 
leur  légitime  influence.  De  là  ces  troubles  qui  reviennent  périodiquement 
agiter  et  déshonorer  la  cité  célèbre  qui ,  entre  la  France  et  l'Allemagne ,  a 
su  se  créer  une  véritable  importance  morale.  Les  amis  éclairés  de  la  Suisse 
craignent  aussi  de  voir  renaître  la  querelle  des  cantons  protestans  et  des 
cantons  catholiques  au  sujet  des  couvens.  Cependant  il  serait  du  véritable 
intérêt  de  la  confédération  de  mettre  un  terme  à  des  luttes  qui  ont  toujours 
pour  résultat  d'appeler  l'intervention  des  grandes  puissances  dans  les  affaires 
de  la  Suisse. 

En  Afrique,  dès  qu'Abd-el-Kader  a  été  convaincu  qu'une  campagne  sérieuse 
allait  être  ouverte  contre  lui,  et  que  l'hiver  n'arrêterait  pas  nos  soldats,  il  a 
disparu.  Il  faut  nous  résigner  à  cette  guerre,  où  l'ennemi  n'est  pas  invin- 
cible, mais  souvent  insaisissable.  Cependant  le  général  Bugeaud  a  singulière- 
ment augmenté  la  mobilité  de  nos  troupes  et  l'agilité  du  soldat.  Dans  cette 
dernière  circonstance  encore,  le  corps  d'expédition  qui  a  marché  sous  ses 
ordres  a  supporté  admirablement  les  fatigues  les  plus  dures  et  les  marches 
les  plus  longues.  Il  est  juste  de  dire  qu'il  n'y  a  pas  un  danger  que  n'ait  par- 
tagé le  gouverneur-général. 

—  Parmi  les  rares  ouvrages  publiés  récemment  sur  la  Chine,  il  en  est  un 
qui  mérite,  de  fixer  l'attention.  C'est  celui  de  M.  Dobel,  qui  vient  d'être  tra- 
duit du  russe  sous  le  titre  de  Sept  années  en  Chine,  par  M.  le  prince  Ga- 
litzin  (1).  M.  Dobel ,  Irlandais  de  naissance,  après  avoir  fait  plusieurs  cam- 

(t)  t  vol.  in-8°,  chez  Amyot,  éditeur,  rue  de  la  Paix. 


216  REVUE  DE  PARIS. 

pagnes  en  Pensylvanie  comme  volontaire  au  service  des  États-Unis,  céda  au 
goût  qui  l'entraînait  vers  les  expéditions  lointaines,  et  abandonna  l'état  mili- 
taire pour  visiter  les  îles  de  l'archipel  indo-chinois  et  les  côtes  de  la  Chine. 
Ses  voyages  durèrent  dix-neuf  ans,  dont  sept  furent  consacrés  à  la  Chine,  où 
il  vint  séjourner  à  trois  reprises  différentes.  11  y  a  dans  les  observations  qu'il 
publie  sur  la  politique  et  les  moeurs  du  céleste  empire  un  grand  charme  de 
franchise  et  de  bonhomie.  M.  Dobel  a  pu  voir  les  Chinois  de  fort  près,  et  il 
parle  sans  trop  d'enthousiasme  de  cette  vieille  civilisation  dont  l'Europe 
est  peut-être  à  la  veille  de  pénétrer  les  mystères.  «  Si  quelques  écrivains, 
dit-il ,  se  sont  appliqués  à  dépeindre  les  hautes  qualités  morales  de  ce  peuple, 
c'a  été  certainement  à  tort;  car  la  Chine,  dans  son  état  actuel,  est  encore  bien 
éloignée  d'une  vraie  civilisation.  »  M.  Dobel  nous  entretient  tour  à  tour  des 
usages  de  la  Chine,  de  son  commerce,  de  sa  religion  et  de  son  gouvernement; 
il  passe  ensuite  en  revue  les  principales  îles  de  l'archipel  indo-chinois,  les 
Philippines  et  les  îles  Sandwich.  Il  donne  d'intéressans  détails  sur  le  com- 
merce de  l'opium  tel  qu'il  se  faisait  à  l'époque  où  il  séjournait  à  Canton. 
«  On  apporte  annuellement,  dit-il,  quatre  mille  caisses  d'opium  tant  à  Canton 
qu'à  Macao.  Or  chaque  caisse  se  vendant  de  1,200  à  2,000  piastres  d'Espagne 
(6,480  à  10,800  fr.),  on  peut  se  faire  une  idée  de  l'énormité  du  commerce  de 
contrebande  en  Chine.  »  M.  Dobel  nous  fait  connaître  aussi  en  un  chapitre 
fort  amusant  le  cérémonial  d'un  grand  dîner  chinois,  dont  nous  ne  rappor- 
terons ici  que  le  menu.  «  On  place  sur  la  table  divers  plats  de  poisson  froid, 
comme  du  poisson  volant,  séché  et  râpé  lin,  en  forme  de  salade,  accommodé 
avec  des  champignons;  des  saucisses  coupées  par  morceaux,  des  foies  et  des 
estomacs  d'oiseaux  cuits  et  hachés  menus,  avec  une  sauce  piquante;  des  tran- 
ches de  jambon,  des  canards  salés,  des  œufs  cuits  et  coupés  par  morceaux, 
du  cerf  séché  accommodé  en  purée,  une  espèce  de  chenille  qui  se  trouve 
dans  la  canne  à  sucre,  desséchée  au  feu...  Le  second  service  commence  par 
un  potage  aux  nids  d'oiseaux,  le  mets  le  plus  cher  et  le  plus  recherché  qu'un 
Chinois  puisse  offrir  à  ses  convives...  Les  autres  plats  consistent  en  nageoires 
de  requins,  estomacs  de  poisson,  tortues,  homards,  etc.  Comme  les  princi- 
paux assaisonuemens  sont  l'ail  et  des  huiles  rances,  il  est  rare  que  ces  mets 
soient  agréables  au  goût.  »  A  côté  de  ces  pages  consacrées  aux  plus  petits 
détails  des  mœurs  chinoises,  il  s'en  trouve,  nous  le  répétons,  où  les  faits  im- 
portans,  les  aspects  plus  graves,  ne  sont  pas  omis.  En  résumé,  le  livre  de 
M.  Dobel ,  complété  par  des  notes  pleines  d'intérêt,  est  un  recueil  fort  agréa- 
ble d'observations  à  la  fois  neuves  et  piquantes  sur  la  vie  publique  et  privée 
du  céleste  empire. 


F.    BONNAIRE. 


UN 


DRAME  SUR  MER. 


Les  personnes  qui  vivaient  il  y  a  une  dizaine  d'années  à  Saint- 
Pétersbourg,  dans  les  cercles  splendides  des  trois  ou  quatre  pre- 
mières classes  de  l'état,  ont  toutes  connu  M.  de  Straden.  Il  habitait 
une  des  plus  riantes  maisons  du  quartier  de  l'Amirauté  et  donnait 
chaque  hiver  quelques  grands  bals.  C'était  un  homme  d'une  nature 
distinguée  et  bizarre.  Hollandais  de  naissance  et  Hollandais  de  cœur, 
il  avait  à  un  haut  degré  toutes  les  qualités  et  tous  les  défauts  de  sa 
nation  :  l'amour  du  travail,  l'intelligence  large  et  lucide  des  affaires, 
l'esprit  d'ordre  poussé  parfois  jusqu'à  l'extrême  parcimonie,  et  unr 
réserve  austère  dans  le  langage,  une  sorte  de  sécheresse  dans  le  re- 
gard et  de  froideur  répulsive  dans  les  manières  qui,  au  premier 
abord,  inspiraient,  à  vrai  dire,  peu  d'attrait.  Pour  pouvoir  l'appré- 
cier comme  il  le  méritait,  il  fallait  l'avoir  observé  sérieusement  dan'» 
diverses  circonstances,  l'avoir  cherché  pour  ainsi  dire  lui-même  sous 
l'enveloppe  de  glace  qui  dérobait  à  l'attention  fugitive  des  gens  du 
monde  son  esprit  élevé  et  son  cœur  excellent. 

Sa  grande  fortune  lui  venait  d'un  de  ses  oncles  qui  avait  fondé  à 
Pétersbourg  une  maison  de  commerce  avec  cette  habileté;  cette  per- 
sévérance et  cette  austère  probité  qui  distinguent  en  général  les  né- 
gocians  hollandais.  A  vingt-cinq  ans,  M.  de  Straden,  ayant  fini  ses 
études  à  Leyde  et  voyagé  en  Angleterre  et  en  France,  était  venu 
s'installer  avec  le  titre  de  chef  de  la  correspondance  chez  son  oncle 

TOME  XIV.      FEVRIER.  16 


218  REVUE    DE    PARIS. 

Quinze  ans  après,  son  oncle,  qui  avait  passé  sa  vie  dans  le  célibat, 
lui  léguait  en  mourant  son  immense  héritage.  Beaucoup  d'ambitions 
matrimoniales  s'éveillèrent  alors  autour  du  riche  banquier,  quoiqu'il 
fût  d'un  Age  un  peu  mûr.  On  pensait  que  son  oncle  seul  l'avait  em- 
pêché jusque-là  de  se  marier  et  que,  désormais  libre  de  ses  actions, 
possesseur  unique  d'une  vaste  et  honorable  fortune,  il  ne  tarderait 
pas  à  se  choisir  une  femme  dans  le  beau  monde  de  Pétersbourg.  Plus 
d'une  mère  alors  eut  pour  lui  de  douces  prévenances,  et  plus  d'un 
noble  comte,  portant  de  grosses  épaulettes  et  décoré  d'une  quantité 
d'ordres,  ne  se  serait  pas  fait  scrupule  de  donner  sa  fille  «à  ce  négo- 
ciant de  Hollande  dont  le  nom,  il  est  vrai,  n'avait  jamais  figuré  dans 
aucun  livre  de  peerage  et  aucune  statistique  nobiliaire,  mais  dont  le 
crédit  était  parfaitement  assuré  sur  toutes  les  places  de  l'Europe. 

Les  prévenances  maternelles,  les  insinuations  flatteuses,  les  demi- 
mots'prononcés  à  voix  basse  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  furent 
inutiles.  M.  de  Straden  ne  s'aperçut  pas,  ou  du  moins  n'eut  pas  l'air 
de  s'apercevoir  des  tendres  complots  tramés  contre  lui.  Cependant 
ses  cheveux  commençaient  à  grisonner,  ses  tempes  se  plissaient, 
son  regard  devenait  de  plus  en  plus  sec  et  froid,  et  mainte  belle 
jeune  fille  qui,  quelques  années  auparavant,  eût  consenti  sans  trop 
de  difficultés  à  lui  donner  sa  main ,  se  disait,  en  le  revoyant  avec  ces 
premiers  signes  de  la  vieillesse,  que  l'épouser  alors  serait  acheter  un 
peu  cher  la  fortune.  Les  parens  qui  avaient  eu  des  vues  sur  lui  se 
dirent  aussi  qu'il  ne  fallait  plus  y  songer,  que  le  neveu  mourrait  céli- 
bataire comme  l'oncle,  et  cessèrent  de  lui  présenter  la  perspective 
conjugale  qu'il  s'obstinait  à  ne  pas  voir. 

Un  beau  jour,  M.  de  Straden  partit  pour  la  Holiande  dans  le  but 
d'aller,  disait-il ,  y  régler  quelques  affaires  de  famille.  Six  mois  se 
passèrent  sans  qu'on  entendit  parler  de  lui.  Il  n'écrivait  qu'au  gérant 
de  sa  maison  et  ne  l'entretenait  que  de  ses  comptes  et  de  ses  spécu- 
lations, dans  ce  style  bref  et  sans  façon  du  commerce  qui  forme  un 
idiome  à  part.  Au  commencement  de  l'hiver,  il  revint  à  Pétersbourg, 
et  l'on  annonça  qu'il  était  marié.  Je  laisse  à  penser  la  surprise  que 
causa  cette  nouvelle ,  le  dépit  de  ceux  qui  avaient  fondé  quelques 
espérances  sur  les  intentions  matrimoniales  de  M.  de  Straden,  et  les 
commentaires  qui  s'ensuivirent.  Les  grandes  villes  ne  sont  qu'un  as- 
semblage de  petites  villes,  et  ce  qu'on  appelle  sans  épithèle  la  société, 
c'est-à-dire  le  monde  choisi,  le  monde  comme  il  faut,  n'est  qu'un 
composé  d'un  certain  nombre  de  familles  que  des  analogies  de  nais- 
sance, d'éducation,  d'habitudes,  rapprochent  l'une  de  l'autre,  qui  s'en 


REVUE  DE  PARIS.  219 

vont  régulièrement  de  salon  en  salon,  se  rencontrent  presque  chaque 
jour  et  forment  un  cercle  à  part  au  milieu  des  autres  cercles,  une 
tribu  distincte,  une  coterie.  L'oisiveté  enfante  dans  celle  société 
comme  dans  celles  d'un  ordre  inférieur,  le  même  besoin  de  : 
cuper  de  son  voisin,  de  jeter  un  regard  curieux  dans  l'intérieui 
sa  maison,  d'analyser  minutieusement  ses  faiblesses,  ses  défauts,  et 
la  vanité  lui  inspire  les  mômes  jalousies  et  les  mêmes  médisances. 
La  différence  est  que  cette  médisance  a  des  dehors  plus  gracieux, 
le  langage  plus  élégant.  Elle  porte  un  masque  de  velours  et  distille 
son  poison  dans  un  bouquet  de  fleurs.  Elle  n'assomme  pas  lour- 
dement celui  qu'elle  attaque  comme  on  le  fait  dans  la  bourgeoisie, 
elle  lui  donne  d'une  main  gantée  et  parfumée  de  délicieux  petits  coups 
d'épingle.  Pleine  de  tact,  du  reste,  et  d'esprit,  elle  ne  s'oubliera  ja- 
mais, dans  l'ardeur  de  son  escrime ,  jusqu'au  point  d'outrepasser  les 
règles  traditionnelles  du  bon  goût,  et  si  parfois  il  lui  arrive  d'engager 
une  fausse  attaque,  ou  de  s'en  prendre  à  quelqu'un  qui  la  domine 
par  une  réelle  supériorité ,  elle  ne  tentera  pas  pour  le  vaincre  des 
efforts  qui  pourraient  la  compromettre;  elle  rendra  les  armes  avec 
une  apparence  de  loyauté  toute  chevaleresque,  et  conclura  un  traité 
de  paix  avec  le  même  sourire  et  la  même  aisance  qu'elle  apportait 
un  instant  auparavant  dans  ses  vives  et  légères  escarmouches.  11  ne 
lui  est  pas  permis  de  plisser  son  joli  front,  ni  de  paraître  ulcérée  :  il 
faut  qu'elle  combatte  gaiement  et  succombe  avec  grâce  comme  le 
gladiateur  romain.  C'est  là  son  supplice  et  c'est  là  son  charme. 

lin  soir  il  y  avait  une  nombreuse  réunion  dans  un  des  salons  que 
fréquentait  habituellement  M.  de  Straden;  Ton  parlait  de  son  ma- 
riage, et  c'était  à  qui  ferait  à  ce  sujet  les  plus  graves  et  les  plus  plai- 
sans  commentaires. 

La  maîtresse  de  la  maison,  qui  aimait  et  estimait  le  banquier,  suivait 
en  silence,  mais  d'un  air  chagrin,  le  développement  de  ces  diverses 
hypothèses,  toutes  fort  peu  charitables.  Enfin ,  se  tournant  vers  un 
jeune  diplomate  qui  avait  fait  une  peinture  assez  grotesque  de  la 
société  hollandaise,  elle  lui  dit*  —  Vous  pourrez  bientôt  juger  par 
vous-même  si  M.  de  Straden  a  eu  tort  de  se  marier  en  Hollande  plutôt 
qu'en  Russie;  il  m'a  demandé  la  permission  de  me  présenter  sa  femme, 
et  je  l'attends  ce  soir. 

A  peine  avait-elle  dit  ces  mots  qu'un  valet  de  chambre,  s'avançant 
sur  le  seuil  de  la  porte  du  salon ,  annonça  M.  et  Mme  de  Straden.  Ce 
nom  produisit  sur  toute  la  société  une  sorte  de  mouvement  élec- 
trique. Tous  les  regards  furent  fixés  sur  l'étrangère,  et  en  un  clin 

16. 


î>20  REVUE   DE  PARIS. 

il'œil  tout  le  monde  l'avait  examinée  des  pieds  à  la  tète.  C'était  un 
moment  solennel,  un  de  ces  momens  qui  décident  du  succès  d'une 
femme  dans  la  société  ou  lui  imposent  pour  long-temps,  si  ce  n'est 
pour  toujours,  des  relations  difficiles.  Mme  de  Straden  le  sentit,  et 
une  légère  rougeur  passa  sur  ses  joues  lorsque,  entrant  dans  le 
salon,  elle  se  vit  l'objet  d'une  telle  curiosité;  mais  il  n'y  avait  dans 
son  émotion  qu'une  modestie  pudique  et  nulle  apparence  d'embarras. 
Elle  s'avança  avec  grâce  au-devant  de  la  maîtresse  de  la  maison , 
qui  venait  à  sa  rencontre,  salua  d'une  façon  à  la  fois  aimable  et 
digne  les  différentes  personnes  auxquelles  elle  fut  tour  à  tour  pré- 
sentée, puis  s'assit  dans  un  fauteuil  de  l'air  d'une  femme  qui  a  vécu 
assez  dans  le  monde  pour  savoir  qu'elle  n'y  est  pas  déplacée.  Des 
iiverses  parties  du  salon  des  regards  scrutateurs  continuaient  à  la 
livre  dans  chacun  de  ses  mouvemens,  et  sans  y  prendre  garde,  sans 
s'en  douter  elle-même,  elle  déjouait  tous  les  efforts  de  cette  sévère 
inquisition.  Sa  toilette  était  d'une  simplicité  et  d'un  goût  irrépro- 
chable, son  pied  petit;  sa  main,  autant  qu'on  pouvait  en  juger  par 
ses  gants  blancs  effilés  et  plissés  à  la  racine  des  ongles,  devait  avoir 
toutes  les  qualités  d'une  main  aristocratique.  Sa  taille  était  svelte  et 
légère,  et  sa  figure,  sans  être  régulièrement  belle,  avait  un  grand 
charme.  C'était  une  de  ces  chastes  et  paisibles  figures  qui  ne  frappent 
pas  au  premier  abord ,  qui  ne  produisent  pas  dans  un  salon  l'effet 
éclatant  d'une  beauté  méridionale,  mais  qui  attirent  doucement  le  re- 
gard et  éveillent  dans  le  cœur  de  celui  qui  les  observe  une  religieuse 
pensée.    Mme  de  Straden  touchait  à  sa  vingt-huitième  année.  Ses 
joues  n'avaient  plus  la  vive  fraîcheur  de  la  première  jeunesse,  son 
front  était  pâle,  et  sous  ses  longues  boucles  de  cheveux  blonds  on 
pouvait  déjà  distinguer  les  premiers  indices  de  quelques  rides  nais- 
santes. Mais  ce  visage  plus  sérieux  qu'animé,  ces  lèvres  sur  lesquelles 
un  modeste  sonrire  passait  de  temps  à  autre  comme  un  rayon  fugitif, 
ces  yeux  calmes  et  limpides,  offraient  une  indicible  expression  de 
candeur  virginale,  de  bienveillance  touchante,  de  mélancolie,  et  il  y 
avait  dans  sa  voix  des  vibrations  tendres  et  un  peu  plaintives  qui  s'ac- 
cordaient  parfaitement  avec  l'ensemble  de  sa  physionomie.  Cepen- 
dant, en  observant  de  plus  près  cette  figure  si  suave,  ce  regard  si 
doux  et  si  velouté,  on  y  distinguait  par  intervalles  une  sorte  de  fierté 
noblement  contenue  et  une  expression  énergique,  indice  d'une  na- 
ture ardente  et  résolue. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  Mme  de  Straden  se  leva  pour  sortir,  et 
«eux  qui,  en  la  voyant  paraître,  l'observaient  avec  une  froide  curio- 


REVUE    DE   PARIS.  221 

site,  la  saluèrent  à  son  départ  avec  une  respectueuse  sympathie. 
Dès  ce  moment  une  place  honorable  lui  était  assurée  dans  le  monde, 
où  elle  venait  de  faire  son  entrée;  elle  avait  captivé  l'attention  des 
hommes  sans  éveiller  la  jalousie  dans  le  cœur  des  femmes. 

Dès  qu'elle  fut  sortie,  elle  devint  le  sujet  d'un  entretien  tout  autre 
que  celui  qui  avait  précédé  son  arrivée.  Le  diplomate  affirma  d'un 
ton  capable  que  c'était  une  Hollandaise  d'une  race  à  part.  Le  gen- 
tilhomme titré  dit  qu'elle  semblait  posséder  les  bonnes  manières 
de  l'aristocratie,  et  la  grande  dame  à  qui  elle  avait  adressé  quelques 
paroles  flatteuses  eut  le  courage  d'avouer  que  M.  de  Straden  ne  pa- 
raissait pas  avoir  fait  un  mauvais  choix.  La  maîtresse  de  la  maison 
écoutait  avec  une  secrète  satisfaction  et  une  sorte  de  triomphe  ces 
éloges  accordés  à  la  femme  de  son  ami,  et  se  promettait  de  la  cha- 
peronner dans  la  société.  Mais  pourquoi  donc  est-elle  si  pâle?  s'écria 
tout  à  coup  un  jeune  homme  qui,  dès  le  montent  où  elle  était  entrée 
dans  le  salon,  l'avait  observée  dans  un  profond  silence.  Ce  pourquoi 
donc  est-elle  si  pâle?  ouvrit  la  porte  a  une  foule  de  commentaires, 
qui,  d'hypothèses  en  hypothèses,  devinrent  bientôt  autant  de  cha- 
pitres de  roman.  Cette  jeune  femme,  qu'on  se  représentait  naguère 
sous  une  forme  peu  flatteuse,  on  la  plaignait  à  présent,  on  la  re- 
gardait comme  une  pauvre  victime  sacrifiée  à  l'ambition  de  ses  pa- 
rens,  à  l'égoïsme  du  banquier.  L'intérêt  qu'elle  inspirait  se  tournait 
en  récriminations  contre  son  mari,  et  comme  au  fait  on  ne  connais- 
sait ni  ses  antécédens  ni  la  manière  dont  son  mariage  s'était  conclu, 
les  gens  du  monde  pouvaient,  sans  trop  de  scrupule,  faire  d'elle  dans 
leur  charité  l'héroïne  d'un  drame,  l'Iphigénie  d'une  maison  de 
banque,  et  les  suppositions  fabuleuses,  poétiques,  larmoyantes,  la 
suivirent  de  salon  en  salon  jusqu'au  jour  où  un  jeune  Russe  arrivant, 
de  Hollande,  les  ramena  plus  près  de  l'exacte  vérité. 

—  Mme  de  Straden  appartient,  dit-il,  aune  ancienne  famille  dont  le 
nom  se  trouve  à  différentes  époques  inscrit  avec  honneur  dans  les 
annales  néerlandaises.  Depuis  une  trentaine  d'années,  cette  famille 
avait  subi  de  grands  revers.  En  1795,  celui  qui  en  était  le  chef  avait 
employé  la  majeure  partie  de  sa  fortune  à  soutenir  la  cause  de  la 
maison  d'Orange,  et  était  mort  de  douleur  en  voyant  les  Français 
envahir  la  Hollande.  Deux  de  ses  fils  avaient  succombé  en  combat- 
tant contre  l'armée  de  Pichegru,  et  le  troisième,  qui  était  le  père  de 
MMe  de  Straden,  ayant  perdu  son  héritage  par  de  fausses  spécula- 
tions, s'était  retiré  aux  environs  de  Harlem,  dans  une  petite  terre, 
dernier  débris  d'une  fortune  jadis  colossale,  et  y  vivait  fort  modeste- 


222  REVUE    DE   PARIS. 

ment  avec  trois  ou  quatre  filles  et  autant  de  garçons.  M.  de  Straden , 
qui  lui  est  allié  de  loin,  allait  souvent  le  voir  dans  le  temps  qu'il  étu- 
diait à  Leyde,  et  il  prenait  sur  ses  genoux  la  petite  fille  qui  est  au- 
jourd'hui sa  femme,  et  promettait  de  l'épouser  lorsqu'elle  serait 
grande.  Cette  promesse  qu'il  semblait  faire  en  riant  lui  est  toujours 
restée  dans  le  cœur.  Chaque  année  il  écrivait  régulièrement  à  son 
futur  beau-père,  et  demandait  des  nouvelles  de  sa  petite  fiancée.  En 
même  temps  il  usait  de  son  titre  de  parent  pour  venir  au  secours  de 
cette  pauvre  et  honnête  famille.  Il  payait  la  pension  d'un  fils  dans 
une  école,  l'équipement  d'un  autre  dans  la  marine,  et  dotait  une 
des  filles  mariée  naguère  avec  un  avocat.  Tant  que  vécut  son  oncle, 
il  continua  à  demander,  dans  des  termes  en  apparence  plus  légers 
que  sérieux,  la  main  de  la  blonde  enfant  qu'il  aimait  dans  sa  jeu- 
nesse. Son  oncle  mort,  il  changea  subitement  de  langage.  Il  écrivit 
encore,  mais  froidement  et  d'un  air  contraint;  si  bien  que  les  parens 
de  sa  femme,  pensant  qu'il  était  peut-être  embarrassé  des  promesses 
qu'il  avait  faites  et  qu'il  était  alors  parfaitement  libre  de  réaliser, 
évitaient  en  lui  répondant  de  dire  le  moindre  mot  de  leur  fille.  Au 
bout  de  quelques  années,  ils  reçurent  une  lettre  de  lui  plus  tendre, 
plus  empressée  que  toutes  les  autres.  Il  annonçait  son  départ  pour 
la  Hollande,  et  demandait  formellement  à  épouser  celle  qu'il  appelait 
toujours  sa  petite  liancee.  Sa  demande  fut  agréée  avec  bonheur  sans 
doute  par  les  parens,  et  probablement  avec  reconnaissance  par  la 
jeune  fille.  On  dit  qu'à  l'âge  de  vingt  ans  elle  avait  éprouvé  une  vive 
inclination  pour  un  officier  fort  distingué  qui  était  en  garnison  à 
Harlem,  et  qui  l'avait  demandée  en  mariage.  Malheureusement  le 
jeune  homme  n'avait  d'autre  fortune  que  son  mérite  et  ses  épaulettes. 
Ses  parens  et  ceux  de  la  jeune  personne  travaillèrent  d'un  commun 
accord  à  empêcher  une  union  qui  livrait  leurs  enfans  à  la  misère. 
L'officier  reçut  un  ordre  du  roi  qui  l'envoyait  à  Java.  La  jeune  fille, 
en  apprenant  cette  nouvelle,  tomba  malade  et  faillit  mourir.  Plu- 
sieurs personnes  assurent  que  M.  de  Straden  apprit  en  Russie  tous 
les  détails  de  cette  histoire  d'amour,  et  expliquent  ainsi  la  froideur 
qu'il  manifesta  tout  à  coup  dans  ses  relations  avec  une  famille  à 
laquelle  il  avait  sans  cesse  témoigné  l'attachement  le  plus  vif  et  le 
plus  dévoué.  Cependant  ce  ne  sont  là  que  des  ouï-dire.  Le  fait  est 
que  si,  comme  on  l'affirme,  Mme  de  Straden  a  éprouvé  les  orages  de 
l'amour,  elle  a  su  du  moins  garder  une  réputation  intacte,  et  tous  ceux 
qui  l'ont  connue  en  Hollande  lui  conservent  une  entière  estime. 
Ces  paroles  du  voyageur  russe  produisirent  dans  la  société  diverses 


REVUE   DE    PARIS.  223 

impressions.  Plusieurs  personnes  ne  virent  dans  le  mariage  de  Mme  de 
Stradcn  que  la  fin  d'un  roman  d'amour;  d'autres  le  continuèrent  à 
plaisir,  et  attribuèrent  sa  pâleur,  son  air  habituel  de  souffrance,  à  un 
malaise  moral,  à  des  regrets  profonds,  à  des  désirs  péniblement  con- 
tenus. Cependant  toute  sa  conduite  envers  son  mari  démentait  ces 
suppositions.  Dans  le  monde,  elle  était  sans  cesse  pour  lui  pleine  de 
déférence,  le  suivant  docilement  partout  où  il  voulait  la  conduire, 
interrogeant  ses  regards,  épiant  ses  désirs,  obéissant  à  ses  moindres 
signes  avec  une  soumission  d'enfant.  Dans  son  intérieur,  c'était  la 
même  soumission  respectueuse  avec  plus  de  tendresse  et  d'expan- 
sion. Elle  avait  du  reste  un  entretien  spirituel  et  aimable,  et  si  son 
regard  conservait  toujours  une  expression  mélancolique,  cette  mé- 
lancolie n'avait  rien  d'amer,  et  lui  donnait  aux  yeux  de  beaucoup  de 
gens  un  attrait  de  plus. 

Un  an  après  son  arrivée  à  Pétersbourg,  elle  devint  mère  d'une 
fille.  La  marraine  qu'on  lui  choisit  s'appelait  Albertine.  Mme  de 
Straden  insista  pour  que  son  enfant  portât  un  autre  nom,  et  on 
l'appela  Charlotte.  La  naissance  de  cette  fille  combla  de  joie  le  cœur 
du  banquier,  et  lui  donna  pour  ainsi  dire  une  nouvelle  vie  et  une 
nouvelle  jeunesse.  Lui  qu'on  avait  toujours  connu  si  grave,  si  préoc- 
cupé de  ses  affaires,  devint  riant  et  animé.  ïl  quittait  son  comptoir, 
il  abandonnait  sa  correspondance  à  un  commis  pour  courir  auprès  du 
berceau  de  sa  fille,  prendre  ses  petites  mains  dans  les  siennes,  contem- 
pler son  visage  rose,  lui  dire  toutes  sortes  de  tendresses  qu'elle  ne 
comprenait  pas  encore,  et  l'embrasser  avec  amour  en  la  remerciant 
de  l'avoir  si  bien  compris.  Son  bonheur  augmenta  à  mesure  que  sa 
fille  commença  à  se  développer.  Il  la  pressait  avec  une  sorte  d'ivresse 
sur  son  sein,  il  se  courbait  sur  le  parquet  pour  lui  apprendre  à 
marcher.  Puis  c'étaient  des  discours  sans  fin ,  des  cajoleries  comme 
celles  d'un  amant  à  sa  maîtresse;  il  lui  parlait  de  la  Hollande  et  de 
la  Russie,  il  voulait  lui  bâtir  un  château  dans  le  parc  de  Harlem,  et 
un  pavillon  plus  beau  que  le  palais  de  l'empereur  dans  le  jardin 
d'été.  Sa  femme  et  ses  amis  souriaient  de  ses  tendres  enfantillages, 
et  lui-même  s'en  moquait  gaiement.  —  Que  voulez-vous?  disait-il; 
cette  petite  fille  a  chassé  loin  de  moi  la  froide  vieillesse  et  le  souci 
des  chiffres.  Il  me  semble  que  je  n'ai  point  de  cheveux  blancs  sur 
la  tête  et  point  de  registres  de  commerce  dans  ma  maison,  que  je 
suis  jeune  et  léger  comme  lorsque  j'étudiais  à  Leyde,  et  j'attends 
qu'elle  puisse  courir  pour  aller  avec  elle  courir  après  les  papillons 
sur  les  bords  de  la  Neva. 


224  REVUE  DE  PARIS. 

Si,  comme  on  le  dit,  les  femmes  sont  surtout  heureuses  du  bon- 
heur qu'elles  donnent,  nulle  femme  ne  devait  avoir  le  cœur  plus  sa- 
tisfait que  Mœe  de  Straden,  car  elle  avait  acquitté  au  centuple  la  dette 
de  reconnaissance  contractée  par  sa  famille  envers  son  mari;  elle 
avait  fait  pour  lui  d'une  existence  solitaire,  soucieuse,  fatiguée,  une 
vie  d'enchantement,  et  elle  pouvait  contempler  son  œuvre  avec  or- 
gueil, car  cette  œuvre  n'avait  peut-être  pas  été  entreprise  sans 
quelque  effort,  ni  poursuivie  de  temps  à  autre  sans  quelque  pensée 
de  résignation.  Joie  de  la  famille,  pouvoir  de  la  fortune,  jeunesse, 
beauté,  succès,  tout  enfin  semblait  lui  sourire,  tout;  mais  au  milieu 
de  cette  vie  si  complète  en  apparence,  si  riche  et  si  riante,  Mme  de 
Straden  conservait  un  désir  inquiet,  ardent,  qui  souvent  occupait  sa 
pensée  dans  ses  veilles  et  dans  ses  rêves,  et  souvent  jetait  une  ombre  de 
tristesse  sur  son  front.  Elle  aurait  voulu  revoir  son  pays  de  Hollande, 
sa  maison,  ses  parens;  plusieurs  fois  elle  avait  exprimé  à  demi-mot 
cette  pensée  à  son  mari ,  et  tantôt  il  avait  affecté  de  ne  pas  la  com- 
prendre, tantôt  il  avait  pris  un  air  froid  et  sévère,  et  la  pauvre  femme 
s'était  tue.  Depuis  long-temps  elle  n'osait  plus  renouveler  une  ten- 
tative dont  elle  n'espérait  plus  aucun  succès;  et  quand  ses  désirs  de 
voyage  se  présentaient  à  son  esprit,  elle  essayait  de  les  éloigner  d'elle, 
de  les  oublier.  Une  lettre  qu'elle  reçut  de  sa  sœur  leur  donna  un 
nouvel  essor  et  affermit  sa  volonté;  sa  sœur  lui  écrivait  que  leurs  pa- 
rens venaient  de  passer  un  triste  hiver,  qu'ils  avaient  été  tous  deux  très 
malades,  qu'ils  parlaient  souvent  avec  douleur  de  leur  fille  chérie  qui 
était  si  loin  d'eux,  et  qu'ils  voudraient  revoir  avant  de  mourir. 

Mme  de  Straden  s'en  alla  fondant  en  larmes  montrer  cette  lettre  à 
son  mari.  Il  la  lut  avec  attendrissement  et  lui  dit:  —  Oui,  je  le  vois, 
il  faut  que  vous  alliez  porter  encore  un  rayon  de  joie,  une  pensée  de 
consolation  dans  le  cœur  de  vos  vieux  parens;  mais  il  est  de  toute 
impossibilité,  à  présent,  que  je  vous  accompagne.  Comment  faire? 
—  Ah!  dit  Mrae  de  Straden,  j'obéis  à  une  pensée  qui  donne  du  Cou- 
rage; que  j'aie  seulement  un  domestique,  une  femme  de  chambre, 
et  j'irai  sans  crainte  là  où  je  crois  que  mon  devoir  à  présent  m'ap- 
pelle. —  Et  Charlotte?  —  Charlotte!  vous  m'accorderez  bien  la  joie 
de  l'emmener  avec  moi,  pour  qu'elle  réjouisse  le  cœur  de  mes  pa- 
ïens, et  reçoive  leur  bénédiction.  —  Non,  je  ne  puis  me  séparer  à  la 
fois  de  tout  ce  qui  m'est  cher,  de  tout  ce  qui  fait  ma  vie,  de  vous  et 
de  ma  fille.  Si  vous  êtes  décidée  à  entreprendre  ce  long  voyage,  j'y 
consens,  mais  je  garde  Charlotte.  — Soit,  dit  la  pauvre  mère;  aussi 
bien  je  n'aurais  pas  le  courage  de  vous  laisser  seul,  je  vous  abau- 


REVUE  DE  PARIS.  225 

donne  donc  ma  fille,  et  je  reviendrai  dans  peu  de  temps  près  de  vous 
et  près  d'elle  pour  ne  plus  vous  quitter. 

Une  fois  le  voyage  décidé,  M.  de  Straden  s'en  occupa  avec  autant 
de  zèle  que  s'il  l'avait  lui-même  désiré.  Il  savait  qu'une  frégate  hol- 
landaise était  arrivée  récemment  à  Pétersbourg,  et  devait  bientôt 
retourner  à  Rotterdam.  Il  avait  connu  autrefois  le  capitaine  de  cette 
frégate,  et,  quoiqu'il  n'eût  eu  aucune  relation  avec  lui  depuis  plu- 
sieurs années,  il  sortit  pour  aller  le  voir,  s'informer  si  sa  femme  pou- 
vait obtenir  une  place  à  bord  pour  faire  la  traversée,  et  s'assurer  par 
lui-même  qu'elle  serait  convenablement  traitée.  Le  capitaine  ac- 
cueillit avec  empressement  la  proposition  de  M.  de  Straden.  Il  avait 
déjà,  disait-il,  plusieurs  passagers,  tous  gens  de  bonne  compagnie. 
Il  lui  restait  auprès  de  la  salle  du  conseil  une  jolie  chambre  fort  com- 
fortable  qu'il  serait  heureux  d'abandonner  à  Mme  de  Straden ,  et  il  lui 
offrit  une  place  à  sa  table.  —  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  assurer, 
ajouta-t-ii ,  que  je  connais  les  devoirs  qui  me  sont  imposés  par  la  pré- 
sence d'une  femme  à  bord  de  ma  frégate,  et  que  Mme  de  Straden  sera 
sans  cesse  entourée  ici  de  tous  les  égards,  de  tout  le  respect  qu'elle 
mérite. 

Le  lendemain,  le  capitaine  dînait  chez  le  banquier,  et  se  montrait 
plus  empressé  encore  dans  ses  offres,  plus  large  dans  ses  promesses. 
Trois  semaines  après,  la  jeune  femme  s'embarquait  avec  lui.  Son 
mari  la  suivit  jusque  sur  le  quai,  le  cœur  oppressé,  l'œil  humide  de 
larmes;  elle  éprouvait  une  émotion  non  moins  douloureuse,  et  plus 
d'une  fois  l'idée  lui  vint  de  renoncer  à  son  voyage,  de  rester  aux 
lieux  où  le  ciel  lui  avait  donné  tant  de  bonheur;  puis  il  lui  semblait 
qu'un  devoir  filial  l'appelait  ailleurs.  Elle  serra  en  sanglotant  son 
mari  et  son  enfant  contre  son  cœur,  détourna  la  tête,  et  partit. 

Malheureusement,  le  commandant  de  la  frégate  ne  méritait  pas 
la  confiance  que  le  banquier  lui  avait  accordée.  Dès  le  moment  où  il 
avait  vu  Mme  de  Straden  si  jeune,  si  gracieuse  et  si  belle,  à  côté  de 
son  vieil  époux,  il  avait  senti  s'élever  en  son  cœur  des  rêves  tumul- 
tueux qu'il  n'essaya  pas  même  de  combattre,  et  qui  devaient  le  faire 
manquer  à  un  devoir  sacré,  à  un  devoir  d'honneur  et  de  loyauté. 

A  peine  avait-il  navigué  pendant  une  demi-journée  sur  le  golfe 
de  Finlande,  qu'il  commença  à  avoir  pour  Mme  de  Straden  des  atten- 
tions qn'elle  regarda  d'abord  comme  une  politesse  un  peu  obsé- 
quieuse, mais  qui  prirent  le  lendemain  et  les  jours  suivans  un  carac- 
tère dont  elle  se  sentit  bientôt  vivement  alarmée.  Elle  essaya  de 
répondre  en  riant  aux  complirnens  qu'il  lui  adressait,  et  il  prit  un  ton 


226  REVUE  DE   PARIS. 

sérieux  qui  écartait  toute  apparence  de  plaisanterie.  Elle  lui  parla 
alors  avec  une  austère  dignité,  il  répondit  par  un  ardent  aveu.  La 
pauvre  femme  s'enfuit  tout  effrayée  dans  sa  chambre,  et  déplora 
amèrement  l'idée  qu'elle  avait  eue  de  se  placer,  pour  ainsi  dire, 
sous  les  ordres  d'un  homme  qui  trahissait  si  cruellement  son  espoir 
et  sa  confiance.  Qu'allait-eile  devenir  pendant  le  cours  de  ce  long 
trajet?  Comment  échapper  aux  poursuites  de  cet  homme,  investi  sur 
son  bâtiment  d'une  autorité  absolue?  Où  trouver  un  refuge  contre 
ses  désirs  insensés  et  ses  prétentions?  Si  elle  s'enfermait  dans  sa 
chambre,  il  pouvait  venir  frapper  à  chaque  heure  du  jour  à  sa  porte 
et  la  forcer  à  le  recevoir;  si  elle  montait  sur  le  pont,  elle  voyait  les 
matelots,  les  officiers,  les  passagers  même,  s'écarter  à  l'approche  du 
capitaine,  et  se  trouvait  seule  avec  lui.  La  malheureuse  se  jeta  à 
genoux,  invoqua  le  ciel  avec  ferveur,  puis  resta  plongée  dans  un 
abîme  de  réflexions  auxquelles  un  sentiment  de  foi  et  de  piété  pou- 
vait seul  apporter  quelque  adoucissement. 

Huit  jours  après  son  départ  de  Pétersbourg,  la  frégate  s'arrêta 
dans  la  rade  de  Stockholm.  Le  capitaine  fit  armer  son  canot,  et  des- 
cendit à  terre  avec  un  de  ses  officiers.  Une  idée  lumineuse  s'éveilla 
tout  à  coup  dans  l'esprit  de  la  jeune  femme  :  c'était  de  profiter  de  ce 
moment  de  halte  pour  fuir  ce  bâtiment  fatal,  où  elle  ne  vivait  plus 
que  dans  l'angoisse,  d'acheter  une  voiture  à  Stockholm,  et  de  s'en 
aller  par  le  Danemark  et  i'Allemagne  en  Hollande.  Toute  fière  et 
radieuse  de  ce  projet,  qui  en  un  instant  était  éclos  et  avait  mûri  dans 
son  esprit,  elle  alla  demander  à  l'officier  de  quart  une  chaloupe  pour 
se  rendre  à  Stockholm.  Mais  le  capitaine  avait,  en  parlant,  ordonné 
formellement  qu'on  ne  laissât  descendre  personne  à  terre,  et  aucun 
de  ses  subordonnés  n'aurait  osé  enfreindre  cet  ordre.  Dès  qu'il  re- 
vint, Mmc  de  Straden  courut  au-devant  de  lui,  et  lui  exprima  son 
désir  avec  toute  l'ardeur  que  lui  donnaient  l'angoisse  qu'elle  avait 
subie  et  les  craintes  qu'elle  gardait  pour  l'avenir. 

—  Impossible,  madame,  répondit-il  d'un  ton  glacial.  Le  vent  es( 
bon,  nous  mettons  à  la  voile  dans  quelques  instans,  et  pour  rien  au 
monde  je  ne  voudrais  retarder  notre  départ  d'une  minute.  J'attends 
seulement,  ajoula-l-il  avec  une  sorte  de  dédain  orgueilleux. 
nouveau  passager  qu'on  me  force  de  prendre  avec  moi,  un  simyUi 
capitaine  d'artillerie,  qui  doit,  selon  les  instructions  de  notre  n*i- 
nistre,  manger  à  ma  table.  11  n'y  a  plus  de  rang  et  plus  de  hiérarchie. 
—  Puis,  se  tournant  vers  un  de  ses  officiers  :  —  Lieutenant,  cfcit-U , 
faites  tout  préparer  pour  l'appareillage,  et  dès  que  vous  verre/,  venir 


REVUE  DE  PARIS.  227 

le  canot  de  ce  passager,  mettez  les  matelots  au  cabestan.  —  Et,  sans 
écouter  les  prières  de  la  jeune  femme,  sans  s'inquiéter  de  son  émo- 
tion, de  ses  larmes,  il  la  quitta  brusquement,  et  descendit  dans  sa 
chambre. 

MŒe  de  Straden  resta  sur  le  pont  dans  une  sorte  d'anéantissement. 
Elle  venait  de  perdre  une  espérance  que  Dieu  lui-môme  semblait 
avoir  éveillée  dans  son  cœur,  et  se  voyait  condamnée  de  nouveau  à 
une  lutte  affreuse  dont  l'idée  seule  la  faisait  frémir.  La  tète  appuyée 
sur  sa  main,  le  visage  pâle,  l'œil  immobile,  elle  songeait  au  temps 
qu'elle  aurait  à  passer  avant  de  toucher  le  sol  de  la  Hollande,  aux 
douleurs  qu'elle  éprouverait  à  se  trouver  chaque  jour  face  à  face  avec- 
cet  homme  dont  l'insolent  amour  lui  inspirait  un  sentiment  d'hor- 
reur et  de  mépris. 

Elle  fut  tirée  de  sa  pénible  rêverie  par  le  coup  de  sifflet  du  contre- 
maître qui  annonçait  l'approche  du  nouveau  passager.  Sans  y  songer, 
elle  tourna  machinalement  ses  regards  du  côté  de  l'échelle  par  où  il 
devait  monter;  quelle  fut  sa  surprise,  son  saisissement,  lorsqu'elle 
le  vit  poser  le  pied  sur  le  pont  et  qu'elle  reconnut  en  lui  l'officier  de 
Harlem  qu'elle  avait  tant  aimé  !  —  Dieu  soit  loué  !  s'écria-t-elle,  voilà 
mon  sauveur!  —  Puis,  au  même  instant,  le  souvenir  trop  subit  et 
trop  violent  du  passé  lui  serra  le  cœur,  et  elle  tomba  sans  connais- 
sance sur  le  banc  où  elle  était  assise. 

Le  lendemain  elle  se  promenait  sur  le  pont  avec  le  jeune  officier 
d'artillerie,  essayant  de  prendre  un  air  dégagé  et  un  langage  riant, 
tandis  qu'elle  démentait  elle-même  sans  y  prendre  garde  sa  légèreté 
apparente  par  la  douloureuse  expression  de  son  visage,  par  un  soupir 
profond  qui  de  temps  à  autre  s'échappait  de  son  sein  oppressé.  —  Ne 
parlons  plus,  monsieur  Albert,  disait-elle,  de  ce  qui  m'est  arrivé 
hier.  C'était  une  indisposition  accidentelle,  qui  maintenant,  comme 
vous  voyez,  est  complètement  passée.  Parlons  plutôt  de  vous;  dites- 
moi  quelque  chose  de  votre  situation  ;  dites-moi  que  vous  êtes  heu- 
reux, marié,  ajouta-t-elle  d'une  voix  timide  et  en  baissant  la  tête 
comme  si  elle  n'osait  le  voir  en  lui  adressant  cette  question. 

—  Heureux!  marié!  reprit  Albert  en  attachant  sur  elle  un  regard 
triste  et  pensif.  Hélas  !  ce  sont  des  mots  qui  résonnent  singulièrement 
à  mon  oreille,  et  dont  il  me  semble  parfois  que  je  ne  comprends  plus 
le  sens.  Dieu  m'est  témoin  pourtant  que,  lorsqu'il  m'a  fallu  renoncer 
au  seul  espoir  qui  m'ait  jamais  charmé  dans  le  monde,  je  ne  me  suis 
point  abandonné  à  une  lâche  faiblesse.  Non  ;  j'ai  recueilli  d'une  main 
courageuse  tous  les  débris  de  mon  bonheur  passé,  tous  les  rêves  qui 


228  REVUE  DE  PARIS. 

pouvaient  encore  bercer  mon  cœur  malade  et  tromper  mon  imagi- 
nation. A  la  place  de  cet  édifice  magique  que  nos  mains  élevaient 
ensemble  et  où  nous  placions  tous  deux  l'avenir  dans  un  sanctuaire 
d'amour,  j'ai  voulu  me  créer  un  refuge  solitaire  où,  à  défaut  de  la 
joie,  je  cherchais  la  résignation,  et  cette  résignation,  dernier  appui 
de  l'homme  qui  a  perdu  tout  ce  qu'il  aimait,  je  n'ai  pu  l'acquérir. 
J'ai  suivi  le  conseil  des  philosophes,  ces  grands  connaisseurs  de 
l'ame  humaine  qui  indiquent  comme  un  remède  souverain  pour  les 
maladies  morales  l'étude  et  les  voyages.  Je  me  suis  jeté  avec  une 
ardeur  désespérée  dans  les  études  les  plus  abstraites;  puis  j'ai  erré 
de  lieu  en  lieu,  j'ai  été  d'une  zone  à  l'autre,  des  riantes  contrées 
de  l'Orient  aux  sombres  climats  du  Nord;  je  me  suis  attaché  à  des 
idées  d'ambition,  j'ai  rêvé  la  gloire,  la  fortune,  le  pouvoir;  eh  bien  ! 
que  vous  dirai-je?  tous  mes  efforts  ont  été  impuissans.  Quand  j'avais 
passé  des  jours  et  des  nuits  courbé  sur  les  livres  de  la  science,  je  me 
relevais  avec  une  fatigue  extrême;  je  me  sentais  l'esprit  si  abattu,  le 
cœur  si  vide!  et  je  repoussais  avec  un  amer  dédain  ces  inutiles  in- 
strumens  de  la  sagesse  humaine.  Quand  je  voyageais  à  travers  les 
régions  les  plus  belles  et  les  plus  variées,  il  me  semblait  que  j'errais 
comme  une  ombre  à  la  recherche  d'une  félicité  idéale  que  je  ne  pou- 
vais atteindre.  Quand  un  jour  je  suis  devenu  riche  par  la  mort  d'un 
parent  éloigné  à  qui  il  a  plu  de  me  léguer  sa  fortune,  quand  le  roi  m'a 
appelé  auprès  de  lui  et  a  daigné  me  dire  qu'il  avait  observé  avec  in- 
térêt quelques-uns  de  mes  travaux ,  qu'il  prendrait  soin  lui-même  de 
mon  avenir,  de  mon  avancement,  je  n'ai  senti  que  la  douleur  de  ne 
pouvoir  partager  avec  vous  ces  biens  superflus  que  le  sort  m'accor- 
dait trop  tard.  Partout  où  j'ai  été,  dans  tous  les  essais  que  j'ai  faits 
pour  me  vaincre  moi-même,  pour  trouver  le  repos  et  l'oubli,  je  n'ai 
vu  qu'une  image,  une  image  adorée,  insaisissable;  je  n'ai  entendu 
qu'une  voix  qui  retentissait  jusqu'au  fond  de  mon  cœur,  et  à  chacun 
de  mes  nouveaux  rêves  je  m'écriais  :  Mensonge!  mensonge!  le  bon- 
heur n'est  pas  là.  Oh  !  Élise,  et  vous  me  demandez  si  je  suis  heureux? 
marié"?  —  Oui,  une  fois,  continua-t-il  en  s'efforçant  de  donner  à  ses 
paroles  un  accent  plus  calme,  une  fois  j'ai  voulu  aussi  tenter  ce  moyen 
de  salut.  J'étais  à  Java,  lorsque  j'appris  votre  union  avec  le  riche 
banquier  de  Pétersbourg;  j'allais  souvent  dans  la  maison  d'un  de  nos 
compatriotes  où  il  y  avait  une  jeune  lille  douce  et  candide  qui,  sans 
que  je  lui  eusse  jamais  fait  la  moindre  confidence  de  ma  misère,  sem- 
blait la  deviner,  et  me  regardait  parfois  avec  une  expression  de  sym- 
pathie sincère  et  touchante.  J'ai  voulu  l'aimer;  j'ai  sonyé  à  t'épouser. 


REVUE  DE  PARIS.  22U 

La  pauvre  enfant  répondait  avec  un  naïf  abandon  à  mes  avances,  et 
je  voyais  que  ,  quand  j'en  viendrais  à  prononcer  le  mot  décisif,  elle 
m'écouterait,  mais  je  n'ai  pas  eu  le  courage  d'en  venir  à  cette  dernière 
extrémité.  J'ai  eu  pitié  de  cette  innocente  créature;  j'ai  senti  que  je  ne 
lui  donnerais,  en  échange  d'un  cœur  jeune  et  dévoué,  qu'un  cœur  tor- 
turé par  le  regret,  possédé  par  un  autre  amour,  et  je  me  suis  '■ioigné. 

—  De  grâce!  de  grâce!  s'écria  Mme  de  Straden,  qui  avait  écouté  ce 
récit  avec  une  agitation  toujours  croissante,  de  grâce,  ne  parlez  plus 
du  passé,  ne  me  dépeignez  pas  ainsi  vos  souifrances.  Moi,  j'ai  souf- 
fert aussi;  j'ai  eu  comme  vous  un  rude  combat  a  soutenir. 

—  Je  le  crois,  dit  Albert,  et  jamais,  oh!  jamais,  dans  mes  plus 
grandes  douleurs,  je  ne  vous  ai  accusée.  Je  savais  tout  ce  qu'il 
y  avait  en  vous  de  loyauté  et  de  constance.  Vous  aviez  promis  •• 
m'aimer,  je  comptais  sur  votre  promesse  comme  sur  une  paroi-;1 
sainte.  Quand  j'ai  appris  que  vous  étiez  mariée,  j'ai  pensé  que  vous 
aviez  dû  céder  à  des  raisons  plus  fortes  que  votre  volonté;  bien 
loin  de  me  laisser  aller  à  une  injuste  colère,  je  n'ai  senti  naître  eu 
mon  cœur  qu'une  sympathie  de  plus  pour  vous,  et,  si  j'ose  le  dire, 
de  compassion.  Je  voulais  seulement  vous  revoir  encore  une  fois, 
vous  adresser  un  dernier  regard,  puis  vous  fuir  pour  toujours  et  m'en 
aller  loin  de  vous  traîner  le  fardeau  de  ma  vie  désenchantée, 
quittai  il  y  a  quelques  mois  la  Hollande,  dans  l'intention  de  me  ren- 
dre à  Pétersbourg,  puis,  en  y  réfléchissant  plus  mûrement,  il  me 
sembla  que  ma  présence  vous  serait  pénible,  et  que,  pour  réaliseï 
un  de  mes  songes,  j'allais  peut-être  me  rendre  coupable  d'un  acte 
de  cruauté  envers  vous.  Je  m'arrêtai  à  Stockholm,  et,  apprenant 
passage  de  cette  frégate,  je  fis  donner  par  notre  ministre  l'ordre  au 
capitaine  de  me  prendre  à  son  bord.  Le  hasard,  ou  pour  mieux  dire 
la  Providence,  a  accompli  un  de  mes  vœux.  Je  vous  ai  revue!  Hélas.' 
faut-il  m'en  réjouir?... 

—  Eh  bien!  madame,  s'écria  tout  à  coup  d'un  ton  de  voix  légère- 
ment ironique  le  capitaine,  qui  depuis  quelques  instans  observait  la 
jeune  femme  et  l'officier  d'artillerie,  il  me  semble  que  vous  n'êtes 
plus  aussi  isolée  que  vous  paraissiez  l'être  il  y  a  quelques  jours,  et 
peut-être  ne  regrettez-vous  pas  si  vivement  à  présent  que  j'aie  re- 
fusé de  vous  laisser  débarquer  à  Stockholm.  Monsieur  est  sans  doute 
une  de  vos  anciennes  connaissances? 

—  Monsieur  est  un  ami  de  ma  famille,  répondit  Élise  avec  un  em- 
barras qu'elle  ne  put  maîtriser. 

—  Un  ami  de  sa  famille,  se  dit  le  capitaine,  et  elle  s'est  évanouie  hier 


230  IÏEVUI5   DE   PARIS. 

en  le  voyant  arriver,  et  elle  vient  de  rougir  en  parlant  de  lui  ;  c'est  un 
homme  qu'elle  a  aimé,  qu'elle  aime  encore  peut-être.  Nous  verrons. 

Puis,  saluant  froidement  l'officier  et  la  jeune  femme,  il  s'en  alla 
sur  le  gaillard  d'arrière,  appela  son  mousse  et  lui  dit  :  —  Quand  tu 
verras  ces  deux  personnes  ensemble,  soit  ici,  soit  ailleurs,  tache  de 
t'approcher  d'eux,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  sans  qu'ils  te 
remarquent;  écoute,  observe,  et  viens  me  rapporter  jour  par  jour  ce 
que  tu  auras  vu  et  entendu.  Surtout  pas  un  mot  de  ceci  à  qui  que 
ce  soit,  et  souviens-toi  de  ce  que  je  te  promets  :  les  coups  de  gar- 
cette  si  tu  n'accomplis  pas  ponctuellement  cet  ordre,  la  gratification 
en  florins  de  Hollande  si  je  suis  content  de  toi. 

—  Merci,  commandant,  répondit  le  mousse,  son  bonnet  de  laine 
à  la  main  ;  et  un  instant  après  il  était  déjà  à  côté  des  deux  amans. 
Mais  un  groupe  d'officiers  et  de  passagers  s'approchait  d'eux  en  même 
temps.  Mme  de  Straden,  hors  d'état  de  soutenir  une  plus  longue  con- 
versation ,  descendait  dans  sa  chambre,  et  cette  fois  le  mousse  n'eut 
rien  à  observer,. si  ce  n'est  la  vive  émotion  de  la  jeune  femme  et  le 
long  regard  qu'elle  jeta  sur  Albert  en  s'éloignant. 

Elle  se  retirait  emportant  dans  le  cœur  le  trait  le  plus  pénétrant 
et  le  plus  dangereux  qui  puisse  atteindre  une  femme.  Elle  venait  de 
voir  celui  qu'elle  avait  aimé,  celui  dont  le  nom  seul  réveillait  en  elle 
tous  les  magiques  souvenirs  de  la  jeunesse,  toutes  les  émotions  du 
premier  amour.  Elle  le  revoyait  languissant  et  fidèle,  victime  de  sa 
constance  et  généreux  dans  ses  regrets.  En  lui  disant  tout  ce  qu'il 
avait  souffert,  il  n'avait  pas  proféré  une  seule  parole  de  reproche 
contre  elle,  il  n'avait  pas  témoigné  le  moindre  ressentiment.  Assise 
à  l'écart,  elle  écoutait  encore  cette  voix  touchante  qui  jadis  ne  lui 
rtait  qu'un  accent  de  bonheur,  et  qui  maintenant  n'annonçait 
qu'une  grande  tristesse.  Elle  voyait  devant  elle  cette  figure  pâle  et 
fatiguée  par  une  lutte  violente,  ces  regards  où  l'amour  éclatait  en- 
core comme  une  flamme  impétueuse  à  travers  l'expression  de  la  ré- 
signation et  de  la  douleur.  Elle  éprouvait  pour  cette  nature  si  vraie 
et  si  dévouée  une  profonde  compassion  et  une  sorte  de  reconnais- 
sance, les  deux  sentimens  qui  exercent  la  plus  périlleuse  action  sur 
la  volonté  d'une  femme.  Pour  échapper  à  ces  pensées  que  déjà  sa 
raison  condamnait,  elle  essaya  de  lire,  et  ses  yeux  errèrent  sans  rien 
voir  sur  les  pages  qu'elle  tournait  d'un  doigt  distrait;  elle  voulut  tra- 
vailler, et  sa  main  resta  immobile  sur  la  tapisserie  qu'elle  venait  de 
prendre.  Elle  se  rappela  alors  qu'elle  avait  des  lettres  à  écrire,  elle 
ouvrit  son  secrétaire,  étala,  toute  fière  de  sa  résolution,  une  belle 


REVUE   DE   PARIS.  231 

feuille  de  papier  devant  elle,  prit  une  élégante  plume  d'ivoire,  et  le 
premier  mot  qu'elle  traça  fut  le  nom  d'Albert.  — Malheureuse! 
s'écria-t-elle  en  effaçant  ce  nom  avec  impatiente;  suis-je  donc  si 
faible,  que  je  ne  puisse  écarter  de  mon  esprit  un  souvenir  que  mon 
devoir  me  défend  de  conserver?  0  mon  Dieu,  mon  Dieu!  soutenez- 
moi!  Et  elle  serrait  ses  mains  sur  son  cœur  comme  pour  y  étouffer 
la  pensée  rebelle  qui  résistait  à  sa  volonté,  et  elle  levait  les  yeux  au 
ciel  pour  implorer  le  secours  d'un  être  plus  puissant  qu'elle. 

Quand  elle  eut  repris  un  peu  de  calme,  elle  se  dit  qu'elle  éviterait 
autant  que  possible  de  voir  Albert  pendant  le  cours  de  ce  voyage, 
de  rester  seule  avec  lui ,  et  en  même  temps  elle  regardait  à  sa  montre 
pour  voir  s'il  n'était  pas  bientôt  l'heure  de  dîner,  car  à  dîner  elle 
devait  être  assise  à  coté  de  lui.  C'en  était  fait  du  repos  de  la  jeune 
femme.  La  lutte  était  engagée  dans  son  cœur,  et  chaque  jour  cette 
lutte  allait  devenir  plus  sérieuse  et  plus  vive. 

Rien  n'est  plus  dangereux  pour  les  natures  impressionnables  et 
passionnées  qu'un  voyage  sur  mer,  à  bord  d'un  bâtiment  qui  ne  s'en 
va  pas  comme  un  bateau  à  vapeur  de  ville  en  ville,  et  ne  recrute  pas 
à  chaque  station  de  nouveaux  passagers.  L'aspect  continu  des  mêmes 
visages,  des  mêmes  scènes  et  des  mêmes  horizons,  la  régularité  mo- 
notone de  l'emploi  des  heures,  l'étroit  espace  où  l'on  erre  de  long 
en  large,  et  l'immense  perspective  qui  s'ouvre  aux  regards  et  à  la 
pensée,  déplacent  l'équilibre  naturel  de  la  vie  et  soumettent  l'acti- 
vité physique  à  l'activité  morale.  L'ame,  au  lieu  de  s'épancher  au 
dehors,  comme  elle  le  fait  dans  le  monde,  se  replie  sur  elle-même, 
s'étudie,  se  scrute  avec  ardeur,  et  l'imagination,  appliquée  sans  cesse 
aux  mêmes  rêves,  leur  donne  bientôt  un  essor  que  nulle  puissance 
extérieure  ne  l'aide  à  réprimer.  Dans  cette  concentration  de  la  pensée, 
toute  émotion  imprime  à  l'esprit  une  sorte  de  mouvement  fébrile, 
toute  idée  est  promptement  exagérée.  La  plus  légère  impatience 
devient  un  sujet  de  colère,  une  piqûre  faite  à  Famour-propre  s'agran- 
dit comme  une  plaie,  et  un  sentiment  de  sympathie,  qui,  au  milieu 
des  distractions  du  monde,  n'aurait  acquis  que  peu  à  peu  un  carac- 
tère de  fixité,  se  développe  sur  mer  en  quelques  instans. 

Mme  de  Straden  ,  peu  faite  à  l'isolement,  à  la  monotonie  d'une 
longue  navigation,  devait  plus  que  tout  autre  en  subir  le  redoutable 
effet.  Si  elle  eût  rencontré  Albert  en  Hollande  ou  en  Russie,  le  mou- 
vementée inonde,  la  variété  de  ses  devoirs  et  de  ses  relations,  au- 
raient peut-être  distrait  son  esprit  de  l'impression  trop  vive  que  l'as- 
pect suint  du  jeune  officier  avait  précuite  sur  elle;  mais  seule  sur  cette 


232  REVUE   DE    PARIS. 

frégate,  seule  au  milieu  d'étrangers,  en  présence  d'un  homme  qui 
la  révoltait  par  la  hardiesse  de  ses  regards  et  l'impudence  de  ses 
paroles,  elle  n'avait  dans  le  cœur,  dans  l'esprit,  qu'une  pensée 
qu'elle  essayait  de  combattre,  et  qui  la  dominait  encore  dans  les 
efforts  même  qu'elle  faisait  pour  la  repousser. 

Chaque  jour  d'ailleurs  la  présence  d'Albert  donnait  à  cette  pensée 
un  nouvel  aliment.  Le  matin  elle  l'entendait  passer  devant  la  porte 
de  sa  chambre,  et  c'était  là  sa  première  émotion.  Un  peu  plus  tard, 
elle  déjeunait  et  dînait  avec  lui,  puis  le  retrouvait  encore  sur  le  pont. 
Les  passagers  allaient  se  promener,  lorsque  le  temps  était  beau,  dans 
la  salle  où  ils  se  réunissaient  pour  causer  ou  pour  lire.  Avec  ses  com- 
pagnons de  voyage,  il  était  ordinairement  pensif  et  silencieux;  il 
assistait  souvent  sans  mot  dire  à  leur  entretien;  mais  quand  la  con- 
versation touchait  à  quelque  idée  intéressante,  ou  quand  on  s'adres- 
sait à  lui  pour  avoir  son  avis  sur  quelque  question,  soudain  il  s'ani- 
mait, et  son  langage,  grave,  élevé,  dénué  de  vaines  phrases  et  de 
vains  ornemens,  captivait  l'attention  de  tous  ceux  auxquels  il  s'adres- 
sait. Élise  l'écoutait  avec  une  sorte  de  recueillement  et  jouissait  de 
la  supériorité  de  cet  esprit  qu'elle  avait  connu  dans  son  premier  dé- 
veloppement. Elle  aimait  à  voir  Albert  entrer  avec  chaleur  dans  la 
discussion  de  quelque  noble  théorie  ou  de  quelque  grand  fait  histo- 
rique, à  l'entendre  raconter  ses  voyages  dans  les  fabuleuses  con- 
trées de  l'Orient;  elle  le  suivait  avec  émotion  à  travers  les  scènes 
riantes  et  grandioses  dont  l'image  seule  donnait  à  ses  récits  une  cou- 
leur étrange  et  poétique,  elle  s'associait  à  son  enthousiasme,  elle 
tressaillait  à  ses  dangers.  Toutes  les  femmes  ont  en  elles  quelque 
chose  de  la  nature  de  Desdemona.  Le  côté  aventureux  de  la  vie  leur 
plaît,  les  tentatives  extraordinaires  les  éblouissent,  le  péril  les  atten- 
drit, et  dans  leur  généreux  cœur  l'amour  naît  souvent  de  la  pitié. 
Quand  Albert  était  resté  avec  ses  compagnons  de  voyage  aussi 
long-temps  que  les  convenances  l'exigeaient,  il  se  retirait  à  l'écart 
sur  le  pont  de  la  frégate.  C'était  là  que  la  jeune  femme  le  rencon- 
trait, quelquefois  par  hasard,  et  quelquefois  aussi  parce  que  elle- 
même  le  cherchait  tout  en  se  promettant  de  l'éviter.  Alors  il  ne  par- 
lait plus  ni  d'art,  ni  de  science;  il  ne  parlait  que  des  jours  heureux 
de  sa  jeunesse,  des  espérances  qui  jadis  inondaient  son  ame,  et  des 
regrets  amers  qui  leur  avaient  succédé.  Les  plus  légères  circonstances 
de  ses  visites  à  Élise,  de  ses  promenades  avec  elle,  étaient  restées 
gravées  dans  son  esprit,  et  les  moindres  détails  de  ces  heures  d'amour 
et  de  confiance  étaient  pour  lui  une  source  inépuisable  de  réflexions. 


REVUE  DE  PARIS.  233 

Un  soir  qu'il  était  près  d'elle,  appuyé  sur  un  des  bastingages,  la  tête 
penchée,  l'œil  fixe,  contemplant  en  silence  la  mer  qui,  dans  ce  mo- 
ment, était  calme  et  limpide  :Oh  !  voyez,  lui  dit-il,  comme  cette  mer 
est  belle,  comme  ce  ciel  est  bleu.  Nul  vent  n'agite  ces  vagues  d'azur, 
nul  nuage  ne  flotte  sur  notre  tête,  l'immense  Océan  ne  reflète  dans 
son  sein  que  la  lueur  scintillante  des  étoiles  et  les  rayons  de  pourpre 
du  soleil  couchant.  Vous  souvient-il  d'un  soir  où  nous  revenions  de 
visiter  ensemble  une  de  vos  tantes  qui  demeurait  au  bord  du  lac  de 
Harlem?  Le  ciel  était  aussi  pur,  l'onde  du  lac  aussi  limpide;  notre 
barque  glissait  légèrement  à  sa  surface  et  ne  laissait  derrière  elle 
qu'un  sillon  argenté.  Près  de  vous  était  votre  mère  qui,  de  temps  à 
autre",  nous  regardait  avec  affection,  car  alors  elle  ne  voyait  encore 
en  moi  qu'un  ami  et  n'avait  pas  songé  à  me  séparer  de  vous.  Votre 
jeune  sœur  chantait  une  de  ses  naïves  chansons  d'enfant,  et  moi,  assis 
en  face  de  vous,  j'éprouvais  je.  ne  sais  quel  profond  et  religieux  sen- 
timent de  bonheur  que  nulle  parole  au  monde  ne  peut  exprimer. 
Quelquefois  votre  bras,  appuyé  sur  le  bord  de  la  barque,  se  penchait 
un  peu  plus  bas,  votre  main  plongeait  dans  l'eau,  la  mienne  aus- 
sitôt venait  la  chercher,  nos  doigts  s'enlaçaient  dans  un  flot  d'azur, 
et  il  me  semblait  que  le  lac,  le  ciel,  la  nature  entière,  souriaient  à  ce 
symbole  de  notre  union.  Quand  nous  abordâmes  au  rivage,  votre 
pied  glissa  sur  le  sol  humide,  je  vous  vis  chanceler,  et  mon  bras  vous 
soutint,  et,  dans  le  mouvement  que  vous  fîtes  pour  vous  relever, 
votre  tête  se  pencha  vers  moi,  vos  longs  cheveux  flottèrent  sur  mes 
yeux,  votre  joue  effleura  la  mienne.  Oh!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  il  y 
a  des  heures,  des  minutes,  qui  devraient  avoir  dans  le  souvenir  la 
durée  de  l'éternité;  et  vous,  Élise,  vous  n'avez  pas  pu  les  garder,  ces 
souvenirs!  vous  n'avez  pas...  Il  s'arrêta  tout  à  coup;  la  jeune  femme 
venait  de  saisir  sa  main  comme  pour  l'empêcher  de  continuer,  et  elle 
avait  le  visage  inondé  de  larmes.  Au  même  instant,  un  cri  rauque 
retentit  derrière  eux.  Le  mousse  s'enfuit  en  gambadant  et  ricanant, 
et  le  capitaine  s'avança  vers  le  jeune  couple.  — Comment,  madame? 
s'écria-t-il,  des  larmes!  Oserais-je  vous  demander  la  cause  d'un  cha- 
grin si  subit?  ou  est-ce  un  secret  entre  vous  et  l'ami  de  votre  famille? 
ajouta-t-il  en  jetant  un  regard  glacial  sur  le  capitaine.  —  Ce  n'est 
rien,  monsieur,  rien  du  moins  qui  puisse  vous  intéresser,  répondit 
Mme  de  Straden  impatientée  de  se  voir  surprise  ainsi  deux  fois  de 
suite  dans  son  émotion  par  l'homme  dont  elle  ne  connaissait  que 
trop  les  odieuses  pensées.  —  Pardon,  madame,  reprit  le  capitaine 
d'un  air  prétentieux,  je  ne  suis  point  de  ces  marins  barbares  qui 

TOME  XIV.      FÉVRIER.  17 


23k  REVUE   DE   PARIS. 

peuvent,  sans  en  être  touchés,  voir  les  larmes  couler  sur  un  beau 
visage.  Je  désire  savoir  si  je  ne  puis  apporter  quelque  remède  à  cette 
douleur  dont  le  hasard  m'a  rendu  témoin.  S'il  faut,  pour  vous  com- 
plaire, faire  quelque  changement  à  la  vie  que  l'on  mène  à  bord, 
je  suis  prêt  à  vous  obéir,  et  si  quelque  téméraire  a  pu  offenser  vos 
beaux  yeux,  les  lois  de  la  marine  n'ont  pas  prévu,  il  est  vrai,  un  tel 
délit,  mais  les  lois  de  la  galanterie  m'ordonnent  de  le  punir,  et  j'userai 
de  mes  droits  de  commandant  pour  vous  donner  satisfaction. 

—  Eh!  non,  monsieur,  dit  Élise  irritée  de  l'amère  ironie  qui  per- 
çait dans  ces  paroles,  je  n'ai  nulle  réforme  à  demander  et  nulle 
offense  à  punir.  Je  désire  seulement  être  seule  quand  bon  me  semble, 
et  pleurer  si  je  le  veux. 

—  Mille  excuses,  reprit  le  capitaine  en  faisant  un  profond  salut; 
je  vois  ce  que  vous  entendez  par  être  seule,  et  je  me  relire. 

—  Insolent!  s'écria  Albert;  et  il  fit  un  mouvement  pour  le  suivre. 

—  Arrêtez,  au  nom  du  ciel!  dit  Élise;  si  vous  tenez  à  mon 
repos,  n'engagez  pas  avec  cet  homme  une  querelle  qui  ne  pourrait 
avoir  qu'un  funeste  résultat.  Au  fait,  ajouta-t-elle  après  un  moment  de 
silence,  ne  lui  avons-nous  pas  nous-mêmes  donné  ïe  droit  de  prendre 
ce  ton  sardonique?  Voilà  plusieurs  fois  que  nous  nous  trouvons  ainsi 
à  l'écart,  et  plusieurs  autres  personnes  ont  pu  faire  les  mêmes  re- 
marques que  le  capitaine.  Je  vous  en  prie,  Albert,  allez  rejoindre 
les  passagers,  et  laissez-moi  seule  ici  m'efforcer  de  me  recueillir. 

Albert  obéit,  et  la  jeune  femme  resta  long-temps  encore  à  la  place 
où  il  l'avait  laissée  immobile  et  plongée  dans  de  profondes  réflexions. 

Tandis  que  tous  deux  renouaient  ainsi  les  liens  du  passé,  le  vent 
semblait  être  complice  de  leur  amour  et  prolonger  à  plaisir  leur 
réunion.  Le  vent  était  tantôt  tout-à-fait  contraire,  tantôt  complète- 
ment calme;  la  frégate  louvoyait ,  s'arrêtait,  puis  louvoyait  encore 
et  avançait  fort  peu.  Ce  retard  aggravait  singulièrement  la  situation 
d'Élise,  et  elle  ne  s'en  apercevait  pas.  Elle  revenait,  au  contraire, 
peu  à  peu  du  trouble  extrême  et  des  tendres  anxiétés  qu'elle  avait 
d'abord  éprouvés  en  revoyant  si  subitement  Albert;  elle  reprenait 
cette  fatale  sécurité  dans  laquelle  souvent  les  dieux  ennemis  endor- 
ment l'ame  humaine  à  l'heure  où  l'orage  s'approche.  Déjà  elle  cher- 
chait Albert  sans  crainte,  elle  le  suivait  dans  ses  rêveries  solitaires, 
elle  posait  avec  confiance  sa  main  sur  la  sienne,  et  le  regardait  avec 
affection.  Albert  ne  demandait  rien,  mais  il  semblait  si  heureux 
quand  elle  était  près  de  lui,  et  son  visage  prenait  une  expression  si 
douloureuse  quand  cl^e  atïejctait  une  froide  sévérité-,  qu'elle  n'avait 


REVUE  DE   PARIS.  235 

pas  la  force  de  loi  enlever  cette  joie  passagère  et  de  lui  imposer  une 
nouvelle  douleur.  Puis  elle  se  disait  qu'elle  devait  quelque  consola- 
tion à  celui  qui  avait  tant  souffert  pour  elle,  et  qu'elle  pouvait,  sans 
manquer  à  la  sainteté  de  ses  engagemens  de  femme,  traiter  au  moins 
comme  un  ami  celui  qui  avait  dû  un  jour  être  son  époux.  Le  mousse, 
tout  en  courant  de  côté  et  d'autre,  l'observait  sans  cesse,  et  le  capi- 
taine savait  à  chaque  instant  tout  ce  qu'elle  avait  fait,  et  souvent 
tout  ce  qu'elle  avait  dit. 

Depuis  l'arrivée  du  jeune  officier  à  bord ,  il  avait  tenté  encore  de 
réitérer  à  Élise  ses  premières  déclarations,  et  il  avait  été  repoussé 
par  un  mépris  si  froid  que  toute  l'ardeur  de  sa  passion  s'était  con- 
vertie en  haine.  Il  enveloppait  dans  cette  haine  la  jeune  femme  dont 
il  s'était  épris  si  vite  et  si  violemment ,  et  l'officier  qu'il  regardait  comme 
son  heureux  rival.  Humilié  dans  son  orgueil,  trompé  dans  les  folles 
espérances  qu'il  avait  osé  concevoir,  il  résolut  de  se  venger,  et  plus 
d'une  fois  il  essaya  d'irriter,  de  blesser  Albert  par  quelque  remarque 
sardonique.  Il  aurait  voulu  le  forcer  à  commettre  quelque  acte  écla- 
tant d'insubordination,  afin  d'user  aussitôt  de  son  autorité  absolue, 
et  de  le  mettre  aux  arrêts;  mais  Albert,  prévenu  par  Élise,  s'obser- 
vait avec  soin,  se  maîtrisait  avec  énergie,  et  s'éloignait  opiniâtrement 
du  terrain  dangereux  sur  lequel  son  adversaire  voulait  l'amener. 

Ces  tentatives  du  capitaine  produisirent  l'effet  qui  résulte  presque 
toujours  d'une  persécution.  Les  deux  amans,  se  sentant  l'un  et  l'autre 
exposés  à  la  môme  animadversion,  s'unirent  plus  étroitement  comme 
pour  mieux  résister  par  leur  union  à  la  haine  qui  les  poursuivait. 
Chaque  fois  que  leur  ennemi  avait  essayé  de  troubler  leur  solitude  et 
d'entraver  leur  entretien,  ils  se  rejoignaient  avec  plus  de  joie  et  de 
confiance.  Chaque  fois  qu'à  la  suite  d'une  des  injurieuses  boutades 
du  capitaine,  Albert  se  retirait  tout  ébranlé  encore  des  efforts  qu'il 
avait  dû  faire  pour  réprimer  un  juste  ressentiment,  Élise  accourait 
aussitôt  près  de  lui  et  s'efforçait  de  le  calmer,  d'effacer  dans  son 
esprit  l'impression  de  l'offense  qu'il  avait  soufferte  à  cause  d'elle;  la 
jeune  femme  abaissait  sur  lui  ses  doux  yeux  bleus,  et  lui  adressait  de 
douces  paroles.  Albert  alors  se  penchait  vers  elle,  leurs  mains  se  ren- 
contraient, leurs  regards  se  noyaient  l'un  dans  l'autre.  Si  l'obscurité 
du  soir  les  enveloppait  de  ses  voiles,  s'ils  croyaient  que  personne  ne 
les  observait,  ils  se  rapprochaient  encore,  et  leurs  lèvres  s'effleuraient; 
une  même  pensée  d'amour  agitait  alors  leur  cœur,  un  feu  ardent 
s'allumait  dans  leurs  veines,  une  sorte  d'hallucination  éblouissait 
leurs  âmes.  Les  pauvres  amans  touchaient  au  bord  de  l'abîme. 


236  REVUE  DE  PARIS. 

Quelques  jours  avaient  suffi  pour  réveiller  dans  le  cœur  d'Albert 
tous  les  désirs  impétueux  d'une  première  passion ,  pour  subjuguer 
dans  celui  d'Élise  l'austère  sentiment  du  devoir,  et  la  navigation 
pouvait  se  prolonger  encore  long-temps,  lorsqu'un  matin ,  Albert, 
montant  sur  le  pont,  vit  le  timonier  qui  regardait  le  ciel  d'un  air 
préoccupé.  —  Eh  bien!  lui  dit-il,  que  lisez-vous  là-haut?  vous  qui 
avez  si  bien  deviné  il  y  a  huit  jours  le  temps  que  nous  aurions, 
croyez-vous  que  nous  allons  encore  passer  du  calme  au  vent-debout? 
—  Ah  !  ah  !  répondit  le  timonier  en  jetant  un  coup  d'œil  sur  la  bous- 
sole, j'aperçois  là-bas  certain  petit  nuage  qui  pourrait  bien  empê- 
cher cette  nuit  l'équipage  de  dormir.  La  brise  fraîchit,  l'aiguille 
commence  à  varier,  et  j'ai  par  là  dans  la  jambe  un  vieux  rhumatisme 
qui  me  picote.  C'est  une  espèce  de  baromètre  qui  ne  me  trompe 
guère.  Allons,  vous  autres,  dit-il  à  quelques  matelots,  prenez  bra- 
vement votre  quart  d'eau-de-vie ,  et  tachez  d'avoir  l'œil  ouvert. 

—  il  a  raison,  le  timonier,  dit  un  des  matelots  en  regardant  tour 
à  tour  l'horizon,  la  boussole,  et  le  vent  indécis  qui  variait  à  chaque 
instant.  Les  tribordés  qui  sont  de  garde  ce  soir  auront  de  la  besogne, 
ou  je  ne  m'y  connais  pas. 

—  Est-ce  que  c'est  ce  nuage,  reprit  Albert,  ce  petit  nuage  noir 
que  je  distingue  à  peine  là-bas,  qui  vous  fait  penser  à  l'orage? 

—  Oui,  mon  brave  monsieur,  répondit  le  timonier.  Les  marins, 
voyez-vous,  lisent  dans  les  nuages  comme  vous  lisez  dans  vos  livres. 
Les  nuages  pourtant  sont  des  malins.  Quelquefois  ils  ont  l'air  de  nous 
prendre  pour  des  badauds.  Ils  font  toutes  sortes  de  grimaces  comme 
pour  se  moquer  de  nous.  Ils  se  promènent  en  long,  en  large,  pour 
nous  dérouter,  mais  bah!  ils  ont  beau  se  tortiller  comme  une  que- 
nouille, se  pelotonner  comme  une  balle  de  laine,  faire  toutes  sortes 
de  contorsions  et  de  zig-zags  :  nous  finissons  par  voir  ce  qu'ils 
veulent  dire.  Et  puis  nous  voilà  à  l'équinoxe  d'automne.  Dame! 
c'est  un  rude  compère,  l'équinoxe!  On  ne  sait  pas  tout  ce  qu'il  a  en 
tête  quand  une  fois  il  se  met  en  route.  C'est  bien  le  plus  méchant 
sournois  que  je  connaisse,  avec  cela  que  sur  cette  mer  du  Nord  il  est 
encore  plus  féroce  qu'ailleurs. 

Peu  à  peu  le  nuage  grossit  et  s'étendit  comme  une  ceinture  de  1er 
à  l'horizon.  D'autres  nuages  montaient  à  la  surface  du  ciel,  et  dé- 
ployaient l'un  après  l'autre  leurs  ailes  sombres  sur  les  rayons  du  soleil. 
Le  vent  s'élevait  par  raffales  et  tournait  tantôt  au  nord,  tantôt  à  l'est. 
Les  matelots  passèrent  une  partie  du  jour  à  changer  l'amure  selon 
ses  caprices.  L'orage  n'était  pas  encore  déchaîné,  et  Albert,  qui  le 


REVUE  DE   PARIS.  237 

redoutait  pour  Élise,  espérait  voir  se  dissiper  peu  à  peu  les  prévisions 
des  matelots.  Mais  vers  le  soir,  le  ciel  fut  tout  à  coup  enveloppé  d'un 
voile  ténébreux.  Pas  une  ligne  d'azur,  pas  un  rayon  de  lumière  n'ap- 
paraissait à  l'horizon.  La  mer,  noire  comme  le  ciel,  se  creusait  en 
gémissant  sous  le  navire,  puis  se  relevait  et  bondissait  avec  colère: 
le  vent  était  au  nord-ouest,  sifflant  et  grondant  si  fort,  qu'à  peine 
entendait-on  la  voix  des  officiers  appelant  les  matelots  à  la  ma- 
nœuvre.—  En  haut  les  gabiers,  s'écria  le  lieutenant  de  quart,  ('.ar- 
guez les  voiles  du  petit  hunier. 

—  Oui,  oui,  c'est  bien,  disait  le  timonier  en  suant  de  toutes  ses 
forces  pour  manier  le  gouvernail,  j'ai  idée  qu'on  carguera  encore 
d'ici  à  minuit  quelque  morceau  de  toile;  nous  allons  avoir  un  joli 
petit  temps  de  cape. 

—  Carguez  la  misaine,  s'écria  de  nouveau  l'officier. 

Les  matelots,  perchés  en  l'air,  les  pieds  posés  sur  la  corde  vacil- 
lante, le  corps  incliné  sur  les  vergues,  essayaient  d'embrasser  dans 
l'obscurité  la  toile  rouelle  que  la  raffale  enflait  et  jetait  de  côté  et 
d'autre,  de  saisir  les  garcettes  pour  les  lier,  et  leurs  bras  se  fatiguaient 
à  poursuivre  cette  rude  tâche,  tandis  que  la  voix  du  contre-maître, 
debout  au  pied  du  mât,  son  sifflet  à  la  main,  les  gourmandait  de  leur 
lenteur.  Albert,  que  plusieurs  voyages  sur  mer  n'avaient  pu  accou- 
tumer à  ce  douloureux  spectacle,  les  voyait  avec  effroi  balancés 
comme  des  mouettes  sur  leur  frêle  appui,  et  tremblait  pour  eux.  Ce 
premier  travail  achevé,  l'officier  reprit  son  porte-voix  et  fit  carguer 
les  autres  voiles.  La  frégate  ne  donnait  plus  de  prise  au  vent  que  pas- 
sa mâture,  et  le  vent,  dans  sa  terrible  puissance,  l'agitait,  la  ballot- 
tait encore  comme  un  roseau.  Tantôt  elle  s'élevait  sur  la  cime  de 
vagues  pareilles  à  des  montagnes,  tantôt  elle  redescendait  «ans  leur 
lit  profond,  comme  si  elle  eût  dû  s'engloutir  dans  leur  abîme;  tantôt 
enfln  elle  se  couchait  sur  le  flanc,  comme  si  elle  allait  chavirer,  puis 
se  relevait  toute  ruisselante  des  flots  qui  se  retiraient  en  hurlant  et  en 
gémissant  comme  s'ils  regrettaient  de  ne  pouvoir  saisir  leur  proie. 

Élise,  qui,  à  l'approche  de  la  tempête,  s'était  renfermée  dans  sa 
chambre,  ne  put  y  rester.  Elle  monta,  pâle  et  effrayée,  sur  le  pont; 
et  Albert,  qui,  dans  ce  moment  de  terreur,  ne  pensait  qu'à  elle, 
Albert  était  là  qui  l'attendait  II  lui  tendit  la  main  pour  la  soutenir 
dans  sa  marche  chancelante,  la  conduisit  à  l'endroit  de  la  frégate  le 
moins  inondé,  la  fit  asseoir  à  côté  de  lui  sur  un  canon,  et  étendit  son 
manteau  sur  elle  pour  la  garantir  du  froid  et  de  l'humidité.  Les  deux 
amans  étaient  là,  dans  l'obscurité  qui  les  dérobait  aux  regards,  préoc- 


238  REVUE   DE  PARIS. 

cupés  tous  deux  d'une  idée  de  danger,  et  y  songeant  tous  deux 
avec  une  émotion  différente.  Dans  le  cœur  de  la  jeune  femme  il  n'y 
avait  qu'un  sentiment  de  famille,  un  sentiment  conjugal  et  maternel 
plein  de  tendresse  et  d'anxiété.  Elle  pensait  à  la  douce  enfant  qu'elle 
avait  quittée,  aux  parens  qu'elle  allait  revoir,  et  priait  le  ciel  de  ne 
pas  l'enlever  si  tôt  à  tous  ces  trésors.  Dans  le  cœur  d'Albert,  il  y  avait 
une  joie  douloureuse,  une  exaltation  de  bonheur  et  de  désespoir. 
Isolé  depuis  long-temps  dans  le  monde ,  dépouillé  de  l'espoir  qui 
avait  été  le  charme  de  sa  jeunesse  et  le  but  de  sa  vie,  il  serrait  con- 
vulsivement la  main  d'Élise  contre  son  cœur,  posait  son  front  brû- 
lant sur  ses  longs  cheveux,  cherchait  d'une  lèvre  fiévreuse  à  respirer 
le  souffle  de  sa  bien-aimée,  et  se  disait  qu'à  cette  heure-là  il  voudrait 
bien  mourir.  —  Oh!  non,  il  ne  faut  pas  avoir  de  si  tristes  pensées! 
s'écria  Élise,  qui  devinait  ce  qui  se  passait  dans  l'ame  de  son  ami, 
comme  les  femmes  devinent  quand  elles  aiment;  il  faut  suivre  la  des- 
tinée que  Dieu  vous  a  faite.  Albert,  vous  êtes  si  jeune  encore,  le 
bonheur  est  l'ami  de  la  jeunesse;  vous  le  trouverez  quelque  jour  sur 
votre  route,  et  il  vous  fera  un  avenir  si  doux,  que  vous  oublierez  le 
passé.  —  Jamais!  jamais!  dit  Albert;  mon  bonheur  est  ici,  c'est 
l'orage  qui  me  le  donne,  et  je  voudrais  que  l'orage  m'emportât  dans 
cette  minute  d'extase,  qui  pour  moi  ne  reviendra  jamais.  Et  des 
larmes  brûlantes  roulaient  dans  ses  yeux;  il  enlaçait  avec  transport 
ses  bras  autour  d'Élise;  et  la  pauvre  femme,  dominée  par  son  agita- 
tion, désirant  le  consoler  et  ne  pouvant  proférer  une  parole,  se  ser- 
rait contre  lui  comme  un  oiseau  tremblant. 

Tout  à  coup  on  entendit  un  craquement  affreux,  et  les  barres  du 
perroquet,  brisées  par  le  vent,  tombèrent  sur  le  pont.  Au  même 
instant  une  lueur  lugubre  apparut  dans  la  nuit  obscure.  Un  coup  de 
canon  retentit  dans  le  fracas  de  l'orage.  C'était  sans  doute  le  signal 
de  détresse  d'un  bâtiment  errant  à  distance  au  gré  de  la  tempête; 
mais  il  était  impossible  de  lui  porter  secours.  Les  timoniers  avaient 
peine  à  gouverner  la  frégate.  Les  matelots  appelés  à  la  manœuvre 
glissaient,  tombaient  sous  les  lames  qui  sans  cesse  inondaient  le  bâ- 
timent. Les  officiers  couraient  de  côté  et  d'autre,  donnant  des  ordres 
qu'on  n'entendait  pas.  La  frégate  était  renversée  sur  le  côté,  les 
vergues  du  petit  hunier  plongeaient  dans  l'eau,  et  les  vagues  écu- 
meuses  bondissaient  sur  le  pont. 

Le  capitaine  passa  à  côté  du  jeune  couple,  et  s'écria  avec  colère  : 

—  Madame  ferait  mieux  d'être  dans  sa  chambre  qu'ici! 

Élise,  qui  fermait  les  yeux  sur  le  sein  d'Albert  et  qui  semblait  avoir 


REVUE  DE  PARIS.  239 

perdu  toute  connaissance  dans  ce  moment  affreux,  se  réveilla  à  cette 
voix  redoutée,  et  se  leva  pour  s'en  aller.  Mais  elle  avait  à  peine  la 
force  de  se  soutenir;  comme  nul  matelot  n'était  là  pour  lui  prêter 
son  secours,  Albert  la  prit  dans  ses  bras;  puis  en  s'appuyant  tantôt 
contre  les  mâts,  tantôt  contre  les  bastingages,  il  l'amena  jusqu'à  l'es- 
calier et  l'emporta  dans  sa  chambre. 

Le  lendemain  de  ce  jour  sinistre,  la  mer  était  encore  houleuse  et 
emportée,  le  vent  soufflait  encore  avec  violence;  mais  un  soleil  riatu 
se  levait  à  l'horizon,  on  avait  déployé  les  voiles,  et  l'on  naviguait  ra- 
pidement en  droite  ligne  vers  la  Hollande. 

A  l'heure  du  déjeuner,  les  passagers  se  réunirent  dans  la  chambre 
du  capitaine.  Albert  arriva  le  visage  animé,  le  regard  étincelant;  puis 
Elise  s'avança  Civin  pas  chancelant.  Son  visage  était  sombre  et  triste, 
sa  bouche  semblait  contractée  par  une  agitation  fébrile,  et  son  re- 
gard ,  flamboyant  sous  ses  longs  cils,  avait  une  expression  ardente  et 
sinistre.  Toutes  les  personnes  qui  se  trouvaient  là  l'observaient  avec 
une  sorte  de  terreur  et  d'appréhension  muette.  Ce  n'était  plus  la 
une  femme  si  douce,  si  timide,  qu'on  avait  vue  jusque-là.  C'était 
e.ne  apparition  étrange  et  indéGnissable,  i'ombre  d'un  mauvais  rêve, 
la  victime  d'un  sort  fatal.  Elle  salua  en  silence  d'un  signe  de  tète  les 
I  assagers,  et  s'approcha  machinalement  de  la  place  qu'elle  avait  cou- 
tume de  prendre  à  table.  Albert,  inquiet  et  agité,  allait,  lui  adresser 
la  parole,  quand  soudain  le  capitaine  entra.  ïl  demanda  aux  passa- 
gers d'un  air  riant  s'ils  avaient  eu  bien  peur  de  l'orage,  et  s'ils  avai  : 
souffert;  puis,  s'approchant  d'Ëlise: 

—  Et  vous,  madame,  dit-il,  comment  avez-vous  passé  la  nuit? 

—  Bien,  monsieur,  balbutia  la  jeune  femme  d'une  voix  qu'on  en- 
tendit à  peine. 

—  Je  le  crois,  car  vous  l'avez  passée  avec  M.  Albert. 

Élise  devint  pâle  comme  la  mort,  s'appuya  toute  tremblante  contre 
les  parois  de  la  chambre;  puis,  se  relevant  soudain  par  un  violent 
effort,  ouvrit  la  posté  et  disparut. 

—  Monsieur,  s'écria  Albert  en  faisant  un  mouvement  pour  couri: 
après  Élise,  yous  me  rendrez  raison  de  ces  paroles! 

—  Oui ,  monsieur,  dit  le  capitaine  en  prenant  tranquillement  sa 
place  à  table,  nous  nous  reverrons.  En  attendant,  comme  vous  êûaa 
ici  sous  mes  ordres,  je  vous  ordonne  de  rester  là,  et  de  ne  pas  pro- 
longer un  scandale  qui  n'a  déjà  que  trop  duré.  — Puis  il  s'assit  et 
versa  gaiement  un  verre  de  vin  de  Madère,  tandis  que  les  passagers, 
stupéfaits  de  cette  scène,  les  regardaient  immobiles  et  silencieux. 
Un  instant  après,  on  apporta  au  capitaine  un  billet  ainsi  conçu  : 


240  REVUE  DE  PARIS. 

«  Je  prie  monsieur  le  capitaine  de  me  recevoir  à  midi  dans  la 
salle  du  conseil,  en  présence  des  officiers  de  la  frégate  et  des  pas- 
sagers. 

«  Élise  de  Straden.  » 

—  C'est  bien ,  dit  le  capitaine  au  matelot  qui  lui  avait  remis  ce 
billet;  répondez  que  j'accepte. 

Puis,  appelant  un  de  ses  lieutenans  :  —  Faites  venir,  dit-il,  le  ca- 
pitaine d'armes;  qu'il  prenne  avec  lui  deux  hommes,  et  conduise 
M.  l'officier  d'artillerie  dans  sa  chambre,  où  il  restera  aux  arrêts  forcés 
jusqu'à  ce  que  nous  arrivions  dans  un  port. 

L'ordre  fut  à  l'instant  exécuté.  Albert  savait  que  toute  résistance 
serait  inutile,  et  suivit  ses  gardiens. 

A  midi  sonnant,  les  officiers  en  grande  tenue,  les  passagers  épou- 
vantés encore  de  tout  ce  qu'ils  venaient  de  voir,  étaient  rangés  dans 
la  salle  du  conseil.  Le  capitaine  se  promenait  de  long  en  large, 
essayant  de  prendre  un  air  dégagé,  et  trahissant,  malgré  lui,  son 
agitation.  Mme  de  Straden  parut,  le  visage  pâle  et  défait,  les  lèvres 
livides,  les  yeux  hagards.  Elle  portait  une  robe  de  satin  blanc  comme 
pour  un  jour  de  fête,  des  anneaux  de  diamans  aux  doigts,  des  perles 
à  son  cou,  des  fleurs  dans  ses  cheveux.  Appuyée  sur  le  bras  de  sa 
femme  de  chambre,  elle  s'avança  en  chancelant  au  milieu  du  cercle 
qui  l'observait  avec  effroi,  puis,  soulevant  sa  tête  appesantie,  sa  jeune 
tête  si  belle  encore  dans  sa  pâleur  et  sa  souffrance,  et  promenant 
un  long  regard  sur  toute  l'assemblée:  —  Messieurs,  dit-elle  d'une 
voix  défaillante,  vous  avez  été  témoins  de  ma  honte,  vous  serez 
témoins  de  mon  repentir;  je  meurs  empoisonnée.  — Et  elle  tomba 
sur  le  parquet. 

Quelques  jours  après  on  lisait  dans  les  journaux  de  Hollande  :  «  A 
la  suite  d'un  fatal  événement  arrivé  à  bord  de  la  frégate  la  Néerlande, 
un  duel  a  eu  lieu  sur  la  route  d'Utrecht  entre  le  commandant  de  cette 
frégate  et  M.  A....,  capitaine  d'artillerie.  Dès  le  commencement  du 
combat,  M.  A....  a  reçu  un  coup  de  pointe  dans  la  poitrine;  les  té- 
moins ont  voulu  alors  s'interposer  entre  les  deux  adversaires  et  les 
séparer,  mais  M.  A....  a  déclaré  qu'il  se  battrait  jusqu'à  la  dernière 
extrémité.  Blessé  une  seconde  fois  au  bras,  il  a  repoussé  de  nouveau 
opiniâtrement  l'intervention  des  témoins  et  a  plongé  son  épée  dans  le 
sein  du  commandant,  qui  est  mort  à  l'instant.  Le  roi  a  ordonné  que 
M.  A....  serait  conduit  à  la  forteresse  et  mis  en  jugement.» 

X.  Makaiiek. 


GUY  PATIN. 


Écrire  l'histoire  de  Guy  Patin,  étudier  minutieusement,  et  dans  des  pro- 
portions convenables,  la  vie  de  cet  homme  d'un  caractère  si  original  et  si 
absolu,  ce  serait  faire  en  quelque  sorte  l'histoire  complète  de  la  bonne  bour- 
geoisie en  France  au  xvne  siècle,  de  ses  mœurs,  de  ses  tendances,  de  ses  pré- 
jugés. «  Tel  contemporain  notable  qu'on  a  bien  vu  et  compris,  dit  M.  Sainte- 
Beuve  dans  ce  beau  et  grave  livre  de  Port-Royal ,  vous  explique  et  vous  pose 
toute  une  série  de  morts,  du  moment  que  la  réelle  ressemblance  entre  eux  et 
vous  est  manifeste,  et  que  certains  caractères  de  famille  ont  saisi  le  regard. 
C'est  absolument  comme  en  botanique  pour  les  plantes,  en  zoologie  pour  les 
espèces  animales;  il  y  a  l'histoire  naturelle  morale,  la  méthode  (à  peine 
ébauchée)  des  familles  naturelles  d'esprits.  Un  individu  bien  observé  se  rap- 
porte vite  à  l'espèce  qu'on  n'a  vue  que  de  loin  et  l'éclairé.  »  Rien  n'est  plus 
judicieux;  c'est  à  l'aide  de  ce  procédé  que  M.  de  Montlosier  explique  le  grand 
Arnauld.  Ainsi  de  Guy  Patin,  pour  ses  contemporains;  en  même  temps 
que  ses  lettres  forment  un  excellent  appendice  à  Molière ,  qu'on  y  retrouve 
MM.  Tomes  et  Desfonandrès ,  Thomas  Diafoirus,  et  ce  réjouissant  Sgana- 
relle,  qui  aimait  si  fort  à  visiter  le  sein  des  nourrices,  elles  nous  font  assister 
à  l'éclosion  de  certaines  idées  que  beaucoup  ne  soupçonnaient  pas  si  vieilles; 
elles  semblent  continuer  ce  xvie  siècle  si  hardi,  si  vivace,  si  plein  d'auda- 
cieuses réformes,  de  paradoxes  révolutionnaires.  M.  Sainte-Beuve,  dans  le 
livre  que  nous  citions  tout  à  l'heure,  a  nettement  fait  la  part  du  xvne  siècle 
dans  l'histoire  de  la  philosophie;  il  l'a  montré  en  pleine  réaction  avec  celui 
qui  l'avait  précédé,  par  la  tentative  hardie  du  jansénisme;  en  opposition  ma- 
nifeste avec  celui  qui  l'a  suivi,  et  qui  sonna  pour  ainsi  dire  l'heure  dernière 
du  catholicisme  en  France.  Dans  ce  siècle  pourtant,  plusieurs,  Molière, 


âlâ  REVUE  DE   PARIS. 

Naudé,  Guy  Patin,  pour  ne  citer  que  ceux-là,  conservèrent  la  tradition  pour 
ainsi  dire  de  leurs  devanciers,  et,  par  nature  ou  par  opiniâtreté,  refusèrent 
de  courber  la  tête  sous  le  joug.  Plusieurs,  quand  le  plus  grand  nombre  s'age- 
nouillait autour  du  bois  sanglant  du  Calvaire,  se  tinrent  irrévérencieusement 
debout,  doctes,  déniaisés  de  la  folie  du  monde,  railleurs  acerbes,  un  peu 
mélancoliques  pourtant,  cherchant  maître  en  fait  de  religion  ,  non  pas  à  la 
façon  turbulente  et  provocatrice  de  Diderot  et  des  encyclopédistes,  mais 
comme  Scaliger,  Saumaise,  Érasme,  Gassendi,  Calvin  lui-même.  Parmi 
ceux-là,  et  entre  les  plus  hardis,  en  raison  même  de  la  forme  dans  laquelle 
il  épanchait  sa  bile  ou  ses  doutes,  il  faut  compter  Guy  Patin.  Tandis  que 
Molière,  disciple  lointain  de  Gassendi,  attachait  le  grelot  dans  Don  Juan 
et  Tartuffe,  bien  loin  de  là,  du  milieu  d'un  camp  opposé,  Guy  Patin,  déjà 
vieux,  secondait  ses  efforts  et  semblait  protester  par  sa  véhémence  et  son 
incrédulité  contre  les  irrésolutions,  les  retours  et  les  fragilités  de  son  temps. 
M.  Sainte-Beuve,  dont  le  nom  revient  bien  souvent  sous  notre  plume,  dans 
sa  notice  sur  Molière,  M.  Bazin  dans  son  travail  sur  Mazarin,  ont  diverse- 
ment, mais  d'une  façon  judicieuse,  apprécié  ce  mordant  personnage;  c'est  à 
eux  qu'en  bonne  justice  littéraire  il  appartiendrait  de  le  venger  des  dédaigneux 
jugemens  de  Voltaire  et  de  Laharpe.  En  attendant  qu'ils  prennent  en  main 
une  cause  digne  d'eux,  qu'il  nous  soit  permis  d'ébaucher  rapidement,  comme 
pièce  à  conviction,  la  piquante  figure  de  cet  implacable  adversaire  du  gazetier 
Renaudot,  de  l'antimoine,  du  quinquina,  des  sorbonnistes,  des  chirurgiens, 
des  apothicaires,  du  cardinal  de  Puchelieu,  du  Mazarin,  des  moines,  du  pape, 
des  tulipes ,  des  eaux  minérales,  et  de  tout  ce  qui  offrait  enfin  l'ombre  d'un 
prétexte  à  l'inimitié. 

Guy  Patin  (  dans  une  étymologie  raisonnablement  subtile ,  il  nous  ap- 
prend que  ce  Guy  vient  d'Ovidius)  naquit  à  Houdan  en  Beauvoisis,  dans 
la  première  année  du  xvnfi  siècle.  Il  descendait  de  bourgeoisie  de  vieille 
roche,  alliée  au  parlement,  souventes  fois  à  la  noblesse  et  de  condition  sinon 
noble,  au  moins  notable.  Lui-même  nous  apprend  que  ses  armes  étaient  de 
gueule  au  chevron  d'or  accompagnées  de  deux  étoiles  d'argent  en  chef  et  d'une 
main  de  même,  en  pointe.  De  bonne  heure  il  se  destina  à  la  médecine.  Assidu, 
sagace,  opiniâtre,  il  passa  dans  l'ombre  les  longues  années  de  l'étude.  La  pre- 
mière fois  qu'on  l'aperçoit,  il  a  déjà  quarante  ans,  et  dès-lors  il  semble  fort 
intempérant  dans  ses  propos,  médisant  du  tiers  et  du  quart  avec  une  liberté 
dangereuse,  et  lié  avec  ce  malheureux  M.  de  Thou  contre  lequel  M.  Bazin 
prend  peut-être  un  peu  lestement  parti.  Jamais  il  ne  pardonna  au  cardinal  de 
Richelieu  l'exécution  de  son  ami,  et  depuis  il  ne  manqua  plus  jusqu'à  la  fin 
de  sa  vie  de  saluer  le  nom  du  cardinal  d'une  épithète  injurieuse,  comme  Ju- 
piter  massacreur,  bonne  chenille  ou  bellua  vorax,  selon  la  disposition  d'es- 
prit dans  laquelle  il  se  trouvait.  Bien  mieux,  comme  il  l'accusait,  et  non 
sans  quelque  fondement,  d'incontinence,  d'athéisme  et  d'assassinat,  il  ne  se 
lit  jamais  aucun  scrupule  de  compter  parmi  les  jours  heureux  de  sa  vie  celui 
où  mourut  Armand-Jean  Duplessis  de  Richelieu. 


REVUE  DE  PARIS.  243 

Guy  Patin  était  d'une  nature  violente,  énergique,  opiniâtre,  et  qui  ne  se 
pliait  point  à  la  mode  et  aux  caprices  de  son  temps.  Nourri  dans  le  respect 
des  anciens  de  la  faculté,  fort  d'une  érudition  ingénieuse  et  solide,  savant 
dans  l'Hippocrate  et  dans  l'Aristote ,  récalcitrant  et  frondeur  par  tempéra- 
ment, il  ne  demandait  qu'à  haïr  les  hommes  et  les  choses.  L'énumération  des 
objets  de  son  antipathie  est  longue,  on  l'a  vu,  et  il  y  faut  mettre  de  l'ordre 
si  l'on  veut  s'y  reconnaître.  Un  des  premiers  et  des  plus  maltraités  dans  ses 
lettres  est  le  gazetier  ïhéophraste  Renaudot,  médecin  d'une  faculté  qu'il  n'ai- 
mait ni  naturellement  ni  surnaturellement,  celle  de  Montpellier,  et  contre 
laquelle  il  plaida  au  nom  des  six-vingt  docteurs  de  Paris  en  l'an  1642,  avec 
grand  succès  et  concours  de  monde.  Ce  malheureux  Renaudot  était  camus, 
mais  camus  au  point  d'avoir  moins  de  nez  qu'une  noisette,  et  de  là  un  flux 
incessant  de  plaisanteries. Tantôt  en  faisant  allusion  à  la  déconfiture  du  gaze- 
tier, il  dit  que  voilà  son  camus  en  bonne  passe  puisqu'il  a  maintenant  un 
pied  de  nez;  tantôt  il  change  son  nom  de  Théophraste  en  celui  de  Caco- 
phraste;  ailleurs  c'est  un  nebulo  liebdomadarius,  grâce  à  qui  le  papier  ne 
sert  plus  désormais,  comme  les  rujjiani ,  qu'à  la  prostitution  de  la  renommée 
des  hommes;  qui  n'est  bon  qu'à  livrer  au  bourreau  et  digne  de  la  marque  et 
du  fouet;  plus  loin  c'est  un  paillard  endurci,  puant,  punais  et  digne  de  la 
hart.  On  voit  qu'en  l'ait  de  gentillesses  et  d'aménités  épigrammatiques,  notre 
homme  n'y  regardait  pas  de  trop  près.  Patience  !  nous  en  verrons  bien  d'au- 
tres ,  et  si  maltraité  que  soit  le  gazetier,  ce  n'est  rien  en  comparaison  du  Ma- 
zarin.  C'est  là  le  ton  des  discussions  du  temps  entre  savaus,  et  le  père  Petau 
n'y  allait  guères  de  moins  bon  cœur  à  l'endroit  de  l'incomparable  Salmasius 
que  Guy  Patin  prisait  si  fort  pour  avoir  refusé  d'écrire  par  ordre  l'histoire 
fardée  de  sa  béte,  le  grand  cardinal  Armand. 

L'antimoine  n'eut  pas  une  moindre  part  dans  les  démêlés  qui  agitèrent  la 
vie  de  Guy  Patin  et  qui  aiguisèrent  sa  verve  intarissable.  En  1054,  il  avait 
été  nommé  professeur  de  pharmacie  au  collège  de  France,  et  un  peu  plus  tard 
doyen  de  la  faculté;  du  haut  de  sa  double  chaire  il  lapidait  sans  relâche 
ses  nombreux  adversaires.  L'antimoine,  qui  n'est  autre  chose  que  l'émétique, 
avait  été  importé  en  France  par  les  jésuites,  et  quelques  médecins  novateurs 
avaient  imaginé  d'en  faire  une  sorte  de  panacée  universelle.  Il  était  résulté 
de  cet  engouement  que,  pour  quelques  cures  heureuses,  les  médecins  alors  en 
vogue,  Guenaut,  celui-là  même  dont  parle  Despréaux,  Desfongerais,  Esprit, 
Valot  et  quelques  autres  avaient  tué  beaucoup  de  monde.  Guy  Patin ,  qui 
raisonnait  volontiers  comme  je  ne  sais  quel  empirique  de  V Amour  Médecin 
et  qui  trouvait  qu'il  valait  infiniment  mieux  ,  pour  un  malade,  mourir  dans 
les  règles  que  guérir  hors  de  la  doctrine ,  ne  pouvait  manquer  de  s'élever 
bien  fort  contre  une  innovation  qui  lui  faisait  si  beau  jeu.  D'abord  il  détes- 
tait cordialement  les  loyolites  qui  avaient  importé  l'antimoine;  en  outre  les 
anciens  de  la  faculté  proscrivaient  le  vin  ou  venin  émétique,  hérétique  ou 
énétique,  ab  enecando,  disait-il,  et  c'était  pour  lui  une  autre  raison  de  le  con- 
damner sans  rémission.  Il  méprisait  encore  souverainement  tout  ce  qui  était 


2H  REVUE   DE   PARIS. 

chirurgien,  comme  estaffier  de  Saint-Corne,  laquais  botté  et  barbier  ignorant, 
ignorantissime,  ignorantifiant  et  ignorantifié  par  tous  les  cas  et  modes  imagi- 
nables. Quant  à  l'apothicaire  en  général,  qui  est,  comme  on  sait,  un  Ane  en  bas 
rouges,  il  n'en  fait  pas  plus  de  cas.  Ce  sont  tous  des  friponiers,  des  j 'ri casseurs 
de  drogues,  des  cuisiniers  arabesques,  et  sa  grande  préoccupation  est  de  leur 
faire  interdire  les  consultations  et  les  réponses  en  latin  :  bien  plus,  pour  les 
mieux  ruiner,  il  prône  sans  vergogne  l'introduction  de  l'arme  grotesque  des 
matassins  de  M.  de  Poureeaugnac  dans  le  sein  des  familles;  cela  lui  parait  un 
moyen  infaillible  de  réduire  à  quia  ces  messieurs  qui  n'ont  point  accoutumé 
de  parler  à  des  visages.  Quant  à  la  réjouissante  nomenclature  de  leurs  chi- 
mies,  bézoar,  alkermès,  apozèmes,  opiates,  poudres  hydragogues,  tête  de 
vipère,  mithridate,  huile  de  briques,  corne  de  licorne,  elle  lui  fait  jeter  les 
hauts  cris  :  c'est  l'abomination  de  la  désolation,  et  il  coudrait  volontiers 
toute  cette  pharmacie  dans  le  ventre  du  dernier  d'entre  eux.  Bien  plus,  l'abo- 
lition du  quinquina ,  qui  emportejes  gens  en  poste  dans  l'autre  monde  et 
qu'il  apostrophe  dans  toutes  les  langues;  celle  de  l'antimoine,  dont  il  avait 
dressé  le  martyrologe  et  qui  a  tué  plus  de  monde  que  n'a  fait  le  roi  de  Suède 
en  Allemagne,  lui  semblerait  un  bienfait  tel  qu'il  l'achèterait  volontier  au 
prix  d'un  jubilé.  Pour  les  antimoinistes ,  ce  sont  des  pendarts,  de  grands 
ivrognes,  des  traîne-gibets,  des  rousseaux  de  vache  faits  comme  le  juif  errant, 
des  caffards  odieux  qui  n'iront  en  paradis  qu'au  cas  où  il  y  aurait  d'affreux 
marauds  dans  ce  pays-là,  de  vils  arbalétriers  sortis  de  la  garenne  des  sots, 
qui  lancent  au  but  les  traits  de  la  mort ,  des  chiens  à  grand  collier  qui  ne 
rougissent  point  (métaphore  hardie)  de  dire  comme  Vespasien  que  l'argent 
sent  toujours  bon  de  quelqu' endroit  qu'il  vienne,  et  dont  il  n'y  aurait  à  s'oc- 
cuper que  pour  les  pendre  haut  et  court,  surtout  si  l'on  veut  bien  songer 
qu'ils  font  fi  de  la  saignée! 

Grave  tort  en  effet  de  médire  d'une  si  bonne  chose  et  qui  était  l'arche 
sainte!  Aussi  comme  Guy  Patin  en  parle  avec  amour!  Le  pâle  docteur  San- 
grado,  de  phlébotomique  mémoire,  eût  sans  aucun  doute  rendu  des  points  à 
notre  homme.  Médire  de  la  saignée!  mais  mieux  vaudrait  médire  de  l'ex- 
tréme-onction.  Qu'en  toutes  choses,  professe  Guy  Patin,  la  saignée  marche 
puissamment  et  copieusement;  et  comprenez-vous  bien  ce  que  signifient  ces 
deux  majestueux  adverbes?  Savez-vous  ce  qu'on  entendait  en  ce  temps  par 
saigner  copieusement?  C'était  quelque  chose  comme  cent  cinquante  fois, 
tant  des  bras  que  des  pieds,  en  une  maladie  de  six  mois.  C'était  là  une  doc- 
trine qu'il  avait  apprise  de  son  bon  maître  Nicolas  Piètre,  nec  painitebat. 
Mais  aussi  quels  effets!  «  J'ai  autrefois,  écrit-il,  traité  en  cette  ville  un  jeune 
gentilhomme  âgé  de  sept  ans,  qui  tomba  dans  une  grande  pleurésie  pour 
s'être  trop  échauffé  à  jouer  à  la  paume,  ayant  même  reçu  un  coup  de  pied 
dans  le  côté  droit.  Il  fut  saigné  dix-huit  fois  en  treize  jours,  et  le  treizième...  » 
Il  courut  de  ce  pas  jouer  à  la  fossette!  Mais  sa  tendresse  pour  la  saignée  ne 
s'arrête  pas  là  :  il  conseille  à  tout  le  monde,  et  principalement  aux  gens  de 
cabinet  et  aux  écrivains,  s'ils  ont  quelque  envie  d'éviter  la  pierre,  liftera- 


UEYCE  DE   PARTS.  2i5 

torum  carnifer,  de  s'abstenir  soigneusement  de  femmes,  tout-à-fait  de  vin, 
de  se  munir  de  cinq  ou  six  bonnes  saignées  de  précaution' par  an,  de  boire 
à  leur  soif,  et,  tant  que  le  cœur  leur  en  dira,  de  bons  petits  breuvages  faits 
de  casse,  de  sirop  de  roses  pâles  et  de  séné,  et  de  vivre  en  joie,  ce  qui,  à  ces 
conditions,  est  la  chose  du  monde  la  plus  facile  et  la  plus  agréable. 

Cet  homme  si  violent  dans  ses  haines  n'en  était  pas  moins  bon  père  et  bon 
ami ,  et  ne  laissait  pas  d'avoir,  comme  on  vient  de  le  voir,  quelques  admira- 
tions forcenées.  Malheureusement  pour  sa  mémoire  et  pour  le  repos  de  son 
ame,  elles  étaient  d'un  choix  singulier  pour  un  catholique  et  un  professeur 
royal  au  xvir  siècle,  et  sentaient  le  fagot  d'une  lieue.  C'étaient,  pour  les 
anciens,  Lucain,  Lucrèce,  Juvénal,  le  gentil  Horace  :  pour  les  modernes, 
c'était  Rabelais,  qui  vaut  bien  à  lui  tout  seul  trois  douzaines  de  curés;  l'in- 
comparable Scaliger,  homme  divin,  digne  d'être  mis  suprà  omncm  laudern 
et  titulos,  et  comme  il  n'y  en  a  pas  treize  à  la  douzaine;  Michel  de  Montasne, 
le  savant  et  prodigieux  Salmasius,  vulgairement  M.  de  Saumaise,  aussi  docte 
que  mal  loti  en  femme;  le  bon  M.  de  Gassendi;  Érasme,  le  plus  bel  esprit 
qui  ait  été  dans  le  christianisme  depuis  saint  Augustin  et  saint  Thomas 
d'Aquin;  le  grand  Casaubon,  Calvin  lui-même,  et  le  dernier  de  tous,  le  plus 
curieux  peut-être,  Gabriel  Naudé,  savant,  sage,  déniaisé,  guéri  de  la  sottise 
du  siècle,  et  connaissant  bien  les  moines.  Avec  de  pareils  principes  et  de 
pareilles  préférences,  on  ne  s'attend  point  sans  doute  à  trouver  notre  homme 
fort  édifiant  à  l'endroit  de  la  moinerie.  En  effet,  il  n'hésite  point  à  la  pro- 
clamer la  plus  méchante  peste  de  gens  qui  soient  au  monde.  Quand  il  parle 
de  ces  maîtres  moines  qui  mangent  de  bonnes  perdrix,  des  pâtés,  des  jam- 
bons ,  et  boivent  force  flacons,  pendant  que  les  honnêtes  gens  grignottent  du 
riz  et  des  pruneaux;  quand  il  parle  de  leur  célibat  et  de  ces  obsessions  d'une 
nature  telle  que  l'eau  bénite  ne  les  en  délivre  pas  toujours,  on  reconnaît  l'as- 
sidu lecteur  de  Rabelais,  chez  qui  une  pointe  d'impiété  vient  fortifier  une 
antipathie  naturelle.  Que  nous  parlent-ils  de  la  vie  éternelle  et  de  l'autre 
monde  où  jamais  ils  ne  furent  et  où  ils  n'iront  jamais,  ces  frères  passefins  de 
l'endiablée  confrérie  des  capuchons?  Foin  de  vous,  porte-besaces,  ou  plutôt 
porte-bedaines,  qui,  pour  voir  les  choses  du  monde  à  travers  votre  fenêtre 
de  drap,  nous  prétendez  régenter  in  nomine  Domlni.  C'est  bien  à  vous  qui 
n'avez  point  les  mains  gourdes  à  décrocher  l'héritage  des  familles,  espions 
et  janissaires  du  pape,  à  nous  parler  de  renoncement  et  de  pauvreté!  —  Et 
des  moines  il  va  aux  évêques ,  et  des  évêques  aux  cardinaux.  Qu'est-ce  qu'un 
cardinal?  demande-t-il,  et  la  réponse  ne  se  fait  point  attendre  :  animal 
rtùbrum,  callidum,  mendax,  vorax  et  capax  omnium  beneficiorum  :  ce 
sont  les  maîtres  pharisiens  du  christianisme;  quand  il  en  meurt  quelqu'un, 
c'est  tant  mieux  et  trois  fois  tant  mieux;  il  en  restera  toujours  de  trop,  et 
une  pluie  du  Vatican  en  fait  pousser  d'autres  en  une  nuit  comme  des  cham- 
pignons. S'il  vient  un  bruit  que  dans  le  conclave  ils  se  sont  battus  à  coups 
de  poings  et  de  chandeliers,  il  ne  se  sent  pas  d'aise,  il  se  pâme  de  rire,  il  les 
exciterait  presque  comme  on  fait  à  des  chiens  qui  se  houspillent,  et  le  voilà 


2i6  REVUE  DE  PARIS. 

pour  quinze  jours  dans  des  jubilations  non  pareilles.  Pour  le  pape,  il  ne  s'en 
soucie  guère  davantage.  La  première  fois  que  le  bonhomme  de  saint  père 
viendra  à  Paris,  il  ira  au-devant  de  lui  jusqu'à  la  rue  Saint-Jacques,  et  il 
l'attendra  chez  le  premier  libraire  venu  en  lisant  quelque  volume.  Vne  autre 
fois,  c'est  à  propos  du  cardinal  de  Retz,  le  seul  auquel  il  pardonne  sa  pourpre  : 
«  On  tient  que  le  pape  nous  veut  excommunier!  qu'il  nous  excommunie, 
parbieu!  On  dit  que  quand  un  homme  est  excommunié,  il  devient  noir 
comme  poivre;  cela  ferait  fort  mon  compte  et  viendrait  bien  à  propos,  car 
je  commence  à  blanchir,  et  si  je  devenais  noir,  je  croirais  rajeunir.  »  Peut- 
on  parler  avec  plus  d'irrévérence,  et  ne  dirait-il  pas  aussi  bien  notre  saint 
père  le  Turc  que  notre  saint  père  le  pape?  Croyez-vous  qu'il  plaigne  un 
malheureux  souverain  pontife  assez  bien  mort  comme  Innocent  X  pour 
que  les  rats  lui  viennent  impunément  ronger  les  oreilles?  A  d'autres!  vous 
n'y  êtes  guère.  Ce  méchant  pensera  que  le  voilà  bien,  ce  bon  père  qui 
faisait  cheminer  les  autres  du  centre  de  la  terre  jusque  par-delà  le  firmament, 
et  qui  ne  peut  plus  remuer  ni  pied  ni  patte  non  plus  qu'un  soliveau.  Et  ne 
croyez  pas  que  là  se  bornent  ses  énormités  :  le  jubilé  n'échappe  pas  plus  que 
le  reste  à  la  raillerie  de  cet  incurable  sceptique.  «  Tout  Paris  court  après  le 
jubilé,  dit-il  en  1645  :  s'ils  ne  le  gagnent,  au  moins  gagnent-ils  force  crotte 
et  catarrhes.  »  Il  lui  est  avis  qu'on  ferait  aussi  bien  d'en  faire  un  contre  la 
taille,  et  que  le  vin  nouveau  de  l'an  présent  produira  de  plus  sensibles  effets 
sur  la  tête  des  hommes.  Le  purgatoire  n'est  pas  mieux  traité  :  «  M.Kaudé  nous 
a  engagés  pour  dimanche  prochain,  M.  Gassendi  et  moi,  à  aller  souper  et 
coucher  en  sa  maison  de  Gentilly,  à  charge  que  nous  n'y  serons  que  nous 
trois  et  que  nous  y  ferons  la  débauche,  débauche  philosophique  et  peut-être 
davantage,  pour  être  guéris  une  bonne  fois  du  loup-garou  et  du  mal  des  scru- 
pules, qui  est  le  tyran  des  consciences.  Nous  irons  peut-être  jusque  fort  près 
du  sanctuaire,  et  peut-être  plus  loin.  »  A  parler  franc,  la  mesure  était  pru- 
dente, et  la  précaution  n'était  pas  de  trop.  Quelle  que  fût  la  liberté  de  penser 
et  même  de  dire,  elle  avait  des  bornes  qu'il  était  dangereux  de  franchir.  Il 
n'eût  pas  fait  bon  en  effet  de  crier  sur  les  toits  que  le  purgatoire  était  la 
chimie  du  pape,  et  que,  quoique  son  feu  fut  bien  chaud  et  bien  grand,  tout 
saint  et  tout  sacré  qu'il  était,  tous  ceux  qui  s'y  chauffaient  n'en  mangeaient 
point  les  chapons;  il  n'eût  point  fallu  professer  trop  qu'on  ne  se  doit  point 
inquiéter  dudit  purgatoire,  et  qu'on  doit  être  comme  ce  vieux  Romain  qui  ne 
craignait  que  malam  famam  etfamem,  et  encore  tout  au  plus  cette  dernière. 
Les  chapelets,  les  reliques,  les  grains  bénits  et  autres  fanfreluches  papalines, 
n'excitaient  que  sa  risée.  Son  Juvénal,  dit-il,  l'avait  bien  détrompé  de  telles 
bagatelles.  Peut-être  aussi  était-ce  lui  qui  les  avait  guéris  tous  deux,  Gabriel 
Naudé  et  Guy  Patin,  des  révélations,  des  apparitions,  des  miracles  et  des 
prophéties,  et  lui  devaient-ils  plutôt  qu'à  celui  qui  garde  la  lune  des  loups, 
comme  il  appelle  Dieu  dans  une  périphrase  peu  respectueuse,  de  ne  plus 
faire  partie  des  oiseaux  niais  et  d'être  enfin  débètés. 
A  part  ces  exagérations  un  peu  fanfaronnes  et  ces  vaillantises  d'esprit  fort, 


REVUE   DE   PARIS.  2V7 

Guv  Patin  représente,  nous  le  répétons,  d'une  façon  précieuse  le  bourgeois 
de  la  grand'ville;  il  est  mieux  que  personne  et  par  excellence  le  citadin  de 
Paris,  casanier,  grand  bavard,  caustique,  tracassier,  fidèle  aux  vieilleries. 
Quand  il  se  case  dans  sa  belle  maison  de  la  place  du  Chevalier-du-Guet,  dont 
il  parle  avec  tant  de  complaisance,  dans  sa  grande  étude,  au  milieu  de  ses 
dix  mille  volumes,  entre  le  premier  président  de  Lamoignon  et  M".  Miron, 
un  rude  frondeur  dans  son  temps,  ses  deux  bons  amis,  c'est  pour  le  reste  de 
ses  jours.  Ni  les  propositions  de  la  Suède,  ni  celles  du  Danemark,  ni  celles 
du  nonce  du  saint-père,  ni  celles  de  Venise,  ni  celles  du  duc  de  Lorraine,  qui 
toutes  aboutissent  à  lui  offrir  des  places,  des  honneurs,  des  [tensions,  n'ont 
le  pouvoir  de  l'arracher  à  ses  livres,  à  sa  maison,  à  son  quartier.  Il  répond 
sans  cesse  qu'il  n'est  ni  à  vendre  ni  à  acheter;  qu'il  veut  être  enterré  dans 
son  Paris,  auprès  de  ses  bous  amis.  Il  est  bien  encore  le  badaud  de  son  pays 
et  de  son  temps,  par  sa  haine  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  Paris  et  ses  fau- 
bourgs. Ne  lui  parlez  pas  de  la  Normandie;  Normandie  veut  dire  :  venu  du 
Nord  pour  mendier.  Ne  sonnez  mot  du  Midi  :  les  gens  du  pays  d'Adiousias 
sont  tous  escrocs,  filous,  hâbleurs,  gabeleurs  et  greveleurs.  Quant  à  l'An- 
glais, il  le  hait  presque  autant  qu'un  cardinal.  Pour  l'Italie,  par  exemple, 
dont  on  parle  tant,  qu'est-ce,  je  vous  prie?  Patria  diabolorum,  le  pays  de 
Merlin  Coccaïe,  pays  de  peste,  d'empoisonnement,  d'athéisme,  de  fourberies, 
de  moines,  sans  compter  le  reste.  Fi  donc  !  Aussi  cela  fait-il  qu'il  n'y  veut  point 
aller.  D'ailleurs,  que  voit-on,  qu'entend-on  en  voyage?  Des  clochers  et  des 
cloches  dont  on  n'a  pas  l'offrande;  les  chiens  y  aboient  comme  ailleurs,  et  c'est 
tout.  Avec  une  telle  disposition,  Guy  Patin,  on  le  voit,  malgré  tout  son  esprit, 
et  soit  dit  sans  épigramme,  n'eût  point  inventé  les  impressions  de  voyage. 

Il  est  envahie  que  nul  réfugié  français,  nulle  victime  du  cardinal  de  Ri- 
chelieu, nul  échappé  de  la  Bastille,  n'eut  jamais  des  sentimens  si  exaltés 
ni  une  faculté  de  haine  aussi  générale  et  aussi  complète  que  notre  Guy  Patin 
pour  tout  ce  qui  tient  à  la  politique.  Ce  n'est  pas  seulement  aux  partisans, 
aux  sangsues,  aux  filous  teints  en  écurlate  de  son  pays  qu'il  s'en  prend. 
Princes,  ducs,  ministres,  ce  lui  est  tout  un.  Il  répète  aussi  bien  les  proposi- 
tions républicaines  des  Hollandais,  que  les  bons  mots  de  Pasquin,  apportés 
par  le  vent  d'Italie.  Au  besoiu,  sans  doute,  il  lui  en  prêterait  d'aussi  mordans, 
lui  qui  va  proclamant  que  tous  les  princes  du  monde  ne  valent  pas  une  bou- 
chée de  pain,  et  que  c'est  un  triste  pays  que  celui  où  quod  non  capit  Christus 
rapitfiscus;  qu'il  s'étonne  d'une  chose,  en  un  temps  où  l'on  taxe  le  sel,  le 
vin,  le  bois,  c'est  qu'on  ne  mette  point  encore  d'impôts  sur  les  gueux  qui  se 
chauffent  au  soleil,  et,  comme  dirait  le  médecin  malgré  lui,  qui  expulsent  le 
superflu  de  la  boisson  par  les  rues.  Qu'il  s'agisse  du  comte-duc  d'Olivarès  ou 
de  la  signora  Olympia,  olim  pia,  nunc  harpia;  de  la  maison  d'Autriche, 
du  bien  à' autrui  riche,  ou  des  priucipiots  affamés  du  Nord,  peu  lui  importe. 
L'invective  va  son  train,  et  chemin  faisant  le  cardinal  de  Richelieu,  bonne 
bête  et  franc  tyran,  et  ce  pauvre  siècle  même  pendant  lequel  il  vit,  où  les 
Français  ne  sont  plus  que  des  misérables  pécores  à  plat-ventre  devant  un  sac 


248  REVUE  DE  PARIS. 

de  pistoles  ou  même  moins ,  attrapent  force  horions ,  gourmades ,  invectives 
et  épithètes  malsonnantes. 

Pour  Mazarin,  auquel  il  faut  bien  arriver,  on  peut  répondre  que  personne 
en  France  n'eut  tant  de  haine  pour  lui  et  sa  famille  que  cet  amer  et  opi- 
niâtre docteur  en  médecine.  Il  n'a  garde  de  laisser  échapper  une  occasion 
d'anathématiser  les  uns  ou  les  autres.  Si  le  cardinal  de  Sainte-Cécile,  ce 
frère  brutal  et  cynique  de  l'éminentissime  Jules,  est  mort  à  Rome;  écho 
facile  des  bruits  populaires,  Guy  Patin  proclame  bien  vite  que  c'est  ex  immo- 
dicà  venere.  S'il  parle  de  quelque  méchant  pendard  marqué  d'une  fleur  de 
lis  sur  l'épaule  et  digne  de  la  roue ,  il  conclut  pourtant  qu'il  y  a  là  de  quoi 
faire  un  joli  cardinal-duc,  qu'il  n'y  a  rien  de  tel  que  d'être  impudent,  et  que 
ce  sont  les  impudens  qui  gouvernent  le  monde.  Malheur  à  toi,  terre  qui 
es  gouvernée  par  un  enfant  et  par  une  femme!  Malheur  à  toi,  triste  patrie 
qui  trébuches  sous  le  bâton  d'un  étranger,  d'un  ignare  larron,  d'un  hâbleur, 
d'un  comédien  vil,  d'un  bateleur  de  longue  robe,  d'un  tyran  à  rouge  bonnet! 
s'écrie-t-il  à  chaque  instant  en  latin,  en  grec,  et  en  français,  en  tirant  pour 
ainsi  dire  les  épithètes  à  mitraille.  Ne  fait-il  pas  beau  le  voir,  ce  beau  pipeur 
d'Italie,  à  la  cour,  sicrit  asinus  inter  simias,  et  qu'il  est  en  belle  compagnie 
avec  ces  guenons  et  ces  petits  singes  aux  yeux  blancs,  qu'il  chérit  si  fort  et 
qu'il  voiture  partout  avec  lui  !  Comme  il  est  bien  le  digne  fils  de  Piètre 
(Pietro) Mazarin!  qu'il  dorme,  et  que  le  diable  le  berce!  qu'il  veille,  et  que 
la  France  se  présente  à  lui  fanée,  maigrie,  en  lambeaux,  et  lui  crie  d'une 
voix  lamentable:  peliis  et  ossa  suml  Mais  patience!  il  a  mangé  la  France,  et 
la  France  le  mangera.  Animaux  mazariniques  et  bêtes  mazarinesques  auront 
leur  tour,  et  le  veau  d'or  ira  quelque  beau  jour  sous  l'inexorable  balancier! 
—  Dans  d'autres  instans,  sa  haine  est  plus  calme,  et  sa  colère  semble  dormir; 
il  explique  tout  du  long  à  ses  amis  particuliers,  MM.  Spon  et  Falconnet,  qu'il 
souhaiterait  fort  que  le  Mazarin  s'en  allât  vitemént  à  Rome  pour  élire  un 
successeur  au  défunt  pape  Innocent  X  (belle  ame  devant  Dieu,  s'il  y  croyait!). 
Peut-être  même  s'il  avait  assez  d'argent  (et  comment  n'en  aurait-il  pas  assez, 
ce  Jupiter  cramoisi,  qui  n'est  habile  qu'en  trois  choses,  au  jeu,  à  la  table, 
et  au  lit?  depuis  qu'il  détrousse  la  patrie  et  qu'il  coupe  des  bourses  dans  les 
poches  du  pauvre  monde),  il  pourrait  acheter  la  papauté!  Alors,  ma  foi, 
bonne  chère,  bon  gite,  et  tout  ce  qui  s'en  suit.  Même  il  souhaiterait  fort  que 
le  Mazarin  fût  pape,  sauf  à  lui  à  choisir,  puisqu'il  n'a  que  cinquante  ans,  pour 
papesse  celle  qu'il  voudra.  Et  comme  une  chose  ne  lui  en  fait  pas  oublier  une 
autre,  il  ajoute  par  réflexion  :  «  Je  le  tiendrais  volontiers  pour  un  grand  et 
généreux  pape,  s'il  avait  cette  bonté  de  nous  ôter  le  carême.  »  Mais  celte 
bonace  n'est  guère  de  durée;  l'apostrophe  recommence,  les  tirades  aboient 
comme  Charybde  et  Scylla,  et  ce  siècle  pervers,  extravagant  et  fantasque, 
fumier  de  tous  les  âges,  sur  lequel  poussent  et  fermentent  l'antimoine,  la 
fraude  et  la  violence,  n'est  plus  bon  qu'à  remuer  à  la  fourche. 

C'est  une  chose  à  la  fois  triste  et  curieuse  que  d'assister,  dans  ces  lettres, 
à  la  longue  agonie  du  Mazarin,  et  de  voir  avec  quelle  implacable  persévérance 


REVUE  DE  PARIS.  2i«J 

Guy  Patin  poursuit  le  moribond  de  ses  sarcasmes  et  de  ses  malédictions.  — 
Si  le  diable  l'emporte,  y  aurait-il  sujet  de  crier  au  voleur,  et  n'est-il  point  en 
droit  de  reprendre  son  bien  partout  où  il  le  trouve?  Ensuite,  on  demandera  : 
Mais  cet  homme  avait-il  une  ame?  Par  le  fait,  c'est  douteux.  Pour  son  corps, 
bien  avant  qu'il  ait  passé  le  guichet  après  lequel  le  chemin  se  bifurque,  qui 
s'en  soucie?  N'est-il  pas  déjà  mort,  celui  dans  la  chambre  duquel  on  sème 
des  billets  ainsi  conçus  :  Vous  êtes  prié  d'assister  au  convoi ,  service  et  en- 
terrement de  monseigneur  l'eminentissime  cardinal  Mazarin,  duc  et  pair  de 
France,  duc  de  Nivernais  et  de  Rethelois,  etc.,  etc.,  mort  le  21  mars  pro- 
chain, ou  au  plus  tard  le  21  septembre  4  février  1661  )?  Du  reste,  c'est  fort 
amusant  de  le  voir  trépasser.  Il  fait  le  brave;  mais  patience  !  rira  bien  qui  rira 
le  dernier.  Cependant  Guy  Patin  trouve  que  cela  traîne  beaucoup,  et  demande 
quand  cet  homme  de  bien  en  finira.  On  dit  toujours  qu'il  est  enflé,  atténué, 
raccourci  !  Bah!  bah  !  ce  bon  seigneur  a  bien  autrement  raccourci  les  joies  de 
la  France;  il  devrait  même  s'estimer  trop  heureux  d'être  où  il  en  est;  car,  en 
bonne  justice,  il  eût  dû  finir  de  cette  angine  que  fait  le  bourreau ,  ce  terrible 
ménétrier,  ajoute-t-il.  Le  mot  est  gai.  Du  reste,  veut-on  une  citation  textuelle? 
En  voici  une  qui  dispense  de  beaucoup  d'autres  :  «  Il  y  a  plus  de  quatre  jours 
que  le  diable  aurait  emporté  le  Mazarin  au  pays  où  tout  le  monde  a  le  nez 
fait  de  même,  mais  il  ne  sait  pas  où  le  prendre,  tant  il  pue.  On  se  plaint  de  ia 
puanteur  de  son  corps  !  Eh  bon  Dieu ,  que  serait-ce  donc  si  on  flairait  sou 
ame?  »  Enfin,  au  moment  ou  il  apprend  que,  vaincu  par  la  souffrance,  le  car- 
dinal Mazarin  a  fermé  les  yeux  pour  jamais,  il  entonne  la  fameuse  chanson 


Il  est  passé,  il  a  plié  bagage! 

Il  est  en  plomb ,  l'éminent  personnage  ! 


Certes,  voilà  ce  que  les  Anglais  appelleraient  un  bon  haïsseur,  et  il  y  aurait 
eu  générosité  française  à  se  taire  enfin  en  présence  de  ce  cadavre;  mais  Guy 
Patin  n'était  point  de  ceux  que  le  succès  désarme.  Le  cardinal  mort,  c'est  a 
peine  si  l'on  se  souvenait  de  l'avoir  détesté  :  ce  vieux  médecin  acerbe  et  ran- 
cunier n'avait  point  si  courte  mémoire,  et  presque  seul  il  protestait  encore. 
Au  reste,  parmi  les  causes  de  la  haine  emportée  de  Guy  Patin  contre  le  car- 
dinal, il  en  est  une  au  moins  bizarre  et  qui  résulte  trop  clairement  de  la  lec- 
ture attentive  de  son  livre  pour  qu'on  ne  la  signale  pas.  Il  regardait  le  cardinal 
Mazarin  comme  l'unique  auteur  des  troubles,  et  par  suite  du  silence  des 
poètes  et  des  historiens,  qui  écoutaient  en  tremblant ,  du  fond  de  leurs  stu- 
dieuses retraites,  les  cris  de  la  foule  et  le  bruit  des  pistolades.  Les  libraires, 
réduits  au  bissac,  imprimaient  à  grand'  peine  quelques  mauvais  livres  de  ro- 
mans ou  de  moinerie,  et  les  presses  ne  roulaient  que  sur  des  paperasses 
mazarines  et  la  gazette  de  tous  les  samedis.  Et  ce  n'était  point  la  France 
seule  qui  restait  plongée  dans  cette  torpeur;  l'Allemagne,  mère  féconde  des 
bonnes  disciplines,  du  fort  savoir,  la  laborieuse  Hollande,  restaient  oisives 

TOME   XIV.      FEVRIER.  18 


250  REVUE  DE   PARIS. 

Plus  de  ces  beaux  Pline  annotés;  on  attendait  en  vain  l'édition  du  Tei  tullien 
par  le  savant  M.  Rigaud,  Y ' Ephemeris  hhtorica,  du  père  Caussin ,  le  beau 
livre  de  M.  Vossius  sur  les  historiens  latins.  Et  le  pillage  de  sa  belle  maison 
de  Cormeille,  le  désastre  de  ses  pommiers,  de  ses  quenouilles,  de  ses  greffes, 
tenaient  peut-être  moins  au  cœur  de  Guy  Patin  que  le  siège  de  Paris,  le 
massacre  de  l'hôtel  de  ville  et  la  ruine  des  libraires. 

Une  chose  singulière  et  qui  manifeste  bien  l'esprit  contradicteur  de  Guy 
Patin ,  c'est  son  excessive  facilité  à  soupçonner  le  mal  là  où  il  n'est  pas,  et  à 
le  nier  où  il  semble  être  apertement.  Rien  ne  lui  eut  ôté  de  la  tête  que  M.  le 
prince  allait  mourir  empoisonné  au  château  de  Vincennes,  en  1650 ,  et  qu'il 
allait  être  convié  à  manger  de  la  viande  des  dieux,  comme  dit  Suétone.  A 
peine  si  la  vue  du  prince ,  sain  et  sauf  et  en  liberté ,  un  an  après ,  put  le  dis- 
suader de  cette  opinion  qui  bouleversait  toutes  ses  idées.  En  revanche,  la 
mort  de  Puy  Laurens,  en  1635,  et  celle  de  Mme  Henriette,  en  1670,  le  trou- 
vèrent également  incrédule.  Par  suite  du  même  esprit,  le  jour  où  le  surin- 
tendant est  arrêté,  il  se  trouve,  non  point  du  tout  par  un  sentiment  de 
générosité  chevaleresque,  mais  par  le  fait  même  de  sa  nature,  du  parti  de 
Eoucquet  contre  Colhert  et  Letellier.  Bien  plus ,  Foucquet  devient  à  ses  yeux 
blanc  comme  neige;  il  est  accusé  par  des  fripons,  il  n'y  a  guère  lieu  d'en 
douter,  la  cour  étant  une  mauvaise  hôtellerie  pour  les  gens  de  probité.  Pour 
un  peu,  il  accuserait  le  roi  de  vouloir  voler  son  ancien  surintendant  et  lui 
dépêcher  son  patrimoine.  Il  est  si  avare!  Imaginez  qu'avec  lui  les  pauvres 
n'ont  que  faire  d'attendre  du  soulagement,  et  n'ont  plus  qu'à  mourir,  par 
toute  la  France,  de  maladie,  de  misère,  d'oppression  et  de  désespoir.  Eheic 
miseros!  miseram  Gallium  !  Les  Topinambous  ne  sont-ils  pas  infiniment 
plus  heureux  en  leur  barbarie?  La  moisson  a  été  mauvaise,  le  blé  sera  cher; 
et  que  fait  le  roi?  pense-t-il  à  diminuer  la  taille?  Le  roi?  Il  a  fait  faire  un 
grand  caveau  dans  lequel  il  serre  ses  pistoles ,  et  d'où  il  n'aime  point  à  rien 
tirer;  puis  quand  ce  grand  caveau-là  sera  plein,  il  en  fera  faire  un  autre; 
et  voilà  où  mène  l'éducation  mazarinesque  :  à  ne  considérer  au  monde  que 
l'argent,  à  faire,  moyennant  finance,  d'un  pleutre  un  duc  et  pair,  et  à  ramener 
pour  la  patrie  les  temps  de  Philippes,  où  Brutus  pouvait  crier,  sur  le  cadavre 
de  la  liberté  romaine  :  Vertu ,  tu  n'es  qu'un  nom  ! 

La  cour  sous  Louis  le  quatorzième,  c'est  la  même  chose  que  sous  Riche- 
lieu. On  y  hait  les  remontrances,  tout  s'y  tourne  à  la  despotique.  Les  évêques, 
jadis  d'or  avec  des  crosses  de  bois,  sont  des  évêques  de  bois  avec  des  crosses 
d'or.  On  n'y  rencontre  que  scribes  et  saducéens,  pharisiens  et  antimoiniens. 
On  se  rue  en  servitude.  Le  roi ,  qui  avec  tous  ses  défauts  ne  laisserait  point 
que  d'aimer  son  peuple  s'il  n'avait  les  yeux  bandés  par  des  coquins  de  minis- 
tres, donne  des  carrousels  splendides,  et  Paris  est  sans  pain;  et  dans  l'attente 
de  la  mort  prochaine  de  la  reine-mère,  on  ne  renouvelle  point  les  livrées, 
on  n'habille  point  de  neuf  les  pages  à  la  nouvelle  année,  pour  ne  point  faire 
double  dépense,  le  cas  de  deuil  survenant. 


REVUE  DE  PA1US.  251 

Sous  le  roi  Louis  le  quatorzième  encore,  la  France  jouissait  d'une  police 
qui  n'était  pas  saus  quelques  oreilles ,  et  l'on  n'aimait  pas  plus  que  de  nos 
jours,  sous  l'empire,  les  discussions  trop  acharnées  et  qui  montent  les  tètes 
comme  des  accens  de  clairon.  La  violence  de  Guy  Patin  sur  le  fait  de  l'anti- 
moine faisait  un  esclandre  d'autant  plus  grand  qu'il  avait  affaire  à 
partie,  ses  adversaires  étant  en  général  fort  bien  en  cour.  Ses  propos  trans- 
piraient sans  qu'il  s'en  souciât  fort.  Il  soutenait  de  certaines  thèses  retentis- 
santes sur  toute  sorte  de  sujets,  et  à  Bàville,  chez  le  premier  président  de 
Lamoignon,  des  magistrats  le  plus  aimable ,  il  avait  délibérément  déclaré 
que,  s'il  eut  été  dans  le  sénat  romain  lorsqu'on  tua  Jules  César,  il  lui  eût 
porté  le  vingt-quatrième  coup.  Si  Despréaux  avait  fait  sa  chanson  (elle  est 
de  1672)  sur  lîà  ville  après  une  pareille  conversation,  elle  eut  pu  passer  pour 
une  assez  jolie  épigramme.  Le  grand  Colhert ,  d'ailleurs ,  le  ministre  des 
fabriques  ,  était  antimoinien  pour  sa  part,  et  trouvait  fort  mauvais  que  ceux 
qui  pensaient  de  la  sorte  ne  fussent  bons  qu'à  jeter  aux  chiens.  Tout  cela , 
outre  qu'on  le  taxait  d'impiété,  mettait  Guy  Patin  en  médiocre  odeur  chez 
bien  des  gens.  Il  était  par  trop  compromettant  et  observait  mal  cette  sienne 
maxime  :  Xon  oportet  in  eum  scribere  qui  poterf  proscribere.  Aussi  le 
nuage  finit-il  enfin  par  crever,  et  à  soixante-huit  ans  il  connut  pour  la  pre- 
mière fois  ce  que  c'était  que  la  douleur. 

Guy  Patin  réduisait  voloutiers  la  science  de  la  vie  en  maximes  :  il  avait 
entre  autres  une  devise,  benè  vivere  et  hriari,  à  laquelle  il  avait  été  fidèle 
autant  qu'il  était  en  lui,  homme  sobre,  rangé,  casanier;  et  jusqu'alors  sesjours 
avaient  été  fort  tranquilles.  Il  lui  était  né  deux  fils,  Robert  en  1630,  et  Charles, 
son  Carolus,  son  Benjamin,  en  1633.  Ces  deux  naissances  avaient  été  com- 
pensées par  la  mort  de  son  père  et  de  sa  mère,  et  par  celle  de  son  beau-père  et 
de  sa  belle-mère.  Des  deux  premières  il  n'en  parle  point;  mais  quant  aux 
autres,  c'est  différent  :  il  en  parle,  et  d'une  façon  tout-à-fait  en  accord  avec 
son  caractère  :  «  Je  viens  de  tirer  encore  une  fois  mon  beau-père,  âgé  de  quatre- 
vingts  ans,  d'une  dangereuse  maladie,  et,  bien  qu'il  soit,  fort  riche,  il  ne 
donne  rien  non  plus  qu'une  statue.  »  Quant  à  sa  belle-in?re,  «  c'était,  dit-il, 
une  excellente  femme;  mais  elle  est  morte,  n'en  parlons  plus.  Il  serait  fout-à- 
fait  superflu  de  pleurer,  attendu  qu'elle  était  vieille,  riche,  avare  et  beaucoup 
trop  souvent  malade.  »  Il  ne  parle  jamais,  d'ailleurs,  d'une  manière  fort 
respectueuse  des  dames,  quelles  qu'elles  soient,  et  Mlle  Patin,  sa  femme,  est 
tout  comme  une  autre  dans  un  de  ces  jeux  de  mots  qui  avaient  été  si  chers 
aux  érudits  du  xvie  siècle,  en  latin  mulier,  et  en  français  mule  hier,  mule 
aujourd'hui,  mule  a  perpétuité. 

Un  jour  donc  son  fils  Carolus,  bibliomane  comme  lui,  et  toujours  à  la 
piste  des  éditions  rares,  des  livres  prohibés,  de  toute  cette  pâture  de  scan- 
dale qui  arrivait  de  Cologne  et  d'Amsterdam  ,  dans  les  ballots  des  faux  sau- 
niers, savant  éprouvé  dans  le  droit,  la  médecine  et  la  numismatique,  et  déjà 
pathologix  professor,  avec  un  grand  concours  d'auditeurs,  eut  vent  qu'on 

18. 


252  REVUE    DE   PA1ÏÎS. 

le  devait  venir  arrêter  le  lendemain  matin,  pour  avoir,  disait-on,  propagé 
sous  le  manteau  un  libelle  scandaleux  attribué  au  comte  Roger  de  Bussy  Ra- 
butin,  et  intitulé  les  Amours  du  Palais-Royal.  Il  n'en  était  rien  sans  doute, 
et  jusqu'à  sa  mort  Carolus  ne  cessa  de  protester  de  son  innocence.  Mais  le 
plus  sûr  en  ce  temps  de  Bastille  et  de  lettres  de  cachet  était  d*abord  de  se 
mettre  à  l'abri,  sauf  à  se  justifier  ensuite,  et  c'est  ce  que  fît  à  grand'peine, 
dit-on,  Charles  Patin.  Quoi  qu'il  eu  soit,  coupable  ou  non,  en  butte  peut-être 
à  de  puissans  adversaires  qui  frappaient  le  père  et  le  punissaient  de  ses  acerbes 
et  caustiques  commérages  en  la  personne  du  fils,  il  fut  condamné  par  contu- 
mace aux  galères  perpétuelles.  Un  si  rude  coup  porta  la  mort  dans  l'a  me  du 
pauvre  Guy  Patin;  il  était  vieux  déjà  :  la  mort  de  son  fils  aîné,  qui  succomba 
prématurément  deux  ans  après,  acheva  de  le  navrer.  Dans  deux  lettres  tou- 
chantes et  qui  montrent  en  lui  une  sensibilité  si  douloureusement  éveillée, 
Guy  Patin  raconta  son  malheur  à  ses  amis;  il  connaissait  enfin  la  vérité  d'un 
mot  de  Martial  qu'il  citait  souvent  :  Pars  major  lacrymarum  ridetet  intus 
habet.  Depuis  lors,  il  ne  fit  que  languir  dans  une  mélancolie  continuelle; 
enfin  il  mourut  le  30  août  1G72,  âgé  de  soixante-douze  ans,  et  comme  l'a  dit 
Bossuet  du  cardinal  de  Betz ,  menaçant  encore  le  favori  triomphant  de  ses 
tristes  et  intrépides  regards. 

Son  extérieur  répondait  bien  à  son  esprit;  il  avait  la  taille  haute  et  droite,  la 
constitution  robuste,  la  voix  forte,  le  visage  médiocrement  plein,  les  yeux 
vifs,  le  nez  grand  et  aquilin ,  les  cheveux  courts  et  frisés,  la  moustache  en  croc, 
une  tournure  d'homme  de  guerre  qui  eût  fait  rage  à  l'occasion,  sous  sa 
robe  rouge  de  professeur  en  pharmacie.  Il  était,  dit  Vigneul  Marville,  satiri- 
que depuis  la  tête  jusqu'aux  pieds;  son  chapeau ,  son  collet,  son  manteau,  son 
pourpoint,  ses  chausses,  ses  bottines,  faisaient  nargue  à  la  mode  et  le  procès 
à  la  vanité.  Il  était  hardi,  téméraire  ,  inconsidéré,  mais  simple  et  naïf  dans 
ses  expressions,  honnête  et  droit  de  cœur;  ne  se  repaissant  guère  d'illusions, 
ne  s'autorisant  point  d'une  morale  hypocrite;  tandis  qu'il  écrivait  les  choses 
d'une  verve  si  chaude  et  si  mêlée,  il  les  disait  avec  une  mine  de  verglas  em- 
portant la  pièce  à  chaque  mot,  et  Bayle  pense  que  sous  ce  rapport  il  eût  donné 
des  leçons  à  Rabelais.  Difficile  à  vivre  à  ce  point,  que  lorsqu'il  parlait  de 
quelqu'un  sans  en  dire  du  mal,  on  pouvait  croire  qu'il  en  pensait,  du  bien , 
il  était  recherché  pour  son  esprit,  et  l'on  raconte  que  quelques  grands  sei- 
gneurs lui  offraient  \\\\  louis  sous  son  assiette,  chaque  fois  qu'il  voudrait 
dîner  chez  eux;  mais  ce  métier  d'amuseur  à  gages  ne  devait  guère  lui  sou- 
rire, et  lui-même  a  pris  soin  de  nous  dire  qu'il  n'était  ni  à  vendre  ni  à  ache- 
ter. Quant  à  son  talent ,  il  nous  faut  finir  par  quelques  mots  d'explication  : 
notre  but,  en  essayant  ce  travail  sur  un  homme  trop  oublié,  n'a  point  été  de 
présenter  Guy  Patin ,  par  un  de  ces  paradoxes  qu'il  aimait  si  fort  quand  il 
les  trouvait  gentils,  pour  un  écrivain  de  génie,  et  d'inventer  presqu'un  épis- 
tolaire  à  mettre  entre  M""'  de  Sévigné  et  M"'c  de  Scudéry.  Il  n'a  ni  la  grâce 
enchanteresse,  le  style,  la  facilité,  l'enjouement  de  l'une,  ni  la  tenue,  la 


REYCE  DE  PARIS.  253 

raison  calme  et  sereine,  la  droite  intelligence  dv  l'autre.  Il  est  âpre,  heurté, 
aigu,  hérissé  de  citations,  incorrect ,  brusque,  tout  pétri  de  bile  et  de  contre- 
temps, inconvenant,  comme  diraient  les  Anglais  :  ce  n'est  ni  un  philosophe 
dans  le  sens  grave  du  mot,  ni  un  pamphlétaire,  ni  un  historien;  c'est  tout 
simplement  un  homme  d'esprit,  vif  et  primesautier,  d'humeur  colérique  et 
agressive,  venu  dans  un  temps  qu'il  a  réfléchi  à  la  façon  de  ces  glaces  qui 
grossissent  et  qui  verdissent  les  objets.  C'est  un  de  ces  bons  bourgeois  sur  qui 
s'appuyait  le  cardinal  de  Retz,  frondeur  par  instinct,  attaché  à  ses  privilèges 
et  à  ses  droits,  quelque  peu  hollandais  d'aspect,  avec  sa  mine  longue  et  raide 
sous  son  manteau  noir.  Il  n'a  point  songé,  lui  non  plus,  à  élever  un  monu- 
ment littéraire  en  écrivant  ces  lettres  qu'il  ne  relisait  point;  quant  au  style,  il 
n'y  a  rien  à  lui  reprocher.  A  peine  si  la  littérature  française,  qui  jusque-là 
avait  dérivé  comme  un  vaisseau  sans  lest,  venait  de  jeter  l'ancre;  et  si  ses  dé- 
fauts appartiennent  autant  à  l'époque  où  il  a  vécu  qu'à  sa  propre  nature,  on 
peut  dire  avec  justice  que  ses  qualités' sont  bien  à  lui,  et  que,  spirituel  par 
dessus  tout,  il  a  eu  plus  que  personne  de  ces  saillies  qu'Henri  Heine  appelle 
bizarrement  les  puces  du  cerveau  qui  sautent  à  travers  les  pensées  endormies. 

Gabriel  Moktigny. 


DES 


PENSÉES  DE  PASCAL 


PAR    M.  VICTOR  COUSIN.1 


L'ouvrage  posthume  de  Pascal  est  parvenu  jusqu'à  nous  mutilé  et 
incomplet;  à  l'aide  du  manuscrit  autographe,  M.  Cousin  vient  resti- 
tuer aujourd'hui  la  lettre  même,  l'intégrité  de  la  rédaction,  c'est-à- 
dire  le  style  dans  son  originalité  native,  l'idée  dans  son  audace  pre- 
mière. C'est  là,  avant  tout,  une  œuvre  de  critique  littéraire.  M.  Cou- 
sin s'en  est  tiré  en  maître;  il  a  accompli  sa  tâche  avec  cette  passion 
d'artiste  qu'il  sait  porter  en  toute  chose  et  qu'il  fera  aisément  par- 
tager ici  à  quiconque  aime  encore  la  belle  langue  du  xvne  siècle. 
Jamais  la  raison  n'a  rencontré  un  adversaire  plus  acharné  que 
l'auteur  des  Pensées;  ainsi  les  penchans  philosophiques  n'ont  point 
amené  M.  Cousin  à  cette  étude.  Mais  il  n'y  a  pas  seulement  dans 
Pascal  un  ennemi  de  la  raison,  il  y  a  aussi  un  merveilleux  pro- 
sateur. Ce  sont  donc  les  sympathies  littéraires  qui  ont  surtout  excité 
et  soutenu  l'illustre  écrivain  dans  cette  laborieuse  entreprise.  Pour 
comprendre  tout  l'intérêt,  toute  la  portée  du  travail  patiemment 
achevé  par  M.  Cousin  ,  il  suffit  de  songer  à  la  place  qu'occupe  Pascal 

{!)  Un  vol.  in-8°,  chez  Ladrange,  quai  des  Augustins. 


REVUE  DE   PARIS.  235 

dans  l'histoire  des  lettres  françaises,  à  la  place  qu'occupent  les  Pen- 
sées par  rapport  aux  Provinciales. 

Il  a  été  donné  à  l'auteur  des  Provinciales,  et  ce  n'est  pas  la  moin- 
dre portion  de  sa  gloire,  d'arrêter  la  langue  dans  le  cours  mobile  de 
ses  transformations  et  de  la  fixer  à  jamais.  On  peut  même  dire  que 
cette  destinée  à  part  lui  revenait  mieux  qu'à  personne,  puisque  le 
caractère  distinctif  de  notre  littérature,  puisque  le  tour  propre  de 
l'esprit  français,  semblent  se  révéler  tout  d'abord  dans  cette  aptitude 
particulière,  dans  cette  appropriation  du  génie  de  Pascal  au  rôle  de 
législateur  de  notre  idiome.  La  souveraine  originalité  de  la  langue 
française,  c'est  en  effet  d'unir  au  plus  haut  degré  des  qualités  qui 
semblent  s'exclure,  c'est  d'être  en  même  temps  un  merveilleux  in- 
terprète de  l'imagination  et  le  plus  sûr  organe  du  bon  sens.  Or  ces 
élémens  contradictoires,  qui  se  sont  fondus  sans  trouble  au  sein  de 
la  langue,  coexistaient  préalablement  dans  la  forte  intelligence  de 
celui  qui  la  parla  le  premier  avec  une  autorité  irrévocable,  de  celui 
qui  eut  avant  les  autres  ce  que  Lemercier  appelait  l'infaillibilité  de 
la  plume.  C'est  ce  double  don  aussi,  fatal  pour  l'ame,  glorieux  pour 
l'esprit,  ce  sont  ces  conflits  de  l'imagination  et  de  la  raison,  qui  dans 
la  vie  ont  fait  la  misère  de  Pascal ,  qui  dans  les  lettres  font  sa  gran- 
deur. 

La  langue,  du  moment  où  il  l'a  maniée,  a  été  comme  en  posses- 
sion d'elle-même;  elle  a  eu  dès-lors  sa  valeur  dernière,  son  incompa- 
rable perfection,  tout  ce  qui  n'a  pas  vieilli  depuis  :  c'est  une  arme 
vive  aux  mains  du  pamphlétaire;  c'est  un  instrument  exact  aux 
mains  du  géomètre;  c'est  l'éloquence  même,  avec  ses  feux  et  ses 
audaces,  dans  la  bouche  de  l'homme  qui  peint  de  génie  les  défail- 
lances de  son  cœur,  les  ardeurs  de  sa  passion,  les  profondeurs  im- 
prévues de  sa  pensée.  De  là  ces  facultés  si  diverses  du  style  fran- 
çais, que  Pascal  a  trouvé  prêtes,  mais  auxquelles  il  a  de  son  fait 
donné  le  développement  et  la  vie,  j'entends  la  vivacité  du  tour,  la 
solidité  de  l'exposition,  l'éclat  de  la  forme.  Avec  ses  habitudes  ma- 
thématiques, Pascal  ajoute  encore,  après  Descartes,  à  l'ordre,  à  la 
consistance  des  phrases,  à  la  juste  propriété  des  termes,  au  lumineux 
enchaînement  des  périodes,  au  tempérament  ferme  et  sain  du  lan- 
gage; avec  les  ressources  de  son  esprit  railleur,  il  donne  à  son  parler 
le  jeu,  l'exquise  délicatesse,  les  nuances,  les  grâces  discrètes,  l'agré- 
ment et  surtout  le  naturel;  enfin,  avec  l'enthousiasme  inventif  de 
son  ame,  il  soulève  la  langue  jusqu'à  d'inaccessibles  sommets,  et  l'y 
fait  briller  de  splendeurs  inconnues.  Sans  doute  tout  cela  ne  deman- 


256  REVUE  DE  PARIS. 

dait  qu'à  éclore,  sans  doute  bien  des  efforts  (souvent  empreints  de 
génie,  souvent  durables)  avaient  préparé  cette  lente  perfection  à 
travers  les  siècles;  mais  il  fallait  bien  que  l'œuvre  se  trouvât  menée 
à  fin  par  quelqu'un,  et  que  cette  ère  nouvelle,  l'ère  des  grands  écri- 
vains, fût  inaugurée  avec  décision,  avec  puissance.  Pascal  était  pré- 
destiné à  cette  tache. 

Au  sortir  de  l'art  attrayant,  mais  chargé  et  capricieux,  des  Valois, 
au  sortir  de  la  recherche  et  de  la  manière  de  l'époque  de  Louis  XIII, 
le  style  avait  besoin  d'être  dégagé  et  éclairci  :  en  retenant  la  naïveté, 
il  devait,  sous  une  forte  discipline,  acquérir  l'énergie,  acquérir  sur- 
tout cette  brièveté  pleine  de  lumière  que  Vauvenargues  attribue 
quelque  part  à  Pascal,  et  qu'on  peut  rapporter  à  l'école  française 
elle-même.  Pour  un  pareil  labeur,  un  homme  de  génie  était  néces- 
saire qui  fût  doué  aussi  diversement  et  aussi  hautement  que  l'auteur 
des  Provinciales.  Lui  seul  pouvait  d'un  coup,  et  dans  tous  les  sens, 
porter  à  ses  limites  la  plus  riche,  mais  en  même  temps  la  plus  re- 
belle de§  langues  modernes. 

Cette  diversité  dans  la  force,  cette  égalité  puissante  dans  l'exécu- 
tion, sont  précisément  ce  qui  fait  à  Pascal  une  place  à  part.  A  cet 
horizon  déjà  lointain  de  notre  littérature  classique,  il  nous  apparaît 
sous  trois  aspects  très  distincts  et  qui  lui  sont  exclusivement  propres. 
La  loi  des  pamphlets  est  de  devenir  bientôt,  selon  le  mot  de  La 
Bruyère,  des  almanachs  de  l'autre  année  :  eh  bien!  cet  homme  a 
écrit  un  pamphlet  immortel;  d'ordinaire,  le  génie  des  sciences  exactes 
exclut  le  don  de  l'art  :  cet  homme  au  contraire  a  été  en  même  temps 
un  mathématicien  illustre  et  le  premier  prosateur  de  son  siècle,  du 
grand  siècle;  enfin  les  monumens  les  plus  achevés  résistent  seuls  au 
travail  destructeur  des  âges,  et  il  se  trouve  par  exception  que  les 
débris  informes  des  Pensées  demeureront  à  jamais  comme  l'une  des 
plus  saisissantes  créations  de  l'esprit  humain.  Aussi  la  vie,  l'œuvre, 
la  gloire  de  Pascal ,  tout  nous  intéresse  en  lui ,  par  le  renversement 
surtout  des  lois  ordinaires,  par  cette  contradiction  de  la  mélancolie 
et  du  rire,  de  la  suprême  grandeur  et  de  l'infinie  misère.  Il  s'est  pu 
rencontrer,  dans  l'inépuisable  histoire  de  l'intelligence  française, 
des  géomètres  supérieurs  encore  à  Pascal,  des  promoteurs  bien  au- 
trement féconds  de  la  pensée;  il  n'y  a  pas  eu  de  style  plus  grand  que 
le  sien.  Le  nom  de  ce  malade  sublime  et  désolé,  de  ce  dévot  austère 
et  ironique  qui  meurt  avant  l'âge  et  qui  meurt  pourtant  de  vieillesse, 
ce  nom  se  place  dans  les  sciences  aussitôt  après  ceux  de  Fermât  et 
de  Laplace,  dans  la  spéculation  aussitôt  après  ceux  de  Descartes  et 


REVUE  DE   PARIS.  257 

de  Leibniz  :  n'y  aurait-il  point  là  déjà  de  quoi  suffire  à  plus  d'une 
renommée?  Mais  ce  n'est  pas  tout,  on  le  sait;  Pascal,  le  premier,  s'est 
emparé  en  conquérant  du  sceptre  de  la  prose.  Depuis,  il  a  rencontré 
des  rivaux,  il  n'a  pas  trouvé  de  vainqueurs.  Y  a-t-il,  dans  les  lettres 
françaises,  une  plus  grande  gloire  que  celle-là? 

Ses  contemporains  le  jugeaient  comme  nous,  et  Pascal  a  eu  tout 
de  suite,  dans  son  siècle,  le  crédit  et  l'autorité  qu'il  méritait  comme 
écrivain.  Les  premiers  cahiers  des  Provinciales  avaient  à  peine  paru 
qu'à  ce  charme  inoui  du  bien  dire,  à  cette  finesse  de  raillerie,  à  cette 
sobriété  surtout,  ignorée  jusque-là  par  les  meilleurs,  le  siècle  de 
Louis  XIV  reconnut  sa  langue.  Il  n'y  eut  qu'un  cri  d'admiration.  Le 
vieil  esprit  moqueur  venu  des  trouvères,  cet  esprit  national  qui  s'était 
déjà  essayé  avec  bonheur  dans  la  Ménippée,  trouvait  là  son  style  cor- 
rigé et  embelli,  son  style  définitif;  l'ironie  française,  en  un  mot,  avait 
à  jamais  son  arme.  Arec  les  dernières  Lettres,  ce  fut  le  tour  de  l'élo- 
quence; l'imagination  aussi  triompha,  assurée  qu'elle  était  désormais 
de  sa  forme,  d'une  forme  simple,  brillante  et  immortelle.  On  trouve 
les  maîtres  les  plus  illustres,  les  élèves  de  Pascal,  unanimes  à  recon- 
naître ce  bienfait  de  l'invention  contenue  et  du  style  réglé.  Racine 
ne  revient  pas  de  tant  d'art  et  de  netteté;  Boileau  estime  Pascal  par- 
dessus tous,  et  Mme  de  Sévigné  le  met  de  moitié  à  tout  ce  qui  est  beau. 
Jamais  succès  n'a  été  plus  universel  en  étant  plus  légitime;  on  en 
retrouve  des  traces  jusque  dans  les  monumens  religieux  d'alors  les 
plus  hostiles  à  Port-Royal ,  les  plus  éloignés  des  lettres ,  si  on  peut 
dire  que  les  lettres  fussent  quelque  part  absentes  sous  Louis  XIV. 
A  un  évêque  qui  lui  demandait  quel  ouvrage  il  eût  mieux  aimé  avoir 
fait  s'il  n'avait  pas  fait  les  siens,  est-il  vrai  que  Bossuet  ait  répondu  : 
Les  Lettres  Provinciales?...  Voltaire  l'assure;  on  peut  le  nier.  Mais 
qu'importe  !  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'au  plus  vif  de  sa  querelle 
avec  l'auteur  des  Maximes  des  Saints,  Bossuet  n'avait  pas  sous  la  main 
d'exemple  plus  frappant  pour  mettre  en  suspicion  l'humilité  de  son 
adversaire,  par  l'éloge  même  de  son  talent,  que  de  lui  dire  :  «  Con- 
tinuez.... faites  admirer  votre  esprit  et  votre  éloquence,  et  ramenez 
les  grâces  des  Lettres  Provinciales.  »  L'influence  de  cet  admirable 
libelle  fut  immense,  tout  le  monde  le  lut  alors;  depuis,  tout  le  monde 
a  voulu  le  lire.  Fénelon,  auquel  le  venin  du  pamphlétaire  répugnait 
autant  que  l'erreur  affreuse  du  janséniste,  le  doux  Fénelon  se  laissait 
cependant  enchanter  l'esprit  par  ce  style,  par  ce  je  ne  sais  quoi  de 
touchant  et  de  gracieux,  et  il  n'osait  même  point  dérober  ces  dange- 
reuses pages  aux  mains  de  son  royal  élève  :  «  Je  crois,  écrivait-il  à 


258  REVUE  DE  PARIS. 

M.  de  Beauvilliers,  qu'il  est  à  propos  que  le  prince  les  lise;  aussi  bien 
leslira-t-il  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard.  La  grande  célébrité  de 
ce  livre  ne  permettra  pas  qu'il  l'ignore  toute  sa  vie.  »  Cette  célébrité 
s'est  continuée,  elle  est  désormais  une  des  gloires  permanentes  de 
notre  littérature,  et  l'histoire  du  duc  de  Bourgogne  s'est  renouvelée 
pour  chacun.  Si  futile  que  dût  paraître  le  fond  même  des  Provin- 
ciales à  l'école  philosophique  du  xvme  siècle,  Pascal,  par  le  charme 
de  l'esprit,  était  sûr  de  gagner  encore  sa  cause  au  temps  des  Lettres 
Persanes  et  de  Candide.  L'ingratitude  (elle  sait  se  glisser  jusque  dans 
les  choses  de  l'intelligence)  n'alla  point  jusque  là,  et  Voltaire  ne  cacha 
jamais  son  admiration  pour  l'homme  qui  avait  trouvé  la  satire  avant 
Boileau,  la  comédie  avant  Molière,  le  sublime  avant  Bossuet  :  «  Ce 
fut,  dit-il,  le  premier  livre  de  génie  qu'on  vit  en  prose,  et  toutes  les 
sortes  d'éloquence  y  sont  renfermées.  »  Enfin,  dans  l'ordre  litté- 
raire, les  Provinciales  n'ont  eu  que  des  adeptes.  Si  Joseph  de  Maistre 
a  osé  dire  que  cette  lecture  l'ennuyait,  c'est  que  sa  colère  cherchait 
maladroitement  un  complice  dans  le  sommeil. 

J'insiste  à  dessein  sur  l'accueil  universel  qu'on  fit  aux  Provinciales 
et  qui  fut  comme  un  triomphe  des  lettres  au  sein  des  partis;  j'insiste 
parce  que  le  succès  des  Pensées,  quoique  très  réel,  n'eut  point  dès 
l'abord  un  pareil  éclat.  Un  seul  fait,  qu'a  très  bien  relevé  M.  Cousin, 
suffit  à  mettre  en  lumière  ce  contraste  tout-à-fait  digne  de  remarque 
en  ce  qu'il  semble  expliquer,  tout  d'abord  et  pour  une  bonne  part, 
les  procédés  des  premiers  éditeurs  des  Pensées,  ces  retranchemens  et 
ces  substitutions  dont  le  siècle  de  Louis  XIV  lui-même,  par  son  goût 
réservé  comme  par  la  simplicité  calme  de  sa  foi  religieuse ,  fut  jus- 
qu'à un  certain  point  le  complice.  On  le  sait,  deux  ouvrages  de  Pascal 
voient  le  jour  pendant  le  grand  règne.  Le  premier  est  une  satire 
contre  une  corporation  trop  célèbre  que  l'auteur  lui-même  publie 
avec  toute  sorte  de  scandale;  le  second  est  une  démonstration  du 
dogme  catholique  laissée  par  un  mourant,  et  dont  l'amitié  pieuse  de 
Port-Boyal  recueille  les  débris.  Les  Provinciales  paraissent  en  1656, 
quand  Bossuet  est  encore  obscur,  quand  Fénelon  n'est  qu'un  enfant; 
les  Pensées  sont  imprimées  en  1669,  alors  que  Bossuet  prend  déjà 
possession  de  la  gloire,  alors  que  Fénelon  sort  de  la  jeunesse  avec 
la  passion  des  lettres.  Eh  bien!  il  se  trouve  qu'au  sein  d'un  siècle 
religieux  et  d'une  monarchie  dévote,  ces  deux  grands  docteurs  ne 
se  font  pas  scrupule  de  louer  le  talent  déjà  ancien  du  pamphlétaire, 
tandis  qu'ils  ne  trouvent  pas  une  place  pour  citer,  pas  un  mot  pour 
louer  l'éloquence  plus  récente,  le  génie  posthume  de  l'apologiste 


REVUE  DE   PARIS.  259 

du  christianisme.  Qui  croira  que  ce  silence  vienne  seulement  du 
hasard? 

N'est-ce  pas  plutôt  que  la  religion  convulsive  et  inquiète  de  Pascal 
répugnait  à  son  temps?  M.  Cousin  l'a  dit  avec  ce  tour  grandiose  et 
ferme  qu'il  sait  donner  à  son  style,  cette  foi  sombFe  et  mal  sûre 
d'elle-même,  ce  fruit  amer  éclos  dans  la  région  désolée  du  doute, 
cette  croyance  fille  de  la  peur  plutôt  que  de  l'amour,  tout  cela  peut 
convenir  à  un  âge  troublé  comme  le  nôtre,  à  Faust  ou  à  Manfred 
convertis;  mais  ce  n'était  point  là  le  christianisme  solide  et  simple 
de  Bossuet,  ce  n'était  pas  cette  alliance  de  la  raison  et  du  sentiment 
qui  s'était  consommée  dans  l'ame  de  Fénelon  et  de  Malebranche.  M 
la  lassitude,  ni  les  angoisses  du  scepticisme,  n'ont  jeté  dans  la  foi  les 
esprits  du  xvne  siècle,  qui  fut  par  excellence  le  siècle  de  la  règle  et 
de  la  discipline.  On  pouvait  alors,  comme  M,1,ede  La  Vallière,  expier 
dans  la  pénitence  les  faiblesses  du  cœur,  les  désordres  de  la  vie;  mais 
personne  ne  sentait  en  soi  l'impérieux  besoin  de  racheter  sous  le 
"cilice  les  faiblesses  de  l'ame,  les  désordres  de  l'intelligence.  Ni  les 
croyans ,  ni  les  esprits  forts  de  cette  grande  époque  n'étaient  faits 
pour  sentir,  pour  goûter  ce  qu'il  y  avait  de  poésie  triste  et  amère 
dans  les  Pensées  :  c'était  encore  chez  la  plupart  la  foi  tranquille  de 
Bossuet,  c'était  déjà  chez  quelques-uns  l'impiété  leste  et  dégagée  de 
Voltaire.  Racine  a  dit  en  parlant  de  Pascal  :  «  Ses  Pensées  peuvent 
faire  juger  de  l'impression  vive  que  les  grandes  vérités  de  la  religion 
avaient  faite  sur  son  esprit.  »  Cette  impression  vive  dont  parle  Racine 
fut  un  drame  qui  eut  pour  théâtre  l'ame  de  Pascal,  un  drame  terrible 
auquel  le  xvne  siècle  assista  sans  le  comprendre.  Ce  n'était  plus  la 
Vénus  païenne,  comme  chez  le  poète,  c'était  le  doute  lui-même  à 
sa  proie  attaché;  c'était  ce  tourment  de  l'inconnu,  ce  mal  sans  nom 
qu'avait  pleuré  Job,  et  sur  lequel  Lucrèce  aussi  s'était  interrogé 
avec  terreur  :  Morbi  quia  causam  non  tenet  œger.  On  ne  prétend  pas 
dire  à  coup  sûr  que  l'époque  de  Louis  XIV  n'était  pas  capable  de 
comprendre,  d'apprécier  les  beautés  littéraires  des  Pensées;  Bayle, 
au  contraire,  a  dit  :  «  Ce  qu'on  a  trouvé  parmi  les  papiers  de  M.  Pas- 
cal a  été  publié  et  admiré.  »  Mais  ce  que  je  veux  remarquer,  c'est 
que  le  xvne  et  le  xvine  siècles,  l'un  avec  la  prudente  sécurité  de  ses 
croyances,  l'autre  avec  l'insouciante  légèreté  de  son  scepticisme, 
tous  deux  avec  leur  sentiment  délicat  de  l'art,  étaient  bien  plus  faits 
encore  pour  goûter  le  style,  même  risqué  et  audacieux,  que  la  foi 
maladive  des  Pensées.  Tandis  que  les  grands  controversistes  chrétiens 
du  xvme  siècle,  Bergier  et  le  cardinal  Gerdil,  n'osaient  pas  s'appuyer 


260  REVUE  DE  PARIS. 

de  l'autorité  dangereuse  de  Pascal,  Voltaire  réfutait  à  diverses  re- 
prises ce  misanthrope  sublime  qui  lui  apparaissait  debout,  comme  il 
dit,  sur  les  ruines  de  son  siècle.  Ainsi,  quand  Condorcet,  qui  avait 
eu  connaissance  du  manuscrit  des  Pensées,  en  donna,  au  profit  de 
son  parti,  une  édition  augmentée,  mais  perfide,  il  arriva  de  Ferney 
tout  un  commentaire  où  le  scepticisme  religieux  de  Pascal  était  de 
nouveau  tourné  avec  aigreur  contre  la  religion.  L'auteur  des  Pro- 
vinciales fut  bientôt  mis  sans  façon  sous  les  pieds  de  Condorcet,  et 
Voltaire  écrivit  à  d'Alembert  sur  cette  réimpression  des  Pensées  : 
«  C'est  l'anti-Pascal  d'un  homme  très  supérieur  à  Pascal.  » 

Voilà  comment  le  xvme  siècle ,  par  la  violence  de  ses  pcnchans, 
devait  naturellement  méconnaître  ce  qu'il  y  a  de  touchant  dans  ces 
anxiétés  douloureuses,  dans  ce  spectacle  d'une  ame  qui  se  débat 
contre  le  doute.  Vauvenargues,  avec  son  génie  mélancolique  et  fin, 
était  le  seul  alors  qui  pût  deviner  l'ascendant  propre  de  Pascal,  ce  je 
ne  sais  quoi  qui  confond  et  trouble.  Mais  c'est  à  notre  âge  surtout, 
après  tant  d'épreuves,  après  tant  de  sourdes  commotions,  c'est  à  l'âge 
amèrement  poétique  qui  s'est  lui-même  dépeint  dans  René  et  dans 
Childe-Harold ,  que  devait  être  accordé  le  triste  privilège  de  mieux 
comprendre  (  sans  en  profiter,  hélas  !  )  cette  foi  inquiète  que  Pascal 
avait  rapportée  avec  épouvante  des  profondeurs  de  son  entendement. 
De  là  vient  l'intérêt  particulier,  et  en  quelque  sorte  actuel,  que 
semble  avoir  pour  nous  le  livre  des  Pensées.  Il  se  trouve  que  l'écri- 
vain traité  aujourd'hui  comme  un  ancien  par  M.  Cousin  est  un  mo- 
derne, et  même,  à  certains  égards,  un  contemporain.  Le  piquant 
s'ajoute  ainsi  au  sérieux  de  l'entreprise.  Le  travail  de  M.  Cousin  est 
tout  simplement  une  récension ,  une  confrontation  du  texte  même  et 
des  éditions  des  Pensées,  confrontation  minutieuse  et  patiente,  mais 
qui  n'est  pas  sans  résultats,  puisqu'elle  donne  au  style  défiguré  de 
Pascal  son  vrai  caractère,  puisqu'elle  met  en  lumière  un  nombre  très 
notable,  non  pas  seulement  de  traits  caractéristiques  jusqu'ici  omis, 
mais  de  passages  supprimés  par  une  prudence  méticuleuse  ou  par 
un  goût  timoré. 

Il  suffit  d'avoirjjtenu  un  instant  entre  les  mains  le  manuscrit  auto- 
graphe de  Pascal,  tant  de  lambeaux  informes,  tant  de  brouillons  in- 
déchiffrables, tant  d'ébauches  raturées  et  imparfaites,  pour  être 
convaincu  que  tous  ces  fragmens  d'un  livre  (que  l'auteur  demandait 
dix  ans  pour  achever)  ne  pouvaient  dès  l'abord  être  publiés  intégra- 
lement, et  que  des  changemens  préliminaires  étaient  indispensables. 
M.  Cousin  lui-même  l'a  dit,  c'eût  été  une  superstition  de  se  les  inter- 


REVUE  DE  PARIS.  201 

dire.  Port-Royal  était  donc  dans  son  droit,  il  était  dans  le.-,  conve- 
nances*  il  accomplissait  un  devoir  rigoureux  par  ce  travail  préalable 
de  retranchemens  et  de  corrections.  Mais  Port-Royal  (qui  y  mit  le 
temps,  puisque  les  Pensées  ne  parurent  que  sept  ans  après  la  mort 
de  Pascal)  se  tint-il  dans  de  justes  limites?  se  tira-t-il  de  sa  tâche 
avec  bonheur?  Il  y  a  des  griefs  nombreux.  J'avoue  que  les  miens 
sont  encore  plus  littéraires  que  philosophiques.  Sérieusement  et  en 
entrant,  comme  il  est  juste,  dans  les  vues  austères,  dans  les  desseins 
de  Port-Royal,  qui  étaient  avant  tout  des  desseins  de  piété  et  d'édi- 
fication ,  on  ne  pouvait  pas  attendre,  on  ne  pouvait  pas  exiger  que 
les  témérités  de  l'esprit  de  Pascal  trouvassent  chez  ces  dévots  et 
calmes  reclus  des  éditeurs  vigilans  et  scrupuleux.  Mais  il  n'en  était 
pas  ainsi  du  style  et  de  la  forme.  Là  surtout  Pascal  avait  droit,  de  la 
part  de  tous,  à  une  vénération  absolue.  Port-Royal,  au  contraire, 
dans  sa  rhétorique  sèche  et  timide,  a  supprimé  bien  des  délicatesse; 
atténué  bien  des  audaces,  gâté  bien  des  pages  qui,  hier  encore,  et 
ainsi  mutilées,  nous  paraissaient  cependant  sublimes,  mais  qui  au- 
jourd'hui ne  supportent  plus  la  comparaison.  Trop  souvent  les  cap: 
de  l'artiste,  le  feu  de  l'expression,  la  vie,  en  un  mot,  se  sont  éteints, 
sous  l'effort  des  correcteurs,  dans  la  régularité  et  l'exactitude.  C'e4 
ce  magnifique  désordre  de  l'éloquence,  ce  sont  ces  naturels  élans  du 
grand  prosateur  que  M.  Cousin  vient  nous  rendre  dans  leur  origina- 
lité première.  Là  est  l'intérêt  capital  de  son  livre,  là  est  surtout  la 
cause  des  légitimes  rancunes  qu'il  faut  garder  à  Port-Royal. 

En  ce  qui  touchait  les  querelles  religieuses,  le  cartésianisme  ou  (a 
piété,  Port-Royal  me  semble  avoir  eu  le  plus  souvent  des  motifs 
graves,  quelquefois  plausibles,  toujours  respectables,  pour  agir  avec 
réserve,  pour  agir  comme  il  le  fit,  dans  la  publication  des  Pensées.  Et 
d'abord,  quant  à  toutes  les  allusions,  quant  à  tous  les  argumens  qui, 
dans  les  papiers  de  Pascal,  se  rapportaient  au  jansénisme,  au  moli- 
nisme,  et  par  conséquent  aux  jésuites,  les  pieux  éditeurs  se  devaient 
à  eux-mêmes  de  garder  le  silence,  d'effacer  les  dernières  traces  des 
disputes  passées.  C'était  au  lendemain  de  cette  conciliation  célèbre 
qu'on  appela  la  paix  de  l'église;  par  devoir,  par  tact,  par  prudence 
les  suppressions  ici  étaient  de  toute  nécessité  :  autrement  on  man- 
quait au  roi  et  au  pape  qui  venaient  de  s'immiscer  en  pacificateurs 
dans  ces  luttes  religieuses,  autrement  on  méconnaissait  les  obligations 
de  tout  sujet  fidèle,  de  tout  croyant  soumis.  Yoilà ,  sur  ce  point,  com- 
ment s'expliquent  ou  plutôt  comment  se  justifient  les  omissions  faites 
par  Port-Royal  :  on  ne  pouvait  pas,  on  ne  voulut  pas  donner  dans 


2G2  REVUE   DE   PARIS. 

les  Pensées  une  suite  des  Provinciales.  Les  suppressions  relatives  à  la 
philosophie  et  à  Descartes  ne  trouvent  pas,  j'en  conviens,  leur  excuse 
dans  des  raisons  aussi  impérieuses;  il  faudrait  être  cependant  bien 
sévère  pour  refuser  de  comprendre  les  loyales  intentions  qui  guidè- 
rent ici  les  amis  de  Pascal.  Pascal,  qu'on  veuille  bien  le  remarquer, 
n'était  pas  un  écrivain  isolé,  indépendant;  il  faisait  partie  d'une  cor- 
poration célèbre  dont  il  avait  accepté  l'esprit  et  qu'il  avait  défendue 
avec  passion,  avec  éclat.  Sa  mémoire  n'eût  pas  été  seule  responsable 
de  ses  assertions  posthumes;  jusqu'à  un  certain  point  Port-Royal, 
surtout  en  publiant  l'édition-,  devenait  solidaire,  ou,  si  l'on  veut, 
complice  aux  yeux  du  public,  aux  yeux  de  la  censure,  aux  yeux  du 
pouvoir.  On  sait  dans  quelles  luttes  était  alors  engagée  cette  école, 
quels  ennemis  elle  avait  à  redouter,  quelles  persécutions  prochaines 
la  menaçaient.  La  stricte  unité  des  doctrines  devenait  de  plus  en  plus 
une  condition  extérieure  tout-à-fait  nécessaire,  et  c'était  le  moment 
plus  que  jamais,  dans  cette  guerre  défensive,  de  ne  plus  tenir  compte 
des  dissensions  intestines.  Or,  en  philosophie,  Port-Royal,  par  Ar- 
nauld  et  par  Nicole,  était  semi-cartésien  :  l'édition  donc  ayant  été 
préparée,  sinon  sous  les  yeux  de  ces  deux  docteurs,  au  moins  sous 
leur  influence  immédiate,  on  omit  naturellement  (n'était-on  pas  ha- 
bitué déjà  et  un  peu  autorisé  à  choisir  dans  la  publication  d'un  re- 
cueil de  fragmens  ainsi  imparfaits  et  mutilés?),  on  omit  les  passages 
contraires  à  Descartes.  Ce  n'était  pas  fausser  la  pensée  de  Pascal, 
c'était  garder  le  silence  sur  un  détail.  A  considérer  les  exigences  ha- 
bituelles des  partis  et  les  concessions  que  trop  souvent  ils  arrachent, 
il  n'y  eut  là  (en  se  plaçant  dans  les  conditions  mêmes  des  éditeurs 
et  dans  des  idées  du  temps),  il  n'y  eut  là  rien  de  décidément  répré- 
hensible;  seulement  il  sembla  inutile  aux  amis  de  Pascal  d'ajouter  un 
dissentiment  à  tant  de  dissentimens.  Quant  à  certaines  défaillances 
sceptiques  qui  trahissaient  les  combats  intérieurs  de  cette  grande 
arae,  quant  à  certains  mots  crus  ou  à  certaines  brutalités  de  langage 
qui  lui  étaient  échappés  dans  le  seul  à  seul  d'une  rédaction  première, 
Port-Royal  n'en  regarda  point  la  reproduction  littérale  comme  un  de- 
voir; il  traita  Pascal  comme  un  frère,  comme  un  des  siens,  comme 
Pascal  lui-même  se  serait  traité  sans  doute.  Le  but  chrétien  du  livre 
était  le  vrai  but;  Port-Royal  crut  donc  rester,  il  resta  fidèle  aux  su- 
prêmes intentions  du  mourant,  en  appropriant  l'édition  au  goût  des 
lecteurs  pieux.  En  un  mot,  on  songea  bien  moins  à  la  littérature 
qu'à  l'utilité  pratique,  à  l'édification. 
Toutes  les  éliminations,  tous  les  changemens  (la  plupart  touchent 


REVUE  DE   PARIS.  203 

au  style)  que  subit  le  livre  des  Pensées  eurent  donc  Port-Royal  pour 
auteur,  et  je  suis  de  ceux  qui  pensent  que  la  censure  ecclésiastique 
n'eut  ici  aucun  besoin  d'intervenir  :  elle  fut  prévenue  par  la  pru- 
dente réserve  des  éditeurs.  Dans  son  culte  exclusif  pour  la  mémoire 
d'un  frère,  M""  Périer  avait  désiré,  ainsi  que  son  mari,  que  la  pu- 
blication des  papiers  laissés  par  Pascal  fût  complète  et  fidèle  :  il  y  eut 
même  à  ce  propos  beaucoup  d'allées  et  de  venues,  bien  des  insis- 
tances et  bien  des  objections.  Assurément,  pour  tes  lettres,  pour 
nous,  qui  n'avons  plus  tous  ces  scrupules  et  qui  ne  nous  les  expli- 
quons qu'historiquement,  M'ne  Périer  avait  raison.  Mais  Port-Royal, 
dans  la  sévérité  de  son  point  de  vue  religieux,  comme  dans  son  intérêt 
de  parti,  devait  résister  ;  il  résista.  Arnauld  fut  même  obligé  d'entrer 
en  correspondance,  à  ce  sujet,  avec  Mim'  Périer;  il  fallait,  lui  disait-il, 
«  prévenir  les  chicaneries  par  quelques  petits  changements,  »  et  il 
insistait,  à  plusieurs  reprises,  sur  ces  modifications  à  apporter  aux 
Pensées  :  «  On  les  doit  changer,  disait-il  encore;  d'autres  les  ont  re- 
marquées.» La  crainte  de  ces  remarques,  la  crainte  du  scandale  l'em- 
porta; les  changemens  eurent  lieu  sur  des  copies  préparatoires,  et  le 
comte  de  Brienne,  qui  d'abord  avait  montré  un  front  rechigné  à  tous 
ces  projets  d'arrangement  préalable,  finit  par  écrire  à  la  sœur  de 
Pascal  :  «  Je  me  suis  rendu  au  sentiment  de  M.  de  Roannez,  de 
M.  Arnauld,  de  M.  Nicole,  de  M.  Dubois,  de  M.  de  La  Chaise,  qui 
tous  conviennent  que  les  Pensées  de  M.  Pascal  sont  mieux  qu'elles 
n'étoient.  »  C'est  ainsi,  amendée  et  abrégée,  que  la  première  édition 
parut,  en  1669. 

Par  malheur,  Arnauld ,  alors  au  plus  fort  de  ses  combats  théolo- 
giques,  n'avait  pas  eu  le  loisir  de  beaucoup  examiner  cela;  Nicole 
aussi ,  occupé  ailleurs ,  ne  s'en  était  guère  mêlé  que  pour  les  ques- 
tions de  foi.  Le  détail  et  l'exécution  étaient  surtout  revenus  à  un 
tiers,  ami  de  Pascal  et  de  Port-Royal,  au  pieux  duc  de  Roannez,  qui 
outrepassa  sa  mission  en  bien  des  endroits.  En  effet,  le  maladroit  édi- 
teur, croyant  embellir  et  éclaircir,  rature  et  corrige  ce  style  sans  pa- 
reil; à  la  fougue  du  maître,  il  substitue  ça  et  là  sa  phrase  lourde  et 
enchevêtrée;  aux  formes  inattendues,  un  tour  banal;  aux  audaces 
du  génie,  une  rhétorique  vulgaire.  Ce  ne  fut  pas  assez;  après  avoir 
gâté  la  forme,  le  duc  de  Roannez  et  ses  collaborateurs  retranchèrent, 
coupèrent,  transposèrent  à  leur  guise,  et  cela  souvent  sans  aucun 
prétexte  et  seulement  par  manque  de  goût.  Si  on  songe  au  mot  de  La 
Bruyère,  qu'un  livre  d'esprit  n'est  guère  l'ouvrage  de  plusieurs;  si  on 
songe  aux  qualités  si  rares,  si  nouvelles  du  style  des  Pensées,  on  s'ex- 


c264  UEVUE  DE  PARIS. 

pliquera  jusqu'à  un  certain  degré  ce  travail  fatal  de  démembrement. 
Pascal,  avec  son  style  original,  trop  original,  comparut  là  devant  une 
sorte  de  commission  qui  avait  un  pouvoir  discrétionnaire.  Or,  on  sait 
\ue\  est  toujours,  quel  est  forcément  le  style  complexe  d'une  com- 
mission, même  quand  cette  commission  est  composée  de  gens  d'es- 
prit; c'est  un  style  d'adresse  parlementaire,  dans  lequel  tout  relief 
s'efface,  dans  lequel  toute  délicatesse  particulière  s'atténue  et  se 
fond  dans  l'ampleur  commune  et  terne  de  la  rédaction  générale. 
Quelque  chose  d'analogue  semble  s'être  passé  pour  Pascal.  Je  le  ré- 
pète, là  est  le  méfait  grave  de  Port-Royal;  là,  en  môme  temps,  est 
le  triomphe  de  M.  Cousin.  Le  nouveau  travail  sur  les  Pensées  demeu- 
rera comme  une  admirable  restitution  académique  et  littéraire  que, 
par  son  penchant  bien  explicable  pour  le  grand  style,  M.  Cousin 
mieux  que  personne  semblait  appelé  à  entreprendre. 

Port-Royal  avait  donné  une  édition  mutilée;  mais  le  manuscrit 
restait,  dont  plusieurs  personnes  eurent  successivement  connais- 
sance, jusqu'à  ce  qu'il  fût  enfin  déposé  à  la  Bibliothèque  royale,  où 
l'a  pris  M.  Cousin.  Des  fragmens  inconnus  furent  donc  successive- 
ment publiés,  dans  le  courant  du  xvnr  siècle,  par  le  père  Desmolets 
dans  ses  Mémoires,  par  Condorcet  dans  sa  réimpression  des  Pensées, 
parBossut  enfin  dans  son  édition  de  Pascal,  qui,  avant  l'ouvrage  de 
M.  Cousin,  passait  pour  un  travail  définitif.  Par  malheur,  ces  resti- 
tutions successives  furent  très  incomplètes,  très  superficielles,  très 
fautives.  On  se  contenta  d'imprimer  quelques  morceaux  nouveaux, 
sans  confronter  le  style,  sans  se  donner  la  peine  de  rendre  aux  pa- 
ragraphes leur  forme  première,  sans  même  intercaler  les  lambeaux 
inédits  à  leur  vraie  place.  C'est  dans  ce  désordre  incroyable,  c'est 
grossies  peu  à  peu,  augmentées  sans  soin,  remaniées  sans  intelli- 
gence, que  nous  sont  arrivées  \es  Pensées.  M.  Cousin  n'a  pas  de  peine 
à  démontrer  qu'une  nouvelle  et  complète  édition  de  ce  livre  est  de- 
venue tout-à-fait  nécessaire.  C'est  un  monument  digne  de  tenter  le 
célèbre  éditeur  de  Descartes,  et,  au  nom  des  lettres,  nous  ne  dés- 
espérons pas  de  voir  un  jour  M.  Cousin  se  décider  à  l'entreprendre. 

J'ai  dit  que  la  continuelle  et  inutile  altération  du  style  de  Pascal 
était  le  plus  grave,  était  l'inexcusable  délit  des  premiers  éditeurs.  Le 
duc  de  Roannez,  en  effet,  ne  manque  pas  une  occasion  d'émousser 
les  tours  vifs,  d'allanguir  les  images  où  l'imagination  déborde,  de 
substituer  la  périphrase  au  mot  propre,  enfin  d'effacer  autant  que 
possible  ce  qu'il  y  a  d'individuel  dans  la  manière  de  Pascal.  Il  est  vrai 
(qui  ne  serait  prêt  à  le  reconnaître?)  que  la  plupart  du  temps  il 


REVUE  DE  PARIS.  265 

échoue  dans  cette  tâche;  chez  les  grands  écrivains,  la  forme  est  sou- 
vent si  peu  distincte  du  fond,  que  tous  les  efforts  ne  sauraient  rompre 
cette  merveilleuse  alliance  de  l'idée  et  du  style.  Port-Royal  n'y  réus- 
sit, à  l'égard  de  Pascal,  qu'en  tronquant  obstinément  les  phrases, 
qu'en  introduisant  des  termes  sans  couleur,  qu'en  supprimant  arbi- 
trairement ce  qui  choque  par  trop  l'étroite  régularité  de  ses  habi- 
tudes littéraires. 

Un  des  secrets  de  Pascal  dans  l'art  d'écrire,  c'est  de  savoir  ajouter 
encore  à  la  grandeur  du  sentiment  qu'il  veut  rendre  par  le  con- 
traste de  l'expression  familière ,  quelquefois  même  par  la  trivialité 
du  langage.  Ce  moyen  lui  est  ordinaire ,  et  il  en  use  avec  une  in- 
croyable habileté;  mais  souvent  M.  de  Roannez  y  met  bon  ordre. 
Quelquefois  ce  sont  les  corrections  les  plus  puériles  du  monde;  ainsi 
Pascal ,  se  plaignant  de  la  vanité  de  l'homme  et  des  mille  causes 
d'ennui  qui  l'obsèdent,  disait  :  «  La  moindre  chose,  comme  un  bil- 
lard ou  une  balle  qu'il  pousse,  suffisent  pour  le  divertir.  »  Ce  mot  de 
billard  paraît  trop  mondain  à  Port-Royal  qui  généralise  aussitôt,  et 
croit  faire  merveille  en  mettant  :  la  moindre  bagatelle.  Voilà  com- 
ment le  ton  personnel  et  animé  de  l'inimitable  prosateur  se  trouve 
incessamment  glacé  par  les  froideurs  de  l'abstraction.  Il  y  a  un  ad- 
mirable passage  des  Pensées  où  Pascal  compare  l'homme  s'étour- 
dissant  sur  la  vie  future  à  un  accusé  qui,  n'ayant  plus  qu'une  heure 
pour  apprendre  son  jugement,  se  mettrait  h  jouer  au  piquet;  Port- 
Royal,  qui  a  horreur  du  mot  franc,  raie  le  piquet,  et  écrit:  à  se 
divertir.  Ailleurs,  traitant  des  inventeurs,  Pascal  assure  qu'on  les 
méconnaît  le  plus  souvent ,  et  que  ceux  qui  n'inventent  pas  leur 
donneraient  volontiers  des  coups  de  bâton;  cette  image-là  paraît  trop 
forte  à  Port-Royal  qui  imprime  tout  bonnement  :  «  On  les  traite  de 
visionnaires.  »  A  un  autre  endroit  encore,  Pascal  se  moque  de  l'ha- 
bitude qu'on  a  de  se  figurer  Aristote  et  Platon  avec  de  grandes  robes 
de  pédant;  Port-Royal  rature  et  dit  :  Comme  des  personnages  toujours 
graves.  On  tient  maintenant  le  secret  des  éditeurs;  dans  le  détail , 
c'est  une  trahison  perpétuelle  et  gauche. 

Sans  doute  on  conçoit  que  des  mots  aient  été  modifiés  quand  il  \ 
avait  sous  jeu  quelque  intérêt  religieux;  on  conçoit,  par  exemple, 
que  le  prédicateur  soit  remplacé  par  un  avocat;  que  les  dévots  qui 
ont  plus  de  zèle  que  de  science,  deviennent  simplement  des  zélés;  et 
enfin  que  ces  figures  de  l'Ancien-Testament,  un  peu  tirées  aux  che- 
veux, s'appellent  seulement  des  images  moins  naturelles.  A  ces  cor- 
rections, au  moins,  il  y  avait  un  motif  de  piété,  de  convenance,  des 

TOME   XIY.      FÉVRIER.  <9 


2G6  REVUE  DE  PARIS. 

prétextes  de  dévotion;  mais  pourquoi,  à  tant  de  places  indifférentes, 
tant  de  substitutions  malheureuses?  On  en  trouve  des  traces  cho- 
quantes jusqu'au  milieu  des  passages  les  plus  justement  célèbres; 
ainsi  dans  une  magnifique  tirade,  que  tout  le  monde  sait  par  cœur, 
au  lieu  de  ce  mot  sur  l'homme,  qui  nous  frappait  déjà  :  «  amas  d'in- 
certitude!... »  on  trouve  au  manuscrit  cette  autre  rédaction  plus 
accentuée  encore  :  «  cloaque  d'incertitude  et  d'erreur,  gloire  et 
rebut  de  l'univers!  Qui  démêlera  cet  embrouillement?  »  Presque  par- 
tout les  nuances  sont  supprimées  ou  faussées  de  la  sorte.  Qui  n'a  ad- 
miré la  magnificence  d'expression  de  Pascal ,  quand  il  montre  du 
doigt  l'immensité  de  la  nature  à  l'homme  enfermé  dans  l'univers,  à 
l'homme  enclos  dans  l'enceinte  de  cet  atome  imperceptible?  Eh  bien! 
la  version  véritable  n'est  pas  celle-là;  la  version  véritable  est  plus 
grandiose;  Pascal  seul  pouvait  dire  :  «...  dans  l'enceinte  de  ce  rac- 
courci d'abîme.  »  Ce  sont  là  des  hardiesses  extrêmes  que  le  goût 
borné  de  Port-Royal  ne  devait  pas  apprécier;  Port-Royal  avait  la  main 
malheureuse.  Ainsi  encore,  pour  citer  un  dernier  trait  de  détail, 
lorsque  Pascal,  dans  la  plus  étonnante  page  peut-être  des  Pensées, 
peint  l'homme  cherchant  avec  anxiété  une  dernière  base  pour  y  édi- 
fier une  tour  qui  s'élève  jusqu'à  l'infini ,  il  ajoute  :  «  Mais  tout  notre 
édifice  craque,  et  la  terre  s'ouvre  jusqu'aux  abîmes.  »  C'est  là  du 
moins  la  leçon  que  donnent  les  éditions.  Dans  le  manuscrit,  l'idée  est 
plus  effrayante,  le  tour  plus  véhément  s'il  est  possible;  ce  n'est  pas, 
en  effet,  \  édifice  seul  qui  craque,  c'est  le  fondement  lui-même,  c'est 
la  certitude  qui  s'abîme  dans  l'infini.  Rien  n'est  petit,  rien  n'est 
indigne  d'attention  chez  un  aussi  grand  écrivain  que  Pascal. 

Ce  ne  sont  là  sans  doute  que  des  variantes,  mais  les  variantes  du 
prosateur  qui  a  fixé  la  langue  française.  Par  ce  perpétuel  rapproche- 
ment, par  ce  contrôle  piquant  de  la  rédaction  spontanée  et  de  la 
rédaction  corrigée ,  il  semble  qu'on  surprenne  mieux  les  secrets  du 
maître,  qu'on  soit  initié  de  plus  près  à  sa  pensée,  qu'on  entre  plus 
intimement  dans  la  confidence  de  son  art.  Cette  pratique  est  féconde; 
il  y  a  là  des  trésors  pour  qui  a  le  don  de  sentir.  Je  sais  bien  qu'il  faut 
aimer  les  lettres,  qu'il  faut  être  doué  d'une  nature  délicate  pour  se 
complaire  à  des  détails  qui  ont  l'air  d'être  peu  de  chose,  et  qui  en 
réalité  sont  beaucoup.  Ceux  qui  n'y  regardent  point  de  si  près  (je  ne 
parle  pas  seulement  du  public,  il  y  a  beaucoup  d'écrivains  dans  ce 
cas-,  ceux  qui  tiennent  peu  de  compte  des  nuances  et  qui  visent 
seulement  à  certaines  qualités  générales,  à  certains  effets  d'ensemble, 
<vu\-!à  pourront  trouver  que  M.  Cousin  a  perdu  son  temps  et  que 


REVUE   DE   PARIS.  267 

ces  vétilles  de  forme,  ces  rognures  de  style,  ne  valaient  point  la  peine 
d'être  recueillies.  Comme  les  choses  de  goût  ne  se  démontrent  pas, 
il  n'y  a  absolument  rien  à  répondre  à  qui  parle  ainsi ,  sinon  qu'il  suffit 
d'un  peu  d'art,  du  jeu  d'un  rayon,  pour  transformer  en  un  monde 
vivant  d'atomes  cette  poussière  que  vous  dédaignez;  sinon  que  le 
style  est  un  ennemi  perfide  qui  joue  de  très  mauvais  tours  à  ceux  qui 
le  dédaignent.  On  ne  dure  pas  sans  le  style  :  c'est  le  relief  nécessaire, 
et  peut-être  serait-il  prudent  de  croire  que  ce  qui  rend  l'idée  im- 
mortelle vaut  bien  la  peine  qu'on  s'y  arrête  et  qu'on  examine.  Qui 
n'aime  d'ailleurs  à  pénétrer  dans  l'atelier  de  l'artiste?  La  perfection  du 
chef-d'œuvre  se  révèle  mieux  à  côté  de  l'imperfection  de  l'ébauche. 
L'étude  minutieuse  de  la  forme  des  maîtres  ne  se  fait  jamais  sans 
profit;  mais,  dans  Pascal,  elle  offre  un  intérêt  tout  particulier.  C'est 
chez  lui  surtout  que  la  saillie  des  détails  est  marquée;  l'écrivain  de 
génie  se  trahit  à  chaque  pas  par  quelque  tour  superbe ,  par  quelque 
expression  trouvée.  Souvent  même  son  ame  semble  s'échapper  clans 
un  mot,  la  grandeur  de  sa  passion  éclate  en  un  accent  inconnu,  ou 
bien  illumine  tout  à  coup  quelque  locution  vulgaire  de  je  ne  sais 
quel  reflet  créateur.  Nul  n'a  aussi  vivement  empreint  sa  langue 
d'un  sceau  original  et  profond.  On  reconnaît  Pascal  tout  d'abord  : 
ex  ungne  leonem.  11  y  a  comme  un  dieu  qui  s'agite  en  lui  et  qu'on 
entrevoit.  Cette  puissance  native,  cette  faculté  créatrice,  ne  don- 
naient pas  à  Pascal  d'illusions  sur  son  talent.  Personne  n'a  obéi  avec- 
plus  de  soumission  à  la  loi  sainte  du  travail,  personne  ne  s'est  fié 
moins  que  lui  à  la  première  inspiration ,  personne  n'a  plus  corrigé 
et  n'est  revenu  sur  son  œuvre  avec  autant  de  soins.  Il  y  a  souvent, 
dans  le  manuscrit,  plusieurs  leçons,  plusieurs  essais  successifs  d'une 
même  pensée.  C'est  ainsi  que  la  fameuse  phrase  sur  le  nez  de  Cléo- 
pâtre  a  été  refaite  jusqu'à  trois  fois.  On  saura  gré  à  M.  Cousin  de  pu- 
blier, par  occasion,  quelques-uns  de  ces  brouillons  préparatoires  que 
les  éditeurs  ont  dû  d'abord  négliger,  mais  auxquels  la  consécration 
de  la  gloire  donne  maintenant  un  inappréciable  prix.  Ce  sont  les 
esquisses,  les  cartons  d'un  grand  peintre,  et  il  y  a  même  çà  et  là, 
dans  le  tableau  définitif,  des  figures  qu'on  regrette,  des  traits  magni- 
fiques qui  ont  disparu  et  sur  lesquels  on  revient  avec  charme.  Je 
n'en  citerai  qu'un  exemple.  On  se  rappelle  le  beau  paragraphe  où  il 
est  parlé  d'un  homme  abîmé  dans  la  pensée  de  la  mort  de  son  fils  et 
qui  subitement  oublie  sa  peine  à  la  vue  d'un  sanglier  poursuivi  par 
une  meute.  Pascal,  dans  sa  première  manière,  ajoutait  :  «  Cet  homme, 
né  pour  connoître  l'univers,  pour  juger  de  toutes  choses,  pour  régler 

19, 


268  REVUE  DE  PARIS. 

tous  les  états,  le  voilà  occupé  et  tout  rempli  du  soin  de  prendre  un 
lièvre!  Et  s'il  ne  s'abaisse  à  cela ,  et  qu'il  veuille  toujours  être  tendu, 
il  n'en  sera  que  plus  sot ,  parce  qu'il  voudra  s'élever  au-dessus  de 
l'humanité;  et  il  n'est  qu'un  homme,  au  bout  du  compte,  c'est-à-dire 
capable  de  peu  et  de  beaucoup,  de  tout  et  de  rien  :  il  n'est  ni  ange, 
ni  bête,  mais  homme.  »  Pascal  eût  pu  raturer  de  plus  mauvais  pas- 
sages. 

Nous  avons  vu  les  infidélités  de  Port-Royal  porter  jusqu'ici  sur  des 
membres  de  phrases,  sur  des  expressions.  Mais  les  éditeurs  ne  s'en 
tinrent  pas  là.  Des  traits  charmans  ou  hardis  ont  disparu.  Ici,  c'est 
un  mot  qui  est  comme  la  rhétorique  de  ceux  qui  ne  sont  pas  rhé- 
teurs :  «  L'éloquence  continue  ennuie.  »  Là,  c'est  une  boutade  contre 
l'homme  :  «  Le  plaisant  dieu  que  voilà  !  o  ridicolosissimo  eroef  » 
Quelquefois  c'est  une  image  supprimée,  par  exemple,  à  propos  du 
joueur  qui  se  crée  un  sujet  de  passion  et  s'échauffe  là-dessus  jusqu'à 
la  colère  ou  la  crainte;  Pascal  ajoutait  :  «  Comme  les  enfans  qui 
s'effraient  du  visage  qu'ils  ont  barbouillé.  »  Quelquefois  c'est  une 
pensée  interrompue  brusquement  dès  qu'elle  tourne  à  l'audace. 
Dans  les  éditions ,  Pascal  dit  que  Platon  et  Aristote  ont  écrit  leurs 
traités  de  politique  en  se  jouant  et  pour  se  divertir;  dans  le  manuscrit, 
il  va  bien  plus  loin  :  «  S'ils  ont  écrit  de  la  politique,  c'étoit  pour  ré- 
gler un  hôpital  de  fous;  et  s'ils  ont  fait  semblant  d'en  parler  comme 
d'une  grande  chose,  c'est  qu'ils  savoient  que  les  fous  à  qui  ils  par- 
loient  pouvoient  être  rois  et  empereurs;  ils  entrent  dans  leurs  prin- 
cipes pour  modérer  leur  folie  au  moins  mal  qu'il  se  peut.  »  Sous 
Louis  XIV,  on  ne  pouvait  faire  autrement  que  de  passer  la  plume  sur 
ces  hardiesses  :  le  grand  roi  n'eût  pas  trouvé  la  comparaison  flatteuse. 

Il  y  a  d'autres  suppressions  dont  il  est  tout-à-fait  impossible  de 
deviner  le  motif  et  qu'il  faut  absolument  rejeter  sur  le  caprice  litté- 
raire des  amis  de  Pascal.  J'en  citerai  quelques  exemples  :  ce  ne  sont 
pas  les  moins  curieux. 

On  sait  combien  l'auteur  des  Pensées  (il  insiste  à  diverses  reprises 
sur  ce  point)  aimait  peu  qu'on  eût  une  enseigne,  qu'on  tînt,  par 
exemple,  bureau  de  poésie,  qu'on  se  parât  du  brevet  officiel  de  sa- 
vant :  sur  un  coin  de  papier,  qui  porte  en  titre  Honnête  homme,  on 
lit  ce  paragraphe  où  l'idée  familière  revient,  mais  avec  un  tour 
expressif  et  nouveau  :  «  Il  faut  qu'on  n'en  puisse  dire,  ni  il  est  ma- 
thématicien, ni  prédicateur,  ni  éloquent,  mais  il  est  honnête  homme. 
Cette  qualité  universelle  me  plaît  seule.  Quand  en  voyant  un  homme, 
on  se  souvient  de  son  livre,  c'est  mauvais  signe;  je  voudrois  qu'on  ne 


REVUE  DE  PARIS.  269 

s'aperçût  d'aucune  qualité  que  par  la  rencontre  et  l'occasion  d'en 
user,  de  peur  qu'une  qualité  ne  l'emporte  et  ne  fasse  baptiser.  Qu'on 
ne  songe  pas  qu'il  parle  bien ,  sinon  quand  il  s'agit  de  bien  parler; 
mais  qu'on  y  songe  alors.  »  Ne  voyez-vous  pas,  sous  ces  recomman- 
dations piquantes,  et  derrière  cette  figure  idéale  du  galant  homme, 
se  dessiner  un  malicieux  portrait  du  lettré  et  du  rhéteur? 

Pascal,  dans  ces  fragmens  inédits,  a  plus  d'un  mot  qu'on  croirait 
do  La  Bruyère.  L'auteur  des  Caractères  eût-il  autrement,  eût-il  mieux 
défini  le  docteur:  «  Il  parle  un  quart  d'heure  après  avoir  tout  dit,  tant 
il  est  plein  du  désir  de  dire.  »  Cet  autre  trait  déparerait-il  le  livre  de 
La  Rochefoucauld  :  «  11  n'y  a  rien  qu'on  ne  rende  naturel;  il  n'y  a 
naturel  qu'on  ne  fasse  perdre.  »  Tout  le  secret  du  style  de  Pascal  me 
paraît  se  trahir  dans  ces  deux  petites  phrases  jusqu'ici  omises  :  «  Je 
liais  également  le  bouffon  et  l'enflé;  »  et  plus  loin  :  «  Trop  de  deux 
mots  hardis.  »  La  force  qui  sait  se  contenir,  la  haine  de  la  trivialité  et 
de  l'emphase,  voilà  toute  la  rhétorique  de  Pascal  :  c'était  alors,  c'est 
encore  aujourd'hui  une  rhétorique  peu  pratiquée.  Qu'on  en  soit  sûr, 
Pascal  ne  visait  pas  le  moins  du  monde  à  faire  de  l'extraordinaire,  il 
ne  courait  pas  après  les  idées  étranges,  et,  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  ce 
manque  d'imprévu  n'effrayait  guère  sa  vanité  d'auteur  :  «  Qu'on  ne 
dise  pas,  écrit-il ,  que  je  n'ai  rien  dit  de  nouveau;  la  disposition  des 
matières  est  nouvelle.  Quand  on  joue  à  la  paume,  c'est  une  même 
balle  dont  joue  l'un  et  l'autre,  mais  l'un  la  place  mieux.  »  Pascal, 
dans  sa  modestie  chrétienne,  semble  ici  ne  pas  soupçonner  qu'il  est 
de  ceux  à  qui  le  dernier  coup  appartient,  pour  ainsi  dire.  Qui  serait 
assez  audacieux,  dans  ce  jeu  du  style,  pour  reprendre  sa  balle  à  Pas- 
cal et  lui  faire  vis-à-vis? 

Les  sujets  les  plus  divers  sont  brusquement  abordés  dans  ces 
courtes  notes  jetées  à  tout  hasard  sur  le  papier  comme  une  graine 
qui  pourra  fructifier  plus  tard.  L'art,  un  art  exquis  et  singulier,  était 
si  naturel,  si  inhérent  au  génie  même  de  l'auteur  des  Provinciales, 
qu'on  le  retrouve  empreint  jusque  dans  les  moindres  de  ces  indica- 
tions fugitives  que,  dans  les  intervalles  de  sa  maladie,  Pascal  dépo- 
sait sur  son  calepin,  sauf  à  en  tirer  profit  un  jour.  Quoiqu'il  corrige 
beaucoup  son  style,  tout  d'abord  le  tour  est  net,  dégagé;  d'elle- 
même  l'expression  arrive  pleine  de  vie.  Évidemment,  c'est  là  un  don 
exceptionnel  et  souverain.  S'il  est  vrai  qu'il  n'y  a  pas  de  grand  homme 
pour  son  valet  de  chambre,  je  me  figure  qu'il  ne  doit  guère  y  avoir 
de  grand  écrivain  pour  son  secrétaire.  Et  comment  serait-on  initié , 
sans  désenchantement,  à  cette  toilette  préalable  du  style,  à  ces  se- 


270  REVUE   DE   PARTS. 

crets  manèges  du  penseur  qui  arrange  sa  pensée  pour  le  public?  Rien 
de  pareil,  aucune  de  ces  faiblesses  chez  Pascal;  on  reconnaît  tout  de 
suite  le  sublime  artiste  jusque  dans  le  déshabillé  de  son  langage , 
jusque  dans  le  vêtementprovisoire  de  sa  pensée.  Tantôt  c'est  quel- 
que vérité  morose  enchâssée  sous  la  forme  vive  d'un  petit  récit  :  ce  II 
n'aime  plus  cette  personne  qu'il  aimoit  il  y  a  dix  ans.  Je  crois  bien , 
elle  n'est  plus  la  même,  ni  lui  non  plus;  il  étoit  jeune  et  elle  aussi; 
elle  est  tout  autre;  il  l'aimeroit  peut-être  encore  telle  qu'elle  étoit 
alors,  »  Tantôt  on  dirait  une  gravure  de  Callot ,  quelque  phrase  fan- 
tasque d'Hoffmann  :  «  Une  ville,  une  campagne,  de  loin  est  une  ville 
et  une  campagne;  mais,  à  mesure  qu'on  s'approche,  ce  sont  des  mai- 
sons, des  arbres,  des  tuiles,  des  feuilles,  des  herbes,  des  fourmis, 
des  jambes  de  fourmis  à  l'infini.  Tout  cela  s'enveloppe  sous  le  nom 
de  campagne.»  Ici,  c'est  la  lassitude  du  penseur  qui  semble  se  laisser 
deviner  :  «  La  nature  de  l'homme  n'est  pas  d'aller  toujours;  elle  a  ses 
allées  et  ses  venues.  »  Là  il  s'agit  du  progrès,  tel  qu'il  peut  se  pro- 
duire en  ce  monde  :  «  Tout  ce  qui  se  perfectionne  par  progrès  périt 
aussi  par  progrès.  Tout  ce  qui  a  été  faible  ne  peut  jamais  être  abso- 
lument fort.  On  a  beau  dire  :  il  est  cru,  il  est  changé;  il  est  aussi  le 
même.  »  Selon  Pascal,  l'homme  est,  de  lui-même,  incapable  de 
tout  bien  :  «  Nous  ne  nous  soutenons  pas  dans  la  vertu  par  notre 
propre  force,  mais  par  le  contrepoids  de  deux  vices  opposés,  comme 
nous  demeurons  debout  entre  deux  vents  contraires.  Otez  un  de  ces 
vices,  vous  tombez  dans  l'autre.  »  On  le  comprend,  au  bout  de  cette 
philosophie  désolée  il  n'y  a  que  le  dégoût.  C'est  ce  qui  ressort  de  cette 
autre  pensée  inédite  qui ,  dans  l'original ,  porte  pour  épigraphe  ce 
mot  significatif,  Ennui  :  «  Rien  n'est  si  insupportable  à  l'homme  que 
d'être  dans  un  plein  repos,  sans  passion,  sans  affaires,  sans  divertis- 
sement, sans  application;  il  sent  alors  son  néant,  son  abandon,  son 
insuffisance,  sa  dépendance ,  son  impuissance,  son  vide  :  inconti- 
nent il  sort  du  fond  de  son  ame  l'ennui ,  la  noirceur,  la  tristesse,  le 
chagrin ,  le  désespoir.  »  Je  le  demande,  n'est-ce  pas  le  voile  qui  se 
déchire  encore  une  fois,  et  ne  croyez-vous  point  entrevoir  les  an- 
goisses même  du  cœur  de  Pascal?  Le  bonheur  pour  l'homme,  c'est 
donc  de  se  fuir  lui-même,  c'est  de  s'échapper  en  quelque  sorte  !  Mais 
il  a  beau  faire;  en  vain  il  s'efforce  de  s'éviter  :  toujours  il  se  retrouve 
avec  amertume.  Se  quisque  modofugit...  quem...  effugere haud potis 
est.  Pascal  parle  le  langage  de  Lucrèce.  Lucrèce  et  Pascal,  deux  noms 
qui  se  repoussent,  deux  penseurs  pourtant  que  j'aime  à  rappro- 
cher. Les  Yoycz-vous,  en  effet,  se  réfugier  violemment  comme  aux 


REVUE  DE  PARIS.  271 

pôles  de  la  pensée  humaine,  l'un  dans  le  néant  de  l'athéisme,  l'autre 
dans  les  profondeurs  de  la  foi?  Mais,  prenez  garde!  tous  deux  se 
touchent  par  un  milieu  commun  qui  les  réunit  et  qui  en  même  temps 
les  sépare,  j'entends  l'inquiétude  de  l'avenir,  la  peur  de  la  mort. 
C'est  à  l'honneur  de  Lucrèce  que  je  le  dis:  peut-être  ne  serait-il  pas 
impossible  de  montrer  dans  ces  deux  âmes  une  anxiété,  un  trouble 
pareils,  des  sentimens  analogues.  Sous  l'impie  qui  blasphème,  comme 
sous  le  dévot  qui  prie,  se  trahirait  vite  l'homme  qui  souffre.  Au  pre- 
mier abord  on  peut  ne  voir  dans  cette  opposition  de  noms  qu'un  pa- 
radoxe étrange,  qu'un  thème  puéril  à  la  déclamation.  Il  y  a  pourtant 
ià  autre  chose;  il  y  a,  j'en  suis  convaincu,  un  rapprochement  plus 
fécond  encore  que  bizarre,  un  rapprochement  que  je  demanderai 
peut-être  un  jour  la  permission  de  préciser  et  de  poursuivre  dans  ses 
nuances. 

Si  on  n'était  pas  un  peu  apaisé  par  le  charme  de  la  découverte,  un 
peu  sédui|  par  le  piquant  des  restitutions  inattendues  de  M.  Cousin, 
on  en  voudrait  davantage  à  Port-Royal.  Mais  soyons  indulgens, 
puisque  l'infidélité  des  éditeurs  (contre  leur  gré,  il  est  vrai)  nous 
a  ménagé  cette  surprise.  Il  y  a  cependant,  il  importe  de  le  dire,  deux 
ou  trois  cas  où  Port-Royal  est  impardonnable  et  môme  tout-à-fait 
hïàmable  moralement.  Passe  encore  quand  il  supprime;  passe  même 
quand,  effrayé  d'une  idée  hardie,  il  ne  fait  qu'ajouter  en  supplément 
quelques  phrases  restrictives,  comme  dans  la  démonstration  de  Dieu 
par  les  règles  des  jeux  de  hasard.  Mais  ce  n'est  pas  tout;  à  diverses 
reprises,  Port-Royal  va  jusqu'à  fausser  la  pensée  de  l'auteur,  jusqu'à 
donner  même  à  son  idée  une  signification  absolument  contraire.  Ainsi 
Pascal  ose  dire  qu'en  un  certain  sens  l'athéisme  déclaré  est  une  mar- 
que de  force  d'esprit,  Port-Royal  imprime  un  manque.  Si  c'est  là  une 
faute  d'impression,  elle  est  fatale.  Mais  il  n'y  a  pas  de  faute  d'impres- 
sion, à  coup  sûr,  quand  le  manuscrit  met  que  Montaigne  a  raison, 
et  que  l'imprimé,  au  contraire,  assure  positivement  que  Montaigne 
a  tort.  En  aucun  cas,  une  falsification  pareille  ne  saurait  être  excusée; 
ici  Port-Royal,  il  faut  le  dire  haut,  s'oublie  jusqu'à  emprunter  les 
armes  peu  honorables  dont  usaient  volontiers  ses  adversaires,  les 
adversaires  qu'avaient  flétris  les  Provinciales.  Il  arrive  aussi  que  le 
duc  de  Roannez  est  infidèle,  faute  de  comprendre  :  plus  d'une  sottise 
s'est  trouvée  de  la  sorte,  et  bien  gratuitement,  mise  sur  le  compte  de 
l'auteur  desPe?isées.  Pascal,  par  exemple,  avance  que  nous  connais- 
sons la  vérité  non  pas  seulement  par  la  raison,  mais  aussi  par  le  cœur. 


272  REVUE  DE  PARIS. 

Dans  sa  simplicité,  cette  assertion  paraît  sans  doute  banale  aux  édi- 
teurs, et  les  éditeurs  substituent  aussitôt  à  cette  remarque  excellente 
je  ne  sais  quel  galimatias  qui  transforme  cette  faculté  du  cœur  en  une 
intelligence  vive  et  lumineuse.  Ailleurs  un  seul  mot  modifié,  un  seul 
mot  mal  compris  a  suffi  à  changer  le  sens  de  tout  un  morceau  cé- 
lèbre. Pascal  écrivait  :  «  L 'imagination  dispose  de  tout;  »  Port-Royal, 
au  contraire,  imprimait  ï  opinion:  par  là  toute  la  série  des  raisonne- 
mens  perdait  d'un  coup  sa  signification  véritable.  Il  ne  faut  pas  trop 
se  plaindre  de  cette  inadvertance;  M.  Cousin  a  très  spirituellement 
excusé  cette  erreur  de  Port-Royal  :  «  L'imagination,  dit-il,  c'est  l'en- 
nemi domestique  du  philosophe.  Pascal  ni  Malebranche  ne  pouvaient 
s'y  tromper;  mais  Port-Royal,  qui  n'était  pas  assez  tourmenté  par 
l'imagination  pour  se  révolter  contre  elle,  a  pris  un  ennemi  pour  un 
autre;  il  a  mis  le  sien  à  la  place  de  celui  de  Pascal.  »  Par  malheur, 
l'inintelligence  de  Roannez  n'a  pas  toujours  de  pareils  prétextes:  là 
où  je  trouve  surtout  le  bon  duc  inexcusable,  c'est  quand  une  courte 
phrase  du  texte  devient  toute  une  longue  page  de  l'édition;  c'est 
quand  il  se  permet  de  développer  dans  une  prose  lâche  et  incolore 
quelque  brève  indication  du  maître.  C'eût  été  tout  à  l'heure  une 
grande  impertinence  de  m'imaginer  que  je  citais  trop,  alors  qu'il 
s'agissait  de  fragmens  inédits  de  Pascal;  mais  ici  j'ai  l'amour-propre 
de  croire  que  personne  ne  demandera  à  être  convaincu  par  des 
exemples.  Le  plus  sûr  est  assurément  de  croire  M.  Cousin  sur  parole; 
chacun,  dans  son  souvenir,  en  voulait  un  peu  à  Pascal  pour  certains 
paragraphes  maussades  qui  faisaient  tache  :  on  est  heureux  de  les 
voir  restituer  au  véritable  auteur. 

Il  est  un  point  sur  lequel  Port-Royal,  on  l'a  vu  tout  à  l'heure,  devait 
obstinément  garder  le  silence.  Dans  l'édition  princeps  on  ne  trouve 
pas,  en  effet,  une  seule  allusion  aux  Provinciales,  au  jansénisme,  on 
ne  trouve  point  d'épigrammes  contre  les  jésuites  :  ce  n'est  pas  (qui  ne 
le  devine?)  qu'elles  manquent  dans  le  manuscrit.  A  chaque  instant, 
au  contraire,  sur  les  marges  et  dans  les  coins  des  pages,  au  milieu 
des  pensées  les  plus  étrangères  à  ces  querelles ,  Pascal  trouve  occa- 
sion de  satisfaire  en  passant  sa  haine  contre  la  Société.  Déjà  Condorcet 
avait  donné  bon  nombre  de  ces  mots  malins  ou  sanglans  sur  les 
jésuites,  mots  qui  sont  comme  une  amusante  guerre  d'escarmouches 
après  la  grande  bataille  des  Provinciales;  à  son  tour  M.  Cousin  trouve 
encore  à  glaner  plus  d'un  trait  piquant.  Celui-ci  me  frappe  entre 
tous  :  «  S'il  se  faisait  un  miracle  aux  jésuites  !...  »  Est-ce  là  seulement 


REVUE  DE   PARIS.  273 

de  l'ironie?...  Les  terreurs  du  dévot  crédule  mêlées,  chez  ce  génie 
puissant ,  aux  rancunes  passionnées  de  l'homme  de  parti ,  c'est  un 
trait  de  lumière  pour  qui  sait  comprendre.  Pascal  est  la  tout  entier. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que,  sur  ce  point  aussi,  M.  Cousin  ré- 
tablit incessamment  l'expression  vraie,  l'expression  du  manuscrit 
dans  toute  sa  verdeur.  Là  où,  par  prudence  (beaucoup  plus  que  par 
affection),  Port-Royal  mettait  il  y  a  des  gens,  il  faut  lire  ces  bons 
Pères;  là  enfin  où  le  père  Desmolets ,  publiant  un  paragraphe  sup- 
primé, imprime  mœurs  licencieuses,  passez  un  trait,  et  écrivez  : 
mœurs  escobartines.  Port-Royal,  je  le  suppose,  n'a  pas  dû  ajourner 
sans  regret  ces  insinuations  sur  les  jésuites.  C'est  aussi  par  réserve, 
par  peur  seulement  de  la  censure,  que,  quand  Pascal  dit  :  «  On  a  sur- 
pris le  pape,  »  les  éditeurs  détournent  le  sens ,  et  lui  font  dire  :  «  On 
a  surpris  le  peuple.  »  Par  malheur,  c'étaient  là  des  infidélités  presque 
inévitables,  commandées  impérieusement  par  les  convenances  du 
temps.  Que  l'esprit  altier  de  Pascal  se  soit  félicité  jusqu'à  la  fin  d'avoir 
donné  les  Provinciales,  Port-Royal  ne  pouvait  pas  le  dire  le  lendemain 
de  la  paix  de  l'église;  on  croyait  toutefois  le  savoir  par  un  passage, 
souvent  invoqué  depuis,  et  que  Rossut  a  le  premier  et  subrepticement 
introduit  dans  les  Pensées.  Mais  c'est  là  tout  simplement  un  fragment 
des  Mémoires  manuscrits  de  Marguerite  Perrier,  nièce  de  Pascal, 
auquel  Bossut  (il  a  plus  d'une  fois  employé  le  même  procédé)  a  donné 
le  tour  d'une  rédaction  personnelle.  Cependant  si  ce  morceau,  plus 
que  suspect,  doit  être  rejeté  des  Pensées  pour  aller  grossir,  avec  bon 
nombre  d'autres  paragraphes  également  apocryphes ,  les  matériaux 
d'un  Pascaliana,  M.  Cousin,  en  revanche,  publie,  pour  la  première 
fois,  des  passages  qui  expriment  la  même  conviction.  Ce  tour  inflexi- 
ble, obstiné,  répond  bien  à  l'idée  qu'on  se  fait  de  Pascal.  Qu'il  avait 
fallu  de  froissemens  à  cette  ame,  si  résolument  soumise,  pour  qu'elle 
laissât  sa  pensée  s'échapper  par  ces  issues  extrêmes,  pour  qu'elle  en 
vînt  à  écrire  ces  lignes  rebelles  :  «  Après  que  Rome  a  parlé  et  qu'on 
pense  qu'elle  a  condamné  la  vérité ,  et  que  les  livres  qui  ont  dit  le 
contraire  sont  censurés,  il  faut  crier  d'autant  plus  haut  qu'on  est 
censuré  plus  injustement,  et  qu'on  veut  étouffer  la  parole  plus  vio- 
lemment; jusqu'à  ce  que  vienne  un  pape  qui  écoute  les  deux  partis, 
et  qui  consulte  l'antiquité  pour  faire  justice.  »  Certes,  personne  ne 
reprochera  sérieusement  à  Port-Royal  de  ne  pas  avoir  imprimé, 
sous  Louis  XIV,  des  phrases  comme  celle-là  :  à  cette  date,  c'eût  été 
un  véritable  scandale.  Voilà  la  stricte  orthodoxie  de  Pascal  presque 
compromise  par  ces  tardives  révélations;  voilà  qu'on  trouve  encore 


274  REVUE  DE   PARIS. 

de  nouveaux  sujets  de  déchirement  pour  cette  ame  d<>jà  saignante 
de  tant  de  plaies,  pour  cette  ame  rebelle  que  le  ciliée,  les  austérités, 
la  prière,  n'avaient  pas  suffi  à  dompter!  Le  silence  de  Port-Royal 
n'eût  pas  été  ici  une  obligation  que  la  critique  se  ferait  un  devoir 
de  l'excuser.  On  conçoit  ces  répugnances  de  l'amitié  pieuse  et  chré- 
tienne à  traduire  devant  le  public  les  combats  cachés  d'un  autre 
chrétien  leur  frère,  à  faire  de  l'intérieur  d'une  ame  chère  un  carre- 
four pour  la  foule  bruyante.  Il  y  a  là  quelque  chose  des  respects  du 
fils  de  Noé.  Selon  l'esprit  sévère  de  l'école  janséniste,  une  pareille 
impatience  du  joug  devait  être  enfouie  dans  les  ténèbres  de  la  con- 
science, et  n'avoir  d'autre  confident  que  Dieu. 

C'est,  j'en  suis  convaincu,  (outre  les  vues  de  piété)  un  sentiment 
analogue  qui  a  également  imposé  à  Port-lloyal  une  extrême  réserve 
au  sujet  de  ces  pensées  sinistres  qui  traversaient  quelquefois  l'ame 
de  Pascal,  au  sujet  de  ces  vertiges  du  doute  auxquels  ne  succombait 
çà  et  là  ce  grand  esprit  que  pour  se  rejeter  ensuite  avec  plus  d'em- 
portement jusqu'aux  dernières  limites  de  la  foi.  Déjà  quelque  chose 
de  ces  préoccupations  sceptiques  transpirait  dans  les  citations  qu'on 
a  lues;  mais  j'ai  omis  jusqu'ici,  et  à  dessein,  les  témoignages  les  plus 
frappans,  parce  que  ces  témoignages  s'éclairent  les  uns  les  autres  et 
ne  veulent  pas  être  séparés.  On  a  beaucoup  parlé  dans  ces  dernières 
années  du  scepticisme  de  Pascal,  qui  aujourd'hui  inspire  à  M.  Cousin, 
au  milieu  de  ses  restitutions  des  Pensées,  des  pages  vraiment  élo- 
quentes et  où  la  couleur  n'est  que  l'éclat  de  la  force.  Mais  il  faut  s'en- 
tendre sur  ce  point;  il  faut  s'entendre  sur  les  mots  :  ce  n'est  pas  là 
un  scepticisme  qui  atteint  la  religion,  c'est  un  scepticisme  qui  atteint 
la  philosophie;  c'est  une  mauvaise  forme  de  la  foi.  Môme  aux  épo- 
ques de  sa  dissipation  la  plus  mondaine,  Pascal,  qu'on  le  remarque, 
n'avait  jamais  repoussé  la  révélation,  jamais  il  n'était  devenu  un 
esprit-fort.  Sa  conversion  ne  fut  donc  pas  un  recours  violent  au 
christianisme,  après  de  longs  égaremens;  ce  fut  une  simple  et  vive 
rentrée  au  sein  des  croyances  de  sa  jeunesse  que  le  tourbillon  de 
la  vie  avait  un  moment  tenues  dans  l'ombre.  Pascal  n'est  donc  pas 
une  intelligence  d'abord  captive  dans  les  liens  du  doute,  et  qui  plus 
tard  agite  encore  avec  douleur  les  débris  de  sa  première  chaîne 
jusque  dans  l'asile  de  la  foi;  c'est  un  croyant  au  contraire,  mais 
un  croyant  malade  et  agité  qui  s'en  prend  à  son  esprit  du  trouble 
de  son  cœur,  et  qui,  poursuvi  par  l'imagination ,  accuse  sa  raison. 
Chrétien  pénitent,  il  se  plaît  ainsi  à  faire  passer  par  tous  les  abais- 
semens  cette  même  raison,  précisément  parce  qu'elle  est  ce  qu'il 


REVUE  DE  PARIS.  275 

a  de  plus  noble  et  de  plus  grand  en  lui.  Montrer  que  ce  qu'on  sait 
n'a  d'autre  valeur  que  de  porter  à  croire  ce  qu'on  ne  sait  pas,  tel 
est  le  grand  effort  de  Pascal  :  trouvant  la  raison  humaine  humiliée 
dans  la  religion,  il  l'humilie  encore  plus  dans  la  philosophie.  C'est 
là  l'air  despotique  et  méprisant  qui  blessait  Voltaire;  c'est  là  pro- 
bablement le  parti  pris  auquel  voulait  faire  allusion  Yauvenargues 
quand,  dans  ses  Dialogues,  il  prêtait  ce  mot  à  Pascal  :  «  J'ai  fait 
un  système  et  j'ai  voulu  ramener  toutes  choses  à  ce  système.  » 
Mais  en  définitive  le  scepticisme,  ici,  est  bien  plutôt  une  élégie 
plaintive,  un  cri  douloureux,  qu'une  doctrine.  Spectacle  touchant  et 
sublime  1  On  assiste  dans  les  Pensées  à  la  lutte  même  de  l'homme  et  du 
chrétien  :  c'est  le  combat  de  l'ange  et  de  Jacob,  c'est  l'éternel  dia- 
logue qui  s'établit  au  sein  des  âmes  ainsi  faites  entre  ce  qui  est 
soumis  et  ce  qui  est  rebelle,  entre  ce  qui  veut  croire  et  ce  qui  refuse 
de  croire.  Le  doute  de  Pascal  est  celui  dont  parle  Dante,  en  si  ma- 
gnifiques termes,  dans  le  quatrième  chant  du  Paradis;  c'est  ce  doute 
qui  naît  comme  un  rejeton  au  pied  de  la  vérité  et  qui,  grandissant 
en  même  temps,  ne  cesse  d'enlacer  ses  rameaux  avec  elle. 

L'empreinte  laissée  à  ses  écrits  par  Pascal  était  indélébile  :  Port- 
Royal  ne  put  l'effacer.  Même  dans  la  première  publication  des  Pen- 
sées, on  trouvait  quelques  traces  de  ces  agitations,  de  ces  malaises  : 
moins  scrupuleux,  moins  retenus  par  les  considérations  de  per- 
sonnes, les  éditeurs  subséquens  ajoutèrent  à  ces  révélations  péni- 
bles. Déjà  la  physionomie  de  Pascal  se  présentait  à  nous  pensive  et 
ayant  sur  les  lèvres  je  ne  sais  quel  mélange  de  terreur  et  d'ironie; 
aujourd'hui,  grâce  au  travail  de  M.  Cousin,  elle  se  dessine  encore 
de  plus  près  à  nos  yeux  avec  ses  traits  sillonnés,  avec  l'égarement 
de  son  sourire.  C'est  un  portrait  de  Rembrandt  mis  sous  une  lu- 
mière plus  vive.  Qui  oserait  le  décrire?  Ici  encore  il  importe  de  citer. 
On  éprouve  un  sentiment  profond  de  respect  et  de  pitié  en  remuant 
les  restes  dune  grande  pensée  :  hier,  c'étaient  autant  d'éclats,  pour 
ainsi  dire,  douloureusement  détachés  de  l'ame  de  Pascal;  aujourd'hui 
ce  ne  sont  plus  que  des  fragmens  d'un  art  incomparable,  que  des 
oeuvres  rendues  immortelles  par  le  style. 

On  a  inséré  à  tort,  dans  le  recueil  des  Pensées,  plusieurs  petits 
traités  écrits  antérieurement  par  Pascal  et  dont  quelques-uns  même 
datent  d'avant  les  Provinciales.  En  ces  morceaux,  l'influence  des 
idées  cartésiennes  est  reconnaissable  :  Pascal  a  foi  encore  à  la  phi- 
losophie. Dans  les  Pensées,  au  contraire,  il  en  est  arrivé,  on  le  sait, 
à  croire  que  toute  la  science  ne  vaut  pas  une  heure  de  peine.  S'il 


276  REVUE  DE  PARIS. 

avoue  que  «  la  lecture  de  Platon  peut  disposer  au  christianisme,  »  s'il 
convient  qu'à  l'aide  des  doctrines  on  a  vu  des  philosophes  «  dompter 
leurs  passions,  »  c'est  seulement  une  concession  qui  lui  échappe  par 
hasard,  par  inconséquence,  et  qu'il  a  mille  fois  occasion  de  rétracter. 
M.  Sainte-Beuve  l'a  remarqué,  les  Pensées  ne  sont  autre  chose 
qu'un  combat  contre  Montaigne,  comme  les  Provinciales  étaient  un 
combat  contre  les  jésuites.  Seulement ,  dans  les  Pensées,  Pascal  est 
souvent  du  parti  de  l'ennemi,  ou  plutôt  de  son  propre  parti,  car 
Montaigne,  après  tout,  c'est  lui-même  :  l'aveu  est  précieux,  il  lui 
échappe  :  «Ce  n'est  pas  dans  Montaigne,  dit-il ,  mais  dans  moi  que 
je  trouve  tout  ce  que  j'y  vois.»  Il  y  a  là  toute  une  révélation.  Lui  et 
Montaigne,  comme  le  dit  excellemment  M.  Cousin,  tels  étaient  ses 
deux  livres  habituels.  Pour  emprunter  l'expression  des  Essais,  c'est 
à  lui-même  que  Pascal  donne  une  nazarde  sur  le  nez  de  Montaigne. 
Croire,  selon  Pascal,  c'est  être  délivré  des  importunités  de  la 
raison  :  «  Il  est  bon,  dit-il,  d'être  lassé  et  fatigué  par  l'inutile  re- 
cherche du  vrai  bien,  afin  de  tendre  les  bras  au  Libérateur.»  11  n'y  a 
d'ailleurs  de  grand  que  la  foi  :  «  Les  philosophes ,  ils  étonnent  le 
commun  des  hommes.  Les  chrétiens,  ils  étonnent  les  philosophes.  » 
L'autorité  humaine  est  nulle;  ses  maximes  «  tiennent  de  la  tige  sau- 
vage sur  quoi  elles  sont  entées.  »  La  religion  n'est  donc  point  le 
sommet  de  la  philosophie,  elle  en  est  la  base  nécessaire ,  elle  est 
l'unique  dépositaire  de  toute  vérité  :  «  Tous  ceux  qui  ont  prétendu 
connaître  Dieu  et  le  prouver  sans  J.-C.  n'avoient  que  des  preuves 
impuissantes...  Sans  médiateur  promis  et  arrivé,  on  ne  peut  prouver 
absolument  rien,  ni  enseigner  ni  bonne  doctrine,  ni  bonne  mo- 
rale. »  Voilà  la  foi  sombre,  âpre,  exclusive  de  Pascal;  pour  lui,  la 
raison  est  comme  si  elle  n'était  pas;  elle  est  tout-à-fait  impuissante, 
et  il  faut  l'immoler  sans  attendre  au  pied  de  la  croix.  C'est  le  senti- 
ment de  la  faiblesse  humaine,  si  souvent  et  si  admirablement  exprimé 
par  Pascal,  qui  l'avait  amené  à  ces  extrémités  intolérantes.  Dans 
les  passages  inédits  que  publie  M.  Cousin ,  Pascal  a  encore  des  cou- 
leurs nouvelles,  des  couleurs  plus  fortes  pour  peindre  cette  faiblesse  : 
«  Connaissons ,  dit-il ,  notre  portée  :  nous  sommes  quelque  chose  et 
ne  sommes  pas  tout;  ce  que  nous  avons  d'être  nous  dérobe  la  con- 
naissance des  premiers  principes  qui  naissent  du  néant,  et  le  peu 
que  nous  avons  d'être  nous  cache  la  vue  de  l'infini.  »  Et  plus  loin 
encore,  dans  ces  lignes  frappantes  qui,  je  ne  sais  pourquoi,  sont 
barrées  dans  le  manuscrit  :  «  Voilà  une  partie  des  causes  qui  rendent 
l'homme  si  imbécile  à  connaître  la  nature;  elle  est  infinie  en  deux 


REVUE  DE  PARIS.  277 

manières ,  il  est  fini  et  limité;  elle  dure  et  se  maintient  perpétuelle- 
ment en  son  être,  il  passe  et  est  mortel;  les  choses  en  particulier  se 
corrompent  et  se  changent  à  chaque  instant,  il  ne  les  voit  qu'en  pas- 
sant; elles  ont  leur  principe  et  leur  fin,  il  ne  connaît  ni  l'un  ni  l'autre: 
elles  sont  simples,  et  il  est  composé  de  deux  natures  différentes.  » 
Pascal  s'anime,  s'excite  lui-même,  dans  la  guerre  acharnée  qu'il  fait 
à  la  raison;  il  ne  tarit  pas  contre  ces  grands  dogmatistes,  contre  ces 
régens  du  monde  qui  ont  l'immoralité  de  penser  que  la  morale  est 
écrite  dans  le  cœur  de  l'homme,  et  que  l'homme,  par  la  seule  force 
de  son  esprit,  peut  s'exhausser  jusqu'à  la  notion  de  Dieu.  «Il  faut 
l'achever,  »  dit-il  en  parlant  de  la  raison,  comme  Voltaire  bientôt 
dira  «  écrasez  l'infâme,  »  en  parlant  du  christianisme.  Ainsi  l'homme 
n'a  pas  de  prises  capables  de  saisir  la  vérité.  Pascal  est  forcément 
induit,  on  le  devine,  il  est  bientôt  poussé  aux  derniers  excès  : 
«  Toute  la  dignité  de  l'homme,  s'écrie-t-il,  est  en  la  pensée.  Mais 
qu'est-ce  que  cette  pensée?  Qu'elle  est  sotte  !  »  Et  alors ,  dans  cette 
ame  dévastée,  se  dresse  le  fantôme  du  scepticisme  auquel  il  faut 
bien  qu'elle  rende  hommage  comme  une  vassale  :  «  Les  impressions 
de  la  coutume  sont  renversées  par  le  moindre  souffle  des  pyrrho- 
niens.  On  n'a  qu'à  lire  leurs  livres ,  si  l'on  n'en  est  pas  assez  per- 
suadé; on  le  deviendra  bien  vite  et  peut-être  trop.  »  Déjà  au  xvme  siè- 
cle, on  avait  donné  une  pensée  où  il  était  dit  :  «  Le  pyrrhonisme  a 
servi  à  la  religion;  »  mais  on  n'avait  pas  alors  osé  transcrire  le  vrai 
texte  qui  est  :  «  Le  pyrrhonisme  sert  à  la  religion.  Le  pyrrhonisme 
est  le  vrai....»  Voilà  comment  Pascal,  attaché,  serré  à  la  croix,  tire 
vengeance  de  la  raison  avec  toute  sorte  de  cruautés;  du  sein  de  la 
foi,  il  brave,  il  défie  l'intelligence  humaine. 

Dans  les  conditions  qu'il  s'est  faites,  l'auteur  des  Pensées  ne  peut 
se  tirer  du  doute  qu'en  niant  la  raison.  Aussi  est-ce  aux  sommets 
les  plus  escarpés  de  la  foi  que  semble  se  complaire  Pascal;  il  s'y  tient 
d'une  main  ferme  et  se  penche  en  même  temps  dans  le  gouffre.  «  Les 
vrais  chrétiens,  dit-il,  obéissent  aux  folies;  non  pas  qu'ils  respectent 
les  folies,  mais  l'ordre  de  Dieu,  qui,  pour  la  punition  des  hommes, 
les  a  asservis  à  ces  folies.  »  Pascal  se  trompe,  il  a  plus  que  du  respect, 
il  a  de  l'amour  pour  ce  joug,  pour  cette  folie  de  la  croix  :  c'est  le  sen- 
timent qui  éclate  dans  une  phrase  à  jamais  mémorable  et  jusqu'ici 
inédite.  Il  s'agit  de  l'exemple  que  fournissent  à  ceux  qui  doutent  ceux 
qui  croient  après  avoir  douté  :  «  ...  Suivez  la  manière  par  où  ils  ont 
commencé  :  c'est  en  faisant  tout  comme  s'ils  croyoient,  en  prenant 
de  l'eau  bénite,  en  faisant  dire  des  messes,  etc.  Actuellement  même 


278  REYTE  DE   PARIS. 

cela  vous  fera  croire  et  vous  abêtira.  Mais  c'est  ce  que  je  crains  : 
et  pourquoi?  Qu'avez-vous  à  perdre?  »  Est-ce  là  le  dernier  mot  de 
la  religion  de  Pascal?  ou  plutôt  n'est-ce  point  le  juste  châtiment  de 
sa  révolte  insensée,  de  cette  espèce  de  suicide  de  la  raison?  On  ne 
saurait  que  le  plaindre.  Au  milieu  des  pratiques  de  la  plus  étroite 
dévotion,  il  lui  prend  des  accès  de  désespoir  qu'il  réfrène  bientôt, 
mais  qui  l'accablent. 

Encore  une  fois,  c'est  là  un  spectacle  qui  est  plus  fait  pour  exciter 
la  pitié  que  les  rancunes  de  la  raison.  Assurément  Bayle,  dont  le 
propre,  ainsi  que  le  dit  de  lui  La  Fontaine,  était  de  voir  clair  aux 
ouvrages,  Bayle  n'y  regardait  pas  de  bien  près  et  il  était  loin  de 
soupçonner  l'existence  des  pensées  supprimées,  quand  il  écrivait: 
«  M.  Pascal  distingua  exactement  toute  sa  vie  les  droits  de  la  foi 
d'avec  ceux  de  la  raison.  »  Le  propre,  au  contraire,  le  malheur  de 
la  doctrine  de  Pascal,  est  de  ne  pas  établir  cette  distinction.  Pour 
immoler  l'orgueil  de  l'homme,  l'implacable  chrétien  frappa  impru- 
demment sur  l'esprit  humain  lui-même;  il  ôta  toute  base  solide  à  la 
foi,  et  sa  vie  se  consuma  en  efforts  pour  soutenir  cette  tour  que  lui 
aussi  il  voulait  élever  jusqu'au  ciel,  et  qui  chancelait  dans  son  fon- 
dement. Sans  doute,  ainsi  qu'en  convenait  Voltaire,  plusieurs  de 
ces  pensées  peuvent  avoir  été  jetées  sur  le  papier  comme  des  doutes, 
comme  des  propositions  que  Pascal  projetait  peut-être  de  réfuter 
lui-même.  Mais  si  l'objection  est  quelquefois  acceptable  dans  le  dé- 
tail, elle  ne  l'est  pas  dans  l'ensemble  :  le  caractère  général  de  cette 
philosophie  (qui  n'est  autre  chose  qu'une  négation  de  la  philosophie) 
ressort  de  toute  part.  L'impression  qu'on  garde  de  la  lecture  est 
profonde  assurément  :  cependant  elle  ne  saurait  ramener  à  la  foi  que 
des  cœurs  dégoûtés  de  tout,  que  des  cœurs  souffrans  du  mal  d'Ober- 
mann.  A  la  rigueur,  les  Pensées  de  Pascal  pourraient  donc,  dans  un 
temps  de  trouble  comme  le  nôtre ,  devenir  pour  quelques  âmes  le 
livre  révélateur  qu'une  voix  d'en  haut  indiquait  à  saint  Augustin; 
mais  en  un  autre  âge,  mais  à  une  époque  saine,  alors  que  toutes 
les  facultés  de  l'homme  se  développent  également  dans  une  harmo- 
nique activité,  un  pareil  livre  ne  convertirait  personne;  car  il  n'y  a 
précisément  de  démonstration  sérieuse  que  celle  qui  s'adresse  à  cette 
raison  que  veut  détruire  Pascal.  La  terreur  peut  être  un  moyen  pro- 
visoire :  durant  une  ère  calme,  elle  n'est  pas  un  argument  définitif. 
Cette  foi  rapportée  des  abîmes,  ce  grand  génie  courbé  dans  le  trem- 
blement et  la  prière,  tout  cela  certes  est  fait  pour  émouvoir;  mais, 
dans  de  pareilles  matières,  émouvoir  n'est  pas  la  même  chose  que 


REVUE   DE   PARIS.  279 

convaincre.  On  assure  qu'en  ses  macérations  pieuses,  Pascal  frap- 
pait souvent  du  coude  sur  son  cilice  pour  faire  entrer  les  aiguillons 
dans  la  chair.  Eh  hien  !  !a  raison  aussi  fut  comme  le  cilice  de  son 
esprit,  et  on  eût  dit  que  ses  efforts  contre  elle  provenaient  égale- 
ment, provenaient  surtout  de  je  ne  sais  quel  vain  désir  de  mortifi- 
cation et. d'humilité  intellectuelles. 

S'il  y  a  une  foi  digne  d'envie,  assurément  ce  n'est  pas  celle-là;  ce 
n'est  pas  celle  qui  va  jusqu'à  mettre  les  balais  au  rang  des  meubles 
superflus,  et  jusqu'à  trouver  édifiant  de  vivre  dans  Verdure;  ce  n'est 
pas  celle  qui,  à  propos  du  projet  de  mariage  d'une  nièce,  ne  sait  que 
parler  &  homicide  et  de  déicide.  Les  lettres  inédites  de  Pascal  et  les 
documens  que  publie  M.  Cousin ,  dans  les  pièces  justificatives  qui 
terminent  son  volume,  éclairent  d'une  lumière  nouvelle  et  triste 
plusieurs  points  de  cette  importante  biographie. 

Depuis  un  an ,  il  s'est  fait  autour  du  nom  de  Pascal  toute  une  re- 
naissance curieuse.  Chez  nous  l'Académie  a  suscité  et  couronné  plu- 
sieurs éloges  de  mérite  fort  inégal;  en  Allemagne,  le  docteur  Reu- 
chlin  a  donné  une  Vie  de  Pascal  intéressante  et  approfondie;  mais 
ce  qui,  dans  ce  singulier  et  attentif  mouvement  de  retour,  honorera 
le  plus  dignement  la  mémoire  du  grand  écrivain ,  ce  sera  assuré- 
ment le  beau  travail  de  M.  Cousin,  ce  sera  la  place  considérable  que 
M.  Sainte-Beuve  a  faite  à  l'auteur  des  Pensées,  dans  cette  spirituelle 
histoire  de  Port-Royal  où  la  science  le  dispute  à  l'art. 

La  principale  importance  de  la  longue  et  difficile  révision  achevée 
avec  tant  de  zèle  par  M.  Cousin  est  évidemment  de  restituer  à  notre 
admirable  prose  du  xvn"  siècle  son  plus  original  monument,  un 
monument  qui  jusqu'ici  se  trouvait  altéré  dans  le  style,  faussé  dans 
l'esprit.  C'est  un  service  véritable  que  M.  Cousin  vient  de  rendre  aux 
lettres;  mais,  on  l'imagine,  pour  aborder  aujourd'hui  la  critique  lit- 
téraire, pour  intervenir  dans  des  questions  de  goût  et  de  langue, 
M.  Cousin  n'a  rien  perdu  des  fermes  qualités  de  sa  méthode,  ni  de 
l'éclat  habituel  de  sa  forme.  En  recueillant  patiemment  ces  variantes, 
en  signalant,  avec  une  sagacité  pleine  de  ressources  et  d'esprit,  les 
arrangemens  arbitraires,  les  intercalations  fautives,  les  additions  oi- 
seuses, les  compositions  mensongères  des  précédens  éditeurs,  en 
ressaisissant  le  fil  cent  fois  brisé  et  renoué  de  la  pensée  de  Pascal, 
en  rétablissant  enfin  les  suppressions  intéressées  comme  les  mutila- 
tions maladroites,  M.  Cousin  n'a  pas  oublié  qu'écrivain  éminent  lui- 
même  il  était  naturellement  appelé  à  juger  Pascal  comme  écrivain , 
que  philosophe  il  avait  à  apprécier  l'auteur  des  Pensées  comme  ad- 


280  REVUE  DE  PARIS. 

versaire  de  la  philosophie.  J'ai  déjà  signalé  les  pages  brillantes  où  sont 
mis  à  nu  le  triste  scepticisme,  la  foi  presque  aussi  triste  de  Pascal. 
Sans  parler  des  fines  remarques  qui  viennent  incessamment  remplir 
l'intervalle  des  citations,  il  convient  de  signaler,  entre  les  morceaux 
qui  se  rapportent  plus  particulièrement  à  la  littérature,  l'ingénieuse 
conclusion  dans  laquelle  M.  Cousin  cherche,  d'après  quelques  indi- 
cations du  manuscrit,  à  montrer  quels  eussent  été  et  le  plan  gran- 
diose et  la  forme  animée,  vivante,  entremêlée  de  dialogues  et  de  let- 
tres, que  Pascal  projetait  de  donner  à  son  grand  ouvrage,  à  cette 
apologie  étrange  du  christianisme  dont  il  n'est  resté  que  des  débris, 
mais  des  débris  qui  ont  la  majesté  des  ruines.  Je  ne  parle  point  de 
l'introduction  importante  que  M.  Cousin  a  mise  en  tête  de  son  livre; 
c'est  une  réponse  étendue  à  la  polémique  religieuse  qui  s'est  pro- 
duite avec  tant  d'amertume  depuis  deux  années  :  nous  n'en  mêlerons 
pas  aujourd'hui  l'examen  à  une  discussion  toute  littéraire.  Remar- 
quons seulement  que  le  nom  de  Pascal  porte  malheur  aux  jésuites  : 
voilà  que  M.  Cousin  essaie  de  montrer  qu'après  avoir  été  battus  par 
le  pamphlétaire,  les  jésuites  ont  cependant  accepté  l'héritage  de  sa 
mauvaise  philosophie.  Les  adversaires  de  M.  Cousin  en  conviendront 
eux-mêmes,  ce  n'est  ni  l'esprit  ni  l'éloquence  qui  manquent  à  cette 
provinciale. 

Une  nouvelle  édition  des  Pensées  est  devenue  indispensable  :  il 
serait  digne  du  gouvernement  ou  de  l'Académie  de  s'intéresser  à 
cette  entreprise,  de  la  prendre  sous  ses  auspices.  Maintenant  la  re- 
nommée de  Pascal,  comme  écrivain,  ne  peut  que  gagner  à  une  res- 
titution sinon  littérale  (cela  serait  souvent  impossible),  au  moins 
plus  fidèle,  mieux  entendue  de  son  style;  sa  réputation,  comme 
penseur  original  et  hardi ,  ne  saurait  que  s'accroître  par  la  tardive  et 
curieuse  publication  des  fragmens  jusqu'ici  inédits.  Qu'on  ne  l'oublie 
pas,  c'est  là  un  monument  unique  de  notre  littérature.  Dans  les  Pro- 
vinciales, on  n'a  qu'un  éloquent  et  spirituel  prosateur;  dans  les 
Pensées  c'est  autre  chose,  c'est  plus  encore;  l'homme  n'y  est  pas 
distinct  de  l'artiste,  et  par  là  les  deux  plus  grands  sentimens  du  cœur 
humain,  deux  sentimens  contradictoires,  se  trouvent  imposés  en 
même  temps  à  l'ame  du  lecteur,  je  veux  dire  la  pitié  et  l'admiration. 

Charles  Labitte. 


BULLETIN. 


Quand  la  situation  est  aussi  grave,  quand  le  parlement  et  les  hommes  poli- 
tiques les  plus  considérables  s'en  montrent  si  sérieusement  préoccupés,  est-il 
bien  habile,  de  la  part  de  certains  apologistes  du  ministère,  de  chercher  à 
donner  le  change  sur  le  fond  des  choses,  et  d'achever  de  tout  envenimer  par 
une  polémique  voisine  de  l'injure?  Il  n'est  .plus  question  que  d'intrigues  et 
d'intrigans.  A  entendre  certaines  gens,  il  n'y  aurait  plus  nulle  part  ni  sin- 
cérité, ni  conscience?  Les  hommes  que  vous  avez  connus  les  plus  dévoués  à 
la  cause  de  l'ordre,  que  vous  avez  toujours  vus  porter  dans  leurs  actes  poli- 
tiques tant  de  mesure  et  de  sagesse,  ces  hommes,  par  une  métamorphose 
aussi  singulière  que  soudaine,  sont  devenus  des  brouillons,  on  nous  l'assure; 
le  démon  de  l'intrigue  a  tout  égaré,  tout  corrompu;  enfin  il  y  a  une  vaste 
conspiration  dans  laquelle  sont  entrés  les  meilleurs  citoyens. 

C'est  étrange  :  nous  avions,  pour  notre  compte,  porté  sur  la  situation  un 
tout  autre  jugement.  11  nous  semblait,  au  contraire,  que  c'était  sans  prémé- 
ditation et  surtout  sans  goiit  pour  l'intrigue  que  beaucoup  d'hommes  conscien- 
cieux et  éclairés  avaient  peu  à  peu  retiré  la  confiance  qu'ils  avaient  pendant 
un  temps  placée  dans  le  ministère.  Ces  hommes  nous  avaient  paru  ne  céder 
qu'à  l'évidence  et  à  la  plus  impérieuse  conviction.  Nous  trouvions  la  preuve 
de  leur  bonne  foi  dans  la  lenteur  qu'ils  avaient  mise  à  montrer  leur  mécon- 
tentement et  leur  blâme.  Cette  patience  à  attendre  des  actes  plus  satisfaisans, 
qui  malheureusement  ne  sont  pas  venus,  ces  longues  hésitations  à  prendre  un 
parti,  étaient  à  nos  yeux  et,  nous  le  croyons,  aux  yeux  de  bien  du  monde, 
autant  d'indices  de  droiture  et  de  sincérité.  Eh  bien!  nous  nous  abusions 
tous.  Ces  hommes  si  patiens  et  si  mesurés  n'en  étaient  que  des  intrigans  plus 
dangereux;  leur  circonspection ,  leur  silence,  tout  cela  n'était  qu'hypocrisie. 

Nous  l'avouons ,  nous  sommes  ébahis  de  cette  manière  de  défendre  le  ca- 

TOME  XIV.      SUPPLÉMENT.  20 


282  REVUE  DE  PARIS. 

binet,  et  il  y  a  dans  toute  cette  polémique  une  sorte  de  désespoir  qui  aboutit 
à  la  maladresse;  car  enfin  accuser  d'intrigue  des  membres  du  parti  conserva- 
teur, au  nom  du  ministère,  c'est  se  retourner  contre  ceux  qui  jusqu'alors 
avaient  été  ses  soutiens,  c'est  aggraver  les  antipathies,  les  incompatibilités  qui 
pouvaient  exister  déjà ,  c'est  aussi  émettre  la  prétention  qu'en  dehors  de  la 
combinaison  du  29  octobre  il  n'y  a  plus ,  pour  le  parti  conservateur,  ni  gou- 
vernement, ni  avenir.  Si  cela  était,  il  faudrait  se  garder  de  le  dire;  si  cela 
était,  il  faudrait  éviter  de  révéler  la  faiblesse  d'un  parti  qui  est  un  des  appuis 
les  plus  nécessaires  de  notre  constitution  politique.  Il  n'est  pas  permis,  quand 
ouest  au  gouvernement  ou  quand  on  parle  au  nom  du  gouvernement,  de  se 
défendre  ou  de  défendre  ses  amis  en  risquant  de  compromettre  les  grands 
intérêts  de  l'ordre  et  du  pouvoir.  C'est  un  tort  grave  de  dire  :  après  nous 
le  déluge!  Heureusement  il  n'y  a  point  de  vérité  dans  les  alarmes  qu'on 
travaille  à  répandre  :  le  parti  conservateur  est  plus  puissant  et  plus  libre  que 
n'affectent  de  le  croire  certains  défenseurs  du  ministère. 

Dans  la  pratique  du  gouvernement  représentatif,  on  a  pu  remarquer  que 
toute  nouvelle  chambre  voulait  composer,  avoir  son  ministère.  Le  parlement 
de  1839  a  été  dissous  en  1842,  parce  que  le  ministère  du  29  octobre  avait  lui- 
même  reconnu  l'impossibilité  de  gouverner  avec  une  majorité  aussi  incon- 
sistante et  aussi  faible.  Après  les  élections  générales  de  l'été  dernier,  il  fut 
évident  que  le  ministère  n'avait  pas  trouvé  ce  qu'il  cherchait,  il  n'avait  pas 
trouvé  cette  majorité  consistante  et  nombreuse  qui  lui  semblait  indispen- 
sable pour  qu'il  put  continuer  de  rester  au  pouvoir  avec  quelque  honneur 
et  quelque  force.  Il  était  même  question  pour  le  cabinet  d'une  retraite  volon- 
taire, quand  le  funeste  événement  du  13  juillet  vint  non  pas  tout  changer, 
mais  tout  suspendre  :  on  n'eut  pour  le  moment  qu'une  pensée,  qu'un  souci, 
la  loi  de  régence  et  l'affermissement  de  notre  ordre  constitutionnel.  Cela  fait, 
les  choses  reprirent  leur  cours,  et  l'on  s'occupa  de  nouveau  du  peu  d'har- 
monie qui  paraissait  exister  entre  la  nouvelle  chambre  et  le  cabinet.  "Voilà 
les  faits  :  nous  ne  sommes  ici  au-delà  ni  en-deçà  de  la  vérité.  Lorsqu'il  y  a 
six  semaines  le  parlement  se  rassembla,  il  parut  inévitable  que  la  question 
ministérielle  fût  posée  :  cependant  une  autre  question  devint  une  cause 
d'ajournement;  nous  voulons  parler  du  droit  de  visite,  affaire  dans  laquelle 
le  cabinet  était  fort  compromis,  mais  que  les  chambres  voulurent  traiter  sans 
y  mêler  des  préoccupations  étrangères  à  cet  important  sujet.  Aujourd'hui 
enfin  le  moment  est  venu  d'aborder  la  question  ministérielle,  qui,  depuis  près 
d'un  an ,  paraît  à  tous  les  esprits  inévitable,  urgente. 

Si  aujourd'hui  les  conservateurs  ne  peuvent  pas  porter  un  jugement  im- 
partial et  indépendant  sur  la  politique  du  ministère,  ils  ne  le  pourront 
jamais.  Ce  sera  au  contraire  faire  preuve  d'une  sage  prévoyance  que  de  pro- 
fiter du  calme  profond  où  nous  sommes  pour  apporter  dans  la  sphère  gou- 
vernementale les  modifications  reconnues  nécessaires  pour  élargir  la  hase 
du  pouvoir  en  l'affermissant.  Si  les  conservateurs  se  laissaient  dénier  ce 
droit ,  s'ils  cédaient  à  l'espèce  d'intimidation  morale  dont  on  essaie  à  leur 


REVUE  DE  PARIS.  283 

égard  en  ce  moment ,  ils  abdiqueraient ,  ils  ne  seraient  plus  un  parti  consi- 
dérable et  puissant  au  sein  duquel  plusieurs  nuances  politiques  se  rattacbent 
à  certains  principes  fondamentaux.  Désonnais  ils  suivraient  en  aveugles  une 
politique  qu'ils  ne  seraient  plus  même  admis  à  discuter;  ils  marcheraient 
dans  des  voies  périlleuses  sans  oser  ni  faire  balte,  ni  prendre  des  directions 
plus  sures. 

Nous  doutons  fort  que  les  conservateurs  acceptent  cette  condition  qu'on 
veut  leur  faire.  On  leur  signifie  aujourd'hui  avec  hauteur  qu'on  espère  bien 
qu'ils  ne  se  rendront  pas  coupables  de  désertion,  et  qu'on  veut  bien  compter 
encore  sur  leur  fidélité.  Fidélité  à  qui?  désertion  de  quoi?  Ce  n'est  donc  pas 
le  ministère  qui  doit  être  fidèle  à  la  véritable  politique  des  conservateurs;  ce 
sont  les  conservateurs  qui  doivent  être  fidèles  au  cabinet  en  toute  circon- 
stances, quels  que  soient  ses  tendances  et  ses  actes.  Lés  rôles  sont  changés  : 
ce  n'est  plus  par  la  majorité  constitutionnelle  telle  qu'elle  est  sortie  de  l'urne 
électorale  cet  été  qu'est  représentée  la  politique  conservatrice;  cette  politique 
s'incarne  uniquement  dans  le  cabinet,  hors  duquel  il  n'y  a  pour  elle  qu'im- 
puissance et  avortement.  On  n'a  jamais  plus  fièrement  professé,  il  en  faut 
convenir,  l'esprit  d'intolérance  et  d'exclusion. 

On  conçoit  qu'un  cabinet  attaqué  par  de  nombreux  adversaires  s'emploie 
à  repousser  les  agressions  dirigées  contre  lui  :  on  ne  saurait  lui  demander 
de  rendre  son  épée  sans  combat.  Mais  il  reste  toujours  du  devoir  et  de  la  di- 
gnité de  ceux  qui  sont  au  pouvoir  de  ne  pas  user  à  leur  profit  les  ressorts 
mêmes  du  gouvernement.  Faut-il ,  pour  garder  un  portefeuille  quelques  se- 
maines de  plus,  risquer  de  déconsidérer  la  majorité  qui  n'appartient  pas  à 
à  tel  ministre,  mais  qui  est  la  force  du  gouvernement  et  l'expression  légale 
du  pays?  Ces  hommes  que  vous  appelez  des  intrigans peuvent,  dans  quelques 
jours,  être  les  successeurs  de  ceux  que  vous  défendez  avec  tant  d'emporte- 
ment. Vous  les  désignez  d'avance  à  l'opposition  systématique  des  partis 
extrêmes  comme  des  ambitieux  sans  principes  qui  n'ont  d'autre  mobile  que 
la  convoitise  du  pouvoir,  et  vous  êtes  les  premiers  à  calomnier  des  hommes 
d'ordre  et  de  gouvernement  dont  le  pays  et  le  roi  peuvent  d'un  instant  à 
l'autre  réclamer  les  services.  Ce  n'est  rpas  ainsi  que  nous  entendons  les  de- 
voirs d'une  presse  qui  se  dit  gouvernementale.  Il  est  permis  sans  doute  d'avoir 
des  préférences  pour  des  nuances  et  des  hommes  politiques,  mais  il  ne  faut 
jamais  leur  sacrifier  les  principes  de  notre  gouvernement  et  les  intérêts  géné- 
raux. Il  y  a  deux  ans,  nous  avons  vu  avec  regret  le  ministère  du  1er  mars 
quitter  les  affaires;  néanmoins,  comme  sa  retraite  était  inévitable,  nous  n'avons 
pas  hésité  à  reconnaître  les  nécessités  temporaires  qui  légitimaient  l'avéne- 
ment  du  ministère  du  29  octobre  :  nous  nous  sommes  occupés  beaucoup  des 
choses ,  très  peu  des  personnes.  Maintenant  que  ces  nécessités  temporaires 
ont  disparu,  nous  n'avons  pas  dissimulé  qu'à  nos  yeux  le  cabinet  du  29  oc- 
tobre n'avait  plus  les  mêmes  raisons  d'être,  et  que  tout  indiquait  l'opportunité 
d'une  modification,  d'un  changement.  Mais  pour  cela  il  ne  nous  est  pas  venu 
à  l'esprit  de  calomnier  grossièrement  les  intentions  des  hommes  qui  sont 


284  REVUE  DE  PARIS. 

encore  assis  sur  les  bancs  du  ministère.  Si  la  composition  du  ministère  du 
29  octobre,  si  ses  tendances  ne  répondent  plus  aux  exigences  de  la  situation, 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  méconnaître  la  valeur  particulière  de  quelques 
hommes  distingués  qui  sont  dans  le  cabinet;  nous  ne  les  accuserons  pas  d'in- 
trigue et  de  basse  ambition.  Pourquoi  donc  ceux  qui  les  défendent  se  croient- 
ils  tout  permis  contre  leurs  adversaires?  Quelle  est  donc  cette  manie  mal- 
heureuse de  répandre  partout  l'injure,  de  semer  partout  l'irritation  ? 

Nul  ne  peut  prévoir  le  résultat  de  la  lutte  qui  va  s'ouvrir  mercredi  pro- 
chain; mais  il  est  déjà  certain  que  les  violences  des  défenseurs  du  cabinet 
ont  mis  entre  eux  et  les  hommes  les  plus  modérés  un  abîme.  Il  faudra  désor- 
mais, s'il  reste  aux  affaires,  qu'il  se  passe  de  leur  concours,  il  faudra  qu'il 
gouverne  sans  l'appui  de  ces  intrlgans,  appui  que  cependant  jusqu'aujour- 
d'hui il  n'avait  pas  trouvé  inutile.  Ce  sera  pour  le  ministère  une  situation 
d'exclusion,  d'isolement;  ce  sera  pour  le  pays  une  situation  mauvaise.  Il  n'est 
pas  régulier,  il  n'est  pas  normal  que  tant  de  grandes  influences,  tant  d'hommes 
éminens  soient  en  dehors  de  toute  participation  au  gouvernement.  Le  pouvoir 
s'en  trouve  trop  affaibli  et  l'opposition  trop  fortifiée.  Voilà  le  secret  de  la 
répugnance  avec  laquelle  les  partis  extrêmes  voient  s'approcher  une  modifi- 
cation ministérielle;  ils  préfèrent  de  beaucoup  une  situation  où  la  base  du 
pouvoir  est  tellement  étroite,  que  les  hommes  les  plus  sages  et  les  plus  dé- 
voués au  gouvernement  de  1830  se  trouvent  refoulés  dans  l'opposition.  C'est 
par  la  même  raison  que  nous  appelons  un  remède ,  car  assurément  nous  ne 
pouvons  nous  rencontrer  avec  les  sympathies  et  les  vœux  des  radicaux  et  des 
légitimistes. 

Les  préoccupations  politiques  qui  en  ce  moment  pèsent  sur  tout  le  monde, 
ont  porté  l'attention  sur  une  chose  qui,  en  d'autres  temps,  eût  passé  ina- 
perçue, nous  voulons  parler  de  la  soirée  qu'a  donnée  mercredi  dernier  M.  le 
ministre  des  affaires  étrangères.  Cette  soirée  avait  pour  le  ministre  qui  ouvrait 
ses  salons  à  un  rao^l'inconvénient  de  l'obliger  à  des  choix,  à  des  exclusions 
parmi  les  membres  du  parlement,  inconvénient  auquel  du  reste  il  eût  pu 
échapper  en  invitant  les  deux  chambres  en  masse;  mais  il  a  préféré  choisir. 
Aussi  s'informait-on,  avec  quelque  curiosité,  de  la  liste  et  du  nom  des  invités, 
on  y  cherchait  des  indications  politiques.  On  s'est  Occupé  aussi  de  l'absence 
de  quelques  conservateurs  éminens  qui,  bien  qu'invités,  se  sont  abstenus  de 
paraître  à  la  soirée  de  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères.  Le  plus  notable 
de  ces  absens  est,  sans  contredit,  M.  de  Salvandy,  qui  n'a  pas  voulu,  à  la 
veille  d'un  grand  engagement  parlementaire,  paraître  à  1  hôtel  des  Capucines. 
11  y  a  dans  cette  conduite  du  tact  et  de  la  dignité.  Le  raout  de  M.  le  ministre 
des  affaires  étrangères  empruntait  des  circonstances  une  signification  poli- 
tique qui  faisait  une  loi  même  à  des  invités  de  s'en  tenir  à  distance.  Cela 
était  vrai  surtout  pour  des  hommes  qui,  comme  M.  de  Salvandy,  ont  à  rem- 
plir de  grands  devoirs,  et  pour  qui  le  moment  est  venu  de  suivre  les  inspira- 
tions d'une  politique  intelligente  et  vraiment  conservatrice. 
Pendant  que  le  ministère  s'apprête  à  une  seconde  lutte,  le  cabinet  anglais 


REVUE  DE  PARIS.  285 

a  aussi  ses  rencontres  parlementaires.  C'est  plutôt  contre  les  radicaux  que 
contre  les  whigs  que  sir  Robert  Peel  a  eu  à  lutter,  et  la  maladresse  singu- 
lière d'un  orateur  radical,  M.  Cobden,  a  donné  à  une  partie  du  débat  une 
pbysionomie  toute  dramatique.  M.  Cobden  combattait  la  motion  d'enquête 
de  lord  Howick,  parce  qu'elle  ne  s'étendait  pas  à  la  détresse  agricole  aussi 
bien  qu'à  la  détresse  manufacturière  de  la  Grande-Bretagne.  C'est  alors  que, 
s'adressant  particulièrement  à  sir  Robert  Peel ,  il  lui  a  demandé  ce  qu'il 
comptait  faire  en  présence  du  paupérisme,  qui  faisait  tous  les  jours  de  nou- 
veaux progrès,  et  du  commerce  avec  l'étranger,  qui  déclinait  si  rapidement. 
Je  le  proclame  hautement,  n'a  pas  craint  de  dire  M.  Cobden,  toute  la  respon- 
sabilité de  l'état  actuel  du  pays,  à  la  fois  lamentable  et  dangereux,  pèse 
sur  les  épaules  de  l'honorable  baronet.  On  trouvera  dans  ces  paroles  une  bien 
remarquable  imprudence,  si  l'on  se  rappelle  que  quelques  semaines  aupara- 
vant un  misérable,  un  insensé,  avait  assassiné  le  secrétaire  intime  de  M.  Peel, 
croyant  frapper  le  ministre  lui-même,  avec  lequel  l'infortuné  M.  Drummond 
avait  quelques  rapports  de  taille  et  de  corpulence.  Aussi  M.  Peel  a-t-il  répondu 
avec  une  émotion  visible.  Il  a  déclaré  qu'il  ne  se  laisserait  jamais  intimider 
par  de  semblables  menaces;  ses  paroles  ont  été  acccueillies  par  des  acclama- 
tions presque  unanimes  de  la  chambre,  et  l'orateur  de  l'opposition  a  dû  dés- 
avouer les  paroles  qu'il  avait  prononcées. 

Ce  qui  distingue  M.  Peel,  ce  qui  fait  qu'il  parle  vraiment  en  premier  mi- 
nistre, c'est  qu'il  met  toujours  dans  ses  affirmations  une  mesure  qui,  sans  en 
exclure  la  force,  n'engage  pas  trop  avant  l'homme  d'état  qui  les  émet.  Ainsi, 
dans  la  question  des  céréales,  sir  Robert  Peel  a  déclaré  qu'il  ne  songeait  pas 
à  modifier  les  lois  en  vigueur.  Mais,  a-t-il  ajouté,  «  on  m'a  demandé  si  je  m'en- 
gageais à  ne  jamais  les  modifier;  ma  réponse  a  déjà  été  celle  que  doit  faire 
tout  ministre  quand  il  s'agit  de  réglemens  de  commerce,  et  non  d'une  ques- 
tion de  principes,  comme  le  maintien  de  la  monarchie,  ou  le  rappel  de 
l'union  :  je  ne  prends  aucun  engagement  de  cette  nature.  »  C'est  avec  cette 
circonspection,  c'est  avec  cette  habileté,  que  M.  Peel  maintient  sa  ligne  entre 
les  tories  exagérés  et  les  whigs.  A  l'immobilité  des  premiers ,  aux  théories 
des  seconds,  il  oppose  un  esprit  à  la  fois  résolu  et  pratique  qui  sait  se  dé- 
fendre de  trop  innover  dans  le  présent  et  ne  pas  s'interdire  l'avenir. 

Fidèle  à  la  tactique  qui ,  au  surplus,  lui  réussit  presque  toujours,  M.  Peel , 
après  s'être  défendu  ,  a  porté  l'attaque  dans  le  camp  ennemi.  Il  a  glorifié  sa 
propre  administration,  et  il  s'est  félicité  d'avoir  pu,  dans  l'espace  de  seize  mois, 
terminer  deux  guerres.  Il  a  provoqué  lord  Palmerston  qui  paraissait  faire  un 
signe  d'incrédulité.  Malgré  son  outrecuidance,  l'aucien  ministre  whig  n'a  pas 
relevé  le  gant.  M.  Peel  a  insisté  particulièrement  sur  la  perspective  qui  s'offrait 
à  lui  d'établir  une  amitié  parfaite  avec  la  France.  Il  a  mis  fort  habilement  en 
présence  le  maréchal  Soult  et  le  duc  de  YV'illington,  il  a  montré  les  deux 
représentans  illustres  de  la  gloire  militaire  des  deux  pays  exhortant  leurs  con- 
citoyens à  dépouiller  leurs  jalousies  nationales.  M.  Peel  a  trouvé  piquant  d'op- 
poser à  ces  deux  célèbres  vétérans  les  journalistes  anonymes  et  irresponsables 


286  REVUE  DE   PARIS. 

qui  n'épargnent  pas  leurs  efforts  pour  envenimer  la  querelle  entre  les  deux 
pays.  Il  y  a  dans  ce  rapprochement  plus  de  causticité  que  de  justesse.  La 
presse  française,  dont  il  n'est  pas  juste  d'ailleurs  de  dire  qu'elle  soit  ano- 
nyme comme  la  presse  britannique,  a  toujours  montré  un  amour  sincère  de 
la  paix.  Elle  a  revendiqué  le  maintien  des  anciens  principes  favorables  à  la 
liberté  des  mers ,  mais  elle  n'a  pas  jeté  de  cri  de  guerre.  Eh  !  qui  donc ,  en 
Europe,  veut  combattre?  Oui  croit  à  la  possibilité  d'une  lutte  ouverte?  A 
coup  sûr  ce  n'est  pas  M.  Peél,  qui  annonce  des  réductions  considérables  dans 
le  budget  delà  marine  et  le  budget  de  l'armée  de  terre.  Le  ministre  anglais 
se  félicite  de  ces  économies,  et  il  les  oppose  avec  orgueil  à  la  gestion  si  rui- 
neuse des  whigs  et  de  lord  Palmersxon,  qui  avait,  avec  tant  d'imprudence, 
allumé  les  deux  guerres  de  la  Chine  et  de  la  Syrie. 

Mais  ce  langage  de  M.  Peel  ne  vient-il  pas  en  aide  à  ceux  qui,  en  France, 
demandent  que,  tout  en  conservant  la  paix  avec  l'Angleterre,  on  l'établisse 
sur  des  bases  honorables?  L'Angleterre  regarderait  comme  une  folie  toute 
guerre  qui  ne  serait  pas  marquée  du  caractère  de  la  plus  évidente  nécessité; 
elle  a  besoin  de  faire  des  économies ,  elle  a  le  plus  vif  désir,  et  ses  hommes 
d'état  ne  s'en  cachent  pas,  de  conclure  avec  nous  un  traité  de  commerce. 
Quelles  circonstances  plus  favorables  pouvons-nous  désirer  pour  nous  en- 
tendre avec  nos  voisins  sur  la  révision  des  conventions  de  1831  et  de  1833? 
Nous  ne  demandons,  ce  nous  semble,  à  la  Grande-Bretagne  aucun  sacrifice 
d'intérêt  et  d'honneur,  et  elle  souhaite  ardemment  d'établir  entre  les  deux 
pays  un  échange  de  débouchés.  Où  sont  donc  ces  obstacles  formidables  qui 
s'opposent  à  l'ouverture  prochaine  de  négociations  sur  le  droit  de  visite? 
S'il  faut  dire  notre  pensée,  les  obstacles  sont  ici  plutôt  dans  les  hommes  que 
dans  les  choses.  Nous  concevons  qu'il  répugne,  à  ceux  qui  ont  consenti  et 
signé  le  traité  de  1841,  de  demander  maintenant  la  révision  des  traités  de 
1831  et  1833  :  il  y  a  dans  cette  situation  quelque  chose  de  faux  et  de  contra- 
dictoire, nous  ne  le  nions  pas;  mais  enfin  ces  difficultés  ne.  tiennent  pas  à  la 
nature  des  choses  :  c'est  beaucoup.  Qu'on  ne  vienne  donc  plus  nous  présenter 
l'image  menaçante  de  la  guerre  :  l'Angleterre  désarme;  le  pays  peut  mainte- 
nant reconnaître  combien  sont  mal  fondées  les  craintes  qu'on  a  cherché  à  lui 
inspirer. 

Les  débats  du  parlement  anglais  ont  été  marqués  par  un  épisode  qui  veut 
être  relevé.  La  proclamation  de  lord  Ellenborough,  dont  nous  avions,  dès  le 
principe,  signalé  la  grotesque  bizarrerie,  a  été  l'objet  de  la  plus  vive  censure 
dans  la  chambre  des  communes.  Il  faut  avouer,  au  surplus,  que  cette  excen- 
tricité du  gouverneur-général  des  îndes  était  des  plus  inattendues,  même 
pour  un  peuple  où  les  excentriques  ne  manquent  pas.  Mais  les  bizarreries 
anglaises  portent  plutôt  sur  les  actes  que  sur  les  paroles.  C'est  peut-être  la 
première  fois  qu'on  voit  un  Anglais  se  compromettre  comme  il  arrive  sou- 
vent à  des  Français,  c'est-à-dire  en  faisant  des  phrases  dont  il  aurait  pu  se 
dispenser.  Tout  avait  été  au  mieux  pour  lord  Ellenborough  ,  il  était  sorti 
triomphant  de  la  barbare  expédition  du  Caboul;  L'humanité  gémissait ,  mais 


REVUE  DE  PARIS.  287 

l'orgueil  national  pouvait  s'applaudir.  S'il  eiit  gardé  le  silence,  lord  Ellenbo- 
rough  eût  été  dans  son  pays  l'objet  d'une  approbation  universelle.  Malheureu- 
sement il  s'avise  de  composer  une  proclamation  où,  se  mettant  au  point  de  vue 
du  fanatisme  hindou  le  plus  extrême,  il  se  félicite  d'avoir  rapporté  de  Ghazna 
les  portes  du  temple  de  Somnauth.  Lord  Ellenborough  prétendait  ainsi  avoir 
vengé  les  idoles  de  l'Inde  d'un  outrage  qu'elles  avaient  reçues  au  xic  siècle 
de  notre  ère,  de  la  part  du  sultan  Mahmoud  le  Ghaznévide,  zélé  musulman 
comme  chacun  sait.  Le  trait  était  touchant  de  la  part  d'un  général  anglais, 
d'un  général  chrétien.  Quand  la  proclamation  de  lord  Ellenborough  fut 
connue  en  Europe,  elle  fut  accueillie  avec  la  gaieté  qu'elle  était  bien  faite 
pour  inspirer.  En  Angleterre  surtout,  la  presse  s'en  empara;  ce  fut  un  dé- 
luge de  plaisanteries  plus  ou  moins  heureuses,  et  l'éloquence  du  gouverneur- 
général  des  Indes  fut  l'objet  des  plus  bouffons  commentaires.  Les  choses 
n'en  restèrent  pas  là.  Le  ministère  avait  déclaré,  dès  les  premiers  jours  de  la 
session,  qu'il  était  prêt  à  justifier  tous  les  actes  du  gouverneur-général  des 
Indes;  il  n'entendait  pas  parler,  il  est  facile  de  le  croire,  de  sa  malencontreuse 
proclamation,  mais  de  sa  gestion  politique  et  de  sa  conduite  militaire.  Mais 
les  conservateurs  les  plus  orthodoxes,  les  chrétiens  les  plus  fervens,  comme 
sir  Robert  Inglis  et  lord  Ashley,  ont  lancé  l'anathème  contre  lord  Ellenbo- 
rough et  sa  proclamation;  ils  ont  solennellement  adjuré  le  ministère  de  les 
désavouer,  et  le  ministère  a  dû  obéir  à  cette  injonction.  En  France,  nous 
nous  serions  sans  doute  contentés  de  rire  d'une  proclamation  ridicule;  nous 
eussions  amnistié  l'élucubration  oratoire,  en  prenant  en  considération  les 
résultats  militaires.  11  eut  mieux  valu  au  contraire,  pour  lord  Ellenborough , 
perdre  une  bataille  contre  les  Afghans,  que  d'avoir  fait  de  la  théologie  hin- 
doue, et  il  est  difficile  qu'il  puisse  garder  long-temps  son  gouvernement. 

On  s'est  assez  occupé,  ces  jours  derniers,  d'une  pétition  que  le  commerce 
de  Bayonne  vient  d'adresser  aux  chambres  au  sujet  de  nos  relations  avec 
l'Espagne.  Jusqu'à  présent,  il  y  avait,  pour  la  navigation  des  deux  pays,  des 
conditions  réciproques  d'égalité.  Le  commerce  de  cabotage  s'exerçait  réci- 
proquement dans  les  ports  d'Espagne  et  de  France.  Cet  état  de  choses  a  été 
confirmé  et  sanctionné  à  toutes  les  époques;  il  l'a  été  en  1793,  en  1795, 
en  1814.  Mais  le  gouvernement  d'Espartero  ne  l'a  pas  respecté  :  il  a  décrété 
que  le  commerce  de  cabotage  entre  les  ports  d'Espagne  ne  pourrait  être  fait 
que  par  des  navires  de  construction  et  de  propriété  espagnole.  Ce  n'est  pas 
tout  :  le  gouvernement  du  régent  a  encore  décidé  que  les  navires  espagnols 
ne  jouiront  pas  de  la  faveur  accordée  à  leur  pavillon  pour  l'importation  des 
marchandises  étrangères  quand  ils  les  transporteront  des  ports  de  Bayonne, 
de  Bordeaux,  de  Marseille,  et  des  autres  ports  français;  c'est-à-dire  que  par 
cela  seul  qu'un  bâtiment  espagnol  vient  d'un  port  français,  il  est  mis  hors  du 
droit  commun  de  son  propre  pays.  Le  commerce  du  midi  de  la  France  pro- 
teste vivement  contre  un  état  de  choses  aussi  intolérable.  Si  dans- son  aveu- 
glement, disent  les  pétitionnaires,  si  dans  sa  préférence  pour  des  intérêts 
commerciaux  contraires  à  ceux  de  la  France,  l'Espagne  persistait  dans  des 


288  REVUE   DE   PARIS. 

mesures  injustes,  hostiles,  violatrices  des  traités,  ce  n'est  pas  à  vous  que  nous 
dirons  comment  une  nation  comme  la  nôtre  doit  défendre  ses  droits  et  faire 
respecter  sa  dignité.  On  a  reconnu  la  nation  qui  profite  de  l'exclusion  qui 
nous  est  donnée.  C'es^t  encore  l'Angleterre;  c'est  à  coup  sûr  sous  la  funeste 
influence  de  ses  sugestions,  que  le  gouvernement  d'Espartero  s'est  déterminé 
à  rendre  l'ordonnance  dont  se  plaint  notre  commerce.  La  réciprocité  du  com- 
merce de  cabotage  avait  été  stipulée  par  le  pacte  de  famille,  et  ses  conventions 
avaient  toujours  été  respectées  jusqu'en  ces  derniers  temps.  Si  tous  les  faits 
signalés  par  les  pétitionnaires  sont  exacts,  nous  ne  serions  plus  même  au- 
jourd'hui pour  les  plus  simples  rapports  de  voisinage  et  de  commerce  dans 
les  conditions  du  traité  d'Utrecht.  Le  ministère  saura-t-il  poursuivre  avec 
fermeté  la  révocation  de  prescriptions  aussi  insolites,  aussi  funestes  aux  in- 
térêts français  ? 

La  presse  anglaise  n'en  veut  pas  avoir  le  démenti  :  elle  persiste  à  dire  qu'il 
a  été  question  du  rappel  de  M.  Lesseps  entre  le  gouvernement  espagnol  et 
M.  Guizot.  S'il  faut  en  croire  le  Times,  le  cabinet  de  Madrid  a  fait  ses  ré- 
serves à  ce  sujet  dans  la  note  accompagnant  les  rectifications  publiées  par  la 
Gazette  officielle.  Ces  réserves,  si  elles  existent,  seraient  un  moyen  de  faire 
renaître  le  différend  diplomatique  au  premier  moment  où  cela  pourrait  con- 
venir à  l'Angleterre. 

Cette  semaine,  la  chambre  s'est  occupée  de  l'Algérie  dans  ses  bureaux.  Le 
système  de  l'occupation  restreinte  et  le  système  de  l'occupation  étendue  se 
sont  trouvés  en  présence.  Il  s'agissait  de  nommer  les  membres  de  la  commis- 
sion qui  doit  examiner  la  demande  de  crédits  supplémentaires  en  faveur  de 
l'Algérie.  Ce  n'était  encore  qu'un  débat  préliminaire,  et  déjà  cependant,  ni 
les  plans  de  campagne,  ni  les  plans  de  colonisation  n'ont  manqué.  M.  de  ïoc- 
queville  s'est  plaint  de  l'omnipotence  militaire  du  gouverneur  de  l'Algérie;  il 
préférerait  une  autorité  civile.  On  lui  a  répondu  avec  assez  de  raison  que 
diminuer  aujourd'hui  les  pouvoirs  du  gouverneur,  ce  serait  multiplier  des 
embarras  inextricables.  Sans  doute  il  faut,  comme  l'ont  dit  dans  les  bureaux 
MM.  de  Tocqueville  et  Corcelle,  mener  de  front  la  colonisation  et  la  guerre. 
Nous  croyons  maintenant  la  guerre  assez  avancée  pour  permettre  de  com- 
mencer l'œuvre  pacifique  de  coloniser  notre  conquête,  et,  pour  le  dire  en 
passant,  c'est  au  système  d'occupation  étendue  pratiqué  avec  vigueur  qu'on 
doit  la  possibilité  d'essayer  aujourd'hui  la  colonisation.  Mais  il  ne  faut  rien 
faire  qui  affaiblisse  notre  puissance,  notre  autorité.  Au  surplus,  dans  toutes 
les  nuances  de  l'assemblée,  le  système  de  l'occupation  étendue  a  eu  des  dé- 
fenseurs. M.  de  Chasseloup-Laubat,  conservateur  prononcé,  a  signalé  le  sys- 
tème qu'on  suit  aujourd'hui  comme  le  seul  bon,  le  seul  utile.  Il  a  remarqué 
avec  raison  que  c'est  l'occupation  restreinte  qui  a  fait  toute  la  puissance  d'Abd. 
el-Kader.  Des  membres  de  la  droite  et  de  la  gauche  ont  soutenu  la  même 
opinion.  M.  Baude  désirerait  qu'on  occupât  l'Afrique  comme  nous  avions 
occupé  autrefois  les  provinces  illyriennes;  il  voudrait  aussi  qu'à  l'instar  des 
Romains,  on  cherchât  à  organiser  les  indigènes.  Enfin,  chacun  a  dit  son  mot, 


REVUE   DE   PARIS.  289 

apporté  son  point  de  vue.  Au  surplus,  à  travers  toutes  ces  idées  un  peu  di- 
vergentes, on  sent  une  même  conviction,  c'est  que  désormais  l'Afrique  est 
irrésistiblement  liée  à  la  fortune  de  la  France.  Eu  vertu  de  cette  conviction, 
les  chambres  arrivent  aussi  à  reconnaître  la  nécessité  de  grands  efforts  pour 
atteindre  dans  le  plus  court  délai  possible  les  meilleurs  résultats.  Il  faut 
mettre  à  profit  la  paix  européenne;  il  faut  que,  dans  quelques  années,  l'Afrique 
soit  en  état  de  nourrir  ell°-même  une  armée  qui,  par  sa  brillante  activité, 
entretienne  dans  une  époque  pacifique  les  grandes  traditions  militaires  du 
pays. 


Théâtre-Italien.  —  Malgré  les  bals,  les  raouts,  les  soirées  plus  ou  moins 
musicales  dont  cette  dernière  quinzaine  abonde,  les  représentations  des  Ita- 
liens n'en  sont  pas  moins  suivies  avec  l'empressement  ordinaire  de  leur  pu- 
blic habituel.  Les  femmes,  il  est  vrai,  arrivent  plus  tard,  s'en  vont  plus  tôt, 
mais  le  peu  de  temps  qu'elles  restent,  l'éclat  de  leurs  diamans,  l'élégance 
de  leur  parure,  donnent  à  la  charmante  salle  Ventadour  un  aspect  inaccou- 
tumé. Pour  notre  part,  nous  désirerions  vivement  que  ces  exigences  de  toi- 
lette existassent  toujours  chez  les  femmes  qui  vont  au  théâtre.  Quoi  de  plus 
singulier  et  de  plus  disparate  que  ces  rangs  de  loges  si  différens  les  uns  des 
autres?  Aux  premiers  des  coiffures  de  fleurs  et  des  bras  nus,  aux  seconds 
des  bonnets  et  des  pèlerines,  aux  troisièmes  des  capotes  et  des  châles  soigneu- 
sement attachés  sous  le  menton;  cet  assemblage  ne  fait-il  pas  l'effet  d'une 
salle  de  spectacle  aux  colonies,  où  les  blancs  sont  au  premier  rang,  les  mu- 
lâtres au  second,  les  nègres  au  troisième? 

La  représentation  de  Don  Juan  au  bénéfice  de  Lablache  a  été  assez  mé- 
diocre; les  Italiens  goûtent  peu  la  musique  de  Mozart,  ils  ne  se  donnent  pas 
la  peine  de  chercher  le  sentiment,  d'en  pénétrer  l'intention.  Les  tentatives 
faites  depuis  Garcia ,  comme  depuis  Mlle  Sontag ,  ont  prouvé  qu'une  belle 
voix,  un  beau  talent  dramatique,  ne  suffisaient  pas  toujours  pour  chanter  don 
Juan  et  dona  Anua.  Nourrit  et  Mlle  Falcon,  à  l'Opéra ,  furent  les  seuls  qui 
comprirent,  après  les  deux  grands  artistes  que  nous  venons  de  nommer, 
l'oeuvre  sublime  du  maître.  On  se  rappelle  encore  le  frémissement  qui  parcou- 
rait l'auditoire  lorsque  cette  belle  fille,  à  jamais  regrettable,  déclamait  l'ad- 
mirable récitatif  rempli  de  sanglots  et  de  cris  désespérés  qui  précède  l'air 
or  saï;  la  honte,  le  désespoir,  la  vengeance,  venaient  tour  à  tour  prêter  un 
accent  à  cette  voix  passionnée,  à  ce  geste  lundi.  Nourrit  avait  donné  une  phy- 
sionomie bien  véritablement  patricienne  à  ce  galant  don  Juan  qu'on  avait 
habitude  de  voir  courir  les  carrefours  et  la  campagne  en  costume  de  trouba- 
dour, chaussé  de  souliers  blancs  a  rosettes.  Avec  quelle  grâce  câline  il  s'ap- 
puyait contre  un  pilier  sous  le  balcon  d'Elvire,  pour  chanter  du  bout  des 
lèvres  cette  ravissante  chansonnette  dont  l'accompagnement  railleur  semble 
narguer  les  paroles  amoureuses  !  Comme  il  savait  prendre  à  temps  les  grandes 
manières  d'un  gentilhomme,  et  tirer  vaillamment  l'épée  contre  don  Ottavio! 
Mais  à  quoi  bon  revenir  sur  ce  passé  déjà  si  loin,  oublié  de  presque  tous,  pour 
parler  de  Tamburini,  de  sa  voix  molle,  de  son  jeu  d'étudiant  en  goguettes? 
Le  rôle  de  don  Juan  n'a  jamais  convenu  au  talent  de  cet  artiste;  son  organe 
manque  du  mordant,  du  brio  nécessaires  pour  en  accentuer  les  côtés  saisis- 


290  REVDE   DE   PARIS. 

saus,  comme  du  charme  et  de  la  tendresse  pour  en  adoucir  les  parties  con- 
traires. Dans  cette  représentation,  où  tout  semblait  aller  à  la  débandade, 
deux  artistes  se  sont  occupés  sérieusement  du  public,  Mme  Persiani  dans  Zer- 
lina,  Mlle  Nissen  dans  Elvira;  on  sait  avec  quelle  finesse  et  quelle  grâce  rus- 
tique Mme  Persiani  caresse  toutes  les  notes  perlées  de  ce  rôle  charmant.  M,le  Nis- 
sen a  mis  un  peu  trop  de  rudesse  dans  son  air  d'entrée:  Elvire  se  lamente, 
mais  ne  montre  pas  les  poings;  peut-être,  du  reste,  Mlle  Nissen  faisait-elle 
tant  de  tapage  par  la  même  raison  que  les  peureux,  qui  chantent  bien  fort 
lorsqu'ils  sont  dans  les  ténèbres. 

La  reprise  â'Otello  a  permis  à  Mlle  Grisi  de  prendre  une  magnifique  re- 
vanche sur  dona  Anna,  et  à  Mario  de  soulever  de  nouveau  l'enthousiasme  de 
ses  admirateurs  dans  un  des  plus  beaux  rôles  du  répertoire  de  Rubini.  Ce 
n'était  pas  sans  quelque  appréhension  que  l'on  voyait  aborder  à  cette  voix  si 
fraîche  et  si  pure  les  accens  énergiques  et  sauvages  du  More  de  Venise.  Le 
succès  du  jeune  chanteur  a  dépassé  tout  ce  que  l'espérance  la  plus  flatteuse 
pouvait  faire  concevoir;  c'était  au  duo  du  second  acte,  à  cet  andante  que  Ru- 
bini avait  laissé  inabordable  par  la  puissance  de  son  souvenir,  qu'on  atten- 
dait Mario.  Les  premières  mesures  ont  été  écoutées  dans  le  plus  religieux 
silence;  puis,  quand  cette  voix  s'est  élevée,  claire,  vibrante,  chargée  d'émo- 
tion et  de  tendresse,  sur  cette  phrase  :  //  cor  mi  si  divise,  le  passé  glorieux 
de  l'un  a  été  oublié  pour  l'avenir  brillant  de  l'autre.  Le  reste  de  l'opéra  n'a 
été  qu'une  suite  de  triomphes  pour  Mario.  Une  fois  l'obstacle  tourné  vail- 
lamment, la  confiance  et  l'approbation  du  public  devaient  le  soutenir  et  ne 
lui  ont  pas  manqué.  Depuis  long-temps  !\]llc  Grisi  n'avait  joué  Desdemona. 
Ce  rôle  avait  été  généreusement  cédé  par  elle  au  répertoire  de  M"e  Pauline 
Garcia.  Quand  les  forces  de  MmP  Viardot  se  sont  épuisées  d'une  façon  si  dé- 
plorable, M"'"  Grisi  est  rentrée  glorieuse  et  superbe  dans  la  jouissance  de  son 
bien.  Les  bouquets,  les  couronnes,  les  colombes  même,  sont  venues  au  troi- 
sième acte  tomber  à  ses  pieds  pour  lui  exprimer  la  joie  de  ses  admirateurs 
de  la  retrouver  là  comme  dans  Norma  et  Semiramide,  chanteuse  et  tragé- 
dienne passionnée  et  sublime. 

En  fait  de  nouveautés,  on  parle  déjà,  pour  la  saison  prochaine,  de  la  re- 
prise du  Crociato  de  Meyerbeer.  Ceux  qui  se  rappellent  Donzelli  dans  le 
commandeur  de  Rhodes,  qui  se  souviennent  de  la  Sontag  sous  les  traits  de 
la  fille  de  l'émir,  qui  ont  pu  entendre  la  pauvre  Malibran  essayer  les  pre- 
miers sons  de  sa  voix,  alors  rebelle ,  dans  le  rôle  de  Felicia,  et  qui  n'ont  pas 
encore  oublié  le  grand  récitatif  d'Armando  tel  qu'il  tombait  des  lèvres  de  Vel- 
luti,  ceux-là  feront  peut-être  un  douloureux  rapprochement  entre  le  présent 
et  le  passé;  mais  ce  sera  toujours  d'un  haut  intérêt  que  de  se  retrouver  face  à 
face  avec  le  premier  élan  d'un  grand  maître,  dont  les  tendances  depuis  lors 
ont  pris  une  direction  si  opposée. 

—  L'ornement  indispensable  aujourd'hui  aux  concerts  particuliers  est 
Ronconi,  le  nouveau  baryton  italien,  que  se  disputent  les  salons  de  Paris. 
«  Jamais,  pour  employer  les  expressions  d'un  de  ses  admirateurs,  on  n'a  vu  se 
former  une  opinion  plus  décidée  et  plus  unanime  sur  le  compte  d'un  chan- 
teur qui  ne  s'est  pourtant  point  encore  fait  entendre  en  public.  Une  seule 
chose  excite  une  surprise  générale,  c'est  que  l'on  ne  puisse  pas  encore  compter 
avec  sûreté  sur  Ronconi  pour  la  prochaine  saison  des  Bouffes.  Nous  sommes 


REVUE  DE  PARIS.  291 

convaincus,  du  reste,  que  cette  incertitude  ne  saurait  se  prolonger  long-temps 
car  les  prétentious  de  Ronconi  sont  d'une  modération  telle  que  ce  ne  peut 
être  que  quelque  considération  secondaire  qui  arrête  l'administration  en  cette 
circonstance.  Nous  revoyons  déjà  se  renouveler  pour  lui  ces  soirées  animées 
et  si  pleines  d'enthousiasme,  les  soirées  de  triomphe  de  Rubini;  et  vraiment 
on  ne  saurait  à  qui  mieux  le  comparer.  Ronconi  représente  exactement  parmi 
les  barytons  ce  que  nous  représentait  Rubini  parmi  les  ténors  ;  c'est  cette 
même  verve  et  cette  même  tendresse,  cette  même  énergie  et  cette  même  lan- 
gueur. Vous  retrouvez  en  lui  ces  cris  de  désespoir  et  ces  plaintes  amoureuses, 
ces  sonores  vibrations  d'une  voix  parfois  voilée,  et  dont  l'éclat  s'amortit  sous 
la  puissance  de  l'émotion  comme  la  lumière  s'éteint  et  s'étouffe  sous  les 
chaudes  vapeurs  de  l'orage.  C'est  Rubini  qui  nous  est  rendu,  mais  Rubini 
plus  jeune  et  entraînant  à  sa  suite  toute  une  école  nouvelle,  une  école  dont 
nous  nous  doutons  à  peine,  et  qu'il  est  temps  enfin  de  substituer  à  tous 
ces  chefs-d'œuvre  qui,  depuis  douze  ans  qu'on  les  répète,  se  sont  usés  dans  les 
applaudissemens.  » 

Après  Ronconi ,  l'enthousiasme  des  gens  du  monde  se  passionne  pour  un 
élève  de  Paganini ,  Camille  Sivori.  Malgré  le  succès  de  cet  artiste  et  les  tours 
de  force  prodigieux  qu'il  exécute  sur  son  instrument,  il  est  impossible  de 
l'écouter  sans  éprouver  la  sensation  de  son  archet  sur  tous  les  nerfs  du  corps. 
Son  jeu  a  quelque  chose  de  sec,  de  pointu ,  de  grinçant,  qui  doit  produire  à 
la  longue  des  spasmes  ou  des  vapeurs  chez  les  gens  délicatement  organisés. 
Nous  réservons  une  admiration  plus  réelle  à  un  pianiste  auquel  nous  ne  crai- 
gnons pas  de  prédire  les  plus  légitimes  sympathies.  M.  Halle,  si  nous  ne  nous 
trompons,  est  un  élève  de  M.  Listz,  à  qui  il  n'a  pourtant  rien  pris  de  son 
style  échevelé.  Nous  l'avons  entendu  jouer  plusieurs  morceaux  du  philosophe 
hongrois,  entre  autres  celui  du  finale  de  la  Lucia,  et  nous  n'hésitons  pas  à 
dire  que  la  manière  dont  il  exécute  ce  morceau  nous  paraît  même  préférable 
à  celle  du  compositeur  lui-même.  M.  Halle  joint  à  la  force  et  à  la  rudesse  qui 
distinguent  l'école  de  Listz  une  expression,  on  pourrait  presque  dire  une  ten- 
dresse, qui  jusqu'ici  a  été  le  signe  distinctif  d'une  école  tout  opposée.  Ce  qui 
nous  plaît  surtout  dans  ce  talent  remarquable,  ce  qui  nous  paraît  en  être  une 
condition  de  succès  sérieux,  c'est  sa  grande  simplicité,  l'absence  de  tout  char- 
latanisme, et  le  profond  et  vrai  sentiment  musical  que  l'on  y  découvre.  — 
Après  cela,  nous  ne  savons  si  M.  Halle  est  destiné  à  fonder  une  école,  à  faire 
briller  une  méthode  nouvelle,  à  part.  Il  joue  fort  rarement  de  ses  propres 
compositions  et  sert  plus  volontiers  d'interprète  aux  grands  maîtres,  à  Beet- 
hoven ,  à  Weber,  à  Mozart.  Comprendre  ces  hommes  de  génie  est  une  marque 
d'intelligence,  et  excepté  dans  certains  cas  tout-à-fait  exceptionnels,  tels  par 
exemple  que  Paganini,  Thalberg,  Listz,  et  deux  ou  trois  autres  que  l'on 
pourrait  nommer,  ne  vaut-il  pas  toujours  mieux  nous  traduire  sur  un  instru 
ment  une  idée  du  Don  Juan  ou  de  la  Symphonie  pastorale  que  de  nous  forcer 
à  écouter  des  morceaux  originaux  et  inédits,  d'autant  mieux  que  la  plupart 
du  temps  il  ne  s'agit  que  d'une  suite  interminable  de  variations  plus  ou  moins 
bruyantes,  cousues  sur  le  premier  thème  venu  d'un  opéra-comique  quel- 
conque ? 


F.  BONIUIHE. 


TABLE  DES  MATIERES 

CONTENUES  DANS    LE   QUATORZIÈME    VOLUME 

{IVe  sébie) 

DE  LA  REVUE  DE  PARIS. 


Le  Souverain  de  Kazakaba.  —  Première  partie,  par  M.  Edouard 

Ourliac 5 

Les  Châteaux  de  Varsovie ,  par  M.  X.  Marmier 25 

Le  Docteur  Gall,  par  M.  A.  Esquiros. 35 

Poésie.  —  Le  Voyage  d'Italie,  par  M.  Alfred  Asseline.     ...  56 

Bulletin 58 

Le  Souverain  de  Kazakaba.  —  Deuxième  partie,  par  M.  Edouard 

Ourliac 69 

Angelica  Kauffmann,  par  M.  Dessalles-Régis.     ......  96 

L'Oberland.  —  Du  Val  de  Ruz  à  la  Wengern-Alp ,  par  M.  Francis 

Wev.   ^-    M  ■ 118 

Bulletin >    .    .  136 

Une  Pastorale  homicide,  par  M.  Léon  Gozlan.    .......  145 

Le  Souverain  de  Kazakaba.  —  Dernière  partie ,  par  M.  Edouard 

Ourliac 159 

Critique  littéraire.  —  Senneval,  de  M.  le  baron  Henry.  —  Hervé,  de 

de  M.  Daniel  Stern,  par  M.  Alfred  Asseline ,    .  193 

Bévue  dramatique,  par  M.  .T.  S 203 

Bulletin. 208 

Un  Drame  sur  mer,  par  M.  X.  Marmier ,     .     .     ,    .  217 

Guy  &itin,  par  M.  G.  Montigny ,     ,     ,  241 

Des  Pensées  de  Pascal,  de  M.  Victor  Cousin ,  par  M.  Ch.  Labitte.  254 

Bulletin 281 

Théâtres 289